Louis Cognet Crépuscule des mystiques
Louis Cognet
Crépuscule des mystiques
Réédition annotée par Jean Orcibal, commentée par Dominique Tronc
Lulu.com, 2020
L. COGNET
CRÉPUSCULE DES MYSTIQUES
BOSSUET FÉNELON
Copyright 1958 by Desclée & Co, Tournai (Belgium).
A Monsieur Jean Orcibal
Cet ouvrage est capital pour apprécier le cadre où vécut Madame Guyon à l’époque des « combats parisiens ». C’est la vue externe. La vue interne est aujourd’hui accessible dans Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, Champion, 2004 ; dans Les années d’épreuves de Madame Guyon [...], Champion, 2009.
Ces deux dossiers prennent la suite du Crépuscule. D’où le présent travail de restitution.
Un projet d’édition des principaux écrits de Louis Cognet proposé en 2002 par Philippe Sellier fut abandonné car l’on trouvait facilement à l’époque les nombreux écrits de L.C. Mon « dimensionnement » conduisait à ~2600 pages. On trouvera en fin du présent Crépuscule une esquisse du projet Opus Cognet avec bibliographie, dimensionnement, plan. Finalement des travaux plus urgents prirent place.
La présente reprise du Crépuscule est justifiée pour
(1) l’ouverture de L.C. présentant un remarquable « crayon » de la mystique intérieurement vécue juste avant Madame Guyon.
(2) la meilleure des rares approches historiques de la Dame. Elle est incontournable pour tout fidèle ! Elle occupe la plus grande partie du Crépuscule tout en étant absente en nom dans le titre d’ouvrage par prudence de l’abbé. On y ajoutera les études et notes de son ami J. Orcibal. Et cela suffira. Le reste tourne autour de la « Querelle » et des affrontements entre prélats. Lire toutefois la Relation de Dupuy, profonde par son intime, transcrite dans mon Totum Guyon, tome 13, 2020.
(3) les rectifications de quelques rares erreurs portées par J. Orcibal au crayon sur « son » exemplaire des Archives Saint-Sulpice.
(4) mon dialogue avec L.C. qui rendit un travail mécanique de correction d’OCR quelque peu « intelligent ». Avec adjonction de références à des publications postérieures à l’an 1958.
Les notes de Louis Cognet sont intercalées au fil du texte courant, correctement différenciées par espacements et adoption d’un petit corps. Les compléments parfois rectificatifs d’Orcibal sont soulignées en notes de bas de page pour les différencier de mon dialogue avec L.C
Je n’ai pas tenté de réviser dans le présent volume des notes parfois longues, personnelles et pouvant s’écarter du sujet exposé à l’endroit où figure l’appel de note.
Elles sont nombreuses, une lecture annotée du Crépuscule constitue le premier pas avant rédaction d’une biographie de Madame Guyon.
Aujourd’hui je ne pense pas ni devoir - ni pouvoir devenir biographe dans le peu de temps dont je disposerai. Et surtout ce serait entreprendre un travail assez inutile en français. Car la biographie est déjà exposée à nos yeux en notre langue et une nouvelle ne serait que précisions érudites au prix d’une glose qui affadirait ceq ue nous pouvons maintenant lire.
Mais l’entreprise menée en anglais aujord’hui et/ou en sino-japonais demain, serait fort pertinente puisque rien n’existe de sérieux en ces langues alors qu’elles beaucoup plus pratiquées que le français.
Voici six sources où les événements sont racontés dans tous leurs détails avec fraîcheur et intensité :
(1) La Vie par elle-même (augmentée du récit des Prisons), dont les témoignages n’ont jamais été pris en défaut,
(2) Le présent Crépuscule,
(3) Les échanges Bertot-Guyon, Guyon-Fénelon et les témoignages intenses transitant par Chevreuse puis la « petite [parce que dernière dans sa famille] duchesse » de Mortemart (tomes parus chez Champion ; série Opus Guyon y ajoutant la Relation Dupuy),
(4) dans des présentations et anthologies assemblées par Madame Gondal (Millon, Grenoble),
Jusu’ici un « brut » à associer aux précisions suivantes :
(5) contributions en deux « Rencontres autour de Madame Guyon », tenues à Thonon (actes parus en 1997) puis à Genève (actes sous presse ? Covid !)
(6) études et notes de J. Orcibal qui ont éclairées des événements essentiels.
Ce choix limité à l’intention du futur biographe l’obligera probablement à ne pas commettre moins d’un millier de pages !
Biographie en ordre chonologique (privilégiant les textes qui se succèdent sur 69 années dans l’opus Guyon) :
1648-1681 (33)
Vie I jeunesse + Lettres Bertot-Guyon = la formation mystique
1682-1695 (14)
Vies II et III maturité [appui Crépuscule] = la décennie combative
1696-1703 (8)
Années d’épreuves [appui Rencontres] = l’échec humain
1703-1717(14)
Lettres à Fénelon et aux disciples = la liberté mystique
L'idée première de ces pages m'est venue en lisant l'ouvrage de M. R. Schmittlein, L'aspect politique du différend Bossuet-Fénelon (Bade, 1954). Malgré la violence excessive du ton, ce gros livre n'en soulève pas moins de très réels problèmes et nous montre que le dossier est loin d'être clos. Mais, si étrange que puisse paraître cette affirmation, il n'aborde sans doute qu'un aspect secondaire et transitoire du débat, et risque même d'en donner une optique faussée en semblant le limiter à de pures rivalités personnelles et politiques. Il est du reste tentant d'interpréter de cette manière les grands drames religieux du XVIIe siècle, et c'est ainsi qu'un historien comme Gazier décrit le conflit janséniste. A s'en tenir à ces perspectives, on risque de commettre une grave erreur. En fait, les luttes personnelles, si limitées qu'elles nous paraissent, sont le plus souvent l'expression de profondes divergences doctrinales. Il se peut faire que les antagonistes en présence n'aient que fort imparfaitement conscience des idées qui les opposent et croient mener un combat où n'interviennent que les données les plus individuelles et les plus immédiates. Pourtant, l'historien découvre sans peine, au-delà de ces apparences mesquines, le choc de deux mentalités, que commande tout un substrat intellectuel et parfois social, et cet aspect domine de loin le premier par son importance comme par ses conséquences.
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C'est tout particulièrement le cas dans la triste affaire du quiétisme. Pour mon compte, je donnerais volontiers raison sur bien des points à M. Schmittlein. Je pense qu'il est dans le vrai en nous montrant dans le démêlé Fénelon-Bossuet ce grouillement d'ambitions, d'égoïsmes, de bassesses et de lâchetés. Mais tout n'est pas là. Derrière la tragédie des personnes, il y a la tragédie de la mystique elle-même, ou plutôt des mystiques, et c'est à juste titre que la plupart des historiens, après H. Bremond, voient dans le bref Cum alias le signal de la déroute des mystiques. Le conflit entre les deux évêques ne constitue, dans l'histoire politique de la France, qu'un épisode assez limité. En revanche, sur le plan de la spiritualité, ses conséquences se sont fait longtemps sentir et peut-être même se prolongent-elles encore à certains égards. Entre les intrigues de Mme de Maintenon et le discrédit jeté pour quelque deux siècles sur l'oraison passive, il y a un abîme, mais le second phénomène est de beaucoup le plus grave. Il importe donc que le quiétisme soit analysé sur le plan de l'histoire des idées, et que l'évolution du conflit soit décrite dans cette perspective : c'est uniquement à ce prix qu'il est possible d'en dresser le bilan.
Tel est l'objet du présent ouvrage. Ces pages ne constituent nullement un exposé complet et
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définitif de la querelle qui devait aboutir d'abord à la lutte ouverte entre Bossuet et Fénelon, puis finalement à la condamnation des Maximes des Saints. Elles cherchent seulement, sans rien apporter de nouveau ou d'original, à replacer dans un cadre chronologique précis les faits ou les documents déjà connus, et à permettre au lecteur de reconstituer l'enchaînement exact des événements. L'aspect anecdotique du récit et les investigations psychologiques y sont bornés à l'essentiel et s'en tiennent le plus possible aux données incontestables et objectives, en dehors de toute interprétation personnelle et de toute polémique. Tel quel, cet essai devrait rendre clairement apparentes les idées qui furent mises en jeu par les antagonistes, et ainsi retracer la courbe intellectuelle et spirituelle de la controverse. Le présent volume s'arrête au moment où Fénelon va publier les Maximes des Saints, transportant le combat sur un nouveau terrain, celui de l'opinion publique; il correspond donc à la période de l'affaire qui a été jusqu'ici le moins étudiée. Un prochain travail aura pour objet le deuxième épisode du drame. En outre, plusieurs des problèmes qui concernent personnellement Mme Guyon ne sont traités ici que d'une manière sommaire et provisoire, dans l'espoir de pouvoir consacrer un jour à ce personnage si intéressant sous tous les rapports la monographie détaillée qu'il mérite.
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Je voudrais dire ici ma reconnaissance à tous ceux qui, par leurs indications et leur conseils, m'ont aidé à écrire ce livre, et spécialement à M. Noye, bibliothécaire de Saint-Sulpice, qui a bien voulu me rendre accessible la riche collection dont il a la garde. Enfin, ma gratitude la plus profonde va à M. Jean Orcibal; en inscrivant son nom en tête de ces pages, je ne fais que reconnaître, sans l'acquitter, la dette contractée envers son admirable érudition et son inlassable amitié.
Juilly, ce 20 mai 1957.
L. C.
N. B. Les éditions de Fénelon et de Bossuet qui sont actuellement en circulation sont assez nombreuses, et, mise à part l'excellente édition de la correspondance de Bossuet par Urbain et Levesque, aucune ne répond à nos présentes exigences critiques. Dans les références, j'indique donc soigneusement la partie de l'oeuvre citée. J'utilise en outre les trois abréviations suivantes :
F = Œuvres complètes de Fénelon. Paris, Gaume, 1851 - 1852, 10 vol. (édition préparée par M. Gosselin et par les prêtres de Saint-Sulpice).
B = Œuvres complètes de Bossuet, publiées par F. Lachat, Paris, Vivès, 1862-1866, 31 vol.
U. L. = Correspondance de Bossuet, publiée par Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Hachette, 1909-1925, 15 vol. (Coll. Les grands écrivains).
Il est un point sur lequel Fénelon n'a jamais varié : c'est que toujours il a considéré sa propre pensée comme le prolongement de celle des grands mystiques. Toujours il a prétendu ne redire que ce que les saints les plus autorisés avaient dit avant lui, et c'est sur leurs expériences comme sur leurs écrits qu'il a voulu s'appuyer. Nul plus que Fénelon n'a conscience d'être l'homme d'une tradition, et même on a pu lui reprocher de considérer les spirituels comme seuls détenteurs d'une vérité ésotérique qui se transmettrait d'âge en âge. Dans la longue controverse qui l'oppose à Bossuet, il demeure fidèle à la même défense : recourir aux autorités et montrer qu'elles sont de son côté. Ces autorités, il les emprunte naturellement à la patristique et aux scolastiques : cela est nécessaire pour convaincre des théologiens de métier. Mais en outre il ne craint pas d'avoir recours à des autorités plus récentes, mystiques et auteurs spirituels unanimement reconnus pour de solides garants.
[page] 10
Les volumes de textes justificatifs fournis par Mme Guyon, très probablement avec l'assistance de Fénelon, lors des conférences d'Issy, nous offrent un bon exemple de cette méthode (1). Parmi la soixantaine d'auteurs cités, trente-sept sont empruntés aux recueils de textes réunis par Nicolas de Jésus-Maria et Jacques de Jésus pour la défense de saint Jean de la Croix (2), mais d'autres ont été abordés directement. Parmi les Espagnols, ce sont saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, parmi les Flamands, Ruysbroeck, Harphius et Suso ; mais c'est évidemment le XVIIe siècle français qui est le mieux représenté avec saint François de Sales, Canfeld, M. Olier, Jean de Saint-Sanson, le P. Surin, la vénérable Marie de l'Incarnation, Louis Epiphane, abbé d'Etival, le Capucin Pierre de Poitiers, auteur du Jour mystique. Cette liste est significative et évoque bien le climat dans lequel
(1) Dans son autobiographie (Vie, Ille p., ch. XVI, fin) Mme Guyon s'attribue la rédaction de cette Justification, sans rien dire d'une collaboration de Fénelon, mais le choix de certains textes rend celle-ci presque certaine. L'étude critique des recueils manuscrits conservés à Saint-Sulpice permettrait probablement d'y voir plus clair 1. Cette Justification a été publiée assez médiocrement par Poiret avec les oeuvres de Mme Guyon.2
(2) L'Eclaircissement théologique, de Nicolas de Jésus-Maria et les Notes et remarques en trois discours, de Jacques de Jésus ont été publiés en français avec la traduction des oeuvres de Jean de la Croix faite par le P. Cyprien de la Nativité (Paris, 1641).
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se situe Fénelon : ceux dans lesquels il reconnaît ses plus immédiats devanciers, ce sont les grands mystiques du classicisme français 3 , et avec eux les flamands et les espagnols qui furent leurs inspirateurs. Les expériences mystiques de Mme Guyon ont constitué pour lui un document4 de la plus haute valeur, mais, lorsqu'il a voulu les interpréter, il les a d'emblé replacées dans le cadre que lui fournissaient les auteurs les mieux autorisés, et c'est à ce moment que de vastes lectures lui ont apporté sa remarquable culture spirituelle. Mme Guyon elle-même s'est vue contrainte d'entrer dans le mouvement. Au commencement de ses relations avec Fénelon, elle connaissait assez peu, à ce qu'il semble, la littérature mystique5 : « Je l'estimai beaucoup, écrit Fénelon; je la crus fort expérimentée et éclairée sur les voies intérieures, quoiqu'elle fût fort ignorante » (1). Ce fut certainement sous l'influence de Fénelon qu'elle découvrit des textes que, par la suite, nous la verrons citer fort à propos.
On comprend qu'il soit alors impossible de considérer le quiétisme comme une sorte de bloc isolé. Il est bien au contraire l'aboutissement d'une longue tradition et le produit d'un milieu dont il faut d'abord retracer l'histoire.
(1) Réponse à la Relation, Ch. I, § 5, F. T. III, p. 10.
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Les dernières années du XVIe siècle sont marquées en France par un renouveau religieux qui prend très vite un caractère mystique (1). Ce mysticisme se manifeste le plus souvent d'abord par un goût parfois presque morbide pour le merveilleux, voire pour le diabolique, et les procès de sorcellerie vont se multipliant. Fort heureusement il nous vaut aussi des épisodes plus rassurants. Un peu partout, non seulement dans les monastères mais plus encore dans le monde, des mystiques apparaissent, qu'entoure la vénération des fidèles ; presque tous trouvent auprès d'eux un secrétaire bénévole qui note fidèlement leurs extases et leurs révélations. Les noms abondent dès qu'on veut donner des exemples, mais l'on s'en voudrait de ne pas citer la célèbre Marie Teyssonnier, dite Marie de Valence, que le propre confesseur du roi, le P. Coton, ne dédaignait pas de consulter. L'une d'entre eux, une parisienne, Mme Acarie, rayonnera par son éminente sainteté sur tout le parti dévot dont elle sera, au début du
(1) Ces quelques paragraphes résument à grands traits une histoire fort complexe, sur laquelle on peut trouver des analyses plus détaillées et des références dans J. ORCIBAL, Jean Duvergier de Hauranne abbé de Saint-Cyran et son temps, Paris, 1947. Voir surtout l'Introduction. Cf. aussi L. COGNET, Les origines de la spiritualité française au XVIIe siècle, Paris, 1949.
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XVIIe siècle, l'une des figures les plus marquantes. De ces mystiques, nimbées par un public plus ou moins vaste de véritables auréoles, on en trouve tout au long du XVIIe siècle. Elles s'appellent Marie Rousseau, Marie des Vallées6, Marie de l'Incarnation, la Mère Agnès, de Langeac, Mme Hélyot, pour ne citer que les plus illustres. Ainsi, le cas de Mme Guyon, consultée par Fénelon, vénérée par les Beauviller et les Chevreuse, n'a rien d'exceptionnel : il est l'aboutissement d'une longue lignée.
Au début, ce mysticisme est, sur le plan des idées, assez inconsistant. Mais, à mesure que le milieu dévot prend conscience de lui-même, la doctrine spirituelle s'enrichit et s'organise. Il est juste de remarquer que, tout au long du XVIe siècle, la littérature de dévotion demeure extrêmement abondante, et c'est à peine si les guerres de religion ralentissent un temps cette production (1). Pourtant, les oeuvres originales y sont rares et de fort médiocre intérêt : à cette période, la spiritualité française vit de traductions. Les oeuvres importées sont assez diverses, mais, parmi les auteurs modernes, un nom domine toute la seconde moitié du XVIe siècle, celui de Louis de Blois, dont l'oeuvre est monnayée au public français en
(I) Cf. J. DAGENS, Bibliographie chronologique de la littérature de spiritualité et de ses sources, 1501-1610, Paris, 1952.
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d'innombrables livrets spirituels. A travers lui, sous une forme simplifiée et atténuée, c'est déjà la grande école des mystiques du nord qui entre chez nous. Les oeuvres majeures s'en répandent par le truchement des traductions latines, et, à cet égard, la tâche de diffusion accomplie par la Chartreuse de Cologne est immense. Cependant, quelques versions françaises apparaissent assez tôt pour Harphius et pour Suso.
L'importante place tenue dans le milieu dévot par les savants, théologiens et docteurs de Sorbonne, nous permet de penser que l'information doctrinale devait y être assez approfondie. Il est, dans l'ordre de la patristique, une source qui demande une mention toute particulière : c'est le pseudo-Denys. Ses oeuvres connaissent au XVIe siècle un grand nombre d'éditions, et, en 1608, les pieux fidèles s'en voient pourvus, par Dom Goulu, d'une traduction française qui demeurera longtemps classique (1). Mais c'est en fait sur les mystiques plus récents que va porter surtout l'effort de traduction accompli pendant le premier quart du XVIIe siècle, Le Chartreux Dom Beaucousin, l'une des figures les plus marquantes du groupe, s'applique aux auteurs du Nord, qui d'ailleurs ne lui sont connus que par les versions latines :
(1) Seul le livre De la hiérarchie avait déjà été traduit en 1555 per Marillac. La traduction Goulu fut rééditée en 1629 avec d'importantes modifications.
en 1632, il donne la Perle Evangélique et en 16o6 l'Ornement des Noces, de Ruysbroeck (1). Dans l'entourage de Mme Acarie, on s'intéresse vivement aux carmélites réformées d'Espagne; Jean Quinta[da]nadoine de Brétigny et Dom du Chèvre font paraître en 1601 la première traduction française des oeuvres de sainte Thérèse7, fréquemment réimprimée jusqu'au moment où elle fut supplantée par celles du P. Cyprien de la Nativité et d'Arnauld d'Andilly; en 1621 et 1622, un autre membre du groupe, René Gaultier, donne au public la première traduction de saint Jean de la Croix (2). En revanche, c'est au Jésuite Jean-Baptiste de Machault que revient l'honneur d'une version française intégrale de Harphius (1617) (3). Enfin, parmi les traductions parues en ces mêmes années, on relève les noms, entr'autres, de Catherine de Sienne, Tauler (4),
(I) Sur l'attribution et la portée de ces deux traductions, cf. DOM HUIJBEN, « Aux sources de la spiritualité française du XVIIe siècle », dans Supplément de la Vie spirituelle, 1930-1931. — La Perle fut rééditée en 1688 avec des corrections intéressantes.
(') Sur ces traductions et leur considérable intérêt critique, cf. J. BARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, 2e éd., 1931, p. 690 et 694.
(3) Cette traduction montre que les Jésuites français se préoccupaient assez peu de la décision du Général Everard Mercurian contre les auteurs mystiques. Plusieurs traductions partielles de Harphius avaient paru auparavant.
(4) En fait, Tauler, à cette époque, n'est plus guère représenté que par des apocryphes, spécialement les Institutions et les Exercices.
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Denys le Chartreux, Jean d'Avila, Louis de Grenade, Louis du Pont.
On voit par cette énumération quelles opulentes richesses spirituelles sont importées sur le marché français dans la période qui suit les guerres de religion, à l'heure même où vont apparaître chez nous les premières productions originales. Dans une telle atmosphère, le mysticisme un peu inconsistant du début se double bientôt d'une doctrine spirituelle. Les aspects en sont complexes, comme d'ailleurs les influences qui s'y exercent. Pourtant, quelques linéaments très nets s'y dessinent qui, s'ils ne sont pas universellement admis, n'en résument pas moins la position d'ensemble du groupe le plus intéressant parmi les spirituels français, celui qui s'intéresse aux mystiques. Il ne s'agit nullement d'une opposition claire à une école plus ascétique; tout le monde, par exemple, est d'accord sur l'importance fondamentale des bases morales, et le prodigieux succès d'un livre comme le Combat spirituel est là pour en témoigner. Mais il est évident que, dans ce groupe, la vie spirituelle est envisagée premièrement sous l'angle du mysticisme, c'est à dire de l'expérience intérieure du divin. A cet égard, il a subi très profondément l'influence de l'école rhéno-flamande, qui lui est venue surtout par le truchement d'Harphius (1),
(1) DOM HUIJBEN a eu le très grand mérite de montrer, en de remarquables articles, l'importance de cette influencerhéno-flamande, mais en attachant probablement trop d'importance à la Perle évangélique. M. Dagens a mis la question au point en précisant le rôle considérable joué par Harphius.
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mais il l'a systématisée avec un goût du schéma et de l'abstraction qui est bien caractéristique de sa manière. D'où l'enchaînement assez rigoureux d'un certain nombre de principes fondamentaux.
Tout d'abord, le problème de l'union à Dieu est situé sur un plan métaphysique extrêmement élevé. En fait, c'est à proprement parler celui de l'unité divine transcendant les essences. D'où l'emploi fréquent de termes à forme superlative : suressentiel (1), suréminent. Ainsi, l'union qui est envisagée ici comme le terme supérieur de la vie mystique est une véritable fusion de l'essence divine et de l'essence de l'homme. Il est possible d'ailleurs de préciser ce qu'est pour ces spirituels cette fusion. Ils sont en effet presque tous profondément imprégnés du volontarisme qui est quasi général à cette époque, et à leurs yeux l'essence d'un être conscient se résume dans sa volonté : aussi, dans leur perspective, cette union supérieure devra s'accomplir par l'absorption de la volonté de l'homme dans la volonté divine, aboutissant à une sorte de dépersonnalisation. Il est juste
(1) Les correcteurs romains qui ont donné l'édition corrigée d'Harphius en 1586 ont dans un grand nombre de cas, mais non pas toujours, fait disparaître le terme superessentialis.
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d'ajouter que l'abstraction de ce schéma est corrigée par l'introduction de l'élément trinitaire. Car pour eux le Dieu ainsi atteint est réellement le Dieu un en trois personnes, et c'est en dernière analyse à la vie des personnes divines que l'âme participe par l'union mystique; on peut remarquer d'ailleurs que très certainement plusieurs spirituels français ont dû admettre les thèses les plus hardies des théoriciens du Nord et penser qu'au sommet l'âme rejoint l'unité absolue de l'essence divine, au-delà même des personnes (1).
De ce principe fondamental découlent diverses conséquences. L'une des plus immédiates, c'est que cette fusion des volontés par laquelle l'âme s'unit à l'essence même de Dieu doit être forcément une union directe et sans intermédiaires, car l'âme ne saurait être parfaitement satisfaite tant qu'elle trouve quelque chose entre elle et Dieu. Qu'il lui faille alors transcender tout le créé, c'est une idée courante dans toute la mystique chrétienne. Mais le problème se pose de savoir si l'humanité du Christ doit être comprise elle aussi parmi ces
(I) C'était l'idée d'Eckhart, dont nos mystiques n'ont guère connu que le nom. Mais elle se trouve aussi dans Ruysbroeck. Harphius, au contraire, ne l'a pas reprise. En outre, ils eussent pu, à la rigueur, tirer cette idée de certaines interprétations du pseudo-Denys. Cf. l'Introduction de M. de Gandillac aux oeuvres du pseudo-Denys (Paris, Aubier, 1943), p. 34 et suiv. Voir aussi J. DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique, Paris, 1952, p. 307.
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éléments créés qu'il faut finalement dépasser pour trouver la seule essence divine. A cette question, les mystiques rhéno-flamands, à la suite d'Eckhart, ont dans l'ensemble répondu par l'affirmative (1), et leurs vues semblent avoir trouvé de nombreux partisans parmi les spirituels français des premières années du XVIIe siècle. Du reste, les partisans mêmes de la thèse du dépassement sont unanimes à considérer que l'humanité du Christ demeure la seule voie d'accès vers la divinité, le seul moyen qui nous permette d'y parvenir; d'où le développement chez eux de la dévotion au Christ Verbe Incarné poussée parfois jusqu'à l'idée d'union. Là encore, l'Ecole du Nord leur apportait de nombreux exemples : Harphius ou la Perle, qui admettent en dernière analyse le dépassement, développent la spiritualité de l'Incarnation à un point tel qu'ils ont certainement fourni à Bérulle des idées et des formules.
Une autre conséquence, c'est que cette union, parce qu'elle est immédiate, ne saurait admettre aucun intermédiaire, même intellectuel. D'où il suit que les pensées, les réflexions, les images, les connaissances, loin de favoriser le progrès spirituel, lui sont au contraire le plus souvent un obstacle8. Ce mysticisme prend une attitude délibérement anti-intellectuelle : tous ces auteurs sont unanimes
(1) Cf. J. DAGENS, loco cit.
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à penser que l'acheminement vers l'union se fait par une contemplation non-discursive et sans images. Il en résulte qu'ils sont hostiles à toute méthode d'oraison à caractère logique et rationnel, qui risque de retarder l'âme sur le chemin de la contemplation, en l'attachant à des idées et à des images qui ne sont pas Dieu. D'autre part, en bons disciples de saint Paul, ils sont persuadés que la prière est d'abord et surtout le fruit de l'action du Saint-Esprit en l'âme. Il leur paraît donc que le devoir premier de cette âme, c'est de se rendre attentive à cette action de l'Esprit pour la discerner autant qu'il est possible et s'y abandonner sans résistance. Cette idée de la docilité au Saint-Esprit, maître intérieur, est poussée jusqu'à des formules qui fleureraient l'illuminisme, si n'intervenait, pour la limiter, l'affirmation que tout cela doit être contrôlé par un bon directeur.
De toutes manières, les efforts de l'âme dans la marche vers l'union, tout en étant très positifs par l'abnégation héroïque qu'ils exigent du fidèle, s'inscrivent dans la ligne de la via negationis. C'est en refusant tout le créé que l'on peut parvenir à cette parfaite nudité de l'esprit qui est la condition indispensable de la rencontre avec Dieu. L'âme doit donc tendre vers un oubli d'elle-même si parfait que seul l'exprime le terme d'anéantissement. A partir de là se construit toute une mystique du néant, dont les formules s'imprègnent d'un
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annihilationnisme souvent vertigineux, et qui d'autres fois s'exprime en recourant aux métaphores funèbres.9
Enfin, dernière conséquence, l'union à laquelle on parvient par ce parfait anéantissement, étant constituée par une véritable absorption de la volonté humaine dans la volonté divine, n'est pas seulement un acte transitoire de contemplation, mais bien un état stable où l'âme expérimente qu'elle vit en Dieu et que Dieu vit en elle dans une sorte d'indistinction, ce qui permet de parler ici de déiformité. Cet état peut être qualifié d'état de contemplation en ce sens que, même quand l'âme n'en a pas conscience, la vérité de Dieu lui est sans cesse révélée d'une manière infuse. Il en peut même résulter, pour le bénéficiaire de telles grâces, une sorte d'impossibilité pratique de pécher, car la manière dont il connaît Dieu est accompagnée en fait d'une charité parfaite et parfaitement désintéressée qui purifie toutes ses actions et le maintient dans le respect de la loi divine10.
Il est certain qu'aux premières années du XVIIe siècle ces idées étaient courantes, avec des variantes et des dosages divers, dans le milieu dévot. Elles caractérisaient ce qu'on pourrait
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appeler l'école abstraite. Une très curieuse lettre d'Anne de Jésus, la compagne de sainte Thérèse,
montre qu'elles constituaient le fond de la spiritualité des premières Carmélites françaises, lesquelles voulaient « s'appliquer à Dieu par suspension plutôt que par imitation» (1). Mais la longue histoire qui en conduit l'évolution jusqu'à Fénelon et à Mme Guyon est extrêmement complexe, et l'on n'en peut indiquer ici que quelques étapes décisives.
C'est avec la première décade que va commencer dans le domaine de la spiritualité la production vraiment originale de langue française. Faut-il la faire remonter jusqu'au Palais de l'Amour divin, du capucin Laurent de Paris, qui parut en 1602 ? Il n'y a presque rien de personnel dans ce gros livre11 indigeste, dont l'auteur a tout pillé, de saint Augustin à l'Abrégé de la Perfection, en passant par Gerson et Harphius (2). Pourtant, si confuse que soit cette compilation, l'élément mystique y est abondamment représenté et s'inscrit dans la ligne que nous avons indiquée plus haut.
(1) Cette lettre est connue par une copie ancienne conservée au Carmel de Clamart. Traduction française dans Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'observance des Carmélites du premier monastère de Paris12. Reims 1894, 2 vol., T. II, p. 23. Sur le sens exact de ce très important témoignage, cf. L. COGNET, Bérulle et la théologie de l'Incarnation, dans XVIIe siècle, n° 29, octobre 1955.
(') On peut trouver une brève étude sur Laurent de Paris dans G. JOPPIN, Fénelon et la mystique du pur amour, Paris, 1938, p. 29-31.
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En fait, il faut considérer comme un tournant décisif la publication en 1608-1609 de l'Introduction à la Vie dévote (1). Mais les préoccupations de saint François de Sales y sont surtout apologétiques : présenter à tous les fidèles l'idéal de la dévotion, les rendre vraiment dignes de leur nom de chrétiens pour pouvoir les opposer aux meilleurs parmi les réformés calvinistes. Aussi les directives qu'il donne à Philotée n'ont-elles rien à voir avec le mysticisme, et même lui sont nettement hostiles. La méthode d'oraison proposée fait grand appel au raisonnement et à l'imagination et s'ordonne suivant un plan assez complexe. Saint François de Sales ne conseille guère à sa dirigée de s'en écarter : « Je vous conseille, Philotée, de vous retenir en la basse vallée que je vous montre » (2). Mais très vite l'exemple de Mme de Chantal, diverses lectures, et peut-être aussi l'influence de Jean-Pierre Camus, le firent modifier ses positions et découvrir véritablement le mysticisme13. Ces mêmes années verront la rédaction du Traité de l'Amour de Dieu, et naturellement les idées nouvelles acquises par saint François de Sales y trouveront leur place, à tel point qu'il écrira : « L'oraison et la théologie mystique ne sont qu'une même
(1) Pour compléter ces quelques lignes, je ne puis que renvoyer à H. BREMOND, La philosophie salésienne de la prière, dans Histoire littéraire du sentiment religieux, VII, p. 48-III.
(2) Introduction à la Vie dévote, 2e partie, ch. IV.
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chose » (1). Il y accorde grande importance à la contemplation, considérée comme une « amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines » (2). Il en analyse le mécanisme psychologique en montrant l'existence en l'homme d'une « suprême pointe de la raison et faculté spirituelle » (3), orientée uniquement vers les réalités surnaturelles et qui n'est mue que par elles, ce qui lui permet d'affirmer que les possibilités contemplatives de l'homme ont leur fondement dans sa nature même. Malheureusement ses vues sur la vie unitive tournent court. Il l'interprète lui aussi dans un sens volontariste, mais il se refuse à la considérer comme une sorte de dépersonnalisation, et les termes de vie suréminente et de déiformité lui font peur. Ainsi, il est évident que la position très originale de saint François de Sales demeure celle d'une mystique essentiellement personnaliste et qu'elle diffère d'une manière très profonde du néantisme de l'école abstraite.
Le véritable théoricien du groupe abstrait, c'est le Capucin Benoît de Canfeld (4). Il lui a manqué malheureusement le style pour être un de nos plus grands écrivains spirituels14. En dépit même de sa
(1)Traité de l'Amour de Dieu, Livre VI, ch. I.
(2) Ibid., Livre VI, ch. III.
(3) Ibid., Livre I, ch. XII.
(4) Voir sur lui OPTAT DE VEGHEL, Benoît de Canfeld, Rome, 1949.
gaucherie et de sa lourdeur, sa Règle de Perfection fut au XVIIe siècle un des classiques de la littérature de dévotion15. Composée vers 1595-1600, elle parut en 1608 en anglais et en 1609 en français, et plus de quarante éditions au cours du XVIIe siècle témoignent d'un succès considérable. La pensée de Canfeld est essentiellement un volontarisme mystique16. Tout le chemin spirituel est schématisé par lui dans la perspective d'une union de la volonté de l'homme à ce qu'il appelle les trois volontés de Dieu : volonté extérieure, qui correspond à la vie active, volonté intérieure, qui correspond à la vie contemplative, volonté essentielle, qui correspond à la vie suréminente (1). Cette vie suréminente est constituée par un état stable d'union avec l'essence divine, qui s'opère sans intermédiaires : « Nul moyen (ne) doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu, mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle » (2). D'autre part, cette vie unitive transcende les voies normales de la connaissance et correspond à une contemplation non-discursive, non conceptuelle, pure conformité à la volonté divine essentielle, qui est « purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée d'elle-même et dénuée de toutes formes et images de
(1) Canfeld emploie aussi le terme de superéminente.
(2) Règle, 3e partie, ch. II. (Ed. de 1648, p. 286).
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choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le
sens ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu'elle n'est autre chose que Dieu même » (1). Ces quelques lignes montrent nettement combien Canfeld est imprégné des thèses abstraites, et même sous-entendent clairement l'idée du dépassement de l'humanité du Christ. Il faut considérer comme une addition postérieure et dont les raisons nous échappent les six chapitres sur la contemplation de la Passion insérés à la fin de la troisième partie, celle qui traite de la vie suréminente (2). Au reste, le mysticisme de Canfeld s'exprimait en des formules qui durent inquiéter ses successeurs, et de nombreuses expressions jugées trop hardies furent corrigées dans les rééditions (3).
Comme on le voit, le mysticisme français s'est heurté, dès l'aurore du XVIIe siècle, à des difficultés et à des hostilités sur lesquelles nous reviendrons, car elles préludent déjà lointainement à celles que connaîtra Fénelon. D'autre part, la thèse du dépassement fut vivement combattue par Bérulle,
(1) Ibid., 3e p. ch. I (p. 278).
(2) Sur ce point, une découverte capitale a été faite par M. Dodin, mais demeure malheureusement inédite encore.
(3) M. J. ORCIBAL donnera prochainement une édition critique de la Règle, où ces variantes seront indiquées. [édition parue, citée dans une note précédente].
dont toute la spiritualité était centrée sur le mystère de l'Incarnation (1). A la même époque, des problèmes analogues se posent dans le milieu de la Compagnie de Jésus. Car, si la tendance ascétique y est dominante, le mysticisme y compte de nombreux représentants, et même nous avons vu qu'Harphius y avait trouvé un traducteur. L'un des meilleurs représentants de ce groupe est certainement le P. Louis Lallemant, qui fut de 1628 à 1630 instructeur du Troisième an à Rouen. Son mysticisme est la synthèse d'influences assez diverses, et le problème se complique du fait que sa doctrine ne nous est accessible qu'à travers des notes d'auditeurs (2). Il doit certainement quelque chose à sa formation ignatienne, et plus encore à la lecture de Balthazar Alvarez. Il a certainement pratiqué sainte Thérèse et peut-être Canfeld. Mais en outre il a beaucoup subi l'influence de l'école du Nord, qui semble lui être venue à travers Harphius, avec lequel certains passages de Lallemant présentent une nette parenté. Dans l'état où nous sont parvenues les oeuvres de Lallemant, il paraît avoir surtout utilisé l'idée de
(1) Sur le sens de cette opposition, cf. l'article de XVIIe siècle mentionné plus haut.
(2) La Doctrine spirituelle fut publiée seulement en 1694 par le P. Champion, d'après des notes du P. Rigoleuc et du P. Surin. L'édition dite du centenaire (1936) lui restitue en outre, avec une certaine probabilité, quelques traités attribués jusqu'ici au P. Rigoleuc.
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l'abandon à la direction intérieure du Saint-Esprit et de l'importance de la vie contemplative. En revanche, l'idée du dépassement lui semble étrangère, — mais il est vrai que nous ne savons rien sur la manière dont il envisageait le terme ultime de la vie mystique. La place que tient dans son oeuvre le Verbe Incarné est si grande qu'on a pu le considérer parfois comme un bérullien (1). En fait, l'essentiel de ses vues sur ce point semble emprunté à Harphius et peut-être à la Perle Evangélique, cependant qu'aucun des grands thèmes centraux du bérullisme ne s'y retrouve. Le mysticisme, du reste, en a paru suffisamment accentué pour que le Général s'en soit inquiété. En effet, une curieuse lettre de Mutius Vitelleschi du 9 avril 1629 reproche à Lallemant d'être « tout mystique et de vouloir conduire tout le monde à une dévotion extraordinaire » (2), et l'on semble avoir mis fin assez rapidement à son enseignement à Rouen.
Cette demi-disgrâce n'empêcha pas le P. Lallemant de laisser derrière lui une longue tradition qui se prolongea dans la Compagnie jusqu'au
(1) C'est le point de vue adopté par Bremond, contre lequel s'est élevé le P. A. POTTIER, Louis Lallemant et les grands spirituels de son temps, Paris, 1927-9, 3 vol., ouvrage malheureusement très faible. Aucun des deux antagonistes ne s'est posé avec précision le problème des sources.
(2) Texte latin cité dans P. POURRAI, La spiritualité chrétienne, Paris, 2922-1928, 4 vol., T. IV, p. 67 n.
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XVIIIe siècle. Il est incontestable que le Christo-centrisme de ses disciples se nuança par endroits de formules bérulliennes, devenues alors courantes dans la spiritualité ; mais, pour l'ensemble, ils demeurèrent fidèles aux positions du maître, en y apportant chacun leur note personnelle. Du groupe, le plus illustre demeure assurément le P. Surin, dont le cas présente un extraordinaire mélange de névrose et de sainteté. Cependant, sa doctrine mystique parut assez sûre pour qu'en 1660 Bossuet se soit fait l'approbateur de son Catéchisme spirituel. Avec un rare bonheur d'expression, Surin y expose des vues très influencées par les Rhéno-Flamands et où Fénelon et Mme Guyon ont trouvé à juste titre des précédents. Ils eussent pu en trouver aussi dans le P. Guilloré, dont le mysticisme, un peu quintessencié, s'exprime d'une manière plus lourde et plus cohérente (1); mais il était alors déjà suspect.
La diffusion du mysticisme, dès les premières décades du XVIIe siècle, va plus loin qu'on ne pourrait le soupçonner au premier regard. En dépit des conflits mentionnés plus haut, il serait
injuste de considérer Bérulle comme hostile à la mystique : au contraire, ce domaine l'intéressait, et il a même tenté d'en expliquer les phénomènes en fonction de sa spiritualité personnelle. Cela
(1) Cf. JOPPIN, op. cit., p. 36 et 188.
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explique pourquoi, plus tard, il sera considéré comme un auteur mystique : c'est ainsi que le classait Thomassin dans son Second Mémoire sur la Grâce (1668) et Fénelon, aux Conférences d'Issy, prétendait se rattacher à la doctrine de Bérulle sur l'état passif. Au reste, les idées de l'école abstraite comptaient, même du vivant de Bérulle, des partisans à l'Oratoire, et, avec le P. de Condren, contamineront sans contredit les thèses bérulliennes. Rien n'est moins bérullien en effet que cette hantise passionnée du néant si frappante dans les quelques écrits du P. de Condren qui nous sont demeurés. La Conduite d'Oraison du P. Séguenot, écrite sous l'inspiration de Condren, manifeste une opposition très nette aux méthodes et achemine l'âme vers une contemplation non conceptuelle, en partant cependant de la notion bérullienne d'adhérence (1). Or, la synthèse fort personnelle réalisée par le P. de Condren entre les idées de Bérulle et l'école abstraite connaîtra, en fait, plus de succès que le bérullisme pur, auquel demeurent fidèles Gibieuf et Bourgoing. Elle rayonnera à travers le mysticisme lyrique et poétique de M. Olier sur toute l'école de Saint-Sulpice. Avec Renty et Bernières, elle atteindra le groupe normand de Caen, dont l'importance est considérable, et qui a influencé Mme Guyon.
(1) Cf. BREMOND, T. VIII.
Du reste, le mysticisme pur, si bien résumé par Canfeld, prolonge son histoire à travers tout le XVIIe siècle. Les oeuvres qu'il engendre sont très nombreuses, mais quelques grands noms y dominent. On pense à l'admirable figure que fut l'Ursuline Marie de l'Incarnation, dont malheureusement les écrits n'ont pas eu au XVIIe siècle la publicité qu'ils eussent méritée. Au contraire, le Carme Jean de Saint-Sanson a trouvé des éditeurs, mais bien infidèles, il est vrai, et qui ont infligé à ses textes de si profondes altérations qu'on n'y retrouve guère les originaux. Ils n'en ont pas moins été très estimés à leur époque, et leur influence fut considérable. Or, les idées des mystiques du Nord et de Canfeld sont interprétées par lui sur un plan extrêmement élevé : c'est lui en effet qui estimait qu'il existe encore un état mystique au-dessus des états les plus hauts décrits par saint Jean de la Croix. Il est de fait que nul n'a plus insisté que lui sur l'aspect déiforme de la vie suréminente : « C'est en cette plénitude et étendue que les âmes dont nous parlons sont transformées en Dieu et très largement étendues au-delà de toutes bornes et limites crées et créables. Elles sont, dis-je, Dieu même en un sens véritable » (1). Il serait injuste de ne pas nommer aussi Malaval, l'aveugle de Marseille, dont les
(1) Cabinet mystique, I, ch. 8.
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écrits perpétuent avec un rare talent littéraire les mêmes tendances. Ces quelques exemples suffisent à montrer combien étaient vivaces les tendances mystiques, à l'époque où Mme Guyon se forma à la vie spirituelle.
Divers détails nous ont déjà montré que cette conquête mystique ne se fit pas sans rencontrer de grandes résistances. Cet antimysticisme, dont nous trouvons les manifestations tout au long du XVIIe siècle, a des origines lointaines qui se perdent dans la nuit des vieilles hérésies médiévales, et depuis des siècles déjà les mystiques, même les plus authentiques, avaient souvent éveillé autour d'eux de vives méfiances, que renforçait la crainte des illusions et des prestiges diaboliques. Or, les deux spiritualités qui s'introduisent dans la piété française sous Henri IV avaient eu l'une et l'autre à souffrir du voisinage d'hérésies à caractère illuministe et avaient dû batailler pour se dégager d'une dangereuse confusion. On sait quelles graves accusations avaient pesé sur la plupart des grands représentants de l'Ecole Rhéno-flamande et les oeuvres de Ruysbroeck gardaient encore la trace des polémiques contre la mystérieuse Bloemmardine, cependant que lui-même avait été, après sa mort, vivement critiqué par Gerson. En Espagne, le XVIe siècle tout entier avait été traversé par la tragédie des Alumbrados, où la vérité est bien difficile à dégager des légendes. L'Inquisition avait réagi là-contre avec une vigueur impitoyable, et le soupçon d'illuminisme avait atteint parfois les plus saints personnages : sainte Thérèse elle-même n'en avait point été exempte. De tout cela, quelque chose avait passé en France avec les ouvrages des mystiques eux-mêmes, d'autant que ceux-ci devaient fatalement s'y heurter à diverses hostilités. Celle naturellement du scepticisme libertin : il faut voir en quels termes Mathurin Régnier ou L'Estoile parlent des oeuvres de la Mère Thérèse, cette « bible des dévots ». Mais en outre le théocentrisme qui constituait le fond de ces vues mystiques choquait la pensée des humanistes, habitués à placer le problème des rapports entre Dieu et l'homme sur un plan bien moins absolu, et nous en verrons quelque chose dans les premiers conflits relatifs au pur amour. Enfin, même parmi les catholiques fervents, beaucoup se défiaient d'une piété qu'ils jugeaient dangereusement illusoire et pensaient qu'il fallait s'en tenir à un point de vue plus ascétique, plus simple et plus pratique : on se souvient que le Général des Jésuites, Mutius Vitelleschi, considérait le mysticisme du P. Lallemant comme
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étranger à l'esprit de la Compagnie. De même, la Mère Angélique Arnauld, entendant les Carmélites lui parler des visions intellectuelles de Marillac « qui avait eu depuis quatorze ans l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ toujours présente à son côté sans le quitter jamais », se contentait de « s'étonner de l'amusement de l'esprit humain » (1). Comme on le voit, le terme d'antimysticisme recouvre des nuances assez diverses.
En 1623, le grand-inquisiteur Andres Pacheco porta contre les Alumbrados un décret extrêmement développé, contenant une liste de soixante-seize propositions condamnées. Le texte en fut immédiatement connu en notre pays par les soins du Mercure Français (2), qui y joignit un long article sur les Illuminés d'Andalousie. Il est vraisemblable que Richelieu, très hostile à l'Espagne, n'était pas étranger à cette publication. Toujours est-il que ces articles semblent avoir provoqué dans le public français la crainte de voir ces nouvelles hérésies se répandre dans notre pays et renforcé la réaction antimystique (3). Richelieu et le P. Joseph durent utiliser cette mentalité à des fins politiques, sans que du reste il nous soit toujours possible
(1) Mémoires pour servir à l'histoire de Port-Royal, Utrecht, 1742, 3 vol. T. I, p. 316.
(2) T. IX (1623) p. 357.
(3) Sur cette réaction, on peut trouver de bons éléments dans le T. XI de l'Histoire littéraire du sentiment religieux de H. BREMOND, intitulé Le procès des mystiques (Paris, 1933).
de démêler les dessous de certaines affaires. C'est le cas, par exemple, de l'arrestation du Capucin Laurent de Troyes, où il est possible d'ailleurs que le P. Joseph ait d'abord cherché à satisfaire des rancunes personnelles. Laurent de Troyes fut en effet, semble-t-il, exclus de son ordre à la suite d'un incident avec le P. Joseph, qui était cependant son cousin (1). Il continua à prêcher avec succès, spécialement à Chartres et à Montdidier; dans cette dernière ville, il fut en relations avec le groupe des Illuminés de Picardie, dont nous reparlerons bientôt. Les Capucins firent alors intervenir le P. Joseph, et, en novembre 1629, Laurent de Troyes fut arrêté et mis à la Bastille, où il devait rester treize ans. Saint-Cyran, qui l'avait connu en 1626 aux eaux de Forges, et qui l'estimait, se fit envers et contre tout son défenseur, ce qui naturellement l'opposa à Richelieu et à « la puissance d'un Capucin », c'est-à-dire au P. Joseph (2). Il ne put empêcher pourtant que les propositions attribuées à l'inculpé fussent condamnées par la Sorbonne. Il est vrai que le procès instruit par les juges ecclésiastiques fut sur le point de rendre manifeste l'innocence du Capucin ; mais le P. Joseph
(1) Il dit lui-même à Saint-Cyran que « l'accusation était née de quelque prise qu'il eut avec un des principaux des Capucins, à présent décédé. » Recueil de plusieurs pièces..., Utrecht, 1740, p. 140.
(2) SAINT-CYRAN, Lettres chrétiennes et spirituelles, 1744, 2 vol, T. II, p. 766.
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intervint pour arrêter la procédure, et Laurent de Troyes fut maintenu en détention arbitraire jusqu'à la mort de Richelieu, où sa libération le réhabilita (1). Les reproches adressés au P. Laurent concernent à peu près tous sa doctrine mystique (2), et on l'incrimina même pour avoir conseillé la lecture de Ruysbroeck, de Tauler, de sainte Catherine de Sienne et de saint Jean de la Croix (3); on lui imputa en outre « la plus horrible hérésie qui fut jamais ouïe » : d'avoir affirmé que, « pourvu que l'âme soit unie à Dieu, on peut faire du corps ce qu'on veut ». En tous ces griefs transparaît évidemment l'intention d'attribuer à Laurent de Troyes la doctrine que les décrets espagnols attribuaient aux Alumbrados. Au reste, Saint-Cyran lui-même avait été victime d'une manoeuvre de ce genre. Lorsque son ministère chez les Calvairiennes de Paris eut finalement, en 1629, excité les jalousies du P. Joseph, il semble que celui-ci lui ait reproché d'avoir trop exalté la « perfection suréminente » aux dépens de l'ascèse et recommandé indiscrètement l'oraison passive. De fait, dix ans plus tard, dans l'information entreprise contre Saint-Cyran, on lui reprochera cette proposition,
(1) A. ARNAULD, Apologie pour feu M. l'Abbé de Saint-Cyran, 2e partie, 1644, p. 185.
(2) Ils sont résumés dans le pamphlet du Capucin Archange de Ripault, L'abomination des abominations des fausses dévotions de ce temps, 1632.
(3) J. ORCIBAL, op. cit. p. 443 n.
« que l'oraison la plus parfaite est celle en laquelle l'âme n'agit point mais est purement passive, en laquelle Dieu fait tout » (1). Or le mysticisme personnel de Saint-Cyran, tout imprégné de bérullisme, était en réalité des plus modérés.
Parallèlement à celle de Laurent de Troyes s'est déroulée l'affaire des Illuminés de Picardie, ou Guérinets, sur laquelle nous sommes malheureusement assez mal renseignés (2). Il s'agit d'un mouvement spirituel fondé par Pierre Guérin, curé de Saint-Georges de Roye en Picardie, et dont les principaux disciples furent les frères Bucquet, l'un, Claude, curé de Saint-Pierre de Roye, et l'autre, Antoine, administrateur de l'Hôtel-Dieu de Montdidier. Ils avaient fondé à Roye en 1624 une petite congrégation de religieuses enseignantes qui devait prendre plus tard le nom de Filles de la Croix (3). De nombreuses attaques contre leur spiritualité commencèrent dès 1628, sans que nous en puissions discerner les exactes raisons, mais les Capucins et le P. Joseph semblent
(1) A. ARNAULD, Apologie, 2e partie, p. 209.
(2) Tous les récits que nous possédons semblent dépendre de celui de Vittorio Siri (Memorie recondite, Rome 1677-9, 8 vol., T. VIII), qui est d'une évidente partialité en faveur de Richelieu et du P. Joseph. Voir quelques notes intéressantes de M. POURRAT ds. D. T. C. art. Quiétisme, col. 1558; mais l'affaire des Guérinets commence bien plus tôt qu'il ne le dit.
(3) Cf. A. DE SALINIS, Madame de Villeneuve, née Marie L'Huilier d'Interville, Paris, 1918.
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y avoir joué un rôle très important. En novembre 1630, deux des Filles de la Croix durent se rendre à Paris et en revinrent fort heureusement avec une attestation favorable signée de dix-sept docteurs. L'hostilité du P. Joseph n'en désarma point pour autant : l'évêque d'Amiens dut procéder à une information canonique contre les trois fondateurs, qui furent enfermés dans les cachots de l'Officialité d'Amiens, puis transférés en 1634 à la Bastille. Ils en sortirent en 1635 après avoir été examinés par saint Vincent de Paul, qui témoigna de leur orthodoxie (1). Si l'on en juge par les Mémoires de Vittorio Siri, les accusations dont on les chargeait étaient semblablement destinées à les présenter comme des prolongements des Illuminés d'Andalousie. Le fait que les accusés aient été reintégrés dans leurs fonctions et que le silence se soit fait sur cet épisode tend à prouver qu'il s'agissait de pures calomnies.
Sur l'obscure affaire des Guérinets se greffe l'histoire, assez complexe elle aussi, mais mieux connue, de Maubuisson (2). Vieille abbaye cister-
(1) P. COSTE, Le grand saint du grand siècle, Monsieur Vincent, Paris, 1932, 3 vol., T. I, p. 356.
(2) Sur les affaires de Maubuisson, notre principale source est un récit composé à Port-Royal par la Soeur Eustoquie de Brégis, sur des mémoires de la Soeur Madeleine de Sainte-Candide Le Cerf, qui fut témoin de ces événements mais qui naturellement est hostile à Madeleine de Flers. D'autre part, l'ouvrage a été revu par Nicole, neveu de la Mère Marie des Anges Suireau. Très antimystique, Nicole a sans doute inconsciemment prêté ses idées à ses personnages. Il est juste pourtant de remarquer que sa révision a été faite en 1684, donc avant les grands conflits quiétistes. La Ire partie fut publiée seule d'abord : Relations sur la vie de la Révérende Mère Marie des Anges, 1737; plus tard parut l'ouvrage complet : Modèle de foi et de patience dans toutes les traverses de la vie... 1754.
cienne de fondation royale, Maubuisson était tombé au début du XVIIe siècle dans une profonde décadence. De 1618 à 1623, la Mère Angélique Arnauld avait tenté de réformer le monastère, mais sans y réussir complètement. En janvier 1627, elle y fit nommer abbesse une jeune religieuse du nom de Marie des Anges Suireau, dont tout le monde à Port-Royal admirait l'éminente vertu. Marie des Anges était fortement imbue de la spiritualité très ascétique et très réaliste de la Mère Angélique. Au mois d'août suivant (1) la Mère des Anges reçut à Maubuisson comme confesseur Dom Louis Quinet, plus tard abbé de Barbery (2), jeune religieux de la réforme de Cîteaux. Or ce dernier était entièrement acquis au mysticisme le plus abstrait. Désireux de faire de Maubuisson un centre de haute spiritualité qui puisse se comparer au Carmel, « il avait grand regret de voir que l'on était si peu spirituel, qu'il n'en trouvait point de pareilles aux Carmélites et qui entrassent si bien
(1) Modèle... p. 296.
(2) Voir sur lui G. A. SIMON, Un mystique bénédictin du XVIII siècle, Dom Louis Quinet, abbé de Barbery, Caen, 1927.
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dans la spiritualité » (1). Il est probable que les idées personnelles de Dom Quinet étaient de mouvance canfeldienne (2). « On n'y parlait point de la crainte des jugements de Dieu, de ses péchés, des peines qu'ils méritent, mais des vérités de théorie sur l'essence de Dieu et sujets semblables. ... Il apprenait à pratiquer une vie unitive et un certain anéantissement spirituel imaginaire et difficile à comprendre.... Il ne parlait jamais de pénitence ni de mortification » (3). Naturellement, Dom Quinet se heurta à Marie des Anges, d'autant plus violemment d'ailleurs qu'il la rendait responsable du « peu de spiritualité » de la communauté. Il y eut, entre eux, de pénibles démêlés. Enfin, en mai 1630, Dom Maugier, abbé de la Charmoye, étant devenu supérieur de Maubuisson, fit droit aux plaintes de la Mère, et en avril 1631 Dom Louis Quinet partit pour Royaumont (4). Par la suite, il devint abbé de Barbery, près de Caen, et fut en relations avec le groupe de l'Hermitage, fondé par Jean de Bernières.
Dom Quinet avait cependant laissé, parmi les religieuses de Maubuisson, des disciples qui supportaient mal la conduite trop ascétique de Marie des
(1) Modèle... p. 202.
(2) C'est par une erreur de perspective assez surprenante que le P. MOLLIEN (Dictionnaire de spiritualité, T. I, col. 1546) a voulu faire de ce personnage un bérullien.
(3) Modèle, p. 201-20 3 .
(4) Modèle, p. 214.
Anges. Au bout de quelques mois, elles réussirent à obtenir de Dom Maugier qu'on fît venir à Maubuisson des religieuses étrangères expérimentées dans les voies mystiques, qui formeraient les novices à la haute spiritualité, ceci contre l'avis de la Mère, qui y « avait de l'éloignement, ne trouvant de sûreté que dans la charité et la simplicité de l'Evangile » (1). Le choix se porta sur la maîtresse des novices des Augustines de l'Hôtel-Dieu de Montdidier, Madeleine de Flers, qui était « en grande réputation de sainteté et dans des voies sublimes d'extases, de ravissement et de doctrine toute merveilleuse » (2). Par l'administrateur, Antoine Bucquet, les soeurs de l'Hôtel-Dieu de Montdidier étaient en relations avec Pierre Guérin et avec le groupe de Roye. Madeleine de Flers avait même été impliquée dans le procès des Filles de la Croix. Arrêtée sur l'ordre du P. Joseph, elle avait été examinée par lui (3); d'autres spécialistes, dont le célèbre André Duval, l'avaient interrogée, mais ils avaient finalement, en juillet 1629, conclu à son orthodoxie (4). Elle était donc revenue à Montdidier et avait continué à propager ses théories mystiques. Avant de la laisser venir à Maubuisson, Dom Maugier prit ses précautions. Il alla la voir
(1) Modèle, p. 23 5
(2) Ibid.
(3) Modèle, p. 252.
(4) J.ORCIBAL, op. cit., p. 413.
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à Montdidier et suivit même pendant huit jours les exercices du noviciat : « Elle parlait admirablement de Dieu, de son essence, de ses perfections ; elle avait de grands ravissements et, un jour, pendant qu'elle était en oraison, il la vit élevée de terre de quatre pieds » (1). Il fut convaincu et autorisa sa venue à Maubuisson, où elle dut arriver vers le milieu de 1632.
Son enseignement spirituel semble y avoir rapidement conquis un assez grand nombre de religieuses, surtout parmi les jeunes. Si nous essayons d'en dégager les linéaments principaux à travers les rapports malveillants qui nous en restent (2), on y retrouve sans peine les thèses essentielles de l'école abstraite. Elle parlait de nudité spirituelle : « Cette nudité était quelque chose de bien admirable, car du moment qu'on s'était ainsi dépouillé de tout, on ne pouvait plus pécher, parce que l'oeil étant simple ne voyait plus de mal en rien, et on jouissait de Dieu pleinement et continuellement ». D'union déifique : « A la fin, l'homme était divinisé ; il était semblable aux bienheureux qui ne font rien autre chose que de jouir de Dieu dans le ciel, sans se détourner à autre chose ». D'union immédiate à l'essence divine :
(2) Modèle, p. 236.
(2) La Soeur Candide, qui fut un temps sa disciple, la prétend « possédée du démon et misérablement trompée par ce singe de ténèbres. » Modèle, p. 239.
« La Mère Madeleine ne trouvait autre chose à faire qu'à tirer un rideau pour entrer dans le ciel, y voir Dieu et être toute remplie de son essence, et ce rideau n'était rien que l'arrêt à son propre jugement et l'attache à soi-même, qui nous porte à vouloir réfléchir et à chercher divers moyens d'aller à Dieu, au lieu de s'abandonner en simple nudité à son opération, pour jouir de lui continuellement » (1). Du dépassement de l'humanité du Christ : « Jamais ces illuminés ne parlent que par Dieu créant et par Dieu créateur. Ils ne font paraître Jésus-Christ qu'une fois, après quoi il ne revient jamais, parce qu'il est plus nécessaire » (2). Enfin elle présentait les épreuves mystiques d'une manière extrêmement curieuse, mais qui correspond à un cas dont nous trouvons à cette époque plusieurs exemples : « Elle lui parlait des différentes voies par lesquelles Dieu conduit les âmes, et des moyens dont il se sert pour les purifier. Elle disait qu'il les faisait passer par des déserts effroyables, par de grandes tentations et enfin par la possession du démon » (3).
En dépit d'une indéniable subtilité, Madeleine de Flers semble avoir été souvent imprudente et
(1) Modèle, p. 241-242.
(2) Modèle, p. 245.
(3) Modèle, p. 244. Les cas de possession diabolique considérée comme épreuve mystique sont, on le sait, très nombreux au XVIIe s.
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maladroite dans ses exposés. Parlant sans discernement et sans retenue des plus hauts états de la vie mystique, employant des images et des expressions excessives, méprisant visiblement les pratiques ascétiques, tolérant chez ses disciples les pires fantaisies, il est fatal qu'elle ait tourné la tête à quelques pauvres religieuses. Une de ses victimes se crut même obsédée du démon. La Mère des Anges en tira argument pour exiger le départ de Madeleine de Flers, qui prit peur et repartit pour Montdidier, après avoir passé six mois seulement à Maubuisson (1). Un peu plus tard, au cours de l'été 1633, Saint-Cyran séjourna à l'abbaye et tenta d'y ramener le calme dans les esprits (2). Quant à Madeleine de Flers, elle eut d'autres ennuis en 1634, au moment de la dernière offensive contre les Guérinets, et fut à nouveau incarcérée (3). Elle s'en tira encore sans dommages, et reprit sa place à l'Hôtel-Dieu. Du reste, les religieuses Augustines continuèrent d'avoir des relations extrêmement tendues avec les Capucins, qui s'étaient fait jadis les accusateurs de la Mère Madeleine. En 1639, un groupe de prêtres comportant plusieurs Oratoriens donna une mission à Montdidier. Les Augustines y eurent pour confesseur Jean du
(1) Modèle, p. 256.
(2) J. ORCIBAL, op. cit., p. 435.
(3) Ibid., p. 316 n.
Ferrier, futur théologal d'Albi (1), et les Capucins tentèrent d'avoir par lui divers renseignements sur les religieuses, qui d'ailleurs étaient profondément divisées entre elles. Le P. de Condren ne semblait nullement prendre la situation au tragique, ce qui montre qu'il ne se souciait guère des bruits répandus contre Madeleine de Flers et ses compagnes, se contentant de conseiller aux Oratoriens la prudence : « Puisque vous êtes logés à l'Hôtel-Dieu et que les religieuses vous assistent, il les faut servir en Notre-Seigneur sans prendre parti et sans entrer dans leur intrigue » (2). Du Ferrier vit Madeleine de Flers et la jugea dans l'illusion, tout en reconnaissant l'intégrité de sa vie. Il lutta contre sa spiritualité et retira aux soeurs leurs livres mystiques : Harphius, Tauler, Ruysbroeck, Jean de la Croix (3). La suite de ce conflit échappe à l'histoire de la spiritualité.
L'incident de Maubuisson est particulièrement caractéristique. Il est de fait que beaucoup de partisans du mysticisme se livraient à une propagande fort imprudente et qu'on les accusait non sans raison de vouloir lancer tout le monde dans
(1) Voir sur lui Supplément au Nécrologe de Port-Royal, 1735, p. 568 et G. DOUBLET, Jean du Ferrier, toulousain, d'après ses mémoires inédits, Toulouse, 1906.
(2) CH. DE CONDREN, Lettres, éd. Auvray-Jouffrey, Paris, 1943, p. 283.
(3) Mémoires mss de DU FERMER, Bibliothèque de l'Arsenal, Mss. 3597, p. 78 et suiv.
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les oraisons extraordinaires d'une manière inconsidérée. Il est probable que même des mystiques par ailleurs fort autorisés tombèrent sur ce point dans de véritables excès. Il semble par exemple que Jean de Bernières ait commis des indiscrétions de ce genre. Au témoignage de saint Jean Eudes, Marie des Vallées lui avait dit plusieurs fois que « autant d'âmes qu'il mettait dans la voie de l'oraison passive (car c'est à Dieu à les y mettre) il les mettait dans le chemin de l'enfer » (1). Cela explique peut-être que saint Jean Eudes, qui pourtant n'était point antimystique, se soit défié du milieu de l'Hermitage de Caen, fondé par le même Bernières; du reste, ses ennemis tentèrent de le compromettre dans les grotesques mascarades qui s'y déroulèrent en 1660 (2). Or, parmi les reproches formulés par les jansénistes contre Bernières figure le grief d'avoir enseigné « une certaine espèce d'oraison sublime, que l'on appelle l'oraison purement passive, parce que l'esprit n'y agit point, mais reçoit seulement la divine opération » (3). Très certainement les incidents de
(1) SAINT JEAN EUDES, Œuvres, T. X, p. 439. La même lettre félicite le supérieur du séminaire de Coutances d'avoir refusé de recevoir des membres de l'Hermitage.
(2) Voir sur ces faits le mémoire imprimé dans Modèle, p. 585 et suiv. Consulter également G. SOURIAU, La Compagnie du Saint-Sacrement à Caen. Deux mystiques normands au XVII' siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.
(3) G. HERMANT, Mémoires, T. IV, p. 393.
l'Hermitage, habilement exploités par la propagande janséniste, ont dû contribuer à discréditer les mystiques.
D'ailleurs, à partir de 1660, la position des mystiques se fait plus délicate. Le mouvement des idées les tourne et les dépasse, et l'opposition, qui jusque là était surtout une sorte de défiance instinctive, acquiert maintenant de solides bases doctrinales. L'intellectualisme et le psychologisme envahissent la piété; on se méfie de tout ce qui n'est pas raison, conscience, pensée et l'on tend à considérer comme une illusion l'oraison passive et non conceptuelle. Peu à peu, à mesure que les années passent, la mystique devient suspecte et même se teinte vaguement d'un dangereux ridicule. Saint Jean Eudes sera un des premiers à en faire l'expérience. Il suffira à son ennemi Dufour, abbé d'Aulnay, de révéler en 1674 au public que le P. Eudes est l'auteur d'une biographie de Marie des Vallées pour briser sa carrière (1), et toutes les réponses à la Lettre à un Docteur de Sorbonne n'y pourront rien. A bien des indices, nous discernons que le déclin commence, quoique pourtant les productions de la littérature mystique demeurent encore abondantes.
(1) Voir sur cette affaire E. DERMENGHEM, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées, Paris, 1926, p. 295 et suiv.; J. BOULAY, Vie du Vénérable Jean Eudes, Paris, 1903-8, 4 vol., T. IV, p. 326 et suiv.
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Il est hors de doute que, dans cette campagne antimystique, Pierre Nicole (1) n'ait une lourde responsabilité. Il fut l'un des premiers en effet à présenter d'une manière vraiement cohérente les principes de la piété intellectualiste, et en même temps à entamer le combat contre l'oraison mystique. En 1679, paraît son Traité de l'oraison (2), qui, en dépit de ses apparences pacifiques, est un ouvrage de polémique. Une lettre latine de Nicole à Néercassel nous avertit en effet de ses intentions (3) et nous explique quels sont les mystiques qui y sont visés, sans d'ailleurs y être nommés. C'est ainsi par exemple qu'un chapitre (4) y prétend réfuter le Chrétien intérieur, de Jean de Bernières, dont d'ailleurs Nicole reconnaît au passage le succès, puisqu'il indique que ce livre a eu plus de quarante éditions en seize ans, mais sans omettre de noter que ce livre a été écrit « ab homine veritatis inimicissimo et in ejus defensores impotentissime debacchato ». Quant à sa réfutation, elle consiste à nier qu'il soit « bon dans la prière de
(I) Les pages que lui consacre BREMOND au T. IV de son Histoire littéraire sont extrêmement partiales et ne doivent être utilisées qu'avec réserve. Au reste, de nombreuses erreurs d'information les entachent.
(2) Il fut refondu et publié à nouveau en 1694 sous le titre Traité de la Prière, et c'est sous cette forme qu'il est le plus ordinairement connu.
(') NICOLE, Nouvelles lettres, 1735, L. LXI, p. 469 et suiv. (') L. IV, ch. 3 (L. II, ch. 3 du Traité de la prière).
rapporter tous les objets dont on s'occupe à la vie crucifiée, la pauvreté, le dépouillement, l'anéantissement, les privations ». Les deux dernières parties sont consacrées au P. Guilloré, dont
« l'esprit échauffé » a engendré de telles folies « que ni lui ni les autres n'ont osé les traduire en paroles, de peur de souiller l'esprit des lecteurs d'images aussi obscènes ». Et Nicole en donne un spécimen : c'est d'avoir dit par exemple que, « lorsqu'une jeune fille est abandonnée au démon pour être souillée de toutes sortes d'immondices », il n'y a pas d'état « plus estimable devant Dieu ni plus propre à faire progresser dans la sainteté ». De fait, Nicole attaque principalement le P. Guilloré sur sa théorie de l'indifférence au salut et sur son interprétation des épreuves mystiques.
Il est enfin un autre adversaire de Nicole qui mérite une mention assez détaillée, car il constitue un cas particulier et intéressant : il s'agit de Barcos, neveu de Duvergier de Hauranne, et comme lui abbé de Saint-Cyran (9. La plus grande partie de l'ouvrage est dirigée contre lui, et en particulier les deux premiers livres. C'est d'une manière occasionnelle que Barcos avait été amené à exprimer
(1) Un grand nombre de lettres de lui ont été éditées par L. GOLDMANN, Correspondance de Martin de Bancos, Paris, 1956. Mais les vues de M. Goldman sur l'importance et la signification de Barcos appellent quelques réserves.
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les idées combattues par Nicole (1). En janvier 1665, au moment sans doute le plus dramatique de l'histoire de Port-Royal, paraissait l'Image d'une Religieuse parfaite et d'une imparfaite, sans nom d'auteur, mais tout le monde savait qu'il s'agissait de conférences de la Mère Agnès Arnauld, recueillies et rédigées par Jacqueline de Saint-Euphémie, la propre soeur de Pascal (2). Le livre eut un succès assez considérable. Or, avant même sa publication, l'écrit de la Mère Agnès avait provoqué une polémique parmi les gens de Port-Royal. En 1663 vraisemblablement (3), Singlin en avait communiqué le texte à Barcos. Ce dernier fut heurté par un passage des Occupations intérieures pour toute la journée, concernant l'oraison. Les tendances en étaient nettement intellectualistes; la Mère y préco-
(1) J'ai analysé ce conflit dans Claude Lancelot, Solitaire de Port-Royal, Paris, 1950, p. 196 et suiv. Le récit qui s'en trouve dans CL. GOUJET, Vie de M. Nicole, Luxembourg, 1732, contient de considérables erreurs. En particulier, il pense que l'incident a été déclenché par un écrit perdu de la Mère Angélique de Saint-Jean. Ces erreurs sont reproduites dans BREMOND, Histoire littéraire, T. IV, P. 479.
(2) L'incident ayant été rendu public par des confidences de la Soeur Flavie à Desmarets, Nicole en donna, le 9 mars 1666, dans sa Cinquième Visionnaire, un exposé extrêmement précis, qui fournit ces indications. Il indique que le passage sur l'oraison est entièrement de la Mère Agnès. Cf. Ed. de Liège, 1667, p. 213.
(3) Cette communication me paraît postérieure aux événements de 1661; elle est naturellement antérieure à la mort de Singlin, 17 avril 1664.
nisait l'emploi de méthodes à caractère dialectique, la recherche des bonnes pensées et leur utilisation systématique. Barcos y répondit par un écrit qui se répandit immédiatement dans le milieu de Port-Royal, mais qui ne fut imprimé que beaucoup plus tard, en 1696, sous le titre Les sentiments de l'abbé Philérème sur l'oraison mentale (1). La position personnelle de Barcos est assez curieuse (2). Ce n'est pas à proprement parler un mystique, car il repousse l'idée essentielle du mysticisme, celle d'une expérience du divin. Dieu n'est point l'objet d'une connaissance à caractère intellectuel : « Toutes les voies de connaissance n'approchent point de Dieu » (3). La seule vraie présence de Dieu, c'est de « regarder en tout ce qu'on fait la vérité et la justice ». D'où l'idée que dans la prière l'âme doit s'abandonner à la conduite intérieure du Saint-Esprit : « Il faut croire que c'est aussi la meilleure manière de se tenir devant Dieu en le priant, sans s'attacher à aucune règle ou à aucune pensée particulière qui vienne de nous ou des autres » (4). Une telle position conduit naturellement Barcos à un antiméthodisme absolu : « C'est pourquoi
(1) A Cologne, chez Pierre Marteau. En réalité, l'impression paraît avoir été faite en Hollande,vraisemblablement par les soins de Dom Gerberon.
(2) Cf. L. GOLDMANN, Le Dieu caché, Paris, 1955, p. 159 et suiv.
(3) Philérème, p. 14.
(4) Ibid., p. 85.
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les méthodes et les règles sont dangereuses en cette matière plus qu'en nulle autre, parce qu'elles viennent toutes de la raison humaine et semblent vouloir assujettir le Saint-Esprit et lui apprendre à agir dans les âmes, et ainsi elles l'offensent et l'éloignent davantage, si on n'y prend bien garde « (1). Barcos prétend fonder sa position sur la fidélité aux pratiques des « saints anciens » et, pour critiquer les théories nouvelles, fait bon marché sans hésiter de l'autorité d'un saint François de Sales, qui « n'avait pas été nourri dans la tradition ancienne de l'Eglise » (2). On comprend qu'à Port-Royal même ces vues très spéciales aient soulevé une vive opposition, non seulement chez un Nicole qui se fit le champion des méthodes, mais même chez Arnauld. L'écrit de Barcos ayant été, en 1665, communiqué par la soeur Flavie à Desmarets de Saint-Sorlin, celui-ci s'en servit naturellement dans ses pamphlets contre Port-Royal, et Arnauld témoigne combien, dès l'origine de la controverse, il avait craint semblable suite : « Aussitôt que j'eus vu ces remarques, ce qui a été fort tard, je leur ai témoigné l'appréhension que j'avais que cet écrit ne nous fit beaucoup de tort, s'il tombait jamais entre les mains de nos ennemis, parce qu'ils ne manqueraient pas de dire
(1) Ibid., p. 32.
(2) Ibid., p. 72.
que nous condamnons l'oraison mentale et la pratique des saints des derniers siècles, ce qui est la chose du monde qui nous pourrait rendre le plus odieux » (1).
En ces idées assez étroites et d'une cohérence d'ailleurs discutable, Barcos prétendait certainement rester fidèle à la mémoire de son oncle Saint-Cyran. En fait, ce dernier, tout imprégné de bérullisme, avait tenu une position bien plus souple et accueillante à la mystique, comme nous le montrent les formules de Lancelot, bon disciple de Saint-Cyran, pour qui l'oraison « se fait sans grands discours d'entendement, mais par une seule vue qui est toute simple et qui comprend toutes choses » (2). Au fond, Barcos semble en ce domaine assez isolé, et c'est à peine si, parmi les gens marquants de Port-Royal, on peut rapprocher de lui Singlin, au moins dans une certaine mesure, comme en témoignent les conseils pour l'oraison que ce dernier donnait à la duchesse de Longueville (3).
Il faut enfin, pour esquisser complètement la courbe de cet antimysticisme, mentionner qu'il est un point au moins sur lequel le conflit a envahi
(1) Lettre du 20 décembre 1665. Ed. de Nancy, 1737, 9 vol. T. II, p. 265.
(3) CL. LANCELOT, Mémoires, Cologne, 1738, 2 vol., T. II, p. 53.
(8) N. FONTAINE, Mémoires, Cologne, 1738, 2 vol., T. II, p. 241.
