Fénelon mystique Un bref florilège







NELON MYSTIQUE Un Bref Florilège



La rencontre de Madame Guyon - Opuscules - Lettres de directions spirituelles - Canfield traduit

Choix établi & présenté par Dominique Tronc








Présentation

François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle1. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont plus rares2 et notre titre « Fénelon mystique » demeure original.

On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Il y a de bonnes raisons à cela. Les autorités religieuses catholiques ou protestantes se méfient de la quiétude mystique. Souvent des critiques préfèrent Bossuet, prélat à la pensée simple et facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle. Il succéda à Fénelon dont le rayonnement européen n’est grand qu’au Siècle des Lumières précédent. Les défenseurs de l’archevêque ont caché ses relations avec madame Guyon parce qu’elles étonnent en l’absence d’une sensibilité mystique3. Enfin certains des textes essentiels n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il s’agit de la correspondance complète avec madame Guyon4 et de la mise en valeur des fragments de lettres assemblés par les membres du cercle mystique animé par Fénelon. Ces derniers lui ont joué un mauvais tour. Ils ont supprimés des noms et des dates pour protéger les membres des deux cercles quiétistes de Cambrai et de Blois. Cette suppression est préjudiciable à toute édition critique 5.

Le choix de « bonnes pages » par des proches6 avait en effet sauvé l’essentiel mystique, mais ‘trop tôt’ en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice de textes complets signés mais souvent d’intérêt mineur.

Car les aspects visibles et multiformes ont été mis en valeur très tôt - ils intéressaient l’histoire du temps -, mais ils ont perdu depuis leur actualité : il s’agit de multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, de ceux rédigés en réaction à la seconde période janséniste, de textes éducatifs et de conseils politiques qui demeurèrent inutiles à la suite du décès du duc de Bourgogne, un temps dauphin.

L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme, a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du grand directeur spirituel ; il nous apparaît aujourd’hui comme le plus profond des moralistes7.

La trajectoire ascendante qui transforme la vie du jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Cette évolution n’a pas été suffisamment soulignée car la statue figée, érigée au siècle de sa mort, ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur 8.

Nous privilégions donc ici les écrits mystiques datant surtout de la fin d’une vie qui se déroule dans l’ombre portée par des politiques religieuses et royales contraires. L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésite pas lorsque l’essentiel à ses yeux est mis en cause.

Le desengaño9 parfois évoqué pour rendre compte d’un « tempérament sec » délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.

Notre florilège sera chronologique pour souligner la dynamique d’une vie consacrée puis donnée à Dieu. Tout commence par une rencontre improbable où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une ‘Dame directrice’ 10 et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.

Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la ‘querelle quiétiste’. Enfin - condamnation acceptée et silence induit obligent -, le prélat se tait. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens en défendant l’autorité religieuse du pape tandis que sa charge d’âmes lui a fait produire des mandements qu’il jugeait nécessaires à leur conduite.

Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures - membres du cercle constitué autour de « notre père » - outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons en premier l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues – au moment même où madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.

On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et de psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu11. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu12. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.

Notre florilège mystique est constitué de parties qui se succèdent chronologiquement : la rencontre mystique avec madame Guyon précède des extraits d’écrits titrés dont se détache le saint Clément. Puis une abondante correspondance de direction privilégie la période de maturité où Fénelon atteint le plein achèvement mystique.

Le florilège spirituel revivifie l’image de Fénelon, mais surtout veut être utile aujourd’hui. Aussi notre contribution dans le plein texte est-elle réduite,13 car, plutôt que de paraphraser des sources il faut laisser toute la place aux témoignages personnels : seul l’individu reflète une vie mystique.

Pour la chronologie des événements, on se reportera à celles établies par J. Orcibal dans la Correspondance de Fénelon14. Ainsi qu’à un « recueil de textes d’époque, rangés dans un ordre aussi rigoureusement chronologique que possible, reliés par une brève narration » pour approcher madame Guyon15.

Le dossier à incidences mystiques que nous proposons demande une certaine patience envers des textes qui ne recherchaient aucune diffusion, mais s’adressaient à tel(le) correspondant(e) ciblé(e). Elle est encouragée par le don d’écrire du directeur.

Son lecteur va commencer l’exploration par un témoignage « brut de décoffrage » provenant de sa « dame directrice », texte de sa Vie par elle-même qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe16.





Avertissement

Notre but n’est ni historique ni théorique. Nous nous adressons aux chercheurs spirituels.

Toutefois nous mêlons - localement et en corps de caractères réduit - des aspects historiques au florilège proposé, afin de souligner un comportement exemplaire rare chez les prélats du temps, mais constant chez le pasteur et directeur spirituel François de Fénelon, digne successeur de François de Sales.

Prouver le rôle de la « dame directrice » qui l’initia à la vie mystique corrige « l’oubli » de siècles où l’on a dû protéger la figure illustre de l’Archevêque en l’occultant. Après le témoignage intime forcément subjectif de 1688 porté par Mme Guyon - Fénelon n’a jamais eu à exposer par écrit à la requête d’un confesseur la manière dont il a vécu une rencontre décisive - nous proposons quelques échanges entre directrice et dirigé, produisons les questions-réponses de l’échange de mai 1710, seul survivant des relations par questions-réponses rétablies après les prisons. Ensuite des extraits de correspondance témoignent d’une parfaite fidélité fénelonienne.

Les interactions entre Fénelon et ses dirigé(e)s furent éclairées magistralement par J. Orcibal : nous reprenons ses notes en les allégeant seulement de renvois, puisque le présent ouvrage ne prétend pas à érudition. Et de même pour celles par I. Noye dont son [CF 18] a été le moteur de notre travail. Ces reprises seront utiles aux chercheurs car nous ne disposons à ce jour d’aucun outil permettant de les retrouver facilement au sein des volumes impairs des études et notes de la [CF]17 ! Il en est de même d’une utilité offerte par les Relevés de correspondances figurant en fin des sections par destinataire et concernant les volumes pairs de lettres.

Notre disposition reste chronologique, par et dans les sections propres à chaque dirigé(e). Ceci permet de suivre « à la trace » chaque évolution, souvent de longue durée, pas toujours mystique. C’est le seul moyen de s’approcher d’un vécu intérieur. Nous privilégions l’expérience vécue, donc pas de théologie ! La distribution par destinataires permet d’apprécier la finesse du commun directeur envers des « commençants » ou des « pèlerins », tous considérés comme des « amis ». Fénelon aurait succédé à Mme Guyon s’il eût vécu.

Ce florilège est issu de lectures successives sur une dizaine d’années effectuées à travers mais sans couvrir l’immensité des écrits féneloniens. Il doit tout aux travaux de Gosselin [OC], d’Orcibal et de Noye [CF], de Le Brun [OP]. Table des sigles des sources, infra.

Nous pensons que ce travail met en valeur, outre la profondeur d’une Charlotte de Saint-Cyprien, la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart : cette cadette du ‘clan Colbert’ sut s’imposer auprès de son frère et des membres du ‘petit troupeau’ mystique. Elle en prit la direction avec Fénelon au moment des épreuves de la ‘Dame Directrice’. Adoucie par l’expérience, après la disparition de Fénelon en janvier 1715 puis de Mme Guyon en juin 1717, elle continua leur apostolat en couvrant la première moitié du XVIIIe siècle, certes aidée par d’autres membres des deux cercles de spirituels, les un « cis » français, les autres « trans » européens. Nous avons approfondi son portrait placé en tête de la section qui lui est consacrée.

Table des sources

Œuvres de Fénelon 

OS, OC, GC, EP, OP, CF, LSP :

Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon… I & II, à Anvers, 1718 [OS 1 et 2].

Œuvres Complètes de Fénelon, édition en dix tomes dite de Paris, ou de Saint-Sulpice, « par les soins de MM. Gosselin et Caron » (1848-1852) [OP 1 à OP 10].

Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie […] de 1694, éd. Dudon, Paris, Beauchesne, 1930 ; éd. Tronc, Paris-Orbey, 2006 (« La tradition secrète des mystiques »). [GC]

J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, « Mémoire sur l’État passif » [EP], notes [G].

Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade (1983 & 1997) [OP 1 et OP 2].

Correspondance de Fénelon, tomes II-XVIII, Klinksieck puis Droz (1972-1999, 2007) [CF 1-17, 18 : L. vol. pairs, comm. vol. impairs], notes [O] ; [CF 18] contient « II. Lettres spirituelles » [LSP].

Œuvres de Mme Guyon

VG, CG, EG :

Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]

Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles(2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].

«Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [ EG ].

Etudes

Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».

Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954. 

François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

Histoire et état documentaire des sources

La relation avec Fénelon constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon : nous renvoyons à [CG1].

Les deux derniers volumes sur quatre repérés sont perdus. L’histoire éditoriale est complexe mais elle a permis de mettre à jour le « dossier » des relations étroites liant la « dame directrice » à Fénelon :

(1) La « Correspondance secrète » de l’année 1689 » fut publiée par Dutoit en 1767-1768 et reconnue authentique tardivement par Masson en 1907. Elle couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689). Elle est éditée en [CG 1], 215-458 18.

(2) « Le complément de l’année 1690 » couvre presque la même durée soit de fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690. Cet apport du manuscrit de la B.N.F. découvert par I. Noye est éditée pour la première fois en [CG 1], 2003, 459-554.

(3) « Lettres écrites après 1703 », reprend les deux seuls témoignages sûrs qui nous sont parvenus de leur correspondance postérieure à la période des emprisonnements, dont se détache le dialogue daté de mai 1710. Le manuscrit a fait le voyage de Cambrai à Blois puis son retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay. Écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon il est reproduit en [CG 1], 555-563, comme ici infra, de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions correspondantes19. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai et vers l’étranger.

(4) Poésies spirituelles. Nous les omettons car elles sont d’attribution douteuse


Des premiers échanges

Voici un aperçu bref de l’échange épistolaire intense suivant la découverte de la vie mystique par Fénelon20. Il s’agit d’un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations visibles « mystiques » : elles sont totalement absentes.

La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien par elle-même, mais toute efficiente par grâce.

Je reprend leur analyse par Murielle Tronc publié en présentation de ces premiers échanges21 :

« La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon eest d’un exceptionnel intérêt22 car elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.

Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154 23.

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114.

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. » La tâche est immense et ne souffre aucun relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit - cela n’est plus pour nous -,  mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220).

Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249).

Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).

Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.

De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.

Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :

« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).

Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ;  « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271).

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 adressée à Poiret). 

Même la mort ne pouvait les désunir. »










Fénelon maintient secrètement le contact

Reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de la poursuite de leur contact épistolaire par questions-réponses. C’est une pièce essentielle et longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon 24.


De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 (?) Mai  1710.

Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion’ 25.

[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France 26. Il faut attendre en paix la volonté du P.[etit] M.[aître] et Le laisser Se jouer de nous.

J’ai fait réponse sur le mémoire 27 qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père 28 ? Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.

[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse29.

Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.

[Q.] La p.[etite] D.[uchesse]30 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.

Il est certain que la petite d[uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être 31. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée32. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?

[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque33. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?

Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit 34. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.

[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition35, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?

Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque] 36. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.

[Q.] L’abbé de Beaumont37 a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités38. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.

Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.

[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?

Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse 39. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de Saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses  sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.

[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; M. L’abbé de Leschelle40 est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.

C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile.

Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils41. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage]. [Il] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.

[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.

Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Put, qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas 42 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.

[Q.] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté.  Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.

J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître 43.

§

Après cette longue lettre de questions et réponses en deux colonnes ne nous est parvenue qu’une seule autre brève missive44 :

De FÉNELON. fin mai 1710 ?

… On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois45. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]46, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.














ŒUVRES & OPUSCULES SPIRITUELS



Sous le titre de cette seconde partie qui succède à « Une rencontre mystique » je publie la traduction de Fénelon de la Règle de Benoît de Canfield puis des passages relevés au fil de diverses lectures47, hors la plus récente qui porte sur la Correspondance.

Je suggère de se reporter pour compléments à la seconde moitié du volume [CP 1] : elle est aisément accessible dans la collection de la Pléïade et regroupe de nombreux textes spirituels.








Mémoire sur L’État Passif


Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, exposé par une lettre adressée à Bossuet le 28 juillet 1694 : « Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints…48 ». Ce mémoire 49 précèderait donc de peu le Gnostique de saint Clément composé durant l’été 1694.

Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état50. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.

Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des pré­ceptes51 de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir52.

[197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indiffe­rence, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occu­pation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5]-mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé53 ; par consequent, ce retour volon­taire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mys­tiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouve­ment simple et direct. Il est vray que tous les actes indif‑[198]ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.

Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur54. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour55 ; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace ; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait56. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis ? [EP-194/9].

C’est un état [“l’indifférence”] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].

il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité57. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].

l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grâce : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre58 -- cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei59, ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].

[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même60 et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous ? [Il n’est donc ques­tion suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mou­vement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous61. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigou­reuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].

Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment62. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui défie l’âme, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.

L’âme dit St Denys63 entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.

Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].

cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contem­plation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte inte­rieurement encore plus haut pensant neanmoins et raison­nant encore. Nous arrivâmes64, dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle verité. Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait etc [...] si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat […233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où l’âme ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy, oculos fidei figat. [EP-231/3].

Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de l’âme immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou-[239]verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes ? [EP-238/9].




Le Gnostique de saint Clément

Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’Etat passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir -- largement partagé, il existait également à Port-Royal -- de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui ; le thème de la divinisation est bien présent. En voici quelques extraits de notre édition 65 :

CHAPITRE III De la vraie Gnose.

[...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. [...] Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée. [...]

Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]

Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».

Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.

Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]

Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].

Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217]

Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]

Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste66. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. […]

En veut-on un exemple ? [...] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer67. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. [… 232]

Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.

Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. [… 255]

Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.







L’Union chez Cassien

Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.”68

[…] Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]

Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.

Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales69 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant70. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament71 : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.

On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.

Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.




Explication des Maximes (29 janvier 1697)

Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vou­loir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bien­heureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impres­sion de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éter­nelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui.

Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP 1-1024].

O Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éter­nité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisse­ment où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espé­rance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positi­vement à le haïr, elle ne consent pas même indirecte­ment à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP 1-1036].

Ainsi chaque âme, pour être pleine­ment fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vou­loir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son indus­trie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP 1-1038].

ARTICLE XXVI / VRAI / Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désin­téressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… / FAUX / La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun inter­valle à l’exercice des vertus distinctes qui sont néces­saires à chaque état… [OP 1-1066].

Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et exté­rieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP 1-1070].

repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrom­pus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là vient qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discur­sifs. [OP 1-1072].

…une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indis­tincts de la pure contemplation. [OP 1-1075].

L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p. 246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP 1-1079].

L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée trans­formation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP 1-1081/82].

CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES / La sainte indifférence n’est que le désintéresse­ment de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP 1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute conso­lation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation pas­sive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bor­nés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’ac­tion réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transfor­mation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires ; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP 1-1094/95].





Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697)

Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OC 2-287a)

il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions. …on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes ; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OC 2-295b)

Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité , et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour natu­rel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un Pléiade

, plus on se désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels, dans l’ordre de la Providence, sans inquiétude ni empres­sement. À combien plus forte raison se désire ­t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour ? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme im­parfaite désire en formant les mêmes deman­des. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affec­tion avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’or­dinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OC 2-296a)

O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous , celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…” (OC 2-308b)

L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense[...] j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire , il ne tire point de force de l’espérance.” (OC 2-310b)

Cet auteur [ Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que « ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation. » Dans cette transformation « l’âme sortant de soi, et s’écoulant , est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures. » Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle. » « Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin. » Il ajoute que « cette âme l’aime pour sa beauté , sa sainteté ; etc. » (OC 2-312a) […] « Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui‑même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes. » (OC 2-312b)

Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : « Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme , en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu[...]. Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là. » Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OC 2-316b)

Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que « depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle. » (OC 2-321a) [et aussi (OC 2-268b) après :] « cette peine lui avait duré quatre ans…»

Les suppositions impossibles de la priva­tion des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des trans­ports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquille­ment, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OC 2-323a)

Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OC 2-328a)

Sur les oppositions véritables…, XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. « Il y a , dit ce saint docteur [2.2 Quaest. XVII, art.VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par le­quel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par le­quel on aime quelque chose non en elle­-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. / Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour ; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien. »

Voilà l’espérance moins parfaite que la charité, et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien , c’est-à-dire, la béatitude , et que la charité s’attache à lui , en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. « Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OC 2-412ab)








Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 décembre 1698)

La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OC 3-254b)

« J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle. » Sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OC 3-255a)

« Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. » Saint François de Sales, Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OC 3-259b)

« Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’es­prit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes vien­draient disputer, et lui dire : ‘Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;’ l’âme ré­pondrait : ‘C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une ma­nière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les re­cherches. » [Saint Bonaventure, Myst. Theol., Liv.III, part. I.] […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connais­sance expérimentale. » (OC 3-264a)

« Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété ? Le Camus, év. de Belley, De la souveraine fin des actions chrét. p. 27.

Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu ; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu ; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu ; aussitôt les plus modérés vous enverront au ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas ; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie , ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie ; car étant nourris […]. en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte , quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123. » (OC 3-267ab)

« Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine[...]. Etant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement déifié, que tout ce qu’il est , et que tout ce qu’il fait, Dieu l’est et l’opère en lui ; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce ; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour […] C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. Il ne se connoît, il ne se trouve, il ne se sent plus nulle part; car il ne connoît plus qu’une seule très simple essence qui est Dieu […] C’est pourquoi il n’y a plus la que la très-pure divinite et l’unit essentielle […]. Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu , Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. / Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : car elle est tellement mortifiée qu’elle ne cherche nulle part son propre avantage, nulle part son utilité propre. Ibid. » (OC 3-280b-281a)

« Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110.

Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui ; car il a dit à Marthe , qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur , qu’on n’eût point d’empressement , non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423. » (OC 3-282a)

Blosius. « L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle , qu’elle ne l’est elle­-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit , selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques ; [...] car son âme est déjà un miroir clair et sans tache , conve­nablement exposé au divin soleil. Louis de Blois : Inst. c. XII. § 2.

« Quoique ces hommes aimables soient abon­damment éclairés par la lumière divine dans la­quelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doi­vent faire et ne faire pas , ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu […] Ils n’ont aucun sentiment sur eux- mêmes. Ibid. § 4. » (OC 3-284b-285a)

Le frère Laurent. « Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut. » Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OC 3-287b)

XXVe PROPOSITION. / « On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous. » P. 226. / Note: On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance. » (OC 3-287b)

Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’u­nion avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’a­mour de Dieu[...]. qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OC 3-292b)

Cassien. « […] Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous , quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu , et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes[...]. Telle est la fin de la perfection du solitaire… Cassien Conf. X, ch.VI. » (OC 3-297a)

« Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. Vie de la Mère de Chantal, Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv. » (OC 3-298b)

BLOSIUS. / « Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu , et enlevé en haut, retranche les images ; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel , où il y a une opération toute divine , et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325. » / Le fond caché de l’âme[...]. est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4. » (OC 3 -301a)










Œuvres spirituelles, choix dans [OP]

Nous reprenons les titres utilisés dans l’édition moderne du choix fénelonien [OP] édité par J. Le Brun72.

I. Lettres et opuscules spirituels

V. Sur les fautes volontaires73 […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! […] (OP 1-573).

Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de se voir74 dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable ! Comme si l’œuvre de Dieu pou­vait s’accomplir par notre chagrin ! Comme si on pou­vait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix inté­rieure ! Marthe, Marthe, pourquoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ ? Une seule est nécessaire75, qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP 1-576)

Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied76 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP 1-577, OS 1-94 77]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bour­bier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps… [OP 1-578, OS1-96]

ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP 1-588]

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspi­ration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP 1-591-592, OS1-109]

Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. / On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu ? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP 1-596]

Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap ! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ména­ger. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. / On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe ; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. [OP 1-602].

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est ques­tion.

De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui to, choixmbe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.

Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP 1-605-606, OS1-171-172]

L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP 1-607].

XII Sur la Prière. On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la par­faite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu ; toutes ces choses sont des dons exté­rieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout est perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté78 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’ima­gination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP 1-610, OS1-44]

C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP 1-611).

Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion ! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [OP 1-612, OS1-47]

Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d’ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-615, OS1-63]

Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier.

Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire ; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.

La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs ; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP 1-616).

Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté ; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en dis­posez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouve­ments de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.

Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce senti­ment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occa­sions de la journée.

Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce ; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vou­loir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.

Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi- même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impa­tience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueil­lir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP 1-620).

Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-627, OS1-77]

…sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP 1-635].

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) OP 1-648, OS1-87]

Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insen­sible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP 1-650].

Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP 1-651].

Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béa­titude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP 1-658, OS1-251]

Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP 1-659, OS1-253]

Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce der­nier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renon­cerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [OP 1-662, OS1-257]

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin79, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéresse­ment. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel[...] mais le beau est lui-même par lui-­même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme80. »

Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP 1-667, OS1-265]

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses . l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… OP 1-671, 0S1-274]

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.

1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]

2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP 1-674-675, OS1-201-202]

La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité est une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples ; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel ; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP 1-677].

Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensible­ment elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui exci­taient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle­-même, en l’occupant de lui.

Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidé­lités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes ; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même ; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP 1-679].

C’est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP 1-688, OS1-103]

Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. / Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP 1-689].

XXIX. De l’humilité. / Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véri­table humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce ; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritable­ment humble ; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bas­sesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véri­tablement humble. [OP 1-690].

Voudrait-on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu ? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean ; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer ? [OP 1-698].

O néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté ; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créa­ture. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui ? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne ; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP 1-700].

Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se repré­senter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replon­gés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur81. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seule­ment vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP 1-701, OS1-11]

Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. / Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP 1-703].

Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des- seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je ne fasse pas ? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. /, Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusques dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites et bon ; d’où vient donc que la face de la terre et: couverte de crimes et de misères ? [OP 1-706].

II. Fragments spirituels

…mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô sou­verain et unique objet. [OP 1-801].

XLII. / Quoi ! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure ! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP 1-804].




LETTRES DE DIRECTION


Nous portons dorénavant toute notre attention sur la Correspondance. Les lettres sont bien adaptées au suivi de la vie intérieure et mystique qui est individuelle, intime, et varie suivant les types psychologiques et les tempéraments. Elles couvrent les trois-quarts de notre Florilège.

Nous avons regroupé les extraits chronologiquement au sein de chaque série ou de chaque destinataire82 puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement et s’adapte au caractère de chacun83. Toute approche « généraliste » de nature théorique ou même tout regroupement par thèmes s’avère mal adapté, les mailles du filet laisse passer ce qui est mystique et qui ne peut être rangé dans quelque catégorie.

Restait à ordonner les destinataires eux-mêmes. Nous avons préféré l’ordre chronologique par dates de décès84. Ceci permet de regrouper cinq correspondants dont Fénelon connut la fin de vie : Blainville, Gramont, Lamy, Chevreuse et Beauvillier ouvrent ainsi la séquence. Puis cinq succèdent de peu à Fénelon : Maintenon, Montberon, Salm, Risbourg, Maisonfort. Trois vécurent presque la moitié du XVIIIe siècle et assurèrent ainsi une permanence de l’esprit quiétiste : le Marquis, Charlotte, Mortemart. Suivent enfin sous quatre titres des destinataires divers ou anonymes : dame Y ou demoiselle Z, correspondants connus et inconnus.

Si les Œuvres de Fénelon, largement et bien éditées, sont d’accès facile, le caractère monumental de la grande édition critique de sa Correspondance comportant neuf volumes de lettres auxquels s’ajoutent neuf volumes d’études et de précieux commentaires, comme sa mise en ordre scientifique donc chronologique, découragent le chercheur spirituel qui se retrouve devant un admirable mais trop vaste (et coûteux) Mélange.

Heureusement le dix-huitième volume de la grande édition établie entre 1972 et 2007 constitue le guide caché 85 qui permet une navigation assurée. En outre ce dernier volume livre les « bonnes feuilles » spirituelles choisies et détachées par les disciples en vue de l’édition de 1717. Surtout son éditeur I. Noye propose, avec une compétence qui restera inégalée, des noms pour la plupart des destinataires.

Les apports d’Orcibal, Noye et Le Brun, œuvres de trois vies d’érudits, permettent de reconstituer des séries de choix de textes chronologiques par dirigé(e) à partir d’un vaste ensemble chronologique. La récolte a été faite sur les volumes [CF-nos pairs] publiés de 1973 à 1999 puis en 2007 constituant le volume [CF-18]. On espère la mise à disposition d’un volume indexant l’admirable travail critique édité dans les volumes impairs I à XVII 86.

Signalons que la « Petite Duchesse » de Mortemart, dont l’importance était reconnue par les membres des cercles qui entouraient Fénelon et Mme Guyon, retrouve une présence « réelle » grâce aux « bonnes feuilles » qui lui étaient destinées.

« Envoi »

Le volume second des Œuvres spirituelles [OS], publié en 1718, est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon. Voici quelques fragments 87, recueillis avant notre lecture complète de [OFV] que sa lecture a provoquée et dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :


[...] il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).

Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse[...]. Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu[...]. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).

Désespérez toujours de vos propres efforts[...] Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. [...] Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. [...] Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123)





À Marie-Christine de Salm (1655- ?)

Nous livrons la longue notice d’Orcibal : elle évoque la position assez délicate d’un Fénelon directeur devant composer avec tous les personnages influents du Royaume et de l’Empire ; on le verra ailleurs conseiller l’électeur de Cologne 88.

Née le 22 décembre 1655 à Anholt, Marie-Christine de Salm, chanoinesse de Remiremont, appartenait à la famille des rhingraves, princes d'Anholt, dont une partie s'était mise sous la protection de la France (cf. Dangeau, 25 juillet 1690, t. III, p. 178). Elle était la fille de Léopold-Philippe-Charles qui prit séance au collège des princes à la diète de Ratisbonne de 1654 et mourut en 1663 à Anholt.

Son frère Charles-Théodore-Othon (27 juillet 1645 - 10 novembre 1710) était alors gouverneur de l'archiduc Joseph, le fils de l'empereur Léopold, auquel il devait faire épouser sa nièce (1699). Conseiller intime et maréchal de camp des armées de Léopold, il devint Premier ministre et grand-maître de la maison de l'empereur Joseph. En relation avec le janséniste Bernard Couet, il fut plus lié encore avec le vicaire apostolique Pierre Codde qu'il protégea à Rome, favorisant ainsi les origines du schisme d'Utrecht (réf.)

Charles-Théodore-Othon avait une autre soeur, Marie-Dorothée (1651 14 novembre 1702) élue en 1662 abbesse de Remiremont : elle se retira en 1670 lors de l'occupation française, mais revint en 1677. Aussitôt après elle voulut imposer la réforme commencée dès 1613 par l'abbesse Catherine de Lorraine; les dames firent des difficultés. En 1679, on convint d'arbitres : dom Henri Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, et M. de Mageron, official de Toul, mais deux ans plus tard les chanoinesses retirèrent leur accord. L'abbesse consulta alors vingt-huit docteurs de Sorbonne qui l'assurèrent qu'elle était obligée en conscience de tout mettre en usage pour rendre effective l'obéissance aux règles (réf.). Le 26 décembre 1684, elle était à Paris pour « demander au Roi des commissaires pour établir la réforme parmi ses chanoinesses » (réf.) Elle soutenait que Remiremont était une fondation bénédictine, sécularisée après neuf siècles sans le consentement des supérieures, que d'ailleurs « le chapitre n'avait point de statuts, qu'il y fallait établir un ordre », mettant par là « dans ses intérêts toutes les personnes dévotes de profession ». D'abord instruit par le Parlement de Metz, le procès vint au Conseil au début de 1692 : le 27 janvier l'abbesse elle-même logeait au palais du Luxembourg chez Mme de Guise, mais, en octobre de la même année, elle avait, par-devant le notaire Le Vasseur, constitué pour procuratrice générale et spéciale la princesse Marie-Christine à qui elle donnait tout pouvoir (réf.)

Les mois suivants furent marqués par une lutte à coup de factums, pour lesquels les deux parties trouvèrent d'illustres collaborateurs. La doyenne et les chanoinesses, représentées à Paris par Geneviève Cocherel de Bourdonné, semblent avoir usé de la belle plume du jésuite Bouhours (réf.). Quant à l'abbesse, elle eut d'abord recours à dom Mabillon (réf.), mais nous verrons que Marie-Christine sollicita aussi les conseils de Fénelon. Lié aux Guise (cf. supra, lettre du 11 décembre 1692, n. 1), Gaignières les a-t-il mis en rapport ? Du fait que, par son second mariage avec une fille d'Anne de Gonzague, princesse palatine, son frère était devenu le beau-frère de la princesse de Condé, les Langeron pouvaient servir d'intermédiaires. On notera aussi que le maréchal de Noailles eut le 7 juillet 1694 une fille du nom de Marie-Christine (A. N., 111 AP 3, dossier 7). En tout cas, Fénelon adressa jusqu'à 1710 de nombreuses lettres à Marie-Christine (avec toutefois une interruption, au moins apparente, de 1695 à 1700), mais celle-ci ne fut nullement pour lui une disciple. C'est ainsi que, restée en correspondance avec dom Mabillon, elle lui écrivait le 16 mai 1695 : « Je vous prie... de me mander ce que deviendra Mme Quion. J'espère que M. de Meaux la remettra en bon chemin. Comment est-elle tombée entre ses mains, est-ce par ordre du Roi ou par sa propre volonté? Elle ne manquera pas aux lumières de ce grand prêtre : il la convertira ou il la contiendra, et l'un et l'autre est de grande conséquence pour la religion » (réf.). Bien plus, elle était alors en relations étroites avec des vannistes jansénistes tels qu'Hilarion Monnier et même Thierry de Viaixnes (ibid., cf. aussi TAVENEAUX, pp. 208 sqq.) et elle entretint à partir de 1698 une active correspondance avec Pierre Codde (ibid., pp. 209 sqq.). Elle appréciait en eux les adversaires de « la morale corrompue » (p. 211). Sans la contredire sur ce point, Fénelon s'emploiera plus tard à lui faire « connaître jusqu'où va l'autorité de l'Église » (p. 210).

A la date du 6 mai 1693, le Conseil d'État avait, « le Roi y étant », rendu cinq arrêts. Le 27 janvier 1692. Louis XIV confirma la commission qu'il avait donnée verbalement à l'archevêque de Paris et au P. de La Chaise et il leur adjoignit comme commissaire et rapporteur le substitut Barrin de La Galissonière, remplaçant feu l'official Chéron. Le 14 mai 1692, le Roi leur associait le chancelier. Le 11 février 1693, trois arrêts réglaient beaucoup de questions en litige au sujet des droits effectifs ou honorifiques de l'abbesse. Ils maintenaient en outre sa soeur dans la charge de grande censière. Mais il fallut ensuite attendre le 28 avril 1694 pour qu'un nouveau pas fût fait et nous verrons par les lettres de Fénelon, notamment par celle du 13 décembre 1693, que les princesses de Salm n'étaient pas sans raisons d'inquiétude. (CP 3, L.227 n.1)

1062. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 31 octobre 1705.

Je suis sensiblement touché, Madame, de l’honneur de votre souvenir et de la continuation de vos bontés. Je prie souvent N.S. afin qu’il vous remplisse de son esprit et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Puisque vous êtes en paix dans votre solitude, il vaut mieux y demeurer qu’aller chercher bien loin ce qu’on ne trouve nulle part en ce monde. Le peu de jours qui nous restent ici-bas ne valent pas la peine de changer de place. La volonté de Dieu et la paix qu’elle donne se trouvent partout. Tout le reste n’est qu’illusion et inquiétude. Contentez-vous, Madame, du jour présent. Le jour de demain, comme J.C. nous l’assure, aura soin de lui-même. Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive. Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même, ou bien s’il nous ôte entièrement une certaine consolation sensible, ce n’est que pour nous éprouver et pour nous purifier par l’épreuve. Alors la privation, si elle est portée avec une entière fidélité et un vrai délaissement de l’âme à Dieu, devient bien plus utile que le secours extérieur auquel on serait attaché. Nous voudrions toujours des secours pour nous appuyer. Mais Dieu qui sait bien mieux que nous nos vrais besoins veut au contraire nous détacher de ces secours sur lesquels nous nous appuyons trop. O qu’on est bien, quand on est dans les mains de Dieu, content de ne pouvoir plus s’appuyer sur les hommes. Il faut être toujours prêt à dépendre d’eux par subordination, par docilité, par défiance de soi-même. Mais il faut être prêt aussi à perdre l’appui humain, quand Dieu l’ôte pour éprouver la foi. Contentez-vous, Madame, du peu de bien que vous pouvez faire sans trouble. On gagne peu sur les hommes. On ne vient guère à bout de les persuader, encore moins de les corriger, et de leur donner toute une conduite qui se soutienne’. Il faut se borner à tirer d’eux le plus qu’on peut, et attendre que Dieu fasse le reste; autrement on cause plus de révolte et de division qu’on ne fait du bien. Tout au plus on vient à bout de faire quelques changements extérieurs, mais ils sont forcés, ce n’est qu’une régularité judaïque et l’intérieur est pis qu’auparavant, car les cœurs sont aigris et aliénés. Faites-vous aimer pour faire aimer Dieu. Il faut prier qu’il abrège ces jours de tempête et qu’il nous donne bientôt une heureuse paix. Je vous plains dans la situation où cette guerre vous met, et j’en repasse avec amertume toutes les circonstances les plus tristes pour vous. Mais la croix est notre partage en ce monde. Nous n’y sommes que pour souffrir. Heureux qui aime sa croix. Je serais ravi si la Providence permettait que j’eusse encore l’honneur de vous voir une fois en ma vie. C’est avec le zèle et le respect le plus sincère que je serai jusqu’à la mort, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.

1133. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, ler avril 1707.

Je vous plains fort, Madame, mais Dieu qui ne veut pas nous laisser égarer a bordé notre chemin d’épines, afin que nous ne sentions que la douleur dès que nous cherchons à droite ou à gauche quelque satisfaction de l’amour-propre. Cette rigueur est une aimable miséricorde. Le seul moyen d’apaiser ou du moins de ralentir la critique des hommes est de se taire, de s’abstenir de se mêler des choses où ils ont quelque part, et de laisser les affaires aller si mal qu’on ne puisse pas vous accuser de les conduire à votre mode. Le pis-aller est que les esprits inquiets fassent des rapports sans aucun fondement ou donnent des ombrages contre vous. On ne saurait être à l’abri de l’orage, quand on est exposé aux soupçons de personnes puissantes, qui sont crédules, inappliquées et obsédées par des flatteurs. Il n’y a que la patience qui puisse remédier à ce mal. Tous les autres remèdes qu’on y chercherait seraient souvent pires que le mal même. La consolation qui doit nous soutenir dans ces embarras est que tout ce qui trouble notre repos sert à nous détacher de la vie et à nousdésabuser du monde. S’il nous flattait, sa flatterie serait un poison pour nos cœurs. Nous sommes trop heureux qu’il nous rebute, qu’il nous tracasse, et qu’il nous force à nous éloigner de ses vanités. Il nous sert bien plus utilement en nous donnant des croix qu’en nous trahissant par de fausses amitiés. O Madame, laissons les hommes et n’aimons que Dieu. Du moins ne ménageons les hommes que pour l’amour de lui. Quand nous aurons fait vers les hommes ce que Dieu demande, le meilleur pour nous est que nous n’en ayons aucune récompense en ce monde. Il n’y a qu’un seul ami sur qui on puisse compter. Si quelqu’un est ami fidèle et solide, il ne l’est qu’en Dieu. Il n’est point de ce monde. Le silence, la paix, la retraite, l’oraison, la joie de n’être rien, l’union humble et familière avec le bien-aimé dédommagent au centuple de ce que les prospérités du monde donneraient. Un jour dans la maison de Dieu vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs. Ménagez votre santé; accoutumez-vous à vous passer de tout ce qui dissipe. Comptez que le plus grand bien qu’on puisse faire est de mourir à la vivacité, à sa délicatesse et au goût de faire de belles choses, si Dieu veut nous tenir dans l’inutilité. Vous ne me feriez pas justice si vous doutiez des sentiments avec lesquels je vous suis de plus en plus dévoué en N.S. Je serai jusqu’à la mort plein de zèle et de respect pour vous, Madame. Que ne puis-je vous en donner les marques!

1218. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 28 juin 1708.

On ne saurait, Madame, être plus touché que je le suis de la continuation de vos bontés. Je remercie Dieu des dispositions où il vous met. Plus on avance vers la fin de la vie, plus on doit être dégagé du monde qu’on quittera bientôt et redoubler son attention à Dieu auquel on arrive. Demeurez en paix dans votre place bonne ou mauvaise. Elle sera toujours très bonne, si vous y portez votre croix de bon cœur. Rien n’est meilleur que de souffrir et de se taire. Parler est un soulagement de l’amour-propre dans la souffrance. C’est ne souffrir qu’à demi, que de parler en souffrant. Mais faire taire l’amour-propre, et se livrer paisiblement à la croix, c’est mourir à tout. Faites chaque jour le bien grand ou petit qu’il vous est donné de faire, et faites-le sans retour sur vous, comptant qu’il est juste que vous soyez inutile à tout bien. Portez les défauts d’autrui sans impatience, sans critique, sans hauteur, et les vôtres sans flatterie ni découragement. Accoutumez-vous à voir vos fautes, vos faiblesses, vos infidélités et vos impuissances de vous corriger jamais par vos propres forces. Rabaissez-vous non seulement sous la puissante main de Dieu’, mais encore devant les créatures. Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui puisse nous faire apercevoir nos hauteurs et nos délicatesses;. Il n’y a que cet esprit de vérité qui puisse nous rendre vrais, simples, petits et accommodants. Lui seul peut nous ôter tout art et toute fausseté; lui seul peut, en rompant la raideur de notre propre sens, et de notre propre volonté, nous rendre souples, pour nous faire tout à tous. Je suis fort aise, Madame, de ce que vous avez lu les ouvrages qui vous ont été envoyés. Il n’y a point d’autre ressource contre la présomption de l’esprit humain qu’une autorité absolue, qui ne lui laisse rien à décider. Tout est perdu si l’homme se permet encore de s’écouter. La vraie science est celle qui nous apprend à nous mépriser, à nous défier de nos vues et à être dociles. Nous avons un besoin infini de porter ce joug. Plus les hommes le supportent impatiemment, plus ils en prouvent la nécessité. Leur révolte contre cette autorité salutaire montre combien leur esprit est malade et incapable de s’en passer. Si les hommes priaient du cœur au lieu de raisonner sans fin, toutes les disputes tomberaient bientôt. On s’aimerait les uns les autres sans jalousie ni partialité, et la vérité uniquement aimée réunirait tous les cœurs. Fuyons toutes les préventions, n’écoutons que l’Église. Défions-nous du zèle amer. Voilà, Madame, ce que je vous souhaite. Pardon de tant de libertés. Je serai le reste de ma vie avec zèle et respect votre très humble, et très obéissant serviteur.

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

1247. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambrai] 30 septembre 1708.

[…] On est bien savant, quand on sait qu’on n’est rien, et que Dieu est tout. Au contraire on ne sait rien, quand on sait toutes les sciences, et qu’on ignore sa propre ignorance, et la vanité de tout ce qu’on sait. On apprend bien plus de Dieu dans le recueillement et dans le silence, que dans les raisonnements des savants. Quelque peine et quelque traverse que vous puissiez avoir, je vous trouve bien, pourvu que vous soyez en silence dans un coin, ouvrant et délaissant votre cœur à Dieu pour porter toutes vos croix avec humilité, patience et amour. Encore un peu, et celui qui doit venir viendra. Il ne tardera guère. Cependant mon juste vit de la foi. Vivez-en donc, Madame, et non de la sagesse humaine. […]

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.





Madame de la Maisonfort (1663-après 1717)

Cousine de Mme Guyon, bras droit dans la fondation de Saint-Cyr, puis « exilée » en divers lieux religieux.

« Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Bien faite et agréable, elle sut bientôt gagner l'esprit de son abbesse qui la mena à Nancy au passage de la Dauphine en mars 1680. Sa famille étant très pauvre et, son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon qui la chargeait de remplacer la supérieure, ne tarissait pas d'éloges à son sujet et se plaignait de ne pas entendre assez parler d'elle. A Versailles elle était « connue même très particulièrement du Roi qui la voyait tous les jours chez Mme de Maintenon et lui faisait l'honneur de lui parler ». Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Bien qu'elle fût depuis le début de 1696 en relation avec Bossuet, elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. […] Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon ( ?) et Mme Guyon. » [O] 89.

314. À Mme DE LA MAISONFORT. [Mars 1695].

Il n’y a de mauvaises réflexions que celles qu’on fait par amour-propre sur soi-même et sur les dons de Dieu pour se les approprier. Il est aussi bon en soi de réfléchir que de s’occuper autrement ; le mal est de se regarder avec complaisance ou avec inquiétude. Quand la grâce porte l’âme à faire des réflexions sur soi, elles sont aussi parfaites que la présence de Dieu la plus sublime. Si donc on parle souvent de laisser tomber les réflexions, et de s’oublier, cela ne se doit entendre que du retranchement des réflexions empressées de l’amour-propre, qui sont presque toujours celles qu’on remarque dans les âmes, ou de celles qui interrompraient la vue actuelle de Dieu dans les temps d’oraison simple.

Saint François de Sales n’a pas prétendu retrancher toute action de grâces, ni toute attention à nous-mêmes : autrement il ne faudrait plus de colloque amoureux avec Dieu, tel que les grands saints en ont dans l’oraison la plus passive. Il ne faudrait plus de directeur ; car on parle sans cesse au directeur de soi et de ses dispositions, ce qui est une réflexion sur soi-même. Tout se réduit donc à ne point faire des actes empressés, ni même méthodiques et arrangés, pour s’examiner, ou pour rendre grâces à Dieu, quand l’attrait d’oraison est actuel, et qu’il nous occupe du repos d’amour avec Dieu.

La neuvième proposition est la seule sur laquelle j’ai hésité; mais comme on trouve dans la XXXIIIe ce qui me paraît nécessaire pour l’éclaircir90, je n’ai pas cru devoir m’arrêter là-dessus. Quoique la récompense qui est le bonheur éternel, ne puisse jamais être réellement séparée de l’amour de Dieu, ces deux choses néanmoins peuvent être séparées dans nos motifs ; car on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux.

Beaucoup de saints canonisés ont été dans ce sentiment ; il est même le plus autorisé dans les écoles. Ces âmes ne souhaitent point leur salut en tant qu’il est leur salut propre, leur avantage et leur bonheur. Si Dieu les devait anéantir à la mort, ou leur faire souffrir un supplice éternel, sans le haïr et sans perdre son amour, elles ne le serviraient pas moins, et elles ne le servent pas davantage pour la récompense qu’il promet. Ce qu’elles veulent à l’égard du salut, c’est la perpétuité de l’amour de Dieu, et la conformité à sa volonté, qui est que tous les hommes en général et chacun de nous en particulier soient sauvés. On ne veut donc point en cet état son salut, comme son propre salut, et à cet égard on y est indifférent ; mais on le veut comme une chose que Dieu veut, et en tant que le salut est la perpétuité même de l’amour divin. L’amour ne peut vouloir cesser d’aimer.

