LES AMITIÉS MYSTIQUES DE MÈRE MECTILDE
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Les Amitiés Mystiques
de
Mère Mectilde
du Saint-Sacrement
(1614-1698)
Un Florilège établi par
Dominique Tronc
avec l’aide de moniales
de l’Institut des Bénédictines
du Saint-Sacrement
Copyright 2017 Dominique Tronc
Collection MECTILDIANA
dirigée par Daniel-Odon Hurel, c.n.r.s. et Joël Letellier, o.s.b.
La collection Mectildiana aux Éditions Parole et Silence regroupe un ensemble de textes relatifs à Mère Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine Mectilde de Bar, 1614-1698) en trois séries :
Série des « Œuvres complètes » présentant les écrits de Mectilde du Saint-Sacrement.
Série « Études et documents » consacrée à des études se rapportant au contexte mectildien.
Série « Œillade » destinée à faire connaître par des choix de textes la spiritualité mectildienne.
Série « Études et documents » :
1. Yves Poutet, Catherine de Bar (1614-1698). Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Moniale et fondatrice bénédictine au XVIIe siècle, Avant-propos du P. Joël Letellier, o.s.b. Parole et Silence, 2012.
2. Autour de Jean de Bernières (1602-1659). Actes du colloque du samedi 13 juin 2009 à Caen, éd. par Jean-Marie Gourvil et Dominique Tronc, Parole et Silence, 2012.
3. Dominique Tronc, Les amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Préface du P. Joël Letellier, o.s.b. Parole et Silence.
Le XVIIe siècle est souvent qualifié de « siècle mystique » par excellence et si, à chaque période de l’histoire du christianisme, pour ne parler que de la religion chrétienne, des hommes et des femmes ont vécu saintement et ont eu une vie spirituelle intense, il n’y eut peut-être pas une aussi grande floraison d’âmes mystiques engagées dans la contemplation des choses de Dieu, comme dans l’action caritative et apostolique, que dans ce « Grand Siècle » qui, pour nous, apparaît aussi déroutant que fascinant.
Au-delà des grandes figures ecclésiastiques telles que Richelieu, Bossuet ou Fénelon dont tout le monde a entendu parler, il y a des hommes et des femmes, et surtout beaucoup de femmes, grandes abbesses réformatrices, prieures, humbles moniales ou tout simplement personnes laïques vivant dans le monde, fortement éprises de spiritualité, d’intériorité, d’union à Dieu.
La grande histoire peut ne s’intéresser qu’à la politique, aux gens de pouvoir, aux guerres, aux alliances qui se font et se défont, mais il y a une plus grande histoire qui peut ne pas apparaître d’emblée, mais qui supplante en profondeur tout cela, c’est celle des âmes, des inclinations secrètes du cœur envers Dieu et le prochain. C’est cette Alliance de Dieu avec ses créatures aimées qui se révèle alors comme transcendant tout le reste et même peut-être le balayant comme choses futiles et éphémères.
À la recherche de l’essentiel, de la perle unique, les âmes spirituelles sont prêtes à un dépouillement total pour toujours mieux s’ouvrir au mystère de Dieu. Car c’est bien cela la mystique : l’élan intérieur suscité par la grâce divine pour mieux correspondre à la Parole aimante et agissante de Dieu, le don de soi à Dieu et aux autres pour que le mystère de Dieu se dévoile autant qu’il est possible ici-bas et transfigure celui ou celle qui le sert et le contemple. La plus noble et la plus vraie trame historique se situe là : dans le cœur à cœur de la prière, de la disposition intérieure et du dévouement de ces âmes éprises d’absolu et d’amour.
C’est à la découverte de ce monde intérieur du « Grand Siècle » que nous entraîne avec finesse et pédagogie Dominique Tronc en ces pages où la parole est largement donnée à des témoins authentiques gravitant autour de la figure emblématique de Catherine de Bar, en religion Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698) qui couvre en quelque sorte tout le siècle lui-même. Tout l’intérêt de ce florilège est de nous faire prendre conscience, à travers la succession chronologique des auteurs choisis, du monde spirituel qui est celui de l’époque et, aussi, de nous faire mieux percevoir les filiations de pensée, les connexions spirituelles, les ressemblances et les dissemblances.
Dominique Tronc connaît profondément cette période ou mysticisme et conflit cohabitent parfois durement alors même que le but à atteindre est la paix de l’âme. L’éditeur des écrits de Madame Guyon sait ce qu’il en coûte lorsque ce qui regarde la vie intérieure est exposé sur la place publique. Les accusations de quiétisme, de préquiétisme ou, à l’inverse, de jansénisme ont largement faussé les regards et jeté le discrédit ou le soupçon sur nombre d’auteurs spirituels. Ici, le regard se fait plus pur pour appréhender une plus juste réalité, de façon plus équilibrée et plus authentique.
De formation scientifique, Dominique Tronc s’intéresse à la mystique et, soutenu par son épouse Murielle qui collabore souvent à ses travaux, il nous a déjà livré un certain nombre d’ouvrages et de contributions sur cette période et principalement sur les réseaux spirituels en mettant en valeur les précurseurs, les contemporains et les héritiers notamment de Mère Mectilde du Saint-Sacrement. Aidé ici par les sœurs archivistes bénédictines, il nous dresse un tableau chronologique de ces différents acteurs avec pour chacun, des extraits qui nous font entrer plus avant dans la mentalité de l’époque et dans une meilleure compréhension du contexte spirituel.
Nous tous avec lui sommes redevables du travail préparatoire des moniales qui ont recopié, classé, répertorié, archivé et, pour une part publié, les nombreux documents légués par leurs anciennes. Nous pensons tout spécialement à deux sœurs archivistes du monastère de Rouen aujourd’hui décédées : sœur Jeanne-d’Arc (Paule Foucard) et sœur Marie-Pascale (Paule Boudeville). Aujourd’hui, les études et recherches comme celle-ci sont grandement facilitées par l’attention et la compétence de sœur Marie-Hélène (Marie-Hélène Rozec), du monastère de Craon, archiviste de la Fédération Française de l’Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement, ainsi que par la disponibilité d’autres sœurs, telle celle ici de sœur Marie-Benoît (Hélène de Maillard Taillefer) pour la relecture de l’ensemble.
Nous pouvons remercier Dominique Tronc pour cette publication qui s’inscrit dans un vaste ensemble éditorial, celui qui prend corps peu à peu en cette collection Mectildiana au sein des éditions Parole et Silence.
P. Joël Letellier, o.s.b.
Abbaye Saint-Martin de Ligugé.
Le 29 septembre 2016, en la fête des saints Archanges.
Cette récolte de textes mystiques issus de Mère Mectilde est redevable aux générations de moniales qui les ont inlassablement copiés à partir des originaux disparus, puis partiellement édités à la fin du XXe siècle.
Je suis très heureux d’avoir été accueilli aux monastères de Rouen puis de Craon. Sœur Marie-Hélène Rozec, archiviste de la Fédération française des Bénédictines du Saint-Sacrement, a vérifié sur des manuscrits jugés sûrs -- et corrigés en de multiples endroits -- les extraits qui constituent ce Florilège. Rédactrice du chapitre “Histoire des transmissions”, elle m’a introduit avec patience aux nombreuses sources constituées sur plus de trois siècles au sein de l’Institut : nous les avons redécouvertes ensemble à Rouen et à Craon. Sœur Marie Benoît de Maillard-Taillefer a eu la patience de tout relire en suggérant d’utiles corrections. Qu’elles soient remerciées.
LES AMITIÉS MYSTIQUES DE MÈRE MECTILDE
« Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas.
« C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y saurait voir goutte pour les comprendre par lui-même.
« Ce « Rien » dont notre Mère [Mectilde] parle avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et en vide, pour être revêtue de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter.
« Mais nous pouvons dire encore que la nature par elle-même ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su, du rien faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à Rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où il la peut mettre. » 1.
Il n’est nul besoin de revenir sur la vie extérieure de Mère Mectilde (voyages, épreuves, fondation de l’Institut, etc.) puisqu’elle a été fort bien décrite dans tous ses détails. Notre point de vue sera tout autre, car nous allons nous centrer sur le vécu intérieur de Mectilde. Sa vie se nourrit en effet d’une expérience spirituelle profonde et les fondations ne sont que le jaillissement créateur qui en est issu : sans la grâce, l’action dans le monde n’aurait ni sens ni fondement. C’est cette intériorité qui attire encore à l’heure actuelle les femmes qui aspirent à rentrer dans la communauté : l’appel mystique vécu par la mère fondatrice s’est transmis de génération en génération, toujours vivant.
Autour de cet axe central, il nous a paru utile de rassembler des textes qui sont toujours d’actualité pour le chercheur spirituel, car ils émanent d’une personne qui a demandé la grâce et qui l’a reçue. Ce choix comprend essentiellement des lettres de Mère Mectilde : elle fut en effet en relation avec de nombreux correspondants qui partageaient la même recherche mystique. De nombreuses lettres possèdent une force intérieure toujours actuelle qui peut aider des chercheurs de vérité.
C’est tout un milieu que nous allons découvrir : c’est pourquoi nous avons donné à ce volume le titre d’Amitiés mystiques 2. Dès sa jeunesse et pendant une vie exceptionnellement longue pour l’époque puisqu’elle couvre quatre-vingt-trois années, Mectilde a connu un milieu très favorable à l’expérience intérieure. Nous verrons ainsi se succéder des correspondant(e)s que nous avons classé(e)s en trois groupes selon un ordre chronologique : des « aînés » dans la voie spirituelle l’ont aidée dans sa recherche intérieure ; puis elle a noué des amitiés avec des compagnes de la même génération ; enfin en tant que Mère Mectilde du Saint-Sacrement, elle a transmis son expérience à ses dirigées ou aux visiteurs.
Chaque figure aura son entrée et un choix de textes. L’ordre chronologique sera respecté : il s’ouvre sur les initiateurs et s’achève sur des figures sous influence tandis que la première ANNEXE donne une liste de figures omises au fil du texte principal.
Nous verrons ainsi le franciscain du Tiers Ordre régulier Chrysostome de Saint-Lô, puis Jean de Bernières s’imposer comme ses directeurs principaux, tandis que Marie des Vallées et Charlotte Le Sergent ont exercé des influences profondes, mais plus discrètes (QUATRE « AÎNÉS DIRECTEURS »).
Mectilde ayant alors atteint la maturité peut fonder et animer mystiquement son Institut des bénédictines du Saint-Sacrement. Elle nous fait partager un “véritable esprit” qui l’anime par des extraits de Conférences et d’Entretiens.
Revenant au fil des amitiés mystiques nous nous attacherons à des COMPAGNES ET COMPAGNONS : l’amie Marie de Châteauvieux, la Mère Benoîte de la Passion (Élisabeth de Brême), Dorothée (Heurelle) deviennent des bénédictines rattachées à l’Institut. Le lorrain Épiphane Louys, confesseur mystique et abbé d’Estival, est en relation étroite avec la Mère Benoîte et aidera Mectilde. Monsieur Bertot, ami de Jean de Bernières et confesseur des ursulines de Caen puis des bénédictines de Montmartre, assurera des contacts.
Puis nous nous intéresserons à la génération suivante une AMIE & DES MONIALES. Elles se livraient en toute vérité et Mère Mectilde répondait sans complaisance avec toute la rigueur nécessaire au grand but poursuivi, mais guidée par l’amour immense dans lequel elle baignait.
Enfin, n’oublions pas des RELATIONS & INFLUENCES plus larges et parfois tardives. La Tradition bénédictine fut forte, les relations avec le jésuite Guilloré ou avec l’archiprêtre Boudon furent cordiales. À la fin de sa vie, la Mère du Saint-Sacrement rencontra madame Guyon et Fénelon, figures éminentes du courant de la quiétude issu d’une même source, l’Ermitage fondé par monsieur de Bernières.
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Ce parcours chronologique ne livre qu’une petite partie de ce qui nous est parvenu, car les moniales nous ont préservés près de trois mille lettres et pièces diverses en les recopiant durant trois siècles 3. Ces lettres et d’autres pièces manuscrites 4 sont répertoriées dans un Fichier central 5 établi au siècle dernier. Nous disposons de près de mille d’entre elles, éditées à fin de lecture spirituelle 6 et connaissons souvent l’histoire des transmissions 7.
L’intérêt des correspondances l’emporte à l’époque classique sur celui des textes publiés, car elles traduisent des amitiés initiatrices qui respectent « l’autre » dans ce qu’il a de personnel et d’unique 8. Leur usage privé ou limité à des lectures dans un cercle discret permettait d’échapper aux censures de l’État et de l’Église. Enfin les lettres résistaient assez bien aux travaux éditoriaux de réécriture 9 courants à l’époque.
Ce Florilège a été établi par « distillations successives » opérées par lecture de l’ensemble des imprimés disponibles. Les extraits proposés ont été vérifiés et corrigés par sœur Marie-Hélène Rozec [s. M.-H.] en recourant à des manuscrits considérés comme fiables par les auteures du Fichier Central. Nous y avons adjoint des extraits de manuscrits, tels que ceux concernant Madame de Béthune, ainsi que des extraits d’écrits hors correspondances (Conférences et Entretiens). Dans tous les cas l’orthographe a été revue ainsi que la ponctuation.
Rares sont les ensembles de correspondances qui conservent une pleine utilité pour le lecteur d’aujourd’hui : pour le Grand Siècle, on peut citer celles de François de Sales, Jean-Joseph Surin, Marie de l’Incarnation (du Canada), Jeanne-Marie Guyon, François de Fénelon. Les lettres de Mère Mectilde sont de la même profondeur.
Afin de situer Mectilde au centre de relations multiples, nous commencerons par un bref rappel des durées qu’elle vécut en des lieux très divers : il témoigne d’une longue vie semée d’épreuves. On complétera cette présentation par les études disponibles citées en notes et annexes.
Le premier chapitre s’achève sur une « Chronologie et durée des états de vie ». Chaque personnalité incarnant la grâce de façon différente, des extraits tenteront de cerner l’esprit mystique qu’elle transmettait à des compagnes lorsque la formation spirituelle explicitée au second chapitre fut achevée. Le chapitre suivant situé presque au centre de gravité de l’ouvrage opère un choix dans des pièces sans destinataires (datées on non). Les trois derniers chapitres distribuent par correspondant(e)s celles dont les destinataires sont connu(e)s ; ils couvrent la plus grande partie du volume.
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Pour aller au-delà de notre choix orienté mystiquement, on dispose d’un large éventail. Il fut édité par les sœurs de l’Institut à la suite de l’achèvement d’un Fichier Central listant les sources des pièces d’origine mectildienne distribuées dans l’Institut. Pour faciliter l’usage de cette vaste entreprise éditoriale, nous reconstituons sa trame en fin de l’annexe « Histoire de transmissions ».
Nous nous effaçons devant les témoignages mystiques livrés ici en caractères romains. Résultat d’une lente distillation opérée sur l’ensemble publié ainsi que sur certains manuscrits, puis vérifiés, ils prédominent largement au fil du texte principal. À lire sans ordre imposé !
La biographie de Mectilde 10 a été souvent et bien présentée 11. Précisons seulement ici les durées vécues dont rend compte la « Chronologie et durée des états de vie » (fin de ce chapitre). En effet seules des durées associées à des lieux de rencontres possibles entre personnes physiques permettent des influences profondes des aînés aux cadets sur la voie mystique.
La vie de Mectilde comporte deux périodes de durées comparables : jeunesse et années de formation intérieure, puis accomplissement d’« une mystique de présence continuelle à Dieu grâce à la pauvreté de cœur 12 ».
Jeunesse et années de formation intérieure :
En première moitié de vie, dix-sept années précèdent l’entrée dans un ordre religieux suivies de dix-neuf années qui connaissent voyages d’est en ouest et inversement. Ces déplacements forcés s’accompagnent de nombreuses épreuves. Elles sont intérieures et extérieures. Un incendie et deux guerres sont vécus sur les marches du Royaume sans parler de la Fronde et de sa misère parisienne. Mectilde vit des changements d’état consacrés, d’annonciade en bénédictine « simple » puis prieure et fondatrice.
Cette période est souvent dramatique, extérieurement très active, parfois presque chaotique, partageant le lourd souci de la responsabilité de communautés : elle voudra s’y soustraire 13. Les événements ne renverseront pas l’équilibre de notre solide Lorraine, mais ne lui épargneront ni doutes, ni angoisses, ni maladies.
En durées, cette première moitié de la vie couvre près de huit années comme annonciade 14, puis quatre années comme bénédictine, ces dernières réparties presque également entre Rambervillers, Saint-Mihiel, Montmartre 15, la région caennaise. Et ce n’est pas fini : succèdent quatre années à Saint-Maur près de Paris, trois années au Bon Secours de Caen, enfin un semestre à Rambervillers 16.
Une moitié lorraine vécue à l’est, hors ou aux marches du royaume, est ainsi « équilibrée » si l’on peut dire par une autre moitié vécue à l’ouest ou au centre du royaume entre région parisienne et région de Caen. Les multiplicités de lieux et de déplacements sont souvent accompagnées de pauvreté, voire de misère. Au total deux « séjours » à Rambervillers, deux « séjours » caennais, six déplacements avec changements de vie 17.
Accomplissement d’une mystique de présence à Dieu.
Les quarante-sept années parisiennes de la deuxième période de maturité et de vieillesse comportent encore des déplacements liés aux fondations : ainsi quatre visites sont attestées pour celle de Rouen 18. Ce presque demi-siècle couvre trois années d’implantation parisienne, puis cinq années vécues au monastère de la rue Férou, enfin trente-neuf années plus paisibles (après une crise intérieure culminant en 1659, l’année de la mort de son guide Jean de Bernières). Elles sont vécues au monastère de la rue Cassette 19.
Après cet aperçu biographique, illustrons l’esprit communiqué autour d’elle. Mectilde laissera comme testament les deux seuls mots « adhérer-adorer » ; « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette “volonté de Dieu qui est Dieu même” ». Elle se situe mystiquement dans la ligne du franciscain capucin Benoît de Canfield ce qui s’explique assez naturellement par sa première appartenance franciscaine comme annonciade, un ordre proche des capucins, et parce qu’elle a passé un an à Montmartre auprès de l’abbesse Marie de Beauvilliers aidée au début du siècle par Benoît lors de la célèbre et difficile réforme du monastère.
D’autres influences indirectes s’exercent, dont témoignera un beau texte glosant Jean de la Croix si important pour elle 20, cité infra dans la section consacrée à Marie de Châteauvieux. Il livre en même temps un aperçu sur la direction exercée par la fondatrice, bien adaptée à des intellectuels, direction ferme, mais aussi toute chargée d’une dynamique positive. Au-delà de Jean de la Croix, qui à l’époque n’est pas encore pleinement reconnu par tous, Mectilde a lu d’autres auteurs mystiques contemporains 21.
Mais nous donnons la priorité aux rapports directs entre personnes bien vivantes. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :
Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l’acquérir. Vous me direz peut-être qu’elle est trop rigoureuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu’est-ce donc que ces sacrifices qu’elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l’humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […]
Laissez à cette divine sainteté la liberté d’opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s’y opposent. Dès qu’elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s’imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.
Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l’on veut se donner la liberté d’aller partout ; [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l’on s’attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…
Il n’y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n’est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n’avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l’anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l’éternité. Ce n’est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m’a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi 22.
Une conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie éprouvée :
Il n’est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité […]
C’est donc dans l’intime de votre [98] âme, où ce Dieu de Majesté réside, que vous devez l’adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m’élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d’obstacle à sa grâce.
Imaginez-vous qu’il vous dit intérieurement : « Je suis toujours en toi, demeure toujours en moi, pense pour moi et je penserai pour toi et aurai soin de tout le reste. Sois toute à mon usage comme je suis au tien, ne vis que pour moi », ainsi qu’il dit dans l’Écriture : « Celui qui me mange vivra pour moi, il demeurera en moi et moi en lui » (Jn 6, 57).
Oh ! Heureuses celles qui entendent ces paroles et qui adorent en esprit et en vérité le Père, le Fils et le Saint-Esprit et Jésus Enfant dans sa sainte naissance avec les saints Mages, si vous voulez que nous retournions au Mystère de l’Épiphanie 23.
Chronologie et durées des états de vie
Cette chronologie 24, donnée aux deux pages suivantes pour un aperçu d’ensemble face à face, souligne les avatars et les DIFFICULTÉS surmontées au cours d’une longue vie.
Mectilde vécut de nombreux allers et retours de l’est à l’ouest sous plusieurs états (d'annonciade, de bénédictine, de fondatrice).
Les durées sont soulignées.
1614 31/12 : Naissance de Mectilde = 17 années avant l’entrée dans un ordre religieux.
1631 /11. Annonciades rouges de Bruyères (Vosges).
1633. « Soeur Catherine de Saint Jean l’évangéliste ».
1635. « Mère Ancelle ».
1635 29/05 : INCENDIE du couvent de Bruyères, exode Saint-Dié-Badonviller-Epinal.
1636 à 1638. Séjour à Commercy où elle tient une école.
1638 à 1639. Second séjour à Saint-Dié.
= 1631 /11 à 1639 /07 = 7 ans 8 mois annonciade (dont 4 ans 1 mois hors couvent de Bruyères).
1639 02/07 : Bénédictines de Rambervillers (Vosges).
1640 11/07 : « Soeur Mectilde » ou Catherine-Mectilde.
= 1639 /07 à 1640 /09 = 1 an 2 mois bénédictine à Rambervillers, Vosges.
1640 /09. GUERRE DE TRENTE ANS, départ vers Saint-Mihiel.
1640 /09 à 1641 21/08 : Saint-Mihiel.
= 1640 /09 à 1641 21/08 = 1 an bénédictine à Saint-Mihiel. Avant de se séparer les religieuses ajoutèrent chacune un nom à celui qu’elles portaient déjà. C’est ainsi que Mère Mectilde prit le nom « du Saint-Sacrement ». (Cf. P 101, 99). Mère Bernardine partit de Rambervilliers avec ses religieuses pour St Mihiel un peu après Pâques 1641.
1641 01/08 : Pèlerinage au sanctuaire marial de Benoîte-Vaux pour obtenier de la Vierge Marie la grâce d’être reçue à l’abbaye de Montmartre.
1641 21/08 : Départ pour Paris.
1641 24/08 : Refuge à Paris (Mlle Le Gras) = une nuit !
1641 25/08 à 1642 10/08 : arrivée à Montmartre suivie d’un séjour.
= une année au monastère des Bénédictines de Montmartre, Paris.
1642 /08. En Normandie à Caen, Almenèches, Vignats, Barbery.
1643 /06. Fin de séjour normand = 10 mois en Normandie.
1643 23/08 : Saint-Maur [des-Fossés], près Paris.
= 1643 /06 à 1647 /06 : = 4 ans à Saint-Maur près Paris.
1644 25/03 : Décès du P. Jean-Chrysostome.
1647 21/06 : Priorat des Bénédictines N.-D. du Bon-Secours de Caen.
= 1647 /06 à 1650 /08 : = 3 ans 2 mois au monastère des Bénédictines N.-D. du Bon-Secours de Caen.
1650 28/08 : prieure à Rambervillers = 7 mois à Rambervillers, Vosges.
1651 24/03 : GUERRE FRANCE-EMPIRE, arrivée à Paris, rue Saint Dominique, « Le Bon ami ».
1652 14/08 : Premier contrat de fondation.
1653 25/03 : Première exposition du Saint Sacrement lors de la fête de l’Annonciation, rue du Bac.
1653/05 obtention des Lettres Patentes.
1654 12/03 : Pose de la croix rue Férou et première Amende honorable prononcée par la Reine.
1654 22/08 : La Vierge est élue Abbesse perpétuelle.
= 1651 24/03 à 1659 21/03 : = 8 ans à Paris (dont 5 ans environ rue Férou en location de 1654 à 1659.
1659 21/03 : rue Cassette (installation).
1664 08/12 : Toul (fondation de).
1666 28/04 : Rambervillers (agrégation du monastère).
1669 08/04 : Nancy, Lorraine.
1684 Paris (Second monastère) (fondation du).
1685 Caen (agrégation du monastère des bénédictines).
1688 Varsovie & Châtillon-sur-Loing (fondations de).
1696 Dreux (fondation de).
1698 06/04 : Mère Mectilde décède à l’âge de 83 ans 4 mois 6 jours à la veille de l’Annonciation, transférée après Pâques cette année-là, le dimanche de Quasimodo.
= 39 ans rue Cassette, (1659-1698).
Nous privilégions les influences reçues de figures qui, ayant précédé Mectilde sur le chemin mystique, lui apportèrent de précieuses directions et des conseils : ils sont nés entre 1590 et 1604 soit au moins dix ans avant elle et c’est leur expérience qu’elle va revivre. Cette partie les regroupe ; elle se situe en « amont » dans l’histoire intime des amitiés d’une Mectilde encore « progressante ».
Mectilde eut en effet la chance d’être dirigée par quatre mystiques accomplis, un tel cas demeure unique à nos yeux -- et elle sut avec ténacité en tirer parti. En effet se succèdent : le Père Chrysostome de juin 1643 à son agonie en mars 1646, la « sœur Marie » des Vallées qui disparaît en 1656 25, la Mère de Saint Jean l’évangéliste (Charlotte Le Sergent 26), bénédictine qui demeurera cachée à Montmartre 27, enfin Monsieur de Bernières, actif à l’Ermitage de Caen jusqu’à sa mort soudaine en 1659. Seul ce dernier a fait récemment l’objet d’approches variées et d’éditions de textes.
Des relations intimes illustrent comment fonctionne un réseau d’amis qui s’entraident sur le chemin mystique. Elles nous sont parvenues grâce à l’Institut fondé par Mectilde. Ses soeurs bénédictines ont su les préserver dans leurs monastères, mais le corpus des textes accumulés reste à défricher.
Une telle diversité de relations croisées associée à leur préservation demeure à nos yeux uniques 28. Elles n’ont pas fait l’objet d’études aussi nombreuses que celles sur tel mystique largement reconnu qui demeure isolé, voire placé sur un piédestal. Cette relative absence, mais plutôt l’utilité toujours actuelle de méditer sur des relations exemplaires entre pèlerins mystiques justifie notre travail 29.
Nous commençons par l’« aîné » Père Chrysostome de Saint-Lô. Son disciple Jean de Bernières, qui le suivra dans le tour des amis que nous menons chronologiquement -- à défaut d’établir une synthèse qui demanderait un rappel des liens croisés entre les membres de ce réseau spirituel 30 -, écrivait à Mectilde peu après la disparition de leur « bon père » Chrysostome :
… ce me serait grande consolation que [...] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père [...] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père [...] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu ? 31.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô (~1595-1646)
Cette section consacrée au « Père des mystiques normands » sera ample dans sa présentation incluant celle de son cadre. Par contre nous ne situerons que brièvement les autres figures principales, pouvant renvoyer à leurs sources et à des études.
On connaît mal le passeur mystique Jean-Chrysostome 32, tandis que Bernières, Marie des Vallées, l’abbé d’Estival Épiphane Louys, et même certaines des compagnes et des dirigées de Mectilde sont aujourd’hui assez bien étudiés. Le Père Chrysostome est à la source d’un vaste réseau spirituel.
Le cercle mystique normand donnera naissance à trois branches : (1) celle ouverte par Mectilde, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; (2) celle prenant pied en Nouvelle-France, ensemencée par Marie de l’Incarnation et par François de Laval ; (3) une « école de la quiétude » dont le passeur est Monsieur Bertot puis l’animatrice Madame Guyon auprès de Fénelon et de membres de cercles cis (français) et trans (européens). Nous approchons dans le présent volume la branche d’un « delta spirituel » qui a été moins explorée par suite de la vie en clôture. Outre son intérêt propre, elle a assuré la conservation de très nombreux témoignages ainsi bien protégés jusqu’à notre époque et qu’il importe de sauver 33.
Il s’agit d’abord de présenter l’esprit franciscain qui anime aussi bien la jeune annonciade Mectilde que les membres de l’Ermitage fondé par Bernières sur la suggestion de Jean-Chrysostome, nombreux amis qu’elle rencontrera dans un malheur transformé pour elle en source d’approfondissement mystique.
L’esprit est transmis par un Provincial du Tiers Ordre Régulier franciscain dont la spiritualité encore proche du Moyen Âge ensemence le cercle mystique dont fera partie Mectilde. Un bref rappel historique précède ici les rapports entre le directeur et sa dirigée pour mieux situer une histoire -- qui reste ici française et donc somme toute locale -- dans le fil séculaire de la vénérable tradition mystique franciscaine. La tradition bénédictine est également importante pour Mectilde, mais nous l’abordons peu, seulement en fin de volume, car son caractère mystique est moins exprimé.
Tertiaires franciscains réguliers et Laïcs
L’historien Pierre Moracchini explique :
Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du Tiers-Ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c’est plus étonnant compte tenu de l’existence du premier ordre des frères mineurs – à un Tiers-Ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle34.
La première communauté du Tiers-Ordre Régulier franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401 et se propage jusqu’à Gênes où ils ont en charge l’hôpital 35 ; Catherine de Gênes (1447-1510) fut tertiaire franciscaine. De l’Italie arrivent deux membres du Tiers-Ordre Régulier, Vincent de Paris et son compagnon Antoine. Ils recherchent une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion, comme en témoigne le récit des tribulations de nos ermites aux mains des gens de guerre, alors qu’ils voulaient vivre cachés dans la forêt. Jean Marie de Vernon explique:
Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, en 1590] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément… 36.
Pierre Moracchini résume ensuite l’histoire de la fondation qui prend forme :
Une fois guéri, Vincent reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. […] Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon : « Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la Demoiselle Flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième Règle de saint François d’Assize. […] Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M[onsieur] Acarie -- mary de sœur Marie de l’Incarnation, avant qu’elle entrast dans l’Ordre des Carmélites -- les Commentaires du docteur extatique Denis Rikel chartreux 37, sur la troisième Règle de saint François ».
Soulignons le lien de Vincent avec le couple Acarie : il se poursuivit probablement au sein du cercle qui incluait le chartreux Beaucousin, vit passer François de Sales. Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congrégation se développa et une bulle de 1603 ordonna qu’un Chapitre provincial fût tenu tous les deux ou trois ans. Le premier Chapitre eut lieu en 1604. Vincent de Paris étendit peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.
Apparaît le père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), figure centrale à laquelle se réfèrent les membres du cercle mystique normand qui n’entreprennent rien sans son avis. Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées (1590-1656), sa contemporaine qui va faire l’objet de la présentation suivante, jouira d’un prestige comparable et attirera chaque année ses membres à séjourner auprès d’elle.
Une vie chargée, des témoignages mystiques forts
Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en basse Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Âgé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612 au couvent de Picpus à Paris. Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France en 1622, définiteur général de son ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, puis premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves (après que la province de France eut été séparée en deux) en 1640.
Le temps de son second Provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Ste Élisabeth de Paris qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de Provincialat] […] Au confessionnal dès cinq heures du matin, il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt38.
Il alla en Espagne sur l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascension, du monastère de Burgos. Voyage rude et contraint, car il préférait la solitude :
Libéral pour les pauvres […] il ne voulait pas autre monture qu’un âne […] Dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat39.
Aussi, quand il fut enfin libéré de son provincialat, il éprouva une sainte joie et ne tarda pas à se retirer :
Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire […] passant à travers Paris […] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis…40.
Il enseignait : Qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’esprit de Dieu […] commencer par la vue des perfections divines […] ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu41.
Le cercle spirituel qui se rassembla autour de lui à Caen, comprenait Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont (sans doute tertiaire régulier), auxquels les historiens ajoutent Vincent de Paul et J.-J. Olier. Ils ont vécu ensemble « une doctrine d’abnégation, de désoccupation, de passivité divine…42» Jean-Chrysostome est la figure discrète, mais centrale à laquelle se référaient ces éminentes figures qui n’auraient rien entrepris sans l’avis de leur père spirituel :
L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis, marcher à grands pas, ou, pour mieux dire, courir avec ferveur dans les voies les plus simples de la haute perfection. […] La première est feu Mr de Bernières, de Caen. […] Le P. Jean-Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce, et qu’il n’aurait jamais de parfait repos qu’il n’y fût comme dans son centre 43.
Ce que nous connaissons provient de sa biographie écrite par Boudon. Les connaisseurs modernes de l’école des mystiques normands, Souriau44 et Heurtevent45, n’ajoutent guère à ses éléments : le premier éclaire le contexte historique ; le second ajoute qu’un de ses frères fut capucin, une de ses sœurs clarisse à Rouen : tout le milieu était donc d’inspiration franciscaine ! Boudon ne nous cache pas que son agonie fut difficile et qu’il traversa un dernier dépouillement intérieur. Il exerça peut-être un dernier soutien en liaison à des proches :
Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint Maur […] pour y voir la R. Mère du Saint-Sacrement [Mectilde], maintenant supérieure des Religieuses bénédictines du Saint Sacrement […] Elle était l’une des filles spirituelles du bon père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie : il passa environ neuf ou dix jours à Saint Maur, proche de la bonne Mère […] Au retour de Saint Maur […] il entra dans des ténèbres épouvantables […] il écrivit aux Religieuses :
« Mes Chères Sœurs […] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi […] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille […] »
L’on remarqua que la plupart des religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher46.
Les trois seuls exemplaires connus des ouvrages de Jean-Chrysostome relèvent de deux sources47 : la première est constituée des Divers traités spirituels et méditatifs. Le Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, comporte des « Pensées d’Éternité d’un certain solitaire et d’un autre serviteur de Dieu » qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Si ce texte évoque les grandes peurs de la damnation, il possède par contre un côté biographique tout nouveau. Jean-Chrysostome y résume sobrement les biographies de deux amis 48 foudroyés par l’amour divin : après le coup de poing initial asséné par la grâce, la vie mystique est résumée en quelques périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre toute la durée de la vie. Une existence est dite en quelques paragraphes, ce qui nous livre une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition :
I. Le premier, étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’Éternité, en cette manière. C’est que huit jours durant, à même qu’il commençait la nuit à dormir dans son lit, (82) il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’Éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fonds de l’âme, y faisant une admirable impression.
II. Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit à l’oraison, Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement : ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.
III. Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui disaient sans cesse d’une commune voix « éternité d’amour », et son âme en demeurait fort élevée.
IV. Il passa à un état de peine, et demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer […] (84)
VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel.
VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit : Je t’ai aimé de toute Éternité : ce qui lui imprima une certaine idée de cet (85) amour divin, qui le séparait du souvenir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour, qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie49, laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute Éternité. […]
On passe maintenant à l’autre ami de Dieu :
I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.
II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : Mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.
III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]
IV. Après cet état, il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.
V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]
VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]
VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.
VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.
Dans son Traité second : La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul, Jean-Chrysostome balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place et toute la place au divin qui peut alors animer la créature : la passiveté mystique est le terme d’un long cheminement. Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et fournit des exemples plutôt qu’il n’expose une théorie :
Dieu tout bon a imprimé votre âme de Sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à Sa pure beauté. […] Le Bienheureux frère Gilles, Religieux mineur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il fallait que le spirituel fut un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu50.
À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu : de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant […] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour51.
Lors […] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme, qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour […] l’âme demeure souvent comme liée et garrottée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint-Esprit tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui52.
Le Traité troisième : les dix journées de la sainte occupation, ou divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour appartient aux schémas de retraites qui forment une littérature propre au XVIIe siècle. Leur forme répondait au besoin des directeurs dans les maisons religieuses (une retraite de dix jours est toujours pratiquée annuellement par les carmélites). Le thème de l’amour pur et la joie donnée par la grâce tranchent avec bonheur sur le pessimisme et la culpabilité qui se répandront dans les retraites de la seconde moitié du siècle. De la seconde source, Divers exercices…, nous retiendrons l’extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée :
Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état passé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même : allez droit à Dieu […] ne vous précipitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous […] Votre paix […] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fonds avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême. […]
Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul […] par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne [la grâce d’oraison], avec goût qu’elle seule savoure et peut dire53.
L’Exercice de la Sainte vertu d’Abjection, a été écrit pour répondre aux besoins du groupe de l’Ermitage fondé à Caen par son disciple Jean de Bernières. Le terme abjection ne doit pas être pris au sens péjoratif d’avilissement : il désigne l’humiliation et la prosternation intérieure devant la grandeur divine (second sens selon Littré), la prise de conscience due à la grâce que l’on n’est rien devant Dieu. Quelques extraits font comprendre l’extrême austérité du vécu de ces spirituels :
Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection/ Premier traité : de la sainte abjection. / La Société spirituelle de la sainte abjection ; / Pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé. / Avis. 54
Chapitre I. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe [orgueil] d’Adam.
Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lumières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’ambition, de l’orgueil, et de la vanité d’Adam […]
Chapitre II. Abjection dans le rien de l’être.
Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle, comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. Que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu. 2. Que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son créateur. 3. Qu’elle le voit dans une sublimité infinie. 4. Qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non-être, c’est-à-dire du néant et du rien.
La pratique. L’exercitant ainsi disposé : 1. Se réjouira de l’infinité Divine. 2. Il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu. 3. Il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute-puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime […]
Chapitre IV. Abjection d’inutilité.
Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occasion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. Il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infinité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] 4. Il supportera patiemment les inutilités des autres prochains. 5. Il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine […]
Chapitre XIX. Tourment d’amour en l’abjection.
La superbe vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin créateur où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables […] J’appelle cet état tourment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour […]
Méditation XXIII. De la sainte abjection de Jésus dans le reniement de St Pierre.
[108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’abjection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des Apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et coupable par un tel reniement […]
Méditation XXX. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement.
[130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mourir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extravagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tauler 55 […] souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conformes à Jésus […]
IV. Traité. Méditations d’abjection en la vue de la divinité.
Méditation I. D’abjection en la vue de l’existence divine.
Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire ; ainsi il s’est toujours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’encore que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien surtout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien […] chose inconcevable, qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer […]
Méditation XI. D’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine.
Considérez que Dieu […] reste toujours à connaître à l’infini dans son infinité.
Il semble que nous nous soyons éloignés loin de notre sujet ? Mais l’écart apparent nous permet d’être bien au fait du caractère rigoureux, mais attentif à l’autre, d’une initiation qui va façonner Mectilde :
Mectilde, âgée de vingt-huit ans et demi est depuis dix mois réfugiée en Normandie. Elle a rencontré en juin 1643 Chrysostome par l’intermédiaire de Jean de Bernières, l’un de ses dirigés qui a déjà pris soin d’elle sur le plan matériel et que nous rencontrerons plus tard comme directeur mystique 56 :
Monsieur, mon très cher Frère,
Béni soit Celui qui par un effet de son amoureuse Providence m’a donné votre connaissance pour, par votre moyen avoir le cher bonheur de conférer de mon chétif état au saint personnage que vous m’avez fait connaître.
J’ai eu l’honneur de le voir et de lui parler environ une heure. En ce peu de temps, je lui ai donné connaissance de ma vie passée, de ma vocation et de quelqu’affliction que Notre-Seigneur m’envoya quelque temps après ma profession. Il m’a donné autant de consolation, autant de courage en ma voie et autant de satisfaction en l’état où Dieu me tient que j’en peux désirer en terre. Ô que cet homme est angélique et divinisé par les singuliers effets d’une grâce très intime que Dieu verse en lui ! Je voudrais être auprès de vous pour en parler à mon aise et admirer avec vous les opérations de Dieu sur les âmes choisies. Ô que Dieu est admirable en toutes choses ! Mais je l’admire surtout en ces âmes-là.
Il m’a promis de prendre grand intérêt à ma conduite. Je lui ai fait voir quelques lettres que l’on m’a écrites sur ma disposition. Il m’a dit qu’elles n’ont nul rapport à l’état où je suis et que peu de personnes avaient la grâce de conduite, ce que je remarque par expérience.
Entre autres choses qu’il m’a dites, et qu’il m’a assurée, c’est que j’étais fort bien dans ma captivité, que je n’eusse point de crainte que Dieu voulait que je sois à lui d’une manière très singulière et que bientôt je serai sur la croix de maladies et d’autres peines. Il faut une grande fidélité pour Dieu.
Je vous dis ces choses dans la confiance que vous m’avez donnée pour vous exciter de bien prier Dieu pour moi. Recommandez-moi, je vous supplie, à notre bonne Mère Supérieure [Jourdaine, sœur de Jean de Bernières] et à tous les fidèles serviteurs et servantes de Dieu que vous connaissez. Si vous savez quelques nouvelles de la sainte créature que vous savez [Marie des Vallées], je vous supplie de m’en dire quelque chose. [...]
On sent que la jeune femme est nature dans sa relation, alternant compte-rendus, exclamations, incertitude présente quant à sa « carrière ». Cela changera en passant de la dirigée à la directrice ! Pour l’instant la jeune Mectilde a besoin d’être assurée en ce début de la voie mystique.
Le Père Chrysostome apportera donc point par point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; afin que son destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est rédigée à la troisième personne ! - du moins dans ce qui nous est parvenu57.
Premier texte : Relation au Père Chrysostome avec réponses, juillet 1643.
1re Proposition : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’elle épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile en sorte qu’elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état.
Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
2e Proposition : cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait : la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.
Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle s’éloignait58 de Dieu.
Le dialogue se poursuit et se terminera sur une 19e proposition : le père Chrysostome est patient !
[...]
17e Proposition59 : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu’Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu’elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.
D’autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon qu’il plaira à Sa Majesté.
Réponse : Il n’y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.
18e Proposition : Son oraison n’était guère qu’une soumission et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la composée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle n’a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire, elles ne peuvent opérer ; en quoi il faut que l’âme se soumette comme dessus60 à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :
1. Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.
2. Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, pour l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.
3. Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :
1. d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d’aimer Dieu ;
3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;
4. si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne coopérer en se divertissant, l’amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner à Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’esprit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.
Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme :
1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
2. De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq milles et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
3. Que si portant son objet et à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
19e Proposition : Il semble qu’elle aurait une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes [T4, 641] quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
Dans le deuxième texte infra on note la précision et le soin pris de même pour encadrer la jeune femme (elle n’aura que trente ans à la mort de son directeur). Une liste (cette fois elle atteint trente points !) livre le parfum commun à l’école. Bertot proposera plus tard de façon très semblable un « décalogue » de règles à observer par la jeune madame Guyon (dans une filiation, on n’invente pas).
Nous livrons tout le texte malgré sa longueur, car il est unique par sa précision et sa netteté dans une direction mystique assurée avec fermeté par « le bon Père Chrysostome » : on est infiniment loin de tout bavardage spirituel.
Deuxième texte : Autre réponse du même père à la même âme 61.
Cette dévotion paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret du silence.
2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
4. Je dirai que Dieu par une providence vous a obligée à honorer le saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu’à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.
5. Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adoration ou de respect, mais encore entrant dans les mêmes états. D’aucuns honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.
6. Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjection, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.
7. L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde [T4, 653] afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.
8. N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.
9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.
10. L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. Et l’âme dans son oraison s’unit à Dieu, tantôt par amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin62 objet qui lui paraît éloigné, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières [T4, 655] qu’il lui plaît. Ah ! Bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l’infection des sens.
11. L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expérience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.
12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir à servir plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et c’est en iceux la sanctification des nôtres ; car il a sanctifié les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par correspondance de vos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états [d’anéantissement] de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.
14. L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui-là est bien avare à qui Dieu ne suffit63. À mesure que votre âme se videra de l’affection aux créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche [T 4, 659] par la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l’indiscrétion et à la sauvagerie : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’ils soient de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu, par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite, vous acquerriez une paix suprême qui [vous établira dans la pure oraison64] et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit, est touchée d’admiration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !
18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
19. Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, n’y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !
20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement [à son Père éternel] par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.
21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.
22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. Oh ! En effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
23. Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivité.
25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans des vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam, et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.
26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre rédemption, en tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.
27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.
28. L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.
29. Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et [pour] aimer ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l’oraison pas vive, en laquelle l’âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l’amour, pour être dévorée par ses très pures flammes suivant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez-vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; je dis ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimée, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous 65.
Cette influence est moins directe - les deux femmes, la simple servante dans le Cotentin et la supérieure à Caen ou à Rouen ne se sont très probablement jamais rencontrées. Les demandes de Mectilde se font donc par intermédiaires masculins, principalement par Bernières. Nous disposons de relations dont se détache celle rédigée par saint Jean Eudes et renvoyons aux récentes éditions des « dits » admirables de la simple servante 66. On notera le souvenir très vivant de Marie des Vallées invoquée par la Mère du Saint Sacrement dans les dernières citations de cette section 67.
« Sœur Marie » possédée par Dieu
Les membres de l’Ermitage de Caen faisaient annuellement un séjour auprès de celle qu’ils appelaient « sœur Marie » même si elle ne demeura que simple servante. Nous en trouvons des traces écrites dans La Vie ou dans les Conseils. Voici un passage révélateur d’un séjour qui fut sûrement rapporté à Mectilde :
L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété, étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher qui était une voie de contemplation, demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.
Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles [les personnes de piété] lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.
« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.
« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.
« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y a que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente.
Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre.68.
Que se passait-il autour d’elle lors d’une telle visite ? Une communication de cœur à cœur en silence se produit dans une prière commune mystique. Ce dont témoignent ses Conseils donnés probablement à Bernières :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet, seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire 69.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.
34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé 70.
Voici maintenant un exemple des dits rapportés dans la Vie admirable en grand nombre… mais à partir du chapitre IV 71 :
Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]
Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :
Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.
Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]
Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]
Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.
Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]
Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde […]
Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. 72.
Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.
– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.
– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »
Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »73.
Ses visions sont d’une grande beauté, mais parfois obscures, elles demandent attention et interprétation. Ce sont des analogies ou paraboles mystiques :
Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla [donna] la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. »
Elle [la sœur Marie] continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.
Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle [la S. Vierge] lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequor quocumque ierit 74.
Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle 75.
Son exigence [de soeur Marie] est forte :
Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?
– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.
– Voulez-vous la contemplation ?
– Non.
– Quoi donc ?
– Je demande la connaissance de la vérité !
Marie des Vallées était considérée comme une sainte femme conseillère spirituelle avisée par beaucoup de personnes notables : Gaston de Renty ; Jean de Bernières ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec ; Mgr Pierre Lambert de La Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc. Nous relevons des demandes transmises par Mectilde en 1652 et en 1654, sa confiance exprimée en 1677 puis 1683 en une « bonne âme », la « sœur Marie » qui l’accompagne intérieurement :
Mectilde écrit à Boudon :
[…] Travaillez pour la consolation de l’Église. Je suis outrée au dernier point lorsque je vois qu’elle souffre. Je me souviens d’une chose que vous avez vue dans les écrits de la bonne âme. Notre Seigneur a dit qu’il lui donnera une purgation, etc., car Notre Seigneur dit qu’il lui donnera aussi une saignée ; cela comprend beaucoup. Bienheureux ceux qui sont vrais enfants de l’Église, et bien unis à Jésus Christ 76.
Je vous supplie, mon très cher frère, de nous écrire autant souvent que vous le pouvez sans vous incommoder. Vous savez ce que vous m’êtes en Jésus Christ et comme il veut que vous soyez ma force et sa vertu. Recommandez-moi bien à M. Burel et lui racontez un peu, si notre Seigneur vous en donne la pensée, l’occasion qui se présente de faire un établissement pour adorer perpétuellement le Saint Sacrement. Dites-lui aussi que M. Tardif vint avant-hier me livrer une nouvelle persécution sur ce sujet, parce qu’étant à Saint-Denis, il vit un mémoire que j’avais écrit pour obtenir de Rome un bref pour me mettre en état de contracter avec les Dames qui fournissent pour établir cette piété. Elles se sont toutes recueillies et fournissent une somme assez suffisante dans le commencement, mais la tempête s’est levée si haut que je ne sais si elle ne renversera point l’œuvre. Car on me blâme d’une étrange manière, disant que mes prétentions sont d’être supérieure et que je me procure cette qualité jusque dans Rome. Il m’en dit beaucoup et de qui j’avais pris conseil sur une affaire de telle importance ; après tout cela, les messieurs du Port-Royal se joignent et redoublent d’importance, et je savais que cela fera de grand éclat et que je passe pour la plus ambitieuse de charges qui ne fut jamais, et pour bien d’autres choses qui exerceraient une personne moins stupide que moi ; mais je suis si bête que je ne me trouble point, laissant le tout à la disposition divine.
Je voudrais bien, mon très cher frère, que vous puissiez aller jusqu’à Caen voir M. de Bernières et prendre ses conseils et ses sentiments sur tout cela. M. Tardif veut que j’en confère avec la bonne âme de Coutances [Marie des Vallées qui y résidait]. Il faudrait que vous et M. de Bernières vissiez cela avec le bon Frère Luc [de Bray], pénitent, qui demeure à Saint-Lô 77. J’aimerais mieux mourir que d’entreprendre cet ouvrage ni aucun autre s’il n’est tout à la gloire de Dieu.
Vous savez mes intentions et mes dispositions ; je vous en ai parlé avec sincérité et franchise. Vous pouvez parler à ces bonnes personnes librement. M. de Bernières a une charité si grande pour mon âme qu’il sera bien aise de me donner ses avis pour la gloire de Notre Seigneur. Nous ne cherchons tous que cela.
De vous dire que j’ai ardeur pour cette œuvre, je vous confesse ingénument que je ne l’ai point du tout et qu’il me faut pousser pour m’y faire travailler : les serviteurs de Dieu m’en font scrupule. J’ai donc consenti que l’on agisse, mais il y a si peu de choses fait, qu’on le peut facilement renverser si l’on connaît que ce n’est point de Dieu. Mais ce bon M. Tardif ne peut en aucune manière l’approuver, disant que j’ai une ambition effroyable de vouloir être supérieure, que c’est contre mon trait intérieur et contre les desseins de Dieu sur moi, qu’il a souvent manifestés, même par la bonne âme, et que, si elle consent à cela, qu’il soumettra son esprit et n’y répugnera plus.
Je suis en perplexité savoir si je dois continuer, et je voudrais bien qu’il eût plu à Notre Seigneur donner mouvement à la bonne Sœur Marie de l’approuver. Néanmoins, je m’en remets à la conduite de la Providence, vous assurant que j’y ai moins d’attache que jamais. L’accomplissement ou la rupture de cette affaire m’est, à mon égard, une même chose, et, si j’osais, je dirais que le dernier me serait plus agréable, tant j’ai de crainte de m’embarquer dans une affaire qui ne soit point dans l’absolu vouloir de Dieu. Je vous supplie et conjure de beaucoup prier et d’en aller au plus tôt conférer avec notre bon M. de Bernières avant que l’affaire soit poussée plus avant, et que je la puisse rompre en cas qu’il ne l’approuve pas. […] 78.
Mectilde sollicite la protection de « notre très chère sœur » par l’intermédiaire de Bernières :
À monsieur de Bernières, 1654. Je vous supplie me faire la faveur de faire savoir à notre très chère Sœur que nous prendrons la Croix79 le 10e de février, jour que nous faisons la fête de notre grande sainte Scholastique. Je la supplie, autant instamment que je puis, de vouloir derechef présenter cette œuvre à Notre Seigneur, et le prier très humblement y vouloir donner sa sainte bénédiction et que le tout soit uniquement pour sa gloire.
Je remets tous mes intérêts, si j’en ai en cette œuvre, pour être sacrifiée, par elle, à Jésus dans la sainte hostie. Je renonce de tout mon cœur à ce qu’il peut y avoir d’humain et proteste que je n’y veux que Dieu seul et l’honneur de sa sainte Mère, laquelle nous avons constituée notre très digne et très adorable supérieure. C’est elle, mon bon frère (362) qui est la vraie Mère et la très digne Mère du Saint Sacrement80. C’est elle qui est notre Prieure. C’est pour elle cette œuvre et non pour moi. Je la remets en ses saintes mains et n’en retiens pour moi que la peine et l’abjection. Je n’y veux rien, je n’y désire rien, je n’y prétends rien pour moi, au moins est-ce mon désir, et je supplie notre chère Sœur de prier Notre Seigneur et sa très sainte Mère d’y être parfaitement tout ce qu’ils y doivent être, et que nous ayons la grâce, par leur très grande miséricorde, d’être les vraies victimes du très Saint Sacrement.
Cette Maison s’établit à sa seule gloire pour, comme je vous ai déjà dit, réparer autant que l’on peut sa gloire, profanée dans ce très Saint Sacrement par les sacrilèges et (par les) impies ; et surtout par tous les sorciers et magiciens qui en abusent si malheureusement et horriblement.
Priez notre bonne Sœur [Marie des Vallées] qu’elle présente nos intentions à Notre Seigneur et lui demande, pour nous toutes et pour toutes celles que sa Providence conduira en cette Maison, la grâce de vivre de la vie cachée de Jésus dans ce divin Sacrement, savoir : d’une vie cachée et toute anéantie, que nous ne soyons plus rien dans les créatures et que nous commencions à vivre à Jésus, de Jésus et pour Jésus dans l’hostie.
Je voudrais bien qu’il plût à Notre Seigneur opérer ce jour ma vraie conversion, qu’il me fasse sortir entièrement de ma vanité et des créatures.
Tâchez de voir cette chère Sœur ; je vous en supplie, faites y votre possible, et lui remettez de ma part ce saint œuvre entre ses mains pour être présenté à Notre Seigneur. J’ai une grande passion qu’elle soit toute à Dieu et pour Dieu. Je lui demande un quart d’heure de son temps, si Dieu lui permet, pour s’appliquer à lui pour nous, et qu’elle continue à lui demander pour moi une très profonde humilité et la grâce de ne rien prendre en cette œuvre. J’ai un grand désir d’y vivre toute anéantie, mais je suis si impure que ma vie me fait horreur. Priez Notre Seigneur qu’il me change par sa toute-puissance, et que je sois, avant que de mourir, parfaitement à lui et pour lui, et, en son esprit, votre très fidèle et affectionnée...
Possible aurons-nous la croix dimanche prochain. Néanmoins toutes choses n’y sont pas encore disposées. Ce qui me satisfait le plus, c’est que j’ai mis cette œuvre entre les mains de mes supérieurs, pour en être fait comme Dieu les inspirera. C’est eux, contre leur ordinaire, qui me pressent d’achever et de prendre vitement la croix81.
Deux ans plus tard une autre référence à « sœur Marie » permet en outre d’introduire d’autres spirituels que nous n’aborderons pas ou peu : saint Jean Eudes et Mgr de Laval, le discret monsieur Bertot et d’autres familiers, tous de « bons ermites ». Le réseau formé autour de Bernières sous la houlette du P. Chrysostome est ainsi en relation avec Mectilde lorsqu’elle prend solidement pied à Paris (1654 est l’année de la pose de croix pour le nouveau couvent rue Férou) :
À monsieur de Bernières. Ce 21 Août 1654. Je ne vous fais que ce mot étant encore bien faible d’une petite fièvre que j’ai eue et de laquelle le Révérend Père Eudes vous dira des nouvelles. Nous avons eu l’honneur de le voir et recevoir beaucoup de sa charité dont toute notre petite communauté en reste touchée. Je crois que sa conférence opérera de grands effets, je vous supplie de l’en remercier82. Il vous dira de nos nouvelles et comme il m’a mandé de manger de la viande, ce que j’ai fait sans difficulté puisqu’il l’a voulu et que je sais qu’il est désintéressé. J’espérais qu’il ferait la bénédiction de l’image de Notre Dame, mais la sainte Providence nous en a voulu mortifier, c’est seulement demain que la cérémonie s’en fera, jour de l’octave de l’Assomption. Il m’a promis qu’il sera notre avocat vers la bonne sœur Marie [des Vallées]. J’ai admiré la conduite de Notre Seigneur : quand je l’ai désiré, il ne me l’a pas donné et quand tous désirs et volontés ont été anéantis en moi, il l’a voulu et lui a donné charité pour moi. Je ne doute point que ce ne soit un coup de la sainte et aimable Providence qui se plaît à faire des coups pareils. Je l’adore en tout et prends plaisir de la laisser régner partout sans me mettre en peine d’aucune chose. Ô mon très cher Frère, qu’il fait bon se perdre.
J’ai reçu trois ou quatre de vos chères lettres, mais si petites qu’il n’y avait quasi que deux mots. Nous avons vu Monsieur de [Bernay] et demain il nous fera conférence et je lui rendrai tous les petits services que je pourrai. Monsieur Bertaut [Bertot]83 dit hier la sainte Messe céans [ici], mais comme nous chantâmes aussitôt après la grand’Messe, je ne pus le voir, il me fit dire qu’il reviendrait.
Cette bonne dame que vous m’aviez mandé de bien recevoir et qui est intime de Timothée [Marie des Vallées] n’est point venue, je la régalerai le mieux que je pourrai.
Le Révérend Père Lejeune 84 nous vient voir souvent et a grand soin de ma santé, je vous prie l’en remercier quand vous lui écrirez, il a grande bonté pour nous.
Je vous reproche votre infidélité de n’être point venu à Paris avec Monsieur Bertaut. Notre Seigneur vous donnait cette pensée pour le bien et la perfection de ce nouveau monastère où toutes les âmes qui y sont ont une grande tendance à la solitude et à l’anéantissement. Un peu de vos conférences les ferait avancer, l’excuse que vous prenez pour couvrir votre prétexte de ne nous point écrire, de la sainte oraison, n’est point recevable; si c’était un autre que vous, je dirais qu’il fait des compliments spirituels. Je vous supplie de croire que je n’ai d’autre expérience que mon néant que je chéris et que j’aime, mais pour le reste, je suis tout à fait ignorante, donc, très cher Frère, par charité et pour l’amour de Dieu, écrivez-moi quand vous en aurez la pensée.