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le domaine théologique : c'est la question de l'amour de Dieu. Les vues des mystiques sur la place de la charité, leur théocentrisme, tout supposait en eux une spiritualité fondée sur un parfait désintéressement, un amour où Dieu n'était aimé que pour lui-même, et leurs positions se renforçaient du fait que beaucoup d'entre eux étaient augustiniens. Sous Louis XIII, de nombreux théologiens, dont Bérulle et Saint-Cyran, dans les controverses sur le sacrement de pénitence, avaient pris parti pour la contrition contre l'attrition, défendue pourtant avec énergie par Richelieu, et ils se considéraient comme les champions de la charité. A la même époque, l'ami de saint François de Sales, Jean-Pierre Camus, grand théoricien de la mystique, bataillait dans ses sermons comme dans ses écrits pour le pur amour, l'amour de Dieu entièrement désintéressé. Aussi fut-il violemment ému lorsqu'en 1641 le Jésuite humaniste Antoine Sirmond fit paraître sa Défense de la Vertu (1), qui, au moins quant aux formules, semble ramener la charité à un pur pragmatisme : « Dieu, nous commandant de l'aimer, se contente au fond que nous lui obéissions en ses autres commandements ». Comme il était prévisible,
(1) Sur cette affaire, voir H. BREMOND, La querelle du pur amour au temps de Louis XIII, Antoine Sirmond et Jean-Pierre Camus, Paris, 1932 ; G. JOPPIN, Une querelle autour de l'amour pur, J. P. Camus, évêque de Belley, Paris, 1938.
Camus s'enflamma, et il s'ensuivit une violente polémique où l'Amour pur ne ménagea point la charité. Elle se termina d'une manière assez indécise, mais, par l'intermédiaire d'Arnauld et de la Théologie morale des Jésuites, le livre de Sirmond allait fournir des arguments aux Provinciales. De toutes manières, il est juste de voir en cet épisode une préfiguration déjà de la querelle entre Fénelon et Bossuet.
Ces quelques pages, on le voit, ne constituent nullement un tableau complet du mysticisme et de l'antimysticisme au XVIIe siècle en France. Elles cherchent seulement à définir quels étaient, vers 1680, les principaux linéaments d'une situation où déjà se laissent discerner les premiers signes d'un crépuscule des mystiques : le décor du drame est prêt lorsqu'avec l'entrée en scène de Mme Guyon va s'ouvrir le premier acte (1).
(1) On peut trouver quelques renseignements dans un ouvrage qui, en dépit de sa date, mérite encore d'être lu : M. MATTER, Le mysticisme en France au temps de Fénelon, Paris, 1866.
Jeanne-Marie Bouvier de la Motte est née à Montargis le 13 avril 1648, un mois avant terme. Toute son enfance, elle fut de santé fragile et grandit sans que sa famille s'occupât beaucoup d'elle. A l'âge de quatre ans, elle fut mise chez les Bénédictines, et il semble que, dès sa petite enfance, elle ait été fortement portée vers le mysticisme : elle-même raconte dans son autobiographie qu'à l'âge de cinq ans elle eut en songe une vision de l'enfer (2). De là, à sept ans, elle passa chez
(I) Sur Mme Guyon, il n'existe malheureusement pas d'ouvrage vraiment satisfaisant. La thèse de L. GUERRIER, Madame Guyon, sa vie, sa doctrine et son influence, Orléans, 1881, garde encore quelque valeur et mérite d'être consultée. On peut y ajouter quelques pages fort pertinentes du Chanoine Gombault (Revue de Lille, 1910). J'ai moi-même publié quelques brèves notes sur Madame Guyon dans le numéro spécial de XVIIe siècle consacré à Fénelon (nos 12-13-14, 1952).
(2) Vie par elle-même, Ire p., ch. 2, § 6. Cette autobiographie parut en 1720 par les soins du ministre protestant Poiret. Elle est constituée par une suite de divers mémoires17 rédigés par Mme Guyon pour sa justification. Pour la première partie de la vie de Mme Guyon, elle est à peu près notre unique source.
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les Ursulines, puis à dix ans chez les Dominicaines, où elle eut une première fois la petite vérole [variole], sans grands dommages. Elle poursuivit ensuite dans sa famille une enfance cahotique et négligée. Vers l'âge de douze ans, une véritable crise morale la tourna vers la vie intérieure. C'est alors qu'elle lut les oeuvres de saint François de Sales et la vie de sainte Jeanne de Chantal (1), qui l'initièrent aux bases de la spiritualité. Naturellement, elle conçut le désir de se faire Visitandine et entra même en relations avec la Visitation de Montargis, mais ses parents y mirent bon ordre. Deux ans plus tard, une amourette déçue avec un de ses cousins la ramena à des pensées plus mondaines et de plus elle devint grande liseuse de romans.
D'excellente famille, fort jolie, et riche de surcroît, elle eût pu prétendre aux plus beaux partis. Sans la consulter, ses parents la marièrent en 1664 à un gentilhomme de Montargis, Jacques Guyon, Seigneur du Chesnoy, fils du constructeur du canal de Briare : il était beaucoup plus âgé qu'elle, mais héritier d'une grosse fortune. La vie conjugale de Mme Guyon ne fut pas heureuse : prise entre un mari grincheux et une belle-mère acariâtre et avare, elle dut bien souvent cacher
(1) Il s'agit évidemment de la biographie rédigée par Maupas, qui parut à Paris en 1644.
ses larmes. En outre, de sérieuses difficultés financières vinrent aggraver la situation. En 1666, elle rejoignit à Paris son mari, que les affaires de la famille avaient contraint d'y séjourner ; ils logèrent à l'hôtel de Longueville, et Mme Guyon rencontra dans les allées du jardin l'héroïne de la Fronde, devenue maintenant amie de Port-Royal et pénitente illustre. Peu après que le ménage fut rentré à Montargis, M. de la Motte fut amené à offrir un logement dans sa propre maison à la mère et à la fille de Fouquet, que l'animosité de Louis XIV avait exilées. La seconde était la duchesse de Béthune-Charost, avec qui Mme Guyon se lia d'une amitié très profonde et qui ne devait jamais se démentir. L'exemple de la jeune duchesse orienta vers la vie contemplative une piété qui jusque là était demeurée relativement extérieure. Guidée par les conseils de quelques religieux de la ville, Mme Guyon parvint assez rapidement à une forme d'oraison non-conceptuelle, qu'elle estime « bien au-dessus des extases, des ravissements et des visions », et qu'elle décrit en des termes qui évoquent nettement l'école abstraite : « Mon oraison fut, dès le moment dont j'ai parlé, vide de toutes formes, espèces et images. Rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c'était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple, qu'il attirait et absorbait les
deux autres puissances de l'âme dans un profond recueillement sans acte ni discours... C'était une oraison de foi qui excluait toute distinction, car je n'avais aucune vue de Jésus-Christ ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse où toutes distinctions se perdaient » (1).
Il est dommage que nous ne soyons pas mieux renseignés sur les lectures qu'elle fit à cette période et qui sans doute ont eu pour sa formation une importance déterminante. De toutes manières, elle connut alors une poussée d'intense ferveur, qui se traduisit par de terribles mortifications corporelles, dont certaines demeurent un peu inquiétantes : « J'avais un tel dégoût pour les crachats que, lorsque je voyais ou entendais cracher quelqu'un, j'avais envie de vomir et faisais des efforts étranges. Il me fallut, un jour que j'étais seule et que j'en aperçus un, le plus vilain que j'aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue
(1) Vie par elle-même. Ire partie, ch. VIII, § 10. Pour tout ce récit, je suis l'autobiographie de Mme Guyon, mais je n'indique les références que pour les citations explicites. Pour beaucoup d'épisodes, cette autobiographie est, dans l'état actuel des documents, notre seule source. Par ailleurs, le P. POULAIN lui-même reconnaît qu'elle « paraît sincère ». Des grâces d'oraison, Paris, 1914, 9e éd., P. 244. Le passage que je cite ici, très abstrait, est suivi de considérations sur les extases et les ravissements, visiblement empruntées à sainte Thérèse.
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dessus ; l'effort que je fis fut si étrange que je ne pouvais en revenir, et j'eus des soulèvements de coeur si violents que je crus qu'il se romprait en moi quelque veine et que je vomirais le sang » (1). Sa vie intérieure fit de rapides progrès (2); le 22 juillet 1668, elle connut une sorte de transfixion mystique, une « touche profonde », une « plaie délicieuse ». Elle en arriva à l'impossibilité presque totale de prononcer des prières vocales (3). En revanche, il ne semble pas qu'elle ait jamais présenté d'extases proprement dites, et encore moins aucun phénomène à caractère spectaculaire. D'ailleurs, elle explique elle-même dans un sens très canfeldien l’« anéantissement des puissances » qu'elle connut alors, comme « une union véritable dans la volonté »; qui est « la plus parfaite de toutes celles qui s'opèrent dans les puissances » (4).
Comme il était prévisible, cette dévotion sans doute parfois un peu encombrante ne fut pas du goût de M. Guyon, d'autant que la bonne société de Montargis commençait à en parler beaucoup
(1) Vie, Ire p., ch. X, § 2. Ces phénomènes de scatophagie se retrouvent dans la vie de nombreux saints. L'autobiographie de Marguerite-Marie en contient de plus effrayants.
(2) Le P. POULAIN, loc. cit., pense qu'il n'y a pas à douter de l'authenticité des grâces mystiques qu'elle reçut alors.
(a) Vie, Ire p., ch. X, § 5.
(4) Ibid., § 8. Remarquer qu'elle distingue soigneusement cette union de celle qu'elle nomme « essentielle ». Ce dernier terme fait penser à Jean de Bernières.
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et naturellement à s'en gausser. Le pauvre mari essaya donc de distraire sa femme en l'emmenant faire divers voyages, en particulier à Paris et à Notre-Dame des Ardillers, près de Saumur18; ce fut du reste à peu près sans aucun succès. Au retour de ce dernier voyage, en octobre 167o, elle fut atteinte à nouveau de la petite vérole, dont elle faillit mourir. Elle en réchappa cependant, mais en demeura définitivement défigurée.
Madame Guyon avait un frère, Dominique Bouvier de la Motte, qui était entré chez les Barnabites où il devait d'ailleurs occuper les plus hautes charges (1). Ce fut par l'entremise de ce frère qu'en 1671 Mme Guyon fit connaissance d'un autre Barnabite, nommé le P. François La Combe (2). C'était alors un jeune religieux d'une trentaine d'années, pour lequel on avait dans son ordre beaucoup d'estime. Leur rencontre fut sympathique, mais épisodique, et rien ne fit prévoir à Mme Guyon le rôle que le P. La Combe jouerait dans sa vie dix ans plus tard. En fait, elle prit comme directeur à cette époque Jacques Bertot,
(1) Cf. sur lui U. L. T. VI, p. 531 n.
(2) Il n'existe malheureusement aucune monographie sur le P. La Combe19 et son histoire demeure sur bien des points extrêmement incertaine. On peut trouver quelques renseignements dans P. DUDON, Le P. La Combe et Molinos, dans Recherches de Sciences religieuses, 1920, p. 186 et suiv. Cet article appelle d'ailleurs de sérieuses réserves.
confesseur des Bénédictines de Montmartre, disciple de Jean de Bernières, mais qui paraît n'avoir eu sur elle qu'une influence limitée (1)20. Pourtant, elle fit auprès de M. Bertot, en 1672, une retraite qui fut brusquement interrompue par le décès, coup sur coup, de son père et d'une de ses filles, deuils qui l'atteignirent d'une manière extrêmement profonde, mais sans altérer le cours de sa vie
spirituelle : le 22 juillet de cette même année, elle contracta même un mariage mystique avec
l'Enfant-Jésus (2).
Cependant, ses états intérieurs allaient entrer dans une phase nouvelle. A l'automne 1674, elle fit un voyage à Orléans pour assister au mariage de son frère (3). Au retour, assez brusquement, elle aborda la période des grandes épreuves, si communes chez les mystiques : « Environ ce temps-là, je tombai dans un état de privation totale très grande et très longue, dans un état d'affaiblissement et d'entier délaissement, qui m'a duré
(1) Voir sur Bertot quelques pages dans P. POURRAT, La spiritualité chrétienne, T. IV, p. 183 et suiv. — JOPPIN, Fénelon, p. 40 et suiv. Bertot fut probablement recommandé à Mme Guyon par la duchesse de Béthune, ou peut-être indiqué par la Mère Granger21.22
(2) La dévotion à Jésus-enfant, très répandue au XVIIe siècle en France, surtout dans le milieu bérullien, a tenu une très grande place dans la spiritualité de Mme Guyon.
(3) GUERRIER, op. cit., p. 51. Ce mariage eut lieu le 25 novembre 1674.
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près de sept ans » (1). De surcroît, elle perdit son mari le 21 juillet 1676; il est vrai qu'elle semble n'avoir que peu regretté cet homme qu'elle avait épousé sans amour et dont l'humeur bizarre l'avait tant fait souffrir. Veuve jeune encore et disposant de revenus considérables, elle allait connaître une liberté dont son mariage l'avait jusqu'ici frustrée. Ses trois petits enfants, dont le dernier, une fille, n'avait que quelques jours, la retenaient au monde, mais sa piété pouvait désormais se donner libre carrière. Elle voulut d'abord continuer d'habiter avec sa peu commode belle-mère; l'expérience fut désastreuse et en août 1678 elle dut s'en aller loger dans une maison voisine, partageant son temps entre Montargis et sa belle campagne du Chesnoy. Ce fut également vers cette époque que se produisit un fait qui eut sans doute pour son avenir les plus graves conséquences. Un janséniste de la ville, un ecclésiastique vraisemblablement, mais dont le nom ne nous est point connu, tenta de la gagner au parti. Mme Guyon finit par l'éconduire nettement, et il semble que l'autre s'en vengea en répandant sur son compte, dans le milieu janséniste, les bruits les plus défavorables (2). Il serait certainement excessif de voir dans cette hostilité des jansénistes contre
(1) Vie, Ire p., ch. XXI, § 1.
(2) Vie, Ire p., ch. XXIV, § 4.
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Mme Guyon un des ressorts secrets les plus importants du drame quiétiste (1), mais c'est là cependant un élément de poids. Il est de fait que partout Mme Guyon se heurtera au parti et que partout on fera circuler contre elle les mêmes ragots calomnieux, habilement et promptement transmis de ville en ville. Au reste, tout ce groupe est par excellence antimystique à la manière de Nicole, et Mme Guyon, à priori, ne pouvait espérer y rencontrer beaucoup de sympathies.
Les peines intérieures mentionnées plus haut durèrent pendant les quatre premières années du veuvage de Mme Guyon. Elle n'y eut guère de consolation que dans quelques lettres échangées avec le P. La Combe, qui était devenu en 1678 supérieur des Barnabites de Thonon23. Vers le même temps, elle eut un songe mystérieux où une religieuse lui dit : « Ma soeur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève » (2). Cette hantise de la Savoie s'explique d'ailleurs fort bien si on songe au prestige qu'avait dû exercer sur sa jeune imagination la biographie de Mme de Chantal, dont toute sa vie elle rêvera inconsciemment de recréer en elle le personnage. Enfin, le 22 juillet
(1) C'est un fait pourtant que Bremond considère comme tout à fait décisif, cf. Apologie pour Fénelon, Paris, 1910, P. 54. Malheureusement il n'apporte que peu de preuves. Nous sommes en outre très mal renseignés sur ce que pouvait être le Jansénisme à Montargis vers 1680.
(2) Vie, Ire p., ch. XXVII, § 7.
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1680, en cette fête de sainte Madeleine qui presque chaque année semble avoir marqué pour elle une date décisive, elle fut délivrée de ses peines. Elle parvint alors à un état mystique très élevé, qu'elle qualifie d' « union d'unité », et qu'elle décrit toujours suivant le schéma volontariste canfeldien : « elle trouvait qu'une autre volonté avait pris la place de la sienne, volonté toute divine, qui lui était cependant si propre et si naturelle, qu'elle se trouvait infiniment plus libre dans cette volonté qu'elle ne l'avait été dans la sienne propre » (1).
Quelque temps après, ses affaires la contraignirent d'aller à Paris. Elle y fit la connaissance de l'évêque de Genève, Jean d'Arenthon d'Alex, et lui parla de son désir d'aller à Genève, ou du moins d'obéir à ce qu'elle considérait comme un ordre de Dieu. Il lui proposa de venir à Gex fonder une maison de Nouvelles-Catholiques, et elle accepta24. Elle y fut encouragée d'ailleurs par des personnages de la plus grande piété, en particulier par Dom Claude Martin25, fils de la célèbre Ursuline Marie de l'Incarnation26. Le fait qu'elle dut, pour réaliser sa vocation, quitter ses enfants ne paraissait pas à l'époque tellement inouï : Marie de l'Incarnation précisément l'avait fait, et aussi Mme de Chantal, qu'en cela encore Mme Guyon prétendait imiter. Pour ne pas éveiller
(1) Ibid., ch. XXVIII, § 8.
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l'attention de sa famille, qui l'eût assurément retenue, elle tint ses démarches secrètes. Enfin elle partit au début de juillet 1681, emmenant sa fille, mais sans dire aux siens où elle allait. Le 21 juillet, elle arrivait à Annecy et le lendemain à Gex.
Il s'avéra bien vite que la fondation des Nouvelles-Catholiques serait laborieuse, matériellement et moralement, et Mme Guyon connut de pénibles moments de découragement et de doute. Sur l'invitation de Mgr d'Arenthon, le P. La Combe vint de Thonon la visiter et l'encourager : « Sitôt que je vis le Père, écrit-elle, je fus surpris de sentir une grâce intérieure que je puis appeler communication, et que je n'avais jamais eue avec personne. Il me sembla qu'une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime de l'âme, et retournait de moi à lui, en sorte qu'il éprouvait le même effet » (1). Alors commença entre elle et le P. La Combe cette intimité qui devait provoquer tant de commentaires malveillants, sans que jamais les accusateurs aient pu, semble-t-il, exhiber aucune preuve sérieuse (2). Sur ces entrefaites, Mme Guyon tomba gravement malade et fut guérie d'une manière qu'elle jugea miraculeuse.
(1) Vie,IIe p., ch. II, § 1.
(2) Je ne puis reprendre ici la discussion de ce point qui n'est plus guère contesté d'ailleurs aujourd'hui, et qui a été traité à fond par Bremond dans son Apologie pour Fénelon, et plus encore par R. SCHMITTLEIN, L'aspect politique du différend Bossuet-Fénelon, cf. surtout p. 139 et suiv.
[y ajouter les études clés de J.Orcibal dont « Mme Guyon devant ses juges... », etc.]
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Dans l'intervalle, sa famille de France avait retrouvé sa trace et l'accablait de cinglants reproches; le plus acharné peut-être était son frère le Barnabite. Pour essayer de le faire revenir sur ses positions, elle lui écrivit d'assez nombreuses lettres, dont plusieurs nous sont parvenues (1). Comme il est prévisible, Mme Guyon s'y autorise de l'exemple de Mme de Chantal et de Marie de l'Incarnation, et ajoute : « Que si Dieu permet que vous improuviez mon procédé, je me consolerai dans la droiture de mon intention, dans le désir sincère que j'ai de plaire à Dieu et de faire sa sainte volonté. Le rebut du monde et de toutes les créatures sera ma joie; leurs haines et leurs disgrâces feront mon plaisir et Dieu me fera la grâce de plutôt mourir que de me plaire en autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (2). Cependant, pour apaiser les esprits, elle renonça le 3 février 1682 à la tutelle de ses enfants et le 11 mars suivant à sa fortune, ne se réservant qu'une pension assez modique. Si l'on en croit ce qu'elle a écrit dans son autobiographie, Mme Guyon commit l'erreur de ne point donner au P. de la Motte, son frère, une pension sur laquelle il avait compté, et il en garda une vive
(1) Elles ont été publiées en appendice au T. VI de la Correspondance de Bossuet, p. 531 et suiv. [et dans la Correspondance II, Champion ; dans l’opus Guyon].
(2) Ibid., p. 535.
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rancune, « ainsi qu'il me l'a dit quantité de fois fortement », ajoute Mme Guyon (1).
Mais à Gex les choses ne tardèrent pas à se gâter. D'abord, Mme Guyon et le P. La Combe se brouillèrent avec le doyen de Gex, Garrin. Il est à remarquer que ce dernier, comme d'ailleurs Mgr d'Arenthon, semble bien avoir été de sympathies jansénistes; car, par la manière dont Mme Guyon en parle, il n'est pas douteux qu'il faille voir un ouvrage janséniste dans le « livre suspect » que Garrin prêta un jour à une religieuse de la communauté et que Mme Guyon lui fit rendre (3). D'autre part, elle entra en conflit avec Mgr d'Arenthon, qui eût voulu qu'elle acceptât définitivement la supériorité des Nouvelles-Catholiques de Gex et donnât sa fortune à cette maison; elle refusa, ne voulant point se fixer à Gex. Il semble que d'Arenthon ait pensé se servir du P. La Combe pour qu'il fît pression en ce sens sur sa pénitente, mais il n'y voulut point consentir. Très vite, la vie devint pour Mme Guyon intenable à la communauté de Gex, où d'ailleurs l'on exigeait d'elle des travaux manuels au-dessus de ses forces. Finalement elle se décida à en partir.
(1) Vie, IIe p., ch. VII, § I.
(2) Vie, IIe p., ch. V, § 10. Sur cette brouille, voir PHELIPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, 1732, 2 vol., T. I, p. 6.
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Ces pénibles conflits eurent lieu pendant l'hiver 1681-1682 (1). Mme Guyon se retira chez les Ursulines de Thonon, où sa fille était déjà pensionnaire. Elle s'y installa peu avant le mercredi des Cendres, 11 février 1682 ; le lendemain, le P. La Combe partit prêcher le Carême dans la vallée d'Aoste, et il devait ensuite séjourner à Rome (2). Peu après Pâques, au début d'avril vraisemblablement, elle reçut une visite de Mgr d'Arenthon et subit de nouvelles instances, auxquelles elle ne céda point (3). Le P. La Combe dut revenir à Thonon au début du printemps27, son séjour à Rome28 ayant été assez court (4). Sur ces entrefaites, la fille de Mme Guyon tomba gravement malade29, et fut guérie par une intervention du P. La Combe qu'elle tint pour miraculeuse (5). Au cours du mois de juillet, elle eut la visite d'une de ses soeurs, religieuse Ursuline, qui resta plusieurs mois avec elle (6).
(1) La chronologie de l'histoire de Mme Guyon est souvent fort incertaine et, dans son ouvrage, GUERRIER n'a rien fait pour la clarifier. Je donne les dates que l'état actuel des documents publiés rend vraisemblables.
(2) Vie, IIe p., ch. VI, § Io.
(3) Vie, IIe p., ch. VII, § 13.
(4) Il est vraisemblable, en dépit des erreurs de date, que c'est à ce séjour que fait allusion PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 14.
(5) Vie, IIe p., ch. X, §
(6) Vie, IIe p., ch. IX, § 6.
Au début de l'été, elle fit une retraite sous la direction du P. La Combe. « Dans cette retraite, note-t-elle, il me vint un si fort mouvement d'écrire que je ne pouvais y résister ». Sur l'ordre de son directeur, elle se mit à écrire dans une sorte d'état second, marqué par le sentiment d'une absolue dictée intérieure : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête ». En quelques jours, mue par une « impétuosité étrange », elle mit au jour Les Torrents. C'était là son premier essai littéraire, mais son mysticisme s'y trouvait admirablement résumé. Dans le groupe guyonnien l'ouvrage circula en manuscrit pendant plus de vingt ans, avant d'être finalement imprimé en 1704 (1). Les copies que l'on en possède présentent entre elles des variantes très importantes (2), sans que l'on puisse malheureusement dire dans quelle
(1) Dans une édition des Opuscules spirituels parue à Cologne. Toutes ces impressions qui portent une marque de Cologne semblent en réalité avoir été faites à Amsterdam. Cf. M. MASSON, Fénelon et Mme Guyon, p. VI n. Je n'ai malheureusement jusqu'ici rencontré aucun exemplaire de cette édition de 1704.30
(2) Comparer, par exemple, la copie conservée à la Bibliothèque de Saint-Sulpice avec celle de la Bibliothèque municipale de Sens. Un travail critique serait nécessaire sur ce point. [accompli par Morali dans son édition des Torrents, Millon, Grenoble]. Il est probable que Mme Guyon n'ait écrit d'abord que la première partie, qui d'ailleurs fut la seule publiée en 1704, mais la seconde dut être ajoutée peu après : à peu près tous les manuscrits la contiennent. L'édition Poiret (1712) est faite « sur une copie revue par l'auteur ». Je cite d'après la réimpression de cette édition faite en 1790 par Dutoit.
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mesure l'auteur est responsable de ces modifications. Quant au texte publié et que nous trouvons dans les oeuvres de Mme Guyon, il a été certainement revu par elle en vue de l'impression : un grand nombre de formules peu heureuses et qui avaient fait difficulté y ont été corrigées, quoique le fond n'y ait subi aucun changement 31 .
Les âmes mystiques y sont comparées à un torrent à cause de leur impétuosité à se précipiter vers Dieu, mais Mme Guyon reconnaît d'ailleurs qu'il est des âmes lentes comme les rivières et les fleuves et qu'il ne faut pas porter à l'oraison mystique. Elle ajoute qu'il est aussi des âmes qui sont dans la «voie passive de lumière » (1), qui, sans être « anéanties véritablement » et sans que Dieu les «tire de leur être propre » pour les « perdre en lui », connaissent « des unions admirables ». Quant aux âmes-torrents, elles « cherchent Dieu dans leur fond et sans sortir de chez elle ». Elles entrent dans le recueillement : « Elles ne peuvent dire de prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme, qui n'est pas accoutumée à cela, ne sait ce que c'est, car elle n'a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant, elle ne peut résister à un plus puissant qui l'enlève. Elle ne peut craindre de
(1) Torrents, Ire p., ch. III, § I.
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mal faire, ni ne s'en met pas en peine, car celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre, car, si elle voulait faire effort pour prier, elle sent que celui qui la possède lui ferme la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire » (1). On voit à quel niveau se place Mme Guyon et avec quelle force elle décrit le sentiment de passivité, en ce passage qui est de toute évidence autobiographique.
Le chemin où marche cette âme est la « voie passive en foi ». Au premier degré, l'âme est active d'une « activité amoureuse » et ne connaît que passagèrement les sécheresses. Mais bientôt elle entre dans le second degré, où les consolations lui sont enlevées et où elle doit subir les premières épreuves purificatrices : « Elle voit tout d'un coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l'une l'autre. L'âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu'aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu'elle croyait mortes et qui n'étaient qu'assoupies, se réveillent » (2). Ces épreuves s'entremêlent d'ailleurs à des moments de repos, et conduisent l'âme à un « état de mort » qui est l'aboutissement de ce second degré.
(1) Ire p., ch. IV, § 17.
(2) Ire p., ch. VI, § 6.
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Pour décrire le troisième degré, Mme Guyon développe ce symbolisme funèbre : « Il faut qu'elle soit ensevelie, qu'elle pourrisse et qu'elle soit réduite en cendres » (1). C'est un état de « foi nue », dans lequel Dieu lui-même intervient directement : « Il faut laisser à Dieu de dénuer l'âme » (2). Du reste, toute volonté d'action personnelle de la part de l'âme retarde ici le dénouement. La manière dont Mme Guyon présente ces ultimes épreuves présente une nette parenté avec les idées32 de Canfeld sur l' « anéantissement passif ». L'âme en vient à croire ne plus aimer Dieu : « Elle croit, cette pauvre âme, l'avoir perdu, mais cependant elle n'aima jamais plus fortement ni plus purement » (3).33 Mme Guyon analyse, non sans quelques redites, les étapes de ce dépouillement, qui conduisent au « trépas mystique », et elle autorise ce terme par l'exemple de Jean de Saint-Sanson (4). Puis vient la sépulture, où l'âme doit « se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures » (5). C'est ensuite la pourriture, où « l'âme voit le fond de sa corruption, qu'elle avait ignoré jusqu'alors » (6). Ici, Mme Guyon
(1) Ire p., ch. VII, § 4.
(2) Ibid., § 6.
(3) Ibid., § 9.
(4) La note de Ire p., ch. VII, § 35 semble avoir été ajoutée
par Mme Guyon elle-même, cf. la préface de Poiret, n° 43.
(5) Torrents, Ire p., ch. VIII, § 3.
(6) Ibid., § 8.
emploie une de ces formules métaphoriques qu'on lui reprochera tant : « N'importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l'enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas » (1). Puis l'âme devient poussière et alors commence l'anéantissement, où l'âme ne doit rien faire d'autre que s'abandonner à l'action divine : « L'âme, réduite au néant, y doit demeurer, sans vouloir, lorsqu'elle est poussière, sortir de cet état, ni comme autrefois désirer de revivre. Il faut qu'elle demeure comme ce qui n'est plus » (2). Mais Mme Guyon prend bien soin de remarquer qu'il ne s'agit là que d'un état intermédiaire : « Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve dans ses cendres un germe d'immortalité qui se conserve dans cette cendre et qui prendra vie dans sa saison » (3). Cette série de symboles soigneusement enchaînés, en dépit d'étrangetés superficielles, recouvre une théorie34 extrêmement profonde de la purification mystique, qui rejoint non seulement Canfeld et Jean de Saint-Sanson, mais encore saint Jean de la Croix, dont Mme Guyon a profondément compris la vraie pensée (4).
(1) Ibid., § 11. — (2) Ibid., § 19. — (3) Ibid., § 16.
(4) C'est l'avis de J. BARUZI, Saint Jean de la Croix et l'expérience mystique, Paris, 1931, 2e éd., p. 439 et suiv. Voir également des analyses très intéressantes dans H. DELACROIX, Etudes d'histoire et de psychologie du mysticisme. Les grands mystiques chrétiens, Paris, 1908, p. 139 et suiv.
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Au-delà de cet anéantissement, l'âme commence à ressusciter. Elle entre dans une vie nouvelle qui est vie de Dieu en elle : « Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien, sinon que Dieu est et qu'elle n'est plus, et ne vit plus qu'en lui. Ici l'oraison est l'action et l'action est l'oraison » (1). Il n'y a même plus, en cet état, d'actes distincts des vertus, « les actions n'ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme » (2). C'est un état totalement passif : « L'âme ne pourrait agir si peu que ce soit sans faire une infidélité » (3). En outre, il est à remarquer que Mme Guyon interprète cette union dans une perspective profondément christologique : « L'âme, au sortir du tombeau, se trouve, sans savoir comment cela s'est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état » (4). Ici se reconnaît l'influence de Jean de Bernières, qui écrivait, par exemple, à un dirigé : « L'esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu'extérieurs ; c'est la plus grande grâce que l'on
(1) Torrents, Ire p., ch. IX, § 6.
(2) Ibid., § 7.
(3) Ibid., § 16.
(4) Ibid., § 20.
puisse recevoir en la terre » (1). Mme Guyon prend soin de remarquer que c'est là d'ailleurs un point d'aboutissement35 et que « l'âme dans toute sa voie n'a point de vues distinctes de Jésus-Christ » (2).
Dans une seconde partie, qui fut ajoutée après coup, Mme Guyon décrit avec plus de précision cette « vie ressuscitée ». Elle montre que l'âme y retrouve la liberté de l'action : « C'est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut » (3). Elle y atteint à une sorte d'impeccabilité pratique : « Cette âme participe à la pureté de Dieu, ou plutôt toute pureté propre, qui n'est qu'une pureté grossière, ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en lui-même subsiste dans ce néant, mais dans une manière si réelle que l'âme est dans une parfaite ignorance du mal, et comme impuissante de le commettre. Ce qui n'empêche pas que l'on ne puisse toujours déchoir, mais cela n'arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l'âme, qui ne lui laisse aucune propriété : la seule propriété peut causer le péché, car qui n'est plus ne peut pécher » (4). Mme Guyon y retrouve le
(1) J. DE BERNIÈRES. OEuvres spirituelles, Liège, 1676, p. 438. On trouve sur bien d'autres points de nombreux rapprochements entre Bernières et Mme Guyon.36
(2) Torrents, Ire p., ch. IX, § 25.
(3) IIe p., ch. I, § 3.
(4) IIe p., ch. II, § 2.
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thème de la déiformité, cher aux mystiques de l'école abstraite : elle se sert de la comparaison de la digestion pour expliquer comment l'âme doit devenir « une avec Dieu » (1), de telle sorte que « c'est la conduite de cette âme, de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion; ici toute réflexion est bannie, et l'âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire » (2). Elle parvient à une telle indifférence que « si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé » (3). Elle voit la racine de cette indifférence dans le fait qu'en cet état « il y a une séparation si entière et si parfaite des deux parties, l'inférieure et la supérieure, qu'elles vivent ensemble comme étrangères » (4). Pour l'exprimer, Mme Guyon a même recours à une formule malheureuse : « Si une personne dont la volonté serait perdue et comme abîmée et transformée en Dieu était réduite par nécessité à faire des actions de péché, elle les ferait sans pécher ». Cette phrase lui ayant été plus tard
(1) IIe p., ch. III, § 2.
(2) IIe p., ch. IV, § 2.
(3) Ibid., § 6.
(4) IIe p., ch. II, § 4.
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cruellement reprochée par l'évêque de Chartres, Godet des Marais (1), elle la corrigea en y ajoutant « comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres » (2). Tout culmine dans un état contemplatif d'union essentielle, qui suppose que même l'humanité du Christ est dépassée : « Toutes créatures, célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même, comme il était avant la création » (3).
Tels sont les Torrents, l'ouvrage le plus ésotérique37 de Madame Guyon (4), livre bavard et désordonné, mais d'une doctrine très élevée et où abondent les trouvailles admirables. Peu après l'avoir écrit, le 14 septembre 1682, elle tomba encore une fois gravement malade et languit tout l'hiver (5). Cette maladie fut accompagnée d'une nouvelle évolution de sa vie mystique. Elle connut alors ce qu'elle appelle l'état d'enfance : « Je fus réduite à un état de petit enfant, mais état qui ne paraissait qu'à ceux qui en étaient capables, car pour les autres je paraissais dans une situation
(1) Dans son mandement de condamnation du 21 novembre 1695. Le voir à la fin de la 2e éd. de l'Instruction pastorale de Bossuet.
(2) I p., ch. IV, § m.
(3) lI p., ch. IV, § 6.
(4) C'est ainsi que le considérait le Cardinal Le Camus.
Cf. Lettres du Cardinal Le Camus, publié par le P. INGOLD, Paris, 1892, p. 573. Il ne fut pourtant jamais mis à l'Index.
(5) Vie, IIe p., ch. XII, § 6.
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ordinaire. Je fus mise dans la dépendance de Jésus-Christ enfant, qui voulait bien se communiquer à moi dans son état d'enfance et que je le portasse tel » (1). On peut se demander si ce ne fut pas dans le climat de ces expériences qu'elle composa sa Règle des Associés à l'Enfance de Jésus, très bref opuscule qui fut imprimé à Lyon dès 1685, avec une préface très élogieuse du vicaire général Morange (2). Il faut noter cependant que ce petit livre pose un problème d'attribution, et qu'on peut se demander s'il est vraiment l'oeuvre de Mme Guyon. L'édition de Lyon est anonyme, naturellement, suivant l'usage alors courant, et l'on ne peut citer aucun document d'époque qui l'attribue formellement à Mme Guyon. Dans son mémoire apologétique de 1694 et dans son acte du 15 avril 1695, Mme Guyon ne mentionne, comme oeuvres d'elle déjà publiées, que le Moyen court et le Commentaire du Cantique, et ne dit pas un mot de la Règle (3). Enfin, vers 1730, dans sa Bibliothèque janséniste, le P. Colonia affirme que ce livre « est reconnu aujourd'hui pour être l'ouvrage de M. de Bernières, connu par d'autres ouvrages de piété d'un caractère assez singulier » (4); malheu-
(1) Ibid.
(s) Un exemplaire à la Bibliothèque Nationale.
(3) U. L., T. VI, p. 557. — F., T. IX, p. 58.
(4) Bibliothèque janséniste, s. 1., 1735, P. 481. D'après R. HEURTEVENT, Les ouvres spirituelles de Jean de Bernières, Paris, 1938, p. 113, ce texte figure déjà dans une édition de 1729. M. HEURTEVENT refuse de prendre au sérieux cette attribution. La Règle fut mise à l'Index en 1689.
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reusement, il ne donne pas ses raisons. En revanche, la préface de Morange affirme nettement que l'auteur de la Règle est une femme (1). Mgr d'Arenthon38, Bossuet, Noailles, Godet des Marais (2) l'ont condamnée parmi les oeuvres imprimées de Mme Guyon. Dans la préface de sa Réfutation des Quiétistes, Nicole dit que la Règle passe pour être d'elle. Dans sa lettre à Mme Guyon du 9 juin 1696, Edme Pirot en parle clairement comme d'un ouvrage de sa correspondante (3). Enfin le ministre Poiret, en 1712, a placé la Règle dans son édition des Opuscules spirituels de Mme Guyon, où se trouvent, il est vrai, quelques textes du P. La Combe et de Falconi. En réalité, il est probable que Mme Guyon l'ait écrite en se servant de textes déjà existants : la dédicace à l'Enfant-Jésus précise que « diverses personnes ont contribué de leurs réflexions pour l'écrire » (4).
(1) Opuscules spirituels, éd. de 1790, T. II, p. 354.
(2) Voir les actes réunis à la fin de la 2e édition de l'Instruction pastorale sur les états d'oraison, de Bossuet.
(3) U. L., T. VIII, p. 466.
(3) Ed. de 1790, T. II, p. 357. Je n'ai malheureusement pas pu jusqu'ici préciser de quels documents s'est servie Mme Guyon. Ce texte ne ressemble nullement à ceux de Marguerite du Saint-Sacrement, mais il y aurait lieu de chercher de ce côté.
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Ce fut également à cette époque qu'elle découvrit sa maternité spirituelle. Elle en avait eu une première idée dans la retraite qu'elle avait faite au début de l'été 1682 : « Ce fut là où je sentis la qualité de mère spirituelle, car Dieu me donnait un je ne sais quoi pour la perfection des âmes, que je ne pouvais cacher au P. La Combe » (1). Pendant sa maladie, elle sentit se préciser en elle cette idée, que sa mission était de faire naître un grand nombre d'autres âmes à la vie mystique. « J'appris le secret de la fécondité et maternité spirituelles, et comment l'Esprit-Saint rend les âmes fécondes en lui-même, leur donnant de communiquer aux autres le Verbe qu'il leur communique » (2). Dans la nuit du 2 au 3 février (3) 1683, étant « fort éveillée » (4), elle eut une sorte de vision intellectuelle où elle se vit elle-même « sous la figure de cette femme de l'Apocalypse qui a la lune sous ses pieds, environnée du soleil, douze étoiles sur sa tête ». Elle continue sa comparaison et y trouve le symbole de sa mission
(1) Vie, IIe p., ch. XI, § 4.
(2) Vie, IIe p., ch. XIII, § 8.
(3) Cette date résulte de confidences de Mme Guyon à Bossuet, notées par lui en marge d'une copie de la lettre écrite par Mme Guyon le 28 février, cf. U. L., T. VI, p. 543. Voir aussi PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 23.
(4) Cette vision est évidemment tout à fait distincte du « songe » dont elle parle dans la lettre du 28 février et qui d'ailleurs concerne le P. La Combe.
spirituelle : « J'étais grosse d'un fruit que vous vouliez que je communicasse à tous mes enfants, soit de la manière que j'ai dit (1), soit par mes écrits, le démon était cet effroyable dragon qui ferait ses efforts pour dévorer le fruit, et des ravages horribles par toute la terre ». Elle ajoute enfin : « Vous m'assurâtes dans le silence ineffable de votre parole éternelle que vous me donneriez des millions d'enfants que je vous donnerais par la croix » (2).39 Tombé entre les mains peu délicates de Bossuet, ce passage lui fournira l'occasion d'un de ses plus terribles persiflages (3). L'indéniable exaltation qui s'y manifeste s'explique aisément si l'on songe qu'à cette date elle avait depuis vingt-deux jours une fièvre violente et continue (4). Le P. La Combe l'ayant quittée peu après pour aller prêcher le Carême, elle lui écrivit le 28 février une lettre où elle lui signale qu'elle vient de faire « un songe qui marque d'étranges renversements » et qui annonce pour le P. La Combe lui-même
(1) Par les « communications silencieuses » dont nous allons parler.
(2) Vie, IIe p., ch. XIV, § 2 et 3.
(3) Dans la Relation sur le quiétisme, IIe sect., § 11-16. B., T. XX, p. 96 et suiv. Dans son Apocalypse avec une explication, Paris, 1689, p. 238. Bossuet applique cette image à l'Eglise persécutée (B., T. II, p. 462 et suiv.). Dans son propre commentaire (Ed. de 179o, p. 171) Mme Guyon envisage trois sens possible qui s'enchaînent : la vérité, l'Eglise, l'oraison.
(4) Vie, IIe p., ch. XIII, § 4.
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les pires persécutions; puis elle revient sur sa vision apocalyptique et l'interprète toujours dans le même sens (1).
Enfin, au cours de sa maladie, Mme Guyon fit une autre découverte : celle des « communications silencieuses » qui lui montrèrent que « les hommes pouvaient dès cette vie apprendre le langage des anges ». Elle en eut d'abord l'expérience avec le P. La Combe : « Peu à peu, écrit-elle, je fus réduite à ne lui parler qu'en silence; ce fut là que nous nous entendions en Dieu d'une manière toute ineffable et toute divine. Nos coeurs se parlaient et se communiquaient une grâce qui ne se peut dire ». Elle connut ensuite le même phénomène avec d'autres personnes « mais avec cette différence, que pour les autres je ne faisais que leur communiquer la grâce dont elles se remplissaient auprès de moi dans ce silence sacré, qui leur communiquait une force et une grâce extraordinaire, mais je ne recevais rien d'elles » (2). Un peu plus tard, elle notera : « Tous ceux qui sont mes véritables enfants ont d'abord tendance à demeurer en silence auprès de moi, et j'ai même
(1) Voir cette lettre à la fin du T. III de la Vie, lettre II. Cf. U. L., T. VI, p. 542. Contrairement à ce que pense Urbain, il n'y a aucune raison de douter de la date donnée par Phelipeaux, qui en cite la plus grande partie, Relation, T. I, p. 23 et suiv. Bossuet y fait allusion dans sa Relation, loc. cit.
(2) Vie,IIe p., ch. XIII, § 5.
l'instinct de leur communiquer en silence ce que Dieu me donne pour eux » (1). Ce sont là ces « plénitudes » dont se moquera Bossuet (2), mais sans essayer un instant de discerner ce qui, sous ces apparences de névrose, pouvait être grâce véritable.
Mme Guyon retrouva la santé en la fête de l'Invention de la Sainte-Croix, le 3 mai 1683. Elle en profita naturellement pour intensifier son apostolat mystique. Il semble bien que les Ursulines de Thonon y aient été elles-mêmes gagnées : « La supérieure eut de fortes croix à mon occasion », note-t-elle (3). Cela n'améliora point les relations avec Mgr d'Arenthon, qui lui reprochait, ainsi qu'au P. La Combe, d'introduire partout une spiritualité trop personnelle. C'est ce qu'il expliquait dans une lettre du 29 juin 1683, qui pourrait bien avoir été adressée précisément à cette supérieure des Ursulines : « Elle donne un tour à ma disposition à son égard qui est sans fondement. Je l'estime infiniment et par-dessus le P. de La Combe. Mais je ne puis approuver qu'elle veuille rendre son esprit universel et qu'elle veuille l'introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n'ai que ce grief
(1) Ibid., 5 8.
(') Relation, IIe sect., § 3 et suiv., B., T. XX, p. 92.
(') Vie, IIe p. id, ch. XIV, § 6.
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contre elle. A cela près, je l'estime et je l'honore au-delà de l'imaginable » (1). En outre, le voisinage du lac lui était défavorable. Toutes ces raisons la firent résoudre, très vraisemblablement au début de l'été 1683, à quitter les Ursulines (2). Elle se retira donc dans une petite maison assez misérable, mais éloignée du lac. Dans l'intervalle, le P. La Combe avait été appelé par l'évêque de Verceil, et Mme Guyon elle-même l'avait encouragé à répondre à cette invitation. Plus rien ne la retenait donc dans le diocèse de Genève, d'où Mgr d'Arenthon eut d'ailleurs été content de la voir partir, tout aussi bien que le P. La Combe : « On me faisait prier de sortir du diocèse », écrit-elle (3). Finalement, elle se décida à partir pour Turin, où elle entretenait d'amicales relations avec la marquise de Pruney, soeur d'un ministre et secrétaire d'état (4).
(1) Lettre citée par Fénelon, qui en détenait l'original, dans sa Réponse à la Relation, ch. I. : F., T. III, p. 7. Il me parait vraisemblable qu'elle lui ait été remise par Mme Guyon elle-même.
(2) La lettre citée de Mgr d'Arenthon me semble contemporaine de la retraite de Mme Guyon. Elle se trompe certainement lorsqu'elle écrit (Vie, IIe p., ch. XIV, § 6) qu'elle est restée environ deux ans et demi chez les Ursulines. Il faut lire un an et demi.
(3) Vie, IIe p., ch. XV, § I.
(4) Voir dans PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 8, la lettre écrite par le P. La Combe à Mgr d'Arenthon à son départ de Thonon.
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Elle y dut arriver au début de l'automne 1683 (0, accompagnée du P. La Combe, qui repartit peu après pour Verceil. Sa belle-mère, Anne de Troyes, étant morte le 23 septembre (2), sa famille, en France, avait dû régler d'assez complexes affaires de succession. On l'avait d'ailleurs fait sans elle et l'on avait donné comme tuteur à ses enfants un parent de son mari, nommé Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris. Cependant, son fils aîné vint, à la fin d'octobre ou dans le courant de novembre, avec l'intention de la ramener. Mais elle jugea qu'elle serait « entièrement inutile » et refusa d'entreprendre un voyage que d'ailleurs la mauvaise saison rendait presque impossible (3). Elle eût pu espérer un séjour tranquille à Turin, où elle conquit rapidement de solides amitiés. Pourtant, il n'en fut rien. Si l'on en croit Mme Guyon, Mgr d'Arenthon l'y poursuivit de son hostilité en écrivant des lettres contre elles. Il semble d'autre part qu'il se soit mis en rapport avec le P. de la Motte, qui actionna contre elle les Barnabites de Turin. Elle se heurta donc aux oppositions et aux bruits défavorables qu'elle avait connus à Thonon, mais qui ne l'empêchèrent pas d'y continuer son apostolat mystique.
(1) C'est la date rendue vraisemblable par la visite de son fils, mentionnée plus bas.
(3) U. L., T. VI, p. 6 n.
(4) Vie, IIe p., ch. XV, § 4.
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Ce fut à Turin qu'elle eut ce songe étrange, dont Bossuet plus tard tirera contre elle un si cruel parti. Elle s'y vit gravir une montagne escarpée, au sommet de laquelle l'Epoux l'accueillit dans un bois de cèdres. « Il y avait dans ce bois une chambre, et dans cette chambre deux lits. Je lui demandai pour qui étaient ces deux lits. II me répondit : Il y en a un pour ma Mère et l'autre pour vous, mon Epouse » (1). Toute cette imagerie est visiblement inspirée par le Cantique des Cantiques.
Cependant, la campagne contre Mme Guyon continuait, et la marquise de Pruney finit par se lasser de cette compromettante protégée; par ailleurs, ses affaires l'obligèrent à s'absenter quelque temps de Turin. Mme Guyon comprit qu'il lui fallait s'en aller. Elle hésitait à se rendre à Verceil, et d'ailleurs le P. La Combe préférait qu'elle n'y vint pas, craignant de soulever de nouvelles médisances. Ce fut le P. La Combe lui-même qui dénoua la situation au début du printemps 1684: « Je fus fort surprise, lorsque je m'y attendais le moins, de voir le P. La Combe arriver de Verceil et me dire qu'il fallait m'en retourner à Paris sans différer un moment. C'était le soir; il me dit de partir le lendemain matin » (2). Non sans quelque contrariété, le P. La Combe accepta de
(1) Vie, IIe p., ch. XVI, § 7.
(2) Vie, IIe p., ch. XVII, § 6.
l'accompagner, au moins jusqu'à Grenoble. Ils y arrivèrent quelques jours plus tard, et Mme Guyon y logea chez une de ses amies : « Lorsque je fus là, le P. La Combe et cette dame me dirent de ne pas passer outre, et que Dieu voulait se glorifier en moi et par moi dans ce lieu-là » (1). Peu après, le P. La Combe repartit pour Verceil, laissant Mme Guyon aux prises avec une nouvelle étape de son apostolat mystique : « Je me sentis tout à coup revêtue d'un état apostolique, et je discernais l'état des âmes des personnes qui me parlaient ». Bientôt, ce fut chez elle un défilé interminable de gens qui venaient demander des conseils : « Cela vint à tel excès que, pour l'ordinaire, depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir, j'étais occupée à parler de Dieu. Il venait du monde de tout côté, de loin et de près, des religieux, des prêtres, des hommes du monde, des filles, femmes et veuves » (2). En peu de temps, Mme Guyon devint, dans le diocèse, une célébrité (3).40.
(1) Vie, IIe p., ch. XVII, § 7.
(2) Ibid.
(3) La date de l'arrivée de Mme Guyon à Grenoble est déterminée par sa lettre du 12 décembre, mentionnée plus bas, qui montre qu'elle était là depuis six mois au moins, ayant eu le temps d'y écrire tout son commentaire de l'Ancien Testament. La date donnée par Urbain, novembre 1684, est certainement trop tardive; cf. U. L., T. VII, p. 491 n. Celle avancée par Mgr Bellet, printemps 1685 (Le Camus, p. 193) est fantaisiste.
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Elle semble avoir particulièrement réussi avec les Capucins, dont elle fit la connaissance par l'intermédiaire d'un frère quêteur; elle en arriva même à jouer à leur noviciat le rôle d'un véritable directeur spirituel. De fait, dix ans plus tard, le Cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, confirmera « qu'elle allait souvent au Verbe Incarné » — il s'agit d'une maison de religieuses enseignantes appartenant à la congrégation fondée à Lyon par Jeanne de Matel - « où plusieurs personnes de piété se trouvaient, même des novices de Capucins, et qu'elle y parlait de spiritualité et dogmatisait » (1). Elle fit également des disciples parmi les Chartreux : « Notre-Seigneur me donna un très grand nombre d'enfants et trois religieux fameux d'un ordre dont j'ai été et suis encore fort persécutée » (2). Il semble même qu'elle ait fait un voyage à la Grande-Chartreuse, mais elle se heurta à l'hostilité du général, Dom Innocent Le Masson, qui fut plus tard un de ses adversaires les plus acharnés (3). Elle eut plus de succès auprès des Chartreuses, spécialement à Prémol : elle leur donna « un commentaire sur le Cantique des Cantiques et leur apprit beaucoup de choses de spiritualité, dont
(1) F., T. IX, p. 61. La même note dans une lettre de Le Camus de 1697. Lettres de Le Camus p. 572. U. L., T. VII,
1 p. 490.
(2) Vie, IIe p., ch. XX, § 8.
(a) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 13.
le Père général des Chartreux ne fut pas content » (1). Ultérieurement, en effet, Innocent Le Masson écrivit une lettre circulaire aux prieures des Chartreuses, pour combattre la spiritualité de Mme Guyon (2). Elle dut avoir aussi des relations avec les Bénédictins, en particulier avec Dom Nicolas Richebracque, prieur de Saint-Robert de Cornillon (3). Elle fit enfin des adeptes dans le clergé séculier puisqu'elle signale parmi ceux qui lui furent « donnés plus particulièrement » trois curés, un chanoine et un grand-vicaire. L'un des curés est certainement ce Rouffié, que nous retrouverons plus tard comme approbateur du Moyen court. Quant au grand-vicaire, on ne saurait songer à l'oratorien Bernard Lamy qui portait alors ce titre (4) : les phrases très dures qu'il écrivit un peu plus tard contre les quiétistes nous l'interdisent; il s'agit assurément d'un de ses collègues.
L'évêque de Grenoble était à cette époque Etienne Le Camus, qui devint un peu plus tard Cardinal (5). Au début, il ne connut guère Mme
(1) F., T. IX, p. 61.
(2) CH. BELLET, Histoire du Cardinal Le Camus, Paris, 1886, p. 200 n.
(3) F., T. IX, p. 61.
(4) Renseignement fourni par M. F. GIRBAL, qui prépare
une biographie du P. Lamy.
(5) Voir sur lui sa biographie par Mgr Bellet, mentionnée
plus haut; Mgr Bellet se refuse malheureusement à voir,
en bien des affaires, l'évidente duplicité de son personnage.
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Guyon. En effet, peu après son arrivée, vers le milieu d'avril 1683, il partit pour célébrer le mariage du prince de Savoie, et fit ensuite sa tournée pastorale (1); il ne revint à Grenoble qu'après une absence d'à peu près quatre mois (2), et c'est alors seulement que l'apostolat mystique de Mme Guyon retint son attention. Il semble que Le Camus ait porté d'abord sur elle un jugement bien moins sévère que celui qu'il manifestera plus tard. Mis en demeure de s'expliquer, il conviendra qu'il « n'avait jamais vu que beaucoup de vertu et de piété en elle » (3). Mais Le Camus était fort opposé au mysticisme, par tempérament comme par formation, et de plus soucieux de se conserver l'appui du parti janséniste : il est donc certain qu'il fut hostile au prosélytisme spirituel de Mme Guyon. A l'égard du P. La Combe, il se vantera ultérieurement de lui avoir refusé les pouvoirs de confesser et de prêcher (4), mais il avouait ailleurs : « Je n'ai jamais parlé qu'un instant au P. de La Combe, et il n'a demeuré que très peu de temps dans mon diocèse » (5), ce qui
(1) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 436.
(2) Ibid., p. 572. Urbain, ds. U. L., T. VII, p. 492, a tort
de taxer cette phrase d'invraisemblance. Cependant, je
pense, comme lui, que la lettre d'où elle est tirée est suspecte.
(3) F., T. IX, p. 62.
(4) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 572.
(5) U. L., T. VII, p. 492 n.
est l'exacte vérité. En fait, en avril 1685, il écrira à d'Arenthon que le P. La Combe lui avait paru « fort sage et fort posé » (0.
En plus de son rôle de conseillère et conférencière, Mme Guyon eut, pendant son séjour à Grenoble, une activité littéraire considérable. Ce fut là qu'elle composa la majeure partie de son commentaire de la Bible, écrivant toujours suivant la même méthode, dans une sorte d'état second et comme si elle ne faisait qu'obéir à une dictée intérieure, avec une incroyable rapidité : « J'écrivis le Cantique des Cantiques en un jour et demi, et encore reçus-je des visites » (2). Le 12 décembre 1684, elle pouvait écrire à son frère Dom Grégoire Bouvier, Chartreux : « En moins de six mois l'Ancien Testament a été achevé, qui est un ouvrage de plus d'une rame de papier, et en des maladies continuelles, sans que l'interruption interrompit le sens, et sans qu'il me fût nécessaire de le relire » (3). Ces commentaires sont en effet extrêmement abondants. Il faut avouer que les redites y sont nombreuses, et qu'en substance ils ajoutent peu aux Torrents et au Moyen court. Pourtant les beautés de détail s'y rencontrent fréquemment, et bien des passages fort réussis mériteraient d'être sauvés de l'oubli. Ils furent
(1) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 446.
(2) Vie, IIe p., ch. XXI, § 9.
(3) U. L., T. VI, P. 548.
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très lus à l'époque, et de multiples copies en circulèrent; celles que nous connaissons aujourd'hui présentent entre elles des variantes qui exigeraient une étude critique approfondie. Seul le commentaire sur le Cantique des Cantiques, qui est d'ailleurs un des meilleurs morceaux, fut publié presque immédiatement, à Lyon, en 1688 (1). Comme il est prévisible, la Bible tout entière y est interprétée dans le sens d'un symbolisme mystique, et le tout forme un commentaire continu que Poiret publia, en vingt volumes, de 1713 à 1715, après s'être donné beaucoup de mal pour en récupérer les copies manuscrites, Mme Guyon elle-même ne les possédant plus (2).
Ce fut enfin au cours de son séjour à Grenoble que Mme Guyon fit paraître le plus célèbre et le plus répandu de ses ouvrages. Elle le fit à la prière d'un conseiller au Parlement, nommé Giraud, homme d'une grande piété (3). Ce dernier ayant vu sur la table de Mme Guyon une méthode
(1) Chez Briasson. Un exemplaire à la Bibliothèque Nationale. Le volume porte la date 1688, mais l'achevé d'imprimer est du 15 septembre 1687 et il semble d'ailleurs que l'ouvrage ait circulé dès cette date, comme le montre la lettre circulaire de d'Arenthon, de novembre 1687, qui le condamne parmi d'autres livres tous imprimés. Parmi les approbateurs, on retrouve un certain Terrasson, syndic du clergé de Lyon, qui avait déjà approuvé la Règle des Associés et le Moyen court.
(2) Il faut lire à ce sujet sa préface, qui est très intéressante.41
(4) Voir ce qu'en dit Dom Richebraque, F., T. IX, p. 62.
d'oraison qu'elle avait composée assez longtemps auparavant, cet écrit lui plut. Il le répandit en copies, et finalement le fit imprimer en mars 1685, au moment même ou Mme Guyon allait quitter Grenoble. L'approbation nécessaire avait été donnée par un certain Rouffié, docteur en théologie et curé de Grenoble, le 7 mars 1685. Ce petit volume portait le titre de Moyen court et très facile pour l'oraison, que tous peuvent pratiquer et arriver par là à une haute perfection (1).
Il est malaisé de déterminer la date exacte de composition du Moyen court, mais tout permet de croire que Mme Guyon l'écrivit à Turin au cours de l'hiver 1683-1684. Elle y exhorte les fidèles à « l'oraison du coeur », qu'elle définit « l'application du coeur à Dieu et l'exercice intérieur de l'amour », expression qu'elle interprète en un sens nettement hostile aux méthodes à caractère logique. En ces années, l'expression est dans l'air : en 1683 parait l'Oraison du coeur du Dominicain Piny, et en 1684 un chanoine d'Arras, Montfort, publie un opuscule sous ce même titre; un peu plus tard, en 1687, Querdu Le Gall donnera son Oratoire du Coeur (2). Tous sont d'accord avec Mme Guyon
(1) A Grenoble, chez Jacques Petit. Un exemplaire à la Bibliothèque nationale. On y trouve également des réimpressions de Lyon 1686, Paris 1686 et 1690, Rouen 169o. L'ouvrage fut mis à l'Index en traduction italienne le 3 mai 1689.42
(2) Cf. BREMOND, Histoire, T. VII, p. 321 et suiv.
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pour faire du coeur le symbole d'une affectivité volontariste et non point sentimentale : pour eux, coeur, amour et volonté s'identifient (1). Par une indétermination qui est assez commune chez les mystiques, on ne sait si elle prend comme base de départ la simple omniprésence naturelle de Dieu dans les choses, ou sa présence dans l'âme par la grâce; c'est probablement les deux à la fois : « Rien n'est plus aisé que d'avoir Dieu et de le goûter. Il est plus en nous que nous-mêmes. Il a plus de désir de se donner à nous que nous de le posséder. Il n'y a que la manière de le chercher, qui est si aisée et si naturelle, que l'air qu'on respire ne l'est pas davantage » (2). C'est là d'ailleurs un thème d'inspiration augustinienne. Pour s'y introduire progressivement, elle indique deux moyens d'initiation, qui sont la méditation et la lecture méditée. Puis vient l'oraison de simplicité, où le « goût de la présence de Dieu » donne à l'âme de longs moments de silence intérieur (3). C'est à ce moment que doit commencer l'abandon, « qui est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu » (4), de telle sorte qu'on s'oublie soi-
(1) Sur ce point je me permets de renvoyer à mon article
« Le coeur chez les spirituels du XVIIe siècle », dans le Dictionnaire de spiritualité, col. 2300 et suiv.
(2) Ch. I, § 5.
(3) Ch. IV.
(4) Ch. VI, § 3.
même pour ne penser43 qu'à Dieu. Puis Mme Guyon détaille divers aspects de cette voie d'abandon, en particulier à l'égard de la mortification et des autres vertus. Par quoi l'âme parvient à une conversion totale, qui rappelle beaucoup l'introversion des mystiques rhéno-flamands : « Le seul exercice qu'elle peut et doit faire, avec la grâce, c'est de se faire effort pour se tourner et ramasser au-dedans. Après quoi, il n'y a plus rien à faire que de demeurer tourné du côté de Dieu dans une adhérence continuelle » (1).
Peu à peu, l'âme parvient à un véritable silence intérieur, et c'est l'oraison de simple présence de Dieu, ou de contemplation active : « C'est alors, écrit Mme Guyon, qu'il est de grande conséquence de faire cesser l'action et l'opération propre pour laisser agir Dieu » (2). Si l'âme y est fidèle, elle est peu à peu conduite à l'oraison infuse, où d'ailleurs l'acte de l'âme ne se perd pas, mais où il est influé abondamment par l'action divine. A ce moment, la présence de Dieu « commence d'être infuse et presque continuelle. L'âme jouit dans son fond d'un bonheur inestimable. Elle trouve que Dieu est plus en elle qu'elle-même » (3). Et Mme Guyon ajoute, en une formule dont l'absolutisme apparent a pu choquer : « Qu'elle demeure donc
(1) Ch. XI, § I.
(2) Ch. XII, § 2.
(3) Ch. XIII, § 1.
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fidèle à cet état et qu'elle se donne bien garde de chercher d'autre disposition quelle qu'elle soit que son simple repos, soit pour la confession ou communion, action ou oraison. Il n'y a rien à faire qu'à se laisser remplir de cette effusion divine » (1).
Mme Guyon examine ensuite diverses conséquences qui résultent de cet état. Dans l'examen de conscience, nous devons « attendre plus de Dieu que de notre propre recherche la connaissance de nos péchés » (2). Dans la confession, un amour doux et tranquille s'empare souvent du coeur lorsque l'âme veut former un acte de contrition44. De même pour les prières vocales : « L'âme n'est pas plutôt appelée au silence intérieur qu'elle ne doit pas se charger de prières vocales, mais en dire peu ; et lorsqu'elle les dit, si elle y trouve quelque difficulté et qu'elle se sente attirée au silence, qu'elle demeure et qu'elle ne fasse point d'effort, à moins que les prières ne fussent d'obligation. En ce cas, il faut les poursuivre » (3). En outre « l'âme se trouvera dans un état d'impuissance de faire des demandes à Dieu » (4) et se contentera de « vivre d'abandon et de foi ». Finalement, Mme Guyon montre comment la prière rejoint le sacrifice : « Cette âme monte de la sorte à son
(1) Ibid., § 3.
(2) Ch. XV, § I.
(3) Ch. XVI, § 2.
(4) Ch. XVII, § 1.
Dieu. Mais pour cela, il faut qu'elle se laisse détruire et anéantir par la force de l'amour. C'est un état de sacrifice45 essentiel à la religion chrétienne » (1). De telles formules évoquent, à travers Bernières, le P. de Condren.
Viennent ensuite deux longs chapitres apologétiques où Mme Guyon établit que, dans l'oraison de silence, l'âme ne demeure pas inactive, mais qu'elle « agit plus noblement et avec plus d'étendue qu'elle ne fit jamais », puisqu'elle « agit par dépendance du mouvement de la grâce » (2). Puis, après avoir exhorté les directeurs à y acheminer les âmes, elle conclut en rappelant que c'est là seulement le stade élémentaire de la vie mystique. Pour monter plus haut et parvenir véritablement à la vie unitive, il est nécessaire qu'interviennent les purifications passives. A ce point, Mme Guyon rejoint ce qu'elle a déjà exposé dans les Torrents, dont le Moyen court constitue ainsi comme le préambule.
Dès sa publication, ce petit opuscule paraît avoir connu un vif succès. Les Capucins de Grenoble en achetèrent quinze cents exemplaires et les distribuèrent dans toute la région (3). Mais déjà l'auteur en était reparti vers de nouvelles aventures. Il semble qu'au début de 1685 la cam-
(1) Ch. XX, § 3.
(2) Ch. XXI, § i.
(3) Vie, IIe p., ch. XXI, § 10.
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pagne contre Mme Guyon se soit intensifiée : « On disait que j'étais sorcière, que c'était par magie que j'attirais les âmes, que tout ce qui était en moi était diabolique » (1). Dans une lettre écrite un peu plus tard à d'Arenthon, Le Camus y ajoute quelques accusations plus précises : « Elle a écrit qu'elle avait un grand éloignement de la confession, jusqu'à croire s'en pouvoir passer quinze ans entiers. Elle a écrit à un autre qu'on venait à un tel état d'union avec Dieu qu'on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence étant auprès des hommes, comme Eve était auprès d'Adam » (2). Pour couper court aux difficultés, Le Camus lui fit conseiller par Magnon, son aumônier, d'aller passer quelque temps à Marseille et en Provence (3). Elle partit donc vers le milieu de mars 1685 (4), accompagnée de Magnon et d'un autre prêtre. Arrivée à Marseille, elle dut constater que sa réputation l'y avait précédée et que le groupe janséniste était bien décidé à ne point lui permettre d'y demeurer. Ils intervinrent en ce sens à l'évêché et provoquèrent divers incidents. Elle eut cependant le temps de voir François Malaval, le mystique aveugle, et de rendre visite
(1) Vie, IIe p., ch. XXII, § I.
(2) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 445. Texte complet publié par Ritter dans la Revue Savoisienne en 1893.
(3) BELLET, Le Camus, p. 191. Cf. Vie, IIe p., ch. XXII, § 2.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 14. Elle partit après le 7, date de l'approbation de Rouffié.
à l'évêque. C'était pour lors Charles-Gaspard de Vintimille, qui devait mourir archevêque de Paris. Il se plaignit à Mme Guyon d'avoir eu lui-même à souffrir de l'hostilité des jansénistes, auxquels il était très opposé (1). Elle préféra ne pas prolonger sa présence à Marseille. Au bout de huit jours elle en repartit avec l'intention de se rendre à Turin. D'extraordinaires et dangereuses aventures la contraignirent à modifier plusieurs fois son itinéraire. Finalement, au soir du Vendredi-Saint, i 2. avril 1685, elle arriva à Verceil.
Il semble que le P. La Combe, qui exerçait fort tranquillement son ministère auprès de l'évêque de Verceil, ait été plutôt contrarié de cette arrivée inopinée, prévoyant bien que les difficultés ne tarderaient pas à recommencer (2). Tout finit par s'arranger, et Mme Guyon connut quelques mois de relative tranquillité. Protégée par l'évêque, elle put s'adonner à son apostolat mystique et terminer son explication de l'Ecriture sainte en écrivant son commentaire de l'Apocalypse, qui en est un des morceaux les plus intéressants (3). Malheu-
(1) Il le prouva par sa conduite à Aix et à Paris. Nous sommes mal renseignés sur les incidents dont il est ici question. Sur la manière dont les jansénistes le jugeaient, cf. Lettres de Germain Vuillart, publiées par Ruth CLARK, Paris,1951, p. 367. Nommé en 1684, il ne fut sacré qu'en 1692.
(2) Vie, IIe p., ch. XXIV, § I.
(3) Ibid., § 9. Ce commentaire fut imprimé à Cologne
en 1713.
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reusement elle ne put s'habituer au climat de Verceil et tomba malade. Elle tenta de revenir dans le diocèse de Genève et écrivit le 3 juin 1685 à Mgr d'Arenthon pour obtenir la permission de s'installer au faubourg Saint-Gervais à Genève, et par une lettre du 12 juin le P. La Combe joignit ses instances aux siennes (1). Ce fut en vain. Au printemps 1685, d'Arenthon s'était informé auprès de Le Camus de la conduite de Mme Guyon à Grenoble ; Le Camus y avait répondu le 18 avril par une lettre assez peu tendre pour Mme Guyon, rapportant tous les bruits qui couraient sur elle (2). Aussi d'Arenthon fut-il opposé à son retour. Au reste, après le départ du P. La Combe, des incidents s'étaient produits à Annecy qui n'étaient pas sans rapports avec sa direction mystique (3), et d'Arenthon était bien décidé à empêcher dans son diocèse la diffusion des idées guyoniennes : le 4 novembre 1687 (4) il envoya une lettre à son clergé, proscrivant les oeuvres imprimées du P. La Combe, de Mme Guyon et de Malaval (5).
(1) Voir ces deux lettres dans PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 14 et sv.
(2) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 447. Cf. plus haut. (a) Vie, IIe p., ch. XVIII, § 3. Cf. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 16.
(4) Ibid.
(5) Voir cette lettre à la fin de la 2e édition de l'Instruction pastorale sur les états d'oraison, de Bossuet, Paris, 1697, p. 1j, où elle est datée de janvier 1688.
Ne pouvant aller à Genève, elle resta près d'un an à Verceil, et, comme sa santé ne s'améliorait pas, elle décida de rentrer en France (1)46. Le P. La Combe fut vers le même temps rappelé à Paris et l'accompagna dans son voyage. Elle partit vers le milieu de mars 1686 de Verceil et arriva le 24 à Turin où elle resta une douzaine de jours (2). Elle passa par Chambéry, où elle rencontra son frère, le P. de la Motte, qui se rendait à Rome, à l'élection du nouveau général des Barnabites. Le P. La Combe se dirigea vers Thonon et Mme Guyon prit seule la route de Grenoble. Elle eut à ce moment des rapports assez détendus avec Le Camus. Si l'on en croit une lettre qu'il écrivit en janvier 1695 au duc de Chevreuse, il lui aurait alors donné trois conseils : « 1°, de quitter cette attache éclatante qu'elle avait pour un Barnabite et d'avoir soin de ses enfants et de ses affaires domestiques ; 2°, de ne point se mêler de dogmatiser comme elle le faisait; 3°, de prendre garde à la manière dont elle expliquerait son oraison de quiétude » (3). D'autre part, Mme Guyon note que l'évêque lui offrit de rester dans son diocèse (4),
(1) L'insinuation de Phelipeaux, Relation, T. I, p. 24, suivant laquelle Mme Guyon aurait eu maille à partir avec l'Inquisition de Verceil parait sans fondement.47
(2) Vie, IIe p., ch. XXV, § 3.
(3) Lettres du Cardinal Le Camus, p. 576.
(4) Vie, IIe p., ch. XXV, § 7.
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mais c'était peut-être là, de la part de Le Camus, une politesse sans conséquence, puisqu'il la savait décidée à rentrer à Paris.
Il semble que Mme Guyon ait profité de son séjour à Grenoble pour répandre parmi ses disciples de nouveaux opuscules, en particulier un petit livre publié en latin par le P. La Combe avant son départ de Verceil et intitulé Analyse de l'Oraison mentale (1). C'est un premier essai de présentation systématique des idées de Mme Guyon, accompagné d'une défense au moyen de citations des auteurs anciens. Il part de la définition de « l'oraison du coeur », chère à son inspiratrice : « Pia ad Deum mentis applicatio, quae scilicet intus in corde, silentibus labiis, peragitur » (e). Puis, après avoir divisé l'oraison en « meditativa, affectiva et contemplativa », il fait tendre l'âme vers une forme entièrement abstraite de contemplation, « ex eo quod actus purae contemplationis sit ab omnibus formis, imaginibus, phantasmatibus et sensibilibus aut intelligibilibus speciebus, ut distinctis et animadversis, perfecte denudatus » (3).
Du reste, à peu près au même moment, parut
(') Orationis mentalis analysis, deque variis ejusdem speciebus judicium ex divini verbi sanctorumve patrum sententiis concinnatum. Vercellis, apud Nicolaum Hyacinthum Martam, 1686. Le livre fut mis à l'Index en 1688.48
(2) P. 17.
(3) P. 74.
à Grenoble un autre ouvrage du P. La Combe : sa Lettre d'un serviteur de Dieu contenant une brève instruction pour tendre sûrement à la perfection chrétienne (1)49. L'inspiration guyonienne y est non moins évidente.
On ne sait à quelle date Mme Guyon repartit de Grenoble. Elle passa par la Bourgogne et rencontra à Dijon un prêtre du nom de Claude Quillot, qui semble s'être fait un ardent propagateur du Moyen court et fut d'ailleurs plus tard accusé de quiétisme (2). Le 21 juillet 1686, elle arrivait à Paris (3).
(1) L'approbation, donnée également par Rouffié, est du 24 novembre 1685. Le permis d'imprimer du ler février 1686. Cette lettre ne fut jamais mise à l'Index, quoique la Circulaire de Mgr d'Arenthon l'ait également condamnée.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 25. Voir divers renseignements sur l'affaire Quillot dans U. L., T. XIV.
(3) Vie, IIIe p., ch. I, § 3.
Arrivée à Paris, Mme Guyon s'installa au cloître Notre-Dame, où sa conduite et sa piété firent l'édification du voisinage (1)50, quoique ses relations trop suivies avec le P. La Combe aient certainement fait parler (2). Elle continua son oeuvre d'initiation mystique, laquelle lui fut facilitée par la reprise d'anciennes relations, en particulier avec la duchesse de Béthune-Charost (3). Naturellement, elle se heurta aux mêmes hostilités et dut essuyer les mêmes calomnies et les mêmes commérages qu'elle avait connus en Savoie. Il faut convenir d'ailleurs que la première affaire dans laquelle elle fut enveloppée, peu après son retour à Paris, demeure extrêmement ténébreuse. La destruction du dossier (4) nous oblige, sur bien des points, à nous fier à ce qu'elle en a dit et qui
(1) Cf. la 2e Lettre sur la Relation du Quiétisme, de l'abbé DE LA BLETTERIE, 1733, dans F., T. X, p. 68.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 25.
(') Vie, IIIe p., ch. I, § 9.
(') Bossuet déclarait en 1700 à l'Assemblée du Clergé
qu'il ne restait « aucun vestige » de cette information,
B., T. XX, p. 485.
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paraît d'ailleurs sincère. Il semble, en fait, que la portée doctrinale de cette affaire ait été à peu près nulle, et que seuls y soient intervenus des intérêts de famille, des haines et des jalousies personnelles. Ce fut toujours l'opinion de Mme Guyon, qui était bien placée pour en juger : « Toutes les persécutions qui me sont venues de la part du P. de la Motte et de ma famille n'ont été faites que par intérêt. Celles qui ont été faites au P. La Combe ne lui ont été faites qu'à cause qu'il ne m'obligeait pas à faire ce qu'on voulait de moi, et aussi par jalousie » (1). Le rôle équivoque joué par le P. de la Motte est en effet certain. D'autre part, Mme Guyon donne une grande responsabilité en toute cette affaire aux époux Gautier, qui furent les séides du P. de la Motte : la femme était une fausse dévote; quant au mari, Mme Guyon l'accuse nettement d'être un habile faussaire en écriture, — et il est de fait que les faux ont dû intervenir à plus d'un tournant de cette histoire.