Saint François dit, il est vrai, que l’oraison de quiétude contient éminemment les actes d’une méditation discursive. Et en effet, toutes les fois qu’on se sent attiré à cette oraison avec une répugnance aux actes discursifs, il faut se laisser à cet attrait, pourvu qu’on soit dans un état assez avancé pour cette sorte d’oraison. Mais il ne s’ensuit pas que cette oraison exclue pour toujours tous les actes distincts. Ces actes, dans un grand nombre d’occasions de la vie, sont les fruits de cette oraison, et les fruits de cette oraison, qui sont les actes, étant faits dans les occasions sans empressement, servent à leur tour à cette oraison, pour la rendre plus pure et plus forte. Une personne qui ne ferait jamais de ces actes simples et paisibles en aucune des occasions principales où il est naturel d’en faire, et qui se contenterait d’une quiétude générale comme plus parfaite, me paraîtrait dans l’illusion, et dans l’inexécution de la loi de Dieu.

Les âmes les plus passives font aussi des actes distincts et en grand nombre, mais sans empressement ; c’est ce que les mystiques appellent coopérer avec Dieu sans activité propre. Je crois que ces actes distincts se font même dans l’oraison ; mais ils se font par une certaine pente et une certaine facilité spéciale qui est dans le fond de l’âme, par l’habitude de l’oraison passive, pour former, selon les besoins, les actes les plus éminents.

Toute la vie des âmes passives se réduit à l’unité et simplicité de la quiétude, quand Dieu les y met actuellement. Mais ce principe d’unité et de simplicité se multiplie d’une manière très distincte et très variée selon les besoins et les occasions, et même suivant les choses que Dieu veut opérer dans l’intérieur, sans aucune occasion extérieure. Cet amour simple de repos, pendant qu’il est actuel, est un tissu d’actes très simples et presque imperceptibles. Quand cet amour direct et de repos n’est pas actuel, ce principe d’unité, comme le tronc d’un arbre, se multiplie dans ses branches et dans ses fruits. Il devient pendant la journée une occupation indirecte de Dieu. C’est tantôt acquiescement aux croix, puis à l’abandon, aux délaissements ; une autre fois, support des contradictions ; dans la suite, renoncement à la sagesse propre, docilité pour le prochain, attachement à l’obéissance, etc. C’est l’esprit un et multiplié dont parle Salomon. Tantôt il n’est qu’une chose, tantôt il en est plusieurs. Il est simple par son principe dans la multitude des actes depuis le matin jusqu’au soir, quoiqu’ils ne soient pas toujours discursifs et réfléchis. La grâce y incline doucement l’âme en chaque moment, suivant l’occasion et le dessein de Dieu. …

190. LSP 25. À Mme DE LA MAISONFORT. 29 février [1692].

Je me réjouis de vous savoir à la veille d’un grand sacrifice où j’espère que vous trouverez la paix. Il la faut moins chercher par l’état extérieur, que par la disposition intérieure. Toutes les fois que vous voudrez prévoir l’avenir, et chercher des sûretés avec Dieu, il vous confondra dans vos mesures, et tout ce que vous voudrez retenir vous échappera. Abandonnez donc tout sans réserve. La paix de Dieu ne subsiste parfaitement que dans l’anéantissement de toute volonté et de tout intérêt propre. Quand vous ne vous intéresserez plus qu’à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de son bon plaisir, votre paix sera plus profonde que les abîmes de la mer, et elle coulera comme un fleuve. Il n’y a que la réserve, le partage d’un cœur incertain, l’hésitation d’un cœur qui craint de trop donner, qui puisse troubler ou borner cette paix, immense dans son fond comme Dieu même. […]

Dieu vous veut sage, non de votre propre sagesse, mais de la sienne. Il vous rendra sage, non en vous faisant faire force réflexions, mais au contraire en détruisant toutes les réflexions inquiètes de votre fausse sagesse. Quand vous n’agirez plus par vivacité naturelle, vous serez sage sans sagesse propre. Les mouvements de la grâce sont simples, ingénus, enfantins. La nature impétueuse pense et parle beaucoup : la grâce parle et pense peu, parce qu’elle est simple, paisible et recueillie au-dedans. Elle s’accommode aux divers caractères; elle se fait tout à tous; elle n’a aucune forme ni consistance propre, car elle ne tient à rien, mais elle prend toutes celles des gens qu’elle doit édifier. Elle se proportionne, se rapetissse, se replie. Elle ne parle point aux autres selon sa propre plénitude, mais suivant leurs besoins présents. Elle se laisse reprendre et corriger. Surtout elle se tait, et ne dit au prochain que ce qu’il est capable de porter; au lieu que la nature s’évapore dans la chaleur d’un zèle inconsidéré. […]91.

LSP 145* A MADAME DE LA MAISONFORT

Dieu ne donne son esprit qu’à ceux qui le lui demandent avec douceur et petitesse. Rapetissez-vous donc, radoucissez votre cœur. Devenez un bon petit enfant, qui se laisse porter partout où l’on veut, et qui ne demande pas même où est-ce qu’on le porte. Pour moi, je ne puis plus avoir l’honneur de vous voir; mais vous n’avez aucun besoin de moi, si vous avez le courage de ne rien décider, et de vous livrer à la volonté de ceux qui gouvernent. Il y avait autrefois un solitaire qui s’était dépouillé du livre des Évangiles, et qui disait: «Je me suis dépouillé de tout, même du livre qui m’a enseigné le dépouillement.» À quoi sert l’abandon que vous avez tant aimé ? N’est-ce pas une illusion, si on ne le pratique quand les occasions s’en présentent ? Je ne suis point comparable au livre sacré des Évangiles, où est la parole de vie éternelle ; mais quand je serais un ange du ciel, au lieu que je ne suis qu’un indigne prêtre, il ne faudrait se souvenir de moi que pour se souvenir de ce que j’ai pu dire de bon.

Je ne vous ai jamais parlé que d’abandon sans réserve et de docilité enfantine. Je ne vous ai donc enseigné qu’à vous détacher de moi comme de tout le reste, et qu’à vous abandonner sans hésitation à la conduite de vos supérieurs92. Ce serait vous ôter de votre grâce et de l’ordre de Dieu, que de vouloir vous donner encore des secours auxquels vous devez mourir. Quand le temps de mourir à certains secours est venu, ces secours ne sont plus secours, ils se tournent en pièges. Au lieu d’être des moyens qui unissent à Dieu, ils deviennent un milieu humain entre Dieu et nous, qui nous arrête, et nous empêche de nous unir immédiatement à lui. Je le prie de tout mon cœur, Madame, de vous donner l’esprit de foi et de sacrifice dont vous avez besoin pour accomplir sa volonté. Personne ne vous honorera jamais plus parfaitement que moi93.

LSP 206.*A MADAME DE LA MAISONFORT

Je m’en tiens à ce que vous dites, qui est que vous résistez sans cesse à la volonté de Dieu. L’impression qu’il vous donne est d’être occupée de lui; mais les réflexions de votre amour-propre ne vous occupent que de vous-même. Puisque vous connaissez que vous seriez plus en repos, si vous ne vouliez pas sans cesse, par vos efforts, atteindre à une oraison élevée, et briller dans la dévotion, pourquoi ne cherchez-vous pas ce repos ? Contentez-vous de suivre Dieu et ne prétendez pas que Dieu suive vos goûts pour vous flatter. Faites l’oraison comme les commençants les plus grossiers et les plus imparfaits, s’il le faut: accommodez-vous à l’attrait de Dieu et à votre besoin. Il est vrai qu’il ne faut pas se troubler quand on sent en soi les goûts corrompus de l’amour-propre. Il ne dépend pas de nous de ne les sentir point ; mais il n’y faut donner aucun consentement de la volonté, et laisser tomber ces sentiments involontaires, en se tournant d’abord simplement vers Dieu. Moyennant cette conduite, il faut communier, et il faut même communier pour la pouvoir tenir. Si vous attendiez à communier que vous fussiez parfaite, vous n’auriez jamais ni la communion ni la perfection ; car on ne devient parfait qu’en communiant, et il faut manger le pain descendu du ciel pour parvenir peu à peu à une vie toute céleste.

Pour vos croix, il faut les prendre comme la pénitence de vos péchés, et comme l’exercice de mort à vous-même qui vous mènera à la perfection. O que les croix sont bonnes ! O que nous en avons besoin ! Eh ! que ferions-nous sans croix? Nous serions livrés à nous-mêmes, et enivrés d’amour-propre. Il faut des croix, et même des fautes, que Dieu permet pour nous humilier. Il faut mettre tout à profit, éviter les fautes dans l’occasion, et s’en servir pour se confondre dès qu’elles sont faites. Il faut porter les croix avec foi, et les regarder comme des remèdes très salutaires.

Craignez la hauteur ; défiez-vous de ce que le monde appelle la bonne gloire; elle est cent fois plus dangereuse que la plus sotte. Le plus subtil poison est le plus mortel. Soyez douce, patiente, compatissante aux faiblesses d’autrui, incapable de toute moquerie et de toute critique. La charité croit tout le bien qu’elle peut croire, et supporte tout le mal qu’elle ne peut s’empêcher de voir dans le prochain. Mais, pour être ainsi morte au monde, il faut vivre à Dieu ; et cette vie intérieure ne se puise que dans l’oraison. Le silence et la présence de Dieu sont la nourriture de l’âme.

LSP 207.* A MADAME DE LA MAISONFORT

J’ai reçu votre dernière lettre. Il m’y paraît que Dieu vous fait de grandes grâces, car il vous éclaire et poursuit beaucoup; c’est à vous à y correspondre. Plus il donne, plus il demande; et plus il demande, plus il est juste de lui donner.

Vous voyez qu’il retire ses consolations et l’attrait du recueillement, dès que vous vous laissez aller au goût des créatures qui vous dissipent. Jugez par là de la jalousie de Dieu et de celle que vous devez avoir contre vous-même, pour n’être plus à vous, et pour vous livrer toute à lui sans réserve.

Vous aviez bien raison de croire que le renoncement à soi-même, qui est demandé dans l’Évangile, consiste dans le sacrifice de toutes nos pensées et de tous les mouvements de notre cœur. Le moi, auquel il faut renoncer, n’est pas un je ne sais quoi ou un fantôme en l’air; c’est notre entendement qui pense, c’est notre volonté qui veut à sa mode par amour-propre. Pour rétablir le véritable ordre de Dieu, il faut renoncer à ce moi déréglé, en ne pensant et en ne voulant plus que selon l’impression de l’esprit de grâce.

Voilà l’état où Dieu se communique familièrement. Dès qu’on sort de cet état, on résiste à l’esprit de Dieu, on le contriste, et on se rend indigne de son commerce. C’est par miséricorde que Dieu vous rebute, et vous fait sentir sa privation dès que vous vous tournez vers les créatures : c’est qu’il veut vous reprocher votre faute, et vous en humilier, pour vous en corriger et pour vous rendre plus précautionnée. Alors il faut revenir humblement et patiemment à lui. Ne vous dépitez jamais, c’est votre écueil ; mais comptez que le silence, le recueillement, la simplicité, et l’éloignement du monde sont pour vous ce que la mamelle de la nourrice est pour l’enfant.

LSP 208* A MADAME DE LA MAISONFORT

Je suis véritablement attristé d’avoir vu hier votre cœur si malade. Il me semble que vous devez faire également deux choses : l’une est de ne suivre jamais volontairement les délicatesses de votre amour-propre; l’autre est de ne vous décourager jamais en éprouvant dans votre cœur ces dépits si déraisonnables. Voulez-vous bien faire? Demandez à Dieu qu’il vous rende patiente avec les autres et avec vous-même. Si vous n’aviez que les autres à supporter, et si vous ne trouviez de misères qu’en eux, vous seriez violemment tentée de vous croire au-dessus de votre prochain. Dieu veut vous réduire, par une expérience presque continuelle de vos défauts, à reconnaître combien il est juste de supporter doucement ceux d’autrui. Eh ! que serions-nous, si nous ne trouvions rien à supporter en nous puisque nous avons tant de peine à supporter les autres, lors même que nous avons besoin d’un continuel support?

Tournez à profit toutes vos faiblesses en les acceptant, en les disant avec une humble ingénuité, et en vous accoutumant à ne compter plus sur vous. Quand vous serez bien sans ressource, et bien dépossédée de vous-même par un absolu désespoir de vos propres forces, Dieu vous apprendra à travailler dans une entière dépendance de sa grâce pour votre correction. Ayez patience avec vous-même ; rabaissez-vous ; rapetissez-vous ; demeurez dans la boue de vos imperfections, non pour les aimer ni pour négliger leur correction, mais pour en tirer la défiance de votre cœur et l’humiliation profonde, comme on tire les plus grands remèdes des poisons mêmes. Dieu ne vous fait éprouver ces faiblesses, qu’afin que vous recouriez plus vivement à lui. Il vous délivrera peu à peu de vous-même. O l’heureuse délivrance !

LSP 209.*A MADAME DE LA MAISONFORT [Avant mai 1697]

Vous vous réjouissez par jalousie des défauts de M[...].94 que vous supportez le plus impatiemment : vous êtes plus choquée de ses bonnes qualités que de ses défauts. Tout cela est bien laid et bien honteux. Voilà ce qui sort de votre cœur, tant il en est plein ; voilà ce que Dieu vous fait sentir, pour vous apprendre à vous mépriser, et à ne compter jamais sur la bonté de votre cœur. Votre amour-propre est au désespoir quand, d’un côté, vous sentez au dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand, d’un autre côté, vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes, à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propret. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. Au reste, comme ces choses ne sont que des sentiments involontaires, il suffit que la volonté n’y consente point. Par là vous en tirerez le profit de l’humiliation, sans avoir l’infidélité d’adhérer à des sentiments si corrompus.

[…] Vous pensiez vous posséder; mais l’expérience vous montrera que c’est un amour-propre ombrageux, dépiteux et bizarre qui vous possède. J’espère que, dans la suite, vous ne songerez plus à vous posséder vous-même, et que vous vous laisserez posséder de Dieu.

223. LSP 213. À MADAME DE LA MAISONFORT. 5 avril [1693].

Vous voudriez être parfaite, et vous voir telle, moyennant quoi vous seriez en paix. La véritable paix de cette vie doit être dans la vue de ses imperfections non flattées et tolérées, mais au contraire condamnées dans toute leur étendue. On porte en paix l’humiliation de ses misères, parce qu’on ne tient plus à soi par amour-propre. On est fâché de ses fautes plus que de celles d’un autre, non parce qu’elles sont siennes, et qu’on y prend un intérêt de propriété, mais parce que c’est à nous à nous corriger, à nous vaincre, à nous désapproprier, à nous anéantir, pour accomplir la volonté de Dieu à nos dépens. Le tempérament convenable à notre besoin, est de nous rendre attentifs et fidèles à toutes les vues intérieures de nos imperfections, qui nous viennent par le fond sans raisonner, et de n’écouter jamais volontairement les raisonnements inquiets et timides, qui vous rejetteraient dans le trouble de vos anciens scrupules. Ce qui se présente à l’âme d’une manière simple et paisible, est lumière de Dieu pour la corriger. Ce qui vous vient par raisonnement et par inquiétude, est un effet de votre naturel qu’il faut laisser tomber peu à peu en se tournant vers Dieu avec amour. Il ne faut non plus se troubler par la prévoyance de l’avenir, que par les réflexions sur le passé. Quand il vous vient un doute que vous pouvez consulter, faites-le : hors de là, n’y songez que quand l’occasion se présente. Alors donnez-vous à Dieu, et faites bonnement le mieux que vous pourrez, selon la lumière du moment présent.

Quand les occasions de sacrifice sont passées, n’y songez plus. Si elles reviennent, ne faites rien par le souvenir du moment passé : agissez par la pente actuelle du cœur.




Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747)

Jeune intellectuelle convertie au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis – plusieurs années passent - coupe court à tout attachement. Voici ce qu’Orcibal nous apprend sur son milieu et sur elle-même :


« Bien que le marquis de Dangeau et son frère l'abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l'Edit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur soeur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l'Ouest, mais, à la demande des Dangeau, Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l'abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon qui « avait examiné » avec elle « ses doutes sur son ancienne religion » (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la soeur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d'habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray « attendait W. sa mère pour faire sa profession » qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Soeur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l'archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l'éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747. » 95

Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696 puis à la maturité de 1711 à 1714. Un condensé en italiques précède les douze lettres qui nous sont parvenues96.



Choix de citations extrait de la série complète des lettres


Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : « Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu. »

Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».

Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais « vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. » « Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. »

Novembre : « N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! »

Décembre : « Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. »

Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : « J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. »

Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : « L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation » « il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. » « L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. » «  L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. / L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. / La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. » « Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. » « Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. » Et conclus : « Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. »

Août : « Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné » « Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. »

Décembre : « En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. »

Décembre encore ? : « Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. »

Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :

Janvier 1711 : « Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. »

Décembre de la même année à « ma très honorée sœur » : « A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. » «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. » « Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. » « je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle » 

Mars 1714 : « Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous. »

Reprise de la série complète des lettres :

LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689]

Il me tarde de savoir de vous comment vous vous trouvez dans votre retraite, en approchant du jour que vous craignez tant, et qui est si peu à craindre. Vous verrez que les fantômes qui épouvantent de loin ne sont rien de près. Quand sainte Thérèse fit son engagement, elle dit qu’il lui prit un tremblement comme des convulsions, et qu’elle crut que tous les os de son corps étaient déboîtés97. « Apprenez, dit-elle, par mon exemple, à ne rien craindre quand vous vous donnez à Dieu. » En effet, cette première horreur fut suivie d’une paix et d’une sainteté qui ont été la merveille de ces derniers temps.

J’aime mieux que vous dormiez huit heures la nuit, et que vous payiez Dieu pendant le jour d’une autre monnaie. Il n’a pas besoin de vos veilles au-delà de vos forces ; mais il demande un esprit simple, docile et recueilli, un cœur souple à toutes les volontés divines, grand pour ne mettre aucunes bornes à son sacrifice, prêt à tout faire et à tout souffrir, détaché sans réserve du monde et de soi-même. Voilà la vraie et pure immolation de l’homme tout entier, car tout le reste n’est pas l’homme ; ce n’est que le dehors et l’écorce grossière.

Humiliez-vous avec les Mages devant Jésus enfant98. En donnant votre volonté, qui n’est pas à vous, et que vous livreriez au mensonge si vous la refusiez à Dieu, vous ferez un don plus précieux qu’en donnant l’or et les parfums de l’Orient. Donnez donc, mais donnez sans partage et sans jamais reprendre. O qu’on reçoit en donnant ainsi, et qu’on perd quand on veut garder quelque chose ! Le vrai fidèle n’a plus rien : il n’est plus lui-même à lui-même.

Vous ne devez point vous embarrasser de vos défauts, pourvu que vous ne les aimiez pas, et qu’il n’y en ait aucun que vous ayez un certain désir secret d’épargner. Il n’y a que ces réserves qui arrêtent la grâce, et qui font languir une âme sans avancer jamais vers Dieu. Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. Il les emploiera à vous humilier, à vous crucifier, à vous confondre, à vous arracher toute ressource et toute confiance en vous-même. Il brûlera les verges après vous en avoir frappé, pour vous faire mourir à l’amour-propre. Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.99.

LSP 17. L.37 & L.329S 100. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696].

Si je vous ai écrit, ma chère sœur, sur les précautions dont vous avez besoin, ce n’est pas que je croie que vous vous trompiez; mais c’est que je voudrais que vous fussiez loin des pièges101. Celui de l’approbation de toutes les personnes de votre maison n’est pas médiocre. D’ailleurs vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès102 votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. Vous ne sauriez trop abattre votre esprit, ni vous défier trop de vos lumières et de toutes les grâces sensibles. Il ne faut pas les rejeter, afin que Dieu en fasse en vous tout ce qu’il lui plaira, supposé qu’elles viennent de lui : mais il ne faut pas s’y arrêter un seul instant, et cela n’empêchera point leur effet, si c’est Dieu qui en est la source. Tout ce que vous m’avez écrit me semble bon, et je vous prie de n’aller pas plus loin. Communiquez-vous peu aux autres; ne le faites que par pure obéissance103, et d’une manière proportionnée au degré de chaque personne. Il faut que les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Ce n’est pas pour dissimuler, mais seulement pour ne dire à chacun que les vérités qu’il est capable de porter, réservant la nourriture solide aux forts, pendant qu’on donne le lait aux enfants. Le dépôt entier de la vérité est dans la tradition indivisible de l’Église; mais on ne le dispense que par morceaux, suivant que chacun est en état d’en recevoir plus ou moins. Je serai très aise de savoir de vos vues et de vos dispositions tout ce que Dieu vous mettra au cœur de m’en confier; mais je crois que le temps le plus convenable pour cette communication sera celui de mon retour104. Alors j’irai vous rendre une visite, où nous pourrons parler ensemble; après quoi vous me confierez par écrit ou de vive voix tout ce que vous voudrez, pourvu que vos supérieurs l’approuvent. En attendant, je prierai notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches, pour ne les aimer plus qu’en lui seul, et pour vous faire porter la croix dans l’esprit de Jésus-Christ : tout le zèle empressé que vous avez105 pour le salut de vos parents leur sera peu utile106. On voudrait par principe de nature communiquer la grâce : elle ne se communique que par mort à soi-même et à son zèle trop naturel. Attendez en paix les moments de Dieu. Jésus-Christ dit souvent : mon heure n’est pas encore venue. On voudrait bien la faire venir; mais on la recule en voulant la hâter. L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort, et non pas de vie; c’est une œuvre où il faut toujours sentir son inutilité et son impuissance. Telle est la patience et la longanimité des saints. Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. Vous m’obligerez sensiblement si vous voulez bien témoigner à la mère prieure et aux autres de votre maison combien je les révère107.

LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre.

Que direz-vous de moi, ma chère sœur ? je n’ai pas encore eu un moment libre pour lire votre Vie du Bienheureux Jean de la Croix108, mais je m’en vais la lire au plus tôt et bien exactement. Pour vos lettres où vous me parlez de ses maximes, je les approuve du fond de mon cœur : ces maximes sont de l’esprit de Dieu, et il ne peut jamais y en avoir de contraires qui ne soient pernicieuses. Il y a même dans ces maximes bien entendues, de grands principes de vie intérieure qui demandent beaucoup d’expérience et de grâce. Ce que je souhaite de vous, ma chère sœur, c’est que vous ne vous fassiez jamais un appui des talents humains dans votre obéissance. N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous, et qu’il est votre supérieur, ou que vos supérieurs agréent qu’il vous conduise, et que vous éprouvez, indépendamment du raisonnement et du goût humain, qu’il vous aide plus qu’un autre à vous laisser subjuguer par l’esprit de grâce et à mourir à vous-même. Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! Écoutez saint Paul : Vous êtes prudents en Jésus-Christ ; pour nous, nous sommes insensés pour lui. Ne craignez point d’être indiscrète ; à Dieu ne plaise que je veuille de vous aucune indiscrétion ! mais je ne voudrais laisser en vous qu’une sagesse de pure grâce, qui conduit simplement les âmes fidèles, quand elles ne se laissent aller ni à l’humeur, ni aux passions, ni à l’amour-propre, ni à aucun mouvement naturel. Alors ce qu’on appelle dans le monde esprit, raisonnement et goût, tombera. Il ne restera qu’une raison simple, docile à l’esprit de Dieu, et une obéissance d’enfant pour vos supérieurs, sans regarder en eux autre chose que Dieu. Je le prie d’être lui seul toutes choses en vous.

LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695].

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert. Envoyez-la ou supprimez-la suivant que vous jugerez à propos. Voyez si elle est convenable à son état, et décidez simplement en bonne personne. J’ai beaucoup pensé à vous devant Dieu depuis deux ou trois jours. Je ne saurais souffrir votre esprit, ni le goût que vous avez pour celui des autres. Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. Le bienheureux Jean de la Croix donnait bien moins à l’esprit que vous. Plus d’autre esprit que l’esprit de Dieu. La véritable grâce nous fait tout à tous indistinctement ; elle rabaisse tous les talents, elle aplanit tout, elle fait qu’on est ravi d’être avec les gens les plus grossiers et les plus idiots109, pourvu qu’on y soit pour faire la volonté de Dieu. Pardon, ma chère sœur, de mes indiscrétions. Mille et mille fois tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.

LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?]

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert et je vous prie de la voir, afin que vous soyez dans la suite de notre commerce, et que vous lui aidiez à se soutenir dans ses bonnes intentions pendant que je ne saurais le voir. J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection; votre oraison ne nourrira plus votre esprit. La conversation du Seigneur est avec les simples; ils sont ses bien-aimés et les confidents de ses mystères. Les sages et les prudents n’y auront point de part. L’enfant Jésus se montre aux bergers plus tôt qu’aux Mages. Devenez bergère ignorante, grossière, imbécile; mais droite, détachée de vous-même, docile, naïve, et inférieure à tout le monde. O que cet état est meilleur que celui d’être sage en soi-même ! Pardon, ma chère sœur : je prie le saint enfant Jésus de vous mettre son enfance au cœur. Demeurez à la crèche en silence avec lui; demandez pour moi ce que je souhaite pour vous. Mille compliments très sincères pour la mère Prieure et pour la sœur de Charost110.

LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696] 111.

Vous pouvez facilement, ma chère sœur, consulter des personnes plus éclairées que moi sur les voies de Dieu, et je vous conjure même de ne suivre mes pensées qu’autant qu’elles seront conformes aux sentiments de ceux qui ont reçu de la Providence l’autorité sur vous 112.

La contemplation est un genre d’oraison autorisé par toute l’Église ; elle est marquée dans les Pères et dans les théologiens des derniers siècles : mais il ne faut jamais préférer la contemplation à la méditation. Il faut suivre son besoin et l’attrait de la grâce, par le conseil d’un bon directeur. Ce directeur, s’il est plein de l’esprit de Dieu, ne prévient jamais la grâce en rien, et il ne fait que la suivre patiemment et pas à pas, après l’avoir éprouvée avec beaucoup de précaution. L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation, si son directeur le juge à propos. Balthasar Alvarez113, l’un des directeurs de sainte Thérèse, dit, suivant une règle marquée dans les meilleurs spirituels, que, quand la contemplation manque, il faut reprendre la méditation, comme un marinier se sert des rames quand le vent n’enfle plus les voiles. Cette règle regarde les âmes qui sont encore dans un état mêlé : mais en quelque état éminent et habituel qu’on puisse être, la contemplation ni acquise ni même infuse ne dispense jamais des actes distincts des vertus ; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation. Il est vrai seulement qu’en cet état les âmes font les actes des vertus d’une manière plus simple et plus paisible, qui tient quelque chose de la simplicité et de la paix de la contemplation.

Pour Jésus-Christ, il n’est jamais permis d’aller au Père que par lui ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. Ces âmes mêmes qui ne sont pas d’ordinaire occupées de Jésus-Christ dans leur oraison, ne laissent pas d’avoir de temps en temps certaines pentes vers lui, et une union plus forte que tout ce que les âmes ferventes de l’état commun éprouvent d’ordinaire. Une voie où l’on n’aurait plus rien pour Jésus-Christ serait non seulement suspecte, mais encore évidemment fausse et pernicieuse. Il est vrai seulement qu’entre ces deux états, de goûter souvent Jésus-Christ ou de demeurer solidement unie à lui, sans avoir en ce genre beaucoup de sentiments et de goûts aperçus, on ne choisit point ; chacun doit suivre en paix le don de Dieu, pourvu que toute l’âme ne tienne à Dieu que par Jésus-Christ, unique voie et unique vérité.

Votre oraison, de la manière dont vous me la dépeignez, n’a rien que de bon : elle est même variée, et pleine d’actes très faciles à distinguer. Ces différents sentiments d’adoration, d’amour, de joie, d’espérance et d’anéantissement devant Dieu, sont autant d’actes très utiles. Pour les lumières, les goûts et les sentiments auxquels vous dites : Vous n’êtes pas mon Dieu, etc., cela est encore très bon ; il faut être prêt à être privé de ces sortes de dons qui consolent et qui soutiennent. Il n’y a que l’amour et la conformité à la volonté de Dieu qu’on ne doit jamais séparer de Dieu même, parce qu’on ne peut être uni même immédiatement à Dieu, pour parler le langage des mystiques, que par l’amour et par la conformité à sa volonté dans tout ce qu’elle fait, qu’elle commande et qu’elle défend.

L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. Il y aura assez d’occasions où ce même attrait vous occupera expressément de Jésus-Christ et des actes distincts des vertus qui sont nécessaires à votre état intérieur et extérieur.

Pour le silence dont le Roi-Prophète parle, c’est celui dont saint Augustin parle aussi, quand il dit : Que mon âme fasse taire tout ce qui est créé, pour passer au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu lui-même; qu’elle se fasse taire aussi elle-même à l’égard d’elle-même : sileat anima mea ipsa sibi114 ; que dans ce silence universel, elle écoute le Verbe qui parle toujours, mais que le bruit des créatures nous empêche souvent d’entendre. Ce silence n’est pas une inaction et une oisiveté de l’âme; ce n’est qu’une cessation de toute pensée inquiète et empressée, qui serait hors de saison quand Dieu veut se faire écouter. Il s’agit de lui donner une attention simple et paisible, mais très réelle, très positive et très amoureuse pour la vérité qui parle au-dedans. Qui dit attention, dit une opération de l’âme et une opération intellectuelle accompagnée d’affection de la volonté. Qui dit imposer silence, dit une action de l’âme qui choisit librement et par un amour méritoire. En un mot, c’est une fidélité actuelle de l’âme, qui, dans sa paix la plus profonde, préfère d’écouter l’esprit intérieur de grâce à toute autre attention. Alors l’opération tranquille de l’âme est une pure intellection, quoique les mystiques, prévenus des opinions de la philosophie de l’Ecole, aient parlé autrement. L’âme y contemple Dieu comme incorporel, et par conséquent elle n’admet ni image ni sensation qui le représente; elle l’adore ainsi tel qu’il est. Je sais bien que l’imagination ne cesse point alors de représenter des objets, et les sens de produire des sensations; mais l’âme, uniquement soutenue par la foi et par l’amour, n’admet volontairement aucune de ces choses qui ne sont ni Dieu ni rien de ressemblant à sa nature, non plus qu’un mathématicien ne fait point entrer dans ses spéculations de mathématique la vue involontaire des mouches qui bourdonnent autour de lui.

Il faut seulement remarquer deux choses sur la contemplation : la première, que le Verbe, en tant qu’il est incarné, quand il parle dans cette oraison, ne doit pas être moins écouté que quand il parle sans nous représenter son incarnation; en un mot, Jésus-Christ peut être l’objet de la plus pure et de la plus sublime contemplation. Il est contemplé par les bienheureux dans le ciel; à plus forte raison peut-il être contemplé sur la terre par les âmes de la plus éminente oraison, lesquelles, étant encore dans le pélerinage, sont toujours jusques à la mort dans un état essentiellement différent de celui des saints arrivés au terme. Jésus-Christ n’est pas moins la vérité et la vie que la voie. Il n’y a aucun état où l’âme la plus parfaite puisse ni marcher, ni contempler, ni vivre qu’en lui et par lui seul. Il ne suffit pas de tenir à lui confusément; il faut être occupé distinctement de lui et de ses mystères. Il est vrai qu’il y a des âmes qui ne le voient point actuellement dans leur contemplation, et qui croient même pour un temps l’avoir perdu, lorsqu’elles sont dans les épreuves ; mais celles qui n’en sont pas occupées pendant la pure et actuelle contemplation, en sont occupées pendant certains intervalles, où elles trouvent que Jésus-Christ leur est toutes choses. Celles qui sont dans les épreuves ne perdent pas plus Jésus-Christ que Dieu; elles ne perdent ni l’un ni l’autre, que pour un temps et en apparence. L’Époux se cache, mais il est présent : la peine où est l’âme, en croyant l’avoir perdu, est une preuve qu’elle ne le perd jamais, et qu’elle n’est privée que d’une possession goûtée et réfléchie.

La seconde remarque à faire sur la contemplation, est que cette contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n’est admise volontairement, n’est jamais, en cette vie, continuelle et sans interruption : il y a toujours des intervalles où l’on peut et où l’on doit, suivant la grâce et suivant son besoin, pratiquer les actes distincts de toutes les vertus, comme de la patience, de l’humilité, de la docilité, de la vigilance et de la contrition etc. En un mot il faut remplir tous les devoirs intérieurs et extérieurs marqués dans l’Évangile, loin de les négliger dans cet état de perfection. On ne doit juger du degré de la perfection de chaque âme, que par la fidélité qu’elle a dans toutes ces choses. Si, dans ces intervalles, on ne trouvait jamais en soi ni l’union à Jésus-Christ, ni les actes distincts des vertus, on devrait beaucoup craindre de tomber dans l’illusion. Alors il faudrait, suivant le conseil le plus sage qu’on pourrait trouver, s’exciter avec les efforts les plus empressés pour retrouver Jésus-Christ et les vertus, si on était encore dans l’état où je vous ai dit que Balthasar Alvarez veut qu’on prenne la rame quand le vent n’enfle plus les voiles. Que si on était dans un état de contemplation plus habituelle, où la rame ne fût plus d’aucun usage, il faudrait, non pas s’exciter avec inquiétude et empressement, mais faire des actes simples et paisibles sans y rechercher sa propre consolation. Cette sorte d’excitation, ou plutôt de fidélité tranquille et très efficace, ne troublera jamais l’état des âmes les plus éminentes, quand elles les feront par obéissance. Peut-être croiront-elles ne faire point des actes, parce qu’elles ne les feront point par formules et par secousses empressées; mais ces actes n’en seront pas moins bons. Il y a une grande différence entre les actes empressés qu’on s’efforce de faire pour s’y appuyer avec une subtile complaisance, ou ceux qu’on fait de toute la force de la volonté, avec simplicité et paix, pour obéir à un directeur. Enfin le fondement, qui doit être immobile, est qu’il n’y a aucun degré de contemplation où l’âme ne se nourrisse, d’une manière plus ou moins aperçue, par la vue de Jésus-Christ, par celle de ses mystères, et par les actes distincts des vertus. Les actes aperçus ne viennent pas toujours également comme on le voudrait, pour se consoler et pour s’assurer115. Dans les temps de l’actuelle et directe contemplation, il ne faut pas même interrompre ce que Dieu fait, pour ce que nous voudrions faire; mais, hors de ces temps, il faut toujours un peu plus ou un peu moins d’union aperçue à Jésus-Christ, et d’actes distincts.

Au reste, voici, ce me semble, les véritables notions des termes dont les plus saints mystiques se sont servis si fréquemment et si utilement, mais dont j’entends dire tous les jours avec douleur qu’on a étrangement abusé116.

L’abandon n’est que le pur amour dans toute l’étendue des épreuves, où il ne peut jamais cesser de détester et de fuir tout ce que la loi écrite condamne, et où les permissions divines ne dispensent jamais de résister jusqu’au sang contre le péché pour ne le pas commettre, et de le déplorer, si par malheur on y était tombé : car le même Dieu qui permet le mal le condamne, et sa permission qui n’est pas notre règle, n’empêche pas qu’on ne doive, par le principe de l’amour, se conformer toujours à sa volonté écrite, qui commande le bien et qui condamne tout ce qui est mal. On ne doit jamais supposer la permission divine, que dans les fautes déjà commises; cette permission ne doit diminuer en rien alors notre haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes.

L’activité que les mystiques blâment, n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation.

L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.

La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. Le péché de l’ange fut un péché de propriété; stetit in se, comme parle saint Augustin. La propriété bien entendue n’est donc que l’amour-propre ou l’orgueil, qui est l’amour de sa propre excellence en tant que propre, et qui, au lieu de rapporter tout et uniquement à Dieu, rapporte encore un peu les dons de Dieu à soi, pour s’y complaire. Cet amour-propre fait, dans l’usage des dons extérieurs, la plupart des défauts sensibles. Dans l’usage des dons intérieurs, il fait une recherche très subtile et presque imperceptible de soi-même dans les plus grandes vertus, et c’est cette dernière purification de l’âme qui est la plus rare et la plus difficile.

Les mystiques appellent aussi souvent impureté, les empressements de l’amour intéressé, qui troublent la paix d’une âme attirée à la générosité du pur amour. L’amour intéressé n’est point un péché, et il ne peut être permis, dans ce langage, de l’appeler une impureté, qu’à cause qu’il est différent de l’amour désintéressé que l’on nomme pur. Du reste l’amour intéressé se trouve souvent dans de très grands saints, et il est capable de produire d’excellentes vertus.

La désappropriation bien entendue n’est donc que l’abnégation entière de soi-même selon l’Évangile, et la pratique de l’amour désintéressé dans toutes les vertus. La cupidité, qui est opposée à la charité, ne consiste pas seulement dans la concupiscence charnelle, et dans tous les vices grossiers; mais encore dans cet amour spirituel et déréglé de soi-même pour s’y complaire.

L’attrait intérieur, dont les mystiques ont tant parlé, n’est point une inspiration miraculeuse et prophétique, qui rend l’âme infaillible, ni impeccable, ni indépendante de la direction des pasteurs; ce n’est que la grâce, qui est sans cesse prévenante dans tous les justes, et qui est plus spéciale dans les âmes élevées par l’amour désintéressé, et par la contemplation habituelle, à un état plus parfait. Ces âmes peuvent se tromper, pécher, avoir besoin d’être redressées. Elles ne peuvent même marcher sûrement dans leur voie, que par l’obéissance.

Les désirs ne cessent point, non plus que les actes, dans cette voie; car l’amour, qui est le fond de la contemplation, est un désir continuel de l’Époux bien-aimé, et ce désir continuel est divisé en autant d’actes réels, qu’il y a de moments successifs où il continue. Un acte simple, indivisible, toujours subsistant par lui-même s’il n’est révoqué, est une chimère qui porte avec elle une évidente et ridicule contradiction. Chaque moment d’amour et d’oraison renferme son acte particulier : il n’y a que le renouvellement positif d’un acte qui puisse le faire continuer. Il est vrai seulement que, quand une personne qui ne connaît point ses opérations intérieures par les vrais principes de philosophie, se trouve dans une paix et une union habituelle avec Dieu, elle croit ou ne faire aucun acte, ou en faire un perpétuel; parce que les actes qu’elle fait sont si simples, si paisibles, et si exempts de tout empressement, que l’uniformité leur ôte une certaine distinction sensible.

J’ai dit que l’amour est un désir, et cela est vrai en un sens, quoique en un autre l’amour pur et paisible ne soit pas un désir empressé. Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. Il veut son salut, non pour soi, mais pour Dieu, qui veut être glorifié par là, et qui nous commande de le vouloir avec lui. L’amour est insatiable d’amour; il cherche sans cesse son propre accroissement par la destruction de tout ce qui n’est pas lui en nous. Quoiqu’il ne dise pas formellement, Je veux croître; qu’il ne sente pas toujours une impatience pour son accroissement, et qu’il ne s’excite pas même par secousses et avec empressement pour faire de nouveaux progrès, il tend néanmoins toujours, par un mouvement paisible et uniforme, à détruire tous les obstacles des plus légères imperfections, et à s’unir de plus en plus à Dieu. Voilà le vrai désir qui fait toute la vie intérieure.

Pour les désirs particuliers sur les moyens qu’on croit les plus propres pour procurer la gloire de Dieu, ils peuvent être bons; mais aussi j’avoue qu’ils me sont suspects, lorsqu’ils sont accompagnés, comme vous le dites, de trouble et d’inquiétude, et qu’ils vous font sortir de votre recueillement ordinaire. Vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction. Dieu peut donner par sa grâce, aux âmes, certains désirs particuliers, ou pour des choses qu’il veut accorder à leurs prières, ou pour les exercer elles-mêmes par ces désirs. Ils peuvent même être très forts et très puissants sur l’âme. Ce n’est pas leur force qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. Si ces désirs viennent de Dieu, il saura bien les faire fructifier pour vous et pour les autres. S’ils viennent de votre empressement, la plus sûre manière de les faire cesser est de ne vous y arrêter point volontairement. Bornez-vous donc, ma chère sœur, à bien vouloir de tout votre cœur toutes les volontés connues de Dieu par sa loi et par sa providence, et toutes les inconnues qui sont cachées dans ses conseils sur l’avenir.

Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. Si ces choses ont besoin d’un éclaircissement plus exact et plus étendu, je vous en dirai volontiers ce que j’en connais, et qui est conforme aux propositions de messeigneurs de Paris et de Meaux.

Pour vous, ma chère sœur117, ce qui me paraît le plus utile à votre sanctification, c’est que vous fuyiez ce qu’on appelle le goût de l’esprit, et la curiosité : noli altum sapere118. Faites taire votre esprit, qui se laisse trop aller au raisonnement. Surtout n’entreprenez jamais de régler votre conduite intérieure, ni celle des sœurs à qui vous pouvez parler suivant l’ordre de vos supérieurs, par vos lectures. Les meilleures choses que vous lisez peuvent se tourner en poison, si vous les prenez selon votre propre sens. Lisez donc pour119 vous édifier, pour vous recueillir, pour vous nourrir intérieurement, pour vous remplir de la vérité, mais non pour juger par vous-même, ni pour trouver une direction dans vos lectures. Ne lisez rien par curiosité, ni par goût des choses extraordinaires : ne lisez rien que par conseil, et en esprit d’obéissance à vos supérieurs, auxquels il ne faut jamais rien cacher. Souvenez-vous que, si vous n’êtes comme les petits enfants, vous n’entrerez point au royaume du ciel. Désirez le lait comme les petits enfants nouveaux nés; désirez-le sans artifice. Souvenez-vous que Dieu cache ses conseils aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits; sa conversation familière est avec les simples. Il n’est pas question d’une simplicité badine, et qui se relâche sur les vertus : il s’agit d’une simplicité de candeur, d’ingénuité, de rapport unique à Dieu seul, et de défiance sincère de soi-même en tout. Vous avez besoin de devenir plus petite et plus pauvre d’esprit qu’une autre. Après avoir tant travaillé à croître et à orner votre esprit, dépouillez-le de toute parure; ce n’est pas en vain que Jésus-Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. Ne parlez jamais aux autres, qu’autant que vos supérieurs vous y obligeront; vous avez besoin de ne point épancher au dehors le don de Dieu qui se tarirait aisément en vous. On se dissipe quelquefois en parlant des meilleures choses; on s’en fait un langage qui amuse, et qui flatte l’imagination, pendant que le cœur se vide et se dessèche insensiblement. Ne vous croyez point avancée, car vous ne l’êtes guère : ne vous comparez jamais à personne; laissez-vous juger par les autres, quoiqu’ils n’aient pas une grande lumière. Ne comptez jamais sur vos expériences, qui peuvent être très défectueuses. Obéissez et aimez : l’amour qui obéit marche dans la voie droite, et Dieu supplée à tout ce qui pourrait lui manquer. Oubliez-vous vous-même, non au préjudice de la vigilance, qui est essentiellement inséparable du véritable amour de Dieu, mais pour les réflexions inquiètes de l’amour-propre.

