Madame Guyon I





Madame GUYON

I

Vie par elle-même I & II - Témoignages de jeunesse



Ce tome contient :



Une vie mystique’

La Vie par elle-même I ‘Jeunesse’

Témoignages de jeunesse

La Vie par elle-même II ‘Voyages’













Opus « Madame Guyon »
Quinze ouvrages

Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies

I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.

III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).

IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.

V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.


VI Les Justifications. Clés 1 à 44.

VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.


VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.


IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.

XI Années d’épreuves Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.

Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.

Indexes et Tables.

Avertissement 


L’Opus “Madame Guyon” reprend des textes édités et présentés par Dominique Tronc dans les collections ‘Sources classiques’, ‘’Bibliothèque des Correspondances’, ‘Pages d’archives’ de l’éditeur Champion ; dans la collection ‘Sources mystiques’ publiée au Centre Jean-de-la-Croix ; dans la série ‘Chemins mystiques’ imprimée en ligne ; chez Arfuyen.

Elle y ajoute des compléments prélevés dans les ‘Explications des Ecritures’ ; un choix de cantiques-poèmes-emblèmes considérés pour leur valeur mystique ; l‘intégrale des ‘Justifications’ ; l’intégrale des ‘Discours spirituels’ ; des témoignages contemporains et des études ; des outils.

La séquence suit autant que possible l’ordre de production des écrits (ou de leur révision en ce qui concerne les ‘Justifications’).

A court terme il s’agit d’assurer l’accès aux principaux écrits mystiques de Madame Guyon sous forme de fichiers électroniques présentés au format ‘livre’ et/ou de leurs imprimés à coûts accessibles. Les omissions sont signalées1.

A plus long terme il s’agit de préparer pour proposer une édition critique de l’essentiel mystique guyonien.

La reprise d’éditions pose un problème de droit en ce qui concerne l’éditeur Champion ; il est levé pour les collections ‘Sources mystiques’ etChemins mystiques’. Les numéros sous droits sont réservés à des Amis. Ils sont rendus disponibles après demande motivée.

L’organisation chronologique de la Série “Madame Guyon” veut faciliter une appréciation juste d’une vie orientée mystiquement. La dynamique intérieure qui anima une jeune femme qui devint la ‘Dame directrice’ reste exemplaire.



‘Une vie mystique’


La2 Vie écrite par elle-même nous révèle Madame Guyon, mystique célèbre mais méconnue, par un texte qui jaillit, brut, sans se plier aux conventions ni aux raffinements de l’écriture. Témoignage authentique et unique parce qu’il est porté par une expérience menée à son terme. Texte difficile car son foisonnement n’a pas été refaçonné ni travaillé par un “auteur” qui se serait soucié de l’être.

Le texte connu jusqu’à maintenant était celui édité par Poiret, un pasteur protestant du début du XVIIIe siècle. Il en avait facilité la lecture par une “toilette” portant sur le style et l’avait rendu conforme aux retenues de l’époque au prix d’une censure. Il n’incluait pas le témoignage très dur des prisons. L’édition que nous livrons ici est la première fondée sur les manuscrits.  Elle livre non une œuvre achevée mais un document conforme au souhait de Madame Guyon qui interdit au lecteur de considérer sa Vie comme l’œuvre d’un écrivain. En effet elle obéit, sans se permettre aucun repentir, à l’injonction de vérité d’un directeur qui lui a refusé toute réticence.

« Puisque vous souhaitez de moi que je vous écrive une vie aussi misérable3 et aussi extraordinaire... » : Misérable par la succession des traverses, épreuves et humiliations, et extraordinaire par la variété des événements accumulés au cours d’une longue existence et par l’expérience intérieure.

Aperçu biographique

Née en 1648 et mariée à Montargis à l’âge de seize ans, elle devint veuve à vingt-huit ans après cinq grossesses dont il survivra trois enfants jusqu’à l’âge adulte. On sait que le veuvage a pu apporter la liberté à des femmes de caractère au Grand Siècle4. Jeanne-Marie Guyon pensait (et d’autres le pensaient avec elle) qu’elle devait contribuer à l’évangélisation ; elle voyagea cinq ans durant, surtout hors de France, non sans toutefois connaître des périodes de tranquillité5, à Thonon en Savoie, à Grenoble, ainsi que près de Turin en Piémont pendant presque une année. Le succès rencontré dans cette entreprise suscita jalousies et oppositions ; mais son action féconde fut reconnue. Le Moyen court et très facile de faire oraison publié à Grenoble6 en témoigne.

C’est une femme d’expérience qui arriva à trente-huit ans à Paris - l’année qui précède la condamnation de Molinos et de quiétistes7. Elle fut emprisonnée peu après ce retour mais fut reconnue et délivrée par Mme de Maintenon, cette autre veuve, de dix ans son aînée, devenue l’épouse secrète du Grand Roi. Madame Guyon entreprit alors un apostolat à la fondation des demoiselles de Saint-Cyr et s’attacha de prestigieux disciples – les couples des Chevreuse et Beauvillier, Fénelon – qui lui demeureront fidèles jusqu’à leur mort, c’est-à-dire durant près de trente ans. Puis elle tomba en défaveur, le cycle des épreuves suivit le combat des deux veuves et la défaite prévisible de notre auteur. Elle tenta de se réfugier dans l’isolement et le silence - en vain. Elle fut emprisonnée de nouveau à quarante-huit ans pour sept années et demie dont cinq en isolement à la Bastille8.

Bossuet mort, elle en sortit à cinquante-cinq ans - sur un brancard. La dernière partie de sa vie n’est en rien négligeable : elle forma des disciples, catholiques et protestants mélangés, à Blois, en les ouvrant à la vie intérieure, ce dont témoigne sa correspondance qui devint européenne. Elle mourut à soixante-neuf ans.

Le résumé des événements extérieurs et des réactions qu’ils entraînent telles qu’ils sont rapportés par la Vie brosse un portrait vivant de Madame Guyon9:

La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Eveillée et appréciée, elle sait comment éviter le simulacre de martyre joué par ces dernières, en leur déclarant : « Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Livrée à elle-même lorsqu’elle retourne dans sa famille, elle va « dans la rue avec d'autres enfants jouer à des jeux qui n'avaient rien de conforme à sa naissance. » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, « si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle » - et qui savait le latin - l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence. Ces derniers ne savent d’ailleurs pas la délivrer des difficultés liées à l’adolescence, ce qui lui donnera la compassion des pécheurs.