J’ai bien cru que M. de Montigny [François de Laval-Montigny 85] vous consolerait et édifierait par sa ferveur, je suis très aise de le savoir là : qu’il y puise bien le pur esprit de Jésus et qu’il s’y laisse bien anéantir afin qu’il soit rendu digne des desseins que Dieu a sur lui. Je salue humblement tous les bons ermites et les supplie de prier pour cette petite Maison qui tend bien à la vie solitaire. J’espère que Notre Seigneur nous donnera la joie et la chère consolation de vous y voir un jour, il me semble que ce sera sa pure gloire. Quoique j’y rencontrerai ma satisfaction, nous ne laisserons pas d’être tous anéantis en Jésus. Je suis en lui toute vôtre86.
Beaucoup plus tard, Mectilde se souvient par deux fois au moins de celle qu’elle n’a jamais rencontrée autrement qu’en prières qui furent jugées efficaces. Lors du premier chapitre tenu à Rouen le 12 novembre 1677, elle renouvelle le lendemain sa demande de protection 87 :
[…] Le jour des saints de l’Ordre, treizième de novembre, elle nous dit, au sortir de son action de grâce de la sainte communion, qu’elle avait eue toute la matinée, devant Notre Seigneur, une distraction sur le sujet de la « bonne âme », qui était qu’elle l’avait regardée comme la Sunamite [I Rg. 1,1-4], qui réchauffait en quelque manière Notre Seigneur des froideurs que les pécheurs lui donnaient sujet d’avoir contre eux, en s’étant offerte pour satisfaire pour eux et ayant porté les peines que leurs péchés méritaient. Cette bonne âme est une grande servante de Dieu de la ville de Coutances, dont la plupart du monde ignore la sainteté, la tenant pour une magicienne 88, parce que Dieu la conduit par une voie fort extraordinaire que les personnes les plus spirituelles ont censurée et n’approuvent pas.
Mais comme notre digne Mère connaît sa vertu et son mérite, tant par la communication qu’elle a eue avec elle par lettres, plus que par le rapport que les serviteurs de Dieu qui la fréquentaient lui en ont fait et plus aussi par les lumières que Notre Seigneur lui en a données et par les assistances qu’elle en a reçues depuis sa mort, si bien qu’elle a recours à elle et la prie souvent dans ses besoins et reçoit par son moyen des grâces très grandes, témoin celles qu’elle lui a faites ici, mais qu’elle n’a pas voulu déclarer. Elle eut donc le mouvement en commençant cette Maison de la mettre sous sa protection et de la prier qu’elle en prît soin, ce qu’elle lui promit. Nous avons cru que ç’avait été elle qui nous avait procuré toutes les traverses que nous avons eues, car l’on dit que toutes les âmes qui l’invoquent, elle ne leur obtient de Dieu que des croix et des humiliations, en connaissant le prix et l’excellence, et que ce sont les plus grandes faveurs qu’il puisse faire aux âmes en ce monde, elle-même en ayant été bien comblée, ayant souffert ce qui ne se peut concevoir. Notre digne Mère nous dit qu’elle obtiendrait aux religieuses de cette Maison la grâce du néant, de connaître Dieu en foi et d’être très pauvre intérieurement. Elle ajouta : « Cela n’est guère agréable pour l’amour-propre, qui veut toujours voir et sentir et ne peut souffrir sa destruction ».
Mectilde témoigne encore de sa confiance en écrivant en 1683 à une religieuse de Toul 89 :
Je suis toujours en transe [en appréhension] de faire aussi continuer les prières. Voilà un grand mal pour une personne aussi usée que votre bonne et digne prieure. Je l’ai, ma très chère fille, toujours à l’esprit et, comme la bienheureuse Marie des Vallées fait quantité de miracles, je la prie, et vous aussi d’y avoir recours. Ne cessez point que vous n’obteniez sa santé. Cependant, embrassez cette chère Mère pour moi, et lui dite de la part de Dieu que je lui défends de mourir.
Enfin dans une Conférence tardive :
Vous craignez, dites-vous, la vanité lors même que vous reportez à Dieu les grâces que vous en recevez, et que vous en avez même de n’en avoir point pris90 ! Ce sont des pensées qu’il faut mépriser et les laisser tomber sans y réfléchir. Tout le bien donc que vous voyez en vous reportez-le à Dieu, de peur qu’en vous y arrêtant trop vous ne profaniez en vous les dons de Dieu.
La bonne Marie des Vallées ayant une fois demandé à Dieu, pour faire partage avec lui, qu’il lui fasse connaître ce qui appartenait à Dieu en elle-même, afin que dans la suite elle puisse lui rendre ce qui lui appartenait, et qu’elle eût aussi sa part, qu’il était de justice de rendre à chacun ce qui lui convenait, il lui fut répondu fort distinctement : « Ce qui t’appartient est le néant d’être et le double néant de péché, l’ire de Dieu et sa justice ; l’enfer est ton partage, voilà tout ce qui t’appartient, tout le reste est à moi. » 91.
Mectilde s’inscrit dans un cercle vénérant la « sœur Marie » : Mgr de Laval emporta en Nouvelle-France une copie de la Vie admirable, alors que l’on ne transportait pas de bibliothèques lors des traversées maritimes aventureuses de l’époque. L’influence de sœur Marie atteindra à la fin du siècle madame Guyon qui se rattache au même réseau mystique de l’Ermitage par monsieur Bertot « passeur mystique » de Caen à Montmartre. Madame Guyon écrit en 1693 :
... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose 92.
L’influence se prolonge au XVIIIe siècle par les Conseils édités près d’Amsterdam en 1726 par le groupe du pasteur Poiret, l’éditeur de trésors spirituels 93. Le grand respect de tous les pèlerins mystiques que nous venons de citer envers celle qu’ils nommaient « sœur Marie » demeure gravé dans le bronze de la cloche du séminaire de Coutances : « † 1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere 94 ». Sœur Marie fut inhumée le 4 novembre 1656 dans la chapelle du séminaire de Coutances 95.
Charlotte Le Sergent (1604-1677)
Présentons cette figure cachée, puis sa direction de Bernières qui deviendra lui-même directeur de Mectilde. Nous abordons ensuite la relation de Charlotte avec Mectilde : « Vous n’avez rien à craindre… ».
§
Charlotte Le Sergent, bénédictine, maîtresse des novices et prieure connue sous le nom de Mère de Saint Jean l’évangéliste à l’abbaye de Montmartre, exerça un grand rayonnement sur le cercle normand :
On la consultait de tous côtés […] Monsieur de Bernières […] la sœur Antoinette de Jésus […] la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Mectilde] et plusieurs autres 96.
Elle fut attirée par le Carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles 97 », connut une nuit dont elle fut délivrée ainsi :
Voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrais mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] « J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas » [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple 98.
Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers lui donna « un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations 99 »
Quand on lui demande son avis sur une religieuse « extraordinaire », elle répond avec humour en évoquant son vécu « ordinaire » de « bête en la Maison du Seigneur » :
Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.
Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez […] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…100.
Elle dirigea Bernières dont elle discerna l’excès d’activité et une compréhension imparfaite de « notre tout aimable abjection » 101.
Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets […] Vous me parlez, mon cher Frère, d’un état de déréliction et d’abandon aux égarements d’esprit. Je crois vous avoir déjà dit qu’il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure […] C’est alors qu’il faut faire usage d’une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d’arrêter l’âme en Dieu, pendant le tintamarre qui se fait en bas, et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse s’il était abandonné à lui-même […]
On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée…102.
Elle lui adressa une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure : Bernières était en effet écartelé entre son désir d’être délivré du souci des biens et le recours que l’on faisait à ses capacités de gestionnaire. Il ne fut donc pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada ! Charlotte l’incita à pratiquer une pauvreté tout intérieure :
Votre esprit naturel est agissant et actif, Dieu le veut faire mourir […] Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation […] C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection, dans le détachement des goûts, des consolations et du repos intérieur [...] Pour l’extérieur, tout emploi vous doit être aussi très indifférent, et votre nouvel état d’oraison, de repos et de silence le demande, puis que son fondement est plus dans la mort de l’esprit et de ses propres opérations, que dans une retraite extérieure. Je sais que celle-ci est bonne quand elle vient de Dieu ; mais il la faut posséder sans attache. L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux [...] tout est aimable quand il vient de ce noble principe 103.
Relation avec Mectilde : « Vous n’avez rien à craindre ».
Déjà, avant de rencontrer « notre bon P. Chrysostome », Mectilde s’inspirait d’une belle devise de Charlotte Le Sergent :
J’aime beaucoup cette béatitude :
« Bienheureux qui se voit réduit
à porter dans son impuissance
la Puissance qui le détruit. »
Désirez qu’elle s’accomplisse en moi 104.
La direction du P. Chrysostome ayant été déterminante, mais brève, Charlotte, dont nous venons d’apprécier la vie mystique, prit le relais à partir de juin 1643. Véronique Andral cite une source manuscrite 105:
« Ne pouvant pas ensuite, tout éclairée qu’elle était, se conduire autrement que par l’obéissance, elle [Mectilde] se mit sous la direction de la Mère de Saint Jean l’évangéliste, religieuse de Montmartre d’un très grand mérite, qui était Supérieure d’une petite Communauté au Faubourg de la Ville-l’Evêque. Cette nouvelle directrice lui interdit absolument toutes les pénitences que le Père Chrysostome lui avait ordonnées. » Elle quitte sa ceinture de fer (L’abbé Berrant, p. 56, situe le fait en juin 1646) 106. « Que si elle n’était si crucifiée de corps sous la Mère de Saint Jean, elle le fut beaucoup plus du côté de l’esprit, car ce fut alors qu’elle entra par ses avis dans le creuset purifiant où il faut se tenir pour arriver à l’indépendance de toutes les créatures et au Pur Amour de l’Être incréé, et pour mettre sa félicité dans un parfait dénuement de tout soi-même. Sur quoi elle disait souvent qu’elle sentait à toute heure la main du divin Amour qui se faisait justice en elle et qui y détruisait, par la voie d’un crucifiement douloureux, jusqu’au moindre reste de son amour-propre. »
La Mère de Saint Jean l’évangéliste [ci-dessus] désigne Charlotte Le Sergent. Bremond en fait ainsi l’éloge :
De toutes les élèves de Charlotte Le Sergent, c’est Catherine de Bar qui lui fut la plus chère et qu’elle a le mieux façonnée à sa propre image. Elle avait connu d’avance la vocation particulière de cette future « victime » dont nous admirerons plus tard le génie et l’apostolat.
Étant en oraison ce matin, lui écrivait-elle, je vous ai vue entre les bras de Jésus-Christ, comme une hostie qu’il offrait à son Père pour lui-même et d’une manière où votre âme n’agissait point, mais elle souffrait en simplicité ce que l’on opérait en elle... » 107.
Charlotte encourage Mectilde :
Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.
J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir 108.
Le 7 septembre 1648, Mectilde écrit à Bernières :
Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean.
Ce « rien » est bien sûr celui de Jean de la Croix que Bernières connut et apprécia tôt 109 ; en effet la Mère de Saint Jean lui écrivait :
Je me doutais bien, lorsque vous me dites que vous tiriez des lumières du Père Jean de la Croix, que vous seriez bientôt conduit dans le sentier secret des peines et des doutes où j’aime mieux votre âme que dans les clartés où elle semblait être auparavant.110.
Monsieur de Bernières va à son tour prendre la relève.
Jean de Bernières a édifié la maison de l’Ermitage, lieu de retraite à l’origine de l’école du Cœur où alterneront consacrés et laïcs au sein d’une filiation de directeurs spirituels. Son courant mystique né dans le milieu franciscain médiéval atteindra les rives du XIXe siècle selon les trois branches d’un « delta spirituel ».
Frère Jean « de Jésus pauvre »
Étrangement, il est difficile de cerner l’homme dans son intimité, car il s’efface dans une humilité gênante pour notre propos. Les amples études qui incluent son nom présentent le milieu, la doctrine et le rayonnement, mais n’abordent guère sa vie personnelle 111. Frère Jean ne put cependant disparaître entièrement, car son abondante correspondance fut à l’origine de compositions de « livres » : celui intitulé Le Chrétien Intérieur le rendit célèbre dès sa disparition. Après une éclipse liée à la condamnation de quiétistes dont lui-même, il a été redécouvert au XXe siècle et ses écrits sont depuis peu rendus accessibles 112.
Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.
Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux événements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.
Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de La Peltrie (1603-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une fondation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur :
Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage113.
On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672), puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :
Le groupe comprenait sept personnes, madame de La Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de La Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins114.
Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de La Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :
Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […], mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation115.
Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.
Bernières eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »116. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »117.
Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :
Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 118.
Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie longue et douloureuse de son directeur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé :
Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier119.
Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu120.
Mectilde écrit :
Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 121.
L’intériorité d’un directeur de conscience
Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent entre autres de la rencontre avec Mectilde dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis informent sur la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage qui sera achevé deux années plus tard.
Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui, monsieur de Rocquelay. Le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.
Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la « sainte Abjection » fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.
Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :
Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.122
L’oraison est le fondement de sa vie :
L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.
Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :
[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.123
Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la « nature » nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :
Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.124
C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.125
La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :
Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce 126.
Les « Lettres à l’Ami intime » 127 sont des plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (très probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […]
Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…128
Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :
Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour ; qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]
Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.
Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]
Ô, cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 129.
Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience130 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 131.
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 132.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Frère Jean est confident de Mectilde puis la dirige
Le P. Jean-Chrysostome meurt lorsque Mectilde a trente-deux ans. Un long chemin reste à parcourir. Pendant seize ans elle va bénéficier de la maturité intérieure de Bernières. Une séquence d’extraits de lettres nous est parvenue depuis 1643, lettre remerciant Bernières de l’avoir présentée au P. Chrysostome, citée précédemment en ouverture de la direction par ce dernier, jusqu’à la mort de Bernières survenue en 1659 à Caen.
Mais toute correspondance devient inutile lorsqu’ils peuvent se voir ou entrer facilement en relation par émissaires. On note donc une concentration des extraits que nous avons retenus sur quelques années où Mectilde réside à Saint-Maur près Paris de fin août 1643 à juin 1647, puis plus tard, lorsque Mectilde a quitté Caen (où elle résida de 1647 à 1650), reprise de correspondance couvrant de 1651 à 1654.
Notre choix s’arrête lorsque « tout est mis en place » sur le plan intérieur chez Mectilde. On se reportera à l’analyse détaillée de leur correspondance par Bernard Pitaud qui vient d’être éditée 133 . Elle peut être complémentée par Annamaria Valli 134.
Lorsqu’elle s’adresse au fidèle secrétaire de Bernières la jeune femme est fort entortillée, comme à l’occasion d’une lettre qui remerciait cinq mois plus tôt Bernières pour la rencontre de son premier directeur Chrysostome – mais cela changera complètement lorsque la jeune dirigée deviendra mystique accomplie directrice d’expérience ; c’est l’intérêt de suivre une correspondance au long cours parce qu’elle illustre une progression sur le chemin mystique. Commençons par citer intégralement une lettre qui témoigne de débuts laborieux :
Monsieur,
Béni soit Celui qui vous a donné la pensée de m’envoyer ce petit trésor que je reçois très cordialement, et qui tient très bien à mon dessein et affection. Je vous en remercie de tout mon cœur et le supplie qu’il consomme votre cœur de son divin et très désirable amour. Je vous conjure de n’être point chiche en mon endroit de telles choses qui sont très utiles à mon âme laquelle se trouve toute stérile et impuissante d’aucune chose. Ne vous étonnez pas, très fidèle serviteur de Dieu, si je ne produis rien de bon dans mes lettres, s’il n’y a rien dedans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer ma pauvreté nonobstant qu’elle soit déplorable, je la souffre par soumission à Dieu aimant ses très saintes volontés, priez Dieu cher esclave de Marie que je puisse faire un saint usage des misères que je porte en moi, j’ai grand-peur que les redoutables paroles de mon Sauveur ne s’accomplissent en moi qui suis objet de sa justice : Ego vado et quaraetis me, et in peccato vestro moriemini 135, ayant résisté tant de fois à la grâce ce sera justement que Dieu m’en privera lorsque je la rechercherai et qu’il me laissera mourir dans mon péché ; plus je vais avant, plus je me sens vide de toutes choses. Mais le malheur est que je ne me sens pas toute pleine de Dieu quoique le désir de son saint amour semble s’accroître à toute heure, toute ma passion serait d’en être consommée, il faut des personnes de crédit pour m’obtenir cette faveur de Sa Majesté adorable, vous qui avez l’honneur de converser avec les plus familiers de sa cour, ne voudriez-vous pas prendre la peine de me procurer leur secours et les effets du saint pouvoir que mon Sauveur leur a donné, s’il est vrai comme je n’en peux douter que vous êtes zélé de la perfection de votre indigne sœur, employez sérieusement votre force et votre pouvoir. Car je veux aller au Ciel avec vous. Je veux aller louer Dieu avec vous ; puisque sa sainte miséricorde a uni nos espoirs en son amour en terre, priez-le qu’ils le soient à l’éternité comme il m’en donne la volonté et d’être en lui très affectueusement, Votre. 136.
Deux jours plus tard, elle informe Bernières de la difficulté vécue lors du manque de vocation d’une cloîtrée de son monastère :
… Je vous confesse, mon Frère, ma faiblesse et le peu de courage que j’ai eus à la réception non d’une croix, mais d’un monstre qui véritablement nous est plus sensible que toutes les croix imaginables. Vous avez su le désordre que le diable par ses tentations a fait en l’esprit d’une des nôtres, laquelle s’est défroquée elle-même et s’abandonnant à ses détestables passions, ne veut plus être religieuse, si j’osais, je dirais encore qu’elle ne veut plus être chrétienne, ni servante de Dieu. Je ne vous peux parler d’une chose si étrange sans ressentir les douleurs et les peines que je souffris lorsqu’ayant fait enlever cette créature qui était dans Paris pour l’amener où nous sommes, je la reçus plus morte que vive, ne sachant ce que je faisais. Il me semblait que c’était un démon que je traînais après moi. […] 137.
Puis deux semaines plus tard, l’échange s’inspire non sans préciosité d’une carte du Tendre :
Il y a environ quatre ou cinq ans que je suis en possession d’une terre quasi pareille à celle dont vous me faites la description. Je l’acquis par Douaire de mon époux lorsque, mourant sur la croix, il m’en fit présent comme d’une terre où le reste de mes jours je pourrais en toute assurance [amoureuse] faire ma demeure. Je trouve néanmoins quelque chose de différence de la vôtre, c’est que les fermes de la pauvreté et du délaissement ou abandon sont jointes ensemble, et sont faites en maison de plaisance où je vais presque d’ordinaire passer le temps. J’ai fait faire une galerie qui de ma grande salle voit facilement dans la ferme du mépris : ce sont mes promenades et mes divertissements que ces deux fermes. Quant à la quatrième que vous appelez douleur, il me semble qu’elle est un peu bien longue, et j’ai déjà fait mon possible pour la joindre aux autres et en faire une place digne d’admiration. Je n’en peux pourtant venir à bout, bien que ce dessein me coûte. Je vous supplie de voir si vous ne pouvez pas me servir et obliger en ce point […] 138.
Elle reçoit à ce moment des réponses [aujourd’hui perdues] de Bernières à son avant-dernière lettre et vit de premières sécheresses :
J’ai reçu les vôtres datées du vingt novembre par lesquelles vous m’avez si fort obligée que je ne puis vous en témoigner autres sentiments sinon que je prie Dieu qu’il vous rende digne d’une perpétuelle union et qu’il vous honore de ses adorables croix. Ce sont les sacrés trésors que vous pouvez posséder en terre. Je me donne à Jésus anéanti et j’adore ses [aimables] desseins puisqu’il veut que je marche dans l’abjection, je veux m’y abîmer et de toutes les forces de mon âme travailler au parfait abandon, à tous mépris, à l’entière pauvreté et à toutes privations. Mais la plus sensible de mes peines en tous les exercices ci-dessus, c’est la privation intérieure, non des sensibilités, car je suis naturalisée désormais à cela, mais d’une privation qui surpasse tout ce que j’en peux dire. Quel malheur de n’aimer point Dieu ! C’est tout dire par ce mot. […] 139.
Deux mois passent, elle lui écrit :
Je prie Dieu qu’il accomplisse les sacrés souhaits que vous faites à mon âme par les vôtres du dix-huit courant reçues aujourd’hui. Allons, mon très cher Frère, courons avec Jésus. Je désire de le suivre avec vous du plus intime de mon cœur, ne me demandez pas pardon pour m’avoir éveillée. Un esprit bien surpris de sommeil se rendort au même temps qu’on l’éveille. Il faut que je vous dise avec ma franchise ordinaire que le plus intime sentiment qui me possède, c’est de rentrer en Dieu : cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs quoique je n’aie pas la capacité d’exprimer les entretiens délicieux qu’il me donne. Néanmoins il me reste un doute, et je vous supplie de m’en dire votre sentiment et celui de notre très chère A[me] [probablement Marie des Vallées]. Lorsque l’âme se sent attirée et toute pleine d’un attrait intérieur comme de se voir toute fondue dans Dieu, est-il permis de désirer que ce trait soit si puissant qu’il puisse consommer entièrement l’âme. Ces attraits ne laissent pas grand discours dans l’entendement, mais la volonté est bien touchée et, sans pouvoir exprimer ses désirs, elle soupire après sa consommation et la grâce de rentrer en celui dont elle est sortie. La mort, l’anéantissement est mon affection, et mon grand plaisir est d’être hors du souvenir des créatures. Je vis dans une grande tranquillité d’esprit, parmi les épines intérieures que quelquefois la divine Providence me fait ressentir. La vue de mes misères est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même. […] 140.
Puis le mois suivant :
[…] Je n’osais m’adresser directement à vous, sachant bien que présentement les affaires du Canada vous occupent, néanmoins j’étais pressée de vous demander par l’entremise de notre bon Frère Monsieur de Rocquelay l’assistance que vous m’avez donnée. Notre bon Père Chrysostome étant toujours surchargé d’affaires, je ne l’ose l’importuner de sorte que je supplie votre charité de souffrir que je m’adresse quelquefois à vous pour en recevoir ce que ma nécessité demande et ce que la gloire d’un Dieu vous oblige de me donner. [...] 141.
La nécessité spirituelle est largement comblée en cette période de lumières :
[…] Il n’y a rien dans cet écrit que vous puissiez faire transcrire, car de plus de mille personnes vous n’en trouverez point de ma voie, ni qui lui soit arrivé tant de choses. Vous n’en verrez qu’un bien petit abrégé en cet écrit, car des grands volumes ne suffiraient pour contenir le tout. J’espère néanmoins que vous en concevez suffisamment pour admirer la bonté de Dieu qui m’a enlevée par les cheveux comme le Prophète. Le bon Père Chysostome ne se peut tenir de remarquer quelle Providence de Dieu, et combien amoureuse sur une pécheresse comme moi. […] 142.
Les lumières durent peu, car souvent elles ne préparent qu’à recevoir courageusement ce qui les suit, un « nettoyage » intérieur. Un mois et demi passe de nouveau puis elle écrit à la sœur de Bernières :
Priez, très chère Mère, Celui qui nous est tout qu’il me rende digne de faire un saint usage des croix ; mais notamment des intérieures, lesquelles mettent quelquefois dans quelque sorte d’agonie ; dites pour moi, je vous supplie, pensant à mes misères : « Iustus es Domine ». Oh ! que mes péchés, mes libertinages passés et mes infidélités présentes méritent bien ce traitement, lequel je trouve (nonobstant ses violences) tout plein de miséricorde. « Bénie soit la main adorable qui me fait ressentir quelque petite étincelle des effets de sa divine justice. Aimez pour moi cette justice de Dieu, c’est ma félicité lorsque j’ai la liberté de lui faire hommage ». « Adorez cette divine justice. » 143.
Et à Rocquelay, le secrétaire de Bernières, un trimestre plus tard, lorsque le « nettoyage » s’intensifie de par la « main d’amour » :
[…] Ne pouvant me persuader que la Majesté adorable d’un Dieu daignât bien abaisser les yeux pour regarder le plus impur et le plus sale néant qui fut jamais sur terre. […] Si elle me mandait que la très sainte et très aimable justice de mon Dieu m’abîmerait au centre des enfers, je n’aurais nulle difficulté de porter croyance à une telle sentence. Car en esprit j’y suis en quelque manière abîmée, ne voyant aucune place qui me soit convenable que le plus affreux de ses cachots que je porte et souffre par hommage à la divine, très sainte et amoureuse justice de mon Seigneur et de mon Dieu, que j’aime d’une tendresse égale à sa sainte miséricorde. Si j’osais, je dirais davantage, prenant un plaisir plus grand dans l’effet de la première que de l’autre, et parce que je vois une main d’amour qui fait justice à soi-même, faisant ce que mon amour-propre m’empêche de faire. Aimez Dieu pour moi, mon très cher frère, voilà tout ce que je puis dire dans l’état présent. [...] 144.
Moins d’une semaine plus tard :
Monsieur, […] Notre Seigneur vous donne des bontés si grandes pour une pauvre pécheresse. Il me veut convertir par votre moyen, j’en ai des preuves certaines puisque c’est par les secours que vous m’avez donnés et procurés que je suis sortie de certains états intérieurs où mes imperfections me tenaient liée. Je crois que notre bon Dieu prend un singulier plaisir à la charité que vous me faites et je vous puis assurer qu’elle ne sera point sans récompense même dès cette vie, Sa Majesté veut bien que vous secondiez les désirs que j’ai d’être entièrement à Jésus Christ. Mon actuelle occupation est de tendre à lui et d’être à lui sans aucune réserve.
Venant de recevoir une réponse de la sœur Marie des Vallées transmise par Bernières et peut-être une communication intérieure entre elles établie, elle poursuit ainsi :
La lettre de la bonne âme me jette dans un tel étonnement de la miséricorde d’un Dieu sur son esclave. J’ai été plusieurs jours dans une disposition intérieure que je ne puis exprimer, mais que vous pouvez bien comprendre. Les sentiments que j’ai sur ce qu’elle me dit sont si profonds que j’en reste anéantie jusqu’au centre de l’enfer ne pouvant concevoir que la souveraine majesté de mon Dieu daignant abaisser ses yeux divins pour regarder une abomination. Sa bonté m’abîme de toute part. Qu’il en soit glorifié éternellement ! Je vous supplie et conjure en son saint amour de continuer vos grandes et saintes libéralités en mon endroit et de me remettre de temps en temps dans le souvenir de cette sainte âme. Je voudrais bien qu’elle m’obtint la grâce d’être pleinement, entièrement et sans aucune réserve à Dieu. C’est toute ma passion que de rentrer en lui selon ses aimables désirs. […] 145.
Puis tout se calme, « nous voyons que Mère Mectilde continue son chemin vers le Rien-Tout » constate V. Andral :
Le plus intime sentiment qui me possède est de rentrer en Dieu. Cette simple pensée est mon occupation ordinaire et le plus intime de mes désirs... la mort, l’anéantissement est [sic] mon affection [...] La vue de ma misère est actuelle, mais je me réjouis en Dieu qui est la souveraine perfection et qui est suffisant à soi-même 146.
À Saint-Maur de Paris, elle caresse l’idée de la solitude qu’elle espère vivre à Caen un jour - tentation qui ne se réalisera pas.
Véronique Andral fait le récit de ce projet d’ermitage, une tentation commune à bien des mystiques :
« Au commencement de l’année 1645, la Mère Bernardine avec la Mère Mectilde furent obligées de retourner à Rambervillers. Cinq mois après, elles revinrent à Saint-Maur où elles trouvèrent M. de Bernières qui leur découvrit le dessein qu’il avait de se retirer en une solitude. Elles louèrent son dessein et lui avouèrent qu’il y avait longtemps qu’elles pensaient à faire la même chose et, depuis ce temps, leurs entretiens ne roulèrent que sur cette matière. La Mère Mectilde écrivit deux lettres à M. de Bernières à Paris, dans lesquelles elle lui représente au vif les grands désirs qu’elles avaient pour la solitude. Elle lui fit aussi savoir qu’elles sont déjà au nombre de cinq qui avaient ce dessein, qu’elles le prient de prendre cette affaire en mains, et d’avertir en même temps le Père Chrysostome pour en savoir son sentiment là-dessus » (N 250, 53).
« Le 30 juin Mère Mectilde écrit à Bernières : « (Je) vous assure de la constante et ferme résolution des cinq solitaires qui augmente tous les jours dans l’affection à une sainte retraite telle que votre bonté se propose de nous faire observer, nos désirs sont extrêmes... Et comme je ne reconnais au ciel ni en la terre point de bonheur plus grand que celui d’aimer Dieu d’un amour de pureté, faisant quelquefois réflexion sur le genre de vie que nous prétendons d’embrasser, il me semble que c’est le chemin raccourci qui conduit au sacré dénuement... Il faut être pauvre de toutes manières pour l’amour de celui qui nous appelle dans sa voie » 147.
« Elle conclut cette lettre : Les cinq hermitesses vous saluent ! Et Bernières écrit à un ami, à Caen, le 4 juillet 1645 :
Monsieur... Au reste j’ai trouvé cinq ou six personnes de rare vertu et attirées extraordinairement à l’oraison et à la solitude, qui désirent se retirer dans quelque ermitage pour y finir leur vie et pour vivre dans l’éloignement du monde et dans la pauvreté et abjection, inconnues aux séculiers qu’elles ne voudraient point voir, et connues de Dieu seul. Il y a longtemps que Notre-Seigneur leur inspire cette manière de vie. J’aurais grand désir de les servir au-dehors et de favoriser leur solitude, puisque Notre-Seigneur nous a donné l’attrait à ce genre de vie qu’elles entreprennent, sans aucun dessein de se multiplier ni augmenter de nombre, même en cas de mort. C’est un petit troupeau de victimes qui s’immoleraient à Dieu les unes après les autres.
Ce sont d’excellentes dispositions que les leurs, et leur plaisir sera de mourir dans la misère, la pauvreté et les abjections, sans être vues ni visitées de personne que de nous. Cherchez donc un lieu propre pour ce sujet où elles puissent demeurer closes et couvertes, avec un petit jardin, dans un lieu sain et auprès de pauvres gens, car le dessein est d’embrasser et de marcher dans les grandes voies et les états pauvres et abjects de Jésus... Ces personnes sont fortes en nature et en grâce. Faites donc ce dont je vous prie pour ce sujet, et surtout gardez le silence, sans en parler à personne du monde (P 101, 200).
« Le 12 juillet il écrit encore à ses amis de Caen :
« Cherchez tous ensemble par-delà une maison qui soit propre à nos ermites, leur dessein est approuvé... La Mère Mectilde est une âme toute de grâce... »
« Le 4 juillet Mère Mectilde avait écrit de son côté parlant encore de son projet : « La résolution est toujours ardente ». Et le Père Chrysostome lui répondait : « Un peu de patience pour votre ermitage, entrez maintenant dans la pure solitude du cœur ».
« Mais Bernières est ruiné (il devait fournir ledit ermitage), ce qui renverse le projet. Le désir ardent de solitude n’est donc pas réalisé. Détachement, suivi d’un bond en avant, ce que nous vérifierons plusieurs fois dans la suite. 148.
Quittons cette tentation d’évasion – qui se reproduira – en poursuivant au fil chronologique. Le 30 juillet Mectilde écrit :
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot 149 nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. [...] Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités, et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant, il faut, selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre, que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. Il en arrivera ce qu’il plaira à Notre Seigneur, mais toutes choses sont quelquefois si brouillées, que l’on n’y voit goutte. J’ai une grande confiance en vos saintes prières et en celles de la bonne Sœur Marie. […] Vous savez maintenant mieux que jamais ce qu’il me faut. Faites qu’elle l’obtienne de Notre Seigneur, et je vous en serai éternellement obligée. À Dieu, notre très bon Frère, redoublez vos saintes prières pour nous 150.
Puis le souci porte sur la santé du P. Chrysostome :
Je vous assure, Mon très cher Frère, que je vais faire prier Dieu en tous les lieux de ma connaissance pour la conservation de notre bon Père [Chrysostome]. Plus je fais de réflexion sur nos états plus je vois le besoin que nous avons de sa sainte conduite. […] Communiquez toutes choses à notre cher Père et ensemble concluez de ce qu’il convient de faire pour la gloire de Dieu, et pour la perfection de celles qui seront destinées à cette œuvre. Je vous supplie de me recommander à notre bon Père et lui dites que j’ai une entière croyance que Dieu me veut faire beaucoup de bien par lui. […] 151.
On retrouve le côté imagé, écriture tributaire des romans précieux :
Fidèle amant de Jésus !
Monsieur, Vous qui, par un très saint et particulier effet de la grâce, expérimentez quelque chose d’une douleur qui procède d’une très précieuse plaie d’amour, je vous conjure de contraindre le sacré archer qui décoche ses adorables flèches de viser droit dans mon cœur et le prendre désormais pour être le but et le blanc de ses traits ou qu’il me tue et qu’il m’emporte, ne pouvant plus vivre sans ressentir les blessures de son carquois d’amour. Ô que vous êtes heureux encore d’en être consommé ! Dites-moi, je vous prie en confiance et vraie simplicité, ce que ressent présentement votre âme, ce qu’elle souffre et ce qu’elle reçoit par cette influence d’amour qu’elle expérimente. Ne dissimulez point. Parlez naïvement, je vous en supplie et conjure par le Cœur amoureux de Jésus qui est l’objet et le sujet de vos blessures. Parlez à son esclave et la convertissez toute à Lui. Il veut cela de vous. C’est pourquoi je vous demande avec humilité, prosternée à vos pieds, cher et bien aimé de Jésus. Le saint personnage que vous m’avez donné pour guide ordonne de m’adresser à vous pour recevoir quelque secours en ma peine. Considérez-moi, très fidèle serviteur de Dieu, et ayez pitié de moi ! […] 152.
La maladie ou l’usure du P. Chrysostome s’accentue au début de l’année suivante 1646 :
[…] Je suis pressée de vous mander derechef la maladie de notre cher Père qui est travaillé d’une fièvre quarte bien violente et dont les médecins ne jugent pas qu’il en puisse jamais échapper. Un bon religieux de son couvent m’a mandé qu’il n’y avait point d’apparence de guérison pour lui d’autant que la chaleur naturelle était toute dissipée et qu’il n’avait aucune force pour résister au mal. Nous voilà au point que nous avons (vous et moi) si vivement appréhendé, et, pour vous parler franchement, j’en suis extrêmement touchée et mon plus grand déplaisir, c’est de ne lui pouvoir rendre service, ni voir l’excès de ses douleurs. Mon très cher Frère, je crois certainement que vous devriez venir recevoir pour vous et pour moi ses dernières paroles. Vous lui devez ce devoir et ce respect que je souhaiterais lui pouvoir rendre. Ce serait d’un cœur et d’une affection toute filiale. Bon Dieu ! Que la perte d’un si saint personnage m’est sensible ! Faites prier Dieu pour lui de bonne sorte. Je vous en supplie, recommandez-le instamment à notre très chère Sœur, la Mère supérieure [Jourdaine], et à notre bon Frère, Monsieur Rocquelay. Je ne fais point de réponse au petit mot que la bonne âme [Marie des Vallées] me mande par vous. […] 153.
C’est l’agonie :
Fidélité sans réserve ! Sacrificate sacrificium, etc. Je n’espérais pas vous mander de si tristes nouvelles, mais il ne faut pas différer de vous dire que notre très cher Père [Chrysostome] reçut hier au soir l’Extrême-Onction.
Aujourd’hui matin, le médecin m’a mandé qu’il était à l’extrémité.
Je vous laisse à penser quelle surprise et quel choc j’ai reçu à ces nouvelles. Il sortit d’ici mercredi, fête de notre Bienheureux Père [saint Benoît = 21 mars]. Il était en si bonnes dispositions que j’en étais ravie. Il retourna trop tôt pour nous, car venant d’un bon air, le lendemain il retombe dans sa maladie, dont les médecins conclurent qu’il lui fallait tirer du sang. […] Dans l’extrémité où il est, on n’en attend plus que la disposition de l’ordre divin. […] C’est à présent que nous entrons dans le vrai dépouillement, car il me semblait qu’en le possédant, je jouissais d’une précieuse richesse. Je dirai désormais : « Mon père qui êtes aux Cieux », puisque je le crois dans la béatitude éternelle s’il meurt. Et je commence déjà à le prier fervemment qu’il me donne secours du ciel comme il l’a fait en la terre pour aller à mon Dieu. J’ai mandé au bon Frère Jean [Aumont] de vous avertir promptement de tout. […] 154.
Et deux jours plus tard :
« Fiat voluntas tua ! »
Monsieur, C’en est fait, le sacrifice de notre saint Père est consommé ! Au temps où je vous écrivais son extrémité, il était déjà parti pour son voyage dans l’éternité. […] Je ne trouve point de paroles pour vous dépeindre ma douleur. Très cher frère, ayez pitié de moi et pour l’amour que ce saint Père vous portait, soyez-moi en ce monde ce qu’il m’était. Je ne doute point qu’il ne vous ait fait savoir sa mort en vous allant dire adieu. Je vous conjure, par le précieux sang de Jésus-Christ, de me mander ce que vous en avez appris. Vous me consolerez nonobstant que je le tiens et l’honore comme un grand saint. Il mourut donc lundi, vingt-six du courant, entre neuf et dix heures du soir. Le même jour, le matin, il m’envoya avertir qu’il était à l’extrémité et que le jour auparavant il avait reçu les Saintes huiles environ les trois heures après midi du lundi auquel jour on célébrait à Paris la fête de l’Annonciation. Il me vint un vif sentiment qu’il mourrait, dès lors je fis le sacrifice à mon Dieu et me trouvai dans la disposition de prier pour une âme qui s’allait rendre dans le cœur de Dieu. Le reste du jour se passa ainsi et je désirais passer l’heure de son agonie en prières. Quelque temps après neuf heures du soir, étant à genoux, il me vint en pensée de dire le Subvenite qui est une prière qui se fait pour les agonisants, en laquelle on prie les anges et tous les bienheureux de venir recevoir l’âme du mourant pour la conduire dans le Ciel. Un moment après, j’entendis un petit bruit et je fus saisie de crainte et de douleur dans le sentiment de ma perte, je ne vis rien, mais je demeurai dans la pensée qu’il était mort et je continuai de prier, même la nuit et le jour suivant. […] Je ne vous mande point les particularités de cette triste mort, je ne les ai pas encore reçues. […] ne craignons plus de faire imprimer ses écrits, envoyez-m’en afin que j’y fasse travailler et que je reçoive par la lecture d’iceux la grâce de son esprit… 155.
Mectilde indique que Chrysostome connut des « abjections » au sens du monde… et propose d’éditer ses écrits… si on peut les récupérer 156 :
[…] La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq. Ô Dieu de puissance infinie, laisserez-vous un saint dans l’anéantissement ? […] J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. Songeons au moyen de les retirer, je vous supplie : vous verrez avec le bon Père Elzéar ce qu’il faudra faire. Le Provincial lui donne quelque espérance, mais je crois que c’est un amusement et il paraît tel. Nous n’avons que ses écrits qui nous puissent imprimer la sainteté de sa vie et les maximes de la haute perfection qu’il concevait.
Très Cher Frère, les vôtres du 28 de mars que je reçus ces jours passés ont fortifié mon âme dans la perte de son support. […] pour moi qui suis la faiblesse et la pauvreté même, il m’est permis de recourir à vous, et notre saint Père me l’a ainsi ordonné en ma dernière visite… 157.
Mectilde, dans une réponse adressée à Jourdaine, sœur de Bernières, conte son deuil intérieur puis évoque la méconnaissance de Chrysostome par ses pairs puis la difficulté pour recouvrer les écrits du mystique :
[…] Il me semble que je n’ai plus de secours en terre et que je me dois désormais toute renfermer dans Dieu, où je trouverai celui qu’il a retiré de la terre pour l’abîmer dans l’éternité de son divin amour. Je vois néanmoins que mon dénuement n’est pas entier, puisqu’il me reste la chère consolation d’écrire à notre très cher frère et de recevoir ses avis et les vôtres. Notre saint Père nous a très instamment recommandé la communication avec grande franchise : ce sont ses dernières paroles que j’observerai toute ma vie à votre endroit et celui de nos deux bons frères. Ce fut l’avis qu’il me donna pour, après sa mort, conserver entre nous son esprit et ses hautes maximes de perfection qu’il nous enseignait de pratiquer. Je suis très aise que l’on vous écrivît sa mort ; le bon Père Elzéar, son bon parent 158, nous vint voir et se chargea de nos lettres qui vous exprimaient quelque peu de ma douleur. Je ne sais si vous l’avez reçu. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas en peine de ma santé : elle sera toujours bonne lorsque je ne désisterai point de me rendre à Dieu.
J’écrivis ces jours passés à notre très cher frère où je lui mandais que notre saint Père demeurait toujours en abjection dans l’esprit de quelques-uns de leur maison, et Frère Jean [Aumont] m’a mandé qu’il n’en faut point parler.
J’avais prié Monsieur de N. de faire effort pour avoir quelques-uns de ses écrits, mais particulièrement celui des attributs divins. Il les a demandés avec trop peu de ferveur et, comme le Provincial lui demandait s’il les voulait voir et lire, il ne lui en témoigna point d’ardeur et le remercia. Pour dire vrai, j’en fus fâchée, car s’il les eût pris pour quinze jours, je les aurais fait copier. […] Frère Jean désire de nous voir. J’apprendrai encore quelque chose de lui ; j’ai demandé quelque chose pour conserver comme relique ; mais je n’ai pas été digne d’obtenir ce que je désirais. Un peu avant sa mort, il m’avait donné sa petite ceinture de fer qu’il a portée beaucoup d’années ; je la garde bien chèrement. Je suis ravie de voir dans les vôtres que vous ressentez des grâces de ce saint Père. […] 159.
Et dix jours plus tard elle livre à Bernières son expérience intime et de nouveau les difficultés pour obtenir des écrits :
[…] J’ai parlé au bon Frère Jean, lequel m’a priée de vous dire que vous l’excusiez s’il ne vous écrit point. Vous savez combien il vous est acquis, mais il ne peut faire davantage. Il est tellement observé qu’à peine lui peux-je (sic) dire deux mots. La divine Providence le tient dans quelque humiliation de la part de quelques-uns de son couvent.
Nous avons parlé de notre saint Père, non tant que je voudrais, mais autant que j’ai pu à la dérobée pour savoir les sentiments qu’il avait de lui. Il me dit qu’aux premiers jours de sa mort, il avait résolu de lui donner un an entier le mérite de toutes ses actions, mais qu’il n’a pu persévérer et qu’au lieu de prier pour lui, il se sent porté de le mettre au nombre de ses bons protecteurs. Je fus extrêmement consolée de l’entendre, d’autant que j’avais eu ce même sentiment la nuit de son enterrement, mais je ne le voulus pas publier. J’en dis néanmoins deux mots au révérend Père Elzéar et depuis ce temps que je vis, ce me semble, à une heure après minuit que je fus éveillée en sursaut, comme ce digne Père était absorbé dans Dieu, mais d’une manière ineffable et qui me donne de la joie de son bonheur. Je le vis d’une telle sorte qu’il ne me passe point de l’esprit et tout présentement, j’en ai la même idée. Je suis tous les jours sur un tombeau et je ne l’y peux trouver. Il m’est impossible de le trouver qu’en la manière que je l’ai vu, laquelle m’est si douce et pleine de paix qu’il me semble qu’il augmente mon oraison. Voici la copie d’une lettre que notre bonne Mère Benoîte m’a écrite qui me confirme dans ma croyance. Je n’en ai parlé à personne qu’à ce bon Père. Vous savez que ce ne sont choses à publier s’il n’y va de la gloire de Dieu en la glorification de son saint Nom. Vous m’en direz votre sentiment. De plus, je suis capable d’être trompée et je le mérite pour mes grandes infidélités. […]
Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de ses dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs. Cela me touche sensiblement et me fait voir qu’à moins que d’un miracle, ils ne céderont rien et nous sommes en danger de tout perdre. La privation de ces écrits m’est à présent plus sensible que sa mort. Je me sens si obligée de me remplir de son esprit et de ses maximes que je recherche avec diligence tout ce que j’en peux avoir, et je vous supplie de m’y aider, car vous avez beaucoup de pouvoir. Le bon Frère Jean a défense de parler des particularités de la vie de ce saint Père et je n’oserais en écrire aucune chose, ni même rejeter ses merveilleuses fidélités. Cela n’est-il pas étrange ? Il en faut parler si discrètement dans son couvent que cela me fait peine. […] 160.
La censure veille :
Monsieur, J’ai reçu deux de vos lettres, la première du 19 d’avril et la seconde du 3 mai. Notre Révérende Mère Prieure me les envoya de Paris où j’étais pour lors et où je tentais les moyens d’arracher quelques écrits discrètement, partant des mains du Père Provincial, mais j’appris avec douleur qu’il avait protesté de n’en laisser sortir aucun de leurs mains quoiqu’on puisse faire et, lorsque vous m’avez mandé que vous étiez quasi assuré de les avoir, j’ai eu très grande difficulté de le croire. Je vois néanmoins par les vôtres dernières que vous en avez été refusé. Voilà une très grande perte que nous faisons dans la privation des choses dignes et précieuses, comme j’estime ses écrits. Il y a plusieurs contradictions sur iceux et par malheur on les fait examiner par des savants du temps qui ne comprennent rien à son divin style. Ils se sont extrêmement choqués sur ce mot de désoccupation et ont très grand regret que le premier petit traité qu’il en a fait est imprimé. Après qu’ils auront fait corriger ses écrits à leur mode, peut-être qu’ils les feront imprimer selon les paroles du Provincial. Si je ne regardais en cela l’ordre de notre bon Seigneur, j’en aurais de très sensibles déplaisirs et ne me pourrais empêcher de blâmer leurs procédés, mais il faut se soumettre et espérer que sa bonté infinie ne permettra point qu’une œuvre si sainte que les traités de ce saint Père soient ensevelie dans les ténèbres et je vais prier pour cela. […] 161.
Un trimestre passe, consolations :
Monsieur, J’ai reçu deux de vos très chères lettres. La première datée du 2 août qui, me donnant des nouvelles d’une félicité éternelle par les réponses de la sainte âme, m’auraient ravie hors de moi-même si la puissance de notre divin Jésus ne m’avait retenue en captivant tellement ma joie et la douce consolation que je pouvais prendre que je demeurais quelque temps dans une autre disposition, comme si mon âme eut été élevée au-dessus de toute satisfaction et contentement même pour la gloire, sans voir autre chose que Dieu seul qui me devait suffire sans m’appuyer sur ce que lui-même en peut révéler. Peu de temps après, relisant derechef votre chère lettre et m’arrêtant sur cette flèche d’amour, cela fit en moi un effet d’anéantissement et d’admiration de la divine dignation [bienveillance, bonté] de notre bon Seigneur, et je connus l’obligation que j’avais d’être fidèle, pour donner lieu au saint amour de produire en mon âme ses saints et purs effets. Je fus encore dans un autre étonnement de voir que Dieu tout bon vous avait donné une charité si grande pour nous que de vous souvenir de mes misères dans un temps où je pense que le divin amour faisait d’admirables opérations en vous puisque vous étiez dans la communication de ses divins secrets. […] 162.
Chrysostome est un relais « d’en-haut » actif auprès de son ex-dirigée qui décrit son oraison passive :
Dieu seul et il suffit ! Mon très cher Frère, Je ne vous saurais exprimer combien de joie et de consolation j’ai reçu de vos chères lettres, et lumières et grâces que mon âme a reçues par la lecture d’icelles. Dieu tout bon soit à jamais béni de vous avoir donné la pensée de visiter en esprit votre pauvre Sœur. […]
Depuis la mort de notre bon Père, il me semble que j’ai changé de disposition et je ne sais si vous avez vu quelque petite chose, mais grande pour moi, que j’ai reçu de la divine bonté. Entre autres choses (je serais trop longtemps à dire le reste), il me fut donné d’entendre que cette année était pour moi une année de miséricorde et, pour vous parler franchement, il ne se passe guère de jours que je n’en reçoive de nouvelles. Je les attribue au mérite et à l’intercession de notre bon Père et admire une chose en lui à mon égard. La première fois que je m’en aperçus fut peu de jours après sa bienheureuse mort. Je me sentis poussée intérieurement de demeurer environ deux heures à genoux, les mains jointes, et mon âme se trouvait dans un si grand respect que je ne pouvais me mouvoir à l’extérieur.
Au commencement, je faisais une très humble et très douce prière à notre bienheureux Père de me donner part à son esprit. Enfin je désirais avoir liaison avec son âme, et entrer dans ses fidélités au regard de la grâce, et après cette petite prière je me trouve dans un grand silence. Mon âme adhérait passivement à son lieu et on me tenait en état de recevoir de grandes choses. Dans ce silence et ce grand recueillement de toutes mes puissances, il se fit en mon âme une impression de l’esprit de Jésus Christ et cela se faisait, tout mon intérieur était rempli de Jésus Christ, comme une huile épanchée, mais qui opérait une telle onction, que depuis ce temps-là, il m’en a toujours demeuré quelque sentiment, mais ceci fit des effets tout particuliers en moi. […] 163.
Le désir ou la tentation de solitude reprend en fin d’année 1646, ce qui provoque une très longue missive :
Mon très cher Frère, […] pour vous parler de mes sentiments, j’ai une entière répugnance aux charges et grades de religion, et mon attrait me porterait, ce me semble, à être comme le rebut d’une communauté, sans qu’aucune créature pensât à moi. Dans cette disposition, la partie supérieure de mon âme est tellement sacrifiée et soumise aux bons plaisirs de Dieu qu’il me semble n’y ressentir aucune rébellion, et il me fait cette grande miséricorde de demeurer toujours très abandonnée à sa sainte volonté. Voici ce que j’ai fait sur ce sujet, afin de n’y rien faire de moi-même 164. […]
Là-dessus je me suis derechef toute abandonnée à la Providence, et notre bon Seigneur me fit la grâce d’entrer en une disposition qui me lie à ses divines volontés d’une manière bien plus pure, ce me semble, que du passé ; j’y trouve moins de réserve et une bien plus grande paix intérieure ; ceci m’est arrivé après la sainte communion, où mon âme fut mise dans un dépouillement si grand de toutes choses qu’elle se vit ne tenir ni au ciel ni à la terre, mais simplement adhérente à son Dieu ; et il me semble qu’il tira d’elle des sacrifices si dégagés et si entiers que jamais je n’en avais fait de pareils. Depuis ce temps, il m’est demeuré l’idée d’une boule de cire entre les mains du Maître qui la veut mettre en œuvre, et sa bonté me tient de telle sorte que je ne tourne ni à droite, ni à gauche ; je la laisse choisir pour moi. Il me suffit de me délaisser et reposer tout en lui, de façon que les réponses que je recevrai de Lorraine soient d’aller ou de demeurer, je les recevrai comme les ordres de mon bon Seigneur et sans avoir d’autres regards, je ferai mon possible pour les accomplir. J’espère que dans quinze jours nous en aurons des nouvelles ; mais, en attendant, priez Dieu toujours, mon très cher frère, afin que Dieu seul soit au commencement, au milieu et à la fin de cette affaire.
Je vais maintenant vous parler de nos affaires temporelles 165 […] À la réserve de la charge de Supérieure, qui m’est toujours suspecte, je serais bien, ce me semble, à Caen. Vos saintes conférences et les fréquentes répétitions des saintes maximes de notre bon père me serviraient merveilleusement pour aller vite à la perfection. Je ne choisis rien du tout que les volontés tout aimables de Notre Seigneur. Voici quelque vue obscure d’une grande servante de Dieu, que je connais avoir de hautes grâces d’oraison et d’union. Elle me parla ainsi : « Ma Mère, environ sur l’heure du soir, j’eus une vision intellectuelle qui me représentait Notre Seigneur Jésus Christ devant vous, et vous à ses pieds, à deux genoux, les mains jointes. Notre Seigneur était debout, en habit de pauvre, et son divin visage paraissait tout triste ; il semblait faire quelque plainte et vous demander secours. Il leva la main droite et vous marqua au front et fit en vous quelque chose qui me fut inconnu. Durant ce temps-là, je criais : « Ma Mère, soyez fidèle ! Dieu a de grands desseins sur vous ». J’eus une pensée de ne vous point dire ceci, mais on me dit intérieurement d’une voix fort intelligible : « Ne crains point de lui dire, elle en sera plus humble ». La même personne me vit encore deux autres fois à la droite de Notre Seigneur, mais je n’ai point demandé ce qui s’y passait.
Notre bon Père a vu cette âme et a trouvé ses visions bonnes pour moi. Je les laisse à la sainte Providence. Tout ce que l’on me dit ne sert qu’à m’anéantir plus profondément. Il faut encore ajouter que cette vision a été donnée en Normandie ; cette âme à qui elle a été faite y était. Toutes ces pensées et ces vues ne me touchent pas, sinon pour me sacrifier et abandonner sans réserve aux desseins de Dieu et pour me tenir en grande humilité. J’ai cru vous devoir dire toutes ces choses, afin de vous donner toutes les connaissances qui vous peuvent aider à connaître les volontés de Dieu sur son esclave ; ce sera pour mon âme un très grand bonheur si Dieu me fait approcher de vous. Tous les sentiments que vous m’avez écrits sont très considérables. J’en ai tiré copie pour les envoyer à Rambervillers ; elles y verront leurs avantages. Quant à la conduite de nos Sœurs d’ici, elles sont toutes capables de me diriger et conduire… […] je suis bien partout, à Saint-Maur comme à Rambervillers, et pourvu que Dieu demeure en moi, et me retire et me préserve du tracas, tous lieux par sa grâce me sont indifférents. […] 166.
Le désir de solitude ne s’accomplira pas, elle aura des activités multiples et intenses. S’ensuit une suspension dans notre choix de pièces orientées vers l’intériorité 167. Car Mectilde devient le 21 juin 1647 (soit six mois après la date de l’extrait précédent) la prieure des Bénédictines du Bon-Secours de Caen. Elle y passera trois ans et deux mois avant de repartir comme prieure à Rambervillers, Vosges. En route vers l’est pour retrouver le couvent de Rambervillers sans savoir qu’elle y demeurera très peu de temps, chassée de nouveau par la guerre, cette fois entreprise par les Français, elle prévient ses amis :
À Monsieur de Rocquelay, « Route de Rambervillers » [29.01.1645]
Notre sortie de Paris a été en quelque façon si précipitée qu’il me fut impossible de vous écrire selon que je l’avais projeté. Sans doute que les nouvelles de notre voyage vous auront surpris comme elles ont fait beaucoup d’autres qui ne me croyaient jamais être de la partie. La divine Providence l’a voulu contre toute apparence humaine. Je marche à l’aveugle dans les voies de la soumission, ignorant ses desseins. […] 168.
« On la retrouve à Rambervillers où elle vient d’être élue Prieure. Le 7 de l’an 1651 : « C’est ici une étrange solitude... » Elle est dans le « tintamarre » et en éprouve une révolte à en tomber malade. Elle est perplexe et a la tentation de se retirer dans un monastère où elle aurait la paix. Elle projette de demander un Bref au Pape pour se tirer de là. Mais « je ne veux rien faire de ma volonté ». Elle ne désire qu’oraison et solitude. Une abbaye en Alsace, comme sa sœur le lui avait proposé ? Non, elle préfère porter la besace que la crosse ! Ce qu’il lui faut, c’est un petit coin en Provence ou devers Lyon, (pour n’être plus connue de personne). Elle craint que sa « petite oraison » ne s’évapore dans ce tracas 169. [il y a six ans entre les 2 voyages]
Bernières lui répond par une belle et longue lettre :
De l’hermitage [sic] de saint Jean Chrysostome ce 14 février 1651.
Dieu seul et il suffit.
Je répondrai brièvement à vos lettres, qui sont les premières et les dernières que j’ai reçues de votre part, lesquelles m’ont beaucoup consolé d’apprendre de vos nouvelles, et de votre état extérieur et intérieur. Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur, quoi que je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous, qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre170. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi, de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers, quoique vous fussiez contrainte de quitter Rambervillers ; c’est-à-dire qu’il vaut mieux que vous vous retiriez à Paris pour y subsister, et faire subsister votre refuge qui secourera vos Sœurs de Lorraine ; que d’aller au Pape pour avoir un couvent, ou viviez solitaire, ou que de prendre une abbaye : La divine Providence vous ayant attachée où vous êtes, il faut mourir, et de la mort de l’obéissance et de la croix. Madame de Mongomery vous y servira et Dieu pourvoira à vos besoins, si vous n’abandonnez pas les nécessités spirituelles de vos Sœurs. Voilà mes pensées pour votre établissement, que vous devez suivre en toute liberté !
Pour votre intérieur, ne vous étonnez pas des peines d’esprit et des souffrances que vous portez parmi les embarras et les affaires que votre charge vous donne, puisque ce sont vos embarras et affaires de l’obéissance. Les portant avec un peu de fidélité, elles produiront en votre âme « une grande oraison », que Dieu vous donnera quand il lui plaira. Soyez la victime de son bon plaisir, et le laissez-faire. Quand il veut édifier dans une âme une grande perfection, il la renverse toute ; l’état où vous êtes est bien pénible, je le confesse, mais il est bien pur. Ne vous tourmentez point pour votre oraison, faites-là comme vous pouvez, et comme Dieu vous le permettra, et il suffit. Ces unions mouvementées, ces repos mystiques que vous envisagez ne valent pas la pure souffrance que vous possédez, puisque vous n’avez ce me semble ni consolation divine, ni humaine. Je ne puis goûter que vous sortiez de votre croix, par ce que je vous désire la pure fidélité à la grâce, et que je ne désire pas condescendre à celle de la nature. Faites ce que vous pourrez en vos affaires pour votre Communauté ; si vos soins ont succès à la bonne heure ; s’ils ne l’ont pas ayez patience, au moins vous aurez cet admirable succès de mourir à toutes choses. Si vous étiez comme la Mère Benoîte religieuse particulière, vous pourriez peut-être vous retirer en quelque coin ; mais il faut qu’un capitaine meure à la tête de sa compagnie, autrement c’est un poltron. Il est bien plus aisé de conseiller aux autres que de pratiquer. Dieu ne vous déniera pas ses grâces... Courage, ma chère Sœur, le pire qui vous puisse arriver c’est de mourir sous les lois de l’obéissance et de l’ordre de Dieu. À Dieu, en Dieu, je suis de tout mon cœur, ma très chère Sœur, votre très humble, obéissant, frère Jean hermite, dit « Jésus pauvre », c’est le nom qu’il avait pris en renonçant à ses biens 171.