Vous trouverez peut-être, ma chère sœur, que j’entre bien avant dans les questions de doctrine, en vous écrivant une lettre où je vous exhorte à vous détacher de tout ce qu’on appelle esprit et science : mais vous savez que c’est vous qui m’avez questionné. Il s’agit de vous mettre le cœur en paix, de vous montrer les vrais principes et les bornes au-delà desquelles vous ne pourriez aller sans tomber dans l’illusion, et de vous ôter aussi le scrupule sur les véritables voies de Dieu. On ne peut pas vous parler aussi sobrement qu’à une autre, parce que vous avez beaucoup lu et raisonné sur ces matières. Tout ce que je viens de vous dire ne vous apprendra rien de nouveau; il ne fera que vous montrer les bornes, et que vous préserver des pièges à craindre. Après vous avoir parlé, ma chère sœur, avec tant de confiance et d’ouverture, je n’ai garde de finir cette lettre par des compliments. Il me suffit de me recommander à vos prières, et de me souvenir de vous dans les miennes. Je vous supplie de souffrir que j’ajoute ici une assurance de ma vénération pour la mère prieure, et pour les autres dont je suis connu. Rien n’est plus fort et plus sincère que le zèle avec lequel je vous serai dévoué toute ma vie en notre Seigneur.

FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.

LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?].

J’ai pensé, ma chère sœur, à tout ce que vous m’avez dit en si peu de temps, et Dieu sait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Je ne saurais assez vous recommander de compter pour rien toutes les lumières de grâce, et les communications intérieures qu’il vous paraît que vous recevez. Vous êtes encore dans un état d’imperfection et de mélange, où de telles lumières sont tout au moins très douteuses et très suspectes d’illusion. Il n’y a que la conduite de foi qui soit assurée, comme le bienheureux Jean de la Croix le dit si souvent. Sainte Thérèse même paraît avoir presque perdu toute lumière miraculeuse dans sa septième demeure du Château de l’Âme. Vous avez un besoin infini de ne compter pour rien tout ce qui paraît le plus grand, et de demeurer dans la voie où l’on ne voit rien que les maximes de la pure foi et la pratique du parfait amour. Je me souviens de vous avoir écrit autrefois là-dessus une lettre. Si elle contient quelque chose de vrai, servez-vous-en comme de ce qui est à Dieu; et si j’y ai mis quelque chose qui soit mauvais, rejetez-le comme mien. J’avoue que je souhaiterais pour votre sûreté, que M. votre supérieur120, qui est plein de mérite, de science et de vertu vous tînt aussi bas que vous devez l’être. Il s’en faut beaucoup que vous ne soyez dans la véritable lumière qui vient de l’expérience de la perfection. Vous n’êtes que dans un commencement, où vous prendrez facilement le change avec bonne intention, et où l’approbation de vos supérieurs et de vos anciennes sont fort à craindre pour vous. Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné; car ce qui vous est donné, quoique bon du côté de Dieu, peut être mauvais par l’appui que vous en tirerez en vous même. Ne tenez qu’aux vérités de la foi, pour crucifier sans réserve encore plus le dedans que le dehors de l’homme. Gardez dans votre cœur l’opération de la grâce, et ne l’épanchez jamais sans nécessité. Il y aurait mille choses simples à vous dire sur cette conduite de foi; mais le détail n’en peut être marqué ici, car il serait trop long, et on ne saurait tout prévoir. J’espère que Dieu vous conduira lui-même, si vous êtes fidèle à contenter toute la jalousie de son amour, sans écouter votre amour-propre. Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. Tout à vous en Jésus-Christ notre Seigneur. À lui seul gloire à jamais.

376S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696].

121 Pour vous, ma chère sœur, je vous conjure de demeurer dans votre cellule loin de tout commerce non seulement au-dehors, mais encore au-dedans, excepté ceux que l’obéissance vous rend nécessaire. Faites taire votre esprit et écoutez Dieu. Vous verrez que ce silence intérieur n’est point une oisiveté, mais une cessation de nos pensées inquiètes, pour recevoir d’un esprit simple et tranquille, et d’une volonté pure et souple les impressions de la grâce. En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. Plus vous serez rapetissée sous la main de Dieu, plus il nous unira en lui. Ne jugez point, ne décidez point. Laissez-vous mener par vos supérieurs. Les enfants trouvent tout le monde plus grand qu’eux, ne méprisez rien que vous. Que tout vous paraisse géant en comparaison de vous. Parlez, écrivez, raisonnez le moins que vous pourrez. Je suis bien importun de répéter si souvent la même chose, mais il me semble voir combien elle vous importe. D’autres vous parleront autrement. Pour moi je crains toute occupation qui peut nourrir en vous le goût des talents et d’une piété trop lumineuse122.

LSP 18. 380S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697].

Pour vous123, ma chère sœur, je vous dirai que j’ai bien regret de n’avoir pas été libre de vous aller voir avant que de venir ici. Mais cela m’a été impossible, j’espère retrouver cette consolation à notre retour. Cependant je ne puis assez vous redire ce que j’ai pris la liberté de vous dire tant de fois. Craignez votre esprit, et celui de ceux qui en ont; ne jugez de personne par là. Dieu, seul bon juge, en juge bien autrement; il ne s’accommode que des enfants, des petits, des pauvres d’esprit. Ne lisez rien par curiosité, ni pour former aucune décision124 dans votre tête sur aucune de vos lectures : lisez pour vous nourrir intérieurement dans un esprit de docilité et de dépendance sans réserve. Communiquez-vous125 peu, et ne le faites jamais que pour obéir à vos supérieurs. Soyez ingénue comme un enfant à leur égard. Ne comptez pour rien ni vos lumières ni les grâces extraordinaires. Demeurez dans la pure foi, contente d’être fidèle dans cette obscurité, et d’y suivre sans relâche les commandements et les conseils de l’Evangile expliqués par votre règle. Sous prétexte de vous oublier vous-même, et d’agir simplement sans réflexion, ne vous relâchez jamais pour votre régularité, ni pour la correction de vos défauts : demandez à vos supérieurs qu’ils vous en avertissent. Soyez fidèle à tout ce que Dieu vous en fera connaître par autrui, et acquiescez avec candeur et docilité à tout ce qu’on vous en dira, et dont vous n’aurez point la lumière. Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. Plus on l’aime, plus on est jalouse contre soi, pour n’admettre jamais rien qui ne soit des vertus les plus pures que l’amour inspire. Voilà, ma chère sœur, tout ce qui me vient au cœur pour vous : recevez-le du même cœur dont je vous le donne. Je prie notre Seigneur qu’il vous fasse entendre mieux que je ne dis, et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Il sait à quel point je suis en lui intimement uni à vous.

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

La correspondance dut cesser lors de l’exil de Fénelon à Cambrai. Quinze années plus tard :

LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711.

Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur, et par besoin de soulagement. L’imagination, qu’un coup si imprévu avait saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami126 est mort avec une vue de sa fin qui était si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouillait un peu, ses pensées confuses étaient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerais à Dieu et à mon ami même, si je ne voulais pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignais tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie celui pour l’amour de qui vous le faites, de vous en payer au centuple.

Je ne me souviens point de ce que vous me mandez que vous m’aviez écrit. Je ne sais si c’est que je ne l’ai pas reçu ou qu’il a échappé à ma mémoire dans la multitude des embarras extraordinaires que j’ai eus cette année. Mais enfin si vous vouliez me pardonner cette faute et daigner me mander simplement une seconde fois de quoi il s’agit, je vous ferais une réponse très ingénue avec tout le zèle d’un homme qui vous honore plus que jamais, et qui vous sera dévoué sans réserve en N[otre] S[eigneur] le reste de sa vie. FR. ARCH. DE CAMBRAY.

LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711.

Je voudrais, ma très honorée sœur, être à portée de vous témoigner plus régulièrement par mes lettres, combien je vous suis dévoué. Ce que Dieu fait ne ressemble point à ce que les hommes font. Les sentiments des hommes changent, ceux que Dieu inspire vont toujours croissant, pourvu qu’on lui soit fidèle.

On ne peut être plus touché que je le suis de vos maux127: je leur pardonne de vous empêcher de faire des exercices de pénitence. Les maux qu’on souffre ne sont-ils pas eux-mêmes des pénitences continuelles que Dieu nous a choisies, et qu’il choisit infiniment mieux que nous ne les choisirions? que voulons-nous, sinon l’abattement de la chair, et la soumission de l’esprit à Dieu? À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. Tous les livres les plus admirables mis ensemble nous instruisent moins que la croix. Il vaut mieux d’être crucifié avec Jésus-Christ, que de lire ses Souffrances128. L’un n’est souvent qu’une belle spéculation, ou tout au plus qu’une occupation affectueuse. L’autre est la pratique réelle et le fruit solide de toutes nos lectures et oraisons. Souffrez donc en paix et en silence, ma chère sœur, c’est une excellente oraison que d’être uni à Jésus sur la croix. On ne souffre point en paix pour l’amour de Dieu, sans faire une oraison très pure et très réelle. C’est pour cette oraison qu’il faut laisser les livres, et les livres ne servent qu’à préparer cette oraison de mort à soi-même. Vous connaissez l’endroit où S. Augustin, parlant du dernier moment de sa conversion, dit qu’après avoir lu quelques paroles de l’apôtre, il quitta le livre, «et ne voulut point continuer de lire, parce qu’il n’en avait plus besoin, et qu’une lumière de paix s’était répandue dans son cœur129 ». Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. Occupez-vous de tout ce que l’attrait de la grâce vous présentera dans l’oraison, pour suppléer à ce qui vous manque du côté de la lecture. O que J[ésus]-C[hrist], parole substantielle du Père, est un divin livre pour nous instruire! Souvent nous chercherions dans les livres de quoi flatter notre curiosité, et entretenir en nous le goût de l’esprit. Dieu nous sèvre de ces douceurs par nos infirmités. Il nous accoutume à l’impuissance et à une langueur d’inutilité qui attriste et qui humilie l’amour-propre. O l’excellente leçon ! Quel livre pourrait nous instruire plus fortement? Ce que je vous demande très instamment, est de ménager vos forces avec simplicité, et de recevoir dans vos maux les soulagements qu’on vous offre, comme vous voudriez qu’une autre à qui vous les offririez les reçût dans son besoin. Cette simplicité vous mortifiera plus que les austérités que vous regrettez et qui vous sont impossibles. Au reste, Dieu se plaît davantage dans une personne accablée de maux, qui met sa consolation à n’en avoir aucune, pour le contenter, que dans les personnes les plus occupées aux œuvres les plus éclatantes. Sur qui jetterai-je mes regards de complaisance, dit le Seigneur, si ce n’est sur celui qui est pauvre, petit, et écrasé intérieurement130? Leurs lumières, leurs sentiments, leurs œuvres soutiennent les autres. Mais Dieu porte ceux-ci entre ses bras avec compassion. Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. Contentez-vous de ce que Dieu vous donne, et soyez également délaissée à son bon plaisir dans les plus grandes inégalités. Encore une fois ménagez votre corps et votre esprit. L’un et l’autre est abattu. Au reste je réponds à votre lettre le lendemain de sa réception, c’est-à-dire le 25 décembre, quoiqu’elle soit datée du 30 d’août. Je n’oublierai pas devant Dieu la personne que vous me recommandez131, et je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle en N [otre] S[eigneur].

LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714.

J’ai reçu, ma très honorée sœur, une réponse de la personne qui vous est si chère132 : elle ne tend qu’à entrer en dispute, et qu’à vouloir m’y engager avec ses ministres133. Cette dispute avec eux n’aboutirait à rien de solide. Je me bornerai à lui répondre doucement sur les points qui peuvent toucher le cœur, en laissant tomber tout ce qui excite l’esprit à des contestations. La prière ôte l’enflure du cœur, que la science et la dispute donnent. Si les hommes voulaient prier avec amour et humilité, tous les cœurs seraient bientôt réunis, les nouveautés disparaîtraient, et l’Église serait en paix. Je souhaite de tout mon cœur, que Dieu vous détache à mesure qu’il vous éprouve. Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ134, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous, et dévoué à tout ce qui vous appartient, avec le zèle le plus sincère.



Le Relevé de correspondance s’avère inutile ici car nous avons repris tout l’ensemble de cette « petite » série de onze lettres, mais très grande par sa profondeur spirituelle.



Duchesse de Mortemart (1665-1750)

Une esquisse biographique

La « petite duchesse », proche 135 aimée de Madame Guyon 136, prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du ‘clan’ Colbert avait un fort tempérament 137 ce qui nous semble assez prévisible mais lui fut reproché. Après 1717, date du décès de la ‘dame directrice’, la duchesse corrigée de ses défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et le demi-siècle des Lumières.

Elle aura selon nous succédé à Madame Guyon. Aussi nous explorons sa biographie brièvement en texte courant tout en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique elles ne sont pas reprises ici, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.

Pour notre chance ! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance par les membres du cercle en vue de l’édition de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement 138 tandis que l’édition critique de la série « LSP * » est récente 139  : la filiation mystique fut ainsi trop bien préservée.

Nous donnerons après cette esquisse biographique la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis en texte principal.

Mais qui était cette « petite duchesse » ? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent l’éditeur de lettres I. Noye :

« La ‘Petite Duchesse’ de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart140.

« Ce dernier, né en 1663, « donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l'été 1687 de vives inquiétudes. » Il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin 141. »

Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme digne des Mortemart 142. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu jusfifiée à ses yeux :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines143 de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper…144

Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme « pilier femelle 145 » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures car plusieurs établissent le réseau du « petit troupeau » mystique :

« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu'elle s'est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d'en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

« Elle ne fit que suivre les errements d'un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l'abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d'une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s'en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d'où venait [415] le vent, et d'ailleurs il avait pris d'autres routes qui l'avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [la ‘petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d'eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…146. »

Par la suite,

« La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. « Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750 147».

« La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l'archevêque; ou ne le pouvait même ignorer148. »

Doit-on la considérer comme successeur dans la lignée mystique ? Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :

« …Cependant, lorsqu'elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu'Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s'est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j'ai toujours cru qu'Il l'accordait à l'humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »

La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

L’opinion de Fénelon et d’un proche

Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :

Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu « vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m'avez causée, j'ai senti une espèce de joie lorsque j'ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d'empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).

A la comtesse de Gramont : « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu'à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)

A la comtesse de Montberon : « A mon retour, j'espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée. » (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : « Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J'y trouve le même esprit de conduite qu'elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).

Nous tentons une mise en ordre chronologique 149. Un choix en italiques précède la séquence complète des lettres qui nous sont parvenues.

Choix de citations extrait de la série complète des lettres

Fénelon est directeur de la « petite duchesse ». Née en 1665, elle est de quatorze ans plus jeune :

En 1693 : 

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. … Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? … Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. … Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)

Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135.*)

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce … Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? … Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. … (LSP 136*)

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu … Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. (LSP 131*,1693 ?)

Lettres postérieures :

Vous ne garderez jamais si bien M... que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. (LSP 129*, 1695 ?)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. (LSP 137*)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu (LSP 150*, attribution incertaine)

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. … Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)

Ma vie est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. (LSP 165*)

Lettres tardives :

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. … Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. … Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif150: … Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)

Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix (LSP 189*)

Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. … Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. … Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. … Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*, attribution incertaine)

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? … Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? … J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. … Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? … Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. (LSP 193*) Pb : née en 1665 !

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*, attribution incertaine)

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous. / Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. (LSP 203, 1711 ?)

Comment pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. (LSP 490*, attribution incertaine)

Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. … excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. (L.1121, 9 janvier 1707)

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. … Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres151. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. … Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. … En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. … Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y préparer. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. … D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. … Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. … Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. (L.1408)

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. … Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. (L.1442, 1er février 1711)

Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. … Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. … Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. … Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. (L.1479, 27 juillet 1711)



La série complète152 des lettres 

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ?

Vous êtes bonne153. Vous voudriez l’être encore davantage, et vous prenez beaucoup sur vous dans le détail de la vie : mais je crains que vous ne preniez un peu trop sur le dedans, pour accommoder le dehors aux bienséances, et que vous ne fassiez pas assez mourir le fond le plus intime. Quand on n’attaque point efficacement un certain fonds secret de sens et de volonté propre sur les choses qu’on aime le plus, et qu’on se réserve avec le plus de jalousie, voici ce qui arrive. D’un côté, la vivacité, l’âpreté et la roideur de la volonté propre sont grandes; de l’autre côté, on a une idée scrupuleuse d’une certaine symétrie des vertus extérieures, qui se tourne en pure régularité de bienséance. L’extérieur se trouve ainsi très gênant, et l’intérieur très vif pour y répugner. C’est un combat insupportable.

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. Je serais moins fâché de vous voir grondeuse, dépitée, brusque, ne vous possédant pas, et ensuite bien désabusée de vous-même par cette expérience, que de vous voir régulière de tout point et irrépréhensible de tous les côtés, mais délicate, haute, austère, roide, facile à scandaliser, et grande en vous-même.

Mettez votre véritable ressource dans l’oraison. Un certain travail de courage humain et de goût pour une régularité empesée ne vous corrigera jamais. Mais accoutumez-vous devant Dieu, par l’expérience de vos faiblesses incurables, à la condescendance, à la compassion et au support des imperfections d’autrui. L’oraison bien prise vous adoucira le cœur, et vous le rendra simple, souple, maniable, accessible, accommodant. Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? On est sévère pour les actions extérieures, et on est très relâché pour l’intérieur. Pendant qu’on est si jaloux de cet arrangement superficiel de vertus extérieures, on n’a aucun scrupule de se laisser languir au-dedans, et de résister secrètement à Dieu. On craint Dieu plus qu’on ne l’aime. On veut le payer d’actions, que l’on compte pour en avoir quittance, au lieu de lui donner tout par amour, sans compter avec lui. Qui donne tout sans réserve, n’a plus besoin de compter. On se permet certains attachements déguisés à sa grandeur, à sa réputation, à ses commodités. Si on cherchait bien entre Dieu et soi, on trouverait un certain retranchement où l’on met ce qu’on suppose qu’il ne faut pas lui sacrifier. On tourne tout autour de ces choses, et on ne veut pas même les voir, de peur de se reprocher qu’on y tient. On les épargne comme la prunelle de l’œil sous les plus beaux prétextes. Si quelqu’un forçait ce retranchement, il toucherait au vif, et la personne serait inépuisable en belles raisons pour justifier ses attachements : preuve convaincante qu’elle nourrit une vie secrète dans ces sortes d’affections. Plus on craint d’y renoncer, plus il faut conclure qu’on en a besoin. Si on n’y tenait pas, on ne ferait pas tant d’efforts pour se persuader qu’on n’y tient point.

Il faut bien qu’il y ait en nous de telles misères qui arrêtent l’ouvrage de Dieu. Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. La faute ne vient point de Dieu, elle vient donc de nous. Nous n’avons qu’à bien chercher, et nous trouverons les liens secrets qui nous arrêtent. L’endroit dont nous nous méfions le moins est précisément celui dont il faut se défier le plus.

Ne faisons point avec Dieu un marché afin que notre commerce ne nous coûte pas trop, et qu’il nous en revienne beaucoup de consolation154. N’y cherchons que la croix, la mort et la destruction. Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée ; et, comme on digère ses repas pendant tout le jour, digérons pendant toute la journée, dans le détail de nos occupations, le pain de vérité et d’amour que nous avons mangé à l’oraison. Que cette oraison ou vie d’amour, qui est la mort à nous-mêmes, s’étende de l’oraison, comme du centre, sur tout ce que nous avons à faire. Tout doit devenir oraison ou présence amoureuse de Dieu dans les affaires et dans les conversations. C’est là, Madame, ce qui vous donnera une paix profonde.

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Je ne manquerai à aucune des personnes que la Providence m’envoie, que quand je manquerai à Dieu même155 ; ainsi ne craignez pas que je vous abandonne. D’ailleurs Dieu saurait bien faire immédiatement par lui-même ce qu’il cesserait de faire par un vil instrument. Ne craignez rien, homme de peu de foi. Demeurez exactement dans vos bornes ordinaires ; réservez votre entière confiance pour N… qui vous connaît à fond, et qui peut seul156 vous soulager dans vos peines ; il lui sera donné de vous aider dans tous vos besoins. Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. Tous les jours sont des fêtes pour les personnes qui tâchent de vivre dans la cessation de toute autre volonté que de celle de Dieu. Ne lui marquez jamais aucune borne. Ne retardez jamais ses opérations. Pourquoi délibérer pour ouvrir, quand c’est l’Époux qui est à la porte du cœur? Écoutez et croyez N… Je veux au nom de Notre-Seigneur que vous soyez en paix. Ne vous écoutez point. Ne cherchez jamais la personne qui s’écarte : mais tenez-vous à portée de redresser et de consoler son cœur, s’il se rapproche...157.

LSP 136*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce158 ; mais vous pourriez facilement vous mécompter sur votre goût de retraite. Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir; surtout ne vous éloignez point de celles qui peuvent vous soutenir dans votre vocation.

Je voudrais que vous évitassiez toute activité par rapport à la personne sur laquelle vous me demandez mon avis159. Ne vous faites point une règle ni de vous éloigner, ni de vous rapprocher d’elle. Tenez-vous seulement à portée de lui être utile, et de lui dire la vérité toutes les fois qu’elle reviendra à vous. Ne la rebutez jamais : montrez-lui un cœur toujours ouvert et toujours uni. Quand elle paraîtra s’éloigner, écrivez-lui, selon les occasions, avec simplicité, pour la rappeler à la véritable vocation de Dieu. Avertissez-la des pièges à craindre ; mais ne vous inquiétez point, et n’espérez pas de corriger l’humain par une activité humaine.

Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? Voulez-vous faire naufrage au port, vous reprendre, et demander à Dieu qu’il s’assujettisse à vos règles, au lieu qu’il veut et que vous lui avez promis de marcher comme Abraham dans la profonde nuit de la foi’? Et quel mérite auriez-vous à faire ce que vous faites, si vous aviez des miracles et des révélations pour vous assurer de votre voie ? Les miracles mêmes et les révélations s’useraient bientôt, et vous retomberiez encore dans vos doutes. Vous vous livrez à la tentation. Ne vous écoutez plus vous-même. Votre fond, si vous le suivez simplement, dissipera tous ces vains fantômes.

Il y a une extrême différence entre ce que votre esprit rassemble dans sa peine, et ce que votre fond conserve dans la paix. Le dernier est de Dieu ; l’autre n’est que votre amour-propre. Pour qui êtes-vous en peine ? Pour Dieu, ou pour vous ? Si ce n’était que pour Dieu seul, ce serait une vue simple, paisible, forte, et qui nourrirait votre cœur, et vous dépouillerait de tout appui créé. Tout au contraire, c’est de vous que vous êtes en peine. C’est une inquiétude, un trouble, une dissipation, un dessèchement de cœur, une avidité naturelle de reprendre des appuis humains, et de ne vous laisser jamais mourir.

Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. Vous cherchez à vivre, et il ne s’agit plus que d’achever de mourir et d’expirer dans le délaissement sensible. Vous me demandez des moyens ; il n’y a plus de moyens : c’est en les laissant tomber tous, que l’œuvre de mort se consomme. Que reste-t-il à faire à celui qui est sur la roue ? Faut-il lui donner des remèdes ou des aliments? lui faut-il donner les cordiaux qu’il demande ? Non ; ce serait prolonger son supplice par une cruelle complaisance, et éluder l’exécution de la sentence du juge. Que faut-il donc? Rien que ne rien faire, et le laisser au plus tôt mourir.

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [1693?]

Il m’a paru que vous aviez besoin de vous élargir le cœur sur les défauts d’autrui. Je conviens que vous ne pouvez ni vous empêcher de les voir quand ils sautent aux yeux, ni éviter les pensées qui vous viennent sur les principes qui vous paraissent faire agir certaines gens. Vous ne pouvez pas même vous ôter une certaine peine que ces choses vous donnent. Il suffit que vous vouliez supporter les défauts certains, ne juger point de ceux qui peuvent être douteux, et n’adhérer point à la peine qui vous éloignerait des personnes.

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées certaines faiblesses entièrement disproportionnées à leur état éminent, comme on laisse des morceaux de terre qu’on nomme des témoins, dans un terrain qu’on a rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage de la main des hommes. Dieu laisse aussi dans les plus grandes âmes des témoins ou restes de ce qu’il en a ôté de misère.

Il faut que ces personnes travaillent, chacune selon leur degré, à leur correction, et que vous travailliez au support de leurs faiblesses. Vous devez comprendre, par votre propre expérience en cette occasion, que la correction est fort amère : puisque vous en sentez l’amertume, souvenez-vous combien il faut l’adoucir aux autres160. Vous n’avez point un zèle empressé pour corriger, mais une délicatesse qui vous serre aisément le cœur.

Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. Si vos avis me blessent, cette sensibilité me montrera que vous aurez trouvé le vif: ainsi vous m’aurez toujours fait un grand bien en m’exerçant à la petitesse, et en m’accoutumant à être repris. Je dois être plus rabaissé qu’un autre à proportion de ce que je suis plus élevé par mon caractère, et que Dieu demande de moi une plus grande mort à tout. J’ai besoin de cette simplicité, et j’espère qu’elle augmentera notre union, loin de l’altérer.

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [1693 ?]

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. […] Souvent une certaine vivacité de correction, même pour soi, n’est qu’une activité qui n’est plus de saison pour ceux que Dieu mène d’une autre façon, et qu’il veut quelquefois laisser dans une impuissance de vaincre ces imperfections, pour leur ôter tout appui intérieur. La correction de quelques défauts involontaires serait pour eux une mort beaucoup moins profonde et moins avancée, que celle qui leur vient de se sentir surmontés par leurs misères, pourvu qu’ils soient véritablement et sans illusion désabusés et dépossédés d’eux-mêmes par cette expérience et par cet acquiescement. Chaque chose a son temps. La force intérieure sur ses propres défauts nourrit une vie secrète de propriété. Souffrez donc le prochain…161.

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?]

Vous ne garderez jamais si bien M...162 que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. Les traverses de la vie nous surmontent, les croix nous abattent; nous manquons de patience et de douceur, ou d’une fermeté douce et égale; nous ne parvenons point à persuader autrui. Il n’y a que Dieu qui tient les cœurs dans ses mains : il soutient le nôtre, et ouvre celui du prochain. Priez donc, mais souvent et de tout votre cœur, si vous voulez bien conduire votre troupeau. Si le Seigneur ne garde pas la ville, celui qui veille la garde en vain. Nous ne pouvons attirer en nous le bon esprit que par l’oraison. Le temps qui y paraît perdu est le mieux employé. En vous rendant dépendante de l’esprit de grâce, vous travaillerez plus pour vos devoirs extérieurs, que par tous les travaux inquiets et empressés. Si votre nourriture est de faire la volonté de votre Père céleste, vous vous nourrirez souvent en puisant cette volonté dans sa source…163

LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. O qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc.! Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun. Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle. Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre; c’est ce qui anéantit toutes les distances164.

Au nom de Dieu, que N…165 soit simple, petit, ouvert, sans réserve, défiant de soi et dépendant de vous. Il trouvera en vous non seulement tout ce qui lui manque, mais encore tout ce que vous n’avez point; car Dieu le fera passer par vous pour lui, sans vous le donner pour vous-même. Qu’il croie petitement, qu’il vive de pure foi, et il lui sera donné à proportion de ce qu’il aura cru.

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent: il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n'y a que l'imperfection qui s'impatiente de ce qui est imparfait; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l'imperfection d'autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s'érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c'est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d'enfant.

Ne pressez point N....166 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir: quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres.

LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. Encore un coup ; ne craignez rien, âme de peu de foi. Vous voyez, par l’expérience de votre faiblesse, combien vous devez être désabusée de vous-même et de vos meilleures résolutions. À voir les sentiments de zèle où l’on est quelquefois, on croirait que rien ne serait capable de nous arrêter; cependant, après avoir dit comme saint Pierre : Quand même il faudrait mourir avec vous cette nuit, je ne vous abandonnerai point, on finit comme lui par avoir peur d’une servante, et par renier lâchement le Sauveur. O qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile pour nous ôter tout appui et toute ressource au-dedans de nous. Une misère que nous sentons, et qui nous humilie, nous vaut mieux qu’une vertu angélique que nous nous approprierions avec complaisance. Soyez donc faible et découragée si Dieu le permet, mais humble, ingénue et docile dans ce découragement. Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide.

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Ma vie167 est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. Le fond est malade, et il ne peut se remuer sans une douleur sourde. Nulle sensibilité ne vient que d’amour-propre ; on ne souffre qu’à cause qu’on veut encore. Si on ne voulait plus rien, que la seule volonté de Dieu, on en serait sans cesse rassasié, et tout le reste serait comme du pain noir qu’on présente à un homme qui vient de faire un grand repas. Si la volonté présente de Dieu nous suffisait, nous n’étendrions point nos désirs et nos curiosités sur l’avenir. Dieu fera sa volonté, et il ne fera point la nôtre : il fera fort bien. Abandonnons-lui non seulement toutes nos vues humaines, mais encore tous nos souhaits pour sa gloire, attendue selon nos idées. Il faut le suivre en pure foi et à tâtons. Quiconque veut voir, désire, raisonne, craint et espère pour soi et pour les siens. Il faut avoir des yeux comme n’en ayant pas : aussi bien ne servent-ils qu’à nous tromper et qu’à nous troubler. Heureux le jour où nous ne voulons pas prévoir le lendemain !

LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708.

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. Pour l’état qui paraît tout naturel, je ne m’en étonne nullement. Dieu ne peut nous cacher sa grâce que sous la nature. Tout ce qui est sensible se trouve conforme aux saillies du tempérament, et le don de Dieu n’est que dans le fond le plus intime et le plus secret d’une volonté toute sèche et toute languissante. Souffrir, passer outre, et demeurer en paix dans cette douloureuse obscurité, est tout ce qu’il faut. Les défauts mêmes les plus réels se tourneront en mort et en désappropriation, pourvu que vous les regardiez avec simplicité, petitesse, détachement de votre lumière propre, et docilité pour la personne à qui vous vous ouvrez. Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. Vos peines serviront à rabaisser votre courage, et à vous déposséder de votre propre cœur; la vue de vos misères démontera votre sagesse. Il faut seulement vous soulager et vous épargner dans les tentations de découragement, comme une personne faible qu’on a besoin de consoler et de faire respirer.

Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif168: il faut y avoir égard, et ne laisser jamais trop attrister votre imagination; mais il lui faut des soulagements de simplicité et de petitesse, non de hauteur et de sagesse qui flattent l’amour-propre.

Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. Pour les choses choquantes, regardez-les comme venant de leurs défauts, et supportez les leurs comme vous supportez les vôtres. Vous n’aurez jamais aucun mécompte, si vous ne voulez jamais compter avec aucun de vos amis. L’amour de Dieu ne s’y méprend jamais; il n’y a que l’amour-propre qui puisse se mécompter. La grande marque d’un cœur désapproprié est de voir un cœur sans délicatesse pour soi, et indulgent pour autrui.

Je conviens que la simplicité serait d’un excellent usage avec nos bonnes gens169; mais la simplicité demande dans la pratique une profonde mort de la part de toutes les personnes qui composent une société. Les imparfaits sont imparfaitement simples ; ils se blessent mal à propos, ils critiquent, ils veulent deviner, ils censurent avec un zèle indiscret, ils gênent les autres : insensiblement les défauts naturels se glissent sous l’apparence de simplicité.

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Vous avez bien des croix à porter; mais vous en avez besoin, puisque Dieu vous les donne. Il les sait bien choisir: c’est ce choix qui déconcerte l’amour-propre et qui le fait mourir. Des croix choisies et portées avec propriété, loin d’être des croix et des moyens de mort, seraient des aliments et des ragoûts pour une vie d’amour-propre. Vous vous plaignez d’un état de pauvreté intérieure et d’obscurité; Bienheureux les pauvres d’esprits! Bienheureux ceux qui croient sans voir! Ne voyons-nous pas assez, pourvu que nous voyions notre misère sans l’excuser? Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. En cet état, on n’a aucune lumière qui flatte notre curiosité, mais on a toute celle qu’il faut pour se défier de soi, pour ne s’écouter plus, et pour être docile à autrui. Que serait-ce qu’une vertu qu’on verrait au dedans de soi, et dont on serait content? Que serait-ce qu’une lumière aperçue, et dont on jouirait pour se conduire? Je remercie Notre-Seigneur de ce qu’il vous ôte un si dangereux appui. Allez, comme Abraham, sans savoir où170; ne suivez que l’esprit de petitesse, de simplicité et de renon-cernent: il ne vous inspirera que paix, recueillement, douceur, détachement, support du prochain, et contentement dans vos peines.

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix ; elles ne seraient que des victoires continuelles, avec une flatteuse expérience de notre force invincible. De telles croix empoisonneraient le cœur, et charmeraient notre amour-propre. Pour bien souffrir, il faut souffrir faiblement et sentant sa faiblesse ; il faut se voir sans ressource au dedans de soi ; il faut être sur la croix avec Jésus-Christ, et dire comme lui, Mon Dieu, mon Dieu, combien m'avez-vous abandonné! O que la paix de la volonté, dans ce désespoir de l'amour-propre, est précieuse aux yeux de celui qui la fait en nous sans nous la montrer ! Nourrissez-vous de cette parole de saint Augustin, qui est d'autant plus vivifiante, qu'elle porte au coeur une mort totale de l'amour-propre: «Qu'il ne soit laissé en moi rien de moi-même, ni de quoi jeter encore un regard sur moi ; » nihil in me relinquatur mihi, nec quo respiciam ad me ipsum. N’écoutez point votre imagination ni les réflexions d’une sagesse humaine : laissez tomber tout, et soyez dans les mains du bien-aimé. C’est sa volonté et sa gloire qui doivent nous occuper.

LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix ; abandonnez-vous; allez, comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux, qu’il faut le recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon, non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange ; une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. […]171.

Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. Quand on est attaché sur la croix avec Jésus-Christ, on dit comme lui, O Dieu, ô mon Dieu, combien vous m’avez délaissé ! Mais ce délaissement sensible, qui est une espèce de désespoir dans la nature grossière, est la plus pure union de l’esprit, et la perfection de l’amour.

Qu’importe que Dieu nous dénue de goûts et de soutiens sensibles ou aperçus, pourvu qu’il ne nous laisse pas tomber? Le prophète Habacuc n'était-il pas bien soutenu quand l'ange le transportait avec tant d'impétuosité de la Judée à Babylone, en le tenant par un de ses cheveux172. Il allait sans savoir où, et sans savoir par quel soutien ; il allait nourrir Daniel au milieu des lions ; il était enlevé par l'esprit invisible et par la vertu de la foi. Heureux qui va ainsi par une route inconnue à la sagesse humaine, et sans toucher du pied à terre !

Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. Qu’y a-t-il à faire? Rien qu’à ne repousser jamais la main invisible qui détruit et qui refond tout. Plus on avance, plus il faut se délaisser à l’entière destruction. Il faut qu’un cœur vivant soit réduit en cendre. Il faut mourir et ne voir point sa mort; car une mort qu’on apercevrait serait la plus dangereuse de toutes les vies. Vous êtes morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Il faut que la mort soit cachée, pour cacher la vie nouvelle que cette mort opère. On ne vit plus que de mort, comme parle saint Augustin173. Mais qu’il faut être simple et sans retour pour laisser achever cette destruction du vieil homme ! Je prie Dieu qu’il fasse de vous un holocauste que le feu de l’autel consume sans réserve.

LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?)

La peine que je ressens sur le malheur public ne m’empêche point d’être occupé de votre infirmité174. Vous savez qu’il faut porter la croix, et la porter en pleines ténèbres. Le parfait amour ne cherche ni à voir ni à sentir. Il est content de souffrir sans savoir s’il souffre bien, et d’aimer sans savoir s’il aime. O que l’abandon, sans aucun retour ni repli caché, est pur et digne de Dieu ! Il est lui seul plus détruisant que mille et mille vertus austères et soutenues d’une régularité aperçue. On jeûnerait comme saint Siméon Stylite, on demeurerait des siècles sur une colonne ; on passerait cent ans au désert, comme saint Paul ermite; que ne ferait-on point de merveilleux et digne d’être écrit, plutôt que de mener une vie unie, qui est une mort totale et continuelle dans ce simple délaissement au bon plaisir de Dieu ! Vivez donc de cette mort ; qu’elle soit votre unique pain quotidien. Je vous présente celui que je veux manger avec vous. […]175.

LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. Jésus-Christ ne dit pas: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se possède, qu’il se revête d’ornements, qu’il s’enivre de consolations, comme Pierre sur le Thabor; qu’il jouisse de moi et de soi-même dans sa perfection, qu’il se voie : et que tout le rassure en se voyant parfait : mais au contraire il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, voici le chemin par où il faut qu’il passe ; qu’il se renonce, qu’il porte sa croix et qu’il me suive dans le sentier bordé de précipices où il ne verra que sa mort. Saint Paul dit que nous voudrions être survêtus, et qu’il faut au contraire être dépouillés jusqu’à la plus extrême nudité pour être ensuite revêtus de Jésus-Christ. […]176

Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous : je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. Mais si vous voulez que l’enfant Jésus les porte avec vous, laissez-le se cacher à vos yeux ; laissez-le aller et venir en toute liberté. Il sera tout-puissant en vous, si vous êtes bien petite en lui. On demande du secours pour vivre et pour se posséder : il n’en faut plus que pour expirer et pour être dépossédé de soi sans ressource. Le vrai secours est le coup mortel ; c’est le coup de grâce. Il est temps de mourir à soi, afin que la mort de Jésus-Christ opère une nouvelle vie. Je donnerais la mienne pour vous ôter la vôtre, et pour vous faire vivre de celle de Dieu.

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.

Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?

J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.

Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? Les saints patriarches, prophètes, apôtres, etc. avaient, hors des choses miraculeuses, un attrait continuel qui les poussait à une mort continuelle ; mais ils ne se rendaient point juges de leur grâce, et ils la suivaient simplement : elle leur eût échappé pendant qu’ils auraient raisonné pour s’en faire les juges. Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.

Je ne perds de vue ni vos longues peines, ni vos épreuves, ni le mécompte de ceux qui me parlent de votre état sans le bien connaître. Je conviens même qu’il m’est plus facile de parler, qu’à vous de faire, et que je tombe dans toutes les fautes où je vous propose de ne tomber pas. Mais enfin nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point: Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix.

LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Je vois que la lumière de Dieu est en vous pour vous montrer vos défauts et ceux de N...177. C'est peu de voir; il faut faire, ou pour mieux dire il n'y aurait qu'à laisser faire Dieu, et qu'à ne lui point résister. Pour N..., il ne faut jamais lui faire quartier; nulle excuse; coupez court; il faut qu'il se taise, qu'il croie, et qu'il obéisse sans s'écouter.

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. La bonne foi avec Dieu consiste à n’avoir point un faux abandon, ni un demi-abandon, quand on le promet tout entier. Ananias et Saphira furent terriblement punis pour n’avoir pas donné sans réserve un bien qu’ils étaient libres de garder tout entier178. Allons à l’aventure. Abraham allait sans savoir où, hors de son pays. Je voudrais bien vous chasser du vôtre, et vous mettre, comme lui, loin des moindres vestiges de route. […]179.

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?]

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.

Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge180. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.

Je veux que vous ayez le goût de ma destruction connue j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore ayant reçu cent coups mortels181.

Assurez-vous que je ne flatterai en rien M[...]..5 et que je chercherai même à aller jusqu’au fond. Dieu fera le reste par vous. Votre patience, votre égalité, votre fidélité à n’agir avec lui que par grâce, sans prévenir, par activité ni par industrie, les moments de Dieu ; en un mot, la mort continuelle à vous-même vous mettra en état de faire peu à peu mourir ce cher fils à tout ce qui vous paraît l’arrêter dans la voie de la perfection. Si vous êtes bien petite et bien dénuée de toute sagesse propre, Dieu vous donnera la sienne pour vaincre tous les obstacles.

N’agissez point avec lui par sagesse précautionnée, mais par pure foi et par simple abandon. Gardez le silence, pour le ramener au recueillement et à la fidélité, quand vous verrez que les paroles ne seront pas de saison. Souffrez ce que vous ne pourrez pas empêcher. Espérez, comme Abraham, contre l’espérance, c’est-à-dire attendez en paix que Dieu fasse ce qu’il lui plaira, lors même que vous ne pourrez plus espérer. Une telle espérance est un abandon; un tel état sera votre épreuve très douloureuse et l’œuvre de Dieu en lui. Ne lui parlez que quand vous aurez au cœur de le faire, sans écouter la prudence humaine. Ne lui dites que deux mots de grâce, sans y mêler rien de la nature.

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?)

Vos dispositions sont bonnes ; mais il faut réduire à une pratique constante et uniforme tout ce qu’on a en spéculation et en désir. Il est vrai qu’il faut avoir patience avec soi-même comme avec autrui, et qu’on ne doit ni se décourager ni s’impatienter à la vue de ses fautes: mais enfin il faut se corriger ; et nous en viendrons à bout, pourvu que nous soyons simples et petits dans la main toute-puissante qui veut nous façonner à sa mode, qui n’est pas la nôtre. Le vrai moyen de couper jusques à la racine du mal en vous, est d’amortir sans cesse votre excessive activité par le recueillement, et de laisser tout tomber pour n’agir qu’en paix et par pure dépendance de la grâce.

Soyez toujours petit à l’égard de N… , et ne laissez jamais fermer votre cœur. C’est quand on sent qu’il se resserre qu’il faut l’ouvrir. La tentation de rejeter le remède en augmente la nécessité. N… a de l’expérience : elle vous aime; elle vous soutiendra dans vos peines. Chacun a son ange gardien ; elle sera le vôtre au besoin : mais il faut une simplicité entière. La simplicité ne rend pas seulement droit et sincère, elle rend encore ouvert et ingénu jusqu’à la naïveté ; elle ne rend pas seulement naïf et ingénu, elle rend encore confiant et docile.