La première attaque fut menée contre le P. La Combe, qui était évidemment le plus facile à atteindre directement. Du reste, il n'est point invraisemblable que ses succès de prédicateur aient donné de l'ombrage au P. de la Motte (2),
(1) Vie, IIIe p., ch. I, § 1.
(2) Ibid, § 3.
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qui passait lui-même pour un orateur de talent (1). Le P. de la Motte dut profiter des bruits qui couraient, et auxquels sans doute il n'était pas étranger, pour le dénoncer à l'Archevêché. Si l'on en croit Mme Guyon, il aurait même pris soin de faire disparaître les attestations favorables que le P. La Combe avait rapportées de ses voyages et qu'il détenait par devers lui (2). Il semble que, d'autre part, Mgr d'Arenthon écrivit à l'archevêque pour le prévenir contre Mme Guyon et contre le P. La Combe (3). Une manoeuvre de grande envergure fut ourdie avec la complicité du ménage Gautier. Finalement, le Barnabite fut arrêté le 3 octobre 1687, mis chez les Pères de la Doctrine chrétienne de Saint-Charles51, et peu après (4) transféré à la Bastille. Il ne devait jamais recouvrer sa liberté, sans que jamais cependant on lui ait fait de procès régulier. Il est malaisé de dire quels sont exactement les griefs qui furent formulés contre lui. Phelipeaux note simplement : « Il marqua un
(1) GUERRIER, Mme Guyon, p. 346.
(2) Vie, IIIe p., ch. III, § 4.
(3) Mémoires du Curé de Versailles François Hébert, publiés par G. GIRARD, Paris, 1927, p. 220. Ces Mémoires sont en général estimés très au-dessus de leur valeur; pour les faits dont Hébert n'a pas été lui-même témoin oculaire, ils fourmillent des plus grossières invraisemblances et sont inutilisables. C'est le cas de ce qu'il écrit sur la biographie de Mme Guyon.
(4) Mme Guyon dit deux jours (Vie, IIIe p., ch. III, § 5); Phelipeaux, cinq à six semaines (Relation, T. I, p. 29).
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attachement invincible à la doctrine de son livre intitulé Analyse de l'Oraison mentale » (1). Mais cette imputation est assez étrange, étant donné que cet ouvrage, qui avait paru avec l'approbation des inquisiteurs de Verceil, ne fut condamné à Rome qu'un an plus tard. Là encore, bien des éléments demeurent mystérieux. On commençait déjà, en France, à parler beaucoup de Quiétisme, et l'accusation devenait efficace. Les nouvelles du procès de Molinos à Rome étaient commentées par le public. Dans un discours du 23 janvier 1687, l'avocat général Talon avait vivement reproché au Pape Innocent XI son manque de vigueur à poursuivre les Quiétistes (2), et l'on prétendait que Louis XIV lui-même avait demandé la condamnation de Molinos (3). Arnauld en parle dans sa correspondance et des imputations de ce genre apparaissent dans les Nouvelles ecclésiastiques manuscrites, qui répandaient à travers toute la France les potins du monde religieux (4). Dans quelle mesure a-t-on eu recours alors à des procédés de ce genre contre le P. La Combe et Mme Guyon? Ce n'est pas parfaitement clair, mais il est certain cependant qu'on a cherché à s'en servir.
(1) Relation, Ibid.
(2) D'AVRIGNY, Mémoires chronologiques et dogmatiques, Nîmes, 1781, 2 vol., T. II, p. 153.
(3) Ibid., p. 156.
(4) BREMOND., Apologie, p. 59.
Les raisons exactes qui ont amené l'intervention de l'archevêque de Paris demeurent également obscures. Phelipeaux l'explique par un souci d'orthodoxie du prélat (1), ce qui est évidemment assez absurde : François de Harlay de Champvallon, alors archevêque de Paris, était un personnage d'une moralité plus que douteuse et qui mourra, suivant l'expression d'Hébert (2), « méprisé de tout le monde ». Il est non moins discutable d'y voir une manifestation de sa sympathie pour le parti janséniste (3) : après avoir cherché à se rapprocher des jansénistes au temps des Provinciales, Harlay s'était en 1661, alors qu'il était archevêque de Rouen, retourné contre eux avec violence (4), et rien ne permet de penser qu'il ait depuis changé ses positions. Mais telle était sa souplesse diplomatique et son habileté qu'il est malaisé de rien affirmer. Nul ne peut dire quels calculs dissimule la facilité suspecte avec laquelle il écouta les dénonciations du P. de la Motte. Peut-être n'eût-il pas été fâché d'avoir dans son diocèse une nouvelle affaire Molinos, ce qui lui aurait donné un regain d'importance et de crédit aux yeux même du roi. Toujours est-il que ce fut lui qui endossa l'aspect
(1) Relation, T. I, p. 29.
(2) Mémoires d'Hébert, p. 243.
(') Comme l'insinue BREMOND, Apologie, p. 53, et comme l'affirme SCHMITTLEIN, Aspect politique, p. 27. Ni l'un ni l'autre n'apporte de preuve.
(4) Consulter sur ce point la table des Mémoires d'Hébert
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juridique de l'affaire. Il interdit au P. La Combe la prédication ; ce dernier ayant passé outre et prononcé un sermon aux Augustins le 15 septembre 1687, ce fut Harlay qui demanda et obtint la lettre de cachet qui provoqua l'arrestation du Barnabite (1). Il en obtint sans peine une autre contre Mme Guyon (2), qui prétend qu'on utilisa pour cela une fausse lettre à elle attribuée (3)52. Une grave maladie qu'elle eut en novembre 1687 en retarda l'exécution, et c'est seulement le 29 janvier 1688 qu'elle fut internée à la Visitation de la Rue Saint-Antoine (4). Il est à remarquer d'ailleurs qu'elle attribue un rôle fort important dans son arrestation au théologal Pierre Courcier (5), dont les compromissions avec le parti janséniste sont bien connues (6).
Peu après son emprisonnement, elle fut interrogée par l'official Nicolas Chéron, « homme assez connu dans le monde par le dérèglement de ses moeurs », note Hébert (7); il était accompagné du Docteur de Sorbonne Edme Pirot, syndic de la Faculté de Théologie, « souple, grise, lâche et
(1) U. L., T. VI, p. 6 n.
(2) Mémoires d'Hébert, p. 220.
(3) Vie, IIIe p., ch. III, § 12.
(4) Vie, IIIe p., ch. V, § I.
(5) Vie, Ille p., ch. IV, § 5.
(6) Voir par exemple Lettres de Germain Vuillart, p. 372 et suiv.
(7) Mémoires d'Hébert, p. 221.
pédantesque figure » (1), qui fut dans toutes ces histoires, bien à contre-coeur sans doute, un comparse des plus actifs. « Ils commencèrent, note Mme Guyon, par m'interroger sur mon livre (2). Ils ne m'ont jamais interrogée ni sur ma foi, ni sur mon oraison, ni sur mes moeurs ». Il est de fait que le Moyen court semble avoir fait presque tous les frais des interrogatoires, et l'on se préoccupa peu du Cantique des Cantiques. Comme dans le cas du P. La Combe, il s'agit donc ici d'ouvrages qui n'avaient fait l'objet antérieurement d'aucune condamnation, ce qui permet de penser que l'archevêque cherchait à monter de toutes pièces une vaste affaire doctrinale (3). Le quatrième et dernier interrogatoire eut lieu le 8 février 1688 (4). Chéron y montra à Mme Guyon une copie de la fausse lettre qui aurait provoqué son arrestation ; les invraisemblances qu'elle contenait étaient telles que la pauvre femme n'eut pas grande peine à démontrer qu'il s'agissait d'un faux. Elle remit également à l'official deux courts mémoires justificatifs en demandant leur insertion au procès-verbal (5).
Cette première enquête paraît n'avoir donné que de maigres résultats, si bien que les interro-
(1) Expressions de BREMOND, Apologie, p. S.
(2) Le Moyen court.
(a) Vie, IIIe p., ch. V, § 7.
(4) Vie, IIIe p., ch. IX, § 2 ; ch. V, § Io.
(5) Voir le texte dans Vie, IIIe p., ch. IX, § 6.
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gatoires cessèrent pendant deux mois. Séparée de sa fille que l'on avait mise chez les Visitandines de la rue Saint-Jacques, privée de toute communication avec l'extérieur, maintenue sous une constante surveillance et malade par surcroît, Mme Guyon vécut des heures douloureuses, en dépit d'une profonde paix intérieure. Du 19 au 25 mars, il lui fut donné de connaître un état mystique très élevé qu'elle appelle « état de transfiguration », « état trop simple, pur et nu pour en pouvoir parler » (1). Puis elle retomba dans la nuit. Le Jeudi Saint, 15 avril 1688, Chéron revint la voir et lui donna la permission de circuler à l'intérieur du monastère. Il revint le lendemain, accompagné de Pirot et les enquêteurs demandèrent à Mme Guyon où se trouvaient ses commentaires sur l'Ecriture Sainte, qui furent saisis peu après (2) : sans doute espérait-on y trouver plus que dans ses ouvrages imprimés ; mais on fut probablement déçu, puisque Mme Guvon n'en entendit plus jamais parler. En même temps, Chéron lui affirma que la fausse lettre qu'on lui avait imputée était sans importance; cependant, le 17 et le 18 avril, Mme Guyon écrivit à l'official et à l'archevêque pour essayer de remettre nettement les choses au point (1).
(1) Vie, IIIe p., ch. VI, § 1.
(2) Vie, IIIe p., ch. V, § 14.
(3) Voir ces deux lettres dans U. L., T. VI, p. 550 et suiv.
La supérieure des Visitandines de la rue Saint-Antoine était alors la célèbre Mère Louise-Eugénie de Fontaine, celle même qui avait été en 1664 la geôlière de Port-Royal (1). Mme Guyon y fut traitée très durement au début et pourvue d'une gardienne impitoyable, mais, dès qu'elle put circuler librement dans la maison, tout changea : « Sa simplicité, écrit Ramsay, sa douceur et sa soumission détrompèrent la supérieure de la maison et les religieuses, qui rendirent toutes unanimement un témoignage authentique à sa vertu » (2). De fait, la Mère Louise-Eugénie lui devint extrêmement favorable, et, dans une circulaire du 25 mai 1689, les Visitandines ne craignaient pas de dire : « C'est une personne dont nous avons reçu tant d'édification que nous ne l'oublierons jamais, et dont la vertu nous a souvent fait rentrer en nous-mêmes » (3).
Cependant, l'affaire de Mme Guvon prenait une nouvelle tournure. Au début de l'été, l'official Chéron vint la voir, accompagné du Docteur
(1) Elle fut élue supérieure pour la dernière fois en 1685 et le resta jusqu'en 1691. Cf. J. M. DU PLESSIS, Vie de la Vénérable Mère Louise-Eugénie de Fontaine, Paris, 1694, p. 242.
(2) A. M. RAMSAY, Histoire de la vie et des ouvrages de Messire François de Salignac de La Mothe-Fénelon, Amsterdam, 1729, p. 28. L'ouvrage de Ramsay est extrêmement précieux, car il est le plus souvent le reflet de conversations avec Fénelon.
(3) U. L., T. XIV, p. 501
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Pirot, du P. de la Motte et du conseiller Denis Huguet, tuteur des enfants Guyon; en présence de la Mère Louise-Eugénie, il lui demanda de consentir au mariage de sa fille avec le marquis de Champvallon, neveu de l'archevêque (1). Mme Guyon refusa, en raison sans doute de la mauvaise réputation du prétendant. Quelques jours plus tard, à titre de représailles, on la fit à nouveau enfermer dans sa chambre, où elle étouffa de chaleur (2). En même temps, on tenta d'obtenir d'elle, en lui promettant de la libérer, une lettre de rétractation qui eût permis en fait de justifier son emprisonnement. De leur côté, les amis de Mme Guyon ne demeuraient pas inactifs. L'intervention décisive vint d'une de ses cousines germaines, Marie-Françoise-Silvine Le Maistre de la Maisonfort (3). Beaucoup plus jeune que Mme Guyon, elle n'avait encore que vingt-cinq ans. Elle était chanoinesse du chapitre noble de Poussay en Lorraine. Comme elle avait accompagné une de ses soeurs qui entrait comme pensionnaire à Saint-Cyr, Mme de Maintenon avait été conquise par ses remarquables qualités et l'avait retenue à la Maison Royale, où elle aurait bien voulu la
(1) Vie, IIIe p., ch. VI, § 10 et ch. VIII, § 8. - PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 3o.
(2) Vie, IIIe p., ch. VII, § 1.
(3) Voir sur elle une excellente notice dans U. L., T. VII, p. 311 n.
voir se fixer définitivement : elle était, au témoignage de Phelipeaux, « bien faite, gracieuse et spirituelle, mais encore plus aimable par sa douceur et par sa candeur que par son esprit » (1). Mme de la Maisonfort avait alors toute la confiance de Mme de Maintenon : il lui fut donc possible d'intercéder pour sa cousine ; ce fut tout d'abord sans résultat, car, au dire de Mme Guyon, « Mme de Maintenon trouva le roi fort prévenu » (2). Il est possible que Mme de Maintenon ait été également alertée par un de ses confesseurs, un certain Antoine Jassault, Lazariste, à qui la fille de Mme Guyon aurait eu recours (3). L'intervention de Mme de la Maisonfort a dû avoir lieu vraisemblablement vers le début d'août 1688 (4). Un peu plus tard, une autre démarche vint de Mme de Miramion, une des plus saintes et des plus admirables figures du XVIIe siècle : fort prévenue d'abord contre Mme Guyon, elle avait changé d'opinion, sur les rapports que les Visitandines lui en avaient faits, et en avait parlé elle aussi à Mme de Maintenon (5). Cependant que se déroulaient
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 27.
(2) Vie, IIIe p., ch. VII, § 6.
(3) Mémoires d'Hébert, p. 211. Cf. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 30. Il confessait Mme de Maintenon depuis 1685. Cf. Revue Bossuet, 2909, p. 23.
(4) Elle est antérieure au 21 août, puisque Mme Guyon
en parle dans son premier mémoire terminé à cette date.
(5) Vie, IIIe p., ch. VIII, § 10.
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ces tentatives, Mme Guyon charmait sa solitude en écrivant ses mémoires : la premièrepartie en fut terminée le 21 août 1688 (1).
Enfin, les efforts de tous ses amis aboutirent. Son ordre d'élargissement fut signé le 24 août (2). Avant qu'il fut exécuté, l'official tenta de lui faire signer une rétractation, qui naturellement eût justifié l'archevêque. Ce fut à nouveau l'objet de discussions pénibles. Finalement, peut-être sur le conseil de Mme de Maintenon elle-même (3), elle signa un texte assez vague, qui d'ailleurs ne nous est point parvenu, disant simplement que, si dans ses livres ou dans ses écrits il y avait de l'erreur, elle les condamnait de tout son coeur (4). Elle quitta sa prison le 13 septembre, et ses premières visites furent pour l'archevêque et pour Mme de Miramion, chez qui elle se retira. Elle écrivit à Mme de Maintenon qui, deux ou trois jours plus tard, la reçut à Saint-Cyr (5). « Mme la princesse d'Harcourt et les duchesses de Chevreuse et de Beauvillier furent présentes à l'entrevue », note Phelipeaux (6). Il est de fait que Mme Guyon
(1) Ibid. § 5. Les pages qui suivent furent ajoutées le 20 septembre, ce qui donne à tout cet ensemble la valeur d'un véritable journal53.
(2) Vie, IIIe p., ch. VIII, § Io.
(3) GUERRIER, Mme Guyon, p. 170
(4) Vie, IIIe p., ch. IX, § 5.
(3) Ibid., § 9.
(6) Relation, T. I, p. 31.
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retrouva le cercle de ses anciennes relations, en particulier la duchesse de Béthune-Charost, et aussi les trois filles de Colbert, la duchesse de Beauvillier, la duchesse de Mortemart, la duchesse de Chevreuse.54
Or, tout ce milieu professait une très particulière estime pour l'abbé François de Fénelon (1), supérieur des Nouvelles-Catholiques depuis 1678. Dès 1680, Fénelon était entré dans l'intimité du groupe (2), où rapidement on l'avait considéré comme un conseiller spirituel très sûr. L'indépendance dont il avait fait preuve en se dérobant aux avances de Harlay, — lequel en eût volontiers fait sa créature (3), — lui avait conquis une estime presque générale. La publication du Traité de l'éducation des filles (1687) et du Traité du ministère des pasteurs (1688) avait consacré sa renommée intellectuelle. Sa naissance, ses qualités, ses amitiés lui permettaient tous les espoirs. Aux yeux du monde, c'était un « homme humainement comblé » (4). Sa vie profonde à cette période demeure mystérieuse.
(1) Pour la bibliographie concernant Fénelon, voir E.CARCASSONNE, Etat présent des travaux sur Fénelon, Paris, 1939. — Du même auteur, Fénelon, l'homme et l'oeuvre, Paris, 1946.
(2) E. CARCASSONNE, Etat, p. 26. Mémoires d'Hébert, p. 227.
(3) BREMOND, Apologie, p. 24.
(4) Expression du P. F. VARILLON, dans son excellente
Introduction aux OEuvres spirituelles de Fénelon, Paris, 1954, P. 29.
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Il semble cependant qu'on devine, à travers ses premières confidences à Mme Guyon, qu'il connut alors une sorte de malaise intérieur, d'insatisfaction et de besoin, dont on peut présumer les causes.
Il est très probable que, jusqu'à cette date, sa piété soit demeurée extrêmement intellectualiste, qu'il n'ait connu comme oraison qu'une méditation à forme méthodique (1), et qu'il ait abouti à cette sorte de nausée intérieure, de totale sécheresse, qui saisit parfois certaines âmes après quelquesannées de cet exercice; il devait sentir confusément le besoin de renouveler sa vie spirituelle. Dans une lettre au duc de Chevreuse, du 28 mai 1687 (2)55 on retrouve les traces de cette inquiétude un peu angoissée, et il y demande à Dieu de se faire « sentir avec cette force qui fait que les grands objets attirent uniquement notre attention et notre vue », de « pénétrer son coeur de cette ineffable suavité qui attire les âmes à l'odeur de ses parfums ». En bref, on croit discerner en lui un appel inconscient vers l'expérience mystique. Sans doute se comprenait-il trop peu lui-même pour s'en expliquer à M. Tronson, son directeur, et M. Tronson peut-être ne l'eût pas compris. Par ailleurs, il ignorait la littérature du mysticisme et ne s'y intéressait pas. Dans une lettre à l'abbé
(1) C'est l'impression que donnent celles de ses lettres spirituelles qu'on peut dater de ces années.
(2) F., T. VII, p. 200.
de Chantérac, du 30 octobre 1698, il note qu'en 1688 il lut pour la première fois quelques pages de Molinos : « Avant ce temps-là, je n'avais rien lu de Molinos ni même des bons mystiques. (...) Alors j'étais très éloigné de toute mystique et très préoccupé, comme M. de Meaux, contre tous ceux qui en faisaient quelque cas » (1). Au reste,les livres ne pouvaient ici lui suffire : il lui fallait une expérience vécue comme celle qu'il allait rencontrer en Mme Guyon.
Il est normal que le petit groupe aristocratique et dévot qui entourait Mme Guyon ait désiré qu'elle vît Fénelon, lequel était pour tous un ami et souvent un directeur. Elle ne devait pas être une inconnue pour lui : comme supérieur des Nouvelles-Catholiques, il avait certainement entendu parler des histoires de la fondation de Gex (2). Il l'avait d'abord jugée sévèrement, sans doute à travers les rapports de Mgr d'Arenthon (3). Au cours d'un séjour qu'il fit à Montargis, probablement en juillet 1687, en revenant de Saintonge (4),
(1) F., T. IX, p. 570.
(2) Masson suppose (Fénelon et Mme Guyon, p. 36) que peut-être elle aurait dès cette époque écrit à Fénelon, mais cela paraît fantaisiste. L'ouvrage de Masson est fait sérieusement, mais beaucoup de ses hypothèses demeurent discutables.
(3) RAMSAY, Histoire, p. 29. Cf. Réponse à la Relation.
(4) Hypothèse très vraisemblable de M. MASSON, op. cit., p. xxxvii. Cependant Ramsay place ce voyage après la rencontre avec Mme Guyon.
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il avait recueilli sur elle des opinions extrêmement favorables qui lui avaient fait modifier son jugement (1). Pourtant il demeurait réticent. La première entrevue eut lieu à Beynes, petit village à une quinzaine de kilomètres de Versailles, où la duchesse de Béthune-Charost avait une maison de campagne; c'était au début d'octobre 1688 (2). La veille, Mme Guyon avait reçu à son sujet une sorte d'avertissement intérieur : « Un soir, je fus toute occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre-Seigneur me l'unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement. Je le donnai. Alors il me parut qu'il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle » (3). Cependant, cette première rencontre fut décevante. Fénelon s'y montra, volontairement sans doute, très réservé : « J'éprouvais, écrit Mme Guyon, un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon coeur dans le sien; mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir ». Il est de fait qu'il y eut toujours en elle quelque chose qui le heurta ; le 7 mars 1696, il pourra écrire à Mme de
(1) Hébert, qui avait séjourné à Montargis vers 1675, y avait recueilli des impressions analogues. Cf. Mémoires, p. 213.
(2) Dans sa Réponse à la Relation. (F.,T. III, p. 7), Fénelon déclare qu'il connut Mme Guyon au début de 1689. C'est peut-être la date où commença leur véritable intimité.
(3) M. MASSON, op. cit., p. 3.
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Maintenon : « Je n'ai jamais eu aucun goût naturel pour elle ni pour ses écrits » (1).
Le lendemain, ils revinrent ensemble à Paris dans le carrosse de la duchesse et continuèrent pendant le trajet leur conversation spirituelle où Mme Guyon exposa quelques-unes de ses idées (2). Il faut considérer comme apocryphe la réponse prêtée par Phelipeaux à Fénelon; comme Mme Guyon lui demandait si ses principes lui entraient dans la tête, il lui aurait répondu : « Cela y entre par la porte cochère » (3). En réalité, Mme Guyon sentit bien que l'abbé demeurait froid. C'est seulement au bout de quelques jours que la situation se détendit, et qu'il commença à voir en elle la sainte et la mystique qui devait lui ouvrir les voies intérieures : entre eux, l'union alla en augmentant « d'une manière très pure et ineffable », suivant l'expression de Mme Guyon. Désormais et jusqu'à la fin de sa vie, il aura pour elle une vénération qui ne se démentira jamais. Sans doute, il garda son indépendance personnelle, et sa pensée montrera toujours ce mélange de systématisme et de souplesse qui est sa marque propre : il serait
(1) F., T. IX, p. 81.
(2) M. MASSON, op. cit., p. 3. Confirmé par une lettre de Dupuy au marquis de Fénelon, du 8 février 1733, F., T. X, p. 60.
(8) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 35. Il n'y a naturellement aucun usage à faire du récit fantaisiste de Saint-Simon, dont la valeur est purement littéraire.
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absurde d'exagérer sur ce point l'influence de Mme Guyon sur Fénelon. Pourtant, on ne saurait non plus le nier, c'est dans l'atmosphère guyonienne que s'est constituée et développée sa spiritualité. Ils se sont relativement peu vus, mais une longue correspondance, dont il ne subsiste malheureusement que quelques débris56, contribua à maintenir entre eux une certaine communauté de la vie intérieure.
Ce qui nous reste des lettres échangées entre Fénelon et Mme Guyon correspond dans l'ensemble à l'année 168957. C'est à tous égards pour Fénelon une période décisive. Aux yeux du monde, elle lui apporte des succès qui semblent ne lui avoir été donnés que pour lui faire sentir plus amèrement ses défaites ultérieures. Mais c'est surtout pour lui, sur le plan spirituel, le temps des grandes découvertes. Mme Guyon, ce n'est pas douteux, en est l'instrument. Entre elle et le jeune et brillant abbé de Fénelon, l'intimité est bien vite extrêmement profonde. Ce qui l'intéresse en elle, ce ne sont ni l'enseignement théorique ni les écrits, mais l'expérience réelle de la vie intérieure, de l'union à Dieu. Sur ce point, il se glisse parfois, dans leurs rapports, presque un malentendu. Malheureusement, Mme Guyon ne le comprend pas. Elle s'imagine que ses volumineux écrits peuvent lui apporter beaucoup ; elle voudrait en outre avoir sur eux son avis et l'en inonde littéralement. Pour lui, cette abondance le décourage : il feuillette sans enthousiasme et cherche des prétextes pour éviter la corvée. Il finit d'ailleurs par y renoncer, et c'est sincèrement qu'il pourra affirmer plus tard ne pas les avoir lus (1). En revanche, il attachait grande importance à ses conversations et à ses lettres. Au début, le ton est assez distant et c'est Mme Guyon qui paraît demander conseil; mais bientôt, tout change : c'est Fénelon qui lui expose avec la plus entière franchise ses états intérieurs et attend ses avis. Les lettres de Mme Guyon deviennent didactiques, et certaines constituent un admirable résumé de sa spiritualité. Sur tout cela, Fénelon réfléchit; il se l'assimile peu à peu pour en construire sa pensée propre. Il lit et s'initie à la littérature mystique. Des allusions à saint Jean de la Croix apparaissent sous sa plume (2). Ainsi lui sont révélés des horizons de l'âme encore insoupçonnés; mais surtout, il trouve en Mme Guyon la solution de son problème intérieur.
Dans les lettres de Fénelon à celle que toujours il ne craindra point de nommer son amie, un mot
(1) Réponse à la Relation, ch. I, § 7. F., T. III, p. Io.
(2) Voir par exemple une lettre du 30 avril 1689. MASSON, op.cit., p. I22.
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revient comme un leit-motiv, c'est le mot sécheresse. C'était là, de toute évidence, le drame de son oraison au moment où il la connut, et leurs relations ne changeront rien à la substance des choses : simplement, elles permettront à la piété de Fénelon de transcender un état qui semble bien avoir duré jusqu'à la fin de sa vie. Souvent, Fénelon le décrit en des termes que leur dépouillement et leur apparente objectivité rendent plus saisissants encore. Dès ses premières lettres il avoue : « Je me trouve sec et distrait dans l'oraison. (...) Quelquefois, il ne me reste rien dans le coeur pour Dieu, tant je me trouve sec, vide, et occupé de choses communes » (1). Le 5 juillet 1689, on rencontre cet aveu : « Je n'ai rien senti, Madame, depuis deux jours, que la paix sèche dans l'âme, et dans le corps une langueur qui me tient comme anéanti. En cet état, je ne fais rien que porter le fardeau de moi-même » (2). Un peu plus tard, le 26 juillet, il lui écrira encore : « J'ai deux sortes de sécheresse : l'intérieure, par rapport à l'oraison et aux choses spirituelles; l'extérieure, par rapport au commerce avec le prochain. Pour la sécheresse intérieure, je n'en suis pas en peine. Vous savez que c'est une épreuve donnée et non une imperfection volontaire : cette épreuve sert à éprouver
(1) MASSON, p. 45.
(2) Ibid., p. 190.
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la foi et à faire mourir à tout ce qui n'est pas Dieu » (1). Etabli à Versailles comme précepteur, il connaîtra le même malaise : « Je vis ici très sèchement, pour la nature et pour la grâce. Pour la grâce, car je n'ai ni goût ni consolation aperçue. Pour la nature, parce que je vois assez de gens sans être libre ni en repos pour épancher mon coeur avec aucun » (2).
Mme Guyon eut la sagesse de comprendre que ces sécheresses n'étaient point en Fénelon un état transitoire, mais qu'elles étaient liées à la structure même de son tempérament. Jamais elle ne lui fit espérer qu'il pourrait sentir Dieu, comme il l'avait sans doute désiré avant de la connaître. La voie qu'elle lui ouvrit, ce fut celle du « non-voir », de l' « inaperçu », de la « foi nue », de l'absolu silence intérieur, en lui rappelant que la réalité de grâce présente en lui était bien au-dessus des sécheresses ou des consolations : « La sécheresse et le large ne s'accordent pas ensemble, du moins celle qui porte justement ce nom, car la sécheresse a cela de propre, qu'elle rétrécit toutes choses. Disons donc que votre état n'est point une sécheresse, puisque votre âme est continuellement arrosée des eaux de la grâce; mais, comme c'est d'une manière très cachée, elle est insensible.
(1) Ibid., p. 223.
(2) Ibid., p. 285. Ier octobre 1689.
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(...) Soyez donc persuadé que votre âme ne fut jamais moins sèche qu'elle l'est présentement. Si vous étiez conduit par le recueillement aperçu, vous seriez peu propre aux emplois auxquels Dieu vous destine. Dieu ne cesse jamais un moment d'opérer dans votre âme : je vous assure que cela est très véritable et je vous prie même de le croire » (1). Un peu plus tard, elle lui écrira : « Il vous sera aisé d'être indifférent et insensible à la perte que vous faites de l'oraison aperçue, ce qui marque déjà bien de la mort, tant que cette sécheresse ne sera point accompagnée de plus de faiblesse. Mais, lorsqu'elle le sera, elle se fera plus sentir. Ce n'est pas que la foi et l'abandon, qui est chez vous assez pur, n'en dévore beaucoup. Enfin, il faut mourir, il n'importe par quel coup » (2). Ainsi c'est par Mme Guyon que Fénelon est entré dans le chemin de l'anéantissement, qu'ensuite elle lui montrera à réaliser par l'esprit d'enfance. Elle le guidera vers ce qu'elle appelle l'oraison de simple exposition » : « Exposez-vous simplement devant Dieu pour y être ou dans l'obscurité ou dans la lumière, ou dans le goût de la présence ou dans la sécheresse. Tout doit être égal à celui qui, ne voulant rien pour lui-même, veut Dieu pour Dieu. Ceci est relevé; mais, quoique cela ne soit pas en vous, vous
(1) Ibid., p. 286.
(2) Ibid., p. 292.
y êtes appelé. Cessez donc votre activité du côté de Dieu afin de faire place à son esprit » (1). Pour lui montrer jusqu'où doit aller l'abandon, elle lui propose l'idée, qui plus tard soulèvera tant de controverses, d'une acceptation hypothétique de la damnation. Là, Fénelon formule des objections : « Le chrétien qui s'abandonne sans réserves peut consentir à être éternellement puni et malheureux, si c'est la volonté de Dieu, mais il me semble qu'il ne peut jamais consentir à haïr Dieu dans l'enfer. Autrement il arriverait que, par conformité à la volonté de Dieu, il voudrait être contraire à cette même volonté, ce qui ferait une contradiction » (2). Dans une lettre suivante, Mme Guyon pour lui répondre explique exactement sa pensée, montrant qu'il s'agit d'une expression métaphorique et d'une supposition impossible : « Il est impossible que l'âme abandonnée à Dieu puisse vouloir haïr Dieu. Elle consent à sa perte par le plus grand acte d'amour qui fut jamais, et cet acte d'amour, le plus héroïque de tous, exclut absolument la haine de Dieu. (...) L'enfer n'est pas fait pour de telles âmes : elles en feraient fuir les démons. Mais, comme je dis, Dieu, qui leur demande cet acte d'amour parfait, ne leur permet pas de raisonner là-dessus » (3).
(1) Ibid., p. 53.
(2) Ibid., p. 90.
(3) Ibid., p. 9
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En même temps que le domaine du mysticisme s'ouvrait à Fénelon, la possibilité lui était donnée de répandre ses idées spirituelles dans un terrain particulièrement choisi : il entra en rapports avec Mme de Maintenon et avec Saint-Cyr. Venue elle-même du protestantisme, Mme de Maintenon avait assurément entendu parler du supérieur des Nouvelles-Catholiques. Une convertie de Fénelon, Mme de Monfort, avait fait profession à Saint-Cyr le 11 janvier 1687 (1). Il semble pourtant que les relations entre Fénelon et la femme du roi n'aient guère commencé qu'à l'aube 1688, à peu près au moment où il connut Mme Guyon : très vraisemblablement, la première lettre qu'il lui
adressa est du 4 octobre (2)58; elle contient d'ailleursune phrase que sans doute Fénelon n'eût pas écrite plus tard : « Quand est-ce que l'amour de Dieu sera connu et senti, au lieu de la crainte servile qui défigure la piété? » Naturellement, Mme de Maintenon ne tarda pas à l'introduire à Saint-Cyr, dont le gouvernement lui donnait alors de graves soucis : elle était en plein conflit
(1) M. LANGLOIS. Pages nouvelles pour servir à l'histoire du Quiétisme avant 1694, Paris, 1934, p. 147.
(2) Les anciennes éditions datent cette lettre de 1689 mais M.LANGLOIS, op. cit., p. 109, a justement établi la date véritable. Lavoir dans MME DE MAINTENON, Lettres, publiées par M. LANGLOIS, Paris, 1935-19 , 4 vol. (Edition malheureusement inachevée dont seuls ont paru les Tomes II, III, IV, V.). Cf. T. III, p. 354.
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avec Mme de Brinon, supérieure à vie, qu'elle réussit d'ailleurs à faire partir de la Maison royale le 27 novembre (1). Trouvant peu de secours dans le vieil abbé Gobelin, son confesseur, elle en chercha auprès de l'abbé Paul Godet des Marais (2) et de Fénelon.
A ce dernier, elle prouva sans retard sa bienveillance. Le 16 août 1689, Dangeau note dans son journal : « Le roi a nommé M. le duc de Beauvillier gouverneur de M. le duc de Bourgogne, l'abbé de La Mothe-Fénelon précepteur » (3). Au témoignage du curé de Versailles, François Hébert (4), ce serait Beauvillier qui aurait demandé à Mme de Maintenon son entremise pour cette nomination. Bossuet donna un avis favorable : « Mgr l'évêque de Meaux fut consulté et dit nettement qu'il ne connaissait point d'ecclésiastique du second ordre d'un plus grand mérite que l'abbé de Fénelon » (5). Jusqu'à cette date en effet, une amitié très intime unissait Fénelon à Bossuet : « leur liaison ne pouvait être plus grande », dit le même Hébert (6). Dédaignant les avances de
(1) MAINTENON, Lettres, T. III, p. 372.
(2) Ibid., p. 362. Elle était en relations avec Godet des Marais depuis 1687.
(3) Journal du Marquis de Dangeau, Paris, 1854-1860, 19 vol., T. II, p. 448.
(4) Mémoires d'Hébert, p. 228.
(b) Ibid.
(6) Ibid., p. 227.
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l'archevêque de Paris, le jeune abbé s'était attaché à l'évêque de Meaux, et l'entourait à tel point que Phelipeaux a pu l'accuser de flagornerie (1). En fait, ils étaient l'un et l'autre sincères, semble-t-il, dans cette amitié. Bossuet aurait-il conçu alors le désir d'être lui-même précepteur du duc de Bourgogne et aurait-il commencé à jalouser Fénelon dès ce moment? On l'a certainement prétendu, à l'époque, dans le public (2), et une anecdote rapportée par Phelipeaux montre que Bossuet avait pu caresser cette idée (3). Pourtant, rien ne permet de penser qu'il y ait là autre chose que des commérages. A partir de sa nomination, Fénelon devint naturellement, de plus en plus, un des personnages importants de la Cour et commença à faire des envieux.
Mme Guyon elle-même, dans une vie traversée de tant de souffrances, semble avoir connu alors une période de relative accalmie. Sa délivrance l'avait mise en rapports avec Mme de Maintenon, heureuse sans doute d'avoir arraché une proie à son vieil ennemi Harlay de Champvallon (4)
(1) Relation, T. I, p. 34. D'après LEDIEU, Mémoires et Journal, éd. Guettée, Paris, 1856, 4 vol., T. II, Bossuet critiqua ce passage comme excessif.
(2) Voir la lettre du numismate André Morell dans U. L., T. IX, p. 432.
(3) Relation, T. I, p. 34.
(4) Voir là-dessus M. LANGLOIS, Madame de Maintenon, Paris, 1932.
Les relations épistolaires continuèrent (1), et Mme Guyon fut invitée à Saint-Cyr, où elle eut avec la femme du roi de très amicales conversations : « Mme de Maintenon l'avait tellement goûtée qu'un jour, se trouvant dans une profonde tristesse à Saint-Cyr, elle l'envoya quérir à Paris, n'espérant trouver de la joie et de la consolation que dans la douceur de son entretien » (2). Regardée par Fénelon comme « un prodige de sainteté et de doctrine » (3), elle était entourée d'amitiés dévouées qui lui demeureront fidèles jusque dans l'adversité. Elle eut la joie de rendre plus intimes les liens qui l'unissaient à la duchesse de Béthune-Charost : le 25 août 1689, sa fille épousa le comte de Vaux, frère de la duchesse et fils, par conséquent, du surintendant Fouquet (4). La mariée avait à peine treize ans et, pendant deux ans et demi, Mme Guyon habita presque constamment avec le jeune ménage à la campagne (6). Il semble d'ailleurs que ce mariage ne se soit pas conclu sans de sérieuses difficultés avec le tuteur Denis Huguet : il en est souvent question dans les lettres échangées entre59
(1) MAINTENON, Lettres, T. III, p. 349. Elle lui récrivit dès le 10 octobre 1689.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 43.
(3) Ibid.
(4) Journal de Dangeau, T. II, p. 459.
(5) Vie, IIIe p., ch. XI, § 3.
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Mme Guyon et Fénelon pendant l'été 1689 (1). Ultérieurement, sans doute vers la fin de 1691, elle revint habiter Paris, où elle loua une petite maison et vécut fort retirée (2). A Saint-Cyr, où elle passait assez souvent deux ou trois jours, sans cependant coucher dans la maison (3), elle répandit parmi les religieuses ses idées spirituelles ; et de nombreux exemplaires du Moyen court circulèrent : « Quelques filles de cette maison, écrit-elle, ayant témoigné à Mme de Maintenon qu'elles trouvaient dans les conversations que j'avais avec elles quelque chose qui les portait à Dieu, elle leur permit de prendre confiance en moi, et elle témoigna en plusieurs occasions, par le changement de quelques-unes dont elle n'avait pas été contente jusque là, qu'elle n'avait pas lieu de s'en repentir » (4).
Cependant les visites assez espacées de Mme Guyon sont relativement peu de chose en comparaison de ce que fut l'influence de Fénelon sur Mme de Maintenon et Saint-Cyr. Fénelon ne fut
(1) M. MASSON, op. cit., p. 255 et suiv. M. MASSON n'a pas vu qu'il s'agissait de Denis Huguet, et ses notes pour ces passages sont erronées.
(2) Vie, IIIe p., ch. XI, § 5.
(3) Mémoire de l'abbé Ledieu sur le quiétisme, dans Revue Bossuet, 25 juillet 1909, p. 24. Ce mémoire a été presque entièrement utilisé par PHELIPEAUX dans sa Relation.
(4) Vie, IIIe p., ch. XI, § 5. Voir aussi une lettre écrite à Mme Guyon le 25 février 1691, dans MAINTENON, Lettres, T. III, p. 501.
jamais, à proprement parler, son confesseur en titre. Après la mort de l'abbé Gobelin, le 7 mai 1691, la charge officielle passa à Godet des Marais, qu'elle avait fait nommer en 1690 à l'évêché de Chartres, pour le rapprocher de la Maison royale. Mais de nombreux passages de ses lettres (1) comme les souvenirs des Dames de Saint-Cyr montrent en quelle estime elle tenait Fénelon : « Elle estimait beaucoup cet abbé, écrit Mme du Pérou, et même elle avait quelque confiance en lui et le consultait sur ses doutes qui lui survenaient par rapport à son état intérieur » (2). Elle faisait tant de cas de ses lettres spirituelles qu'elle en copiait de longs passages dans ses « petits livres secrets », dont beaucoup sont malheureusement aujourd'hui perdus (3). Ceux qui subsistent nous ont livré des inédits précieux (4). La direction de Fénelon à Saint-Cyr mériterait une étude attentive, qui demeurera très difficile tant que nous n'aurons pas une édition critique de ses oeuvres (6). Certaines lettres et de nombreux fragments qu'il est malheu-
(1) Voir un relevé de ces passages dans LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 149 et suiv.
(2) O. FULGENCE, Mémoires sur Mme de Maintenon recueillis par les Dames de Saint-Cyr, Paris, 1846, p. 300.
(8) Cf. M. LANGLOIS, Les « petits livres secrets » de Mme de Maintenon, dans Revue d'Histoire littéraire de la France, 1928. (4) Publiés dans M. LANGLOIS, Pages nouvelles.
(3) La thèse de M. CAGNAC, Fénelon directeur de conscience, Paris, 1901, est tout à fait insuffisante sur ce point.
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reusement impossible de dater avec précision nous apportent néanmoins de notables éléments. Il est en effet certain que la plus grande partie des Instructions et Avis a été écrite pour Mme de Maintenon, ou du moins pour Saint-Cyr, et on en peut dire autant sans doute des textes contenus dans le Manuel de Piété (1).
Ces quelques documents permettent de retrouver, dans la direction de Fénelon, les thèmes essentiels du guyonnisme, mais transcrits d'une manière fort personnelle. Au début, les conseils qu'il prodigue à Mme de Maintenon se maintiennent au niveau de l'ascèse, et Fénelon y fait preuve d'une rare, et peut-être périlleuse, pénétration psychologique : telle est par exemple la lettre écrite à Mme de Maintenon sur ses défauts, en janvier 1689 (2). Une belle instruction rédigée pour Noël 1689 ne contient encore nulle allusion au thème de l'enfance, si cher à Mme Guyon (3), mais en revanche on le voit apparaître un peu plus tard, dans une lettre qui est probablement
(1) Cf. M. MASSON, La correspondance spirituelle de Fénelon et de Mme de Maintenon, dans Revue d'Histoire littéraire de la France, janvier-mars 1906. Ces textes ont été publiés à nouveau par le P. VARILLON dans le volume d'OEuvres spirituelles signalé plus haut. Il est regrettable qu'il n'ait pas cru devoir en donner une édition critique.
(2) C'est la date établie sur de solides raisons par M. LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 56.
(3) Ibid., p. 73 et suiv.
de février 1690 : « Un peu d'enfance dans les bras de Dieu et de joie enfantine au milieu des soins les plus sérieux que nous donne notre sagesse, nous guérira de tout » (1). Quelques semaines plus tard, le 11 mars, nous rencontrerons les thèmes de l'abandon et du non-voir : « C'est par un acquiescement continuel et sans réserve à tout ce que vous connaissez, et même à tout ce que vous ne connaissez pas, que vous deviendrez capable de cette lumière intime qui développe peu à peu le fond de l'âme à ses propres yeux, et qui lui apprend, de moment en moment, ce que Dieu veut d'elle ; toute autre lumière ne montre que la superficie du coeur » (2). Le 24 mars, il osera parler d'anéantissement : « Je suis convaincu que Dieu ne veut rien faire par vous qu'après avoir tout confondu, tout écrasé et tout anéanti en vous » (3).
Par la suite, Fénelon emploie les formules favorites de Mme Guyon avec une liberté et une insistance telles que plus tard Godet des Marais s'en alarmera. Souvent il ramène sa dirigée à la spiritualité d'abandon, qui seule «
est capable de mettre un coeur au large et en liberté » (4), mais sans craindre de la présenter d'une manière extrê-
(1) Ibid., p. 110.
(2) Ibid., p. 112.
(3) Ibid., p. 126.
(4) Instructions et avis, XIV. F., T. VI, p. 96.
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mement austère : « Contentez-vous de donner votre volonté à Dieu sans réserve, et de n'envisager jamais aucun état douloureux que vous n'acceptiez par l'abandon à la divine Providence » (1). Pour caractériser l'indifférence qui résulte de cet abandon, il a recours à une formule que Mme de Maintenon elle-même reprendra en la citant dans une lettre à Mme de la Maisonfort : « Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme qu'on commence à prendre pied; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir » (2). Il est clair que pour lui, désormais, les bases même de la spiritualité se résument là: « La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s'oublier, de s'abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu'à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu » (3). A l'égard de tout ce qui n'est pas Dieu, pensées, désirs, réflexions, distractions, sans cesse revient sous sa plume la consigne familière à son inspiratrice : « laisser tomber ». Car il faut que l'âme « se désapproprie », se détourne entièrement de soi et cesse même de réfléchir sur elle-même : « L'âme est si infectée de l'amour-propre qu'elle se salit toujours un peu
(1) Ibid., p. 94.
(2) Ibid., p. 95. Cf. MAINTENON, Lettres, T. III, p. 482.
(8) Instructions, XXVI, F., T. VI, p. 130.
par la vue de sa vertu; elle en prend toujours quelque chose pour elle-même » (1).
Pour réaliser ce dépouillement, Fénelon ne cesse de recommander le non-voir, la pure foi : « C'est par une espèce d'infidélité contre l'attrait de la pure foi qu'on veut toujours s'assurer qu'on fait bien; c'est vouloir savoir ce qu'on fait, ce qu'on ne saura jamais et que Dieu veut qu'on ignore; c'est s'amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même » (2). Dieu lui-même intervient par les purifications passives pour accomplir ce qui demeure impossible à l'âme : « Dieu ne laisse point l'âme en repos jusqu'à ce qu'il l'ait rendue souple et maniable en la pliant de tous les côtés » (3). Il décrit ces épreuves en des termes qui rappellent étrangement les Torrents : «C'est par la faiblesse de l'âme qu'il la tourne contre elle-même. Elle se voit; elle a horreur de ce qu'elle voit. Elle demeure fidèle, mais elle ne voit plus sa fidélité. Tous les défauts qu'elle a eus jusqu'alors s'élèvent contre elle, et souvent il en paraît de nouveaux dont elle ne s'était jamais défiée. Elle ne trouve plus cette ressource de ferveur et de courage qui la soutenait autrefois. Elle tombe en défaillance; elle est, comme Jésus-Christ, triste jusqu'à la mort. Tout ce qui lui reste, c'est la volonté de
(1) Ibid., XIII, F., p. 92.
(2) Ibid., XXVI. F., p. 130.
(3) Ibid., XXII. F., p. 121.
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ne tenir à rien et de laisser faire Dieu sans réserve. Encore même n'a-t-elle pas la consolation d'apercevoir en elle cette volonté » (1).
La raison ultime de cette intervention divine, c'est que Dieu veut, en dernière analyse, conduire l'âme au pur amour : « Dieu, qui veut dépouiller l'âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu'au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d'elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son amour tout retour et tout appui sur soi. Rien n'est si jaloux, si sévère et si délicat que ce principe du pur amour » (2). Ici, Fénelon interprète à sa manière personnelle les idées guyoniennes. Non certes que Mme Guyon n'ait utilisé souvent le thème du pur amour; en 1688, dans son autobiographie, parlant des âmes abandonnées, elle s'écriait : « Ce sont seulement ces âmes-là qui vous aiment comme vous voulez être aimé; tout autre amour, quelque grand et ardent qu'il paraisse, n'est point le pur amour, mais bien un amour mélangé de la propriété » (3). Pourtant, il est évident que ses vues mystiques ne sont
(1) Ibid. Sur tous ces points, on peut trouver des analyses du plus haut intérêt dans J. L. GORÉ, La notion d'indifférence chez Fénelon et ses sources, Paris, 1956, cf. particulièrement p. 124-131.
(2) Ibid., XXI. F., p. 118.
(3) Vie, IIe p., ch. VIII, § 9.
point, à proprement parler, centrées sur cette idée. Au contraire, la construction fénelonienne, telle qu'elle s'exprimera dans les Maximes des Saints, est tout entière bâtie sur l'idée de charité désintéressée et représente de ce chef une synthèse bien personnelle, dont les premiers linéaments apparaissent dès le temps de Saint-Cyr. Au reste, fidèle comme Mme Guyon au volontarisme, Fénelon prendra grand soin de dépouiller l'idée de pur amour de toute sentimentalité : « Le pur amour n'est que dans la seule volonté : ainsi ce n'est point un amour de sentiment, car l'imagination n'y a aucune part. C'est un amour qui aime sans sentir comme la pure foi croit sans voir » (1). Ceci posé, Fénelon ne cessera d'affirmer que le pur amour est une réalité et non point une chimère (2).
Il semble bien que, comme Fénelon lui-même le dira plus tard à M. Tronson (3), ces lettres spirituelles n'aient été écrites que pour répondre à des demandes de Mme de Maintenon. Nous sommes malheureusement moins bien renseignés sur ses relations avec les Dames de Saint-Cyr. Il est certain que de nombreux écrits de sa façon circulaient parmi elles. Pour quelques-unes, il rédigea des avis que nous possédons encore et,
(1) Instructions, XXVI. F., T. VI, p. 329.
(2) Voir par exemple Instructions, XXI, F., p. 137.
(3) Lettre du 6 novembre 1694. F., T. IX, p. 37.
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alors même que déjà la situation commençait à se tendre, en 1693, ce fut lui qui donna le premier projet de L'esprit de l'Institut des Filles de Saint-Louis (1). Seul son rôle auprès de Mme de la Maisonfort nous est connu avec plus de précision. On sait l'affection qu'avait la femme du roi pour l'aimable chanoinesse qui était « de tous ses secrets et connue très particulièrement du roi » (2). Mme de Maintenon eût bien voulu qu'elle fît profession à Saint-Cyr, mais la jeune fille n'en manifestait aucun désir et même eût souhaité plutôt de rentrer dans le monde. Elle avait grande sympathie pour Mme Guyon sa cousine, mais elle n'avait pu « goûter sa direction » (3), et il semble qu'elle n'ait même guère lu ses ouvrages (4). Devant les insistances de Mme de Maintenon, elle confia ses peines intérieures à Godet des Marais et à Fénelon, « en qui elle avait toute confiance ». Finalement, elle « consentit de se soumettre à ce qui en serait décidé par les directeurs de Saint-Cyr et par l'abbé de Fénelon, qu'elle chargea de bien expliquer ses dispositions intérieures, ne doutant pas que, quand elles seraient connues, on ne lui parlerait plus d'aucun engagement » (5). L'assemblée
(1) Sur tous ces textes, voir LANGLOIS, Pages nouvelles.
(2) LEDIEU, Mémoire, dans Revue Bossuet, 25 juillet 1909, p. 24.
(3) Ibid., p. 23.
(4) Ibid., p. 25.
(5) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 37.
se tint le 11 décembre 1690 et, contrairement à son attente, décida que Dieu l'appelait à être Dame de Saint-Louis, — ce qui n'était peut-être qu'une réponse donnée par complaisance pour Mme de Maintenon. « Quand elle sut la décision de ces messieurs, elle pensa mourir de douleur et versa dans sa chambre toute la nuit un torrent de larmes » (1). Elle se plaignit à Fénelon qui lui répondit dès le 17 décembre en l'exhortant à accepter cette décision malgré ses répugnances : « Si vous avez le courage de vous abandonner ainsi et de sacrifier vos irrésolutions, vous aurez plus de paix en un jour que vous n'en goûteriez autrement en toute votre vie; moins on se cherche, plus on trouve en Dieu tout ce qu'on a bien voulu perdre » (2). Ce fut le début d'une longue correspondance qui devait durer jusqu'au 17 février 1695 ; plus tard, Mme de la Maisonfort, exilée, considérera ces lettres de Fénelon comme son plus précieux trésor (3). Du reste, dès le 6 février 1691, Mme de Maintenon lui écrivait : « Donnez-vous toute entière à Dieu, rendez-vous simple à l'abbé de Fénelon et à M. de Chartres. Pour moi, je serai toujours soumise à l'opinion de ces deux saints : accoutumez-vous à vivre avec eux » (4).
(1) Ibid.
(2) Ibid., p. 41.
(3) LEDIEU, Mémoire, p. 22 (dans Revue Bossuet).
(4) MAINTENON, Lettres, T. III, p. 498.
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Il semble pourtant que, dès cette année 1691, la situation à Saint-Cyr se soit quelque peu modifiée, et que la diffusion sans doute inconsidérée des idées guyoniennes y ait soulevé quelques inquiétudes. Fénelon, sur ce point, eût aimé plus de discrétion. Dès le 11 juillet 1689, il mettait Mme Guyon en garde contre des imprudences possibles (1). En 1691, il fera des reproches analogues à Mme de Maintenon : « Pour l'oraison dont nous parlions hier, vous savez, Madame, combien de fois je vous ai dit que des choses très bonnes en elles-mêmes ne doivent point être communiquées à certaines personnes qui ont besoin d'un autre aliment. L'abus de ces derniers temps est d'avoir trop divulgué les dispositions auxquelles Dieu attire quelques âmes, et de rendre ces choses communes à toutes celles qui sont dans la piété. Chacun doit se borner à manger sa portion et non celle de son voisin » (2). Le 12 juin 1692, écrivant à Mme de la Maisonfort, il se plaindra à nouveau de la manière dont Mme de Maintenon avait fait circuler ses propres écrits « Je lui avais dit dans le commencement que mes petits écrits conviennent à fort peu de gens; elle ne pouvait le croire et, jugeant sur son goût, elle voulait en faire part à tous ceux qu'elle désirait gagner. Dans la suite, l'expérience lui a fait sentir
(1) MASSON, Fénelon et Mme Guyon, p. 205.
(2) M. LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 122.
que j'avais raison, et elle me l'a dit avec une entière simplicité, comprenant que ces écrits avaient un fond de vérité très utile à un petit nombre de gens, et très dangereux à tout le reste qui en est incapable » (1). D'autre part, on commençait à parler beaucoup, à la Cour, des conférences spirituelles très fermées que tenait Fénelon et auxquelles assistait régulièrement Mme de Maintenon : « Tous les dimanches, il dînait en particulier avec elle à l'hôtel de Chevreuse ou de Beauvillier; on n'admettait qu'un très petit nombre de personnes, et, à l'issue du dîner, Fénelon faisait une conférence spirituelle, tous les dimanches sur les deux heures après-midi » (2). Cet apparent mystère souleva naturellement bien des commérages : « Ces sortes de conférences durèrent assez longtemps, écrit Hébert. On ne savait à la Cour ce que cela voulait dire, mais on voyait bien que ceux et celles qui en étaient étaient des personnes de la faveur » (3). Il est possible que ces rumeurs soient allées jusqu'au roi (4). Du reste, il y eut à cette époque d'autres salons parisiens où le mystique tint une grande place (5).
(1) F., T. IX, p. 7. — PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 50.
(2) LEDIEU, Mémoire, p. 21.
(3) Mémoires d'Hébert, p. 233.
(4) LA BEAUMELLE, Mémoires pour servir à l'histoire de Mme de Maintenon, Amsterdam, 1756, 3 vol. T. III, p. 24.
(5) Ibid., p. 23.
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Il semble pourtant que l'alarme ait été donnée à Mme de Maintenon par de menus incidents survenus à Saint-Cyr, où quelques jeunes religieuses et quelques novices commirent diverses incartades, qu'elles autorisèrent par la spiritualité d'abandon : « Les novices n'obéissaient plus. On avait des extases. Le goût pour l'oraison devenait si vif et si incommode que les devoirs les plus essentiels étaient négligés. L'une, au lieu de balayer, restait nonchalamment appuyée sur son balai. L'autre, au lieu de vaquer à l'instruction des demoiselles, entrait en inspiration et s'abandonnait à l'esprit. La sous-maîtresse menait furtivement les illuminées dans quelque réduit secret, où l'on se nourrissait de la doctrine de Mme Guyon » (1). Naturellement, Mme de Maintenon fut au courant de tout et chargea la maîtresse des novices, Mme du Pérou, d'espionner la communauté sous ce rapport (2).
Il est difficile de déterminer avec précision la date à laquelle Mme de Maintenon manifesta ses premières inquiétudes. Cependant, dès l'été 1691, elle se préoccupa de faire venir à Saint-Cyr des Lazaristes, destinés peut-être à contrebalancer
(1) Ibid., p. 34. Ces détails sont empruntés aux Mémoires de Mme du Pérou, cf. ED. FULGENCE, p. 310 et suie.
(2) MME DU PEROU, Mémoires, ed. FULGENCE, p. 308 et suiv.
l'influence de Fénelon (1). Vers le même temps, des imprudences commises par Mme de la Maisonfort vinrent aggraver la situation. Déjà, le 6 février 1691, Mme de Maintenon lui avait vivement recommandé la prudence à l'égard des écrits de Fénelon : « Ne répandez point les maximes de l'abbé devant des gens qui ne les goûtent point. Vous parlez sans cesse de l'état le plus parfait et vous êtes encore remplie d'imperfections ». Elle lui faisait du reste des recommandations analogues à propos des visites de Mme Guyon : « Quant à Mme Guyon, il nous faut contenter de la garder pour nous. Il ne lui convient pas, non plus qu'à moi, qu'elle dirige nos Dames : ce serait lui attirer une nouvelle persécution. Elle a été suspecte; c'en est assez pour qu'on ne la laisse jamais en repos. Elle m'a paru d'une discrétion admirable; elle ne veut de commerce qu'avec vous. Tout ce que j'ai vu d'elle m'a édifié et je la verrai toujours avec plaisir; mais il faut conduire notre maison par les règles ordinaires et tout simplement » (2). En fait, Mme de la Maisonfort, qui « était naturellement indiscrète », ne sut point s'en tenir à ces sages conseils et continua à mettre en circulation « les maximes de Mme Guyon et quelques écrits
(1) LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 155.
(2) MAINTENON, Lettres, T. III, p. 498. Date douteuse. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 44, semble croire que cette lettre est de la fin de 1691.
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de l'abbé de Fénelon » (1). Cela alla si loin au cours de l'hiver suivant que Mme de Maintenon lui en écrivit encore le 6 février 1692 : « Vous dites qu'il ne faut se gêner en rien, qu'il faut s'oublier et n'avoir jamais de retour sur soi-même. Ces discours jettent le trouble dans l'esprit de plusieurs de nos Dames. Vous savez mieux que moi que chaque chose a son temps. Mon peu d'expérience en ces matières me révoltait contre M. l'abbé de Fénelon, quand il ne voulait pas que ses écrits fussent montrés. Cependant, il avait raison. Tout le monde n'a pas l'esprit droit et fidèle. On prêche la liberté des enfants de Dieu à des personnes qui ne sont pas encore ses enfants et qui se servent de cette liberté pour ne s'assujettir à rien » (2).
A cette date, Mme de la Maisonfort était sur le point de s'engager définitivement à Saint-Cyr par les voeux simples. Elle hésitait encore, mais Fénelon l'y exhortait avec insistance (3). Une nouvelle conférence des directeurs se tint le 2 février 1692, qui naturellement conclut à l'affirmative, et, le Ier mars, avec l'autorisation de Godet des Marais, Mme de la Maisonfort prononça
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 44.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 13. Date peu sûre.
La lettre est peut-être du 31 mars. Cf. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 46 et 48.
(3) PHELIPEAUX, loc.cit.
ses voeux entre les mains de Fénelon (1). Ce dernier lui écrivit le 3 mars : « Je suis ravi, Madame, que vous soyez en paix et que vous ayez plus de courage que vous n'en témoignâtes dans le parloir quand il fallut aller faire vos voeux ». Il lui recommande la lecture de saint François de Sales et ajoute : « Pour les lettres de M. de Bernières, je ne les connais pas. J'ai vu seulement le ler tome de son Chrétien intérieur, et j'en ai été fort touché autrefois » (2). A ce moment, Mme de Maintenon considérait encore que Mme de la Maisonfort était « destinée à être une pierre fondamentale de Saint-Cyr », et, dans ses lettres, elle manifestait toujours une vive estime pour la personne et les écrits de Fénelon. Ce sera d'ailleurs le cas jusqu'à la fin du drame; le 27 février 1693, elle écrira encore : « Vous savez si j'estime ce qui vient de lui; ses écrits et ses discours ne peuvent faire du mal qu'à ceux qui sont mal disposés et qui prennent une partie de ce qu'il dit sans prendre le tout » (3).
Pourtant les choses se gâtaient. Mme de Maintenon se rendait compte désormais que l'introduction à Saint-Cyr de la spiritualité guyonienne soulevait de délicats problèmes : si la chose était rendue publique, cette indiscrète manifestation
(1) Ibid., p. 47.
(2) Ibid.
(3) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 122. Voir les citations réunies par M. LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 149-154.
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pouvait avoir les pires conséquences pour sa fondation, et peut-être pour elle-même, tant ses ennemis épiaient ses moindres défaillances. L'accusation de quiétisme devenait de plus en plus redoutable, elle le savait; elle n'ignorait point non plus sans doute que le P. de la Motte et Harlay continuaient à faire espionner Mme Guyon (1), et que certainement le terrible archevêque était au courant de ses visites à Saint-Cyr. Aussi était-elle bien décidée à ramener le plus vite possible la spiritualité de Saint-Cyr aux voies les plus communes et les plus simples. Elle comptait fort sur l'influence des Lazaristes, et aussi de deux prêtres des Missions étrangères, qui y confessaient beaucoup, Tiberge et Brisacier. Ainsi s'explique une lettre extrêmement violente contre la nouvelle spiritualité, écrite le 8 juillet 1692 : « Voici encore un autre inconvénient des lumières qu'on a répandues dans notre chère maison. On y ferait des livres sur le pur amour, sur la désappropriation, sur le renoncement à soi-même, sur la conformité à la volonté de Dieu, sur la liberté des enfants, en un mot sur la plus haute perfection; chacun croit être dans l'état qu'il s'imagine. » (2). La femme du roi n'aimait pas à être contredite; or, elle rencontra en Mme de la Maisonfort la résis-
(1) Vie, IIIe p., ch. XI, § I et suiv.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 63.
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tance la plus déterminée. Quelques jours après sa profession, « on avertit Mme de Maintenon qu'elle tenait des discours extraordinaires, qu'elle avait une conduite bien éloignée de celle qu'on avait observée dans la maison, et que ses singularités scandalisaient plusieurs filles » (1). Uniquement attachée à Fénelon, elle refusa de prendre pour directeur Tiberge, Brisacier, ou le Lazariste Des Ortiaux, ou même Godet des Marais, qu'elle accusait d'être tatillon (2). Cependant, Fénelon était peu soucieux d'être rendu responsable des écarts de sa dirigée : par deux lettres écrites le 7 et le 12 juin 1692, il tenta de la détacher de lui, mais sans grand résultat, et continua de correspondre avec elle. Il lui conseillait toujours la spiritualité d'abandon : « Ce qui se présente à l'âme d'une manière simple et paisible, lui écrivait-il le 5 avril 1693, est lumière de Dieu pour la corriger. Ce qui vient par raisonnement avec inquiétude est un effet de votre naturel, qu'il faut laisser tomber peu à peu, en se tournant vers Dieu avec amour » (3). Cela n'empêcha pas Mme de Maintenon d'adresser à Mme de la Maisonfort, peu après son entrée au nouveau noviciat, le 7 décembre 1692, une terrible semonce épistolaire où elle lui reproche son « manquement
(I) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 48.
(2) Ibid., p. 49.
(3) Ibid., p. 54.
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de simplicité », sa « présomption, son « attachement à ses propres lumières » (1). Il ne semble pas que cela ait eu grand effet : Mme de la Maisonfort demeura ferme dans ses idées personnelles.
Il parait certain que, jusqu'à cette époque, Mme de Maintenon avait espéré se tirer d'affaire seule, sans sortir du cercle de Saint-Cyr, avec l'aide de quelques Dames tout à sa dévotion, comme Mme du Pérou, et aussi probablement de Tiberge et de Brisacier : elle aurait peu à peu unifié la spiritualité de la maison et éliminé doucement Mme Guyon et Fénelon, pour lequel elle gardait sans doute une certaine sympathie personnelle. Malheureusement, l'attitude irréductible de Mme de la Maisonfort transforma la tension latente en un véritable conflit d'autorité, qui exaspéra Mme de Maintenon et la porta à des actes que vraisemblablement elle n'avait point voulus d'abord. Le premier fut de faire intervenir Godet des Marais, que jusqu'ici on avait tenu en dehors du problème. Le 31 août 1692, il avait reçu la consécration épiscopale dans la chapelle de Saint-Cyr, des mains de Bossuet lui-même (2). A cette date, Mme de Maintenon avait grand besoin de Godet. C'était le temps où elle se préparait à changer profondément l'organisation
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 110.
(2) U.L., T. XV, p. 483.
de Saint-Cyr et à transformer les Dames en religieuses à voeux solennels ; elle y prévoyait de grandes difficultés pour lesquelles l'autorité de l'évêque lui était fort nécessaire (1). Il paraît indubitable qu'elle fit alors dénoncer à Godet des Marais le petit groupe fénelonien : Mme du Pérou s'en chargea. Dans ses Mémoires (2), elle prétend l'avoir fait sur l'ordre de son confesseur, le Lazariste Durand; mais certainement elle n'eût pas entamé une manoeuvre de cette importance sans l'assentiment formel de Mme de Maintenon.
Reste à savoir si Godet ne fut pas simultanément mis en action par une autre voie. C'est ici qu'intervient l'hypothèse souvent proposée d'un complot janséniste contre Fénelon (3), pour laquelle malheureusement on manque de documents vraiment décisifs (4). Cependant, il est certain qu'on le disait dans l'entourage de Fénelon, et que peut-être Fénelon même le croyait. Sur ce point, Ramsay est un écho fidèle. Or, Ramsay attribue sans hésiter le déclanchement des hostilités aux « nouveaux disciples de saint Augustin », irrités de voir que Fénelon ne se rendait point à leurs
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 102.
(2) Ed. FULGENCE, p. 308 et suiv.
(3) Particulièrement par H. BREMOND, Apologie pour Fénelon, spécialement p. 54 et suiv. - Un complot contre Fénelon : la Solitaire des Rochers, dans Le Correspondant, 25 février 1910. Hypothèse reprise par R. SCHMITTLEIN.
(4) E. CARCASSONNE, Etat présent, p. 40.
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avances et que son amitié avait détourné de Port-Royal le duc de Chevreuse. Ce serait un « docteur de Sorbonne, partisan de la grâce invincible », qui aurait prévenu Godet des Marais (1). Il est probable que cette phrase vise le théologal de Paris, Courcier, ce qui laisserait supposer que Harlay est également présent à l'arrière-plan de cette intrigue. Tout porte à croire qu'à partir de l'automne 1692, Godet utilisa comme informatrices pour son propre compte Mme du Pérou et une autre religieuse, et leur fit espionner le « petit groupe », où figuraient d'ailleurs l'un des plus recherchés parmi les confesseurs, le Lazariste Jassault, et la supérieure, Mme de Loubert (2). Comme les Dames refaisaient leur noviciat avant de prononcer leurs voeux solennels, la surveillance fut particulièrement facile. Certaines sentirent venir l'orage. Une protégée de Fénelon, Mme de Monfort, crut plus prudent de se retirer sans attendre, à la Visitation de Melun (3). Une lettre de Mme Guyon au duc de Chevreuse, du 20 janvier 1693, montre que le curé de Versailles, Hébert, était également au courant et commençait à s'en
(1) RAMSAY. Histoire, p. 33-35. LA BEAUMELLE, Mémoires, T. IV, p. 31, dit que Godet et Fénelon déplurent également aux jansénistes et aux Jésuites. Il ne semble point pourtant que Fénelon se soit déclaré contre le jansénisme avant 1698.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 94.
(3) Ibid., p. 203.
préoccuper, alors que jusque là il avait témoigné à Mme Guyon une certaine sympathie (1).
Cependant, Godet des Marais prit son temps avant d'agir. La première mesure officielle vint de Mme de Maintenon. Prenant prétexte de ce que Mme de la Maisonfort désapprouvait ouvertement les nouveaux réglements des Dames de Saint-Louis, elle rendit l'influence de Mme Guyon responsable de cette insubordination et, dès mars 1693, la fit prier de ne plus revenir à Saint-Cyr (2). Cette décision fut très vraisemblablement concertée avec Godet (3). Fénelon, dans une lettre du 2 mai 1693 à Mme de la Maisonfort, approuva cette mesure, qu'il estimait prudente, et il en donnait une raison « très décisive, qui est de ne donner d'ombrage à personne, et de respecter l'esprit de ceux qui souhaitent avec raison qu'elle ne paraisse jamais avoir de liaison avec Saint-Cyr » (4). Mme Guyon note que la signification lui fut faite « avec bonté ». Du reste, Mme de Maintenon cherchait dès lors à mettre les apparences de son côté et à assurer ses arrières. Le 12 mai 1693 elle écrit à la comtesse de Saint-Géran une lettre extrêmement importante60, car Fénelon y est pour la première
(') F., T. IX, p. 8. Vie, Me p., ch. XVI, § 8.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 55. Cette exclusion est certainement antérieure à la visite de Mme Guyon à Boileau, qui se situe en avril 1693, comme nous le verrons.
(3) Vie, IIIe p., ch. XI, § 5.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 55.
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fois mis en cause à propos de Mme Guyon : « J'ai eu pendant deux mois une copie de l'Explication du Cantique des Cantiques. Il y a des endroits obscurs, il y en a d'édifiants, il y en a que je n'approuve en aucune manière. L'abbé de Fénelon m'a dit que le Moyen court contenait les mystères de la plus sublime dévotion, à quelques expressions près, qui se trouvent dans les écrits des mystiques ». Puis elle avoue nettement qu'elle vient d'alerter le roi : « J'en lus un morceau au roi qui me dit que c'étaient des rêveries ; il n'est pas encore assez avancé dans la piété pour goûter cette perfection ». Elle s'explique sur la défense faite à Mme Guyon, mais précise qu'elle a autorisé la correspondance (1). Enfin, elle note la présence, dans la machination, de son vieil ennemi Harlay : « M. de Paris paraît fort animé contre elle, mais il avoue que ses erreurs sont plus dangereuses par leurs suites que par le principe, et qu'il y a plus à craindre qu'à blâmer » (2).
Une telle mesure mettait naturellement Mme Guyon dans une situation fort délicate. Elle ravivait toutes les suspicions qui pesaient sur sa doctrine, semblant donner raison à l'archevêque. De nouvelles menaces grondaient. Le 30 juin, Mme Guyon écrira au duc de Chevreuse :
(1) Confirmé par Mme Guyon elle-même, Vie, IIIe p.,
ch. XI, 5 5.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 235.61
« Pour M. le curé (Hébert), M. l'abbé de Fénelon m'a mandé ce qu'il lui avait dit : il est fort alarmant. Pour moi, je suis contente de tout ce qu'il plaira au Seigneur d'ordonner » (1). Mais l'entourage de Mme Guyon était moins résigné et pensait que le moment était venu d'obtenir pour elle une justification officielle : un nouvel acte du drame allait se jouer.
(1) F., T, IX, p. 10.
Pour innocenter Mme Guyon aux yeux du public, le meilleur procédé consistait à obtenir la caution de quelques personnalités religieuses universellement respectées, qui se porteraient garantes que sa doctrine était exempte d'erreur. Il ne semblait point facile de trouver des gens qui voulussent se compromettre ainsi. On songea à Pierre Nicole, qui vivait paisiblement ses dernières années « rue du Puits l'Hermite, derrière la Pitié, dans une maison de la paroisse Saint-Médard qui appartenait aux religieuses de la Crèche » (1). Il n'avait jusqu'alors jamais rencontré Mme Guyon, mais, depuis de longues années, il s'intéressait à elle, ou plutôt à ses idées. Dès 1687, il avait lu le Moyen court et formulé des objections, qu'il résumait le 23 septembre dans une lettre à Arnauld où il déclare : « Le quiétisme est une adresse du diable qui, désirant abolir tous les mystères et tous les attributs de Dieu par lesquels il a opéré le salut des hommes, et n'y pouvant réussir, a trouvé ce secret de les anéantir au moins dans
(1) GOUJET, Vie de Nicole, T. II, p. 159.
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leur mémoire, en faisant prendre à de faux spirituels une méthode qui consiste à n'y plus penser » (1). D'après Pontchâteau, il avait dès ce moment proposé à Mme Guyon une entrevue, affirmant « que, si elle voulait conférer avec lui, il lui dirait sa pensée; qu'il changerait si elle lui faisait voir qu'il ne l'avait pas bien entendue » (2). Mais Mme Guyon n'avait pas accepté. Comme en 1690 Nicole avait reçu la visite d'une dévote qui connaissait Mme Guyon, il avait cherché à savoir si cette dernière n'était pas en relations avec un Jésuite du nom de Vautier, qui fut vers ce temps-là l'une des bêtes noires des jansénistes (3). En 1693, Nicole avait, par l'intermédiaire d'une relation commune, renouvelé à Mme Guyon son invitation, que ses amis lui firent accepter (4). Elle lui rendit
(1) NICOLE, Nouvelles lettres, lettre XXVII (Ed. de 1735, p. 195) Goujet (op. cit., p. 2o1) a cru par erreur que Nicole avait rencontré Mme Guyon en 3687.
(2) Lettre de Pontchâteau à du Vaucel du 5 mars 1688 (et non 1668), citée par Sainte-Beuve dans Port-Royal, L. V, ch. VIII (Ed. Leroy, La Pléiade, Paris, 1953-1955, 3 vol., T. II, p. 875 n).
(') Lettre de Nicole, vers le 8 novembre 1694, dans F., T. IX, p. 38. En 168o, Nicole s'était également occupé d'une certaine Jeanne Malin, dévote assez suspecte qu'on prétendait en relations avec Mme Guyon. Cf. GOUJET, op. cit., T. II, p. 132 et PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 32.
(4) Vie, IIIe p., ch. XI, § 6. Des renseignements très importants nous sont à partir de cette date fournis par les nombreuses lettres de Mme Guyon au duc de Chevreuse conservées à Saint-Sulpice. Quelques-unes sont publiées parmi les oeuvres de Fénelon. D'autres (juillet-octobre 1693)ont été publiées par E. LEVESQUE dans Revue Fénelon, 2e année, no. 3-4 et 3e année, nos 1-2. La plupart sont inédites. [éditées dans Correspondance II Années de combat].
visite vraisemblablement en mars. Après que Nicole eut formulé des reproches généraux, il relurent ensemble le Moyen court, sans qu'il parvînt à y retrouver les erreurs alléguées. Finalement, après quelques amabilités, Nicole la renvoya à une autre autorité : « Madame, lui dit-il, mon talent est d'écrire et non pas de faire de pareilles discussions. Mais, si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés, et vous serez peut-être bien aise de profiter de ses lumières : il est fort habile et fort homme de bien. Vous ne serez pas fâchée de le connaître et il s'entend mieux que moi à tout cela : c'est M. Boileau, de l'hôtel de Luynes ». Il s'agit là d'un agennais qui s'appellait de son vrai nom Jean-Jacques Beaulaigue (1).
Après avoir quitté sa cure de Saint-Etienne d'Agen en 1678, il était devenu précepteur chez le duc de Luynes. Entièrement acquis au parti janséniste, il y jouait un rôle en apparence obscur, mais en réalité fort important. Par ailleurs, il s'intéressait aux problèmes de spiritualité et jouissait, comme directeur, d'une certaine réputation (2). Ainsi, le
(I) Notices sur lui dans U. L., T. VI, p. 367 n. et T. XIV, p. 392. Cf. aussi F. Le Lasseur, M. Boileau de l'archevêché, Etudes, janvier 1878.