Elle est mariée à seize ans : « mon mari avait vingt et deux ans de plus que moi, je voyais bien qu'il n'y avait pas d'apparence de changer … outrée de douleur, il n'y avait que six mois que j'étais mariée, je pris un couteau, étant seule, pour me couper la langue … J'eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer … L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche … Je m'en plaignais quelquefois à la Mère Granger10 qui me disait : “Comment les contenteriez-vous, puisque depuis plus de vingt ans je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout” ? » Après « douze ans et quatre mois de mariage » son mari meurt avec courage : « Il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens… » 

Suit une période d’épreuves intérieures autant qu’extérieures : « Il m'était alors tellement indifférent d'être condamnée de tout le monde et des plus grands saints, que je n'en avais nulle peine … Mes maladies me devinrent des temps de plus grande impuissance et désolation … je me vis réduite à sortir au fort de l'hiver avec mes enfants et la nourrice de ma fille. »

A trente-deux ans elle se libère et part « pour Genève … je donnai dès Paris …tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. » A Gex « l’on me proposa l'engagement et la supériorité » Elle témoigne à la supérieure des Nouvelles Catholiques :  « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ». « Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir », elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole …Tout ce que j'avais écrit autrefois …fut condamné au feu par l'amour examinateur. » Elle découvre « une autre manière de converser » en union avec le P. La Combe : « j’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence. » Suivent des séjours fructueux en Piémont puis à Grenoble.

A trent-huit ans elle revient à Paris, au moment où le quiétiste Molinos est condamné à Rome. Des jalousies entre religieux « firent entendre à Sa Majesté que le père La Combe était ami de Molinos … [le roi] ordonna … [qu"il] ne sortirait point de son couvent … ils résolurent de cacher cet ordre au père…» qui est finalement arrêté. Quant à elle, « l’on me signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre … au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en fait marier sa fille au neveu de l’archevêque de Paris. Elle se défend vigoureusement lorsqu’on lui reproche de prendre Dieu à témoin : « Je lui dis que rien au monde n'était capable de m'empêcher de recourir à Dieu. »

Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr où « Madame de Maintenon me marquait alors beaucoup de bontés ; et pendant trois ou quatre années que cela a duré j'en ai reçu toute sorte de marques d'estime et de confiance. » Le duc de Chevreuse lui amène Bossuet, auquel on communique la Vie « qu’il trouva si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »

Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence la seconde période d’enfermements. Elle se rend tout d’abord d’elle-même au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime de la mère Picard et des religieuses tandis qu’elle est fort menacée par Bossuet, soumis lui-même aux pressions de Mme de Maintenon. Puis après s’être cachée quelque mois, elle est arrêtée et enfermée par lettre de cachet à Vincennes.

Ici prend fin le récit de la Vie proprement dite, auquel succède celui des Prisons (la quatrième partie de notre édition) : « après neuf ou dix interrogatoires de six, sept et huit heures quelquefois, [M. de La Reynie] jeta les lettres et les papiers sur la table … Il fit un dixième interrogatoire où il me demanda permission de rire. » Elle est transférée dans un couvent-prison à Vaugirard constitué spécialment pour elle : « on me mit dans une chambre percée à jour et prête à tomber … [la gardienne] venait m'insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me

misse en colère.» Il est probable qu’on ait voulu se débarrasser d’elle à l’aide de vin empoisonné11, « M. le Curé me dit, un jour, un mot qui me parut effroyable …qui était qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur tous ses proches - sans succès - elle est embastillée.

On bascule de la contrainte à la terreur. L’archevêque de Paris présente une lettre forgée et attribuée au Père La Combe : « [Mr le Curé] s'approchant me dit tout bas : On vous perdra». On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : “il y en a encore une dans la peine [le tourment] depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi12 … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur.” On les remplace par « une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. » La prisonnière se trouvant défaillante, le confesseur qui lui est imposé, « me dit : Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure.» Les pressions continuent : « M. d'Argenson vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. » Elle subit « plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. » Un prisonnier tente le suicide ? « Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté …sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli … ma vie me quittait. Je tâchai de gagner mon lit pour mourir dedans … J'aurais toujours caché mon mal, si l'extrême maigreur, jointe à l'impuissance de me soutenir sur mes jambes, ne l'eût découvert. On envoya quérir le médecin qui était un très honnête homme. L’apothicaire me donna un opiat empoisonné …Je le montrai au médecin qui me dit à l'oreille de n'en point prendre, que c'était du poison.»

Elle est libérée à cinquante-quatre ans et là s’arrêtent les récits autobiographiques. Le Supplément à la vie décrit les dernières années actives à Blois où elle forme des disciples français et étrangers : « elle vivait avec ces anglais comme une mère avec ses enfants. …ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : Oui mes enfants, comme vous voulez. …Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle. » Elle meurt en paix à soixante-neuf ans.

On est loin d’un texte édifiant à tendance hagiographique. Ce témoignage nous plonge dans des résistances et des tourments bien peu quiétistes. Ce premier niveau, celui de la vie concrète des événements et réactions extérieures, fascine par son spectre si large. Elle passe des honneurs à la Cour, à la honte des interrogatoires policiers. La timidité et le respect des conventions avant et au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affronte de face la coalition des structures civiles et religieuses de son époque, avec une intelligence dont témoignent amis et ennemis. Finalement, après la tempête, demeure une vision paisible et ample qui associe respect de la tradition et liberté des opinions13. Notre Biographie chronologique propose une approche attentive de cette existence.

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Un second niveau de lecture révèle une expérience mystique sous-jacente à la vie dite ordinaire, développée de l’intérieur du cœur pour être vécue. Cette expérience justifie à ses yeux l’entreprise d’écriture qui expose le vécu intérieur parallèlement à celui des événements. Ce deuxième volet constitutif du texte de la Vie est résumé dans notre section suivante consacrée à sa formation mystique.

Nous ne rappellerons pas en effet ce qui a été si bien dit de l’auteur sur son combat féministe avant l’heure14 et sur sa pratique du véritable christianisme15, car notre souci est de pallier une lacune pour nous la plus profonde : l’absence d’une approche documentée se proposant de décrire son expérience intérieure puis son apostolat. La Vie nous éclaire sur son évolution :

Elle commence par une éducation sévère dont témoignent le songe de l’enfer (dont sa raison doutait), un simulacre de martyre par les religieuses ( !), la lecture de la Bible... Heureusement l’influence de Madame de Charost  - « je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait une fort grande présence de Dieu » - le passage du neveu missionnaire, ami de Madame de Charost et de la Mère Granger  - « Ils avaient un même langage intérieur » - qui lui promet d’offrir son martyre (qui eut lieu) pour qu’elle découvre la vertu d’oraison, attirent l’adolescente vers le mystère caché.