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Un cavalier qui gourmande la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l’esprit et le cœur de ses gens, en ne leur montrant jamais que de la politesse et de la dignité, avec des inclinations bienfaisantes. Si on n’est pas en état de donner, il faut au moins faire sentir qu’on en a du regret. De plus, il faut donner à chacun dans sa fonction l’autorité qui lui est nécessaire sur ses inférieurs; car rien ne va d’un train réglé, que par la subordination à laquelle il faut sacrifier bien des choses. Quoique vous aperceviez les défauts d’un domestique, gardez-vous bien de vous en rebuter d’abord. Faites compensation du bien et du mal : croyez qu’on est fort heureux, si on trouve les qualités essentielles. Jugez de ce domestique par comparaison à tant d’autres plus imparfaits ; songez aux moyens de le corriger de certains défauts, qui ne viennent peut-être que de mauvaise éducation. Pour les défauts du fond du naturel, n’espérez pas de les guérir; bornez-vous à les adoucir, et à les supporter patiemment. Quand vous voudrez, malgré l’expérience, corriger un domestique de certains défauts qui sont jusque dans la moelle de ses os, ce ne sera pas lui qui aura tort de ne s’être point corrigé, ce sera vous qui aurez tort d’entreprendre encore sa correction. Ne leur dites jamais plusieurs de leurs défauts à la fois ; vous les instruiriez peu, et les décourageriez beaucoup: il ne faut les leur montrer que peu à peu, et à mesure qu’ils vous montrent assez de courage pour en supporter utilement la vue.

Parlez-leur, non seulement pour leur donner vos ordres, mais encore pour trois autres choses, 1° pour entrer avec affection dans leurs affaires ; 2° pour les avertir de leurs défauts tranquillement; 3° pour leur dire ce qu’ils ont bien fait; car il ne faut pas qu’ils puissent s’imaginer qu’on n’est sensible qu’à ce qu’ils font mal, et qu’on ne leur tient aucun compte de ce qu’ils ont bien fait. Il faut les encourager par une modeste, mais cordiale louange. Quelques défauts qu’ait un domestique, tant que vous le gardez à votre service, il faut le bien traiter. S’il est même d’un certain rang entre les autres, il faut que les autres voient que vous lui parlez avec considération ; autrement vous le dégraderiez parmi les autres ; vous le rendriez inutile dans sa fonction ; vous lui donneriez des chagrins horribles, et il sortirait peut-être enfin de chez vous, semant partout ses plaintes. Pour les domestiques en qui vous connaissez du sens, de la discrétion, de la probité, et de l’affection pour vous, écoutez-les; montrez-leur toute la confiance dont vous pouvez les croire dignes, car c’est ce qui gagne le cœur des gens désintéressés. Les manières honnêtes et généreuses font beaucoup plus sur eux, que les bienfaits mêmes. L’art d’assaisonner ce qu’on donne est au-dessus de tout.

Ne devez jamais rien à vos domestiques : autrement vous êtes en captivité. Il vaudrait mieux devoir à d’autres gros créanciers mieux en état d’attendre, et moins en occasion de vous décrier, ou de se prévaloir de votre retardement à les payer. Il faut que les gages ou récompenses des domestiques soient sur un pied raisonnable, car si vous donnez moins que les autres gens modérés de votre condition, ils sont mécontents, vous croient avare, cherchent à vous quitter, et vous servent sans affection.

Pour pratiquer toutes ces règles, il faut commencer par une entière conviction de la nécessité de les suivre et y faire une sérieuse attention devant Dieu ; ensuite prévoir les occasions où l’on est en danger d’y manquer; s’humilier en présence de Dieu, mais tranquillement et sans chagrin, toutes les fois qu’on s’aperçoit qu’on y a manqué; et enfin laisser faire à Dieu dans le recueillement ce que nous ne saurions faire par nos propres forces.

LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

[…passagères182.

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j’aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d’agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j’éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d’une certaine façon, et cela est incroyable, mais d’une autre façon, j’y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n’en sens pas moins l’attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. J’agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n’avez point l’esprit complaisant et flatteur, comme je l’ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi; vous trouvez que je vais alors jusqu’à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites; et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j’y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d’ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c’est que j’aie eu autrefois une petitesse que je n’ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j’en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m’y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N… Si vous en avez, pourquoi ne m’en faites-vous point quelque petite part ? Je suis dans…183.

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?)

Comment184 pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. Je prie souvent le vrai consolateur de vous consoler. On n’est en paix que quand on est bien loin de soi; c’est l’amour-propre qui trouble, c’est l’amour de Dieu qui calme. L’amour-propre est un amour jaloux, délicat, ombrageux, plein d’épines, douloureux, dépité. Il veut tout sans mesure, et sent que tout lui échappe, parce qu’il n’ignore pas sa faiblesse. Au contraire, l’amour de Dieu est simple, paisible, pauvre et content de sa pauvreté, aimant l’oubli, abandonné à tout, endurci à la fatigue des croix, et ne s’écoutant jamais dans ses peines. Heureux qui trouve tout dans ce trésor du dépouillement ! Jésus-Christ, dit l’apôtre, nous a enrichis de sa pauvreté’, et nous nous appauvrissons par nos propres richesses. N’ayez rien, et vous aurez tout. Ne craignez point de perdre les appuis et les consolations ; vous trouverez un gain infini dans la perte.

Vous êtes en société de croix avec M… il faut le soutenir dans ses infirmités.

Dieu vous rendra, selon le besoin, tout ce que vous lui aurez donné. C’est à vous à être sa ressource, vous qui avez reçu une nourriture plus forte pour la piété, et qui avez été moins accoutumée à la dissipation flatteuse du monde. Ne prenez pourtant pas trop sur vous. Donnez-vous simplement et avec petitesse pour faible. Demandez au besoin qu’on vous soulage et qu’on vous épargne.

Je ne suis point surpris de ce que le torrent du monde entraîne un peu N... Il est facile, vif, et dans l’occasion ; mais il est bon. Il sent la vivacité de ses goûts, et j’espère qu’il s’en défiera: se défier de soi et se confier à Dieu seul, c’est tout. G… a le cœur excellent ; mais il ne commencera à se tourner solidement vers le bien, que quand le recueillement fera tomber peu à peu ses saillies et ses amusements. Il faut prier beaucoup pour lui, et lui parler peu ; l’attendre, et le gagner en lui ouvrant le cœur.

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707.

[…]185 Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle186 entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé187, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N.188, que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis189. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.

Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. Je n’avais point encore reçu l’avis qui regarde Leschelle, quand il est parti d’ici. Vous saurez qu’il est capable d’agir par enthousiasme, et que naturellement il est indocile. Vous pouvez facilement découvrir le fond de tout cela, et le redresser s’il en a besoin. Il importe aussi de bien prendre garde à son frère, qui a été trompé plusieurs fois. Il veut trop trouver de l’extraordinaire. Il a mis ses lectures en la place de l’expérience; son imagination n’est ni moins vive, ni moins raide que celle de Leschelle. […]190.

1231. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 22 août 1708.

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui et au-dedans notre propre faiblesse. Nous sommes véritablement petits, quand nous ne sommes plus surpris de nous voir corrigés au-dehors, et incorrigibles au-dedans. Alors tout nous surmonte comme de petits enfants, et nous voulons être surmontés. Nous sentons que les autres ont raison, mais que nous sommes dans l’impuissance de nous vaincre pour nous redresser. Alors nous désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de D[ieu]. Alors la correction d’autrui, quelque sèche et dure qu’elle soit, nous paraît moindre que celle qui nous est due. Si nous ne pouvons pas la supporter, nous condamnons notre délicatesse encore plus que nos autres imperfections. La correction ne peut plus alors nous rapetisser, tant elle nous trouve petits. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir, qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire.

Pardonnez-moi donc, ma bonne Duchesse, toutes mes indiscrétions. Dieu sait combien je vous aime, et à quel point je suis sensible à toutes vos peines. Je vous demande pardon de tout ce que j’ai pu vous écrire de trop dur. Mais ne doutez pas de mon cœur, et comptez pour rien ce qui vient de moi. Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres191. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus.

1215. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A C[ambrai] 8 juin 1708.

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. Il est vrai que vous avez un naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie, qui est trop sensible à tous les défauts d’autrui, et qui rend les impressions difficiles à effacer. Mais ce ne sera jamais votre tempérament que D[ieu] vous reprochera, puisque vous ne l’avez pas choisi, et que vous n’êtes pas libre de vous l’ôter. Il vous servira même pour votre sanctification, si vous le portez comme une croix. Mais ce que D[ieu] demande de vous, c’est que vous fassiez réellement dans la pratique ce que sa grâce met dans vos mains. Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. Il s’agit de réparer par petitesse ce que vous aurez gâté par une saillie de hauteur. Il s’agit d’une petitesse pratiquée réellement et de suite dans les occasions. Il s’agit d’une sincère désappropriation de vos jugements. Il n’est pas étonnant que la haute opinion que tous nos bonnes gens ont eue de toutes vos pensées depuis douze ans192, vous ait insensiblement accoutumée à une confiance secrète en vous-même, et à une hauteur que vous n’aperceviez pas. Voilà ce que je crains pour vous cent fois plus que les saillies de votre humeur. Votre humeur ne vous fera faire que des sorties brusques. Elle servira à vous montrer votre hauteur que vous ne verriez peut-être jamais sans ces vivacités qui vous échappent : mais la source du mal n’est que dans la hauteur secrète qui a été nourrie si longtemps par les plus beaux prétextes. Laissez-vous donc apetisser [diminuer] par vos propres défauts, autant que l’occupation des défauts d’autrui vous avait agrandie. Accoutumez-vous à voir les autres se passer de vos avis, et passez-vous vous-même de les juger. Du moins si vous leur dites quelque mot, que ce soit par pure simplicité, non pour décider et pour corriger, mais seulement pour proposer par simple doute, et désirant qu’on vous avertisse, comme vous aurez averti. En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. Si vous avez reçu quelque chose pour eux, il faut le leur donner moins par correction que par consolation et nourriture.

À l’égard de M. de Ch[amillart]193, vous ne ferez jamais si bien ce que D[ieu] demandera de vous, que quand vous n’y aurez ni empressement ni activité. Ne vous mêlez de rien, quand on ne vous cherchera pas. Vous n’aurez la confiance des gens pour leur bien, et vous ne serez à portée de leur être utile, qu’autant que vous les laisserez venir. Rien n’acquiert la confiance que de ne l’avoir jamais cherchée. Je dis tout ceci parce qu’il est naturel qu’on soit tenté de vouloir redresser ce qui paraît en avoir un pressant besoin, et à quoi on s’intéresse. Pour garder un juste tempérament là-dessus, vous pouvez consulter un quelqu’un qui en sait plus que moi194. D[ieu] sait, ma bonne D[uchesse], à quel point je suis uni à vous, et combien je souhaite que les autres le soient.

1408. À LA DUCHESSE DE MORTEMART

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.

Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’Il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D[ieu] agit seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D[ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y prépare. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports195, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure pertes.

De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grège remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.

Pour nos amis imparfaits ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.

Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.

Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.

Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement, que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce196. 11 faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D[ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D[ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.

Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D[ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.

Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là. Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits, n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D[ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D[ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.

Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères197. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression.

Madame de Chevry me paraît vivement touchée de l’excès de vos bontés, et j’ai de la joie d’apprendre à quel point elle les ressent. J’espère que cette reconnaissance la mènera jusqu’à rentrer dans une pleine confiance198, dont elle a grand besoin. Personne ne peut être plus sensible que je le suis à toutes vos différentes peines.

1442. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.  À C[ambrai] 1 février 1711.

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. Je puis vous protester que je n’ai nullement douté de tout ce que vous m’aviez mandé auparavant. Je n’avais songé qu’à vous dire des choses générales, sans savoir ce que vous auriez à en prendre pour vous, et comptant seulement que chacun de nous ne voit jamais tout son fond de propriété, parce que ce qui nous reste de propriété est précisément ce qui obscurcit nos yeux, pour nous dérober la vue de ces restes subtils et déguisés de la propriété même. Mais c’était plutôt un discours général pour nous tous, et surtout pour moi, qu’un avis particulier qui tombât sur vous. Il est vrai seulement que je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que D[ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D[ieuj attend avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. Un zèle critique et impatient se soulage davantage, et corrige moins soi et autrui. Le médecin de l’âme fait comme ceux des corps qui n’osent purger qu’après que les humeurs qui causent la maladie, sont parvenues à ce qu’ils nomment une coction 3. J’avoue, ma bonne Duchesse, que j’avais en vue que vous eussiez attention à supporter les défauts les plus choquants des frères, jusqu’à ce que l’esprit de grâce leur donnât la lumière et l’attrait pour commencer à s’en corriger. Je ne cherchais en tout cela que les moyens de vous attirer leur confiance. Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. Abandonnez-vous dans vos obscurités intérieures et dans toutes vos peines. O que la nuit la plus profonde est bonne, pourvu qu’on croie réellement ne rien voir, et qu’on ne se flatte en rien!

1479. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 27 juillet 1711.

II y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. Vous faites bien de laisser aller et venir la confiance de nos amis. En laissant tomber toutes les réflexions de l’amour-propre, on se fait à la fatigue, et la délicatesse s’émousse. Moins nous attendons du prochain, plus ce délaissement nous rend aimables et propres à édifier tout le monde. Cherchez la confiance, elle vous fuit. Abandonnez-là, elle revient à vous199. Mais ce n’est pas pour la faire revenir qu’il faut l’abandonner.

Plus vos croix sont douloureuses, plus il faut être fidèle à ne les augmenter en rien. On les augmente ou en les voulant repousser par de vains efforts contre la Providence au-dehors, ou par d’autres efforts, qui ne sont pas moins vains, au-dedans contre sa propre sensibilité. Il faut être immobile sous la croix, la garder autant de temps que Dieu la donne sans impatience pour la secouer, et la porter avec petitesse, joignant à la pesanteur de la croix la honte de la porter mal. La croix ne serait plus croix, si l’amour-propre avait le soutien flatteur de la porter avec courage.

Rien n’est meilleur que de demeurer sans mouvement propre, pour se délaisser avec une entière souplesse au mouvement imprimé par la seule main de D[ieu]. Alors, comme vous le dites, on laisse tomber tout ; mais rien ne se perd dans cette chute universelle. Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. Le silence de l’âme lui fait écouter D[ieu]. Son vide est une plénitude, et son rien est le vrai tout. Mais il faut que ce rien soit bien vrai. Quand il est vrai, on est prêt à croire qu’il ne l’est pas; celui qui ne veut rien avoir, ne crains point qu’on le dépouille.

Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. Mais je ne veux point croire que cet état a son mérite. Je n’en veux juger ni en bien ni en mal. Je l’abandonne à celui qui ne se trompe point, et je suppose que je puis être dans l’illusion. Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D[ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. Le souvenir triste et amer de notre cher petit abbé [de Langeron] me revient assez souvent, quoique je n’aie plus de sentiment vif sur sa perte. Je trouve souvent qu’il me manque, et je le suppose néanmoins assez près de moi.

Je vous envoie ma réponse pour Mad. votre fille, dont la confiance est touchante. Je vous envoie aussi une réponse pour Mad. de la Maisonfort200. Bonsoir, ma bonne D[uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie201.

§

Analyse de la correspondance.

Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart fuent longtemps négligées comme l’explique I. Noye qui en rétablit le plus grand nombre dans le volume CF 18 publié en 2007 : voir supra notre présentation de Mme de Mortemart et la note associée.

Le choix opéré par les membres du cercle quiétiste, qui ôtent nécessairement dates et destinataires dans l’édition Anversoise de 1718, a occulté les rôles et de la « petite duchesse » et de Fénelon comme les deux directeurs mystiques des cercles spirituels durant la mise à l’ombre puis en résidence surveillée de la « dame directrice ».

Le successeur dans la filiation ?

Nous pensons que la « suppléante de Mme Guyon » lui a très probablement succédé : Fénelon meurt trop tôt. Elle intègre alors la « lignée » qui passe de sources franciscaines au sieur de la Forest ( ?) et au Père Chrysostome de Saint-Lô, à Jean de Bernières, à Jacques Bertot, à Jeanne Guyon.

Mme de Mortemart (†1750) fut probablement secondée par les deux duchesses de Chevreuse (†1732) et de Beauvillier (†1733), par Du Puy († après 1737), par le marquis de Fénelon (†1745), par ‘la colombe’ duchesse de Gramont (†1748).

Ensuite le fil se perd : en Écosse, 16th Forbes (†1761) & Deskford (†1764) ? en Suisse, Dutoit (†1793) ? en Hollande et dans l’Empire ?


À des religieuses

355. LSP 23. À UNE RELIGIEUSE. [À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?].

… Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.

La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, donne une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.

Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté. …

1953. À UNE RELIGIEUSE. À Cambray, 30 décembre 1714.

Je reçois, Madame, diverses lettres où l’on me presse de plus en plus de vous voir au plus tôt, de m’ouvrir à vous sans réserve, et de vous engager à la même ouverture. Je ne sais d’où me viennent ces lettres. Je suppose que ces personnes, inconnues pour moi, sont instruites à fond des grâces que Dieu vous fait. Je serais ravi d’en profiter, quoique je n’aie jamais eu aucune occasion de vous voir. Je me recommande même de tout mon cœur à vos prières. Enfin je vous conjure de me faire savoir en toute simplicité tout ce que vous auriez peut-être au cœur de me dire. Il me semble que je le recevrais avec reconnaissance et vénération. Vous pouvez compter sur un secret inviolable. Pour ce qui est de vous aller voir, je ne manquerais pas de le faire, si vous étiez dans mon diocèse ; mais vous savez mieux qu’une autre les réserves qui sont nécessaires dans toutes les communautés. Un tel voyage surprendrait tout le pays, et pourrait même vous causer de l’embarras. Les lettres sont sans éclat. Je recevrai avec ingénuité, et même, je l’ose dire, avec petitesse, tout ce que vous croirez être selon Dieu et venir de son esprit. Quoique je sois en autorité pastorale, je veux être, pour ma personne, le dernier et le plus petit des enfants de Dieu. Je suis prêt, ce me semble, à recevoir des avis, et même des corrections, de toutes les bonnes âmes. Je ne cherche qu’à être sans jugement et sans volonté propre dans les mains de l’Église notre sainte mère. Parlez donc en pleine liberté, si Dieu vous donne quelque chose pour mon édification personnelle. Je voudrais être soumis, comme parle l’apôtre, à toute créature humaine 3, pour mourir à mon amour-propre et à mon orgueil. C’est sur les lettres de gens inconnus que je vous parle avec tant de franchise. Vous ne me connaissez point. Je ne devrais pas, selon la sagesse humaine, faire ces avances : mais j’ai ouï dire que vous cherchez Dieu. En voilà assez pour un homme qui ne veut chercher que lui. C’est avec la plus grande sincérité que je vous honore, Madame, et que je vous suis dévoué en notre Seigneur Jésus-Christ.

355. LSP 23 A UNE RELIGIEUSE.

[À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?].

Vous pouvez avoir lu, dans sainte Thérèse, que tous les dons les plus éminents sont soumis à l’obéissance, et que la docilité est la marque qu’ils viennent de Dieu, faute de quoi ils seraient suspects. Supposé même qu’on se trouvât dans l’impuissance d’obéir, il faudrait avec esprit de soumission et de simplicité, exposer son impuissance, afin que les supérieurs y eussent l’égard qu’ils jugeraient à propos. On doit en même temps être tout prêt à essayer d’obéir aussi souvent que les supérieurs le demanderont, parce que ces impuissances ne sont souvent qu’imaginaires, et qu’on ne doit les croire véritables, qu’après avoir essayé souvent de les vaincre avec petitesse, souplesse et docilité.

Pour tous les dons extraordinaires, il me semble qu’il y a deux règles importantes à observer, faute desquelles les plus grands dons de Dieu même se tournent en illusion. La première de ces règles est de croire qu’un état de pure et nue foi est plus parfait que l’attachement à ces lumières et à ces dons. Quand on s’attache à ces dons, on s’attache à ce qui n’est que moyen, et peut-être même moyen trompeur. De plus, ces moyens remplissent l’âme d’elle-même, et augmentent sa vie propre, au lieu de la désapproprier et de la faire mourir. Au contraire, l’état de pure et nue foi dépouille l’âme, lui ôte toute ressource en elle-même et toute propriété, la tient dans des ténèbres exemptes de toute illusion, car on ne se trompe qu’en croyant voir ; enfin ne lui laisse aucune vie, et l’unit immédiatement à sa fin, qui est Dieu même.

La seconde règle, qui n’est qu’une suite de la première, est de n’avoir jamais aucun égard aux lumières et aux dons qu’on croit recevoir, et d’aller toujours par le non-voir, comme parle le bienheureux Jean de la Croix. Si le don est véritablement de Dieu, il opérera par lui-même dans l’âme, quoiqu’elle n’y adhère pas. Une disposition aussi parfaite que la simplicité de la pure foi, ne peut jamais être un obstacle à l’opération de la grâce. Au contraire, cet état étant celui où l’âme est plus désappropriée de tous ses mouvements naturels, elle est par conséquent plus susceptible de toutes les impressions de l’esprit de Dieu. Alors si Dieu lui imprimait quelque chose, cette chose passerait comme au travers d’elle, sans qu’elle y eût aucune part. Elle verrait ce que Dieu lui ferait voir, sans aucune lumière distincte, et sans sortir de cette simplicité de la pure foi dont nous avons parlé. Si, au contraire, ces lumières et ces dons ne sont pas véritablement de Dieu, on évite une illusion très dangereuse en n’y adhérant pas : d’où il s’ensuit qu’il faut toujours également, dans tous les cas, non seulement pour la sûreté, mais encore pour la perfection de l’âme, outrepasser les plus grands dons, et marcher dans la pure foi, comme si on ne les avait pas reçus. Plus on a de peine à s’en déprendre, plus ils sont. suspects de plénitude et de propriété ; au lieu que l’âme doit être entièrement nue et vide pour la vraie opération de Dieu en elle. Tout ce qui est goût et ferveur sensible, image créée, lumière distincte et aperçue, dorme une fausse confiance, et fait une impression trop vive; on les reçoit avec joie, et on les quitte avec peine. Au contraire, dans la nudité de la pure foi, on ne voit rien et on ne veut rien voir, on n’a plus en soi ni pensée ni volonté; on trouve tout dans cette simplicité générale, sans s’arrêter à rien de distinct; on ne possède rien, mais on est possédé. Je conclus que le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle.

Pour les austérités, elles ne sont pas exemptes d’illusions non plus que le reste ; l’esprit se remplit souvent de lui-même à mesure qu’il abat la chair. Une marque certaine que l’âme nourrit une vie secrète dans les mortifications du corps, c’est de voir qu’elle tient à ces mortifications, et qu’elle a regret à les quitter. La mortification de la chair ne produit pas la mort de la volonté. Si la volonté était morte, elle serait indifférente dans la main du supérieur, et également souple en tout sens. Ainsi plus on a d’attachement à ses mortifications extérieures, moins le fond de l’âme est réellement mortifié. Si Dieu avait des desseins d’attirer une âme à des austérités extraordinaires, ce serait toujours par la voie du renoncement total à sa pensée et à sa volonté propre. Mais tel qui est insatiable de mortification des sens, manque de courage pour supporter la profonde mort qui est dans le renoncement à toute propre volonté.

La conclusion de tout ce grand discours, ma très honorée sœur, est qu’il me semble que vous devez laisser décider la mère prieure sur vos austérités, ne lui demandant ni d’en faire peu ni d’en faire beaucoup. Quand on marque un désir ardent, et qu’on demande des permissions, on les arrache. Ce n’est plus la simple volonté de la supérieure qu’on fait, c’est la sienne propre, à laquelle on plie celle de la supérieure. Votre maison a déjà beaucoup d’austérités ; n’y ajoutez que celles qu’on vous conseillera. Dieu saura les tourner à profit. Je vous suis toujours dévoué en lui.

LSP 27.*A UNE RELIGIEUSE

Je ne saurais vous exprimer, ma chère sœur, à quel point je ressens vos peines ; mais ma douleur n’est pas sans consolation. Dieu vous aime, puisqu’il ne vous épargne pas, et qu’il appesantit la croix de Jésus-Christ sur vous. Toutes les lumières et tous les sentiments de ferveur se tournent en illusion, si on n’en vient pas à la pratique réelle et continuelle de la mort à soi-même. On ne saurait mourir sans douleur, on ne saurait mourir qu’autant que la mort attaque tout ce qu’il y a de vif en nous. La mort que Dieu opère va chercher jusque dans les moelles et dans les jointures, pour diviser l’âme avec l’esprit. Dieu, qui voit en nous ce que nous n’y voyons pas, sait précisément où il faut appliquer l’opération de mort: il prend ce que nous craignons le plus de lui donner. La douleur montre la vie, et c’est la vie qui fait le besoin de la mort. Dieu ne s’arrêtera point à faire des incisions dans le mort ; il le ferait s’il voulait laisser vivre : mais il veut tuer, il coupe dans le vif. Il ne vous attaquera point dans des attachements profanes et grossiers, auxquels vous avez renoncé dès que vous vous êtes donnée à lui. Que peut-il donc faire ? Il vous éprouvera par le sacrifice de votre avidité pour les consolations, les plus spirituelles.

Il faut tout souffrir. La mort qu’il veut opérer en vous doit être volontaire. Vous ne mourrez à vous-même qu’autant que vous voudrez bien y mourir. Ce n’est pas mourir que de résister à la mort, et de la repousser. Il faut donc se délaisser volontairement au bon plaisir de Dieu, pour être privée de tous les secours, même spirituels, qu’il vous ôte. Que craignez-vous, personne de peu de foi ? Craignez-vous qu’il ne puisse pas suppléer par lui-même ce qu’il vous soustrait du côté des hommes ? Eh ! pourquoi vous le soustrait-il, sinon pour le suppléer, et pour purifier votre foi par cette douloureuse épreuve ? Je vois que tous les chemins sont fermés, et que Dieu veut faire son œuvre en vous par le retranchement de toute main d’homme pour l’accomplir. Il est jaloux ; il ne veut devoir qu’à lui seul ce qu’il veut faire en vous.

Entrez dans ses desseins, et laissez-vous y porter par sa providence. Gardez-vous bien de chercher des ressources dans les hommes, puisque Dieu vous les ôte ; ils n’ont que ce qui vient de lui. Pourquoi vous troubler quand la source vous ôte tout canal, et qu’elle se communique immédiatement à vous ? D’un côté, vous n’avez aucun sentiment qui ne soit pur, et entièrement soumis à l’Église: ainsi, quand vos supérieurs vous interrogent, vous n’avez qu’à leur dire avec ingénuité ce que vous pensez, et avec quelle docilité vous êtes prête à vous laisser redresser. D’un autre côté, vous n’avez qu’à vous taire, qu’à obéir, qu’à porter la croix. Tout est décidé pour vous par la règle de votre maison. Laissez les autres faire et dire, votre silence sera votre sagesse, et votre faiblesse sera votre force. À l’égard de vos communions, évitez tout ce qui pourrait engager un confesseur prévenu à faire des retranchements ; mais si l’on en faisait, il faudrait les porter en paix, et croire qu’on n’est jamais plus uni à Jésus-Christ, que quand on est souvent privé de lui par pure obéissance, sans s’attirer cette privation. Il sait combien je suis touché de vos peines, et avec quel zèle je suis, etc.

LSP 28.*A UNE RELIGIEUSE

Pour la discrétion202, je ne voudrais point que vous travaillassiez à l’acquérir par des efforts continuels de réflexion sur vous-même: il y aurait en cela trop de gêne. Il vaut mieux se taire, et trouver la discrétion dans la simplicité du silence. Il ne faut pourtant pas tellement se taire, que vous manquiez d’ouverture et de complaisance dans les récréations ; mais alors il ne faut parler que de choses à peu près indifférentes, et supprimer tout ce qui peut avoir quelque conséquence. Il faut dans ces récréations ce que saint François de Sales appelle joyeuseté, c’est-à-dire, se réjouir et réjouir les autres en disant des riens. C’est une science que Dieu vous donnera suivant le besoin. Vous deviendrez prudente quand vous ne tiendrez plus à votre propre esprit203. C’est celui de Dieu qui donne la véritable sagesse : le nôtre ne nous donne qu’une vaine composition, qu’un arrangement, qu’une apparence qui éblouit, qu’une fausse capacité. Quand on est bien simple et bien petit, à force de s’être dépouillé de sa propre sagesse, on est revêtu de celle de Dieu, qui ne fait point de fautes, et qui ne nous en laisse faire qu’autant que nous avons besoin d’être humiliés. […]

1567. LSP 24. À LA MÈRE MARIE DE L’ASCENSION [M.-M. DE CHANTÉRAC]. 19 juillet 1712.

J’espère, ma chère nièce204, que Dieu, qui vous a appelée à conduire vos sœurs, vous ôtera votre propre esprit, et vous donnera le sien pour faire son œuvre. L’œuvre de Dieu est de le faire aimer, et de nous détruire, afin qu’il vive seul en nous. Votre fonction est donc de faire mourir l’homme et aimer Dieu. Ne devez-vous pas mourir, pour faire mourir les autres ? ne devez-vous pas aimer, pour leur inspirer l’amour? Nulle instruction n’est efficace que par l’exemple. Nulle autorité n’est supportable qu’autant que l’exemple l’adoucit. Commencez donc par faire, et puis vous parlerez. L’action parle et persuade. La parole seule n’est que vanité. Soyez la plus petite, la plus pauvre, la plus obéissante, la plus recueillie, la plus détachée, la plus régulière de toute la maison. Obéissez à la règle, si vous voulez qu’on vous obéisse, ou, pour mieux dire, faites obéir, non à vous, mais à la règle, après que vous lui aurez obéi la première. Ne flattez aucune imperfection, mais supportez toutes les infirmités. Attendez les âmes qui vont lentement. Vous courriez risque de les décourager par votre impatience. Plus vous aurez besoin de force, plus il faudra y joindre de douceur et de consolation. Puisque le joug du Seigneur est doux et léger, pourquoi faut-il que celui des supérieurs soit rude et pesant ? Ou soyez mère par la tendresse et la compassion, ou ne la soyez point par la place. Il faut vous mettre par la condescendance aux pieds de toutes celles qui vous ont mise au-dessus de leur tête par leur élection. Souffrez. Ce n’est que par la croix qu’on reçoit l’esprit de Jésus-Christ et sa vertu pour gagner les âmes. Les supérieurs sans croix sont stériles pour former des enfants de grâce. Une croix bien soufferte nous acquiert une autorité infinie, et donne bénédiction à tout ce qu’on fait. Il ne fut montré à saint Paul les biens qu’il devait faire, qu’avec les maux qu’il devait souffrir. Ce n’est que par la souffrance qu’on apprend à compatir et à consoler. Prenez conseil des personnes expérimentées. Parlez peu. Écoutez beaucoup. Songez bien plus à connaître les esprits, et à vous proportionner à leurs besoins, qu’à leur dire de belles choses. Montrez un cœur ouvert, et faites que chacun voie par expérience, qu’il y a sûreté et consolation à vous ouvrir le sien. Fuyez toute rigueur. Corrigez même avec bonté et avec ménagement. Ne dites que ce qu’il faut dire; mais ne dites rien qu’avec une entière franchise. Que personne ne craigne de se tromper en vous croyant. Décidez un peu tard, mais avec fermeté. Suivez chaque personne sans la perdre de vue, et courez après, si elle vous échappe pour s’écarter. Il faut vous faire toute à tous les enfants de Dieu, pour les gagner tous. Corrigez-vous pour corriger les autres. Faites-vous dire vos défauts, et croyez ce qu’on vous dira de ceux que l’amour-propre vous cache. Je suis, ma chère nièce, plein de zèle pour vous, et dévoué à tous vos intérêts en notre Seigneur.

FRANÇOIS Duc DE CAMBRAY Prince du St Empire.




À des dames 

LSP 128.*A UNE DAME

Il me paraît nécessaire que vous joigniez ensemble une grande exactitude et une grande liberté. L’exactitude vous rendra fidèle, et la liberté vous rendra courageuse. Si vous vouliez être exacte sans être libre, vous tomberiez dans la servitude et dans le scrupule ; et si vous vouliez être libre sans être exacte, vous iriez bientôt à la négligence et au relâchement. L’exactitude seule nous rétrécit l’esprit et le cœur, et la liberté seule les étend trop. Ceux qui n’ont nulle expérience des voies de Dieu ne croient pas qu’on puisse accorder ensemble ces deux vertus. Ils comprennent par être exact, vivre toujours dans la gêne, dans l’angoisse, dans une timidité inquiète et scrupuleuse qui fait perdre à l’âme tout son repos, qui lui fait trouver des péchés partout, et qui la met si fort à l’étroit, qu’elle se dispute à elle-même jusqu’aux moindres choses, et qu’elle n’ose presque respirer. Ils appellent être libre, avoir une conscience large, n’y prendre pas garde de si près, se contenter d’éviter les fautes considérables, et ne compter pour fautes considérables que les gros crimes ; se permettre hors de là tout ce qui flatte subtilement l’amour-propre ; et, quelque licence qu’on se donne du côté des passions, se calmer et se consoler aisément, par la seule pensée qu’on n’y croyait pas un grand mal. Ce n’était pas ainsi que saint Paul concevait les choses, quand il disait à ceux à qui il avait donné la vie de la grâce, et dont il tâchait de faire des chrétiens parfaits : Soyez libres, mais de la liberté que Jésus-Christ vous a acquise; soyez libres, puisque le Sauveur vous a appelés à la liberté : mais que cette liberté ne vous soit pas une occasion ni un prétexte de faire le mal205.

Il me paraît donc que la véritable exactitude consiste à obéir à Dieu en toutes choses, et à suivre la lumière qui nous montre notre devoir, et la grâce qui nous y pousse; ayant pour principe de conduite de contenter Dieu en tout, et de faire toujours ce qui lui est non seulement agréable, mais, s’il se peut, le plus agréable, sans s’amuser à chicaner sur la différence des grands péchés et des péchés légers, des imperfections et des infidélités : car, quoiqu’il soit vrai que tout cela est distingué, il ne le doit pourtant plus être pour une âme qui s’est déterminée à ne rien refuser à Dieu de tout ce qu’elle peut lui donner. Et c’est en ce sens que l’Apôtre dit, que la loi n’est point établie pour le juste206. Loi gênante, loi dure, loi menaçante ; loi, si on l’ose dire, tyrannique et captivante : mais il a une loi supérieure qui l’élève au-dessus de tout cela, et qui le fait entrer dans la vraie liberté des enfants ; c’est de vouloir toujours faire ce qui plaît le plus au Père céleste, selon cette excellente parole de saint Augustin : «Aimez, et faites après cela tout ce que vous voudrez.207 »

Car si à cette volonté sincère de faire toujours ce qui nous paraît le meilleur aux yeux de Dieu, vous ajoutez de le faire avec joie, de ne se point abattre quand on ne l’a pas fait, de recommencer cent et cent fois à le mieux faire, d’espérer toujours qu’à la fin on le fera, de se supporter soi-même dans ses faiblesses involontaires comme Dieu nous y supporte, d’attendre en patience les moments qu’il a marqués pour notre parfaite délivrance, de songer cependant à marcher avec simplicité et selon nos forces dans la voie qui nous est ouverte, de ne point perdre le temps à regarder derrière soi ; de nous étendre et de nous porter toujours, comme dit l’Apôtre208, à ce qui est devant nous; de ne point faire sur nos chutes une multitude inutile de retours qui nous arrêtent, qui nous embarrassent l’esprit, et qui nous abattent le cœur; de nous en humilier et d’en gémir à la première vue qui nous en vient, mais de les laisser là aussitôt après pour continuer notre route; de ne point interpréter tout contre nous avec une rigueur littérale et judaïque ; de ne pas regarder Dieu comme un espion qui nous observe pour nous surprendre, et comme un ennemi qui nous tend des pièges, mais comme un père qui nous aime et nous veut sauver ; pleins de confiance en sa bonté, attentifs à invoquer sa miséricorde, et parfaitement détrompés de tout vain appui sur les créatures et sur nous-mêmes : voilà le chemin et peut-être le séjour de la véritable liberté.

Je vous conseille, autant que je puis, d’y aspirer. L’exactitude et la liberté doivent marcher d’un pas égal ; et en vous, s’il y en a une des deux qui demeure derrière l’autre, c’est, à ce qu’il me paraît, la liberté, quoique j’avoue que l’exactitude ne soit pas encore au point que je la désire : mais enfin je crois que vous avez plus besoin de pencher du côté de la confiance en Dieu et d’une grande étendue de cœur. C’est pour cela que je ne balance point à vous dire que vous devez vous livrer tout entière à la grâce que Dieu vous fait quelquefois de vous appliquer assez intimement à lui. Ne craignez point alors de vous perdre de vue, de le regarder uniquement et d’aussi près qu’il voudra bien vous le permettre, et de vous plonger tout entière dans l’océan de son amour: trop heureuse si vous pouviez le faire si bien, que vous ne vous retrouvassiez jamais. Il est bon néanmoins, lorsque Dieu vous donnera cette disposition, de finir toujours, quand la pensée vous en viendra, par un acte d’humilité et de crainte respectueuse et filiale, qui préparera votre âme à de nouveaux dons. C’est le conseil que donne sainte Thérèse209, et que je crois pouvoir vous donner.

LSP 199.*A UNE DAME

Vous n’avez, ma chère fille, qu’à porter vos infirmités, tant de corps que d’esprit. C’est quand je suis faible, dit l’Apôtre, que je me trouve fort210: la vertu se perfectionne dans l’infirmité. Nous ne sommes forts en Dieu, qu’à proportion que nous sommes faibles en nous-mêmes. Votre faiblesse fera donc votre force, si vous y consentez par petitesse.

On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait, par générosité d’amour et par grandeur de sentiments, les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble point à cet abandon flatteur. L’abandon211 est un simple délaissement dans les bras de Dieu, comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné: si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit, non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance, mais à laisser faire Dieu, sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. Il est paisible, car il n’y aurait point de sincère abandon, si on était encore inquiet pour ne laisser pas échapper et pour reprendre les choses abandonnées. Ainsi l’abandon est la source de la vraie paix, et sans la paix l’abandon est très imparfait.

Si vous demandez une ressource dans l’abandon, vous demandez de mourir sans perdre la vie. Tout est à recommencer. Rien ne prépare à s’abandonner jusqu’au bout, que l’abandon actuel en chaque moment. Préparer et abandonner sont deux choses qui s’entredétruisent. L’abandon n’est abandon qu’en ne préparant rien. Il faut tout abandonner à Dieu, jusqu’à l’abandon même. Quand les Juifs furent scandalisés de la promesse que Jésus-Christ faisait de donner sa chair à manger, il dit à ses disciples : ne voulez-vous pas aussi vous en aller? 212 Il met le marché à la main de ceux qui tâtonnent. Dites-lui donc comme saint Pierre : Seigneur, à qui irions-nous? vous avez les paroles de vie éternelle.

LSP 160.*A UNE DAME

Dieu vous aime, puisqu’il a tant de jalousie à votre égard, et qu’il a soin de vous faire sentir jusqu’aux moindres fautes que vous commettez. Quand vous apercevrez quelque faute qui vous indispose pour l’oraison, contentez-vous de vous humilier sous la main de Dieu, et de recevoir cette interruption des grâces sensibles, comme la pénitence que vous avez méritée. Ensuite demeurez en paix; ne recherchez point par amour-propre ce plaisir qui peut vous venir de la société des bonnes gens qui vous honorent ; mais aussi ne vous faites point un scrupule de recevoir cette consolation quand la Providence vous l’envoie. Laissez tomber l’excès de sensibilité que vous éprouvez dans de telles consolations. Il suffit que votre volonté ne s’y livre pas, et que vous soyez sincèrement déterminée à vous en passer toutes les fois qu’elles cesseront.

Vous voulez savoir ce que Dieu demande de vous là-dessus ; et je vous réponds que Dieu veut que vous preniez ce qui vient, et que vous ne couriez point au-devant de ce qui ne se présente point. Recevez avec simplicité ce qui vous est donné, n’y regardant que Dieu seul qui vous le donne pour soutenir votre faiblesse, et portez avec foi la privation de toutes les choses dont Dieu vous prive pour vous détacher. Quand vous prendrez ainsi également les inégalités des hommes à votre égard, que Dieu permet tout exprès pour vous éprouver par ces espèce de secousses, vous verrez que les consolations ne vous saisiront plus jusqu’à vous dissiper et à troubler votre oraison, et que les privations ne se tourneront plus en découragement et en dépit.

Ne quittez point vos deux temps réglés d’oraison pour le matin et pour le soir. Ils sont courts : vous les passerez facilement, moitié ennui et distraction involontaires, moitié retour à votre occupation de Dieu. Pour le reste de la journée, laissez-vous aller au recueillement, à mesure que vous vous y trouverez disposée. Il faut seulement y mettre deux bornes l’une, qu’il ne vous détournera d’aucun de vos devoirs extérieurs; l’autre, que vous prendrez garde que ce recueillement n’épuise peu à peu votre tête et ne mine insensiblement votre très délicate santé.

Marchez avec confiance et sans crainte. La crainte resserre le cœur; la confiance l’élargit: la crainte est le sentiment des esclaves ; l’amour de confiance est le sentiment des enfants.

Pour vos misères, il faut vous accoutumer à les voir avec une sincère condamnation, sans vous impatienter ni décourager. Pour un travail paisible, par rapport à la correction, ramenez votre cœur, autant que vous le pourrez, au calme de l’oraison et à la présence familière de Dieu pendant la journée.

LSP 161.*A UNE DAME

Je comprends que toutes vos peines viennent de ce que vous voulez trop juger de vous-même, et de ce que vous en jugez par une fausse apparence, qui est votre sentiment. Dès que vous ne trouvez point un certain goût et un attrait sensible dans l’oraison, vous êtes tentée de vous décourager. Comme vous êtes dans une solitude sèche, triste et languissante, vous n’y avez guère d’autre soutien que le plaisir de goûter la piété : ainsi il n’est pas étonnant que vous vous trouviez abattue dès que cet appui vient à vous manquer. Voulez-vous être en paix ? occupez-vous moins de vous-même, et un peu plus de Dieu. Ne vous jugez point, mais laissez-vous juger avec une entière démission d’esprit par celui que vous avez choisi pour vous conduire. Il est vrai qu’on est souvent occupé de soi sans le vouloir, et que l’imagination nous fait souvent retomber dans cette occupation pénible : mais je ne vous demande point l’impossible ; je me borne à vouloir que vous ne soyez point occupée de vous-même par choix, et que vous n’entrepreniez point volontairement de juger de votre état par vos propres lumières. Dès que vous apercevez en vous cette occupation et ce jugement, détournez-en votre vue comme d’une tentation, et ne rendez pas volontaire, par une continuation de propos délibéré, ce qui commence par pure surprise d’imagination.