Le deuxième priorat est bref : sept mois, interrompu par la guerre. Elle est revenue à Paris en 1651. Elle va fonder les bénédictines du Saint-Sacrement ce qui l’occupera fort à partir de 1652 et ouvre ainsi une seconde moitié de vie plus sédentaire. À partir de maintenant, nous avons moins de lettres intérieures à citer en relation avec Bernières et les amis de Caen 172.
D’abord une grande crise doit être surmontée : c’est ce que Véronique Andral que nous citons titre « Le centre du Néant » :
Le 7 septembre 1652, Mère Mectilde écrit à Bernières : « Je ne sais et ne connais plus rien que le tout de Dieu et le néant de toutes choses. J’ai bien passé par le tamis, depuis que je vous ai écrit... Je vous dirai un jour les miséricordes que Notre Seigneur m’a faites depuis un an et demi, et qu’il les a bien augmentées depuis quelques mois ». « J’observe tant le silence pour les choses intérieures que j’ai perdu l’usage d’en parler... Je n’ai pas la liberté intérieure de communiquer ». Elle s’enfonce dans le silence et écrit le même jour à Mère Benoîte : « Je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte... » 173.
Mère Mectilde a trouvé le « fond » de son néant, mais il y a plusieurs fonds, et elle va aller de fond en fond au moins jusqu’en 1662 […] sa voie s’approfondit et se simplifie. Elle va en reparler à Bernières en lui envoyant le livre de « La Sainte Abjection », œuvre du Père Chrysostome, le 23 novembre 1652 174 .
Notre Seigneur me fit la miséricorde de me faire rentrer d’une manière toute particulière dans le centre de mon néant où je possédais une tranquillité extrême, et toutes ces petites bourrasques [elle vient de subir de très grandes humiliations] ne pouvaient venir jusqu’à moi parce que Dieu, si j’ose parler de la sorte, m’avait comme cachée en Lui... Cela a bien détruit mon appui et ma superbe qui m’élevait de pair avec les saints, et à qui ma vanité semblait se rendre égale ! Oh ! Je suis bien désabusée de moi-même. Je vois bien d’un autre œil mon néant et l’abîme de mes misères ! J’étais propriétaire de l’affection et de l’estime des bonnes âmes. Notre Seigneur a rompu mes liens de ce côté-là... Il m’a semblé que Notre Seigneur faisait un renouvellement en moi d’une manière bien différente des autres dispositions que j’ai portées en ma vie : il me dépouillait même de lui-même et m’a fait trouver repos et subsistance hors de toutes choses, n’étant soutenue que d’une vertu secrète qui me tenait unie et séparée. C’est que Notre Seigneur me fait trop de miséricordes 175.
Le 9 août de l’année suivante 1653 elle a l’occasion de joindre Bernières par l’intermédiaire du fidèle Boudon :
Je vous fais ce petit mot pour vous assurer que j’ai mis en mains de Monsieur Boudon le livre que vous avez désiré que je vous envoie. Je crois qu’il le portera demain au messager. Ce bon Monsieur est à Paris depuis environ trois semaines ; nous l’avons vu avec Monsieur de Montigny 176, lequel est aussi un très grand serviteur de Dieu. Je l’ai mené ces jours passés à Montmartre où nous trouvâmes le Père Paulin 177. Je crois que vous savez qu’il demeure à Paris et qu’il fait merveille dans la sainte voie d’anéantissement. Pour moi, j’apprends à me taire, je m’en trouve bien178. Je sais quelque petite chose de mon néant et je tâche d’y demeurer et de n’être plus rien dans les créatures et qu’elles ne soient plus rien en moi. J’ai, ce me semble, quelque amour et tendance de vivre d’une vie inconnue aux créatures et à moi-même. Je me laisse à Notre Seigneur Jésus Christ pour y entrer par son esprit. Il y a plus de trois semaines que je n’ai vu le Révérend Père Le Jeune 179 ; je ne sais s’il est ou non satisfait de moi, je lui ai parlé selon ma petite capacité et l’avais prié de prendre la peine de m’interroger sur tout ce qu’il lui plairait, avec résolution de lui répondre en toute simplicité : je ne sais ce qu’il fera. Je suis toute prête de lui obéir et avec joie, si cela vous plaît, sur tout ce qu’il désire que je fasse.
Vos chères lettres me font plus de bien que toutes les directions des autres personnes. Je crois que c’est à cause de l’union en laquelle notre bon Père nous a unis avant sa mort, nous exhortant à la continuer et à nous entre-consoler les uns les autres. Je ne vous en demande pourtant que dans l’ordre qui vous en sera donné intérieurement, car je veux apprendre à tout perdre pour n’avoir plus que Dieu seul, en la manière qu’il lui plaira. Je vous supplie de prier Dieu pour moi afin que je sois fidèle à sa conduite. Je la vois bien détruisant mon fond d’orgueil et tout ce qui me reste des créatures. J’ai pourtant une petite peine qui me reste au regard de la fondation où la Providence nous a engagées et j’aurais beaucoup de pente à m’en retirer. Je vous manderai le sujet. Présentement, il faut finir : il est trop tard. Je viens de voir le Révérend Père Le Jeune. J’ai bien à vous écrire, mon très bon frère, mais, en attendant, priez Dieu pour moi 180.
Nous avons cité supra la demande de protection de Mère Mectilde par « notre très chère sœur » Marie des Vallées dans une lettre adressée à Bernières en 1654 ainsi que celle du 25 août de la même année citée infra qui présente les « bons ermites » groupés autour de Jean de Bernières.
Achevant ici presque notre choix, on consultera ses éditeurs récents : V. Andral et d’autres religieuses de l’Institut, B. Pitaud, E. de Reviers 181. Citons V. Andral :
Le 26 janvier 1655 elle a encore un désir : elle écrit à Bernières : « Il me semble que la plus grande et la dernière de mes joies serait de vous voir et entretenir encore une fois avant de mourir, et autant qu’il m’est permis de le désirer, je le désire, mais toujours dans la soumission, car la Providence ne veut plus que je désire rien avec ardeur. Il faut tout perdre pour tout retrouver en Dieu ».182.
Quand on sait la véhémence des désirs de Mère Mectilde dans sa jeunesse, on voit le chemin parcouru.
Elle parle ensuite de son monastère « ce petit trou solitaire » et ajoute : « S’il m’était permis de me regarder en cette maison, je serais affligée de son établissement, me sentant incapable d’y réussir. Mais il faut tout laisser à la disposition divine ».183
Elle le consulte sur son désir de ne s’appuyer que sur Dieu seul : « Il me semble aussi que je n’ai point l’ambition de faire un monastère de parade. Au contraire, je voudrais un lieu très petit et où on ne soit ni vu ni connu de qui que ce soit. Il y a assez de maisons éclatantes dans Paris et qui honorent Dieu dans la magnificence. Je désirerais que celle-ci l’honorât dans le silence et dans le néant ». Elle termine : « un mot, je vous supplie » 184.
D’après Collet, Bernières lui répond : « Ne doutez pas que je fasse mon possible pour aller vous voir cet été prochain afin de nous entretenir encore une bonne fois en notre vie, y ayant l’apparence que ce sera la dernière, soit que la mort nous surprenne, soit que l’incommodité de mes yeux ne me permette pas de faire ce voyage plus souvent... » 185.
En conclusion, voici un extrait d’une lettre non datée de Bernières, peut-être de 1652 :
Cette vie nouvelle que vous voulez n’est autre que la vie de Jésus Christ, qui nous fait vivre de la vie surhumaine, vie d’abaissement, vie de pauvreté, vie de souffrance, vie de mort et d’anéantissement, voilà la pure vie dans laquelle se forme Jésus Christ, et qui consomme l’âme en son pur et divin amour.
Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. Ô ! Qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré.
Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or.
Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-la à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ 186.
Il s’agit ici d’une mort mystique. Bernières meurt physiquement en 1659, mais Mectilde, après « sept ans d’épreuves » qui s’achèvent par sa retraite de 1661-1662, sera pleinement utile pendant près de quarante ans, épaulée par des ami(e)s et elle formera à son tour.
Au cours d’une grande retraite, du 21 novembre 1661 au 2 février 1662 sont ébauchés des textes nécessaires à la vie adoratrice des sœurs. En proviennent dix-neuf chapitres d’un ouvrage publié seulement en 1683 sous le titre : Le Véritable Esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Saint Sacrement.
L’édition de cet assemblage réalisé par sœur Marie de Jésus est revue par Mectilde pour être republiée dès l’année suivante 1684 ; suivront des éditions augmentées? 187. Nous n’abordons pas un texte qui traite dans sa plus grande partie de la vie pratique et liturgique au sein d’une communauté de moniales. Il reste orienté par l’amour qui répond à un amour reçu 188. Et même si la notion de « victime » pose problème aux contemporains – et il fallait à nos yeux l’aborder brièvement dans ces “Amitiés Mystiques”-- elle demeure pour Mère Mectilde distincte d’une offrande faite en vue d’une « réparation » de nature juridique – une interprétation souvent mise en avant à la fin du Grand siècle 189.
Il s’agit pour la fondatrice d’imiter Jésus-Christ, le « Principe Réparateur » qui donne sa grâce. L’inspiration provient du Breviloquium, œuvre de saint Bonaventure (1221-1274), le Général pacifique de l’Ordre des franciscains mineurs :
Puisque le Principe réparateur… très parfaitement répare et réforme par le don gratuit… le parfait progrès dans le bien ensuite s’opère selon l’imitation du Christ… » 190.
Mère Mectilde s’inscrit dans le sillage initié par François d’Assise, ce qui est naturel pour l’annonciade (même devenue bénédictine), dirigée par le P. Chrysostome de Saint-Lô qui appartenait au Tiers-Ordre Régulier franciscain.
Nous illustrons dans ce chapitre le “véritable esprit” mystique qui anime Mère Mectilde à l’aide d’un florilège issu des Conférences et Entretiens adressés à ses soeurs. Nous faisons suivre une séquence qui traduit une montée mystique par le bouquet d’extraits non datés.
Une séquence de Conférences et entretiens datés
Nous pouvons rendre la dynamique propre à la vie mystique en développement progressif chez Mectilde en la suivant chronologiquement de 1632 à 1698 -- soit durant deux tiers de siècle ce qui est très exceptionnel.
Mectilde s’exprime ici dans ses Conférences et Entretiens à ses moniales sans privilégier telle d’entre elles. Par la suite nous l’approcherons par des correspondant(e)s individualisé(e)s.
Nous indiquons l’année en tête des extraits (ils sont datés plus précisément dans leurs références en notes).
Durant son séjour chez les Annonciades, Mère Saint Jean (premier nom de Mectilde) fit un « songe mystérieux » qu’elle a rapporté. Ce très beau et classique rêve mystique annonce le passage de la foire du monde au dépouillement d’une vie intérieure et anticipe sur le cheminement vital auquel Mectilde est appelée :
Il me sembla que j’étais dans une foire où il y avait grand nombre de boutiques enrichies de tout ce que l’on peut imaginer de plus beau et de plus précieux ; et que j’étais marchande, et que j’avais une boutique qui paraissait encore plus magnifique que les autres.
Comme j’étais occupée à regarder toutes mes richesses, j’entendis un grand bruit et chacun courait en disant : « Voici le Seigneur ! ». Je me sentis aussitôt dans une si grande ardeur de le voir que je fis mon possible pour découvrir où il était ; et l’ayant vu qui s’arrêtait à toutes les boutiques, je pensais en moi-même qu’il viendrait aussi à la mienne ; ce qui m’obligea de me tenir à l’entrée pour le recevoir, ne pouvant me résoudre d’abandonner cette belle boutique pour aller plus loin au-devant de lui.
Enfin mon Seigneur arriva, au milieu d’une grande foule de peuples : il était vêtu d’une longue robe blanche avec une ceinture d’or, les cheveux tirant sur le blond pendaient sur ses épaules, le visage un peu long et les yeux si charmants qu’ils enlevaient tous les cœurs.
Il ne fit, à la vérité, que passer devant moi ; mais en passant il me jeta un regard si pénétrant que j’en demeurai toute transportée et vivement pressée de quitter ma boutique pour le suivre, ce que je fis dans le même moment. Je pris néanmoins dans ma robe ce qu’il y avait de plus beau et de plus facile à emporter, et je le suivis ainsi dans la foule qui était si prodigieuse que je ne pouvais presque l’apercevoir.
Je ne me sentis pas seulement pressée de le suivre, mais encore obligée de marcher sur les vestiges de ses pieds. Il fallait une grande attention pour les reconnaître parmi ceux de ce peuple ; ce qui fut cause que je négligeai tout le reste et que je perdis insensiblement tout ce que je portais 191.
Cette populace s’étant petit à petit dissipée, je me trouvai hors de la ville, seule avec Notre Seigneur que je tâchai de suivre de plus près qu’il m’était possible. Alors je tombai : toute mon attention et ma plus grande hâte furent de me remettre sur ses vestiges.
Il me mena par des chemins très difficiles, fort étroits, tout pierreux et pleins d’épines qui emportaient mes souliers, ma coiffure et mes habits. J’avais les bras, les mains, les pieds et tout le corps ensanglantés 192.
Enfin, après des peines si inconcevables, et que les ronces et les épines m’eurent dépouillée de mes habits, je me trouvai revêtue d’une robe blanche et d’une ceinture d’or comme Notre Seigneur, dans un beau chemin où je le suivais toujours de près, sans pourtant qu’il me regardât. Je pensais en moi-même : « Au moins s’il me regardait, je serais contente ! » Ensuite je me disais pour me consoler : « Il sait bien que je l’aime ! », sentant une certaine correspondance de son cœur au mien, comme d’une espèce de cornet ou conduit qui aboutissait de l’un à l’autre et qui les unissait de telle sorte que les deux ne faisaient qu’un.
Après avoir bien marché à la suite de Notre Seigneur, je me trouvai dans une grande prairie où l’herbe paraissait d’or (qui signifie la charité) tout émaillé de fleurs, où étaient de gros moutons, la tête levée, qui ne se repaissaient que de la rosée du ciel, car quoi qu’ils fussent jusqu’au cou dans ces pâturages, ils n’en mangeaient point.
Il me fut montré que ces moutons représentaient les âmes contemplatives qui ne se repaissent que de Dieu et ne se rassasient que de sa divine plénitude. Parmi ces moutons, j’en remarquai un qui était fort maigre et s’éloignait du troupeau : il s’en retirait si fort qu’à la fin il le quitta tout à fait.
J’aurais bien voulu jouir du bonheur de ces âmes que ces moutons me représentaient, mais il ne me fut permis que de les regarder, et ainsi je passai outre, en suivant toujours mon divin guide.
Il me mena ensuite dans une grande plaine, à l’extrémité de laquelle était un palais magnifique ; mais la porte était si basse et si étroite qu’à peine la voyait-on, ce qui me fit croire que jamais je n’y pourrai passer. J’en fus extrêmement affligée. Alors Notre Seigneur, qui n’avait pas fait semblant de me voir depuis ce regard qu’il m’avait jeté en passant devant ma boutique, se retourna et me regarda.
Je compris en même temps qu’il fallait pour entrer dans ce palais que je fusse toute anéantie : dans le moment, Notre Seigneur entra, et moi avec lui : mais je fis tant d’efforts pour passer après lui que, non seulement ma tunique fut emportée, mais que j’y laissai ma peau étant tout écorchée.
Je me perdis en Lui, mais si perdue que je ne me retrouvai plus 193.
C’est pendant son noviciat avec Mère Benoîte de la Passion qu’elle reçoit une grâce « de début ». Benoîte deviendra par la suite une confidente et amie à laquelle nous consacrerons une ample section. Il s’agit ici d’un compte-rendu écrit par Mectilde « de sa propre main » :
[…] Un jour, étant à l’oraison le matin à l’ordinaire, cette personne [Mectilde se présente indirectement] s’adressant à cette aimable Mère de bonté [la Vierge Marie], comme elle avait coutume de faire, et voulant s’occuper intérieurement, cette auguste Mère d’amour sembla disparaître, ce qui surprit beaucoup cette personne, et la voulant toujours voir et l’avoir pour objet, elle lui présenta Notre-Seigneur Jésus-Christ et se tint comme debout derrière son divin Fils ; et comme cette personne ne comprenait point pourquoi cette souveraine de son cœur en usait de la sorte, elle lui fit entendre qu’elle était cachée en son Fils, et qu’il était de son pouvoir et de sa bénignité de le produire dans les âmes et de le faire connaître, mais qu’en le produisant de la sorte elle était encore plus intime à l’âme, et qu’elle devait apprendre que cette grâce était le fruit des petites dévotions et pratiques qu’elle [la jeune Mectilde] avait faites en son honneur et l’effet de sa confiance ; et lui ayant fait comprendre l’utilité de cette confiance filiale que nous devons avoir en sa bonté, cette âme fut éclairée des vérités suivantes :
1° Que tous les devoirs d’amour, de tendresse, de confiance, de respect et de fidélité à son service, retombaient en Dieu d’une manière avantageuse à l’âme ; en ce que cette auguste Mère de bonté étant divinement abîmée en Dieu, tout ce qui est fait en son honneur retourne dans cette adorable source, y étant elle-même anéantie d’une manière incompréhensible à nos esprits ; et j’ose dire et assurer que la sincère dévotion à la très pure et très immaculée Mère de Dieu est la porte du salut et de la vie intérieure.
2° La deuxième vérité est qu’encore qu’il semble que l’âme s’est attachée par tendresse à la très Sainte Vierge plus qu’à Dieu, si l’âme est fidèle, elle sera fort instruite des voies de la grâce, et cette tendresse, si elle est sainte comme elle doit être, ne manquera jamais de porter l’âme à une union à Notre Seigneur Jésus-Christ très intime, et j’ose dire singulièrement, parce que la très Sainte Mère de Dieu, n’ayant point de vue en elle-même, ne peut retenir aucune créature pour elle, c’est pourquoi de nécessité elle les réabîme toutes en Jésus-Christ. […] 194.
Dans un abrégé d’une retraite de l’année 1640, nous lisons en son début et à sa fin : « … que je sois si profondément plongée dans la vérité véritable de mon néant et de mon abjection que je me tienne le reste de ma vie sous les pieds de tous les démons […] je sens un mouvement quasi perpétuel qui tend où Dieu me veut réduire : « Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin ».
Le lecteur moderne peut être choqué du caractère excessif de tels souhaits (Mectilde n’a pas encore rencontré son premier directeur mystique Chrysostome de Saint-Lô). La Mère Véronique Andral explique :
« Nous pouvons relever deux citations qui nous apprennent qu’elle lit sainte Catherine de Gênes. D’abord cette expression étrange : “Sous les pieds de tous les démons”. Pour la bien comprendre, il faut recourir aux explications de sainte Catherine : le démon est fixé dans un état de méchanceté qui ne peut empirer. Il ne peut nuire aux hommes que dans la mesure où ces derniers lui en laissent la possibilité en cédant à la tentation ; tandis que l’homme peut toujours croître en méchanceté et, donnant au démon la possibilité de nuire, il est “pire que lui”. Cela signifie donc plus simplement que l’on prend conscience d’être capable de tout mal.
Et puis la sentence qui clôt cet “Abrégé” : “Tôt, tôt, tirez-moi de mon être et me mettez dans l’opération de ma fin”. Pour la comprendre il faut relire le chapitre trente-deuxième de son livre “Comment se fait l’anéantissement de l’homme en Dieu par l’exemple du pain”. (La vie et les œuvres de Catherine Adorna [de Gênes], traduite par Desmarets, Paris, 1662).
Le pain proteste parce que celui qui le mange lui “ôte son être” et elle lui répond : “Pain, ton être est ordonné pour sustenter mon corps qui est plus digne que toi ; et tu dois être plus content de la fin pour laquelle tu es créé que de ton être propre : parce que ton être ne serait point estimable si ce n’était à cause de sa fin. Ta fin est ce qui te donne une dignité à laquelle tu ne peux parvenir que par le moyen de ton anéantissement. Donc si tu ne vis que pour parvenir à ta fin, tu ne te soucieras pas de ton être, mais tu diras : ‘Tirez-moi promptement de mon être et me mettez-en l’opération de ma fin pour laquelle je suis créé’. C’est ainsi que Dieu fait de l’homme, lequel a été créé pour la fin d’être uni à Dieu et d’être transformé en Dieu” (op. cit., 159).
Voilà donc ce vers quoi Mère Mectilde aspire de toutes ses forces » 195.
Nombre d’années passent où Mectilde est conduite par le P. Chrysostome puis par Monsieur de Bernières et d’autres : nous en trouverons témoignages dans les sections qui sont consacrées à ces correspondants directeurs. Mectilde a fait du chemin et sait maintenant résumer le « secret de la vie intérieure ». Nous la retrouvons vingt-deux ans plus tard :
[…] Il faut aussi faire usage de la foi, qui est le secret de la vie intérieure, que tant de personnes cherchent et qui est trouvée de si peu parce que l’on la loge dans des élévations et faveurs extraordinaires. Et elle consiste à croire Dieu en nous, croire son immensité qui nous environne, nous pénètre et qui remplit tout notre être, et vivre et agir en sa sainte grâce en esprit de révérence ; écouter comme bonne brebis la voix de notre divin Pasteur qui dit qu’il connaît ses brebis et que ses brebis le connaissent. […] 196.
Voici pour cette même année 1662, de brefs extraits de retraite de Mectilde précédés de leur pagination. Elle est devenue « notre révérende mère prieure du Saint-Sacrement » :
(128) Tous êtres créés retournent au néant dans la succession des siècles et confessent par leur destruction qu’il n’y a que Dieu qui soit et qui existe par lui-même [j’omets plusieurs pages à fins personnelles du long document:]
(139) Ô quel abîme ! Il n’y a rien de si surprenant ! Tout paraît perdu. Rien, Rien, Rien, Rien, et tout Rien ! La nudité est si grande qu’on s’étonne comme l’âme se peut soutenir.
Si elle était sensible, elle mourrait de douleur. Mais elle ne se peut mouvoir, ni désister, ni vouloir aucune chose.
Tout paraît mort et tout dépend du souffle de Jésus-Christ.
Il est impossible à l’âme de trouver en sa vertu et capacité un souffle de vie. Ce sont des morts éternelles qui attendent leur résurrection de la pure puissance et bonté de Jésus-Christ, sans que l’âme y puisse contribuer à la moindre chose. L’âme voit cette mort clairement, et d’autres fois elle est capable de trouble ; mais quoiqu’il lui arrive différentes dispositions, la mort est toujours en fond.
Il y a ici quelque chose de semblable au grain de froment qui tombe en terre, y meurt et y pourrit. Mais dans le fond de sa propre pourriture, il y a une vie végétante qui s’y conserve et qui n’est point aperçue, car le grain paraît pourri. Cette vie végétante est une vertu productive qui se trouve dans toutes les plantes et qui leur donne vie. […]
(140) Il n’y a donc rien à faire ici qu’à souffrir sa mort et sa pourriture. Voilà tout le secret de la vie intérieure, qui donne tant d’emploi aux esprits, qui fait composer tant de livres et qui, le plus souvent, demeurent courts dans leurs lumières et productions, chargeant les âmes de mille pratiques ou intelligences humaines qui les éloignent de la simplicité de Jésus-Christ. […] 197.
Fin juillet et début d’août survient une étrange maladie :
Elle sort de la messe et semble « une morte ». Une religieuse la suit : « Cette religieuse s’assit auprès d’elle et la tint entre ses bras une demi-heure, après elle revint à elle et poussant un (79) profond soupir elle dit : Quelle privation ! On n’a jamais pu apprendre d’elle ce que ce soupir voulait dire, mais une autre personne vertueuse assura qu’en ce moment elle avait vu la Mère Mectilde devant Dieu, et qu’elle avait été renvoyée pour être mise sous la presse des souffrances et des croix ». Est-ce sa deuxième comparution au jugement de Dieu ? 198.
À l’automne, la veille de la Toussaint, dans une Conférence à ses sœurs, Mectilde évoque un sentier étroit caché à nos sens :
[…] Il faut que chacune observe les mouvements de son intérieur pour connaître le sentier secret où Dieu veut que l’âme marche dans la perfection. C’est l’importance de savoir ce qu’elle doit faire. Il faut dire souvent avec une sainte confiance ce verset du Prophète : « Vias tuas, Domine, etc. Seigneur, montrez-moi vos voies et enseignez le secret sentier par lequel je dois parvenir à vous. » (Ps. 24, 4). Pourquoi le nommons-nous « secret sentier » ? C’est parce qu’il est comme caché à nos sens qui veulent toujours voir, connaître, goûter et sentir. Et ce sentier étant étroit, il faut être dépouillé de notre propre esprit et de nos affections pour y marcher. Il est secret à cause que la seule foi est notre guide et qu’il ne faut point d’autre flambeau ni d’autre appui. […] 199.
Et le dernier jour de l’an, le silence qui « dispose l’âme à l’oraison » est célébré ainsi :
[…] Oui, mes Sœurs, je dis que c’est une chose très sainte que le silence. Le silence dissipe les nuages et chasse les ténèbres de l’intérieur ; il calme une âme et la met en possession d’une grande paix, par le moyen de quoi elle entre en union avec Jésus‑Christ, qui se présente dans le fond de cette âme et se communique d’une manière ineffable. Le silence dispose l’âme à l’oraison. Quelqu’une, peut-être me dira : « Je garde le silence le mieux qu’il m’est possible, je ne parle que dans l’ordre et quand il faut je me tiens retirée dans notre cellule et si pour tout cela je ne suis pas fille d’oraison ». Cela se peut faire. Mais vous saurez que le silence a plusieurs degrés. Il y en a, à la vérité, qui gardent le silence de la parole, lesquelles font un babil et tintamarre dans leur intérieur, qui les empêchent d’entendre cette Parole éternelle qui ne peut se représenter dans ces âmes, non plus qu’il ne vous serait pas possible de vous voir dans un miroir que l’on remuerait continuellement. Il y a donc le silence extérieur qui est une très bonne chose, pourvu qu’il soit accompagné du silence intérieur qui arrête le babil de l’esprit, nous éloigne de toutes les créatures et de nous-mêmes. Il y a un troisième silence plus intime et parfait qui fait entrer l’âme en union avec Dieu : silence des puissances, etc. Cela nous passe, nous n’en sommes pas là, et quand bien même j’en voudrais parler, je ne saurais moi-même ce que je dirais.
Entrons donc dans la pratique des deux premiers et nous irons bien loin. Retirons-nous de l’application des choses qui ne sont point de notre obligation ; tenons notre esprit recueilli, et lorsqu’il s’égare rappelons-le sans quasi qu’il s’en aperçoive. Il y en a qui se fâchent contre elles-mêmes et qui s’invectivent, voyant leur légèreté disant : « Oh ! Que je suis misérable, etc. ». Non, croyez-moi, mes Sœurs, il n’en faut pas user ainsi, mais s’habituer tout doucement à la récollection et actuelle présence de Dieu. Et vous voyant distraites et dissipées, changez d’objet c’est-à-dire laissez la créature et regardez Dieu comme qui retournerait une médaille et dites : « Mon Dieu » ou « Mon tout », et vous laissez ainsi emporter sans violence à ce divin objet et vous verrez qu’avec un peu de fidélité, vous arrêterez la légèreté de votre esprit et vous habituerez au silence et récollection intérieure ; j’en sais qui pour s’être servies de cette petite pratique ont fait un grand progrès en l’oraison. […] 200.
Durant l’Avent, elle s’adresse à ses sœurs :
[…] Il est donc venu, et il vient incessamment. […] Il a fait sa course comme un étranger et pèlerin. Et quoiqu’il soit le souverain des créatures, il a souffert une pauvreté extrême. C’est de la sorte que nous devons vivre ici-bas, nous regardant comme étrangers, ne faisant fond ni appui sur aucune créature, nous souvenant que ce n’est point ici le lieu de notre patrie, y vivant dans un saint dégagement d’esprit.
[…] Non, non, mes Sœurs, ce n’est point chimères de mon propre esprit, mais vérité de foi qui nous doit faire marcher dans un profond respect et adoration d’un Dieu toujours présent en nous.
Oui, toute l’auguste Trinité y réside. Si vous me demandez où elle fait sa demeure, si c’est dans la tête, au cœur ou dans la poitrine, je vous répondrai que, comme notre âme occupe tout notre corps et qu’elle est indivisible, ainsi Dieu remplit toutes les facultés de notre âme ; il est partout et en toutes ses parties. Et quelle est son occupation ? Oh ! Mes sœurs cela est ineffable et incompréhensible. Il fait dans les âmes ce qu’il a fait dès l’éternité : le Père engendre son Fils ; et le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit. Toute l’auguste Trinité y forme Jésus-Christ. Ne voilà-t-il pas un beau sujet de contemplation ?
L’on croit que c’est une chose si extraordinaire qu’une âme contemplative, et cependant il n’y a rien si facile. Contempler, c’est regarder un objet. Cette vérité de foi établie de Dieu présent en nous, je vous demande si ce n’est pas un objet assez charmant pour nous tenir dans l’admiration et dans une continuelle contemplation.
Il n’est pas besoin de chercher Dieu par quantité de pratiques. Qui cherche n’a pas. Mais il faut jouir avec paix et douceur d’esprit de ce trésor infini, puisque nous le possédons aussi véritablement comme les saints le possèdent dans le ciel. Ô bonheur infini, mais trop peu connu de la plupart des chrétiens qui ignorent le trésor qu’ils possèdent et qui leur a été donné par Jésus-Christ dans le baptême. […] 201.
La veille de la Toussaint :
Mes chères Sœurs, j’avais dessein de vous dire quelque chose sur la solennité de demain, si Notre-Seigneur m’en avait donné la grâce et la capacité, mais voyant que pour parler de Dieu il faut tant de pureté, de sainteté et une âme si morte et dégagée de soi-même, et que je n’ai aucune de ces qualités, j’ai cru qu’il valait mieux me tenir dans le silence et m’enfoncer dans mon néant pour laisser au Saint-Esprit à vous instruire sur un sujet si saint, étant véritable qu’il ne manque jamais aux âmes qui se disposent à entendre sa divine voix. Il vous donnera intelligence des sacrées paroles portées dans l’Évangile de l’office du jour : « Ecce nos reliquimus », « Seigneur, voici, nous avons tout quitté » (Mt 19, 27), et comme ce n’est pas sans mystère que l’Église les approprie à tous les Saints de notre sacré Ordre, lesquels peuvent dire avec les Apôtres : « Ecce nos reliquimus ». C’est, mes Sœurs, ce qui fait aujourd’hui le sujet de leur triomphe et félicité dans le Paradis.
Oui, ils ont tout quitté pour suivre Notre-Seigneur ; non seulement les richesses, les honneurs et les plaisirs du monde, mais eux-mêmes. Ils ont mené ici-bas une vie renoncée et crucifiée. Vous voyez des âmes mortes à leur propre vie et seulement animées de la vie de Jésus. Plusieurs viennent dans les Cloîtres toutes déterminées à quitter tout ce que le monde leur peut promettre de grandeurs et de richesses ; mais très peu se quittent elles-mêmes. Elles veulent bien être pauvres, mais il ne faut pas que rien ne leur manque. Elles renoncent volontiers aux grands honneurs du monde, mais elles ne peuvent souffrir les mépris. Elles ne demandent pas une haute réputation, mais elles ont peine de se voir dans l’oubli des créatures, d’être négligées, abjectes et cachées aux yeux des hommes. Ce n’est point là avoir tout quitté.
Je ne dis pas qu’il y en ait entre vous qui soient dans ces sentiments ; je parle de moi-même qui porte en fond toute cette malignité, et qui suis encore pis que tout cela. Mirez-vous dans ce miroir horrible pour voir la laideur d’une âme toute vivante en soi-même et tout occupée de soi. Ou plutôt regardez ce beau miroir que l’Église nous présente en la personne de tant de saints Religieux et Religieuses qui ont été des modèles de perfection pour vous animer à les imiter et de pouvoir dire comme eux : « Ecce nos… Seigneur nous avons tout quitté ». Qui dit tout ne réserve rien. Heureuse l’âme qui le peut dire en vérité ; elle possède un trésor sans prix et une paix inexplicable. Car, je vous prie, qui peut troubler la paix d’une âme qui n’a rien et qui ne veut rien ? Rien du monde n’en est capable. […]
Remarquez que toutes nos inquiétudes viennent de nos désirs et qu’une âme qui s’est quittée elle-même en vérité est heureuse ; je ne dis pas seulement pour les choses extérieures, mais même pour les intérieures qui regardent nos perfections. Je ne vois point d’âmes qui ne se plaignent : les unes d’être pauvres, les autres de se voir ténébreuses, arides dans l’oraison, que Dieu semble ne les point écouter ; et toutes ces plaintes ne procèdent que de ce que l’on ne se quitte point soi-même en vérité. On vit de soi et pour soi, chose horrible, on se regarde toujours. Mon Dieu, si nous concevions bien combien il est avantageux de s’oublier soi-même, ses intérêts et toutes les créatures, tant créées qu’à créer, c’est-à-dire que nous créons nous-mêmes et dont nous emplissons nos intérieurs de désirs et mille niaiseries qui nous occupent. Nous devrions craindre l’estime et l’applaudissement des hommes comme un grand malheur, à raison qu’il y a très peu d’âmes qui ne se souillent et ne prennent quelque petite complaisance à ces choses. Il faut fuir tout ce qui est éclatant et nous abîmer dans notre néant ; c’est là où nous trouverons Dieu. […]
Oui, je sais une âme, laquelle voulant recevoir quelque faveur de Notre-Seigneur, s’anéantit au-dessous de tous les démons, s’estimant et se voyant plus abominable que l’enfer même ; et pour lors, Dieu descend dans cet abîme pour la favoriser de son union. Vous me direz que je devrais vous entretenir de la gloire des Saints ; mais, mes Sœurs, je vous parle de ce qui a fait les Saints qui est le renoncement d’eux-mêmes et la profonde humilité dont notre Glorieux Père Saint-Benoît nous parle si dignement dans notre sainte Règle et que ces grands Saints ont pratiqué si fidèlement. Priez-les de nous en obtenir de Dieu et la grâce et l’esprit, et pour lors nous pourrons dire comme eux « Ecce nos reliquimus, etc. » […]
Souvenez-vous que notre bonheur consiste dans la très profonde petitesse et séparation des créatures et de nous-mêmes, qui nous mettra au-dessus de mille petites choses qui nous occupent et inquiètent. Vous me demanderez s’il faut être insensible. Je vous réponds que non, l’on peut ressentir une peine, un déplaisir, la perte d’un parent ou d’un ami et porter en fond une soumission à Dieu très parfaite et une séparation de soi. Pleurez dans telles occasions, je ne vous le défends pas, mais conservez une âme dégagée. […]
Je ne voudrais pas être insensible, en ces rencontres, comme ces grandes âmes qui ne se touchent de quoi que ce soit. Non, non, mes Sœurs, il faut que nos larmes nous soient sujet d’abjection et occasion de nous tenir bien petites. Mais, je trouverais étrange qu’une victime, qu’une âme consacrée à Dieu, s’afflige et s’inquiète dans les petites occasions de mépris, d’oubli des créatures, et qui eût peine qu’on la négligeât. O mes Sœurs, c’est ce qui doit faire notre bonheur et notre perfection. […]
Quittons, mes Sœurs, quittons toutes choses pour suivre notre Maître Jésus-Christ ; demandez-en la grâce par les mérites de cette belle troupe qui nous a devancées. 202.
Mes Sœurs, nous devons, sur ce divin modèle, pratiquer ces trois degrés de pauvreté. Pour la pauvreté des biens et des richesses du monde, nous y avons déjà renoncé par vœu exprès. Mais nous devons travailler à acquérir cette seconde pauvreté d’amis, d’appui et d’estime des créatures. Il y en a bien qui renoncent aux richesses, lesquelles ne quittent pas leur part de l’amitié des créatures, de leur estime, appui, etc. […]
L’exemple de la pauvreté de Jésus doit nous faire renoncer à toutes ces choses, pour passer à cette 3e pauvreté de nous-mêmes. Mais qui fait notre « nous-mêmes » ? C’est notre esprit, notre raison, nos puissances, surtout cette volonté propre. Il faut que la pauvreté nous dépouille de tous ces biens, à la vue de notre divin prototype en qui toutes ces choses étaient très saintes, et cependant il s’en est dépouillé par amour de la sainte pauvreté. […]
Étant ainsi appauvries de nous-mêmes, l’on nous introduira dans le mépris, car l’on méprise ordinairement les personnes pauvres, sans appui, et qui n’ont aucune marque de grandeur 203.
Environ sept années plus tard, Mectilde expose la signification du songe mystérieux vécu avant 1639 204:
Un jour, étant à l’oraison, il me fut montré un chemin, lequel comme je crois, était le sentier secret par lequel l’âme doit marcher pour entrer dans la vie, or ce chemin conduisait l’âme à Dieu, mais il était grandement difficile et bien rude au commencement ; il y avait des obscurités épouvantables et des dangers très grands, quantité de ronces et d’épines qu’il fallait traverser et en ressentir les piqûres ; ces choses retenaient quelquefois longtemps l’âme dans le chemin sans avancer ; plus avant, il était étroit, mais moins dangereux, la lumière n’était pas pénétrante, il fallait marcher sans appui, sans secours et sans lumière ni assistance de quelque côté que ce fut. L’âme allait à Dieu par tendance aveugle au-dessus des sens, elle n’était, ce lui semblait, soutenue ni du ciel ni de la terre et il fallait marcher sans aucune consolation ni appui. Au bout de ce chemin, la divinité y paraissait comme dans une lumière inaccessible qui considérait ou regardait cette âme, mais nonobstant qu’elle la voyait dans des peines et des souffrances très grandes à raison de cette terrible nudité, elle ne lui donnait aucun secours qu’elle ait pu remarquer ni sur quoi prendre quelque appui. Je remarquai une chose en cette voie, c’est que l’âme, ne pouvant s’arrêter sur aucune chose, elle paraissait fort élevée de terre, tendante immédiatement à Dieu, mais elle ne pouvait se reposer sur aucune chose de la terre ni s’attacher au ciel. Elle était comme suspendue, voltigeant sans se pouvoir arrêter sur rien qui soit, et quoique quelque petite faveur semblait paraître quelquefois, elle ne s’y pouvait appliquer, d’autant qu’il y avait autre chose que cela qui l’attirait sans toutefois rien distinguer ni connaître. La vue de ce chemin fut très prompte, néanmoins je vis et compris bien tout ceci et quelque intelligence m’en demeura dans l’esprit que je serais trop longue à rapporter. […]
Au reste, il ne faut plus rien cacher : au milieu de mes infidélités, Notre Seigneur me continue ses miséricordes et me découvre un pays dans lequel on le peut posséder seul dès ce monde ici. Tout mon soin est de me laisser conduire à ce bienheureux état et de souffrir les dépouillements et dénuements dans lesquels il faut entrer. Il est vrai que l’expérience seule peut apprendre à l’âme la vraie union, c’est-à-dire qu’il faut que Dieu y mette l’âme avant que de savoir ce que c’est. Si je désirais encore quelque chose, ce serait de revoir N... [Bernières disparu en 1659 ?] et d’être aussi avec vous quelques jours pour recevoir des avis propres à l’état où Dieu me veut mettre. Mais dans la privation de tous secours, je m’abandonne à Dieu et le laisse opérer en moi ses saintes volontés. Vraiment Dieu se trouve dans le néant, et c’est une pure ignorance de le chercher ailleurs, ce qui fait que mon âme est dans une indépendance de toutes les créatures, il les faut toutes outrepasser pour arriver à Lui (Ct. 3, 4), et si on ne les perd toutes on ne le peut rencontrer. Mais aussi quand on l’a trouvé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire que de se reposer en Lui sans connaissance et sans amour particulier de choses quelconques, tout est abîmé dans la divinité et il semble que l’âme dans son fond a la connaissance et l’amour éternel que Dieu se porte à lui-même. Tant plus on avance dans les voies de Dieu, tant moins on a de choses à dire. Dieu qui ne s’exprime point est celui qui possède l’âme et qui la plonge dans un silence extérieur et intérieur […]205.
À la fin de la même année :
Supplions Jésus Enfant de préparer Lui-même sa demeure en nous. Mais que ferons-nous de notre part pour Lui donner entrée ? Je trouve trois choses nécessaires : la première est la foi, la deuxième, la pureté, la troisième, l’amour. Il faut de la foi ainsi que je vous disais, il y a quelques jours. C’est la foi qui nous donne entrée dans les mystères ; sans foi nous n’y serons pas admises. Il y a deux sortes de foi : une foi spéculative et une foi de pratique. La foi spéculative sans la foi de pratique ne nous sauvera pas. Croire Dieu dans le Très Saint-Sacrement, c’est une foi toute divine qui nous fait voir et connaître un Dieu pauvre, abaissé, anéanti, se réduisant sous un point pour venir à nous et être mangé de nous. Que de grands mystères nous découvre la foi ! Mais il y a une foi vicieuse et de démons qui croient et ne font pas. Que nous servira de croire, si nous n’en venons aux effets ? Il faut donc exercer une foi pratique. Je vois un Dieu qui s’abaisse, qui se réduit au rien et je voudrais encore être quelque chose dans l’esprit des créatures ! Un Dieu laisse toutes ses grandeurs, sa puissance et le reste, et je veux me soutenir et trouver de l’appui ! Un Dieu s’humilie, et je cherche à m’élever ! […]
Savez-vous bien pourquoi Notre Seigneur ne voulut point naître en la ville de Jérusalem ? C’est que tout y était plein de créatures. Il n’y avait point de maison vide ; tout est rempli d’intérêt et du reste. Il aima mieux prendre naissance à une pauvre étable vide et désoccupée, ce qui nous montre bien que si nous voulons que Jésus demeure en nous, il faut nous vider de tout, généralement. […] « Venez les petits ». Ce sont les humbles, seuls dignes d’apprendre des secrets si divins et cachés aux grands de la terre, n’étant autres que les superbes. Plus une âme est petite, plus Dieu se communique à elle. Il va la chercher jusque dans son néant où Il la remplit de tout Lui-même.
La pureté, pour seconde disposition, nous donnera entrée dans la grâce du mystère, n’ayant aucune vue humaine, faisant toutes nos actions purement et uniquement pour Dieu, plus pour les créatures ni pour nous-mêmes ; et c’est l’amour de nous-mêmes qui nous lie aux créatures. S’il y a quelque bien en nous, ne le voir qu’en Dieu qui l’y a mis.
L’amour nous y fera demeurer, et comme il se fait tard, je n’ai plus qu’un mot à vous dire, que je vous prie, mes Sœurs, de bien écouter : les mystères ne nous sont représentés par notre Mère la sainte Église que pour nous y conformer par état autant que nous le pouvons. Méditez et examinez sérieusement les circonstances qui s’y rencontrent pour entrer en communication de pratique comme chrétiennes et membres de Jésus-Christ, notre Chef ; et jamais nous ne serons unies à Lui si nous ne faisons les mêmes choses que Lui. C’est pour cela qu’il vient au monde, qu’il prend une nature comme nous, qu’il se fait enfant, qu’il est pauvre, humble, docile, obéissant, silencieux ; voilà les marques de son enfance. Ainsi d’un autre mystère. Considérez ce que nous devons pratiquer, voilà le profit que nous en devons tirer 206.
Enfin, douze années plus tard, en 1683, le Véritable Esprit 207 est paru :
Je dirais volontiers une chose surprenante à plusieurs, que comme le grain de froment ne fait nulle coopération à sa renaissance, ou à sa nouvelle vie, que de demeurer en terre, et de pourrir ; que l’âme doit aussi demeurer ensevelie dans la terre de son propre néant, et de sa propre corruption, attendant avec une patience éternelle (c’est-à-dire prodigieuse) le point de sa résurrection ; car ce germe de vie caché en elle-même, sans qu’elle le découvre en ce temps-là, ne peut perdre sa vie dans cette terre, parce qu’il est vie ; Ego sum vita, et essentiellement vie, et que si l’âme par le péché n’étouffe et n’arrache ce germe précieux de vie, il poussera et fera une renaissance admirable en l’âme ; mais il faut remarquer que le grain de froment est demeuré pourri dans la terre, et qu’il n’y a eu que son germe qui a produit ; de même l’âme demeure comme ensevelie et perdue dans la terre de son néant, et ce germe de vie, Jésus Christ, pousse et produit en l’âme des choses ineffables, et qui ne se peuvent dire : Il faut donc que l’âme demeure toujours dans la mort, jusqu’à ce qu’elle soit passée en Jésus Christ comme en la source de la vie, et qu’elle attende qu’il se produise lui-même en elle comme vie : Le grain de froment est la comparaison que le Fils de Dieu nous a donnée en l’Évangile, et il se l’approprie à lui-même 208.
À nouveau un grand saut intérieur ; l’on se situe très loin de la « réparation » mal comprise :
Le 21 septembre 1687, notre digne Mère étant à la récréation nous dit : « Hier soir en me couchant, je faisais réflexion en moi-même d’où vient qu’il y a si peu d’âmes unies à Dieu. La pensée me dit qu’il ne tenait pas à Notre Seigneur que nous ne fussions unies à lui, qu’il en avait un désir infini, et qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il ne tenait qu’aux âmes d’avoir cette union. Que pour cela elles n’avaient qu’à être fidèles continuellement à la grâce qui leur était donnée à tout moment pour remplir le dessein qu’il avait sur elles. Et que si elles avaient cette fidélité à leur grâce, qu’en peu de temps elles arriveraient à la plus parfaite union où nous voyons que ces grands saints sont arrivés, n’y ayant eu que cette fidélité qui leur a attiré cette grâce d’union et d’élévation à Dieu ».
Là-dessus une religieuse lui dit : « Mais, ma Mère, ces âmes qui n’ont qu’une petite grâce, qui ne sont pas appelées à une si grande perfection n’arriveront pas à cette si haute union » - « Tout de même, lui répondit-elle, si elles sont fidèles à correspondre à tout moment à cette petite grâce, elles auront l’avantage d’être unies à Dieu selon leur degré de sainteté que Dieu prétend leur donner. C’est pourquoi donc nous n’avons qu’à être toujours fidèles chacune selon sa grâce, et nous serons unies à Dieu divinement et amoureusement, et plus rien sur la terre ne nous fera peine. Nous serons en Dieu et Dieu sera en nous. Oh ! quel souverain bonheur ! » 209.
1689
À une religieuse en retraite : « Nous avons une grande nécessité de recourir à Dieu fréquemment, devant faire comme dit saint Paul de prier sans intermission. Cela s’entend d’avoir toujours un penchant vers lui et d’être attentive à sa sainte présence ». Cette religieuse la fit ressouvenir de ce qu’elle nous avait dit d’elle là-dessus autrefois, qu’elle avait appris à prier sans intermission. « Oui, dit-elle, c’était nuit et jour, je ne dormais qu’à demi. Je demandais une grâce à Dieu depuis longtemps, qu’il ne m’a pourtant point accordée, c’était d’être recluse ; tellement qu’un jour de Pâques, il me fut imprimé une parole intérieure en ces termes : “Adore le dessein que j’ai sur toi, qui t’est inconnu, et t’y soumets ». […]
Sur quelque chose qu’elle lui proposait de faire, elle lui répondit : « Il n’est pas le temps à présent, et je n’en ai pas la lumière, mais on y verra ; notre Seigneur nous éclaircira pour cela. Il ne faut pas prévoir tant de choses. » 210.
L’an 1692 aborde les six dernières années de vie de Mectilde. Elle est âgée de 77 ans et tente de témoigner de la juste voie devant les jeunes sœurs : l’époque est troublée par la notion de péché et la crainte du jugement ? Pas de mérite, donc confiance !
… Il nous sera fait selon notre foi, ce n’est point sur notre mérite que nous fondons notre salut. Pour moi je crois certainement qu’une personne qui mourrait avec grande confiance en la bonté et au mérite de Notre Seigneur, pourvu qu’elle n’ait de péché volontaire, qu’elle irait tout droit en Paradis. Quelle consolation a une âme en mourant de dire : je quitte la terre pour aller à mon Père qui est aux cieux. Quel bonheur a cette âme de retourner à Dieu duquel elle est sortie ! Mais la réflexion vient bientôt troubler notre joie en vue de nos péchés et de nos fautes, par la crainte des jugements. Mais nous pouvons dire à (18) Notre Seigneur : « vous n’êtes point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, dont je suis du nombre. Vous êtes notre Sauveur, sauvez-moi par vos mérites et votre infinie bonté. Pour moi je crois qu’une âme qui serait bien pénétrée de cette confiance n’aurait rien à craindre ».
Revenons aux comparaisons humaines. Quelle est la créature, pour peu qu’elle ait le cœur bien fait, qui voulût perdre une personne qui aurait en elle une entière confiance ? Je crois qu’il n’y en a point qui en soit capable, à plus forte raison devons-nous l’espérer de Dieu. Il nous fait une comparaison dans l’Évangile qui confirme notre confiance, lorsqu’il nous dit qu’il nous aime incomparablement plus que les pères charnels n’aiment leurs enfants, nous disant : quel est le père qui donnera une pierre à son enfant lorsqu’il lui demandera du pain. Il nous fait entendre par là que nous devons avoir plus de confiance et d’abandon en lui que les enfants n’en ont pour leur père. Si notre cause était entre les mains du Père éternel, et que nous n’ayons pas, en la personne de son Fils, un Sauveur et un Rédempteur qui n’est point venu pour les justes, mais pour les pécheurs, je vous avoue qu’une pécheresse comme moi aurait bien lieu de craindre 211.
[…] Quels sont les desseins de Dieu en nous envoyant ce feu divin ? C’est qu’il brûle. - Et quoi ? - Ce sont nos cœurs. Il ne consommera pas les choses extérieures, comme le feu matériel. Ce feu adorable ne veut consumer que les cœurs. Mon Dieu, vous êtes le feu qui brûle, mais où sont les cœurs qui se présentent pour en être embrasés ? Pour moi, depuis le temps que je reçois ce feu, il n’a point encore fondu ma glace, parce qu’elle est trop dure. […] 212.
En 1694, année faste en ce qui concerne les documents qui nous sont parvenus de la Mère du Saint Sacrement, nous avons glané de nombreux passages. Ils vont couvrir cette page et les suivantes :
Il n’est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité […] C’est donc dans l’intime de votre âme, où ce Dieu de Majesté réside, que vous devez l’adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m’élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d’obstacle à sa grâce.
[L’extrait se poursuit ainsi :] Imaginez-vous qu’il vous dit intérieurement : « Je suis toujours en toi, demeure toujours en moi, pense pour moi et je penserai pour toi et aurai soin de tout le reste. Sois toute à mon usage comme je suis au tien, ne vis que pour moi », ainsi qu’il dit dans l’Écriture : « Celui qui me mange vivra pour moi, il demeurera en moi et moi en lui » (Jn 6, 57). Oh ! Heureuses celles qui entendent ces paroles et qui adorent en esprit et en vérité le Père, le Fils et le Saint-Esprit et Jésus Enfant dans sa sainte naissance avec les saints Mages, si vous voulez que nous retournions au Mystère de l’Épiphanie 213.
Le 13 février 1694, durant une maladie de notre digne Mère, elle nous dit : « Il me serait d’une douceur et d’une consolation inexplicables, si je reviens, de voir la Communauté vivre à l’avenir dans une paix et une union plus grandes que jamais, et dans un saint attachement à Dieu, qui ne voit plus que Dieu, qui n’aime plus que Dieu, qui ne cherche plus que Dieu, qui ne veut plus vivre que pour Dieu. Dieu m’a tenue plusieurs jours aux portes de la mort. Ah ! il est juste de rendre à son souverain domaine l’hommage qui lui est dû : ce n’est point dans les lumières et dans les clartés que la foi subsiste ; mais dans les précieuses ténèbres.
Il serait avantageux que cet objet humain (notre vénérable Mère parle d’elle-même, de l’affection qu’on lui portait), qui vous a occupées, ne soit plus, afin de faire place entièrement à Dieu, pour qu’il soit tout, qu’il anime tout, qu’il possède tout. Je sais que cette conduite est dure à la nature, que l’on y rencontre de cruelles crucifixions, d’étranges morts. Mais c’est dans la mort que l’on doit chercher la vie. Il semble que je rêvasse un peu, cependant je dis des vérités” […] 214.
Deux jours plus tard :
Quand je dis, continua notre Révérende Mère 215, qu’il n’y a rien de plus saint dans l’Église que l’Institut, je le dis sans intérêt, car mon Dieu sait bien que je n’y prends aucune part, Notre Seigneur me tenant dans un état que lui seul connaît. C’est son œuvre, c’est à lui seul qu’il en faut laisser la gloire. Pour moi, ma portion est le néant et l’abjection, je n’ai jamais prétendu autre chose.
Je dis à Notre Mère que j’allais écrire tout ce qu’elle venait de dire. Oui ma Sœur, me répondit-elle, écrivez-le ; si vous voulez, je le signerai de mon sang. Oui, encore une fois je vous le dis, et je brûlerais pour cela, dans l’Église de Dieu il n’y a rien de plus saint que l’Institut. J’en ai connu la sainteté plus que jamais depuis que Dieu m’a mise dans l’état où je suis. Il n’est pas connu comme il devrait l’être, peut-être le sera-t-il davantage dans la suite 216.
Au mois suivant :
Oui, mes Sœurs, une âme abandonnée fait le jouet de Dieu, il s’en joue comme il veut, elle se laisse peloter, tourner, virer, et se laisse mener comme Dieu la mène, elle n’a aucune résistance. Il y en a qui disent qu’on ne peut pas retenir son esprit. Vous seriez bien habiles, mes Sœurs, si vous en veniez à bout, il court sans cesse, et il ne faut non plus s’étonner de ses courses que d’un oiseau qui vole. On dit qu’en mettant un grain de sel sur la queue, on l’attrape ; il en va de même de l’esprit. Laissez-le donc là et n’ayez soin que de retenir le cœur soumis et abandonné. […]
Tournez-vous toujours du côté de Dieu. Soyez assurées qu’il ne vous veut point perdre. De nous-mêmes nous ne pouvons rien, et si Dieu ne nous soutenait par une grâce autant puissante qu’amoureuse nous tomberions à tous moments dans mille péchés, et tout présentement que je vous parle, vous et moi nous sommes capables d’en faire une infinité. Qu’est-ce qui me retient donc ? C’est mon Dieu qui veille sur moi ; et quand vous êtes retirées en solitude adorez cette puissance qui vous soutient et qui vous empêche de tomber. […] 217.
Le 28 mars 1694 : “Portons-Lui en esprit d’humilité toutes nos fautes, nos misères... Si nous faisons des fautes involontaires... ne nous en étonnons point... si vous tombez, mettez-vous encore plus bas et avouez votre misère devant Notre Seigneur et croyez que c’est là ce dont vous êtes capables. Criez à lui et il vous pardonnera, et si vos fautes sont volontaires, il faut crier plus haut, et il ne laissera pas de vous les pardonner. Notre Seigneur est si aisé à contenter ! Je ne l’aurais jamais cru, mais je l’ai appris. Il m’a fallu pourtant faire quelques sacrifices un peu durs et sensibles, mais ils ont été adoucis par la bénignité de Notre Seigneur.” Et elle entretient longuement ses filles sur l’abandon et le délaissement, faisant allusion à sa maladie.
Oui, mes enfants, dans l’abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l’âme jusque dans le sein de Dieu... Je trouve néanmoins qu’il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l’âme fait d’elle-même. Car dans l’abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons... Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j’ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d’abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l’on fait d’une chiffe, qu’à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n’est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! … Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, tout abandonnée à lui sans retour sur moi218.
Et elle parle longuement de la paternité de Dieu :
Je ne vois rien de plus consolant et de plus ravissant pour une âme que de dire : Dieu est mon Père. En plusieurs endroits de l’Evangile, il nous le montre, et même il semble nous en faire un commandement exprès comme en celle [cette conduite] d’aujourd’hui : “N’appelez personne sur la terre votre père, car vous n’en avez qu’un qui est au ciel” (Mt. 23, 9). Cette parole qu’il dit à sainte Magdeleine après sa résurrection me charme : “Je monte à mon Dieu et à votre Dieu, à mon Père et à votre Père” (Jn 20, 17). Quelle consolation à une âme : mon Dieu est mon Dieu, mais il est aussi mon Père ! […]
Avant hier, après la sainte communion, il me semblait que mon âme criait après les pécheurs et qu’elle disait : Venez, venez, pécheurs, venez voir l’amour ineffable d’un Dieu et les merveilles qu’il opère dans les âmes. Venez voir cet abîme sans fond de miséricorde et d’amour ! Abyssus abyssum (Ps. 11, 8 Vulg.) [...] S’il est Dieu il a aussi un cœur de père. Chose admirable : celui qui est le Principe de la très Sainte Trinité est mon Père, le Père d’un Dieu est mon Père ! Et c’est une vérité de foi que nous devons croire aussi fermement que le très Saint Sacrement, puisque Jésus Christ l’a dit.
Voyez qu’il ne dit pas : “Soyez parfaits comme MON Père céleste est parfait”, mais “comme VOTRE Père céleste est parfait”. Nous sommes d’une origine divine. Quelle gloire pour nous, mes Sœurs, d’avoir un Dieu pour Père ! Quoi ? Celui qui est mon Dieu est mon Père ! Confions-nous donc en lui. Non, mes Sœurs, il ne vous abandonnera pas. Vous aurez le poison dans le cœur sans en mourir. C’est un Dieu juste, il est aussi infiniment bon. Croyez-moi, penchez plutôt du côté de la bonté que de la justice. Non, il ne veut point perdre les âmes, je vous l’ai déjà dit. Il les aime (188) et les porte toutes dans son Cœur adorable » 219.