Elle n’a pas dix-huit ans lorsqu’elle rencontre « le bon franciscain » Enguerrand : « je ne laissai pas … de lui dire … mes difficultés sur l'oraison. Il me répliqua aussitôt : C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans … Vous me donnâtes en un moment par votre grâce et par votre seule bonté ce que je n'aurais pu me donner moi-même par tous mes efforts … l'oraison qui me fut communiquée … est bien au-dessus des extases, et des ravissements, des visions».

Suit un travail de purification. Elle voit Monsieur Bertot, mais ne peut communiquer son état : « ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose. »  La sécheresse vient : « Vous commençâtes, à vous retirer de moi … Je m'en plaignis à la Mère Granger …je lui dis que je ne vous aimais plus … elle me dit en me regardant : Quoi ! vous n'aimez plus Dieu ? Ce mot me fut plus pénétrant qu'une flèche ardente. ». La Mère Granger, soutien de toujours,  meurt : « M. Bertot, quoiqu'à cent lieues …eut connaissance de sa mort et de sa béatitude ; …comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : Je l'ai toujours aimée en Dieu.»

On trouve ensuite des descriptions précises de la nuit, de sa délivrance, enfin de la vie apostolique.

Quels sont les grands axes qui guident cette vie intime ? On perçoit au niveau le plus profond de la Vie, un fait plus extraordinaire que tous les événements extérieurs, celui de l’obéissance humble ou acquiescement au moindre souffle de la grâce reçue. Elle en fit sa règle de conduite et par là elle fut souvent incomprise. On sait le danger de passer pour « inspirée » lorsqu’on ne peut justifier ses positions ni leur souplesse par les calculs du raisonnement. Le risque est de tomber dans l’illusion ou le fanatisme. Mais la lucidité et la robustesse dans des situations qui écrasent de moins solides (le confesseur et ami La Combe qui sombrera dans la folie ainsi qu’une de ses fidèles « filles » qui, elle, sera libérée et se rétablira), l’évolution vers toujours plus d’ouverture et de douceur à la fin de sa vie, écartent ces soupçons en ce qui concerne Madame Guyon.  Toutefois, à l’époque des tempêtes, elle résistait avec une étonnante ténacité, et c’est ce qui excitait ses opposants.

Très remarquable aussi est la fidélité à son Eglise qui la rejette et au « petit maître » Jésus-Christ. Madame Guyon diffère ici de nombreux hétérodoxes qui se sont élevés contre les pratiques de leur temps, telle Antoinette Bourignon, qui nous paraît constituer en quelque sorte le ‘négatif’ de notre auteur16. On ne trouve jamais le rejet des sacrements ni d’une médiation par Jésus-Christ : il est le maître et l’exemple à imiter dans la vie, ce qui lui paraît certes préférable à des pratiques d’oraison imaginative. On peut ici évoquer l’influence franciscaine propre au milieu issu du P. Chrysostome de Saint-Lô du tiers-ordre régulier.

Mais la pierre d’achoppement pour beaucoup de lecteurs qui lui sont par ailleurs favorables est son activité de direction spirituelle fondée sur la vie mystique et non sur des moyens tel que l’ascèse. Dans l’état « apostolique », affirme-t-elle, la grâce se communique en silence de cœur à cœur. Le cercle des intimes autour d’elle a éprouvé ce flux. Cette expérience les rendra fidèles toute leur vie – ainsi Fénelon qui par ailleurs n’éprouvait pas d’affinité de tempérament avec Madame Guyon mais sera convaincu par cette transmission d’origine divine.

Madame Guyon : “Il me semble que Dieu dispose votre âme par la mienne et il opère tout ce qu'il veut. O que Dieu vous veut souple! … Je suis donc sacrifiée de tout mon coeur pour votre propre utilité à toutes les volontés de Dieu.17.” - Fénelon : “Je reçois ce que vous me mandez non avec une paix aperçue qui n'est point de mon état, mais avec une entière non-résistance. Mon coeur est ouvert à tout et n'est surpris de rien, tant les choses lui paraissent faciles à Dieu qui n'a qu'à vouloir18.”

En même temps le refus de tout rattachement à un ordre religieux19 rend cette affirmation irrecevable par des clercs – dont d’ailleurs la plupart n’imaginent pas l’existence d’une telle « communion des saints » dès ici-bas. Ce « christianisme intérieur » de Madame Guyon et de ses successeurs, comme de toute la lignée dont elle est issue, remontant à Bernières et Chrysostome de Saint-Lô, met ainsi en cause les médiations ecclésiastiques20. Ce cercle vécut de façon radicale et irréductible l’opposition entre des clercs qui assument extérieurement le rôle de direction spirituelle sans avoir une expérience mystique et des laïcs qui se réfèrent à cette dernière comme étant la source de leur « sentiment religieux ». Le groupe affirmait le primat de l’expérience intérieure personnelle face à la hiérarchie ecclésiale et ne céda jamais. Deux siècles plus tard Bremond entreprendra la défense21 de l’auteur de la Vie, puis Bergson la découvrira à la suite de sa lecture de ce texte22, lui donnant dorénavant la première place23.

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Les deux niveaux de lecture, biographique et mystique, obligent le lecteur à surmonter quelques difficultés venant de leur présence conjointe dans le flux textuel. En effet ce flux tente de rendre compte de la fusion des aspects cachés ou mystiques avec le vécu concret dans ses manifestations au sein de la vie la plus prosaïque : c’est l’originalité de la Vie si on la compare aux témoignages qui la précèdent. Ainsi les événements rapportés sont subordonnés à la description des états propres au cheminement intérieur ; ces états font l’objet de descriptions précises couvrant souvent plusieurs paragraphes consécutifs, interrompant le fil biographique et obligeant le lecteur à changer souvent de registre passant du prosaïque autobiographique au lyrisme reconnaissant l’œuvre divine ! Ceci a limité la résonance de cette Vie aux lecteurs sensibles à une certaine musique intérieure.

Certains privilégient les seuls aspects autobiographiques en sautant ces développements jugés ‘lyriques’24. D’autres voudraient en extraire les seuls aspects de l’intériorité en passant rapidement sur les détails balzaciens de la vie familiale ou sordides du séjour en prison25. Mais il est bien difficile de rapporter des visions ou de décrire des états car Madame Guyon est une mystique très sobre et très secrète quant à ce qui touche au plus profond : elle admet de se livrer psychologiquement avec abondance et retours tant qu’il s’agit d’elle-même – c'est-à-dire en vrai rien à ses yeux – mais non d’étaler sur la place publique ce qui demeure la propriété du divin – le Tout26.