Au reste, ne croyez point que cette conduite que je vous conseille vous empêche de pratiquer la vigilance sur vous-même, que Jésus-Christ recommande dans l’Évangile. La plus parfaite manière de veiller sur soi est de veiller devant Dieu contre les illusions de l’amour-propre. Or une des plus dangereuses illusions de l’amour-propre est de s’attendrir sur soi, d’être sans cesse autour de soi-même, d’être occupé de soi d’une occupation empressée et inquiète, qui trouble, qui dessèche, qui resserre le cœur, qui ôte la présence de Dieu, enfin qui nous fait juger de nous-mêmes jusqu’à nous jeter dans le découragement. Dites comme saint Paul: Et même je ne me juge point ; vous n’en veillerez que mieux sur vos défauts pour les corriger, et sur vos devoirs pour les remplir, quoique vous ne soyez point volontairement dans ces occupations inquiètes d’amour-propre. Ce sera par amour pour Dieu que vous retrancherez d’une manière simple et paisible tout ce que cet amour vigilant et jaloux vous fera apercevoir d’imparfait et d’indigne du bien-aimé. Vous travaillerez à vous corriger sans impatience et sans dépit d’amour-propre contre vos faiblesses. Vous vous supporterez humblement sans vous flatter. Vous vous laisserez juger, et vous ne ferez qu’obéir.

Cette conduite va bien plus à mourir à soi-même que celle de suivre les délicatesses, les dépits, les impatiences de l’amour-propre sur la perfection. De plus, c’est prendre une fausse règle pour juger de soi, que d’en juger par les sentiments que l’on trouve au dedans de soi-même. Dieu ne nous demande que ce qui dépend de nous ; c’est précisément notre volonté qui dépend d’elle-même. Le sentiment n’est point en notre pouvoir; nous ne pouvons ni nous le donner ni nous l’ôter comme il nous plaît. Les plus endurcis pécheurs ont quelquefois, malgré eux, de bons mouvements. Les plus grands saints ont été violemment tentés par des sentiments corrompus dont ils avaient horreur. Ces sentiments ont même servi à les humilier, à les mortifier, à les purifier. La vertu, dit saint Paul, se perfectionne dans l’infirmité. Ce n’est donc pas le sentir, mais le consentir qui nous rend coupables.

Pourquoi donc croyez-vous être loin de Dieu quand vous ne pouvez pas le goûter? Sachez qu’il est tout auprès de ceux qui ont le cœur en tribulation et en sécheresse. Vous ne pouvez point vous donner par industrie ce goût sensible. Qu’est-ce que vous voulez aimer? Est-ce le plaisir de l’amour ou le bien-aimé? Si ce n’est que le plaisir de l’amour que vous cherchez, c’est votre propre plaisir, et non celui de Dieu, qui est l’objet de vos prétentions. On impose souvent à soi-même dans la vie intérieure. On se flatte de chercher Dieu, et on ne cherche que soi dans le culte divin. On ne quitte les plaisirs du monde, que pour se faire un plaisir raffiné dans la dévotion; et comme on ne tient à Dieu que par le plaisir, on ne tient plus à lui quand la source du plaisir tarit. Il ne faut jamais se priver de ce plaisir par une recherche volontaire des autres plaisirs qui rendent indigne de celui-là: mais enfin, quand ce plaisir manque, il faut continuer à aimer sans plaisir, et mettre la consolation à servir Dieu à ses dépens, malgré les dégoûts qu’on éprouve. O que l’amour est pur quand il se soutient sans aucun goût sensible ! O que tout s’avance quand on est tenté de croire tout perdu ! O que l’amour souffrant sur le Calvaire est au-dessus de l’amour enivré sur le Thabor ! On ne peut guère compter sur une âme qui n’a point encore été sevrée du lait des consolations spirituelles.

Je ne veux plus que vous soyez une dame sage, forte et vertueuse en grand ; je veux tout en petit. Soyez une bonne petite enfant.

LSP 162.*A UNE DAME

Il faut supposer qu’il se mêle beaucoup d’imagination, de sentiments, et même de sensibilité d’amour-propre dans notre oraison. De là vient que nous sommes dans une espèce d’ivresse quand notre imagination nous donne de belles images avec des sentiments de plaisir, et que nous sommes découragés dès que ces images et ces sentiments flatteurs nous manquent ; mais cette confiance dans le bon temps et ce découragement dans le mauvais ne sont que pure illusion. Il ne faudrait ni s’élever quand l’oraison est douce, ni s’abattre quand elle devient sèche et obscure. Le fond de l’oraison demeure toujours le même, pourvu qu’on ait toujours la même volonté d’être uni à Dieu, sans s’élever des dons sensibles, et sans s’abattre de leur privation. Dieu, par ces dons sensibles, soulage quelquefois notre imagination, il aide notre esprit, il soutient notre volonté faible et prête à succomber. Il retire aussi assez souvent ses secours pour nous empêcher de nous les approprier avec une vaine confiance, et pour nous accoutumer à sa présence malgré les distractions et les sécheresses. L’oraison n’est jamais si pure, que quand on la continue par fidélité, sans plaisir ni goût.

Il est vrai que, si cette présence vous est facilitée par la considération méthodique de quelques vérités particulières, il faut vous appliquer à ces vérités pour en nourrir votre cœur; mais si ces vérités ne servent point à faciliter la présence de Dieu, et si ce n’est qu’une inquiétude scrupuleuse, vous ne ferez que vous embrouiller en vous écoutant.

Il ne dépend point de vous de dissiper les distractions involontaires, l’ennui, le dégoût et l’obscurité. Ce qui dépend de vous, moyennant la grâce de Dieu, est la patience dans cet ennui, le retour paisible à la présence de Dieu quand vous apercevez la surprise des distractions, et la fidélité pour demeurer attachée à Dieu sans plaisir par une volonté sèche et nue.

Laissez tomber les pensées de vaine complaisance comme celles de découragement, et allez toujours votre train. Le tentateur ne cherche qu’ à vous arrêter ; en ne vous arrêtant point, vous vaincrez la tentation d’une façon simple et paisible.

1975. LSP 127. À UNE DAME. 1714.

… Pour moi213, je ne suis plus qu’un squelette qui marche et qui parle, mais qui dort et qui mange peu : mes occupations me surmontent, et je ne me couche jamais sans laisser plusieurs de mes devoirs en arrière. Un vaste diocèse est un accablant fardeau à soixante-trois ans. J’ai beaucoup trop d’affaires, et vous n’en avez peut-être pas assez pour éviter l’ennui ; mais la sagesse consiste à savoir s’amuser. Trompez-vous vous-même, Madame ; inventez des occupations qui vous raniment. Les jours sont longs, quoique les années soient courtes ; il faut accourcir les jours en se traitant comme un enfant ; cette enfance est une sagesse profonde. Souvenez-vous que vous ne feriez dans le plus beau monde, rien de plus solide que ce que vous faites dans la langueur et dans l’obscurité de votre solitude; vous entendriez beaucoup de mauvais discours ; vous verriez beaucoup de personnes importunes et méprisables avec des noms distingués ; vous seriez environnée de pièges et d’exemples contagieux; vous sentiriez les traits de l’envie la plus maligne; vous éprouveriez votre propre fragilité; vous auriez bien des fautes à vous reprocher. Il est vrai que vous paraîtriez être plus dans l’abondance; mais vous n’auriez qu’un superflu très dangereux : la vanité le dépenserait, et vous rendrait peut-être encore plus dérangée, et plus embarrassée que vous ne l’êtes; vous ne songeriez sérieusement, ni à Dieu, ni à vous, ni à la mort, ni à votre salut; vous seriez, comme les autres, enivrée, ensorcelée, endurcie. …


« Conclusion »

Achevons ce Florilège par de beaux passages glanés lors de notre découverte en lecture du premier ouvrage édité par les disciples en 1717 :

L’excellente prière n’est autre chose que l’amour de Dieu. [...] Le cœur ne demande que par ses désirs. Prier est donc désirer ; mais désirer ce que Dieu veut que nous désirions[...]. (OS1-(1-2))214

L’amour caché au fond de l’âme prie sans relâche, alors même que l’esprit ne peut être dans une actuelle attention. Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu’il y forme lui-même, et dont elle ne s’aperçoit pas toujours. (OS1-(3))

C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance [...] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. (OS1-40)

Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. (OS1-147)

L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. [...] Voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres ; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour ; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre. L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous, car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes. (OS1-165)

On se donne à vous pour devenir grand ; mais on se refuse dès qu’il faut se laisser apetisser. [...] Ce n’est pas vous aimer, c’est vouloir être aimé par vous. (OS1-191)

Ils ignorent l’esprit d’amour, qui rend tout léger. Ils ne savent pas que cette religion [mène] à la plus haute perfection par un sentiment de paix et d’amour, qui en adoucit tous les maux. Ceux qui sont à Dieu sans partage sont toujours heureux. Ils éprouvent que le joug215 de Jésus-Christ est doux et léger, qu’on trouve en lui le repos de l’âme, et qu’il soulage ceux qui sont chargés et fatigués, comme il a promis lui-même. (OS1-196)


BENOÎT DE CANFIELD, DE LA VOLONTÉ DE DIEU

Quinze chapitres de la Règle de perfection.




Ouvrage publié chez l’éditeur Arfuyen en 2009 sour le titre : BENOÎT DE CANFIELD / La Règle de perfection / Texte établi et présenté par Dominique et Murielle Tronc / Editeur Arfuyen







Préface

Auparavant qu'elle vint à Coutances, elle ne savait point lire216, mais lorsqu'elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s'appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers renseignent des moyens dont on peut se servir pour y arriver. Lorsqu'elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu'elle vint à l'ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie…

Après le Concile de Trente (1545-1563), les catholiques vécurent un renouveau intense. Notre époque peine à imaginer ce monde où franciscains et jésuites prêchaient l’oraison à tous : ils en faisaient le pivot de la vie chrétienne et rédigeaient de très nombreux textes portant sur la vie intérieure. En 1574, les capucins217, appelés d’Italie en France par Catherine de Médicis, furent très bien accueillis : l’on se pressait en foule à leurs prédications qui chantaient la joie et l’abandon à la grâce divine.

L’Anglais Benoît de Canfield (1562-1610), converti après une jeunesse généreusement vécue, se réfugia en France pour échapper aux persécutions de la première Elisabeth. Sa vie intérieure était intense. Emerveillé par la beauté des églises et des cérémonies, il tombait en extase en écoutant de l’orgue : « A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux ; étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde [...] me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour218. » Entré chez les capucins en 1587, il effrayait ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir. Une fois, suivant la médecine du temps, on lui mit des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le piqua avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son état219 ! Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’esprit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment220»

Il finit cependant par être reconnu et respecté. Sa renommée se répandit : trop oublié aujourd’hui, il devint la grande autorité mystique de son temps221. On lui demanda « d’expertiser » les extases de Mme Acarie222. Bérulle lui confia Melle Abra de Reconis qu’il avait ramenée du protestantisme. En 1598, il assura la direction de l’abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers223, et fut son solide appui pendant la difficile réforme de cette influente abbaye. A l’intérieur de l’ordre, il reçut la charge de former les novices : Martial d’Etampes (1575-1635) reçut l’habit des mains de Benoît au couvent des capucins d’Orléans ; il formera à son tour Jean-François de Reims (-1660). Aussi bien par ses écrits que par sa présence personnelle, l’influence de Canfield fut immense : en 1694, Mme Guyon achèvera sa grande anthologie des mystiques sur son nom224.

En 1599, il tenta de partir évangéliser l’Angleterre, mais fut immédiatement emprisonné pour trois ans. Délivré grâce à Henri IV, ilenHen revint en France où il reprit ses activités de prédication et de direction. Il mourut au couvent de St Honoré le 21 novembre 1610.

*

L’essentiel de son expérience mystique est rapporté dans la Reigle de perfection contenant un abrégé de toute la vie spirituelle réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu, dont l’essentiel fut rédigé avant 1593. Il refusa longtemps de la publier, tout en prêtant des cahiers pour aider ses dirigés. Des copies circulèrent en France et en Flandre. Sur ordre de ses supérieurs et afin d’éviter des altérations de sa pensée, il se décida en 1608, deux ans avant sa mort, à en publier les deux premières parties.

La troisième et dernière partie de la Reigle, qui concerne la vie mystique avancée, ne lui semblait « être ni propre ni convenable au commun » (Préface). Il avait souvent refusé de la communiquer,  notamment à son confrère Jean-Baptiste de Blois : « Ne me demandez, je vous prie, cette troisième partie…225 ». Il fut toutefois rassuré par la traduction faite par les chartreux en 1606 de l’Ornement des Noces spirituelles de Ruusbroec : « Et encore que la hauteur de son sujet me l’avait fait excéder la capacité du commun, néanmoins la vérité est qu’il y a plusieurs livres de style et sujet autant relevé » (Epître au Lecteur, 1610). Il va donc, à l’exemple de Ruusbroec, oser publier la troisième partie sur la « vie suréminente », d’autant qu’il a scrupule à laisser sans conseil les âmes expérimentées : « Ce n’est pas chose équitable que les âmes bien avancées soient privées de viandes solides sous prétexte que les commençants ne peuvent manger que du lait ; ni qu’on ôte au philosophe ses livres de philosophie, sous ombre que le grammairien ne les entend pas. » (Epître, 1610).

Ses admirateurs étaient de cet avis puisqu’ils en avaient fait paraître en 1609 une édition « pirate » chez Jean Osmont, à Rouen. L’auteur protesta parce qu’il n’avait pas relu l’imprimé, probablement aussi par prudence, puisque cette édition fut aussitôt critiquée par les autorités religieuses : François de Sales s’inquiétait de l’absence en cette partie de l’humanité de Notre Seigneur ainsi que de la condamnation de l’entendement et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu226. Des docteurs vinrent chez les capucins demander des éclaircissements sur certains passages. Se tinrent alors des conférences comme cela se reproduira à la fin du siècle lors de la querelle quiétiste : « …un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d’orthodoxie227. »

Il en sortit l’édition de 1610 chez l’éditeur Chastellain : elle contenait des concessions prudentes aux autorités, et en particulier un « Traité de la Passion » en quatre chapitres ajoutés à la fin de la troisième partie. Jean Orcibal a montré combien les omissions et les additions de termes comme « plutôt, comme, quasi, presque, en quelque manière… » affaiblissent la hardiesse du texte initial en enlevant le caractère absolu du néant de la créature.

Voilà pourquoi, publiant ici la troisième partie de la Reigle, nous avons choisi de reprendre l’édition Osmont : elle traduit le jaillissement original de l’écriture de Benoît quand il parle d’expérience à d’autres mystiques sans le contrôle de sa hiérarchie. Nous avons écarté les quatre chapitres ajoutés, concession en contradiction avec une oraison où aucune image ne subsiste, car « l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit228. »

*

Les deux premières parties de l’œuvre traitent des abords de la vie intérieure : la vie active des commençants, puis la vie d’oraison. La troisième partie est de loin la plus fascinante puisqu’elle parle de la  « vie superéminente », à savoir des « choses abstraites229 de la haute contemplation et de l’essence de Dieu » (Préface 1609), autrement dit des sommets de la vie mystique. Elle met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Reigle, II, 12). Car cet amoureux de Dieu ne supporte aucun intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Canfield consacre l’essentiel de l’œuvre à l’analyse subtile des nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui a pourtant dépassé l’attachement au corps et aux passions.

La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure en un abandon actif à la volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette volonté est connue à l’homme par les commandements de Dieu et l’Eglise, mais elle est ressentie intérieurement « par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu » ; « elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu. » 230

L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas Lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique rhénane que l’on voit développée dans la Perle évangélique, qu’il avait probablement lue puisqu’elle avait été traduite en 1602.

La vie mystique cherche son achèvement dans l’identification avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique : à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu.

Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la première est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Reigle, III, 11), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais, à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : à ce stade, seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce par « quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue » (III, 3). A tout instant donc, il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).

Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme !231 » (III, 5). Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus : « …si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature […] Donc, d'autant qu'ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme » (III, 8).

Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser pénétrer par le divin : « Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu'il faille mépriser les œuvres extérieures […], mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait » (III, 13).

Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu : cet état final « n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre… » (III, 7). La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera : elle « hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie » (III, 7).

Ce qui a le plus choqué les censeurs romains, ne fut pas de dire la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis longtemps reconnue, mais la hardiesse d’affirmer que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » : « … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle‑même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme… » (III, 7).

*

Le lecteur va avoir devant les yeux une oeuvre écrite par un Anglais immigré dans une langue archaïque : elle nécessite donc une lecture lente. Par ailleurs, Canfield aimait à l’excès les balancements et les parallèles logiques dans lesquels on se perd et qui lui ont donné une réputation d’obscurité : c’est paradoxalement quand il veut être très rigoureux qu’il devient difficile à suivre ! Il faut donc passer outre les excès de logique, accepter de ne pas tout comprendre, pour aller vers les passages denses, abrupts, tout droit sortis du feu de l’expérience mystique. Un peu de patience permettra de s’attacher à ce mystique ardent, tout frémissant d’amour divin et qui brûlait d’y amener ses lecteurs.









REIGLE DE PERFECTION

TROISIÈME PARTIE.


Reigle, Chapitres 1 à 15.


De la Volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente.




1. Qu’est-ce que la volonté de Dieu essentielle. Que c’est Dieu même ; et de la différence entre icelle232 et la volonté intérieure.

Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième233, traitant de la volonté de Dieu essentielle et contenant la vie superéminente234.

Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée [ni] par le sens, ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine ; mais est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu'elle235 n'est autre chose que Dieu même : elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même et son essence. Car cette volonté étant en Dieu, s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu n'y a que Dieu236.

Car s'il y avait autre chose que lui, il y aurait quelque imperfection en lui, toutes choses étant imparfaites qui ne sont lui, voire même il y aurait beaucoup d'imperfections, si sa volonté était avec son essence : car il ne serait une simple essence et purus actus, comme tiennent tous les Docteurs, mais aurait composition, qui apporte beaucoup d'imperfection. Car ainsi il aurait quelque chose en quelque partie de soi, qu'il n'aurait en une autre, et n'aurait tout en toute partie. Il aurait quelque perfection en une partie, qu'il n'aurait en une autre, et ainsi ne serait infiniment parfait en toute perfection : voire même il ne serait Dieu, si sa volonté avait être à part et ne fût son essence, pour ce qu'il ne serait infini ni en volonté ni en essence : car là aurait fin son essence, où sa volonté commencerait ; et là finirait l'être de sa volonté où son essence commencerait.

Pour ce qu'aussi il serait fini ; si fini, alors limité ; si limité, créé ; si créé, et par conséquent créature, et non créateur et Dieu. Et pour ce que aussi, s'il est limité, quelqu'un l'a limité ; si quelqu'un l'a limité, quelqu'un est plus grand que lui, et par conséquent n'est Dieu, qui n'a personne plus grande que lui.

En outre, si sa volonté est séparée d'avec son essence, qui est‑ce qui l'aurait séparée ? Non la créature, pour ce qu'elle ne pouvait, ni le Créateur, pour ce qu'il ne le voudrait : elle ne pouvait, pour ce qu'elle n'était ; lui ne le voulait, pour ce que par tout soi également il s'aimait. De237 dire qu'au commencement elles ont commencé séparément, serait dire qu'il y avait deux Dieux ; de dire qu'après Dieu se serait séparé, est directement contre la raison et est chose impossible, puisqu'un seul Dieu comme un seul Dieu ne se peut séparer, non plus qu'un comme un se peut diviser. Et si nous voyons que les créatures, comme le feu et l'eau, la nature desquelles238 est un rayon ou étincelle de la perfection de cette nature divine, se conservent en unité et en leur entier, que non seulement elles ne se séparent d’elles-mêmes, mais qu’aussi étant séparées elles se réunissent, à plus forte raison se voit cette perfection d'unité en cette nature, qui est créatrice de celles‑ci. Et posé le cas que cette nature se puisse séparer, et qu'elle le fît, nulle des deux serait Dieu, vu que nulle des deux serait infinie, attendu qu'il n'y peut avoir qu'un infini.

Mais j'estime chose superflue d'amener tant de raisons pour une chose si claire, savoir est que la volonté de Dieu est Dieu même, et qu'il n'y a de composition en lui, puisque tous les docteurs unanimement l'affirment239. Saint Hilaire parlant ainsi : Dieu qui est vie n'a pas de composition, ni lui qui est force n'a en soi aucune infirmité, ni qui est lumière n'est entouré d'obscurité, ni qui est esprit est formé de choses dissemblables ; mais tout ce qui est en lui est un240, tellement que sa volonté, étant en lui, est lui‑même et son être et son essence, car tout ce qu'il a est lui‑même. Et pour ce le Maître des Sentences dit : La pureté et simplicité de cette essence est si grande qu'il n'y a rien en icelle qui ne soit elle‑même, le même est celui qui a ce qu'il a.

Et saint Hilaire241 : Dieu ne subsiste point humainement en telle façon que ce soit, autre chose ce qu'il a et autre celui qui l'a, mais tout ce qui est en lui est vie et nature, et parfaite et infinie, n'ayant en elle choses dissemblables, ains [mais] est vivante elle‑même en tout et partout. Et Boèce242 parlant du même point : Cela est vraiment un qui n'a nul nombre, qui n'a nulle autre chose que ce qui y est, et à qui on ne peut attribuer aucun sujet.

Saint Augustin aussi dit : En la substance de Dieu il n'y a rien qui ne soit substance, comme si là autre chose était la substance et autre ce qui arrive à la substance ; mais tout ce qu'on y peut entendre est substance. Et ces choses peuvent être facilement dites et crues, non toutefois vues sinon par le cœur pur. Et en un autre endroit : En la nature d'un chacun des trois, cela est ainsi que celui qui possède, soit ce qui est possédé, comme étant une substance simple et immuable. D'où aussi Isidore243 dit : Dieu est simple, soit en ne perdant pas ce qu'il a, soit pour ce qu'il n'a autre chose qui ne soit lui­-même, et autre chose qui soit en lui. Par toutes lesquelles autorités [est] abondamment prouvé que la volonté de Dieu est Dieu même, à savoir une même simplicité, une et unique essence.

Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes244, tant spirituelles ou subtiles puissent‑elles être, mais au contraire s'éloigne de toutes telles images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il est dit) l'essence de Dieu. Je réplique derechef qu'on y prenne garde, pour ce que cet erreur245 est commun pour la mauvaise habitude qu'a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme.

Et notez qu'à cette volonté ici se doivent référer, réduire et rapporter les deux autres précédentes246, faisant toutes les œuvres tant extérieures [qu’]intérieures, corporelles que spirituelles, en cette volonté, c'est‑à‑dire en l'unité de l'essence de Dieu, sans en jamais sortir. Et si ce mot « volonté » semble à quelques‑uns empêcher, en faisant venir quelques images, ou présentant à l'âme quelque autre objet que cette même essence, qu'elle rejette et prenne d'ores en avant ce mot essence, ou Dieu, bien qu'à la vérité il n'est ici question du mot, mais de la simplification d'esprit, laquelle découvre une même chose sous les trois mots, à savoir volonté, essence et Dieu.

La différence de la volonté intérieure et essentielle est que l'une précède et l'autre suit ; l'une est le moyen, l'autre la fin ; l'une intérieure, l'autre intime; l'une unitive, l'autre transformative ; l'une est presque toute essentielle, l'autre totalement essentielle ; l'une a quelques images, bien que fort subtiles, l'autre est toute nue sans aucune forme. En l'une, l'âme fait encore quelque chose, bien que fort secrètement ; en l'autre, elle est toute oiseuse247 ; en l'une, elle est aucunement248 active, ou l'agente, en l'autre passive ou la patiente, pâtissant l'inaction249, ou intime opération de l'Epoux. Et finalement comme la volonté intérieure naît de la première, qui est extérieure, ainsi la volonté essentielle naît de la seconde, qui est intérieure.



2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.

Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que montrions le moyen d'y parvenir, moyen dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, avec [nul] discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu, mais cette seule fin sans aucun moyen nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise250 de notre sens et jugement ; étant incompréhensible, n'est comprise par la raison. Cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous.

Elle n'est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. Deux contraires ne peuvent être en un sujet ; mais tout exercice et opération apportent quelque image, qui est contraire à la pure essence divine, ergo [donc] ne peuvent être ensemble dans l'âme. Qui est attentif à plusieurs choses a moins d'attention à chacune251.

Ergo, qui entend à252 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour comprendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées, ou embesognés d'actes et opérations. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié. Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. Quand le sens ou intellect sort pour faire quelque opération, l'âme sort quand et quand vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Par toutes ces raisons donc ici est manifesté qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l'intellect, mais au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisible tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'opération de l'intellect, selon qu'en a divinement parlé saint Denis écrivant à Timothée, disant : Quant à toi, Timothée, touchant les visions mystiques, (à savoir l'essence divine, comme est clair et comme l’interprète quelque Docteur) par une forte récollection laisse les sentiments et opérations intellectuelles, et toutes choses sensibles et invisibles, et autant qu'il te sera possible, élève‑toi par ignorance à la vision de celui qui est au-dessus de toute substance et connaissance.

Donc par tout ce qui est dit ci‑dessus, je conclus que, puisque ni les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas, et puisque tout sens, jugement et raison humaine doit succomber à la gloire de Dieu, puisque finalement tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée, je conclus, dis‑je, qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'y aborder.

Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle‑même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle‑même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle‑même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n'y pouvons rien.



3. Qu'il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif ; tout divin, et par-dessus tout entendement ; non humain, ni par les actes de l'esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.

Mais bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel253, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu'ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen ; ainsi eu égard à ce que l'âme y désiste d'opérer, il est sans moyen, vu que tout moyen importe opération. Ou bien il se peut dire un moyen tout divin, non humain pour ce que l'Esprit divin y fait tout, et rien l'humain : Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir. 

Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans interrompre, et suivant toujours son trait254 déjà goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait mené à l'essentielle. Et ainsi selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle‑même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.

Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, soüefve255 opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme256 en elle ; l'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.

L'un desquels moyens est plus particulier et servira pour ceux seulement, ou au moins principalement257, qui ont pratiqué cet exercice. L'autre est plus général, et servira tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui ne l'ont pas suivi, mais quelque autre chemin, et ne sont pas toutefois arrivés à ce haut degré et fin heureuse. L'un est pour ceux qui ont goûté cette intérieure volonté et son trait susdit, l’autre pour ceux qui ne l'ont pas expérimenté. L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion intellectuelle.

L'un n'est pas toujours si totalement assuré, comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Epoux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle‑même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles ; mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là, par la nue foi on voit Dieu, et par nu amour on l'embrasse et possède. Bien qu'en la fin, nonobstant tout cela, ces deux moyens se rapportent et mènent à un même but, et se goûtent d'une même façon.



4. Quatre points principaux du premier moyen, et l'explication du premier point.

Dont [sic] touchant le premier moyen : il contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, et icelui continué, et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.

Nota258. Touchant le premier, est à savoir qu'il n'y a si haute contemplation qui ne puisse être plus haute, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus abstraite, ni lumière si grande qui ne puisse être plus grande, ni trait si fort qui ne puisse être plus fort, ni finalement conversion quelconque si simple qui ne puisse être plus simple, ni union si étroite qui ne puisse être plus étroite. Et [le fait] que ce[la] peut être, et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. Donc, en toutes nos contemplations, il y a quelque obscurité, en toutes nos abstractions quelque image concrète, en toutes nos lumières quelques ténèbres, en toutes nos attractions quelque retardement, en toutes conversions quelque aversion ou rétraction259, et en toutes nos unions quelque désunion ou entre‑deux, quelque parfaites qu'elles soient, et ce par notre faute propre.

Et pour autant que les fautes, d’autant plus qu'elles sont intrinsèques260 et subtiles, d'autant moins sont‑elles connues et remédiées ; de là advient que ces fautes ici sont fort rarement ou jamais remédiées ni connues, pour être très subtiles et secrètes.

Sur quoi il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient les tromperies et fautes ; car autrement il les connaîtrait et découvrirait. Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux‑là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en l'autre, ne se souvenant qu'à la mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement, et secrètement.

Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu'ici, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l'image la plus déliée et la plus courte distraction, empêche une grande élévation et extension ou étendement d'esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel.

Ceux donc s'abusent bien, qui en cette vie avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement le talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections, mais y faisant comme les borgnes et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, voulant être tout esprit sans contrister la chair.

Quelquefois encore touchant le fait d'oraison, ils se contentent de se laisser tromper du prétexte du bien, comme de penser et reconnaître que telle façon de faire ou procédure est sainte et est louée en la vie spirituelle, comme des aspirations, images et autres choses semblables apportant sensible consolation ; et pourtant quand cela semble bon à la sensualité, [ils] se contentent d'en user, bien que secrètement ils n'ignorent qu'en cette vie elles empêchent grandement, comme aussi toutes les autres sortes de fautes et tromperies qui adviennent en notre contemplation et union, qui n'en sont jamais totalement exemptes, pour finement qu'elles s'y soient ingérées et secrètement cachées.

Donc pour retourner à notre propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est‑ce que maintenant261 elle y découvre quelques fautes et imperfections, lesquelles ôtées, elle suit d'une plus haute volée et d'une plus grande vitesse et légèreté, le susdit trait de son Époux.

Cette connaissance d'imperfections ni l'amendement d'icelles ne vient pas d'elle, car tant elles étaient subtiles et intrinsèques qu'elle ne les pouvait voir, tant déliées et spirituelles qu'elle ne les pouvait d'elle‑même ni connaître ni corriger. Car tout ainsi comme l'Ange ne peut actuellement agir outre la sphère de son activité, ainsi aucunement262 puis‑je dire de l'âme qu'elle ne peut ni savoir ni opérer outre l'étendue ou circonférence ou dernier cercle ou capacité de son esprit. Or est‑il que cette connaissance d'imperfections est hors de sa capacité, et le parfait amendement hors et par-dessus son opération, et pour ce n'y peut rien. Non pas toutefois qu'elle ne soit idoine et suffisante par la grâce de Dieu de ce faire, mais pour ce qu'elle est si aveuglée et ces choses si subtiles à discerner, elle si faible à opérer et cette œuvre si difficile à faire que, sans quelque lumière et force, c'est une besogne hors de son étendue et capacité. Cette connaissance donc vient d'en haut : ces subtiles ténèbres sont découvertes par la vraie lumière, ces imperfections se découvrent par la même perfection, par son approchement et plus domestique et familière demeure dans l'âme, là où il découvre et fait voir à l'âme trois fautes ou imperfections en sa contemplation, et les amende et répare.

La première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souef repos de l'Epoux dans l'âme, et son unique, entière et parfaite opération, absolu et entier domaine et seigneurie en icelle. Et par ce moyen, elle ne se laissait pas être parfaitement illuminée, et ne se tenait pas aux doux baisers, ardents et flamboyants et chastes embrassements, mais demeurait aucunement courbée en elle‑même.

La seconde est en une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la voir essentiellement.

La troisième est que quelquefois elle ne regardait son Epoux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle : d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très admirables, comme autrement elles eussent été.

Je n'entends pas qu'elle découvre toutes ses fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu'à grand peine peuvent‑elles être connues devant que par l'Esprit de Dieu elles soient amendées. Toutes les trois imperfections sont directement contraires à ces trois points et perfections suivantes, pour ce [nous] en parlerons ensemblement.

5. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l'écoulement d'iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d'esprit. Second point.

Nous n'entendons pas263, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu'ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement264 et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis « actif », pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme, mais au contraire c’est265 actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.

Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux, dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse266 ; l'autre [est] douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien creuse.

Donc ce bouillonnement des désirs, bien qu'au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux et doit être retranché. Non qu'il faille laisser les bons désirs, mais l'imperfection d'iceux ; non qu'il les faille quitter, mais accomplir ; ni les perdre, mais purifier et parfaire en Dieu, comme in causis seminalibus : la semence n'est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se purifie et multiplie. Car tout ainsi que le grain n'est [pas] perdu pour être jeté en terre, mais se purifie et multiplie, ainsi les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et accomplissent.

Et comme la cause ne produit pas son effet, comme le grain le blé, qu'il ne soit consommé et amorti, ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consommés et assoupis en Dieu. Sur quoi notre Seigneur dit : Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment267. Et tout ainsi qu'au commencement le grain est nécessaire, ainsi à la fin l'est sa corruption comme l'un est nécessaire au commencement, aussi l'autre l'est à la fin pour avoir du blé. De même est‑il des bons désirs et de leur anéantissement pour avoir l'union de Dieu. Mais comme en telle corruption le grain n'est proprement dit être corrompu, mais plutôt transmué ou changé en blé, ainsi ses désirs ne sont pas proprement dits être anéantis, mais plutôt changés et transformés en union. Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection.

Mais comme il ne faut jeter le grain en tout lieu ni en tout temps, mais en son lieu et en son temps, aussi ne faut‑il pas laisser ou anéantir ces désirs en tout lieu, mais seulement en Dieu ; ni en tout exercice, mais en l'exercice de l'union ; ni au commencement, mais en son temps, qui est après la vie active. Là où se voit comme ceux qui se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations268 ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi injuste et oisiveté vicieuse. Mais de ceci se dira en son lieu.

Or l'âme ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu269, non qu'elle y fasse quelque chose, mais qu'elle souffre en elle telle opération.

Cet écoulement d'ardents désirs en Dieu est un changement de l'amour pratique pour le fruitif, ou bien est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.

Ce mot « écoulement »270 contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage et vit plus que jamais. Et pour ce[la] je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un « écoulement » en Dieu, comme étant en lui préservés. Aussi je ne dis pas une préservation des pensées et désirs, mais « écoulement », pour montrer qu'ils changent de lieu ou sujet.

Sur quoi271 il y a encore en ce mot « écoulement » trois points à considérer, à savoir : 1. le changement de lieu ou sujet des désirs, 2. Le deuxième, le changement des mêmes désirs, 3. Le troisième, les moyens de tels changements.

Touchant le premier, les désirs changent leur suppôt ou sujet où ils demeuraient, car au lieu qu'ils étaient subjectivement en l'âme, ils sont en Dieu, pour être dans l'âme subjectivement : s'entend que l'âme les possède, connaît, sent et entend en ses puissances supérieures, et inférieures, en l'intellect, mémoire, volonté et raison, ou en la partie concupiscible ou irascible, etc.

Et quand, en nulle de ces puissances, elle ne sent, comprend ni appréhende tels désirs, ils sont hors de l'âme. Or, après cet écoulement l'âme ne les sent ni comprend en nulle desdites puissances. Et par ainsi sont hors d'icelle : elle ne les peut sentir ni comprendre pour trois causes.

Premièrement pour ce qu'ils sont changés et rendus purement spirituels (comme sera dit au point suivant), tout voile, image, forme et tout ce qui est compréhensible des sens leur étant ôté. Et pour autant que l'âme n'a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituellement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu'elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes.

La deuxième raison est pour ce que la douce opération et vive inaction de Dieu est si efficace et souëfve en elle qu'elle est toute fondue et liquéfiée en son Bien-aimé : elle perd toutes ses forces et opérations propres, etc., laisse aller à sa douce impulsion et plaisir, y entendant uniquement.

Une autre troisième raison est que par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue et totalement abstraite272, et ainsi incapable des choses concrètes.

Car, comme les choses concrètes, à savoir qui ont des formes, empêchent l'abstraction en telle sorte que, tandis que l'âme a en elle chose aucune concrète, elle ne peut jamais être parfaitement abstraite, ainsi au contraire l'abstraction empêche de voir les choses concrètes, en telle sorte qu'il est impossible que l'esprit parfaitement abstrait puisse comprendre les choses concrètes. D'ici advient que les personnes spirituelles ne s'aperçoivent souvent de ce qu'on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l'entour d'eux, comme il se lit de saint Bernard et de saint François, qui passant par une ville et multitude de peuple, ne s'en aperçut nullement, mais après demanda à son compagnon combien il y avait encore jusques à la ville déjà passée. Sainte Catherine de Sienne aussi en ces abstractions ne sentit quand on la piqua à la plante du pied. Beaucoup d'autres raisons je pourrais amener pour montrer qu'en cet écoulement les désirs ne se comprennent ni se sentent plus en l'âme, et n'y sont plus, mais s'en vont en Dieu.

Où aussi les désirs se changent (qui est le second point) à savoir : la cause se change en l'effet ; le moyen, en sa fin ; le souhait en la chose souhaitée ; le désir d'union en union; le désir de la vision, possession et fruition de Dieu en la même vision, possession et fruition de Dieu ; l'intime et profond soupir après les caresses de l'Epoux, en familières caresses ; les ardentes attentes après ces baisers, aux mêmes baisers ; les intolérables désirs de ces souëfs embrassements, aux mêmes chaleureux et chastes embrassements.

Là l'âme dit avec intime jubilation de cœur : Laeva ejus sub capite meo273, etc. Maintenant elle a trouvé ubi cubet in meridiae274. Là elle se vante disant : Dilectus meus mihi, et ego illi275; ego dilecto meo et ad me conversio illius276 ; inter ubera mea commorabitur277 ; de ore ejus accepi lac et mel278 ; meliores sunt ubera tua vino fragrantia unguentis optimis279. Là sont les doux colloques : ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es280 ; et elle : ecce tu pulcher es dilecte mi et decorus. Là il la caresse et lui montre toute sa beauté en tous ses linéaments depuis les pieds jusques à la tête, etc., et enfin vient à conclure en disant : Haec requies mea, in saeculum saeculi hic habitabo281. O heureuse l'âme qui a ainsi changé les actes en la chose en laquelle ils agissaient, ses désirs en la chose désirée !

Mais pour voir plus essentiellement et plus intrinsèquement comme ce changement se fait, il faut venir au troisième point, qui le découvrira. Il faut donc savoir que ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée ou en laquelle on agit, un remplissement des désirs, ou effectuation et consommation d'actes, et un évanouissement d'iceux désirs et actes.

Touchant donc la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit, et comme par degrés selon l'accroissement de notre amour.

Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après il s'y montre, mais obscurément ; en après plus clairement, mais sous quelque ombre ; mais enfin très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'Epouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé282. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot quaesivi283 puisque, comme est clair et selon le dire de saint Augustin, qu'elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est clair par ce mot : non inveni.

Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'Epouse disant : Je l'ai tenu et ne le lairrai284, tant que je l'aie introduit. Car parce qu'elle dit tenui285, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle ; mais en ce qu'elle dit donec introducam, etc., elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui encore si à plein comme elle désirerait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon est quand l'époux commence à se montrer non seulement comme Seigneur, mais comme Epoux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes attouchements ; et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme ami et époux par douces attractions. Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Epoux n'est en la perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force et fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser ? 

Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l'époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit sa vraie ombre, à savoir une déiforme ou image, en et sous laquelle elle le voit, connaît et contemple y faisant sa demeure et disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré286. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos et paroles melliflues287 ; là, elle reçoit les promesses de vie, les arrhes de mariage et l'assurance des épousailles ; là, elle est caressée et baisée ; là, elle reçoit les ornements, joyaux et vêtements nuptiaux.

Là finalement, elle est faite capable des embrassements essentiels et purement spirituels de son Epoux sous l'ombre duquel elle est encore assise : Donec aspiret dies et inclinentur umbrae288. Jusques à tant mêmes que le jour des noces et de la vision essentielle vienne, l'ombre ou image sous laquelle elle le voyait étant dissipée et évanouie, lequel jour des noces et heureuse vision avec dévots et profonds gémissements et avec toute importunité priant l'époux, en lui demandant et disant : Ubi cubes in meridie289 : ô mon Epoux, ô ma joie, ô le centre de mon coeur, où est‑ce que vous couchez ? Où et comment vous trouverai‑je tout nu et dévoilé sans aucune image, ombre ou obscurité ?

Ce que le très amoureux Epoux ne pouvant nier, se montre à elle selon le désir de son cœur, de sorte qu'elle le voit en une façon non seulement indicible, mais inexcogitable290. Ce qui est le quatrième degré, qui est encore si haut par-dessus tous les autres que non seulement ceux qui n'y ont jamais été ne le peuvent imaginer, mais aussi ceux qui [y] ont été ne le peuvent comprendre, vu qu'il surpasse toute imagination intellectuelle, opération, sens, raison et jugement humain, pour ce qu'il se fait hors de l'homme.

Car comme l'Epoux s'abaisse dessous soi, l'épouse s'élève dessus soi, pour se rencontrer, baiser, embrasser et solemniser leurs noces. En ce degré elle chante : Je suis à mon bien-aimé, et sa conversion est à moi, prenant similitude des mariés et de l'acte de mariage pour signifier l'actuelle union et mutuelle jouissance l'un de l'autre après tel mariage spirituel et encore par une semblable similitude que : Mon bien-aimé me demeurera entre mes mamelles291, voulant par cette similitude292 de mariage déclarer l'étroite union, cet incompréhensible amour et mutuelle adhésion ne pouvant pas mieux être expliqués que par la similitude de tel acte, qui a en soi actuelle293 adhésion, mutuel embrassement, fervent amour, contentement des deux côtés, et la plus parfaite union qui puisse être entre deux amateurs294, comme dit l'Ecriture, où des deux est faite une chair295.  Et ne disant pas erit, mais commorabitur296, elle nous signifie la continuation de telle union.

Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplissement des désirs, et ce conséquemment, car à même mesure que cette manifestation s'augmente, le désir se remplit, tellement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu'il ne se montrât qu'obscurément, lequel désir d'autant plus qu'il s'augmentait, d'autant plus Dieu s'y manifestait qu'il lui était Dieu, tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité que pour297 la capacité plus grande de l'âme. Tellement qu'enfin le désir étant très grand et parfait, il s'y montre parfaitement, dont l'âme le voyant parfaitement en elle‑même a tout ce qu'elle demande, et son désir est tout rempli et est semblable au vase ou éponge  qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu'étant remplis ne peuvent plus recevoir.

Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit298, s’ensuit que le désir ne peut plus rien désirer étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme cette concavité remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est rempli. Donc ce vouloir, par cette manifestation de Dieu en l'âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération en sa fin consommée.

D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour ce que quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus. Quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus. Car toutes ces choses sont envers Dieu comme la cause séminale envers son effet ; tellement que comme la cause ayant produit son effet, comme le grain le blé ou semence d'homme l'enfant, elle n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.

Mais toutefois comme le grain et la semence, bien qu'ils ne soient plus en leur forme, toutefois bien en leur substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu'ils ne soient plus en leurs images, [sont] toutefois bien en leur essence. Et comme ceux-là, pour produire leur effet, il a fallu qu'ils aient perdu leur forme, aussi ceux‑ci. Et comme la substance de ceux‑là n'est [pas] morte, mais vivante en leurs effet, ainsi est-il de ceux‑ci : car comme le grain se change en blé, ainsi le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu : car tout ainsi que bien que la glace s'évanouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée en l'eau où elle est consumée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu'ils s'évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.