(2) Il écrivit diverses biographies pieuses. Après sa mort, en 1737, on publia de lui deux volumes de Lettres sur différents sujets de morale et de piété, qui ne sont point sans intérêt. On y trouve l'anecdote sur l'abîme de Pascal.
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conseil donné par Nicole à Mme Guyon se justifie fort bien.
Elle éprouva d'abord quelque répugnance à le suivre. Enfin, au bout de quelques jours, elle s'en alla faire visite à Boileau (1)62. Là encore, la discussion roula sur le Moyen court. Boileau fit à Mme Guyon diverses objections auxquelles elle répondit de son mieux, et l'entretien fut en somme assez cordial. Satisfait des explications qu'elle avait fournies, Boileau lui conseilla de les mettre par écrit sous la forme d'une préface destinée à être publiée en tête du Moyen court. Elle y consentit et rédigea une Courte apologie du Moyen court, qui plus tard, en 1712, fut imprimée parmi ses Opuscules spirituels (2). Ces quelques pages sont en effet d'un grand intérêt, car elles précisent la pensée de Mme Guyon sur plusieurs points délicats. Elle y rappelle que certains conseils donnés dans le Moyen court ne s'appliquent pas indistinctement à tous les fidèles : « Il y a des avis singuliers et qui ne sont pas pour tous, mais seulement pour les personnes qui, après avoir été touchées de Dieu, ont goûté le bonheur d'une présence plus infuse qu'acquise, que Dieu conduit d'une manière particulière et comme par la main » (3). Elle explique que le silence intérieur ne consiste pas
(1) Vie, IIIe p., ch. XI, § VII.
(2) Edition de 1790, T. I, p. 109-128.
(3) § 2, n° 5.
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à « supprimer toutes les bonnes pensées et toutes les paroles du coeur », mais uniquement « celles que la créature forme souvent plus pour satisfaire son esprit que pour échauffer son coeur » (1). Elle y présente l'état passif comme une « parfaite obéissance à Dieu » et montre que ce n'est point là inaction, mais au contraire « acte très méritoire » (2). Elle précise que l'union essentielle procède d'abord de la connaissance de Dieu et de soi-même, et que « cette double connaissance produit l'amour pur et désintéressé qui, voulant tout pour le Tout, ne prétend et ne veut rien pour le néant que le néant même » (3). Enfin, elle répond au reproche d'avoir voulu établir un « état permanent et de confirmation en grâce dont on ne pût déchoir en cette vie », en précisant qu'elle a voulu parler d'un état où « l'exercice de la présence de Dieu a rendu cette présence comme naturelle », mais que cela ne préjuge rien dans le domaine de la grâce sanctifiante (4). Mme Guyon fit encore deux ou trois visites à Boileau, qui lut son écrit et l'approuva.
Cependant les sentiments de Jean-Jacques Boileau ne tardèrent pas à évoluer vers l'hostilité :
(1) Ibid., n° 8.
(2) Ibid., n°
(3) Ibid., § 3, n° 18.
(4) Ibid., no 20. La date d'avril 1690 qui est donnée à la fin est naturellement une mauvaise lecture. Il faut lire 1693.63
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le 2 juillet 1693, une lettre de Mme Guyon au duc de Chevreuse montre que c'est chose faite ou à peu près (1). Un an plus tard, dans une lettre adressée aux examinateurs d'Issy, Mme Guyon attribuera le changement de Boileau à l'influence « d'une dévote qui l'assure, écrit-elle, que Dieu lui a fait connaître que je suis fort mauvaise » (2). Elle désigne par là une certaine Catherine d'Almayrac, plus connue64 sous le nom de Soeur Rose (3). D'origine bourguignonne, elle était venue à Paris en 1691, après une carrière assez trouble. Elle réussit rapidement à conquérir de nombreuses sympathies clans le milieu janséniste, où elle séduisit même le grave Du Guet (4); Boileau, en particulier, ne jurait que par elle, et rien jamais ne put l'en détromper. Tous attribuaient à la Soeur Rose des états mystiques très élevés et même des miracles. D'après une curieuse indication fournie par son autobiographie, il semble que Mme Guyon ait connu antérieurement cet étrange personnage et
(1) F., T. IX, p. Io. — Voir la suite des lettres dans Revue Fénelon, loc. cit. Il y est longuement question de la Soeur Rose.
(2) U. L., T. VI, p. 367. Vie, IIIe p., ch. XVI, § 6; cf. ch. XII, § 6.
(3) Voir une intéressante notice sur elle dans U. L., T. XIII, p. 24 n. Il serait à souhaiter que ce curieux personnage fut étudié de plus près.
(4) P. CHÉTELAT, Étude sur Du Guet, Paris, 1877, p. 58 et suiv.
en ait reçu des confidences assez troublantes (1). Craignant de dangereuses indiscrétions, elle aurait cherché à neutraliser Mme Guyon en répandant sur elle les pires bruits. De toutes manières, elle n'eut aucune peine à retourner Jean-Jacques Boileau : « Il fut peu après, note Mme Guyon, un de mes plus zélés persécuteurs ».
Dès les premiers jours de juillet 1693, les amis de Mme Guyon furent convaincus qu'il n'y avait pas grand' chose à faire du côté de « M. Boileau de l'Hôtel de Luynes » et qu'il fallait chercher ailleurs un répondant. On songea alors à Bossuet. L'idée vint certainement de Fénelon lui-même. Bossuet note dans la Relation : « Je connus bientôt que c'était l'abbé de Fénelon qui avait donné le conseil » (2). En annotant ce passage, Fénelon en conviendra : « Sans raisonner sur les intentions, le fait est que, ayant bonne opinion de la piété de Mme Guyon, et la voyant fort contredite, je lui conseillai de se soumettre absolument à l'examen de M. de Meaux » (3). Il est plus malaisé de déterminer les raisons qui poussèrent Fénelon à mettre en avant Bossuet, qui ne semblait nullement
(1) Vie, IIIe p., ch. XII, § 6. Je ne puis malheureusement
déterminer où et quand Mme Guyon aurait pu rencontrer
la Soeur Rose.
(2) Relation, s. II, § 1. B., T. XX, p. 9o.
(3) FÉNELON, Réponse inédite à Bossuet, Paris, 1901, p.12. Il s'agit de notes mises par Fénelon sur un exemplaire de la Relation de Bossuet.
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désigné pour une intervention de ce genre. Il ne passait en aucune manière pour un spécialiste des questions mystiques et sa position à la Cour n'était point indiscutée. Il semble même que des bruits calomnieux y circulaient, qui mettaient en cause sa vie morale : le ministre protestant Jurieu en fait état en 1690 dans son Tableau du Socinianisme (1). Quelques années plus tard, le Lazariste Hébert, curé de Versailles, interviendra ouvertement auprès de Mme de Maintenon pour empêcher la nomination de Bossuet à l'archevêché de Paris après la mort de Harlay : il ne serait pas impossible que cette opposition ait eu des raisons morales (2). Cependant le nom de Bossuet n'en eût pas moins été pour Mme Guyon une caution sérieuse, et Fénelon pouvait penser que l'amitié qui l'unissait au prélat faciliterait les choses. Ce fut le duc de Chevreuse qui servit d'intermédiaire et fit la démarche auprès de Bossuet. Ce dernier parait avoir accepté assez aisément (3), quoi qu'il fût alors fort occupé à la rédaction de sa Défense de la Tradition et des saints Pères contre Richard Simon (4). Il prétendra plus tard que, depuis longtemps déjà, divers bruits l'avaient
(1) Voir le passage cité dans SCHMITTLEIN, op. cit., p. 273.
(2) HÉBERT, Mémoires, p. 244.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 2. Cf. BOSSUET, Relation, loc. cit.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 70.
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alerté sur le fait que « l'abbé de Fénelon était favorable à la nouvelle oraison » (1); mais pourtant Fénelon note en marge de cette phrase : « Voici des faits vagues et sans preuves. C'est M. de Meaux qui, de concert avec quelques autres personnes, a répandu certains bruits sourds » (2). Il ne semble point cependant qu'aucune raison sérieuse permette de douter, à cette date, de la sincérité des sentiments de Bossuet envers Fénelon. Mme Guyon de son côté envisageait favorablement l'idée d'une intervention de l'évêque de Meaux, « qu'on disait n'être point contraire à l'intérieur » (3). Elle ajoute, avec d'ailleurs un total mépris de la chronologie : « Je savais qu'il avait lu le Moyen court et le Cantique il y avait plus de huit ou dix ans et qu'il les avait trouvés fort bons » (4).
Bossuet accepta donc de rencontrer Mme Guyon, mais demanda que ces entrevues fussent tenues secrètes pour ne pas aigrir encore ses relations avec Harlay, car « il n'était pas bien avec M. de Paris » (e). Ce fut le duc de Chevreuse qui conduisit Bossuet chez Mme Guyon et assista aux entretiens, qui eurent lieu vers le 20 août
(1) Relation, loc. cit.
(2) Réponse inédite, p. 10.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 1.
(4) Ibid. En réalité, il ne semble pas qu'il ait pu lire ces
livres avant 1688.
(b) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 3.
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1693 (1) Dans son autobiographie, Mme Guyon note que la première impression de M. de Meaux fut nettement favorable. Le 24 août, elle écrivait à Chevreuse pour le prier de lui remettre un manuscrit des Torrents, et elle ajoutait : « J'ai quelque chose au coeur pour M. de Meaux, qui me dit qu'il m'entendra » (2). De fait, Bossuet en parut content : « Il fit quelques remarques, non de choses condamnables, mais qui méritaient éclaircissement » (3). Elle lui fit ensuite communiquer le manuscrit de son autobiographie, et, après l'avoir lue, Bossuet aurait écrit à Chevreuse « qu'il y trouvait une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu » (4). Malheureusement, cette lettre est perdue et ne nous est plus connue que par le seul témoignage de Mme Guyon; il est curieux que Fénelon ne l'ait pas utilisée dans la controverse.
(1) Bossuet resta à Meaux ou à Germigny pendant la première quinzaine d'août, et les lettres de Mme Guyon à Chevreuse montrent que les entretiens allaient avoir lieu le 20 août. Cf. Revue Fénelon, 2e an., p. 210.
(2) F., T. IX, p. 13.
(3) Vie, loc. cit.
(4) Ibid. Mme Guyon est seule à mentionner cette première réaction favorable de Bossuet. Ramsay (p. 36) en parle, mais il le fait certainement d'après les souvenirs de Mme Guyon, auprès de laquelle il séjourna longuement en 1714, cf. G. D. HENDERSON, Chevalier Ramsay, Londres, 1952, p. 38.
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Cependant, d'autres influences allaient jouer sur Bossuet et l'amener à modifier son jugement : elles viendront de Saint-Cyr, où les événements allaient leur train. L'exclusion de Mme Guyon, même approuvée par Fénelon, n'y avait certes pas résolu les problèmes. Mme de la Maisonfort et d'autres religieuses refusaient toujours de se laisser réduire à la spiritualité simplifiée que préconisait Mme de Maintenon. Les bruits malveillants qui déjà avaient inquiété la femme du roi circulaient sans relâche, et l'ombre dangereuse du vieil ennemi Harlay de Champvallon continuait à se profiler sur l'avenir de Saint-Cyr. Ce fut en ce même temps qu'un professeur de Sorbonne nommé Salmon proposa à Phelipeaux la signature d'un cas de conscience où « on demandait si un prince pouvait souffrir auprès de ses enfants un précepteur soupçonné de quiétisme » (1). La manoeuvre partait vraisemblablement de l'archevêché de Paris (i), et Bossuet aurait réussi à l'arrêter.
Cependant, au cours de l'été 1693, Godet des Marais entra officiellement en scène en faisant la visite canonique de Saint-Cyr (3). Comme il était
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 57.
(2) GUERRIER, op. cit., p. 204.
(3) PHELIPEAUX, loc. cit. Les détails manquent et M. Langlois suppose avec vraisemblance (MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 149) que la correspondance de Mme de Maintenon pour cette période a fait l'objet de destructions systématiques.
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prévisible, et d'accord avec Mme de Maintenon, il s'attacha tout particulièrement à lutter contre la diffusion des idées mystiques. Avec une mise en scène un peu ridicule, il retira de la circulation les ouvrages de Mme Guyon65 : « M. de Chartres exigea qu'on lui remit tous les livres de Mme Guyon, imprimés ou manuscrits. Mme de Maintenon, qui avait sans doute concerté avec lui cet acte d'obéissance, tira de sa poche sans hésiter le Moyen court, et toutes les Dames l'imitèrent, quoiqu'à regret » (1). Quelques-uns des manuscrits saisis furent montrés au dehors, non sans une certaine indiscrétion parfois : c'est ainsi que le Lazariste Hébert en eut communication (2). Naturellement, une attaque toute particulière fut dirigée contre Mme de la Maisonfort, qu'on tenait pour spécialement responsable. C'est en vain que, dès le 24 juin 1693, Fénelon lui avait écrit pour obtenir qu'elle adoptât la spiritualité commune de la maison : « Je crois, Madame, que vous devez travailler à vaincre votre peine par rapport à la maison où vous êtes : elle ne vient que de mauvaise prévention contre des règles qui sont en elles-mêmes utiles à toute la communauté, et de votre attachement excessif à vos heures d'oraison et à vos
(1) LA BEAUMELLE, Mémoires, T. IV, p. 35. Cf. PHELIPEAUX, loc. cit.
(2) HÉBERT, Mémoires, p. 223. Cf. LA BEAUMELLE, Mémoires, T. IV, p. 40.
spiritualités » (1). Sur ce point, Mme de la Maisonfort demeura irréductible. Le 21 août, Mme de Maintenon lui écrivait encore : « Vous n'allez pas assez simplement à Dieu et vous épiez trop tous vos mouvements » (2). Au cours de sa visite, Godet des Marais eut « de grandes conférences avec Mme de la Maisonfort sur son oraison, qui était aussi devenue suspecte » (3). Des Marais lui parla des livres de Mme Guyon; elle protesta : « Elle assurait M. de Chartres qu'elle ne les lisait pas, parce qu'elle n'avait aucune envie de les lire, que ce n'était pas là sa conduite et qu'elle ne prenait sa règle que de M. l'Abbé de Fénelon » (4).
Ce fut dans cette atmosphère assez tendue qu'en septembre 1693 Mme de Maintenon songea de son côté à faire intervenir Bossuet. Sur ce point, les confidences de Bossuet à Ledieu témoignent formellement qu'il « travailla à cette affaire dans un secret impénétrable depuis le mois de septembre 1693 » (5). Sur l'invitation de Mme de Maintenon, il fit une visite à Saint-Cyr : « Il vit Mme de la Maisonfort qui, dit-elle, fut très contente de lui » (6).
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 55.
(2) Ibid.
(3) LEDIEU, Mémoire sur le quiétisme. Dans Revue Bossuet, 25 juillet 1909, p. 25.
(4) Ibid.
(5) LEDIEU, Journal, publié par Guettée, Paris, 1856, 4 vol., T. II, p. 216.66
(3) LEDIEU, Mémoire sur le quiétisme, p. 25.
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Les intentions de Mme de Maintenon allaient cependant plus loin : elle eut voulu sans doute éliminer Fénelon en le dissociant de Mme Guyon, et il est possible qu'au moins à cette date elle ait sincèrement désiré de le sauver : « M. de Meaux nous a dit, note Ledieu, que l'intention première de Mme de Maintenon fut de sauver M. de Cambrai, en le faisant revenir de ses erreurs et de ses préventions pour Mme Guyon ; c'est de quoi elle chargea d'abord M. de Meaux » (1). Ainsi, Bossuet se trouvait sollicité en deux directions contradictoires. Mais naturellement la femme du roi devait l'emporter et son influence l'amènerait à réviser son premier jugement, favorable à Mme Guyon. Fénelon ne connut sans doute pas le détail de la manoeuvre, mais il devina le danger et comprit que désormais, à Saint-Cyr, son oraison « était fort suspecte ». Bossuet demanda donc du temps pour se prononcer ; il repartit pour Germigny où nous le retrouvons le 25 septembre (2), emportant un volumineux paquet contenant la plupart des manuscrits de Mme Guyon (3); d'autres lui furent envoyés ultérieurement (4). Quant à Fénelon, il
(1) LEDIEU, Journal, loc. cit. Voir aussi une note de Mme du Pérou citée par M. Langlois, MAINTENON, Lettres, T. IV, P. 155.
(2) U. L., T., V, p. 463.
(a) BOSSUET, Relation, s. II, § 2. B., T. XX, p. 90. Cf. Vie, IIIe p., ch. XIII, § 3.
(3) Par exemple, l'Apocalypse en janvier 1694. F., T.IX,p.28.
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tenta une fois de plus d'éloigner de lui Mme de la Maisonfort ; le 26 septembre, il lui écrivit de confier sans réticences tout ce qui concernait son oraison à Godet des Marais aussi bien qu'à Mme de Maintenon, et il ajouta : « Je ne vous dis point ceci par politique ; c'est du fond de mon coeur et devant Dieu que je vous conseille tout ceci. Quelque envie que j'aie de ne mécontenter jamais Mme de Maintenon, l'attachement que j'ai pour elle est sans intérêt, et il ne m'obligera jamais à lui déguiser mes sentiments » (1).
Les choses ne s'arrangèrent point aisément à Saint-Cyr. Soumis en apparence, le petit groupe guyonnien résistait sourdement : « Une copie échappée aux recherches de l'évêque multiplia les exemplaires du Moyen court et des Torrents. La nuit, on lisait ces livres ; le jour, on les mettait en pratique, et Mme Guyon régnait à Saint-Cyr comme si elle en eût été supérieure » (2). Dans le courant de novembre 1693, un violent incident éclata entre Mme de Maintenon et des Marais d'une part, et Mme de la Maisonfort d'autre part : « M. de Chartres avait fait des règles et des consti-
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 58.
(2) LA BEAUMELLE, Mémoires, T. IV, p. 136.
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tutions pour la maison de Saint-Cyr; la Maisonfort en témoigna du mépris en présence de M. de Chartres et de Mme de Maintenon, qui en fut très scandalisée et très indignée » (1). Fénelon se hâta de dégager sa responsabilité par deux lettres à Mme de Maintenon, destinées à préciser sa position. La première, du 20 novembre, blâme ouvertement l'incartade de sa dirigée : « Mme de la Maisonfort sait assez que je regarde comme une pure illusion toute oraison et toute spiritualité qui n'opère ni douceur ni patience ni obéissance ni renoncement à son propre sens. ... Un peu de docilité et de soumission l'auraient bien mieux préservée de cet emportement que toutes les vues de perfection dont sa tête s'est échauffée sans aucune pratique solide. ... Ce n'est pas la faute des maximes, c'est la faute de la personne qui s'en sert mal ». Dans une seconde lettre, le 26 novembre67, il justifie sa propre spiritualité et proteste contre la diffusion indiscrète de certaines idées : « Quand vous le jugerez à propos, j'expliquerai à fond, autant que je le pourrai dans une lettre, les cas dans lesquels les maximes de mes écrits, quoique vraies et utiles en elles-mêmes pour certaines gens, deviennent fausses et dangereuses pour d'autres, à l'égard desquels elles sont déplacées. Je marquerai aussi les bornes qu'elles doivent avoir pour les personnes
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 59.
mêmes à qui elles conviennent davantage. Pour peu qu'on les pousse trop loin, on les rend pernicieuses et on en fait une source d'illusion. Il y a longtemps que j'ai eu l'honneur de vous dire, Madame, non seulement qu'on pouvait abuser de ces maximes, mais encore que je savais très certainement que plusieurs faux spirituels en abusaient d'une étrange façon. C'est pour cela que j'ai toujours souhaité que vous ne montrassiez point à Saint-Cyr ce que j'écrivais pour vous et pour d'autres personnes incapables d'en faire un mauvais usage » (1). Il est possible que Mme de Maintenon ait conçu quelque irritation de cette lettre où sa responsabilité était directement mise en cause.
Les amis de Mme Guyon estimèrent sans doute qu'une approbation de Bossuet ne constituait pas une garantie morale suffisante. De toutes manières, au moment même où avaient lieu les entretiens avec l'évêque de Meaux, ils se préoccupaient déjà de chercher pour Mme Guyon une autre caution. On pensa à M. Louis Tronson, troisième supérieur général de la Compagnie de Saint-Sulpice, qui passait à juste titre pour un des plus saints prêtres de France; ancien élève de Saint-Sulpice, Fénelon demeurait son dirigé et gardait pour lui la plus intense vénération. Dès le 22 août 1693, Mme Guyon écrivait à Chevreuse : « J'ai plus
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 59-66.
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de répugnance à l'interrogatoire de M. Tronson qu'à tous les autres » (1). Cependant, le 5 septembre, le duc de Beauvillier écrivit à M. Tronson pour lui demander de recevoir Mme Guyon, que devait lui amener la duchesse de Charost (2). Peu soucieux d'entrer dans une affaire aussi délicate, le Sulpicien refusa par une lettre à Mme de Charost en date du 9 septembre (3) « Il ne serait nullement utile, Madame, ni pour la gloire de Dieu, ni pour l'intérêt de la dame dont il s'agit, que je la visse présentement ; et j'ai des raisons très importantes pour ne point faire encore une démarche qui d'un côté ne servirait de rien et de l'autre ferait beaucoup parler ». On tenta également, au même moment, de faire examiner Mme Guyon par le P. Louis de Valois, jésuite fort connu comme directeur spirituel et confesseur du duc de Bourgogne et de son frère, en qui Fénelon avait la plus grande confiance et qui fut même pendant plusieurs années son confesseur (4). Il parut d'abord accepter. Le 10 septembre, Mme Guyon écrivait : « J'irai demain ou samedi voir le P. de Valois. Pour M. Tronson,
(1) Revue Fénelon, 2e an., p. 210.
(2) F., T. IX, p. 30. La date 1694 est une erreur.
(3) L. TRONSON, Correspondance, publiée par L. BERTRAND, Paris, 1904, 3 vol., T. III, p. 451.
(4) Voir sur lui U. L., T. VII, p. 102 n et T. VIII, p. 186 n. Il est également connu pour avoir été, sous le nom de Louis de la Ville, l'un des adversaires de Malebranche.
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il ne juge pas à propos de me voir encore » (1). Mais le Jésuite se déroba comme le Sulpicien. Mme Guyon écrivit donc dès le lendemain à Chevreuse : « Je vous ai mandé que le P. de Valois ne m'avait point voulu voir. Si vous obtenez de M. de Meaux que je passe quelque temps dans son diocèse, j'irai avant de me retirer ; sinon, je partirai la semaine qui vient. M. Tronson et le P. de Valois ne voulant point me voir, je ne puis faire aucune chose pour me justifier; apparemment que Dieu ne le veut pas » (2). Ainsi, Bossuet demeurait seul chargé de l'affaire. Mme Guyon partit donc pour la campagne le 13 septembre et y demeura dans une retraite absolue; de là, elle écrivit à Bossuet, le 6 et le 22 octobre, deux lettres extrêmement confiantes où elle s'efforçait d'expliquer les phénomènes extraordinaires notés dans son autobiographie : communications de silence, prédictions, guérisons miraculeuses (3).
Bossuet lui écrivit vers la fin d'octobre une lettre assez dure, portant principalement sur le sujet de ces communications de silence : « Frappé, dit-il, d'une chose aussi étonnante, j'écrivis de Meaux à Paris à cette dame que je lui défendais, et Dieu par ma bouche, d'user de cette nouvelle
(1) F., T. IX, p. 14.
(2) Ibid., p. 30. Cf. Revue Fénelon, 3e an., p. 6.
(3) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 72 et suiv. Texte plus exact dans U. L., T. VI, p. 5 et 12.
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communication de grâce jusqu'à ce qu'elle eût été plus examinée » (I). Sur ce point, le texte de l'autobiographie confié à Bossuet contenait un curieux passage, fortement édulcoré dans l'édition imprimée (2), où Mme Guyon racontait qu'étant à Beynes chez la duchesse de Charost en 1686, elle avait éprouvé une telle plénitude de grâce que la duchesse avait dû la délacer, « ce qui n'empêcha pas, ajoutait-elle, que par la violence de la plénitude mon corps ne crevât de deux côtés » (3). Par « corps » il faut naturellement entendre ici le corset ou corps-de-jupe. Mme Guyon répondit immédiatement à Bossuet avec une entière soumission : « Comme ma vie a été écrite avec une grande simplicité, j'y ai mis tout ce que je croyais avoir senti ; mais puisque je me suis trompée, il n'y a, Monseigneur, qu'à tout brûler ». Elle joignit à sa lettre un petit écrit où, pour démontrer l'existence des communications de silence, elle invoquait l'exemple de saint Augustin et de sainte Monique (4). Dans la même lettre, Bossuet lui avait émis quelques
(1) Relation, s. II, § 3. B., T. XX, p. 91.
(2) Ce passage devrait se trouver dans Vie, IIIe p., ch. I, § 9. Les citations faites par Bossuet dans la Relation sont confirmées par une lettre de Mme Guyon en date du 5 février 1694. F., T. IX, p. 19.
(3) BOSSUET, Relation, s. II, § 6. B., T. XX, p. 93. Dans sa réponse, Mme Guyon prétend qu'il faut lire coeur pour corps, mais la lettre mentionnée à la note précédente porte également corps.
(4) U. L., T. VI, P. 47-50.
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objections sur l'état passif, auxquelles elle répondit de son mieux : « Lorsque j'appelle un consentement passif, je veux dire un consentement que le même Dieu qui le demande fait faire. J'avais cru jusqu'a présent que Dieu était également auteur d'un certain silence qu'il opère dans l'âme et de certains actes qu'il fait faire, où il paraît à la créature qu'elle n'a d'autre part que celle de se laisser mouvoir au gré de Dieu; ils sont si simples que l'âme qui les fait ne les distingue pas ». Ainsi, Bossuet raidit sa position contre Mme Guyon, et même contre les mystiques en général. Il est symptomatique de le voir, à la même date, dans une lettre à Mme d'Albert, critiquer durement un opuscule mystique du prémontré Michel La Ronde, Pratique de l'oraison de foi (1) : « Les nouveaux spirituels se font un jargon que je n'entends pas. Ils parlent trop de passivité. Je n'en reconnais point de pure, parce qu'il y a toujours un acte très libre et très paisible, aussi bien que très intime, de la volonté, et un libre consentement, sans quoi l'oraison ne pourrait avoir ce mérite chrétien, qui est tout ensemble notre mérite et un don de Dieu »68. On saisit bien, sur ce point précis, l'opposition entre l'ontologisme de Bossuet et le psychologisme
(1) Paris, 1684. Cf. U. L., T. VI, p. 51. Les éditeurs n'ont pas identifié le livre dont parle Bossuet. L'ouvrage en question me semble dépendre de l'Abbé d'Etival et de Jean de Saint-Sanson.
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de Mme Guyon, que nous retrouverons à tous les tournants de cette querelle.
Mme Guyon ne resta pas à la campagne. Un peu plus tard, elle revint dans le plus grand secret habiter sa petite maison parisienne, à l'insu même de ses plus intimes amis : « Je ne vis plus aucun d'eux le reste du temps que j'y demeurai. Il n'y avait que M. Fouquet, oncle de mon gendre, qui sût où j'étais » (1). Cependant, cette retraite, loin de calmer les rumeurs qui circulaient, ne fit, semble-t-il, que les exciter encore. Dans cette campagne, Boileau et aussi Hébert se montrèrent particulièrement actifs. D'après Mme Guyon, ce dernier aurait été retourné contre elle par une querelle de confessionnal : « M. le Curé de Versailles s'est imaginé que j'avais retiré Mme la comtesse de Guiche et Mme la duchesse de Mortemart de sa conduite pour les mettre sous celle du P. Alleaume, Jésuite » (2). De nouvelles instances contre Mme Guyon furent faites auprès de Mme de Maintenon et de Godet des Marais, dont la position était du reste déjà prise (3). En outre, Boileau l'accusait de plagiat, prétendant qu'elle avait copié
les écrits spirituels d'une mystique appartenant aux
(1) Vie, IlIe p. ch. XII, § I.
(2) U. L., T. VI, p. 366. Le P. Alleaume fut effectivement en relations avec Mme Guyon. Il fut soupçonné de quiétisme et éloigné de Paris en 1698.
(3) Vie, ch. XII, § I I.
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tertiaires minimes, Madeleine Vigneron (1); le bruit avait été lancé dès août 1693 par la Soeur Rose, et même les efforts du duc de Chevreuse ne purent détromper Boileau (2). Les amis de Mme Guyon songèrent à rédiger en sa faveur un mémoire apologétique qui serait remis à Mme de Maintenon pour être présenté au roi. Mais Mme Guyon était opposée à cette tactique, trop humaine à son gré : « Je crus que Dieu ne voulait pas que je fusse justifiée par ce canal, et j'exigeai d'eux qu'ils me laissassent à toutes les rigueurs de sa justice, telles qu'elles pussent être. Ils voulurent bien déférer à ce que je leur mandai. Le mémoire déjà donné fut retiré, et ils prirent le parti du silence, qu'ils ont continué dans la suite » (3). Déjà, au début de 1693, Chevreuse ayant voulu intervenir pour la défendre auprès du curé de Versailles, Mme Guyon lui écrivait : « Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l'approbation des hommes ne me rendra pas innocente; si je suis innocente, leur condamnation ne me rendra
(1) Morte en 1678. Sa vie, rédigée d'après ses écrits spirituels par le Minime Mathieu Bourdin, fut publiée à Rouen en 1679 et à Paris en 1689. En outre, les Minimes de Paris conservaient en manuscrit de nombreux inédits que Chevreuse se fit prêter.
(2) Vie, IIIe p., ch. VII, § I z. — Cf. Revue Fénelon, 2e an. p. 214. Il est souvent question de cette affaire dans les lettres suivantes.
(3) Vie, IIIe p., ch. XII, § 10.
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pas criminelle. Du reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre : cela répugne à mon coeur. Ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien » (1). Avec la même apparente indifférence et non sans une pointe d'humour, elle lui écrit un an plus tard, le 4 janvier 1694 : « Il faut, pour vous réjouir, que je vous apprenne ce qui se dit dans le monde, moi qui ne suis pas du monde. L'on dit qu'on travaille à force à faire mon procès, que Desgrez (exempt de police) a ordre de me chercher. Les uns disent que je suis condamnée au pain et à l'eau et à une prison perpétuelle; d'autres disent qu'on me tranchera la tête ; mais la plus commune opinion est qu'on me fera faire amende honorable devant Notre-Dame, qu'on me coupera le poignet, qu'ensuite on me tranchera la tête, puis qu'on brûlera mon corps et qu'on en jettera la cendre au vent. Voilà ce qui est le plus de mon goût et qui m'a régalée un jour entier. ... Si la volonté est réputée pour le fait, chez moi, de l'heure qu'il est, ma cendre vole » (2). De fait, à la Cour, les bruits les plus fantaisistes circulaient. Le 10 janvier 1694, Dangeau, qui n'est pas toujours très bien renseigné, notait dans son Journal, avec quelque quatre mois de retard : « Mme Guyon, femme d'une grande
(1) F., T. IX, p. 9.
(2) Ibid., p. 17.
piété, mais accusée d'avoir des opinions un peu singulières sur la religion et de les avoir inspirées à quelques dames, s'est éloignée de Paris ; on ne sait si elle en a reçu l'ordre ou si elle l'a prévenu » (1).
Or, contrairement à ce que croyait savoir le bon Dangeau, Mme Guyon songeait précisément à cette date à faire une réapparition officielle. Le 11 janvier [1694], elle écrivait à Chevreuse : « Si M. de Meaux veut venir à ma petite maison, mandez-le moi, s'il vous plaît, pour faire tendre une chambre. Je sais qu'on épie partout si je ne paraîtrai point, mais cela m'est indifférent » (2). A ce moment, Bossuet terminait l'examen des manuscrits de Mme Guyon: dans la même lettre, celle-ci prie Chevreuse d'envoyer au prélat l'Apocalypse qu'il avait demandée. Revenu à Paris le 4 janvier (3), Bossuet était immédiatement parti pour Versailles où il resta jusqu'au 13; il est probable qu'il y rencontra Mme de Maintenon. Le 25 janvier (4), Mme Guyon écrivit à Bossuet pour lui demander une entrevue, en lui protestant de sa soumission : « J'attends de vous, Monseigneur, la connaissance de la vérité, résolu de croire de moi ce que votre coeur vous en dira » (5). Elle usait de formules
(1) DANGEAU, Journal, T. IV, p. 434.
(2) F., T. IX, p. 18.
(3) U. L., T. VI, p. 121, 126.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 82, donne la date du 23.
(5) U. L., T. VI, p. 133.
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analogues dans une lettre écrite le 29 janvier à la veille de la rencontre : « Je suis donc toute prête, Monseigneur, à vous éclaircir sur toutes mes pensées et du sens auquel j'entends les choses, prête à tout condamner sans nul examen, contente que vous mettiez tout au feu. Faites-vous remettre en main les originaux et les copies; je vous les résigne si absolument que, quoi que vous en puissiez faire, je ne m'en informerai jamais » (1).
La rencontre eut lieu le lendemain, samedi 30 janvier, entourée de quelque mystère, car « il fallait agir secrètement, pour ne pas donner d'ombrage à l'archevêque de Paris » (2). Bossuet était accompagné de Phelipeaux, qui d'ailleurs ne sut pas ce jour-là quelle était cette dame « fort voilée ». Ils se retrouvèrent chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Cassette, dont la prieure était alors la célèbre Mère Metchilde du Saint-Sacrement (3). Une lettre adressée par Mme Guyon à Chevreuse, le 14 août 1693, montre qu'elle était en relations avec cette sainte religieuse (4), jadis intime avec Jean de Bernières (5), et qui, ayant
(1) U. L., T. VI, p. 143.
(2) PHELIPEAUX, Relation, loc. cit.
(3) Voir sur elle G. A. SIMON, Metchilde du Saint-Sacrement et son temps, dans Priez sans cesse, Paris, 1953, p. 18-53.
(4) Mss à Saint-Sulpice, p. 11. Revue Fénelon, 2e an., 7233 p. 205.
(5) Voir sur ce point les documents rassemblés par le P. Ch. du CHESNAY dans le n° 28 de la revue eudiste Notre vie, juillet-août 1952.
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eu des rapports suivis avec les Bénédictines de Montmartre, avait du connaître M. Bertot; cela expliquerait pourquoi la Mère Metchilde fut, à la fin de sa vie, soupçonnée de quiétisme (1)69. Le rendez-vous était pris pour huit heures, dans la chapelle des Bénédictines (2). « Le prélat y dit la messe et Mme Guyon y communia » (3). Ensuite ils se retirèrent chez un cousin de Bossuet, l'abbé Hugues Jannon, qui demeurait rue Cassette, en face du monastère (4). Chose curieuse, l'abbé Jannon fut lui aussi dénoncé à Mme de Maintenon, en août 1696, comme quiétiste, par le Cordelier Luc de Bray, auteur du roman de la Solitaire des Rochers (5). Chez l'abbé Jannon, on commença par dîner. Il semble qu'en fait Bossuet n'avait pas été discret sur cette conférence, et qu'il fut assez souvent dérangé : « Bien des gens l'envoyèrent prier d'aller aux Filles du Saint-Sacrement, afin qu'ils pussent lui parler ». note Mme Guyon (6). Ce fut seulement assez tard dans l'après-midi que la conférence commença.
(1) Bossuet fit, en 1698, examiner les Constitutions rédigées par la Mère Metchilde, et le Carme Brion lui en rendit un rapport nettement défavorable, cf. U. L., T. X, p. 309.
(2) Voir la lettre de Mme Guyon écrite la veille.
(3) PHELIPEAUX. Relation, loc. cit.
(4) Ibid. — Voir sur Hugues Jannon. U. L., T. III, p. 37n.
(5) MAINTENON, Lettres, T. V., p. 91. Nous reparlerons plus loin de la Solitaire.
(6) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 5.
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Bossuet fit ses objections : « Il avait apporté tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles, à quoi se réduisaient toutes ses difficultés » (1). Dans sa Relation, Bossuet note que la principale discussion porta sur les prières de demande, dont Mme Guyon se prétendait incapable : « Je lui montrai dans ses écrits et lui fis répéter plusieurs fois que toute demande pour soi est intéressée, contraire au pur amour et à la conformité avec la volonté de Dieu, et enfin très précisément qu'elle ne pouvait rien demander pour elle » (2). Mme Guyon résume ainsi sa réponse : « Celui à qui l'amour laisse assez de liberté pour penser à soi n'aime guère ou du moins peut aimer davantage. Celui qui ne pense point à soi ne peut ni demander ni prier pour soi : son amour est sa prière et sa demande » (3). En outre, d'autres points furent débattus. Bossuet lui reprocha de condamner « comme imparfaits les actes distincts, comme les demandes, les bons désirs, etc. »; elle répondit qu'elle avait voulu simplement « aider dans ces détroits de la vie spirituelle » les âmes qui éprouvent « des impuissances de faire ces actes discursifs ». La notion de pur amour lui permettait alors de résoudre le problème : « Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul,
(1) Ibid.
(2) Relation, s. II, § zo. B., T. XX, p. 99.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIV, § 12.
que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsque l'âme en est là,.elle ne désire plus d'autre félicité que celle de Dieu en lui-même et pour lui-même. Ne désirant plus d'autre félicité, toute félicité propre, même la gloire du ciel pour soi, n'est plus ce qui peut la rendre heureuse, ni par conséquent l'objet de son désir » (1). Enfin, il lui reprocha les phénomènes extraordinaires contenus dans son autobiographie. Elle ne sut dire autre chose, sinon qu'elle n'avait écrit que par obéissance, et Bossuet brusqua la fin de l'entretien : « Comme il parlait avec une extrême vivacité, écrit Mme Guyon, et qu'il ne me donnait presque pas le loisir de lui expliquer mes pensées, il ne me fut pas possible de le faire revenir sur quelques-uns de ces articles comme j'avais fait sur les autres » (2). L'entretien se termina sur une déclaration de soumission : « Elle me promit quatre ou cinq fois de recevoir instruction et de s'y soumettre, note Bossuet, et c'est par là que finit notre conférence » (3). Mme Guyon ajoute : « Nous nous quittâmes fort tard, et je sortis de cette conférence la tête si épuisée et dans un si grand accablement, que j'en fus malade plusieurs jours ». Cela ne
(1) Passage d'une lettre de Mme Guyon à Bossuet, U. L.,T. VI, p. 147, qui se retrouve dans Vie, IIIe p., ch. XIII, §6.
(2) Ibid., § 5.
(3) Relation, loc. cit.
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l'empêcha point pourtant d'écrire le soir même à Bossuet un court billet pour lui affirmer que les imperfections de ses propres écrits ne mettaient point en cause ce qu'elle considérait comme essentiel, c'est-à-dire la notion même de l'oraison mystique : « Je prends encore la liberté, Monseigneur, d'écrire à Votre Grandeur, pour lui dire qu'il est impossible qu'une âme aussi droite que la sienne ne soit pas éclairée de la vérité de l'intérieur; car pour moi, Monseigneur, je me regarde comme un chien mort. Quand je serais la plus misérable du monde, il n'en serait pas moins vrai que Dieu veut établir son règne dans le coeur des hommes, qu'il le veut faire par l'intérieur et l'oraison, et qu'il le fera malgré toutes sortes d'oppositions. J'ose même vous assurer que vous sentirez la force de cet esprit tout d'une autre manière que vous ne l'avez sentie » (1).
Au fond, cette entrevue se terminait pour Mme Guyon sur une déception. Elle se rendait compte de l'incompétence de M. de Meaux en ces matières : « Les difficultés qu'il me faisait ne venaient, comme je crois, que du peu d'expérience qu'il avait des auteurs mystiques, qu'il avouait n'avoir jamais lus, et du peu d'expérience qu'il avait des voies intérieures » (2). Cependant, elle ne désespérait pas de ramener Bossuet à un avis moins
(1) U. L., T. VI, p. 144.
(2) Vie, IIIe p., ch. XIV, § 5.
sévère. Dès le 5 février 1694 elle exprimait au duc de Chevreuse son désir de rencontrer une deuxième fois le prélat (1). Peu après (2), Bossuet vit Fénelon dans l'appartement de ce dernier, à Versailles (3), en présence des ducs de Beauvillier et de Chevreuse (4). Conformément aux instructions de Mme de Maintenon, Bossuet tenta de détacher Fénelon de Mme Guyon. Il lui parla, assez sommairement, des phénomènes extraordinaires contenus dans son autobiographie. Du reste, l'entretien fut bref : « Ce n'était point une conférence, note Fénelon. Ce ne fut qu'une conversation où M. de Meaux ne me dit qu'en gros que Mme Guyon se croyait inspirée et faisait des prédictions, et croyait communiquer la grâce. Jamais je n'excusai toutes ces visions, quoique je ne les eusse pas vérifiées dans les manuscrits que M. de Meaux ne m'a jamais montrés » (6). La réponse de Fénelon fut en effet extrêmement réservée : « 1° Je déclarai qu'elle était folle ou impie, si elle avait parlé ainsi d'elle-même sérieusement. 2° Je remarquai que beaucoup de saintes âmes avaient raconté par
(1) F., T. IX, p. 18.
(2) D'après les dates de ses lettres, Bossuet est à Versailles
le 16 février. Mais il est possible qu'il ait rencontré Fénelon auparavant. U. L., T. VI, p. 153.
(3) BOSSUET, Relation, s.2, § 20. B., T. XX, p. 100.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 86.
(5) FÉNELON, Réponse inédite, p. 30. Cf. Réponse à la Relation, ch. I, § I1. F., T. III, p. 12.
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simplicité certaines grâces particulières qu'elles avaient reçues de Dieu, mais dans un genre très inférieur aux prodiges insensés dont il s'agissait. 3° Je dis que cette personne m'avait paru d'un esprit tourné à l'exagération sur ses expériences. 4° J'ajoutai les paroles de saint Paul que M. de Meaux avait prises lui-même d'abord pour sa règle : Eprouvez les esprits, s'ils sont de Dieu » (1). Au fond, Fénelon ne se laissait nullement convaincre, et M. de Meaux, qui avait compté sur un succès facile, se retira fort déçu : « Je me retirai, écrit-il, étonné de voir un si bel esprit dans l'admiration d'une femme dont les lumières étaient si courtes, le mérite si léger, les illusions si palpables, et qui faisait la prophétesse » (2).
Dans le même temps, Mme Guyon écrivit plusieurs lettres à Bossuet « dans lesquelles, dit-elle, je lui expliquai le mieux que je pus ces difficultés qui l'avaient arrêté » (3). Elle témoigne d'abord de sa confiance envers le prélat : « Ce fut par excès de confiance que je vous donnai la Vie, que j'étais prête à brûler comme le reste, si Votre Grandeur me l'avait ordonné. Vous voyez bien que cette Vie ne peut se montrer que par excès de confiance ». Elle y ajoute cette autorisation dont Bossuet plus
(1) Ibid., § 12.
(2) Relation, loc. cit.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 5. Elle a transcrit la plus grande partie de ces lettres dans son autobiographie.
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tard usera assez peu discrètement : « C'est à vous, Monseigneur, à voir vous-même si cette Vie peut être communiquée à d'autres qu'à Votre Grandeur. Je la dépose de nouveau entre vos mains pour en faire tout ce qu'il vous plaira » (1). Vers le 20 février, une longue lettre développe l'idée que le pur amour rend inutile l'usage effectif des prières de demande et même des saints désirs : « Le désir suit naturellement l'amour. Si mon amour est pour Dieu seul et en Dieu seul sans retour sur moi, mon désir est en Dieu seul sans rapport à moi ». Cependant, elle précise que « Dieu ne laisse pas de réveiller ces désirs quand il lui plaît. Ces désirs ne sont plus de ces désirs d'autrefois, qui sont dans la volonté propre, mais des désirs remués et excités de Dieu, même sans que l'âme réfléchisse sur soi, parce que Dieu, qui la tient directement tournée vers lui, rend ses désirs comme ses autres actes sans réflexion, de sorte qu'elle ne les peut voir s'il ne les lui montre ». Elle aboutit ainsi à une formule tout imprégnée du volontarisme canfeldien : « Il est certain que, pour désirer pour soi, il faut vouloir pour soi. Or, tout le soin de Dieu étant d'abîmer la volonté de la créature dans la sienne, il absorbe aussi tout désir connu dans l'amour de sa divine volonté » (2).
(1) U. L., T. VI, p. 145-246.
(2) U. L., T. VI, p. 147-148. Reproduit dans Vie, IIIe p., ch. XIII, § 6-10.
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Le 20 février, elle eut une nouvelle conférence avec Bossuet (1), qui n'apporta rien de bien nouveau. Bossuet l'interrogea sur quantité de détails de ses écrits, et Mme Guyon y répondit tant bien que mal, s'excusant sur la manière quasi automatique dont elle avait écrit : « Si on veut faire quelque attention à la rapidité avec laquelle Dieu m'a fait écrire de tant de choses fort au-dessus de ma portée naturelle, il est aisé de concevoir qu'y avant eu si peu de part, il m'est très difficile, pour ne pas dire impossible, d'en rendre raison d'une manière dogmatique » (2). Il lui reprocha de s'ètre prise pour la femme de l'Apocalypse, et se moqua des « écoulements de grâce » dont elle parlait, de l’« état apostolique » qu'elle s'attribuait. Il semble que cet entretien fut plus orageux que le premier. La contrariété fut telle qu'elle crut s'évanouir (3). Elle en sortit profondément découragée. Le lendemain, elle écrivait à Chevreuse : « J'ai vu M. de Meaux et l'on ne peut être plus reconnaissante que je le suis de sa charité. Je crois qu'il a la tête fendue, non seulement par sa mitre, mais par la peine qu'il a prise. Pour moi, je l'ai en quatre. J'avoue de tout mon cœur que mes écrits ne valent
(1) F., T. IX, p. 19 n. L'autobiographie ne mentionne pas clairement cette deuxième conférence, mais l'examen de Vie, IIIe p., ch. XIV, § 2-12 montre que ce passage doit s'y rapporter.
(2) Vie, op. cit.
(3) Ibid., § 6.
rien, ainsi que M. de Meaux me l'a fait voir. La prière que je vous fais est que l'on jette au feu sans retard les originaux et les copies. Comme je ne dois plus parler à personne, les écrits étant tous brûlés, je ne pourrai plus nuire, et ainsi je n'aurai plus besoin d'examen, car je n'en puis plus soutenir ». Elle allait jusqu'à dire : « Je m'aperçois que la mort me serait bien plus douce que la vie. Je ne la puis désirer » (1). Sous le même pli se trouvait une lettre destinée à Bossuet, où elle tentait une fois encore d'expliquer son impuissance aux prières de demande, et ajoutait : « Je vous promets devant Dieu de ne jamais écrire que pour mes affaires temporelles et de ne jamais parler à personne. Je crois, Monseigneur, que cela est suffisant pour réparer le mal que j'ai fait » (2).
Cependant, quelques jours plus tard, elle eut la naïveté de s'imaginer que Bossuet pourrait bien bénéficier d'un de ces « écoulements de grâce » qu'elle répandait sur ses disciples. Elle lui écrivit donc : « J'éprouve, Monseigneur, depuis quelques jours, une union très réelle avec votre âme. Comme cela n'arrive jamais sans quelque dessein particulier de Dieu, je vous conjure de vous exposer à ses yeux divins l'esprit et le coeur
(I) F., T. IX, p. 19.
(2) U. L., T. VI, p. 158. Partiellement reproduite dans
IIIe p., ch. XIV, § 12-13 et PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 87.
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vides, afin que Dieu y mette ce qu'il lui plaira. Livrez-vous à ses desseins éternels sur votre âme, et consentez, s'il vous plaît, à tous les moyens dont il voudra se servir pour régner plus absolument en vous qu'il n'a encore fait » (1). La lettre fut remise à Bossuet par Chevreuse. Au témoignage de Phelipeaux, « ce seigneur était si persuadé que Mme Guyon avait le pouvoir de communiquer la grâce qu'en rendant la lettre il pria très sérieusement M. de Meaux de ne résister point aux mouvements de la grâce qu'il ressentirait en la lisant. Le prélat accepta le condition et, après l'avoir lue attentivement, il l'assura qu'il n'avait rien senti d'extraordinaire » (2).
Cependant Bossuet tenait à prendre position nettement et par écrit. Il répondit donc à Mme Guyon le 4 mars 1694 par une longue lettre « de plus de vingt pages » (3), qui constitue un document très important en ce sens que l'évêque commence à y définir ses positions personnelles. Il débute par une exhortation à l'humilité : « La première chose dont il me parait que vous devez vous purifier, c'est de ces grands sentiments que vous marquez de vous-même». Il lui reproche en particulier un passage, assez inoffensif pourtant, qui ne
(1) U. L., T. VI, p.158. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 88.
(2) Ibid.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 5. La lettre se trouve dans U. L., T. VI, p. 161-187. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 89-110.
se retrouve plus d'ailleurs dans l'autobiographie imprimée, où Mme Guyon notait que son état apostolique lui donnait le pouvoir de lier et de délier, — sur le plan de l'oraison mystique, s'entend. Il lui interdit donc toute communication sur des choses de spiritualité et lui ordonne de ne plus jamais parler de « toutes prédictions, visions, miracles, et en un mot toutes choses extraordinaires ». Puis il passe à une critique sévère des écrits, qu'il déclare « pleins de choses insupportables et insoutenables, ou selon les termes, ou même selon les choses et dans le fond ».
« Ma seule difficulté, écrit Bossuet, est sur la voie, et dans la déclaration que vous faites que vous ne pouvez rien demander pour vous, pas même de ne pécher pas, et de persévérer dans le bien jusqu'à la fin de votre vie, qui est pourtant une chose qui manque aux états les plus parfaits et que, selon saint Augustin, Dieu ne donne qu'à ceux qui la demandent ». Suit toute une démonstration où Bossuet prétend établir d'abord « que cesser de demander, c'est dire en d'autres termes qu'on n'a plus aucun besoin », — ce qui n'est pas absolument évident. Il affirme ensuite que le libre arbitre « se doit exciter et exhorter au-dedans selon la manière du libre arbitre, parce que la grâce ne se propose pas de changer en tout cette manière, mais seulement de l'élever à des actes dont on est incapable de soi-même », — ce qui
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est vrai, mais n'exclut point la réalité des états passifs décrits par les mystiques. Bossuet revendique ensuite la nécessité des réflexions : « C'est imperfection de se recourber sur soi-même par complaisance pour soi, mais au contraire c'est un don de Dieu de réfléchir sur soi-même pour s'humilier », — oubliant que ce n'est peut-être pas là un principe universellement valable. Il insiste ensuite sur la nécessité pour l'âme de faire des actes distincts de foi, d'espérance et de charité : « Ainsi, il ne faut pas séparer l'abandon, qu'on donne, et avec raison, pour la perfection de l'amour, d'avec la foi et la confiance; ce sont assurément trois actes distincts, quoiqu'unis, et c'est aussi ce qui en fait la simplicité ». Il en arrive à formuler ce qui est évidemment le reproche le plus grave auquel Mme Guyon ait donné lieu par son prosélytisme mystique ; cette impuissance serait, à son point de vue, « un état où l'on vient naturellement avec une certaine méthode et de certains moyens, qui sont même qualifiés courts et faciles : c'est donc dire qu'on doit travailler à se mettre dans un état dont la fin est de ne pouvoir rien demander à Dieu, et que c'est la perfection du christianisme ». Apropos des vues de Mme Guyon sur le pur amour totalement désintéressé, il résume ses griefs dans la formule suivante « C'est l'erreur de prendrepour intéressés des actes commandés de Dieu comme une partie essentielle de la piété ». La fin de la lettre ne fait que développer et enrichir de citations et d'exemples ces divers points.
On saisit clairement, dès cette lettre, les faiblesses essentielles de la position prise par Bossuet. C'est d'abord son intellectualisme exclusif. Il définit bien les éléments fondamentaux de la piété chrétienne, mais il va de soi, à ses yeux, que ces éléments doivent toujours être consciemment et volontairement représentés dans toutes les attitudes du chrétien; il refuse l'idée des actes simples, non perçus, et des attitudes non réflexives, qui est essentielle chez les mystiques. D'où la nécessité de traduire la prière en actes psychologiques complexes, qui affaiblit considérablement la notion même de contemplation ; d'où la tendance à méconnaître la réalité profonde des états d'oraison pris en eux-mêmes. C'est en second lieu son à priorisme. Bossuet énonce des principes en dehors de toute expérience spirituelle concrète et vécue. En dehors de vagues allusions à Marguerite du Saint-Sacrement (1) ou à sainte Thérèse (2), il ne s'intéresse pas aux expériences des mystiques ; il ne cherche pas à les analyser ou à les interpréter en fonction des principes. Il s'en construit une
(1) Bossuet cite sa vie par le P. Amelote, parue en 1654.
(2) Bossuet cite la traduction Arnauld d'Andilly. Il déclare avoir lu sainte Thérèse une trentaine d'années auparavant, c'est-à-dire vers 1664, à l'époque où il avait pour directeur le carme René de Saint Albert.
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idée à priori et tout ce qui ne s'y conforme pas est déclaré illusion. En fait, il ignore le problème posé, assez maladroitement d'ailleurs, par Mme Guyon : celui de la possibilité, de la légitimité d'une attitude où l'âme, tout en admettant sans aucune restriction toutes les « parties essentielles » de la piété chrétienne, ne se préoccupe consciemment, sur le plan psychologique, que d'aimer Dieu pour lui-même, et s'oublie entièrement, au point que même ses actes intérieurs ne lui sont plus aperçus. Sur ce problème, tous les grands mystiques donnent raison à Mme Guyon. On peut donc souscrire à son jugement lorsqu'elle déclare à propos de cette lettre : « Il paraissait qu'il n'était arrêté que par la nouveauté pour lui de la matière et par le peu d'usage qu'il avait des voies intérieures, dont on ne peut guère juger que par l'expérience » (1).
Aussi la réponse de Mme Guyon, écrite quelques jours plus tard (2), n'est-elle pas exempte, en son apparente soumission, d'une certaine ironie : « Je n'ai nulle peine, Monseigneur, à croire que je me suis trompée, mais je ne puis ni m'en affliger, ni m'en plaindre. Quand je me suis donnée à Notre-Seigneur, ç'a été sans réserve et sans exception;
(1) Vie, IIIe p., ch. XIII, § 5.
(2) U. L., T. VI, p. 192. (La date du 8 mars qui est donnée par les éditeurs est conjecturale). PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 110.
et quand j'ai écrit, je l'ai fait par obéissance, aussi contente d'écrire des extravagances que de bonnes choses ». Cependant, malgré sa brièveté, sa réponse aux objections de Bossuet est d'une extrême précision. A propos de ses impuissances aux demandes, elle rappelle qu'il s'agit d'un état de fait et met en avant la théorie des actes simples : « Il me parait, Monseigneur, par tout ce que vous dites, que vous croyez que j'ai travaillé à étouffer les actes distincts, comme les croyant imparfaits. Je ne l'ai jamais fait, et, quand je fus mise intérieurement dans l'impuissance d'en faire, que mes puissances furent liées, je m'en défendis de toutes mes forces, et je n'ai cédé au fort et puissant Dieu que par faiblesse. Il me semblait même que cette impuissance de faire des actes réfléchis ne m'ôtait point la réalité de l'acte; au contraire, je trouvais que ma foi, ma confiance, mon abandon, ne furent jamais plus vifs et mon amour plus ardent. Cela me fit comprendre qu'il y avait une manière d'acte direct et sans réflexion, et je le connaissais par un exercice continuel d'amour et de foi ».
Elle rappelle aussi que l'état d'abandon n'est point le fait de toutes les âmes : « Il y a deux sortes d'âmes : les unes auxquelles Dieu laisse la liberté de penser à elles, et d'autres que Dieu invite à se donner à lui par un oubli si entier d'elles-mêmes qu'il leur reproche les moindres retours ». Enfin, elle résume sa position en affirmant que tout
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l'exercice de la vie intérieure se résume dans la pratique de la charité : « Il me semble, Monseigneur, que l'exercice de la charité contient toutes demandes et toutes prières, et comme il y a un amour sans réflexion, il y a aussi une prière sans réflexion, et celui qui a cette prière substantielle satisfait à toutes les autres, puisqu'elle les renferme toutes ». Cependant, Mme Guyon semblait renoncer à la discussion : « Je n'ai garde, Monseigneur, de vous faire des difficultés sur votre lettre. Je crois tout sans raisonner, et je vous obéirai avec tant d'exactitude que je pars demain dès le matin. Je n'aurai plus de commerce qu'avec les filles qui me servent et, afin de ne plus écrire à personne sans exception, personne ne saura où je suis. J'enverrai de six mois en six mois quérir ma pension; si je meurs, l'on le saura ». Elle suivait en cela le conseil formel donné par Fénelon (2). Bossuet lui fit offrir par Chevreuse un certificat témoignant de son orthodoxie foncière, mais elle refusa, estimant n'en avoir point besoin dans sa retraite (1). Elle partit donc pour la campagne vers le 10 mars 1694, et seul M. Fouquet, frère de la duchesse de Charost, connut le lieu de sa résidence. Cependant, avant de quitter Paris, elle avait eu le temps de communiquer à Fénelon le verdict de Bossuet. Contre les
(1) FÉNELON, Réponse inédite, p. 33.
(2) Vie, IIIe p., ch. XV, § I.
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arguments du prélat, Fénelon lui fournit « trois raisons fort belles » (1) que sans doute elle utilisa dans la lettre citée plus haut. Il semble que, sur l'ordre de Bossuet, elle se soit alors abstenue de communier (2).
L'évolution des événements dans les mois qui suivirent demeure à certains égards mystérieuse. Elle semble dominée par la progressive rupture de Fénelon avec Saint-Cyr, qui se consomme peu à peu. On paraissait pourtant l'y estimer encore. En janvier 1694, Godet des Marais écrivait à Mme de la Maisonfort : « Vous ne pouvez douter de mon estime singulière et tendre amitié pour M. l'abbé de Fénelon. Je le crois incapable de vous donner aucune maxime disproportionnée à votre état, et, sans avoir lu les écrits auxquels vous avez dévotion, je les tiens pleins de piété, puisqu'ils partent d'une si bonne et religieuse plume. Mais tout ce qui est écrit pour vous n'est
(1) Lettre inédite à Chevreuse, 6 mars 1694. Citée par P. DUDON, Le Gnostique de Saint Clément d'Alexandrie, Paris, 1930, p. 58.
(2) Ce détail est fourni par sa lettre du 7 juin, qui n'est connue que par le seul La Beaumelle, lequel constitue une source assez suspecte; MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 277 ; cf. infra.
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pas pour les autres, et réciproquement » (1). La réserve finale, apparemment si justifiée, n'en est pas moins inquiétante : il est probable qu'à cette époque on empêcha la circulation des écrits de Fénelon. Ce dernier, cependant, cherchait en vain à s'effacer et à rapprocher Mme de la Maisonfort de Godet des Marais et de Mme de Maintenon. Du reste, le 24 mars 1694, la femme du roi cite encore Fénelon, sans le nommer, dans une de ses lettres à une des religieuses (2) : à cette date, elle a encore besoin de lui pour retenir Mme de la Maisonfort, qu'elle désire avec une étrange passion fixer à Saint-Cyr et dont elle supporte ce qu'elle ne supporterait de nulle autre (3). Sans soupçonner peut-être le calcul, Fénelon exécutait consciencieusement ce qu'on attendait de lui. Le 17 avril, il écrivait à sa jeune dirigée : « Votre liaison avec elle est de providence et doit être de pure grâce. Vous ne serez en paix avec vous-même à Saint-Cyr qu'autant que vous y serez unie de coeur avec Mme de Maintenon » (4). Le 29 avril, Mme de la Maisonfort prononça ses voeux solennels (5). Dès lors, on n'avait plus de raison de laisser Fénelon en relations avec Saint-Cyr, et Mme de Maintenon
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 67.
(3) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 240.
(3) PHELIPEAUX, ibid., p. 66.
(4) Ibid., p. 68.
(5) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 259.
pouvait commencer la manoeuvre destinée à couper les ponts : manoeuvre délicate, car, à la Cour, la situation du précepteur demeurait solide, et il gardait encore, à la Maison royale, d'indéfectibles attachements. On s'est demandé parfois si l'hostilité de Mme de Maintenon n'avait point une autre raison. D'après Phelipeaux, en 1697, à Rome, l'abbé de Chantérac la formulait ainsi : « M. de Cambrai s'est brouillé avec Mme de Maintenon pour n'avoir pas voulu consentir à l'exécution du traité qu'on prétend être entre Mme de Maintenon et le roi, auquel M. de Paris et M. de Meaux ont donné les mains » (1). Il est certain que, dès juin 1692 (2), le bruit courait que Mme de Maintenon eût voulu obtenir la déclaration publique de son mariage, qui l'eût faite officiellement épouse morganatique. Les rumeurs s'intensifièrent au cours de la seconde moitié de 1693; à cette époque Fénelon, consulté par Louis XIV, aurait donné un avis défavorable (3), que l'épouse secrète du roi ne lui aurait pas pardonné. Malheureusement, en dehors de ces ragots, nous ne possédons sur cette histoire aucune information digne de foi.
Ce qui est plus certain, c'est que Mme de Maintenon avait dû préméditer assez longtemps
(1) U. L., T. VIII, p. 418.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 48.
(3) Ibid., p. 183, SCHMITTLEIN, op. cit., p. 36.
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De Saint-Cyr à Issy
Bossuet
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à l'avance sa tactique. Vers les décembre 1693, Mme Guyon informe le duc de Chevreuse qu'elle a appris que Mme de Maintenon, par l'entremise de la supérieure des Visitandines de Chaillot, avait fait transmettre à la Visitation de la rue Saint-Antoine tout un questionnaire sur son compte (1), et, en d'autres lettres de la même époque, elle fait allusion à diverses manoeuvres obscures de la femme du roi. Il semble pourtant, au témoignage de M. Tronson, que la retraite de Mme Guyon ait apaisé un temps la malignité publique : « J'ai cru, dit-il, que le meilleur parti qu'elle pouvait prendre était de se retirer en quelque lieu où l'on ne parlât plus d'elle; ce qu'elle a fait, et par là les bruits ont cessé et l'orage s'est apaisé » (2). Mais le témoignage de Dangeau, que nous avons mentionné plus haut, montre que dès janvier 1694 on recommençait à parler d'elle à la Cour, et il est possible que Madame de Maintenon y ait été pour quelque chose. Les lettres de Mme Guyon à Chevreuse précisent qu'on l'accusait de pratiques de sorcellerie et d'actes bassement immoraux. Dans les premiers jours d'avril, un ami de M. Tronson, l'abbé de la Pérouse, doyen de la Collégiale de Chambéry, s'informait auprès du Sulpicien pour savoir s'il était vrai qu'on eût
(i) Lettre autographe au Séminaire Saint-Sulpice, mss. n°7182.
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 453.
arrêté Mme Guyon (1). Certainement, Fénelon sut quelque chose des manoeuvres de Mme de Maintenon, et il dut y réagir douloureusement. Dans les premiers jours de mai, il lui écrivit une lettre extrêmement dure, qui sans doute ne nous est connue que par une copie incomplète (2). Ce qui nous en reste contient des phrases emplies d'amertume : « Vous, et tous les gens qui vous abordent, sont condamnés comme incapables d'affaires par tous les raisonnements. Il faut vous laisser condamner en paix; il faut même vouloir être blamée dans les choses où vous aurez un tort effectif. ... Vous ne tenez point aux biens ni aux honneurs grossiers; mais vous tenez, peut-être sans le voir, à la bienveillance, à la réputation des honnêtes gens, à l'amitié, et surtout à la perfection des vertus qu'on voudrait trouver en soi. ... C'est le plus grand raffinement de l'amour-propre. ... Plus on parait parfait aux gens sans expérience et qui ne jugent que par les actions, plus on est imparfait, car on est plein de soi, comme Lucifer : son péché ne consiste que dans le plaisir de se voir parfait ». C'est la même franchise que dans la fameuse lettre sur les défauts, de janvier 1689 (3), mais plus
(1) Ibid.
(2) F., T. VIII, p. 498. Cette lettre provient des copies Languet de Gergy, actuellement à la Bibliothèque municipale de Versailles. Languet semble avoir supprimé de nombreux passages défavorables à Mme de Maintenon.
(3) LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 56.
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âpre. Il semble que cette épître austère ait consommé la rupture entre Fénelon et Mme de Maintenon. Cette dernière déféra à Godet des Marais le texte de la mercuriale. L'évêque de Chartres lui répondit d'une manière assez vague, insistant sur des problèmes de spiritualité et paraissant ignorer les allusions personnelles, pour conclure : « Je suis persuadé, Madame, que nos sentiments sur cela sont les mêmes (je parle de M. l'abbé de Fénelon); et, quoiqu'il voie plus que moi, je crois ne pas penser différemment de lui. J'ai néanmoins pris occasion ici de vous instruire comme une mère d'une grande communauté, sur certain langage de dévotion mal entendue, et je crois que tout ceci vous peut servir en votre particulier » (1). Un peu plus tard, Mme de Maintenon lui écrivit plus nettement encore : « J'ai beaucoup de chagrin de voir que Dieu veut que je me sépare totalement de l'abbé de Fénelon ». Le 12 mai, Godet lui répondit en approuvant naturellement sa décision (2).
Mme Guyon avait tenu les résolutions de retraite absolue prises en mars 1694, et même sa correspondance avec le duc de Chevreuse, ordinairement si abondante, s'était interrompue (3). Cependant, les rumeurs mises en circulation contre
(1) MAINTENON, Lettres, T. 1V, p. 273.
(2) Ibid.
(3) Le manuscrit de Saint-Sulpice, n° 7233, ne contient
aucune lettre de mars à juin 1694.
elle, vraisemblablement avec la complicité de Mme de Maintenon, atteignirent au mois de mai un tel degré que ses amis jugèrent qu'elle devait reparaître pour se justifier. Ils la firent donc prévenir par l'entremise de Fouquet : « Il me manda, écrit-elle, que le changement de Mme de Maintenon pour moi étant devenu public, les personnes qui m'avaient déjà tant persécutée ne gardaient plus de mesures, que c'était un déchaînement horrible et qu'on débitait des histoires où l'on attaquait mes moeurs d'une manière très horrible » (1). Conformément sans doute aux conseils qui lui furent alors donnés par son entourage, elle s'adressa à Mme de Maintenon pour obtenir qu'une information juridique fit éclater la vérité. Elle lui écrivit une première lettre le 7 juin (3), qui contient cette intéressante précision : « M. Bossuet sait combien je suis soumise à mes directeurs : il m'a dit que j'avais la simplicité d'une colombe et m'a offert un certificat que je suis à présent bonne catholique. Il m'a défendu l'approche des sacrements : je m'abstiens depuis trois mois
(1) Vie, IIIe p., ch, XV, § 2.
(2) Mme Guyon ne mentionne pas cette première lettre dans son autobiographie. Elle n'est connue que par La Beaumelle, Lettres de Mme de Maintenon, Amsterdam, 1756, 5 vol., T. II, p. 203. Mais, comme il donne aussi le texte exact et non corrigé de la deuxième, il n'y a pas lieu de mettre en doute l'existence de la première, en dépit du double emploi apparent.
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du pain céleste, et, quoique mon âme soit dans le déchirement, je ne murmure point contre cette décision. Ma vie a été jusqu'à présent irréprochable, et l'on m'accuse de vices scandaleux ». Quelques jours plus tard, probablement vers le 10 juin, elle adressait à Mme de Maintenon une autre lettre, de rédaction plus vague, qui fut transmise par l'intermédiaire de Chevreuse, auquel elle écrivit un billet sur le même sujet (1). Dans ses deux lettres elle formulait la même requête : « Je vous demande donc, Madame, une justice qui n'a jamais été refusée à personne, même dans les pays les plus barbares, ni aux plus criminels. C'est de me faire mon procès et de me faire donner des commissaires, moitié laïques, moitié ecclésiastiques, tous gens d'une vertu reconnue et sans préventions, car la probité ne suffit pas dans une affaire où la calomnie a prévenu une infinité de personnes. Si vous m'obtenez cette grâce, et je vous en conjure, Madame, par les plaies de Jésus-Christ, je me rendrai dans telle prison qu'il vous plaira, ou qu'il plaira au roi de m'indiquer » (2).
(1) F., T. IX, p. 21.
(2) Je cite cette deuxième lettre d'après le texte donné par La Beaumelle, T. II, p. 205, qui correspond exactement à celui cité au style indirect par Mme Guyon elle-même, dans Vie, IIIe p., ch. XV, § 2. Celui qui se trouve dans F., T. IX, p. 21 provient d'une copie de Saint-Cyr où l'on a supprimé les passages qui mettent en cause Mme de Maintenon.
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Bossuet eut connaissance immédiatement70 de cette démarche par Mme Guyon elle-même, qui lui envoya un double de sa deuxième lettre à Mme de Maintenon, accompagné d'un mémoire justificatif où elle résumait les accusations qu'on faisait courir contre elle et ajoutait : « Si l'on veut bien me donner les juges que je demande, faire examiner les crimes avant les écrits, je suis toujours prête à reparaître, afin de faire voir la vérité de ce qui me regarde. Qu'on n'effraye point les âmes, les empêchant d'embrasser l'oraison, qui est la voie pure et sainte où l'âme est éclairée de la grandeur de Dieu et de son néant, où elle est échauffée de son amour, où elle apprend à mépriser tout ce qui n'est point Dieu pour ne s'attacher qu'à lui seul, et non pas une école de crimes, comme on la veut faire passer » (1). Il comprit immédiatement que le drame entrait dans une phase critique. Le 11 juin71, il écrivait à Mme Cornuau : « Demandez pour moi à Dieu ses lumières les plus pures dans une affaire des plus délicates et des plus importantes pour sa gloire » (2). Cette lettre est écrite de Versailles. Il est donc vraisemblable que Bossuet venait de voir Mme de Maintenon, et qu'elle l'avait consulté sur la réponse à faire à Mme Guyon. Bossuet tenait pour artificieuse la démarche de cette dernière,
(1) U. L., T. VI, p. 563.
(2) U. L., T. VI, p. 319.
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estimant que « Mme Guyon y tournait les choses d'une manière assez spécieuse, insinuant adroitement qu'il fallait la purger des crimes dont elle était accusée, sans quoi on entrerait trop prévenu dans l'examen de sa doctrine » (1). « Cet artifice lui fut sans doute suggéré par l'abbé de Fénelon », écrit Phelipeaux (2), qui certainement reflète sur ce point la pensée de M. de Meaux. Or Mme de Maintenon ne tenait nullement à donner une réponse favorable aux demandes de Mme Guyon. On peut conjecturer que les enquêtes menées par elle en ces derniers mois l'avaient convaincue qu'un procès de moeurs ferait long feu. Comme Bossuet, elle pensait donc que mieux valait s'en tenir au terrain plus broussailleux des doctrines, fertile en embûches. La rapidité avec laquelle les événements s'enchaînèrent dans les jours suivants montre que Mme de Maintenon fit immédiatement transmettre à Mme Guyon sa réponse : qu'elle admettait l'idée d'un examen doctrinal, mais que le problème des moeurs ne se posait pas. Mme Guyon fut fort déçue : « Je fus extrêmement touchée, écrit-elle, du refus que fit Mme de Maintenon de me donner des commissaires. Je connus bien qu'on voulait m'ôter la seule ressource par où je pouvais faire connaître mon innocence, et qu'on
(1) Relation, s. III, § 1. B., T. XX, p. 101.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 114.
ne voulait faire ce nouvel examen que pour imposer au public et rendre la condamnation plus authentique » (1). Cependant, comme tous ses amis furent d'avis qu'il fallait accepter ces conditions, elle se rendit (2).
Restait dès lors à faire choix des examinateurs, et l'on n'y perdit point de temps (3). Naturellement, Bossuet s'imposait et personne ne songeait à le discuter. On pensa à lui adjoindre Louis-Antoine de Noailles, évêque de Châlons : « Il avait de la douceur et de la piété, écrit Mme Guyon. Je crus qu'il aurait plus de connaissance des choses de la vie spirituelle et des voies intérieures que M. de Meaux ». Phelipeaux ajoute « qu'étant depuis longtemps l'intime ami de l'abbé de Fénelon, il ne manquerait pas d'avoir de grands égards pour lui ». Beauvillier et Chevreuse « souhaitèrent que M. Tronson y entrât aussi », car « ils avaient l'un et l'autre une confiance en lui très particulière ». De plus, « l'abbé de Fénelon se promettait tout de l'autorité qu'il avait sur son esprit ». On peut se demander cependant jusqu'à quel point ces choix étaient véritablement heureux. L'objectivité de Bossuet était dès lors douteuse, et son incom-
(1) Vie, IIIe p., ch. XV, § 5.
(2) Ibid., ch. XVI, § 3.
(3) Les raisons du choix données par Mme Guyon,
Ibid., § 3, sont exactement celles conjecturées par PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 116.
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pétence certaine : « Il doit se souvenir, écrira plus tard Fénelon, que, quand on le fit entrer dans cet examen, il n'avait jamais lu ni saint François de Sales, ni le bienheureux Jean de la Croix, ni ces autres livres mystiques tels que Ruysbroeck, Harphius, Tauler, etc. » (1). Sur ce point, la réponse de Bossuet, dans ses Remarques, est un aveu (2). Quant à Noailles, sa culture spirituelle n'était guère supérieure à celle de Bossuet ; de son caractère, Fénelon portera plus tard ce jugement, qui paraît malheureusement assez exact : « Il a l'esprit court et confus. Nulle opinion précise n'est arrêtée dans son esprit. Son coeur est faible et mou. Si on le presse, on lui fera dire, en l'intimidant, tout ce qu'on voudra » (3). Par sa grande sainteté personnelle, sa bonté et sa bienveillance, M. Tronson eût été le plus qualifié des trois examinateurs; pourtant, la manière dont il s'est fait l'éditeur de M. Olier montre bien quelle était son attitude réticente à l'égard de la mystique, et de plus Phelipeaux ajoute qu'il n'était « pas fort versé dans les matières théologiques » (4).
Immédiatement, Mme Guyon écrivit à Mme de Maintenon pour lui demander de nommer les
(1) Réponse à la Relation, ch. II, § 18. F., T. III, p. 14.
(2) Remarques sur la Réponse, art. VII, § 1, n 6. B., T. XX, p. 229.
(3) Lettre du 3o novembre 1699 à Beauvillier. F., T. VII,
p. 220.