L’on pourrait composer ainsi deux Vies – allant contre le but de l’auteur qui se subordonne au dessein de la grâce, suivant le modèle augustinien. Son cheminement intérieur est lui-même consciemment perçu comme un cas particulier illustrant les grandes étapes de l’approfondissement mystique commun à tous les explorateurs - ce qui justifie un troisième niveau, celui de développements généralistes (ce troisième volet constitutif du texte de la Vie est résumé dans notre section suivante).

En résumé, dans ce texte nous trouvons tout à la fois la description d’une vie prosaïque, les résonances personnelles d’une vie intérieure mystique et l’exposé des lois régissant cette vie intérieure27.

Une dernière difficulté peut provenir de l’étalement des rédactions sur un quart de siècle. En même temps cet étalement nous permet de suivre, fascinés, la transformation d’une personnalité sur la durée d’une existence qui s’approfondit intérieurement de la jeunesse quelque peu enthousiaste à la sobriété de la période de Blois. L’exposé des premiers chapitres, comme ce sera ensuite le cas des Confessions de Rousseau, s’étend sur l’enfance dont l’importance pour la formation de la personnalité est pleinement reconnue, peut-être ici pour la première fois. Ce point justifie les pages que notre auteur consacre à « l’éducation des filles.» L’accent mis sur les aspects sociaux et une profonde observation psychologique ne manquent pas d’originalité au point de monopoliser l’attention de la majorité des lecteurs modernes.

On voit se modifier une conscience : de la perception du monde et de la soumission d’une petite jeune fille à l’action et à la liberté absolue, y compris sur le plan confessionnel, de la vieille dame de Blois.

La formation mystique 

La période de formation a été très négligée jusqu’ici parce que les sources (à l’exception de la source indirecte constituée par le Directeur Mystique de Monsieur Bertot préparé pour l’édition par Madame Guyon en hommage à son maître) sont rares, y compris dans la Vie. Nous allons la décrire en détail car elle éclaire par des faits et par des liens personnels la situation centrale de Madame Guyon en continuité avec l’histoire de la mystique de son siècle. Eclairage qui fut empêché jusqu’ici par les décès prématurés de Bremond puis de Cognet.

La relation de personne à personne est fondatrice et précède les influences sociales, culturelles, religieuses28. Il est insuffisant de chercher les influences par les textes seuls. Les écrits sont des témoignages exemplaires validant un chemin mystique. Les textes sacrés sont nécessaires dans les voies spirituelles : le fidèle imprégné transforme en vie ce qu’ils enseignent. Mais les uns et les autres sont peu efficaces dans une voie purement mystique.

Et les mystiques spontanés sont rares29. De même que l’humain naît de sa relation avec la mère, puis épanouit ses facultés par élargissement de ses relations affectives au cercle des personnes en commençant par les proches, de même les contacts humains directs sont à l’origine de la vie dite intérieure ou spirituelle ou mystique30. Les textes sont des appels à la vie intérieure, mais il est nécessaire de rencontrer des « aînés » qui ont l’expérience des difficultés du chemin. De cette conjonction naissent des chaînes interpersonnelles dont les traces visibles sont les « écoles » spirituelles31. L’expérience est transmise d’individu à individu et a préséance sur les théories, les croyances ou les hiérarchies ecclésiastiques qui sont efficaces pour rassembler des individus autour de structures, mais les transforment peu.

Madame Guyon a eu la chance d’être soutenue très jeune par une « famille » spirituelle constituée de personnes réelles (mais oubliées par la suite) qui maintenaient des liens d’amitié entre elles. Ces liens humains assurant la continuité entre des figures qui nous sont moins cachées comme celle de Bernières ou de Renty au début du siècle et celle de notre auteur ou de Fénelon à sa fin, peuvent être redécouverts par une recherche historique précise32. Cette influence personnelle ne consiste pas seulement en conseils verbaux ou épistolaires mais en communion cœur à cœur, même dans l’éloignement. Le directeur de Madame Guyon, J. Bertot témoigne ainsi de ce lien :

« Je vous assure Madame que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de cette manière peuvent être et sont toujours ensemble... C’est la misère présente du monde, qui ne sait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle, d’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus...33

Il évoque également une transmission de la grâce dont il est le canal et qui va au-delà de l’union de prière ou du rayonnement des saints :

« Je veux bien satisfaire à toute vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres ; j’ai en moi un trésor caché, c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant, ... après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme il ne peut épuiser son tout. 34

De même lorsqu’elle revient à Paris, en 1686, à trente-huit ans, veuve depuis dix années, demeurée indépendante à l’égard de toute structure religieuse, Madame Guyon exerce et affirme à son tour une autorité spirituelle incluant une transmission de la grâce. Le lecteur en trouvera de nombreuses descriptions. C’est la raison profonde qui lui attache à vie des disciples dont le plus illustre est Fénelon. Mais son ascendant apparaît étrange et surtout peu fondé pour ceux qui ne reconnaissent pas une telle possibilité cependant suggérée par les notions de prière et de communion des saints35. Cela lui attire rapidement de redoutables épreuves, puis la fera suspecter pendant trois siècles.

Loin d’être une « enthousiaste » exaltée et isolée, elle s’inscrit dans une filiation spirituelle reconnue mais peu étudiée36. Celle-ci commence avec Jean-Chrysostome de Saint-Lô, s’illustre par la figure de Jean de Bernières, s’étend au cercle de l’Ermitage dont fait partie un discret Jacques Bertot dont nous allons découvrir le rôle qui franchit les clôtures religieuses, et sera déterminant auprès de la jeune veuve.

Les points communs à ce milieu mystique sont outre l’usage d’un même vocabulaire37 qualifiant les étapes mystiques (volonté propre, union, foi nue, état stable, cœur…), la sobriété, l’insistance sur le rôle premier de la grâce, sur l’amour divin dont la rigueur peut seule purifier de la volonté propre, sur l’union dans la vastitude de la foi nue, sur l’état stable permettant la transmission de cœur à cœur38. C’est cette communication silencieuse qui est essentielle et caractérise l’école, tandis que les écrits apparaîssent comme moyens accessoires organisant le rapport de personne à personne. Ce caractère second explique l’insouciance à les revoir ou à en contrôler l’édition ce qui n’ira pas sans provoquer des complications et rendre quelque peu ardu leur lecture. Ceci explique aussi que des correspondances, résidus de ces rapports, présentent un intérêt souvent plus grand que les textes généralistes qui en sont issus, plus éloignés de l’essentiel personnel39.