Et bien que299 dessus j'aie comparé ce désir à un vase, toutefois en ceci il lui est dissemblable, à cause que le vase, bien qu'il soit plein, toutefois il demeure vase ; mais celui‑ci étant rempli, n'est plus. La raison est pour ce que la force de vouloir est la capacité du désir, de sorte que quand il n'y a nulle force de vouloir, il n'y a nul désir; mais quand on a ainsi Dieu, on n'a plus force de vouloir, pour ce que l'on a tout ce que l'on peut vouloir. Ergo, n'ont plus de capacité de désirer, et s'ils n'ont plus de capacité de désirer, donc n'ont plus de moyen de désirer ; s'ils n'ont plus de moyen de désirer, donc n'ont plus de désir, bien qu'aussi on pourrait bien dire que le désir est en tout semblable au vase en disant qu'aussi le vase plein n'est pas vase, pour ce que celui‑là est vase seulement qui est creux et capable de recevoir quelque chose, mais le vase plein n'est tel, et ainsi le vase non vase ; et de même le désir.

Le désir est des choses absentes et qu'on n'a pas en possession ; mais ici l'âme a Dieu, et pour ce ne le désire, mais le désir s'en va, et la fruition demeure.

Voilà donc les trois points par lesquels se fait le changement du désir en la chose désirée, et de l'acte en la chose en laquelle on agissait, Heureuse l'âme qui expérimente en elle cette manifestation, ce remplissement et cet évanouissement ! Heureuse l'âme qui ainsi manifestement voit l'Epoux en elle, qui en est ainsi pleinement remplie et qui ainsi en lui laisse évanouir ses désirs et actes particuliers !

Voire très heureuse l'âme, car en telle manifestation elle le voit, où et comment il couche en elle : in meridie, à savoir en l'ardeur de son amour et abondance de sa clarté. En tel remplissement, elle se voit toute saisie et remplie de son Epoux, qui s'est tellement ingéré en elle et ainsi revêtu d'elle comme d'un vêtement que toutes ses forces bandées à sa réception, occupées en lui, employées en son entretènement300, et toute remplie, elle demeure comme l'épouse enceinte.

En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Epoux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur [n’]est hors d'elle après tel remplissement, nul empêchement d'union après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit son Epoux tout nu, en ce remplissement le reçoit en elle, et par cet évanouissement se joint à lui, ainsi nue comme lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'Epouse, laquelle la ravit en admiration ; toute douceur infuse aux plus secrètes et amoureuses parties, qui la confit en douceur. Tous secrets lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement.

Ô quelle chose si glorieuse que de voir contempler la nudité de son Dieu ! Quelle chose si douce que quand l'âme s'unit avec lui et lui donne place entre ses mamelles ! Quelle oeuvre si noble que son unique et douce opération en elle, sans qu'elle fasse rien que souffrir son inaction301. O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme ! Ô quelle douceur est‑ce qu'elle sent quand, tous deux dénués, ils s'entr'embrassent ! Quelle suavité coule en toutes ses puissances, quand la senestre de l'Epoux est sous son chef, et sa dextre l'embrasse, s'infond en elle, et par vif attouchement besogne302 au fond de toutes ses intimes parties ? Certes nul ne peut connaître telle beauté, ni excogiter telle douceur, ni imaginer tel suave attouchement, que celui qui les a expérimentés, ni encore celui sinon alors seulement qu'actuellement il les expérimente.





6. De la parfaite dénudation d'esprit.

Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de voir sans formes.

Premièrement, je l'appelle divine opération, pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant que [d’]être produits : aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Ergo, elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstraction ; car comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent opérer la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l'amertume la douceur, ainsi l'opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive et vide de toutes images.

En outre, je dis « purifiant l'âme », etc., et « la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable » et suffisante de voir et contempler sans images, auxquelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination : purgation pour ce qu'elle purifie l'âme de toutes images, illumination pour ce qu'elle la rend capable de voir sans images les choses spirituelles.

La purgation se fait par le feu d'amour, l'illumination par l'inaccessible lumière de Dieu, lesquels bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l'un en un temps, et plus l'autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l'âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s'opère quand l'homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti.

Or cette dénudation, par son premier effet de purgation, particulièrement et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en aperçût, mais se persuadait que purement et sans voile ou image elle contemplât cette volonté en son essence. Et même [elle] ne se peut jamais apercevoir de cette image jusques à tant qu'elle en soit purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle en voit l’esprit. Or elle ne peut voir l’esprit tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou par esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n'est [pas] connue imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l'âme ne sait ici chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu'elle a jamais contemplée, et par conséquent ne la peut reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en est purgée, elle connaît l'avoir été.

Si on me demande comment elle s'en défait, puisqu'elle ne la connaît, je réponds (comme dessus) que [c'est] par le feu d'amour, qui toutefois est opération divine et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu'active. Cette opération d'amour divine est si interne, intrinsèque et puissante, et efficace, qu'elle besogne plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti. Et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais ; si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.

Et par même moyen reçoit-elle une nouvelle lumière et autre capacité que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer essentiellement et supernaturellement, hors et par-dessus elle-même, et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. Car elle est ici enivrée et submergée de tant de clarté et lumière qu'elle en est revêtue comme d'un vêtement, transformée en icelle et faite la même lumière303. Car comme ainsi soit qu'en cette étroite union, Dieu soit la source et fontaine de toute cette lumière inaccessible, et plus intimement et intrinsèquement dans l'âme, et plus près d'elle qu'elle-même, et qu'en cette familière union, nul secret de son Epoux lui est celé, elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l'Epoux tout découvert en elle, le contemple tout nu et sans voile ou image, le voit comme en plein midi, comme il couche et repose en elle comme en sa propre maison, opère doucement et familièrement en elle.

Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même304, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même. Selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, et son amour, et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur, plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle : voire ayant parfaitement connu qu'il est tout et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu'en elle n'est rien, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle- même305.

D'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle‑même, rien elle‑même. Elle est toute en l'esprit, volonté, lumière et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle. En cette capacité306, en cet esprit et en cette lumière, elle voit cette volonté essentielle, à savoir l'essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière307.

Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici voit-elle les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît tous ses mystères secrets et merveilles. Car puisque Dieu s'est montré à elle, comment toutes autres choses ne se révéleront‑elles à elles ? Et ayant trouvé en elle‑même la source de toutes douceurs et voluptés, et source de toutes délices, de joies, comment ne serait‑elle noyée de cette source de douceur spirituelle, et submergée de l'impétueux torrent de céleste volupté ? Comment les secrets de Dieu ne seront‑ils révélés à celle à qui il a ouvert et montré son cœur, ou ses mystères cachés et inconnus à celle à qui il s'est découvert et apertement308 montré soi‑même ?



7. De la proximité ou continuelle proche vision et assistance de la fin heureuse.

Après cette dénudation d'esprit, vient le quatrième et dernier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche assistance de cette essence, qui n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l'un dans l'autre, sans jamais se retirer hors de l'un l'autre, ou jeter aucun regard hors l'un de l'autre, là où l'âme poursuit l'Epoux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, et lui est conjointe par une si amoureuse inclination et indissoluble adhésion que non seulement il pourrait sembler le corps et l'ombre, ou bien qu'elle suit l'Agneau quelque part qu'il aille309.

Mais aussi elle pourrait sembler le même corps et l'Agneau même, l'odeur, douceur et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, tant enivrée et si violemment ravie que, du plus profond de son coeur, elle s'abhorre elle‑même et infiniment s'éloigne de toutes pensées d'elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour appréhender parfaitement la totalité de cette substance, pour s'y jeter et ingérer éternellement, s'y perdre irrécupérablement, pour y mourir totalement, et finalement pour l'être uniquement, et ce pour le nu amour d'icelle essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie.

Ici, elle s'étend et reçoit cette essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune le soleil. Ici elle étend ses purs et blancs bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Epoux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s'en trouve être heureusement absorbée et engloutie, et ne sait que faire pour satisfaire à l'impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et invertible310 conversion à Dieu, auquel elle demeure si immuablement fichée que (comme est dit311) elle s'en revêt, car par ce fixe regard elle la voit seulement, par cette simple conversion  elle se divertit de toutes créatures, et par l'invertibilité ou immutabilité d'icelui, elle les oublie toutes.

Reste donc que ses puissances soient uniquement occupées en lui, qu'elle n'entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment elle le revêt et se transforme en lui. Car comme, d'un côté, l'âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l'autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse de s'infondre en elle. Et d'autant plus simplement qu'elle se convertit à lui, d'autant plus abondamment il s'infond ; et au contraire, d'autant plus abondamment qu'il s'infond, d'autant plus elle se convertit à lui, tellement que, par une merveilleuse réciprocation d'amour, ils s'entreravissent l'un l'autre, se donnent possession l'un de l'autre, s'entre- embrassent l'un l'autre et se fondent l'un l'autre. D'ici donc, et de cette simple et invertible conversion à Dieu, vient cette habitude d'union ou continuelle assistance de l'essence divine.

La différence de ce degré et de l'autre précédent de dénudation est principalement en tant que l'autre n'est que l'union simple, mais en celui‑ci est l'habitude et continuation d'icelle.

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même [la même chose] est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est affirmée et pratiquée par l'amour qui est si fervent et si attrayant, si ravissant, liquéfiant et fondant qu'étant par icelle ravie, tirée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées, consommées et anéanties : d'où arrive, (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre que Dieu. Et d'autant que ces causes sont habituelles, aussi est leur effet, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle‑même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun image312, et est une déiforme lumière.

Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement ou motion de l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.

Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Epoux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son coeur313. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle, pour en avoir vu le fond par expérience, et cet amour comme connaturelle pour être fondue et transformée en elle, de là, dis‑je, advient que le fait est continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance et proche vision de cette essence.

Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Epoux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle : car toute cette imperfection est ici corrigée comme au degré de dénudation.

Et ici aussi est montré à l'âme ayant découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Epoux est plus dedans elle qu'elle‑même. Aussi par ce degré de continuelle et habituelle union, elle s'y exerce toujours sans en douter plus ni hésiter, de sorte qu'une telle âme vit toujours en lumière, toujours en la vie, toujours en l'Epoux céleste, sans que les ténèbres, la mort ou [le] diable lui puissent nuire ou approcher.

Même, est faite la même lumière314, et pour ce les ténèbres s’enfuient d’elle et lui sont tout ainsi comme la lumière : Quia tenebrae non obscurabuntur abs te, et nox sicut dies illuminatur315, etc. Elle est faite la même lumière et le même Epoux, et pour ce316, Egredietur diabolus ante pedes ejus ; ante faciem ejus ibit mors317. Telle personne mène la vraie vie active et contemplative, qui ne sont pas séparément accomplies (comme beaucoup pensent), mais jointement en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses oeuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une318.



8. Du deuxième moyen. Que ce moyen n'est autre chose que la volonté de Dieu, illustrée319par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique ; et du premier point.

Ce second moyen est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus spirituel, plus nu, plus extatique et plus parfait que l'autre. Car là où l'autre opère nuement, extatiquement et supernaturellement - alors seulement, ou au moins principalement, quand l'âme est tirée hors d'elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu -, celui‑ci aussi opère supernaturellement quand tel trait n'est si actuel, mais virtuel. L'autre moyen est spirituel, nu, supernaturel et extatique, alors que l'âme est spiritualisée, dénuée, supernaturalisée et extatiquée320 ; mais celui‑ci, quand on est même extérieurement empêché des images et embesogné aux affaires naturelles, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, concrètes abstraites, et naturelles supernaturelles, bien que de vrai l'autre aussi, bien entendu et naïvement321 pratiqué, en fait de même, mais non pas toutefois si explicitement comme celui‑ci, comme Dieu aidant sera ci‑après montré et manifesté.

Mais ici premièrement, j'avertis que ce moyen n'est pas profitable à tous, ni même convenable, ni expédient, pour ce qu'il y pourrait avoir ou sembler d'avoir quelque danger à ceux qui ne sont bien illuminés ; ou bien qu'il ne sera bien entendu.

Or ce moyen ici [ci] ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point illustré par un autre son contraire, à savoir de l'annihilation, à ce que ainsi les deux contraires se découvrent mieux et se manifestent l'un l'autre.

Donc pour parvenir et être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne voir rien qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir.

Deux points donc sont requis en cette besogne, savoir est de connaître qu'il n'y a rien que cette volonté, et de pratiquer cette connaissance : lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.

Donc touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu'il n'y a rien qu'elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu'est‑ce que c'est. Car puisque elle n'est autre que Dieu même, s'ensuit qu'il n'y a rien qu'elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant conviendra à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie, la théologie et docteurs, que la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.

Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparative à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son être aurait fin, où le nôtre commencerait.

En outre, L'être et le bien est une même chose322. Si donc l'homme a l'être, il est bon. Mais il n'est pas bon : Car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul323. Ergo, il n'a pas l'être.

Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques‑uns assurant qu'il n'y avait qu'un être qui fût vraiment être.

Les docteurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que : Dieu seul est vraiment, à l'Essence duquel notre être étant comparé n'est pas. Davantage, l'Ecriture prouve le même, car quand Moïse demanda qui dirait à Pharaon qu’il aurait envoyé, Dieu répondit qu'il dirait que c’était celui-là qui est, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul324.  Et en l'Evangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi‑même ; et : Je suis, ne craignez point325. Et à un autre endroit est écrit : Je suis qui suis326. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot suis.

Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : Je suis327, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus ; en quoi il y a cinq choses à remarquer en ce tombement à la renverse.

Premièrement, qu'ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que quand Dieu demande son droit d'être infini, notre être qui par orgueil s'avance et s'agrandit, ne se peut plus avancer.

Secondement, non seulement ils ne purent s'avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement n’approche point de la vérité, mais aussi s'enfuit d'elle, selon qu'il est écrit : Comme la cire se fond devant la face du feu328, etc.

Troisièmement, est à noter que non seulement ils n’allaient pas en avant ni en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l'Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n'aille en avant, et qu'il aille en arrière, mais aussi qu'il tombe par terre, à savoir en son non‑être, et s'anéantit du tout.

Quatrièmement notez que ceux là étaient ses ennemis, et qu'ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l'être de Dieu.

Finalement non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l'allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces, et finalement le mettre à mort, pour prouver et avérer329 qu'il n'était pas Dieu, et de même font330 spirituellement ceux qui veulent avoir [l']être auprès de l'être de Dieu.

Si ici on me demande : « Qu'est‑ce donc que la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est‑ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc331 la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, ou l'humidité envers l'eau, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication d'icelle, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend si totalement du Créateur que sans sa continuelle manutention elle ne pourrait être.

Et comme toutes ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil, la chaleur au feu et l'humidité à l'eau, selon la maxime disant : Tout être qui est tel par participation, est référé â l'être qui est tel par essence332, ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons, chaleur et humidité ainsi référés, est le même soleil, feu et eau, ainsi tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce, tout ainsi que le soleil incontinent qu’il se cache et se retire, les rayons ne sont plus, ainsi si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons, chaleur et humidité, bien que tout ce qui est en eux soit soleil, feu et eau, néanmoins ne sont pas essentiellement soleil, feu et eau, considérés en eux‑mêmes, mais une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle‑même.

Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose : je réponds qu'elle est et qu'elle n'est point, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, et l'on sent la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque333 à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige334 en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infirmité l'annihile et réduit à rien.

Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. Donc d'autant qu'ici est question de trouver Dieu et cette infinie essence, il ne faut considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses et qu'il n'y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de celui‑ci.





9. Pratique de l'annihilation, deuxième point. Que l'homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement335 de l'être des créatures, et ce par ses ténèbres et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, mais passive.

Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté, mais qu'elle est tout, il faut voir par le premier la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cette nihilaité [néant] des créatures et contemplation de ce tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne qui pratique ce qu'elle [il] dit.

Or je ne trouve moyen si convenable que la même volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Epoux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui : à savoir qu'il n'y a rien que Dieu. Puis qu'il en poursuive la pratique en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure et le contemplant toujours, et ceci par la mort ou annihilation de soi-même, comme lui étant le seul empêchement de ceci, ou la racine d'où bourgeonnent, ou la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres.

Car les choses en elles‑mêmes sont telles qu'elles sont, et non plus ni moins qu'elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites : tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant, entreprenant et enjambant sur celui de Dieu, et occupant sa place, cela ne vient pas d'elles, mais de nous. Et pour ce336 elles ne doivent mourir ou être annihilées, de quoi aussi n'avons pas le pouvoir, mais nous‑mêmes, de quoi avons la puissance. Mais d'autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l'âme sont en même rang que les autres [choses], ayant tel être et ni plus grande ni plus petite [sic] d'eux-mêmes, que Dieu leur a donné, tellement que la faute de leur trop grand avancement d'eux et des autres créatures ne vient pas d'eux comme tels, mais du péché, ténèbres et ignorances. Il ne faut pas aussi que nous tuions et annichilions [annihilions] le corps, ni l'âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.

Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi auquel ils demeurent et auxquels il s’est transformé, ne le sait pas faire, pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette volonté, qui est Dieu seul, pour faire ce chef- d'œuvre d'annihilation : icelle est la lumière qui sait, la puissance qui peut, et la charité qui veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, toutes choses qui en dépendent comme de leur origine, et l'entre‑deux entre Dieu et nous, sont par conséquent quand et quand annihilées.

Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette volonté, il faut quelque disposition de notre côté. De laquelle disposition est maintenant à parler, disposition dis‑je, non remote337, comme est celle de la vie active, comme est l'abolissement des péchés, passions et affections338, mais de la vie contemplative, comme est l'assoupissement de très subtiles images, mouvements et opérations, et en somme tout ce qui est contraire à cette susdite mort et annihilation. Cette disposition doit être passive, ou permissive, non active, et la souffrons et permettons, et ne la faisons pas. Et quand je l'appelle disposition de notre côté, j'entends seulement que la patience339 ou permission vient de notre côté, et non l'opération, qui vient seulement de la part de Dieu.

Pour consentir à cette mort et permettre cette annihilation, et pour n'empêcher pas Notre Seigneur, il se faut garder de ces imperfections susdites, c'est à dire qu'il faut que lui par sa pleine et vérissime présence les consume en nous, lesquelles comme elles sont très-subtiles340, secrètes et inconnues, ainsi le dommage qu'elles infèrent à l'autre est très- subtil, secret et inconnu, et d'autant moins sont-elles remédiables, d'autant plus qu'elles sont ainsi secrètes, voire quelques‑unes d'elles masquées du voile de piété, selon qu'il est dit au chap. 3 et comme se verra ci‑dessous.

Donc tout en premier lieu mettrons une règle, par laquelle on découvrira toutes ces imperfections pour secrètement qu'elles soient cachées, à savoir : Tout341 mouvement et tout acte de l'âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaires à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action, est en vie et n'est pas mort, et tout ce qui se mouve342 ou fait quelque chose, est quelque chose, et par conséquent n'est pas annihilé.

Mais d'autant que ces actes ou mouvements en ce degré sont si secrets que presque jamais on s'en aperçoit, il sera nécessaire ici d'en apporter quelques‑uns, et quand et quand déclarer343 leur imperfection selon cette règle avec leurs remèdes.





















10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation.

La première de ces imperfections subtiles et inconnues, en cette vie superessentielle, est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions ; et la raison est pour ce que, par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l'intellect pour comprendre et la mémoire pour remémorer telle chose, il s'ensuit que d'autant plus qu'ainsi la volonté aimera ou haïra telle chose, d'autant plus l'intellect et la mémoire seront éveillées à l'entendre et remémorer, tellement que d'autant plus que la volonté hait et s’émouve [s’émeut] contre ces pensées, d'autant plus sont-elles comprises de l'entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées en l'esprit : voilà pourquoi il ne faut pas s'émouvoir, ni contester contre les pensées et distractions.

Une autre raison aussi est que d'autant plus ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.

Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, par l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie, où étant annihilé, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire différence de [entre] sentir et non sentir ces pensées, mais se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laissant combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle et son Dieu. Et cette sorte de procédure344 (je ne dis combat) se doit observer en cette vie superéminente contre toutes tentations.

Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Epoux et suivre son trait345, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi ; bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation.

Donc il faut être libre sans telle particularité d'exercices, à celle fin que sans aucun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire346, absorber et annihiler, et nous transformer en lui.

En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de l'humanité ou divinité, soit de la puissance, sapience ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'essence de Dieu, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu'elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n'a nulle forme ou image quelconque.

Notez toutefois que cette totale dénudation et dépouillement d'images s'entend en cette annihilation passive. Mais en l'annihilation active (qui est plus parfaite), il en est autrement. Car icelle permet les images de la Passion et autres susdites. Lesquelles deux annihilations seront expliquées par ci‑après.

Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Epoux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image ; pour ce que aussi si on vit, on agit, et tout acte a image.

Or cette annihilation ne peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus on opère, d'autant plus on vit, et est-on ; et d'autant plus qu’on vit et est-on, d'autant plus est-on éloigné de la mort et non-être. Permettons donc que celui‑là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [celui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.

Une quatrième imperfection est de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, voire et [et même] presque tous, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font : témoin de ceci est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union. D'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation, et comme enfermés dans le pourpris347 de nature, et enclos et circuit du sens348, ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie. Et bien que quelquefois l'esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l'empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, mais va toujours béant après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait rabattu par son importunité l'esprit élevé.

Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible et n’est aucunement compris du sens, mais [est] un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est plus pure et spirituelle que celle des Anges, par le moyen du sens qui, lui, est commun avec la nature des bêtes. Ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse349 et anéantisse notre sens et mort.

Une cinquième imperfection est que souvent on cherche quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni. Et celle‑ci est aucunement350 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle‑ci on se persuade, même on proteste qu'on ne demande ni cherche consolation sensible, mais seulement de s'unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu'appert de là en tant [en ce] que l'on n'est content, et même doute-on être éloigné de Dieu, qu'on n'ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour être acertenés qu'on est un351. Où l'on fait beaucoup de fautes : car, premièrement, on n'a pas une ferme confiance, mais une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas par un nu amour, mais par le sensitif. Troisièmement, on bâtit sur le sable, et se fie-t-on aux sens, et s'y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement elle fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et hors de soi, ni s'abandonner du tout352 entre les mains de Dieu.

Donc pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assurance expérimentale, c'est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui donne quelque élancement353, ni le moindre attouchement, mais s'unir à Dieu par une vive foi et nu amour ; ce qu'infailliblement se fera quand on aura permis que cet infini Etre nous ait réduits à rien. Car n'étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, mais voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.

Sixièmement, en cette vie superessentielle, est une imperfection d'élever son esprit, pour ce que, premièrement, en cela est un propre acte ; secondement, il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est, et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même.

Et non seulement cet acte procède d'aveuglement, mais aussi cause davantage d'aveuglement pour deux causes : premièrement, pour ce que par cet acte l'homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de son rien ; secondement, pour ce qu’il est354 plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s'ensuit qu'il soit plus éloigné de lui que devant.

Il ne faut pas donc faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais, demeurant en son rien et en ce Tout, on se [le] doit contempler et continuellement embrasser.

Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche de contempler Dieu comme grand, à savoir de grande étendue comme le ciel, employant et étendant son esprit à cette sorte de grandeur ; et même [elle] est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et pense-[t-]elle que si ainsi ne le voit, que sa contemplation ne vaudrait guère, et ainsi tâche d’ainsi [sic] voir son infinité, ne s'apercevant pas que cela est une forme ou image formée plutôt par l'âme que par la vérité là même et n'est pas la même vérité ni Dieu, bien qu'en la volonté intérieure cette image fût profitable. Toutefois, ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce, par lui-même et notre total anéantissement.

Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu. La raison est que telle recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent. Donc c'est une grande imperfection de chercher Dieu en cette vie essentielle, puisque on l'a. Et vient cette imperfection faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement cette faute vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le [fait] même [de] chercher fait qu'on ne peut pas trouver.

Toutes choses ont leur temps, comme dit le Sage355 : il y a un temps de chercher et temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir. Et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre, ne pourrait jamais cueillir, ainsi qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pourrait jamais trouver et en jouir en la vie fruitive. Car la cause même, étant mal ordonnée ou réglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire ; comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, mais au contraire stérilité : ainsi est‑il de cette recherche de Dieu, mais de ceci est amplement traité au chapitre 5.

Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même.

Neuvièmement, est ici imperfection de désirer Dieu, ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition, mais ici Dieu se donne en possession et fruition, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent.

En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.

Dixièmement, est imperfection de penser en Dieu, pensée imaginaire, pour ce qu'on ne le doit et pour ce qu'on ne le peut faire : on ne le doit pour ce que c'est un acte qui est contraire à l'annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir : comme pour ce que Dieu est du tout supernaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par- dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui.

Onzièmement, c'est quelque imperfection de jeter comme un regard en Dieu, pour ce qu'il a quelque secret mouvement et acte subtil. Mais il faut être si parfaitement uni à cette essence que toujours notre regard soit continuel et non distrait, à savoir non interrompu, et ainsi [il] n'y aurait pas de besoin d'acte particulier pour le continuer, joint que l'âme y devrait être tant assoupie et si éloignée de tout propre mouvement que son regard fût seulement le patient356 du regard de Dieu, non que son regard ne vît pas Dieu, mais que ce regard fût tiré hors de l'âme par cette beauté et vie, et non envoyé d'icelle âme, à celle fin qu'ainsi l'âme demeure parfaitement la patiente et en son rien.

Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane, à savoir transparent comme l'eau, le verre et cristal, attire et tire hors une réciproque splendeur devers lui, ainsi Dieu qui jette ses rayons de son regard sur l'âme357, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni par leur vertu, mais par le soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas de l'âme, ni par quelque acte sien, mais de Dieu. Et comme cette splendeur n'est pas la splendeur de l'eau, mais du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l'eau retourne vers le soleil, ainsi ce regard n'est de l'âme, mais de Dieu : lequel étant l’Esprit et la vie et lumière, pénètre et clarifie l'âme, et ainsi s'en retourne à Dieu, et quant et quant tire l'âme avec lui, [âme] qui se fait une même chose avec lui.

Car tout ainsi qu'au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l'œil, et puis s'en retournant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s'en retourne partialiser avec elles358, c'est-à-dire adhérente et s'unissante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d'où elles venaient et qui les envoyaient ; et ainsi est causée la vision d'icelles choses. De même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes et son Esprit à l'âme, et s'en retournant à Dieu, l'âme qui en a été doucement touchée, concourt partialement avec elles et s'unissant avec elles, concourt avec icelles, et ainsi voit Dieu. Ce qui est selon son dire même, disant que sa parole ne retournerait pas vide, mais ferait tout ce qu'il dirait, à savoir tirerait les âmes avec elle en Dieu.

Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car comme ainsi soit qu'icelles soient imperfections pour être ou continuer quelque acte et qu'en les recherchant on fait quelque acte, il s'ensuit qu'en les recherchant on fait quelque imperfection. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair ; et ceci non seulement pour les connaître, mais pour les amender, il ne faut rien faire du tout, mais souffrir à savoir l'engloutissement et anéantissement de cet abîme.

Toutes ces imperfections donc contiennent cette annihilation. Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice ? La raison est que, bien qu'ils aient [il y ait] beaucoup d'imperfections, toutefois se remédient par un seul point et perfection. Car comme elles toutes proviennent d'une cause, à savoir l'être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection vient quand l'homme est quelque chose, ainsi toute perfection [naît359] quand l’homme est anéanti : car alors Dieu seul vit et règne.

Lesquelles fautes, si à quelqu'un ne semblent pas telles, c'est pour leur très grande subtilité ; s'il pense qu'elles soient petites, c'est pour ce que le grand dommage qu'elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c'est pour ne considérer de quelle vie on parle, à savoir de la superéminente. Donc il faut savoir que comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, et qu’ainsi les règles de la vie active ou illuminative ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes. Et comme les règles de grammaire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les règles et la méthode de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie superéminente.



11. De deux sortes d'annihilation : la différence de l'une et de l'autre, et comme elles servent aux deux amours.

Mais d'autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihilation seulement par le total anéantissement et assoupissement de tout acte, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement en Dieu, et que toutefois il est besoin quelquefois d'user de tels actes et opérations, et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d'opération, en l’étude, en la prédication, en la pratique de la passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l'annihilation et la pratique d'icelle touchant tels actes. Car bien que, par le huitième chapitre, est montré que tant ces actes que toutes autres choses ne sont rien, et on en a la science de ce leur [sic] rien et annihilation, toutefois non pas la pratique. Donc l'un de ces points est autant nécessaire que l'autre en cette besogne comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.

Donc pour pratiquer ceci, premièrement j'avertis le lecteur qu'il a ici à lever son esprit pour opérer plus spirituellement, plus subtilement et plus sublimement, et plus je ne dis éloigné, mais contraire au sens360 qu'il n'a encore fait ; pour ce que, là ou ci-dessus, il a simplement annihilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où dessus il les a annihilées quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent.

Pourquoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihilation, est ici nécessaire d'en faire une division, la divisant en passive et active.

L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies, et l'appelons passive pour ce qu’elles pâtissent cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.

L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l'intellect, par laquelle il découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.

L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures. L'autre quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigés361 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien362. L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect. Et pourrait‑on dire que l'une est simple, à savoir passive, l'autre double, à savoir active et passive, bien que la passive n'y soit selon le sens, mais selon l'esprit.

De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait363 de cette volonté, mais aussi quand la personne est en stérilité ; et [elle] les annihile tout autant quand elles demeurent que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent ; ce qui est un point très subtil et qui doit être bien remarqué, car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, en tant que créature avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, que Dieu seul.

Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais même quand elle est parmi elles et les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.

D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait de Dieu.

Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais l'active est tellement sublime, subtile et si éloignée, voire et [et même] contraire aux sens que je ne sais s'il s'en trouve deux entre deux mille qui la pratiquent naïvement364, à faute de laquelle pratique, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés365, abattus, distraits et rués jus366, et vivent ainsi toujours en pauvreté.

Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui contiennent toute la vie spirituelle. A la fruitive sert la passive, et à la pratique l'active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits que de l'une ne soit fait l'autre, [jusqu’]à ce qu'ainsi en l'amour pratique on puisse jouir de Dieu, tout ainsi qu’en la fruitive, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne367 pour assoupir les actes de cet amour pratique, qui autrement seraient obstacles de telle fruition, et comme un entre‑deux entre Dieu et l'âme.

Donc comme l'annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d'icelles et les transportant ainsi en l'amour fruitive, de même l'active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitive ; tellement que l'amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par icelle est fait fruitive ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu'on opère ou produise des actes, ou non. Mais comme cette annihilation active n'est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n'est pas sensible, mais purement spirituelle et supernaturelle.



12. En quoi consiste cette annihilation active, à savoir à s'égaler à la passive, et en quoi sa pratique, à savoir en lumière et ressouvenance.

La perfection de cette annihilation active consiste à s'égaler à la passive en la passive annihilation et évanouissement des choses selon l'esprit, non selon le sens ; et ceci toujours, c'est-à-dire qu'alors elle est très parfaite, quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent comme s’ils ne les appréhendaient pas, et donne autant d'assurance et repos à l'esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées, et parmi celles qui même n'ont jamais été.

Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; et quand on ouït, on n'ouït pas ; quand on goûte, flaire et touche, on ne le fait pas ; quand la partie concupiscible, irascible et raisonnable désirent, abhorrent ou choisissent quelque chose, elles ne le font pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ainsi en une éternelle vie, et finalement ensevelis ainsi au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Elzéare qui était enseveli en la gloire de sa victoire, quand oppressé dessous la bête qu'il avait tuée, y acheva ses jours368. Car cette bête est tout le monde sensible, en tuant lequel et l’annihilant l’on se tue et s’annihile-t-on quant et quant soi‑même ; et ainsi est-on comme enseveli sous icelui : Et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu369

Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir lumière et ressouvenance. La lumière est généralement pour toujours. La souvenance est pour nous relever, quand nous l'avons quelquefois oubliée et sommes distraits.

Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est sujette aux sens, n’y n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence in apice animae [en la plus haute partie de l’âme], et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.

Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer. Premièrement, pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours. Secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est assurée, mais incertaine et flottante ; mais cette foi ne doit être flottante. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi les totalement anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi doit être vraie, les annihilant. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi doit être lumineuse, nous faisant vivre en esprit.

Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi. Premièrement, pour ce qu'elle la rend humaine ; mais elle doit être divine. Secondement, pour ce qu'elle fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et nuages entre Dieu et l'âme.

Troisièmement je dis « habituelle » où il y a un grand concept et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de tout. Ce que bien qu'il semble difficile, ce néanmoins se peut faire pour deux raisons : l'une est que, tout ainsi que l’Ange qui est en terre, est toutefois au ciel pour l'habitude qu'il a à sa place au ciel, ainsi cette lumière et foi, bien que quelquefois elle ne voit actuellement ce rien et ce tout, ce néanmoins elle les voit par cette habitude qu'elle a de le voir. Et tout ainsi comme l'Ange en un clin d'œil monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d'œil, revient à l'actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et comme l'Ange, depuis qu'il est ainsi monté en sa place, y est non dès alors, mais dès le commencement, ainsi cette lumière, dès qu'elle voit actuellement ce mystère, le voit non dès alors, mais dès le commencement, c’est-à-dire comme si jamais elle n’en eût été distraite.

La deuxième raison est que, tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l'entendement, opère et voit ce mystère quand même elle semble l'oublier et en être distraite.

Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du premier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, Docteurs, Ecriture et exemple, comme là est montré. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s'aide ; à quoi n'est contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j'entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l'annihilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j'entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s'aide de cette raison et ratiocination.

Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme abîmée [engloutie] et tirée en Dieu en ce gouffre se voit réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation et, par cette lumière, de s'y enfoncer.

Sixièmement, je dis « qu'elle n'est sujette aux sens, etc. ». La raison est que tout ainsi que l'entendement n'est sujet à aucun organe, ainsi n'est cette lumière, qui appartient à cet intellect, et par conséquent n'est sujette aux sens, puisque nulle puissance de l'âme ne peut sentir sans son propre organe.

Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens », pour ce que même ils combattent ex diametro [diamétralement], l'un niant ce que l'autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu'elle n'est pas.

Huitièmement je dis qu'elle réside in apice animae [en la plus haute partie de l'âme], pour être la place la plus éloignée du sens et la plus proche de Dieu, et toute la fin, hauteur et comble de l'âme.

Neuvièmement, je dis « qu'elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n'être empêchée, mais totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.

Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration, un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair, la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir entre les bras de son Epoux. Et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève, quand elle semble distraite. Je dis : quand elle semble distraite, non pas quand elle l'est, comme est montré dessus, parlant de la foi habituelle.

Et notez premièrement que je l'appelle «ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a rien ; l'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.

Secondement je l'appelle « ressouvenance » pour qu'elle n'est aucun acte de l'âme, mais l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas d'elle mais de lui.

Troisièmement pour ce qu'elle ne change aucunement l'état de l'âme en la faisant approcher de Dieu ni Dieu d'elle, mais seulement la fait voir où et en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout.

Quatrièmement, pour ce qu'elle est vite et plus tôt faite qu'un acte.

Cinquièmement, pour ce que l'âme y est plus tôt qu'elle ne peut penser, et même avant qu'y penser, comme est dit, pour l'habituation de sa foi et lumière.

Voilà donc les deux points par lesquels on pratique cette annihilation active, le premier desquels sert pour la continuer, l'autre pour se relever, quand il semble qu'on a perdu telle continuation.

13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active.

La pratique de cette annihilation se verra encore plus clairement par ses imperfections et empêchements, desquels allons parler.

Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou bien de le croire à demi, ou bien de le croire comme d'une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et gloire de son Epoux, que non seulement il reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.

Troisièmement, de croire aux sens, et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les aucunement écouter, vu qu'ils sont mensongers, vu que la mort entre par eux, vu qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, mais amortis370 et anéantis ; finalement vu que cette vie est par-dessus tous sens.

Quatrièmement, de fuir quelque œuvre371 nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que telle chose soit là où elle n'est pas ; et à lui vraiment qui ainsi l'estime, elle est quelque chose et pourtant à craindre, mais si son annihilation était parfaite, elle ne serait rien, et pour ce point à craindre. Voire qui ainsi craint la chose, en reçoit double dommage et doubles ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui par son émotion372 lui cause obscurité. Là où ceux s'abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent sous prétexte de s'adonner à l'esprit, et fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'œuvre, secondement la crainte d'icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience373.

Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que, quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l'une que déjà l'on n'est pas uni ni annihilé en tel œuvre ; l'autre qu’il pense même qu'il ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d'une même façon et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrètement demande être consolée par l'union sensible, ce qu'elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.

Sixièmement, est une très secrète imperfection de s'introvertir. La raison est que telle introversion présuppose l'extroversion, et qu'on était dehors, ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par le total absorbissement374 de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire.

Elle est aussi imperfection pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence dusse faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses, que leur présence fait évanouir Dieu.

En outre telle sorte d'introversion est quelque sensibilité, et même ne se contente-t-on pas et ne croit‑on que l'on soit bien introverti, qu'on n'en ait eu quelque goût pour s'assurer.

Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c'est toujours à recommencer, car en s'enfuyant ainsi des choses, incontinent qu'on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et ainsi à recommencer. Je dis donc qu'il ne faut pas s'introvertir pour ce qu'il ne faut jamais être extrovertis, vivant continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité de toutes choses.

Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à- dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière ; ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que, quand par quelque grande attraction on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, ils pensent tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand, plus parfait en un temps qu'en un autre, et les créatures plus quelques fois qu’un autre. La raison [est] pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.

Huitièmement, est imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre ou chose active de son côté, pour ce qu'ainsi elle empêcherait la vraie contemplation ; mais [il] la faut prendre comme une opération et mouvement de Dieu, et Dieu même à celle fin que jamais rien n'entrevienne entre Dieu et l'âme.

Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se contenter de cette très simple ressouvenance. Et la raison est pour ce que tout ce que l’on fait après en scrutinant375, désirant et s'introvertissant, tend à la multiplication et être, non à la simplification et non-être. En quoi on s'abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en chassant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous et plus nous que nous‑mêmes. Et d'autant plus qu'ainsi l'on cherche et opère, d'autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l'âme. Et au contraire, d'autant moins qu'on y cherchera et opèrera en se contentant de cette nue et simple ressouvenance, d'autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l'âme.

Finalement, est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, laquelle est ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.

Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir pour demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu'il est déclaré au chapitre précédent.

Ici est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l'extérieure, mais faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure : ainsi étant arrivé à cette superéminente, ne faut retourner ni à l'une ni à l'autre, mais continuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spirituellement, voire et les consommant comme est montré en icelle, par le moyen de cette annihilation.

Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure qu'il faille mépriser les oeuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie376) mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait.

En outre, il faut choisir l'un ou l'autre de ces moyens, qui sera plus convenable à son esprit, sans s'empêcher377 de tous deux, dont le deuxième est le plus parfait, et ce principalement en l'annihilation active.



14. Qu'il ne faut pratiquer ces deux annihilations, l'une au temps et lieu de l'autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l'une et de l'autre. De trois sortes d'opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître.

Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or, pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que, comme est touché au chapitre 11, ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à l'introversion, nue contemplation et fruition de Dieu, l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération, soit corporelle ou spirituelle.

Tellement que le propre lieu de l'annihilation passive est quand il est question de l'amour fruitif, pour ce qu'elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.

Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique, car par icelle comme par une transcendance d'esprit, comme est montré, sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit, de sorte que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant, sans sortir de son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection : voilà les propres lieux de ces deux annihilations.

Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques‑uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et usant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.

Or pour réconcilier ces deux extrémités et obvier à ces deux fautes après avoir montré leur propre lieu, il convient montrer leur propre temps (à savoir de ces deux annihilations). Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l'amour fruitif, et de l'active en l'amour pratique, toutefois cela ne démontre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l'active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients. Et pour ce le faut ici déclarer.

Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure et intime : extérieure au regard des oeuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en l'oraison.

Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion378 les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure ; et si suivant cette règle, ils ne sont pas nécessaires, ne faut sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car qui aime le danger périra en icelui379, et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active. La raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, donnant ainsi une fausse liberté, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation, d'autant que l'affection380 ou passion qui l'émeut à381 ainsi opérer et parler superfluement382, et est contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance.

Mais si au contraire on ne veut faire telles oeuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation.

Touchant l'opération intérieure, comme est l'étude, ratiocination, [etc.], il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence. Et si l'on n'y donne ordre et prend garde, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles sous prétexte de perfection ou annihilation. D'où ensuit une pernicieuse et fausse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours ; et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, estime de soi-même, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, sans qu'on en fasse grand compte par sa stupidité383 et insensibilité au mal, comme ayant perdu la syndérèse384 de conscience.

Mais si on trouve que, suivant ladite règle, il soit la volonté de Dieu que ainsi l'on discoure, étudie, etc., et toutefois on le refuse, c'est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s'adonner à l'esprit.

Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération à nos prières, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin, ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité385, ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Epoux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion à simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes ; bien que cette union ou ressouvenance en l’amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature.

Et c'est ici la vraie oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et résignation essentielle. C'est ici où est le dernier épuisement386 de tout ce qui est d'humain dans l'âme. C'est là où est la parfaite mort et la pleine victoire, et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que par telle constance et mort, Dieu vit et règne en lui, y opérant toutes ses oeuvres.

Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est dressé et réformé. Et si la moindre passion, affection, ou dérèglement ou pensée oiseuse y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive.

Touchant les vertus, quelle humilité est‑ce d'ainsi s'anéantir, quelle patience d'ainsi attendre, quelle constance d'ainsi persévérer, quelle longanimité d'ainsi profondément souhaiter, et quelle pureté de cœur de s’ainsi simplifier ! Et finalement quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation ou oisiveté ! Bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s'y pratiquent essentiellement, comme en leur source et fontaine, plutôt qu'actuellement, selon qu'en dit quelque bon docteur moderne387.

Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont [pas] quelque union perceptible et expérimentale se reculent de cette annihilation, mort et expiration388, retournant et rentrant en eux­-mêmes, en reprenant leurs propres actes, sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination essentielle ou supercéleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouvent cette essentielle connaissance et pure vision de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit, et rentrant ainsi en eux mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, supercéleste, et de toute union, supernaturalisation et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations389 humaines peuvent produire cette transformation et union divine, mais la seule annihilation.

Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation et qu'il ne faut être oiseux, la vérité étant qu'en cette oisiveté on est moins oiseux, comme dessus est dit, que moins nous y opérons, et d'autant plus que telle opération est spirituelle et ressemblante à celle de Dieu, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu.