Ceci rappelle une lettre de Mère Mectilde à la comtesse de Châteauvieux où elle lui écrivait : « Dieu est tout bon, mon enfant, et très miséricordieux, aussi bien que très juste » que la copiste du Véritable Esprit a traduit, un peu sèchement : « Dieu est aussi bon qu’il est juste » 220.
Le 1er avril 1694, notre digne Mère reprit fortement une religieuse qui témoignait une crainte excessive de n’être pas du nombre de ceux qui gagneraient le Jubilé. « Vous allez toujours dans l’extrême… […] Sachez, mes Sœurs, que vous trouverez Dieu à la mort comme vous l’avez fait pendant votre vie. Vous êtes ses enfants, ses épouses et ses victimes ; il est en vous, et vous le portez toujours dans vos cœurs ; il vous comble de ses grâces, vous tenant unies à lui par son amour, mais d’une manière si intime que vous êtes comme tout entrées en lui. Voudriez-vous vous en séparer ? C’est lui faire une injure insupportable que de se défier de sa bonté. » 221.
Au mois d’août :
[…] Ah ! si nous avions toujours Dieu devant les yeux, nous serions plus sages que nous ne sommes. C’est pourtant une vérité que nous sommes obligées de croire sous peine de damnation éternelle que Dieu est partout et qu’il voit tout. Oh ! mais vous me direz, je ne le vois pas. Il est vrai, mais Dieu n’est pas sensible, c’est un pur esprit qui ne peut tomber sous nos sens. Il est pourtant vrai qu’il est partout. Il est en vous, en nous ; en vous et en nous, nous dit-elle parlant à trois ou quatre qui étions présentes.
Il faut que je vous donne un exemple qui vous le fera connaître. À présent que le temps est sombre, vous ne voyez pas le soleil. Il n’est pas visible à vos yeux. Cependant, il luit, et s’il n’était point, l’on ne verrait goutte. Aussi disons que Dieu est en nous, et que nos corps lui servent de nuées et d’ombres pour se cacher. Comme le soleil de la nature ne se voit pas à cause des nuées qui le cachent, de même le soleil de la grâce qui est Dieu ne se voit pas, car nos sens et nos corps sont les nuées sous lesquelles il se cache à eux. Mais la foi nous le découvre et est comme un soleil qui se fait voir à plein sur le midi. […]
À quoi donc servent toutes ces inquiétudes ? Qu’à nous troubler et à nous faire perdre le moment présent qui ne reviendra plus. Ne pensons qu’à ce moment présent qui nous est donné pour gagner l’éternité. Tout ce qui vous occupe l’esprit pour l’avenir n’arrivera peut-être pas. Et d’où vient vous en embarrasser inutilement. Il sera assez temps quand les choses seront arrivées. Oh ! mais le temps est misérable, et nous mourrons peut-être de faim ! Et qu’importe de quelle manière nous mourrons, il nous faut toujours mourir. […] 222.
Au mois d’octobre :
Pour honorer nos saints Anges gardiens, ce que nous pouvons faire, c’est de remercier demain Dieu de ce qu’il a préservé les vôtres et le mien de tomber dans le péché comme les Anges rebelles, et de ce que par sa miséricorde il les a confirmés en grâce, vous en réjouissant. […]
“Il se fit un grand calme et un grand silence dans le Ciel” (Ap. 8,1). -Voilà par où je commençais il y a deux jours où je criais tant après mon prince Michel - et à même temps la guerre la plus sanglante qui ait jamais été de ces trois premières intelligences que Dieu avait créées. […]
Il n’y eut que Saint Michel qui reconnût Dieu, qui se soumit à Lui et résista au premier Ange qui avait déjà entraîné le second dans son parti avec le tiers des Anges inférieurs. Et comment résista-t-il ? Puisque ce ne fut pas par paroles et que dans le Ciel on n’en profère point. Ce fut par une impression qui était en lui qui signifie même son nom : Quis ut Deus ? Qui est semblable à Dieu ? et adora en même temps l’humanité sainte de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec les deux autres tiers des Anges qui s’unirent à lui. Ce fut là les armes avec lesquelles il chassa du Paradis tout ce qui était contraire à Dieu. Voilà pourquoi on le dépeint avec une épée flamboyante. […]
Je criais donc, il y a deux jours, comme une personne qui est hors de son bon sens. En effet, je n’étais pas trop sage, mais il me faut pardonner ces petites folies, cela ne m’arrive pas souvent. […]
Je criais donc de toutes mes forces, en manière de récréation, nous étions toutes ici assemblées : “Prince Michel ! Prince Michel ! Venez sur la terre exterminer et détruire dans toutes les créatures et dans moi-même toute la première, l’amour-propre, l’orgueil et tout ce qui est contraire à Dieu. Le zèle qui vous a animé à le faire dans le Ciel doit vous obliger à en venir faire de même sur la terre. Venez donc, prince Michel, la nécessité y est grande, et si vous ne faites, l’amour-propre régnera toujours.” […] 223.
En novembre :
[…] Lui ayant demandé l’après-dîner, par occasion sur ce qu’elle nous avait dit le matin, comment une âme qui est agitée de toutes sortes de peines, qui ne lui donnent aucune capacité de s’élever à Dieu, qu’à peine même peut-elle croire qu’il y eût un Dieu, pouvait voir qu’elle demeurait en Dieu, elle me répondit : “C’est par la volonté que l’on le connaît. Il faut laisser là vos sens et tout ce qui s’y passe, dont vous n’êtes pas la maîtresse. Votre volonté suffit pour demeurer en Dieu. Il y a bien des choses où il ne faut point faire d’attention, qu’il faut laisser passer comme si elles étaient hors de vous sans vous troubler, vous tenant en paix”. […] 224.
Le 2 décembre à la récréation du soir elle se mit insensiblement à parler de Dieu, et commença par quelques petites réflexions sur l’éternité et le jugement, nous disant : “Je m’en occupe quelquefois la nuit. À la vérité, c’est une chose terrible que cette décision d’éternité, et la seule pensée est capable de mettre la terreur dans l’esprit des plus hardis”. Une jeune religieuse lui dit qu’elle y pensait souvent, et qu’elle en avait beaucoup de crainte. Elle lui répondit : “Vous qui êtes jeune, vous ne devez pas tant vous occuper de ce qui donne de la crainte, comme de ce qui peut vous exciter à l’amour de Notre Seigneur. Il faut que les jeunes gens s’animent par des motifs qui les portent à faire tout par amour et dans la seule vue de contenter Dieu et lui plaire uniquement. Souvenez-vous que l’amour fait faire de plus grandes choses pour Dieu que non pas la crainte”.
- “Ô ma Mère, lui repartit la religieuse, si on avait l’expérience et les connaissances que vous avez, on ferait bien des choses”.
- Elle lui répondit : “Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Il n’est pas nécessaire d’en tant savoir, une seule chose suffit : Croire Dieu. Le croyant vous le connaîtrez, le connaissant vous l’aimerez. Voilà tout ce que vous avez à faire, et ce que je voudrais pour moi-même. Donc : croire Dieu et l’aimer, ensuite agissez, faites tout purement pour son amour, quittez tout l’humain, ne regardez point la créature, confiez-vous en Dieu et vous y abandonnez, perdez-vous en lui et demeurez là”.
Une religieuse lui ayant dit qu’elle trouvait bienheureuses les âmes du Purgatoire, quelques peines qu’elles souffrissent, la même qui lui venait de témoigner sa frayeur sur la pensée de l’éternité et du jugement lui dit qu’elle craignait fort le Purgatoire et qu’elle voudrait bien s’en passer.
Notre digne Mère lui répondit : “Faites si bien que vous n’y alliez point, accomplissez la leçon que je vous ai donnée, faites toutes vos actions avec pureté d’intention, ne voyez que Dieu en toutes choses, vivez du pur amour et vous l’éviterez, car le pur amour a son Purgatoire en cette vie” 225.
Le 8 décembre, jour de l’Immaculée-Conception elle dit à une Novice :
“Qu’est-ce que vous avez demandé à la très sainte Mère de Dieu aujourd’hui ? Ne feignez [craignez, sens ancien] pas de lui demander beaucoup, cela ne lui fera point de peine. Au contraire, ce serait l’offenser que de ne lui rien demander, car plus elle donne, plus elle a à donner. Ses trésors sont inépuisables. Demandez-lui que toutes vos pensées et les conceptions de votre esprit soient saintes, qu’elle les sanctifie.” […]
Le lendemain, la même Novice lui dit : « Ma Mère je m’unis à vos dispositions, car je n’en ai aucune ».
Elle lui répondit : « Fi ! Fi ! Unissez-vous à celles de la très sainte Mère de Dieu dans ce saint temps. Priez-la qu’elle vienne aimer son Fils en vous, pour vous, et qu’elle vous apprenne à l’aimer. […] Commencez par être attentive à Dieu au fond de votre âme où il réside, écoutez-le, il vous fera connaître tout ce que vous devez faire et vous manifestera ses saintes volontés » 226.
Le 17 décembre :
[…] Mais ne vous mettez point en peine si vous n’avez pas toutes les lumières et les connaissances que vous voudriez avoir. Il y a de certaines âmes qui aussitôt se barbouillent et s’inquiètent ! Mais un peu de patience ! C’est que le temps que Dieu a destiné n’est pas encore venu. Il achèvera son œuvre, mais vous n’êtes pas encore capables de recevoir ses dons et ses lumières. Cette incapacité ne vient pas seulement des imperfections volontaires, mais encore d’un fond d’orgueil et d’amour-propre qui est en nous si effroyable que nous en sommes remplies jusqu’à la substance de notre être. C’est ce fond malheureux d’Adam qui fait que si Notre Seigneur nous voulait faire quelque grâce particulière, nous les profanerions par notre vanité, ce qui l’oblige d’user envers nous comme un bon père qui refuse un couteau ou une épée à son enfant qui la demanderait pour jouer, dans la crainte qu’il ne se blessât. C’est pourquoi il attend à nous donner ses dons et ses faveurs particulières jusqu’à ce qu’il nous ait préparées à les recevoir, en nous purifiant par des conduites pénibles et humiliantes. Il a dit à ses Apôtres : « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’en êtes pas encore capables » (Jn 16, 12). Et que faut-il faire ? Un bon fond d’humilité. […] 227.
La veille de Noël :
Il faudrait un séraphin pour vous parler de ce mystère, encore n’en serait-il pas capable, tant il est profond et surpasse toutes nos idées. Quoi ! Un Dieu infiniment heureux en lui-même, infini en toutes ses perfections divines, seul capable de se connaître et dont la seule connaissance fait son bonheur et sa félicité, aussi bien que celle de tous les bienheureux ; ce Dieu infini, dis-je, dont nous ne pouvons comprendre les grandeurs, vient sur la terre et se fait petit enfant pour habiter parmi nous, il s’anéantit lui-même pour nous faire passer en lui ! Oh ! Quel abîme ! Qui le pourra comprendre ? Que toutes les créatures se taisent ! Aussi bien, tout ce qu’elles en sauraient dire n’approchera jamais de la moindre partie de ce qui en est. […]
Nous ne pouvons mieux honorer ce mystère que par un respectueux silence, rempli d’étonnement et d’admiration. La parole éternelle qui le garde nous en donne l’exemple. Tous les mystères, mais particulièrement celui-ci, renferment en soi des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l’esprit humain, que tout ce que l’on peut trouver dans les livres et tout ce que l’on en peut dire n’est rien moins que ce qui en est. Que la raison humaine se taise, elle n’en est pas capable. La foi seule peut nous le faire comprendre. […]
Elle interrogea une Religieuse lui disant : Ma Sœur, répondez-moi, qui est celui qui vient ?
- Elle lui dit : Ma Mère, c’est le Fils de Dieu.
- Et pourquoi, lui repartit-elle, vient-il ?
- La Religieuse : Pour nous racheter.
- Qu’est-ce qui l’y oblige ? lui demanda-t-elle.
- La religieuse : Son amour pour nous. […]
Vous avez raison, répondit-elle, car comme je viens de vous dire, ayant en lui-même tout ce qui pouvait le rendre infiniment heureux, il n’avait nul besoin de ses créatures, et elles ne pouvaient rien augmenter à sa félicité. Il ne pouvait jamais nous donner une plus grande marque de son amour. Il est dit en Saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son propre Fils » (Jn 3, 16), et en nous le donnant on peut dire qu’il nous a donné tout ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux. Entrons dans des sentiments profonds de reconnaissance envers le Père éternel, pour le grand don qu’il nous fait aujourd’hui. […]
Mais pour mieux pénétrer dans la grâce du mystère et entrer dans une véritable reconnaissance, il faut, mes Sœurs, vous l’approprier à chacune de vous et vous évertuer à penser aux bontés d’un Dieu qui vient par sa naissance se donner à vous. Dites-vous donc à vous-mêmes : « Dieu a fait pour moi seule ce qu’il a fait pour tout le monde ». Soyez-en persuadées, car il est très véritable, vous l’appropriant de la sorte, cela fera beaucoup plus d’impression dans votre esprit et dilatera votre cœur à l’aimer et l’embrasera de son amour. Car est-il possible de le croire et n’être pas toute enflammée d’amour pour un Dieu si bon qui a fait tant de choses pour nous ? Quoi ! Dieu m’aime et je ne l’aimerais pas ? Cela ne se peut. Il faut brûler d’amour. […]
Mais, me dira quelqu’une, on n’a pas toujours tant d’ardeur ni le sentiment de cet amour. Il est vrai, mais il ne faut pas s’en mettre en peine ; mais aussi, quand Dieu nous le donne, ne le refusez pas. Croyez-moi, allez tout bonnement, tout simplement à Dieu, comme de petits enfants vont à leur père, sans scrupule ; ne soyez pas si craigneuses. Prenez ce que l’on vous donne : si c’est des sentiments sensibles de l’amour de Notre Seigneur, à la bonne heure, soyez toutes embrasées du désir de l’aimer. Recevez tout et ne refusez rien ; non pour satisfaire votre amour propre ni lui permettre de se les approprier en y entrant trop sensiblement, mais seulement les recevant de Notre Seigneur pour faire en nous l’effet qu’il y veut produire. De même quand il vous fait porter une disposition plus pénible, des ténèbres, sécheresses, impuissances, etc. recevez tout également et soyez indifférentes à tout état, vous tenant à ce que Dieu vous donne, sans rien refuser, ni rien désirer que le règne de son bon plaisir en vous, qui ne s’y établira que par votre propre destruction. […]
Monsieur de Condren (1588-1641) fait une remarque et demande d’où vient que dans les bonnes fêtes et les grands mystères l’on est souvent dans les ténèbres et sécheresses intérieures. Il répond à sa question et dit : c’est que notre raison veut pénétrer dans le mystère pour le comprendre et comme elle n’y peut avoir entrée, cela étant au-dessus de sa capacité, voilà ce qui fait nos ténèbres. N’entrons jamais dans les mystères que par la pure foi. Laissons là notre raison et notre propre esprit, ils n’en sont pas dignes ; ils sont trop matériels pour concevoir ce qui est au-dessus des sens, ne les écoutons point. Suivons en simplicité l’esprit de la foi qui nous éclaire et nous fait croire des choses si prodigieuses et si incompréhensibles à l’esprit humain. […]
Un Dieu enfant ! Il naît au milieu de la nuit et au cœur de l’hiver, il est refusé de tout le monde et il n’y a pas de place dans les hôtelleries pour le loger. Toutes ces circonstances, et plusieurs autres que je serais trop longue à vous exprimer, sont toutes mystérieuses : […]
- Premièrement : c’est que le monde n’en était pas digne.
- Deuxièmement : c’est un soleil qui par sa lumière vient dissiper nos ténèbres beaucoup plus épaisses et plus obscures que les ténèbres matérielles, étant celles du péché.
- Troisièmement : et par sa chaleur fondre les glaces de nos cœurs, comme le soleil matériel fond la neige ; et moi, misérable que je suis, depuis 80 ans que je suis sur la terre et que j’ai passé cette fête, je n’ai pas encore un petit brin de ma neige fondue. […] 228.
On voit l’intensité d’amour de la Mère âgée qui a été à l’œuvre et s’est exprimée tout au long de l’année 1694.
Voilà proprement ce que fait la pauvreté dans une âme : elle rafle tout et la dénue de manière qu’elle n’a plus rien, rien du tout, pas seulement le moindre appui ; autrefois, on avait encore un peu d’estime et de considération pour elle, elle avait quelques amis, mais la pauvreté a fait divorce et l’a dépouillée généralement de tout. Du temps passé de ma jeunesse, je croyais que tout le bonheur d’une âme, sa perfection et son élévation dans l’oraison, consistait dans ce vœu, car rien ne peut l’arrêter ainsi dégagée, ni l’empêcher d’être toujours élevée à Dieu. Il n’y a plus rien qui l’occupe, Dieu se donne lui-même à ces âmes, et fait leur unique possession. Elles vivent sur la terre comme si il n’y avait que Dieu et elles 229.
Le mercredi des Cendres :
[…] nous devons mourir à nous-mêmes avant que de ressusciter et de vivre de cette vie divine. Or, pour arriver à cet heureux état il faut se quitter et s’oublier entièrement, ne pensant non plus à soi que si nous n’étions plus au monde, pour nous perdre en Dieu, ne plus nous occuper de nos intérêts, et ne plus chercher si nous avançons, et ce que nous deviendrons. Il faut nous laisser tout à Dieu et nous oublier. Que Dieu fasse de nous tout ce qu’il voudra : toute notre affaire est de le regarder et de n’avoir d’autre soin que de toujours nous unir à lui, et d’adhérer à lui. Voilà l’unique occupation de l’âme, sans aucun retour, ni réflexion, demeurant tout en silence pour contempler Dieu, tout voir en lui 230.
Une religieuse lui dit : « Ma Mère, vous n’avez pas laissé de voir bien des choses ? »
Elle lui répondit : « Oui, il n’en faut guère pour cela. Ce que nous disons est en manière de récréation : il faut autant se divertir à cela qu’à autre chose.
La joie n’est pas une chose qui me soit ordinaire, mais quoique je n’en aie point, je n’ai pas laissé d’en avoir une très sensible au sujet du mystère de la Présentation de la très Sainte Mère de Dieu au Temple, où il me semblait voir la très Sainte Trinité pour ainsi dire, quoique ce terme ne soit pas propre, dans l’admiration et toute transportée hors d’elle-même à la vue de cette petite colombe si belle et si parfaite, parce que jusques alors il ne s’était rien vu sur la terre qui en approchât. Et le Père éternel n’avait encore rien vu hors de lui-même de si beau ni de si parfait que cette petite créature, l’Humanité Sainte du Verbe n’étant pas encore formée. Il en fut charmé, à notre façon de comprendre, car je sais que le transport et l’admiration marquent une surprise dont Dieu ne peut être capable ; mais je me sers de ces termes pour m’expliquer.
Il me semblait donc voir la très Sainte Trinité tout appliquée à la considérer, y prenant un plaisir infini. On peut lui appliquer ce qui est dit dans la Genèse, et à plus juste titre, qui est dans la création du monde : « Dieu ayant considéré ses œuvres, il vit qu’elles étaient bonnes », parce qu’ici c’est le chef d’œuvre de ses mains, c’est pourquoi il ne la trouve pas seulement bonne, mais très parfaite, très excellente et très digne de lui. Il se complaît dans son œuvre, s’applaudissant lui-même d’avoir si bien réussi dans ce chef d’œuvre de grâce et de nature [...]
Le plus grand plaisir que Dieu a eu dans cette pure et innocente créature a été de se retrouver en elle. Il s’y est vu comme dans un miroir, et voilà ce qui l’a charmé et rempli d’admiration, et la joie qu’il en a eue a été si grande que, quoiqu’elle soit son ouvrage, il la regarde aujourd’hui avec autant de complaisance que s’il ne l’avait jamais vue. Toute la très Sainte Trinité s’est écoulée en elle avec une telle plénitude de grâce qu’il fallait une capacité telle que celle que Dieu lui avait donnée pour les contenir toutes.
Le Père la regardant et l’aimant comme sa fille. Le Fils qui ne s’est point encore incarné [...] la regarda dès ce moment comme celle qui devait être sa mère. Le Saint-Esprit comme son épouse. Et en ces trois qualités, elle fut comblée par les Trois divines Personnes. La joie de Dieu en a fait ma joie dans cette rencontre ». […]
Ceci n’est qu’une faible expression de ses paroles qui étaient si sublimes et élevées que l’on ne les a pu bien retenir, cela surpassant nos pensées et notre compréhension. De fois à autre elle répétait comme toute pénétrée : « Il est vrai que j’ai vu de belles choses en un moment qui m’ont transportée de joie. J’en ai pensé tomber, étant presque hors de moi. » 231.
Nous arrivons à la fin de la vie de Mectilde :
Par le pur usage de la foi, la Sainte Trinité habite en nous et y fait ce qu’elle fait dans le ciel, c’est-à-dire que le Père y engendre son Fils, et que le Père et le Fils produisent le Saint-Esprit.
Dans les commencements que j’ai eu ces lumières, cette pensée de Dieu présent en moi y faisait une si forte impression et de tels effets que, toute transportée hors de moi-même, je (126) croyais aller jusqu’aux nues et faire des merveilles ; mais misérable que je suis, me voilà comme vous voyez, revenue toute nature et tout humaine. Tâchez cependant de vous accoutumer tout doucement à envisager Dieu présent en vous. Ne le faites pas par effort, ni en vous formant une idée (Dieu est incompréhensible), mais croyez qu’il est présent en vous par un acte de simple foi, et occupez-vous de cette vérité en allant et venant par la maison et en toutes rencontres.
Une âme qui est fidèle à cette pratique ne se laisse emporter ni à ses passions, ni à ses humeurs naturelles, ni au tourbillon des affaires mêmes les plus embarrassantes. Au milieu de tous ces tracas, elle sent quelque chose qui l’élève au-dessus d’elle-même et de tout le créé, et c’est cette tendance vers Dieu présent en elle qui l’attire, lui disant intérieurement qu’elle n’est point faite pour cela, et que ce qu’elle possède en elle vaut mieux que toutes choses. Elle n’a plus besoin de direction d’intention, elle a toujours le cœur tourné vers le divin Objet.
Oh ! Quelle merveille de voir l’anéantissement de Dieu à se tenir toujours en nous sans nous abandonner un seul instant, ni jour, ni nuit. Et nous ne voudrions pas nous contraindre un peu pour nous tenir en sa sainte présence. Ah ! Travaillons-y tout de bon et ne vivons plus de nos sens.
Hélas, je sens ces vérités, je vous y exhorte et mes paroles n’ont point effet de grâces. Malheureuse que je suis ! On ne sait pas ce que je souffre, ni les pensées et sentiments que j’ai de moi à ce sujet. Quand vous ne savez que (127) faire, pensez que Dieu est en vous et occupez-vous à le remercier de toutes les grâces qu’il vous fait actuellement ; vous en recevez une infinité auxquelles vous ne pensez point et que vous ne connaissez même point 232.
D’un autre jour dans le même mois [d’octobre], nous ayant parlé avec beaucoup d’éloquence sur tous les degrés d’anéantissement, elle nous dit ensuite :
On m’a appris depuis peu, que lorsque l’on se trouve occupée d’inutilités, il faut s’en séparer aussi promptement que l’on se déferait d’un charbon de feu qui serait tombé sur la main, parce qu’il n’y doit point avoir de vide dans notre vie, et que tout appartient à Dieu. C’est une manière de petit reproche que l’on m’a fait, me disant intérieurement : tu ne l’ignorais pas, mais tu n’en faisais pas mieux. C’était une de ces nuits passées. J’apprends encore tous les jours bien des choses.
- Mais, lui dit une religieuse, lorsque l’on s’aperçoit que l’on est dans l’inutilité, souvent c’est après y avoir perdu des heures ».
- Elle lui répondit : « Qu’importe, sortez-en au plus tôt, sans songer au passé. Pour peu qu’une âme fasse de son côté, Dieu est si bon, et a un amour et un penchant vers sa créature si grand qu’il ne se saurait tenir en repos. Il faut qu’il lui fasse des grâces, et toute misérable que vous me voyez, si j’avais seulement gros comme une tête d’épingle de fidélité, je serais comblée. Nous savons beaucoup, mais nous ne voulons pas faire, nous ne voulons point de captivité [sujétion tyrannique]. Il faudrait que Dieu fît tout, sans que nous en ayons la peine, et si Dieu nous laisse un peu dans notre pauvreté nous nous fâchons, comme si Dieu nous devait quelque chose ».
Une religieuse lui demanda comment elle l’entendait de se tenir près de Dieu.
Elle lui répondit : « Que fait le soleil quand vous êtes en sa présence, ne vous éclaire et échauffe-t-il pas ? De même quand vous êtes auprès de Notre Seigneur, il vous éclaire de ses lumières, et vous donne les grâces qui vous sont nécessaires pour vous préserver de l’offenser » 233.
Le 12 octobre 1697, elle nous dit en nous parlant de Dieu comme à son ordinaire : « Jamais je n’ai eu moins de lumières et jamais je n’ai été si éclairée que je le suis à présent. Comment, nous dit-elle agréablement, comprendre et entendre cela ? C’est pourtant véritable, c’est une antithèse. Je vous dirais qu’il ne faut pas tant de multiplicités pour la vie intérieure, mais je conseille d’aller tout simplement à Notre Seigneur ».
Une religieuse lui ayant demandé si l’abaissement de l’âme devant Dieu faisait son anéantissement, elle lui répondit : « L’abaissement de l’âme devant Dieu, quoique ce soit une très sainte disposition, ne fait pas son anéantissement. Il faut bien que Dieu fasse en elle d’autres opérations pour la disposer à cet anéantissement. Et quand il l’en a rendue capable, il la détruit et anéantit comme il lui plaît, par des dispositions pénibles et crucifiantes, et si intimes et secrètes qu’elle ne les connaît pas elle-même. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, si Notre Seigneur m’en donnait la grâce. Mais il faut qu’il me la donne, je ne l’ai pas à présent. Il m’est très pénible de parler et d’agir, mais pour souffrir j’y prends mon plaisir ».
Ce même jour au soir qui était le samedi, nous parlant sur la sainte Communion elle nous dit : « A quoi me sert-il de manger Dieu s’il ne me mange ? Nous le mangeons par la sainte Communion, mais cela ne suffit pas pour demeurer en lui, il faut qu’il me mange, et qu’il me digère, c’est ce que je lui demanderai demain à la sainte Communion ». Une des religieuses qui étaient présentes quand elle dit ces paroles ne manqua pas le lendemain de l’interroger pour savoir si Notre Seigneur lui avait accordé ce qu’elle lui avait demandé. Elle lui répondit avec une certaine allégresse : « Oui, il m’a mangée, et je dirais même là-dessus les plus jolies choses du monde, mais dans le temps où nous sommes cela serait fort mal tourné. Notre Seigneur est un trop gros morceau pour moi, je ne peux pas le digérer, mais moi il me digère dans un moment. Et comment ? Ce n’est pas à la façon que nous digérons les viandes. La réponse donc que Notre Seigneur a faite à ma demande, puisque vous la voulez savoir a été : “Oui, je le veux, passe en moi”. Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu ; c’est proprement le tout qui absorbe le néant. Voilà ce que j’appelle être mangé et digéré de Dieu. Une âme mangée et digérée de la sorte est passée en Dieu, il la cache dans sa face, elle est absorbée en lui, et pour ainsi dire elle fait partie de lui-même ».
La religieuse lui dit : « Ma Mère, il faudrait pour cela être anéantie ». Elle lui répondit : « Ce serait le mieux. Une âme anéantie est un objet de complaisance à Dieu, il y prend un plaisir infini. Et comment ? Parce qu’il est tout dans cette âme, et qu’il ne trouve plus rien qui lui résiste. Une âme anéantie fait sa demeure en Dieu, il la cache dans sa face. Mais quoique vous ne le soyez pas encore, ne vous rebutez pas. Cela n’empêche pas qu’il vous mange. Il suffit que vous y tendiez. Les âmes anéanties sont fort rares » - « Je ne sais, lui dit la religieuse, s’il me mange, mais je n’en sens rien ». Elle lui répondit : « Cela se fait sans que l’on s’en aperçoive. Il n’est pas besoin que vous le sachiez ».
Plus cette digne Mère nous parlait sur ce sujet, plus son désir augmentait d’être toujours mangée de nouveau de Notre Seigneur. « J’ai vu, dit-elle en passant, son cœur adorable comme un grand brasier ardent capable de consommer toute la terre. Je ne suis pas cependant restée dans ce divin Cœur, parce que je suis trop impure. J’ai demandé à Notre Seigneur de me mettre à ses pieds. Il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir à ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce cœur adorable envers les créatures, qui ne s’irrite point contre elles pour tous les outrages qu’il en reçoit à tous moments. Au lieu de nous foudroyer comme nous le méritons, il n’en a pas même de ressentiment, il n’est pas vindicatif. Toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui, il nous prévient par sa grande miséricorde. Il nous presse intérieurement de retourner à lui, et nous n’avons pas plus tôt conçu du regret de nos fautes, et lui en demandons pardon, qu’il nous a déjà pardonné, oubliant tout le passé, sans nous en faire aucun reproche. Et un auteur dit qu’un flocon d’étoupe jeté dans un brasier n’est pas plus tôt consommé que nos péchés le sont en Jésus Christ quand nous avons du regret de les avoir commis » 234.
Une religieuse étant seule avec cette digne Mère, le 16 octobre 1697, comme elle allait parler à une personne, elle lui dit : « Ma Mère, détournez-la donc de l’amusement où elle est avec tous ces directeurs ».
« Je ne suis pas à le lui dire 235, lui répondit-elle [Mère Mectilde], mais c’est qu’elle veut atteindre à de grands états, et la contemplation la plus sublime et élevée n’est pas assez haute pour elle. Elle veut une grâce qu’elle n’aura jamais et dont même elle n’est pas capable. »
Elle lui répartit là-dessus : « Mais, ma Mère, est-ce que vous ne lui faites pas connaître son erreur, et que vous ne lui dites pas ? »
Elle lui répondit : « Je ne suis pas à le lui dire, car je ne trompe point les âmes, mais elle ne me veut pas croire, et quand les âmes sont ainsi, il faut les laisser. C’est comme un torrent impétueux qui n’a point de digue, et que l’on ne peut arrêter. Mais Notre Seigneur permettra que dans la suite elle s’égarera elle-même, et sera obligée de revenir, et se rendre à ce qu’on lui a dit.
J’ai vu autrefois des choses qui me servent dans les occasions de comparaisons. Je me souviens qu’il y avait en un lieu des bêtes qui en voulaient sortir, et je leur ouvrais la porte pour leur en donner la liberté, et ces bêtes, au lieu d’y aller, s’allaient toujours heurter contre la muraille, et n’en prenaient point le chemin que je leur montrais. Voilà comme font ces âmes. Elles veulent aller à Dieu, mais elles n’en veulent pas prendre le chemin ni la bonne voie que l’on leur montre. Elles se heurtent à ceci, à cela, et au lieu d’en approcher, elles s’en détournent, car qui peut s’élever à Dieu par l’élévation ? Ne faut-il pas s’abaisser et rentrer dans son néant, c’est là uniquement où l’on trouve Dieu, quand on sait s’anéantir et ne vouloir rien être. Mais c’est que le penchant de la créature est l’orgueil et l’élévation. Nous avons hérité cela d’Adam notre premier père, et si vous (122) le marquez vous verrez que toujours, tout ce que nous voulons et désirons, même pour les choses de Dieu, ne sont que par rapport à nous-mêmes. Tantôt nous cherchons un appui d’un côté, ou autre chose d’un autre, si bien que Dieu n’est jamais purement en nous le motif de nos intentions. Ô ! Heureuses les âmes qui n’ont que le pur regard de Notre Seigneur, et qui font ce qu’elles peuvent pour lui plaire, et lui être fidèles dans ce qu’il demande d’elles » 236.
Le 6 novembre 1697, me parlant sur l’oraison, elle me dit : « Je ne regarde jamais ce qui est plus élevé, ou plus bas, mais seulement l’attrait de Dieu sur les âmes, et où il les attire. Car la plus simple méditation est aussi bonne et aussi sainte pour une âme, quand elle y est appelée, que la plus haute contemplation. Il n’importe, pourvu que nous y soyons comme Dieu nous y veut. Je vous dirais moi-même que quelquefois on me met au commencement de l’oraison, et d’autres fois à la fin. Il ne faut pas tant se tourmenter. Je vous dirai ce que je ne dirais pas à tout le monde, qu’il faut à l’oraison attendre Dieu. Je veux dire qu’il opère en nous selon son plaisir, et le laisser faire notre destruction. La lecture est bonne et utile quand on n’y a rien, et que l’on est distraite. Vous en pouvez faire quelquefois, quoique je vous dirai que pour vous, vous ferez mieux de n’en point faire, et de souffrir en la présence de Notre Seigneur les dispositions pénibles où il vous met, et vos distractions, en vous en détournant doucement, sans vous en troubler et inquiéter. Portez tout en patience et soumission aux conduites de Dieu, vous contentant de n’avoir rien que des misères, pauvretés, impuissances, etc. Humiliez-vous seulement et tout ira bien, car l’humiliation de l’âme attire Dieu en elle. Contentez-vous donc de l’état souffrant que vous portez, et ne voulez rien autre chose » 237.
Conférence du jeudi saint : les toutes dernières recommandations :
J’aurais assez d’ambition pour désirer faire cette action encore pour la dernière fois de ma vie, mais Notre Seigneur m’en ayant ôté le pouvoir, je me contenterai de vous exhorter à le faire saintement.
Quand on vous lavera les pieds, ne regardez point celle qui vous les lave, mais regardez que c’est Notre Seigneur qui le fait et qui est à vos pieds. Ne voyez que Jésus. En un mot, faites cette action avec un esprit intérieur pour honorer celle de Notre Seigneur. C’est ainsi qu’il faut toujours agir et vous y trouverez bénédiction.
Préparez-vous et appliquez-vous à recevoir les grâces que Notre Seigneur veut vous départir par celle qui fera le lavement des pieds. Demandez-les-lui aussi pour elle et priez-le de l’y préparer.
Je vous le répète, agissez toujours ainsi, avec esprit intérieur. Quand je vois qu’on fait humainement les choses divines, cela me tue. Appliquez-vous à tous les mystères de Notre Seigneur et à ses souffrances excessives. C’est réellement qu’il est mort, ce n’est pas une imagination. Il n’y a pas une créature sur la terre qui, si elle avait une entière connaissance des souffrances de Notre Seigneur, en pourrait supporter la vue sans mourir. II n’y a que le Père éternel, qui les a fait souffrir à Jésus, et son Fils Jésus Christ qui les a endurées, qui en connaissent toute la grandeur. Hélas, nous sommes si sensibles au moindre affront qu’on nous fait, les grands cœurs les ressentent si vivement, et Notre Seigneur qui avait le plus grand et le plus beau de tous les cœurs, jugez de ce qu’il a dû éprouver au milieu de tant d’opprobres et de souffrances en tous genres.
Ah ! j’ai un cœur de chair pour moi, et pour mon Dieu je n’ai qu’un cœur de pierre. Je suis sensible à tout ce qui me regarde et si insensible pour Jésus Christ notre Seigneur ! Si nous ne pouvons nous occuper comme nous le voudrions des souffrances de notre adorable Sauveur, soyons-en dans l’humiliation et la confusion et entrons au moins dans quelque compassion des excessifs tourments qu’il endure pour l’amour de nous. On dit que ce n’est qu’au jour du jugement que nous connaîtrons tout ce que Notre Seigneur a souffert pour nous et l’étendue de son excessive charité pour les pécheurs. O Mon Dieu, permettez-moi de vous dire que cette connaissance alors ne nous servira de rien. Je vous prie donc de nous avancer ces lumières et ces connaissances, de nous les donner à présent afin que nous en profitions, que nous vous connaissions et que nous vous aimions ! 238.
Le 6 avril vers 6 heures, le Père Paulin lui demande : « Ma mère, que faites-vous ? à quoi pensez-vous ? »
- « J’adore et me soumets ».
Un bouquet de conférences sans date
Après cette montée mystique, voici des extraits de conférences non datées :
Vous désirez que je vous dise quelque chose sur le saint Évangile aujourd’hui. Je ne sais que vous dire, car je suis dans une incapacité si grande que je ne puis seulement avoir une pensée. Je m’abîme dans le silence et dans le néant, croyant que, puisque Notre-Seigneur ne me donne pas de quoi vous contenter et édifier votre âme, qu’il veut lui-même être votre Maître et vous donner la leçon d’une très profonde humilité qu’il nous enseigne dans notre Évangile. Il est bien meilleur et plus efficace pour vous d’apprendre de Jésus, le plus humble et le plus anéanti de tous les hommes, à vous tenir dans la bassesse et vous tenir au dernier lieu au sacré convi 239 [festin] du banquet eucharistique. C’est à ce festin magnifique où vous êtes conviée, et où vous devez assister, mais écoutez le conseil de Jésus qui vous dit de vous tenir au dernier lieu. […] 240.
Mes Enfants, qu’avons-nous à faire de ce qui n’est pas Dieu ? De ce qui périra et retournera dans le néant ? La solitude et le silence sont très nécessaires à une âme qui veut être à Dieu ; non pas un silence oisif, mais un silence où l’on s’entretient avec Dieu et de ses mystères. Retirez-vous dans la vaste solitude, c’est-à-dire dans l’immensité de Dieu qui renferme tout. Quand vous êtes renfermées dans vos cellules, croyez que Dieu vous environne de plus près que ces murailles qui vous entourent. Non seulement il vous environne ainsi, mais il est même en vous. Toutes les créatures sont en Dieu ; l’hérétique, le païen sont en Dieu, mais ils n’en font pas d’usage, ils n’y pensent point. Et nous, sera-t-il dit qu’étant si proches de Dieu, nous nous en éloignons par notre faute ?
Je ne sais si c’est dans l’Évangile, mais il y a un passage de l’Écriture qui dit : « Ils entreront et sortiront ». Ils entreront et sortiront : que cela est mystérieux ! Ils entreront dans l’humanité de Jésus-Christ, et ils sortiront de l’humanité pour entrer dans la divinité, et de la divinité rentrer dans l’humanité. Un autre passage dit : « Je les engraisserai et les nourrirai ». Jésus ne veut perdre aucune de ses brebis 241.
§
[…] Qu’est-ce que c’est que nous-mêmes ? C’est tout ce qui nous compose, comme nos sens, nos inclinations, nos humeurs et notre amour-propre ; c’est là ce nous-mêmes pour qui nous avons tant d’amour et tant de passion, pour qui nous sommes si délicates. Notre maladie s’appelle : « Noli me tangere : ne me touchez point ». Nous sommes toutes remplies de nous-mêmes, de notre propre excellence. Si nous pouvions pénétrer tous les mouvements de notre cœur, nous les verrions tous pour nous-mêmes, et ce nous-mêmes est tout opposé à Dieu. Et les Saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. […] 242.
§
[…] Or, comme c’est une témérité à une âme de s’élever par soi-même, aussi c’est une crainte blâmable à celles qui ne se rendent point à Dieu lorsqu’il veut en prendre possession et agir Lui seul en elle. J’en sais une qui reçut un jour un soufflet à l’oraison avec ce reproche : « C’est porter peu de respect à la présence du roi ». Il y avait huit ans que cette personne résistait à son trait intérieur qui était la cessation de tout acte dans l’oraison, partie par respect, n’osant pas prétendre à cette grâce (de passivité) et partie de crainte d’être trompée. […] 243.
§
[…] Il vient à nous par la Sainte Communion pour nous faire participantes de ce divin mystère et nous donner la grâce de conformité avec lui. Hélas, nous le logeons d’une manière encore plus abjecte qu’il n’était dans l’étable de Bethléem puisqu’il y souffre des humiliations plus grandes. Car si nous le considérions dans l’étable entre deux bêtes, nos passions ne sont-elles pas des bêtes insatiables. Elles veulent que nous les contentions, et contre tout ce que la raison et la grâce nous peuvent inspirer, elles demandent qu’on les satisfasse et nous font gémir comme sous leur tyrannie. Cependant il se faut faire violence en leur résistant courageusement. La vie d’une Religieuse est un combat continuel et une opposition entière aux inclinations de la nature.
Le Royaume des Cieux souffre violence, comme je vous ai déjà dit, il n’y a que les violents qui le ravissent. Il faut aller contre nous-mêmes, car il ne faut pas penser qu’en suivant nos humeurs, cherchant nos petits contentements, en nourrissant notre orgueil, Notre Seigneur nous comblera de ses grâces : c’est un abus, il ne faut pas s’y attendre. Il ne les donne qu’aux âmes mortifiées et qui sans s’écouter font violence à la nature, se séparant de tout le créé et, recueillies en elles-mêmes, sont attentives aux inspirations de l’Esprit, les mettent en pratique avec fidélité, sont exactes à leur devoir, ponctuelles aux observances de Communauté, ne négligent rien de tout ce qu’elles croient agréer à Dieu, ne souffrent dans leur intérieur que Dieu seul sans s’occuper d’autrui volontairement. Or, je suis certaine qu’une âme qui serait fidèle à ces choses me dirait dans peu qu’elle est comblée de grâces infiniment plus qu’elle n’aurait osé l’espérer.
Priez le Saint-Esprit de vous éclairer et d’échauffer votre volonté afin que désormais vous ne refusiez rien à Notre Seigneur. Car, mes Sœurs, que pouvez-vous souffrir qu’il n’ait pas souffert pour vous le premier ? […]
Laquelle est-ce de vous, mes sœurs, qui veut l’imiter et vivre d’une vie crucifiée, abjecte, inconnue, méprisée, dans les pauvretés et humiliations, dans cet amour insatiable des souffrances ? Mais ces sentiments ne sont pas naturels, et nous ne les saurions avoir de nous-mêmes. C’est pourquoi Notre Seigneur vient en nous par la Sainte Communion pour nous les communiquer, et il s’incarne pour ainsi dire de nouveau en tous ceux qui le reçoivent afin que nous le conservions et manifestions par nos bonnes œuvres, et que nous exprimions ces vertus dans le cours de notre vie 244.
§
[…] Sachez que c’est Jésus-Christ qui fait tout le bien en nous. Et un malheur dans le christianisme c’est que l’on n’envisage point Jésus-Christ en tout et partout. Cependant lui seul est comme Dieu seul est. Sur la terre il n’y doit avoir et l’on n’y doit voir que Jésus-Christ. […] si nous avions une foi vive et bien établie en nous, nous serions dans de continuelles extases, non pas qu’à l’extérieur nous ne fissions toutes les choses comme il faut, mais l’intérieur serait toujours dans l’admiration. […] 245.
§
Vous me demandez les dispositions qu’il faut avoir pour recevoir le Saint-Esprit. Vous êtes dans la véritable, car rien ne dispose mieux une âme à sa venue que la souffrance. On pourrait l’appeler la fourrière du divin amour. Peut-être ne savez-vous pas ce que ce nom signifie ? Quand le Roi fait voyage, celui qui va devant préparer les logis pour Sa Majesté porte la qualité de fourrier. Ainsi je dis que la souffrance prépare merveilleusement une âme pour être la demeure du Saint-Esprit, parce que rien ne la purifie comme elle. Et remarquez que l’on ne peut avoir la pureté intérieure sans souffrir. Si Dieu veut s’unir une âme par quelque grâce extraordinaire, il faut qu’elle soit purifiée par des souffrances précédentes. Vous en voyez l’exemple dans les saintes âmes du Purgatoire. J’en faisais mon occupation ces jours-ci et je conclus, selon ma petite lumière, qu’il est impossible de posséder le moindre degré de pureté sans souffrance. Elle est même nécessaire pour la conserver. […]
Souffrez donc, ma chère Fille, tant et si longtemps qu’il plaira à Dieu. C’est la plus prochaine disposition à l’union divine. Si ces saintes âmes sont condamnées à souffrir de si cruelles peines avant que de jouir et de se reposer en Dieu, pourquoi nous autres n’achèterons-nous pas par la souffrance le même bonheur que Dieu nous veut communiquer dès cette vie ? Un seul moment de repos en Dieu paie bien tout ce que l’on a souffert. […]
Mais si vous ne vous contentez pas encore de cette disposition pour recevoir le Saint-Esprit et que votre âme aspire à quelque chose de plus doux et de plus intime, je vous conseille de vous abandonner à sa divine conduite pour les imprimer lui-même en vous : lui seul peut disposer et préparer une âme à lui-même. Mais abandonnez-vous pleinement, mais essentiellement et totalement, sans vouloir trouver en vous les dispositions nécessaires, ni vouloir les mettre vous-même en vous et vous verrez que vous serez remplie de sa plénitude sans quasi le savoir. Tout consiste à le laisser agir, en demeurant délaissée à sa puissance dans un profond néant. La dureté du cœur ni le bouchement des oreilles n’empêchent pas ses divines opérations. C’est un souverain qui agit indépendamment des dispositions de l’âme ; elle n’a qu’à donner son consentement. […]
Mais n’attendez pas un grand bruit, car c’est un esprit de paix. Il ne se trouve que dans la paix, et son opération est si subtile et si délicate qu’à peine 1’âme s’en aperçoit, à moins qu’elle ne soit extrêmement attentive. Il est vrai que s’il entre bien doucement, il ne laisse pas de faire bien du fracas et de terribles renversements, car il veut être le Maître. Il met tout à feu et à sang, et si on ne le laisse faire, il se retire. […]
Priez-le, je vous conjure, qu’il fasse en moi tout ce qu’il y veut faire : qu’il détruise, qu’il anéantisse et qu’il fasse en tout son bon plaisir. Ce doit être le nôtre de le laisser faire. […]
À Dieu, en Dieu, je vous y laisse 246.
§
« Je vous enverrai le Saint-Esprit que Mon Père m’a promis, mais c’est à la charge que vous entrerez dans la ville, et que vous vous retirerez pour vous disposer à le recevoir » (Lc 24,49) : dit notre Seigneur à ses Apôtres après les avoir repris de toutes les fautes qu’ils avaient commises par leur incrédulité, etc. Ce qui vous marque la nécessité que nous avons de nous disposer par la retraite si nous voulons le recevoir. […]
Le Saint-Esprit est le fruit de la venue au monde du Fils de Dieu, de ses travaux et de ses peines ; et il a fallu, pour que nous l’eussions, que le Fils de Dieu souffrît de si grandes peines ; et nous ne l’eussions point encore eu s’Il ne l’eût demandé. Le Saint-Esprit est donc le don de Dieu, et tout ainsi qu’un Roi puissant cherche dans son royaume ce qu’il a de plus précieux pour en faire un présent à la personne qu’il chérit le plus, de même le Père Éternel, n’ayant rien de plus grand que son Saint-Esprit, le donne aux hommes pour récompense des souffrances de son Fils. Cette Fête est donc très grande, aussi toute la Sainte Église s’y dispose-t-elle avec une dévotion toute particulière. […]
Que faut-il donc faire pour le bien recevoir et participer à ses fruits ? Deux choses, qui est de connaître quel grand don c’est que le Saint-Esprit, et ce qu’il faut faire pour le conserver. Ce sera mes deux points et le sujet de vos attentions. […]
Le Saint-Esprit est premièrement la lumière pour nous éclairer dans nos ténèbres, Il est la force dans nos faiblesses, Il est le feu dans nos froideurs. Nous savons par notre expérience quel besoin nous avons de toutes ces choses, étant si remplies de ténèbres que nous ne voyons goutte et ne savons la plupart du temps ce que nous faisons et où nous allons. Nous sommes si faibles que nous ne pouvons exécuter ce que nous savons que Dieu demande de nous. Nous sommes si froides pour Dieu, nous avons si peu de sentiments de Lui et de si bas, que nous nous en faisons honte à nous-mêmes. Donc voyez la grande nécessité que nous avons de recevoir le Saint-Esprit. […]
Mais que faut-il faire pour le conserver ? Écoutons ce que nous dit l’Apôtre Saint Paul : « Mes frères, sur toutes choses, je vous prie et vous recommande de prendre bien garde de contrister le Saint-Esprit » (Cf. Eph 4,30). Et comment le pouvons-nous contrister ? Écoutons ce qu’Il dit lui-même à l’épouse : « Aperi soror mea », ouvrez-moi, ma sœur, mon épouse (Ct 5,2). Il est toujours à la porte de notre cœur, prenons bien garde de la Lui fermer, car c’est là le contrister. Il faut donc, pour le peu de temps qui nous reste, nous exercer par une grande volonté et d’ardents désirs de le recevoir, et ce sera là Lui ouvrir la porte. Mais ce n’est pas assez, il faut ôter les obstacles qui Le pourraient empêcher d’entrer. Et comment ? Il faut se vider de l’esprit du monde et de soi-même, car deux contraires ne peuvent subsister ensemble. Ce qui est noir ne deviendra jamais blanc que tout le noir n’y soit plus. De même notre âme ne sera jamais blanche que tout le noir du péché n’en soit ôté. Mais il faut se vider si on veut être rempli du Saint-Esprit, puisqu’un vaisseau que l’on veut remplir, on le vide auparavant. […]
Mais enfin que faut-il faire pour recevoir ses fruits et le faire demeurer ? Trois choses avec lesquelles je finis. La première, l’humilité, puisque Notre Seigneur le dit lorsqu’on Lui demanda sur qui Il ferait reposer son Esprit Saint : Il répond que ce sera sur l’humble. Quittons donc tous les sentiments de notre propre intérêt, de notre amour-propre, de notre propre jugement, car c’est une nécessité si nous voulons qu’Il vive dans nous. La seconde, une soumission parfaite à tout ce qu’Il veut de nous. Et la troisième, et qui est le plus sublime et le plus excellent et infaillible, c’est l’abandon. S’Il nous veut dans la maladie ou dans la santé, il le faut vouloir, dans la joie ou dans la tristesse, dans le travail ou dans le repos, dans la souffrance ou dans la jouissance, il le faut vouloir. […]
Enfin il faut nécessairement que nous soyons brûlées ici-bas de ce feu, ou bien être brûlées dans l’éternité de celui d’enfer. Choisissez, c’est Dieu qui l’a dit. Ne cessons donc de le demander ; et puisque Dieu nous dit que si un enfant demande quelque chose à son père, qu’il ne lui refusera jamais (Lc 11,11), c’est une chose assurée, et que je vous souhaite aussi de tout mon cœur, Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit 247.
§
Une âme qui veut recevoir le Saint-Esprit doit premièrement se retirer, non tant dans la solitude extérieure que dans le fond de son intérieur. Deuxième, elle doit demander instamment cet Esprit Saint qui veut être autant demandé qu’il a dessein de se donner. Troisième, elle doit attendre et se reposer, ne sachant pas l’heure et le moment qu’il viendra. S’il est venu avec un grand bruit dans le Cénacle, il ne vient pas ainsi dans une âme. C’est si doucement et secrètement que la moindre sortie de ses sens fera qu’elle ne l’apercevra pas, et ne le trouvant pas chez elle, il passera outre sans s’arrêter. Quelle perte à une âme de perdre le Saint-Esprit ! […]
Il faut être comme une toile bien tendue et immobile sous la main du peintre pour recevoir les traits de sa grâce, car si vous êtes mouvantes et que vous ne demeurassiez fermes, il n’achèvera pas ses desseins ; car la toile qui se remue, le peintre ne peut y couler son pinceau 248.
§
Vous savez, mes Sœurs, que nous approchons de notre grande Fête : le grand mystère et l’épuisement de l’amour. Oui, Dieu, tout Dieu qu’il est, ne vous peut donner rien de plus. […] Depuis le temps que vous communiez, on ne devrait plus voir que Jésus-Christ. […] 249.
§
Il y a longtemps que la divine Providence travaille à détruire mes petits projets et me désapproprier des inclinations que j’aurais de réussir en quelque chose. Et quand je fais un peu de réflexion sur cette conduite, je la dois bien chérir, puisqu’elle prend un soin si particulier d’anéantir ce que je voudrais : elle m’oblige de vivre dégagée de l’attache que j’aurais à quelque chose, et à me séparer incessamment de ma propre satisfaction. Si nous étions assez fidèles à nous soumettre à sa conduite, nous verrions par expérience qu’elle ménage admirablement les occasions de nous sacrifier. […] Si nous suivons les routes de l’adorable Providence, elle nous mènera dans ce sacré Royaume, car elle nous éloignera si adroitement des créatures, de nos recherches, de nos inclinations, de nos désirs et du reste, que nous nous trouverons à la porte de ce palais royal […] 250.
§
Ce grain de moutarde est Jésus-Christ lequel s’anéantit dans les âmes ; mais y étant formé, il y croît, et y devient plus grand que tous les arbres, en sorte que tous les oiseaux du Ciel qui sont les puissances de l’âme, ses passions irascibles et concupiscibles et ses affections reposent et se nourrissent sous les branches de ce bel arbre Jésus-Christ, lequel porte le fruit de vie.
Ce levain que cette femme enferme dans trois mesures de farine est aussi Jésus-Christ, lequel enfermé dans les trois puissances de notre âme les fait lever, c’est-à-dire les élèvent de la terre aux choses du Ciel, leur donnent l’intelligence de tous les saints Mystères, et en un mot, en fait un pain digne de Dieu 251.
§
Un bon moyen pour se désoccuper de soi et des créatures est de regarder toutes choses dans l’ordre de Dieu. Exemple : une personne vous fait un déplaisir, à même temps il faut adorer Dieu qui permet cette occasion pour votre exercice et perfection, l’en remercier, et il se trouve qu’insensiblement nous nous élevons à Dieu, demeurant dans le calme et la paix, là où quand nous nous réfléchissons sur nous ou sur l’action de cette personne, quoique ce soit à bonne fin ou pour l’excuser ou autrement, nous nous rabaissons dans la créature, laquelle étant impure, nous souille toujours et nous embarrasse en mille réflexions et retours qui nous troublent et nous tirent de notre paix et de l’occupation avec Dieu 252.
§
[…] Dans l’oraison, l’on ne produira autre acte que celui d’abandon et de patience, négligeant tout ce qui se passe en l’intérieur, demeurant exposé au plaisir de Dieu qui se contente dans notre abjection d’une manière qui nous est inconnue. […]
Il se faut contenter d’un simple regard de Dieu, élevé au-dessus de tout soi-même, comme d’un simple souvenir de Dieu, sans autre appui que celui de la foi nue qui sépare l’âme du sensible. […]
Il faut s’abandonner au plus tôt, se laissant comme une souche ; et si une activité vous entraîne malgré vous, et que vous sentez que vous la suivez ou par raisonnement ou en autre manière, arrêtez-vous -- non que vous puissiez faire un silence en vous, ce n’est pas cela que je dis --, mais que votre intime volonté qui est à la fine pointe de l’âme se sépare de tout fatras et de ses insolences, n’y voulant avoir aucune part, laissant doucement les sens en leur crucifixion sans s’en mettre en peine, vous assurant que leur cri n’est que leur intérêt, leur perte et leur ruine qu’ils ne peuvent souffrir.
Tenez-vous donc simplement dans cet intime, toute abandonnée, sans savoir ni sentir comment, ni vouloir avoir assurance que vous êtes abandonnée, que vous êtes bien, ou que vous êtes séparée. Ne cherchez point des distinctions, mais comme une victime qui n’a ni yeux pour regarder, ni oreilles pour entendre, ni langue pour parler, demeurez sans savoir où vous êtes, ce que vous faites, ni ce que vous demandez, vous souvenant que notre vie est une mort. […] 253.
§
À mesure qu’une chose approche de son centre et de sa fin, elle ressent plus d’ardeur de s’y voir unie. Plus une âme s’approche de Dieu qui est sa fin, plus elle a de désir de s’y voir réunie ; et tout de même que le feu est dans une continuelle agitation hors de sa sphère, de même nos âmes sont agitées de milles passions, affections et dans de perpétuelles inquiétudes et changements jusqu’à ce qu’elles soient dans leur sphère qui est Dieu, le centre de leur repos. […]
Si vous me demandez pourquoi, c’est qu’étant faite pour Dieu rien du monde ne peut satisfaire une âme, et tout le temps qu’elle demeure dans les créatures, qu’elle vit des créatures, agit pour les créatures, elle souffre des violences et changements perpétuels, tout ainsi que le feu qui agit sans cesse et n’a aucun repos étant retenu ici-bas contre sa pente naturelle, n’y subsistant que par des causes étrangères. […]
Ayant de continuels désirs de nous voir unies à Dieu, puisqu’à toute heure nous approchons de la mort, vous me demanderez peut-être si on ne peut pas se voir réunie à Dieu en cette vie. Je vous répondrai que je crois qu’une âme qui serait fidèle à mourir sans cesse à elle-même et à toutes les créatures se verrait à la fin en possession de cette vie divine qui la mettrait au-dessus des inconstances et misères de la vie humaine et en possession d’une paix inexplicable ; et quoique son corps souffrit et que son esprit fut dans des peines, elle ne perdrait rien de cette paix divine qui se fait ressentir dans le centre de l’âme, non par des goûts et consolations sensibles, car tout cela n’est point Dieu ; et souvent ces âmes qui en sont remplies et semblent avoir beaucoup de ferveurs du service de Dieu se recherchent elles-mêmes dans ces dons et leur contentement. […]
Vous me demanderez s’il les faut rejeter lorsqu’ils nous sont donnés. Je dis que non, mais il se faut donner de garde de s’y complaire et s’y arrêter. Il les faut laisser en Dieu et les rapporter toute à lui et s’humilier, car il y des âmes qui ne feraient rien du tout et n’avanceraient pas un pas si elles n’avaient des consolations et douceurs sensibles.