La transmission est affirmée chez Bertot dans les citations précédentes, et reconnue chez la Mère Granger dans l’Eloge que nous citerons. Telle une flamme qui permet d’allumer d’autres flammes, elle permet la formation rigoureuse de Madame Guyon puis sous-tendra son autorité pendant la seconde période, « apostolique », de sa vie.

Le Tableau I : La formation reçue rassemble les influences importantes dans la formation spirituelle de Madame Guyon. Prédomine le noyau de l’école mystique normande, puis parisienne, autour de la chaîne de transmission Jean-Chrysostome – Jean de Bernières – Jacques Bertot – Madame Guyon. Les mystiques importants pour Bertot et pour Madame Guyon sont juxtaposées horizontalement selon le critère d’affinité, et verticalement selon les dépendances. Tous ne sont pas cités, tels Renty, ami de Bernières, Jean Eudes, connu de Bertot, etc. Les dates données dans la colonne de gauche par « générations » de 25 ans correspondent approximativement aux pics d’activité des membres situés sur une même rangée. La présentation en damier nous paraît préférable aux graphes utilisés habituellement parce qu’il est plus contraignant. Des choix difficiles sont rendus nécessaires par la juxtaposition de ses cases. Une présentation complémentaire synchronique s’imposerait pour rendre compte des recouvrements qui seuls rendent possibles les influences ! Certains arbitrages difficiles sont arbitraires : ainsi Marie des Vallées devrait prendre place au niveau de Bernières en ce qui concerne la date à laquelle s’est exercée son influence.

Une analyse fine de ce tableau distingue quatre groupes distribués selon les colonnes : (1) les carmes de la réforme de Touraine menée spirituellement par Jean de Saint-Samson, dont est disciple Maur de l’Enfant-Jésus, correspondant de Madame Guyon. Jean sera cité abondamment dans ses Justifications. (2) L’abbaye de Montmartre bénéficiaire de la réforme soutenue par le capucin Benoît de Canfield et reliée à Bertot qui y sera confesseur. (3) Le groupe de l’Ermitage au sein de l’école normande et parisienne, mené par Chrysostome de Saint-Lô et Bernières et comportant trois branches : les figures féminines (deux colonnes) regroupant, outre Marie des Vallées, quatre supérieures conventuelles (en fait cinq, car la grande absente de ce tableau est Marie de l’Incarnation l’ursuline40), la ‘lignée’ incluant Bertot et Madame Guyon, enfin une branche parallèle passant par Archange Enguerrand. (4) Le groupe savoyard qui rend justice à la mère Bon et se rattache au Père La Combe. Il est probablement influencé par les « quiétistes » d’Italie. Ce tableau, qu’il reste à justifier par recours aux textes établissant les rapports entre paires de cases jointives41, facilite l’introduction de la succession des influences telles qu’elles furent vécues par Madame Guyon.





Correction : Mectilde est décédée en 1698.




“Je voyais sur son visage quelque chose qui marquait une fort grande présence de Dieu … Je tâchais à force de tête et de pensées de me donner une présence de Dieu continuelle ; mais je me donnais bien de la peine, et je n'avançais guère...42

Dans un troisième temps, ce fut un ami franciscain de son père et de Madame de Charost, Archange Enguerrand, qui l’introduisit à la vie intérieure lors d’une rencontre qui constitua pour la jeune femme une révélation car il lui dit :

« Vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre coeur et vous l'y trouverez …[Ces paroles] furent pour moi un coup de flèche, qui percèrent mon coeur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde43»

Elle décrit ensuite l’élan initial donné pour le vrai cheminement mystique. Il commence par la découverte savoureuse, première période de facilité et de lumière : « Je jouais souvent avec mon mari au piquet … j'étais alors plus attirée intérieurement que si j'eusse été à l'église … L’oraison se nourrissait et augmentait de ce que l'on m'ôtait de temps pour la faire. J'aimais sans motif ni raison d'aimer; car rien ne se passait dans ma tête. » Des confesseurs parisiens sont étonnés de sa pureté de conscience.

Ce franciscain ne put la diriger à la suite d’un vœu, et craignant peut-être d’introduire une composante affective trop humaine dans ses rapports avec une femme44. Mais il lui fit rencontrer la Mère Granger45, supérieure du couvent des Ursulines de Montargis, qui la prit en charge, soutenant la jeune épouse dans l’adversité46, aiguillant aussi son désir spirituel47. Par ailleurs connue de la duchesse de Charost48, Geneviève Granger était une belle figure de religieuse :

« … après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son trésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet. … aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects ... prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance ... elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu ... avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète ... voulait que l’on fit des actions ordinaires d’une façon surnaturelle … Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles ... [qui] n’avaient point la peine de lui déclarer leur état ... Approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés ...[La Mère] demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin ... qu’elle n’y eut point de part49. »

Madame Guyon la voyait très souvent : elle a bénéficié de sa présence jusqu’à sa mort, en 1674, qui la laissa terriblement seule. Heureusement elle avait présenté Madame Guyon à son directeur Monsieur Bertot50. Madame Guyon décrit ainsi la première rencontre avec son futur père spirituel :

« Il était venu pour la M(ère) Granger. Elle souhaitait fort que je le visse … mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là … Comme j'entendis la nuit l'impétuosité de ce vent, je jugeai qu'il me serait impossible d'aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu'il fut temps d'aller, le vent s'apaisa tout à coup, et il m'arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois51. »

Cette tempête frappa l'imagination des Montargois et est attestés par l'un d'eux, Gilles de Montmeslier :

« Le 21e jour de septembre 1671, jour de la St Matthieu, depuis minuit du matin jusqu"à six heures du jour, il se leva un grand vent, et si furieux qu'il s'est trouvé universel ; lequel vent a abattu une grande partie des arbres qui étaient à la campagne, quantité de cheminées dans cette ville, comme deux aux Bénédictines...52

Ainsi nous pouvons dater précisément la nuit où souffle le vent de l’Esprit ! Il semble que Monsieur Bertot ait assumé, après la douceur de la Mère Granger, le rôle de la rigueur. La première partie de la Vie rédigée tôt, probablement vers 1683, soit avant l’accomplissement de la pleine vie apostolique, expose une direction sans faiblesse, allant jusqu’à une apparente incompréhension. Madame Guyon reconnaîtra plus tard le rôle de Jacques Bertot, en comprenant qu’il n’était dur que pour la dépouiller de tout. Elle reprendra alors ses thèmes à tel point que l’on ne peut distinguer parfois le style de l’une et de l’autre et que l’on a cru à une réécriture de sa part.