(4) Relation, T. I, p. 116.
examinateurs sur lesquels le choix s'était fixé. Le 18 juin (1), dans une lettre à la comtesse de Saint-Géran, Mme de Maintenon mentionne cette nouvelle démarche et note que cela risque de soulever quelque difficulté avec M. de Paris; puis elle ajoute ce paragraphe, destiné de toute évidence à être montré et à dicter à l'abbé de Fénelon la conduite qu'elle entend lui voir tenir : « M. l'abbé de Fénelon a trop de piété pour ne pas croire qu'on peut aimer Dieu uniquement pour lui-même, et trop d'esprit pour croire qu'on peut l'aimer au milieu des vices les plus honteux. Il m'a protesté qu'il ne se mêlait de cette affaire que pour empêcher qu'on ne condamnât par inattention les sentiments des vrais dévots. Il n'est point l'avocat de Mme Guyon quoiqu'il en soit l'ami; il est le défenseur de la piété et de la perfection chrétienne. Je me repose sur sa parole, parce que j'ai connu peu d'hommes aussi francs que lui, et vous pouvez le dire ». Visiblement, elle eût préféré que Fénelon ne s'en mêlât point.
Madame de Maintenon obtint sans grande peine l'assentiment du roi. « Le roi, note Phelipeaux, sut la chose par rapport à Mme Guyon seulement et l'approuva72. On ne parla point de l'abbé de
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 284. M. Langlois admet la date du 28 juin, donnée par La Beaumelle, mais c'est sans doute une lecture erronée pour 18, car cette lettre est certainement antérieure au 21.
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Fénelon : le seul soupçon l'aurait perdu dans l'esprit du prince » (1). Le 21 juin, elle écrivit donc à Chevreuse et à Beauvillier73 pour les informer que l'autorisation royale était accordée (2). Elle ajoutait : « Je n'ai jamais rien cru des bruits que l'on faisait courir sur les moeurs de Mme Guyon; je les crois très bonnes et très pures, mais c'est la doctrine qui est mauvaise, du moins par les suites. En justifiant ses moeurs, il serait à craindre qu'on ne donnât cours à ses sentiments, et que les personnes déjà séduites ne crussent que c'est les autoriser. Il vaut mieux approfondir une bonne fois ce qui a rapport à la doctrine; après quoi, tout le reste tombera de lui-même; je m'y emploierai fortement » .
Parallèlement à ces manifestations officielles, Mme de Maintenon avait entrepris une double manoeuvre souterraine. La première consistait à réunir tout un dossier de censures condamnant les ouvrages de Mme Guyon : ainsi, elle assurerait l'issue défavorable des examens qu'on allait entreprendre. Dans un entretien à Saint-Cyr, où l'on voit d'ailleurs clairement qu'elle eût voulu faire croire que ces consultations étaient antérieures à son intervention auprès du roi, elle précise à qui elle a demandé des avis : « Je choisis pour cela
(l) Relation, loc. cit.
(3) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 282.
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M. l'évêque de Meaux, M. l'évêque de Châlons, M. Jolly, le P. Bourdaloue, M. Tronson, et nos chers amis MM. Tiberge et de Brisacier. Si j'avais su quelque chose de meilleur, je m'y serais adressée. Je les priai par écrit de me mander leur sentiment sur les livres et les manuscrits qui contenaient cette illusion qu'on nomme quiétisme. Vous avez leurs réponses. Celle de M. de Meaux n'y est point, parce que je le consultai de vive voix. Il fut du même avis que les autres » (1). Elle leur écrivit donc sans retard, demandant à tous une absolue discrétion. Seule nous demeure la lettre adressée à Noailles, à qui elle osa proposer un véritable truquage : « Je vous demande, Monsieur, de me dire votre sentiment là-dessus, de manière que je le puisse montrer si cela se trouvait nécessaire : ne datez point. Gardez-moi le secret » (2).
La première réponse qui lui arriva fut celle de M. Tronson (3), datée du 20 juin. Le Sulpicien s'y montrait assez réticent. Son amitié pour Beauvillier et Chevreuse le faisait hésiter à condamner Mme Guyon; le 27 avril, déjà, il avouait à l'abbé de la Pérouse qu'à ses yeux « toute sa conduite était un mystère » (4). Envers Mme de Maintenon,
(1) LA BEAUMELLE, Mémoires, T. VI, p. 202. - F., T. IX, p. 22 n.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 283.
(3) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 454.
(4) Ibid.
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il s'excuse sur le fait qu'il n'a pas lu suffisamment ses livres : « Ainsi, je n'en pourrais porter qu'un jugement précipité, ce qui assurément ne serait pas de votre goût ». Mis au courant par Godet des Marais du projet d'examen en commun, il estime qu'il faut s'en tenir là, et de cette manière « on remédiera sans éclat à tout le mal que l'on peut craindre ». Naturellement, semblable dérobade ne satisfit point du tout Mme de Maintenon. Elle réussit mieux avec les autres. Le 28 juin, Edme Jolly, supérieur de Saint-Lazare, lui répondit par une lettre où il déclarait que les ouvrages de Mme Guyon « contiennent une fausse spiritualité, éloignée de la vraie et solide piété et capable de jeter ceux qui les liraient en beaucoup d'illusions : c'est le quiétisme tout pur, et il y a un très grand nombre de propositions qui ont été condamnées par le pape dans les écrits de Molinos ». Il y relève explicitement deux hérésies: « Que l'on peut posséder la béatitude essentielle en cette vie, et qu'une âme arrive en la vie présente à un état où elle ne peut plus pécher » (1). Dans les premiers jours de juillet (2), Noailles fit parvenir à Mme de Maintenon une censure des écrits de Mme Guyon,
(1) MAINTENON, Lettres, Ed. La Beaumelle, T. III, p. 248-249.
(2) La date du 6 juillet donnée par La Beaumelle, T. IV, p. 4, est certainement fausse, puisque Godet avait déjà le 4 cette censure entre les mains. D'ailleurs, comme nous l'avons vu, elle n'était certainement pas datée.
dont il fera état, plus tard, dans sa Réponse aux quatre lettres de M. de Cambrai (1) « On y trouve, y disait-il, des maximes condamnées il y a près de quatre cents ans dans un concile général tenu à Vienne, en France ». Noailles y reprochait aux idées guyoniennes d'exclure la pratique des vertus chrétiennes et de « n'aboutir qu'à une piété apparente qui est toute en idée et en imagination ».
Sans attendre, Mme de Maintenon fit copier les censures de Jolly et de Noailles et les fit envoyer à M. Tronson par Godet des Marais le 4 juillet, en faisant exprimer l'espoir qu'il voudrait bien y joindre enfin lui aussi un avis conforme : « L'on n'a point été content de votre réponse : voilà plusieurs fois qu'on m'en écrit de suite, note l'évêque de Chartres. L'on craint même que par vos manières trop bonnes vous ne souteniez les personnes qui vous ont été trouver. Je crois, Monsieur, devoir, par fidélité pour vous, vous avertir de ce qui se passe, afin que vous écriviez nettement votre sentiment, si vous le jugez à propos, ou que vous épargniez moins vos amis qui vous iront trouver, et qui paraissent vouloir déférer à vos sentiments » (2). Ce fut en vain. M. Tronson n'était pas homme à se laisser intimider, même
(1) F., T. II, p. 520. Cette citation montre que l'hypothèse de M. Langlois, qui attribue cette lettre à Godet, est erronée, cf. MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 288.74
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 460.75
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par Mme de Maintenon. Il répondit le 10 juillet à Godet des Marais en faisant remarquer combien ces matières étaient délicates, et que par exemple les deux propositions données par Jolly comme hérétiques étaient prises par Mme Guyon dans un sens parfaitement orthodoxe. En conséquence, il refusait tout net de se prononcer avant que l'examen ait eu lieu (1). Pour se consoler, Mme de Maintenon eut une censure de Bourdaloue, datée du 10 juillet (2). L'éminent prédicateur y partait de ce principe assez discutable, que « la forme d'oraison que Jésus-Christ nous a prescrite est de faire à Dieu plusieurs demandes particulières pour obtenir, soit comme pécheurs soit comme justes, les différentes grâces du salut dont nous avons besoin ». Il rapprochait, d'ailleurs assez judicieusement, le Moyen court de la Pratique facile, de Malaval, et renvoyait sa correspondante au sermon
(1) Ibid., p. 462.
(1) MAINTENON, Lettres, Ed. La Beaumelle, T. III, p. 252.
M. Langlois a voulu (Pages nouvelles, p. 52 n) attribuer cette lettre au P. Gaillard, sous prétexte que l'on n'a pas trace d'un sermon de Bourdaloue à Saint-Eustache en 1694.76 Mais on n'y a pas trace non plus d'un sermon du P. Gaillard cette année-là, cf. E. GRISELLE, Bourdaloue, histoire critique de sa prédication, Paris, 1901-1906, 3 vol., T. III, p. 54. La lettre publiée par La Beaumelle, sans signature, correspond bien à la description donnée par Mme de Maintenon elle-même dans une lettre à Noailles du 20 mars 1698. Cf. MAINTENON, Lettres, T. V, p. 329. Elle y précise aussi que la réponse de Noailles n'était effectivement pas datée.
qu'il avait prononcé à Saint-Eustache sur ce même sujet, et qui est malheureusement aujourd'hui perdu. Peu de jours après, elle reçut une réponse commune signée de Tiberge et de Brisacier, datée du 18 juillet. Elle contenait un avis assez modéré mais, dans l'ensemble, conforme aux désirs de la destinataire (1).
La seconde manoeuvre souterraine de Mme de Maintenon consista à impliquer Fénelon lui-même dans un examen qui d'abord ne devait porter que sur les seuls écrits spirituels de Mme Guyon. A cette fin, elle envoya à Godet, probablement vers la fin de mai 1694, quatre de ses petits livres secrets, reliés en maroquin rouge (2). Vers le 18 juin, Godet eut à Versailles un entretien avec Fénelon (3); il se pourrait qu'il y ait été question des lettres de direction dont Mme de Maintenon lui avait ainsi fait parvenir les copies faites de sa main. Toujours est-il que, peu après, l'évêque de Chartres transmit les documents à M. Tronson, accompagnés probablement de remarques sévères sur certains passages. Le 29 juin, le Sulpicien lui répond : « Je n'ai garde de parler des livres rouges, ni de rien dire qui puisse même faire soupçonner que je les ai vus » (4). Ce fut Mme de Maintenon
(1) MAINTENON, Lettres, Ed. La Beaumelle. T. III, p. 252.
(2) LANGLOIS, Pages nouvelles, p. 21.
(3) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 455.
(4) Ibid., p. 458.
elle-même qui se chargea de déférer officiellement aux examinateurs d'Issy les textes de Fénelon. Le 29 juillet, elle écrit à Noailles : « Voici un livre, Monsieur, que M. l'évêque de Chartres m'a envoyé. Je l'ai fait voir à M. l'évêque de Meaux, mais j'y joins pour vous les réflexions de M. de Chartres, parce que je sais qu'il a pour vous, Monsieur, une entière confiance » (1). Pourtant, au témoignage de Mme du Pérou, l'avis de Godet des Marais était assez modéré : « M. de Chartres avouait qu'il y avait dans ces lettres quelque chose qui ressemblait un peu aux maximes quiétistes, mais il l'attribuait à un esprit délié et subtil, qui prend la quintessence des matières, sans les approfondir par des principes solides, mais qui ne faisait rien au fond à la pureté de la foi » (2). Pour ne point mettre en cause Mme de Maintenon, les documents publiés à l'époque sont discrets sur le procès fait à Fénelon lui-même dès 1694. Mais ce dernier ne s'y trompait point et c'est en toute vérité qu'il pourra écrire plus tard : « Ce n'était point Mme Guyon qu'on craignait et qu'on attaquait; elle n'était qu'un épouvantail imaginaire. C'était moi qui avais besoin de me justifier » (3).
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 295.
(2) MME DU PÉROU, Mémoires, Ed. Fulgence, p. 376.
(3) Réponse inédite, p. 35.
Le 22 juin 1694, Fénelon, au cours d'une visite à Issy, remettait entre les mains de M. Tronson un acte par lequel il se soumettait « sans équivoque ni restriction à tout ce que M. Tronson décidera avec Messeigneurs de Meaux et de Châlons, sur les matières de spiritualité, pour prévenir toutes les erreurs et illusions du quiétisme et autres semblables » (2). Le lendemain, M. Tronson l'annonçait avec satisfaction à Godet des Marais, en ajoutant : « Il me semble qu'on ne peut exiger autre chose de lui » (3). C'était la première de ces protestations de soumission que, dans les mois suivants, Fénelon multipliera, non sans quelque imprudence. Il les expliquera en disant qu'il estimait
(1) Sur les entretiens d'Issy, il existe deux travaux du plus haut intérêt. D'abord E. LEVESQUE, Bossuet et Fénelon à Issy, Limoges, 1899 (extrait du Bulletin des anciens élèves de Saint-Sulpice), repris sous une forme améliorée dans Conférences d'Issy sur les états d'oraison, dans Revue Bossuet, 25 juin 1906. Ensuite, P. DUDON, Les conférences d'Issy, dans Revue d'ascétique et mystique, juillet 1928; article repris et développé dans l'introduction au Gnostique de saint Clément d'Alexandrie, de Fénelon, Paris, 1930.
(2) F., T. II, p. 223.
(3) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 456.
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que la doctrine fondamentale, celle du pur amour, était par définition mise à couvert dès le départ : « Pour ma docilité et pour ma soumission à l'égard de M. de Meaux, j'avoue que je l'ai poussée aussi loin qu'elle pouvait aller, mais sans relâcher sur l'amour indépendant de la béatitude. Dès que je crus qu'on n'ébranlerait point ce point de doctrine, je ne songeai plus qu'à être docile comme un enfant » (1).
L'autorisation royale étant accordée, restait à organiser les conférences. Elles ne pouvaient guère avoir lieu ailleurs qu'à Issy, « maison du Séminaire Saint-Sulpice, où les infirmités de M. Tronson nous obligèrent à tenir nos conférences », note Bossuet (2). Concilier ces réunions avec les occupations des deux évêques était d'ailleurs chose assez malaisée, et de plus il fallait garder le secret à l'égard de l'archevêque de Paris ; cette dernière circonstance explique la profonde discrétion des correspondances sur ce point, mais une telle conspiration du silence nous interdit de restituer exactement la chronologie des entretiens. Le 9 juillet, Bossuet fit une visite à M. Tronson et eut une conversation avec lui sur ce sujet (3) ; le lendemain, Bossuet écrit à Mme d'Albert : « Priez Dieu qu'il m'inspire dans un grand besoin
(1) Réponse inédite, p. 37. Cf. p. 42.
(2) Relation, s. III, § B., T. XX, p. 303.
(3) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 461.
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où je suis des plus pures lumières du ciel » (1). Noailles dut arriver à Paris peu après. Les entretiens durent commencer vers la fin de juillet. Sans plus attendre, Fénelon avait déjà entrepris la rédaction de ses écrits apologétiques. Il parle à Bossuet de son travail dans une lettre du 14 juillet et lui demande un entretien : « Je crois qu'il est nécessaire que je vous le montre et que je m'explique avec vous sur les circonstances du système, avant que je le donne aux autres » (2). Il semble en outre que, dès ce moment, Bossuet lui ait demandé de compiler à son usage des recueils de textes extraits des auteurs mystiques : « M. de Meaux, écrit Fénelon, voulut que je lui en donnasse des recueils » (3). Sur ce point, Bossuet confirmera pleinement l'affirmation de Fénelon : « Qu'importe, dira-t-il, au reste, que ce soit moi qui lui aie demandé des mémoires sur ces auteurs, puisque j'avoue sans façons que je souhaitais qu'il s'ouvrit à moi? » (4) Sans doute, une discussion eut lieu peu après.
Le 28 juillet, Fénelon envoie à Bossuet une première partie de son travail : « Je fais des extraits des livres et des espèces d'analyses sur les passages,
(1) U. L., T. VI, p. 352.
(2) U. L., T. VI, p. 353. F., T. IX, p. 29.
(3) Réponse à la Relation, ch. II, § 18. F. T. III, p. 14.
(1) Remarques sur la Réponse, art. VII, § t, n 8. B., T. XX,
p. 229.
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pour vous éviter de la peine et pour ramasser les preuves ». On 'a l'impression qu'à cette date les conférences d'Issy commencent ; aussi Fénelon éprouve-t-il le besoin de résumer avec une grande précision l'état de la question : « Ce qu'il y a de bon dans le fond de la matière, c'est qu'elle se réduit toute à trois chefs. Le premier est ce qu'on nomme la question de l'amour pur et sans intérêt propre. Quoi qu'il ne soit pas conforme à votre opinion particulière, vous ne laissez pas de permettre un sentiment qui est devenu le plus commun dans toutes les écoles, et qui est manifestement celui des auteurs que je cite. La seconde question regarde la contemplation, ou oraison passive par état. Vous verrez si je me suis trompé en croyant que plusieurs saints en ont fait un système très bien suivi et très beau. Pour la troisième question, qui regarde les tentations et les épreuves de l'état passif, je crois être sûr d'une entière conformité de mes sentiments aux vôtres. Il ne reste donc que la seule difficulté de la contemplation par état : c'est un fait bien facile à éclaircir ». La même lettre contient de nouvelles protestations d'absolue soumission : « Ne soyez pas en peine de moi : je suis dans vos mains comme un petit enfant » (1).
Peu de jours plus tard (2), Fénelon, accompagné des ducs de Chevreuse et de Beauvillier, fit une
(1) F., T. IX, p. 29. U. L., T. VI, p. 377.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 324.
visite aux examinateurs réunis à Issy : « Tous nous prièrent, raconte Bossuet, de vouloir bien entrer à fond dans cet examen, et protestèrent de s'en rapporter à notre jugement » (1). Quant à Mme Guyon, elle était, vers la fin de juin, tombée gravement malade et se croyait empoisonnée (2), si bien qu'elle dut aller, toujours secrètement, prendre les eaux à Bourbon l'Archambault. Elle put cependant faire parvenir aux examinateurs d'Issy par l'entremise du duc de Chevreuse un mémoire qui fut remis à la fin de juillet (3). Elle y demandait une fois encore à être examinée sur ses moeurs et y expliquait les raisons qui, selon elle, avaient porté Godet des Marais, Hébert et Boileau à la décrier. Elle y joignait un acte de complète soumission, dans lequel elle demandait en outre à être personnellement interrogée. En fait, elle n'obtint qu'un demi-succès. L'idée de faire comparaître Mme Guyon pour qu'elle pût s'expliquer fut retenue, mais on persista à ne pas s'occuper de ses mœurs. Seul M. Tronson devait penser que la question était plus importante que
(1) Relation, s. III, § i. B., T. XX, p. 303.
(2) La maladie dont elle parle dans Vie, IIIe p., ch. XV, § 7 me paraît être la tentative d'empoisonnement qu'elle mentionne au ch. XI, § 9, et qui doit se situer 8 ou 9 mois avant qu'on parle de la Réfutation de Nicole, — c'est à dire vers mai-juin 1694.
(3) Vie, IIIe p., ch. XVI, § 6. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 117. U. L., T. VI, p. 364.
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ses collègues ne le prétendaient. Pour éclaircir ses opinions sur ce point, il avait entrepris à son compte une discrète enquête. Le 29 juin, il écrivait à l'abbé de la Pérouse, pour tâcher d'avoir les opinions de Mgr d'Arenthon et du Cardinal Le Camus (1). Il se peut que ce soit lui qui ait provoqué l'envoi, par un Père du couvent de Nazareth (2) nommé Paulin d'Aumale, d'un mémoire contre Mme Guyon, que d'ailleurs ce religieux devait plus tard désavouer (3).
« Nous commençâmes, écrit Bossuet, à lire avec plus de prière que d'étude, et dans un gémissement que Dieu sait, tous les écrits qu'on nous envoyait, surtout ceux de M. l'abbé de Fénelon, à conférer tous les passages et souvent à relire les livres entiers, quelque grande et laborieuse qu'en fut la lecture » (4). Il se pourrait que Bossuet exagère un peu : certes, son travail personnel fut considérable, mais les réunions des commissaires à Issy ne semblent pas avoir été très nombreuses. Quant aux recueils fournis par Fénelon, nous en possédons encore la plus grande partie (5) : ils
(1) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 459.
(2) Maison du tiers-ordre régulier de Saint-François, située à Paris dans le quartier du Temple.
(3) En voir le texte dans F., T. IX, p. 24 et suiv. Cf. infra.
(4) Relation, s. III, § 2. B., T. XX, p. 103.
(5) A la bibliothèque de Saint-Sulpice. Un inventaire sommaire en a été dressé par A. Chérel en appendice à son édition de l'Explication des articles d'Issy, de Fénelon (Paris, 1915). Seules les liasses de la liste I (p. 162-164) correspondent aux recueils fournis à Bossuet; les autres paraissent être des dossiers personnels, plus élaborés, où Fénelon a regroupé les textes envoyés à Issy, en vue de la rédaction des Maximes des Saints.
témoignent, surtout si l'on songe à la faible santé du précepteur, d'un labeur écrasant. Fénelon énumère très exactement ses auteurs : « Je fis des recueils de saint Clément d'Alexandrie, de saint Grégoire de Nazianze, de Cassien et du Trésor ascétique (1), pour montrer que les Anciens n'avaient pas moins exagéré que les mystiques des derniers siècles, qu'il ne fallait prendre en rigueur ni les uns ni les autres... Je donnai aussi des recueils de passages de Suso, de Harphius, de Ruysbroeck, de Tauler, de sainte Catherine de Gênes, de sainte Thérèse, du bienheureux Jean de la Croix, de Balthasar Alvarez, de saint François de Sales et de Mme de Chantal » (2). Fénelon affirme d'ailleurs n'avoir travaillé là que pour sa propre justification : « Il est clair comme le jour, écrit-il, que j'étais le principal accusé » (3). Nulle part, il ne met en avant Mme Guyon, dont du reste il voulait officiellement se désolidariser : « Le bruit commença dans l'automne de 1693, et je cessai de la voir »,
(1) Thesaurus asceticus, sive syntagma opusculorum XVIII a graecis olim patribus de re ascetica scriptorum... ex interpretatione Petri Possini, S. J. Paris, 1684.
(2) Réponse à la Relation, ch. II, § 20. F., T. III, p. 15.
(3) Ibid., § 19.
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écrira-t-il en juin 1698 à l'abbé de Chanterac (1). Mais là Bossuet ne s'y trompait point : en défendant ses idées, Fénelon se faisait, qu'il le voulût ou non, l'apologiste de celle qu'il n'avait pas cessé de vénérer. C'était là un des drames de ces entretiens d'Issy, où deux des juges arrivaient avec leur siège fait, ayant déjà censuré Mme Guyon avant tout procès.
Les premiers examens ne durèrent pas très longtemps : Bossuet repartit de Paris le 2 août (2) et séjourna à Germigny ou à Meaux jusqu'au 22 (3). Dans l'intervalle, Mme Guyon, qui avait dû revenir à proximité de Paris, ne resta pas inactive. Elle insistait pour que ses écrits fussent examinés sans tarder. Le ler août, elle écrit à Chevreuse : « J'ai une grâce à demander, qui est que ces Messieurs voient les écrits sur la sainte Ecriture, à commencer par le Pentateuque. Il faut le donner à M. Tronson. Je ne veux ni tromper ni être trompée, et je crois qu'il est nécessaire, pour finir toutes les recherches, que cela soit » (4). Outre les écrits de Mme Guyon, les recueils apologétiques de Fénelon durent circuler entre les consulteurs, qui en prirent connaissance au cours du mois d'août. Vraisembla-
(1) F., T. IX, P. 442.
(2) Il assista le 3 à un sermon de Bourdaloue à la cathédrale de Meaux, cf. E. GRISELLE, op. cit., T. II, p. 811.
(3) U. L., T. VI, p. 396.
(4) Mss. de Saint-Sulpice n° 7233, p. 89.
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blement, ils avaient aussi entre les mains un mémoire assez développé sur l'état passif : il correspond sans doute à cet exposé d'ensemble des « circonstances du système », auquel Fénelon faisait allusion, nous l'avons vu, dans une lettre à Bossuet (1). Cette dissertation, quoique moins achevée qu'un ouvrage destiné à la publication, est cependant une pièce très remarquable. Fénelon y établit d'abord l'identité entre oraison passive et indifférence, en montrant qu'il y a, dans le domaine de la vie intérieure, deux choses qui « se prouvent mutuellement » : « L'une est l'amour que les mystiques nomment pur, ou abandon, et que saint François de Sales appelle la sainte indifférence; l'autre est l'oraison simple, ou passive par état ». Ensuite, vient l'affirmation que la sainte indifférence est un « état habituel » et non pas seulement « une disposition passagère ni un transport de certains moments ». Fénelon décrit ainsi cet état : « C'est un état d'amour si purifié qu'il n'admet plus que la conformité à la chose aimée, en sorte que l'âme ne s'occupe plus volontairement ni du goût qu'elle y peut trouver, ni de la peine qu'elle souffrirait si elle cessait d'aimer, ni de la récompense attachée à l'amour, ni de son amour même, mais
(1) Une analyse et la principale partie du texte en ont été publiés par le P. Dudon en appendice à son édition du Gnostique, p. 259 et suiv. Le texte intégral en a été publié par Mme J. L. Goré, op. cit., p. 189-248.
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uniquement de son bien-aimé » (1). Naturellement, cette union nous est présentée suivant le schéma volontariste cher à Canfeld : « On n'est pas indifférent pour la volonté (de Dieu) qui est lui-même ; ni par conséquent pour aucun point de sa loi et des préceptes de son Eglise. Mais on n'a plus de volonté, pour tout le reste, qu'à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement : c'est ce qui fait la nôtre » (2)78. Un tel état exclut la réflexion sur soi-même, « qui nous distrait un peu, volontairement, de l'occupation simple et directe du Bien-Aimé » (3). Fénelon ajoute que « cet amour habituel et direct » n'est interrompu ni par les « choses communes de la vie » ni par les « distractions involontaires ». Pour montrer que cet amour comporte « l'oraison passive par état », il en appelle à l'autorité de saint Jean de la Croix : « N'est-ce pas là cette nuit de l'esprit79 dont parle le bienheureux Jean de la Croix, où l'âme s'unit à Dieu par le non savoir et le non vouloir, les puissances étant suspendues pour tous les actes réfléchis ? » Il cherche alors à illustrer sa manière de voir par une analyse détaillée des idées80 de saint François de Sales ; il le fait en quelques pages fort pénétrantes, auxquelles on peut cependant reprocher, ça et là,
(1) GORÉ, p. 195.
(2) Ibid., p. 196.
(8) Ibid., p. 197.
d'infléchir la pensée salésienne en un sens un peu trop canfeldien (1). Il conclut donc finalement à la parfaite réversibilité des deux notions qu'il vient d'étudier : « Je ne dis tout ceci que pour montrer que la sainte indifférence emporte, évidemment et essentiellement, l'état de contemplation, qui exclut les actes interrompus et réfléchis. Je crois tout de même que l'état d'oraison passive, si bien établi par saint (2) Jean de la Croix, emporte aussi avec la même évidence la sainte indifférence ou abandon » (2). Il ajoute à son exposé une sorte d'appendice justificatif où il énumère, avec quelques notes assez sommaires, divers auteurs qu'il estime avoir pensé d'une manière analogue : outre ceux déjà mentionnés, il relève Balthasar Alvarez, Barthélemy des Martyrs, Catherine de Gênes, le Cardinal Bona. Puis, notant que l'autorité des mystiques modernes est parfois contestée, il rappelle que son opinion dispose de garanties plus anciennes : après une cinquantaine de passages scripturaires, il cite Denys, Cassien, saint Augustin, Clément d'Alexandrie, saint Grégoire le Grand, saint Thomas, saint Bernard, saint Bonaventure, Marguerite du Saint Sacrement, le Père Surin, Jeanne de Chantal, le Frère Laurent et quelques
(1) Il pense, par exemple, que le saint approuve la « vie suréminente » de Canfeld. GORÉ, op. cit., p. 205.
(2) En fait, Jean de la Croix ne fut canonisé qu'en 1726.
(3) GORÉ loc. cit.
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autres81. L'ensemble témoigne de la profonde culture spirituelle acquise par Fénelon en ces dernières années. On y entrevoit aussi le systématisme intéressant mais discutable par lequel Fénelon ramène au seul pur amour tous les problèmes de la vie mystique : sur ce point, sa position manque de souplesse, et cette rigidité en compliquera parfois la défense, en même temps qu'elle fera glisser la discussion sur le terrain proprement théologique.
Vers le milieu d'août, lorsqu'il fut question d'une reprise des conférences, Mme Guyon exprima le désir d'être personnellement interrogée par les examinateurs et admise à fournir des explications, ce qui eût été somme toute assez normal. Revenu à Paris le 22 août, vraisemblablement, et parti peu après pour Versailles, Bossuet ne rentra guère à Meaux que vers le 10 septembre. Il est à peu près certain que Noailles dut revenir aussi et que de nouvelles conférences eurent lieu à Issy dans cet intervalle, car les lettres de Mme Guyon pour cette période sous-entendent une reprise des activités. Dès le 15 août, elle écrit à Chevreuse pour lui demander de l'accompagner aux interrogatoires et de lui servir de secrétaire (1). Un peu plus tard, le 29 août, elle émet une idée complémentaire : « Je ne sais s'il ne serait pas à propos
(1) Mss. 7233, P. 88.
de demander que ces Messieurs se déterminent dans le fin des dernières interrogations, nous tous assemblés, après avoir prié un quart d'heure, car je ne puis douter que, dans le moment présent, Dieu ne touche leur coeur de sa vérité indépendamment de leur esprit » (1). La proposition fut transmise par le duc de Chevreuse. « M. de Châlons et M. Tronson y auraient volontiers consenti, note Mme Guyon, car ces deux Messieurs y procédaient avec toute la droiture et toute la bonne foi imaginables, mais M. de Meaux trouva moyen de l'empêcher » (2). De plus en plus, Mme Guyon était déçue de Bossuet. Visiblement, il faisait des entretiens d'Issy son affaire : « Il s'était tellement rendu le maître de l'affaire qu'il fallait absolument que tout pliât à ce qu'il voulait » (3). De fait, il avoue lui-même qu'il était « l'ancien de la conférence » (4). Mme Guyon se rendait bien compte que Bossuet n'était pas homme à revenir sur une position prise; dans sa lettre du 29 août, elle écrivait tristement : « Les personnes qui passent pour être vertueuses et qui ne sont pas intérieures ne démordent jamais de leurs poursuites et poursuivent jusqu'au bout ce qu'ils ont commencé,
(1) Mss. 7233, p. 93. Lettre partiellement insérée dans Vie, IIIe p., ch. XVII, § 2.
(2) Vie, loc. cit.
(3) Ibid.
(4) Relation, s. III, § 3. B., T. XX, p. 104.
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renversant le ciel et la terre pour faire croire qu'ils ont raison » (1).
A cette reprise des examens, un des problèmes les plus aigus qui se soit posé porte sur le manuscrit de l'autobiographie de Mme Guyon. Il était demeuré entre les mains de Bossuet qui, préludant déjà au procédé dont il usera sans retenue dans la Relation, en tirait ses principaux arguments contre Mme Guyon (2); naturellement, il désirait fort verser ce document au dossier de l'examen, et le communiquer aux autres commissaires. Comme on le comprend, la pauvre femme répugnait à livrer ainsi à la publicité ces confidences d'un ordre fort intime. Le 26 août, elle écrit à Chevreuse : « Je sais que M. de Meaux a beaucoup parlé de ma Vie et qu'il a dit que sans elle on ne me pouvait condamner. Il a dit qu'on y verrait un orgueil de diable, et c'est pour cela qu'on la veut faire voir. J'ai écrit par obéissance, sans retour et sans réflexion, ce qui m'était donné alors. Voyez avec M. de Meaux pour la Vie. Faites-lui peser la différence d'une confiance entière prise en lui ou d'un examen public, puis faites ce qu'il voudra, car pour moi je n'ai rien à perdre. Je voudrais qu'on effaçât tous les noms et qu'on ôtât le dernier cahier qui regarde B. (Fénelon). Je crois cela juste
(1) Mss. 7233, p. 93.
(2) Vie, IIIe p., ch. XVII, § I.
et nécessaire » (1). Elle y insistait dans une autre lettre écrite le même jour : « Je vous prie, si M. de Meaux veut qu'on donne la Vie, qu'on efface tous les noms, car je ne veux pas blesser la charité. De plus, il y a un cahier qui regarde B. (Fénelon) qui ne doit point être vu. Cependant, je soumets tout. Si l'on me donne le temps d'écrire, j'expliquerai tout » (2). Le ler septembre, elle revient sur ce sujet qui lui tient à coeur : « Je ne puis m'empêcher de vous dire que M. de Meaux ne cherche point du tout à éclaircir, mais à trouver des moyens de condamner, et c'est pour cela qu'il veut faire voir la Vie. ... Tout ce que je vous demande, au nom de Dieu, est qu'on ôte les cinq feuillets dont vous me parlez (3), et c'est ce que je voulais dire. Pour tout le reste, il faut le laisser, mais pour cela, au nom de Dieu, qu'il n'aille point dans leurs mains, quelque chose que dise M. de Meaux là-dessus. ... Il est bon, s'il vous plaît, que vous le fassiez souvenir que c'est sous le sceau de la confession qu'on le lui a donné. Il l'a montré et en a fait bien des railleries » (4). Un peu plus tard, elle se préoccupera également de faire sup-
(1) Mss. 7233, p. 89.
(2) Mss. 7233, p. 90.
(3) Ceux qui parlent de sa rencontre avec Fénelon. Ils ont été effectivement arrachés au manuscrit et se trouvent à la bibliothèque de Saint-Sulpice. M. Masson les a publiés dans Fénelon et Mme Guyon, p. 3-12. [repris dans l’éd. Champion de la Vie].
(4) Mss. 7233, p. 94.
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primer un passage mentionnant les cinq voeux qu'elle avait faits après son veuvage : chasteté, pauvreté, obéissance aux indications de la Providence, attachement inviolable à l'Eglise, culte particulier de l'enfance de Jésus (1). Cependant, Bossuet persista impitoyablement dans ses indiscrètes exigences : « Il insista si fort là-dessus, écrit Mme Guyon, quoique cela n'eut rien de commun avec l'examen dont il s'agissait, que je me vis obligée d'en passer par où il voulut ». Pendant le mois d'octobre, le manuscrit, privé des pages concernant Fénelon, fut remis à M. Tronson, qui note, le 25 octobre : « J'ai lu la Vie de Mme Guyon, composée par elle-même, et bien écrite » (2). Le 27, prise d'une ultime répugnance, elle écrivait à Chevreuse : « Je vous prie derechef de ne pas donner la Vie à M. de Châlons. Il sera mieux, je crois, de la retirer de M. Tronson et de le prier de la brûler » (3). En fait, elle céda même sur ce dernier point, et les lettres suivantes montrent que Noailles en eut lui aussi communication. Il est possible d'ailleurs que cette lecture n'ait pas eu sur les commissaires un effet aussi décisif que l'avait escompté Bossuet.
(1) Lettre du 10 septembre 1694. Mss. 7233, p. 96. Ce passage ne se retrouve pas dans le texte imprimé.82
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 465.
(3) Mss. 7233, p. 113.
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Lors des conférences tenues en août-septembre 1694, une des principales questions soulevées fut celle du sacrifice conditionnel du salut. Vers le 25 août, Bossuet avait affirmé ses positions sur ce point d'une manière particulièrement nette et incompréhensive : « Il écrivit, raconte Mme Guyon, à l'ami dont je viens de parler (Chevreuse) une grande lettre (1) pour lui prouver que, selon mon principe, le sacrifice de l'éternité était un consentement réel à la haine de Dieu, et d'autres choses de cette nature sur les épreuves ; j'en ai encore les entrailles toutes émues lorsque j'y pense » (2). Dès le 26 août, Mme Guyon répondait à l'objection dans une lettre au duc de Chevreuse : « Ce qu'on appelle consentir à la perte de son éternité, c'est lorsque l'âme, dans cet état d'épreuve, la croit certaine. Alors, sans nulle vue que de son propre malheur et de sa propre douleur, elle fait le sacrifice entier de sa perte éternelle, pensant même que son Dieu n'en sera ni moins saint, ni moins glorieux, ni moins heureux. Oh! si l'on pouvait comprendrepar quel excès d'amour de Dieu et de haine de soi-même cela se fait, et combien l'on est éloignée d'avoir ces pensées en détail! Mais comment serais-je ni entendue ni crue ? Hélas ! Combien de fois en cet état ai-je demandé à mon Dieu l'enfer
(1) Elle est malheureusement perdue.
(2) Vie, IIIe p., ch. XVII, § 3.
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par grâce pour ne le point offenser! » (1) Le lendemain, elle précise sa pensée : « Dès le commencement de la voie de foi, l'âme porte cette disposition foncière, que si sa perte éternelle causait un instant de gloire à son Dieu, elle préférerait sa damnation et son salut, et cela envisagé du côté de la gloire de Dieu » (2). Ici, Mme Guyon s'appuie vraisemblablement sur un passage de saint François de Sales auquel Fénelon aura plus d'une fois recours : « Si par imagination de chose impossible (le coeur indifférent) savait que sa damnation fut un peu plus agréable à Dieu que sa salvation, il quitterait sa salvation et courrait à sa damnation »(3).
On discerne aisément, à travers toute sa correspondance, combien Mme Guyon était soucieuse de ne point compromettre Fénelon et de lui laisser toute sa liberté de mouvement pour la défense des idées qui leur étaient chères. C'était assurément d'un commun accord et pour des nécessités tactiques qu'ils paraissaient officiellement s'ignorer. En réalité, les lettres de Mme Guyon au duc de Chevreuse montrent qu'elle le consultait sur tout et n'agissait qu'en accord avec lui; il lui arrivait
(1) Mss. 7233, p. 90. Lettre partiellement insérée dans Vie,
IIIe p., ch. XVII, § 3 et suiv.
(2) Mss. 7233, P. 91. Inséré dans Vie loc. Cit., § 4.
(3) Traité de l'amour de Dieu, L. IX, ch. IV. Cf. Gnostique, p. 263.
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même à l'occasion de lui faire tenir un court billet par cet intermédiaire sûr. Elle ne pouvait s'empêcher de craindre pour lui : « J'avais averti M. l'abbé de Fénelon longtemps auparavant du changement de Mme de Maintenon à son égard, et de celui des personnes qui lui témoignaient le plus de confiance, sans qu'il m'eût voulu croire » (1). Mais évidemment, à la fin de l'été 1694, Fénelon ne s'y trompait plus. Aussi, le 1er septembre, Mme Guyon pouvait écrire à Chevreuse : « Cela l'a détaché d'un obstacle qu'il ne voyait pas comme tel : M. de Meaux83. Je l'aime plus que jamais, quoique l'on me dise qu'il ne m'aime point » (2). Cette dernière phrase est certainement ironique, car Mme Guyon n'a jamais douté sérieusement de l'attachement de Fénelon.
Ce dernier continuait à travailler activement, de son côté, à la défense du mysticisme et, en ces mois de l'été et de l'automne 1694, fit preuve d'une incroyable activité. Après avoir fourni à Bossuet des recueils de texte et le mémoire sur l'état passif, il entreprit la rédaction d'un ouvrage plus développé, Le Gnostique de saint Clément d'Alexandrie (3); très vraisemblablement, il y em-
(1) Vie, IIIe p., ch. XVI, § I.
(2) Mss. 7233, p. 94.
(3) Dès le XVIIIe siècle, le Gnostique avait été signalé
comme oeuvre de Fénelon par Leroy, l'éditeur de Bossuet. Par une inadvertance assez étrange, Gosselin, qui en avaitle manuscrit entre les mains, ne l'a pas publié parmi les oeuvres de Fénelon. Nous avons noté plus haut qu'il fut publié par le P. Dudon en 1930.
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ploya le mois de septembre et le termina dans les premiers jours d'octobre (1). C'est un ouvrage du plus haut intérêt84. Avec un flair très sûr, Fénelon a vu que, de toute la patristique, c'est en Clément d'Alexandrie qu'il pouvait trouver, au moins apparemment, le précédent le plus net des théories guyoniennes. En fait, il commet un inconscient contresens ; celui d'interpréter un Alexandrin du IIe siècle dans les perspectives d'un mysticisme psychologique qui ne commence guère qu'au XIVe siècle (2); d'où sa tendance à voir des descriptions empiriques en des passages où Clément ne fait que définir ontologiquement l'état du chrétien gnostique. A cette réserve près, il est certain qu'on peut malgré tout considérer Clément d'Alexandrie comme l'un des premiers grands théoriciens de la mystique chrétienne, car, en dépit de la différence des optiques, ses analyses atteignent et englobent les états décrits par des auteurs plus récents. En bien des détails, le commentaire de
(1) Mme Guyon commence à en réclamer la communication vers le 25 octobre. A cette date, Bossuet en a certainement une copie entre les mains.
(2) Sur les problèmes que pose Clément lui-même, l'introduction du P. Dudon est insuffisante. Il faut recourir à Th. Camelot, Foi et gnose. Introduction à l'étude de la connaissance mystique chez Clément d'Alexandrie, Paris, 1945, —qui, sur bien des points, donne raison à Fénelon.
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Fénelon se révèle fin et pénétrant. Il a utilisé l'édition gréco-latine des oeuvres de Clément parue en 1629 à Paris, in-folio (1); tout en gardant sous les yeux la version latine, il a généralement retraduit sur le grec les textes qu'il utilise.
L'idée fondamentale de Fénelon, c'est que le gnostique de Clément s'identifie au mystique des théoriciens modernes : « Ce gnostique, distingué du juste, parait déjà avoir une grande conformité avec l'homme spirituel de saint Paul; avec l'homme à qui, selon saint Jean, l'onction seule enseigne toutes choses ; avec le contemplatif déiforme de saint Denys ; avec les solitaires de Cassien, qui étaient dans l'oraison continuelle et l'immobilité de l'âme; avec ces hommes sublimes dont saint Augustin dit qu'ils sont instruits de Dieu seul; avec l'âme passive et transformée du bienheureux Jean de la Croix, avec le contemplatif de saint François de Sales, qui est toujours dans la sainte indifférence. Chacun donne des noms différents, mais le fond de la chose est le même, dans les anciens et dans les modernes » (2).
Fénelon, en effet, assimile la gnose à la contemplation non-discursive et non-conceptuelle décrite
(1) Elle avait été rééditée en 1641, mais la pagination du manuscrit, conservé à la bibliothèque de Saint-Sulpice, renvoie à l'édition de 1629.
(2) Gnostique, p. 165. Ce passage a été vivement attaqué par Bossuet au début de la Tradition des nouveaux mystiques.
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par les mystiques : « Voilà donc une contemplation qui exclut toutes variétés d'actes, de dispositions et d'objets, hors ce qui est incompréhensible en Dieu; excluant tout ce qui est intelligible, même dans les choses incorporelles. C'est sans doute la contemplation négative, le rayon ténébreux et l'inconnu de Dieu dont parle saint Denys; c'est sans doute cette nuit de la foi dont parle le bienheureux Jean de la Croix, où l'âme, outrepassant tout ce qui peut être compris, atteint jusqu'à Dieu même, au-dessus de tout savoir » (1). Il y verra un « état fixe de contemplation » qui, conformément à son principe, s'identifie à la charité parfaitement désintéressée : « C'est cet amour pur qui prie et qui contemple sans cesse le bien-aimé. C'est cette contemplation ou regard amoureux dont parlent tous les mystiques, qui ne consiste pas dans le travail des puissances de l'âme, mais dans l'union habituelle de l'âme avec Dieu » (2). Fénelon prend d'ailleurs grand soin de noter que cette union habituelle, loin d'être « une espèce d'extase, qui empêche les occupations communes de la vie », constitue « une contemplation d'état permanent et fixe que nulle occupation intérieure n'interrompt, qui est du coeur et non pas de l'esprit, de l'amour et non pas du raisonnement » (3).
(1) Gnostique, p. 185.
(2) Ibid., p. 186.
(3) Ibid., p. 187.
Il ajoute, en une formule qui rappelle un peu Malebranche : « Tout ce qui est raisonnable et innocent, tout ce qui n'est point contraire à la raison souveraine, qui est le Verbe, loin d'interrompre cette oraison, en est l'exercice et le fruit » (1).
Dans l'état du gnostique, Fénelon retrouve cette « déiformité » chère à l'école mystique française depuis Canfeld : « Dieu cherche tellement à se communiquer à l'âme et à n'être qu'un même esprit avec elle, qu'il la rend déiforme dès le moment qu'elle est purifiée. La voie de la pure foi et de la mort entière à tout amour-propre est celle qui nous communique sans danger d'illusion cette sagesse et cette puissance qui divinisent l'âme ». A ce niveau, les désirs et les demandes disparaissent : « Je m'imagine entendre le bienheureux Jean de la Croix qui dit que, l'âme étant déifiée, l'épouse et l'époux ne font plus qu'un même esprit, selon la loi des noces spirituelles ; que l'épouse, désappropriée d'elle-même, forme alors des désirs sans mêler aucune propriété dans ces désirs qu'elle reçoit de Dieu » (3). Ce qui permet à Fénelon de conclure : « Vous voyez que son repos même en Dieu est pour lui une demande éminente de tout ce qu'il ne demande point par des actes formels » (3). Il en va de même pour
(1) Ibid.
(2) Ibid., p. 210.
(3) Ibid., p. 211.
244
les pratiques distinctes des vertus : « Il n'y a plus de pratiques des vertus méthodiques à suivre, pour ce gnostique suffisamment instruit et purifié; il ne lui reste plus qu'à demeurer uni à Dieu dans le repos inaltérable d'une perpétuelle contemplation » (1). C'est donc un véritable « état passif »qui ne laisse au gnostique « aucune volonté propreni aucun choix » (2), et qui comporte une « exclusion formelle et absolue de toute crainte des peines et de toute espérance des récompenses » (3). Toute cette systématisation est bien caractérisque de Fénelon; nulle part Mme Guyon n'y est nommée. Pourtant ses idées et même sa personne y sont partout présentes. Aussi est-ce sans étonnement qu'on voit attribuer au gnostique le don de prophétie et l'état apostolique, que Bossuet reprochait si amèrement à l'inspiratrice de Fénelon. Le point le plus scabreux des idées avancées ici par Fénelon, c'est l'affirmation que la gnose constitue une « tradition secrète » remontant jusqu'à l'époque apostolique (4), qui se prolonge à travers les âges dans l'enseignement des mystiques, et sur laquelle,
(1) Ibid., p. 203.
(z) Ibid., p. 196.
(3) Ibid., p. 179.
(4) Ibid., p. 165. Le P. Camelot, op. cit., p. 91 et suiv., qualifie assez sévèrement l'ésotérisme de Clément sur ce point. Mais, dans un cours encore inédit, le P. Bouyer se montre plus indulgent et n'y voit guère qu'une concession à un « langage amphigourique à la mode. » 85.
au temps de Clément, il existait une véritable discipline de l'arcane; sur ce point encore, Fénelon se fait l'interprète des vues de Mme Guyon et même du P. La Combe (1). On comprend aisément que Mme Guyon ait considéré le Gnostique comme une des meilleures défenses du mysticisme qui aient été écrites. Elle manifesta dès l'abord une impatience d'enfant d'en avoir communication. Le 27 octobre, elle écrit à Chevreuse : « Je ne verrai donc pas le saint Clément : cela me consolerait trop; il faut que je reste souffre-douleur de l'ordre » (2). Elle revient à la charge le lendemain : « Je voudrais bien voir saint Clément, si l'on me le voulait permettre. Je ne le garderais point du tout et je le rendrais bien promptement » (3). Elle eut satisfaction peu après et fut si contente de l'ouvrage qu'elle en fit parvenir plus tard une copie au P. La Combe qui languissait dans la forteresse de Lourdes; il lui répondit le 12 mai 1695 par un vif éloge du travail de Fénelon, qu'il regarde comme « singulièrement inspiré » (4).
A peu près en même temps que le Gnostique (5),
(1) Cf. Gnostique, p. 129.
(2) Mss. 7233, p. 223. Il s'agit de l'ordre des Michelins, cf. plus bas.
(3) Ibid., p. 114.
(4) F., T. IX, p. 63.
(5) Cassien est mentionné dans la Tradition de Bossuet. Il est vraisemblable que c'est d'après le mémoire de Fénelon. B., T. XIX, p. 207 et sv.
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Fénelon écrivit un court mémoire, De l'autorité de Cassien, qui n'est rien de plus qu'une analyse commentée des conférences IX et X (1). Fénelon retrouve dans Cassien ce qu'il a trouvé déjà dans Clément d'Alexandrie, c'est-à-dire l'oraison passive et non discursive des mystiques : « Cette oraison encore plus sublime, qu'il nomme très pure et incorruptible, est la contemplation fixe de Dieu seul dans sa substance incorporelle et incompréhensible, sans images, sans espèces, sans aucune mémoire d'aucune parole ni d'aucune action, par conséquent sans aucune trace ni des mystères, ni des préceptes évangéliques, même sans aucune distinction discursive, et l'âme doit être indécli-nablement fixe dans ce regard de pure foi; la perfection de cette oraison est de ne s'apercevoir plus ni de ce que l'on fait, ni même si l'on prie, les efforts les plus pieux distrairaient et rabaisseraient l'âme en cet état » (2). Ici, d'ailleurs, Fénelon s'adresse mieux, car sans aucune doute Cassien annonce déjà, à bien des égards, les mystiques modernes. Dans ces premiers écrits, qui n'étaient point destinés à la publication, Fénelon exprime sa pensée avec une netteté et une liberté que nous verrons s'atténuer par la suite.
(1) L'écrit de Fénelon a été publié en 1720 par Poiret, en appendice aux Justifications de Mme Guyon. Je cite d'après l'édition de 1790, T. III, p. 329 et suiv.
(2) P. 367.
Bossuet revint donc à Meaux peu avant le 10 septembre (1) et les conférences s'interrompirent une fois encore. Quelques jours plus tard, il fit un voyage à Châlons, où il semble avoir séjourné approximativement du 15 au z 5 septembre (2). Nous ne savons point les raisons exactes qui l'appelaient auprès de Noailles, mais il est fort probable que les affaires d'Issy n'y étaient pas étrangères. Pendant ce temps, Mme Guyon continuait à préparer sa défense : « J'entrepris, écrit-elle, de rassembler quantité de passages d'auteurs mystiques et autorisés, qui faisaient voir la conformité de mes écrits et des expressions dont je m'étais servie avec celle de ces saints auteurs. C'était un ouvrage immense » (3). Dès le 29 août, elle écrivait à Chevreuse : « Il faut me donner le temps d'achever mes Justifications, car elles me paraissent sans réplique; il me faut encore plus d'un mois pour que je les puisse écrire » (4). Elle y revient dans presque toutes les lettres suivantes et, le 25 septembre, parle d'y joindre des cahiers qui justifieraient ses moeurs (5). Dans son auto-
(1) U. L., T. VI, p. 400.
(2) Ibid., p. 409-410.
(3) Vie, Ille p., ch. XVI, § 7.
(4) Mss. 7233, P. 94.
(5) Ibid., p. 101.
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biographie, elle précise que cet ouvrage « fut composé en cinquante jours de temps », et ne parle d'aucune collaboration; chose remarquable, sa correspondance avec Chevreuse ne mentionne aucune aide venue de Fénelon86. Cependant, dès l'époque des conférences d'Issy, les commissaires semblent avoir pensé que l'abbé lui avait fourni des indications, ce qui permet à Phelipeaux d'écrire : « On voyait bien que ses amis travaillaientpour elle, une femme n'étant pas capable d'entrer elle-même dans une telle recherche »(1). En fait, il ne serait pas impossible qu'elle ait eu parfois communication des recueils préparés par Fénelon87.
Il faut remarquer cependant que pour les auteurs anciens elle utilise généralement les recueils rassemblés pour la défense de saint Jean de la Croix par les Carmes Jacques de Jésus et Nicolas de Jésus Maria, que le P. Cyprien de la Nativité avait joints à sa traduction du mystique espagnol.
En revanche, elle semble avoir poussé plus loin que Fénelon ses investigations dans les auteurs modernes. Elle en cite plusieurs que Fénelon a laissés en dehors du débat, en particulier les lettres de M. Olier, Benoît de Canfeld, Jean de Saint-Sanson, Louis Epiphane abbé d'Etival, Marie de l’Incarnation. Les Justifications furent terminées
dans les premiers jours d'octobre et envoyées
(1) Relation, T. I, p. 125.
249
immédiatement à Bossuet, accompagnées d'une lettre de Mme Guyon, datée du 3 octobre (1), qui renouvelait ses assurances de soumission. Dès le ler octobre, d'ailleurs, elle écrivait à Chevreuse : « J'ai bien de l'obligation à M. de Meaux de vouloir bien prêter l'oreille à la justification des écrits, mais que je serais contente s'il voulait ouvrir celle du coeur, et que je serais sûre du gain de l'oraison! » (2) Bossuet lui répondit le 5 octobre par des protestations d'impartialité : « Je tâche sur toutes choses de ne point apporter mon propre esprit dans cette affaire. Je ne sais par où vous croyez qu'on m'a prévenu contre vous. Rien ne me fait impression sur cette matière que ce que je lis dans les livres, et tout le reste est à mon égard comme s'il n'était pas. Ainsi mes difficultés ne naissent pas du dehors, mais du fond » (3). Très vraisemblablement, Mme Guyon fit parvenir aux examinateurs d'Issy, à peu près vers le même temps, un nouvel acte de soumission (4), dont un exemplaire était joint aux Justifications. Le travail de Mme Guyon comportait « quinze ou seize gros cahiers » (5). D'après Mme Guyon, « M. de Meaux ne voulut jamais ni lire ni laisser voir aux
(1) U. L., T. VI, p. 412.
(2) U. L., T. VI, p. 564.
(3) U. L., T. VI, p. 415. F. T. IX, p. 3o.
(4) F., T. IX, p. 3o.
(5) BOSSUET, Relation, S. III, § I. B., T. XX, p. 102.
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autres ces Justifications » (1)88. Cependant, l'état actuel du manuscrit remis à Bossuet (2) témoigne, par ses annotations, d'une lecture attentive qui, il est vrai, est peut-être postérieure aux entretiens d'Issy, puisque Bossuet conserva par devers lui les cahiers de Mme Guyon (3).
Cependant, une nouvelle intervention allait modifier le cours des événements : celle de Harlay de Champvallon. En dépit des précautions prises, le vieil archevêque avait fini par avoir vent des rencontres d'Issy, et il avait été fort irrité par ces conciliabules de prélats, qui se tenaient à son insu dans son propre diocèse. Mme Guyon accuse Bossuet lui-même d'avoir manqué de discrétion sur ce point (4), mais, de toutes manières, trop de personnes étaient au courant pour que quelque chose n'en transpirât point. D'après Phelipeaux (5), Harlay aurait été informé par le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, Louis Marcel, lequel était d'ailleurs en relations suivies avec Bossuet. Naturellement, Harlay chercha sans plus tarder à faire pièce à Bossuet et à Noailles, qu'il n'aimait ni l'un ni l'autre (8). Sa première idée fut, semble-t-il,
(1) Vie, IIIe p., ch. XVI, § 7.
(2) B. N., Mss., f. fr. 25092-94.
(3) Dans la Relation, loc. cit., il note qu'il les a toujours entre les mains.
(4) Vie, IIIe p., ch. XVI, § 4.
(6) Relation, T. I, p. 125.
(6) Ibid., p. 126.
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de soustraire Mme Guyon à leur jugement par une justification publique en bonne forme. Dans les derniers jours de septembre probablement, prenant prétexte des mémoires qu'il avait reçus contre Mme Guyon, il la convoqua : « Il fit dire à une dame de mes amies, écrit Mme Guyon, que je le vinsse voir et qu'il me tirerait de toutes mes peines » (1). Et elle ajoute : « Il m'aurait pleinement justifiée, ainsi que je l'appris de bonne part depuis ce temps-là ». Malheureusement, les amis de Mme Guyon craignirent qu'il n'y eût là une manoeuvre de l'archevêque pour tirer de la pauvre femme diverses informations compromettantes. Sur leur conseil et contrairement à son sentiment personnel, elle fit traîner les choses en longueur et ne répondit point. Un peu plus tard, Fénelon changea d'avis et lui conseilla de se rendre à la convocation, mais déjà il était trop tard. Le 24 octobre, elle écrira à Chevreuse : « Il me roula au coeur lorsque m. b. S. B. (Fénelon) me manda de voir M. l'archevêque et de me soumettre à lui, qu'il n'en serait plus temps et que j'avais manqué l'occasion » (2). De fait, l'archevêque venait de changer la position de ses batteries : comprenant que la condamnation de Mme Guyon était inévitable, il était bien décidé à devancer le verdict
(1) Vie, loc. cit.
(2) Mss. 7233, p. 109.
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d'Issy. Il se hâta donc de préparer une censure. On mit en oeuvre Nicole, qui déjà, sans doute, sur l'invitation de Bossuet, travaillait à sa Réfutation des quiétistes (1) : «M. de Paris lui fit dresser le canevas », note le vicaire général de Harlay, Louis Legendre (2). Si l'on en croit Phelipeaux, ce fut Pirot qui en assura la rédaction (3). Le document est daté du 16 octobre 1694; il condamnait l' Analisis du P. La Combe et, sans nommer Mme Guyon, le Moyen court et le Commentaire du Cantique des Cantiques (4). On lui reprochait de « rendre ridiculement la contemplation commune à tout le monde », d'affirmer « l'extinction de la liberté dans le contemplatif », de mépriser l'examen de conscience et les mortifications extérieures, d'exalter sous le « nom spécieux d'abandon » une certaine « léthargie spirituelle », qui n'est « qu'un désintéressement mal entendu et une fausse abnégation de soi-même », de donner à l'âme « l'assurance imaginaire qu'on possède Dieu dès cette vie en lui-même et sans aucun milieu ». Comme on le voit, aucune de ces objections n'est bien nouvelle. Cette censure fut publiée le dimanche 24 octobre et, au témoignage de M. Tronson,
(1) GOUJET, Vie de M. Nicole, T. II, p. 205.
(2) L. LEGENDRE, Mémoires, Ed. Roux, Paris, 1863, p. 196.
(3) Relation, T. I, p. 125.
(4) L'ordonnance de Harlay est reproduite en tête de la Réfutation de Nicole et à la fin de la 2e édition de l'Instruction pastorale de Bossuet.
« lue dans toutes les communautés tant religieuses que séculières » (1).
En cette même période, Mme Guyon connaissait une exaltation spirituelle particulièrement intense. Le 19 octobre, elle écrit au duc de Chevreuse qu'elle vient de conclure une nouvelle alliance avec saint Michel, l'archange du pur amour (2). Un peu plus tard, dans une lettre à l'abbé de Charost (3), elle institue « l'ordre des enfants de l'Enfant-Jésus », répartis en deux catégories : « Ceux qui le veulent porter sont appelés les Christofflets, mais ceux qui sont si petits qu'ils ne peuvent marcher et que porte mon maître sont appelés les petits Michelins ». Naturellement, elle convie tous ses amis à devenir Michelins par la pratique du parfait abandon : « Le propre caractère des Michelins sera le pur amour, là perte de tout intérêt propre et de la propre réflexion ». Et elle ajoute : « Les Michelins seront sous la main de mon maître comme une girouette agitée du vent et comme un guenillon dans la gueule d'un chien » (4)89. On aurait tort de se scandaliser de cet enfantillage bien innocent et dont l'apparente
(1) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 364.
(2) Mss. 7233, p. 108.
(3) Ibid., p. 134. Un fragment en a été publié par Duthoit
dans son édition des Opuscules spirituels de Mme Guyon
(1790), T. II, p. 535 et suiv.
(4) Duthoit remarque fort justement que cette comparaison est empruntée à Suso.
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puérilité recouvre une spiritualité exigeante et austère. Dans la même lettre, elle distribue les charges de la confrérie à tout le petit groupe : naturellement, Fénelon est général ; pour elle-même, elle ne garde d'autre fonction que celle de souffre-douleur. Un peu plus tard, elle rédigera le Catéchisme des Michelins (1), où les notions de base de la foi et de la piété chrétiennes sont interprétées sur le plan de la spiritualité d'abandon, étant admis, bien entendu, que cette transposition n'ôte rien aux notions communes. Ces quelques pages, conformément à leur titre, sont disposées par demandes et réponses. Le « Petit Maître », — c'est le nom qui y est partout donné à l'Enfant-Jésus, — est défini comme « l'Ancien des jours et un petit enfant, la sagesse éternelle et le Dieu d'amour ». La vraie sagesse, c'est « d'être sans pensée, sans idée, sans réflexion, sans raisonnement, sans esprit, afin que le Petit Maître soit notre raison, notre esprit et notre unique lumière ». Ainsi, « on devient cadavre, poussière, néant »; ce néant, c'est un « vide immense où le seul habite; c'est ce néant d'amour qui ne fait non plus de résistance à l'action du Petit Maître que le néant
(1) Bibliothèque de Saint-Sulpice, mss. 7133. Pièce signalée avec quelques citations par le P. Dudon, Gnostique, p. 104-105. — Ce texte n'est connu que par une copie, mais le contenu rend l'attribution à Mme Guyon tout à fait certaine. Rien en revanche ne permet d'en préciser la date.
d'être avant la création ». L' « Eglise du Petit-Maître », c'est « la communion de toutes les âmes qui l'adorent en esprit et en vérité » (1); le culte qu'on y célèbre, c'est « la foi et l'amour : l'un vide l'esprit, l'autre vide le coeur et tous les deux ensemble font de notre être un sacrifice perpétuel ». Dans cette Eglise, le chant est silence; l'autel, « un coeur vide » et la prière « un fiat éternel ». Les vertus théologales subissent une transposition analogue. La charité, c'est naturellement le pur amour. La foi : « Croire sans voir, s'abandonner sans assurance, courir dans l'incertitude, s'appuyer uniquement sur l'invisible, outrepasser sans cesse tout ce qui est goûté, distinct, aperçu, pour suivre le Petit Maître dans la nudité, les ténèbres, le désert ». L'espérance : « C'est vivre dans l'attente de notre destruction, espérer que la justice divine se satisfera en nous et qu'elle reprendra tous ses droits sur nous ». On peut se demander alors si l'on n'espère point la béatitude : « Oui, sans doute, mais la béatitude d'un Michelin est d'être rendu conforme au Petit Maître dans le jardin et sur la croix, en devenant une parfaite holocauste ». En de telles perspectives, le péché mortel,
(1) Bien qu'il n'y ait pas là une définition de l'Eglise à proprement parler, une telle formule est importante, car elle peut expliquer partiellement les rapports de Mme Guyon avec les milieux protestants. Cf. J. ORCIBAL, Une controverse sur l'Eglise d'après une correspondance inédite entre Fénelon et Pierre Poiret, dans XVIIe siècle, n° 29, octobre 1955.
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c'est « la propriété dans toutes ses formes », et l'hérésie, « c'est de nier le pur amour, croire qu'il suffit d'aimer le Petit Maître pour le bonheur et par rapport à nous ». Mme Guyon s'y présente elle-même comme la « vicaire », la « petite fille du Petit-Maître », le « successeur de saint Jean, l'apôtre de l'amour », ayant pour siège apostolique le Calvaire et pour revenus, « les douleurs, les maladies, les croix et les calomnies ». Malgré tout, « son coeur est le centre d'unité pour les Michelins ».
En dépit de cette exaltation, elle réagit violemment à la censure de l'archevêque. Elle en connut l'existence le 24 octobre, et sans retard écrivit à Chevreuse une lettre très émue où d'ailleurs elle mettait Bossuet en cause d'une manière certainement injuste : « Je savais bien que M. de Meaux ne reculait pas pour des prunes ! Et facti sunt amici... (1) car je le savais bien sûrement. Voudront-ils après cela achever l'examen ? J'en doute ». Et elle ajoute : « Ne doutez pas que la lettre de cachet ne suive après cela, mais que m'importe ? Un pourpoint de murailles ou un justaucorps de sapin, tout m'est bon puisque je suis le guenillon de mon cher Maître, et que mon seul but est d'être guenillon parfait » (2). Quelques heures plus tard, elle lui écrit derechef. Cette fois-ci, elle songe
(1) Allusion à Hérode et Pilate rendus amis par le procès
du Christ, Luc, XXVII, 12.
(2) Mss. 7233, p. 109.
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à laisser tomber les examens d'Issy et à disparaître pour jamais : « Consultez mon oracle après le Petit Maître : c'est S. B. (Fénelon). Car, ôté M. Tronson, il y a peu à attendre du reste, surtout de M. de Meaux, qui ne cherche qu'à condamner, quoiqu'il dise qu'il recherche la vérité » (1). Le lendemain, elle a entre les mains le texte de la condamnation, et elle accuse plus nettement encore Bossuet : « Je viens de voir le mandement de M. l'archevêque. Quoiqu'il y ait tout le tour malin et toute la finesse qu'il peut avoir, je n'en ai nulle peine, non plus que des choses qu'on y impute, qui ne sont point dans les livres. J'y ai remarqué clairement certains tours et certaines expressions de M. de Meaux qui m'ont confirmée dans ce que je croyais déjà, et encore certaines choses qui m'ont été confiées sous le secret, qui font voir clairement que M. de Meaux a été d'intelligence, et c'est pourquoi il a empêché M. de Châlons de venir » (2). Rien cependant ne prouve cette complicité de Bossuet, qui demeure en fait bien improbable.
Dans les jours qui suivirent, l'émotion de Mme Guyon s'apaisa peu à peu. Le 26, elle écrit à Chevreuse : « Puisque, comme je le viens d'apprendre, Mgr l'archevêque a condamné mes livres et que je me soumets de tout mon coeur à cette
(1) Ibid., p. 110.
(2) Ibid., p. 112.
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censure, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de faire d'autre examen. Je m'imagine même que ce serait commettre ces saints prélats » (1). D'autre part, il lui semblait nécessaire d'envoyer à Harlay un document écrit témoignant de sa soumission, et ses amis pensaient comme elle sur ce point. Le 29, elle demande par l'entremise de Chevreuse que Fénelon lui rédige un projet (2). Un brouillon lui fut communiqué le 3 novembre, fruit d'une collaboration entre Fénelon et Chevreuse (3). Le texte qui y était joint, après une protestation de soumission, reprenait chacun des griefs formulés dans la censure et y opposait divers passages contraires des livres condamnés (4). Le 4, elle renvoya à Chevreuse un projet pour la formule de soumission, en annonçant qu'elle ne changerait rien au brouillon pour la partie apologétique (6) : « Avant de continuer, il faut que N. G. (5) (Fénelon) voie s'il le trouve bien, car je n'y ajouterai sûrement rien du mien, ne le pouvant. Voyez donc, mon bon tuteur (7), si vous n'avez rien de nouveau
(1) F., T. IX, p. 31.
(2) Mss. 7233, p. 119.
(3) F., T. IX, p. 32.
(4) Ibid., p. 33.
(5) F., T. IX, p. 36.
(6) Ces initiales signifient « Notre Général ». C'est naturellement une allusion aux Michelins.
(7) C'est le nom qu'elle, et aussi Fénelon, donnent
souvent au duc de Chevreuse.
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à y mettre, et puis je le transcrirai tout à fait ». Vraisemblablement, la lettre de soumission fut envoyée peu après à Harlay de Champvallon, mais le texte authentique n'en est pas connu.
Nous sommes moins bien renseignés sur les réactions de Fénelon. D'après Phelipeaux, qui prétend rapporter ici des propos entendus par lui, Fénelon et ses amis auraient mal pris l'intervention de l'archevêque : « Ils se déchaînèrent assez publiquement contre sa personne, exagérant son ignorance dans les matières de spiritualité » (1). Quant à Mme de Maintenon, elle paraît avoir été très réellement déconcertée par ce nouveau tour de son vieil ennemi. Le 7 novembre, elle répondait à une lettre de Noailles qui lui parlait de la censure : « Je crois comme vous que notre secret a été découvert et que c'est ce qui a déterminé M. l'archevêque à ce que je vis arriver à Fontainebleau (2), avec beaucoup d'étonnement et de chagrin, prévoyant bien que les choses ne pourraient se conduire comme nous les avions projetées. Je n'ai rien à dire, puisque vous croyez qu'il n'y a plus rien à faire. Dieu veuille achever ce que vous aviez commencé et éclairer les personnes que nous avions cru prévenues » (3). Comme on le voit par
(1) Relation, T. I, p. 126.
(2) Mme de Maintenon avait appris la nouvelle à Fontainebleau, où la Cour passait le mois d'octobre.
(3) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 340.
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cette lettre, Noailles songeait, pour sa part, à abandonner les entretiens d'Issy.
Ce fut Bossuet qui sauva la situation par une habile manoeuvre. Il y fut aidé, il est vrai, par une maladresse de Harlay lui-même. Lorsqu'au début de novembre la Cour fut revenue de Fontainebleau à Versailles, le vieil archevêque vint trouver le roi et se plaignit des « conventicules » que M. de Meaux et M. de Châlons tenaient dans son propre diocèse. Le roi le reçut assez fraîchement et lui fit comprendre qu'il était au courant. Prévenu immédiatement par Mme de Maintenon, Bossuet revint à Paris vers le 10 novembre et fit sans plus tarder une visite à l'archevêque : « Il alla le féliciter sur sa censure et lui déclara ce qui avait donné occasion aux assemblées d'Issy, et les ordres que le roi en avait donnés, l'assurant qu'on ne ferait rien que de conforme à la censure. L'archevêque demeura satisfait en apparence de cette marque de confiance » (1). Désormais les entretiens d'Issy pouvaient reprendre. Il est vrai que le résultat en était plus que jamais acquis d'avance.
Bossuet avait de son côté entrepris de répondre aux mémoires de Fénelon par un ouvrage suivi. Dans cette intention, il s'était mis à rédiger la Tradition des nouveaux mystiques, qui se présentait
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 126.
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comme une réfutation du Gnostique de Fénelon (1). Dans l'entourage de Mme Guyon, on n'ignorait d'ailleurs point cette entreprise. Le 3 novembre, elle écrivait à Chevreuse : « Il y a déjà du temps que j'ai au coeur que M. de Meaux écrit contre. Ainsi, toutes les lectures ne serviront qu'à lui donner matière pour combattre » (2). Elle fournit des informations plus précises le 15 : « Vous verrez par cette lettre que M. de Meaux écrit contre l'intérieur. Je ne comprends pas la modération de Mme de Maintenon, car je sais que M. Boileau est bien plus animé que jamais et qu'il jette feu et flammes. Mme de Maintenon sait peut être que M. de Meaux a écrit et croit que cela suffit pour vous gagner tous » (3).
La Tradition des nouveaux mystiques témoigne bien de l'opposition radicale qui existe entre les perspectives de Bossuet et celles de Fénelon. L'évêque de Meaux y reprend en effet point par point les textes allégués par son adversaire et s'efforce de montrer qu'on peut les interpréter dans une optique toute différente. Son idée centrale, qui est d'ailleurs admise par de nombreux commen-
(1) L'ouvrage demeura inédit et ne fut publié qu'en 1753. Mais, au cours de la polémique, Bossuet en inséra divers fragments dans d'autres écrits. Il serait fort à souhaiter qu'on fît de la Tradition une édition critique. Cf. P. DUDON, dans Gnostique, p. 2.
(2) Mss. 7233, p. 121.
(3) Ibid., p. 125 .
262
tateurs modernes (1), c'est que la gnose de saint Clément n'est rien de plus que l'approfondissement de la foi commune : « Je ne vois point qu'il y faille entendre d'autre finesse ni, sous le nom de gnose, un autre mystère que le grand mystère du christianisme bien connu par la foi, bien entendu par les parfaits à cause du don d'intelligence, sincèrement pratiqué et tourné en habitude. Saint Clément ne laisse pas à deviner, et il répète cent et deux cents fois que, sous le nom de connaissance, il entend l'habitude de la vertu chrétienne, acquise par un exercice continuel; et, sous le nom de gnostique, le chrétien qui a formé cette habitude » (e). Il est vraisemblable d'ailleurs que Fénelon eut admis cette base de départ, mais pour montrer ensuite que la gnose aboutit aux états mystiques; Fénelon écrit en effet : « A la vérité, ce n'est rien de distingué du christianisme, mais c'est le comble de la perfection du christianisme, où un petit nombre d'âmes est élevé; c'est un état où tous sont appelés et peu sont élus; peu d'âmes ont assez de fidélité à la grâce pour y parvenir » (3). Pour Bossuet, au contraire, la gnose clémentine n'a pas d'autre réalisation possible qu'une oraison à caractère intellectualiste et discursif, conduisant à une per-
(1) C'est l'idée du P. Bouyer dans le cours inédit mentionné plus haut.
(2) Ch. III, s. I. B., T. XIX, p. 8.
(3) Gnostique, p. 364.
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fection « telle qu'on la pouvait acquérir en suivant les maximes communes prescrites par la religion » (1). A son point de vue, c'est d'abord aux païens que Clément s'adresse : « Il en voulait faire de bons chrétiens, de vrais chrétiens spirituels, en un mot des saints, et je n'en veux pas davantage pour expliquer tous les endroits qu'on nous oppose » (2).
Il s'élève donc vigoureusement contre la prétention de Fénelon à retrouver dans Clément d'Alexandrie « l'homme passif du bienheureux Jean de la Croix ». En outre, il affirme que « l'homme passif de ce bienheureux n'est pas celui des nouveaux mystiques » (3). Mais, pour le prouver, Bossuet a le tort de donner des idées guyoniennes un résumé outrageusement schématique et durci au point d'en devenir caricatural, qui ne tient aucun compte des nuances et des précisions fournies par Mme Guyon aussi bien que par Fénelon. En fait, c'est pourtant à cette idée plus ou moins consciemment faussée que Bossuet se référera tout au long de la controverse : « L'homme passif n'a qu'un seul acte continué de contemplation, qui ne se peut ni ne se doit renouveler ni réitérer, si ce n'est quand on est sorti de la voie, surtout par quelque réflexion. Les suites
(1) B. Ibid.
(2) Ibid., p. 9.
(3) Ibid., s. III, p.11
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de ce principe sont que cet acte étant toujours uniforme, il n'admet ni demandes ni actions de grâces, ni aucun autre acte quel qu'il soit, parce que ce serait, dans cet acte unique, une diversité et une sorte d'interruption qu'il ne souffre pas. Cet acte, par la même raison, ne s'occupe ni des attributs ni des personnes divines, ni en particulier de Jésus-Christ, car tout cela ne s'accorde pas avec l'uniformité de cet acte, et il en serait diversifié. Au reste, avec cet acte, il n'est pas permis d'user du libre-arbitre pour en produire quelque action, rien autre chose n'étant permis que d'attendre uniquement ce que Dieu voudra exciter en nous, ce qui est tenter Dieu manifestement et introduire parmi les chrétiens une sorte d'inaction que les saints n'ont jamais connue » (1).
Dans une telle perspective, Bossuet donnera des formules même les plus hardies des Stromates une interprétation systématiquement minimiste, au point d'en devenir parfois insoutenable, par exemple lorsqu'il voit dans la contemplation du gnostique un usage des connaissances et des actes discursifs (2), ou lorsqu'il écrit : « Quant à l'exclusion des images qu'on trouve en beaucoup d'endroits de saint Clément, il entend ordinairement les images corporelles de Dieu, qui sont comme
(1) Ch. III, s. 3, p. 11.