Mais [quoi] que ces personnes prétendent, si elles regardaient bien le fondement de leur âme, elles trouveraient que c'est l'amour propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impatience d'esprit, qui les font ainsi sortir de cette annihilation, bien que la nature se couvre du prétexte de vertu. Et [il] s'en trouve quelques‑uns, lesquels par cette tromperie ont demeuré longues années comme à la porte de perfection, sans jamais entrer, d'autant qu'au lieu d'entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et annihilation d'eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines ; mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés en cette porte.

Mais bien que la plupart des personnes spirituelles donnent dans cette extrémité, il est toutefois possible d'en trouver d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse oisiveté pour la vraie, et pour ce, semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.

L'oisiveté donc fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. L'une est détournée de Dieu et réflecsée390 sur soi ; l’une [l’autre] est détournée de soi, et réflecsée et adressée en391 Dieu. L'une désire consolation et soulas392, l'autre uniquement Dieu. L'une est la mort ou annihilation imaginaire, l'autre réelle et de fait. Et ainsi l'une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l'autre se méprise tout à fait. De l'une on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l'autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L'une fait l'âme stépide393, ténébreuse et ignorante de vertu, l'autre fait le contraire. L'une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et insensible de ses fautes et imperfections ; l'autre la rend délicate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L'une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d'obédience394 et charité, l'autre la fait être résignée et joyeuse. L'une est immortifiée et cache plutôt ses imperfections qu'elle ne les mortifie, comme se voit en leur vie hors de telle oisiveté. L'autre est mortifiée, arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l'une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l'autre humilie et fait qu'on se méprise.

Pour conclure, l'une est sans adhésion aucune et ressouvenance de Dieu, et s'arrêtant finalement en ce repos, se délibère395 de ne produire jamais aucune action, encore qu'on se voit abattu et en la pure nature. L'autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se relever par opération si d'aventure on se voyait déçu [déchu] et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endormissement des fonctions de l'âme.

Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l'une de l'autre, et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence de marque fort claire et manifeste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d'oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pro tanto et non pro toto, c'est-à-dire pour le temps qu'on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste. Et la faut corriger par vigilance et non rejeter par pusillanimité.

Voilà donc les trois sortes d'opérations, ou trois sortes d'amour pratique : extérieure, intérieure, et intime ; et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen, à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté, le trop tard d’opérer, qui est la fausse oisiveté, et l'opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n'est le temps de sortir à telle activité et amour pratique par l'annihilation active, il faut perpétuellement demeurer en l'union et amour fruitif par l'annihilation passive. Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihilations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.



15. La manière d'opérer par les trois sortes d'opérations, extérieure, intérieure, et intime, où est montré la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente ; et la pratique des deux premières volontés en la troisième.

Ayant donc trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut ici montrer la manière, comment il faut ici opérer. Et ayant trouvé trois sortes d'opérations ou d'amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d'opérer d’une chacune.

Et premièrement, touchant l'opération extérieure et intérieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit de même en cette volonté essentielle qu'en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles, - laquelle règle il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection, - nonobstant, la manière d'opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu'icelle extérieure et active ; d'autant qu'étant en cette troisième, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois descendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.

Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les oeuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure, comme [la] vertu, l'étude, [la] résistance en [au] péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure, ou pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'essence divine, ou pour ce que Dieu est, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en lui, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, il [on] ne jouira de Dieu ni verra cette essence.

Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieure, ou qu'on embrasse quelque vertu, ou résiste à quelque vice ou passion, il faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais [qu’]en faisant le contraire, lui-même serait, et Dieu ne serait pas, quant à lui ni pour lui ; et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché et propre volonté anticipant sur l'être de Dieu, il s'est levé396 soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.

Et notez que je ne dis qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps, mais simplement que Dieu sera là : raison est que ce mot essence, ou Dieu, abstrahit ab hic et nunc397. Tellement qu'il ne sera pas en tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement en cet être quasi tout par tout avec lui, et comme si toutes choses étaient fondues en icelui, et semble ne marcher plus sur la terre. Aussi je ne dis que l'âme verra Dieu alors, mais simplement qu'elle le verra, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais dès le commencement ou sans commencement, pour ce qu'en lui elle voit l'éternité sans fin ni commencement.

Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection.

Voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection. Et [il] ne faut [pas] se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler, car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être, est l'absence du vrai être. De sorte que c'est chose autant possible398 d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que c'est chose possible d'être et ensemble de n'être point, puisque même en étant passionné, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation donc n'est qu'en feintise399 et non en vérité, et ne sert de rien sinon de couvrir leur péché par excuse400.

Mais ceci s'entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l'âme, il les faut toujours annihiler par l'annihilation active, et ainsi n'y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on ne reconnaissait autre que la volonté de Dieu. Et notez que si réellement on repousse tous vices et passions par son rien et par l'être de Dieu, finalement on remportera l'absolue et pleine victoire de [sur] la tentation, et sera-t-on si stabilié401, consolé et confirmé en cette pratique qu'on trouvera beaucoup plus de contentement à ce ainsi mortifier que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’ainsi opérant, toute la peine, contradiction, fâcherie, qu'on sentait en renonçant à son vouloir et affection, est, ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie, en consolations, possédant pour soi‑même non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement il [on] s’est ainsi renoncé.

Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doive pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en l'essence de Dieu et volonté essentielle. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles et réduisant ainsi la vie active à la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à la troisième et l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et comment et la manière comme il faut opérer, comme aux deux derniers chapitres est montré.

Quant à la volonté intérieure et de son opération je n'en parlerai pas, tant pour ce qu'elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu'aussi pour ce qu'elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.

Or ayant vu la manière de l'amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l'opération intime, laquelle se fait en l'oraison quand l'âme, comme est susdit, se voit du tout402 abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d'infinité403 le démontre assez : car puisque l'intimité et pureté, ou spiritualité en cet endroit n'est qu'une même chose, il s'ensuit que comme rien n'est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n'est si pur, ni spirituel.

La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu'elle n'éloigne trop l'âme de l'union et amour fruitif, et ne s'approche trop de la nature, et ne l'abatte par trop en elle‑même, mais qu'au contraire elle l'approche et remette immédiatement à l'union, et nous jette en l'essence de Dieu, nous éloignant de nous­-mêmes et nous élevant par- dessus la nature.

Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toujours plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et essentielle contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et [ils] vivent d'autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.

D’autant y en a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, mais alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.

Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, mais sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.

Mais la plus pure et intime, la plus naïve et parfaite opération en cet endroit est, comme intime, une pure et simple ressouvenance de Dieu faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non par mouvement naturel, mais par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et vertu infuse : non tant par l'homme que par ce Tout et par cette essence même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et quasi lui disant : « Me voici404 ».

Les imperfections qu'on peut commettre contre cette pure ressouvenance, sont mentionnées au treizième chapitre, lesquelles peuvent toutes comprendre par ces deux, à savoir d'y ajouter ou diminuer. Car de diminuer, à savoir d'être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est de tomber en l'une des extrémités d'oisiveté, pour ce qu'on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux405.

D'ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme voulant plus s'approcher de Dieu qu'il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi. Car quiconque fait ainsi s'en éloigne d'autant, et tombe ou décline vers l'autre extrémité de dommageable activité, comme voit celui qui n'étant accoutumé d'opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouvant ici son accoutumé appui de sentiment. Car tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplierait ses propres actes, s'éloignant ainsi d'autant plus de cette essence que plus ainsi il la chercherait.

Si toutefois au commencement pour n'être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouvenance, il faut l’annihiler par l'annihilation active ; et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns d'avoir quelque ressemblement d'actes. Si aussi au contraire on en fait moins qu'icelle, il faut se relever comme est dit par la même simple ressouvenance.

Et bien que je die que cette ressouvenance se doive prendre plutôt passivement et comme l'acte et lumière de Dieu, que non pas notre opération, ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas quelque devoir de notre côté, non pas quelque acte naturel, mais par le lustre de la foi supernaturelle, non par quelques mouvements humains, mais par une adhésion et consentement à l'être et lumière de Dieu, prévenant et éveillant l'âme quand elle est aussi endormie et abattue. Et bien que je die qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette essence ou cette lumière est toujours de même façon présente, est présente à la porte et heurte406, et qu’icelle nue foi aussi par laquelle nous la voyons, [est] toujours dans l'âme et habituelle.

Par ainsi donc se voit l'opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d'opérations en l'amour pratique, ainsi est ici montré la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comment les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d'icelle.

Car comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, mais en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, mais les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir, non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faille faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.

Or pour dire407 précisément et particulièrement quand on est apte à cet exercice, et quand à chacune partie d’iceluy, c’est chose difficile, ou plutôt impossible, à raisons des diverses circonstances qui peuvent changer, ôter ou diminuer telle aptitude.

Car on doit considérer s’il y a beaucoup ou peu de temps qu’on est converti et qu’on pratique la vie spirituelle et parfaite.

Deuxièmement si la conversion a été ordinaire, et par la pure raison, ou bien si elle a été extraordinaire ou inaccoutumée.

Troisièmement si la personne est naturellement d’un esprit de constance, ou bien légère, soudaine408 et volage.

Quatrièmement si elle est fervente ou tépide409.

Cinquièmement si elle est simple ou subtile.

Sixièmement si elle est seule ou près de maître ou directeur.

Et selon ses conditions et aptitudes, il faut entreprendre l’exercice, et passer de l’un à l’autre partie. Autre reigle particulière on ne saurait donner sinon en général, savoir est que la première [partie] est pour ceux qui se doivent exercer en la vie active, la seconde pour ceux qui sont aptes à la vie contemplative, et la troisième pour l’esprit qui est propre à la vie suréminente. Fin de la troisième partie410.




TABLE DES MATIERES

Table des matières

FéNELON MYSTIQUE Un Bref Florilège 1

La rencontre de Madame Guyon - Opuscules - Lettres de directions spirituelles - Canfield traduit 1

Choix établi & présenté par Dominique Tronc 1

Présentation 2

Avertissement 8

Table des sources 10

Œuvres de Fénelon  10

Œuvres de Mme Guyon 10

Etudes 10

Histoire et état documentaire des sources 11

Des premiers échanges 12

Fénelon maintient secrètement le contact 19

De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 (?) Mai  1710. 19

De FÉNELON. fin mai 1710 ? 27

ŒUVRES & OPUSCULES SPIRITUELS 29

Mémoire sur L’État Passif 30

Le Gnostique de saint Clément 39

CHAPITRE III De la vraie Gnose. 39

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217] 42

L’Union chez Cassien 47

Explication des Maximes (29 janvier 1697) 49

Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697) 55

Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 décembre 1698) 59

Œuvres spirituelles, choix dans [OP] 65

I. Lettres et opuscules spirituels 65

II. Fragments spirituels 80

LETTRES DE DIRECTION 81

« Envoi » 83

À Marie-Christine de Salm (1655- ?) 85

1062. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 31 octobre 1705. 87

1133. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. A Cambray, ler avril 1707. 88

1218. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambray, 28 juin 1708. 89

1247. À MARIE-CHRISTINE DE SALM. À Cambrai] 30 septembre 1708. 90

Madame de la Maisonfort (1663-après 1717) 91

LSP 145* A MADAME DE LA MAISONFORT 95

LSP 206.*A MADAME DE LA MAISONFORT 96

LSP 207.* A MADAME DE LA MAISONFORT 97

LSP 208* A MADAME DE LA MAISONFORT 97

LSP 209.*A MADAME DE LA MAISONFORT [Avant mai 1697] 98

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 101

Choix de citations extrait de la série complète des lettres 102

Reprise de la série complète des lettres : 105

LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689] 105

LSP 17. L.37 & L.329S . À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696]. 106

LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre. 108

LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695]. 109

LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?] 110

LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?]. 120

376S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696]. 122

LSP 18. 380S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697]. 122

LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711. 123

LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711. 125

LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714. 127

Duchesse de Mortemart (1665-1750) 128

Une esquisse biographique 128

L’opinion de Fénelon et d’un proche 132

Choix de citations extrait de la série complète des lettres 133

La série complète des lettres  140

LSP 126.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART juin 1693 ? 140

LSP 135.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 143

LSP 130.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [1693?] 145

LSP 131*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [1693 ?] 146

LSP 129.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART [?] [1695 ?] 147

LSP 137.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 148

LSP 150.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 149

LSP 164.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 150

LSP 165* A LA DUCHESSE DE MORTEMART 151

LSP 166.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. Après juin 1708. 151

LSP 167.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 153

LSP 189.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 153

LSP 190.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 154

LSP 191.* A LA DUCHESSE DE MORTEMART ( ?) 155

LSP 192.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 156

LSP 193.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART 157

LSP 198.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 160

LSP 203.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART. [1711 ?] 161

LSP 205 Au DUC DE MORTEMART (?) 162

LSP 218.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 163

LSP 219.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 165

LSP 490.*A LA DUCHESSE DE MORTEMART (?) 166

1121. À LA DUCHESSE DE MORTEMART A Cambray, 9 janvier 1707. 167

1408. À LA DUCHESSE DE MORTEMART 172

1442. À LA DUCHESSE DE MORTEMART.  À C[ambrai] 1 février 1711. 178

1479. À LA DUCHESSE DE MORTEMART. À Cambray, 27 juillet 1711. 179

Analyse de la correspondance. 181

Le successeur dans la filiation ? 181

À des religieuses 182

355. LSP 23. À UNE RELIGIEUSE. [À Versailles, avant le 13 mars 1696 ?]. 182

1953. À UNE RELIGIEUSE. À Cambray, 30 décembre 1714. 183

LSP 27.*A UNE RELIGIEUSE 186

LSP 28.*A UNE RELIGIEUSE 188

1567. LSP 24. À LA MÈRE MARIE DE L’ASCENSION [M.-M. DE CHANTÉRAC]. 19 juillet 1712. 189

À des dames  192

LSP 128.*A UNE DAME 192

LSP 199.*A UNE DAME 194

LSP 160.*A UNE DAME 195

LSP 161.*A UNE DAME 196

LSP 162.*A UNE DAME 198

1975. LSP 127. À UNE DAME. 1714. 200

« Conclusion » 201

BENOÎT DE CANFIELD, DE LA VOLONTÉ DE DIEU 203

Quinze chapitres de la Règle de perfection. 203

Ouvrage publié chez l’éditeur Arfuyen en 2009 sour le titre : BENOÎT DE CANFIELD / La Règle de perfection / Texte établi et présenté par Dominique et Murielle Tronc / Editeur Arfuyen 203

Préface 205

REIGLE DE PERFECTION 212

TROISIÈME PARTIE. 212

Reigle, Chapitres 1 à 15. 212

De la Volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente. 212

1. Qu’est-ce que la volonté de Dieu essentielle. Que c’est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure. 213

2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi. 217

TABLE DES MATIERES 289

fin 294







TABLE RéDUITE


Table des matières

FéNELON MYSTIQUE Un Bref Florilège 1

La rencontre de Madame Guyon - Opuscules - Lettres de directions spirituelles - Canfield traduit 1

Choix établi & présenté par Dominique Tronc 1

Présentation 2

Avertissement 8

Table des sources 10

Des premiers échanges 12

Fénelon maintient secrètement le contact 19

ŒUVRES & OPUSCULES SPIRITUELS 29

LETTRES DE DIRECTION 81

« Envoi » 83

À Marie-Christine de Salm (1655- ?) 85

Madame de la Maisonfort (1663-après 1717) 91

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 101

Duchesse de Mortemart (1665-1750) 128

À des religieuses 182

À des dames  192

« Conclusion » 201

BENOÎT DE CANFIELD, DE LA VOLONTÉ DE DIEU 203

Quinze chapitres de la Règle de perfection. 203

Préface 205

Reigle, Chapitres 1 à 15. 212

TABLE DES MATIERES 289

fin 294



fin

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1 Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».

2 Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

3 L’authenticité de la correspondance avec la « Dame directrice » ne sera reconnue qu’en 1907 par un érudit d’origine suisse.

4 Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, Honoré Champion, 2003 [CG], [ échanges avec Fénelon : « I. La ‘correspondance secrète’ en 1688 et 1689, II. Le ‘complément’ de l’année 1690. III. Lettres écrites après 1703, 215-564 ] - Synthèse avec des additions : La direction de Fénelon par madame Guyon, présentation par Murielle et Dominique Tronc, 2015, web.

5 Nous bénéficions de l’édition assemblée par I. Noye et publiée en 2007. Elle achève la monumentale Correspondance de Fénelon [CF] sous le titre fort discret de Suppléments et corrections. Il s’agit du tome  XVIII et dernier de l’entreprise. Il livre à la suite de diverses lettres retrouvées : « II. Lettres spirituelles » [LSP], 87-223. Ces « pages détachées » sont accompagnées de renvois aux lettres éditées dans les tomes II, IV, VI, VIII, XII (1972 à 1999). – Nous allons recourir largement à ce [CF 18].

6 Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Volume second contenant ses lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718 [OS 2].

7 Comparé par exemple aux Moralistes du XVIIe siècle assemblés par J. Lafond, « Bouquins », Robert Laffont, 1992.

8 Des correctifs furent apportés par A. Delplanque (1907), par la Revue Fénelon (1911-1812) dirigée par E. Griselle, par Jeanne-Lydie Goré (1957), par Mino Bergamo (1994), par Irénée Noye (2007), par F. Trémolières (2009).

9 desengaño : désillusion, désenchantement. Attribué à des auteurs de la fin du siècle d’or espagnol.

10 Sobriquet attaché à la ‘veuve Guyon’ par des ecclésiastiques jaloux ou incompréhensifs : c’est le cas de son inventeur Tronson, malgré son honnêté rare. Tronson (1622-1700) fut le directeur de Saint-Sulpice et le confesseur du jeune abbé.

11 « Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus ; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela sans s’user… » (Tchoang-tseu, chap. 3, B, traduction Léon Wieger, Cathasia, 1950).

12 La « nature » est aujourd’hui perçue autrement depuis Darwin, mais chez Fénelon on découvre un beau lyrisme – qui l’interprète ‘au second degré’ selon la perception unifiante mystique commune à diverses traditions : « Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même… » [OP 1, 44-45].

13 Le choix de recourir à des notes assez étendues permet de ne pas rompre une première lecture à but méditatif de « Fénelon par lui-même ». - Nous y reportons ce qui est moins « mystique », mais témoigne de résistances diverses de dirigé(e)s comme du soin dévoué du directeur archevêque (il est comparable en cela à celui de l’évêque François dans son pauvre diocèse). Nous y reportons les très précieuses notices d’Orcibal [O] et de Noye [N].

14 [CF] n° impairs, en fin des volumes.

15 « Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien », Honoré Champion, 2009, [EG], ‘dossier’ précédé d’une brève synthèse : « Années d’épreuves et stratégie inquisitoriale », 14-30, situant les événements de la période couvrant la majorité des documents livrés dans le présent volume. Ces événements succèdent à ceux, mieux connus, d’une ‘période publique’ qui prend fin en 1695 (elle couverte par le Crépuscule des mystiques de Louis Cognet).

16 Qui n’était pas un médiocre même s’il reste à l’ombre de sa « dirigée ». Voir François La Combe (1640-1715), Correspondance avec Mme Guyon, Œuvres, Etudes, assemblées par D. Tronc, hors commerce, 2016.


17 Nous avons procédé par travail exhaustif opéré sur des volumes de la [CF]. Nous pouvons fournir à des chercheurs les échafaudages : OCR, etc. Ils pourraient facilement être publiés.

18Masson avait coupé les passages présentant à ses yeux des longueurs spirituelles jugées de peu d’intérêt ; Orcibal a édité les lettres de Fénelon sans la correspondance passive de madame Guyon (il était prévu une édition séparée des lettres de madame Guyon).

19 [CF] édite en deux « lettres » séparées 1373 et 1373A les séquences des questions de Fénelon puis de leurs réponses par Madame Guyon : aussi chaque « lettre » présente une séquence - non numérotée - de paragraphes disjoints au niveau du sens…

20 Repris de [CG 1], 216 sq.

21 Madame Guyon, Correspondance Tome I Directions spirituelles, op.cit. [CG 1], « Une relation mystique (Murielle Tronc) », pages 216-224.

22 On a perdu une moitié de la correspondance Fénelon-Guyon probablement « des débuts » (Fénelon est « exilé » à Cambrai en 1695 et Mme Guyon sera bientôt emprisonnée), car on sait que quatre volumes manuscrits qui existaient dans la bibliothèque des Théatins furent dispersés à la Révolution. Le premier fut édité dès le XVIIIe siècle par Dutoit (reconnu authentique en 1907 par Masson) ; nous avons édité le second, découvert par I. Noye, en [CG 1] ; les deux derniers restent des « Anonymes » à découvrir, probablement de l’écriture très reconnaissable de « put » (du Puy).

23 De l’édition du même volume [CG 1].

24 Pièce 295 de la Correspondance Tome I Directions spirituelles [CG 1]. Lettres [CF] 1373 et 1373A. La division en deux lettres séparées sans correspondance entre questions et réponses les rend presque incompréhensibles, rien ne signalant la disjonction d’un paragraphe au suivant. – La difficulté est d’autant plus grande par le « respect » de l’orthographe toute phonétique adoptée par Mme Guyon. C’est un cas unique dans la [CF]. On est ainsi sûr de ne pas faire dépendre Fénelon d’une encombrante directrice peu cultivée.

Nous annotons ici plus précisément que lors de notre édition antérieure [CG 1] par un choix large des notes [O].

Le manuscrit Coll. Rothchild A[utographes] se présente selon deux colonnes sur des folios (qui furent ensuite pliés en quatre). Fénelon écrivant en colonne de gauche de sa haute écriture, laissait la place libre à droite pour des réponses à venir de sa correspondante. Procédure simple et efficace car l’archevêque disposait d’un porteur et pèlerin bénévole voyageant discrètement de Cambrai à Blois puis prenant le même chemin du retour (il s’agissait du neveu marquis de Fénelon, ou du bon Dupuy ‘Put’, ou du chevalier écossais Ramsay…) On se reportera au volume Madame Guyon Correspondance I Directions spirituelles, pièce 295, 556 sq., pour des précisions érudites dont les positionnements au sein et entre les divers folios du manuscrit.

25 Ajout de la main du Marquis de Fénelon son neveu. V. infra la section qui lui est consacrée.

26 C’est l’époque des graves revers français face à deux génies militaires, Marlborough et le prince Eugène. Louis XIV décidera de tout risquer : « Je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale ». Villars sauvera la France d’une situation presque désespérée le 23 juillet 1712 par la bataille de Denain.

27 Il semble s’agir du Mémoire sur les raisons qui semblent obliger Philippe V à abdiqer la couronne d’Espagne (OF 7, 164-270) mais cela pourrait aussi être le « nouveau mémoire sur les affaires générales » cité dans la lettre 1370 à Chevreuse du 3 mai : «…je voudrais bien qu’après l’avoir lu vous le confiassiez à M. Dupuy pour en envoyer une copie à N…[Mme Guyon]. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle voie tout ce que je pense, et qu’elle me redresse si le fond de son cœur est opposé à mes pensées. »

28 « Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que « l’État se trouvant exposé au hasard d’une journée », il avait cru devoir, comme un bon sujet, « presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne ». Cette condition exorbitante fut refusée par Louis ; heureusement Villars fut victorieux… » [O].

29« Libérée de la Bastille le 24 mars 1703, Mme Guyon avait été placée sous la surveillance de l'évêque de Blois D. de Bertier et accueillie par son fils aîné Armand-Jacques, seigneur de Briare et de Champoulet, qui vivait à Diziers dans une terre de sa femme. Vers le milieu de 1706 elle voulut s'établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa parce que ç'aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle allait demeurer dans la maison des Forges, près Suèvres, et, au bout de trois mois, elle eut l'autorisation d'acheter à Blois une maison située au dessus des fossés du château. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec D. de Bertier » [O].

30 Duchesse de Mortemart, v. infra la section qui est consacrée à celle qui fut l’animatrice du cercle des disciples durant les indisponibilités de Mme Guyon et de Fénelon exilé. - Les noms des destinataires « p.D., put », plus bas « L’ab. De B., L’abé de Leschel, L’abbé Colas », sont rayés.

31 Cela se produira. Nous pensons qu’elle succéda à Mme Guyon.

32 « Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O]. – Langeron étai un « ami intime » dont la perte désolera Fénelon. V. infra « A des correspondants connus », L. 667, note.

33 « Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » [ce qui suggère une maladie de Parkinson] le second testament qu’il avait passé à Cambrai le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » [O].

34 Des intrigues jansénistes ? Mgr de Noailles, cardinal-archevêque de Paris est galllican, hostile aux jésuites et n’acceptera pas en 1713 la bulle Unigenitus suivi en cela par sept autres évêques. Fénelon se bat contre les jansénistes.

35 Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373A donne sa biographie.

36 « Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un « petit évêché », comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...], mais il mourut dès le 24 août 1713. » [O].

37 Beaumont (Pantaléon de), fils de Henri de Beaumont et de Marie de Salignac, sœur consanguine de Fénelon, naquit en 1660 au château du Gibaut. Il fut associé à Fénelon, en 1689, en qualité de sous‑précepteur du duc de Bourgogne. La disgrâce qui accabla, au mois de juin 1698, les amis de Fénelon, obligea l'abbé à se retirer à Cambrai, où l'archevêque le fit son grand‑vicaire. Il est souvent désigné dans la Correspondance sous le nom de Panta. Nommé en 1716 à l’évêché de Saintes, il se concilia l’estime et la considération générale. Il mourut à Saintes en 1744.

38 « En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit ! » [O].

39 Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : « Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas… » [O].

40 Beauvillier aurait fait en 1689 de cet exempt des gardes du corps un gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. Saint-Simon l’oppose à Isaac du Puy comme « dévot de bonne foi aussi et plein d’honneur, mais un des plus plats hommes de France ». Après sa disgrâce il allait parfois à Cambrai, mais l’archevêque n’approuvait pas qu’il « se mêla de direction » [O].

41 Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier près de Blois sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. « Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison… » [O].

42 « Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet… » [O].

43 Le reste de la colonne est resté en blanc et de même f. 4v° sauf une annotation : «  Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commencèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon. » (Source : Coll. Rothschild A[utographes], XVII, t. V, 296).

44 [CF] lettre 1377. « Extrait d’une lettre de M. de Cambray », Aberdeen University Library, ms. 2746.

45Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 1710. [O]

46 Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Écossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen. [O]

47 Faisant appel à diverses sources. Pour ne pas multiplier les notes, je donne en fin de citation leur référence [OC], [OP]... Voir la « Table des sources » supra. Les passages retenus peuvent comporter plusieurs paragraphes dont le dernier seul est référé.

48 [CF] lettre 277. A en croire Fénelon, « ces recueils informes écrits à la hâte et sans précaution, dictés sans ordre à un domestique qui écrivait sous moi, passaient aussitôt sans avoir été relus dans les mains de M. de Meaux… qui n’avait jamais lu les mystiques » [O].

49 Reproduit par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, 194-243, dont nous livrons un choix en signalant les fragments par [EP] paginé accompagnés d’un choix des notes [G].

50 « Il y a en cette vie un état habituel, mais non entièrement invariable où les âmes les plus parfaites font toutes leurs actions délibérées en présence de Dieu… » (Maximes des Saints, XXV, cit. [G], note 2).

51 [§4] L'orthodoxie de Fénelon qui d'ailleurs fait ici oeuvre de pédagogie spirituelle plus que de doctrine ne peut guère être mise en cause : sa conception de l'indifférence précise au contraire le cadre de notre devoir, tout d'obéissance à la volonté divine signifiée par la « loy et les préceptes ». Il ne saurait être suspect d'illuminisme et de trop accorder, à l'inspiration individuelle. [G]

52 C'est là la partie proprement ascétique de l'indifférence féne­lonienne il faut ne point « occuper » notre esprit à des choses « indifférentes », mais le « désoccuper » des objets mêmes les plus anodins, susceptibles de le disperser par leur seule multiplicité. [G]

53 [§5] C'est la définition même du Pur Amour. Cf. Maximes. lre proposition : « On peut aimer Dieu d'un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre... Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n'ont plus de part à cette amour. On n'aime plus Dieu ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit trouver en l'aimant... On l'aime néanmoins comme souveraine et infaillible béatitude de ceux, qui lui sont fidèles. On ,l'aime comme notre bien personnel. comme notre récompense, comme notre tout. Mais on ne l'aime plus pour ce motif précis de notre bonheur et de notre récompense. » Dans les Principales propositions du livre des Maximes Justifiées (III, p. 252), Fénelon citera ses garants et, entre autres, saint Bernard : « On trouve un autre degré plus sublime, et un amour plus digne, savoir quand le coeur étant purifié à fond, l'âme ne désire plus rien et n'attend plus rien de Dieu que Dieu. même... Car l'âme de ce degré ne désire plus rien comme rien, ni félicité, ni gloire, ni aucun autre bien par ,un amour particulier d'elle-même » (Serm. IX De diversis). [G]

54 [§6] Fénelon a de l'oraison passive et de la vie de Pur Amour une conception très souple. Bossuet en revanche fait consister la passivité en une ligature absolue des puissances, qui rend l'âme incapable de produira tout acte discursif. « Dieu, écrit l'évêque de Meaux, fait des hommes tout ce qu'il lui plaît, des emporte, les entraîne où il veut, fait en eux et par eux tout ce qu'il s'en est proposé dans son conseil éternel, sans qu'ils puissent résister; parce qu'il est Dieu, qui a, en sa main sa créature, et qui demeure maître de son ouvrage, nonobstant le libre arbitre qu'il lui a donné. Cette proposition est de la foi et paroît incontestablement dans les extases ou ravissements, et dans toutes les inspirations prophétiques (Instruction sur les États d'Oraison, liv. VII, N, 3).

C'est là une conception miraculeuse de la passivité, et en tout cas absolument exceptionnelle. Fénelon s'inscrit au contraire dans la tradition d'une mystique qui se garde bien de réserver à une impuissance absolue dont il est peu d'exemples, le nom de passivité : selon lui au contraire passivité et motions extraordinaires s'excluent. Après saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, il ramène la passivité à une lumière projetée sur notre vie, à une simple vue de Dieu et de notre néant » pacifiant nos aspirations complexes. [G]

55 C'est-à-dire : sans retour volontaire sur moi-même. [G]

56 Réfléchir par grâce contre son attrait » : la formule n'est pas très claire. Voici comment nous l'interprétons : L'oraison passive admettra des distractions involontaires et pratiquement inévitables à cause de notre faiblesse plus facilement que des méditations ou des efforts pieux qui la contraindraient dans une voie différente de la sienne. [G]

57 Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XXVI / “Dès que l'âme, en effet, arrive à l'union intime avec Dieu, ses puissances spirituelles n'ont plus à agir et à plus forte raison ses puissances corporelles; l'union à Dieu par l'amour étant accomplie, le travail des puissances est terminé l'âme est arrivée au terme et n'a plus besoin de ces intermédiaires pour y parvenir. Aussi ce qu'elle fait alors avec le Bien-Aimé, c'est de rester dans cet exercice plein de suavité auquel elle est élevée, et de continuer à aimer et à aimer encore pour continuer cette union. C'est pourquoi elle demande que personne ne paraisse sur la montagne; de la sorte, la volonté seule se tiendra près du Bien-Aimé, et elle se donnera à lui avec toutes ses vertus de la manière qui a été exposée.” [G]

58 L'idée de la boule de cire revient souvent sous la plume de Fénelon qui l'emprunte à saint François de Sales, Traité de l'Amour de Dieu, IX: “Le coeur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel... » [G]

59 Actes, 14, 24. Il s'agit de Paul et Barnabé. [G]

60 Fénelon ne songe point ici aux dons du Saint Esprit proprement dit — dons de conseil, de piété, de force, de crainte, de science, d'intelligence, de sagesse, qui tous perfectionnent l'exercice des vertus et facilitent l'oraison avant même qu'elle ne s'épanouisse en contemplation. Il envisage plutôt par « dons sensibles et mira­culeux » les « consolations » ou phénomènes étranges dont parlent les saints. [G]

61 L'état passif est pour Fénelon l'attitude chrétienne fondamentale et la prise de conscience de l'habitation du Saint Esprit dans l’âme. [G]

62 [§48] Fénelon suit très exactement le texte de l'Aréopagite. Noms divins, 712 A (trad. Gandillac, P. 107) : " Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s'appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu'ils aiment..." [G]

63 Théologie Mystique, 117 A; 997 B, ch. I (trad. Gandillac. p. 177). [G]

64 Cf. Confessions, XI, X. […] Manifestement Fénelon transcrit de mémoire une citation dont il conserve surtout le mouvement général. [§ 57] Trad. « Supposons un être en qui fasse silence le tumulte de la chair et les images de la terre, de l'eau, de l'air, et aussi des cieux : en qui l'âme elle-même se taise, et se dépasse en ne songeant plus à soi en qui se taisent pareillement les songes, les révélations, toute langue, tout signe, tout ce qui ne nalt que pour disparaltre oui, supposons un tel silence de toutes ces choses... puisqu'elles ont élevé leur oreille vers Celui qui les a créées; supposons qu'alors Celui-ci parle seul, non par elles, mais par lui-même; que nous entendions sa parole, non plus par la langue d'un être de chair, ni par la voix d'un ange, ni par le fracas de la nuée, ni par l'énigme d'une parabole, mais que ce soit lui-même, lui que nous aimons sans toutes ces choses, que nous entendions sans leur intermédiaire... supposons que ce contact se prolonge, que toutes les autres visions subalternes s'évanouissent, que celle-ci ravisse seule le voyant, l'absorbe, l'abîme en d'intimes félicités... » [G]



65 Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie, publié par P. Dudon, Beauchesne, 1930, date tardive d’édition d’un texte majeur : Fénelon, malgré son rayonnement, fut assez mal représenté spirituellement. D’innombrables éditions omettent une face intime qui devait demeurer cachée durant les deux siècles qui suivirent sa mort.

Nous avons colligé et (rarement) corrigé le texte sur le ms. des Archives de Saint-Sulpice : François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques ou Le Gnostique de Clément d’Alexandrie, présentation par Dominique et Murielle Tronc, « Les carnets spirituels », Paris, Arfuyen, 2006.

66 Pour une approche convergente, “fénelonienne” par sa finesse, mais rédigée autour de 1820 : Leopardi, Zibaldone : « Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons imaginer un mode d’être au-delà [page 602] de la matière qui ne soit pas néant. Nous disons que notre âme est esprit. La langue prononce le nom de cette substance, mais l’intelligence ne s’en fait pas d’autre idée que celle-ci : elle ignore de quoi il s’agit. »

Puis revenant sur ce thème philologique préféré : « …tous les mots [page 1224] qui ont, précisément et subtilement, exprimé une idée …ont toujours ou presque toujours, été universellement employés dans toutes les langues, par tous ceux qui conçurent et voulurent exprimer cette idée avec précision. Cette idée s’est ainsi transmise du premier individu qui la conçut clairement aux autres individus, puis aux autres nations… » (trad. Bertrand Schefer, Allia, 2003).

67 Du même poète : Zibaldone, [page 383] « …qu’il est sot de confondre l’absence de vérité avec l’absence de jugements, comme s’il n’existait que des jugements vrais ou comme si, du principe énoncé, résultait la nécessité d’un jugement vrai dans l’absolu et non d’un jugement vraiment utile et adapté à la nature de l’homme. »

68 Couvre les pages 330-368 du troisième et dernier tome de Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720. Également reproduit par Goré à partir des cahiers 6249-6257 des A.S.-S. Ici nous utilisons l’édition Poiret de 1720.

69 [Traité] De l’amour de Dieu. Livr.IX. Ch.14. (note Poiret).

70 De l’amour de Dieu. Livr.VI. Ch.11. (note Poiret).

71 Gen. 5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15 v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (note Poiret.).

72 Fénelon, Œuvres I, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, pages 573 sq.

73 Opuscule issu d’une lettre du 19 avril [1690 ?] sans doute adressée à Mme de Maintenon. (n. JLB, P1-1423).

74 Ne supporte pas de se voir

75 Lc, X, 41-42.

76 Sagesse, 16, 20-21.

77 OS 1, rappel : Oeuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque de Cambrai, Prince du S. Empire, Premier volume. A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718.

78 Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.

79 Le Banquet, 180b.

80 Le Banquet, 211a-b

81 Psaume 72, 26.

82 L’édition de référence [CF] respecte un ordre strictement chronologique ce qui noie la minorité spirituelle au sein de multiples « lettres d’affaires ». Son organisation rend difficile une lecture méditative. Par contre l’ordre par destinataire avait été choisi en 1848-1852 dans le huitième tome de l’édition [OC] dite de Paris au sein des lettres rassemblées sous le titre de Lettres Spirituelles (LSP 1 à 502) (OC 8). Mais l’ensemble était trop large, le spirituel voilant le mystique. Surtout il a été complété en 2007 par I. Noye qui propose des destinataires (en particulier la « petite duchesse » de Mortemart, probable successeur de Madame Guyon, apparaît enfin).

83 C’est la grande variable humaine, celle des tempéraments, abordée par la caractérologie à l’aide de divers classements, depuis la variété propre à un Lavater (1740-1801) jusqu’à la dichotomie propre à des modernes popularisés par un Mounier (1905-1950) et d’autres : introversion vs. extraversion, etc.

84 À l’ordre d’âge qui ne signifie guère au plan mystique et par ailleurs difficile à établir – à tout regroupement sur des critères « généralistes » arbitraires et peu significatifs intérieurement compte tenu de la variété des tempéraments.

85 [CF], Tome XVIII, « Suppléments et Corrections ».

86 Nous l’avons entrepris à notre usage et son « brouillon » est disponible sur demande adressée au webmaster de www.cheminsmystiques.fr.



87 À l’aide de fragments non repérés dans [CF].

88 « A des correspondants connus », L.1027 à Joseph-Clément de Bavière.

89 Voir les très nombreuses notes de [CF 3] : page 298, note 1 à la lettre 151, résumée ici ; p. 300, note 4 à la même lettre ; p. 333 et suivantes, note 1 à la lettre 188 ; p. 354, note 1 à la lettre 203 ; p.373, note 2 à la lettre 225 ; p. 388, note 1 à la lettre 242 ; p. 423, note 1 à la lettre 255.



90 Explications des maximes des saints, « …Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… »

91 LSP 29 : L.287 et L.305 à la même (omises).

92 «En rappelant discrètement qu’il a prôné l’abandon et le dépouillement, Fénelon laisse entendre aux « supérieurs », qui verront sa lettre, qu’il n’est pour rien dans ce qu’on a pu reprocher à la religieuse. » (Noye). 

93 Mme de La Maisonfort fut chassée de Saint-Cyr le 10 mai 1697 et conduite à Meaux ; Fénelon, certain de ne plus pouvoir la conseiller, lui écrit dans le temps où elle ne sait encore où elle résidera. (Noye).

94 « Vraisemblablement une de ses collègues dans la direction de Saint-Cyr. » [N]. Ce qui permet de placer la lettre avant mai 1697.

95 L.37 [CF 3] note 1.

96 LSP 26 début janvier 1689 (CF 18-90), LSP 13 à 22 = LL.354, 339, 342, 363S, 329S, 380S, 344S, 1437, 1776, 1514. Soit un total de 11 lettres auxquelles s’ajoute une 12e (376S). Leur mise en ordre – nous suivons Orcibal – donne la séquence LSP 26, 17, 14, 15, 19, 13, 16, 376S, 18, 20, 22, 21, données infra.

97 « Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres » (Vie écrite par elle-même, début du chap. IV, trad. Grégoire de Saint-Joseph).

98 Matth. II, 1-11.

99 « Les leçons que Fénelon tire de l'exemple des mages situent cette lettre autour d'un 6 janvier. L'allusion à la profession prochaine de la destinataire a pu suggérer de reconnaître en celle-ci Mme de La Maisonfort, auquel cas la pièce daterait de 1692; mais Jean Orcibal écarte cette identification et juge que la novice « est sans doute une carmélite ». Comme il signale ailleurs que les Nouvelles ecclésiastiques, en janvier 1689, faisaient savoir que Mlle du Péray « attendait Mme sa mère pour faire sa profession », nous pouvons voir en elle la novice anonyme. Elle vivait encore lors des premières éditions des Oeuvres spirituelles, et le marquis de Fénelon lui avait vraisemblablement demandé communication des lettres qu'elle avait reçues de Fénelon. » (I. Noye).

100 Copie faite à Saintes sur l’original […] (CF 5, L.329S).

101 « Les pièges seraient alors ceux que tendaient à la néophyte une activité littéraire que les Nouvelles ecclésiastiques, sans douter renseignées par les Dangeau, firent connaître à un large public jusqu’en février 1690. […] Il s’agit d’abord de poèmes sur l’Incarnation (le texte en est conservé) ou sur la Nativité […] Fénelon « les passait bien plus volontiers » que sa réponse au ministre Jurieu et de petits traités de controverse qu’elle adressait à ses parentes de Hollande… » (CF 3, L.37, n.2)

102 depuis votre enfance (variante relevées [O] dans la L.329S, comme pour les suivantes de cette lettre)

103 « Bien qu'elle ne donnât de copies de ses oeuvres que « par obéissance » la religieuse devait savoir que le nouvelliste les qualifiait d' « admirables » et la présentait elle-même comme « un prodige d'esprit et de grâce » : on conçoit l'inquiétude de Fénelon. D'après G. Vuillart Racine lui-même admirait les vers de la carmélite. » (CF 3, L.37, n.5)

104 Retour à Versailles. (var. ajout)

105 le zèle que vous aurez.

106 « Elle avait en Hollande son père, deux soeurs et ses tantes et, si sa mère et d'autres parentes assistèrent à sa profession, le nouvelliste [Boislisle] ne semble pas bien sûr de la sincérité de leurs conversions » (CF 3, L.37 n.7)

107 révère. J'ai fait de mon mieux ce que la Mère Prieure a souhaité, et on m'a bien répondu. Ne m'oubliez pas quand vous verrez M. que j'honore très particulièrement. Je suis, ma chère soeur, tout à vous en N. S. J. C. (Ajout) - La mère prieure : Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie, présentée en CF 3, L.182, n.1).

108 « Trois ouvrages de ce titre semblent avoir été à cette date accessible au lecteur français… » (CF 5,L.339, n.1)

109 idiots au sens de simples et ignorants.