Bertol fut le lien entre le cercle normand animé par Bernières et le cercle parisien dont Madame Guyon prendra la direction à son retour d’Italie. Il naquit à Coutances le 29 juillet 1622 et mourut à Paris le 28 avril 1681. L’essentiel de sa vie est résumé longtemps après sa mort dans l’Avertissement placé en tête de ses œuvres rassemblées par Madame Guyon et éditées sous le titre à première vue surprenant mais significatif de “Directeur mistique (sic)53 :

« Monsieur Bertot ... natif de Coutances ... grand ami de ... Jean de Bernières ... s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses ...[à diriger] plusieurs personnes ... engagées dans des charges importantes tant à la cour qu’à la guerre ... Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans jusqu’à sa mort ... [au] commencement de mars 1681, après une longue maladie de langueur … [Il fut] enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes ... ont toujours conservé un si grand respect ... [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières. »

Donc deux localisations géographiques successives, à Caen puis à Paris ; la direction de religieuses dans divers couvents a pu le rendre itinérant comme ce fut le cas du P. Chrysostome de Saint-Lô, directeur de Bernières et d’autres familiers de Bertot.

Pendant vingt ans, J. Bertot est devenu l’ami de Jean de Bernières. De 1655 à 1675 il fut prêtre séculier et confesseur du monastère des ursulines de Caen, proche de l’Ermitage de Jean, où vivait sa sœur Jourdaine ainsi que Michelle Mangon, cette dernière figure discrète mais importante :

« (63) La supérieure des Ursulines était Michèle Mangon et le supérieur Jacques Bertot, l’un des amis intimes du fondateur de l’Ermitage [Jean de Bernières], puisqu’il était l’un de ses commensaux avec M. Roquelay et François de Laval ; il [Jacques Bertot] exerçait les fonctions de supérieur depuis la mort de M. Rocher de Bernesq, vicaire générale de Bayeux, survenue en 1655. ... (83) Jacques Bertot donna sa démission de supérieur en 1675 et fut remplacé par M. de Launay-Hue, le 15 avril ... (175-176) ami et confident de Bernières ...ils étaient en parfaite communion d’idées54. »

Bertot fut en relation avec Marie des Vallées55, et l’appréciait :

« Elle me disait que la Miséricorde (en note : c'est-à-dire l’amour-propre chargé des richesses spirituelles de la Miséricorde) allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler56. »

Nous citons ce passage parce que Madame Guyon reprendra dans les mêmes termes cette image dans ses Torrents, substituant le navire (de la grâce) au marcher (humain)57.

Bertot fut également lié à l’aventure de l’apostolat au Canada58 illustrée par Marie de l’Incarnation. Madame Guyon s’adressera au fils de cette dernière avant sa décision de partir à Gex. Son rayonnement allait ainsi bien au-delà du monastère de Caen, ce dont témoigne aussi Catherine de Bar59 qui écrit à la Mère Benoite de la Passion, prieure de Rambervillers, le 31 août 1659 :

« C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ ... (184) il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal ...s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le moi confidemment. »

Elles attendaient sa venue avec impatience car il pouvait leur communiquer son état spirituel : la Mère Dorothée (Heurelle) sous-prieure, le 3 septembre 1659 puis le 8 août 1660, en témoigne dans les extraits de correspondance suivants :

« (190) [Monsieur Bertot] voulait avoir la bonté de nous venir voir à Pâques. Vous feriez une singulière charité à mon âme de m’obtenir ce bien-là, car il me semble que j’ai grande nécessité de personnes pour mon âme » … « (192) M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection ... je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur. »

Dans la dernière partie de sa vie, J. Bertot fut actif comme confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre, proche du pèlerinage à St Denis60 fréquenté par l’aristocratie. Le rayonnement de Bertot, qualifié de “conférencier très apprécié de l'aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert”61, débordait donc sur un cercle laïc, celui-là même où l’on retrouvera les proches de Madame Guyon. Jean Orcibal nous dit : 

« Chevreuse dut-il à Fénelon la connaissance de Mme Guyon? Bien qu'il paraisse l'admettre, Saint-Simon fournit un fort argument à la thèse contraire62. Après avoir indiqué que les conférences de Bertot à Montmartre étaient suivies par Mme de Charost et par le duc de Noailles, il ajoute en effet : « MM. de Chevreuse et de Beauvillier fréquentaient aussi cette école. Mme Guyon fit la connaissance de ces deux derniers par Fénelon ...Ces deux ducs et leurs femmes depuis longtemps initiés aux rudiments de cette école par celle de Montmartre, goûtèrent Mme Guyon au point de se mettre sous sa conduite à la suite de l'abbé de Fénelon63. »

Saint-Simon, ami des ducs, ennemi de la dame qui les séduisait d’une façon pour lui incompréhensible, souligne, le 10 janvier 1694, les relations qui avaient liées Bertot et Madame Guyon ; la continuité assurée par cette dernière est également attestée :

« Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut (sic), qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école.64 »

Madame Guyon assuma la direction du cercle, mais seulement quelques années après la mort précoce de Bertot, lorsqu’elle revint de ses voyages en Savoie et Piémont. Les papiers de celui-ci suivirent pendant ce temps un chemin décrit par J. Orcibal, avant de contribuer au Directeur Mystique :

« Jacques Bertot …désigna de son côté le duc de Beauvillier pour exécuteur testamentaire ... Et Paulin d'Aumale, religieux du Tiers-Ordre de Saint-François et dépositaire des papiers de Bertot, ne fit la connaissance de Mme Guyon que lorsqu'il eut à les remettre à la duchesse de Charost.65 »

La vie de Bertot fut celle d’un prêtre dévoué à la tâche spirituelle. Il fut le lien vivant entre d’une part le groupe Normand, constitué autour de l’Ermitage de Jean de Bernières et du monastère de Jourdaine, et d’autre part le groupe de Paris, constitué autour du monastère de Montmartre. A ce dernier se rattache le cercle qui deviendra celui de Madame Guyon lorsqu’elle assurera la succession de ce directeur spirituel. Cet homme remarquable et si central pour les spirituels de son époque ne laissa échapper que de très rares confidences personnelles, disséminées dans ses lettres. Ses lectures nous donnent la perspective dans laquelle il se situe, qui sera confirmée par sa dirigée66 :

« Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres... Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Tauler, le Chrétien Intérieur et une infinité d'autres... »67 « Le livre de la Volonté de Dieu [Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir. »68 

Jean de la Croix n’était pas encore largement reconnu mais on note l’influence de la mystique du Nord : Canfield précéda Bertot comme confesseur auprès des religieuses de Montmartre. Le rôle de Bertot comme directeur mystique ne se conciliait pas toujours aisément avec les voyages et des affaires temporelles dont il fut chargé69 :

« Me voilà à la veille de faire un voyage en Normandie. »70 ... « Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté. »71

En outre, on n’oubliera pas le rôle de Maur de l’Enfant-Jésus auprès de Madame Guyon, limité néanmoins probablement à une correspondance72, probablement entamée par celle-ci lorsqu’elle se sentit mal comprise. Ce dernier échappe à l’influence du groupe de l’Ermitage en tant que carme et disciple du grand spirituel Jean de Saint-Samson. Madame Guyon, ne pouvant citer Bernières mis à l’index post-mortem, fera un large usage de Jean dans ses Justifications. Il apporte ainsi une ouverture complémentaire à la tradition propre à notre auteur.