(2) Ch. VI, s. 4, p. 20.
autant d'idoles que se forgent dans leur esprit les hommes charnels » (1). D'autre part, il refuse de suivre Fénelon sur le terrain psychologique et expérimental où ce dernier se place. En face de ce qu'affirme son interlocuteur sur l'impossibilité de pécher à laquelle parvient le gnostique, Bossuet note : « A la lettre, la proposition est hérétique » (2). Or, longtemps auparavant (3), devant une formule analogue, M. Tronson notait qu'elle devenait parfaitement soutenable si ces mots « s'entendaient d'une impossibilité non pas physique mais morale ». En somme, à l'exégèse mystique de Fénelon, Bossuet oppose de bout en bout une exégèse intellectualiste et pragmatique. Il se trompe là plus encore que son antagoniste, puisque les spécialistes les plus autorisés tendent aujourd'hui à voir en Clément d'Alexandrie lui-même un mystique auquel il fut donné de connaître l'oraison passive (4). En dépit d'un systématisme excessif, le commentaire de Fénelon se montre donc, sur bien des points, fin et pénétrant.
La Tradition est sans doute le seul ouvrage de quelque importance produit par Bossuet au cours
(1) Ibid., s. 5, p. 23.
(2) Ch. II, s. 2, p. 6.
(3) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 462. Lettre du 10 juillet 1694.
(A) Cf. M. VÔLKER, Der wahre Gnostiker nach Clemens Alexandrinus, Berlin-Leipzig, 1952 (Texte und Untersu-chungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Band 57).90
des entretiens d'Issy. Nous ne savons malheureusement point quand il fut communiqué à Noailles et à M. Tronson, ni même à la vérité s'il leur fut communiqué ; mais il est cependant peu probable que M. de Meaux ait gardé son travail pour lui seul. Quant à Fénelon, il ne semble pas qu'il ait lu à cette époque le réquisitoire de Bossuet (1); plus tard en effet, il se plaindra à plusieurs reprises de n'avoir jamais connu exactement, pendant le temps des discussions, quels étaient les griefs de son adversaire (2). En revanche, il est probable qu'il eut connaissance au moins du contenu, postérieurement à la signature des articles d'Issy : dans un écrit apologétique rédigé probablement en février 1696 (3), Fénelon répond à des imputations de Bossuet qui sont très exactement celles contenues dans la Tradition.
En fait, Fénelon était alors surtout préoccupé de justifier contre les accusations de Godet des Marais ses propres lettres de direction à Mme de Maintenon, que cette dernière avait eu l'indiscrétion de déférer aux examinateurs d'Issy. Le 6 novembre 1694, en lui annonçant une prochaine
(1) Hypothèse du P. Dudon, dans Gnostique, p. 9.
(2) Cf. Réponse à la Relation, ch. III, § 45. F., T. IX, p. 26. Premières explications, dans Revue Bossuet, 25 juin 1906, p. zo7.
(3) Publié par E. LEVESQUE dans Revue Bossuet, supplément III, 25 juin 1906, p. 204 et suiv., sous le titre Premières explications données par Fénelon de son dissentiment avec Bossuet.
visite, il envoie à M. Tronson sa défense : « Je vous envoie un écrit où j'ai ramassé tous les endroits de mes lettres à Mme de Maintenon que M. l'évêque de Chartres lui a marqués comme suspects : ayez la bonté de les examiner et de voir les explications que je donne. Je n'ai écrit ces lettres à Mme de Maintenon que pour répondre à ses demandes sur des choses qu'elle avait déjà commencé à voir ailleurs » (1). En promettant à M. Tronson une soumission sans réserves, il y marquait une fois encore qu'il se sentait directement et personnellement visé : « En tout cela, il ne s'agit point de Mme Guyon, que je compte pour morte ou comme si elle n'avait jamais été91. Il n'est question que de moi et du fond de la doctrine sur la vie intérieure ». Nous possédons encore l'écrit apologétique de Fénelon (2). Les remarques auxquelles ils répond sont tirées par Noailles de la censure de Godet des Marais ; ayant fait siennes certaines objections, Noailles les avait sans doute transmises à M. Tronson92. Les phrases incriminées se retrouvent à peu près toutes dans les Instructions et avis, ce qui permet de penser que cet ouvrage est constitué en grande partie avec des fragments de lettres à Mme de Maintenon (3).
(1) F., T. IX, p. 37.
(2) F., T. VIII, p. 50o-506.
(3) Cf. l'article de M. Masson mentionné plus haut.
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Un des premiers reproches faits à Fénelon était sa théorie des épreuves intérieures, dans laquelle il semblait dire que l'âme renonçait à ses vertus et même à son salut. Fénelon montre que, pour lui, cette perte se limite à la conscience de sa propre vie intérieure93, aux « dons aperçus qui soutiennent la vie de l'âme et son amour-propre ». Et il ajoute : « Toute la suite des paroles montre évidemment que je n'ai pu vouloir dire autre chose. Un grand nombre d'autres endroits des quatre livres marquent clairement que, dans cet état d'épreuve qu'on appelle de perte, l'âme ne perd rien de réel dans son fond, pour la grâce et pour les vertus ; elle ne perd que des consolations, des facilités, des soutiens sensibles et aperçus » (1). Il note que cependant on pouvait lui objecter « qu'il faut donc, pour trouver Dieu purement, perdre sa grâce sanctifiante, qui est un de ses dons ». A quoi il répond que, dans ces expressions, il n'a jamais eu en vue « que des dons que les spirituels détachent toujours de Dieu, qu'on peutperdre sans perdre Dieu même, et dont la perte même purifie l'âme pour l'unir plus parfaitement à Dieu » (2). Godet des Marais lui reprochait encore d'avoir écrit : « Ne penser jamais à soi-même, ou du moins n'y penser que comme onpenserait à un autre ». Il se justifie par un texte de saint
(1) F., T. VIII, p. soi,
(2) Ibid.; p. 502;
François de Sales, au moyen duquel il établit « que certaines âmes qui tendent à la plus haute perfection parviennent enfin à un état où elles ne pensentplus à elles que comme on pense à son prochain dont on est chargé ». Les autres formules relevées par l'évêque de Chartres se maintiennent dans la même ligne, et Fénelon n'a aucune peine à réfuter ces critiques, assez faibles il faut bien l'avouer.
Il termine en protestant qu'il est prêt à souscrire « une condamnation en forme de toutes ses erreurs ». Nous ne savons point, malheureusement, ce que lui répondit M. Tronson.
Nous sommes bien mal renseignés sur les réunions qui se tinrent à Issy en novembre et décembre 1694. Bossuet dut rester à Paris ou à Versailles approximativement du 10 novembre au 20 décembre, et il semble que Noailles s'y trouva à peu près en même temps. L'événement saillant de cette période fut la comparution de Mme Guyon devant les examinateurs d'Issy. On a vu qu'elle l'avait plusieurs fois demandé. Il en fut à nouveau question dès que les séances reprirent, au cours de la seconde quinzaine de novembre. Mme Guyon se faisait peu d'illusions sur le résultat. « Le coeur de M. de Meaux est ulcéré contre moi », écrivait-elle à Chevreuse dès le 18 octobre (1). Elle avait consulté là-dessus le P. La Combe, qui lui répondit
(1) Mss. 7233, p. 108,
270
le 10 novembre : « Puisque vous avez promis de vous présenter, il n'y a plus à consulter là-dessus. Ce sera une action digne de vous, digne de votre bonne cause, digne de Dieu pour la gloire de qui vous la soutiendrez, même dans les liens et jusqu'au supplice s'il le faut. Vous étant livrée pour tous, il vous faut paraître, parler, répondre, payer pour tous » (1). Dès que la décision fut prise, elle envoya à ses juges, par l'intermédiaire du duc de Chevreuse (2), un nouvel acte de soumission, où elle protestait avec vigueur contre les calomnies qui couraient sur son compte (3).
Mme Guyon eut désiré rencontrer simultanément ses trois examinateurs à Issy. Pour une raison qui nous échappe, Bossuet préféra qu'elle vit M. Tronson à part, après avoir été interrogée par les deux prélats (4). L'entretien eut lieu le 6 décembre, au logis parisien de Bossuet. Mme Guyon y vint accompagnée du duc de Chevreuse. Noailles arriva le premier, et elle eut d'abord avec lui seul, en présence de Chevreuse, une longue conversation : « Je lui parlai avec beaucoup d'ingénuité, écrit-elle, et comme il n'était point encore rempli des impressions qu'on lui
(1) F., T. IX, P. 39.
(2) Mss. 7233, p. 130.
(3) F., T. IX, p. 41.
(4) Vie, IIIe p., ch. XVII, § 11. Cette conférence n'est
connue que par le récit de Mme Guyon.
271
a données depuis, j'eus tout lieu d'en être contente. J'eus la consolation de le voir entrer avec bonté dans ce que je lui dis ». A en croire Mme Guyon, Noailles lui aurait exprimé alors un avis nettement favorable, et la facilité ou, pour mieux dire, la versatilité du personnage rend la chose extrêmement vraisemblable : « Ce prélat parut fort content de moi et me dit même que je n'avais qu'à continuer ma manière d'oraison et qu'il priait Dieu de m'augmenter ses grâces de plus en plus » (1). En revanche, les choses se passèrent moins bien avec M. de Meaux, qui, « après s'être longtemps fait attendre, arriva sur le soir » (2). A la déception de Mme Guyon, il commença par mettre à la porte Chevreuse, sous prétexte qu'il s'agissait « d'une matière purement ecclésiastique dont le jugement regardait les seuls évêques ». Il ne paraît pas que les objections de Bossuet aient apporté grand'chose de nouveau à l'affaire. Le lendemain, Mme Guyon écrira au duc de Chevreuse : « Enfin, tout roule sur vouloir prouver que tous les chrétiens, avec la foi commune, sans intérieur, peuvent arriver à la déification » (3). C'est donc exactement la théorie développée dans la Tradition des Nouveaux mystiques. Bossuet s'emporta : « M. de Meaux,
(1) Ibid., § 16.
(2) Ibid., § 11.
(3) Mss. 7233, p. 134 . Formule reprise dans Vie, loc. cit. § 14.
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dans la chaleur de sa prévention, m'injuriait sans vouloir m'entendre » (r). Mme Guyon ajoutera : « Il y eut de certaines choses où je lui eusse répondu bien juste, mais, comme ce que j'eusse dit eût approché de saint Clément (2) et qu'il était important qu'il ne crût pas que je l'eusse vu, Dieu me fit demeurer court sur ces choses » (3). Noailles, qui avait rédigé par écrit un questionnaire précis, réussit cependant à noter au vol quelques-unes des réponses de Mme Guyon. Nous avons encore ce procès-verbal (4), qui montre qu'elle s'est expliquée nettement sur les points essentiels. Sur l'exclusion de l'Homme-Dieu dans l'oraison : « Dans le temps de l'oraison, point de vue distincte de Jésus-Christ, mais toujours un goût de Jésus-Christ, et hors de l'oraison une inclination et une foi habituelle en Jésus-Christ ». Sur les demandes : « L'âme désire et demande plus que jamais, et on n'exclut que les actes méthodiques, exprimés dans l'esprit par certaines paroles ». Sur l'acte perpétuel de contemplation : « Cet acte toujours subsistant n'est qu'une disposition qui n'empêche pas la vicissitude de plusieurs actes directs qui se rapportent à la même fin; on n'exclut seulement que les actes réfléchis
(1) Sur les violences verbales qu'on reprochait à Bossuet, voir des exemples dans le mémoire de Frotté, Bossuet dévoilé par un prêtre de son diocèse, Paris, 1875; spécialement p. 18.
(2) Le Gnostique de Fénelon.
(3) Mss. 7233, P. 134.
(4) F., T. IX, p. 43-44.
et de retour, qui ne sont nécessaires que lorsque l'âme s'est détournée de Dieu ». Sur les réflexions : « Les réflexions et retours sur soi-même ne sont mauvais que lorsqu'ils servent à flatter l'amour-propre, et à s'attribuer quelque chose du don de Dieu, ou lorsqu'ils détournent l'âme de l'application simple qu'elle doit avoir à Dieu ». Sur le renoncement hypothétique au salut : « Sur les désirs qu'elle appelle intéressés, elle n'entend autre chose, sinon qu'elle était prête à souffrir pendant toute l'éternité les peines des damnés sans péché ». Sur d'autres points, souvent d'ailleurs sans grande importance, elle reconnait simplement que ses expressions sont peu exactes : « Elle a reconnu, écrit Noailles, l'excès des expressions et autres semblables qui induisent à de mauvais sens ».
Mme Guyon fut donc plus que jamais déçue de l'attitude hostile et incompréhensive prise par Bossuet : « Il est impossible, écrivait-elle, de répondre à un homme qui vous terrasse, qui ne vous entend pas et qui écrase incessamment » (1). En revanche, elle se montrait plus satisfaite de Noailles, ne discernant pas que cette apparente douceur n'avait d'autre cause que l'inconsistance du caractère : « Je crois que son coeur est bon pour Dieu. Je voudrais bien plutôt aller dans son
(1) Vie, IIIe p., ch. XVII, § 14. Cette phrase se retrouve dans une lettre à Chevreuse, Mss. 7233, p. 134.
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diocèse que dans celui de M. de Meaux » (1), écrivait-elle à Chevreuse le 7 décembre. Noailles, qui avait fait au lendemain de l'interrogatoire une visite à M. Tronson, lui envoya le 10 décembre son procès-verbal, avec l'indication de quelques questions complémentaires qu'il devrait poser à Mme Guyon (2). Par ailleurs, Mme Guyon, peu après, vit Noailles seul à l'hôtel de Morstein (3), qui lui tint des propos aussi encourageants qu'à leur première conversation (4).
L'interrogatoire par M. Tronson eut lieu le 12 janvier94, à Issy, en présence du duc de Chevreuse qui servait de secrétaire (6). « M. Tronson, note Mme Guyon, m'examina avec plus d'exactitude que les autres », et elle ajoute que ce « grand serviteur de Dieu », en cette affaire, « jugeait non seulement par l'esprit mais par le goût du coeur » (6). De fait, les réponses de Mme Guyon transcrites par Chevreuse (7) témoignent de plus de liberté d'esprit qu'avec Bossuet. Sur de nombreux articles
(1) Ibid.
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 371-372.
(3) Mme de Morstein était la nièce de la duchesse de Mortemart95, et très liée avec Mme Guyon. Le lieu de cette rencontre est indiqué par M. Bourbon, secrétaire de M. Tronson (LEVESQUE, art. cité, p. 186) et par Ramsay (op. cit., p. 47).
(4) Vie, IIIe p., ch. XVII, § 16.
(5) M. TRONSON, presque paralysé par le rhumatisme,
écrivait difficilement.
(6) Vie, Ibid.
(7) F., T. IX, p. 46-48.
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elle ne fait que confirmer le premier interrogatoire; les précisions qu'elle fournit ailleurs n'apportent pas grand'chose de nouveau. Après cet entretien, M. Tronson se montra ouvertement satisfait des explications qu'on lui avait fournies. D'après Mme Guyon elle-même, au duc de Chevreuse qui lui disait : « Vous voyez qu'elle est droite », il aurait répondu : « Je le sens bien ». Le lendemain, en envoyant à Noailles le procès-verbal rédigé par Chevreuse et complété de sa propre main, M. Tronson ajoutait : « Elle m'a paru être sincère et parler comme elle pense » (1). Le 22 décembre, il écrira à l'abbé de la Pérouse : « Elle a depuis peu expliqué sa doctrine d'une manière que je ne sais pas si l'on trouvera beaucoup à redire » (2); il y revient dans une lettre du 29 : « Elle donne des explications si catholiques aux difficultés qu'on lui propose qu'il ne sera pas aisé de condamner la personne touchant la doctrine, à moins qu'on ne voie du déréglement dans les moeurs ». Cet avis, indiscutablement favorable, explique la discrétion et la réserve dont M. Tronson fera preuve par la suite en cette affaire.
Ces interrogatoires ayant eu lieu, Mme Guyon pensa qu'il était préférable pour elle de disparaître
(1) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 474. F., T. IX,
P. 49.
(2) Ibid., p. 479.
276
à nouveau, et ses amis furent d'accord sur ce point. Elle y avait songé, on s'en souvient, dès le mois de novembre, alors qu'on se demandait s'il ne faudrait point renoncer aux entretiens d'Issy. Le 8 novembre encore, elle écrivait à Chevreuse : « Je ne partirai point que je n'aie saint Clément (1) pour compagnon de voyage » (2). Après son entrevue avec Bossuet, Mme Guyon lui avait offert d'aller passer quelque temps dans une communauté de son diocèse, espérant encore dissiper par là les préventions de l'évêque (3). D'autre part, cela pouvait avoir l'avantage de la mettre à couvert des entreprises de l'archevêque de Paris. Mme de Maintenon dut être consultée et donna un avis favorable. Le 31 décembre, elle écrira à Noailles :
« M. de Meaux accorde tout et nous allons lui envoyer Mme Guyon; le roi le dira à M. l'Archevêque et lui parlera comme croyant qu'il ne faut plus parler de cette affaire. J'espère qu'avec cela le zèle du prélat se refroidira » (4). Dans son autobiographie, Mme Guyon, sur ce point, accuse Bossuet d'un calcul assez sordide. Comme il avait décidé d'envoyer Mme Guyon à la Visitation de Meaux, il aurait dit à la supérieure, la Mère
(1) Le Gnostique.
(2) Mss. 7233, p. 124.
(3) Vie, IIIe p., ch. XVIII, § I.
(4) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 352.
Françoise-Elisabeth Le Picart (1), « que cela lui vaudrait l'archevêché de Paris et un chapeau de Cardinal » (2). Mais, sur le moment, il semble que Mme Guyon ait eu grande reconnaissance à Bossuet de l'accueillir dans son diocèse, et elle le lui exprimait dans deux lettres écrites vers le 23 décembre (3), date à laquelle elle attendait encore les instructions définitives de l'évêque pour son départ. Bossuet revint à Meaux le 2 janvier et mit les choses au point. Deux lettres (4) écrites par Mme Guyon vers le 7 janvier nous montrent qu'elle était encore dans l'expectative, fort préoccupée du sort de ses animaux familiers, qu'elle espérait d'ailleurs emmener à Meaux : « Je voudrais bien mon serin, mon perroquet et ma petite chienne ». Enfin, Bossuet donna son accord définitif, et elle put partir le 13 janvier 1695; la neige couvrait les routes et le voyage fut mouvementé. C'est seulement vers dix heures du soir qu'elle arriva, mouillée et transie, à la Visitation de Meaux, où son séjour commença par « une maladie de
(1) Sur la Mère Le Picart, voir une notice dans U. L., T. VII, p. 199 n. La suite montrera que la Mère Le Picart ne tarda point à prendre le parti de Mme Guyon contre Bossuet.
(2) Vie, loc. cit.
(3) U. L., T. VI, p. 495 et 499. La première est dans PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 133.
(4) La première est publiée dans F., T. IX, p. 5 i ; la seconde se trouve dans le Mss. 7233, p. 139.
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six semaines de fièvre continue » (1). Pour une raison qui nous échappe, Bossuet la fit appeler Mme de la Houssaye.
Dans une lettre écrite le 12 décembre à Bossuet, Fénelon renouvelait ses protestations de soumission : « Je ne tiens qu'à une seule chose, qui est l'obéissance simple. Ma conscience est donc dans la vôtre » (2). On y voit qu'à cette date Bossuet promettait à Fénelon des conversations où ils pourraient confronter leurs manières de voir, conversations qui en fait n'eurent jamais lieu, comme le note Bossuet lui-même dans sa Relation (3). Il est certain que la soumission de Fénelon était sincère, ainsi qu'en
témoigne une lettre à Mme de la Maisonfort, du 13 décembre, où il l'exhorte à faire preuve comme lui d'une obéissance d'enfant (4). Le 16 décembre96, il s'exprime plus
(1) Vie, loc. cit. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 134. La date du 3 donnée par un mémoire tardif de la Visitation (Revue Bossuet, 25 décembre 1907, p. 118) est une mauvaise lecture. La mention d'une lettre de cachet, qui se trouve dans le même document, semble fantaisiste.
(2) F., T. IX, p. 48. U. L., T. VI, p. 481. Lettre citée partiellement par Bossuet dans Relation, s. III, § 6. B., T. XX, p. 105.
(3) S. III, § 8. B., T. XX, p. 106. Cf. FÉNELON, Réponse inédite, p. 43.
(4) F., T. IX, p. 49. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 128.
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fortement encore dans une lettre à Bossuet, que ce dernier aura plus tard l'indiscrétion de rendre publique (1) : « Je ne tiens point à ma place, et je suis prêt à la quitter si je m'en suis rendu indigne par mes erreurs. Je vous somme, au nom de Dieu et par l'amour que vous devez à la vérité, de me la dire en toute rigueur. J'irai me cacher et faire pénitence le reste de mes jours, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui m'a séduit. Mais si ma doctrine est innocente, ne me tenez point en suspens par des respects humains. C'est à vous à instruire avec autorité ceux qui se scandalisent faute de connaître les opérations de Dieu dans les âmes ». Dans la même lettre, il offre à Bossuet de lui faire une totale confidence de son état de conscience : « Quand vous le voudrez, je vous dirai, comme à un confesseur, tout ce qui peut être compris dans une confession générale de toute ma vie, et tout ce qui regarde mon intérieur ». Il ne s'agit là nullement d'une confession sacramentelle, mais d'une confidence privée faite sous le sceau du secret de la direction.
Cette confession, Fénelon la rédigea par écrit peu de temps après, sur la demande même de Bossuet (2). Le 22 décembre, il l'envoya pour
(t) F., T. IX, P. 49-50. — U. L., T. VI, p. 485. Cf. Relation, s. III, § 4. B., T. XX, p. 103.
(3) FÉNELON, Réponse inédite, p. 50. — F., T. III, p. 67.
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examen à M. Tronson (1)97. Ce dernier la lui retourna le 29 en estimant qu'elle pouvait être montrée à Bossuet (2), auquel elle dut être communiquée sans retard. L'évêque de Meaux demanda permission de la montrer à son tour à Noailles et à M. Tronson, ce à quoi Fénelon consentit (3). Or, au même moment, intervenait un nouvel élément qui allait modifier profondément la face des choses. A cette date, en effet, Fénelon n'avait en rien perdu la faveur royale. S'il était vrai, comme le dit Bossuet (4), que le « moindre souffle venu au roi » eût pu perdre Fénelon dans l'esprit du monarque, Mme de Maintenon ne pouvait en laisser savoir davantage à Louis XIV, sans risquer de se compromettre elle-même. Un premier témoignage des bonnes grâces du roi vint au précepteur sous la forme de l'abbaye de Saint-Valéry, qui lui fut donnée aux alentours de Noël 1694, vraisemblablement sur l'intervention de Mme de Maintenon (5). Mais la femme du roi avait d'autres projets. Le
(1) LEVESQUE, art. cit. p. 185. 98
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 482. 99
(3) Réponse aux Remarques, § VII, F., T. III, p. 67. Sur la pénible controverse qui éclata plus tard là-dessus, cf. CH. URBAIN, Bossuet et les secrets de Fénelon, dans Revue du clergé français, Ier août 1903.
(4) Relation, s. III, § 9. B., T. XX, p. 107.
(5) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 131. — DANGEAU, Journal, T. V, p. 125. En dépit de ce que dit Dangeau, le revenu de l'abbaye de Saint-Valéry n'était estimé qu'à 18.000 livres.
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3 i décembre, elle écrivait à Noailles : « Je viens d'écrire à M. de Meaux... Je le presse de tout finir et de déclarer à nos amis ce qu'il pense de la doctrine de cette femme. Je lui représente qu'après cela il aura tout le temps d'examiner les écrits qu'il a, et d'y répondre comme il le jugera à propos. Ma raison de le presser, Monsieur, est que je crois que l'affaire qui vous fut consultée la veille de votre départ réussira au premier jour et qu'il me semble que vous devriez avoir décidé avant ce changement de condition » (1). Cette dernière allusion concernait Fénelon, qu'elle voulait faire nommer à l'archevêché de Cambrai, vacant depuis la mort de Mgr de Brias, le 16 novembre précédent. Le 17 janvier, Mme de Maintenon continuait à presser les opérations ; elle écrivait à Noailles : « M. l'évêque de Meaux est ici et m'a vue ce matin : il est résolu à finir l'affaire avant de partir; c'est donc de vous présentement, Monsieur, qu'elle dépend. J'ai toujours les mêmes raisons de souhaiter qu'on parle à nos amis ; ils le désirent aussi et m'en assurèrent encore hier. Mme Guyon est établie où vous savez ; on en a encore parlé au dernier vendredi, et, si ceci ne finit, nous ne pourrons cacher que Mme Guyon ne soit trop protégée » (2). La situation canonique de Cambrai Où, jusqu'à l'annexion à la France, en 1678, le
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 352.
(2) Ibid., p. 368.
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chapitre élisait l'archevêque, n'était pas encore définitivement réglée; depuis 1682, Louis XIV avait signé un concordat avec les chanoines, et, le 23 janvier 1695, on apprit qu'il venait de recevoir un indult lui permettant de nommer à Cambrai sa vie durant (1). Le monarque en usa immédiatement en faveur du précepteur de son petit-fils, et, le 4 février, Fénelon était nommé à l'archevêché de Cambrai, qui, avec ses 100 000100 livres de revenus, constituait un des bénéfices les plus importants du royaume; en outre, le futur prélat conservait sa charge de précepteur (2). Estimant ne point devoir pratiquer le cumul, Fénelon rendit au roi l'abbaye de Saint-Valéry, geste qui fut très diversement jugé (3). Il semble que, dans le petit groupe guyonnien, cette nomination ait été une déception : « Toute la gnose en fut outrée, à proportion du degré plus ou moins avancé de chacun », note Saint-Simon (4). On y espérait en effet pour Fénelon
(1) DANGEAU, Journal, T. V. p. 141. D'après M. CHARTIER, Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, art.Cambrai, col. 555, Louis XIV aurait déjà obtenu en mai 1686 un indult de ce genre.
(2) DANGEAU, Journal, T. V. p. 15o. HÉBERT, Mémoires, p. 237 et suiv.
(3) En voir un dénigrement systématique dans PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 137. Bossuet, lui, pratiquait le cumul : à l'évêché de Meaux, qui, il est vrai, rapportait seulement 22.000 livres, il joignait l'abbaye de Saint-Lucien-lés-Beauvais, qui en valait 16.000.
(4) Annotation au Journal de Dangeau, loc. cit.
l'archevêché de Paris, dont l'âge et la santé chancelante de Harlay permettaient de prévoir la prochaine vacance (1); on comprit donc que Mme de Maintenon avait voulu l'en écarter et « s'en défaire honnêtement par cette grande place » (2). Il devenait urgent de terminer les entretiens d'Issy. Bossuet était revenu à Paris vers le i5 janvier et Noailles avait dû l'y rejoindre peu de temps après; aussi, l'on y travaillait activement. Il est possible que, vers ce temps-là, Fénelon ait rédigé une longue mise au point des problèmes débattus, sous la forme d'un mémoire disposé par demandes et réponses, dont malheureusement la date n'est pas absolument certaine. Ce travail n'apporte guère d'éléments nouveaux. Fénelon y a le mérite de préciser dès le départ pour quelles raisons il lui semble qu'on doit entourer d'un certain ésotérisme les théories mystiques : « Je voudrais qu'on écrivit et qu'on parlât très sobrement de toutes les choses qui ont rapport à l'oraison et à l'intérieur. ... Il ne faut point apprendre aux fidèles les états où ils ne sont point, car ils s'en moqueraient faute d'en avoir la lumière et l'expérience, et c'est un scandale ; ou bien ils s'imagineront sur une lecture être dans
(1) PHELIPEAUX, loc. cit. accuse Fénelon de manœuvres en vue d'obtenir le siège de Paris.
(2) LEDIEU, Mémoire, p. 26. Cf. PHELIPEAUX, loc. cit. Voir également un billet de Tronson à Godet dans Levesque, art. cit., p. 187.
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les états où ils ne seront jamais, et c'est une très dangereuse illusion. Voilà, si je ne me trompe, la raison pour laquelle l'ancienne église n'a point donné en public des règles sur ces matières » (1). On peut remarquer qu'il y envisageait les relations entre l'espérance et le pur amour dans une perspective à laquelle il apportera plus tard des modifications : « Il y a suivant saint Thomas une espérance qui est intéressée : c'est celle-là qu'on n'admettra point; mais il y a une autre espérance, qui est une espérance de pure foi et pure charité, comme il y a une crainte filiale. Cette espérance est une attente amoureuse et invariable du règne de Dieu et de tout ce qu'il a promis. On attend qu'il se glorifiera dans ses élus et on y peut même regarder sa propre glorification, non par l'intérêt de sa propre béatitude, mais par la pure joie de voir régner Dieu et Jésus-Christ son Fils en soi comme dans les autres élus ».
Très vraisemblablement, Fénelon, après sa nomination, dut tenir à donner un témoignage écrit de son orthodoxie. Le 8 février, en des circonstances qui ne nous sont point connues,
(1) Cet écrit a été publié par E. LEVESQUE dans la Revue des Facultés catholiques de l'Ouest, 26e année, no. 2, 3, 4, 5, décembre 1916 à juin 1917. L'absence de références aux articles d'Issy a fait penser à Gosselin qu'il leur était antérieur, cf. F., T. I, p. 54. C'est probable, mais point absolument certain.
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mais certainement devant M. Tronson, puisque la pièce est datée d'Issy, il copia de sa propre main un chapitre du Traité de l'abnégation intérieure de Bérulle, et y ajouta une clausule par laquelle il déclarait y adhérer pleinement (1). Comme il est naturel, Fénelon pensait que ce paragraphe représentait la pensée personnelle de Bérulle sur l'état passif; en réalité, il s'agit d'un ouvrage de jeunesse, simple adaptation d'un opuscule italien de caractère très abstrait101, dont Bérulle s'éloignera plus tard assez sensiblement (2). De toutes manières, Fénelon n'avait certes aucune peine à souscrire à ces formules nettes, et en même temps mesurées, sur un des points qui lui tenaient le plus à coeur. C'est sans doute en faisant allusion à l'acte signé par lui que, le même jour, M. Tronson écrit à Godet des Marais : « Je ne puis croire que sa protestation ne soit sincère; et je m'imagine qu'on y aura eu égard » (3).
Le caractère secret des entretiens d'Issy interdisait de les conclure par une condamnation en forme; on s'arrêta donc à un expédient, qui consistait à rédiger des articles, sorte de canons
(1) F., T. II, p. 225. Le passage de Bérulle se trouve dans l'édition Migne, col. 889. 11 y a de part et d'autre quelques fautes d'impression; dans F. tout un membre de phrase est omis par « homéotéleuton ».
(2) Cf. J. DAGENS, Bérulle, p. 131 et suiv.
(a) LEVESQUE, art. cit., p. 187.
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concernant les matières de spiritualité : « Après avoir lu, écrit Bossuet, tous les écrits, tant de Mme Guyon que de M. l'abbé de Fénelon, nous dressions les articles où nous comprenions la condamnation de toutes les erreurs que nous nous trouvions dans les uns et dans les autres » (1). Les examinateurs d'Issy tinrent séance à cet effet le 2, le 12 et le 14 février (2). Au cours de l'une des réunions, la troisième probablement, M. Tronson leur communiqua sept ou huit propositions rédigées par Fénelon, dont le texte ne nous est point parvenu, et qui sans doute ne furent pas retenues (3). Après la séance du 14, M. Bourbon, secrétaire de M. Tronson, copia pour les prélats le texte de 24 propositions qui venaient d'y être élaborées ; la teneur de cette première esquisse n'a malheureusement pas été conservée. A cette date, Noailles et Bossuet eussent désiré rencontrer Godet des Marais pour prendre son avis, comme en témoigne une lettre de M. Tronson à l'évêque de Chartres (4), mais cette entrevue ne put avoir lieu alors. Un nouvel entretien se tint à Issy le 19 février. Il en
(1) Relation, s. III, § 8. B., T. XX, p. 106.
(2) Dates fournies par le journal de M. BOURBON. LEVESQUE, art. cit., p. 187-188.
(3) Si elles se retrouvaient dans le texte définitif, Fénelon l'eût certainement mentionné au cours de la controverse.
(4) LEVESQUE, art. cit., p. 188. TRONSON, Correspondance, T. III, p. 484 n.
sortit un projet en 30 articles, que les deux évêques pensaient bien définitif (1).
C'était cependant une rédaction très médiocre, fort discutable sur bien des points. Les premiers articles, par exemple, en exigeant la foi explicite aux mystères de la religion chrétienne, ne faisaient qu'enfoncer une porte ouverte; en revanche, l'intellectualisme de Bossuet s'y manifestait dans toute sa rigueur par l'insistance avec laquelle il réclamait que l'on fasse « en tous états, quoique non à tous moments » des actes de cette foi (2) : c'était méconnaître l'existence d'états non-réflexifs et non-discursifs, où la vie de l'âme est tout entière acte de foi, sans qu'on doive lui en imposer la préoccupation consciente102. Les articles suivants (3) obligent l'âme à demander explicitement son salut, la rémission de ses péchés, la force pour résister aux tentations ; là encore, Bossuet oublie que, dans les états mystiques supérieurs, ces diverses demandes sont incluses dans l'exercice transcendant de la charité et n'ont plus à se manifester d'une
(1) Ce premier projet en 30 articles n'a malheureusement jamais été publié pour lui-même. Il y en a une copie, ayant appartenu à Fénelon, au séminaire Saint-Sulpice. Dans F., T. II, p. 226-229, on trouve une comparaison entre le premier projet et le texte définitif. En appendice au Gnostique, p. 279 et suiv., le P. Dudon a publié les différentes étapes du texte.
(2) Articles I à 4.
(3) Articles 5 à 8.
288
manière discursive. Une incompréhension analogue se fait jour sur le problème de l'indifférence au salut (1). Tout le monde est d'accord avec lui lorsqu'il affirme : « Il n'est pas permis à un chrétien d'être indifférent pour son salut, ni pour les choses qui y ont rapport ». Seulement, il ne mentionne même point ce qui, en fait, est en cause ici : la fameuse « supposition impossible » à laquelle tant de saints ont eu recours pour tenter d'exprimer l'absolutisme de leur amour pour Dieu. Enfin, sur l'oraison contemplative et sur l'état théopatique, la pensée de Bossuet se montrait minimiste au point de fausser gravement les données du problème. Car, s'il est exact de dire que « l'oraison perpétuelle ne consiste pas dans un acte unique qu'on suppose sans interruption, qui aussi ne se doive jamais réitérer », les états unitifs décrits par les mystiques les plus autorisés sont bien autre chose qu'une simple « disposition et préparation habituelle et perpétuelle de ne rien faire qui déplaise à Dieu et à faire tout ce qui peut lui plaire », comme le voudrait Bossuet (2). De même, il énonce un truisme en disant que « l'oraison de simple présence en Dieu, ou de remise et de quiétude, et les autres oraisons extraordinaires, même passives, approuvées par saint François de Sales et les
(1) Article 9.
(2) Article 19.
autres spirituels reçus dans toute l'Eglise, ne peuvent être rejetées ou tenues pour suspectes sans une témérité insigne, et elles n'empêchent pas qu'on ne demeure toujours disposé à produire en temps convenable tous les actes ci-dessus marqués »; en revanche, il est certainement inexact de dire sans aucune nuance que réduire ces actes distincts « en actes implicites ou éminents, en faveur des plus parfaits, sous prétexte que l'amour de Dieu les enferme tous d'une certaine manière, c'est en éluder l'obligation et en détruire la distinction, qui est révélée de Dieu » (1). Nombreux sont en effet les mystiques qui envisagent la possibilité d'un état où, comme dans le Cantique de saint Jean de la Croix, l'âme peut dire : « Je n'ai plus d'autre oeuvre que celle d'aimer » (2)103.
La lecture du projet de Bossuet est donc assez décourageante. Il pose des principes valables, souvent même indiscutables, et d'ailleurs indiscutés; il analyse d'une façon correcte quels doivent être les éléments fondamentaux de la spiritualité chrétienne. En revanche, il ignore presque entièrement le problème soulevé par les idées de Mme Guyon : comment ces principes ont-ils trouvé leur réalisation concrète dans la vie et les oeuvres des grands mystiques? Bossuet se trompe en pensant qu'il
(1) Article 21.
(2) Strophe XX.
290
est possible de résoudre la question à priori et par les seules données théologiques. En outre, il est inconsciemment tributaire du cartésianisme qui imprègne son époque. Ses perspectives étroitement intellectualistes le conduisent à méconnaître l'importance du mysticisme et à l'éliminer pratiquement, en le réduisant à quelques cas miraculeux, rares et extraordinaires. Avec la première rédaction des articles d'Issy, c'est la victoire de l'antimysticisme qui commence à s'affirmer.
Le projet en trente articles fut communiqué à Fénelon peu de jours après. Sur ce point, Bossuet ment lorsqu'il affirme que les trente-quatre articles furent présentés « tout dressés au nouveau prélat » (1), et que jamais cette copie en trente articles ne fut remise à Fénelon (2). En réalité, Bossuet et Noailles la lui donnèrent dans l'appartement de l'évêque de Meaux à Versailles (3); nous ne savons point la date, mais peut-être était-ce déjà chose faite le 25 février. Ce jour-là, en effet, M. Tronson écrit à Godet des Marais104 : « Je ne sais point encore de quelle manière nos amis auront reçu ce qui a été fait. Je suis fort trompé, ou ils en auront été fort surpris, car je ne crois
(1) Relation, s. III, § 12. B., T. XX, p. 109. — Cf. LEDIEU, Journal, T. II, p. 227.
(2) Remarques sur la Réponse, art. VII, § VIII, ri. 38.
B., T. XX, p. 239.
(3) BOSSUET, Relation, loc. Cit.
pas qu'il s'attendissent à une telle conclusion » (1). Par ces derniers mots, il est clair que M. Tronson était parfaitement conscient des insuffisances de ce premier projet. Cependant il est plus vraisemblable que cette remise n'ait eu lieu que le 28 février. Le même jour, Noailles revint, sur le soir, de Versailles à Issy : « Il a dit à M. Tronson, note M. Bourbon, ce qui s'était passé dans la conférence que M. de Meaux et lui avaient eue avec M. l'abbé de Fénelon » (2). Comme il fallait s'y attendre, Fénelon eut, à l'égard de cette rédaction insuffisante, une réaction nettement défavorable « Nous lui dîmes sans disputer, raconte Bossuet, avec une sincérité épiscopale, ce qu'il devait faire des écrits qu'il nous avait envoyés en si grand nombre : il ne dit mot, et malgré la peine qu'il avait montrée, il s'offrit à signer les articles dans le moment, par obéissance. Nous trouvâmes plus à propos de les remettre entre ses mains, afin qu'il pût les considérer quelques jours » (3). De fait, Fénelon pouvait être à bon droit surpris d'avoir en vain mis pendant de longs mois sous les yeux de M. de Meaux le témoignage des mystiques les plus autorisés. « Je croyais être bien assuré, écrit Fénelon, qu'on ne condamnerait pas l'amour indépendant du motif de la béatitude, et qu'on ne ferait pas un point de foi de l'oraison passive miraculeuse, que
(1) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 484.
(2) LEVESQUE, art. cit., p. 189.
(3) Relation, s. III, § 12. B., T. XX, p. 109.
292
j'avais rejetée » (1). Par la lecture du projet de Bossuet, il pouvait mesurer jusqu'à quel point ses efforts avaient été inutiles. La soumission de principe qu'il offrait se justifie d'ailleurs par le jugement qu'il en portait : « Si j'eusse cru ces articles faux, j'aurais mieux aimé mourir que de les signer : mais je les croyais véritables ; je les trouvais seulement insuffisants pour lever certains équivoques et pour finir toutes les questions » (2). Comme on n'avait point exigé de lui cette adhésion immédiate, il crut devoir tenter de défendre une fois encore ses positions.
Dès le lendemain (3), Fénelon fit parvenir aux deux prélats un long mémoire (4) où, après avoir expliqué et justifié ses sentiments sur « la sainte indifférence et sur l'inspiration de l'homme intérieur », il ajoutait : « Pour les propositions qu'on m'a communiquées, je ne demande que deux choses, qu'on ne peut, ce me semble, me refuser, qui est d'y expliquer nettement deux vérités qu'on admet : la première est l'amour désintéressé, la seconde est l'oraison passive ». Sur le premier point, Fénelon demandait seulement « qu'on restreigne les actes distincts qu'on exige, à ne point blesser cet amour ». Pour l'oraison passive, Fénelon
(1) Réponse inédite, p. 43.
(2) Réponse à la Relation, ch. III, § 46. F., T. III, p. 26.
(3) Ibid.
(4) F., T. II, p. 223 et suiv.
293
désirait qu'on la définit exactement, en la distinguant de la contemplation active, de l'oraison de présence de Dieu, de remise et de quiétude. En terminant, Fénelon offre, ou de signer le projet de Bossuet par simple soumission, ou de signer « par pleine et entière persuasion » les mêmes propositions modifiées dans le sens de ses vues personnelles : « Dans le premier cas, je signerai avec une soumission contre toutes mes pensées, mais qui sera pourtant de bonne foi, parce que je préfère le jugement des évêques au mien ; de la seconde, je serai ravi de signer : je crois plus que personne ce que je signerai, et je voudrais le signer de mon sang ».
A son mémoire, Fénelon joignait un contreprojet en 33 articles. Reprenant une grande partie du texte de Bossuet, il le modifiait d'une manière très profonde et, en particulier, y introduisait les deux points qui lui tenaient le plus à coeur le pur amour et l'oraison passive non miraculeuse. Par exemple, pour la demande des grâces nécessaires au salut, Fénelon note : « Quoiqu'il puisse y avoir certaines âmes qui sont dans ces dispositions par pur amour pour Dieu, et sans aucun intérêt pour elles-mêmes » (1). De même, à propos de l'indifférence au salut : « Il ne lui est jamais permis,
(1) Article 6 (Je donne ici la numérotation du contreprojet Fénelon).
294
par aucun motif d'amour pur, d'être indifférent pour jamais cesser d'aimer Dieu. Le sainte indifférence chrétienne ne peut exclure que l'intérêt propre dans le salut, c'est à dire retrancher le motif de son propre bien, en tant que son propre bien » (1). A propos du regret des péchés : « On ne peut aimer la sainteté de Dieu sans haïr formellement l'injustice de son péché. Il faut aussi vouloir qu'il soit détruit en nous par le pardon, non en tant que le pardon touche notre propre intérêt, mais en tant qu'il est inséparable de la persévérance dans l'amour de Dieu » (2). A propos de l'acte continu de contemplation, Fénelon, après avoir remarqué qu'un tel don peut être accordé exceptionnellement à quelques âmes, ajoute : « Dans les temps même que l'âme demeure paisiblement et actuellement unie à Dieu sans interruption, cette union non interrompue n'est point un seul acte, mais un tissu d'actes plus simples, plus directs et moins aperçus que ceux auxquels on s'excite par intervalles dans l'oraison ordinaire » (3). En ce qui regarde la non-exclusion des actes formels, il nuance considérablement l'affirmation trop péremptoire de Bossuet : « Quoique les actes implicites et éminents contiennent et surpassent même, selon leur définition la plus rigoureuse, toute la perfection
(1) Article 9.
(2) Article 14.
(3) Article 18.
des actes formels, il est néanmoins nécessaire de reconnaître que les actes formels se trouvent toujours en tout état d'oraison, même passive, quoique chacun les fasse suivant son degré et suivant l'attrait de sa grâce » (1).
En particulier, Fénelon insiste sur le problème, que Bossuet semble avoir volontairement ignoré, des épreuves mystiques et des purifications passives. Il y affirme, comme il le fera souvent par la suite, que l'âme peut, en certains cas, aller jusqu'au sacrifice conditionnel du salut : « Que si une âme se trouvait dans une épreuve extraordinaire, où elle serait convaincue que Dieu l'a entièrement rejetée et réprouvée avec justice pour ses infidélités, elle pourrait alors adorer cette justice, mais non pas consentir jamais de cesser d'aimer Dieu » (2). Ou encore : « Il peut même arriver qu'une âme très pure s'offre à Dieu par un mouvement d'amour désintéressé pour porter toutes les peines éternelles séparées de la cessation de l'amour » (3). Il ne craint point d'ailleurs d'appliquer sa théorie au cas de l'espérance : « Cette espérance peut être désintéressée, mais on attend toujours avec certitude les promesses de Dieu ; on les attend même pour soi, quoique ce ne soit plus par intérêt propre. Cette espérance même subsiste dans la cime de
(') Article 21.
(2) Article 5.
(8) Article 30.
296
l'esprit au milieu des plus horribles désespoirs apparents » (1).
Certes, le contre-projet de Fénelon est loin d'être à tous égards pleinement satisfaisant ; il constitue cependant une intéressante tentative pour infléchir vers le mysticisme les formules trop rigides de Bossuet. Ce dernier s'en rendit parfaitement compte : « Il nous apporta, écrit-il, des restrictions à chaque article, qui en éludaient toute la force, et dont l'ambiguïté les rendait non seulement inutiles, mais encore dangereux : nous ne crûmes pas devoir nous y arrêter » (2). Dès le 3 mars, Bossuet proposait à Noailles le texte d'une réponse à Fénelon : « Voilà, mon très cher Seigneur, ce que je crois qu'on peut envoyer à notre très cher prélat, et il me paraît qu'il faut attendre sa réponse avant que de passer outre pour lui répondre plus précisément sur ses articles et ne le rebuter pas par les nôtres » (3). La réponse communiquée par Bossuet et que Noailles renvoya immédiatement à Fénelon contenait deux nouvelles propositions qui se retrouveront dans la rédaction définitive (4), et qui constituaient de nettes concessions. La première admettait que « tous les
(1) Article 31.
(2) Relation, s. III, § 12. B., T. XX, p. 109.
(3) U. L., T. VII, p. 36.
(4) Après quelques modifications, elles deviendront les articles XIII et XXXIII.
actes du chrétien sont réunis dans la seule charité en tant qu'elle anime les vertus et en commande l'exercice ». La seconde concédait la possibilité, pour « les âmes peinées », d'une acceptation hypothétique des « tourments éternels », sans néanmoins qu'elles soient privées de la grâce et de l'amour de Dieu, — ceci, naturellement « par supposition de choses impossibles » (1). Nous ne savons comment Fénelon accueillit ces améliorations, qui d'ailleurs n'étaient point négligeables. Dans l'après-midi de ce même 3 mars, il fit une longue visite à M. Tronson, qui, après son départ, dit à M. Bourbon « qu'il était très bien disposé et qu'il adoucissait beaucoup la plupart des propositions avancées » (2).
Le 6 mars, nouvelle lettre de Fénelon à Bossuet pour demander la modification d'un article (3) « sur un état où l'on ne s'excite plus, qui est que les auteurs de la vie spirituelle n'en ont jamais parlé » (4). Or Fénelon fait remarquer qu'en fait saint François de Sales et saint Jean de la Croix en ont parlé. Bossuet lui ayant répondu qu'il
(1) Fénelon simplifie les choses lorsqu'il dit dans sa Réponse à la Relation : « Au bout de deux jours on me communiqua l'addition de quatre articles qu'on mit avec les trente. » Il semble qu'il n'y en ait eut d'abord que deux. F., T. III, p. 26
(2) LEVESQUE, art. cité, p. 191.
(3) Le 27e de la première rédaction en 30 articles.
(4) U. L., T. VII, p. 37. — F., T. IX, p. 55.
existait des passages de ces deux saints en sens contraire, Fénelon lui récrivit le 8 mars qu'il fallait « observer bien des circonstances » (1). En même temps, il précise sa propre position sur ce point : « Pour l'excitation que j'exclus, elle ne regarde qu'un nombre d'âmes plus petit qu'on ne saurait s'imaginer. Je n'exclus qu'un effort qui interromprait l'occupation paisible. Je ne l'exclus qu'en supposant dans l'entière passivité une inclination presque imperceptible de la grâce, qui est seulement plus parfaite que celle que vous admettez à tout moment dans la grâce commune. Je ne l'exclus qu'en supposant que cette libre quiétude est accompagnée de fréquents actes distincts qui sont non excités, c'est à dire auxquels l'âme se sent doucement inclinée ». On saisit ici clairement que, pour Fénelon, la passivité n'est rien d'autre qu'une exaltation particulièrement intense de l'action divine et de la grâce105, bien différente de la miraculeuse « ligature des puissances » que suppose Bossuet106. Au reste, Fénelon finit par obtenir gain de cause, et l'article fut modifié (2).
La même lettre montre que l'affaire touchait à sa fin, mais que Bossuet désirait que les commissaires se réunissent une fois encore sans Fénelon : « Je comprends par votre dernier billet, écrit
(1) U. L., T. VII, p. 39. - F., loc.cit.
(2) C'est le XXIXe de la rédaction définitive.
299
celui-ci, que vous ne comptez pas que j'aille aujourd'hui à Issy et que vous ne souhaitez que j'y aille que jeudi, pour la conclusion ». Il y eut donc à Issy le 8 mars une ultime séance de travail qui se prolongea assez longtemps (1). Il ne semble point, naturellement, que Bossuet ait jamais envisagé de prendre en considération le contre-projet de Fénelon ; mais, sous l'influence probablement de Noailles (2), il se montra plus conciliant. Les deux articles envoyés le 3 mars furent insérés définitivement au texte, après modifications. Il se peut que Bossuet ait encore hésité à admettre le second, qui concerne l'acceptation hypothétique de la damnation. On y fit des retouches importantes et on l'appliqua non plus « aux âmes peinées », mais plus simplement aux « âmes pieuses et vraiment humbles ». Un nouvel article fut ajouté de toutes pièces, le XIIe, qui précisait que les actes distincts exigés de l'âme ne sont point des « actes méthodiques », ni des formules, ni des « actes inquiets et empressés », mais des « actes sincèrement formés dans le coeur, avec toute la sainte douceur et tranquillité qu'inspire l'esprit de Dieu ». Quelques autres corrections furent faites et l'ensemble fut
(1) LEVESQUE, art. cit., p. 192.
(2) Cf. la relation de M. Dupuy, conservée à la bibliothèque de Saint-Sulpice. Le fait est confirmé par Fénelon lui-même dans sa Réponse à la Relation, ch. III, § 48. F., T. III, p. 26.
298
ainsi porté à 33 articles. En tout ceci, l'intention de donner satisfaction à Fénelon apparaît clairement.
Les deux prélats repartirent pour Versailles « dans le carrosse de M. de Meaux » (1). Le projet révisé et augmenté fut sans plus attendre communiqué à Fénelon qui l'accepta : en dépit des insuffisances évidentes de la rédaction, les additions lui paraissaient sauvegarder l'essentiel. Il est possible que le principe de l'addition d'un XXXIVe article ait été décidé à Versailles dès le 9 mars. Il existe en effet (2) un mémoire de Bossuet, contenant sept propositions sur l'état passif, qui semble bien avoir été remis à Fénelon à peu près en même temps que la rédaction définitive (3) et qui parle déjà des trente-quatre articles. Bossuet y partait du principe que « l'état passif des mystiques approuvés est un état de suspension ou ligature des puissances, où l'âme demeure impuissante à produire des actes discursifs ou autres qu'il plaît à Dieu durant le temps de l'oraison ». Or, c'était là précisément la définition de l'état passif que refusait Fénelon. Sur de telles bases, l'accord était donc impossible. Bossuet le comprit et n'insista point. Au reste,
(1) Journal de M. BOURBON, dans LEVESQUE, art. cit., p. 193.
(2) Autographe de la main de Ledieu et de Bossuet à la bibliothèque de Saint-Sulpice. Publié dans F., T. II, p. 253.
(3) Fénelon présente les choses ainsi dans le mémoire rédigé en février 1696, cf. Revue Bossuet, 25 juin 2906, p. 219, en parlant par erreur de six articles.
c'étaient les formules de Bossuet qui dans l'ensemble triomphaient, mais les concessions obtenues par Fénelon étaient assez importantes pour lui permettre de dire plus tard qu'il avait « arrêté les articles avec les prélats » (1).
Il ne restait plus qu'à signer le traité. Depuis longtemps, il avait été décidé d'associer Fénelon à cette signature, ce que Bossuet présente comme une marque de suspicion à son égard : « Nous nous sentions obligés, écrit-il, pour donner des bornes à sa pensée, de l'astreindre par quelque signature; mais en même temps nous nous proposâmes, pour éviter de lui donner l'air d'un homme qui se rétracte, de le faire signer avec nous, comme associé à notre délibération » (2). De toutes manières, Bossuet et Noailles se devaient de traiter désormais comme leur égal le futur archevêque de Cambrai. La séance finale eut lieu le jeudi Io mars 1695 chez M. Tronson, où il arrivèrent « tous trois ensemble, environ sur le midi » (3).
M. Bourbon avait fait préparer quatre copies du texte définitif en trente-trois articles. De sa propre main, Noailles en ajouta un trente-quatrième (4),
(1) Réponse à la Relation, § 2, F., T. II, p. 329.
(2) Relation, s. III, § 22. B., T. XX, p. 108.
(3) LEVESQUE, art. cit., p. 293.
(4) Les exemplaires ayant appartenu à Fénelon et à M. Tronson sont encore à la bibliothèque de Saint-Sulpice. Voir les fac-similés au début de F., T. IX et dans les articles de M. Levesque.
302
dont le texte fut probablement arrêté au moment même (1). Il y est dit que « les commençants et les parfaits doivent être conduits chacun selon sa voie par des règles différentes, et que les derniers entendent plus hautement et plus à fond les vérités chrétiennes ». Cet article avait été visiblement inspiré par un passage du contre-projet de Fénelon (2) et constituait une ultime concession. Enfin, les signatures furent échangées et l'on se sépara. Un moment après, M. Bourbon notait dans son Journal : « Ils s'en allèrent sur les cinq heures, par un très mauvais temps ». Faut-il y voir un présage?
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 137. — Fénelon, Réponse aux Remarques, § IX, F., T. III, p. 72. La réponse de Bossuet, dans son Dernier éclaircissement, constitue un aveu, B., T. XX, ID. 468-469.
(2) Dans l'article 19.
La signature des articles d'Issy fut suivie d'une période d'euphorie, au moins apparente. Une lettre très amicale adressée par Fénélon à Bossuet le 27 mars 1695 semble retrouver la cordialité des relations d'autrefois (1). Retardé peut-être quelque peu par une affaire avec l'archevêque de Reims, l'insupportable Maurice Le Tellier, qui prétendait reprendre sur Cambrai ses droits anciens de métropolitain (2), le sacre du nouvel archevêque devait avoir lieu dans un avenir assez prochain. Mme de Maintenon désirait en faire une spectaculaire manifestation d'unité et montrer à une Cour malveillante que rien ne la séparait de Fénelon (3). Elle voulut donc que le sacre eût lieu à la chapelle de Saint-Cyr et que l'évêque consécrateur fût Bossuet. Celui-ci, du reste, avait déjà offert ses services à Fénélon : « Ce fut lui,
(1) U. L., T. VII, p. 48. — F., T. IX, p. 59.
(2) Cf. H. DRUON, Fénelon, archevêque de Cambrai, Paris, 1905, 2 vol., T. I, p. 6.
(3) Réponse à la Relation, ch. IV, § 52. F., T. III, p. 30.
Fénelon dit nettement qu'il a, sur ce point, pris les intentions de Mme de Maintenon.
304
raconte ce dernier, qui vint dans ma chambre après ma nomination, et qui m'embrassa en me disant d'abord : Voilà les mains qui vous sacreront » (1). Cela n'alla point sans quelques difficultés. Saint-Cyr étant dans le diocèse de Chartres, l'honneur eût dû revenir à Godet des Marais. Celui-ci eût assez volontiers déféré au désir de la femme du roi et cédé le pas à l'évêque de Meaux; mais plusieurs de ses collègues dans l'épiscopat estimaient que ce serait là créer un précédent regrettable et le lui déconseillaient (2). Noailles lui-même avait, dès l'origine, soulevé le problème et formulé des objections que Mme de Maintenon avait transmises à Fénelon. Après quelques semaines, Fénelon y avait répondu dans les premiers jours de mai en disant qu'il avait consulté et trouvé que « M. l'Evêque de Chartres pouvait fort bien céder la première place dans son diocèse ». Vers le 10 mai, Mme de Maintenon mit le roi au courant, pendant un séjour à Compiègne. Louis XIV fut réticent; quelques jours plus tard, l'évêque de Soissons, Fabio Brûlart de Sillery, puis l'archevêque de Reims, se montrèrent vivement défavorables et leurs avis impressionnèrent le monarque. Fénelon fut informé
(1) Ibid., cf. § 50, p. 28.
(2) La source la plus précise de nos renseignements sur cette histoire est une lettre de Mme de Maintenon à Noailles, du 25 mai 1695, cf. MAINTENON. Lettres, T. IV, p. 406.
par Beauvillier et prévint Noailles et Bossuet. L'un et l'autre se hâtèrent d'envoyer à Fénelon des réponses positives ; celle de Noailles est du 14 mai (1) et celle de Bossuet, qui fut écrite à peu près en même temps, constitue une véritable consultation canonique (2). Lorsque la Cour fut de retour à Versailles, le 18 mai, Mme de Maintenon revit Fénelon à ce sujet (3) et tenta une nouvelle démarche auprès du roi quelques jours plus tard (4), mais sans grand succès. La suite des manoeuvres ne nous est pas connue ; pourtant, elle parvint à ses fins. Le Io juillet 1695, Fénelon fut sacré à Saint-Cyr par Bossuet, assisté de Noailles et d'Henry Feydeau de Brou, évêque d'Amiens. Pour éviter tout problème, Godet n'assista point à la cérémonie (5). Il semble que, dans les jours précédents, Fénelon ait renouvelé ses protestations de soumission à l'égard de Bossuet (6), et certainement la solennité atteignit le but qu'avait recherché Mme de Maintenon : sauvegarder les
(1) Elle est citée par Fénelon dans sa Réponse à la Relation, loc. cit.
(2) U. L., T. VII, p. 95. Citée également par Fénelon.
(3) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 405.
(4) Ibid., p. 407.
(5) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 146. Par une erreur assez étrange, Phelipeaux date le sacre du 10 juin.
(6) BOSSUET, Relation, s. III, § 14. B., T. XX, p. Il o.
Dans sa Réponse à la Relation, ch. § 50, (F., T. I , II, p. 28), Fénelon nie le fait précis rapporté par Bossuet que ce dernier a probablement grossi.
306
apparences. Les enfants de France, c'est-à-dire le duc de Bourgogne et ses deux frères, furent présents (1), dans la plus stricte intimité : « Mme de Maintenon, écrit Saint-Simon, y assista avec sa petite et étroite cour intérieure, personne d'invité et portes fermées à l'empressement de faire sa cour » (2). Suivant l'usage, Bossuet, étant le prélat consécrateur, offrit le repas : « Il arriva lors, note Phelipeaux (3), une chose qui parut à quelques-uns de mauvaise augure. Le maître d'hôtel, mettant le premier plat sur la table, mourut subitement, ce qui troubla un peu la fête ». Par ailleurs, Bossuet rendit à ce moment à Fénelon tous les écrits que ce dernier lui avait fait parvenir pendant les conférences d'Issy (4).
En dépit de cet apparent apaisement, bien des indices montraient déjà que les articles d'Issy avaient été le fruit d'une union plus illusoire que réelle. En fait, chacun demeurait sur ses positions et, inconsciemment, infligeait au texte une exégèse suffisamment énergique pour y retrouver ses propres idées. C'est très visible dans une lettre de Fénelon à Mme de la Maisonfort, écrite vers la fin de mars 1695 (5). A sa correspondante qui
(1) DANGEAU, Journal, T. V., p. 237.
(2) SAINT-SIMON, Mémoires, éd. Boilisle, Paris, 1879-1928, 41 volumes, T. II, p. 346.
(3) Relation, loc. cit.
(4) BOSSUET, Relation, loc. cit.
(5) F., T. IX, p. 56.
sans doute s'étonnait qu'il eût accepté les articles d'Issy, il répond en montrant que ces articles laissent intacts les principes du mysticisme sur lesquels il fonde sa propre spiritualité. En rappelant combien les actes discursifs et distincts sont légitimes et nécessaires, il maintient cependant qu'il peut y avoir des états, ou tout au moins de longues périodes, où la vie unitive les absorbe et les fait cesser, et que « les âmes les plus passives font aussi des actes distincts et en grand nombre mais sans empressement : c'est ce que les mystiques appellent coopérer avec Dieu sans activité propre ». De même, à propos des réflexions : « Il faut seulement dire qu'on doit retrancher les réflexions d'amour-propre, qui sont empressées ou qui interrompent l'opération divine dans la quiétude ». Il avoue qu'il a été quelque peu gêné par l'article IX, qui proscrit l'indifférence au salut, mais que les précisions contenues dans l'article XXXIII lui ont semblé sur ce point suffisantes : « Quoique la récompense qui est le bonheur éternel ne puisse jamais être réellement séparée de l'amour de Dieu, ces deux choses néanmoins peuvent être séparées dans nos motifs, car on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux ». Il est aisé de voir qu'en fait Fénelon ne renonce à aucune de ses idées et on ne s'étonne pas trop qu'en reproduisant cette lettre Phelipeaux ajoute : « Je ne puis ici
308
assez admirer la souplesse de M. de Cambrai » (1). Il est à remarquer que, dans le recueil des lettres de Fénelon constitué par Mme de la Maisonfort, celle-ci était la dernière (2).
De son côté, Bossuet était bien décidé à tirer le maximum des articles d'Issy, mais naturellement dans le sens de ses vues. Tout d'abord, il allait s'en servir pour condamner Mme Guyon. Il avait été convenu à Issy « que les prélats publieraient incessamment dans leurs diocèses une ordonnance où les articles seraient insérés, et que M. de Cambrai ferait la même chose dans le sien, après qu'il aurait été sacré » (3). Mais l'un et l'autre le firent en suivant l'exemple d'Harlay et en y joignant une condamnation explicite des ouvrages. Comme il était normal, ce fut Bossuet qui ouvrit le feu. Datée du 16 avril 1695, son Ordonnance et instruction pastorale sur les états d'oraison fut publiée le dimanche ler mai. Dès le lendemain, Bossuet l'envoya à M. Tronson, accompagnée d'une lettre où il faisait remarquer qu'il s'était permis des additions à trois des articles (4), pour rendre « le discours plus net » (5); bien que légèrement
(1) Relation, T. I, p. 142.
(2) LEDIEU, Mémoire, p. 26.
(8) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 137.
(4) Elles concernent les articles XII (toujours), XX
(dont l'autorité), XXXIV (chacun selon sa voie).
(5) U. L., T. VII, p. 77.
restrictives, ces corrections furent en fait admises par Fénelon qui a toujours cité le texte sous cette forme. M. Tronson répondit à Bossuet le 3 mai par un billet prudent, qui ne contient pas un mot de félicitations (1). Le texte de Bossuet, après un salut à l'ordonnance d'Harlay, aborde les problèmes doctrinaux. L'un des premiers paragraphes est particulièrement frappant par le fait que Bossuet y condamne sans aucune nuance l'une des thèses fondamentales du mysticisme abstrait : « Sous prétexte d'honorer l'essence divine, ils excluent de la haute contemplation l'humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ, comme si elle en était un empêchement, encore qu'elle soit la voie donnée de Dieu même pour nous élever à lui; et non seulement ils éloignent cette sainte humanité, mais encore les attributs divins, même ceux qui sont les fondements les plus communs et les plus essentiels de notre foi, tels que sont la toute-puissance, la miséricorde et la justice de Dieu. Ils éloignent par mêmes raisons les trois personnes divines, encore que nous leur soyons expressément et directement consacrés par notre baptême, dont on ne peut supprimer le souvenir explicite sans renoncer au nom de chrétien; de sorte qu'ils mettent la perfection de l'oraison chrétienne à s'élever au-dessus des idées qui appartiennent
(1) Ibid., p. 78.
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proprement au christianisme » (1). Puis il analyse les erreurs attribuées aux « nouveaux mystiques », en particulier l'indifférence au salut, l'acte unique de contemplation, le mépris des mortifications. Ensuite les trente-quatre articles qui, pour ne point offenser Harlay, sont présentés sans aucune indication d'origine (2). Finalement, sans nommer Mme Guyon, Bossuet condamne nommément, « comme contenant une mauvaise doctrine », la Guide spirituelle de Molinos, la Pratique facile de Malaval, le Moyen court, la Règle des Associés, le commentaire du Cantique des Cantiques et l'Analysis du P. La Combe, et il termine en promettant « une instruction plus ample où paraîtra l'application avec les preuves des susdits articles ». Quant à l'ordonnance correspondante de Noailles, elle porte la date du 25 avril 1695 (3), mais elle ne fut, semble-t-il, publiée que vers le 15 mai (4). Elle fut auparavant communiquée à Mme de Maintenon qui, le 28 avril, en félicita vivement l'évêque
(1) B., T. XVIII, p. 353.
(2) LEDIEU, Journal, T. II, p. 216. Mais Ledieu se trompe en disant que le fait de la signature à Issy ne fut révélé que par la 2e édition de l'Instruction pastorale sur les Etats d'oraison ; il était mentionné déjà dans la première, L. X, § 21, p. 435 (cf. B., T. XVIII, p. 357); mais la 2e édition, p. ij, le rendait plus évident par une note marginale.
(3) Elle est reproduite par Bossuet à la fin de son Instruction pastorale de 1697.
(4) Cela ressort d'une lettre de Mme de Maintenon à Noailles, du 18 mai; cf. MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 404.
de Châlons (1). Cette ordonnance ne contient rien de bien nouveau que n'ait déjà dit Bossuet, si ce n'est une liste de lectures mystiques conseillées, où l'on trouve seulement l'Imitation, les oeuvres de saint François de Sales et de sainte Thérèse, — cette dernière avec quelques réserves —, Louis de Grenade, les Exercices de saint Ignace, le Combat spirituel, la Connaissance et l'amour de Dieu du P. de Saint- Jure. Au reste, ces deux ordonnances ne furent point universellement approuvées. Le P. de la Chaise107, confesseur du roi, les attaqua devant Louis XIV « comme mal faites, comme dangereuses et comme concertées ». Quant à Fénelon, il se contenta de garder le silence sur ce point (2).
A franchement parler, Bossuet n'était point parfaitement content des articles d'Issy, et les quelques concessions arrachées par Fénélon lui donnaient des remords. Il est de fait que la publication de l'ordonnance de Bossuet souleva quelque émoi dans le clan antimystique. Dès les premiers jours de mai, le célèbre historien Lenain de Tillemont lui écrivit pour lui dire combien il regrettait la présence de l'article XXXIII sur le sacrifice conditionnel du salut (3). D'autres objections durent
(1) Ibid., p. 390.
(2) Ibid., p. 408.
(3) La lettre a été publiée sans date par M. TRONCHAY
dans les Réflexions de M. Lenain de Tillemont sur divers sujets de morale, Cologne, 1711, p. 374. Elle est reproduite dans U. L., T. VII, p. 59, mais inexactement datée du 15 avril, alors qu'elle est certainement postérieure au 1er mai.
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venir à Bossuet de son ami Pierre de la Broue, évêque de Mirepoix. Il lui répondit le 24 mai : « J'ai bien pensé à l'article XXXIII et je le trouve en tant de livres approuvés que je n'ai pas cru qu'on pût le révoquer en doute ». Cependant, un peu plus loin, une phrase curieuse montre bien quelle est son attitude négative, voire même méprisante, à l'égard des mystiques : « Pour le bienheureux Jean de la Croix, je n'ai rien à dire, sinon que je ne le crois pas assez autorisé pour faire de ses sentiments un motif pour approuver une doctrine dans une ordonnance » (1). Il y revient dans deux lettres du 29 mai et du 3 juin (2), qui montrent combien le problème le préoccupait, et toujours il affirme que cet article XXXIII est conforme à l'enseignement des meilleurs auteurs.
Quant à Harlay de Champvallon, il fut, comme il fallait s'y attendre, fort mécontent de voir Bossuet et Noailles se mêler de censurer une doctrine qu'il estimait avoir suffisamment condamnée. Dans le courant de mai 1695, il tint sur ce sujet des propos très violents à Pierre de la Broue (3). Cependant, sa propre ordonnance du
(1) U. L., T. VII, p. 102 et 105.
(2) Ibid., p. 109 et 117.
(3) U. L., T. VII, p. 101.
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16 octobre 1694 fut remise en actualité par la publication de la Réfutation des principales erreurs des Quiétistes, de Nicole. L'ouvrage, en effet, se réfère explicitement à l'ordonnance de Mgr l'archevêque de Paris, qui y est reproduite tout au long. Parue vers la fin de juillet 1695 (1), la Réfutation est le dernier des livres du doux M. Nicole, qui mourut le 16 novembre suivant. En dépit d'approbations où l'on trouve les noms de Pirot et de Boileau, c'est aussi l'un des moins bons (2). A un intellectualisme absolu et intransigeant, Nicole joint un moralisme tellement envahissant qu'il en arrive à nier la possibilité même de l'oraison contemplative, et cela sans conscience aucune des énormités qui tombent de sa plume. Nicole s'attaque avec violence à la notion d'oraison de contemplation acquise, ou de simple regard, qu'il rend responsable des pires iniquités. Puis, après avoir prétendu démontrer que toute la vie chrétienne se réduit à éviter le mal et à faire le bien, — ce qui est fort contestable —, il écrit ces lignes surprenantes : « Il n'y a nulle vie vraiment chrétienne sans l'observation de ses devoirs et sans la vigilance à éviter les péchés, et cette seule obligation demande tant de réflexions, de pensées distinctes, de prières particulières, de lectures,
(1) L'achevé d'imprimer est du 22 juillet.
(2) En voir une excellente critique dans BREMOND, Histoire littéraire, T. IV, spécialement p. 550-565.
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d'instructions, de conseils, qu'il est difficile de comprendre où l'on pourra placer le simple regard » (1). Cela se passe de commentaires, et suffit à montrer que le bon Nicole, quintessence de l'antimysticisme, n'a simplement rien compris aux données même du problème. Par ailleurs, Mme Guyon l'accuse d'avoir parfois plus ou moins consciemment déformé les textes en les citant (2). Si c'est, comme on l'a prétendu (3), Bossuet lui-même qui engagea Nicole à entreprendre cet ouvrage, ce fut une erreur, car rien n'était moins propre à éclairer le débat. Du reste, bien des lecteurs en virent dès ce moment la faiblesse. Si le P. La Combe, à qui Mme Guyon avait envoyé l'ouvrage, se contenta de gémir dans une lettre du 20 août 1695 : « M. l'abbé Nicole a eu un beau champ pour exercer sa bonne plume en écrivant contre des gens sans défense, et de qui les écrits ont été flétris par les prélats et par les docteurs » (4), d'autres exprimèrent des jugements moins indulgents. Tel est par exemple le cas de
(1) Réfutation, p. 335.
(2) F., T. IX, p. 74. Le passage incriminé par Mme Guyon se trouve p. 430 de la Réfutation ; la mauvaise disposition typographique y présente comme texte de Mme Guyon un commentaire de Nicole.
(3) GOUJET, Vie de Nicole, T. II, p. 204.
(4) F., T. IX, p. 70. 11 s'exprime nettement et sévèrement sur la Réfutation dans une lettre du 7 décembre 1695, qui fut saisie par la police et que Mme Guyon ne reçut jamais, cf. U. L., T. VIII, P. 453.
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Fénelon lui-même, qui écrit le 7 mars 1696 à Mme de Maintenon : « M. Nicole a voulu décider d'un style moqueur sur les voies intérieures, sans traiter ni de l'amour désintéressé, ni des épreuves des saints, ni de l'oraison passive. Il a combattu l'oraison de présence de Dieu, qui est la contemplation, sans respecter ni la tradition des saints ni les propositions de nos évêques. Rien ne serait si aisé que de confondre cet ouvrage, mais l'esprit de contention n'est point celui des enfants de Dieu » (1). Il y eut cependant des essais de réfutation. Le savant bénédictin Dom François Lamy en écrivit une qui circula en manuscrit et dont Mme Guyon eut connaissance (2). Une autre fut entreprise par Dom Claude Martin, le fils de Marie de l'Incarnation, sous le titre de Traité de la Contemplation. La sainteté personnelle de Dom Martin, son expérience des voies intérieures, le souvenir de sa mère, tout permettait d'espérer une oeuvre extrêmement remarquable, et il est bien dommage que la mort soit venue interrompre l'auteur le 9 août 1696, alors que son ouvrage en était encore au stade préparatoire (3). De toutes
(1) F., T. IX, p. 84.
(2) Vie, Ille p., ch. XI, § 9.
(3) Le P. A. Rayez a eu le très grand mérite d'identifier et de déchiffrer ces notes dans le mss. B. N. f. fr. 17.765. Il en a publié les meilleurs passages en un remarquable article, Le Traité de la contemplation de Dom Claude Martin, dans Revue d'ascétique et mystique, n°115, juillet-septembre 1953.
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manières, la Réfutation de Nicole n'eut qu'un succès limité et retomba vite dans l'oubli : elle ne fut jamais rééditée et presque personne ne la citera dans les controverses ultérieures.
Cependant, Fénelon put conserver quelque temps l'illusion d'une relative entente avec Bossuet, même sur le plan doctrinal. Parti vers le début d'août pour Cambrai, où il prit possession le 10 de son siège archiépiscopal (1), il fut longtemps éloigné de Paris et absorbé par d'autres affaires, et ne revint probablement à Versailles qu'au début d’octobre108 (2). Or Fénelon était fort lié avec les carmélites de la rue Saint- Jacques ; en particulier il était en relations suivies avec la soeur Charlotte de Saint Cyprien, née Guichard de Peray, protestante convertie qu'il avait connue aux Nouvelles-Catholiques (3). Vers la fin de novembre 1695, il eut occasion de prêcher chez les Carmélites, et son sermon provoqua des commentaires malveillants (4). Bossuet en fut informé et prévint Fénelon; celui-ci se justifia par une lettre en date du 7 décembre (5). A une nouvelle intervention de Bossuet, il répondit le 18 décembre de Cambrai
(1) DRUON, op. cit., T. I, p. II.
(2) Ibid., p. 25 n.
(3) Voir une notice sur elle dans U. L., T. VII, P. 455 n.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 157. (6) U. L., T. VII, p. 254. — F., T. IX, p. 76.
où il était revenu dans l'intervalle (1). Dans ces deux lettres, Fénelon multiplie les protestations de soumission ; dans la seconde, il offre même à Bossuet d'aller le rejoindre pour prendre part au grand ouvrage que l'évêque préparait alors : il s'agit de l'Instruction pastorale sur les états d'oraison, annoncée dans l'ordonnance du 16 avril, et à laquelle Bossuet travaillait sans doute depuis le mois de juin (2). Il ne paraît point que Bossuet ait envisagé d'accepter l'offre de Fénelon.