Pour celles que Dieu conduit par des ténèbres et sécheresses, elles se doivent consoler infiniment, car si elles sont fidèles à tout ce que Dieu demande d’elles, nonobstant ces conduites rigoureuses, elles avanceront plus en un jour et feront plus de progrès que ces autres en beaucoup d’années. Tout consiste en une grande fidélité et à mourir sans cesse 254.
§
Mes Sœurs, le Royaume de Dieu souffre violence, il n’y a que les violents qui l’emporteront, et qui, par leurs combats, se rendent dignes de le trouver et de le posséder. Il est en nous, et il doit régner principalement sur notre volonté comme la meilleure pièce de notre intérieur, parce que n’étant pas maîtresses de notre entendement pour y faire régner Dieu comme il le devrait, étant quelquefois occupé de pensées bien sottes sans que nous le voulions ; de même notre mémoire, quoique nous fassions tous nos efforts pour ne nous ressouvenir que de Dieu elle ne nous fournit bien souvent que des sujets de nous en distraire ; mais pour notre volonté, Dieu nous en a laissé le libre arbitre, et c’est sur cette faculté qu’il veut faire paraître son pouvoir et y donner ses lois comme son Souverain. […]
Cela est un peu rude à la nature, parce que le règne de Dieu la captive, et elle ne peut souffrir qu’avec d’extrêmes violences tout ce qui la domine et qui est au-dessus d’elle. Voulant toujours user de son droit – non seulement sur nous-mêmes – par une usurpation qui n’est pas raisonnable elle l’étend fort souvent sur les autres, syndiquant, jugeant, condamnant indifféremment de tout ce qu’il lui plaît. Mes Sœurs, Dieu nous la demande, lui refuserons-nous ? Il ne nous contraindra jamais – comme il dit dans son prophète – , nous l’ayant donnée libre, il veut que nous lui en faisions le sacrifice librement. […]
Bien que je dise que Dieu établit son règne par préférence sur la volonté, il ne laisse pas de régner aussi sur tous nos sens à mesure que nous sommes mortes et crucifiées à nous-mêmes. Voyez une personne spirituelle : tout est réglé en elle. Mes Sœurs, c’est que Dieu y règne puissamment. Heureuse une âme qui n’y met point d’obstacles, ne s’occupant point de mille petits fatras dont la vie est si remplie ! Il est bien vrai de dire que si ce n’était pas Dieu même qui m’assure qu’il a établi son règne dans mon cœur, je ne le croirais pas, n’y voyant régner que mes passions et ma propre volonté. […]
Il y a un grand saint qui disait qu’il sentait le poids de Dieu. Qu’est-ce que ce poids de Dieu ? C’est un respect anéantissant envers cette Majesté infinie qui réside dedans nous et captive tous nos sens d’une manière ineffable. Et d’où vient qu’il l’appelle un poids ? C’est que cette présence de Dieu ne peut souffrir rien qui lui résiste qu’elle ne le sacrifie et ne l’immole. Il veut régner ; il faut que tout obéisse, et cela est inévitablement un poids à la nature qui veut toujours vivre et jamais mourir. […]
C’est une grâce que je demande à Dieu : que tout mon être se consume et s’anéantisse en sa Présence et que je fonde comme la neige de respect pour cette Majesté infinie. Et d’où vient qu’on en a si peu ? La cause en est facile à trouver : c’est que nous n’avons pas de foi ; car si nous le croyions présent en nous comme il y est, et que s’il nous laissait un moment sans nous soutenir par ses grâces journalières nous retournerions dans notre néant, sans doute nous ne nous distrairions pas si facilement. […]
C’est un sujet d’étonnement d’être si fort remplies de Dieu et d’y penser si peu ! Chose terrible et consolante tout ensemble, que, quoique nous soyons en grâce ou que nous n’y soyons pas, Dieu est toujours présent en nous et qu’il n’en détourne pas un moment ses yeux divins. Il attend sans cesse que nous nous retournions vers lui pour nous donner ses grâces et nous pardonner nos ingratitudes. Si nous vivions de cette vérité, rien ne nous ferait de peine et nous serions dans des sentiments continuels de reconnaissance envers une bonté si grande. […]
Il faut l’adorer en nous et faire des actes de foi de cette vérité, principalement les personnes qui ne sont pas avancées dans la vie spirituelle. Adhérez à lui sans cesse dans le fond de votre intérieur. Celui qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui. Il n’est en nous que pour recevoir nos hommages et nos adorations et pour nous transformer toute en Lui et nous faire une même chose avec Lui 255.
§
Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l’acquérir. Vous me direz peut-être qu’elle est trop rigoureuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu’est-ce donc que ces sacrifices qu’elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l’humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d’opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l’esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s’y opposent. Dès qu’elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s’imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.
Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l’on veut se donner la liberté d’aller partout, de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l’on s’attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…
Il n’y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n’est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n’avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l’anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l’éternité. Ce n’est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m’a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi 256.
§
Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-mêmes. Il y avait un serviteur de Dieu qui disait que, si l’on le pressait, il ne sortirait que de l’orgueil. Ne sortirons-nous jamais de nous-mêmes, de notre propre terre ? Ah ! Mes Sœurs, il faut une force toute divine ; demandez-la bien à Dieu ; vous n’en pouvez sortir sans secours. Quand nous oublierons-nous nous-mêmes ? Quand ne nous soucierons-nous plus de nos intérêts ? D’où vient que la moindre parole nous choque si fort ? Dieu permet quelquefois que l’on exerce notre patience par des événements fâcheux et qui contrarient notre volonté, mais il faut dans ces rencontres lui montrer notre fidélité et notre amour pour lui 257.
§
Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète, et même Dieu tient cette conduite sur les âmes sur qui il a dessein de perfection, leur laissant un poids d’humiliation... qui les tient toujours bas afin de conserver ses dons en elles, et cela parce que nous sommes si légères que la moindre grâce nous élève et nous fait oublier ce que nous sommes ; et cette peine, cette tentation ou cette abjection que Dieu nous laisse rabaisse notre orgueil, nous tient petites... nous apprenant ce que nous sommes 258.
§
Elle lui répondit [à une religieuse] : Persévérez à demander et faites de votre côté ce que vous pourrez, et soyez certaine que Dieu vous accordera votre demande. Si ce n’est à la vie, ce sera à la mort et dans le temps que vous ne pourrez plus profaner ses grâces. Car à présent s’il vous donnait cette fidélité vous croiriez faire beaucoup et vous entreriez par là dans quelques vaines complaisances de vous-même. Il est bon que nous connaissions de quoi nous sommes capables et ce que nous sommes en nous-mêmes. Les grâces que Dieu nous fait ne servent bien souvent qu’à nous porter à l’élévation […] 259.
§
Pour votre oraison, vous la commencerez par la foi, vous tenant en silence, et, faisant cesser tout babil et raisonnement, vous vous tiendrez en simplicité au-dessous de Dieu 260.
§
Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez 261.
§
Écrit de notre révérende mère qui exprime ses sentiments sur son indignité à faire l’œuvre que Notre Seigneur a voulu qu’elle ait faite pour sa gloire dans le très Saint Sacrement :
Nous supplions très humblement les serviteurs de Dieu que la divine Providence assemble ici, de nous vouloir donner leurs conseils selon les lumières que le Saint-Esprit leur communiquera, sur cette maison et particulièrement sur ce que Notre-Seigneur veut de moi au regard d’icelle, portant un grand désir de la remettre entre les mains de quelques âmes qui aient la capacité d’y établir la pure gloire de Dieu, me trouvant absolument incapable de le faire pour les raisons suivantes : la première est que je n’ai point les grâces, ni les talents nécessaires pour y agir de la manière qu’il faut ; la seconde est que me trouvant fort impuissante, stupide et ténébreuse, je ne puis m’appliquer sans violence d’esprit à la conduite, n’ayant que des ignorances extrêmes. Troisièmement, je connais par expérience que ma conduite n’y établira jamais le bien en sa perfection, n’ayant pas, comme j’ai déjà dit, ce qu’il faut pour cela, perdant la mémoire, mon entendement étant hébété et plein de ténèbres causées par un fond d’orgueil épouvantable qui est en moi et par lequel je suis tout opposée à Jésus-Christ, cet orgueil faisant de si mauvais effets en moi que toutes mes opérations en sont corrompues. Je le crois la source de tous mes maux puisqu’il me rend indigne des miséricordes de Dieu pour moi et pour les autres.
Au regard de ce monastère, voici mes petits sentiments : premièrement je conçois un si grand malheur de faire une œuvre de telle conséquence qui ne soit point l’œuvre du pur esprit de Dieu, qu’il vaudrait mieux qu’elle s’abîmât dans le néant que de subsister un moment hors de cette pureté.
Le dessein de cette fondation étant très saint en apparence, il est fort à douter que l’excellence extérieure d’icelle n’épuise la grâce et la substance intérieure, à moins que Notre-Seigneur y donne des sujets capables de la maintenir par une très grande fidélité.
La principale pensée sur ladite fondation a été de la recevoir pour un petit nombre d’âmes qui veulent se donner à Dieu sans réserve, oubliant la conversation avec les créatures autant qu’il est possible, les religieuses devant vivre en icelle comme des recluses ; l’on n’y devrait rien connaître que la vie et les états de Jésus-Christ. Point de parloirs que pour la pure nécessité des affaires.
Le motif le plus important de ladite fondation est d’y vivre de la vie cachée et anéantie du Fils de Dieu dans le très Saint Sacrement selon les degrés de grâce d’une chacune, d’y être pauvres, abjectes, inconnues et rebutées par hommage et union à Jésus Notre-Seigneur dans la sainte Hostie.
La difficulté étant de trouver des âmes assez généreuses pour entrer dans ces saintes dispositions, mon âme en souffre une douleur extrême.
Je souffre au regard de cette maison, tant d’amertume dans l’âme et des angoisses si crucifiantes que je suis dans un regret continuel de cet établissement et voudrais donner mille vies pour l’anéantir s’il n’est pas dans l’esprit et dans les desseins de Jésus-Christ et je prie ardemment les serviteurs de Dieu d’en examiner les circonstances et de voir si c’est l’œuvre de Dieu et ce qui se doit faire pour la mettre dans un état où il la veut pour sa gloire.
Pour moi, je confesse derechef qu’il m’est impossible d’y réussir, ayant toujours cru et assuré plusieurs fois que je ne ferai point le plus important de cette œuvre, et connu que je n’en avais point les talents, mon trait intérieur me portant à la solitude pour me rendre à Dieu, sortant du tracas des charges que j’ai exercées depuis plus de dix ans sans discontinuation, mon âme gémit sous le poids de ses misères et je crois ne me pouvoir sauver qu’en quittant tout et me retirant en profond silence et en lieu inconnu pour y faire mourir mon orgueil naturel duquel je ne puis me défaire et qui prend vie dans les grandes occupations. J’ai toujours cru que Notre-Seigneur voulait que je me retirasse puisque j’ai fait, ce me semble, ce qui m’était donné à faire en cette œuvre et jusqu’à présent je n’avais point eu la liberté de la quitter, mais depuis quelques mois il me semble que je puis me retirer sans en porter aucun scrupule et mon âme a une pente si grande et profonde à me jeter dans un trou caché, gardant un profond silence, que la seule pensée me donne une nouvelle vie. Je ne vois pas lieu de rendre à Notre-Seigneur ce que je lui dois, ni de me sauver que par là.
Pour augmenter mon incapacité, j’ai perdu l’ouïe d’un côté et commence à être fort étourdie de l’autre.
Dans les affaires, il me faut une si grande attention pour les comprendre que j’en souffre violence. Mon âme ne voudrait être captive de rien comme elle n’est capable de rien que de s’abaisser devant Dieu, gémir sa vie pleine de crimes, demander miséricorde et tâcher de me séparer du péché 262.
§
La seconde chose que nous devons imprimer dans notre cœur en recevant la cendre est que nous mourrons, et que n’étant que pèlerines et passagères, nous devons être dégagées de tout ce qui est en ce monde, n’étant pas le lieu de notre demeure. Voyez un voyageur : il ne fait point bâtir une maison à un endroit, il n’achète pas un champ à un autre, pourquoi ? Parce qu’il n’a pas désir d’y faire sa demeure. Il ne fait que passer, ne s’amusant pas même à regarder ni considérer aucune chose. Recevons donc la cendre comme si c’était le dernier moment de notre vie ; que toutes nos actions se fassent comme la dernière que nous voudrions faire à l’heure de notre mort. Que ferait une personne à l’heure de la mort si elle avait le jugement de la raison libre ? Elle se soucierait très peu des choses de ce monde, qui ne paraissent que comme un néant ; à cette heure, les yeux sont bien éclairés. Elle mettrait toute sa capacité à s’occuper de Dieu. Elle ramasserait tous les actes d’amour qu’elle aurait fait en sa vie pour tâcher d’en former un des plus purs à ce dernier moment. […] 263.
§
C’est quelque chose de plus que de faire le vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. On peut, ayant fait ces vœux, se réserver quelque désir de sa perfection, etc., mais par le vœu de victime tout est dans les mains, tout est dans le cœur de Dieu […] Nous en devons porter trois [dispositions] qui sont : une humilité profonde, un abandon sans réserve et une séparation entière de nous-mêmes. […] 264.
§
Qu’est-ce que ce mot de Royaume de Dieu veut dire et comment le faut-il entendre ? Le Royaume de Dieu en nous n’est autre chose sinon que Dieu vit et règne dans l’âme qui le possède comme dans son palais divin. Il y est Maître, il y est souverain et y fait des lois, et tout lui est assujetti. Ce mot de Royaume de Dieu veut dire que Dieu seul est occupant l’âme, que rien ne paraît en elle que lui, qu’elle lui est si parfaitement soumise en tout que sa volonté ne paraît plus, ne lui restant que le seul et unique désir de le voir vivre en elle de plus en plus jusqu’à la perte de tout elle-même en Lui. Voilà son seul respir et la seule richesse qui lui reste. Et quoiqu’elle soit encore animée de ce désir, c’est d’une manière si tranquille et si douce que ce désir passe de Dieu en elle et d’elle en Dieu, continuant ainsi sans relâche et toutefois sans activité et sans aucun trouble. […] 265.
§
Souvent ce qui nous cause des peines, c’est que le fond de nos intérieurs est encore plein de propre vie : il ne se détruit pas assez suivant les mouvements de la grâce, et le vrai mépris de nous-mêmes n’est pas encore bien établi ; ce qui fait que nous ne pouvons encore soutenir en paix une longue privation. […] Ne désirez jamais qu’on pense à vous, ne dites et ne faites rien pour être considérées. Bref, ne tenez aucune place à rien. Soyez fidèles à cette pratique, intérieurement et extérieurement, et vous verrez que, n’étant plus rien dans les créatures ni en vous-même, vous serez tout en Dieu et à Dieu par Jésus-Christ.
Oh ! Mes très chères Sœurs, voilà le vrai et le solide chemin, et je dis en vérité devant mon Dieu qu’une âme est folle, malheureuse et aveuglée si elle ne prend ce parti ; elle se repaît de fumée, et croyant être spirituelle, elle n’est souvent que pure nature. Voilà mon ambition. Mais misérable que je suis, j’en suis plus loin que le ciel n’est de la terre. Ne faites pas, mes Sœurs, ne faites pas comme moi. Marchez tandis que vous avez la lumière. […] 266.
§
Nous sommes toutes en attente. Vous attendez que je vous parle, et moi j’attends que l’on m’en donne la grâce. Je me suis exposée pour cela, mais mes infidélités m’en rendent indigne. Exposez-vous vous-mêmes, mes chères Sœurs, exposez vos cœurs à Notre Seigneur et il les remplira. N’était qu’il est de mon obligation de vous dire un mot pour finir l’année, j’aurais grande pensée à me taire, car personne ne peut parler des mystères ineffables d’un Dieu anéanti, s’il ne possède la grâce des Mystères. […]
Demeurons-en là, et finissons en vous demandant pardon des sujets de mauvais exemples que je vous ai pu donner et d’avoir été obstacle à vos perfections, me rendant indigne par mes infidélités de recevoir de Dieu les grâces nécessaires pour vos conduites. Priez Notre Seigneur qu’il me pardonne et me fasse la miséricorde de vivre uniquement pour lui l’année suivante, car en un mot, mes très chères sœurs, avant que de fermer nos yeux au sommeil, faisons un petit peu de réflexion sur toute notre année. Voyons si elle est remplie, si nous pouvons dire en vérité qu’elle a été toute pour Dieu ? […] 267.
§
L’on a de coutume aussi de finir l’année par un exercice d’humilité et de charité, se demandant pardon les unes aux autres, vertu de charité que je vous recommande ou plutôt que Dieu vous ordonne par ma bouche. Ne dites jamais vos sentiments sur l’humeur ni sur la façon de faire de votre prochain directement ni indirectement, car ces sortes de libertés sont la peste de la Religion. Cela détruit entièrement la charité et l’union sans laquelle les Monastères ne sont plus que désordre et confusion. […]
Écoutez la mesure que Notre Seigneur donne à l’amour que nous devons avoir pour notre prochain : C’est de l’aimer comme nous-même, en sorte que nous le devons traiter comme nous voulons être traités. Nous lui devons procurer le bien que nous nous souhaitons à nous-mêmes, et vous voudrez dire quelque chose de votre prochain ? Faites réflexion si vous voudriez qu’on en dise autant de vous, cette pratique vous retiendra infailliblement. Que tout le monde soit en sûreté avec vous. […] 268.
§
Dans ces années d’épreuves, l’on noircit sa réputation par des calomnies, on désapprouva sa conduite, on blâma sa trop grande confiance en Dieu, l’on trouva même à redire à son extrême bonté ; ce qui avait été dans sa prospérité des sujets d’admiration, devint ensuite la matière de son humiliation, et chacun se crut en droit d’en parler à sa mode sans qu’elle ouvrît la bouche pour se justifier, quoiqu’il eût été facile de le faire 269. […]
(211) Deux heures avant sa mort, elle se fit encore toucher le pouls pour savoir si l’heure approchait. Mais on lui dit qu’il était toujours en même état. Ses yeux étaient aussi doux qu’à son ordinaire. Elle les arrêtait quelquefois sur la communauté désolée qui était autour de son lit et ensuite elle les élevait à Dieu comme pour lui offrir leurs peines et demander les grâces dont elles avaient besoin pour faire leurs sacrifices en la manière la plus parfaite. Plusieurs ont ressenti intérieurement les effets de son pouvoir dans cette occasion.
Sur les deux heures après midi, elle se leva assez ferme et s’assit sur son lit puis ayant appuyé sa tête sur son oreiller, à peine y fut-elle, qu’elle rendit son âme à Dieu, mais si doucement qu’on ne pouvait croire qu’elle fût passée. Cette mort arriva le dimanche de Quasimodo, 6e d’avril 1698, âgée de quatre-vingt-trois ans, trois mois et six jours. […]
(217) Si une Sœur, fusse la dernière de toutes, lui venait dire quelque sujet de peine, quelque léger qu’il fût, elle demeurait des heures entières à l’écouter et à la consoler avec autant de paix et de tranquillité que si elle n’eût eu que cela à faire. Il semblait que Dieu lui avait révélé le secret des consciences. Sa pénétration était si grande que ses filles appréhendaient de paraître devant elle lorsqu’elles avaient dans l’âme quelque chose qui leur donnait de la confusion. Il est arrivé plusieurs fois qu’elle leur a dit à l’oreille ce qu’elles voulaient lui cacher et que Dieu seul connaissait. Si celles qui allaient pour lui parler de leurs dispositions intérieures se trouvaient dans l’impuissance de le faire, soit par timidité ou pour d’autres raisons, elle les prévenait en même temps leur disant avec une extrême bonté : « Puisque vous ne pouvez me parler, écoutez-moi seulement. » […] 270.
§
Les beaux passages spirituels qui nous sont parvenus de Mectilde ou sur elle sont innombrables. Nous arrêtons ce premier florilège regroupant un choix de « dits » et témoignages non datés recueillis par des proches 271. Quittons maintenant Mectilde se livrant à des proches non identifiés pour nous attacher aux influences directes reçues puis exercées.
Deux femmes légèrement plus âgées (il s’agit de l’amie Marie de Châteauvieux et d’Élisabeth de Brême ou Mère Benoîte de la Passion) et un homme (Épiphane Louys abbé d’Étival) sont nés entre 1604 et 1620. Ces compagnes et ce compagnon appartiennent à la génération de Mectilde.
À partir de maintenant, c’est Mectilde qui aidera spirituellement ses compagnes même si Mère Benoîte fut sa maîtresse de noviciat. Le « compagnon » Epiphane Louys, confesseur de Benoîte et de ses sœurs du Monastère de Rambervillers, collabore avec Mectilde lors de l’établissement de sa fondation.
Marie de Châteauvieux (~1604-1674)
L’amie « de caractère fort différent » sur laquelle veillait Mectilde depuis leur rencontre en 1651 lors du refuge à Paris des « petites religieuses de Lorraine » était une « femme vive et généreuse ». Née Marie de La Guesle, de son union en 1628 avec René de Châteauvieux elle eut deux enfants dont la cadette survécut et épousa en 1649 Charles de La Vieuville. Marie deviendra religieuse en 1662 à la mort de son mari.
Marie était « impérieuse, active, sensible et plus portée à aider les hôpitaux que des contemplatives. Ce n’est donc pas l’âme sœur qu’elle trouvait en la prieure, mais au contraire une femme supérieure qui n’hésitait pas à la contredire. On aimerait savoir davantage comment la comtesse fut séduite et progressivement transformée 272 ».
La correspondance, quoique la plus abondante qui nous est parvenue de divers destinataires, n’est pas aussi riche sur la vie intérieure que celles que nous venons de lire entre Mectilde et ses directeurs.
Marie de Châteauvieux doit passer de la pratique des vertus à la perte de la volonté propre :
Ce qui vous trouble quelquefois, c’est le désir que vous avez d’être parfaite. Vous voudriez ne point tomber, parce qu’il vous semble que tant de misères en vous causent votre retardement. Ayez patience que Notre Seigneur vous ait purifiée et, en attendant, demeurez humiliée sous le poids de vos imperfections. Il faut même se résigner d’être toute sa vie imparfaite. Vous faites consister la plus haute perfection à la pratique de quelques vertus. Elles sont toutes bonnes et nécessaires, mais la consommation de la vraie perfection consiste à la perte totale de notre volonté dans la volonté divine, de sorte qu’une âme est plus ou moins parfaite qu’elle est plus ou moins soumise et unie au bon plaisir de Dieu. Une âme qui veut ce que Dieu veut est contente ; et tous nos mécontentements viennent d’une volonté propre et des attaches secrètes que nous avons à nos propres inclinations 273.
Il lui faut passer de l’esprit au cœur :
[…] Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n’y avancez pas parce que vous voulez qu’elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l’inclination qu’il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu’il ne fait rien, il se rebute et se décourage. […]
Vous voulez connaître, vous voulez comprendre et vous ne voulez pas vous soumettre à l’aveugle à la conduite de Jésus-Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez ; mais votre esprit n’y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l’entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l’on vous enseignera là-dessus. L’affection que vous avez eue toute votre vie d’être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n’y prenez garde, car votre capacité s’applique toute à comprendre et il n’y a rien pour l’amour. Votre esprit épuise votre cœur. […]
« Pour être quelque chose en tout
il ne faut rien être du tout 274 ».
Les richesses de la vie de grâce, c’est la suprême pauvreté. […] 275.
Il faut acquérir l’oraison du cœur :
Cette oraison ne demande point d’autre instruction que les inventions que le Saint-Esprit inspire à l’âme. C’est l’amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s’ingérer de faire son office.
Cette oraison porte amour et respect des grandeurs de Dieu ; l’âme n’a qu’à se recueillir et s’occuper doucement de Dieu, voilà tout ce que j’en sais. Chacun en reçoit des effets différents selon les voies et les conduites de Dieu. Cette sorte d’oraison, quand l’âme est fidèle, doit opérer une profonde humilité, une grande simplicité. Douceur, charité, résignation, toutes les vertus s’y trouvent renfermées ; l’usage vous le fera expérimenter.
Ne gênez point votre esprit ; suivez Jésus Christ en humilité et simplicité 276.
Et la foi simple :
Tous les affirmatifs que nous prenons pour monter à la connaissance de l’Essence divine nous éloignent infiniment de la réalité de ce qu’elle est. La foi simple a bien plus d’efficace, laquelle se servant du négatif donne bien plus de gloire à Dieu et produit plus d’amour et d’assujettissement. […] Les attributs divins servent pour nous donner une connaissance grossière de Dieu ; mais la foi, qui élève l’âme dans une sainte ignorance de tous les affirmatifs, la fait entrer dans une simple et amoureuse croyance de ce que Dieu est en lui-même, surpassant toute lumière et toute intelligence. Elle croit Dieu dans la vérité de son Essence, sans lui donner aucune forme ni image, pour délié qu’il soit. […] 277.
La greffe réussit :
Votre voie est assurée ; et vous, ne doutez pas que Notre Seigneur ne vous appelle par ce sentier : vous en recevez trop de grâce et d’intelligence pour hésiter. J’avoue que cette voie est plus crucifiante que l’autre ; mais elle est aussi plus purifiante et plus sanctifiante. Elle est plus certaine parce qu’il y a moins du nôtre et qu’elle nous rend plus purement à Dieu. Soyez donc désormais en repos quand vous voyez votre prochain qui fait les bonnes œuvres que vous ne faites pas. […]
Aimons ce divin bon plaisir ; prenons nos félicités d’y être attachées. Les bienheureux n’ont point d’autre bonheur, et cette complaisance qu’ils ont dans l’accomplissement des volontés divines compose leur béatitude. Aussi voyez-vous sur la terre de certaines âmes qui, étant toutes mortes à elles-mêmes, jouissent d’une félicité anticipée. Car ayant perdu leur volonté propre dans la divine [volonté], elles sont toujours dans la satisfaction entière, ne voyant rien sur la terre hors du bon plaisir de Dieu. […] 278.
C’est par la foi que l’on connaît Dieu :
Ma très chère fille, je réponds à votre lettre sans vous rien dire davantage de celle que la bonne Mère N. vous a écrite, il faut trouver bon que Dieu me confonde dans mon néant comme il lui plaira.
Je vois sur ce que vous m’écrivez que vous travaillez toujours pour voir et pour connaître. Vous avez une curiosité secrète qui vous fera bien de la peine, car il faut être sourde, aveugle et muette, et je vous en vois bien éloignée. Il n’en est pas de la vie intérieure comme des choses extérieures que l’on voit, que l’on touche et que l’on goûte et comprend. La vie d’esprit lui est toute contraire : la foi est sa lumière et sa sûreté. Donc il faut apprendre à vivre de cette vie et négliger vos sens plus que vous n’avez fait du passé.
Vous ne vous appliquez pas assez aux usages de la foi, vous n’y avancez pas parce que vous voulez qu’elle vous soit sensible, et votre esprit ne peut mourir à l’inclination qu’il a de tout voir et savoir. Quand il ne jouit pas de sa prétention, il croit qu’il ne fait rien, il se rebute et se décourage.
Vous dites que vous ne comprenez pas ce que c’est que votre âme ; vous n’avez pas la capacité de la comprendre, non plus que de comprendre Dieu. Vous ne pouvez connaître l’un et l’autre que par la foi et par leur opération. Vous voyez bien que vous avez une âme puisque vous ressentez l’opération de ses facultés. Ne voyez-vous pas que vous avez une mémoire, un entendement et une volonté ? Vous vous souvenez, vous entendez et comprenez, et vous aimez. Voyez donc que vous avez une âme puisque ses puissances sont opérantes. Penseriez-vous voir votre âme en quelque figure ? Ne savez-vous pas qu’elle est faite à la semblance de Dieu ? Qu’elle est pur esprit, ainsi, qu’elle n’est point palpable ; de même Dieu n’est pas palpable, il n’est ni vu ni senti.
Vous me demandez : pourquoi dit-on quelquefois : « Je voyais Dieu qui faisait telle chose ? » C’est à cause de son opération qui se fait quelquefois voir et sentir à l’âme. Ainsi elle dit qu’elle a vu Dieu qui l’attirait, qui la soutenait ; et c’est un effet de sa grâce opérant en nous quelquefois sensiblement pour fortifier et encourager l’âme. D’autres fois il opère secrètement. Il faut que vous compreniez que le voir de l’âme est en foi. C’est la lumière de la foi qui lui fait voir. Et cette vue n’est qu’une croyance simple qui la tient dans cette vérité. Les sens grossiers n’y ont point de part. Les intérieurs y participent quelquefois, lorsqu’ils sont bien purifiés. De même vous comprenez que vous avez une âme à cause qu’elle opère et que vous ressentez souvent ses différentes opérations.
Une chose m’a fait peine en votre esprit : c’est qu’étant dans l’inclination de notre première mère qui nous a tous conçus en péché, vous avez retenu et conservé une partie de ses dispositions, sans vouloir pourtant être contraire à Dieu. Vous pensez que la grâce d’oraison et toute la sainteté de la vie intérieure s’acquièrent à force de travail d’esprit, de raisonnement, de lumière, de science ; et vous croyez tellement cela que quand la lumière ou la connaissance vous manquent, vous n’estimez plus rien ce qui se passe en vous. C’est là votre pierre d’achoppement et celle de votre grand retardement.
Ne vous ai-je pas tant dit autrefois que vous n’aviez que de l’esprit et point de cœur pour Jésus-Christ ? Vous avez une pente et une inclination naturelle de savoir, et c’est ce qui a mis en désordre nos premiers parents279. Vous voulez connaître, vous voulez comprendre et vous ne voulez pas vous soumettre à l’aveugle à la conduite de Jésus-Christ votre divin Maître. Vous dites bien de bouche que vous le voulez ; mais votre esprit n’y est point assujetti. Et tout son mal vient de ce que vous l’entretenez dans sa pente à voir et connaître. Et lorsque vous ne comprenez point votre disposition, vous travaillez pour en discerner quelque chose, ou vous aspirez à voir ce que l’on vous enseignera là-dessus.
L’affection que vous avez eue toute votre vie d’être instruite vous a beaucoup nui et vous nuira encore plus si vous n’y prenez garde, car votre capacité s’applique toute à comprendre et il n’y a rien pour l’amour. Votre esprit épuise votre cœur. Je suis peinée de ce défaut en vous et ne le puis souffrir davantage. Il faut vous réduire en pauvreté d’esprit, puisque votre voie de grâce vous y oblige. Il faut que je sois impitoyable à votre amour-propre ; et cette connaissance que Dieu me donne sur votre âme, ma très chère fille, est une très grande miséricorde pour vous. Je vous assure de sa part que c’est là votre retardement et ce qui s’oppose le plus en vous à la sainteté de son règne et de son pur amour. Vous n’êtes point pauvre d’esprit puisque votre fond intérieur est tout plein de désirs : vous prenez un chemin à n’arriver jamais où vous désirez. Lorsque vous aurez appris à demeurer dans le néant et que vous vous en contenterez, vous verrez bien plus d’abondance et d’une manière bien plus épurée.
« Depuis que je me suis mis à rien,
j’ai trouvé que rien ne me manque 280 ».
Ce sont les paroles d’un grand saint qui l’avait bien expérimenté. Vous vous trompez, ma chère fille, la vie intérieure n’est pas dans les lumières, mais dans le pur abandon à la conduite et à l’Esprit de Jésus.
Il est bon de voir ce que Dieu nous montre comme notre propre misère, notre néant, notre impuissance, pour nous tenir dans l’humiliation et nous convaincre que nous ne sommes rien et ne pouvons rien que par sa grâce. Ces connaissances-là sont bonnes parce qu’elles nous sont données de Dieu. Mais celles qui sont recherchées par l’activité, la force et la diligence de notre esprit sont bien sèches devant Dieu, parce qu’elles n’ont pas l’onction de sa grâce.
L’unique moyen pour faire un grand progrès dans la vie spirituelle, c’est de connaître devant Dieu notre néant, notre indigence et notre incapacité. En cette vue et dans cette croyance que nous avons tant de fois expérimentées, il faut s’abandonner à Dieu, se confiant en sa miséricorde, pour être conduite selon qu’il lui plaira : soit en lumière, soit en ténèbres ; et puis simplifier son esprit sans lui permettre de tant voir et raisonner.
Il faut vous contenter de ce que Dieu vous donne sans chercher à le posséder d’une autre façon. Ce n’est point à force de bras que la grâce et l’amour divin s’acquièrent, c’est à force de s’humilier devant Dieu, d’avouer son indignité, et de se contenter de toute pauvreté et basseté 281. Il faut vous contenter de n’être rien, et
« Vous serez d’autant plus
que vous voudrez être moins ».
La vie de grâce n’est pas comme la vie du siècle. Il faut s’avancer et se produire dans le monde pour y paraître et y être quelque chose selon la vanité ; mais dans la vie intérieure, on y avance en reculant. C’est-à-dire : vous y faites fortune en n’y voulant rien être et vous paraissez d’autant plus aux yeux de Dieu que moins vous avez d’éclat et d’apparence aux vôtres et à ceux des créatures.
Les richesses de la vie de grâce, c’est la suprême pauvreté. Vous êtes bien loin de la posséder, car au lieu de vous dépouiller vous vous revêtez, sous prétexte de bien mieux faire. Quand le soleil est trop grand, il éblouit ; quand vous avez trop de lumière, elle vous offusque. Votre esprit naturel est ravi de ne demeurer point à jeun, et lorsqu’il n’a ni lumière ni sentiment, il crie miséricorde, il vous trouble et vous tire de la paix. Il faut, ma très chère fille, le mettre en pénitence : nous en sommes dans le temps ; et il ne faut point avoir de pitié de ses cris. Ce sont ses intérêts qui le font crier. Il faut fermer les oreilles à ses plaintes et vous contenter dans votre ignorance, votre impuissance et pauvreté.
Jusqu’ici vous n’avez pas cherché Dieu purement, mais vous vous êtes recherchée vous-même. Votre tendance secrète, et souvent manifeste, n’a été que de contenter et satisfaire votre esprit qui a toujours été partagé le premier ; et pourvu qu’il fût en repos, vous croyiez avoir fait beaucoup. Apprenez maintenant une leçon contraire, qui est de contenter Dieu, vous abandonnant à sa conduite en foi et simplicité sans l’éplucher, vous résignant humblement à ses saintes volontés, attendant en patience sa grâce et sa lumière, sans que l’activité naturelle de votre esprit la prévienne pour la dévorer et se satisfaire soi-même.
Voilà une grande leçon que je vous ai faite contre mon dessein, car je ne pensais pas vous rien dire, et cependant je vous ai dit la plus pressante vérité qui regarde votre état intérieur ; et me suis trouvée si remplie, si assurée de la vérité que je vous ai dite que je n’en puis nullement douter. Pensez-y, ma très chère fille, voilà vos liens intérieurs qui sont bien plus malins que vous ne pensez. Priez Notre Seigneur qu’il les rompe et qu’il vous fasse la grâce d’être comme un petit enfant, tout soumis et simplifié à sa sainte conduite.
Il y a longtemps que je vous prêche ces qualités, tâchez de vous en remplir et renoncez à tous désirs de savoir, de connaître, de sentir, etc.
« Ut jumentum factus sum », dit David 282 : « J’ai été faite comme la jument » et ai demeuré avec vous. Demeurez à Dieu comme une pauvre bête incapable de quoi que ce soit, sinon d’être ce qu’il lui plaira ; ignorant tout et ne sachant rien que sa très sainte volonté à laquelle vous serez abandonnée et soumise sans la connaître. Et vous verrez que sa grâce, son amour et son esprit régneront en vous 283.
Comment prier ?
Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. Les uns prient vocalement, et d’autres en esprit pur et simple. L’âme prie pour son prochain selon son degré d’oraison ; quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon en laquelle vous devez prier, c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’il les sanctifie toutes, et si votre prochain a des besoins particuliers qui soient à votre connaissance, vous les pouvez offrir à Notre Seigneur sans beaucoup vous en remplir, crainte que, sous prétexte de charité, vous ne jetiez votre esprit dans la dissipation et dans les égarements de votre imagination... Aimez votre prochain comme Dieu l’aime, et en l’état où sa sagesse éternelle le réduit ou le tient 284.
Enfin « La voie qui rend plus de gloire à Dieu est celle d’anéantissement » :
Il faut vous plaire dans la voie où Dieu vous a mise. Ce n’est pas vous qui l’avez choisie, mais la Sagesse éternelle l’a choisie pour vous et vous oblige de vous y appliquer, sans vous gêner [inquiéter] que vous ne faites rien de grand ni d’excellent pour la gloire de Notre Seigneur. La foi vous apprend que la plus grande et la plus digne gloire que vous lui pouvez donner, c’est d’être parfaitement soumise à son bon plaisir, c’est d’être la captive de son amour, c’est d’être sans choix, sans vie et sans aucune volonté ; parce que lorsque vous êtes de la sorte, il se glorifie parfaitement en vous.
En cet état, vous lui donnez plus de gloire que si vous bâtissiez mille hôpitaux et que si vous faisiez beaucoup d’autres bonnes œuvres dans lesquelles votre amour-propre prendrait vie dans votre bonne action. Au lieu que dans la voie où la bonté de Dieu vous mène, tout tend au néant et à la destruction de vous-même. […] 285 Ne sortez point de votre voie pour entrer dans une voie étrangère et qui ne vous est point propre. Et ce qui vous doit consoler et mettre en repos, c’est l’union que vous avez comme chrétienne à l’Église. Et comme vous faites un corps avec tous les chrétiens qui sont les membres de Jésus-Christ, toutes les bonnes œuvres qu’un bon chrétien fait, vous y avez part et vous y contribuez en une certaine façon ; à raison que vous êtes unie à ce membre comme faisant un même corps. Et dans cette sainte liaison, vous êtes charitable, humble et patiente avec votre prochain.
Il ne faut point vouloir faire ce qu’ils font, dans votre voie. Vous ne devez plus dire : « Je voudrais ceci ou cela », car la divine volonté doit tellement agir en vous qu’elle soit la toute-puissante dans votre âme, sans permettre à votre amour-propre de souhaiter, ou s’inquiéter de ne faire pas tant de bien que beaucoup d’autres.
Si Dieu ne veut point ces œuvres-là de vous, pourquoi les voulez-vous faire ? C’est un reste de la malignité que nous avons reçue d’Adam de vouloir toujours être et faire quelque chose qui nous paraisse, pour y prendre une secrète satisfaction. Nous ne pouvons mordre dans l’anéantissement ; la pensée d’icelui nous tourmente et cependant c’est notre salut. Dieu vous veut dans cet état : est-ce à vous d’en vouloir un autre ? La volonté de Dieu n’est-elle pas plus sainte que tout le reste ? Et ce que Dieu a choisi pour vous, ne vous est-il pas plus salutaire que tous les biens et bonnes actions que vous pourriez opérer ? Ô ma fille, serions-nous si téméraires de donner des lois à Dieu ? Pour moi, je vous avoue que j’ai tant de respect pour son bon plaisir, que j’aime mieux relever de terre des fétus, par son ordre, que de convertir tout l’univers par l’ardeur de ma volonté 286. Ô ma fille, quand serons-nous dans cette bienheureuse mort qui donnera vie au bon plaisir de Dieu en nous ? Il faut bien travailler à l’abnégation de nous-mêmes. Il faut bien détruire nos propres satisfactions. Je ne sais si vous avez bien compris ce que je vous veux dire touchant les bonnes actions qui sont faites par autrui. Je vous dis que comme vous priez avec tous les chrétiens à cause de l’union, que vous travaillez aussi avec eux 287.
La voie est d’anéantissement :
Ma chère fille, ne vous rebutez point sur cet état de mort totale de soi-même. Ce n’est point l’œuvre de la créature, mais l’œuvre de la main toute puissante de Dieu qui y fait entrer l’âme à mesure qu’elle se dépouille et qu’elle se désapproprie de tout ce qui occupe et qui remplit son fond. C’est l’état pur et saint que vous avez voué au baptême. C’est celui qui nous fait cesser d’être ce que nous sommes pour faire être et vivre Jésus Christ en nous 288.
Une rédactrice 289 cite une lettre de Mectilde à son amie de Châteauvieux qui n’est pas encore moniale. Elle est écrite durant sa retraite décisive de 1661-1662, une véritable agonie de la prieure selon V. Andral :
Je ne puis différer davantage la consolation que je prends de vous demander de vos chères nouvelles ; vous verrez en cela que je ne suis point morte, non certainement je ne le suis point, au contraire, il me semble que je prends vie et qu’au lieu d’être occupée de la mort, je suis appliquée à aimer. Je ne puis penser au passé, encore moins à l’avenir. Mon âme ayant rencontré son Dieu à l’entrée de sa solitude, elle s’y est liée d’une telle sorte qu’elle n’a pu encore entreprendre d’autre pensée. Il faut qu’il me serve de tout et que son amour fasse ma préparation pour la mort, car je n’y puis nullement réfléchir. Ô très chère, que je vois par expérience que si les âmes se laissaient à Dieu, qu’il leur serait toutes choses. Il les soutiendrait et les substanterait de lui-même et de ses ineffables miséricordes. Oh ! Que la solitude est désirable, puisqu’elle nous fait posséder Dieu plus pleinement et avec moins d’ombrage ; elle est, si je ne me trompe, le centre de mon âme et la santé de mon corps. Je m’y porte très bien jusqu’à présent, nous n’espérons pas moins de la suite.
Élisabeth de Brême, la Mère Benoîte de la Passion (1607-1668)
C’est à cette religieuse que l’historienne Mère de Blémur consacre sa plus longue notice dans sa revue de plusieurs dizaines d’abbesses et prieures bénédictines 290. Née à Sarrebourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6 291]. Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Mectilde), mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans avec une petite fille, elle entre chez les bénédictines de Rambervillers trois années plus tard et en deviendra la prieure en 1653 pour le rester jusqu’à sa mort. « Elle avait sous sa direction, entre les autres novices, la sœur Mechtilde […] ; la Maîtresse et la Novice se sont efforcées l’une l’autre de se surpasser pour la mortification 292 ».
Le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô témoigne :
[108] L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.
La figure étant peu connue hors de son Ordre, nous soulignons son approfondissement intérieur par de beaux « dits » rapportés par la Mère de Blémur, avant de proposer des extraits de lettres publiées par les bénédictines et/ou figurant dans un volume manuscrit :
[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.
[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs, mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abîme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...
[22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours de grand matin.
Dans une lettre à une supérieure :
[24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverais pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sortit du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.
Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoique j’aie de puissants attraits vers ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : « Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit ». L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.
[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fît en elle ce qu’il aurait agréable.
[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]
[33] Je n’ai plus d’intention, ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.
[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.
[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant 293.
[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : « Par trop d’amour il faut mourir », etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]
Correspondance de Mectilde avec la Mère Benoîte
Mectilde écrit du monastère de Montmartre en 1641 à Élisabeth, la Mère Benoîte :
[…] Je vous ai déjà souhaitée plus de mille fois en ce saint lieu où je suis. Ô Dieu, que vous auriez de consolation ! ou plutôt de sainte appréhension de marcher sur une terre arrosée et trempée du sang du sacré martyr saint Denis, ce grand maître de la théologie mystique 294 ! II faudrait un grand volume pour vous dépeindre la dignité du lieu et la sainteté qui s’y trouve. Il y a grande quantité de saintes reliques et des corps saints tout entiers, et s’il y a un paradis en terre, je puis dire que c’est Montmartre, qui est un vrai paradis terrestre où les vertus se pratiquent en perfection et où notre sainte Règle est gardée dans une observance très exacte. Je sais que vous avez été autrefois dans la pensée que la réforme n’y était pas. Je vous puis assurer et protester qu’elle y est si particulièrement pratiquée par les saintes religieuses de ce lieu que cela ravit d’admiration et je vous supplie d’en louer et remercier notre bon Dieu et qu’il continue ses saintes bénédictions. Souvenez-vous, s’il vous plaît, d’une lettre que je vous écrivis il y a quelque temps, où je vous racontais quelques merveilles de ce sacré lieu. Tout ce que je vous dis en cette lettre n’est rien à l’égal de ce que j’y trouve ; j’en glorifierai Dieu éternellement.
J’ai toujours grandement à l’esprit ma pauvre Marguerite 295. Je vous promets de faire mon possible pour elle. Si l’obéissance me laisse agir, je tâcherai de lui trouver quelque lieu vertueux et saint. Courage, ma très chère Mère, je prierai toutes les saintes âmes de ce lieu sacré de prier Dieu pour vous ; elles me l’ont déjà promis, mais à condition que vous ferez le même pour elles, mais surtout pour Madame l’Abbesse 296, qui est la première et la plus favorisée du Ciel. Je vous assure que toutes les vertus sont amassées en elle ; priez la divine bonté de les lui continuer puisqu’elle l’a choisie pour une œuvre si sainte.
Si vous saviez combien vos lettres me consolent, vous prendriez la peine de m’écrire plus souvent ; vous connaissez mon esprit et mon néant. J’aurais infiniment désiré de vous parler encore une fois, mais il plaît à ce Dieu d’amour me tenir dans la privation ; j’embrasse la sainte Croix avec vous, et désire de tout mon cœur mourir sur icelle. Je ne sais comment remercier cette adorable bonté de m’avoir retirée en un lieu où, par le secours divin et l’exemple que j’ai journellement devant les yeux, je peux devenir parfaite. Il faut que je vous dise que je crains bien qu’il ne durera guère et j’en suis déjà dans les appréhensions. Je vous supplie, donnez-moi fortement et instamment à Dieu et le priez qu’il captive toutes les puissances de mon âme, en sorte que je meure mille fois plutôt que de l’offenser. Cette crainte de tomber dans le vice me donne mille frayeurs et m’empêche d’être si parfaitement résignée de sortir d’ici, encore que je m’abandonne à Dieu autant que je puis. Je voudrais de très bon cœur descendre dans les enfers plutôt que de déplaire à Dieu, secourez-moi de vos prières à ce sujet. Or, la plus ordinaire pensée que j’ai de présent, c’est le désir d’être parfaitement anéantie et d’être attachée sur la très précieuse Croix. Quant à l’anéantissement, je le comprends intérieur et extérieur, m’étant avis que sans icelui je n’avancerai pas vers Dieu : et, pour l’extérieur, il est facile avec la grâce ; mais l’intérieur, je le trouve difficile parce qu’il me semble que toute la diligence est peu si Dieu même n’anéantit les puissances. La vivacité de mon esprit me travaille beaucoup, et le peu de constance qui est en moi me prive de beaucoup de grâces. […] 297.
À la mort du P. Chrysostome, la Mère Benoîte décrit à Mectilde son ressenti intérieur :
Vive l’anéantissement sacré de mon Dieu !
Par la lecture de votre lettre, j’ai appris que notre cher Père avait quitté la terre pour aller au ciel. J’eus une grande émotion de cœur qui me continua le long du jour (c’était le dimanche de Quasimodo). Cette émotion contenait en soi une grande ardeur d’esprit, qui brisait quasi les forces du corps. L’espérance, la réjouissance de sa béatitude emportaient le dessus sur la tristesse. Au commencement de l’office des morts, je fus outré 298 de nouveau d’une grande tristesse, mais l’intime complaisance au vouloir de ce grand Dieu ne permit point que les larmes coulassent. Il me semblait que mon âme se fondait en dilection du bon plaisir de Dieu. Étant en oraison après Vêpres, il me fut montré comme dans une nuée assez claire, que la perte que nous avons faite se trouvait dans le ciel, qu’on ne pouvait pas dire en vérité l’avoir perdu, que les pertes que l’on fait en Dieu se retrouvent pleinement en Lui. Vous savez, ma très Chère Mère, combien j’ai perdu, parlant humainement, néanmoins il n’était pas en mon pouvoir d’en faire le sacrifice à ce Dieu d’amour, parce que mon vouloir était tout anéanti dans le vouloir divin. Je ne saurais dire, ma très Chère Mère, l’occupation de mon esprit tout ce jour-là. J’aime autant en béatitude, et même davantage que l’assistance que j’en recevais lorsqu’il était en terre. Il nous peut beaucoup plus servir en ces hauts lieux qu’en cette vallée de larmes. Je suis bien plus près de lui à présent que lorsqu’il était vivant à Paris, parce que nous le trouvons en Dieu.
Il faut que je vous dise, ma Chère Mère, qu’un peu avant la mort, une nuit en dormant il me semblait voir un religieux de l’ordre de Saint-François, grandement vénérable, qui me parlait de Dieu et des choses de la perfection avec beaucoup de dilection pour moi. La nuit suivante, je vis le même religieux dans un lieu où il y avait une grande assemblée de peuple, entr’autres vous y étiez, Chère Mère, et notre Mère Prieure et une religieuse. Ce digne religieux était un peu éloigné de nous et tenait dessous ses pieds un serpent et beaucoup de bêtes venimeuses qui dans mon esprit représentaient le diable, la chair et le monde. Les ayant ainsi subjuguées, il s’en alla avec grande vitesse et agilité dans un lieu très haut et délicieux. Étant dans ce lieu délectable, il regardait toute l’assistance avec une grande douceur. Qu’est ceci, disais-je en moi-même ? Ne serait-ce point le Père Chrysostome qui s’en ira bientôt à Dieu ? Ma Chère Mère, je vous dis ceci en simplicité, et je n’y fais aucun fondement. J’avais écrit sept ou huit articles pour lui envoyer, cependant le ciel nous a ravi cette belle âme tant illuminée de l’esprit de Dieu. Il ne le faut plus chercher sur la terre, mais au ciel, à la source des fontaines de lumière. Ne croyez pas, ma très Chère Mère, qu’il vous ait laissée orpheline, non, non, il nous sera propice au ciel. […] Désirons infiniment, ma très Chère Mère, qu’il nous obtienne la grâce d’être vraiment passive au milieu des bourrasques et évènements fâcheux de la vie. C’est là où bute mon esprit. C’est la source d’humilité d’être passive aux pieds de Dieu. […] 299.
[11] En novembre 1650, alors à Rambervillers, Mectilde prend la direction spirituelle de son amie :
Ma révérende Mère, Je vous fais ces mots en hâte parce que la Providence me fournit une occasion pressée et j’ai désiré vous assurer que j’ai reçu fidèlement celles que votre charité m’a fait la grâce de m’écrire en date du cinq du courant, la lecture desquelles me donne un grand sujet de louer Dieu des miséricordes qu’Il fait à votre âme de vous instruire par Lui-même de ses sacrés sentiers. Je vous conjure de lui être fidèle ; il est vrai que lorsque la passivité est entière, l’âme n’a pas de peine d’être longtemps à l’oraison. Je vois bien que votre âme y était encore opérante quoique délicatement. Ne vous étonnez pas de voir cet abîme de malignité en vous, c’est une grâce et une lumière annexée à l’état en question et qui opère un anéantissement profond. Gardez-vous d’aucune activité sur cette vue de péché [... 13] quand le trait de la grâce est puissant et qu’il fait cessation de toute opération en l’âme, il n’y a point d’instruction pour lors, sinon de se laisser abîmer […] Voilà ce qu’il m’est donné de vous dire […] 300.
Peu après, en janvier ou février 1651, la mère Benoîte est réfugiée en Alsace et l’assistance par Mectilde se poursuit :
[...] [17] Disons donc sur le premier article de votre dernière lettre que, touchant le respect avec lequel je vous traite, je vous assure n’en avoir aucun scrupule et que je ne crois pas contrevenir à l’attrait de la grâce en agissant de la sorte avec vous et si cela vous peine d’une façon, il vous humiliera d’une autre. Je ne puis traiter autrement avec vous et même avec d’autres, car les âmes qui tendent à Dieu ont, je ne le sais quel rapport à notre Seigneur Jésus-Christ, qui m’oblige à les respecter (non les âmes simplement, mais la grâce de Jésus-Christ opérant en elles) ce n’est donc pas vous que je respecte en tant que créature ; mais Dieu essentiellement régnant en vous (voilà sur le premier point et vous devez ne point faire de retour là-dessus.)
Secondement, vous dites que vous avez ressenti les effets de notre assistance, jointe à la miséricorde que notre Seigneur vous fait de vous enseigner et que jamais vous ne seriez entrée dans la voie, etc. J’avoue que la Providence divine s’est voulu servir de moi pour vous comme elle fit autrefois d’une ânesse pour enseigner un prophète. Dieu se sert de qui il lui plaît, des bêtes comme des créatures : il faut toujours demeurer dans le néant et croire que [19] s’il ne m’avait envoyée vers vous, il vous aurait instruite plus efficacement lui-même ou il aurait suscité d’autres âmes pour vous aider à développer votre sentier. […] Donnez votre temps d’oraison au sacré silence […] 301.
De Paris, à la mère Benoîte réfugiée en Alsace, le 27 février 1651 :
[…] [25] Il est vrai, ma très chère mère, que la vraie récollection, ou plutôt recueillement de l’âme en Dieu est bien rare et de peu de durée en cette vie : il sera sans interruption dans la bienheureuse éternité. Dans cet état de paix et d’anéantissement, l’âme prie en criant bien haut quoiqu’en silence sans dire mot ; demeurez dans cette paix puisque Dieu vous y met et laissez tout le reste à son amoureuse Providence. Portez cette crainte que Dieu permet que vous ressentiez ; l’âme qui se laisse et s’abandonne tout à Dieu ne peut jamais périr ; mais puisque notre Seigneur vous tient dans cette peine sans inquiétude, portez-là sans y faire beaucoup de réflexion : vous êtes bien et devant Dieu et devant les hommes, j’en réponds ; bien que je sois une bien misérable pécheresse, je prends la hardiesse en sa divine [27] présence de vous parler ainsi, d’autant que ça été par son ordre tout ce que je vous ai dit, et si vous tâchez de le suivre, vous en verrez un jour la bienheureuse fin dans votre consommation. […] 302.
Paris, 1er mars 1652 :
[…] Il est bon pour votre âme que vous soyez sans lumière et sans connaissance, mais vous n’y êtes point encore tout à fait, il faut que vous y soyez encore davantage. [… 31] Je vous trouve secrètement attachée à l’intérêt de votre perfection ; soyez très libre sans vous divertir de Dieu. […] 303.
Les années passent ; Mectilde va fonder et écrit :
[…]. Je ne sais comme Notre Seigneur me tient ni ce qu’il veut faire de moi ; je me laisse tellement à sa disposition que je ne dis pas une parole pour avancer ou reculer cette œuvre. Elle n’est point à moi et l’on m’y fait porter un état d’anéantissement si grand que je n’ai reçu intérieurement aucune connaissance qui m’y lie. J’ai bien un lien secret, mais je vous avoue que je ne le comprends pas : tout ce qui m’a été donné, ça a été un jour à la Sainte Communion ; je compris la dignité et sainteté de cette adoration perpétuelle, j’en connus l’importance, et avec quelle pureté il y fallait agir. Mon esprit fut fait comme un mort, sans complaisance, sans désirs, sans ardeur et même sans avoir aucun être en cette affaire – je crois que vous me concevez – et dès lors je demeurais passive à cette œuvre, sans pouvoir résister ni l’avancer, car j’étais, ce me semble, morte à tout cela, et suis demeurée de la sorte, de manière que je n’y suis rien et n’y dispose de rien ; Dieu seul s’en est réservé la maîtrise. […] Continuez votre charité pour mon âme, je vous en supplie, puisque Notre Seigneur vous en donne le mouvement. […] J’ai reçu depuis peu des nouvelles de la bonne âme. Elle a reçu votre lettre avec grande joie. Écrivez-lui quand Notre Seigneur vous en donnera la pensée. Le bon frère qui m’écrivait pour elle est malade depuis quatre ou cinq mois ; priez Dieu pour lui. […] 304.
Quinze jours plus tard, le 7 septembre, Mectilde fait part de son épreuve :
[…] Ô ma chère Mère, si je pouvais parler, je dirais bien des choses ; mais je suis devenue muette et je n’ai plus rien à dire, car je ne sais et ne connais plus rien dans la vie intérieure. Je n’y vois plus goutte. Je prie Notre Seigneur qu’il vous fasse connaître comme je suis : il m’est impossible de le pouvoir exprimer. Je ne tiens plus de place. Je n’ai plus de voie, je ne sais plus ce que c’est [que la vie] intérieure ; je ne sais plus ce que je suis, ni où je suis ; je vis et il semble que je sois morte. Le néant est ma portion. Donnez-nous de vos nouvelles et priez Dieu pour nous […] 305.
Puis on pense que Benoîte va être emportée par la maladie (elle vivra encore quinze années). Mectilde :
Ma très chère Mère, Ayant appris par les lettres de notre bonne Mère l’état d’infirmité où vous êtes continuellement réduite, je me suis trouvée dans la disposition d’être fort touchée de la perte que je ferai de votre chère personne lorsque Notre Seigneur vous retirera de cette vie. C’est un sacrifice très grand et des plus grands que je puis faire ; mais il faut se résoudre à être dépouillée de tout sans aucune réserve. Ô que de morts il faut faire avant que de l’être ! En effet, ma toute chère Mère, selon les apparences et la continuation de vos maladies, il se faut résoudre de vous voir partir. J’ai été obligée ce matin à la sainte Communion de vous rendre à Dieu et à me désapproprier de tous les usages et de tous les appuis que j’avais en vous. C’était une vie secrète que je conservais, dans la consolation que je ressentais de notre sainte union.