Enfin la rencontre du P. La Combe apporte une ouverture sur une filiation savoyarde par la mère Bon et sur des influences italiennes dont témoigneront le séjour chez l’évêque Ripa à Verceil.

Ainsi souffle l’Esprit aidé par la providence : une toile de relations croisées se tisse, dont nous venons d’indiquer quelques fils. On voit comment Madame Guyon n’est pas isolée mais se place à la confluence des principaux courants mystiques du siècle. Qui a tant reçu doit à son tour donner. Mais avant de décrire l’autre versant, le versant « apostolique » de la vie de Madame Guyon, donnons quelques repères sur le chemin parcouru avant d’être enseigné.

La voie intérieure

Formation, épreuves, apostolat : peut-on approcher ce qui justifie un tel travail et permet de surmonter de telles traverses ? L’auteur a fort bien exprimé la voie suivie et son vécu dans les Torrents, dans d’autres textes brefs tels que le Moyen Court, dans les pages souvent admirables rassemblés par les éditeurs du XVIIIe siècle sous le titre décevant de Discours spirituels - sans oublier de très nombreuses lettres ni certaines des Explications des deux Testaments.

Nous évoquons le travail apostolique sous forme de dialogues entre directeurs et dirigés. Ce sont des indices de la filiation dans laquelle s’inscrit notre auteur, tirés des correspondances de Bertot à Madame Guyon puis de cette dernière à ses disciples:

1/ Pour la formation de sa dirigée, Bertot ne recule pas au début devant un décalogue, que nous abrégeons :

« Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières. / Lisez et relisez souvent ceci; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. (...) Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre, / 1...Si le bon Dieu vous donne des lumières... vous pouvez vous y appliquer par simple vue, / 2. Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens. / 3. Conservez doucement ce je ne sais quoi. / 4. Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner. / 5. Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures, / 6. Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire, est de les quitter. / 7. Soyez fort silencieuse, / 8. Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but. / 9. Perdez autant que vous pourrez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu. / 10. Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié... ne vous mettez point en peine si vous les oubliez...73 ».

Directeur prudent, il donne quelques judicieux conseils :

« Ayez, je vous prie, grande application à l’usage que vous faites des écrits, n’en prêtant pas facilement ; car ils pourraient faire du mal, à moins que la vocation surnaturelle ne soit fort discernée ... Il faut édifier et purifier leurs âmes avant que de les dénuer74. »

Puis l’échange est incarné et concret, comme le suivant, où l’on note tout à la fois l’aide de la Mère Granger, la durée de l’oraison, peut-être la prescience de Bertot d’une mort prochaine et des besoins futurs de sa dirigée :

« (153) Lettre [de Madame Guyon] : Depuis dix ou douze jours M. N [Guyon] a eu la goutte. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n’en ai expérimenté de même. ... La bonne Mère [Granger] m’aide infiniment.

Lettre 29 [réponse de Bertot] : Vous avez très bien fait de m’écrire, et vous pouvez être sûre Madame que j’ai une (155) joie extrême ...vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à Monsieur. Remarquez ...tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses et auriez été chagriné en ce bas emploi ...Vous faites bien d’être fidèle aux quatre heures d’oraison que vous faites: mais quand la providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre ...Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur, ni mieux dit ce qui s’y passe; soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci, afin que gardant l’une et l’autre, elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie. »75

Après la découverte des débuts, se situe un chemin silencieux qui passe par la purification des sens, longuement décrite dans la Vie :

L’anéantissement des puissances qui accompagne où l’âme docile « se trouve peu à peu vide de toute volonté propre76 », ne se produit jamais par l’exercice de notre volonté. Dieu est un « amour rigoureux qui purifie par un feu secret. Que les autres attribuent leurs victoires à leur fidélité, pour moi je ne les attribuerai qu'à votre soin paternel; j'ai trop éprouvé ma faiblesse.77 » Toute infidélité cause un feu dévorant et la peine de l’exil du fond78. Mais revient une « union d'unité …heureuse perte … goutte d'eau jetée dans la mer79 », « vastitude » où l’on connaît que « tous les états des visions, révélations, assurances, sont plutôt des obstacles …parce que l'âme accoutumée aux soutiens a de la peine à les perdre … toute intelligence est donnée sans autre vue que la foi nue.80 »

Ainsi qu’une longue nuit de sept années :

Dans cette solitude vient la nuit : « Le poids de la colère de Dieu m'était continuel. Je me couchais sur un tapis …et je criais de toutes mes forces, lorsque je ne pouvais être entendue, dans le sentiment où j'étais du péché et dans la pente que je croyais avoir pour le commettre : Damnez-moi, et que je ne pèche pas … M. Bertot m'abandonna. » Il l’ignore consciemment ou non, veut la « remettre dans les considérations … Sans ce procédé, j'aurais toujours subsisté dans quelque chose … J'entrai dans une secrète complaisance de ne voir en moi aucun bien sur quoi m'appuyer. » 81

Bertot l’encourage dans cette épreuve :

« Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien: et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites (173) usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon.82 »

Madame Guyon encouragera de même un disciple :

« Il [Dieu] ne peut venir lui-même que dans un vide proportionné à la communication qu’il veut faire de lui-même. … Ne croyez pas que votre voyage vous ai moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible, c’est le contraire. Dieu voulant vous ôter le sensible a commencé ici. »83

L’encouragement - joint à une grande rigueur dont se plaint Madame Guyon au début de la rédaction de sa Vie - est nécessaire pour arriver à bon port :