Un peu plus tard, ce dernier eut l'occasion de répondre à quelques questions de la Soeur Charlotte de Saint Cyprien, concernant l'oraison mystique. Il le fit par une lettre du 10 mars 1696, qui, à son sentiment, « contenait en substance tout le même système que ses anciens écrits » (3). Par précaution, Fénelon montra sa lettre à Bossuet, qui d'ailleurs connaissait beaucoup, lui aussi, la Soeur Charlotte de Saint Cyprien, « Vous approuvâtes tout, lui écrira plus tard Fénelon, et vous souhaitâtes seulement que j'expliquasse le terme d'enfance, parce que vous saviez qu'on en avait abusé en
(1) U. L., p. 264. F., p. 77.
(2) Cf. BOSSUET, Instruction sur les états d'oraison. Second traité, publié par E. LEVESQUE, Paris, 1897. Introduction, p. XIV. — Bossuet en avait parlé à Fénelon dans une lettre que celui-ci avait reçue à Cambrai au cours de l'été. Cf. U. L., T. VIII, p. 135. — F., T. IX, p. 127.
(3) Plusieurs passages du sermon incriminé y sont repris, spécialement à la fin.
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nos jours » (1). Il est exact que cette lettre constitue un résumé très caractéristique des idées féneloniennes (2). En affirmant que « la contemplation est un genre d'oraison autorisé par toute l'Eglise », Fénelon rappelle « qu'en quelque état éminent et habituel qu'on puisse être, la contemplation, ni acquise ni infuse, ne dispense jamais des actes distincts des vertus ; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation ». Sur le problème du dépassement de l'humanité du Christ, Fénelon précise sa position qui, tout en se rattachant à l'école abstraite, se montre extrêmement modérée : « Pour Jésus-Christ, il n'est jamais permis d'aller au Père que par lui; mais il n'est pas nécessaire d'avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu, ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l'attrait de la grâce pourvu que l'âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à la vie intérieure ». Cependant Fénelon fait remarquer qu'il y a des âmes « qui croient pour un temps l'avoir perdu, lorsqu'elles sont dans les épreuves ». Il ne craint point de recommander à sa correspondante une forme de contemplation extrêmement abstraite : « L'acte d'adoration de l'Etre spirituel,
(1) U. L., T. VIII, p. 135. — F., T. IX, p. 127. Fénelon mentionne également le fait dans une lettre à Mme de Maintenon, ibid., p. 101.
(2) F., T. VIII, p. 449 et suiv.
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infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l'exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule ». Mais il prend soi de noter pourtant que « cette
contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n'est admise volontairement, n'est jamais en cette vie continuelle et sans interruption ».
Il définit l'état passif, dans les perspectives très souples qui sont les siennes, comme un « état simple, paisible, désintéressé, où l'âme coopère à lagrâce d'une manière d'autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu'elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l'intérêt propre ». Par ailleurs, Fénelon insiste peu sur la question du pur amour et du sacrifice conditionnel du salut, se bornant à remarquer qu'on veut son salut « non pour soi mais pour Dieu qui veut être glorifié par là ». On peut s'étonner que Bossuet ait donné aussi facilement son approbation à ce texte. Mais il faut se souvenir que, dans la pratique de la direction, Bossuet se montre infiniment plus accueillant à la mystique que dans ses ouvrages théoriques, comme en témoignent ses lettres à Mme d'Albert, à Mme Cornuau, à Mme de la Maisonfort. On pourrait même là relever quelques contradictions : au moment où il critique le plus durement les visions de Mme Guyon, en octobre 1694, on le voit s'intéresser
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avec bienveillance à celles, non moins extraordinaires, de Mme Cornuau (1). Aussi a-t-il dû admettre sans grande hésitation les conseils donnés par Fénelon à la Soeur Charlotte.
Et pourtant, malgré ces apparences pacifiques, Fénelon sentait peu à peu l'inquiétude le gagner. Dans la lettre écrite par ce dernier à Bossuet le 9 février 1697, au lendemain de la publication des Maximes des Saints, il se plaint d'avoir été, dès le printemps 1695, douloureusement affecté de la « réserve » de Bossuet à son égard : « Je ne croyais pas, dit-il, l'avoir méritée, et elle ne faisait d'autre impression que celle de me resserrer le coeur, par pure amitié ». Il reproche au prélat d'avoir publié son ordonnance du 16 avril sans lui en avoir parlé, « ni avant, ni après » (2). Sans doute Fénelon était-il trop psychologue pour n'avoir pas discerné à bien des indices qu'approchait le temps de la rupture. Dans cette progressive tension, il est bien certain en outre que Mme Guyon a joué un rôle indirect, mais décisif.
Pour Mme Guyon, les entretiens d'Issy constituaient un échec complet. Sa doctrine en sortait
(1) B., T. XXVII, p. 540 et suiv.
(2) U. L., T. VIII, p. 135. F., T. IX, p. 127.
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condamnée, cependant qu'elle n'avait pas réussi à faire justifier officiellement ses moeurs. Ce dernier point, on s'en souvient, n'était pas théoriquement en cause à Issy ; mais, en pratique, M. Tronson avait fini par obtenir qu'on s'en préoccupât d'une manière assez approfondie. Les amis de Mme Guyon se prêtèrent de leur mieux aux enquêtes nécessaires et y contribuèrent dans toute la mesure du possible. Ainsi fut constitué tout un dossier de témoignages, de valeur fort inégale.
Nous avons noté que l'un des premiers recueillis fut celui du P. Paulin d'Aumale (1), religieux du tiers-ordre régulier franciscain, appartenant au couvent de Nazareth, dans le quartier du Temple, près duquel Mme Guyon avait habité en janvier 1692; il semble, d'après une lettre de M. Tronson (2), que le mémoire du P. Paulin fut transmis par l'abbé de Noailles, frère de l'évêque de Châlons. Sans rien contenir de très grave, il imputait à Mme Guyon quelques phrases scabreuses. Mme Guyon paraît n'en avoir eu connaissance qu'assez tard, puisque c'est seulement le 10 décembre qu'elle remit les choses au point dans une lettre à Chevreuse (3). Sur le désir de Bossuet et de Noailles (4), M. Tronson la questionna là-dessus au cours de
(1) F., T. IX, p. 24 et suiv.
(2) F., T. IX, p. 49.
(3) Ibid., p. 45.
(4) Ibid., p. 44.
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son interrogatoire du 12 décembre ; elle nia formellement les faits allégués par le P. Paulin (1). D'après une notre autographe de Chevreuse (2), le P. Paulin désavoua sa lettre, assurant « qu'il n'avait jamais écrit ni celle-là ni aucune autre sur le sujet ». S'agissait-il donc d'un faux ou d'une calomnie ?109 Nous n'en savons malheureusement pas plus long sur cette singulière histoire, dont il ne fut plus jamais question. D'autres témoignages se révélèrent également négatifs, tels celui de Nicole qui, interrogé au début de novembre 1694 par la duchesse de Noailles, répondit par une lettre habile et évasive, où il évitait soigneusement de se compromettre (3). De même, une question posée à Turin à la marquise de Pruney par l'intermédiaire de son fils ne rapporta qu'un éloge de Mme Guyon (4).
D'autres cas méritent un examen plus approfondi. M. Tronson eut grandement désiré connaître avec précision l'avis de Mgr d'Arenthon, qu'il estimait fort. On sait combien ce dernier, tout en appréciant la piété personnelle de Mme Guyon, était opposé à ses théories mystiques. En 1688, il avait mis un barrage catégorique au retour
(1) Ibid., p. 47.
(2) Ibid., p. 45.
(3) Ibid., p. 38.
(4) Ibid., p. 37.
du P. La Combe à Thonon (1). Plus tard, le 9 novembre 1691, il donna une approbation très élogieuse aux Sujets de méditation sur le Cantique des Cantiques, du Général des Chartreux Innocent Le Masson (2); cette approbation contient un passage où Mme Guyon est directement visée pour un fragment de son Cantique, jugé particulièrement inconvenant (3). Ainsi, la position de Mgr d'Arenthon était bien connue. Après avoir, comme on l'a vu, demandé des informations dès le mois de juin 1694 par l'intermédiaire de l'abbé de la Pérouse, M. Tronson revint à la charge à l'automne. Le 25 octobre, il citait à son correspondant un passage de l'autobiographie de Mme Guyon, où celle-ci faisait état d'un avis favorable de Mgr d'Arenthon (4). Un peu plus tard, le il novembre, il fait mention d'un mémoire apologétique particulier où Mme Guyon se réfère avec plus d'insistance encore à l'évêque de Genève (5). Naturellement, M. Tronson aurait aimé en savoir plus long par le prélat lui-même. La Pérouse transmit donc les lettres le 5 décembre (6).
(1) U. L., T. VII, p. 486 n. F., T. IX, P. 54 n.
(2) Grenoble, 1691.
(3) Il s'agit du ch. V, v. 4, où il est dit que l'Epoux permet une infidélité à l'âme, afin « de la purifier de l'attache qu'elle avait à sa pureté et à son innocence. »
(4) F., T. IX, p. 31.
(5) Ibid., p. 40.
(6) Ibid., p. 43.
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Le 12, il annonce au Sulpicien qu'il vient de recevoir la réponse de l'évêque : « Elle porte qu'il ne lui conviendrait pas d'éclaircir les faits que la dame suppose pour se justifier, mais que l'on peut faire voir ce qu'il a pensé de la doctrine par la lettre circulaire qu'il publia il y a sept ans » (1). C'était admettre implicitement que Mme Guyon n'avait dit que la vérité, et M. Tronson le comprit bien ainsi, comme on le peut voir par deux lettres désabusées adressées à La Pérouse le 22 et le 29 décembre (2). De fait, le 8 février 1695, Mgr d'Arenthon envoyait à un correspondant qui n'est malheureusement pas identifié110 une lettre extrêmement favorable où il déclare : « J'ai toujours parlé de la piété et des moeurs de cette dame avec éloge » (3). D'Arenthon mourut le 4 juillet suivant. Ainsi, la piste génevoise aboutissait, elle aussi, à un résultat négatif.
On n'eut pas beaucoup mieux avec Dom Innocent Le Masson lui-même, qui jouissait pourtant d'une réputation de malveillance, voire de médisance, solidement établie(4). On connaît
(1) Ibid., p. 48.
(2) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 479-481.
(3) F., T. IX, p. 55. Lettre citée par Fénelon dans sa Réponse à la Relation, ch. I, § 1. F., T. III, p. 8.
(4) Cf. LA BLETTERIE, Lettres sur la Relation. F., T. X, -- p. 69. Cf. aussi un mot de Goujet rapporté dans U. L., T. VII, p. 493 n.
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son hostilité pour Mme Guyon, contre laquelle il écrivit plusieurs ouvrages, en particulier les Sujets de méditation, qu'on vient de mentionner. Il eut recours à des procédés plus discutables. Le 8 novembre 1694, il envoya ses Sujets de méditation à M. Tronson, accompagnés d'une lettre assez vague contre Mme Guyon (1). Mais, quelques jours plus tard, dans une lettre à La Pérouse, destinée visiblement à être transmise au supérieur de Saint-Sulpice, il parle à mots couverts, sans nommer personne et en demandant le secret, d'une histoire très compromettante pour Mme Guyon (2). Or, l'histoire en question est bien connue : il s'agit d'une certaine Cateau Barbe qui, après avoir répandu par vengeance les pires horreurs sur Mme Guyon, s'était dans la suite publiquement rétractée. Le mystère dont s'entourait Dom Le Masson tenait probablement au fait qu'il ne désirait point que M. Tronson connût l'entière vérité sur cette affaire. Au début de décembre, il lui fit transmettre par La Pérouse des renseignements concernant une prétendue prophétie que le P. La Combe aurait faite à Mgr d'Arenthon (3). Le 10 décembre, M. Tronson remercie Dom Le Masson de ses divers envois, mais avec une réserve qui
(1) F., T. IX, p. 41.
(2) F., T. IX, p. 41 n. Texte intégral cité dans Tronson, Correspondance, T. III, p. 467 n.
(3) F., T. IX, p. 43.
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semble prouver qu'il n'est nullement convaincu (1). De fait, le 22, en écrivant à La Pérouse, il constate que la déposition du Chartreux « serait d'un grand poids si l'on pouvait s'en servir », mais demeure sceptique (2); le 5 juillet, écrivant à Le Masson lui-même, il lui déclarera qu'il n'a pu « s'en servir efficacement » (3), sans plus insister pour en savoir davantage. Plus tard, Dom Le Masson se déchaînera à nouveau contre Mme Guyon dans sa biographie de Mgr d'Arenthon, mais sans apporter non plus aucune preuve sérieuse (4), et sans rencontrer davantage de créance.
Les interventions du Cardinal Le Camus posent également un problème assez complexe. Nous avons vu que ses dernières relations personnelles avec Mme Guyon, au printemps 1686, avaient été assez cordiales. Le 28 janvier 1687, il lui envoyait encore une lettre fort aimable, à laquelle était joint un mot de recommandation pour son frère Jean Le Camus, lieutenant civil (5). Or, en décembre 1694, circula dans Paris la copie de deux lettres adressées par Le Camus au curé de Saint-Jacques
(1) TRONSON, Correspondance, T. III, p. 472.
(2) Ibid., p. 479.
(3) Ibid., p. 49o.
(4) La vie de Messire Jean d'Arenthon d'Alex, Lyon, 1697.
Sur toutes ces affaires, on peut trouver d'excellentes analyses dans SCHMITTLEIN, op. cit., p. 41 et suiv.
(5) F., T. IX, p. 5. — LE CAMUS, Lettres, P. 499. — D'après les autographes dans U. L., T. VII, p. 488 n.
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du Haut-Pas, Louis Marcel. Le texte en est perdu (1), mais nous savons qu'elles chargeaient lourdement Mme Guyon sur le plan moral, et qu'elles invoquaient le témoignage de Dom Nicolas Richebracque, ancien prieur du monastère de Saint-Robert de Cornillon, près de Grenoble. Dès le 27 décembre, Mme Guyon écrivit à Le Camus une lettre nette et ferme pour lui demander des explications (2). La duchesse de Noailles en fit également demander par l'intermédiaire du premier président de la Cour des Aides, Nicolas Le Camus, frère du Cardinal. Enfin, le 10 janvier, le duc de Chevreuse en écrivit lui-même à l'évêque de Grenoble (3). Celui-ci répondit le 18 janvier par une lettre assez ambigüe où, pour justifier sa position personnelle, il minimise la portée aussi bien du témoignage donné en 1687 à Mme Guyon que des lettres adressées récemment au curé de Saint-Jacques (4). Comme il invoquait encore le témoignage de Dom Richebracque, Mme Guyon et Chevreuse eurent avec le Bénédictin, qui se trouvait alors à Blois, toute une correspondance, dans le courant d'avril 1695 (5). Dom Richebracque
(1) C'est par erreur que le P. Ingold a cru en identifier une dans une lettre qui est de 1697, cf. LE CAMUS, Lettres,
P. 572.
(2) F. T. IX, p. 50.
(3) Ibid., p. 52.
(4) U. L., T. VII, p. 487. — F., T. IX, p. 52.
(5) F., T. IX, p. 59 et suiv. Cf. Vie, IIIe p. ch. XVIII, § 4.
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désavoua le Cardinal de la manière la plus formelle et témoigna d'une vive estime pour Mme Guyon. Rendues publiques, les lettres du religieux mirent Le Camus dans une position très fausse. D'après Mme Guyon elle-même, le Cardinal aurait alors écrit au curé de Saint-Jacques pour désavouer ses premières lettres (1). De toutes manières, il essaya de se couvrir par le témoignage d'un autre Bénédictin, en l'espèce Dom Falgerat, prieur de Saint-Martin d'Autun, auquel il écrivit le 3 mai (2) pour obtenir que ce dernier certifiât avoir entendu Mme Guyon tenir des propos assez étranges et inconvenants (3). Dom Falgerat renvoya la lettre au premier assistant du général, Dom Antoine Durban, preuve qu'il s'agissait d'une affaire importante pour toute la Congrégation de Saint-Maur. Il ne semble pas que Dom Falgerat ait jamais consenti à donner le témoignage qu'on lui demandait, et il n'en fut plus question. Par ailleurs, le 19 avril, le premier président Le Camus avait montré à Chevreuse une lettre de son frère qui constituait une véritable rétractation, où il déclarait « qu'il n'avait jamais rien vu ni connu de mauvais en Mme Guyon » et qu'il était « très
(1) Ibid., § 5.
(2) LE CAMUS, Lettres, p. 578 (mal datée). — U. L., T. VII,
p. 489. — L'autographe, B. N., Mss. f. fr. 17.68o, fo 91,
témoigne de la réexpédition à Saint-Germain des Prés.
(3) Ils correspondraient à la 42e proposition de Molinos.
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fâché » de ce qu'il avait écrit au curé de Saint-Jacques, que ce dernier n'aurait jamais dû montrer (1). En fait, tout cela n'aboutissait qu'à faire peser sur le Cardinal Le Camus un lourd soupçon de duplicité. On comprend que Bossuet, qui avait été tenu au courant aussi bien par Marcel que par Mme Guyon elle-même (2), ait pu écrire à La Broue le 3 juin 1695 : « Quant à la déclaration d'un certain prélat éloigné que vous avez vue, c'est moins que rien » (3). En somme, là encore, l'enquête se terminait sur un non-lieu.
Il ne parait point d'ailleurs que cet aspect du problème ait beaucoup préoccupé Bossuet : sans doute avait-il des raisons de penser que le résultat serait négatif. A ses yeux, Mme Guyon et ses idées posaient des questions infiniment plus complexes. Arrivée le 13 janvier 1695 chez les Visitandines de Meaux, elle y fut considérée comme prisonnière. Phelipeaux, qui est ici témoin oculaire, précise : « Elle eut ordre de ne communiquer avec qui que ce soit au dehors, ni par lettre ni autrement; dans la maison, elle ne pouvait parler qu'avec la Mère Picart, supérieure du monastère, d'un esprit ferme et d'un âge avancé, et avec M. Bobé, chanoine de Meaux et supérieur du monastère, que M. de Meaux lui donna pour
(1) F., T. IX, p. 6o,
(2) Vie, IIIe p., ch. XVIII, § 6.
(3) U. L., T. VII, p. 117.
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confesseur » (1). Elle était cependant à Meaux de son plein gré, mais certainement bien des gens crurent alors qu'elle y était « par ordre du roi » (2) et même, à une époque plus tardive, les Visitandines demeureront à tort persuadées qu'elle avait été envoyée chez elles par une lettre de cachet (3). Sur ce point, le témoignage de Bossuet lui-même est formel; le 30 septembre 1695, il écrira à M. Tronson : « Je n'ai point promis de la garder ni de l'empêcher de sortir, et on ne me l'a jamais proposé » (4). Du reste, les relations entre Bossuet et sa prisonnière paraissent être passées alors par d'étranges alternatives et, même en faisant la part d'une certaine exaltation, on est obligé d'admettre dans son ensemble le récit de Mme Guyon, que confirment ses lettres écrites au jour le jour au duc de Chevreuse, avec lequel elle n'a pratiquement jamais cessé de correspondre. Bossuet y semble pris entre sa bonhommie naturelle, qui l'eût rendu indulgent envers Mme Guyon, et la crainte de déplaire aux ennemis de la pauvre femme, au premier rang desquels il faut certai-
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 234. Sur Nicolas Bobé, voir U. L. II, T., p. 333 n.
(2) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 4.
(3) Voir le mémoire déjà signalé dans Revue Bossuet, 25 décembre 2907, p. 228. Rédigés à une date tardive, vers le milieu du XVIIIe siècle, ces mémoires ne méritent qu'une confiance limitée.
(4) U. L., T. VII, p. 218.
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nement distinguer Mme de Maintenon. C'est ainsi par exemple qu'il aurait dit aux religieuses : « Je ne vois en elle, tout comme vous, que du bien, mais ses ennemis me tourmentent et veulent trouver du mal en elle » (1).
Le problème de la présence de Mme Guyon à la Visitation de Meaux fut dans une certaine mesure simplifié par le fait qu'elle y fut malade pendant une grande partie de son séjour. Elle eut d'abord de fréquents accès de fièvre et, dès le mois de février, elle se plaint de nombreuses défaillances pour lesquelles elle demande « de l'eau de seiche » (2). Elle demeura de longues semaines livrée à elle-même, sans voir Bossuet, qui, reparti pour Paris vers le milieu de janvier, ne revint à Meaux que peu après le 20 mars. En revanche, elle se concilia rapidement la sympathie des Visitandines, spécialement de la Mère Le Picart (3); il est vraisemblable d'ailleurs que la Mère fut au courant de la correspondance qu'elle entretenait avec Chevreuse. Mme Guyon eut donc communication, à titre confidentiel, des articles signés à Issy, probablement vers le 15 mars. Elle y réagit d'abord douloureusement, surtout aux premiers articles où elle voyait une sorte de dérision
(1) Vie, IIIe p. ch. XVIII, § II. Voir aussi ch. XIX, § 4. (') Mss. 7 23 3, p. 240.
(2) Vie, IIIe p., ch. XVIII, §. ; Le fait est confirmé même par le mémoire hostile cité plus haut, loc. cit.
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« comme si les âmes d'oraison ne croyaient ni en Dieu ni en Jésus-Christ » (1). Elle estimait qu'on y avait « cédé à la politique », y décelait une « invention de Baraquin », c'est-à-dire du démon; et elle ajoutait cette phrase à tout prendre prophétique : « Bien loin que ce soit là finir une affaire, c'est une source de difficultés et d'embarras ». Dans la suite, mieux informée des circonstances, elle s'apaisa.
Les trente-quatre articles lui furent communiqués officiellement au cours d'une visite que lui fit Bossuet peu après Pâques, qui tombait cette année-là le 3 avril. Elle ne fit aucune difficulté de les accepter (2). Mais, parmi les instructions reçues par Bossuet au sujet de Mme Guyon, figurait très vraisemblablement la consigne d'obtenir d'elle, bon gré mal gré, la reconnaissance formelle d'une hérésie caractérisée, au moyen de quoi on pourrait, le cas échéant, justifier une détention arbitraire; ce n'est qu'une hypothèse, mais qui constitue la seule explication plausible des scènes pénibles qui se produisirent alors, et qu'il est malheureusement impossible de révoquer en doute. On se souvient que Mme Guyon admettait, comme beaucoup de mystiques, qu'au sommet de la vie
(1) F.., T. IX, p. 58.
(2) Vie, IIIe p., ch. XVIII, § 9. Elle dit même qu'elle les signa, mais il semble bien que cette signature ne fut donnée que le 15 avril. .
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unitive l'âme transcende la vision distincte de l'humanité du Christ : Bossuet vit là le point sur lequel elle serait plus aisément vulnérable, en interprétant cette position comme un refus de la foi explicite au Christ Homme-Dieu. Il revint donc à la Visitation le 12 avril, jour où l'on célébrait cette année-là la fête de l'Annonciation. Mme Guyon était malade. L'évêque fit sortir les religieuses qui se trouvaient auprès d'elle. « Elles étaient à peine hors de ma chambre, raconte-t-elle, qu'il vint vers mon lit et me dit qu'il voulait que je lui signasse tout à l'heure que je ne croyais pas au Verbe incarné. Plusieurs religieuses qui étaient dans l'antichambre, près ma porte, l'entendirent bien » (1). Naturellement, Mme Guyon refusa avec indignation, et finalement Bossuet se retira.
Il revint sans tarder, le 14 avril, et lui remit le texte d'un acte de soumission à faire transcrire et à signer. En outre, il lui donna lecture d'un certificat d'orthodoxie qu'il promettait de lui remettre en échange (2). Le lendemain, au cours d'une nouvelle visite (3), Mme Guyon lui donna donc une déclaration dont le texte, rédigé par Bossuet lui-même, est assez anodin et constitue surtout une profession de foi catholique ; il lui en fit signer le double sur son registre personnel,
(1) Vie, IIIe p., ch. XVIII, § 9.
(2) Ibid., ch. XIX, § z.
(3) Ibid.
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à la suite des articles d'Issy (1). De même, il lui fit également transcrire et signer une autre déclaration, plus brève, portant, celle-là, sur ses moeurs, et où elle repoussait les allégations du Cardinal Le Camus (2). Plus tard, vers le 10 juin, Bossuet estimera cette seconde déclaration insuffisante (3), mais il l'insérera presque intégralement dans celle qu'il lui fit signer le 1er juillet. En revanche, il refusa de remettre à Mme Guyon le certificat promis et essaya à nouveau d'obtenir qu'elle signât qu'elle ne croyait point au Verbe Incarné, et repartit. Aussitôt, craignant d'être victime de véritables violences, elle rédigea une protestation contre toute signature qu'on pourrait lui extorquer par la contrainte (4). Puis, sous le prétexte de faire son testament, elle demanda un notaire et lui fit transcrire sa protestation sous la forme d'un acte authentique « qu'elle adressa depuis à un de ses amis, cacheté de près
(1) Ce registre existe encore aux archives de Saint-Sulpice, cf. U. L., T. VII, p. 507. La soumission de Mme Guyon fut publiée par PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 143.
(2) Cette deuxième déclaration ne nous est connue que par la citation qu'en fait PHELIPEAUX, loc. cit., p. 144.
(3) Lettre de Mme Guyon à Chevreuse, U. L., T. VII,
p. 506 n.
(4) Une copie de cette déclaration se trouve aux archives de Saint-Sulpice. Elle fut publiée par M. Gosselin avec la correspondance de Fénelon, F., T. X, p. 6z n. — Cf. U. L., T. VII, p. 521.
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de vingt cachets, pour être déposé dans le temps chez un notaire de Paris » (1).
Le 2 mai, au lendemain de la publication de son ordonnance, Bossuet écrivait à M. Tronson : « Je n'ai encore rien conclu avec la Dame qui est à Meaux, à cause de sa maladie; elle paraît fort soumise » (2). Mme Guyon eut communication de l'ordonnance qui la condamnait. Comme il fallait s'y attendre, elle la prit assez mal : « J'admire, écrivait-elle à Chevreuse, comment l'on peut se persuader, après ce que M. de Meaux a fait, qu'il ait quelque légère intention favorable. Rien n'est plus sanglant que sa lettre pastorale, et il n'y a rien à y ajouter » (3). Pourtant, au cours d'une visite que lui fit peu après Bossuet, elle accepta de contresigner l'ordonnance du 16 avril, en faisant précéder sa signature d'une formule restrictive qu'elle rédigea elle-même et que Bossuet trouva « assez bien » (4). C'est par erreur que plus tard Fénelon déclarera que cette clausule avait été dictée par Bossuet (5), mais il est impossible de ne point taxer ce dernier de mensonge lorsqu'il
(1) Lettre de Dupuy au marquis de Fénelon, 4 mars 1733, dans F., T. X, p. 63. Nous n'avons malheureusement plus cet acte notarié.
(2) U. L., T. VII, p. 78.
(3) Mss. 7233, p. 141.
(4) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 3. La formule rédigée par Mme Guyon est perdue, et nous n'en connaissons que le passage cité par Fénelon.
(5) Réponse à la Relation, ch. I, § 2. F., T. III, p. 8.
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prétendra que le passage cité par Fénelon est « inventé d'un bout à l'autre » (1); pressé par Fénelon (2), Bossuet finira par reconnaître implicitement qu'il a entre les mains l'original de la pièce (3). Au reste, il n'y attache pas sur l'heure grande importance et, après avoir mis le papier dans sa poche, dit à Mme Guyon : « Tout cela ne dit point que vous êtes formellement hérétique, et je veux que vous le déclariez » (4). Là-dessus, nouvelle scène, sans plus de résultat que les précédentes. Il sortit en la menaçant de revenir accompagné de témoins pour l'obliger à se déclarer hérétique devant eux (5). Ce dernier point est confirmé par Phelipeaux qui note : « Il m'avait même averti de me trouver à l'interrogatoire et le signer comme témoin; mais on n'en vint pas à cette extrémité » (6). Il est probable que des entretiens de ce genre, tout aussi orageux, eurent lieu dans les jours qui suivirent, mais les dates précises n'en sont pas connues.
Il est évident que Bossuet n'était point son maître en cette affaire, et que quelqu'un de plus puissant le faisait agir : « Il ne prétendait pas,
(1) Remarques sur la Réponse, § V, art. 16. B., T. xx,
p. 195.
(2) Réponse aux Remarques, § VIII, F., T. III, p. 69.
(3) Derniers éclaircissements, art. 1. B., T. XX, p.
(4) Mss. 7233, p. 146. 449.
(5) Vie, loc. cit.
(6) Relation, T. I, p. 143.
disait-il, perdre sa fortune pour moi », note Mme Guyon (1). Au reste, Bossuet l'avoue implicitement dans une lettre à La Broue, du 24 mai: « Je suis après à conclure avec Mme Guyon : elle a souscrit les articles avec toutes les soumissions que l'on pouvait exiger; elle est prête à se soumettre à nos ordonnances et à la condamnation de ses livres y contenue, s'y conformant en tous points. Mon sentiment est que cela suffit. D'autres voudraient qu'on entrât dans le détail, ce qui serait infini » (2). Il est difficile de ne pas penser que cette dernière phrase désigne Mme de Maintenon, qui dès lors poursuivait Mme Guyon d'une implacable rancune. On s'explique ainsi l'obstination de Bossuet à obtenir de Mme Guyon la signature que désirait Mme de Maintenon, et aussi ses questions embarrassées à La Broue, auquel il redemande le 24 mai « s'il faut descendre aux minuties avec une femme » (3). Le mois de juin se consuma en discussions inutiles et Mme Guyon ne céda point. Une nouvelle scène particulièrement dramatique eut lieu le 10 juin, au cours de laquelle la Mère Le Picart prit avec courage la défense de Mme Guyon (4) : Bossuet voulait lui imposer de
(1) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 4.
(2) U. L., T.VII, p. 105.
(3) Ibid., p.109
(4) GUERRIER, op. cit., p. 276 (Lettre de Mme Guyon à Chevreuse).
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signer une soumission dont certains termes lui semblaient inadmissibles, en particulier un passage où l'on parlait de « révoquer » ses erreurs (1). Après d'autres discussions, on finit par se mettre d'accord sur une formule transactionnelle, et Mme Guyon l'annonce le 28 juin à Chevreuse en précisant : « M. de Meaux sort d'ici » (2). Le 30, prévoyant son prochain départ, elle informe Mme de Mortemart et Mme de Morstein que Bossuet doit avant deux jours lui remettre un certificat en échange de sa soumission, et qu'elle espère bien ensuite pouvoir quitter Meaux immédiatement ; elle leur demande donc de se tenir prêtes à venir la chercher rapidement et discrètement (3). Mettant en avant le prétexte de sa mauvaise santé, elle avait demandé à aller à Bourbon prendre les eaux : « Je lui ai demandé, écrit-elle à Chevreuse, d'aller à Bourbon. Il m'a dit qu'il fallait voir ce que Mme de Maintenon voudrait faire de moi » (4). Comme on le voit, Bossuet hésitait à laisser partir Mme Guyon sans avoir pris ses sûretés du côté de la Cour.
Le 2 juillet, jour de la Visitation, les Visitandines célébraient leur fête patronale. Bossuet y vint dès le matin : « Il nous prêcha, raconte Mme Guyon,
(1) U. L., T. VII, p. 510 n.
(2) Mss. 7233, p. 169.
(3) U. L., T. VII, p. 364 n.
(4) Mss. 7233, p. 148.
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le jour de la Visitation de la Vierge, qui est une des principales fêtes de ce monastère. Il y dit la messe et souhaita que je communiasse de sa main. Il fit, au milieu de la messe, un sermon étonnant sur l'intérieur. Il avança des choses beaucoup plus fortes que celles que j'ai avancées » (1). Ensuite il vint trouver Mme Guyon, apportant avec lui son registre, où trois actes étaient préparés (2), datés tous les trois du Ier juillet (3). Il y avait d'abord l'acte de soumission dont le texte avait été arrêté le z8 juin. Mme Guyon le signa et en reçut une copie. Venait ensuite, sous la forme d'une acceptation des actes précédents, une attestation d'orthodoxie, longue, mais assez vague. Elle était signée de Bossuet seul. Enfin, en troisième lieu, une autre attestation, plus courte, mais plus précise et plus favorable à Mme Guyon; elle était également signée de Bossuet et contresignée de Ledieu. Vraisemblablement, en préparant ces deux textes, Bossuet avait voulu se couvrir et disposer d'une position de repli; le Ier juillet, il écrivait à Mme d'Albert, à propos de Mme Guyon :
(l) Vie, IIIe p., ch. XIX, §, 5.
(2) Voir ces actes et la discussion critique dans U. L., T. VII, p. 505 et suiv. La discussion critique est à compléter sur quelques points de détail. En fait, l'autobiographie de Mme Guyon et ses lettres à Chevreuse permettent de reconstituer exactement les événements.
(3) Le registre existe encore parmi les manuscrits de
Saint-Sulpice. En voir la description avec facsimile dans
U. L., T. VII, p. 507.
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« Je tâcherai de prendre des précautions contre toutes les dissimulations dont on pourrait user » (1). En effet, il remit à Mme Guyon une copie de l'attestation courte et précise, signée de lui et de Ledieu (2). Puis il lui lut l'attestation longue et vague, et Mme Guyon la signa sur le registre, après avoir obtenu deux modifications (3). Mais Bossuet ne lui en laissa aucune copie, ce dont Mme Guyon se plaignit amèrement dans une lettre écrite vraisemblablement le lendemain (4). Après le départ de Bossuet, elle se hâta d'envoyer à la duchesse de Charost les deux pièces qui lui avaient été laissées (5), c'est-à-dire son acte de soumission et l'attestation brève et précise. Elle garda, pour plus de sûreté, une copie de l'attestation, qu'elle fit partir par un courrier postérieur (6).
(1) Ibid., p. 147.
(2) Fac-similé dans U. L., T. VII, p. 514. A remarquer que Bossuet a ultérieurement raturé sur le registre la dernière phrase pour en affaiblir le sens ; mais ni Mme Guyon ni Fénelon n'ont connu cette rature, dont Bossuet lui-même ne semble avoir tenu aucun compte.
(3) Fac-similé, ibid., p. 513. Il ne serait pas impossible que cette pièce n'ait été signée que le 3, mais la lettre de Mme Guyon (p. 515 n) laisse l'impression contraire.
(4) Ibid., p. 512 n. Je pense que la date du 4 juillet est celle de la réception et que la lettre a été écrite le 3 avant la nouvelle visite de Bossuet.
(5) Une lettre citée plus bas donne à penser que l'envoi fut fait par l'intermédiaire de la duchesse de Mortemart.
(6) Avec la lettre du 3 mentionnée plus haut.
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Ces précautions ne furent pas inutiles car, dès le lendemain, 3 juillet, Bossuet, sans doute pris d'inquiétude, tenta de récupérer l'attestation qu'il avait donnée la veille, l'estimant sans doute trop favorable (1). En échange, il offrait une copie de l'attestation longue et vague. Naturellement, Mme Guyon n'avait aucune envie d'y consentir. Elle s'en tira en répondant à Bossuet que le papier demandé était déjà entre les mains de la duchesse de Charost, et elle laissa entendre que cette dernière le lui enverrait directement (2). Elle en profita pour demander au prélat la permission de partir, et ce dernier la lui accorda verbalement, en présence des religieuses (3). Sur ce point, les affirmations de Mme Guyon sont confirmées par le témoignage même de Bossuet : « Après ses soumissions, écrit-il, elle était libre » (4). Quoiqu'un peu plus tard (5) le prélat ait prétendu à M. Tronson que Mme Guyon lui avait donné sa parole de revenir à Meaux, il écrira avec plus d'exactitude dans sa Relation : «Elle souhaita qu'au retour des eaux on la reçût dans le même monastère, où elle retint
(1) Voir les lettres de Mme Guyon citées en extraits dans U. L., T. VII, p. 518. Celle datée du 6 doit avoir été écrite le 3.
(2) Cela ressort clairement de la lettre écrite par Bossuet à Mme Guyon le 16 juillet, U. L., T. VII, p. 163.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 5.
(4) Relation, s. III, § 18. B., T. XX, p. 113.
(5) Le 30 septembre. U. L., T. VII, p. 218.
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son appartement. Je le permis » (1). Comme bien on pense, Mme Guyon se hâta de profiter de l'autorisation donnée par Bossuet : elle craignait certainement qu'après avoir vu Mme de Maintenon il ne revint sur sa parole. Elle prévint immédiatement Mme de Mortemart et Mme de Morstein. D'abord, elle comptait partir le dimanche Io juillet; le mercredi ou le jeudi, elle écrit à Mme de Mortemart : « Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé, où étaient les deux billets de M. de Meaux. Mandez-moi si vous les avez reçus et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye » (2). De son côté, Bossuet partit le 8 dans la matinée pour Versailles (3) : il allait le surlendemain sacrer Fénelon à Saint-Cyr. Sur le chemin, Bossuet, accompagné de Phelipeaux, croisa l'équipage de la duchesse de Mortemart, qui s'en allait à Meaux avec la comtesse de Morstein chercher Mme Guyon (4). « Elles arrivèrent pour le dîner, soupèrent
(1) Loc. cit.
(2) Mss. 7233, p. 151.
(3) C'est par une simplification un peu rapide qu'il dit dans la Relation qu'il partit au lendemain du jour où il donna les attestations (B., T. XX, p. 114). Une lettre autographe signée montre qu'il était encore à Meaux le 6. U. L., T. VII, p. 162.
(4) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 151. La date du 11 est naturellement une erreur, ainsi que la mention de Mme de Guiche. — Bossuet mentionne également cette rencontre dans sa lettre du 16 juillet.
et couchèrent et dînèrent encore le lendemain au couvent, puis sur les trois heures nous sortîmes » (1). Mme Guyon emportait avec elle un certificat très élogieux signé de la Mère Le Picart et de quatres autres Visitandines. Visiblement, cette attestation était destinée à contrecarrer les projets de Bossuet, puisqu'elle prenait soin de mentionner explicitement la dévotion et la foi de Mme Guyon au mystère de l'Incarnation (2). Une des femmes de chambre de Mme Guyon, nommée Françoise Marc, demeura à Meaux pour s'occuper des bagages. Elle partit le dimanche 10 au matin, emportant avec elle, pour sa maîtresse, des lettres très amicales de la Mère Le Picart et de la communauté des Visitandines (3). Il est évident que Mme Guyon avait hâté son départ pour éviter que Mme de Maintenon n'ait le temps de lui faire envoyer de Versailles l'ordre de rester à Meaux.
Comme l'on devine, la Mère Le Picart se garda bien d'informer Bossuet du départ de Mme Guyon, et Bossuet l'ignora ou feignit de l'ignorer. Le 16 juillet, il lui envoya à Meaux l'autorisation d'aller aux eaux. La Mère Le Picart réexpédia cette lettre à Mme Guyon et prévint Bossuet. Le 21, Mme Guyon informa le duc de Chevreuse que la Mère Le Picart venait de lui transmettre
(1) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 6.
(2) U. L., T. VII, p. 501.
(3) Ibid., p. 503 - 504.
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une nouvelle lettre de Bossuet qui lui demandait de revenir à Meaux (1). En même temps, il lui réclamait avec insistance l'exemplaire de l'attestation courte qu'il lui avait remis, et lui envoyait en échange une copie de l'attestation longue. Naturellement, Mme Guyon garda la seconde sans rendre la première, et le fit savoir à Bossuet par l'intermédiaire de la Mère Le Picart. Cette dernière lui conseilla en outre de ne pas revenir à Meaux, pour éviter de nouveaux incidents. Sur ce point, elle prêchait une convertie : Mme Guyon était bien décidée à tout faire pour ne plus retomber sous la coupe de Bossuet, et même elle avait fait voeu de n'y jamais revenir volontairement (2). Désormais, les jugements qu'elle porte sur le prélat seront sévères. Elle l'accuse de collaborer avec Mme de Maintenon à de louches manoeuvres ; le 5 août, elle écrit à Chevreuse : « Vous voyez que M. de Meaux, avec toute sa douceur prétendue, a parlé à Mme de Maintenon, et elle au roi » (3). Un peu plus tard, elle ne craint pas d'écrire, en parlant des mêmes personnages : « Elle et M. de Meaux sont deux bons acteurs de théâtre » (4).
(1) Mss. 7233, p. 170. Vie, IIIe p., ch. XIX, § 7.
(2) Elle parle souvent de ce voeu dans ses lettres à Chevreuse au cours de l'été 1695; cf. Mss. 7233, loc. cit.
(3) Mss. 7233, p. 173.
(4) Ibid., p. 156. 11 semble que Mme Guyon reprenne ici un reproche assez souvent fait à Bossuet, celui d'être « comédien »; cf. l'épigramme de Gacon et une autre épigramme anonyme dans SCHMITTLEIN, op. cit., p. 277 et 489 n.
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Pour couper définitivement les ponts, Mme Guyon envoya à Bossuet, le 25 août, une lettre qui fut rédigée par le duc de Chevreuse ou par Fénelon (1), et qui fut transmise au prélat par la Mère Le Picart (2). Mme Guyon y déclarait nettement qu'elle ne reviendrait pas à Meaux et en donnait pour raison le fait que Bossuet se montrait à son égard plus sensible à la calomnie qu'à la vérité. Il est probable que Bossuet fut très mécontent de cette lettre, et, d'autre part, Mme de Maintenon lui reprochait sans doute d'avoir laissé partir Mme Guyon. D'après cette dernière, Bossuet se serait vengé en répandant mille calomnies sur son compte : « Il débita que j'avais sauté les murs du couvent pour m'enfuir » (3). Une chose du moins est certaine : Bossuet fut extrêmement ennuyé de savoir Mme Guyon en possession de deux attestations signées de sa main, dont elle et ses amis faisaient circuler des copies, en insistant naturellement sur l'attestation courte, la plus favorable : Bossuet craignait sans doute que cette pièce compromettante ne fût communiquée à Mme de Maintenon. Vers la fin de septembre, il apprit, à sa grande inquiétude,
(1) U. L., T. VII, p. 196.
(2) Ibid., p. 199.
(3) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 9.
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que M. Tronson avait entre les mains une copie de l'attestation brève. Dès le 3o, il lui écrivit pour se faire envoyer la pièce, en déclarant « qu'apparemment elle sera fausse » (1). Puis il donne à M. Tronson une description de l'acte de soumission souscrit par Mme Guyon et un résumé de l'attestation longue, en insinuant qu'elle est seule authentique. M. Tronson, cependant, ne se laissa pas tromper. Le 2 octobre, il lui fit parvenir une copie du papier qu'il détenait, en insinuant clairement qu'il est parfaitement convaincu de son authenticité. Il eut même la malice d'y joindre une copie du certificat extrêmement favorable remis par les Visitandines à Mme Guyon (2). On ne sait quelles furent les réactions de Bossuet, mais
certes il n'y avait rien là qui pût le rassurer (3).
Naturellement, Mme Guyon se rendait bien compte qu'ayant contre elle l'hostilité de Mme de Maintenon et de M. de Meaux, elle risquait le pire, et que, de toutes manières, sa liberté si difficilement reconquise demeurait précaire. Il semble qu'elle ait connu un moment d'affolement, ne sachant trop que devenir. Très vite elle renonça à son projet d'aller aux eaux de Bourbon : outre que
(1) U. L., T. VII, p. 217.
(2) Ibid., p. 224.
(3) Sur cette histoire assez trouble, consulter BREMOND, Apologie pour Fénelon, p. 138-150.
financièrement elle était alors gênée (1), elle craignait sans doute d'y être trop aisément rejointe et découverte. D'autre part, elle craignait de compromettre ses amis. Elle envisagea divers projets, comme de passer en Angleterre ou de faire un voyage à Lourdes incognito pour y rencontrer le P. La Combe (2). D'après ses réponses aux interrogatoires qu'on lui fit subir à Vincennes (3), on voit qu'elle demeura pendant six semaines au faubourg Saint-Antoine sous le nom de Mlle de Beaulieu, puis rue Saint-Germain l'Auxerrois sous le nom de Mme Besnard. Enfin elle vint habiter à Popincourt une petite maison très retirée (4). Elle espérait y vivre en paix avec ses deux femmes de chambre. Elle demeurait en correspondance avec M. Tronson, en qui elle avait à juste titre la plus grande confiance. Le 26 novembre, le supérieur de Saint-Sulpice eut occasion d'entretenir Noailles qui, dans l'intervalle, était devenu archevêque de Paris. Il lui parla de Mme Guyon; Noailles lui confirma qu'il n'avait à son égard nulle intention hostile et souhaitait seulement qu'elle demeurât dans la retraite. Dès le 27 novembre, M. Tronson écrivit donc à Mme Guyon une lettre
(1) U. L., T. VII, p. 197 n.
(2) GUERRIER, op. cit., p. 292.
(3) Les interrogatoires de Vincennes ont été publiés par le P. Griselle dans Documents d'histoire, février 1910.
(4) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 481.
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rassurante : « Je crois que vous avez tout sujet de demeurer en paix dans votre solitude, abandonnée à la Providence de Dieu et portant en patience la croix que son amour vous impose » (1). Malheureusement, les vues de Mme de Maintenon étaient moins pacifiques : elle était bien décidée à ressaisir sa capture et à ne plus la laisser échapper. Il est bien difficile en effet de ne pas penser que ce fut par ordre de Madame de Maintenon que, pendant tout l'automne 1695, Mme Guyon fut activement recherchée par l'exempt de police Desgrez, qui, après un espionnage bien conduit, finit par l'arrêter le 2-7 décembre (2). Une perquisition dans sa demeure permit de saisir, outre deux lettres du P. La Combe (3), quelques livres profanes : Griselidis, Don Quichotte et les comédies de Molière, dont ensuite on lui reprocha cruellement la lecture (4). Le même jour, à sept heures du soir, Mme de Maintenon écrit à Noailles : « Le roi m'ordonne de vous mander que Mme Guyon est arrêtée, et de savoir de vous ce que vous jugerez à propos de faire de cette femme, de ses amis, de ses
(1) F., T. IX, p. 76.
(2) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 154.
(3) Ce sont celles du 15 juillet et du 20 août 1695, F., T. IX, p. 69-70. Celle du 20 octobre, p. 72, arriva après son arrestation.
(4) En particulier, La Reynie et l'Abbé Boileau manifestèrent sur ce point une vive indignation.
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papiers » (1). Mme Guyon fut gardée trois jours en séquestre au domicile particulier de Desgrez, puis finalement internée à Vincennes (2). Il semble que Noailles n'ait manifesté qu'un enthousiasme limité à propos de ces mesures, et sans doute pensait-il qu'un séjour dans un couvent eût suffi. Une lettre que lui adresse Mme de Maintenon le 1er janvier i 696 montre clairement qu'il aurait désiré que tout se passât discrètement et sans faire éclater de scandale dans le grand public (3). En revanche, Bossuet témoignait de moins de modération : « Il me mande aujourd'hui qu'il en est ravi, écrit Mme de Maintenon le 2 janvier, et que ce mystère cachait bien des maux à l'Eglise » (4). De fait, avec une insistance déplaisante, Bossuet fit l'impossible pour prolonger la captivité de Mme Guyon. « Vous ne sauriez croire ce qui se remue secrètement en faveur de cette femme », écrit-il à La Broue le 7 juin 1696, en ajoutant qu'il n'est nullement disposé à se laisser attendrir (6). Pourtant cet espoir sera déçu, et M. de Meaux aussi bien que Mme de Maintenon ne tireront de cette affaire qu'une déception. Du reste, la femme
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 480.
(2) Vie, IIIe p., ch. XIX, § 9.
(3) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 5.
(4) Ibid., p. 6.
(5) U. L., T. VII, p. 421. En 1701 encore Bossuet se montrera hostile à laisser sortir Mme Guyon de la Bastille, cf. BREMOND, Apologie, p. 150.
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du roi avait sans doute peu d'illusions à ce sujet. Dès le 3 janvier, elle avouait à Noailles que les premiers interrogatoires n'avaient rien rapporté qui méritât de lui être mandé (1). Le 9 elle se montre plus précise encore : « M. de Pontchartrain lut hier un petit procès-verbal de M. de la Reynie, qui ne dit rien, mais il le finit en faisant envisager qu'en approfondissant cette affaire, on pourra trouver plus qu'on ne pense : ce que je ne crois pas » (2). Elle ne se trompait point : les efforts de La Reynie furent vains et, le 16 octobre 1696, Mme Guyon sortit de Vincennes et fut placée sous surveillance dans une communauté de Vaugirard. Mais, dès son emprisonnement à Vincennes, elle quitte la scène d'un drame dont Fénelon désormais va devenir le centre.
Sans vouloir charger à l'excès Mme de Maintenon, il est bien difficile de ne pas voir en elle l'un des personnages les plus actifs de cette pénible histoire. Déçue de n'avoir pu parvenir aux sommets spirituels que la direction de Fénelon lui avait fait espérer, froissée de voir que le jeune et brillant abbé lui avait préféré Mme Guyon,
(1) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 7.
(2) Ibid., p. 9.
tremblant pour Saint-Cyr où d'ailleurs elle sent compromise son autorité personnelle, elle va peu à peu se tirer de ce faux-pas en sacrifiant ses anciennes amitiés et les affections les plus chères, jusqu'au jour où Mme de la Maisonfort elle-même se verra chassée de Saint-Cyr (1). Sa rancune contre Mme Guyon est évidente depuis longtemps déjà, mais à présent des réactions analogues vont se faire jour contre Fénelon et contre ceux qui lui étaient les plus chers jadis, les Beauvillier et les Chevreuse. A l'égard de ces derniers il semble que, dès le 21 juin 1695, elle ait exprimé dans une lettre à Noailles des sentiments plus que réticents (2). En revanche, ses réactions à l'égard de Fénelon se manifestent dès lors plus visiblement. On a vu que sa nomination à l'archevêché de Cambrai avait été interprétée comme un exil doré par bien des courtisans. Cependant, quand, le 6 août 1695, on annonça la mort du vieil Harlay de Champvallon, — mort dont l'entourage de Mme de Maintenon eut soin d'orchestrer habilement le scandale (3), — la petite
(1) Sur tout ceci, voir les analyses de Schmittlein, op. cit., particulièrement p. 78-110.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 411. La date, bien que très probable, n'est pas absolument sûre.
(3) HÉBERT, Mémoires, p. 242, reflète bien la manière dont le parti dévot présenta les choses. Cependant la note minimiste de Langlois dans MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 416, demanderait à être étayée plus solidement.
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Confrérie du Pur Amour eut malgré tout quelque espoir de voir Fénelon transféré de Cambrai à Paris, si récente que fût sa nomination (1). Mais naturellement Mme de Maintenon avait d'autres projets. Pour se couvrir, elle consulta Hébert, curé de Versailles, qui écarta nettement la candidature possible de Bossuet et conseilla Noailles (2). C'était là le désir secret de Mme de Maintenon, qui immédiatement entreprit les manoeuvres nécessaires (3). Elle semble n'avoir point eu trop de mal à réussir, puisque la nomination de Noailles à l'archevêché de Paris fut connue dès le 20 août (4). Le nouvel archevêque prit possession de son siège le Io novembre. Rien du reste ne permet de croire que Fénelon ait jamais pensé à ce moment être nommé à ce poste.
D'autres signes moins équivoques encore allaient lui montrer que le temps de la faveur était fini pour lui. Déjà il n'avait presque plus de relations avec Saint-Cyr, où il se savait devenu suspect. Il n'ignorait point sans doute qu'au cours de cet été 1695, avec l'assentiment de Godet des Marais, Mme de Maintenon s'efforçait de faire
(1) On en peut trouver la preuve dans les lettres de Mme Guyon à Chevreuse. Du reste, Mme Guyon ne se faisait nulle illusion sur les intentions de Mme de Maintenon.
(2) HÉBERT, Mémoires, p. 244.
(3) Cf. MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 437 et suiv.
(4) DANGEAU, Journal, T. V, p. 263.
disparaître toutes les traces de son passage. Au début d'août, l'évêque de Chartres avait fait une nouvelle visite des cellules et avait fait supprimer tous les écrits de Mme Guyon et de Fénelon que les Dames pouvaient avoir encore entre les mains (1). Les Dames du petit groupe mystique se soumirent, mais sans enthousiasme. Mme de la Maisonfort demanda à garder les écrits de Fénelon, et Mme de Maintenon lui écrivit le 6 août de Marly pour lui refuser cette autorisation en donnant comme raison : « Je suis assurée qu'il (Fénelon) voudrait de tout son coeur qu'ils ne fussent pas chez nous ; pourquoi donc, ma fille, voulez-vous les y retenir ? » (2). Un peu plus tard, quand il fut question de nommer un successeur de Noailles à Châlons, elle fit écarter l'abbé de Charost, sous prétexte qu'il « passait pour être, comme tout le reste de sa famille, dans toutes les liaisons avec Mme Guyon » (3). Cependant, Fénelon s'efforçait de faire bonne figure. Au début de septembre il écrivait à Mme de Maintenon une lettre humoristique où il décrivait plaisamment quelques coutumes des communautés de femmes dans son diocèse de Cambrai (4); le 21, Mme de
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 155. — Cf. aussi le mémoire de Languet de Gergy dans LAVALLÉE, op. cit.,p. 381.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 415.
(3) Ibid., p. 425. Lettre du 8 septembre 2695. (4) F., T. IX, p. 71.
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Maintenon elle-même citait encore la lettre de Fénelon dans une épître à sa communauté (1). Mais c'était l'ultime manifestation d'une amitié qui n'était déjà plus qu'une apparence. Dans les mois qui suivent, les relations vont se durcir peu à peu.
Il est évident en effet que Mme de Maintenon aurait voulu obtenir que Fénelon désavouât ouvertement Mme Guyon, en publiant à Cambrai un mandement de condamnation analogue à ceux que Noailles ou Bossuet avaient donnés dans leurs diocèses respectifs. Or, sur ce point, Fénelon se montrait irréductible, estimant ce geste incompatible avec l'amitié pleine de vénération qui l'unissait à Mme Guyon. Mme de Maintenon y dépensa en vain sa peine. Le 15 novembre 1695, elle écrit à Noailles : « Je vis aussi M. l'archevêque de Cambrai, qui m'assura fort de l'envie qu'il a d'être bien avec vous; nous parlâmes de Mme Guyon : il ne change point là-dessus et je crois qu'il souffrirait le martyre plutôt que de convenir qu'elle a tort » (2). Aussi, dans de telles conditions, Fénelon dût-il être péniblement impressionné de voir Godet des Marais, que pourtant rien n'obligeait à ce geste, publier à son tour un mandement contre Mme Guyon. Il est
(1) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 236.
(2) MAINTENON, Lettres, T. IV, p. 463.
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daté du 21 novembre (1). Sans introduire dans le débat aucune idée nouvelle, il contenait cependant une innovation : condamnant les ouvrages qu'avaient déjà condamnés Bossuet et Noailles, il y joignait en outre le manuscrit des Torrents, dont on sait qu'il avait saisi de nombreux exemplaires à Saint-Cyr (2). Le texte contenait une liste de soixante-trois propositions extraites des écrits de Mme Guyon et jugées particulièrement dangereuses. Il était évidemment contraire aux usages de condamner une oeuvre sur un manuscrit qui ne fut point reconnu officiellement par l'auteur, et Mme Guyon estima qu'elle pouvait à juste titre se plaindre du procédé utilisé par Godet des Marais. Elle protesta donc le 27 novembre, dans une lettre destinée peut-être à être communiquée à l'évêque de Chartres, où elle déclare ne point reconnaître l'écrit des Torrents sous la forme où il était cité dans le mandement de condamnation, et prétendant que son texte y était « travesti », « absolument méconnaissable », « transcrit avec une fin malicieuse, ayant ajouté des endroits et
(1) On peut le trouver à la fin des éditions anciennes de l'Instruction pastorale sur les états d'oraison de Bossuet. — Cf. HÉBERT, Mémoires, p. 248.
(2) Il semble que le manuscrit utilisé par Godet des Marais soit encore au séminaire Saint-Sulpice. Il n'est pas évident, malgré l'affirmation de M. Pourrat (op. cit., T. IV, p. 228 n), que cet exemplaire ait été copié sur celui remis à Bossuet par Mme Guyon.
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tronqué d'autres »111 (1). Quand à Fénelon, ne voulant pas s'aliéner définitivement Godet des Marais, il s'en tira par un compliment purement conventionnel et peu compromettant : « M. de Cambrai m'en parlant un jour, écrit M. Tronson à l'évêque de Chartres, me témoigna entr'autres choses qu'il la trouvait fort bien composée et en approuvait fort le style » (2). Il ne fit rien connaître au public de ses sentiments au moment de l'arrestation de Mme Guyon, mais il est bien certain que cet événement dut lui causer une peine profonde et achever de le séparer de Bossuet et de Mme de Maintenon. Celle-ci peut-être s'imagina un instant avoir fait céder l'archevêque de Cambrai ; le 2 janvier, elle transmet à Noailles comme une annonce de victoire une nouvelle reçue de Bossuet : « Il ajoute que M. de Cambrai entre dans l'approbation qu'il voulait lui proposer et que lui, M. de Meaux, voit par une conversation qu'il a eue avec un de nos amis qu'ils commencent à sentir où ils s'étaient engagés » (3). Cependant, l'obstination que mettait la duchesse de Chevreuse à défendre en pleine Cour Mme Guyon (4) pouvait dès lors lui
(1) F., T. IX, p. 73.
(2) Ibid., p. 76 n. Voir la lettre complète dans Tronson, Correspondance, T. III, p. 499.
(3) MAINTENON. Lettres, T. V, p. 6. — Il s'agit naturellement d'approuver l'Instruction pastorale de Bossuet.
(4) Ibid., p. 5.
donner à penser que la manoeuvre ne serait pas si facile et que les amis de « cette femme » ne quitteraient pas aisément la partie.
Malgré tout, elle poursuivit sans tergiverser l'ouvrage entrepris à Saint-Cyr, où elle aurait voulu abolir, s'il eût été possible, jusqu'au souvenir de Fénelon et de Mme Guyon. A cette oeuvre, nul ne lui semblait plus propre que Bossuet. Non point certes qu'elle éprouvât jamais pour lui l'attachement qu'elle avait voué un moment à Fénelon : l'idole du moment, ce sera Noailles qui de longues années demeurera le favori et dont elle ne se détournera qu'au moment de la bulle Unigenitus. Mais naturellement elle ne pouvait demander à l'archevêque de Paris de s'occuper de Saint-Cyr. Il est possible du reste que Bossuet ait senti le moment venu de s'emparer de ce bastion où son adversaire gardait encore bien des sympathies. En effet, si l'on en croit Mme de la Maisonfort, ce fut Bossuet qui prit l'initiative : « Ce prélat, qui n'avait jamais prêché ni exhorté à Saint-Cyr, eut le mouvement d'offrir à Mme de Maintenon d'y faire une conférence» (1). Cependant, d'après Phelipeaux, ce fut Mme de Maintenon qui fit les premiers pas, et il est fort possible,
(1) U. L., T. VII, p. 480. Extrait d'un avertissement joint par Mme de la Maisonfort au recueil des lettres que Bossuet lui adressa, recueil qui fut envoyé par elle à Fénelon après la mort de l'évêque de Meaux.
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en fait, qu'elle ait habilement provoqué l'offre de Bossuet (1).
L'entretien ainsi décidé eut lieu le 5 février 1696. Pour renverser par la base la spiritualité fénelonienne, « il combattit la dogme affreux de l'indifférence pour le salut éternel » (2), mais nous n'en savons malheureusement pas plus sur son discours. Il plut à Mme de la Maisonfort qui, depuis que Fénelon avait en pratique abandonné Saint-Cyr, était en mal de directeur et ne savait à qui se confier. Au cours de la conversation qui suivit la conférence, elle obtint de Bossuet la promesse de revenir. Comme cet entretien n'avait point « éclairci tous ses doutes », elle désirait fort, en effet, avoir avec le prélat une autre conversation. Cependant, elle demanda auparavant l'avis de Fénelon lui-même. La réponse de ce dernier, datée du 8 février, laisse deviner une certaine amertume : « Vous me demandez ce que je pense sur une seconde entrevue. Je ne suis pas en droit de vous la déconseiller, et je ne puis vous la conseiller. Ce n'est pas une marque qu'on se porte bien quand on a besoin d'un si grand nombre de médecins. Si M. de Meaux pouvait vous donner la tranquillité d'esprit et de coeur, la soumission muette, la mort à vous-même, la persévérance dans les bonnes
(1) PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 161.
(2) Ibid.
résolutions, je demanderais à genoux que vous le vissiez ; mais si c'est pour vous détromper sur le quiétisme, ou pour répondre de vos sentiments, vous n'en avez pas besoin : il y a longtemps que je vous en ai répondu » (1). Du reste, Mme de la Maisonfort n'avait pas été la seule à désirer consulter Bossuet. Dès le 9 février, Mme de Maintenon transmettait à une Dame de Saint-Louis nommée Mme de Saint-Pons une réponse du prélat concernant « l'oraison de patience » : « L'oraison de patience étant une sorte d'oraison passive où l'on est mis par forme de privation, de soustraction, de dépouillement, de délaissement, d'exercice et d'épreuve, est la plus passive de toutes, et l'on y éprouve, plus qu'en toute autre oraison, non seulement la suppression des actes discursifs, mais encore l'extinction de tout sentiment des actes intellectuels ». Sur ce point, Bossuet formule un avis extrêmement modéré : « Le fidèle ministre de l'Eglise, sans tourmenter une âme peinée à faire des actes grossiers et sensibles, saura lui dire les choses qui en font naître de véritables dans le fond du coeur » (2.)
Bossuet revint à Saint-Cyr le mercredi des Cendres, 7 mars 1696 (3). « Il expliqua en quoi
(1) Cette lettre nous est partiellement connue par
PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 161. — F., T. IX, p. 78.
(2) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 20-22.
(3) U. L., T. VII, p. 481. - PHELIPEAUX, Relation, loc. cit.
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consistait l'oraison passive ». Tout en s'en montrant fort satisfaite, Mme de la Maisonfort n'y trouvait point la solution de ses doutes et gardait le désir de consulter personnellement Bossuet. Elle en demanda l'autorisation à Mme de Maintenon, qui lui exprima son consentement dans un billet du 9 mars, lui promettant d'être son intermédiaire pour transmettre ses questions (1). Ce fut pour Mme de la Maisonfort le début d'une longue correspondance qui devait se poursuivre jusqu'à la mort du prélat; ce dernier se montra d'ailleurs toujours extrêmement compréhensif pour elle, et bien plus accueillant au mysticisme que ne le feraient croire ses positions officielles. Il ne semble même pas qu'il ait cherché, surtout à ce moment, à diminuer son estime pour Fénelon. Plus tard, Mme de la Maisonfort racontera à ce dernier un entretien qu'elle eut avec l'évêque de Meaux le 30 mai 1696 : « Il me parla de vous, Monseigneur, comme d'un saint d'une grande lumière qu'il aimait avec tendresse; il me dit que vous étiez intimes amis et unis comme les doigts de la main; qu'il n'avait jamais vu en qui que ce soit tant de droiture, de candeur et de simplicité qu'en vous ». Il lui conseilla cependant de ne plus lui écrire pour un temps (2).
(1) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 34; cf. p. 29.
(2) Ces lettres ont été publiées pour la première fois dans leur ensemble par Gosselin, d'après le manuscrit remis par Mme de la Maisonfort (1829) et réimprimées par le même éditeur dans F., T. X. — Cf. U. L., T. VII, P. 397.
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Déjà pourtant les rapports entre les deux évêques s'acheminaient nettement vers la rupture. Il semble qu'à partir de l'arrestation de Mme Guyon Fénelon ait été amené à durcir ses positions personnelles. Dès les premiers jours de 1696, Fénelon se préoccupa de préciser ses idées sur les points controversés. Il le fit sous la forme d'un écrit (1) où, se référant aux conférences d'Issy, il s'efforce d'écarter toute fausse interprétation de sa pensée. Sur l'acte unique et toujours subsistant : « Je déclare que cet acte unique et toujours subsistant sans qu'il ait besoin d'être répété est une chimère extravagante dont M. de Meaux a raison d'être choqué. J'avoue que je n'aurais jamais cru qu'il m'eût jugé capable d'une si folle et si ridicule pensée... Je n'ai jamais aperçu que j'avais besoin de me justifier auprès de M. de Meaux sur cet article que depuis la fin de l'examen et la signature des 34 propositions » (2). Sur un problème analogue, il affirme : « Je n'ai jamais cru qu'il y eût en aucun état de perfection en cette vie une contemplation pure et directe qui fût continuelle et sans interruption... J'ai
(1) Publié par M. LEVESQUE dans la Revue Bossuet, 25 juin 1906, sous le titre : Premières explications données par Fénelon de son dissentiment avec Bossuet.
(2) Revue Bossuet, p. 208.
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seulement cru que les âmes qui sont dans l'habitude de la présence de Dieu et du pur amour partagent toute leur attention libre entre la pure contemplation et les actes distincts des vertus convenables à leur état, et qu'elles produisent ces mêmes actes distincts, dans les intervalles de la contemplation avec la même paix et la même simplicité du pur amour, qui fait la contemplation ou oraison de présence de Dieu » (1). Et il ajoute : « Je n'ai donc jamais pris l'habitude de la contemplation pour une contemplation méritoire et perpétuelle » (2). Des précisions du même ordre sont fournies sur ce qu'il entend par l'état apostolique des mystiques. Sur l'état passif, Fénelon répète qu'il ne s'agit nullement pour lui d'une impossibilité d'agir quasi miraculeuse, mais d'une « inspiration incessamment prévenante » : « Cette inspiration des âmes passives ne m'a jamais paru différente que du plus au moins de celle de tous les justes ; autrement elle serait miraculeuse et hors de l'état de pure foi » (3). Il remarque cependant que « la jalousie du pur amour tient l'âme sans cesse assujettie pour lui ôter tous les appuis, tous les arrangements, toutes les pentes naturelles, dans un détail presque continuel, de sorte qu'elle ne peut ni agir à sa mode, quoique raisonnable en apparence,
(1) Ibid., p. 209.
(2) P. 210
(3) P. 211.
ni respirer dans cette sujétion, ni compter sur aucun projet ». Cela va si loin que « ces âmes se trouvent comme insensées »
On saisit bien ici le souci de Fénelon de placer la mystique dans le prolongement de la vie chrétienne la plus normale, en montrant que cette dernière est déjà mystique en quelque manière. Ici, il s'oppose, sur les principes mêmes, à Bossuet, qui admet au contraire que la vie spirituelle ordinaire et la vie mystique sont séparées par une véritable rupture, et pour qui la passivité se confond avec une impulsion irrésistible qui ôte au mystique toute liberté, donc tout mérite112. Sur ce point, Fénelon résume clairement sa position : « J'ai toujours dit que l'âme la plus passive était libre, que ses actes étaient réels et méritoires, que cette âme n'était point miraculeusement inspirée, qu'elle avait seulement l'inspiration commune des justes dans un degré proportionné à celui de sa perfection, qu'elle pouvait se tromper, pécher, perdre Dieu à jamais, qu'elle avait des imperfections extérieures qui choquaient le prochain, qu'elle en avait même d'intérieures, mais très légères, c'est-à-dire moins volontaires que celles des âmes très imparfaites» (2). D'où il conclut, à propos de l'état passif : « Je n'ai jamais voulu souffrir qu'on en fit une espèce
(1) P. 212.
(2) P. 217.
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d'extase ou de saisissement miraculeux de l'âme. Je l'ai toujours réduit à une coopération libre et souvent très pénible de l'âme, mais simple, paisible, uniforme à la grâce du pur amour qui a chassé toute crainte intérieure et par conséquent toute inquiétude »113 (1).
Le 26 février, Fénelon envoyait son écrit à M. Tronson, lui demandant de l'examiner soigneusement (2) : « La chose presse beaucoup, ajoute-t-il, par les dispositions fâcheuses où je vois qu'on a mis Mme de Maintenon ». Et il précise quelles sont ces « dispositions fâcheuses » : « Pour la personne (Mme Guyon), on veut que je la condamne avec ses écrits ». Naturellement, c'est là toujours le point névralgique, sur lequel Fénelon estime ne point pouvoir céder. Il refuse de s'arrêter aux bruits qu'on fait courir sur elle : « J'ai vu de près des faits certains qui m'ont infiniment édifié. Pourquoi veut-on que je la condamne sur d'autres faits que je n'ai point vus, qui ne concluent rien par eux-mêmes, et sans l'entendre pour savoir ce qu'elle y répondrait? » Quant aux écrits : « Ne sont-ils pas assez condamnés par tant d'ordonnances, qui n'ont été contredites de personne, et auxquelles les amis de la personne et la personne même se sont soumis paisiblement ? »
(1) P. 219.
(2) F., T. IX, p. 78.
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Il donne alors nettement la vraie raison pour laquelle il se refuse à publier une censure : « On ne pourrait exiger de moi cette censure que pour lever les soupçons qu'on peut former sur mes sentiments ; mais j'ai d'autres moyens bien plus naturels pour lever ces soupçons sans aller accabler une pauvre personne que tant d'autres ont déjà foudroyée et dont j'ai été l'ami. Il ne me convient pas même d'aller me déclarer d'une manière affectée contre ses écrits, car le public ne manquerait pas de croire que c'est une espèce d'abjuration qu'on m'a extorquée ». D'où Fénelon peut conclure : « Tout le mystère se réduit à ne vouloir point parler contre ma conscience, et à ne vouloir point insulter inutilement à une personne que j'ai révérée comme une sainte sur tout ce que j'en ai vu par moi-même ».
Le moyen que proposait Fénelon pour sortir de l'impasse, c'était de révéler la part qu'il avait prise aux articles d'Issy et de publier un ouvrage où il exprimerait ses sentiments personnels sur les questions controversées, et où il condamnerait « hautement et en toute rigueur toutes les mauvaises maximes » qu'on imputait à Mme Guyon. Bien qu'il se promît de n'être point en désaccord avec le livre que préparait Bossuet, Fénelon ne put s'empêcher de formuler à son égard cette réserve qui déjà permet de prévoir le drame qui va éclater un peu plus tard : « Pour M. de Meaux, je serais
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ravi d'approuver son livre comme il le souhaite; mais je ne le puis honnêtement ni en conscience, s'il attaque une personne qui me paraît innocente, ou des écrits que je dois laisser condamner aux autres sans y ajouter inutilement ma censure ».
En même temps qu'à M. Tronson, Fénelon communiqua son écrit à Noailles qui, semble-t-il, n'y trouva rien à redire. Le 22 mars, en lui renvoyant ses cahiers par l'intermédiaire du duc de Beauvillier,
M. Tronson lui écrivit : « Je les ai lus seul selon vos ordres; mais j'aurais souhaité de les pouvoir lire avec quelque personne plus éclairée et plus expérimentée que moi dans ces sortes de matières, car j'ai trouvé des endroits qui me passent et qui sont au-dessus de ma portée. Comme vous m'avez témoigné que Mgr l'archevêque de Paris les avait lus, et qu'il n'y trouvait rien à redire, je crois que cela vous doit suffire, et que mon sentiment vous serait assez inutile. Si vous désirez cependant que je vous le déclare simplement et en trois mots, je ne puis qu'estimer ce que j'entends, admirer ce que je n'entends pas » (1) Visiblement, M. Tronson ne voulait pas se compromettre, et Fénelon dut se contenter de cette réponse un peu ambiguë.
Comme il est naturel, on se rendait compte à la Cour que la faveur qui naguère avait auréolé
(1) F., T. IX, p. 86.
le précepteur du duc de Bourgogne n'entourait plus désormais l'archevêque de Cambrai. L'arrestation de Mme Guyon y fut connue assez tard, puisque c'est seulement le 20 janvier 1696 que Dangeau la note dans son Journal (1); mais elle fit du bruit. Ainsi le changement de Mme de Maintenon pour ses anciens amis était rendu plus évident encore, et bien des courtisans comprirent que le moment était venu de charger ceux qu'on avait tant enviés jadis. Dans sa lettre du 26 février à M. Tronson, Fénelon écrit : « Mme de Maintenon s'afflige et s'irrite contre nous à chaque nouvelle impression qu'on lui donne. Mille gens de la Cour, par malignité, lui font revenir par des voies détournées des discours empoisonnés contre nous, parce qu'on croit qu'elle est déjà mal disposée » (2). Quelques jours plus tard, le 29, Beauvillier, s'adressant au même destinataire, se faisait encore plus précis : « Je vous dirai, Monsieur, avec la sincérité que vous me connaissez, qu'il me paraît clairement qu'il y a une cabale très forte et très animée contre M. de Cambrai. M. de Chartres est trop homme de bien pour en être, mais il est prévenu et échauffé sous main. Pour Mme de Maintenon, elle suit totalement ce qu'on lui inspire et croit rendre gloire à Dieu en étant toujours prête
(1) T., V., p. 351.
(2) F., T. IX, p. 79.
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à passer aux dernières extrêmités contre M. de Cambrai. Je le vois donc à la veille peut-être de se voir ôter d'auprès les princes comme étant capable de leur nuire par sa mauvaise doctrine » (1). Beauvillier se rendait bien compte qu'à travers Mme Guyon c'était contre Fénelon et contre ses amis qu'on espérait trouver des charges : « M. de la Reynie, écrit-il, vient pendant six semaines entières d'interroger Mme Guyon sur nous tous » (2). Fénelon et le duc demandaient l'un et l'autre à M. Tronson d'obtenir de Godet des Marais une intervention apaisante auprès de Mme de Maintenon. Quelques jours plus tard, le Ier mars, le supérieur de Saint-Sulpice transmettait à Fénelon la réponse de l'évêque de Chartres. Elle était relativement encourageante : « Il me dit qu'il ne s'agissait ni de condamner Mme Guyon, ni de faire une censure de ses livres, ni d'approuver celui de M. de Meaux, mais que tout ce que l'on demandait est que, dans les occasions où l'on parlerait de cette dame et de ses livres, vous témoignassiez qu'on avait eu raison de les censurer » (3). M. Tronson ajoutait qu'à son avis
(1) Ibid., p. 80.
(2) Voir sur ce point les interrogatoires mentionnés plus haut, et aussi les inventaires des dossiers de La Reynie reproduits dans Revue Fénelon, juin 1910. Rien n'est plus évident que l'intention de La Reynie de compromettre Fénelon.
(3) F., T. IX, p. 81.
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Fénelon pouvait consentir à ce qu'on désirait de lui sur ce point.