Je sais bien que Dieu vous a donné charité pour moi autant que pour vous-même, et lorsque je voyais la part que votre bonté me donnait en votre sainte affection, mon âme s’en réjouissait et il me semblait que je ne pouvais manquer ayant votre charité pour appui. […]
Je reçois tous les jours assez de lois intérieures dans le fond de mon esprit pour être certaine que ma petite voie n’est que silence et anéantissement. Demeurons dans l’abîme où la conduite de Dieu nous tient, et que chaque âme soit victime selon son degré d’amour, n’étant plus rien qu’une pure capacité de son bon plaisir, laissons-nous consommer comme il lui plaira. Votre âme, ma très chère, approche de sa fin et du moment de sa totale consommation. Je la vois, ce me semble, se laisser en proie à l’amour divin qui fait ses opérations en différentes manières, je le révère de tout mon cœur et le supplie puisqu’il me met dans l’obligation d’un dépouillement éternel, qu’il vous permette encore une fois de me donner de vos nouvelles et que je demeure unie à vous comme lui-même nous a unies. […] Vous avez été ma chère et bonne maîtresse sur la terre, soyez-la encore au ciel. S’il m’était permis d’avoir encore quelque désir, ce serait de vous revoir avant la mort. Et même la pensée de ce cher bien me voudrait faire trouver quelque invention pour obliger les personnes d’ici à consentir que je fasse un petit voyage, qui ne durerait qu’un mois ou six semaines. […] Adieu donc, ma très chère Mère, allez à Dieu s’il vous retire de ce monde ! 306.
Six années passent, Bernières meurt, Mectilde croit devoir mourir, et de fait cela se produit mystiquement ; mais Monsieur Bertot et la carmélite Marguerite du Saint-Sacrement veillent, et survient le rétablissement. Mectilde écrit :
Ma très Révérende Mère, Il me semble qu’il y a si longtemps que je ne vous ai écrit, que j’en souffre un peu de peine, car mon plus grand bonheur en ce monde est de me trouver dans votre sainte union au Cœur de Jésus douloureux en croix, et anéanti dans le Très Saint Sacrement. Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne la vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps là, la divine Providence m’y fit faire un voyage afin d’y venir avec vous ! […] Néanmoins ma fin approche, et je meurs de n’être pas à lui comme je dois. C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières d’être un moment privée de la vie de Jésus Christ : je veux dire qu’il soit privé de sa vie en nous ; c’est ce que je fais tous les jours, en mille manières. J’en suis en une profonde douleur et c’est pour cela que je gémis, et que je vous prie et conjure de redoubler vos saintes prières. Au nom de Jésus en croix et sacrifié sur l’autel, faites pour moi quelques prières extraordinaires, par des communions et applications à Dieu dans votre intérieur. J’en ai un besoin si grand que je me sens périr, ma très chère Mère ; soutenez-moi, me voici dans une extrémité si grande que, si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir.
Monsieur Bertot sait mon mal, il m’a dit de vous presser de prier Dieu pour moi ardemment et s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment. Voici un coup important pour moi, et qui fait dire à ce bon Monsieur que je suis dans mon dernier temps. Donnez-moi votre secours, par la charité que vous avez puisée dans le Cœur de Jésus Christ, comme à une âme qui a perdu la vie et qui ne peut ressusciter que par Jésus Christ. […]
Je demeure comme abîmée aux pieds de Notre Seigneur, le laissant faire ma ruine, ma destruction et ma consommation comme il lui plaît. Quelques servantes de Dieu ont eu des pensées de l’état où Dieu me tient, entre autres la bonne Mère Marguerite du Saint Sacrement 307, qui me manda, lorsque j’étais fort malade, que je n’en mourrais point et que celui qui faisait le mal ferait lui-même la guérison. Cela arriva de la sorte, car ayant tous les jours la fièvre, avec des redoublements de frisson, un samedi, avant l’Immaculée Conception de Notre-Dame, l’on m’enleva mon mal tout d’un coup et je ne sais où on l’a mis ; il est à quartier [en rémission] pour revenir quand il plaira au Souverain Maître lui commander de revenir. Nous demeurons ainsi mourante sans mourir, souffrante sans souffrir, car en vérité je ne puis dire que je souffre. Tout ce qui était plus fort à soutenir, c’est une effroyable destruction qui se fait au fond de l’âme ; tout y meurt et tout y est perdu ; je ne sais où je suis, ce que je suis, ce que je veux, ce que je ne veux pas, si je suis morte ou vivante, cela ne se peut dire. Priez Dieu qu’il me fasse sortir du péché ; je suis horrible devant ses yeux divins. […] 308.
22 janvier 1660. Benoîte :
[…] Il faut que je vous dise, ma très chère Mère, que la liaison que mon âme a avec la vôtre va toujours croissant devant Dieu d’une manière que je ne peux vous dire et que Dieu seul connaît. Dimanche dernier après la sainte Communion, une personne a eu connaissance, ou plutôt impression, de ce qui s’est passé en vous pendant votre incommodité dernière, avec plusieurs circonstances ; et comme cette personne était obligée d’anéantir toutes les connaissances pour écouter son âme en Dieu, nonobstant, elle eut impression que tout ce qui s’était passé en vous était une singulière grâce de notre Bon Dieu, et que vous en ressentiriez les effets particuliers en votre âme. […] Je suis en peine d’une lettre que j’ai donnée à notre chère Mère, lorsqu’elle était ici, pour vous envoyer ; c’était pour Monsieur Bertot. Je la lui donnai ouverte, ce me serait une satisfaction de savoir si vous l’avez reçue. Notre chère Mère nous a dit que ledit Monsieur voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme. Je voudrais bien que Dieu vous donnât la pensée d’en avoir soin en sa présence […] 309
Mectilde :
Est-il possible, ma très chère et plus intime Mère, que je vous sache dans une maladie extrême, et que je sois privée de la chère et douce consolation de vous écrire un pauvre petit mot ? […] L’union très sincère qu’il m’a fait la grâce d’avoir avec vous, ma très chère Mère, quoique j’en sois infiniment indigne, m’a fait ressentir la perte que j’aurais faite en ce monde si Notre Seigneur vous en avait retirée. Je vous donnais à son plaisir et cependant je vous retenais encore. Je ne me trouvais pas à votre égard dans le total dégagement. Toute la communauté m’était présente et il me semblait qu’elle avait un extrême besoin de vous, quoique peut-être vous êtes dans un sentiment bien contraire. Mais Dieu connaît tout et j’espère de sa bonté que, toute languissante que vous êtes et toute anéantie, il vous fera encore vivre. Hélas, ma très chère Mère, je sais que ce souhait vous est à charge, et que la vie vous est une espèce de martyre, puisqu’elle vous retarde de votre totale consommation : et c’est être cruelle que de vous retenir […]
Je ne sais qu’un secret dans la vie intérieure, c’est le cher et précieux abandon de nous-mêmes au bon plaisir de Dieu : il vit et règne lui seul et il suffit […]
M. Bertot est ici, il vous salue de grande affection, voyez si vous avez quelque chose à lui faire dire. […] 310.
Autre de Mectilde :
Croiriez-vous, ma plus que très chère Mère, que le silence que j’observe à votre égard ne me soit pas crucifiant ? Oui, certainement, puisque vous êtes la seule au monde à qui je puis confier mes pauvres et chétives dispositions et tous les plis et replis de mon cœur.
Il y a plusieurs mois que je suis tombée dans un état que je ne sais ce que ce pourra être, s’il sera bon ou méchant. Ce n’est pas toujours les occupations qui me privent de la chère consolation de vous écrire. Depuis le voyage de notre bonne Mère [Bernardine de la Conception Gromaire], j’ai pris plus de repos et de temps, remettant à son retour les affaires qui se pouvaient différer.
Mais il m’est survenu une étrange suspension des organes et puissances de mon âme, en telle sorte que mon corps en restait affaibli, et me trouvais sans vigueur et quasi à la mort, me semblant qu’un souffle me pourrait ôter la vie. J’ai été fréquemment de cette sorte durant ces temps. […]
Mon âme avait en fond une occupation profonde non distincte, mais qui semblait dévorer et consommer quelque chose, quelquefois dans une paix et cessation si profonde qu’il n’y paraissait pas seulement, même dans le fond, un petit respir de vie. […]
C’est assez de vous pouvoir dire ce peu que j’écris, pour exciter votre très grande bonté à mon endroit de redoubler vos saintes prières et de vous appliquer à Notre Seigneur pour moi, autant qu’il vous en donnera la grâce et le mouvement, car il faut que je meure aux secours, aux lumières et à tout ce qui peut donner le moindre appui. Cependant vous voyez que j’en cherche auprès de vous, ma très chère Mère. Il est vrai, et tout en le cherchant et le demandant, je le remets dans le Cœur adorable de Jésus Christ, voulant me tenir dans l’abîme où je suis suspendue, sans assurance de rien. Je puis dire dans l’apparence — selon le raisonnement — de tout perdre et de faire naufrage. […]
Ce qui fait le comble de la croix, c’est que je ne vois point que ce qui se passe soit opération de Dieu. D’une part, je crains la certitude, à cause de l’appui que j’y prendrais, et de l’autre part, je vois tout perdu. Enfin je ne puis juger de mes dispositions ou états présents, sinon qu’ils seront ma ruine ou la résurrection de mon âme éternellement, ou grande miséricorde, ou grande justice. […]
J’adore dans le silence de mon cœur tout ce que Dieu en ordonnera. Je suis et ne suis plus. Vous seriez étonnée de me voir : à ce qu’on dit, je parais bien plus morte que je ne suis. Bref, ma très chère Mère, je ne sais plus que dire, je demeure quasi sans paroles, je n’ai rien à dire, je suis abandonnée ; il faut demeurer là, ne pouvant aller ni haut ni bas, ni de côté ni d’autre. Si l’âme savait qu’elle expire en Dieu, vraiment elle serait plus que très contente ; mais elle ne sait où elle est, ni ce que l’on fait, ni ce qu’elle deviendra. Le seul abandon au-dessus de l’abandon est le soutien secret de l’âme. Je ne sais si la divine Providence prend ce moyen pour me retirer de la charge où je suis, car à moins d’une grâce particulière je n’y puis subsister sans y faire confusion, car je ne vois ni n’entends pas pour l’ordinaire, du moins très souvent. Voici un échantillon de ma pauvreté, ma très chère Mère […] 311.
« Fragment d’une lettre de la Mère Benoîte écrite à la Mère Mectilde » en 1661 à la suite d’un décès :
[…] Après la dernière messe de Requiem que l’on chanta pour le repos de son âme, pendant l’Action de grâces de la première communion, je me trouvai tout d’un coup pénétrée d’une douce et cordiale affection vers cet âme, et cette pénétration fut accompagnée de douces et violentes larmes, je sentais dans mon âme une admirable liquéfaction comme si elle eût été présente à mon intérieur, ce qui me causa une joie et liesse très grande vers elle ; je fus si bien pénétrée des paroles suivantes dans mon intérieur, que je les prononçai de bouche : « Je suis au milieu du repos, des plaisirs et des contentements, je suis heureuse sans être bienheureuse, je suis l’une des plus heureuses de celles qui ne sont pas heureuses ». Je compris que cette âme était dans un état autant heureux qu’elle pouvait être, à la réserve de la vision de Dieu, elle disait qu’elle n’était pas parfaitement heureuse, à raison de cette privation. Mon entendement entra dans une grande occupation comme dans une nuit obscure qui occupa toutes mes puissances, et je fus certifiée que cette âme avait été privilégiée […] 312.
28 juin 1664 :
[…] Jésus continue sa vie captive et cachée dans la plupart des âmes dans lesquelles il n’a pas la liberté d’opérer selon son amour et cela est affligeant. Priez-le, ma très chère mère, que je ne sois pas de ce nombre. […] 313.
Correspondance avec Épiphane Louys, confesseur et collaborateur
Enfin on dispose de nombreuses lettres de direction par le Père Epiphane Louys, abbé d’Estival. La section consacrée à Épiphane (infra, après celle consacrée à Dorothée de Sainte Gertrude) en donne des extraits, mais il n’est pas toujours facile de déterminer quelle est la destinataire entre Benoîte, sa fille, les religieuses du couvent de Rambervillers.
Les bonnes directions mystiques sont fermes, ce dont témoigne ici, hors correspondance, la notice de la Vie de Benoîte, en N 283 :
[32] Quand cette servante de Dieu disait à ce père (je crois E[piphane] L[ouys] Prieur d’Estival), avec sa sincérité ordinaire, ce que l’Esprit Saint avait opéré en elle, par des paroles intérieures, ou par de fortes impressions, ou par quelque vision intellectuelle, il répondait que cela pouvait passer pour des imaginations qui n’étaient pas mauvaises ; mais fort communes ; que la différence qu’il trouvait entre elle et les autres, c’est que tout le monde ne prenait pas la peine de les ramasser pour s’en souvenir.
[33] Elle lui donnait quelquefois des billets de ce qui s’était passé entre Dieu et elle : il les prenait et elle n’en entendait plus parler. Elle lui écrivait pour des affaires et, en même temps, elle insérait dans le paquet de petits cahiers des communications dont Dieu l’avait honorée ; il répondait sur tout, excepté sur ce qui touchait cette matière ; et quand elle le priait dans ses lettres de lui marquer s’il avait reçu quelques écrits dont elle était en peine, il lui mandait qu’il ne se perdait pas de paquet, sans rien dire davantage.
Il lui défendit de rien écrire, la tenant en cette sévérité l’espace de près de huit mois, et cela en des termes qui ne modéraient pas le commandement, disant que c’était une occupation inutile, qui ne servait qu’à brouiller du papier et à prendre de l’appui sur des imaginations ; elle obéit.
[… 35] Elle supporta une si dure conduite pendant six ans, non seulement avec patience, mais avec joie, rendant mille grâces à Dieu de lui avoir envoyé un tel directeur qui avait un si grand soin de son âme 314.
Dorothée de Sainte Gertrude,
Catherine-Dorothée Heurelle
Sœur Dorothée de Sainte-Gertrude, sous-prieure à Rambervillers, fut toujours très proche de Mère Mectilde dès le début, à Saint-Mihiel en 1641, à Montmartre en 1641-1642, à Caen en 1642, à Saint-Maur-des-Fossés de 1643 à 1646, en lien avec les membres de l’Ermitage de Bernières 315.
Fin mai 1652 :
[…] (203) Je vous exhorte, ma très chère Mère, d’aimer ce qui détruit votre amour-propre, vos intérêts et vos satisfactions. […] (209) J’ai un grand mouvement de vous dire que vous devez être plus simple ; je serais d’avis que votre oraison fut plus libre et sans une application si forte […] abaissez la pointe de votre esprit qui veut une oraison dont il n’est point capable. […] (213) Ayez bien soin de notre bonne Mère, conservez-la ; elle m’est bien chère et à toute la maison : c’est notre trésor et sans elle, que ferions-nous ? […]
Paris, jour de St Matthieu 1654 :
(219) [Le monastère de Rambervillers :] je l’ai trop aimé et je l’aime encore trop pour l’oublier, c’est une chose impossible et souvent notre mère Sous-prieure et moi, nous cherchons un moyen d’y faire un petit voyage pour avoir la consolation de vous entretenir encore une bonne fois avant que de mourir. […]
(221) Présentement je suis bien mieux selon le corps ; mais toujours très mal selon l’esprit car je suis toujours tout opposée à Dieu ; que cela est pitoyable ! Ma sœur de Jésus souffre beaucoup de corps aussi bien que d’esprit depuis quatre ou cinq jours : continuez de prier […] je suis indigne de servir cette âme et toutes celles qui sont ici ; je me vois bien l’esclave de toutes, mais je suis si ténébreuse que je ne vois goutte à leur conduite : ce qui me console, c’est que la Mère de Dieu a dit à la bonne âme [Marie des Vallées] qu’elle aura soin de cette communauté : cela me donne un peu de repos et je la lui abandonne plus confidemment puisqu’elle assure d’en prendre le soin ; elle prie bien pour ma sœur de Jésus… 316.
(223) Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement. Nous avons ici pour notre sacristain le bon vigneron de Montmorency 317 ; je ne sais si vous l’avez connu : c’est un ange en terre. Adieu, je ne puis finir, je suis en Jésus, toute votre…
17 octobre 1657 :
(233) Si vous saviez comme je deviens, vous auriez pitié de moi, je n’entends quasi plus et, comme je suis sourde, je deviens aussi stupide : vous diriez qu’on parle à une bête […] J’aspire à un petit trou n’étant pas capable de rien…
Paris 5 février 1658 :
(235) …notre bonne mère Sous-Prieure étant en alarme à cause que mon cierge s’éteignit en le prenant le jour de la Purification, elle dit qu’il en arriva autant à feu le bon Père Chrysostome et que je mourrais cette année. […] Nous avons eu tant de malades depuis Noël que je me suis vue quasi seule à Matines…
Paris mai 1659 :
(241) Ma très chère Mère, ce petit mot est en hâte pour vous dire une nouvelle qui vous surprendra sans doute puisque c’est pour vous dire que Notre Seigneur a tiré Monsieur de Bernières notre cher frère dans son sein divin pour le faire jouir d’un repos éternel. Samedi dernier trois mai, après avoir soupé sans être aucunement malade, il s’entretint à son accoutumée avec ces Messieurs et après, s’étant retiré et fait ses prières pour aller coucher, il s’en est allé dormir au Seigneur de sorte que sa maladie et sa mort n’ont pas duré le temps d’un demi-quart d’heure : voilà comme Notre Seigneur l’a anéanti. J’en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l’emporte de beaucoup, d’autant que je le vois réabimé dans son centre divin où il a tant respiré durant sa vie. […] Ce grand saint est mort avant que de mourir par un anéantissement continuel en tout et partout… […] Je ne tiens plus à rien qu’à la corruption de moi-même qui est effroyable.
Paris 3 septembre 1659 :
(243) Je vois des âmes être au milieu des serviteurs de Dieu sans qu’elles se puissent ouvrir ni prendre aucune consolation : il faut quelquefois porter ces états de silence et d’impuissance à parler ; cette vue de Dieu est un effet assuré de sa sainte présence […] Ne vous étonnez pas qu’elle soit si peu sensible, mais soyez le plus fidèle que vous pourrez à vous tourner vers lui. Je vous enverrai pour votre divertissement un petit brouillon de la messe mystique qui se célèbre dans l’intime de l’âme.
[…] Il y a près de six mois qu’on me tient dans les remèdes pour cette grande toux qui m’est revenue avec la fièvre ; je suis bien mieux maintenant : il y a trois jours que je ne l’ai eue : je suis au lait d’ânesse, j’ai pris les bains, j’ai bu les eaux, j’ai fait tout ce que l’on a voulu sans aucune résistance ; jamais je n’ai été si soumise que je le suis et c’est ce qui a mis l’alarme parmi nos mères qui disent que c’est une marque de mort puisque j’étais si amortie dans mes sens et mon raisonnement. […]
Épiphane Louys, abbé d’Estival (1614-1682)
Nicolas Louys entre à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun, puis à l’âge de vingt-quatre ans enseigne la théologie à Falaise en Normandie (il cite souvent les « mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson), puis cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. De tempérament très actif, il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’Etival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom).
Il aide à l’établissement des bénédictines de Toul. En juin 1663 il entre en relation étroite avec Mectilde 318. Elle l’apprécie vivement et écrit en janvier 1665 à une religieuse de Rambervillers :
Je vous estime heureuse d’avoir M. d’Étival. S’il était à Paris, je lui demanderais la même grâce qu’il vous fait. J’aurais bien désiré de lui parler encore avant mon départ. Je vous supplie de lui faire mes très humbles respects et Actions de grâces, je lui suis obligée, infiniment plus que je ne puis dire 319.
Puis le 7 juillet de la même année, elle confie sur celui qui deviendra son confesseur :
Au reste, j’ai une joie sensible d’apprendre les grâces et bénédictions que Notre Seigneur départ à toute votre sainte Communauté par l’entremise de Monsieur d’Étival. […] Voilà un secours suffisant pour devenir de grandes saintes. C’est un trésor que la divine Providence nous a donné. Je prie Dieu qu’il le conserve pour vous et pour nous. Je vous supplie me recommander à ses saintes prières, en lui présentant mes très humbles respects. Nos Mères de Toul m’ont mandé que nous aurions l’honneur de le voir bientôt à Paris ; si cela arrive, ce sera pour nous un surcroît de bonheur. Je me réjouis dans cette chère espérance. Je ne puis assez admirer les merveilleux effets que Dieu fait dans votre sainte Communauté par son ministère ; nous en apprendrons des nouvelles par lui-même si nous avons l’honneur de le voir 320.
Le Prieur d’Étival composera pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses des fondations de Mectilde. Il sera proche de la Mère Benoîte de la Passion, la supérieure du monastère de Rambervillers 321.
Dans ses Conférences mystiques 322, il explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard, sujet fort disputé à la fin du siècle, mais qui sera abordé par Dom Claude Martin 323. Épiphane cite les « anciens » Harphius et Ruusbroec ; puis Jean de la Croix ; enfin son contemporain Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole 324.
Épiphane montre comment se réconcilient passiveté et activité, car l’âme agie par Dieu est active et efficace dans la vie pratique.
Notre florilège est ici assez ample puisque Épiphane attend une reconnaissance de sa valeur mystique. Des extraits des Conférences qui furent publiées sont suivis d’extraits d’une Correspondance non publiée qui concerne surtout la Mère Benoîte et ses bénédictines.
La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c’est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi, notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C’est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu’il sera possible sans rien penser, sans rien désirer, puisqu’ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n’est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi, qu’il est partout, et qu’il est tout. C2 325.
Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L’on appelle le simple regard, l’œil simple, parce que l’âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n’est embarrassé d’aucun nuage dans un plein midi, lorsqu’ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d’une clarté très pure et uniforme. Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l’âme, parce qu’alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l’entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s’abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu’elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c’est le repos mystique de l’âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d’un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l’inquiétude. L’âme s’étant retirée de l’affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu’elle désire. Jusqu’à tant que l’âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle. C2.
§
Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d’entendre ce qu’Il voudra vous dire. [34] C3.
§
LE DIRECTEUR. Ma fille, ce n’est pas une fort mauvaise oraison quand on ne sait ce que l’on y fait. La réflexion, qui nous fait connaître le démêlé et la contrariété de nos opérations, est une distraction qui, nous détachant de l’union que nous devrions avoir à l’être incréé, nous applique à des objets créés, telles que sont toutes nos productions. L’âme qui est dans les saintes obscurités, que l’être suressentiel produit en son centre en agissant intimement par la grâce, ne voit pas ce qu’elle y fait, puisqu’à ce que l’on dit, elle n’y fait rien : c’est-à-dire qu’elle ne se meut que par l’impression de Dieu. C3
§
Ainsi, quand nous parlons d’élever une âme à la vue fixe et immobile de l’être infini de Dieu, il est tout à fait important de purifier toutes les lumières, pour les réduire à l’obscurité de la foi toute nue, sur laquelle seule ce regard fixe et immobile doit être appuyé ; autrement ce ne serait pas une vue chrétienne, ce ne serait que la spéculation d’un philosophe.
Deuxièmement il faut interdire à l’esprit toute sorte de raisonnements, qui le jetteraient nécessairement dans la multiplicité, au lieu de l’unité dans laquelle le simple regard doit l’établir. De même il faut que la volonté secoue le joug et la tyrannie de ses passions, autrement, comme cette puissance libre et libertine veut fortement ce qu’elle veut, et que par l’empire qu’elle prétend avoir sur l’esprit, elle l’applique comme il lui plaît, et le détourne souvent des choses les meilleures, pour le tourner aux objets de ses passions. C3
§
Saint Denis enseigne à Timothée comme il doit tâcher d’arriver à ce simple regard. « Quand donc, cher Timothée, dit ce saint, vous voudrez entrer en ces contemplations mystiques, quittez les sens et les opérations intellectuelles, abandonnez toutes les choses sensibles et intelligibles, laissez tout ce qui est, et qui n’est pas, pour arriver, autant qu’il est possible en cette vie, à l’union de celui qui est par-dessus toute essence et toute science ; parce qu’en vous éloignant ainsi de toutes choses, vous serez élevé dans le rayon surnaturel de l’obscurité divine ; et c’est là que l’esprit étant tout à celui qui est par-dessus tout, n’est en aucune autre chose, ni en soi-même, mais par un vide de toute connaissance, il est d’une façon très excellente conjoint à celui qui est du tout inconnu, le connaissant par là même qu’il ne le connaît pas ».
Le Père Victor Gelen326 dit que, comme l’on nous enseigne que nous pouvons passer de la simple pensée à la méditation, si nous ne courons pas si légèrement sur les choses créées et incréées, si nous nous arrêtons sur les vérités, si nous nous y appuyons fortement pour comprendre tout ce qui peut nous porter à aimer Dieu davantage ; de même nous entrerons en la contemplation quand nous aurons réglé nos sens intérieurs et extérieurs, en sorte qu’ils ne brouillent et n’offusquent pas notre esprit par les figures et les images des choses sensibles. C3.
§
Il y a cent mille autres pensées, ou aspirations. La première qui vous viendra à l’idée sera bonne. Mais prenez garde qu’on ne vous permet pas de vous arrêter pour discourir sur le sujet qu’elles vous représentent, car vous resteriez dans la multiplicité, au lieu d’entrer dans l’unité à laquelle vous aspirez ; et au lieu du simple regard, vous feriez une méditation. C3.
§
Dans cet état, qui est déjà une présence actuelle de Dieu, fortifiez-la par un acte de foi, qui vous fasse voir avec sa certitude divine cette Majesté infinie, qui n’est pas éloignée de chacun de nous, qui est tellement en vous, qui est partout hors de vous, qui est en tout lieu, qui est au-delà de tous les lieux, parce qu’elle remplit de son immensité tout le monde, et tous les espaces qui sont au-delà du monde. Si vous montez au Ciel vous l’y trouverez ; si vous descendez en enfer, vous verrez qu’il y est. Il n’y a pas une goutte d’eau dans l’océan, pas un grain de sable sur les rivages, pas un brin d’herbe dans les prairies, pas un point dans le firmament, où Dieu ne soit en sa nature par nécessité. Il est en vous, vous êtes en lui. Voyez-le donc présent intimement à votre âme, et tenez-vous arrêtée dans la vue fixe et immobile de Sa Majesté, sans aucun discernement de ses attributs, ni des qualités glorieuses qu’il a à notre égard, comme celles de Rédempteur, de sanctificateur, de glorificateur. Parce que ces différentes qualités, ou même l’une d’elles, vous remplirait l’esprit d’images et de figures, ou vous rejetterait dans la multiplicité des créatures. L’âme ainsi séparée de toutes choses écoute en paix, et commence cette oraison passive par un regard ou vue de Dieu en foi confuse et générale, dit le Grand Mystique de Caen, Monsieur de Bernières. C3.
§
Ce n’est pas assez que tout l’être, par une tendance foncière, s’en aille à Dieu, que la créature s’anéantisse pour lui, l’amour-propre veut que la créature parle, et que par un acte exprès elle dise sensiblement que l’amour de son Dieu la fait languir, et soupirer, jusqu’à tant qu’elle se soit actuellement sacrifiée pour son honneur. C’est pourquoi il faut garder un silence exact, et ne parler que le moins qu’il est possible, et seulement par la nécessité du recueillement. C3.
§
Vous êtes peut-être de ces gens qui croient ne rien faire s’ils ne sentent, et s’ils ne touchent. Quand vous avez dit, avec la ferveur de trois soupirs, qui vous font enfler l’estomac et grossir les yeux, que vous aimez Dieu de tout votre cœur, vous êtes fort satisfaite. Comme si Dieu ne connaissait pas la disposition de votre cœur si vous ne la lui faisiez connaître par des opérations sensibles… Sachez pourtant que Dieu aime mieux, sans comparaison, un simple regard en nudité de foi, en suite duquel il opère un véritable amour, quoiqu’il soit insensible, et presque imperceptible, puisqu’il est au-dessus de tous les sentiments et de toutes les tendresses. Point de parole hors la nécessité précise du recueillement ; il est question d’entendre, et non pas de parler. C3.
§
Toutes les réflexions les plus saintes, et sur les vérités les plus importantes du christianisme, nous divertiraient du simple regard [2], où l’entendement voit Dieu par la foi, où la volonté l’aime très parfaitement, mais avec tant de douceur, et dans une tranquillité si calme, que l’amour-propre n’en peut rien tirer à son avantage : point de consolation, point de complaisance, parce qu’il n’y peut rien découvrir. C’est le Saint des Saints, où il ne lui est pas permis d’entrer, il ne lui est pas même possible de savoir ce qui s’y passe, puisque l’âme qui est le grand Prêtre, à qui il appartient d’offrir le sacrifice de l’esprit et de la volonté, dans un abandon et anéantissement entier, ne sait ce qu’elle y fait, parce qu’il n’y a rien de sensible ni de réfléchi ; l’esprit ne saurait être mieux occupé que de se fermer à toutes les connaissances des choses créées et incréées, pour ne voir Dieu que par une foi toute nue. La volonté ne peut plus travailler utilement pour soi, que de vivre dans un oubli perpétuel de soi-même, s’abandonnant entièrement aux très saintes dispositions de Dieu sur elle, remettant à ses soins amoureux l’âme, la vie, tout l’intérieur, tout l’extérieur, afin qu’il règne hautement partout, que tout le monde lui obéisse, et que sa très juste volonté s’exécute en la terre, de même que dans le Ciel, selon son bon plaisir, et pour les avantages de sa gloire, dans le temps et dans l’éternité. C7.
§
Il [Dieu] veut le [l’Esprit] faire entrer dans une parfaite nudité, et si l’on est fidèle, l’on recevra cette grande miséricorde de sa bonté, et de sa puissance, d’être un jour réduit au néant. Vous perdez déjà les figures et les images de toutes les choses, par cette foi toute nue, qui les exclut toutes pour nous mettre dans le simple regard. Vous perdez l’amour de toutes les créatures, puisque cet amour ne se forme dans le cœur que sur la vue de leurs images. N’est-ce pas là le moyen assuré de nous réduire à ce riche néant, dans lequel nous recouvrons abondamment nos [3] pertes, puisque Dieu s’y trouve pour y opérer des merveilles. Nous perdons tout par l’être, nous devons tout gagner par le non-être : auparavant que d’être, nous n’étions rien, et en ce néant de l’être nous n’étions pas désagréables à Dieu ; au contraire nous étions les objets de son amitié, qu’il a fait paraître par les biens signalés qu’il nous a faits, en nous tirant du nombre des créatures purement possibles. C7.
§
Pour être ce que vous n’êtes pas, il faut ne plus être ce que vous êtes. Videz-vous de tout ce que vous avez en vous, et la divinité vous remplira. Or cela ne se fait jamais mieux que par le simple regard qui, ne nous permettant aucune figure ou forme imaginable, ne nous laisse pas même celle de nous-mêmes. C7.
§
Je vous ai dit déjà bien des fois que le simple regard est dans la foi toute nue. L’esprit sous la conduite de la foi va avec une vue simple et droite dans le fond infini de la Majesté de Dieu, indistinctement, sans aucune pensée particulière des attributs, ou des autres qualités que nous pouvons discerner en lui. C7.
§
Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, dit Monsieur de Bernières, et qu’anéantis à nous-mêmes, nous ne vivions plus qu’en Dieu seul. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, il les aime et les possède en lui, et comme Dieu il est partout et les possède partout.
L’expérience fait connaître que celui qui a trouvé Dieu en quittant les sens, trouve tout en lui. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences secrètes, et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que dans un grand usage : ainsi, ma fille, mettez-vous en Dieu par la simplicité de la foi, dans l’intention de prier pour vos amis, et pour vos ennemis, vous les trouverez tous en Dieu ; et sans prier, vous prierez pour eux ; et sans que vous ayez besoin de quitter votre attrait de simple regard, Dieu — favorisant votre intention éminente et virtuelle — prendra le soin de toutes ces personnes, que vous lui recommanderiez en particulier si vous vouliez quitter votre attrait. C8
§
Voyez comme ce grand mystique de Bretagne (F. Jean de saint Samson) en parle. Il touche les deux sortes de contemplation, l’une dont vous avez parlé, qui s’attache aux effets extérieurs, et aux écoulements de l’amour divin ; l’autre qui ne regarde que le fond infini de la divinité, de laquelle sont sortis tant d’excellents effets pour notre salut. De la première, il dit : « il est impossible que contemplant et pénétrant cet amour si immense, et si profond en sa source propre, que vous êtes, mon amour et ma vie, et au flux rapidement débordé de ses effets, nous ne demeurions totalement blessés de la plaie ignée d’amour, qui fait en nous la faim, la soif, la chaleur et la langueur d’amour dans toute l’immensité infinie du feu d’amour que vous êtes. » Mais voici cette seconde contemplation plus élevée par le simple regard : « Que si nous sommes par-dessus ces effets de cette plaie d’amour, l’on peut dire et croire que l’amour nous a fait mourir à force de nous écouler en lui ; si bien que c’est là que nous devons demeurer fermes et arrêtés selon la hauteur, longueur, largeur et profondeur de notre simple constitution et état, dans lequel nous sommes réduits en tout nous-mêmes, au-delà de toute unité, pour ainsi dire. C’est là qu’il faut que nous contemplions toute chose en un, et notre totale effusion en tout vous-même, par-dessus toute pénétration en très simple regard, qui fait un amour fruitif et jouissant, et qui nous rend et nous établit en tout vous-même, immobiles, inattingibles : il faut que nous demeurions là, tels que porte cet état, sans nous émouvoir ni exciter au dehors sur vos sorties amoureuses ; car ce qui est au-dedans, si perdu et si plein, ne doit pas sortir au dehors à la vie et à la recherche ; ainsi demeurer arrêté trop mieux que les Aigles généreuses au fixe regard du soleil divin, sans varier nullement de là. De même, nous devons incessamment vous voir, et jouir de vous, Dieu d’amour et de perfection, au-dessus de toute perfection fluée et sensible. C9.
§
Il faut se laisser conduire toujours à l’attrait de la grâce : si Dieu veut que nous voyions les choses sans parler, il faut voir sans parler ; s’il veut que nous parlions, il faut parler ; s’il veut que nous nous taisions, et que nous ne voyions rien, il faut nous taire, et acquiescer à la privation des lumières et des communications. La difficulté est de reconnaître si nous sommes attirés à voir ou à parler par la grâce, ou par le libertinage de notre esprit, qui a peine à se tenir dans la captivité. À quoi l’on peut répondre que quand l’action est simple, tranquille, directe, il n’y a point de doute, elle est de grâce ; quand l’action est turbulente, qu’elle est réfléchie, que l’esprit fait des retours sur ses actes, quand il y a quelque appui du sens, quelque complaisance, il s’en faut retirer, ce n’est plus grâce. C10.
§
Hors de l’oraison, il y a des âmes pour qui l’attrait est si continu et si persévérant, que l’on ne peut pas dire d’elles qu’elles soient hors de l’oraison ; qui tiennent leur esprit ferme en ce simple regard de Dieu, sans jamais faire autre chose en aucun temps, ni en l’oraison, ni hors de l’oraison, ni même aux plus grandes fêtes et solennités de l’année ; qui ne pensent jamais aux mystères que l’Église nous représente, ni au jugement, ni à la mort, ni à l’éternité, ni à aucune autre chose bonne qui porte à Dieu, que l’on pourrait avoir apprises dans les bons livres, dans les prédications, ou dans les Conférences avec des personnes de capacité et de vertu ; et même quand il leur vient quelque bonne pensée ou souvenir, elle est aussitôt comme anéantie et absorbée dans le simple regard.
Il y a peu d’âmes de cette trempe, Philothée, et comme je ne crois pas que vous soyez si avancée, je ne fais nulle difficulté de vous dire qu’en cinquante occasions vous pourrez revenir au simple regard par des pensées simples, et par des souvenirs momentanés de Jésus-Christ, considéré dans le mystère de sa vie pour lequel vous aurez plus d’inclination. C10.
§
Il y a donc une certaine disposition ou habitude, et constitution intérieure, que l’âme a par cette contemplation en nudité de foi, par laquelle, sans descendre au détail d’aucune vertu, elle pratique toutes les vertus, selon les occasions différentes qui se présentent, et sans penser [52] au particulier de quelque exercice que ce soit, elle fait tout ce qu’il faut faire, et en la meilleure façon qu’il se puisse faire. Parce que le simple regard la met dans une volonté ferme de faire tout ce que Dieu veut, et comme Dieu sait mieux que nous notre disposition, qu’il voit mieux que nous dans le fond de notre cœur, et ce que nous voulons faire pour lui, nous n’avons que faire de lui dire à tout moment, et au renouvellement de chaque action, ce que nous voulons faire pour sa gloire. C11
§
Mais supposé qu’il n’y ait point de péché, et qu’elle soit dans une distraction innocente, je maintiens que l’âme n’est pas pour cela hors du simple regard. Malaval le dit bien, et nous le ferons encore parler une fois là-dessus. Il dit qu’il y en a qui croient être sorti de leur attrait, qui n’en sont pas sortis, il dure encore ; et c’est ce regard qui est une attention éminente pour tout ce à quoi Dieu veut que je m’applique, et qui contient l’attention que celui qui n’est pas en cet état, peut et doit avoir. C11
§
Monsieur du Belley ayant observé que saint François de Sales, Évêque de Genève, ne faisait presque aucune préparation particulière, ou prochaine avant de dire la sainte Messe, ni d’Action de grâces après l’avoir dite, lui exposa avec respect son doute. Je suis étonné, lui dit-il, mon Père, du peu de préparation et d’action de grâces que vous faites avant et après la Messe ; encore aujourd’hui, vous êtes sorti d’une conversation qui avait duré près de deux heures avec une dame de condition, vous avez fait une profonde révérence à l’Autel, vous vous êtes habillé, et vous avez dit la Messe ; après l’avoir dite, et après avoir quitté les habits sacerdotaux, vous avez fait une profonde révérence à l’Autel, et de là vous êtes retourné à la même conversation que vous aviez quittée. Je vous avoue, mon Père, que cela me surprend. Saint François de Sales lui répondit : et moi je pourrais vous dire, mon frère, que je m’étonne que vous disiez tant de prières, et que vous fassiez tant d’actes, avant et après la sainte Messe ; mais puisqu’il faut vous contenter sur la difficulté que vous avez proposée, qui ne regarde que ma disposition particulière, je vous dirai que je ne sais quelle autre chose faire pour me disposer à un si grand mystère, que ce que je fais ; je tâche de me conserver continuellement en présence de Dieu, et de marcher toujours en sa vue ; cette vue perpétuelle fait toute ma disposition intérieure, et comme je ne vois que Dieu, il me semble que ma volonté ne veut que lui : c’est lui qui m’applique à tout ce que je fais, de moi-même je ne m’applique à rien, je ne suis qu’un instrument entre ses mains, pour aller où il veut, et pour faire ce qui lui plaît ; partout je porte la même disposition, à l’Autel, à la table, au lit, partout. Vous parlez de cette [61] dame qui m’a retenu toute la matinée ; je ne la regarde pas en elle, je ne la regarde qu’en Dieu, ou plutôt je ne regarde que Dieu en elle, et en toutes les autres créatures. C12
§
LE DIRECTEUR. Si nous parlions du simple regard extraordinaire, et de la contemplation passive et tout à fait surnaturelle, il est certain, Philothée, que Dieu agissant tout seul (comme disent plusieurs de nos maîtres) en l’âme, soit pour l’attirer à cette oraison dans les commencements, soit dans la suite, soit dans la consommation, il y opère tant de merveilles, et d’une façon si divine, qu’il n’est pas possible que celui qui souffre l’action divine, ne reconnaisse l’action de Dieu en lui, et que tout son être, en son fond et en ses puissances, ne le loue et le bénisse, pourtant sans aucun acte. […] Dans les autres états, l’homme s’applique de soi-même, supposé l’attrait qui laisse toujours une grande liberté à ce qu’il juge lui être plus nécessaire : mais en cet état du simple regard, il ne s’applique à aucun acte de vertu intérieure ou extérieure de soi-même ; il doit attendre l’impression de Dieu, qui lui fait quelquefois produire des actes, autrement il n’en fait point ; seulement il faut que précédemment il soit arrivé à une nudité de fantômes, de figures, de formes, d’images, et à une cessation générale de tout raisonnement et d’opérations de la volonté pour entrer dans un état de pure passivité, qui le mette en disposition de souffrir l’inaction de Dieu en son âme ; on lui dit de faire [86] le matin un acte d’adoration, mais en simplicité d’esprit et sans paroles, dans un silence parfait au-dehors et au-dedans ; cela ne se passe qu’en la suprême partie de l’âme ; les opérations de l’esprit n’ont point de lieu ici, ni la proposition, ni la considération, ni le raisonnement ; la volonté n’y a aucun mouvement de désir, ou d’inclination ; et tout cela d’une façon qui ne se peut expliquer ; et qui n’est que comme celui qui adore. C14
§
Vous vous étonnerez quelque jour d’avoir de certaines bonnes habitudes, dont vous ne vous souviendrez point d’avoir fait aucun acte en particulier, et de vous voir libre de quelque mauvaise inclination, qui vous a donné autrefois beaucoup de mal à la combattre, sans savoir par quel moyen vous vous en êtes défaite ; c’est que l’esprit de Dieu étant absolument le maître de l’âme par l’entier acquiescement que vous avez fait pour toutes ses dispositions, et par l’abandonnement que vous lui faites de vos puissances et de vos actes, opère ce qui lui plaît en votre âme, son opération n’étant pas empêchée par la vôtre, qui s’oppose très souvent à ce qu’il veut faire en vous. C15
§
Nous n’avons aucune autre chose à faire que de le regarder, et de recevoir ce qu’il nous donne, sans que nous nous divertissions jamais de cet unique regard, pour savoir ce que c’est qu’il nous donne, ni la manière en laquelle il nous le donne. Que si par quelque fragilité nous avons pensé et réfléchi sur ce que Dieu nous donne, ou sur la manière par laquelle il nous le donne, il faut qu’incontinent nous retournions à ce simple regard avec une vigoureuse résolution d’y ramener promptement notre esprit, sitôt que nous nous apercevrons qu’il est en dehors, et sans exception de chose quelconque, soit bonne, soit inutile, c’est-à-dire quoi que ce soit des choses de Dieu, quelque saintes, grandes, et relevées qu’elles puissent être. C16.
§
LE DIRECTEUR. Vous prenez une route, Philothée, qui vous mènera à l’inquiétude, si vous allez plus avant : de quoi vous informez-vous ? Marchez, poursuivez à regarder Dieu, vous avez des retours sur vos peines. Nous allons à Dieu sans réflexion, disait Monsieur de Bernières, et quelque temps qu’il fasse, bon ou mauvais, nous tâchons de ne pas nous arrêter. Il faut que toutes les pensées humaines et les réflexions succombent. Laissez-vous aller à l’attrait passif de Dieu, et n’ayez soin de rien, sinon de vous laisser perdre et abîmer en Dieu au-dessus de toute connaissance, par une sainte ignorance qui ne se connaît que par expérience. N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit en présence de Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile. C16.
§
Pour entendre cette vérité, il faut savoir une autre vérité fort importante en cette matière, que Malaval tire de la philosophie, qui est que tout ce que nous recevons par quelqu’un de nos sens [125] extérieurs, par la vue, par l’ouïe, par l’odorat, par le goût ou par le toucher, tout, bon ou mauvais, laisse une espèce qui passe au sens commun, et de là à la fantaisie, et porte ensuite quelque passion, quelque affection, quelque inclination, ou quelque aversion bonne ou mauvaise dans l’âme ; parce que cette espèce produite dans le sens extérieur est recueillie dans le sens commun qui est intérieur. Si vous y prenez garde, Philothée, quand après avoir vu quelque chose des yeux corporels, vous les fermez, vous la voyez encore ; ce n’est pas pourtant avec les yeux ; c’est que l’espèce que cet objet a produite est passée au sens commun, et le représente encore à l’âme ; et selon que cet objet est odieux ou aimable, il imprime dans l’âme une inclination ou une aversion : soyez persuadée que les autres quatre sens extérieurs, l’ouïe, l’odorat, le goût, et l’attouchement font le même effet ; ils font impression dans l’âme de tout ce qu’ils sentent, et cette impression cause l’affection : de là vous pouvez voir combien de nous-mêmes nous avons d’embarras et d’obstacles à l’oraison et à l’union avec Dieu, puisqu’à chaque moment il se présente une infinité de différents objets à nos yeux, à nos oreilles, et à tous nos autres sens ; et cette infinité de différents objets, par une infinité d’images ou d’espèces qu’ils envoient au sens commun et à la fantaisie, cause presque à tout moment d’innombrables passions en l’âme, qui sont souvent très différentes et qui la couvrent d’un grand brouillard pour l’empêcher de s’attacher assez fortement aux grandes vérités, et à Dieu. Vous voyez la facilité que nous avons aux égarements, puisque l’âme est appliquée à tant de choses différentes tout à la fois : et d’autant que nous tâchons de captiver notre esprit pour l’attacher à Dieu seul, il semble que ne portant ce joug qu’avec beaucoup d’impatience, il fasse de plus grands efforts pour s’échapper, et pour se porter de tout côté. C’est pour cette raison, Philothée, que nous disons que pour arriver au simple regard, il faut nettoyer la fantaisie et l’entendement de toutes sortes de formes et d’images ; ou du moins, il faut tirer le rideau par-dessus, afin que l’esprit ne s’amuse pas à les regarder, et qu’on puisse le fixer plus [126] facilement par la foi en la vue simple de Dieu, en sorte que l’on n’en soit pas empêché par la multiplicité de tant de créatures qui se peuvent présenter continuellement à l’esprit. C17.
§
Ce grand mystique (Monsieur de Bernières) qui vous est si bien connu, Philothée, vous parle quand il dit : vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres ; à la bonne heure ; cet abîme de misère et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement pour jeter votre âme et vos opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle, mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera, et ce bienheureux néant d’opérations vous approchera de Dieu, et vous le fera goûter. Vous voyez comme le juste, croyant être dans une très grande inutilité auprès de Dieu ; pendant qu’il est abîmé de distractions et de ténèbres, il se passe des choses merveilleuses en son âme, quoiqu’il ne les voie pas et qu’il n’en sache rien ; cela se rapproche fort de la pensée de ce Mystique qui dit : « l’âme du contemplatif allant par le désert de la foi, est toujours appuyée sur son bien-aimé, quoi qu’elle ne sente pas son appui, et que même souvent elle n’y pense pas. » Cela est enseigné dans le Cantique où il est dit : que celle-ci est admirable, qui s’élève par le désert, comblée de délices, appuyée sur son bien-aimé. C17.
Nous citons quatre extraits de la remarquable Conférence 19 :
S’intéressant presque uniquement à l’oraison de quiétude, Louys est évidemment gêné par les catégories de l’école carmélitaine qui prétendait à l’époque distinguer nettement les divers degrés de l’oraison acquise et de la contemplation infuse. Il est plus à l’aise avec les orientations de la mystique du nord ; par exemple lorsqu’il s’agit d’expliquer comment l’âme est « continuellement en action » lorsqu’elle est agie par Dieu 327.
L’âme, disent les Mystiques, doit demeurer passive sans agir, souffrant l’action de Dieu en elle, qui est tout le secret de cet état ; elle n’opère jamais ici, si ce n’est quelquefois avec une certaine douceur d’amour plus émue de Dieu que de son habilité naturelle : Dieu l’enivre d’un amour infus, et lui communique des lumières qui l’élèvent, qui la ravissent et qui l’unissent à lui, par-dessus toutes les opérations des sens et de l’entendement : ces lumières sont si subtiles et délicates que l’âme ne les aperçoit quasi pas au commencement, parce que [147] le sens n’a point de capacité pour les choses qui sont purement spirituelles. Il semble à l’âme qu’elle ne fait rien, et il est vrai ; mais elle reçoit des biens qu’elle ne pourrait jamais acquérir par son opération. C’est Dieu qui fait tout en elle divinement, et elle doit le laisser faire sans s’entremettre de chose quelconque, sinon de se réduire au vide de tout, sans prétendre de dire, d’entendre, de goûter ni sentir quoi que ce soit au ciel ni en la terre. On donne des raisons pour lesquelles l’âme ne doit rien faire du tout en cet état, se réduisant à une nudité parfaite.
Premièrement, si c’est pour arriver à ce regard qui est tout à fait surnaturel et extraordinaire, il est certain que, comme il faut proportionner les moyens à la fin, nous n’avons rien en nous qui nous puisse unir à une fin si spirituelle : l’âme qui n’opère qu’en dépendance des sens avec des organes matériels, et des fantômes corporels, ne reconnaît rien en soi qui la puisse porter à une sublimité si élevée ; Dieu seul le peut ; il le veut, et il le fait par un attrait très particulier qu’il communique à fort peu de personnes.
Secondement, si l’âme est déjà dans l’union immédiate avec Dieu par le simple regard infus, qu’a-t-elle besoin d’opérer ? Ses opérations ne sauraient tout au plus lui servir que de moyens pour s’avancer vers cette bienheureuse union : or les moyens ne sont plus nécessaires quand nous avons la fin ; nous supposons que l’âme est déjà dans l’union immédiate avec Dieu par le simple regard, et partant ses opérations sont tout à fait inutiles, et non seulement elles seraient inutiles, elles seraient même préjudiciables, parce qu’elles la divertiraient de la jouissance de son bien : car il faut que vous compreniez, Philothée, que les autres états d’oraison sont de chercher Dieu, mais l’état du simple regard infus est de jouir ; de sorte que l’âme n’a qu’à demeurer en cette jouissance et à faire en terre ce que l’on fait en paradis, où les âmes demeurent éternellement ravies et suspendues en la contemplation béatifique d’une Majesté incompréhensible.
Troisièmement, comment l’âme pourrait-elle demeurer en cet état par son action ? Dieu l’a tellement anéantie en l’élevant jusqu’à lui, et il l’a tellement vidée de tout ce qu’elle est, qu’il ne lui est pas possible de faire d’elle-même aucun acte intérieur, quand elle le voudrait, sans s’angoisser et se forcer incroyablement. Et il y en a qui vont jusqu’à dire qu’absolument elle ne le peut pas, parce que Dieu lie toutes ses puissances, et l’empêche d’opérer, de peur qu’elle ne trouble l’action divine par son opération particulière ; et partant on ne peut la considérer que dans un état de très pure passivité. C19.
§
Bienheureux le contemplatif qui pourrait dire avec une grande mystique de notre siècle (c’est la Mère Anne Rosset de la Visitation) :
« Mon attrait et mon instinct intérieur, si j’en ai, ou si j’en sais connaître, me porte plutôt à ne voir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l’aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même si je ne m’amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [151] comme Dieu me perd : aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m’en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma portion supérieure ; et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait, de ne rien faire, et de ne m’essayer de rien faire : il m’est avis que quand une chose est perdue, celui qui l’a perdue ne la voit plus, et ne s’en sert plus ; de même quand l’âme s’est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s’abîmant en lui sans réserve, elle est perdue en Dieu avec toutes ses puissances ; et elle ne saurait s’en servir à moins de sortir de Dieu pour se retrouver en elle-même. L’âme se perd en Dieu, pour ne plus être en elle, et pour ne plus vivre en elle, mais pour être toute à Dieu, afin que ce soit lui qui vive en elle. C’est donc à Dieu de vivre en l’âme, d’agir et d’opérer en elle et pour elle tout ce qu’il lui plaira. Mes puissances m’ont servi d’infirmiers pour parvenir à l’union avec mon Dieu ; je n’ai donc plus besoin de me servir de ces puissances pour arriver à cette union puisqu’elle est faite, et que mon âme est unie avec Dieu depuis plusieurs années : jamais je ne me sens attirée à lui dire aucune parole ni d’amour, ni de confiance, ni d’abandonnement ; ni d’en désirer les sentiments, ni de désirer de les avoir ; si Dieu me les donne, je les reçois ; sinon je ne les recherche pas, ni ne pense à lui demander rien ni pour moi, ni pour les autres ; et quand je suis en recherche, je ne m’efforce point de faire des actes de soumission pour me mettre en disposition de souffrir, ni de faire chose quelconque. Enfin il me semble impossible de faire quoi que ce soit, ni de rien désirer sinon que le bon plaisir de Dieu s’accomplisse éternellement en moi, et en toutes les créatures : je ne pense pas pourtant à le désirer, mais c’est ma disposition intérieure. Il m’est avis que je ne sens point de résistance ni de difficulté, au moins en ma volonté, d’accepter et de souffrir tout ce que Dieu pourrait vouloir, quand même ce serait les peines d’Enfer, et pour une éternité ; parce que quand ce serait son bon plaisir, je n’aurais point commis de péché, et n’en commettrais point, puisque son bon plaisir ne peut vouloir le péché, et n’en est jamais l’auteur. Voilà donc tout mon fait, de ne rien faire, et ne pas même désirer de rien faire ; de sorte que non seulement mon désir est de ne rien désirer, ma volonté de ne rien vouloir [152], mon inclination de ne pas incliner, mon choix de ne point faire de choix ; mais je ne veux pas même désirer de ne rien désirer, parce qu’il m’est avis que ce serait encore un désir. Je ne voudrais pas même penser ni regarder si j’ai le désir de n’avoir point de désir pour me perdre mieux toute, et pour marcher sans les appuis qui ne sont pas Dieu, ôtant tous les obstacles qui sont entre lui et mon âme, afin qu’il y puisse opérer et se communiquer à elle selon qu’il voudra. » C19.
§
LE DIRECTEUR. Je crois, ma fille, que c’est mal raisonné de dire : selon l’Apôtre nous sommes agis, donc nous n’agissons pas. Disons plutôt avec un moderne : nous sommes agis, et nous agissons ; et qui plus est, nous ne sommes [160] agis qu’afin que nous agissions. Quelqu’un me dira, dit saint Augustin, donc nous sommes agis, et nous n’agissons pas. Je réponds, il faut dire au contraire, vous agissez, et vous êtes agis et alors vous agissez bien, si vous êtes agis et mus par celui qui est infiniment bon : car l’esprit de Dieu qui vous meut et agit est le secours pour tous ceux qui agissent ; un homme qui n’agit pas n’est pas agi, c’est l’esprit qui agit et qui soulage notre infirmité. Que les enfants de Dieu comprennent qu’ils sont mus et agis par l’esprit de Dieu, afin qu’ils fassent ce qu’ils doivent faire ; et quand ils auront agi, qu’ils rendent Action de grâces à celui de qui ils reçoivent l’impulsion ; car ils sont agis afin qu’ils agissent, et non pas pour les exempter d’agir. C19.
§
L’on ne goûte rien, l’on est sans rien, et l’on ne sait où l’on est. L’esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l’ignorance de la manière de se trouver, et de l’usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l’amour divin, comme qui seraient submergées au fond de l’eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l’eau. [370] C19.
Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l’âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l’homme qui souhaite cette union, dès qu’il se sent élevé par un grand feu qui l’enflamme de l’amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l’âme ne parle ni n’opère, et où il n’y a que Dieu seul qui agisse ; l’on y voit que l’opération de Dieu, et l’homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373] C19.
§
Et si vous ne vous contentez de cela, ma fille, prenez le sens et les paroles du même auteur [Blosius], quand il dit que lorsque l’âme est excellemment unie à son Dieu en la contemplation, elle se voit dans un point de l’éternité divine, qui la conduit à une persévérance parfaite dans le bien ; elle est comme immobile, moralement parlant, et ne peut se détourner du bien ; elle est détachée de tout l’être créé, et ne retient rien du flux continuel des créatures qui les fait changer à tout moment ; elle ne sait ce que c’est du passé ni du futur ; son simple regard n’a point de réflexions pour se porter sur ces diverses différences du temps ; elle se sent fortement attachée à l’être éternel, qui ne flue et ne s’écoule pas ; et dans cette éternité immuable, tant qu’elle y demeure attachée, elle jouit de toutes choses, elle est dans l’ordre suprême et surexcellent, où l’on ne sait ce que c’est de formes, de figures, de fantômes, ni d’images. Ainsi l’âme passant au-dessus de son entendement naturel repasse en son idée et en son principe qui est Dieu, d’où elle puise toutes ses lumières, dont elle est environnée, et éteint toutes les naturelles, et même les infuses qui lui nuisent et qui sont incomparablement au-dessous de celle qu’elle possède ; comme il arrive qu’au lever de l’astre du jour, toutes les étoiles pour faire hommage à ses splendeurs se jettent dans les ténèbres et dans la défaillance ; ainsi quand la lumière incréée paraît, il faut que la lumière créée disparaisse, parce que la lumière créée se change en une lumière de l’éternité. C20.
§
Les participations sublimes par lesquelles ils sont si fort au-dessus du reste des hommes ne les élèvent pas ; ils se tiennent fermement en leur néant, ils savent que c’est Dieu qui opère en eux tous les biens qu’ils font ; ils se tiennent dans une humilité sincère, et dans une crainte filiale, sachant qu’ils ne sont que des serviteurs inutiles. C20.
§
Nous avons tant d’habiles mystiques qui disent qu’il faut y porter tout le monde [à l’oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n’y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n’y a rien de plus sûr ; c’est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doive convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d’assurance qu’aucun autre. [421] C20.
§
PHILOTHÉE. Il ne me reste plus qu’un doute, mon Père, qui ne me paraît pas de peu d’importance, et tous ceux qui n’ont pas une grande soumission pour un Directeur, qui les aura mis dans le simple regard, en peuvent concevoir de l’inquiétude : c’est que dans le grand vide d’images, d’espèces, et même d’opérations, l’âme ne sait ce qu’elle fait, et si elle avance, et dans les peines où elle se trouve elle ne peut croire328 qu’elle ne retourne en arrière ; nul ne demeure volontiers en un exercice qui souvent est très pénible, et durant lequel on ne croit pas tirer grand avantage.