110 « Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie [Prieure déjà citée] et Marie Hippolyte de Béthune-Charost (1664-1709), fille de la « grande âme » du troupeau guyonien. » (CF 5, L.344S, n.4)

111 Cette lettre constitue un véritable traité intérieur.

Elle  est citée dans les « Vingt questions proposées à M. de Paris par M. Cambrai en présence de madame de Maintenon et de M. le duc de Chevreuse », question X : « N’est-il pas vrai qu’ensuite j’écrivis à la sœur Charlotte, carmélite, de mon pur mouvement, une lettre qui expliquait toute la matière, que M. de Meaux approuva toute entière, après m’avoir prié seulement d’expliquer, pour plus grande précaution,, le terme d’enfance, qui est de l’Évangile ?  » (OP 2, 253)

Elle fut approuvée par Bossuet et répandue : « Le succès de ce second essai [après l’Explication des Articles d’Issy] sur l’oraison de contemplation et les différents états de la perfection chrétienne ne pouvait qu’encourager Fénelon à écrire l’Explication des Maximes des Saints ».[O].

« Fénelon explique dans son Mémoire sur le refus d'approbation du 2 août 1696 l'origine de cette lettre : « Dans la suite, une carmélite m'ayant demandé quelque éclaircissement sur cette matière, je lui écrivis une grande lettre dans la plus exacte conformité aux trente-quatre Propositions, où je condamnais très sévèrement toutes les erreurs contraires, que M. de Meaux impute à Mme Guyon. Je l'ai fait de mon propre mouvement, et sans y être même sollicité. N'était-ce pas aller au-devant des occasions de me déclarer ? Avant que d'envoyer cette lettre, où j'avais mis tout ce qui pouvait faire quelque difficulté, je la montrai à M. de Meaux, et je la soumis à sa censure; il l'examina, me proposa d'expliquer plus clairement quelques termes que des gens ombrageux, disait-il, pourraient rendre équivoques; je le fis au-delà de tout ce qu'il souhaitait. Il approuva, il loua ma lettre; il lui donna beaucoup d'éloges inutiles; il dit que, si on en parlait, il dirait qu'elle ne laissait rien à désirer ». (O. F., t. II = OP 2, p. 251) ». (CF 5, L.354, n.1)

112 Les supérieures du Carmel. Bossuet avait prononcé le sermon lors de la profession.

113« Balthasar Alvarez (1533-1580) entré en 1555 dans la Compagnie de Jésus y exerça les charges de maître des novices, de recteur, de visiteur et de provincial de Tolède. Il était confesseur de sainte Thérèse au moment où elle atteignit les plus hauts états mystiques (1559-1566). Ses idées sur l'oraison de quiétude ou de silence le firent soupçonner d'illuminisme et elles furent condamnées par le visiteur Avellaneda et par le général Mercurian. […] » (CF 5, L.354, n.3)

114 Citation de mémoire de l’extase d’Ostie (Confessions).

115 Se rassurer.

116 « Les dix paragraphes suivants constituent une sorte de lexique de la vie mystique » [O].

117 Après le petit traité spirituel impersonnel commence une longue liste de recommandations adaptées aux défauts de Charlotte.

118 Rom. XI, 20 (Vulg.19) : …ne vous élevez point…

119 Lisez, mais lisez pour (seconde copie) (CF 5, L.354, n.32)

120 Le docteur Edme Pirot (163-1713), « esprit le plus éclairé de la Sorbonne […] fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient » (P.Léonard). Il participa à l’interrogatoire de Mme Guyon en 1688, mais il « agissait de bonne foi », et « n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier » (Vie par elle-même, 3.5.7, p.698).

121 Exceptionnellement pour cette série des lettres à Charlotte, nous omettons le début relatif à des tiers.

122 Mot associé à « états sublimes » et « imagination » : à la lettre précédente, « ne compter pour rien toutes les lumières de grâce et les communications intérieures… ».

123 Début de lettre perdu ?

124 Au sens de détermination, résolution.

125 Au sens de « faire d’un autre le participant de ce qu’on possède ». [O]

126 « Fénelon connaissait depuis 1676 « l'ami intime », en la personne duquel il venait de « perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l'Eglise ». Né le 20 juin 1658 […] Prieur d'Anzeline, il « fut » d'abord chez l’évêque d'Autun G. de Hoquette où il rencontra Bussy-Rabutin à la fin d' août 1677, puis il fit au séminaire de Saint-Sulpice, où il s'était inscrit connue clerc du diocèse de Nevers, un séjour de trois mois (2 novembre 1680 - 2 février 1681). Maître ès arts le 24 mai 1681, il avait commencé ses études théologiques, mais les avait interrompues en 1684 pour prêcher le Carême à Meaux et pour participer, de l'Ascension à la Pentecôte, à une mission à Coulommiers. A la fin de 1685, Fénelon le prit pour collaborateur dans ses missions de Saintonge. L'étudiant dut solliciter des dispenses et n'obtint à la licence de 1688 que le 103e rang sur 109. Mais Fénelon le fit nommer le 25 août 1690 lecteur des princes […] » (CF 3, L.7, n.1).



127 Maladie d’yeux.

128 Les Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, du portugais Thomas de Jésus. [O]

129 Confessions, lib. VIII, c. XII, n.29 [O]

130 Isaïe, LXVI, 2.

131 Sans doute sa sœur Catherine du Péray. [O]

132 Sa sœur Catherine du Péray. [O]

133 Voir CF 17, L.1776, n.2.

134 Liv. I, c.XXV, n.10.

135 « […] On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. » (Boislisle, tome II, n. 4 de sa p. 65).

136 En témoignent les très nombreux échanges précédant de très peu l’embastillement de Mme Guyon, (Correspondance Tome II Annéess de Combats, lettres à la « Petite Duchesse »). Ils portent sur plus de cent lettres entre juin 1695 et mai 1698, le mois du dernier contact avec l’embastillée).

137 « Au premier mot qu'ils [les Beauvilliers entreprennent de marier sa fille au fils du ministre Chamillart] en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion , que plus d'une année avant qu'il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus: ‘Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris.’ » (Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 163).

138 Attribution par A. Delplanque en 1907.

139 Edition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle !

140 « Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi. » (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) – « Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la ‘petite duchesse’], en 1703. » (Boislisle, t. second, n. 3 de sa p. 8).

141 [CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.

142 « L’esprit Mortemart » est décrit ainsi de manière irrésistible par le même Saint-Simon à l’occasion d’une autre figure : « Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau ; ni derrière , ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné , avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart [notre soulignement]. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit… » (Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 1, chap. 25 [1696], 406.)

143 « Ce mot se trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants. » (Chéruel).

144 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.

145 Le « pilier mâle » est bien entendu « l'abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » selon cette même addition au journal de Dangeau (réf. n. suivante).

146 Saint-Simon, Mémoires, Boislisle, 413, « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »

147 Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345.

148 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165. – nous modernisons toujours l’orthographe, « gardoit » en « gardait », etc.

149 CF 18 respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants – dont I.Noye propose souvent une identification. Ici où nous privilégions la répartition par destinataires, ce qui rend une mise en ordre même incertaine souhaitable.

150 En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

151 Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

152 Certaines parties sont reportées en notes.

153 « Les volumes précédents de la Correspondance [CF] ne comportent que six lettres de Fénelon à Mme de Mortemart, de 1707 à 1711, toutes autographes et non signées, dont seules les deux lettres de 1708 ont figuré (privées de toute indication de personne) dès la première édition des « lettres spirituelles » (Anvers, 1718).

On sait pourtant qu'il y eut des échanges épistolaires nombreux entre elle et l'archevêque; au plus fort de sa disgrâce, celui-ci affirmait au duc de Beauvillier: « Je n'écris qu'à vous, à la petite D[uchesse] et au P. Ab. [de Langeron] ». Albert Delplanque a établi en 1907 que dix sept autres pièces des éditions d'Anvers et Lyon devaient avoir été adressées à la duchesse douairière. Nous pensons établir que la présente lettre relève du même groupe et peut même être datée, approximativement, comme l'une des premières : en effet, écrivant un « 22 juin» (1693 ?) à Mme de Gramont, Fénelon a parlé de Mme de Mortemart avec les termes mêmes qui commencent cette pièce: « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus » (CF 2, L.300). Situées sans doute assez tôt dans l'itinéraire spirituel de la duchesse, les observations dont Fénelon lui fait part ici, très cohérentes avec ce que l'on sait d'elle par ailleurs, éclairent singulièrement la personnalité de celle qui deviendrait bientôt pour le « petit troupeau » la suppléante de Mme Guyon. […] » (CF 18, LSP 126*, n.1 par I.Noye).



154 « Il n'y a pas de marché à faire avec Dieu » (CF 2, L.126, au propre frère de Mme de Mortemart) […] » (CF 18, LSP126*, n.2).

155 Cette lettre se situe vraisemblablement dans les débuts de la direction de Mme de Mortemart, « envoyée » à Fénelon, et qui songe encore à entrer dans un couvent. (Noye). – Nous la plaçons ainsi que la suivante, LSP 136, en 1693.

156 Le masculin sert à cacher Mme Guyon, comme ci-dessous.

157 …s'il se rapproche. / Il y a une extrême différence entre la peine et le troubles. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l'enfer. La peine sans infidélité est douce et paisible, par l'accord où toute l'âme est avec elle-même pour vouloir la souffrance que Dieu donne. Mais le trouble est une révolte du fond contre Dieu, et une division de la volonté contraire à elle-même ; le fond de l'âme est comme déchiré dans cette division. O que la douleur est purifiante quand elle est seule ! O qu'elle est douce, quoiqu'elle fasse beaucoup souffrir ! Vouloir ce qu'on souffre, c'est ne souffrir rien dans la volonté; c'est y être en paix. Heureux germe du paradis dans le purgatoire ! Mais résister à Dieu sous de beaux prétextes, c'est engager Dieu à nous résister à son tour. En sortant de votre grâce, vous sortez d'abord de la paix; et cette expérience est comme la colonne de feu pour la nuit et celle de nuée pour le jour, qui conduisait dans le désert les Israélites. Vivez de foi, pour mourir à toute sagesse.

158 La duchesse a donc écarté récemment la solution du couvent ; on la verra fréquemment retirée à la Visitation de Saint-Denis, où sa fille était religieuse. [N].

159 L'une des « liaisons extérieures de providence » évoquées ci-dessus plutôt qu'un des « membres du petit troupeau ». [N].

160 La correction mutuelle, en usage dans le groupe guyonien.

161 Souffrez donc le prochain, et apprivoisez-vous avec nos misères. Quelquefois vous avez le coeur saisi quand certains défauts vous choquent, et vous pouvez croire que c'est une répugnance du fond qui vient de la grâce : mais il peut se faire que c'est votre vivacité naturelle qui vous serre le coeur. Je crois qu'il faut plus de support; mais je crois aussi qu'il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre coeur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire.


162 … les phrases suivantes font allusion à sa responsabilité envers « autrui », « son prochain », son « troupeau ». Cette dernière expression fait penser à Mme de Mortemart, dont le rôle dans le groupe guyonien n'alla pas sans difficultés. … (Noye).

163 …dans sa source. /Pour l'oraison, vous pouvez la faire en divers temps de la journée, parce que vous avez beaucoup de temps libre, et que vous pouvez être souvent en silence. Il faut seulement prendre garde de ne faire point une oraison avec contention d'esprit qui fatigue votre tête. / Je remercie Dieu de ce que vous êtes fatiguée de votre propre esprit. Rien n'est plus fatigant que ce faux appui. Malheur à qui s'y confie ! Heureux qui en est lassé, et qui cherche un vrai repos dans l'esprit de recueillement et de renoncement à l'amour-propre !

Si vous retourniez à une vie honnête selon le monde, après avoir goûté Dieu dans la retraite, vous tomberiez bien bas, et vous le mériteriez dans un relâchement si infidèle à la grâce. J'espère que ce malheur ne vous arrivera point. Dieu vous aime bien, puisqu'il ne vous laisse pas un moment de paix dans ce milieu entre lui et le monde. Dieu nous demande à tous la perfection, et il nous y prépare par l'attrait de sa grâce ; c'est pourquoi Jésus-Christ dit à ses disciples : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.' Et c'est pour cela qu'il nous a enseigné cette prière : Que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel. Tous sont invités à cette perfection sur la terre; mais la plupart s'effarouchent et reculent. Ne soyez pas du nombre de ceux qui, ayant mangé la manne au désert, regrettent les oignons d'Egypte'. C'est la persévérance qui est couronnée.


164 L'unité en Dieu de ceux qui « ont dépouillé le moi » en demeurant dans leur « unique centre », est ouverte à toute l'humanité […] (Noye).

165Son frère, le marquis de Blainville, qu'elle avait à guider, cf. LSP 133 et 134.

166 Dans le rôle de directrice assigné à la destinataire, on peut reconnaître la duchesse de Mortemart, dont la difficulté à supporter les défauts d’autrui a été souvent notée. D’autre part, N... serait son frère Blainville, qui durant un temps admettait mal cette assistance (voir, en juillet 1700, L.667, n. 16 et L.670, n. 7).(Noye).

167 Il est probable qu’il manque ici le début de la lettre, qui devait viser la destinataire. Comme en d’autres lettres de direction, Fénelon fait part de ses propres épreuves […] (Noye).

168 En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

169 Pour désigner le groupe guyonien dont elle portait la responsabilité, cette expression se trouve aussi dans la lettre 1215. (Noye).

170 Cit. : Matth. V, 4 & Jean XX, 29, puis Hébr. XI, 8.

171 …je vous conjure. Il faut aimer la main de Dieu qui nous frappe et qui nous détruit. La créature n'a été faite que pour être détruite au bon plaisir de celui qui ne l'a faite que pour lui O heureux usage de notre substance ! Notre rien glorifie l'Être éternel et le tout Dieu. Périsse donc ce que l'amour-propre voudrait tant conserver ! Soyons l'holocauste que le feu de l'amour réduit en cendres. Le trouble ne vient jamais que d'amour-propre; l'amour divin n'est que paix et abandon. Il n'y a qu'à souffrir, qu'à laisser tomber, qu'à perdre, qu'à ne retenir rien, qu'à n'arrêter jamais un seul moment la main crucifiante. Cette non-résistance est horrible à la nature : mais Dieu la donne ; le bien-aimé l'adoucit, il mesure toute tentation.

Mon Dieu, qu'il est beau de faire son purgatoire en ce monde! La nature voudrait ne le faire ni en cette vie ni en l'autre ; mais Dieu le prépare en ce monde, et c'est nous qui, par nos chicanes, en faisons deux au lieu d'un. Nous rendons celui-ci tellement inutile par nos résistances, que tout est encore à recommencer après la mort. Il faudrait être dès cette vie comme les âmes du purgatoire, paisibles et souples dans la main de Dieu, pour s'y abandonner et pour se laisser détruire par le feu vengeur de l'amour. Heureux qui souffre ainsi !Je vous aime…

172 Daniel XIV, 35.

173 Col III, 3 et Augustin De continentia, XIII, 29.

174 « Pour voir en Mme de Mortemart la destinataire de cette lettre, Delplanque invoque comme motif la proximité du thème avec les lettres qui l’entourent dès l’éd. A, ce qui n’est pas convaincant ». [N]– À qui d’autre penser ?

175 …avec vous. / Soyez simple et petit enfant. C'est dans l'enfance qu'habite la paix inaltérable et à toute épreuve. Toutes les régularités où l'on possède sa vertu sont sujettes à l'illusion et au mécompte. Il n'y a que ceux qui ne comptent jamais, lesquels ne sont sujets à aucun mécompte. Il n'y a que les âmes désappropriées par l'abnégation évangélique qui n'ont plus rien à perdre. Il n'y a que ceux qui ne cherchent aucune lumière, qui ne se trompent point. Il n'y a que les petits enfants qui trouvent en Dieu la sagesse, qui n'est point dans les grands et les sages qu'on admire.


176 …de Jésus-Christ. /Laissez-vous donc ôter jusqu'aux derniers ornements de l'amour-propre, et jusqu'aux derniers voiles dont il tâche de se couvrir, pour recevoir la robe qui n'est blanchie que du sang de l'Agneau [cf. Apoc. VII,14], et qui n'a plus d'autre pureté que la sienne. O trop heureuse l'âme qui n'a plus rien à soi, qui n'a même rien d'emprunté non plus que rien de propre, et qui se délaisse au bien-aimé, étant jalouse de n'avoir plus de beauté que lui seul ! O épouse, que vous serez belle quand il ne vous restera plus nulle parure propre ! Vous serez toute la complaisance de l'époux quand l'époux sera lui seul toute votre beauté. Alors il vous aimera sans mesure, parce que ce sera lui-même qu'il aimera uniquement en vous. Écoutez ces choses, et croyez-les. Cet aliment de pure vérité sera d'abord amer dans votre bouche et dans vos entrailles ; mais il nourrira votre coeur, et il le nourrira de la mort qui est l'unique vies. Croyez ceci, et ne vous écoutez point. Le moi est le grand séducteur: il séduit plus que le serpent séducteur d'Eve. Heureuse l'âme qui écoute en toute simplicité ce qui l'empêche de s'écouter et de s'attendrir sur soi ! / Que ne puis-je…


177 Cette lettre nous paraît être adressée à Mme de Mortemart pour la difficile direction de son fils (N.). On remarquera la dureté des expressions: «jamais lui faire quartier », [et, en fin de lettre donnée en note :] «subjugué », «je voudrais le mettre bas, bas, bas ». [N].

178 Act. V, 1-10.

179 …de route. / N... n'avancera qu'autant qu'il sera subjugué. On s'imagine, quand on est dans une certaine voie de simplicité, qu'il n'y a plus ni recueillement ni mortification à pratiquer; c'est une grande illusion. l° On a encore besoin de ces deux choses, parce qu'on n'est point encore entièrement dans l'état où l'on se flatte d'être, et que souvent on y a reculé. 2° Lors même qu'on est en cet état, on pratique le recueillement et la mortification sans pratiques de méthode. On est recueilli simplement, pour ne se point dissiper par des vivacités naturelles, et en demeurant en paix au gré de l'esprit de grâce. On est mortifié par ce même esprit qu'on suit uniquement sans suivre le sien propre. Ne vivre que de foi, c'est une vie bien morte. Quand Dieu seul vit, agit, parle et se tait en nous, le moi ne trouve plus de quoi respirer. C'est à quoi il faut tendre; c'est ce que le principe intérieur, quand on ne lui résiste point, avance sans cesse.

Quand on n'est que faible, la faiblesse d'enfant n'empêche point la bonne enfance; mais être faible et indocile, c'est n'avoir de l'enfance que la seule faiblesse, et y joindre la hauteur des grands. Ceci est pour N.... Au nom de Dieu, qu'il soit ouvert et petit. Je voudrais le mettre bas, bas, bas. Il ne peut être bon qu'à force de dépendre.


180 « Rite particulier aux offices des « ténèbres» de la Semaine sainte; Fénelon en tire une parabole originale. » (Noye).

181 « Cet alinéa permet de situer cette pièce dans une des dernières années de l’archevêque; rappelons qu’on ne connaît pas de lettre datée adressée à la duchesse douairière après juillet 1711. » (Noye).



182 Début perdu.

183 Une longue note d’I.Noye compare diverses attributions avancées.

184 Cette pièce non datée figure en V (n° 465) et en OF à la fin des lettres adressées à la comtesse de Montberon; mais, dans les quelque deux cent vingt-cinq lettres qu’elle reçut de Fénelon, on ne voit pas qu’elle ait porté la charge d’une assistance spirituelle à divers hommes (M., N. et G. des derniers alinéas), charge régulièrement assumée par Mme de Mortemart (supra, lettres SP 129 n. 1, 130, 137 etc.).(Noye).

185 Nous apprenons chaque jour, ma bonne D[uchesse], que vous ne cessez point de souffrir. J'en ai une véritable peine et je crains les suites de cet état de souffrance si longue. D'ailleurs je suis ravi d'apprendre que M. le D[uc] de M[ortemart] fait bien vers vous et vers le public, et que la jeune duchesse est en meilleur train. Vous ne sauriez user de trop grande patience avec elle en-deçà de la flatterie, car je suis fort tenté de croire que la vivacité de son imagination, son habitude de se livrer aux romans de son amour-propre, et la médiocrité de son fonds pour résister à toutes ces difficultés, ne la mette souvent dans une espèce d'impuissance d'aller jusqu'au but. Il me paraît bien plus important de ne rien forcer et de n'altérer pas la confiance en vous, que de presser la correction de ses défauts. Il faut suivre pas à pas la grâce, et se contenter de tirer peu à peu des âmes ce qu'elles donnent. Pour M. le D[uc] de Mortemart, on assure qu'il se conduit bien, et il m'a paru que M. le D[uc] de S. Aignan [n. Orcibal : Paul-Hippolyte de Saint-Aignan (25 novembre 1684 - 22 janvier 1776), issu du second mariage du père de Beauvillier…] estime sa conduite. Il loue même la noblesse de ses sentiments, et le fait d'une façon que je crois sincère. Je souhaite que vous soyez soulagée pour l'embarras et pour la dépense sur votre table. Vous avez besoin de mettre un bon ordre à vos affaires. Mais puisque M. votre fils fait bien, je crois que vous ne voudrez montrer au public ni séparation, ni changement qui puisse faire penser que vous n'êtes pas contente. Mandez-moi, quand vous le pourrez, en quel état il est avec M. le D[uc] de Beauvillier, et ce qu'il y a à espérer sur la charge. / Je crois vous devoir dire…

186 Camille de Vérine de l'Eschelle: cf. sur lui, supra, lettre du 13 juin 1698, n. 22, et, sur ses séjours à Cambrai, celle du ler juillet 1700, n. 19. [O].

187 Frère du précédent, César-Michel de Vérine, abbé de Leschelle est considéré comme «sulpicien» par Saint-Simon (BOISLISLE, t. II, p. 412), mais on ne trouve son nom dans aucun registre de Saint-Sulpice. Les remarques échangées à son sujet en mai 1710 par Fénelon (n. 16) et Mme Guyon sont plus favorables à sa piété qu'à ses capacités. [O].

188 N désigne fréquemment Mme Guyon sous la plume de ses disciples. Mme de Mortemart était restée en rapport avec elle (cf. dans la réponse de Mme Guyon au mémoire de mai 1710, n. 2-4, une pénétrante analyse du caractère de la duchesse). [O].

189 Fénelon n'avait donc pas à cette date de relations directes avec l'exilée. Parmi les «amis» qu'il dénonce, il devait aussi compter Isaac du Puy, autre gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. [O].

190 …Leschelle. / Bon soir, ma bonne Duchesse; ménagez votre santé, et croyez que je ne fus jamais à vous au point que j'y suis. /M. Quinot [n. : ancien précepteur des enfants de Beauvillier] a dit à M. Provenchères [n. : aumônier de Fénelon] que le cardinal de Noailles lui avait témoigné les plus belles choses du monde pour moi, jusqu'à faire entendre qu'il serait venu me voir à la Villette, s'il eût cru les choses bien disposées de ma part. Il ajoutait que ce cardinal voulait le loger chez lui, mais qu'il ne voulait pas le faire sans mon conseil. Pour ce qui est du premier article, voyez, ma bonne Duchesse, s'il n'est pas à propos que vous lui disiez que je suis très éloigné d'avoir le coeur malade contre M. le Card. de N[oailles]; que je voudrais, au contraire, être à portée de lui témoigner tous les sentiments convenables; mais que je ne crois pas devoir faire des avances, qui feraient croire au monde que je me reconnais coupable de tout ce qu'on m'a imputé, et que j'ai quelque démangeaison de me raccrocher à la cour. Le bon M. Quinot disait qu'il n'avait pas trouvé, ni en vous ni en M. le D[uc] de Beauvillier, de facilité pour ce raccommodement. Ainsi je serais bien aise que vous fussiez déchargés l'un et l'autre à cet égard-là. Ayez la bonté de dire tout ce qui doit édifier touchant la disposition du coeur, sans engager aucune négociation.

Quant à l'offre de M. le Card. de N [oailles], de loger M. Quinot chez lui, M. Quinot n'a qu'à l'accepter si elle lui convient. Je ne saurais lui donner un conseil là-dessus; car je ne sais ni les commodités qu'il en tirerait, ni les engagements où cela le pourrait mettre, ni le degré de confiance qu'on lui donne, ni le désir qu'on a de l'avoir, ni le bien qu'il serait à portée de faire dans cette situation. Ainsi c'est à lui à prendre son parti sur les choses qu'il voit et que je ne vois point. Mais ce qui est très assuré, c'est que s'il va demeurer chez M. le Card. de N[oailles), je ne l'en considérerai pas moins, et ne compterai pas moins sur son amitié pour moi. Cette démarche, s'il la fait, ne me causera aucune peine. Je n'en ai aucune contre le cardinal même, encore moins contre un très bon ecclésiastique que je crois plein d'affection pour moi, et qui peut très facilement loger chez ce cardinal, avec un grand attachement pour lui, sans blesser celui qu'il a pour moi. En un mot, c'est à lui à examiner ce qui lui convient. Pour moi tout est bon, et sa demeure dans cette maison ne me sera ni pénible ni suspecte. Je crois même que M. le D[uc] de Beauvillier ne doit nullement être peiné que M. Quinot prenne ce parti, s'il y trouve quelque commodité, ou quelque bien à faire pour l’Eglise.


191 Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

192 Tous nos bonnes gens, les disciples de Mme Guyon. Lorsqu'en 1696 celle-ci ne fut plus en mesure de guider son petit troupeau, ils considérèrent que Mme de Mortemart (qui était d'ailleurs seule à pouvoir faire des séjours à Cambrai) devait la remplacer. Cf. supra, la lettre du 9 janvier 1707. [O]

193 Mme de Mortemart semble avoir été hostile au mariage de sa fille avec le marquis de Cany, fils du ministre Chamillart, qui avait eu lieu le 12 janvier 1708… [O]

194 … Madame Guyon, que la duchesse avait recommencé à consulter (cf. infra, la lettre de l'exilée de mai (?) 1710, n. 4 et surtout la fin de la lettre de Fénelon du 11 octobre 1710). [O]

195 Patience, indulgence – par opposition à insupportable de la phrase précédente. [O]

196 La critique de l'« activité », le « recueillement passif », le « laisser faire Dieu », le « laisser tomber l'activité » sont caractéristiques de l'adaptation du guyonisme dans les écrits de Fénelon de la période 1690-1699. [O]

197 Expression employée ailleurs pour désigner les membres du « petit troupeau » guyonien… [O]

198 Il sera encore question de Mme de Mortemart dans les lettres à Mme de Chevry des 4 et 10 juin 1714. Outre les rapports mondains, Fénelon souhaite qu'il s'établisse entre sa nièce et l'« ancienne » du guyonisme des relations spirituelles, dont la première avait particulièrement besoin dans ses épreuves physiques et familiales… [O]

199 Il y avait donc eu une réconciliation entre la duchesse et les guyoniens « indociles » après la brouille qui remplissait la correspondance des années précédentes… [O]

200 Mme de La Maisonfort se trouvait alors près de Saint-Denis et dom Lamy lui transmettait les lettres de Fénelon. Le bénédictin étant mort le 11 avril 1711, il est naturel que l'archevêque ait demandé le même service à la duchesse qui s'était retirée à la Visitation de Saint-Denis. [O]

201 À défaut d'autre lettre datée à la duchesse, on trouvera mention de son nom dans les lettres des 28 mars, 21 mai, 6 août 1713 (au marquis) et dans celles des 4 et 10 juin 1714 (à Mme de Chevry). [O]

202 « Cette lettre paraît donc amputée d’un début, comme elle semble l’être d’une conclusion […] » (Noye)

203 « Enseignement fondamental chez Fénelon » (Noye).

204 Marthe de Beauvais de Chantérac, nièce de l'abbé de Chantérac et petite-nièce de l'archevêque, était née vers 1673. Entrée vers 1690 au Premier Carmel de Bordeaux sous le nom de Marie-Marthe de l'Ascension (sa tante, fille de François II et nièce de l'archevêque, avait porté le nom de Marie de l'Ascension, mais elle était morte le 7 août 1683, ayant vingt-cinq ans d'âge et sept années de vie religieuse), elle fut plusieurs fois prieure et a signé des notices en 1714, 1733 et 1738. Elle mourut en 1742 à soixante-neuf ans. Son oncle l'abbé de Chantérac avait été vingt-cinq ans supérieur de ce monastère (d'après le livre des notices nécrologiques du Premier monastère). (CF 17, L.1567, n.1).

205 Gal. V, 13.

206 I Tim. I, 9.

207 « In epist. Iam Joannis, tract. VII, 8, P.L. 34, col. 2033. Ce développement sur la « liberté des enfants » de Dieu se retrouve à l'article XXXII de l'Explication des maximes des saints (éd. Pléiade, t. I, pp. 1078 sq.) » (Noye).

208 Phil. III,13.

209 Le Livre des demeures, 4eme demeure, ch. 2, fin.

210 II Cor. XII, 9 sq.

211 « L’abandon, qui est si souvent loué dans la Correspondance (cf. 1. 90, 175 annexe, 190...; LSP 182, 183, 190...), trouve ici son expression la plus achevée, non sans liens avec les thèmes les plus marquants de la spiritualité fénelonienne (« moment présent », «petitesse», «laisser faire Dieu », «ne préparant rien », sans « ressource »). (Noye).

212 Jean, VI, 68 sq.

213 CF 18, « Lettres retrouvées » avec notes Noye : « Pas de manuscrit connu. Nous suivons la première édition du texte, paru dans les Œuvres spirituelles, Rotterdam, 1738, t. II, pp. 534-535, en respectant la ponctuation, un peu modifiée dans les éditions suivantes. […] Ce bref bilan de santé d'un Fénelon épuisé et surchargé, et quelques retours sur son passé (la pauvreté de sa jeunesse, les récentes trois ou quatre années où il se sentit courtisé) font le principal intérêt de cette page. » - Signalée ensuite en « Lettres spirituelles » comme LSP 127 précédant la LSP 128.* À UNE DAME.



214 OS1-(1-2) : Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, pages (1) à (2). Les pages (1) à (16) précèdent les pages 1 à 510. -- Passages difficiles à retrouver d’où leur « réemploi » en finale.

215 Matthieu, 11, 29-30.

216 Il s’agit de Marie des Vallées (-1656), simple paysanne influente sur le groupe mystique normand auquel appartenait saint Jean Eudes, l’auteur du Manuscrit de Québec cité ici (partie 9, chapitre 6, « De la contemplation »).

217 Frères mineurs réformés au début du XVIe siècle pour se conformer au programme de vie pratiqué par François : place importante de la vie de prière (double méditation quotidienne), emprunts aux pratiques des ermites, pauvreté, pénitence, charité, prédication. Certains d’entre eux ouvraient les âmes à la vie mystique. Avant de franchir les Alpes en 1574 pour venir en France, ils étaient plus de trois mille Italiens répartis en trois cents couvents.

218 Véritable et miraculeuse conversion du R. P. Benoist de Canfeld... par le sieur de Nantilly, 1608, p. 126.

219 Piquer d’aiguilles était un moyen utilisé pour révéler une possible « possession diabolique » : le test fut appliqué par la célèbre Inquisition de Rouen sur Marie des Vallées.

220 J. Brousse, La Vie du R.P. Benoît de Canfeld, Paris, 1621, p. 575.

221 H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Tome II, « L’invasion mystique », chapitre III.

222 Madame Acarie (1566-1618), future Marie de l’Incarnation, la plus illustre de ses nombreuses dirigées.

223 Marie de Beauvilliers (1574-1657) exposera à l’intention de ses « filles » religieuses la doctrine de Benoît dans son bel Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu.

224 Justifications, [dernière clé] LXVII « Volonté de Dieu », pages 254-255 du tome III de l’édition de 1790.

225 Lettre du 10 août 1593 dont nous donnons en fin de ce volume quelques extraits éclairant la « volonté de Dieu ».

226 Benoît s’oppose à tout intellectualisme, comme à toute sensibilité imaginative.

227 Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982, “Introduction”, p. 23.

228 Reigle, III, 4. Même dans l’édition revue de la version « officielle »  de 1610, Benoît continuera à affirmer : « Encore que nous ayons la représentation d’un crucifix, l’immensité de la foi l’absorbe et l’anéantit. » (Reigle, III, 17).

229 Une « abstraction » non pas au sens intellectuel, mais où toutes les facultés sont suspendues dans l’extase.

230 Canfield, Exercice , Seconde Partye, Chap. I, in J. Orcibal, op.cit., p. 66. – Ce texte préfigurant la Reigle fut rédigé autour de 1590.

231 « Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clé d’une prison. / Tu es venu chez les pauvres comme une aumône… » (Rumi, Odes mystiques, Klincksieck, 1973, Ode 1, p. 17).

232 Icelle : celle-ci. Nous laisserons le savoureux icelle dans le texte mais moderniserons doncques en donc, ains par mais, avecque en avec, en déjà, cestuy-cy par celui-ci.

233 Dans l’ « Epître nécessaire au lecteur » qui précède cette troisième partie, Benoît résume ses thèmes principaux en quelques propositions soutenues par des références à Denys, Bonaventure, Harphius, etc. : « Être uni à Dieu sans aucun moyen » – « Contempler l’essence divine sans formes et images » – « Cessation d’opération, ou bonne oisiveté » – « Dénudation d’esprit » – « In-action de Dieu » – « Annihilation »…

234 Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de Spiritualité, article « Essentiel ».

235 pour ce qu’elle : parce qu’elle.

236 Succède aux paragraphes suivants un développement scolastique sur l’unité divine, en pleine conformité avec Bonaventure et saint Thomas, où « il n’y a pas en Dieu de distinction réelle de puissances ou d’attributs » (Gilson).

237 Nous introduisons le début d’une nouvelle phrase.

238 Tournure fréquente pour : « dont la nature ».

239 Tous les textes qui suivent sont tirés des Sententiae rassemblant les opinions des Pères de l’Église, manuel de base des écoles de théologie et œuvre du « Maître des Sentences », Pierre Lombard (-1160). Voir note 15, [O].

240 L’édition Osmont (« pirate ») ne donne que le latin. Afin de rendre le texte lisible pour un lecteur moderne, nous lui substituons la traduction jointe dans l’édition « officielle », mise en italiques. Il en sera de même pour les autres citations latines.

241 Hilaire de Poitiers, évêque, 310/320-367.

242 Boèce (-524), auteur du De Consolatione philosophiae.

243 Isidore de Séville, évêque, (-636).

244 similitudes : comparaisons.

245 erreur est masculin au XVIe siècle.

246 Les deux volontés précédant la volonté essentielle de Dieu propre à cette dernière partie de la Reigle : celle extérieure de Dieu (première partie) et intérieure de Dieu (deuxième partie).

247 oiseuse : inactive.

248 aucunement : quelque peu.

249 in-action : action divine sur (l’âme).

250 comprendre au sens étymologique de contenir.

251 Sans doute un axiome d’Aristote (Orcibal).

252 entend à : fait attention à.

253 actuel : réel, effectif.

254 ? trait : attraction.

255 ? souef : agréable aux sens et à l’esprit.

256 ? consomme : consume.

257 Orcibal corrige en « servira pour ceux principalement ». µ pourquoi le mettre si ce n’est pas le texte ?

258 Nota en marge.

259 rétraction : retour en arrière.

260 intrinsèques : intimes.

261 cependant maintenant…

262 aucunement : en quelque façon.

263 Texte reproduit dans les Justifications, (clé XV, Non désir), de Mme Guyon, depuis : « Nous n’entendons pas … », jusqu’à : « …l’accroissement de notre amour », début du quinzième paragraphe  qui suit. Les huit paragraphes omis dans l’édition « officielle » (voir note ci-dessous) n’y figurent évidemment pas.

264 absorbissement : absorption (néologisme).

265 cet (O.).

266 creuse : profonde.

267 Jean, XII, 24, commenté par Maître Eckhart, Tauler et la Perle Évangélique.  

268 add. marg. : « L’union ne s’acquiert par l’opérer ni tandis qu’on opère ».

269 Référence à Harphius.

270 Les guillemets sont remplacés par des parenthèses dans l’original.

271 Longue suppression dans l’édition « officielle » depuis « Sur quoi… » jusqu’à : « …en la chose désirée. », soit huit paragraphes. Il s’agit des deux premiers points annoncés.

272 abstraite : totalement tirée hors de soi par l’extase.

273 Ct 2, 6 & 8, 3. µ trad. ? Sacy ? ital. ?

274 Ct 1, 6 : Apprenez-moi… où vous vous reposez à midi.

275 Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui.

276 Ct 7, 10 : Je suis à mon bien-aimé et son cœur se tourne vers moi.

277 Ct 1, 12 : Il demeurera entre mes mamelles.

278 inspiré par Ct 4, 10. µ

279 Ct 1, 1-2 : Vos mamelles sont meilleures que le vin / Et elles ont l’odeur des parfums les plus précieux.

280 Ct 1,14 : Que vous êtes belle ma bien-aimée… µ

281 Ps. 131,15 : C’est là pour toujours le lieu de mon repos ; c’est là que j’habiterai, parce que je l’ai choisi. µ

282 Ct 3, 1.

283 quaesivi : j’ai cherché […] non inveni : je n’ai pas trouvé.

284 lairrai = laisserai. Ct 3,4.

285 tenui : j’ai tenu […] donec introducam : tant que je l’aie introduit.

286 ? Ct 2, 3.

287 de miel, couler.

288 Ct 2, 16 : Jusqu’à ce que le jour commence à paraître, et que les ombres se dissipent peu à peu. (Sacy).

289 Ct 1, 6 : …Où vous vous reposez à midi…

290 inexcogitable : inimaginable.

291 Ct 1, 12.

292 similitude : comparaison.

293 ? actuelle : réelle.

294 amateurs : amants.

295 Mt 19, 5.

296 Et ne disant pas sera, mais demeurera

297 pour : à cause de.

298 Pris chez saint Thomas.

299 Omission des deux paragraphes suivants dans l’édition « officielle ».

300 Entretènement : entretien, conversation (anglicisme ?)

301 Action intime de Dieu en l’âme : in-action.

302 besogne : travaille.

303 faite la même lumière : faite une avec la lumière. µ

304 Référence aux Confessions d’Augustin.

305 Réf. à Bonaventure

306 capacité : possibilité de contenir.

307 Ps 35, 10.

308 apertement : clairement.

309 Apoc 14, 4.

310 invertible : constante.

311 Rom. 13, 14 et Eph. 2, 24.

312 corrigé en nuage par Orcibal.

313 Osée 2, 14.

314 la lumière même.

315 Les ténèbres [des œuvres extérieures] ne seront pas obscures avec toi, et la nuit [de la vie active] sera illuminée comme le jour [de la vie contemplative]. (trad. donnée dans l’éd. de 1610).

316 pour ce : à cause de cela.

317 Ps 138, 12 : Le diable sortira de devant ses pieds ; la mort s’enfuira devant sa face.

318 Eph. 2, 14. µ chiffres 103 trop gros

319 Variante de l’édition « officielle » : manifestée.

320 Néologisme de Benoît !

321 naïvement : exactement.

322 Saint Thomas.

323 Marc 10, 18.

324 Deut. 32, 39.

325 Jn 8.18 ; Mc 6.50.

326 Exode 3, 14.

327 Jn 17, 18.

328 Ps. 67, 3.

329 « avoué » que nous corrigeons en « avérer ».

330 « tout » que nous corrigeons en  « font », suivant Orcibal.

331 « chose, dont » que nous corrigeons en « chose. Donc ».

332 Saint Thomas.

333 révoquer : en parlant des choses, annuler, déclarer nul.

334 rédige : réduit.

335 avancement : action de se mettre en avant.

336 de nous est pour ce (T, corrigé).

337 remote : éloignée (?).

338 affections : attaches de l’âme.

339 patience : passiveté.

340 Trait d’union de l’original.

341 Majuscule de l’original, et add. marg. : « Reigle pour découvrir les imparfaits de contemplation », soulignant l’importance du passage.

342 se mouve : se meut (de mouvoir).

343 déclarer : exposer.

344 procédure : manière d’agir.

345 trait : corde ou lanière en cuir par laquelle les chevaux tirent une voiture.

346 attraire : attirer.

347 pourpris : étendue, clôture.

348 du sens : de la sensualité.

349 amortisse : détruise.

350 aucunement : quelque peu.

351 acertenés : assurés qu’on est uni (avec Dieu).

352 du tout : tout à fait.

353 élancement : élan.

354 « de son rien. Secondement pour ce qu’il est » oublié chez (O).

355 Eccl. 3, 1-8.

356 patient : qui reçoit l’impression d’un agent (= pâtissant).

357 L’optique traditionnelle supposait une vue active, explorant les objets de ses rayons.

358 partialiser avec elles : faire partie d’elles.

359 Ajout emprunté à la version « officielle ».

360 sens : sensualité.

361 rédigés : réduits (latinisme).

362 Ps. 72 22.

363 trait : attraction.

364 naïvement : exactement.

365 ? déboutés : poussés dehors.

366 rués jus : abattus.

367 entrevienne : se produise.

368 1. Macab. 6, 43.

369 Col. 3, 3.

370 amortis : détruits.

371 œuvre = travail.

372 émotion : agitation.

373 inobédience : désobéissance.

374 absorbissement : absorption (néologisme).

375 scrutinant : examinant attentivement.

376 En I, 5.

377 s’empêcher : s’embarrasser.

378 discrétion : discernement.

379 Eccl. 3, 7.!

380 affection : attache de l’âme à quelque chose (péjoratif).

381 l’émeut à : la pousse à.

382 superfluement : en vain.

383 stupidité : apathie.

384 syndérèse : remord de conscience.

385 tépidité : tiédeur.

386 Cf. latin evacuatio : le fait de vider complètement.

387 Probablement Harphius.

388 expiration : le fait d’expirer.

389 opérations : façons d’opérer.

390 réflecsée : réfléchie (reflected, anglicisme).

391 adressée en : dirigée vers.

392 soulas : plaisir.

393 stépide : stupide.

394 obédience : obéissance.

395 se délibère : se propose.

396 levé : élevé.

397 arrache d’ici et maintenant.

398 autant possible : aussi impossible. µ = correction ?

399 feintise : dissimulation.

400 Ps. 140, 4.

401 stabilié : établi.

402 du tout : tout à fait.

403 Justement corrigé par Orcibal en intimité.

404 Isaïe 52, 6.

405 oiseux : inactif.

406 Apoc. 3, 20. Voir Tauler et Maître Eckhart.

407 Cette conclusion se retrouve à la fin du chap. 20 de l’édition Orcibal (et avant le sommaire de toute la pratique) puisque le Traité de la Passion de la version « officielle » de 1610 est intercalé à cet endroit.

408 soudaine : trop prompte.

409 tépide : tiède.

410 Suit un « Examen pour la troisième partie. Que l’âme s’examine […] contre l’enseignement du quatorzième chapitre. Si pour la brièveté quelque chose en cet examen semble obscure, il en faut chercher l’intelligence dans le livre et chapitre coté, d’où elle est tirée. Fin de l’Examen de la troisième partie. » Cet examen constitue le chapitre 21 de l’édition Orcibal. Bien évidemment nous ne donnons pas l’ajout « Touchant la Passion ».

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