En ces premiers jours de mars, Mme de Maintenon écrivit à Fénelon une lettre assez amère, où elle se plaignait des ennuis que lui donnait toute cette affaire (1). Fénelon lui répondit le 7, et sa lettre constitue une prise de position courageuse et nette sur le problème de Mme Guyon « Je dois savoir les vrais sentiments de Mme Guyon mieux que tous ceux qui l'ont examinée pour la condamner, car elle m'a parlé avec plus de confiance qu'à eux. Je l'ai examinée en toute rigueur et peut-être que je suis allé trop loin pour la contredire. Je n'ai jamais eu aucun goût naturel ni pour elle ni pour ses écrits. Je n'ai jamais éprouvé rien d'extraordinaire en elle, qui ait pu me prévenir en sa faveur. Dans l'état le plus libre et le plus naturel, elle m'a expliqué toutes ses expériences et tous ses sentiments. Il n'est pas question des termes que je ne défends point et qui importent peu dans une femme, pourvu que le sens soit catholique. C'est ce qui m'a toujours paru. Elle est naturellement exagérante et peu précautionnée dans ses expressions » (2). Puis Fénelon met au point la question des expressions tirées des écrits de
(1) La lettre est perdue, mais on en devine le contenu d'après la réponse de Fénelon.
(2) F., loc. cit.
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Mme Guyon, et où Bossuet prétendait voir autant d'hérésies et de blasphèmes ; il montre sans peine que, sur tous ces points, la pensée de Mme Guyon est parfaitement innocente.
Puis l'archevêque de Cambrai aborde non moins nettement l'aspect personnel du problème : « Permettez-moi de vous dire, Madame, qu'après avoir paru entrer dans notre opinion de l'innocence de cette femme, vous passâtes tout à coup dans l'opinion contraire. Dès ce moment, vous vous défiâtes de mon entêtement ; vous eûtes le coeur fermé pour moi ». Et, après avoir reproché à Mme de Maintenon son manque de simplicité et de franchise, Fénelon met en cause ses manoeuvres dans les conférences d'Issy : « Si vous m'eussiez parlé à coeur ouvert et sans défiance, j'aurais en trois jours mis en paix tous les esprits échauffés de Saint-Cyr, dans une parfaite docilité sous la conduite de leur saint évêque. J'aurais fait écrire par Mme Guyon les explications les plus précises de tous les endroits de ses livres qui paraissent ou excessifs ou équivoques. Ces explications ou ces rétractations (comme on voudra les appeler) étant faites par elle de son propre mouvement en pleine liberté, auraient été bien plus utiles, pour persuader les gens qui l'estiment, que des signatures faites en prison, ou des condamnations rigoureuses faites par des gens qui n'étaient certainement pas encore bien instruits de la matière lorsqu'ils vous ont promis de censurer » (1). Vers la fin, quelques lignes laissent percer l'amertume qui emplit le coeur de Fénelon : « Pourquoi donc vous resserrez-vous le coeur à notre égard, Madame, comme si nous étions d'une autre religion que vous ? Pourquoi craindre de parler de Dieu avec moi, comme si vous étiez obligée en conscience à fuir la séduction? Pourquoi croire que vous ne pouvez avoir le coeur en repos et union avec nous? Pourquoi défaire ce que Dieu avait fait si visible-blement ? » Enfin il lui annonce, à elle aussi, qu'il travaille à la rédaction d'un ouvrage de spiritualité : « Je m'expliquerai si fortement vers le public que tous les gens de bien seront satisfaits et que les critiques n'auront rien à dire. Ne craignez pas que je contredise M. de Meaux : je n'en parlerai jamais que comme de mon maître et de ses propositions comme de la règle de la foi ».
Il ne semble point, à vrai dire, que la lettre de Fénelon ait produit grande impression sur Mme de Maintenon. Le 8 mars, elle écrit à Noailles : « J'ai eu de grands commerces avec M. de Cambrai, qui roulent toujours sur Mme Guyon; mais nous ne nous persuadons ni l'un ni l'autre. La froideur entre les dames et moi augmente tous les jours » (2). Au cours d'une conversation avec M. Tronson, Fénelon répondit aux demandes qui avaient été
(1) F., T. IX, p. 83.
(2) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 33.
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exprimées par l'évêque de Chartres : « Il m'a dit, écrit M. Tronson à ce dernier, qu'il avait déjà déclaré à un maréchal de France qui lui parlait de cette affaire que, comme en ces temps-ci plusieurs portaient trop loin la spiritualité, les évêques, ayant trouvé dans ces livres quelques propositions qui pouvaient avoir un mauvais sens, ils avaient eu raison de les condamner pour empêcher le mal qu'ils pourraient faire dans le public, et il m'assura qu'il en parlerait toujours de la sorte » (1). De même, Fénelon fit proposer à Noailles de faire signer à Mme Guyon une déclaration de ses véritables sentiments (2). Mais, sur l'article d'une condamnation officielle et publique, il demeura absolument irréductible, si bien que le 18 mars M. Tronson suggérait à Godet des Marais : « Quand quelques-uns en demanderaient davantage, n'est-il point de la prudence, pour éviter l'éclat et le scandale, de s'en contenter, surtout ne pouvant obtenir davantage ? Vous en jugerez » (3). Une autre lettre écrite par M. Tronson le 30 mars montre que la position de l'évêque de Chartres demeura assez longtemps indécise (4). Quant à Mme de Maintenon, il est probable qu'elle n'avait pas encore perdu
(1) F., T. IX, p. 85.
(2) Ibid., p. 84. En fait, c'est seulement au cours de l'été suivant que le problème des textes à faire signer à Mme Guyon fut sérieusement posé.
(3) F., T. IX, p. 85.
(4) Ibid., p. 86.
tout espoir de réduire les résistances de Fénelon. Elle continuait à sévir contre le petit groupe de ses amis, et Beauvillier lui-même, auquel le roi pourtant garda toujours toute son estime, dut se justifier sur l'article de Mme Guyon. Il le fit le 9 avril par une lettre adressée à Mme de Maintenon et destinée évidemment à être montrée au roi; il y déclarait : « Je n'ai nulle répugnance à juger des livres de Mme Guyon par la décision de mon pasteur, et je me soumets pleinement et sans restriction à la condamnation que M. l'archevêque de Paris en a faite » (1).
Le 26 février 1696, en envoyant à M. Tronson les cahiers que nous avons analysés plus haut, Fénelon lui annonçait qu'il s'adonnait à un travail plus important, destiné à préciser ses positions : « Mon ouvrage sera prêt à Pâques, lui écrit-il, et conforme à la doctrine des cahiers que je vous envoie» (2). Si, comme il est probable, les prévisions de Fénelon se sont réalisées, ce serait donc aux alentours du 22 avril que l'archevêque de Cambrai aurait pu envoyer à son ancien maître son Explication des articles d'Issy (3). C'est un commentaire,
(1) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 47.
(2) F., T. IX, p. 79.
(3) L'ouvrage a été conservé parmi les manuscrits de Saint-Sulpice. Gosselin ne le publia point parmi les oeuvres de Fénelon et nota seulement que l'ouvrage avait été refondu dans le livre des Maximes (F., T. I, p. 54). L'édition critique en fut donnée par A. Chérel en 1915.
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article par article, du texte signé à Issy et que les ordonnances des trois prélats avaient fait connaître au public, — mais naturellement Fénelon y retrouvait les thèmes chers à son mysticisme. Il admettait dès le départ que le problème du pur amour était hors de question et reconnaissait loyalement que sa conciliation avec la vertu d'espérance posait un problème : « Il ne peut donc rester de difficulté que sur l'espérance. J'avoue qu'on a de la peine à l'accorder avec le pur amour, si on n'a point d'autre idée de l'espérance que celle qui nous est donnée par saint Thomas et après lui par la plupart des scolastiques. Ils veulent que l'espérance soit un désir d'obtenir pour soi de la bonté de Dieu un bien difficile et douteux à acquérir. Comme ils disent qu'espérer c'est désirer pour soi, ils attachent l'espérance à l'amour désintéressé, qu'ils appellent amour de concupiscence, et ils l'excluent du parfait amour, qui est le désintéressé, et auquel ils donnent le nom de charité » (1). A propos de la foi explicite en Jésus-Christ, Fénelon est bien plus modéré que ne l'avaient été certains auteurs de l'école abstraite, et affirme seulement que « les âmes que Dieu veut purifier dans une voie de pure foi et de pur amour sont quelquefois privées assez longtemps de la vue de l'humanité de Jésus-Christ » (2). Naturellement,
(1) Ed. Chérel, p. 2-4.
(2) P. 15.
Fénelon est plus préoccupé par l'article qui concerne le désir obligatoire du salut, et il avoue : « Il est vrai seulement que j'eusse désiré qu'on eût autorisé dans cette proposition le pur amour d'une manière positive et affirmative, au lieu qu'il n'est admis que d'une manière négative et indirecte » (1). Ce qui ne l'empêchera pas d'affirmer sa position : « Il est donc évident que l'âme désintéressée n'ayant aucun désir pour la béatitude en tant que béatitude propre et séparée de la volonté de Dieu révélée, elle est dans une pleine indifférence pour la béatitude conçue précisément sous cette formalité et sous cette idée précise de propre béatitude » (a). Plus loin, il ajoutera : « L'âme qui aime purement Dieu sans aucun motif de récompense n'ayant donc ni volonté ni choix pour la récompense plutôt que pour la peine, en tant que ces deux choses sont de son intérêt propre, il est évident qu'elle est indifférente à l'égard de la peine et de la récompense » (3). De même Fénelon précise bien en quel sens il entend qu'on puisse parler de contemplation perpétuelle : « Il est aisé de voir pourquoi les mystiques ont souvent dit qu'il y a une contemplation perpétuelle et ont scandalisé beaucoup de théologiens. Rien n'est plus facile que de lever cette équivoque. En un sens la
(1) P. 24.
(2) Ibid.
(3) P. 35.
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contemplation est perpétuelle : toute occupation amoureuse de Dieu est une espèce de contemplation; celle que les âmes fort avancées pratiquent pendant les affaires de la journée est très simple et très réelle, elle regarde Dieu en toutes choses, mais d'un regard très simple et qui n'a rien de discursif » (1). Ceci posé, Fénelon reconnaît qu'il « est manifeste que la contemplation pure et directe ne peut être toujours actuelle pendant cette vie ». Les mêmes principes lui permettront d'ailleurs d'établir « que l'état des âmes élevées à l'oraison passive est plus parfait que celui du commun des justes qui ne peuvent prier que d'une manière discursive et méditée », et il s'abrite derrière l'autorité du bienheureux Jean de la Croix « qui va jusqu'à traiter la méditation et toutes les prières discursives de moyens de boue en comparaison de l'oraison passive » (2). La citation de saint Jean de la Croix est inexacte, et l'on pense généralement que l'erreur résulte d'une lecture trop hâtive du texte de la Vive flamme (3); il est curieux cependant que Fénelon ait reproduit la même formule dans les Maximes des Saints. Dans un appendice, Fénelon repousse avec netteté le projet d'addition sur l'état passif proposé par Bossuet, dont il juge,
(1) P. 55.
(2) P. 34.
(3) H. SANSON, Saint Jean de la Croix entre Bossuet et Fénelon, Paris, 1953, p. 55.
ainsi que nous l'avons vu, que les formules sont excessives; pour lui, en effet, l'état passif ne sera jamais autre chose qu'un « esprit paisible d'oraison et de recueillement », où « les actions les plus communes se font par pur amour, sans aucune inquiétude ni empressement de l'amour désintéressé » (1), tandis que Bossuet voudrait y voir une véritable ligature miraculeuse des puissances.
L'Explication des articles d'Issy constitue une oeuvre très remarquable et qu'à bien des égards on peut trouver supérieure aux Maximes des Saints. Les formules y sont en effet plus souples et moins tranchantes, et à tout prendre plus satisfaisantes. Le texte fut communiqué à M. Tronson, qui se contenta de proposer « d'éclaircir un doute qu'il avait sur l'excitation, pour ôter tout prétexte de dispute à M. de Meaux ». Il fut ensuite confié à Noailles qui semble n'avoir soulevé aucune objection, si bien que plus tard Fénelon pourra écrire « que ni l'un ni l'autre n'y trouva rien que de bon » (2). Il est probable cependant que Fénelon n'envisagea en aucune manière la publication de cet ouvrage : ce n'était dans sa pensée qu'un travail préparatoire au livre plus étendu et plus solidement documenté où il exposerait ses idées et les justifierait aux yeux
(1) Ed. Chérel, p. 93.
(2) F., T. II, p. 253.
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du public. En rédigeant l'Explication, il ne recherchait rien d'autre qu'une approbation venue de M. Tronson et de Noailles : c'était pour lui la base de départ indispensable à toute démarche ultérieure.
Le 18 février 1696, Bossuet annonçait à son ami Pierre de la Broue qu'il avait pratiquement terminé son Instruction sur les états d'oraison : « L'ouvrage sur les quiétistes ne m'arrêtera que fort peu : outre la partie que vous avez vue, qui n'a dû être que la seconde, j'en ai fait une autre aussi grande depuis votre départ » (1). Les étapes successives de la rédaction sont évidemment significatives (2). Il est certain en effet que Bossuet, au lendemain des conférences d'Issy, rédigea d'abord un texte assez paisible et d'ailleurs d'intérêt médiocre, traitant des principes communs de la prière chrétienne (3). Il devait être suivi de trois autres traités plus proprement mystiques. Le tout
(1) U. L., T. VII, p. 298.
(2) On peut adopter sur ce point les vues formulées par M. Levesque en 1897, dans son édition du second traité.
(3) Il correspond au texte publié par M. Levesque. Les trois autres traités ne furent jamais écrits. Pour rédiger sa première Instruction, Bossuet fit d'ailleurs de larges emprunts à la partie déjà écrite, qui demeura inédite.
serait précédé d'une introduction où Bossuet aurait repris, en les commentant, les articles d'Issy. Sous cette forme pacifique, l'ouvrage n'eût sans doute pas satisfait Fénelon, mais il est probable, malgré tout, qu'il n'aurait pas refusé son approbation. Or, vraisemblablement au cours de l'été 1696, et peut-être pour satisfaire aux désirs de Mme de Maintenon, Bossuet changea son plan. L'introduction projetée se transforma en une première partie extrêmement développée, qui constituait une réfutation en règle des quiétistes et où les ouvrages de Mme Guyon étaient attaqués avec une grande virulence. En même temps, Bossuet prit la décision de publier isolément cette première partie, en se contentant d'annoncer les autres. On conçoit que ce changement de front modifiait du tout au tout les données du problème : ce qui s'était présenté comme une oeuvre de pacification devenait au contraire un redoutable engin polémique. Naturellement, il fallait s'attendre, de la part de Fénelon, à de tout autres réactions (1).
On peut se demander dans quelle mesure Bossuet espéra réellement l'approbation de Fénelon pour un ouvrage conçu de cette sorte, ou s'il voulut, en la lui demandant, contraindre son adversaire à prendre nettement position, et c'était
(1) Cf. la 11e des Questions... à M. l'archevêque de Paris, F., T. II, p. 253.
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sans doute aussi le désir de Mme de Maintenon. Fénelon fut-il au courant des données exactes de la question ? Ce n'est pas impossible, car visiblement il fit tout pour l'éluder. Dans les premiers jours de mai 1696, Bossuet lui annonça l'envoi de son manuscrit; prenant prétexte d'un retard dans l'expédition, Fénelon lui écrivit le 9 mai pour le prier d'attendre jusqu'à son retour à Versailles, en juillet (1). Bossuet insista le 15 mai : « Je crois pourtant ressentir un je ne sais quoi qui nous sépare encore un peu et cela m'est insupportable. Mon livre nous aidera à entrer dans la pensée l'un de l'autre » (2). Pourtant, dans une lettre écrite le 24, Fénelon maintint son attitude et supplia Bossuet de différer l'envoi. Dans l'intervalle, le manuscrit de Bossuet dut circuler (3); des bruits concernant son contenu parvinrent aux oreilles de Fénelon et accrurent encore ses craintes. L'ouvrage ne lui fut remis que le 23 juillet, à Versailles, au moment où il allait repartir pour son diocèse: « M. de Meaux me donna à Versailles son manuscrit la veille de mon départ pour Cambrai. Il m'était impossible de le lire en une nuit. Je cherchai seulement par les marges pour voir si ce qu'on m'avait dit sur
(1) F., T. IX, p. 86. — U. L., T. VII, p. 398.
(2) F., T. IX, p. 87. — U. L., T. VII, p. 404.
(3) F., T. IX, p. 87. — U. L., T. VII, p. 409.
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Mme Guyon pouvait être vrai » (1). Au cours de ce rapide feuilletage, Fénelon prit quelques notes et transcrivit les principales accusations formulées contre Mme Guyon : il s'en servira bientôt pour rédiger son mémoire définitif sur la question (2). A ce moment, Fénelon ne poussa pas plus loin l'examen du texte de Bossuet, mais il conviendra plus tard que, s'il s'était penché plus attentivement sur le problème, il y aurait trouvé de bonnes raisons, celles-là purement doctrinales, de ne le point approuver : « Si je l'eusse lu, j'aurais encore été bien plus éloigné de l'approuver » (3).
Il semble que le manuscrit de Bossuet ait été transmis à Fénelon par l'intermédiaire de Chevreuse. Ce fut à ce dernier que Fénelon le retourna dès le lendemain, 24 juillet: « Je priai donc cet ami de dire à M. de Meaux ce qui était très vrai et que cet ami connaissait avec évidence, qui est que ne pouvant approuver le livre, je n'avais pas voulu le lire » (4). Dans une longue lettre à Chevreuse, qui était jointe au paquet, Fénelon s'expliquait très nettement sur les raisons de son refus : « J'ai
(1) Réponse inédite, p. 53. Cf. Réponse à la Relation, ch. V, § 61. F., T. III, p. 34.
(2) La Bibliothèque de Saint-Sulpice possède une copie de ces notes qui est de la main de M. Dupuy, cf. F., T. IX, p. 88.
(3) Réponse à la Relation, ch. V, § 6z. F., T. III, p. 34.
(4) Réponse inédite, p. 53.
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entrevu, à la simple ouverture des cahiers de M. de Meaux, sans les lire, les citations du Moyen court à la marge. Cela me persuade qu'il attaque au moins indirectement dans son ouvrage ce petit livre. C'est ce qui me met hors d'état de pouvoir l'approuver, et, comme je ne veux point le lire pour lui refuser ensuite mon approbation, je prends la résolution de n'en rien lire et de le rendre tout au plus tôt ». Mu par un instinct qui l'honore, Fénelon met en tête de ses raisons un motif de fidélité et d'amitié : « Le moins que je puisse donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j'estime toujours et de qui je n'ai jamais reçu que de l'édification, c'est de me taire pendant que les autres la condamnent. On doit être content de mon procédé, puisque je ne la défends ni ne l'excuse, ni directement ni indirectement ». Il y voit ensuite un devoir à l'égard de la vérité, puisqu'il estime que Bossuet impute à tort à Mme Guyon des erreurs dans lesquelles elle n'est jamais tombée : « Je suis très assuré qu'on a pris ses expressions dans un sens qui n'est pas le sien et qu'elle détestera sans peine ». Enfin, comme il estime « sans présomption » avoir connu Mme Guyon « mieux que ceux qui l'examinent », il pense que ce serait se déjuger que de consentir à cette condamnation : « Cette approbation aurait de ma part l'air d'une abjuration déguisée qu'il aurait exigée de moi, et j'espère que Dieu ne me laissera pas tomber dans cette lâcheté » (1). A cet envoi Fénelon joignit un billet adressé à Bossuet et destiné à autoriser les démarches et les propos de Chevreuse (2).
Parti pour Meaux dès les premiers jours d'août, Bossuet ne revint à Versailles qu'aux alentours du 20. (3) C'est seulement vers cette date que Chevreuse s'acquitta de sa commission : « Un ami commun, écrit Bossuet, me rendit dans la galerie de Versailles une lettre de créance de M. l'archevêque de Cambrai, qui était dans son diocèse. Sur cette créance, on m'expliqua que ce prélat ne pouvait entrer dans l'approbation de mon livre, parce que j'y condamnais Mme Guyon qu'il ne pouvait condamner » (4). De la part de Chevreuse, ce délai de trois semaines fut une erreur. Bossuet demeura toujours persuadé que Fénelon avait gardé son manuscrit plus longtemps qu'il ne voulait bien l'avouer, et qu'il l'avait lu, et les affirmations de Chevreuse ne le convaincront pas : « L'ami qui s'était chargé de me le rendre, écrira dédaigneusement Bossuet, prit sur lui tout le temps qu'on
(1) F., T. IX, p. 87-88.
(2) Ce billet a été publié par PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 194, avec la date du 5 août à Versailles. Si cette date
est authentique, elle est fictive, car Fénelon semble être
reparti de Versailles dès le 24 juillet.114
(3) Ceci résulte des dates de ses lettres, cf. U. L., T. VIII, p. 25 et 45.
(4) Relation, s. III, § 16. — B., T. XX, p. 112.
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l'avait gardé » (1). Naturellement, l'évêque de Meaux prit très mal ce refus qui pourtant ne devait pas le surprendre beaucoup. Il insista vivement auprès de Chevreuse, pour que ce dernier fit revenir Fénelon sur sa décision. Quelques jours plus tard, il écrira à son ami La Broue : « Enfin M. de Cambrai s'est déclaré sur l'approbation. Après avoir eu le livre entre ses mains trois semaines entières et plus, il l'a entièrement refusée et n'a pu se résoudre à condamner Mme Guyon. J'ai été obligé d'en rendre compte » (2.) Ces derniers mots se rapportent sans aucun doute à Mme de Maintenon, que Bossuet tenait très exactement au courant. On a vu que, dès janvier 1696, elle avait escompté l'approbation de Fénelon, qui lui eût été une satisfaction très suffisante ; cette attitude négative dut la décevoir cruellement. De son côté, Bossuet se hâta de rendre publique et de commenter la position de Fénelon ; quelques mois plus tard, ce dernier lui en fera un cinglant reproche : « Dès que vous le sûtes, vous en fîtes part à vos amis, et les zélés qui attendaient ma réponse furent soigneusement informés de ce refus qui leur parut un grand scandale. Vous éclatâtes vous-même par des plaintes qui faisaient entendre,
(1) Ibid., § 17.
(2) U. L., T. VIII, p. 60. Les éditeurs pensent que ces derniers mots se rapportent au roi, mais c'est peu vraisemblable.
au préjudice de notre secret, plus que vous ne disiez. Tout me revint et me perça le coeur sans m'aigrir » (1).
Avant de quitter Paris à la fin de juillet115 1696, Fénelon avait eu le temps de soumettre le problème aux « personnes sages qui pouvaient l'éclairer et le consoler » (2), c'est à dire sans aucun doute Noailles et Tronson, et il s'était certainement assuré au moins de leur neutralité. Aussi put-il, avec une certaine sécurité, raidir sa position devant les avances de Bossuet : « J'écrivis un mot à ce prélat, note ce dernier, pour lui témoigner mes justes craintes. Je reçus une réponse qui ne disait rien, et dès lors il préparait ce qu'on va voir » (3). Fénelon chercha donc à se couvrir du côté de Mme de Maintenon. Dès le 2 août (4), il avait rédigé un mémoire destiné à Noailles et à Tronson, qui développait les raisons déjà mises en avant dans sa lettre à Chevreuse pour justifier son refus d'approbation (5). Au cours de la seconde quinzaine
(1) F., T. IX, p. 128. — U. L., T. VIII, p. 138.
(2) Ibid.
(3) Relation, loc. cit. PHELIPEAUX, Relation, T. I, p. 196, a cru pouvoir identifier cette réponse de Fénelon avec la lettre du 4 octobre, qu'il cite, mais cela me paraît fort douteux, car cette lettre concerne visiblement les Maximes des Saints, dont on commençait à parler.
(4) F., T. I, P. 34.
(5) Le voir dans F., T. II, p. 248-252.
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de septembre (1), il en reprit la matière dans un second mémoire destiné à Mme de Maintenon :
« M. de Paris, écrit-il, persuadé de mon mémoire, se chargea de le remettre à Mme de Maintenon » (2). Ces quelques pages n'apportent absolument rien de nouveau, mais elles fourniront par la suite à Bossuet un argument redoutable. Ce dernier en effet, en juin 1698, ne craindra point de menacer de l'enfer Mme de Maintenon pour se faire remettre cette pièce confidentielle (3), qu'il aura l'indiscrétion de publier entièrement dans sa Relation sur le Quiétisme. Dans une note autographe (4), Fénelon prétend que Noailles « fit approuver » ses raisons à Mme de Maintenon. Là, il se fait bien des illusions, car il semble que cette dernière n'ait jamais cessé de poursuivre son discret travail de sape.
Au cours de cet été 1696, les bonnes intentions de Noailles ne sont point douteuses, et il les manifesta en intervenant pour faire adoucir la captivité de Mme Guyon, qui languissait toujours à Vincennes. Auparavant, il voulut lui faire signer un nouvel acte de soumission; pendant le mois
(1) Fénelon y précise que les Maximes étaient dès lors terminées, ce qui nous situe avant le 1 el' octobre et après le 15 septembre
(2) F., T. II, p. 253.
(3) LEDIEU, Journal, T. II, p. 232. - Mémoire, dans Revue Bossuet, p. 30.
(4) Sur l'original du mémoire d'août, à la Bibliothèque
de Saint-Sulpice, cf. F., T. II, p. 248.
d'août, toute une correspondance assez fastidieuse fut échangée à ce propos entre Noailles, Tronson, Chevreuse, Fénelon et Mme Guyon elle-même (1). Finalement, la pauvre femme signa le 28 août un texte assez banal (2) qui n'ajoutait pas grand'chose à ceux qu'elle avait souscrits antérieurement (3). En conséquence, nous avons vu que le 16 octobre Mme Guyon fut transférée chez les soeurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve, à Vaugirard. Bossuet avait été tenu soigneusement en dehors de ces négociations, et l'on peut penser qu'elles ne furent pas de son goût. Pour lui, sa position était dès longtemps prise, et il la manifestait avec une surprenante dureté. Le 7 juin 1696, nous avons vu qu'il écrivait à La Broue : « Vous ne sauriez croire ce qui se remue secrètement en faveur de cette femme, mais enfin on me paraît résolu de la renfermer loin d'ici dans un bon château et de lui ôter tout commerce » (4). Le 4 septembre, après avoir appris que Mme Guyon avait signé un nouvel acte, il se fait plus impitoyable encore : « On ne vit jamais tant de présomption et d'égarement que cette personne en a fait paraitre; ses amis
(1) En voir l'essentiel dans F., T. IX, p. 89-10o. Il y a des inédits.
(2) Ibid., p. 98.
(3) Sur cet épisode, qui n'a ici qu'un minime intérêt, Cf. GUERRIER, op. cit., p. 316 et suiv.
(4) U. L., T. VII, p. 421
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ne reviennent pas pour cela. Ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle demeurera en prison » (1). En écrivant à Noailles le 25 septembre, Mme de Maintenon ne pouvait s'empêcher de noter cet acharnement de l'évêque de Meaux contre la prisonnière : « je lui mandai qu'on pensait à mettre Mme Guyon auprès de M. le curé de Saint-Sulpice. Nous n'aurons pas son approbation là-dessus, mais, pour moi, je crois devoir penser comme vous le plus qu'il m'est possible » (2). Le 7 octobre, il lui faut constater que le prélat ne s'adoucit point : « J'ai vu M. de Meaux, toujours bien vif sur l'affaire que vous savez, mais bien plein d'envie de ne se pas éloigner de vous » (3).
On peut se demander pourtant dans quelle mesure Mme de Maintenon était sincèrement d'accord avec l'indulgence dont témoignait Noailles. Tout en paraissant soutenir ses projets, elle ne perd pas une occasion de lui faire remarquer combien il risque par là de déplaire au roi. Le 7 octobre, elle lui écrit : « Le roi m'a conté ce qui s'est passé entre vous par rapport à Mme Guyon. Vous avez trouvé en lui quelque répugnance à la laisser sortir : il vous croit trop bon. je n'ai nulle part à ces impressions-là, Monseigneur. Je ne lui avais pas dit un mot de votre dessein ». Naturellement,
(1) U. L., T. VIII, p. 6o.
(2) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 104.
(3) Ibid., p. 116.
la fidélité de Fénelon l'exaspère, et elle ajoute : « J'ai vu notre ami. Nous avons bien disputé, mais fort doucement. Je voudrais être aussi fidèle et aussi attachée à mes devoirs qu'il l'est à son amie. Il ne la perd pas de vue, et rien ne l'entame sur elle » (1). Il est plus grave encore de voir Mme de Maintenon se prêter à des manoeuvres assez difficilement qualifiables. C'est ainsi qu'au cours de cet été 1696 nous voyons l'affaire du quiétisme entrer dans la phase de l'espionnage et de la dénonciation, et Mme de Maintenon se faire l'intermédiaire complaisant du Cordelier Luc de Bray. Il s'agit d'un personnage mystérieux, curé de la Trinité de Châteaufort, sans doute un déséquilibré, qui paraît s'être dès lors spécialisé dans la recherche des quiétistes. Nous sommes malheureusement bien mal renseignés sur ses activités. On a voulu voir en lui un agent janséniste (2) : ce n'est pas impossible, mais le
milieu janséniste ne nous fournit là-dessus aucune indication bien précise. Il semble qu'un des procédés de Luc de Bray ait consisté à mettre en circulation, parmi ses dirigées et jusqu'à Versailles, des lettres
(1) Ibid., p. 117.
(2) H. BREMOND, Un complot contre Fénelon : la Solitaire des Rochers. Dans Le Correspondant, 25 février 1910. Article réimprimé dans les Divertissements devant l'arche. — Châteaufort est un village à une quinzaine de kilomètres de Versailles. Luc de Bray était en relations avec la famille très jansénisante des Camus de Buloyer.
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qu'il prétendait écrites par une pieuse fille de noble famille, qui vivait retirée dans un ermitage lointain perdu au fond des bois. L'ensemble de ces lettres auxquelles le Cordelier joignait ses propres réponses constitue une sorte de roman pieux longtemps célèbre sous le titre de La solitaire des rochers (1.) Luc de Bray y fait preuve d'une ingéniosité et d'un talent littéraire qui ont pu abuser même des historiens sérieux (2), mais la correspondance de sa fictive anachorète ne résiste guère à un examen critique un peu approfondi (3). Beaucoup de ces lettres constituent de véritables pamphlets antiquiétistes, dirigés spécialement contre Fénelon et contre le P. Guilloré, mais nous ne savons rien des conditions exactes dans lesquelles ces factums furent diffusés. En revanche, dès le 29 août 1696, Luc de Bray faisait parvenir à Mme de Maintenon une liste de quiétistes à surveiller : on y trouve le propre cousin de Bossuet, Hugues Jannon, chez qui le prélat avait rencontré Mme Guyon en 1694 (4). Mme de Maintenon eut
(1) Après avoir circulé en manuscrit pendant tout le XVIIIe siècle, l'ouvrage fut publié en 1787 par le dominicain Nicolson, et plusieurs fois réédité depuis. La meilleure édition en a été donnée en 1862 par l'abbé D. Bouix, qui a cru à l'existence réelle de la solitaire.
(2) C'est le cas de M. Gazier dans ses Mélanges de littérature et d'histoire, Paris, 1904, p. 209-288, où il admet que le roman peut avoir une base historique.
(8) Cf. BREMOND, art. cit.
(6) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 89.
la faiblesse de donner suite à cette dénonciation et l'un des suspects, un certain François Davant, vieillard de quatre-vingts ans, fut interné quatre ans à la Bastille (1). En outre, le même envoi contenait un extrait d'un Recueil de pièces concernant le Quiétisme où, dans une lettre du pasteur Burnet, Fénelon est mentionné en même temps que les quiétistes comme ayant « en horreur les superstitions romaines ». Il s'agit d'une allusion à un passage parfaitement innocent de l'Education des Filles, et la date même de ce recueil d'origine protestante, paru en 1688, ne laisse place à aucune équivoque. Aussi est-il déconcertant de voir, en 1698, Bossuet ne point dédaigner de prendre Luc de Bray comme informateur et ramasser cet inepte ragot. Le curé de Châteaufort semble avoir pris goût au procédé et, le 7 septembre, revint à la charge avec de nouveaux renseignements (3), dont la teneur nous est malheureusement inconnue, et pour lesquels Mme de Maintenon le renvoya à Noailles. Nous ne savons point non plus dans quelle mesure on continua à utiliser les services de ce singulier personnage.
Au reste, les événements entraient déjà dans une nouvelle phase. Les deux mois d'été que Fénelon avait passés dans son diocèse de Cambrai
(1) E. GRISELLE, dans Documents d'Histoire, 1910.
(2) Amsterdam, 1688.
(3) MAINTENON, Lettres, T. V, p. 97.
393
avaient constitué pour lui une période extrêmement laborieuse. Lorsqu'il y était arrivé, aux premiers jours d'août, sa résolution était irrévocablement prise, et ce qu'il avait lu de l'ouvrage de Bossuet l'y avait confirmé : le moment était venu pour lui de rédiger le livre auquel il songeait depuis plusieurs mois déjà, et qui présenterait au public ses idées spirituelles et mystiques. Il semble que dès lors Fénelon ait fait confidence de son projet à Noailles et que ce dernier se soit montré assez réticent : « J'avoue, écrira plus tard l'archevêque de Paris, que vous me fîtes confidence de votre dessein. Nierez-vous, Monseigneur, que j'en fus effrayé? Nierez-vous que je n'aie employé les plus fortes raisons pour vous en dissuader? Vous voyant inflexible et d'un caractère à n'avoir pas besoin de ma permission pour imprimer, je vous conjurai de laisser passer le livre de M. de Meaux avant le vôtre » (1). Mais Fénelon n'était pas homme à s'arrêter pour si peu. Tout au long du mois d'août, il travailla activement à son ouvrage, qui s'intitulerait Explication des maximes des saints sur la vie intérieure. Ce titre se justifiait par le plan adopté. L'oeuvre était divisée en articles portant sur les divers points de la vie intérieure : « Il exposait d'abord les sentiments des saints dans une proposition générale, et joignait ensuite à
(1) F., T. II, p. 521.
chaque article les autorités des Pères, des saints et des docteurs qui favorisaient ses principes » (1). Comme le dira plus tard Noailles (2), ce travail considérable avait été grandement facilité à Fénelon par les recueils de textes constitués au temps des conférences d'Issy, pour la défense de Mme Guyon (3), ce qui explique la relative rapidité avec laquelle il en vint à bout. Plus tard, vraisemblablement en octobre, sur le conseil d'ailleurs assez discutable de Noailles, Fénelon abrégea son ouvrage qui devait être fort volumineux, et en supprima les textes : « J'y avais mis, écrit Fénelon, tous les principaux témoignages de la tradition. M. l'archevêque de Paris le trouva trop long. Par déférence pour lui, je l'abrégeai, et peut-être trop pour la plupart des lecteurs » (4.)
De toutes manières, dès les premiers jours de septembre, l'ouvrage était très avancé; Fénelon comptait en avoir bientôt fini et pensait pouvoir sans retard le communiquer à Noailles. Le 9 septembre, il lui écrit : « Vous auriez déjà eu de mes nouvelles si mon copiste ne fut tombé
(1) RAMSAY, Vie de Fénelon, p. 60.
(2) F., T. II, p. 521.
(3) Il semble qu'une étape préparatoire du travail se retrouve dans une série de recueils de la Bibliothèque de Saint-Sulpice. Ils ont été sommairement inventoriés par Chérel dans son édition de l'Explication des articles d'Issy, p. 164-169.
(4) Réponse à la Relation, ch. VI, § 68. F., T. III,p. 37.
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malade ». Et il ajoute : Je compte toujours, Monseigneur, d'avoir l'honneur de vous voir vers la fin de ce mois. Préparez-vous à la patience, dans le besoin où je suis de vous dérober du temps » (1). Quelque bruit sans doute s'était déjà répandu, dans le public, du livre que préparait l'archevêque de Cambrai, et Bossuet en eut vent. Il comprit que le différend allait changer de caractère et qu'il importait de prendre ses positions. Le 4 septembre, il écrit à Pierre de la Broue : « On va imprimer l'ouvrage sur le quiétisme. On vous l'enverra feuille à feuille à mesure qu'on l'imprimera. On ne peut faire autrement sans une longueur extrême. On fera tant de cartons qu'il faudra : il y a de bonnes raisons de ne plus tarder » (2). Une quinzaine de jours plus tard, dans le mémoire destiné à Mme de Maintenon, Fénelon annonce que les Maximes des Saints sont terminées, et il en parle avec un optimisme peut-être plus apparent que réel : « L'ouvrage est déjà tout prêt. On ne doit pas craindre que j'y contredise M. de Meaux : j'aimerais mieux mourir que de donner au public une scène si scandaleuse. Je ne parlerai de lui que pour le louer et que pour me servir de ses paroles. Je sais parfaitement ses pensées, et je puis répondre
(I) F., T. VII, p. 525.
(2) U. L., T. VIII, p. 59.
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qu'il sera content de mon ouvrage quand il le verra avec le public ». Et pourtant Fénelone ne se faisait guère d'illusion sur les véritables sentiments de Bossuet ; quelques lignes bas après avoir annoncé qu'il va soumettre son texte à Noailles et à Tronson, il indique pourquoi il tient Bossuet à l'écart : « J'aurais la même confiance pour M. de Meaux, si je n'étais dans la nécessité de lui laisser ignorer mon ouvrage, dont il voudrait apparemment empêcher l'impression par rapport au sien » (1).
Lorsque, dans les premiers jours de l'automne 1696, Fénelon revint à Versailles, il rapportait dans ses bagages une redoutable machine de guerre : le manuscrit des Maximes des saints. Il était bien décidé à l'utiliser le plus rapidement possible, et trop pénétrant pour ne pas comprendre que le choc avec Bossuet était désormais fatal, maintenant que les deux antagonistes se retrouvaient à armes égales. Les problèmes que posait la publication de l'un et l'autre ouvrage n'étaient déjà plus que le premier épisode du combat. Il est vraisemblable que, dans les premiers jours d'octobre, Bossuet lui écrivit une fois encore pour lui faire part de ses craintes par une lettre à dessein vague et évasive : « Je vous supplie, Monseigneur, d'être persuadeé que, auand
(1) F., T. IX, p. 104.
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je ne serai point arrêté par des raisons essentielles, dont je laisserai juger des gens plus sages que moi, j'irai toujours avec joie et de moi-même au devant de tout ce qui pourra vous témoigner ma déférence et ma vénération pour vos sentiments. Je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui n'en doive convaincre le public » (1). Fénelon écrivit cette lettre le 4 octobre à Fontainebleau, où il venait d'arriver avec la Cour (2). S'en alla-t-il promener ses pensées sous les grands arbres d'où tombaient les premières feuilles mortes? Une page se tournait, et sa vive sensibilité devait l'avertir que l'heure était grave. Déjà les copies des Maximes des saints étaient entre les mains de Noailles et de Tronson, et, ce même jour, en s'en allant faire visite à la Trappe (3), Bossuet emportait sans doute avec lui les premières épreuves de son Instruction, pour laquelle il allait recevoir le 4 octobre un privilège royal. Les amis de jadis étaient devenus deux ennemis et se retrouvaient face à face comme des lutteurs qui cherchent à assurer leur prise. Le conflit entre les deux prélats n'était plus seulement une menace lointaine, grondant aux horizons de la France religieuse et politique. C'était à présent une réalité imminente, inévitable : la guerre aurait lieu.
(1) Ibid., U. L., T. VIII, p. 89.
(2) DANGEAU, Journal, T. VI, p. 2.
(2) U. L., T. XV, p. 490.
D. Tronc, 22 mai 02 ; revu le 29 mai : bibliogr. détaillée par le contenu des chapitres et ajout d’une « seconde approche » tenant compte des suggestions de la lettre de Ph. Sellier du 26 mai.
Etat provisoire établi sur mon fond et sur les ressources internet ; à compléter par bibl. Port-Royal, Institut Catholique, Maredsous, en recherche de polycopiés et d’articles tels que ceux de la R.H.F.
Collections : PR = « Univers Port-Royal », LC = « Lumière Classique ».
Bibliographie :
PR [1949] Relation, écrite par la Mère Angélique Arnauld, sur Port-Royal […] publiée pour la première fois conformément au texte original avec une introduction et des notes par Louis Cognet, Paris, « Les Cahiers verts », Grasset, 1949, In-16 (190x120) 207 pages. ; Relation…, Gallimard, Paris, 1954.
[1949] « Les origines de la spiritualité française au XVIIe siècle », Culture catholique N° 4, La Colombe, septembre 1949, pages 3 - 105. [à Chatou]
PR [1950] Claude Lancelot, solitaire de Port-Royal, Sulliver, 1950 (274 pages 19cm).[à Chatou]
PR [1950] La réforme de Port-Royal 1591-1618, Sulliver, 1950. (Portrait de Marie-Angélique Arnauld - Livre I : L'abbesse-enfant - Livre II : Les tribulations d'une réformatrice ; 272 pages 40 l/p 54 c/l) [à Chatou]
PR [1951] La Mère Angélique et saint François de Sales, 1618-1626. Paris, 1951. 21cm. [à Chatou]
[1952] Le Père Teilhard de Chardin et la pensée contemporaine ; (202 pages) [à Chatou]
PR [1954] Introduction à : Relation de captivité d’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Gallimard. (302 pages).
PR [1955] « La direction de conscience à Port-Royal », Revue d'éthique et de théologie morale, n° 34 : 15 Septembre 1955, p. 289-305.
[1957] La lumière dans les ténèbres. Introduction historique par Louis Cognet, Paris, Desclée de Brouwer, In-16 (19cm). 247 pages, Cahiers de la Pierre-qui-Vire. Nouvelle série 10. [fiche BNF]
LC(extr.) [1958] De la dévotion moderne à la spiritualité française, « Je sais – je crois », encyclopédie du catholique au XX ème siècle, n° 41, 4e partie : la vie en Dieu, les médiateurs, Fayard, 1958 (Chapitre I : La Renaissance, la Réforme et la spiritualité – Ch. II : La prépondérance espagnole – Ch. III : le renouveau français – Ch. IV : L’essor de la spiritualité française – Ch. V La crise du mysticisme ; 123 pages 41 l/p 64 c/l) [à Chatou, photos]
LC [1958] Crépuscule des mystiques, Bossuet-Fénelon, Tournai, Desclée, 1958. (Chapitre I : Le mysticisme en France au XVIIe siècle - Ch. II : Madame Guyon - Ch. III : Fénelon - Ch. IV : Bossuet - Ch. V : Issy - Ch. VI : la rupture ; 18 cm, 397 pages 27 l/p 48 c/l) [à Chatou, exemplaire collationné sur celui des A.-S.S comportant les ajouts et correctifs d’Orcibal] ; Nlle éd. présentée par J.R. Armogathe, coll. « Bibliothèque de théologie », Paris, Desclée, 1991, 22 cm, 293 pages.
LC [1959] Saint Vincent de Paul, Desclée de Brouwer, 1959. (245 pages 190 photos hors-texte de Léonard von Matt)
LC [1960] Vertus chrétiennes selon Saint Jean Eudes et ses disciples, Septième session de spiritualité eudiste, Cahiers Eudistes de « Notre Vie », 1960, 174 pages. (« Le problème des vertus chrétiennes dans la spiritualité française au XVIIe siècle » par L. Cognet, p. 47-67.) [à Chatou]
PR [1962] Pascal et Port-Royal, Fayard. 104 pages. (tricentenaire de la mort de Pascal, contributions de Cognet, Chauchard, etc.)
LC [1962-1963] Saint Jean de la Croix et la pensée chrétienne, cours donnés à l’Inst. Cath. de Paris, 1962-1963, rev. et corr. par l’auteur, Paris (multigraphié, 115 pages 53 l/p 76 c/l) [à Chatou, photos]
PR [1965] Actes du colloque de Cerisy en 1965 sur Henri Bremond : « Bremond et Port-Royal »
[1965] Catherine de Bar, Ecrits spirituels à la comtesse de Châteauvieux, publ. bénédictines du Saint-Sacrement, XXIV-179p. [probablement l’introduction ? ou bien s’agit-il de : « Conférence faite à l"Institut Catholique de Paris le samedi 8 février 1958 » et publiée dans Catherine de Bar, documents historiques, bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973, p. 23-30.]
LC [1966] Histoire de la spiritualité chrétienne 3. La spiritualité moderne I L'essor : 1500-1650, Aubier 1966. (Première partie : la prépondérance espagnole : Ch. I : Saint Ignace et la spiritualité ignatienne – Ch. II : Mysticisme et humanisme – Ch. III : Sainte Thérèse d’Avila – Ch. IV : Saint jean de la Croix – Ch. V : Grandeurs et misères de la spiritualité espagnole – Ch. VI : La crise spirituelle de la Compagnie de Jésus ; Seconde partie : la prépondérance française – Ch. VII : Le renouveau français et l’Ecole abstraite – Ch. VIII : Saint François de Sales et le salésianisme – Ch. IX : Bérulle et sa synthèse spirituelle – Ch. X : Le courant bérullien – Ch. XI : La Compagnie de Jésus et la spiritualité française – Ch. XII : Le premier Port-Royal ; 511 pages 38 l/p 64 c/l) [à Chatou]
PR [1966] Cécile Gazier, Histoire de la Société et de la bibliothèque de Port-Royal. Avant-propos de Louis Cognet. In-8° agenda (24x13), 48 pages.
[1967] Newman ou la recherche de la vérité, Desclée.
LC(extr.) [1967] Introduction à la vie chrétienne, I. Les problèmes de la spiritualité, II. L’ascèse chrétienne, III. La prière du chrétien, « Lumière de la Foi, n° 29, 30, 31 », Ed. du Cerf, 1967 3 vol. 17,5 cm (189 p. + 179 p. + 188 p., 40 l/p 50 c/l) [à Chatou, photos]
PR [1968] Le Jansénisme, Que sais-je?, P.U.F., 1968. (Huit courts chapitres : Les prodromes – Les origines – Les premières controverses – Les cinq propositions – Le droit et le fait – Le formulaire – La bulle « Unigenitus » - L’appel ; 128 pages, 36 l/p 50 c/l) [à Chatou]
LC [1968] Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, (Ch. I : Maître Ekhart et ses prédécesseurs – Ch. II : Mystique et métaphysique chez Maître Ekhart – Ch. III : Tauler – Ch. IV Suso – Ch. V : Le mysticisme germanique médiéval – Ch. VI Ruusbroec – Ch. VII : Harphius – Ch. VIII : Les dernières œuvres ; >343 pages 40 l/p 56 c/l) [à Chatou sauf table finale]
LC [1973] Cistercian Studies (1976-1990) : Meditation Louis Cognet, vol. 8.3 (1973) 243-52
PR et LC Dictionnaire de spiritualité (articles dans le -) : « cor et cordis affectus, 4. Le cœur chez les spirituels du XVIIe siècle » 2.2300-2307 ; « Esprit » 4.1233-4.1246 ; « Faber (Frédéric-William) » 5.3-5.13 ; « Fénelon (François de Salignac de la Mothe-) » 5.151-5.170 ; « Gibieuf (Guillaume) » 6.356- 6.363 ; « Guyon (Jeanne-Marie) » 6.1306-6.1336; « Hamon (Jean) » 7.64-7.71 (total de 93 colonnes - en fait 86 col. 66 l/p 49 c/l)
PR Les Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites [Pascal], éd. par Louis Cognet et Gérard Ferreyrolles, Classiques Garnier.
Clermont, ville de Pascal, Clermont-Fd, éd. Volcans, 1962, art. de Leclercq, Francine (contribution sur Cognet uniquement ? ) [fiche BNF]
Heures musicales de Saint-Séverin…, Ass. Philippe Néri, « Jean-Sébastien Bach, messe en si mineur », 2 pages jointes. [fiche BNF]
v. aussi la table de la Rev. Hist. France : elle fournit qq. articles et surtout les revues des ouvrages
Estimations des nombres de caractères k[car] ou de pages p : on admet 1p = 2k.
PR(extr.) relation 207p - extr. 1/3 = 140k
PR Lancelot 274p = 500k
PR réforme 272 x 40 x 54 = 587kcar.
PR Angélique Fr de Sales ?200p = ?400k
PR La direction de conscience à Port-Royal 16p = 32k
LC(extr) dévotion 123 x 41 x 64 = 332k - extr.1/3 = 110k
LC crépuscule 397 x 27 x 48 = 514k
LC Vincent de Paul ?20p = ?40k
LC Eudes ?10p = ?20k
PR Pascal ?10p = ?20k
LC jn de la Croix 115 x 53 x 76 = 463k
PR Bremond ?10p = ?20k
LC spir moderne 511 x 38 x 64 = 1243k
PR Gazier ?10p = ?20k
LC(extr) vie chrétienne (189+179+188 ) x 40 x 50 = 1112k – extr. 1/3 = 360k
PR jansénisme 128 x 36 x 50 = 230k
LC rhéno-flamands 343 x 40 x 56 = 768k
LC méditation 9p = 18k
PR(1/2) et SC(1/2) dict spir 86 x 66 x 49 = 278k
PR Provinciales ?20p = ?40k
Un volume LC id. à la présentation « Sources classiques » de culture générale : « Histoire de la spiritualité » :
1 page LC = 40 l x 62 c = 2,48k
Somme des éléments LC (v. ci-dessus) :
= 110 + 514 + ?40 + ?20 + 463 + 1243 + 360 + 768 + 18 + 139
= 3675k
= 1482 pages LC
que l’on peut diminuer en supprimant ½ Jn de la Croix (on élimine ce qui fait double emploi avec le chapitre correspondant de la spir moderne) + ½ dévotion (on ne garde que le dernier chapitre) + articles du dict spir et autres (que l’on passe au volume PR) = - 230 - 55 - 40 - 60 = - 385 = - 192 pages
mais on en retrouve une partie sous forme d’introduction et de tables… finalement on doit pouvoir se limiter à 1200 pages LC, quitte à utiliser un corps plus fin pour certains textes.
Un volume PR « Univers Port-Royal » de culture spécialisée : « Port-Royal et monographies » :
1 page PR = 40 l x 80 c = 3.2 k
Somme des éléments PR (v. ci-dessus) :
= 140 + 500 + 587 + ?400 + 32 + ?20 + ?20 + ?20 + 230 + 139 + ?40
= 2128k
= 665 pages PR
auxquelles on ajoute 100 pages prélevées sur le volume SC
= 765 pages PR
compatible avec la collection : Lesaulnier, « Images de Port-Royal », remplit 594 pages.
Conclusion provisoire : en l’état actuel du sondage, on fait tenir l’essentiel du corpus Cognet en deux volumes bien adaptés aux collections LC et PR, le premier de culture plus générale où Cognet excelle par sa clarté et son sens intérieur, le second plus spécialisé à des « figures » de spirituels.
Problèmes à lever :
Droits
Saisies (au moins scan + OCR « au km » ; on assure ensuite la mise en forme)
La grande trilogie, œuvre maîtresse de Cognet hors Port-Royal, constituée des rhéno-flamands, de la spiritualité moderne, du crépuscule des mystiques, forme une fresque (en trois « saisons ») de la spiritualité occidentale depuis le Moyen Age. Il ne manque qu’un approfondissement des liens entre ses trois volets – ce qui fut fait depuis, en particulier par Orcibal. Il serait donc très malheureux de démembrer cet ensemble naturel sinon prévu par l’auteur.
On précisera dans l’édition certains points, par des sections intercalées en petit corps, constituées d’extraits d’ouvrages moins finis du point de vue littéraire, mais souvent aigus (ils constituent, selon une analogie visuelle, des « gros plans » relevant l’intérêt d’un tryptique aux plus larges paysages).
La mise à jour sera réalisée par les notes : elles citeront les études qui ont succédées aux grandes synthèses depuis cinquante ans. Elles mettront évidemment en valeur Orcibal (qui lie les rhéno-flamands à la spiritualité moderne et annote le Crépuscule) et J. Le Brun (qui complète l’histoire du quiétisme), sans oublier Du Chesnay, Krynen, Gondal, etc.
On suggère le plan suivant :
Introduction
Situant Cognet, justifiant le tryptique, la large extension historique comme une base nécessaire à la compréhension de la spiritualité du siècle classique, donnant une bibliographie détaillée.
Augmentations ou citations d’extraits de l’article : « cor et cordis affectus, 4. Le cœur chez les spirituels du XVIIe siècle », Dict. Spir., 2.2300-2307 ; de l’article : « Esprit », DS, 4.1233-4.12 ; peut-être, quand même, quelques passages extraits de Introduction à la vie chrétienne, I. Les problèmes de la spiritualité, II. L’ascèse chrétienne, III. La prière du chrétien, « Lumière de la Foi, n° 29, 30, 31 », Ed. du Cerf, 1967.
I : Origine
Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968.
Ch. I : Maître Ekhart et ses prédécesseurs –
Ch. II : Mystique et métaphysique chez Maître Ekhart –
Ch. III : Tauler –
Ch. IV Suso –
Ch. V : Le mysticisme germanique médiéval –
Ch. VI Ruusbroec –
Ch. VII : Harphius –
Ch. VIII : Les dernières œuvres.
Augmenté de brefs extraits du « Chapitre I : La Renaissance, la Réforme et la spiritualité » de De la dévotion moderne à la spiritualité française, « Je sais – je crois », encyclopédie du catholique au XX ème siècle, n° 41, 4e partie : la vie en Dieu, les médiateurs, Fayard, 1958.
[Diminué si nécessaire : les ch. IV, V, VII, VIII apparaîssent moins critiques. Mais peut-on ainsi défigurer un ouvrage ?]
II : Maturité
Histoire de la spiritualité chrétienne 3. La spiritualité moderne I L'essor : 1500-1650, Aubier, 1966.
[Première partie : la prépondérance espagnole : ]
Ch. I : Saint Ignace et la spiritualité ignatienne –
Ch. II : Mysticisme et humanisme –
Ch. III : Sainte Thérèse d’Avila –
Ch. IV : Saint Jean de la Croix –
Ch. augmenté d’extraits de : [1962-1963] Saint Jean de la Croix et la pensée chrétienne, cours donnés à l’Inst. Cath. de Paris, 1962-1963, rev. et corr. par l’auteur, Paris.
Ch. V : Grandeurs et misères de la spiritualité espagnole –
Ch. VI : La crise spirituelle de la Compagnie de Jésus ;
[Seconde partie : la prépondérance française : ]
Ch. VII : Le renouveau français et l’Ecole abstraite –
Ch. VIII : Saint François de Sales et le salésianisme –
Ch. IX : Bérulle et sa synthèse spirituelle –
Ch. X : Le courant bérullien –
Ch. XI : La Compagnie de Jésus et la spiritualité française –
Ch. XII : Le premier Port-Royal
Augmenté d’extraits des huit courts chapitres formant le volume : Le Jansénisme, Que sais-je?, P.U.F., 1968 : Les prodromes – Les origines – Les premières controverses – Les cinq propositions – Le droit et le fait – Le formulaire – La bulle « Unigenitus » - L’appel.
[On peut se demander si l’insistance sur Ignace et sur Bérulle respecte l’équilibre général mais il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire de la spiritualité ! de toute façon l’approche suivie, incluant qq. extraits « en ligne » et des notes donnant les pistes pour une actualisation / approfondissement par l’honnête homme, pallie à l’absence de toute synthèse récente ; elle constitue la préparation indispensable pour tout projet éventuel, d’où mon intérêt pour ce travail d’édition.]
III : Rupture
Crépuscule des mystiques, Bossuet-Fénelon, Tournai, Desclée, 1958.
Chapitre I : Le mysticisme en France au XVIIe siècle –
Ch. II : Madame Guyon –
Augmenté de l’article : « Guyon (Jeanne-Marie) », DS, 6.1306-6.1336 : il constitue l’introduction utile à l’exposé détaillé des quelques années traitées par le Crépuscule.
Ch. III : Fénelon –
Augmenté de l’article : « Fénelon (François de Salignac de la Mothe-) », DS, 5.151-5.170 : même rôle introductif.
Ch. IV : Bossuet –
Ch. V : Issy –
Ch. VI : la rupture
Augmenté des ajouts et correctifs d’Orcibal portés sur l’exemplaire de M. Noye / A.S.-S.
Augmenté de qq. extraits du « Ch. V La crise du mysticisme » de [1958] De la dévotion moderne à la spiritualité française, « Je sais – je crois », encyclopédie du catholique au XX ème siècle, n° 41, 4e partie : la vie en Dieu, les médiateurs, Fayard, 1958 : aperçu allant au-delà de l’année 1696 ( Le Crépuscule devait être suivi d’un « deuxième épisode du drame » (p.7)).
[Je n’ai pas eu le temps d’analyser finement les augmentations proposées ici : il s’agit d’un projet permettant de fermer momentanément le dossier Cognet, au plus grand bénéfice de Mme Guyon !]
Table des matières
Sources biographiques majeures 4
CHAPITRE I LE MYSTICISME EN FRANCE AU XVIIe SIÈCLE 11
§ I. FÉNELON ET LA TRADITION MYSTIQUE. 11
§ 2. LES ORIGINES DU MYSTICISME FRANÇAIS. 14
§ 3. L'ÉVOLUTION DU MYSTICISME FRANÇAIS. 23
CHAPITRE II MADAME GUYON (1) 55
§ I. LA PÉRIODE DE FORMATION. 55
§ I. LE PREMIER EMPRISONNEMENT DE MADAME GUYON. 103
I. L'INTERVENTION DE BOSSUET. 149
§ I. LES ENTRETIENS D'ISSY (1). 205
§ 2. L'INTERVENTION DE L'ARCHEVÊQUE. 229
§ 2. NOUVELLES AVENTURES DE Mme GUYON. 296
Esquisse d’un Totum Cognet 365
Note dans sa forme originelle 365
1. Première approche, une édition « complète » : 371
2. Seconde approche, un choix pour « Lumière Classique » : 373
1[D.Tronc] J’ajoute en notes de bas de page quelques commentaires au fil de ma lecture nettoyant l’OCR.
Ici pour souligner l’importance d’un travail que je n’ai pu entreprendre d’exploiter « l’armoire en fer » qui enferme les trésors des Archives Saint-Sulpice autrement que pour éditer Guyon. J’ai réédité Poiret en deux tomes, simplifiant l’édition de forme médiocre ( trop complexe, accès difficile aux commentaires Guyon, etc.) afin de mettre en valeur l’admirable choix mystique, fonds qui reste inégalé : « Madame Guyon, « Les Justifications » Clés 1-44 – Clés 45 à 69 et Pères [l’apport de Fénelon], Lulu.com, 2019, 565+558 pp.
2 [DT] Notes de Cognet livrées en alternances au fil du texte , de DT en bas de pages.
3[DT] J’ai édité Canfield, l’essentiel de Jean de Saint-Samson, des choix de Surin et de Marie de l’Incarnation.
4[!] - Des précautions sont encore nécessaires en 1958 pour protéger Fénelon - et l’abbé Cognet. Noter l’absence du nom « Guyon » dans le titre qu’il donne au Crépuscule alors que la biographie de la « dame directrice » occupe l’essentiel de l’ouvrage. Ailleurs Louis Cognet se révèle comme vrai spirituel dans des études moins conflictuelles. Particulièrement dans son cours ronéotypé jamais réédité sur Jean de la Croix, un ‘cours du soir’ donné tous les quinze jours à l’Institut Catholique pour ceux qui y porteraient quelque intérêt. Ce seul cours de l’I.C. portant sur la mystique ne fut jamais repris après disparition de L.C. (1917-1970).
5[?] - Je m’abstiendrai dorénavant de mettre en notes bien des appréciations divergeantes. Elles seraient trop nombreuses ! Et soixante-dix ans se sont écoulées depuis que l’abbé Cognet rouvrit courageusement la ‘porte catholique’ à Jeanne-Marie Guyon.
6Mystique de grande influence sur Eudes, Bernières-Bertot-Guyon. Donc rééditée : La Vie Admirable de Marie des Vallées et son abrégé suivi des Conseils d’une grande servante de Dieu, Sources mystiques, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2013, 1-694.e
Marie de l’Incarnation - et son fils - très bien édités par des bénédictins à Solesmes. La Mère Agnès : une mystique chez les jansénistes. Marie Rousseau influente sur le mystique fondateur de Saint-Sulpice...
7Réédition : La vie de la mère Thérèse de Jésus écrite par elle-même, traduction française de Jean de Brétigny (1601) , coll. « Sources mystiques », Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2015, 1-489. (Introduction Max de Longchamp - Glossaire).
8§ à méditer et apprécier. Et la suite de même. Excellent survol du vécu commun aux « vrais » mystiques au début du Grand siècle. Tout conforme au vécu de « nouveaux » mystiques guyonniens.
9Ici le bât blesse ! Mais explique les « excès » de la jeune Guyon - épines, orties, brûlures à la cire - inspirée par sa lecture d’une vie « héroîque », celle de Madame de Chantal.
10L’état stable de contemplation exposé dans les Torrents 2e partie -innacceptable pour un Bossuet (que reste-t-il à faire aux pasterus du troupeau?).
11 Oui, décevant.
12 Excellent grâce à une carmélite anonyme.
13 Oui, lire, outre ce Traité de l’Amour de Dieu ses Entretiens spirituels (fin du tome Pléiade Oeuvres)
14 Qu’importe au grand mystique ! Il suffit de lire lentement quinze brefs chapitres essentiels de la IIIe partie de La Règle de perfection : soit éditée de manière exhaustive admirable par J. Orcibal en 1982 (I, II, III en version Osmont et en version « officielle » Chastellain avec sources commentées) soit chez Arfuyen, D. & M. Tronc, 2008, Osmont (IIIe partie seule qui a été révisée sur l’exemplaire de Troyes), soit en coll. « Sources mystiques » au Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2014, La vie mystique chez les franciscains du XVII siècle, tome II, 13-94 : Benoît présenté avant IIIe partie en version Chastellain.
15Certains dévots de l’époque, sérieux, bons lecteurs et souvent mystiques. - « Songez que, dès qu’on n’est pas assez dévot, il n’est rien de plus beau que de se faire tuer » Maintenon 1672 citée par Littré.
16Exact. D’où provient cet élan ?
17[?] - Plusieurs rédactions successives (v. La Vie par elle-même et autres écrits […], Champion, 2001, 2014, ‘Les rédactions successives’,79-83.
18paisible endroit.
19Voir François La Combe (1640-1715) Vie, Oeuvres, Epreuves du Père confesseur de Madame Guyon, Dossier établi par Dominique Tronc, Lulu.com, 3e éd., 2016, 1-648.
20Importance reconnue lorsque Mme Guyon prépare l’édition de ses écrits. Voir Jacques Bertot Directeur mistique, Sources mystiques, Editions du Carmel, 2005, 1-575 (choix) et Jacques Bertot […], tomes I, II, III, Lulu.com, 2019 (l’intégrale).
21Récit de la nuit de tempête à Montargis (le 21 septembre 1671), Vie 1.19.1-2.
22Orcibal annote : « sur le mysticisme de celle-ci (Garnier Grossetête) et la lettre de Cl.Fleury à M. de Gaumont 1710. »
23Les 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus seraient antérieures : 1674-1675 ? palliant à la direction par Bertot de 1672-1674 interrompue par rigoureuse guidance d’un maître mystique. Ce dernier reprendra la direction de sa dirigée devenue docile jusqu’à sa mort survenue en 1681 : il s’agit de « Onze dernières lettres de M. Bertot [...] [voir Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, 75-177 et la note p. 160]. De nombreuses lettres, voir l’intégrale Jacques Bertot […], tomes I, II, III, Lulu.com, 2019, me semblent devoir/pouvoir être ajoutées à ces échanges.
24Sur tout cela, outre la Vie par elle-même, lire la Relation de Dupuy.
25Dom Claude Martin, Les voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, o.s.b., Solesmes, 2005.
26Mystique comme sa mère, comme le montrent ses précisions et éclairages accompagnant son édition de sa mère, source que je préfère aux reconstitutions se limitant aux seuls écrits de la sainte : Dom Claude Marin, La Vie de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677, reproduction Solesmes, 1981, 1-763 + 1-41*
27Premols 15 jours seulement.
28D’accord avec Rouxel : à Gex
29Le 15 août 1681
30À la bibliothèque d’Amiens. [aujourd’hui éditions accessibles en chambre sur nos ordinateurs grâce à Google books. Mon Opus Guyon, tome 14, fournit un relevé de liens pertinents ouvrant sur tous les écrits de Guyon et de proches ...après un laborieux tri ! : multiplicité de liens pour certains titres, rareté pour les titres appréciés devenus exemplaires rares en bibliothèques].
31Orcibal donne les variantes principales des éditions 1712, 1720 : J.M.Guion, Les Opuscules spirituels, Georg Olms, 1978, Introduction (non paginée).
32« symbolisme funèbre », idées » ? ces termes ne peuvent traduire la réalité d’expériences fortes réservées à quelques-uns bénéficiant de dons naturels rares. Et ceux-là, équilibrés et solides au point de pouvoir les supporter sans danger, doivent bénéficier d’un maître attentif et dur, mystiquement accompli (Bertot pour Guyon). Heureusement, en analogie avec le concret naturel, il n’existe pas qu’un seul chemin pour atteindre un sommet !
33Expérience de Guyon « pauvre âme » par rapport à « Dieu » ; se croyant « abandonnée » par le directeur mystique Bertot.
34Recouvre l’expérience extrêmement profonde
35C’est le décalage entre l’expérience ordinaire et celle mystique extra-ordinaire mais non sensible (pas d’apparitions) donc invisible, intraduisible, rendant toute réponse au questionnement maladroite, qui explique l’incompréhension de Bossuet et d’autres.
Pas la peine d’invoquer la méchanceté des clercs ; ils sont devenus rationnels en cette fin de Grand siècle (et c’est tant mieux), sont sous pression politique (Maintenon) et se retrouvent face à une « Dame directrice » qui dispose, dit-elle, du téléphone rouge.
Seule une transmission de coeur à coeur inexplicable mais intimement irréfutable explique les fidélités incompréhensibles – et la dame n’est pas particulièrement cultivée ni enjôleuse aux yeux du fin abbé de Fénelon - de Chevreuse, Fénelon, Dupuy (lire sa Relation) et d’autres. Les mystiques doivent / ne peuvent que / ne le peuvent pas toujours face à un confesseur / se taire. Guyon l’apprit trop tard.
36Bernières - Bertot – Guyon, même filiation : ils se « copient » (aux yeux du pénétrant POURRAT).
37Non, ouvrage concret, ce que la Dame expérimenta ; et n’ayant pas d’idées, conformément à tout vrai mystique, elle ne peut qu’en « bavarder » ? Ecrit vite, en un jet pour la première partie ; quinze jours ? (la seconde partie postérieure parviendra séparément et tardivement à l’éditeur Poiret ; l’analogie avec un torrent – la Dranse ? - n’est pas poursuivie d’où un ressenti de rupture par le lecteur ; le plan est solide, et souligné par Poiret qui découpe en chapitres et les titrent ; découpage judicieux : nous l’avons retrouvé en s’exerçant à même fin sur le « poème » édité par Morali).
38Non ! En disgrâce.
39Marie des Vallées
40Chez M. Galle d’après Roussel, A.S.-S. 7569 f°2r° veuve … âgée de plus de 80 ans
41Voir Opus Guyon, tome 2. Explications… 2020, reprenant et complétant mes choix antérieurs – Le Cantique est publié dans Opus Guyon 3. Oeuvres… 2020, puisque imprimé dès 1688.
42Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Champion, 2008 (« L’essentiel Guyon »). Et Opus Guyon 3. Oeuvres… 2020.
43« penser » laisse place à l’imaginaire. D’où l’abandon, ne rien faire, laisser place à l’irruption de… « Il n'y a rien à faire qu'à se laisser remplir de cette effusion divine » cit. Guyon qui n’est en rien « absolutiste » (fin du § suivant).
44Finement observé .
45Sacrifice passif, Isaac pas Abraham !
46efforts d’Huguet
47oui
48L’Orationis mentalis (1685) traduit (1795) figure dans notre dossier François La Combe (1640-1715) […], op.cit., Lulu, 289-328.
49Ibid., 20-26.
50 Guyon Correspondance III, pièce 644, p. 811.
51Cf bibliographie barnabites
52Ravaisson 108
53C’est la grande valeur de la Vie : d’avoir été rédigée en plusieurs fois, proche des événements – le prix à payer étant une qualité littéraire inégale, ce qui a limité l’impact de ce premier samizdat.
54Important relevé. Je n’ai pas fait le travail d’établir et voir de près chaque membres du « petit troupeau » (Saint-Simon) : à faire !
55Pas de Fénelon ! [Orcibal]
Mais la référence en note (2) est exacte : la lettre débute page 199 et couvre toute la p. 200 : « IV. Au Duc de Chevreuse. Je suis très aise, mon cher seigneur, d’apprendre... » - elle n’est donc pas reprise dans Correspondance de Fénelon, Tome II, Texte établi par J. Orcibal – le grand spécialiste du domaine -, Klincksieck, 1972, où elle eût figurée entre les pièces n°120 et n°121.
56Oui ! déjà considérables.
57Augmenté depuis par l’année 1690.
581689 – La note (2) est barrée
59Cf. RHL 42 (1935) p.144 ensemble de lettres au roy – maintenon à Guyon (1691)
60Cf. Geoffroy
61Mss. Geofroy
621690
63 Non !
64?
65Mis en scène dans l’excellent film « Saint-Cyr » (2000).
661701, U.L. t. II
671693
68Prière non mystique.
69Très exact (comme toujours chez L.C.). Voir sur Mectilde, ses rapports avec Bernières, Bertot, etc. : Les amitiés mystiques de Mère Mectilde […], Parole et Silence, 2017.
70?
71Juillet cf p222-223
72Relation Dupuy
73Seulement dans La Beaumelle
74ess[entiel]
75Le 22 juin
76En 1688 ?
77[ ajout à la page mais où?:] S.Sulpice 6276 Lettre d’un inconnu envoyant de extraits de Bellarmin [?] : je voudrais quelque chose de plus net
78Oui, sauf que l’on ne « pense » pas à « Dieu », mais que l’on est entièrement collé / confondu avec un élan sans contenu. - Elégamment dit juste ensuite !
79« nuit » ? oui, telle que Jean de la Croix l’explique ensuite = ni jour ni nuit même prise bien sûr au sens métaphorique - certes non intellectuel mais encore affectif - « hors des sens », sans lieu [au ‘réveil’ en sortie de ‘plongée’ on se suppose ailleurs pour découvrir instantanément que l’on est ‘ici’ sur une chaise - et l’on n’a cependant aucunement ‘dormi’ même si l’on était ‘inconscient’ au sens habituel aux yeux de soi-même comme des aures. Non situé dans quelque point-instant xyzt, tout en vivant intensément dans l’élan sans perception, sans durée etc. etc. Où est « Dieu » ? pas d’union mais collage à ? [ « Dieu » ? « le plus profond de soi-même », le fond sans fond (Bertot) etc.] Tout ceci le « a a a » - très expérimenté.
80! encore. Puis « pensée » « la sainte indifférence » « opinion » etc. Un dossier de défense piqué aux « Autorités » [le terme utilisé dans l’édition des Justifications Guyon+Fénelon] et destiné aux aveugles.
81Oui, les Justifications sont bien fournies par Fénelon sous le contrôle et avec les explications en notes de Guyon.
82Correspondance II Années de Combat, 299-301, pièce 194 reçue par Chevreuse le 11 septembre 1694 […]
« J’avais fait cinq vœux en ce pays-là : le premier de chasteté, que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve ; celui de pauvreté ; c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens. Je n’ai [f. 1 v°] jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième, d’une obéissance aveugle, à l’extérieur, à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans, d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième, d’un attachement inviolable à la sainte Église, ma mère, non seulement dans ses décisions générales, où tout catholique est obligé de se soumettre, mais dans ses inclinations, et de procurer le salut de mes frères dans ce même esprit. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ, plus intérieur qu’extérieur. Et quoique mon âme ne fût plus en état d’avoir besoin de ces vœux, Notre Seigneur me les fit faire extérieurement et me donna, en même temps, au-dedans, l’effet réel de ces mêmes vœux. »
Passage essentiel conforme à l’influence franciscaine sur la lignée mystique depuis le P. Chrysostome du T.O.R., Bernières, etc.
83? [Fénelon!]
84François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques ou le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, Texte établi et présetné par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, 2006.
85? - Les Apôtres assemblés en un cercle dirigé par le plus grand de tous les mystiques. Personnes avant structures, Apostolus avant Deus. Vision défendue par des ‘chrétiens intérieurs’, surtout par les quakers. Voir l’excellent M. Jones, Studies in mystical religion, 1909, 1-497.
D’où notre réédition du Gnostique sous un titre qui n’apparaissait pas gênant à première vue (suggestion de l’éditeur, l’adjectif « secrète » aurait du être omis - malgré son premier emploi par Fénelon - car il est de nos jours associé à sociétés « secrètes » maçonniques, révolutionaires, etc.).
86Partage des tâches, Fénelon s’occupant des Pères de l’Antiquité latine et grecque. Voir notre réédition « Les Justifications » / Un Florilège mystique assemblé par Madame Guyon et Fénelon, I clés 1 à 44, II Clés 45 à 69 et Pères, Edition introduite par Dominique Tronc, 2019, Lulu, 565+558 pages.
87Oui, très probablement. Et l’aide de copistes compte tenu : 1. de l’énorme travail d’écriture, de celui 2. d’introduire et vérifier les multiples renvois inter-clés (ne prenant chacun qu’une ligne, on comprime ainsi en ~1200 pages !), 3. de transcrire ce qui fut probablement dicté par Mme Guyon – ses explications sur Jean de la Croix (appréciées par Baruzi), parfois d’uniques précisions absentes ailleurs (si elle s’étend sur les faits les plus ordinaires voir ’balsaciens’ dans sa Vie, elle est des plus discrète quant à l’intime vécu mystique).
88Mais la Reynie : abbé Couturier [voir interrogatoires dans Les années d’Epreuves… op.cit.]
89Bellinzaga, Marie Rousseau
90cf. 240
91!
92ess[entiel]
93juste
94Décembre t.33 p.123sqq – Tronson III, 4, 74.
95Fille de Chevreuse
96janvier
97Par marquis de Charost
9813 juin 1906
9929 janvier
100 60 000
101de Bellinzaga la « dame milanaise », bel opuscule mystique.
102 Oui.
103 Souligné marginalement
104 Avant le 28
105 ess[entiel]
106 Oui !
107 P. de la Chaise barré - Harlay ms fr 23 215 f°189v° et [mort illis.]
108Parti le 2 novembre
109 À approfondir car Paulin dirigea le TOR.
110 La Pérouse ?
111 Voir sur les citations tronquées dans les mandements notre éd. des Torrents in Madame Guyon, Oeuvres mystiques, Champion, 2008.
112 important
113 Oui
114Erreur ! Non, chez Tronson le 5 août.
115 Début août