LE DIRECTEUR. Saint François de Sales en son Théotime, livre 6 chapitre10, remarque qu’il y a de certaines gens qui réfléchissent trop, qui veulent être contents, mais qui ne se contentent point d’être contents, qui veulent goûter et savourer leur contentement : qui dans le plus beau et le plus délicieux de leur repos en l’oraison, quittent Dieu pour se réfléchir sur leur repos, et pour goûter la satisfaction dont ils jouissent ; leur réflexion leur fait perdre tout. Pour garder ce repos, il ne faut pas le regarder. Philothée, n’êtes-vous point de ces âmes [199] réfléchissantes ? Vous ne vous contentez point de profiter, vous voulez connaître et sentir votre avancement et le progrès que vous faites en la vertu, et combien vous êtes unie à Dieu. Cela ne se sent pas. Vous n’avez qu’à faire tout ce que nous avons dit pour vous mettre dans le simple regard qui sera toujours suivi de l’amour actuel surnaturel. Il n’est pas possible qu’une si belle union d’esprit et de volonté ne vous soit fort avantageuse, et vous le connaîtrez par la suite : ce sont des progrès imperceptibles qui ne paraissent que dans les occasions : il n’est pas possible que nos puissances ne tirent de très grands avantages d’une si étroite union avec Dieu, et il ne sera pas vrai que Dieu soit tant de temps en une âme sans y faire de grandes choses, puisqu’il opère partout où il est. Ne vous plaignez pas, dit le bienheureux Jean de la Croix, ne dites pas que vous ne faites rien, que vous perdez le temps, que vous vous privez de tous les biens spirituels que vous vous procureriez par la voie de vos puissances, l’esprit, la volonté, et la mémoire. C21.
§
Enfin l’âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d’opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c’est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453] C21.
§
Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l’attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N’est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait. C21.
Correspondance avec Mère Benoîte et ses dirigées
Cette correspondance abondante n’a jamais été éditée. C’est le second volet d’une approche d’Épiphane visant à lui rendre justice. Il est ici possible de respecter une mise en ordre chronologique 329. Les destinataires sont la Mère Benoîte de la Passion, supérieure du monastère de Rambervillers et ses religieuses.
Septembre 1663. Dieu seul sera toujours l’occupation de votre cœur qui ne vaut qu’autant qu’il est tout à Dieu ; c’est là votre exercice ordinaire, la manière que vous devez tenir en la conduite de votre vie. Tout votre emploi ou toutes vos oraisons se doivent terminer où toutes vos prières doivent tendre. Que Dieu seul soit tout l’emploi de votre cœur ! Il y en a qui cherchent des pratiques particulières, des conduites, des règles, des préceptes, elles se trompent : la multiplicité des règles, ni des manières n’est pas leurs affaires, une seule chose leur est nécessaire ; qu’elles s’assurent en leur conscience qu’en tout ce qu’elles font Dieu leur est toutes choses ; il est tout l’emploi et toute l’occupation de leur cœur.
295-25. Octobre 1663. Il y a bien de l’obligation à la Providence qui a emmené vos religieuses malgré elles en ce pays pour m’apporter nos tourne-feuillets et une lettre de votre part dont je vous remercie.
Depuis ce temps-là j’ai eu bien des visions, mais à ma mode : dans l’une l’on m’a fait voir clairement qu’il y a bien des personnes en la vie spirituelle qui croient être toutes possédées de Dieu qui, pourtant, sont encore captives de leur propre esprit et de l’amour-propre. L’on m’a dit qu’une preuve infaillible pour faire le discernement entre celles qui sont possédées de Dieu et celles qui sont sous la tyrannie de leur propre esprit, et de ses lumières, est que celles-là reconnaissent évidemment sous les clartés de cet esprit et de ces lumières qu’elles ne sont qu’un fond de corruption et d’iniquité ; que ce fond est inépuisable ; que quelques diligences qu’elles fassent pour l’épuiser, il en restera jusqu’à tant que nous soyons dans le sein de Dieu par la gloire ; c’est pourquoi elles travaillent continuellement à se purger de leur corruption ; elles prient tout le monde de les aider à cela. Quand quelqu’un se veut mêler de leur faire voir des défauts qu’elles ne connaissent pas, au lieu d’examiner s’il dit vrai, elles se mettent de son côté ; elles ne se défendent jamais, elles n’ont garde de se troubler, elles veulent bien croire que peut-être il y a quelque lumière qu’elles n’ont pas, et croient qu’il leur est toujours avantageux en tous cas de craindre et d’appréhender avec Job qu’il n’y ait du mal et de l’imperfection en toutes leurs actions.
Cette vision voulait par après me faire voir comme celles qui sont pleines de leur propre esprit se persuadent facilement qu’elles vont droitement à Dieu, ce qui fait qu’elles sont facilement surprises, quand on leur veut faire voir leur procédé en quelque chose qui n’est pas tout à fait dans la droiture, elles se trémoussent très fort pour se justifier ; que si on les presse pour leur faire voir leur justification qui les rend criminelles, elles s’inquiètent, elles sortent de leur paix et de leur assiette ordinaire ; mais je dis à celui qui me faisait voir toutes ces choses que j’entendais bien tout ce qu’il voulait dire, et qu’il n’en fallait pas davantage. Vous n’êtes pas si bonne à me dire vos visions comme je vous dis les miennes.
295-68. 1665. [Annotation. Cette lettre a en plus ce qui suit :] ce sera donc cette souveraine vérité, ce Dieu qui est une paix infinie qui connaîtra par votre esprit, qui aimera ou qui haïra par votre volonté, qui entendra par vos oreilles, et qui parlera par votre bouche ; donc en ce rencontre particulier qui fait le sujet de cette lettre : demeurez attachée et unie invariablement à cette souveraine vérité, consultez-là, et regardez dans ses lumières infinies si vous avez mal agi avec le P. … Si vous trouvez qu’il y ait de votre faute, le Dieu de paix vous portera à la réparer avec humilité, mais avec tranquillité, et sans aucune inquiétude. Si cette vérité infinie ne vous accuse d’aucune chose, elle vous apprendra à demeurer unie avec elle seule, et vous fera voir que quoiqu’il ne faille avoir dédain ni mépris des personnes, l’instabilité des choses ici-bas doit nous porter à ne regarder jamais qu’en Dieu, et à en faire seulement autant d’estime que Dieu veut ; voilà ce que l’on appelle vouloir être spirituelle et religieuse, et hors d’une contention et d’une tendance perpétuelle pour arriver à ce bienheureux état, nous ne valons rien du tout.
297-26. 16 juin 1665. Tout ce que j’ai pu faire a été de ne me pas troubler d’une vision que j’ai eue, qui m’a fait faire des réflexions fort sérieuses. J’ai vu le Fils de Dieu dans les douleurs infinies, et dans les hontes ignominieuses de sa Passion, qui m’a fait connaître par une vue très intime, que le seul amour du salut des âmes lui a fait donner tout son sang, et l’a mis en un état si pitoyable. Que, quand il m’a mis en charge, ce n’a été purement que pour coopérer à son désir de sauver les hommes et pour m’obliger à l’imiter en la méthode qu’il a tenue pour acheter le monde. Là-dessus, il m’a demandé quelle estime je fais de son précieux sang ? Je n’ai point eu de peine à dire que je l’estime au-delà de toutes les choses imaginables, et autant que la divinité même, puisque c’est le sang de l’humanité unie hypostatiquement à la divinité. L’on m’a dit là-dessus, que je dois donc encore aimer extrêmement les âmes qui me sont soumises, qui sont rachetées par ce précieux sang, de peur que ce grand prix ne soit inutile. J’ai répondu que c’est ma grande joie de voir ce précieux sang bien employé, que c’est toute ma consolation d’avoir des âmes sous mon gouvernement qui aillent bien à Dieu, qui s’avancent à grands pas dans les voies de l’esprit, et qui tâchent de remplir les desseins d’un Dieu incarné sur elles. Que je donne fort facilement mon temps à ces sortes de personnes, parce qu’il y a beaucoup à gagner, et qu’elles ont grande facilité à toutes sortes de bien.
En même temps que je disais cela, ma conscience m’a accusé, et m’a fait souvenir que souvent même pour ces bonnes âmes, je me suis montré fort difficile ; que dans la disposition intérieure ou je m’imaginais être de retraite, et par laquelle Dieu m’appelait à un grand silence intérieur, je les ai rebutées : tantôt avec une mine fort austère, tantôt me plaignant que je ne pouvais avoir un moment pour m’entretenir avec Dieu. Quelquefois me plaignant de la charge de supérieur qui m’engageait à satisfaire aux fantaisies de tout le monde. Quelquefois disant que ces bonnes âmes n’avaient aucune nécessité légitime de me parler, et que ce n’était que pour satisfaire à leur amour-propre. Plusieurs fois je ne leur ai répondu qu’à demi-mot, desquels elles ne pouvaient rien comprendre, sinon que je souffrais une peine horrible de les voir ; ce qui souvent les a mises dans l’affliction de n’avoir personne de qui elle puisse prendre conduite pour leur perfection. Ma conscience m’a encore reproché que quand on m’a averti de ce défaut, je me suis souvent emporté, je me suis mis en colère, et dans une grande activité. J’ai dit que c’étaient des grands seigneurs et d’habiles gens pour faire qu’un supérieur n’eût rien autre chose à faire que d’être attaché à leur ceinture pour entendre leurs fantaisies. Ce qui a pensé m’accabler a été que l’on m’a représenté quelques personnes séculières de mon sexe et de l’autre, de qui je n’avais aucune charge, et de la perfection desquels pourtant j’ai un très grand soin ; j’en ai eu des désirs qui sont passés à quelque sorte d’empressements, je leur ai donné beaucoup de temps, je les ai reçues avec grande satisfaction, même je les ai invitées, ou du moins je leur ai témoigné grande joie de les voir et de communiquer avec elles, cependant que les personnes du dedans se plaignaient justement, que je leur dérobais tout le temps que je donnais à celles du dehors, et que même j’en donnais tant aux étrangers qu’il ne m’en restait presque point pour mes enfants ; de sorte qu’à la vue de tant de fautes je fus surpris épouvantablement de me voir si coupable dans le point même où je me croyais fort innocent. [...]
L’on m’a fait voir que la charité que je crois avoir pour ceux qui sont bien, n’est pas vraie charité, parce que la charité n’aime pas les inférieurs parce qu’ils sont bons, mais parce que Dieu veut que nous les aimions : or il veut que nous ayons plus d’amitié pour ceux qui ne sont pas en si bon état ; il veut que nous laissions les nonante-neuf brebis qui sont en assurance dans le désert, pour aller chercher celle qui est égarée ; laquelle nous devons rapporter avec les autres sur nos épaules. C’est assurément mon amour-propre, et non pas zèle, ni amour de Dieu qui me fait prend tant de soin de ceux qui se portent bien ; ils n’en ont pas besoin, ce sont les malades, ceux qui sont en mauvais état, pour lesquels il faut avoir une grande sollicitude. Ces pauvres enfants qui ne peuvent pas manger d’eux-mêmes, c’est à ceux-là qu’il faut amoureusement rompre le pain des saintes instructions, et s’ils meurent de faim et de nécessité nous les tuons ; nous sommes cause de leurs morts. Nous avions obligation de les nourrir et de les secourir, il faut courir après ces brebis égarées ; il faut aller voir ces malades jusque dans leurs infirmeries, et même dans le lit de leurs infirmités ; il faut ouvrir la bouche et desserrer les dents à ces faméliques ; il faut les prévenir en toute manière, l’on ne doit rien omettre pour les gagner, et les supérieurs qui se lassent en ceci, et qui croient en avoir assez fait, sont des fantômes de supérieurs, ne sont supérieurs que de nom ; ce sont les bourreaux des âmes qui sont sous leur conduite, ne savent l’estime que le Fils de Dieu fait d’une âme [...]
L’on m’a fait voir que tout cela ordinairement n’est qu’amour-propre, recherche, que mon propre intérêt, vaine complaisance et satisfaction dangereuse, puisque je dois mettre ma perfection qu’en ce que Dieu veut absolument de moi, qui est que je procure en toutes les manières possibles la perfection des âmes qu’il m’a confiées. Toutes les lumières que j’ai eues, et qui m’ont paru autrefois si belles, m’ont semblé en un moment des ténèbres effroyables, puisqu’elles ne m’ont pas donné cette connaissance si importante pour mon salut, qu’en qualité de supérieur Dieu m’attache inséparablement par sa sainte volonté à mes inférieurs. Ô que c’est bien autre chose de regarder nos obligations en Dieu, que non pas de les regarder en nous. [...]
297-34. 26 juin 1665.... Je vous assure que la vision dont je vous ai parlé dans ma lettre m’a touché extrêmement, je n’en suis pas encore bien revenu. J’ai eu une forte pensée qui me disait : est-il possible que nous autres qui nous croyons spirituels, et qui pensons avoir des communications fort particulières avec Dieu, nous ne soyons pas plutôt dans l’illusion ? Car il est certain qu’il n’y a point de spiritualité ni de communications intimes avec Dieu sans l’amour de Dieu [...] l’amour endure tout, souffre tout, supporte tout : il n’est pas chagrin, fâcheux ; il ne rebute personne, il ne montre jamais mauvais visage [...] plus zélé vers les imparfaits parce qu’ils en ont plus besoin que ceux qui vont à grands pas à la perfection.
296-90. 4 juillet 1666.
Je vous envoie saint Philippe Néri, je vous prie de vous informer sérieusement de lui si jamais il s’est plaint de ce que son grand amour lui a fait souffrir. Je m’étonne que vous ayez tant de tendresse et de compassion pour ce saint amant et pour tous ceux qui, comme lui, ont aimé Dieu extraordinairement ; je vous assure que je n’en ai aucune pour cette sorte de gens que j’estime au contraire très heureux ; puisque je n’estime personne heureux que ceux qui aiment bien Dieu. Quand nous ne regarderions que les raisons communes prises dans la pure volonté de Dieu, quoique ces grands amants souffrent ne doit pas nous toucher pour en avoir compassion, mais plutôt pour en concevoir une joie souveraine, puisque toutes les souffrances des saints, qui sont les effets ou les suites de leur amour, sont aussi les effets et les productions d’une providence particulière sur eux, Dieu se les liant et se les attachant plus étroitement par ces moyens douloureux. […]
195-26. 25 septembre 1669. L’empressement de votre fille m’empêche de vous rien dire pour cette fois, et je n’en suis pas marri, il me semble qu’il faut que nous prenions tous les accidents de la vie d’une même main, dans un grand détachement de toutes choses, et dans un acquiescement parfait à la providence amoureuse de Dieu. Que je dise, que je ne dise pas ; que je fasse cette action extérieure de charité ou que je ne la fasse pas ; que je sois dans le grand monde de Paris, dans l’emploi à l’entour de quantité d’âmes qui crient après moi et qui me demandent ou que je sois dans les montagnes de Vouge, sans emploi et sans aucune de ces belles et éclatantes occupations extérieures, tout cela m’est tout un dans l’esprit de Dieu. […]
298-295. 7 janvier 1677.
Êtes-vous bien, êtes-vous mal ? Ma chère mère ; je ne vous estime presque qu’autant que vous pouvez être mal en la nature, afin que par les riches dispositions que vous pouvez prendre par rapport à la très aimable Providence, vous en fassiez de très agréables sacrifices, et qu’ainsi vous en soyez mieux dans la grâce. Nous ne valons rien, et nous ne devons nous aimer qu’autant que nous pouvons donner quelque chose à Dieu par sa grâce ; et c’est particulièrement dans les souffrances de l’esprit, et surtout quand nous souffrons dans un anéantissement volontaire, comme des pauvres bêtes, sans nous donner la liberté d’une réflexion ou d’un raisonnement, et c’est là proprement souffrir, car pendant que par nos réflexions en plaidant contre les autres et en les condamnant du tort qu’ils nous font, nous nous justifions, nous ne souffrons pas ou nous souffrons comme des démons, malgré nous ; comme dans les maux du corps, la maladie souvent ne fait pas notre plus grand mal, c’est ce qu’on en dit, c’est la négligence d’une officière qui ne fait pas ce qu’elle doit en temps et lieu...
298-298. 9 janvier 1677.
[…] Dans le renouvellement que vous me faites de vos respects et soumissions dans votre lettre du troisième du mois […] Si vous dites cela avec quelque vue particulière, comme dans la prétention de faire tout ce que vous pouvez pour n’être plus prieure, et de pleurer et vous affliger jusqu’à en devenir malade, comme vous fîtes à la dernière élection, et dans le désir de retourner à Paris, il y a bien quelque chose à dire à votre soumission. Je prétends que vous ne devez avoir aucun désir que d’aller à Dieu ; quant aux moyens, que ce soit en charge ou hors de charge, à un lieu où en un autre, cela ne doit dépendre en aucune manière de vous, mais de la conduite de vos supérieurs ; pour vous, ne vous regardez que comme une chose morte, de laquelle vous ne devez avoir aucune considération ; vous croirez que vos supérieurs ont pouvoir de vie et de mort sur vous, et que pour vous, vous n’avez qu’à souhaiter de mourir dans l’exécution de l’obéissance. […]
298-347. 18 juillet 1677.
[…] Dieu est toujours un Dieu caché pour vous ; savez-vous bien ma fille, que plus Dieu se cache à nos sens, plus il se découvre à notre âme. […] L’âme a un langage par lequel elle parle à Dieu, qui nous est inconnu ; Dieu parle de même à l’âme et nous n’y entendons rien. […] Abstenez-vous de l’imperfection, ne réfléchissez pas, ne raisonnez plus, mourez bien à toutes choses, et croyez en nudité de foi que Dieu se fait hautement connaître à votre âme, et qu’il n’y a que cette vue et cette connaissance qui la soutient et qui la porte à cette mort pour laquelle la nature a tant d’horreur. Ses sens n’entrent pas là-dedans ; c’est assez que la foi obscure le comprenne. [...]
298-355. 23 juillet 1677.
Vous n’êtes pas encore trop bête ma fille, puisque vous pensez l’être [...] Elles ne regardent que Dieu en elles toutes, et elles réduisent de la sorte tout ce qui est sur la terre à cette heureuse unité qui fait la perfection essentielle de toutes les saintes âmes, qui s’avancent toujours à proportion qu’elles s’en approchent […]
Quand vous ne verrez rien que Dieu dans votre cœur, vous pourrez croire qu’il y habite, qu’il y fait union et transformation ; que si vous y donnez place à quelque créature que ce soit, Dieu y sera peut-être par la grâce et par la charité habituelle ; mais il n’y fera ni transformation ni union actuelle si vous êtes retenue par le bout du doigt avec un lien de chair, de soie ou d’étoupe, peu importe, vous ne volerez pas au ciel. Priez sainte Scolastique pour moi.
298-407. 7 septembre 1677.
Ma révérende Mère, notre âme étant toute spirituelle, a une manière de parler avec Dieu et d’écouter Dieu qui lui parle, que le sens ne connaît pas, et que nous ne voyons pas avec les connaissances réfléchies de nos puissances spirituelles, et il ne faut pas croire qu’avec la vue de Dieu par la foi et dans la pratique des actes de vertu, de l’amour de Dieu et des autres, tout s’achève et se termine à l’acte de foi sensible que nous faisons, et que nous voyons dans notre esprit, ni en l’affection et en l’ardeur que nous sentons en la volonté. […]
Nous disons que quand nous sommes entrés dans le simple regard par un acte de foi, ou par quelque autre acte de vertu qui nous a été sensible, il faut laisser tomber toute la sensibilité de ces actes, et demeurer dans le vide de toutes nos puissances sans produire aucun acte que nous voyons ou que nous sentions. Que fait l’âme dans cette grande suspension de ses puissances ? Elle traite avec Dieu, elle lui parle, elle l’écoute ; elle connaît et elle aime Dieu ; et les actes que nous avons commencés avec vue, avec réflexion et avec sentiments, ne cessent pas en l’âme, ils continuent toujours, jusqu’à ce que par un péché véniel déterminé, nous nous séparions de l’amour actuel ; mais nous ne connaissons pas la continuation de ses actes ? Non, ils sont insensibles et imperceptibles, et si nous les connaissions, ce ne serait que par un acte réfléchi, lequel se portant sur nos actes, qui sont nos productions et des créatures, nous tirerait du simple regard qui ne se porte qu’à Dieu.
C’est pourquoi nous disons si souvent qu’en cette oraison il n’y a ni sensible ni réfléchi ; c’est pour cela que nous disons que quand il nous vient la pensée d’un mystère ou d’une vertu, il faut se divertir doucement de cette pensée, et demeurer dans la vue de Dieu, et qu’alors s’unissant plus fortement à Dieu, l’âme s’entretient amoureusement avec lui de ce Mystère, en la manière la plus affectueuse, et selon la connaissance qu’elle en a ; Dieu souvent lui parle là-dessus, et lui en donne des vues infiniment plus belles que tout ce que nous pourrions apprendre dans la communication avec les hommes savants et dans les livres ; d’où nous voyons des personnes d’oraison si éclairées. […] C’est sur ce principe que nous fortifions toutes les âmes qui sont véritablement dans le simple regard [mais] qui croient d’y être oisives, de n’y rien faire et de n’y pas profiter. [...]
298-508. 5 septembre 1679.
Je vous souhaite, ma révérende Mère, tout ce que je me désire de meilleur : une volonté ferme, constante, immuable d’être à Dieu et de lui appartenir d’une manière forte et solide, qui ne peut être que par la mort et destruction de tout ce qui est en nous-mêmes et qui est opposé à l’esprit de la grâce. Ne parlons point d’oraison, d’exercice de piété, ni d’austérité, ni de communions ; dans toutes ces pratiques si saintes l’on porte souvent des âmes si imparfaites, que nous ne pouvons que nous étonner que des âmes qui connaissent Dieu par tant de belles lumières à l’oraison, qui s’approchent très souvent de lui par un sacrement si unissant, soient si peu ou point du tout à Dieu, parce qu’elles vivent de leur propre vie, dans une nature qui se recherche continuellement, au lieu d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement, hors duquel on ne trouve point cette Majesté infinie qui n’est donnée que dans le néant des créatures.
298-510. 19 septembre 1679.
Qu’est-ce que de nous, ma très chère Mère ? S’il reste quelque petit usage de raison à la Mère N. dans cet état où elle est de séparation de toutes les créatures, qui sont maintenant à son égard comme si elles n’étaient pas, ou si elles n’avaient jamais été, que ne dit-elle pas sur la folie de notre imagination, qui nous attache à des choses qui ne sont capables que de nous faire du mal, quand nous les aimons trop ? [...]
Il faut nécessairement que nous nous en retirions pour connaître qu’elles ne sont pas si agréables, comme il voudrait nous faire croire. Cette retraite et cet éloignement ne sont que la mort mystique par laquelle nous nous privons de toutes les choses qui ne sont pas Dieu, et dès lors que par une forte résolution nous nous sommes déterminés de nous en défaire, ces choses ne nous semblent plus rien, elles n’ont plus d’agrément ni de suavité, parce que Dieu entre en leur place en notre esprit, et comme il est la source de toutes les véritables suavités, il nous fait voir que toutes les choses qui sont hors de lui sont très fades et insipides. Un homme qui est pris des choses de la terre, et qui les trouvent agréables, ne s’en privera jamais qu’il ne soit persuadé que Dieu a des contentements et des douceurs infiniment au-delà des créatures ; s’il en est convaincu il mourra à la créature pour jouir de Dieu en la possession duquel il trouvera sa véritable satisfaction.
299-427. 11 septembre 1681.
M [onsieur]. L’on trouve le véritable repos et la paix de l’âme dans la vue simple de Dieu ; plus nous sommes éloignés des créatures, plus nous sommes en repos ; il n’y a que la créature qui nous trouble, notre inquiétude ne vient jamais de Dieu ; ce n’est donc pas merveille que nous trouvons notre repos et la paix de notre âme qui surpasse tous les plaisirs des sens dans la vue pure et simple de Dieu, qui bannit toute la créature, tant celle qui est hors de nous que nous-mêmes, car l’on n’y voit rien que Dieu ; il n’y a ni sensibilité, ni réflexion, les sens n’y ont point de part, ni même l’esprit naturel ; il n’y a que la foi qui, par une vue directe, porte l’âme dans Dieu ; et cette vue directe n’est ni sensible ni connue ; le sens n’y voit rien, l’esprit naturel ne la voit pas, ainsi elle est insensible et imperceptible ; on agit sans voir qu’on agit.
L’âme se contente d’être avec Dieu et en Dieu, sans voir ni connaître, ni penser qu’elle y est. Elle en sort, et ce n’est plus une vue de foi pure, directe et simple, qui se porte immédiatement à Dieu ; mais c’est une pensée réfléchie qui se porte, non pas à Dieu, mais à la connaissance de notre esprit.
C’est de cette oraison que Monsieur de Bernières disait qu’il n’y a rien que de divin ; et qu’entre toutes les autres oraisons il y a toujours beaucoup de l’humain et de la créature. Et je ne doute pas que si l’homme pouvait se soutenir en cet exercice, il n’arrivât à une haute perfection et s’unir très excellemment à Dieu ; mais l’on se lasse, on s’ennuie de ne rien sentir ; on entre en des doutes volontaires de perdre le temps, et d’une oisiveté dangereuse ; parce qu’universellement l’homme se laisse attirer par le sens au sensible. Il ne lui suffit pas de vivre dans la grâce, de connaître Dieu et de l’aimer, il veut se sentir vivre, il veut réfléchir sur la connaissance qu’il a de Dieu ; il veut s’assurer qu’il l’aime : ce sont des recherches de l’amour-propre, et c’est par là que l’homme rend son oraison humaine et défectueuse. Abîmez-vous toute en lui, et quand vous y serez bien avant, priez-le pour mes nécessités.
296-6. 27 juillet.
Il en faut venir jusque-là N. que Dieu règne hautement et absolument en nos cœurs, dans une désoccupation et dans un vide entier de toutes les créatures et de nous-mêmes. Pourquoi toujours souffrir ce mélange de Dieu et des créatures ; de la lumière et des ténèbres ; c’est-à-dire de la grâce et du péché. C’est dans ce vide parfait que l’on jouit de ce beau silence, où tout le bruit des créatures cesse, où l’on n’entend rien de l’horrible fracas des choses extérieures, où Dieu parle seul, et où il parle si intelligiblement qu’il est entendu. C’est là où l’on se tire de l’embarras des plus saintes inquiétudes de Marthe, pour s’attacher à l’unique nécessaire de Marie, et pour demeurer au pied du Fils de Dieu avec elle. C’est dans cette région si tempérée et si élevée au-dessus de tous les brouillards, et au-delà des vapeurs grossières de la nature et du sang, que se forme cette étonnante égalité que nous admirons dans les âmes qui s’appliquent à la vertu de la belle manière. Que peut-on voir, qu’une heureuse paix, une tranquillité du paradis, où il n’y a rien qui conteste au Fils de Dieu la place qu’il doit avoir en nos cœurs, et le plein pouvoir qu’il y doit exercer. […]
298-347. 18 juillet 1677.
[...] Dieu est toujours un Dieu caché pour vous ; savez-vous bien, ma fille, que plus Dieu se cache à nos sens, plus il se découvre à notre âme. D’où croyez-vous que votre âme a la force de ne se pas laisser aller aux appréhensions des choses qui peuvent incommoder la nature et la faire mourir, de laisser tomber les pensées d’aversions au sujet des choses qui peuvent vous choquer, et de ne plus souffrir les réflexions sur ces sortes de matières qui ont causé ci-devant tant de désordres en votre esprit ? Cela vient de ce que Dieu est uni à votre âme qui lui parle, [Dieu] qui se fait connaître à elle, qui lui fait de fortes impressions de sa grandeur et lui donne une grande volonté de se tenir très intimement attachée à lui dans l’exécution de ses très saintes volontés. Vous direz que vous ne voyez rien de tout cela ; je le sais bien : cela veut dire que Dieu se cache à vos sens, mais la foi en sa simplicité et en sa nudité vous découvre cela. L’âme a un langage par lequel elle parle à Dieu, qui nous est inconnu ; Dieu parle de même à l’âme, et nous n’y entendons rien.
298-447. Fin octobre 1678.
Vous ne serez pas mortifiée que je ne vous écrive que par occasion : les morts ne se soucient de rien, et particulièrement de ce qui les regarde ; ils ne vivent qu’en Dieu, de la vie de Dieu, et de Dieu même, ainsi hors les intérêts de Dieu ils n’en ont point ; c’est ce qui nous met dans la grande tranquillité et dans une paix de Dieu qui surpasse tous les sens. Je ne regarde que Dieu partout ; où je ne vois pas Dieu, rien ne m’est considérable ; sitôt que je puis apercevoir la volonté de Dieu, j’en fais ma joie et ma félicité...
297-277. 30 août.
Si la Majesté que vous devez regarder par une simple vue, en nudité de foi, ne vous accable pas, il ne s’en faut pas étonner. Il y a divers degrés en cette oraison, et l’on n’y monte pas de soi-même, puisque l’on n’y doit rien faire du tout.
Il faut tout attendre de la bonté de Dieu, qui se communique aux âmes selon qu’il lui plaît, mais toujours bien plus que nous ne méritons ; même s’il se pouvait faire, il ne faudrait pas faire réflexion sur la manière en laquelle il se communique, c’est assez qu’il a la bonté d’opérer en nous ce qu’il jugera plus à propos : amour, admiration, louanges, jubilation, anéantissement, tout ce qu’il voudra, pourvu que de tout ce que ce peut être, vous en restiez toujours dans une plus grande et plus efficace volonté de mourir à toutes choses, et à vous anéantir, c’est assez, je ne m’informerais pas davantage de votre oraison, si j’étais assuré de cela, parce que de quelque façon que vous la fassiez, elle serait toujours fort excellente, parce qu’en effet, ce qui est si hautement au-dessus de la nature ne peut venir que d’une fort belle union avec Dieu, comme il est très vrai que l’oraison la plus élevée, sans cela, approche de l’illusion.
Quand vous vous souvenez d’une personne qui s’est recommandée à vos prières, ou quand vous voulez prier pour ceux et celles à qui vous avez obligation, effacez de votre esprit toutes les images de personne quelle qu’elle soit, et sans vouloir entrer dans le détail d’aucune chose en particulier pour la demander à Dieu ; sur ce souvenir nu, sur cette volonté, mettez-vous en présence de Dieu par un simple regard ; c’est dire à Dieu qu’il voit vos désirs, l’obligation que vous avez de le prier pour ces gens-là, qui serait la nécessité, et que vous croyez qu’il est infiniment bon et puissant ; notre simple regard dit tout cela, il est plus pathétiquement et plus agréablement à Dieu que tous les actes ne sauraient faire.
Jacques Bertot (1620-1681), fut un disciple compagnon et confident de Jean de Bernières dont il assura la suite. “Monsieur Bertot” était prêtre, ce qui l’obligea à présenter une voie mystique structurée à des proches. Cependant le confesseur fit tout ce qu’il lui était possible pour demeurer caché. Sa correspondance ainsi que des opuscules furent sauvés puis édités tardivement sous le titre étrange, mais justifié de “directeur mistique” 330.
Monsieur Bertot fut lié à Mectilde et à son Institut sur une longue durée, avant puis après la disparition de Bernières. Deux études cernent ces relations et la voie mystique proposée 331.
Une lettre de Mectilde à Bernières évoque les activités fructueuses du jeune prêtre et demande à le sauvegarder contre ce qui pourrait être un excès de zèle de sa part. Elle montre combien Monsieur Bertot, qui n’avait alors que vingt-cinq ans, était perçu comme un père spirituel qui répandait la grâce autour de lui. Nous percevons ici “l’autre visage” de Monsieur Bertot dont le travail n’avait ici pas besoin d’être empreint de rigueur. Sa présence pleine d’amour est regrettée. Lettre de Mectilde :
De l’Hermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâces par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans, parlant [sans] cesse, fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […] Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].332. Il me semble que cette grâce est entre vos mains pour moi, et si tous trois, vous, Mr Bertot et la bonne sœur333, la demandez ensemble et de même cœur à Dieu pour moi, je suis certaine qu’il ne vous refusera point. Car j’ai commencé une neuvaine pour cela qui m’a été fortement inspirée où tous trois vous êtes compris. Je me confie toute en vous, ne nous oubliez point ni toute cette maison. Vous savez les besoins et pour l’amour de notre Seigneur, écrivez-nous souvent. Nous sommes de jeunes plantes. Il faut avoir grand soin de les bien cultiver. Je crois que Dieu vous en demandera compte. (54) À Dieu, notre très bon frère, redoublez vos saintes prières pour nous. […].334.
Quatorze ans plus tard, en 1659, année de la disparition de Bernières, Mectilde écrit à son amie Mère Benoîte de la Passion :
Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne la vie, il ira. Il voudrait qu’en ce temps là, la divine Providence m’y fit faire un voyage afin d’y venir avec vous ! […] Néanmoins ma fin approche, et je meurs de n’être pas à Lui comme je dois. C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privée de la vie de Jésus Christ […] soutenez-moi, me voici dans une extrémité si grande que, si Dieu ne me regarde en miséricorde, il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal, il m’a dit de vous presser de prier Dieu pour moi ardemment et s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment. Voici un coup important pour moi, et qui fait dire à ce bon Monsieur que je suis dans mon dernier temps 335.
En réponse de laquelle, un semestre plus tard Benoîte de la Passion s’inquiète :
Je suis en peine d’une lettre que j’ai donnée à notre chère Mère, lorsqu’elle était ici [Rambervillers], pour vous envoyer ; c’était pour Monsieur Bertot. Je la lui donnai ouverte, ce me serait une satisfaction de savoir si vous l’avez reçue. Notre chère Mère nous a dit que ledit Monsieur voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme. »336.
Deux ans plus tard, Mectilde écrit à Benoîte :
M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection. Voyez si vous avez quelque chose à lui faire dire. Pour moi, il faut qu’en passant je vous dise que, quoiqu’accablée dans de continuels tracas je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus Christ Notre Seigneur.337.
Les liens entre bénédictines sous clôture sont ainsi maintenus par courrier au sein de l’Institut et par le rôle de passeur assuré largement -- entre ursulines, bénédictines hors et dans l’Institut du Saint-Sacrement -- par le confesseur mystique.
Deux ans passent encore. Mectilde écrit à une religieuse de Montmartre au sujet de la mort du frère de leur abbesse :
Je me sens pénétrée de douleur en la présence de Jésus Christ que je prie la vouloir consoler par lui-même. Je serais mille fois plus peinée [sur la mort d’un frère] si je ne savais que notre bon M. Bertot lui tiendra lieu de père et de frère et l’aidera à porter la croix que le Saint-Esprit a mise dans son cœur 338.
Mectilde écrit à la Mère Saint Placide :
Monsieur Bertot a fait autrefois une retraite sur les sept dons du Saint Esprit : elle est fort belle et fructueuse ; peut-être la trouverez-vous chez vous ou chez Madame N.339
Outre ses liens avec l’Institut fondé par Mère Mectilde, Monsieur Bertot fut successivement confesseur du monastère des ursulines fondé par Jourdaine de Bernières pour devenir celui des bénédictines du couvent de Montmartre. Il sut remplir le rôle clé de passeur mystique entre le cercle normand animé par Bernières et le cercle d’amis et dirigés parisiens qui se forma autour de Montmartre. Le rayonnement du confesseur attira des laïcs dont les ducs de Chevreuse et de Beauvillier. Le cercle sera repris et animé par madame Guyon, sa « fille spirituelle ». Il atteindra une célébrité qui s’avérera bientôt dangereuse 340.
Un dernier écho sur le cercle de l’Ermitage, sur Bernières et sur Bertot parvient – même après les condamnations du quiétisme - lorsque l’on cherche à rassembler les souvenirs concernant la fondatrice de l’Institut du Saint-Sacrement.
La mère Catherine de Jésus 341 écrit le 24 octobre 1702 :
Je vous supplie, ma révérende et toute chère mère, de prendre la peine de lire cet écrit à notre très honorée mère ancienne342. Il faudrait qu'elle nous dise si elle s'en peut ressouvenir :
En quels temps et année se fit cette assemblée des serviteurs de Dieu, lesquels notre digne mère Mectilde consulta pour connaître la volonté de Dieu dans le désir pressant qu'elle avait de se retirer après que l'institut fût fait ?
[…] Je vous prie, ma chère mère, de nous faire sur ceci une réponse tout le plus tôt que vous pourrez et n'oubliez pas aussi de vous informer si monsieur de Bernières est venu plus d'une fois à Paris depuis l'établissement de l'institut. […]
Informez-vous encore, s'il vous plaît, auprès de votre très honorée mère ancienne si monsieur Bertot, ami de monsieur de Bernières, n'a pas été directeur de notre très digne mère et s'il n'a pas demeuré céans dès le commencement de l'institut, du moins, depuis l'année 1655 que monsieur de Bernières l'emmena avec lui ici à Paris343. Nous serions bien aises aussi de savoir si lorsque monsieur de Bernières fut ici, il logeait céans, c'est-à-dire au-dehors de la maison et combien il resta avant que de s'en retourner à Caen. […]
Nous évoquons des figures spirituellement « cadettes ». Elles ont le projet de devenir ou deviennent moniales dans l’Institut fondé par Mectilde. L’Annexe « Liste de figures spirituelles » élargit leur nombre.
Catherine de Rochefort (1614-1675)
Mectilde lui parlait « plus à cœur ouvert qu’à toute autre, leur liaison étant très intime ». Veuve en 1640 avec quatre enfants, elle rencontre Mectilde en 1651. « À travers les lettres de Mère Mectilde à la comtesse, nous voyons les dépouillements et la montée d’une âme vers Dieu. Rappelée en Dauphiné par de graves difficultés familiales en 1661, elle doit briser ses projets de vie religieuse. » 344.
Une moitié de lettres non datées s’intercalent entre des lettres datées 345.
Lettre 1
Ma très chère Sœur, […] Il me semble que notre chapelle est toute déserte, ne vous y voyant point : je ressens votre absence comme le premier jour, et je trouve que la liaison que Notre Seigneur m’a donnée avec votre chère âme est très intime. Courage ! ma très chère sœur, soyez fidèle partout, et ne vous séparez jamais de la soumission que vous devez à la conduite de Notre Seigneur, bien qu’elle soit, à la vérité, très crucifiante et pénible à vos sens. Vous trouverez dans la suite plus de goût et de plaisir dans les pratiques de son amour : c’est lui, ma très chère, qui vous purifie, et son dessein est de vous sanctifier. Courage ! […]346.
Lettre 8
[…] Cependant je ne puis garder le silence, il faut encore faire cette faute qui sera de vous dire mes petits sentiments sur cet état que la Providence vous fait porter, lequel je partage en trois dispositions : la première de langueur, que vous nommez lâcheté ; la seconde consiste à une frayeur de votre esprit humain en la vue de la passivité ; la troisième est une vue de rigueur en la conduite de Dieu sur vous.
Sur la première [disposition], je dis que ce n’est pas une lâcheté vicieuse que vous ressentez, mais une langueur qui vous tient en telle impuissance qu’il vous semble n’avoir ni cœur ni esprit, et jusque-là qu’une opération intérieure vous serait même pénible en cette disposition. Vous saurez premièrement qu’elle vous est donnée de Dieu pour détruire l’activité naturelle de votre esprit et le crucifier en la vue de votre incapacité et de ce que vous ne pouvez rien faire. (26) Secondement, vous souffrez des gênes et des reproches intérieurs par votre amour-propre qui n’est point satisfait de cet état, et il fait en vous ce que la femme de Job faisait le voyant sur son fumier rempli de misères : elle l’excitait à sortir des voies de Dieu ; et votre esprit naturel et votre orgueil secret font le même, ne pouvant approuver une posture et une disposition si humiliante. Troisièmement, la propre excellence vous tue encore, car cet état ne produisant rien d’élevant, il fait enrager la vanité et la secrète estime, et les appuis que nous avons en nous-mêmes. Quatrièmement, il vous apprend par expérience ce que vous êtes et ce que vous pouvez.
Vous devez premièrement vous tenir en repos dans votre lâcheté. Secondement, regarder de temps en temps la posture d’impuissance où vous êtes d’insuffisance. Troisièmement, faire un simple acte d’acquiescement. Quatrièmement, voir sa destruction et se sentir bourrelée sans se mouvoir ni gêner, ains [mais] demeurer ferme en la main de Dieu en simple foi nue, et quelquefois si nue qu’il faut de la foi pour croire à la foi même. Cela se fait dans la cime de l’esprit, au-dessus des sens et même des puissances. Je crois que vous l’entendrez bien quand vous aurez porté quelque temps cet état, Notre Seigneur saura bien le changer. Sachez aussi qu’il y a de l’indisposition naturelle mêlée ; ainsi, portez le tout en patience et humble résignation. Cinquièmement, vous laisser dans la main de Dieu en sa disposition divine. Ne sortez jamais de la foi nue (27) et confiante en quelque état que vous ressentiez, et vous verrez que Dieu est bon et que c’est sa grâce qui est votre force.
La seconde (disposition) est la crainte d’être en oisiveté ou passivité. C’est une tentation bien manifeste que le démon jette dans votre esprit — qui de son naturel est très vif et appréhensif des tourments — sur un état si saint, afin de vous en détourner ; et il vous le représente si crucifiant et gênant que la mort naturelle serait souvent plus agréable que d’y être assujettie. Premièrement, connaissant la qualité de votre esprit, il le faut laisser doucement tomber. Ne prenez point à tâche de vous aller captiver à l’oraison, mais seulement d’aller rendre quelque respect à Dieu et de vous exposer un moment en sa sainte présence, pour lui témoigner que vous êtes à lui pour son bon plaisir. Ne demeurez point à l’oraison si longtemps : un quart d’heure suffit à la fois à cause de vos infirmités ; et réitérez à votre loisir deux ou trois fois par jour. Ce n’est pas la captivité à demeurer trois ou quatre heures en oraison qui nous perfectionne ; mais c’est le souvenir actuel, non pas par application violente, ains par quelque simple pensée ou élévation, selon le trait de l’esprit de Dieu sur l’âme, et une douce habitude d’opérer en amour, non sensible, mais en foi, et de se laisser à Dieu, se dépouillant fort simplement, ou plutôt se laissant dénuer de toute application vaine, et se laisser conduire à Dieu, s’y reposant, s’y délaissant sans aucune réserve. Ne vous affligez de (26) votre retardement. Je voudrais que vous n’eussiez pas tant de zèle de votre perfection, mais que vous en eussiez un peu plus de laisser régner Dieu dans votre âme. Ô que de mystères s’opèrent en l’âme par la foi ! en vérité la foi est un grand trésor. Avec la foi que ne fait-on pas ? On transfère les montagnes ; on fait l’impossible, et, en un mot, nous devenons toutes divines. Vivez de foi, ma très chère, c’est la nourriture d’une âme chrétienne : l’Écriture dit que le juste vit de foi.
La troisième (disposition) est une plainte que vous faites de ce que Dieu vous paraît si rude et si crucifiant en sa conduite qu’il vous semble qu’il n’a pour vous que des croix et des amertumes, et ses douceurs et ses caresses sont si rares qu’à peine vous en peut-il souvenir. Ô richesses ! ô grâce ! ô sainteté renfermée dans cette adorable conduite, très chère ; depuis qu’il plut à Dieu m’en découvrir les mystères et les secrets, je les adore sans cesse, et je voudrais bien qu’il lui plaise vous donner autant de connaissance que j’en ai reçue sur une vérité si importante qui est la sainteté de cette voie. Ne la censurez plus, soumettez votre jugement et attendez qu’il lui plaise vous faire voir le haut degré de pureté qu’elle contient. J’aurais beaucoup de choses à vous dire là-dessus, mais je serais trop longue. Il suffit de savoir, ou, du moins, de croire que cette conduite est de Dieu et qu’elle détruit tous les intérêts de votre amour-propre et vous oblige de marcher dans les sentiers épineux de votre perfection par le seul amour et respect de Dieu, sans retour ni recherche sur les goûts et caresses que quelquefois il lui plaît (29) de donner aux âmes qui se dévouent à son service. Sachez que cette voie vous est si nécessaire que si vous en sortiez je craindrais de votre perfection, à raison de la vie que vous prenez pour vous-même dans toutes les opérations de la miséricorde de Dieu lorsqu’elles vous sont connues. Dieu fait son œuvre en cachette de vous-même : il vous appelle en vous rejetant, il vous unit en vous séparant et il vous caresse en vous rebutant. Or, certainement les âmes enveloppées dans les sens ne sont pas en état de comprendre ce qui se peut dire sur cette sorte de conduite, il faut être sortie de ses intérêts, même de salut et de perfection, pour se laisser en proie au pur amour, sans même avoir la satisfaction d’en goûter la douceur.
Diriez-vous, ma très chère sœur, que cette conduite soit une conduite d’amour ? Hélas ! Nenni ; car selon votre pensée et votre sentiment, c’est un accablement que la justice de Dieu vous fait porter, et vous entrez en deux dispositions qui ne font point d’assez bons effets en vous, manque de foi ou d’instruction, ou possible même de soumission. La première, c’est que vous voyez toujours Dieu dans sa rigueur ou dans une indifférence qui semble ne se point soucier de votre salut ni de votre éternité ! La seconde est une crainte et un rebut de vous présenter à lui. Ces deux dispositions seraient bonnes si elles partaient d’un fond plus pur, mais parce que vous n’avez point encore appris à aimer et servir Dieu pour l’amour de lui-même, vous ressentez en sa présence ces dispositions, et votre amour-propre vous y fait réfléchir pour [vous] jeter insensiblement en quelque sorte de dégoût de la vie intérieure : vous n’êtes pas tout à fait découragée, mais vous ne vous sentez guère de cœur pour aller à l’oraison. J’avoue que cet état est pénible, et il faut bien plus de force à le soutenir que les deux autres (30), car de subsister en la présence de Dieu quand il nous rebute et nous prive des secours nécessaires et même ordinaires, la tentation s’élève bientôt si nous n’y prenons garde. D’où vient cette tentation ? Elle part d’un fond malin qui est en nous dans lequel il y a un grand réservoir de vanité et propre excellence, d’estime de nous-mêmes, mais qui ne se fait pas ressentir grossièrement, car plus l’âme se perfectionne en la connaissance de la vie spirituelle, plus son orgueil se subtilise et devient si délicat qu’à peine l’âme s’en aperçoit-elle si elle n’est dans la défiance d’elle-même, et jamais elle n’en a un fond de discernement qu’elle n’ait mis le pied bien avant dans l’abîme de son rien et de sa propre misère où elle apprend combien elle est indigne des moindres grâces de Dieu, et elle y apprend des vérités divines : premièrement, combien Dieu est saint ; secondement, combien il est juste ; en troisième lieu, qu’il opère dans l’ordre de sa divine sagesse, etc. en quatrième lieu que son amour le fait opérer en nous ces voies de rigueur pour des fins adorables.
La première, pour nous apprendre à vivre de foi et ne point regarder ce que vos sens ressentent, mais à vous élever au-dessus d’eux en pure foi par laquelle vous croyez que Dieu est saint et que vous êtes impure, et que c’est trop ravaler sa grandeur et sa sainteté que de vouloir qu’il s’applique à vous même, ou pour vous caresser, ou même appliquer ses miséricordes, etc., et cette première vue vous jette dans votre rien et vous fait respecter la sainteté divine et vous tenir indigne des plus petites opérations de Dieu. Elle vous apprend à vous dégager de cet appétit d’avoir et de goûter ; elle vous purifie de la douceur impure de vos sens, et vous fait adorer et aimer Dieu pour l’amour de lui-même, car l’âme voyant que Dieu ne s’abaisse point pour la favoriser de quelque secours sensible, elle doit laisser (31) Dieu en lui-même, et demeurant appuyée sur son bâton de pure foi, se contente de ce que Dieu est Dieu et qu’il est parfaitement satisfait et glorieux en lui-même ; et par ce moyen, l’amour de nous-mêmes, qui veut être quelque chose en l’estime de Dieu même, demeure privé et dénué de ses prétentions, et insensiblement l’âme s’anéantit.
Une seconde fin pour laquelle Dieu vous traite de rebut, à ce qu’il vous semble, c’est que sa justice, aussi bien que sa sainteté, opère en vous et rejette toute l’impureté de vos opérations, de vos désirs, de vos volontés, même de vos bonnes pensées ; et parce que le fond est corrompu, la justice divine détruit tout cela par un sentiment de rebut, parce qu’il n’y a rien digne de Dieu que Dieu même, et qu’une opération naturelle ne le peut glorifier : c’est pourquoi il purifie les vôtres, en vous faisant ressentir votre indignité et confesser en vérité que Dieu est juste de vous traiter de la sorte. Cette opération de la justice divine détruit en vous une secrète estime de vous-même et vous fait voir impure et criminelle en vos meilleures actions.
Premièrement, elle vous fait abandonner sans réserve pour être sacrifiée. Secondement, elle vous tire de l’attache à votre perfection pour vous-même et pour votre salut. En troisième lieu, elle vous fait sortir de vos intérêts pour entrer en ceux de Notre Seigneur Jésus Christ, aimant mieux contenter Dieu que de vous satisfaire. Si l’âme se savait bien abandonnée aux opérations de Dieu elle ferait un progrès merveilleux en peu de temps ; mais où sont les âmes qui se veulent soumettre, et abaisser leur propre jugement, et simplifient la pointe de leur vain (32) et présomptueux esprit pour croire à des vérités si certaines, mais pourtant peu connues parce qu’on ne peut point les exprimer. Hélas ! pourquoi faut-il que les créatures soient plus puissantes en nous, lorsqu’elles frappent nos sens, que Dieu même, qui se fait ressentir au-dedans par des dispositions toutes particulières. En vérité, la créature est ingrate au regard de l’amour et bonté de son Créateur, et son aveuglement est si grand que tout ce qu’il fait pour sa sanctification elle le prend pour des marques de sa réprobation, car nous sommes si misérables que nous ne croyons rien de si bon ni de si saint que ce que nous voyons et goûtons. Les conduites un peu sévères sont si pleines d’amour que je ne les puis assez admirer. Dieu est amour, Deus caritas est, et tout ce qu’il opère, il l’opère en l’amour et par l’amour. Pour moi, je crois que tout ce qu’il fait est juste et saint, et comme il nous aime d’un amour infini il ne peut rien opérer en nous que pour notre bonheur éternel. Cette vérité est aussi véritable que Dieu est Dieu, mais notre âme ne se captive pas assez dans cette croyance pour, par icelle, se laisser tout en proie à la conduite de Dieu ; lui qui est la sagesse éternelle et qui connaît nos dispositions, lui donnerons-nous des lois sur notre conduite ? Nous sommes de pauvres aveugles, et si Dieu n’avait pitié de nous, en nous déniant l’effet de nos désirs, nous serions déjà dans les enfers, car tous nos souhaits et nos inclinations n’aboutissent qu’au rassasiement de notre amour propre. N’avez-vous jamais expérimenté que nos désirs sont ténébreux, et que c’est souvent la passion qui les excite, ou la crainte ou l’amour.
Commençons de nous régler en nous remettant entre les mains de Dieu, et approuvons au-dessus de nos sens ses aimables conduites, laissons-le faire : il fera toujours trop bien. (33) Apprenons à nous perdre, ne vivant plus pour nous. […]347.
1652, Lettre 13
[…] Demeurez fixe en silence, toute délaissée à la puissance de Dieu, qui opère en vous selon son bon plaisir : qu’il vous mette en douleur, qu’il vous mette en joie, en jouissance, en privation, en pauvreté, en abondance, en opprobre, en rebut, en force, en faiblesse, en lumières, en ténèbres, en vigueur, en impuissance, en vertu, en anéantissement, en vie, en mort, tout vous doit être indifférent, et vous devez tout recevoir de sa sainte main sans rien discerner de particulier pour vous réfléchir sur vos infidélités, pour vous y appliquer et vous y amuser.
Allez toujours, ne retournez point en arrière : lorsque vous vous regardez, vous ne voyez qu’impureté et vous ne vous fortifiez pas par la vue de vous-même. Il se faut voir lorsque Dieu nous fait regarder par la lumière par laquelle il nous anéantit, mais ne nous regardons point par la nôtre : elle est corrompue et trop dans nos intérêts.
Cette malheureuse lumière nous tient dans la créature, nous rabaisse dans l’impureté de nous-mêmes, jette dans mille retours, et au bout de tout cela nous tire secrètement dans le dégoût, dans la défiance et dans le découragement, dans une (44) infinité d’autres misères qui nous entourent, et nous demeurons quelquefois aggravantés sous le poids de nous-mêmes. Gardez-vous, ma très chère, de cette malignité, de laquelle vous pourriez bien être attaquée. Soyez sur vos gardes ; ne réfléchissez que le moins qu’il vous sera possible.
Tenez-vous toujours élevée à Dieu pour vous dégager de vous-même, et lorsque le trait intérieur vous applique à vos propres misères, laissez-vous confondre et humilier en sa sainte présence, mais prenez garde de ne point augmenter ni approfondir ce trait par votre propre industrie ni opération. Il faut que vous soyez comme une souche, et que vous souffriez que l’on vous taille comme il plaira à celui à qui vous appartenez. N’avancez point, ne retardez point : soyez souffrante et non agissante. Je crois que vous m’entendez bien. Si je suis trop obscure, faites-moi expliquer avec toute liberté. J’interromps mon chétif discours et mes indignes pensées sur votre chère lettre pour voir la vôtre, que vous venez de m’envoyer tout présentement.
J’étais sortie de l’Action de grâces pour continuer à vous dire ce que Notre Seigneur me fera la grâce de connaître sur le reste de votre grande lettre ; c’est celle que je reçus samedi, et laquelle me donne matière de vous écrire un peu plus amplement. Je voudrais pouvoir abréger, mais je n’ai pas assez de science ni de capacité pour m’expliquer en deux mots, comme font les âmes de grâce et de lumière. Il faut que je vous parle selon ma grossièreté.348.
1653, Lettre 10
[…] Selon la petite lumière qui m’est donnée sur vos dispositions, je remarque que votre voie est une voie de foi, à laquelle vous devez une fidélité très grande, et si vous pensez trouver Dieu d’une autre manière, je vous assure que vous ne trouverez jamais rien que vous-même. La grâce que Notre Seigneur vous présente est très grande, et d’autant que vous n’en connaissez pas la sainteté, et que vos sens et votre esprit étant pour l’ordinaire rebutés et en privation, j’appréhende que vous ne la négligiez, ou du moins, que vous n’y correspondiez pas selon que vous le devez faire.
Voyez, ma très chère sœur, si je vous flatte. Jamais je n’adhérerai à la nature et à l’esprit humain autant que Notre Seigneur me fera la grâce de discerner quelque chose de ses voies, bien que j’en sois très indigne. Je ne veux point volontairement tromper les âmes ni les amuser, je sais combien on profane la grâce agissant de cette sorte-là. Allons à Dieu de la bonne manière, puisqu’il nous fait la miséricorde de nous choisir à l’exclusion de beaucoup d’autres, qui en feraient de plus dignes usages que nous.
Je viens de faire la communion, ma très chère sœur, où je vous ai derechef présentée à Notre Seigneur selon ma petite capacité : il me semble que j’ai connu encore plus particulièrement les grâces que Notre Seigneur vous fait et comme il veut vous faire entrer dans les voies du véritable anéantissement. Votre esprit y est opposé, c’est pourquoi il sera en toutes ses opérations rebuté.349.
Lettre 29
[…] Je sais bien que vous êtes paresseuse, et je vois en vous beaucoup d’autres défauts que vous-même ne voyez point : je n’ignore point vos misères ; mais j’aime mieux vous voir occupée de Dieu que de vous-même. Je n’ai que faire de vous donner matière de réfléchir, vous n’y avez que trop de pente bien au contraire, je voudrais vous avoir poché les yeux pour ne plus rien voir qu’en pure foi : pour lors il faudrait bon gré, mal gré, vous abandonner et vous soumettre à la conduite que Dieu tient sur vous. Je crois que les personnes à qui Dieu donnera droit de direction sur votre âme le connaîtront par la lumière de Dieu : si vous êtes en état que vous savez par adhérence à votre paresse, ils savent les marques pour les connaître. Pour moi je suis indigne de vous rien dire sur ce sujet, étant ce que vous savez que je suis, ténèbres, ignorance et péché, c’est être bien téméraire de m’entremettre à vous dire mes pensées, qui ne partent que d’un fond de misère et de péché. Jugez ce que je vous dis plus que jamais. Apprenez à vous taire devant Notre Seigneur ; et si j’étais votre directeur, je vous ôterais toute autre disposition que celle du silence et du respect, et je m’assure que vous connaîtrez bientôt combien cette disposition est efficace. Que pensez-vous faire quand vous causez tant ? Vous ne faites que mentir : c’est le premier pas ; et le second, vous enfoncez toujours plus avant dans vous-même. Il faut finir : je m’emporte sans le savoir, voilà toujours de mes saillies. […]350.
Lettre 31
[…] Je remercie Notre Seigneur des grâces qu’il vous a communiquées ; mais le prierai de grand cœur qu’il vous mette dans l’usage et fidélité de ses lumières : si une fois vous avez bien compris cette importance de suivre la grâce, vous voilà établie plus solidement ; et vous entrerez dans une flexibilité d’esprit très grande et dans une suprême indifférence à tous états et dispositions : vous serez vide de tout choix et de tout désir, même des plus saints pour laisser la liberté à la grâce de vous régir. […]351.
1659, Lettre 44
Je pensais vous écrire, mais le travail que j’ai, joint a une toux très fréquente, m’a ravi cette consolation. Je me donne ce moment pour vous apprendre une nouvelle qui vous surprendra aussi bien que moi. C’est que notre bon Monsieur de Bernières nous a quittés et a pris son vol pour le cœur de Dieu, où nous croyons qu’il repose pour l’éternité. Je ne vous dis rien là-dessus. Il se préparait à venir et devait être ici pour l’Ascension. Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un demi-quart d’heure : sans être aucunement malade, sur les neuf heures du soir, samedi, troisième de mai, il s’endormit au Seigneur. Ne voilà pas une mort d’un vrai anéanti, tel qu’il était et qu’il avait désiré. […] À Dieu, priez ce cher monsieur pour moi : j’ai confiance en lui et crois qu’il se souviendra de nous. Il nous aimait. 352.
Lettre 47
[…] En sixième lieu. La chose la plus importante pour vous bien établir dans la vie intérieure, c’est l’usage de la présence de Dieu en soi, et je vous supplie de vous y exercer le plus fidèlement qu’il vous sera possible, par de très simples souvenirs ou regards amoureux de Dieu, comme vous délaissant à sa toute-puissance par simple disposition, quelquefois vous sacrifiant, autres fois comme victime, vous laissant lier, traîner, écarteler et réduire à néant, n’ayant en toutes ces différentes occupations qu’un simple et amoureux acquiescement à la grâce de Jésus Christ. Ce qui fait que vous êtes plus occupée à Dieu dans la joie et dans la tristesse que dans le vide, c’est à cause de l’habitude que vous avez d’opérer par les sens. Dieu est également Dieu dans tous les différents états de votre vie, également digne d’honneur et d’amour ; mais c’est que cela ne frappe pas vos sens, et vous appelez cela un vide. Il y a encore une autre sorte de vide où l’âme est retirée comme dans un désert, où elle souffre un vide de toutes pensées, de toutes lumières, de toutes opérations de désirs, de volontés, etc. Il est douteux à la nature, mais très utile à l’esprit. Le vide se fait aussi quelquefois par suspension de tout concours dans l’opération ; de manière qu’il en faut, malgré soi, souffrir la distraction. […]353
1661, Lettre 58
Je commence à croire plus fortement que jamais que Dieu a mis quelque chose entre vous et nous qui n’est point ordinaire, car, en vérité, si j’écoutais mes pensées, vous ne seriez guère en croix que je ne le sache par les pressentiments et je ne sais quoi, que je ressens. Il y a déjà quelques jours que je suis en soin plus particulièrement devant Notre Seigneur de vous, et le jour de demain ne se serait point passé sans envoyer savoir ce qui vous était survenu : j’ai bien cru que vous ne seriez pas bien de cet accommodement avec ces gens-là. Priez Dieu pour eux ; et pour vous, très chère, tenez-vous-en la posture où la grâce vous a mise sur ce sujet ; après avoir versé abondance de larmes, demeurez dans les mains de Dieu […]354.
Lettre 67
[…] Voilà une bonne disposition. Tâchez de continuer à être fidèle ; demeurez ferme ; qu’on vous attaque, qu’on vous déchire, qu’on vous assomme, qu’on vous tue, bref, qu’on vous fasse souffrir mille morts, il faut que fixe, elle [votre âme] demeure sur la croix et que vous y mouriez. Vous vous souvenez bien de ce petit vers. Soyez donc ferme, envisageant toujours votre terme, qui est Dieu, sans vous laisser ébranler aux saillies de la nature, qui ne peut souffrir tant d’attaques sans user de ravages, ou au moins de retour pour gémir son malheur. N’ayez point de compassion de vous-même : vous êtes contraire à Dieu, c’est assez pour être obligée de soutenir le supplice que votre rébellion a mérité.
Défiez-vous du grand amour que vous ressentez présentement pour la solitude : pour moi je ne le crois pas bien pur ; mais je le crois produit d’une partie de vous-même qui regarde cet état de solitude et de retraite bien plus doux que celui du tracas et de la conversation qui nous crucifie. La vie douce d’une solitude est bien charmante et on est hors du bruit des créatures et d’une infinité de tracas, oui, je l’avoue ; mais si le pur amour ne vous mène en solitude, vous n’y ferez que corruption et vivrez toujours dans les recherches de vous-même. Prenez votre croix, ma très chère, et marchez après votre divin Maître. Ne demandez pas un autre sentier que celui qu’il vous a frayé sous prétexte de plus grande perfection. Vous serez en retraite après, quand il vous aura purifiée et humiliée par les créatures. Gardez-vous bien de rien choisir, de rien désirer et de rien demander : demeurez donc dans la main de Dieu ; Il vous mettra où il lui plaira. Vous n’êtes plus à vous et vous n’avez plus de droit d’en disposer. Pourvu que vous fassiez ce qu’il lui plaît, cela vous doit suffire : tout autre désir est amour propre ; vous êtes encore trop impure pour faire quelque élection […]355.
1661, Lettre 69
Très chère, votre état est de Dieu, et le prie qu’il le continue en vous. Ne doutez pas que la souffrance qui vous pénètre et qui semble vous submerger ne soit de sa part, c’est le calice de son amour, buvez sans craindre : sa vertu vous soutiendra. N’allez point chercher la croix ; mais quand Jésus Christ lui-même vous l’applique, ne la rejetez pas. Demeurez, comme vous faites, délaissée à son bon plaisir, lui laissant faire son œuvre en vous à sa mode. La parfaite confiance n’est autre qu’un sincère et véritable abandon ou délaissement de tout soi-même à Dieu, et de tout ce qui nous regarde, lui en laissant l’entière et libre disposition ; et l’état que votre lettre me marque contient cela très particulièrement. Demeurez donc paisible dans votre peine, autant que la grâce vous y tiendra. Ne soyez pourtant en scrupule de vous soulager un peu, prenant du repos, de la nourriture. Courage ! si vous n’étiez destinée à la perfection, vous ne seriez pas dans tous ces états de peine. C’est une miséricorde si grande que Dieu vous fait que vous n’en pouvez voir ni concevoir en cette vie la valeur ; et soyez certaine qu’à la mort vous n’aurez point de regret d’avoir été fidèle à la conduite divine.
Vous êtes bien demeurée courageuse par la vertu secrète de Jésus Christ : vivez de sa vie, et vous laissez tuer de sa divine et adorable main. Heureuse et mille fois heureuse l’âme qui est trouvée digne de recevoir le coup de la mort de cette main divine ! En vous détruisant il fera son œuvre, et votre fidélité attirera dans la suite plus de bénédictions sur tout ce qui vous touche que le monde et la vanité ne vous en peuvent jamais donner. Quand tout semblera périr, c’est pour lors que tout sera en meilleur état, et que la main de Dieu y travaillera pour notre anéantissement, nous faisant expérimenter notre néant, notre abjection et notre impuissance. Laissons-le faire quand il nous devrait mettre dans les abîmes, soyons certaines qu’il y descendra avec nous et que sa vertu nous y soutiendra. À Dieu. Je vous suis très obligée de la confiance que vous prenez à Jésus en nous ; je voudrais bien être plus dans sa vie et dans son esprit, afin que vous en soyez plus consolée et que ce que j’ai l’honneur de vous dire de sa part fasse en vous l’effet qu’il désire. […]356.
1661, Lettre 71
[…] Je voudrais bien qu’il plût à Notre Seigneur me donner la grâce de vous exprimer en deux mots ce qu’il me fait ressentir sur votre état, ma très chère, il est à la gloire de Dieu et à la ruine et destruction de votre amour propre. Je suis assurée que Dieu vous tient : c’est pourquoi je ne compatis pas tant à votre douleur, car il faut avoir un amour parfait pour les âmes, et souffrir que la main de Dieu les purifie, sans que notre tendresse et affection naturelle aillent au-devant. Il me semble que mon office est de vous tenir ferme exposée à la puissance de la sainteté divine, qui vous dispose pour recevoir ses effets et ses émanations en vous. Ne vous souciez point des cris et des tempêtes de la nature : laissez-la jeter ses vagues et ses petites furies. On l’égorge, et vous ne voulez pas qu’elle crie ; vous êtes trop sévère : laissez-la gémir sur sa perte et sa destruction : je lui permets de se plaindre ; mais il est défendu à votre esprit de se ranger de son parti : il faut qu’il soutienne le poids de la puissance divine et qu’il abandonne sa partie inférieure et soi-même à la crucifixion. L’anéantissement n’est pas à ce que vous pensez. Je répondrai de votre état. Soyez en repos dans la souffrance. J’espère que nous en dirons davantage sur ce sujet ; j’ai remarqué quelque point, qui peut-être vous serait utile. Notre Seigneur y donnera telle bénédiction qu’il lui plaira. Sachez que je ne vous oublie point, et vous êtes bien plus dans mon esprit que vous ne pensez. […]357.
Lettre 73
J’appréhendais ce qui vous est arrivé pour votre oraison, et vous ne voyez pas que votre esprit est plein de propre vie, et qu’il serait ravi de prendre l’essor et se revêtir de belles pensées, de bons désirs, etc. Du moins en cet état aurait-il la satisfaction de voir son ouvrage et de n’être pas si dénué de sa propre opération ; mais Notre Seigneur vous fait manifestement connaître que ce n’est pas par cette voie qu’il se veut communiquer à votre âme : il faut qu’elle apprenne à se séparer d’elle-même, de sa propre suffisance, capacité et prudence […]358.
Lettre 74
[…] Or, il faut donc premièrement savoir que la fin de l’oraison c’est l’union de l’âme avec Dieu, et que tandis qu’elle s’amuse à chercher Dieu dans son raisonnement elle s’en éloigne au lieu de s’en approcher : car pour le trouver il faut vider et simplifier son esprit. Votre lumière est bonne sur votre oraison : elle vous fait voir que tant de considérations sont plutôt opposées à la pureté de l’oraison qu’elles ne sont utiles à nous y faire avancer. Si vous avez assez de courage pour subir un peu de peine, je crois que Notre Seigneur vous fera goûter quelque chose de ce que dit David : Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. Voici, à mon avis, ce que vous avez à faire dans votre état présent pour répondre au trait de la divine miséricorde sur vous : il faut accoutumer votre esprit à se nourrir de la présence de Dieu en foi, et s’en contenter dans l’oraison. Si d’abord il s’occupe de cette divine présence, il faut s’en laisser remplir et posséder : tant que la mouche à miel voltige sur les fleurs, elle ne fait ni miel, ni cire ; de même, tant que votre esprit se remplit de multiplicité, il n’est pas capable de goûter Dieu, ni de le posséder ; il faut qu’il apprenne à se taire et à demeurer avec respect et attention amoureuse à sa sainte présence, y portant une disposition de très simple acquiescement au bon plaisir de Dieu et à toute sa sainte conduite sur vous, demeurant en cette posture d’abandon autant de temps qu’il vous sera possible, mais du moins, une petite demi-heure le matin et quelque quart d’heure le soir […] Vous demeurerez ce peu de temps toute sacrifiée et déterminée d’y souffrir ce qu’il plaira à Notre Seigneur vous y faire ressentir. Or, il n’est pas besoin de raisonner beaucoup pour dire ceci : il suffit que votre esprit en porte la disposition en la vue de Dieu, continuant ainsi votre oraison et vous rendant inexorable aux cris et aux gémissements de l’esprit humain. Laissez là toutes vos autres pratiques pour l’oraison : vous y avez assez raisonné ; mais vous n’y avez pas eu assez d’anéantissement, et proprement votre oraison n’étant point oraison, mais bien une méditation qui travaille beaucoup l’esprit et laisse le cœur sec ou aride ou rempli fort passagèrement ; enfin, ce n’est pas là votre voie. Plût à Dieu être digne de vous l’exprimer comme je la conçois ; mais je n’en ai pas la capacité. Je le prie vous la faire connaître par lui-même. Les actes dans l’oraison, s’ils ne sont faits par la direction de l’esprit de Dieu, retardent l’âme plutôt que d’avancer sa consommation en la perfection. […] 359.
1661, Lettre 77
[…] En attendant, je dois vous dire que vous n’ayez point à vous alarmer sur ma mort : je n’en sais que dire moi-même, ne voyant rien de certain, au contraire, je me porte beaucoup mieux. Il est vrai que j’ai un peu d’émotion de fièvre les nuits ; mais c’est sans frisson et il n’y a nulle conséquence. Je suis entre la vie et la mort, sans me pouvoir délivrer de l’une ni de l’autre. Je suis entrée en retraite par le sentiment de Monsieur Bertot, pour me préparer à bien mourir, et je ne suis à rien moins appliquée d’une sorte : toute ma capacité semble se vouloir fondre et consommer en Dieu sans pouvoir faire de retour sur le passé ni mettre ordre au présent. Il faut vivre et mourir de cette sorte, ce qui fait que je ne puis encore voir si ce sera de ce coup que la main puissante d’un Dieu tranchera le fil de cette languissante vie, et quoique je ne sois pas dans le désir de le connaître, j’espère qu’il me fera la grâce de vous dire ce qu’il lui plaira m’inspirer pour votre conduite ; mais ne vous affligez pas avant le temps : je peux mourir, sans doute. Il me semble que je suis venue en retraite comme Moïse sur la montagne où on lui montra la terre promise. Hélas ! j’ai bien sujet de croire que je n’en aurais que les lumières et qu’il me sera commandé de me coucher dans le tombeau de mes pères. Dieu fera justice. J’ai bien abusé de ses grâces : je suis prête à la mort et ne puis rien faire ni rien dire que de demeurer en respect et en amour. […] 360.
1675
Je ne puis vous exprimer à quel point votre maladie nous touche, vos lettres nous ont fait verser des larmes, tout le monde est touché de votre éloignement […] Conservez votre calme intérieur et vous regardez toujours dans la main du Seigneur, il y a longtemps que vous êtes la victime de son bon plaisir, ne sortez point de cette disposition, regardez-vous sur votre lit comme sur votre bûcher, et que votre regard soit simple et amoureux vers l’objet adorable pour lequel vous vous consommez.
Remettez tout le reste en Dieu, cela n’empêche pas que vous donniez tous les ordres que vous devez pour vos affaires et pour votre domestique surtout la pauvre N. qui n’a d’appui en ce monde que votre bonté pour lui procurer le bien qu’elle désire, supposé que vous le puissiez, ayez intention de la donner et immoler à Notre Seigneur à votre place, s’il dispose de vous avant l’accomplissement de vos desseins, comme un supplément que vous ferez en donnant à Jésus Christ une victime. Vous verrez là-dessus ce que l’esprit de Dieu vous inspirera, après avoir mis vos affaires temporelles en état que vous ne soyez plus obligée d’y penser.
Appliquez-vous à rendre grâce à Notre Seigneur de toutes les grandes miséricordes dont il vous a comblée dans votre naissance et dans le courant de votre vie ; rendez-lui votre être pour être anéanti et votre cœur pour l’aimer dans l’éternité ; ne tendez plus qu’à vous laisser consommer doucement, prenant plaisir au plaisir que Dieu prend de vous détruire, anéantissez-vous par hommage à son infinie grandeur. Un voyageur se réjouit quand il approche de sa patrie : très chère, vous allez à la vôtre, et votre âme s’en doit réjouir, dites-lui donc pour l’encourager : mon âme, vous n’êtes point de ce monde, vous êtes sortie de Dieu et vous devez y retourner, ne regardez point la mort comme une chose affreuse, c’est aux païens à en user de la sorte, mais une âme chrétienne la doit regarder comme la porte de son souverain bonheur, c’est elle qui vous sépare absolument du monde et du péché, elle en détruit l’être en vous.
Ô ! quelle consolation a une âme de pouvoir dire et être assurée qu’elle ne péchera plus, qu’elle ne sera plus opposée à son Dieu, et qu’elle ne sera plus en péril d’en perdre la grâce. Ne prenons, très chère, que des occupations dignes de remplir saintement les derniers moments de notre vie, laissons les morts ensevelir les morts, ne prenons plus de part à la terre, séparons-nous des créatures pour nous mieux préparer à suivre l’époux, allons à la mort comme au banquet de l’évangile ; défendez-vous des retours et des tendresses naturelles, abandonnez vos intérêts, ne vous regardez plus, abîmez-vous en Dieu sans autre vue que de complaisance et d’amour ; si quelques tentations vous attaquent, ne vous détournez pas pour les considérer, conservez un bas sentiment de vous-même, regardez-vous toujours dans le sang de Jésus Christ, n’espérez rien de vous ni de vos mérites, ne vous appuyez que sur Jésus Christ. C’est dans ces moments que vous devez demeurer étroitement unie à lui comme le membre à son chef -- le démon ne peut vous en détourner que pour vous appliquer à vos intérêts d’éternité ; abandonnez-les à votre adorable Sauveur, n’ayez d’autres soins que de vous consommer en son amour.
Hélas, dans le cours de notre vie nous n’avons fait autre chose que de vivre pour nous. Vivons au moins dans ces derniers moments pour lui et mourons d’amour. Défendez-vous donc des réflexions et si vous êtes attaquée de vos ennemis, vous les vaincrez facilement si vous savez demeurer anéantie, vous tenant au-dessous de l’enfer même ; c’est dans cet abaissement que vous trouverez votre force et de quoi résister sans combat. Si vous vous trouvez coupable de beaucoup d’infidélités et que votre conscience vous reproche, confessez-vous de ce que vous connaissez, mais pour le reste, humiliez-vous sous la loi de la justice de Dieu sans perdre la confiance et l’amour qui doit prévaloir au-dessus de vos infidélités. N’oubliez pas votre bonne maîtresse l’auguste Mère de Dieu, remerciez-la de tous les secours qu’elle vous a donnés pendant votre vie ; aussi votre saint ange et vos saints patrons.
Tout ce que je vous dis n’empêche pas que l’on demande la prolongation de votre vie, mais je crois que je dois vous laisser dans un doux repos en Dieu ; je retiens les tendresses et les saillies de mon cœur pour ne point distraire le vôtre et que si l’ordre de Dieu est de vous retirer à lui, je ne vous désoccupe point de sa présence. Soyez fidèle fille de l’église en mourant comme vous avez tâché de l’être en vivant. Je ne puis m’empêcher de vous dire que je suis près de vous en esprit et que mon soin est de vous tenir dans un simple et amoureux acquiescement à Dieu, attendant le précieux moment de vous écouler en lui pour l’éternité. 361.
Jacqueline Bouette de Blemur (1618-1696)
Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges 362 :
Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.
Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde363. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit d’Élisabeth de Brême, de Geneviève Granger, de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle :
Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […]364.
Nous avons rencontré précédemment la Mère de Blémur témoignant sur Élisabeth de Brême -- mais elle ne livrera rien d’elle-même dans ses propres écrits et, sans un échange par correspondance avec la Mère Mectilde -- elles vivaient dans le même couvent parisien -- on ne peut que procéder très indirectement.
Voici un beau témoignage mystique finement perçu par notre biographe de grandes figures bénédictines. Il s’agit de la notice sur Geneviève Granger (1600-1674), la Mère de Saint Benoît du couvent de Montargis. Les liens entre extraits sont nôtres :
Elle était attentive à tous sans souci du rang :
[434] Aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu.
Sa pratique consistait en une rigoureuse remise de soi en Dieu :
[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : « je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien. »
La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde.
Cet abandon lui permettait d’exercer une fécondité mystique dans la netteté et la simplicité :
[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eût point de part.
[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.
Humble, mais libre en esprit :
[443] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.
Gertrude de sainte Opportune [Cheuret]
Sœur Gertrude de Sainte Opportune fit profession à Toul en 1674 365. Mère Mectilde la dirige :
22 décembre 1681.
[…] Je me souviendrai de vous à peu près à l’heure que vous vous confesserez ; tirez-vous aujourd’hui de tous ces fatras qui ne servent qu’à vous inquiéter et à retarder votre bonheur…
15 mars 1682.
[…] [ L’ordre de ] vous dispenser doucement d’aller en retraite dans ce saint temps [de Carême] qui de soi est rempli de tristesse : vous n’êtes guère en état de faire cette retraite, accablée comme vous l’êtes ; je ne vous crois pas assez forte pour la soutenir avec les tentations qui surviendront : la plus forte à porter est cette impression que vos sens souffrent du rebut que Dieu fait de vous. […] ; il faut entrer dans le pur abandon de tout vous-même en Dieu.
11 avril 1682.
[…] Il faut tâcher d’avoir patience et de porter seulement sur votre cœur un acte qui exprime comme vous détestez et désavouez tout ce qui se passe en vous… […] Humiliez-vous donc devant Dieu, mon enfant, le plus profondément que vous pouvez et ne vous arrêtez plus à tant confesser.
28 décembre 1682.
Si vous aviez un petit brin d’humilité vous ne vous troubleriez pas de vos misères : il en faut faire la matière de votre abjection devant Notre Seigneur […] Souvenez-vous que votre état est un état passif et que vous le devez souffrir passivement…
5 décembre 1683.
Si vous savez ou si vous voulez vous abaisser comme je vous le dis, vous trouverez la paix véritable et solide ; car elle ne se peut trouver réellement que dans le néant. À Dieu ; priez-le pour moi ; et par obéissance, espérez et croyez que je vous dis la vérité…
28 décembre 1684.
Vous ne pouvez supporter que votre intérieur soit si misérable ; et moi je vous dis qu’il le sera jusqu’à ce que votre orgueil soit abaissé sous la main de Dieu… Sitôt que vous descendrez au-dessous de l’enfer … vous commencerez à respirer.
25 mai 1686.
Soyez retirée en solitude …soyez dans l’attente de ce qu’il plaira à Dieu opérer en vous …vous éclairant de cette grande et éternelle vérité : vous êtes ce qui n’est point.
6 juin 1687.
Il ne faut point vous étonner de votre pauvreté intérieure et que vous soyez vide de Dieu ; tâchez seulement de vous vider de vous-même sans vous mettre en peine du reste. […] Tenez-vous à Dieu et laissez passer le reste. Dieu est tout et le reste n’est rien, croyez-le de la sorte. Je suis en son amour toute à vous.
27 mai 1689.
Recevant vos souffrances de la très sainte main se Dieu … [cela] vous servira de préparations à de plus grandes grâces. Je ne vous dis rien sur l’état des choses PRESENTES parce que je n’en puis rien apprendre : on dit toujours patience ; l’on ne peut rien savoir de Monseigneur. On dit que vous reviendrez…
[…] Je suis misérable en tout, parce que je ne puis contenter personne, soyez persuadée que je ne manque pas d’affection, ni de bonne volonté ; mon silence ne vous doit point rebuter : vous devez être sûre que mon cœur reçoit avec reconnaissance toutes les marques de votre fidélité ; et comme c’est pour Notre Seigneur que vous êtes fidèles, il vous bénira assurément… […] Il faut qu’une victime soit toujours sur la croix, comme sur le bûcher, où la grâce la doit immoler à toute heure. Faites un peu part de cette lettre au cher Ange, en attendant que je puisse trouver le moment de lui écrire ; croyez-moi l’une et l’autre toute à vous en Jésus et sa très sainte Mère.
5 juillet 1689.
Je ne puis m’en expliquer davantage par lettres ; vous pénétrez très bien et cela suffit sur ce sujet ; je vous assure que cela est humiliant : il faut adorer Dieu qui le permet pour sa gloire en notre abjection ; c’est là qu’il veut se glorifier, car pour l’institut il est assurément en opprobre…
Vous savez bien que vous n’êtes pas obligées en conscience à l’obéissance de la Prieure ; je suis votre Prieure ; je vous prie de ne pas vous peiner de ses ordonnances…
12 mai 1691.
Marchez sans retours et ne regardez pas le lieu où vous allez ; jetez-vous à corps perdu dans ce vide et dans ce pur abandon : vous craignez de vous perdre ; et qu’est ce que vous êtes ? …
29 mai 1691.
Tout ce que je vous puis dire ; c’est qu’il faut tâcher de ne tenir qu’à la divine volonté pour être toujours en disposition de tourner à droite ou à gauche ainsi que la Providence le voudra. Ne vous surprenez plus des petits accidents de mal qui m’arrivent, cela reviendra encore plusieurs fois avant le dernie coup qui tranchera le fil de ma misérable vie : ce sont de petits avertissements qui sont utiles, au dire du médecin, car notre terme approche. Je crois cependant que nous aurons encore un peu de respir ; mais il ne faut pas nous endormir trop profondément.
13 juillet 1691 (en fin de lettre) :
…l’amertume de mon âme … [il faut] en remercier la divine bonté … indigne de parler davantage : il faut mourir en silence et dans une profonde abjection.
12 novembre 1691.
…si vous souffrez pour moi, vos peines seront terribles … sans regarder pour qui et pour quoi vous souffrez, il suffit pour vous de savoir que Dieu le veut…
7 mars 1693.
Nous avons toutes été scrutinées … vous seriez étonnée comme cette visite m’a laissée tranquille …je n’ai dit que très peu de paroles, les voici : « …je suis la seule criminelle, je mérite les châtiments qu’il vous plaira, si vous aviez agréable de faire un acte de justice, ce serait de me mettre en prison… »
La mère Sous Prieure s’en inquiète [de mes bégaiements] et croit que je vais tomber en paralysie…
16 mars 1693.
Il semble que Notre Seigneur veut vous faire la grâce de fixer votre état pour ne plus chercher ce que vous avez à faire et à soutenir. J’en ai béni et remercié Notre Seigneur car c’est asssurément une grâce, vous n’en voyez pas encore la profondeur, cette grâce est grande et doit produire une sainte indifférence et une admirable paix. Je vous rencoir votre billet pour vous en souvenir, ne le brûlez pas il vous doit servir fort utilement. …
24 mars 1693.
…les saint Pères qui ont éclairés l’Eglise n’ont point produit ni avancé de pareilles choses …l’esprit de Dieu n’est pas dans tout cela : si j’étais près de vous, je vous dirais bien des choses et ne doutez pas que ces gens ne soient dans l’illusion…
15 juin 1693.
…les maximes de N. 366 ; je vous marquais où je trouvais de l’erreur … je n’aime pas la croyance qu’ils ont d’être les réformateurs de l’Eglise il faut tout entendre sans les rebuter , et puis nous verrons dans la suite ce qu’il faudra conclure pour la gloire du divin Maître. …
25 juin 1693.
…les maximes du personnage en question, que je condamne absolument … pleines d’erreur et d’illusion … leur prophétie sur la mort de Notre Seigneur qui doit arriver le jour de la Pentecôte par un dard de feu : vous verrez si cela arrive. : pour moi je ne le crois nullement… priez Notre Seigneur qu’il ne permette pas que la connaissance qu’ils ont de votre pauvre mère serve à soutenir leurs chimères : c’en est une grande et horrible de ne pas croire la transsubstantiation et de dire que tout ce que nous mangeons est sacrement…
21 octobre 1693.
…prenez courage, vous le pouvez, car vous êtes encore jeune. Heureuse une âme qui vit et qui meurt dans un parfait abandon ! gardez-vous bien d’en sortir si vous y êtes : c’est une grande grâce ; […] Vous ferez votre heure d’adoration la corde au cou une demi-heure, vous pourrez y être prosternée.
17 octobre 1694.
…le grand sacrifice que vous avez fait de vous renfermer avec les chères souffrantes [de la variole] que vous avez embrassées par une charité toute divine qui vous fait sacrifier votre liberté et votre propre vie. … cette parfaite charité allumera un divin incendie qui consumera tout ce qui resterait en vous…
25 octobre 1694.
Il me semble que la conduite de Dieu sur vous est de vous tenir dans la mort : je vois que l’on vous prive de tout au-dedans et au dehors et qu’il faut que vous soyez comme si vous n’étiez pas ; cet état est difficile à soutenir et à vous dire vrai, j’aimerais bien mieux vous parler que de vous écrire : tout ce que l’on expose est sujet à la censure et ce que l’on dit en simplicité est reçu pour quiétisme ;
1694 (page 695)
Je reçu hier votre très chère, je vous la renvoie ; vous ne devez rien craindre quand ce sont des lettres secrètes, elles demeurent dans ma poche jusqu’à ce que je les renvoie. Je suis fâchée de la défense que l’on vous a faite ; mais il faut avoir patience, nous ne voulons l’une et l’autre que ce que Dieu veut, puisse t-il en tirer sa gloire ! il est vrai que ce misérable temporel fait bien du mal, il en fait d’un manière qui navre mon cœur ; je ne sais si l’on y pourra remédier, à moins que la Providence ne me donne le moyen d’y bien travailler avant que je meure. […]
Souffrez les persécutions, très chère, j’ai été de même … prenez courage ; si j’avais la liberté de vous parler je vous dirais bien des choses qui vous surprendraient. Hélas ! jusqu’où va la malice de la créature abandonnée à elle-même ! il est bien vrai que notre Institut est protégé par la très sainte Mère de Dieu, car il est dans son saint cœur comme elle me l’a fait connaître dans ma maladie, au moment que j’étais agonisante : oh ! que cette maladie a été douloureuse et pénible ! Notre Seigneur m’en a sortie sans remède parce qu’il m’a renvoyé sur la terre dans le temps que j’attendais la décision de mon éternité. O Dieu ! quelle souffrance d’attendre un arrêt éternel et sans retour ! nous en parlerons…
9 septembre 1695.
O ! rien inconnu disait Angel de Foligy367, l’âme qui sait s’en contenter a trouvé le vrai chemin de Paradis, apprenez bien cette leçon, quand vous la saurez bien soutenir vous serez savante. … N’ayant que quatre ou cinq lettres pour la nommer on ne laisse pas de l’étudier longtemps, s’apprend et s’oublie quasi en même temps ; la grâce la rappelle et la nature la rejette et la fuit.
1er aout 1696.
Vous m’êtes si présente que je voudrais à toute heure recevoir de vos nouvelles ; votre poids fait le mien, je m’en sens aussi accablée…
10 août 1696.
L’année passée je fis une petite supplique pour notre sœur défunte, dernière morte ; je priais la sacrée mère de Dieu de lui envoyer une maladie pour la disposer à se convertir et lui obtenir une bonne mort ; à la fin de la neuvaine, cette pauvre créature devint malade et les plaies commencèrent à paraître sur son corps, d’abord il semblait que ce n’était rien… la sacrée Mère de Dieu la frappa… Je voudrais bien que cette précieuse mère de Miséricorde entérinât aussi promptement votre requête.
31 mai 1697 (« copié sur ms XVIIe » au crayon)
Tout ce que l’on dit ne m’incommode pas ; je suis à mon Dieu pour vivre et pour mourir … il y a des jours où je ne donnerais pas un souffle de ma vie … le lendemain l’on me souffle des forces pour aller et venir …il ne faut pas faire fond sur moi, mais m’abandonner à la divine Providence pour vivre ou mourir comme il lui plaira et de ma part me tenir à rien, mais mourir toujours et ne m’effrayer de rien.
Marie de saint François de Paule [Françoise Charbonnier] (-1710)
Elle fit profession le 15 mai 1666 et sera prieure en 1685, du second monastère de Paris où elle mourra en 1710. Nous voyons ici Mère Mectilde en action pour rassurer, convaincre de sa vocation une nature scrupuleuse.
1662
Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point. C’est la leçon qu’il fit un jour à la glorieuse Catherine de Sienne, lorsqu’elle lui demanda simplement et amoureusement : « Qui êtes-vous Seigneur ? » « Je suis celui qui suis, et tu es celle qui n’est point ». Cette précieuse parole fit un si prodigieux effet au cœur de cette sainte que jamais, depuis, elle ne sortit de son néant. Il me semble que Jésus nous dit dans l’intime de notre cœur la même chose : « Je suis le tout, et tu es le rien ». Écoutez cette voix et portez croyance à ce qu’elle nous prononce. Suivez cette vérité, et vous vivrez au-dessus de toutes choses. Rien ne pourra plus altérer la tranquillité de votre esprit, rien ne pourra troubler votre cœur.368.
1665
Quand Dieu veut posséder un cœur entièrement, il sait bien trouver les moyens de le vider et purifier de l’attache des créatures et de la propriété de nous-mêmes. Je reconnais, mon enfant, que sa main toute-puissante opère dans le vôtre une croix perpétuelle qui se fait ressentir en diverses manières de souffrances : tantôt de ténèbres, tantôt de craintes, tantôt de frayeurs et de saisissements : d’autres fois par des assauts impétueux, quelquefois par des peines violentes, quelquefois par une mélancolie horrible et insupportable qui porte le dégoût de toutes choses jusqu’au fond de l’âme, quelquefois jusqu’au point que le corps s’en trouve malade.
Cet état d’épreuve va bien plus loin. Dans les tentations, Dieu permet quelquefois au démon d’attaquer fortement par des atteintes infernales, et jusqu’au point que la pauvre âme ne trouve en elle que sa perte et réprobation. De quelque côté qu’elle se tourne, elle voit sa misère et le désespoir de son état. L’impureté la tourmente par ses impressions, par ses images détestables et par ses agitations.
Le saint homme Job fut abandonné, par une conduite adorable de Dieu, au pouvoir de Satan. Il ressentit en son corps et en son âme tout ce que la créature peut soutenir de crucifiant. Mais pourquoi fut-il réduit de la sorte ? Pour deux raisons : la première, c’est qu’il représentait la personne adorable de Jésus Christ dans l’excès de ses souffrances ; et la seconde c’est pour servir d’exemple et de modèle aux âmes que le pur amour veut dévorer et consommer. Il est vrai de dire que s’il n’y avait des exemples de telles et si rigoureuses conduites dans l’Église de Dieu, celles qui les souffriraient ne pourraient être convaincues que [de] telles conduites renfermassent en elles une si haute pureté et sainteté. […]
Puisque vous m’ouvrez votre cœur, mon enfant, je vous ouvrirai aussi le mien et vous dirai que j’ai porté, en ma vie passée, ce que vous ressentez présentement. Mais il faut confesser à ma honte éternelle que j’y ai été très infidèle. Mais je puis vous assurer que par telle sorte de souffrance, Notre Seigneur fait son œuvre au secret de votre âme. Tâchez de demeurer immobile dans le fond de votre volonté. Je vois que sa grâce vous prévient et vous soutient fortement, quoique ce soit secrètement. Je vois manifestement la conduite de Dieu sur vous et le remercie de tout mon cœur de toutes les miséricordes dont il prévient votre âme, et de ce qu’il avance son œuvre, en vous mettant dans le creuset de la bonne sorte, pour purifier l’amour propre qui régnait en toutes vos opérations. […]
J’espérais bien qu’il vous ferait un jour cette grâce, mais je ne croyais pas que ce fût si promptement, à raison de la faiblesse des sens. Vous voyant pénétrée d’une sensibilité fort tendre pour les choses de Dieu et d’une douceur intérieure, que Dieu donne ordinairement pour attirer les âmes à son service, je croyais qu’il ne vous lierait pas si tôt à sa Croix, ne vous croyant pas assez forte. Mais je vois qu’il a pris ses mesures en lui-même, et que tout d’abord il vous traite comme son Fils, qu’il fait victime dès le moment de son Incarnation, et qu’il traite dans tous les états de sa Sainte Vie comme un étranger et banni, qui n’a ni secours, ni appuis des créatures. En un mot, il le traite comme un réprouvé, comme un pécheur qui mérite les rebuts de Dieu, et de porter sur lui toute la rigueur de la divine justice. C’est en cet esprit de Jésus humilié, rejeté, et immolé à la Justice et Sainteté Divine, que notre Institut a été établi dans son Église, et vous porterez la grâce et la sainteté que Dieu y a renfermées, si vous souffrez toutes vos peines quelles qu’elles soient, si vous demeurez comme Jésus et avec Jésus abandonné aux volontés de son Père. […]
Ne vous étonnez de rien de tout ce que vous ressentez de misérable et de malin en vous. Souffrez, mon enfant, souffrez avec Jésus, et souffrez avec saint Paul pour achever ce qui manque à la Passion de son bon Maître et le vôtre. Ne vous surprenez de rien. Laissez-vous en proie à son plaisir, en vous défendant le plus que vous pouvez des retours sur vous-même et des tendresses que l’amour propre excite sous des prétextes excellents de salut, d’éternité, ou des craintes excessives de péché, d’être hors de la grâce, et d’être dans un état qui n’est pas de l’ordre de Dieu. Il faut être ferme et un peu dure à soi-même en ces sortes de dispositions, autrement on pleurerait toujours, et on s’accablerait par l’esprit de nature. Au nom de Jésus, l’unique tout de nos cœurs, soyez fidèle au sacré abandon à la volonté de Dieu. Voilà ce que vous avez à faire, et d’être fidèle à toutes vos obligations, surtout à l’obéissance, vous laissant conduire comme un petit enfant sans aucune défiance de la bonté de Notre Seigneur.
Continuez de découvrir vos sentiments et tout ce qui se passe en vous par simplicité chrétienne, pour éviter les illusions. Dieu soit à jamais béni de vous avoir jetée en cet état ! Ô quelle grâce, si vous demeurez fidèle ! Vous le serez, si vous faites ce que je vous dis, qui est abandonner tous vos intérêts spirituels, éternels, temporels et corporels à Jésus Christ, le laissant conduire votre âme en la manière qu’il lui plaira, conservant une pleine et entière confiance en sa bonté. […] Voilà ce que je vous puis dire, vous conjurant de croire que je suis du plus sincère de mon pauvre cœur toute à vous, puisque Dieu vous a donnée à moi. Soyez assurée qu’il m’a aussi donnée toute à vous et que vos intérêts sont les miens, et les seront à jamais.369.
Mectilde poursuit :
Ce petit mot, ma très chère Fille, est seulement pour vous assurer que j’ai reçu vos chères lettres avec beaucoup de consolation. […] Plus vous êtes pauvre et abjecte en vous-même, plus je ressens intérieurement de confiance en la bonté de Notre Seigneur. Il fallait, ma chère enfant, de nécessité absolue, que Dieu tout bon vous conduisît de la sorte, autrement vous ne vous seriez jamais connue vous-même, ni sorti de votre propre corruption. Vos belles pensées, vos beaux sentiments et le reste que vous receviez avec tant d’abondances, nourrissaient votre amour propre, et tandis qu’il vous semblait tendre à Dieu avec ardeur et l’aimer de tout votre cœur, la nature intérieure s’engraissait aux dépens de Notre Seigneur. Qu’il soit à jamais béni d’avoir fait ce coup de renversement !
Vous pourrez dire avec vérité que votre perte c’est votre gain, et que vous êtes infiniment heureuse dans votre misère et dans ce que l’amour propre appelle malheur à raison de sa ruine et de la perte qu’il fait de sa propre complaisance et satisfaction. Soyez certaine que l’état que vous portez est de Dieu et de sa conduite toute miséricordieuse, et si j’étais une heure auprès de vous, ma très chère fille, j’espérerais, qu’avec sa grâce, je vous ferais toucher au doigt et convaincrais votre raisonnement des avantages de votre état présent, et qu’il fallait que la main toute puissante de Dieu fît ce coup de renversement pour vous ouvrir les yeux et vous faire sortir de vous-même.
Mais ce que je puis dire, c’est de le remercier pour vous et de le supplier très humblement de continuer et de vous faire entrer malgré la tendresse naturelle qui vous fait réfléchir incessamment sur vous-même, dans la sainteté de ses desseins sur votre âme, et qu’il vous donne la force et la grâce d’y adhérer et de soumettre votre sens naturel à ses divines volontés, par un simple abandon de tout vous-même, sans envisager la perfection et l’impossibilité d’y parvenir, mais de vous laisser toute au pouvoir de Jésus Christ, attachant votre fortune et votre perfection à une sincère démission de vous-même à son bon plaisir. […]
Soyez fidèle en tout, sans vous gêner ni vous troubler de vos chutes et imperfections. Vous pouvez bien dire qu’il vous reste bien des choses à faire selon vos lumières, et moi, chère enfant, je vous dis que vous avez beaucoup à mourir. Prenez courage. Dieu ne vous commande pas d’avoir toutes les vertus tout d’un coup, mais il veut que vous expérimentiez votre propre indigence, faiblesse et indignité, et que, vous défiant de vous-même, vous espériez tout de sa bonté. Écrivez-nous durant l’Avent et en tout temps, quand vous voudrez. Vous savez que je suis en Jésus toute à vous.370.
1666
[…] La plus grande consolation que je puisse avoir en ce monde est de vous savoir bien à Dieu, et que vous êtes entre ses mains comme une cire molle, pour être formée selon ses très aimables volontés. Conservez votre paix intérieure par-dessus toutes choses ; ne vous attachez à rien, ne désirez rien et ne craignez rien, voilà le moyen de posséder un paradis en terre. Soyez cependant ponctuelle à vos obligations, et fort indifférente à tous les emplois et commandements de l’obéissance. Si vous observez ce que je vous dis, rien ne vous pourra nuire. Soyez égale en tout, portez votre trésor en vous même, que rien de créé ne vous pourra ôter, si vous êtes fidèle. Il importe peu à quoi l’on nous emploie si nous conservons l’attention amoureuse à notre divin objet qui est toujours au centre de notre cœur. Prenez tout ce qui vous est ordonné de sa part, et ne regardez jamais les créatures en vos Supérieures et en vos Sœurs. Accoutumez-vous à faire toutes vos actions en esprit de foi, et, vous élevant au-dessus de l’humain, en regardant la volonté de Dieu en toutes choses, ne prenez rien de la part des créatures, soit bien, soit mal. Accoutumez-vous à voir en toutes rencontres Dieu et son bon plaisir. J’ai un si grand désir de vous voir bien sainte que je voudrais être toujours auprès de vous, pour vous redresser et vous animer à être toute à Jésus Christ, comme une pure victime de son amour. Je vous donne encore avis de ne vous point soucier des goûts et consolations intérieures ; ne vous attachez à rien, mais soyez comme une statue entre les mains du sculpteur, qui souffre d’être taillée à son gré. Dieu est le divin ouvrier qui travaille en vous et qui vous doit rendre conforme à son Fils. C’est pourquoi laissez-vous dépouiller au dedans et au dehors, ne retenant rien qu’un simple et amoureux abandon au bon plaisir de Dieu, et quand vous ne l’aurez point sensible ni amoureux, vous l’aurez crucifiant et douloureux. Il est bon et plus sanctifiant que l’autre. […] 371.
Puis :
[…] J’ai bien à vous dire sur toutes les dispositions crucifiantes et pénibles que vous avez portées. C’est une marque infaillible de la pureté et sainteté où il vous veut faire entrer. Il y a des âmes où il faut bien plus soutenir de morts et d’atonies que d’autres, parce qu’il y a plus de nature et plus de tendresse, et, en un mot, plus d’amour propre, et le vrai lieu où cette malignité se détruit sont les souffrances, les tentations, les pauvretés, les délaissements, les rebuts de Dieu et des créatures. Mais quand Dieu a fait son ouvrage par cette voie d’humiliation et que l’âme demeure fidèlement immobile entre les divines mains, par un saint abandon de tout soi-même à la divine volonté, sans retour sur ses propres intérêts, mais se perdant pour elle-même en toutes manières pour n’être plus rien qu’une simple disposition d’agrément ou d’adhérence à tout ce que Dieu veut, sans aucun choix, pour lors Dieu ayant ainsi purifié, vidé et consommé tout ce qui lui est contraire, il se produit lui-même au fond de l’intérieur. […]372.
Une très belle lettre de 1667 éclaire cette sœur scrupuleuse :
À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d’être dans la douleur, j’ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispositions.
Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères, de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu’au lieu d’aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries intérieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l’impuissance et l’enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n’avez plus observé de règle ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n’y a pas lieu d’espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J’accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m’effraye et ne m’étonne pas. Vous n’avez de tout cela qu’un péché, c’est d’avoir quitté le néant pour quelque chose, d’avoir quitté l’état de mort pour prendre vie, d’avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n’êtes qu’un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde, mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.
Si j’étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : « Mon Dieu et mon Sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d’avoir voulu être, et d’avoir empêché votre grâce de m’anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d’éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu’un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu’il vous plaira ». Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l’obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n’est plus question de tout cela, mais seulement de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l’enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.
Voilà jusqu’où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volontiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l’offensez.
Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abîmez tous ces retours et réflexions dans l’abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu’il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui ne parle plus pour soi-même, ni pour autre.
Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l’égard de Dieu, comme ce qui n’est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expliquer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l’obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n’a rien de tout cela.
Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu’il fera justice s’il vous met en enfer. N’en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l’enfer et des démons. Le rien n’est rien de tout cela…373
1669, trois ans plus tard, en bonne route du Néant :
Je ne doute point, ma très chère fille, que vous ne trouviez toute paix et tout bonheur, et pour comble la possession de Dieu dans votre néant ; l’on peut dire que dans ce rien véritable, les trésors de la grâce et de la sainteté y sont renfermés. Courage donc, ne vous retirez point de ce bienheureux néant. Et pour voir si vous y êtes par l’esprit de Dieu, voyez s’il vous porte à la mort de toutes choses par une sainte indifférence, constante également partout, et s’il vous tient indifféremment prête à tout.
J’espère que, si vous y êtes fidèle, vous viendrez à posséder ce néant en tout, de sorte que rien de la vie ne vous en fera sortir. Mais comprenez que je n’entends pas que vous pensiez toujours à ce néant et que vous n’ayez jamais d’autre entretien. Le néant ne s’attache pas même au néant ; il faut qu’il vous mette dans une simple capacité de tout ce qu’il plaira à Dieu de faire de vous, étant prête à tout sans choix et sans élection d’aucune chose.
Si je pouvais vous parler, je vous l’expliquerais mieux, mais c’est tout ce que je puis de vous en écrire ce petit mot. L’Esprit de Jésus fera le reste en vous, laissez-vous toute à lui. Il a commencé par son infinie bonté et miséricorde, il achèvera par son amour.
Priez-le pour moi, et l’adorez pour mon supplément. Hélas ! je suis toute dévorée, mais Jésus est la gloire et le soutien de tout ; je suis en lui pour jamais, sans changer, ce que vous savez que je vous suis en lui et par lui. J’embrasse tendrement ma pauvre Sr. N. et la prie, avec nous, de me donner quelques communions pour obtenir de Notre Seigneur la grâce de n’être point opposée à la sainteté de notre Institut.
Je salue aussi toutes nos chères Sœurs, mais ne montrez la présente à personne qu’à la Mère Prieure, si elle la veut voir, et à ma chère Sœur des [Anges]. Gardez-vous d’être indiscrète dans l’opération intérieure ; vous gâteriez l’œuvre de Dieu en vous au lieu de la soutenir. Ne soyez point trop abstraite, prenez de la nourriture et du repos raisonnablement et, durant le repos, ôtez vos instruments de pénitence, et n’allez point si tôt faire oraison après le manger ; divertissez-vous innocemment.374.
Mectilde considérait Madame de Béthune, Abbesse de Beaumont-lès-Tours, comme la « Victime choisie. » 375. On éclaire le titre de Victime — devenu à nos yeux un peu étrange sinon se prêtant à des explications critiques — par référence au « Breviloquium » de saint Bonaventure :
Puisque le Principe réparateur est absolument parfait, et très probablement répare et réforme par le don gratuit, il convient que le don de la grâce qui de lui émane libéralement et abondamment s’épanouisse…376.
Nous sont parvenues plus de trois cents lettres adressées à la fin de sa vie par Mectilde à Madame de Béthune 377
Un premier ensemble de ~40 lettres couvre la quasi-totalité des quatre années 1683 à 1686 : il est représenté ici depuis la Lettre 2 écrite probablement peu après la lettre 1 du 13 mai 1683 jusqu’à la lettre 41 du 28 décembre 1686. Ce premier ensemble permet un choix de beaux extraits éclairant la direction spirituelle et couvre la première moitié de notre florilège.
Un deuxième ensemble de ~270 lettres couvre une période courte : du début d’année 1688 à mi 1689 : il est représenté ici plus brièvement depuis la lettre 75 du 2 mars 1688 jusqu’à la lettre 262 du 31 mars 1689. Ce deuxième ensemble suit presque au jour le jour leur relation spirituelle ce qui rend le contenu moins dense. La seconde moitié du florilège suffit à présenter ses points majeurs.
Une particularité propre à ce deuxième ensemble atteste la présence d’une « bonne âme », personne inspirée vers laquelle Mectilde se tourne en espérant trouver des aides et même des prédictions. C’est une personne bien vivante à laquelle on écrit et dont on attend réponse qui s’avère parfois tardive.
Il s’agit d’une deuxième « bonne âme » puisque la première était Marie des Vallées à laquelle la jeune Mectilde demandait aide et avis. Cette deuxième « bonne âme » est citée plus de trente fois depuis février 1688 jusqu’au début avril 1689, soit pendant une courte période de 14 mois.
Nous pensons qu’il s’agit de Madame Guyon, assurant aux yeux de Mectilde un rôle comparable à celui de « sœur Marie »378. La période correspond à 7 mois d’enfermement suivis de 7 mois de liberté où Madame Guyon jouit d’un prestige dû à son martyre 379.
La correspondance commence par un avertissement typique du milieu du XIXe siècle de refondation (et de crainte du quiétisme) :
Lettres à Madame Anne de Béthune, Abbesse de Beaumont [titre souligné] /Cahier 3. 380.
Note 381.
« Ce recueil ne devra jamais être lu en public, car les lettres qu’il contient ne convenaient guère qu’à la personne à qui elles ont été adressées. Elles renferment il est vrai, quelques détails intéressants pour l’Institut ; mais le reste ne présente actuellement aucun intérêt réel et même quelques lettres, parlant de choses peu édifiantes, pourraient être dangereuses et peut-être même scandaliser quelques esprits.
Le R.P. Collet de Solesmes a fait cette petite marque « o » à quelques lettres qu’il a distinguées parmi les autres 382 ; mais ce serait, je crois, pour les placer dans le recueil choisi, si l’on devait les faire imprimer un jour. Paris 21 juin 1860. »
Lettre 2. « À la même Dame » 383. « Je vous crois présentement à Bourbon… »
[…] j’oserais dire, ce me semble, qu’à votre égard je sens une tendresse de mère : il s’est fait entre nous des liaisons de toutes manières ; tandis que Dieu a lié nos âmes il a aussi lié nos cœurs, de sorte qu’il me semble que nous ne sommes qu’une en lui […] heureuse l’âme qui reçoit l’esprit et la grâce de cet ineffable mystère [où l’hostie adorable ouvre ses divins trésors]. On vous l’a donné, chère victime ; mais c’est si secrètement que cette grâce veut opérer qu’il ne faut pas prétendre que vos sens y prennent quelque peu de vie : tout est renfermé dans l’intime ; la foi soutient la mort et la privation qu’il faut souffrir…
Lettre 4 Paris, 20 juin 1683. « Vous n’aurez, chère et aimable victime, qu’un petit mot... »
[…] Voilà ce que Notre Seigneur me donne à vous dire sur ce sujet ; ne vous affligez donc plus d’être si misérable et ne rétractez pas votre vœu de victime, sous le prétexte de tant d’horribilité, ou de ce rapport à Lucifer ; n’approfondissez pas davantage par votre raisonnement ou par vos sentiments ; mais laissez-vous anéantir aussi profondément que la grâce le fera dans la paix et dans la vérité que Dieu seul est et que vous n’êtes point ; et dans toutes les impressions opposées à la sainteté de la victime, demeurez dans votre néant : c’est là que tout se perd, car le néant ne soutient rien que Dieu, qui en est uniquement le maître absolu. […]
Lettre 3, 21 juin 1683.
[…] le doigt de Dieu vous a marquée dans son registre éternel : voici qui est ineffaçable ; je vous prie, n’y faites plus de retour quoique dans votre connaissance, vous soyez la plus indigne d’un si grand avantage. Si vous trouviez en vous quelque dignité, c’est alors que vous en seriez plus indigne ; reposez-vous en Jésus-Christ qui fera en vous ce que vous ne pouvez faire et qui remplira cette sainte qualité ; ne vous regardez donc plus en vous-même ; ce que vous êtes ou ce que vous n’êtes pas ; mais comptez sur vous comme sur ce qui n’est point, c’est-à-dire sur le néant et néant pécheur ; si vous voulez, tous ces néants doivent demeurer au rien, pour laisser Dieu être en vous tout ce qu’il y veut être pour lui-même. […]
Mettez-vous en repos sur mon sujet : je crois que vous me retrouverez encore et que nous pourrons, avec la grâce de Notre Seigneur, prendre des résolutions pour ses desseins : sa bonté pourvoira à tout ; ne craignez rien : il suffit qu’il vous aime en vérité d’un amour infini et je puis vous assurer qu’il vous aime d’un amour de préférence ; demeurez dans cette vérité en toute simplicité : soyez comme une toile immobile pour recevoir les traits du pinceau de la main divine qui veut le représenter lui-même dans l’intime de votre âme ; ne cherchez pas comment ; mais demeurez en sa disposition comme un petit enfant […]
Lettre 6.384. « Madame, je reçois les chères vôtres qui ont pénétré mon cœur… »
J’ai passé une bonne partie de la nuit à vous tenir en esprit entre mes bras, vous offrant et moi avec vous à celui auquel nous devons être tout immolées et tout mon être intérieur se promit [n. : lecture incertaine] dans un profond silence, de vous soutenir ; je sentais votre douleur […]
Il faut que je vous dise en passant qu’il y a plus de 25 ans que Notre Seigneur me demanda une victime, faite pour son unique et divin plaisir : depuis ce temps je l’ai toujours cherchée ; j’ai eu plusieurs fois la pensée, étant auprès de vous, de vous en parler ; mais autre chose m’en ôtait le loisir. Cependant je dois vous dire que dans l’intime de mon âme il me semble et je crois que ce sera vous-même, ma toute chère, qui remplirez cette place […]
Hier, j’étais forte en vous sacrifiant, et la nuit aussi, et aujourd’hui je suis faible et je le ressens ; mais pourvu que Notre Seigneur et sa très sainte Mère vous soutiennent, je suis contente ; et c’est ce que j’espère assurément ; prenez donc courage, madame, et relevez votre foi en simplicité : vous êtes en Dieu ; il est actuellement en vous, opérant ses états de mort et d’anéantissement ; ne les examinez pas : tout ce qu’il fait à présent vous est inconnu ; mais vous le verrez un jour ; il faut demeurer toute abandonnée comme ce qui n’est plus à soi, qui n’a plus de part en soi, et qui est à l’usage d’un autre : en effet vous n’êtes plus à vous ; mais toute à Jésus Christ et à ses usages ; prenez courage : il vous soutiendra et vous bénira. [fin]
Lettre 7. Paris, 2 juillet 1683 385. « Le rhume que j’ai dans la tête depuis plus de huit jours... » .
[…] Il faut vous dire que j’ai été remise aujourd’hui sous le pressoir de la charge, quoique j’y eusse renoncé d’une manière particulière ; Notre Seigneur m’a réduite sous sa justice ; je mérite bien d’en porter le poids, il me serait bien doux si j’y faisais mon devoir. [...]
Lettre 11 386 « Non, non, madame, j’espère que Dieu... » .
[…] Ne savez-vous pas que je fais comme la mère de Méliton qui portait son enfant au martyre ? Hélas ! Malgré ma tendresse je vous porte au sacrifice, à la mort, et à la destruction totale de tout vous-même : il faut bien que Notre Seigneur me donne du courage et j’espère qu’il m’en donnera toujours, tandis qu’il donnera à la fille une sincère confiance en sa mère. J’ai été fort occupée de vos souffrances cette nuit après Matines, et dans un instant j’ai vu que ce n’était pas casuel387 ; mais par un ordre de providence bien extraordinaire et bien sanctifiant pour vous, et pour moi bien affligeant. [...]
Lettre 14.
Vous avez grande raison de dire que ce qui s’est passé n’est que le commencement de l’œuvre de Dieu en vous. C’est tellement son ouvrage que peu de personnes vous y aideront ; vous n’avez besoin que d’un petit appui qui est l’obéissance. Vous ne pouvez marcher sûrement sans cela, à cause de la crainte et de la timidité de conscience qui pourraient vous arrêter en chemin ; j’espère que cette obéissance ne vous manquera pas, jusqu’à ce que vous ayez fait et souffert les travaux des grandes démarches qu’il faudra faire et soutenir dans le pur abandon, qui est quelquefois si dénué qu’il fait peur aux plus hardis ; je vous assure que pour marcher dans ses voies, il faut des gens de sac et de corde qui soient résolus de tout perdre ; ne craignez pas cependant : vous serez soutenue par un petit filet divin. [n. : lettre donnée complète]
Lettre 15, Paris, 28 juillet 1686 388. « Ce mot vous ira trouver à N... ».
[…] Vivons de foi, madame, et nous nous trouverons sans peine en Dieu ; c’est là que je vous embrasse d’une manière qui n’est pas défendue ou impossible par l’éloignement. Nous sommes unies en Dieu par lui-même et pour lui, c’est pourquoi il nous a identifiées en lui : voilà la base et le fondement de notre union, qui sera éternelle par sa grâce.
Vous voilà dans cette effroyable solitude, où vous ne trouvez ni Dieu, ni créature : j’avoue qu’elle est très forte à soutenir ; mais c’est l’ordre de Dieu : il y faut marcher et ne vous point effrayer : cette solitude vous conduira dans la perte de tout le créé ; quand vous vous trouverez ainsi seule, ne vous troublez pas pensant que vous êtes infiniment loin de Dieu : j’ose bien vous assurer qu’il est en vous et que c’est lui qui fait cette vaste solitude et qui la soutient ; souvent la réflexion vous donnera des transissements [sic] de cœur, croyant que vous êtes perdue, que votre voie est un abîme où vous ne pouvez pénétrer, ni savoir qu’elle en sera la sortie ou le succès d’une telle disposition. Il faut pour toutes choses vous contenter du simple et nu abandon, en pure perte de tout vous-même, sans connaître ni sentir ce cher abandon…
Lettre 16, Paris, 6 août 1686 389. « Si vous êtes enfant de douleur vous êtes aussi enfant de grâce et de bénédiction ; mais cachée à vos yeux » .
[…] lorsqu’il semble que tout périt, c’est alors qu’il perfectionne son ouvrage et il est parfait quand tout est perdu, que l’âme est tombée au néant et qu’elle ne peut s’en relever […] Madame, il ne faut pas reculer : l’ordre du Très-Haut est donné, il faut marcher dans la mort, ou pour mieux dire, dans un abandon total ; je sens bien, madame, que vous criez quelquefois après votre Mère, je puis cependant vous assurer qu’elle est bien près de vous : je vous tiens entre les bras de mon cœur ; c’est ainsi que je vous présente tous les jours […] il vous consommera en lui ; mais gardez-vous bien de vouloir pénétrer les secrètes opérations de ce feu tout divin : vous en sentirez un jour les flammes ; mais ce ne sera pas comme plusieurs qui sentent les joies et les plaisirs dans les choses saintes : ce sera d’une façon si intime et si divine qu’on ne peut vous les bien exprimer ; si NS me donne la vie, dans quelque temps vous me le direz. Adieu je vous suis toute en lui, pour lui. [fin de L.]
Lettre 21, Paris, 25 août 1686. « Je suis persuadée que NS a voulu... ».
Je vous assu