Enfin “ce fut ce jour heureux de la Madeleine que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines… Je me trouvais étonnée de cette nouvelle liberté … Ce que je possédais était si simple, si immense … la paix-Dieu … Vous me traitâtes comme votre serviteur Job …une autre volonté avait pris la place … toute divine, qui lui était cependant si propre et si naturelle qu'elle se trouvait infiniment plus libre dans cette volonté qu'elle ne l'avait été dans la sienne propre … Ces dispositions, que je décris comme dans un temps passé afin de ne rien confondre, ont toujours subsisté et se sont même toujours plus affermies et perfectionnées jusqu'à l'heure présente.”84 

Madame Guyon témoignera sur la communication directe de cœur à cœur en de très nombreux passages qui font écho à son directeur :

« Depuis que vous êtes parti je suis restée dans une plénitude pour vous… Ouvrez-moi donc tout votre cœur et demeurez uni à moi de plus en plus. … Je sens que Dieu vous veut avancer et vous faire gagner le temps que vous avez été sans vous laisser posséder de lui. … / Je rouvre [cette lettre] pour vous dire que vous m’êtes donné avec une force et une impétuosité qui ne m’est pas ordinaire et que j’éprouve pour très peu. Je suis obligée de vous recevoir comme un enfant très cher dont on me fait être la véritable mère85.

L’état apostolique est décrit par Bertot dans la dernière lettre du dernier volume du Directeur Mistique :

« ...l’esprit est devenu comme un ciel serein. / Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances; tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, ...elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit ...D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu, ou en sa nature86. »

Description à laquelle fait écho, en plusieurs passages de la Vie, sa dirigée :

A la fin du chemin « cette âme n'a aucune douceur ni saveur spirituelle : cela n'est plus de saison, elle demeure telle qu'elle est, dans son rien pour elle-même, et c'est sa place, et dans le tout pour Dieu … Elle ne connaît plus ses vertus comme vertus, mais elle les a toutes en Dieu comme de Dieu, sans retour ni rapport à elle-même …celles qui sont encore en elles-mêmes ne doivent point mesurer la liberté de ces âmes, ni les comparer avec leur agir rétréci, quoique très vertueux et propre pour elles … Il y a deux sortes d'âmes : les unes auxquelles Dieu laisse la liberté de penser à elles, et d'autres que Dieu invite à se donner à lui par un oubli si entier d'elles-mêmes qu'il leur reproche les moindres retours. Ces âmes sont comme de petits enfants. » L’état fixe n’exclut pas des soucis. Mais il permet « cette communication [qui] est Dieu même, qui se communique à tous les bienheureux en flux et reflux personnel. » Toutefois « pour la communication en silence, ceux qui sont en état de la recevoir ne sont pas pour cela en état de la communiquer. Il y a un grand chemin à faire auparavant. »

Plus tard Madame Guyon écrit :

« Vous me demandez, mes chers enfants, ma disposition. Je n’en ai qu’une extérieure qui est simplicité, enfance, une certaine candeur etc. Et pour le dedans, c’est une goutelette d’eau perdue et abîmée dans la mer, qui ne se discerne plus; elle ne voit que la mer : non seulement elle en est environnée, mais absorbée. Dans cette immensité divine, elle ne se voit plus; mais elle discerne en Dieu les objets sans les discerner autrement que par le goût du coeur. … Voilà mon état depuis plus de trente ans, quoique dans ces dernières années tout soit plus approfondi… »

Et elle poursuit, toujours concrète pour suggérer quelque remède aux obstacles :

…Tous les désirs et les inquiétudes viennent d’une volonté qui n’est pas parfaitement satisfaite : c’est pourquoi il est besoin, dans le commencement, de marcher par un résignation continuelle de tout vouloir, de tout désir, de tout penchant entre les mains de Dieu, même pour les choses les plus parfaites, afin de ne vouloir uniquement pour nous que ce que Dieu veut et a voulu de toute éternité. L’âme qui s’accoutume à se soumettre incessamment, trouve que peu à peu sa volonté disparaît pour toutes choses, sans exception; et que la volonté de Dieu prend la place de la nôtre. Tout ceci ne s’opère que par la charité, qui réside dans la volonté, et qui entraîne avec elle cette volonté en Dieu; parce que “Dieu est charité” et que “celui qui demeure en charité demeure en Dieu”. / L’âme perdue en Dieu ne trouve plus que rien lui puisse servir d’entre-deux, parce qu’elle est abîmée et changée en son Etre original. Lorsqu’elle tend à cet Etre original, elle craint tout ce qui sert d’entre-deux; parce que ce sont des obstacles et empêchements d’arriver à sa fin; mais lorsqu’elle y est arrivée, qu’elle y est perdue et transformée, rien ne sert d’empêchement. L’écriture est rendue nouvelle. Jésus-Christ est l’exemple de cela... / Si je pouvais faire comprendre comme Dieu démêle en moi tous les états des âmes, même de celles qui ont paru les plus parfaites, on en serait surpris. Cela ne me donne nulle dignité ni avantage sur les autres, et je suis bien éloignée de m’estimer plus, puisque je suis un vil néant: mais la lumière de vérité est si pure et si subtile, que rien ne lui échappe; et les états des saintes âmes lui paraissent clairs comme le jour…87

Dans la richesse de cette direction spirituelle reçue puis donnée88, nous ne pouvons que suggérer quelques thèmes : incarnation dans la vie, pas de fuite dans l’extase ou l’imaginaire, épuration de la volonté propre, transmission dans l'état aspostolique.

En premier lieu, Madame Guyon n’abandonne pas la vie mais au contraire l’incarne dans ses dimensions très humaines. En cela, elle suit le modèle chrétien du Verbe incarné : Dieu ne peut se manifester en dehors du concret89, aussi se révèle-t-il dans ce monde par Jésus toujours pris pour modèle par Madame Guyon, comme le fit François d’Assise90. Jésus est présent, non par quelque représentation affective dissociée du réel (risque de certaines méthodes d’oraisons) mais par une conformité des enfants au Petit Maître, dans la vie, les yeux ouverts (cette spiritualité se retrouve bien entendu ailleurs, dans la mystique sobre de Bertot comme dans celle de Bernières ou d’Eudes). Petit est un mot qui s’oppose à la grandeur acquise par la volonté propre ; la liberté des enfants  est un antidote à l’aliénation  vis-à-vis du maître ; on ne peut donc pas réduire le vocabulaire guyonien à quelque enfantillage prêtant au ridicule.

Elle ne cherche donc pas un oubli dans une extase transcendante, mais l’incarnation de Dieu en soi-même91. Très loin d’être une fuite dans l’imaginaire. L’expérience de la réalité divine vivifie l’humain dont les potentialités se réalisent, mais au service du Divin, même si extérieurement cela s’accompagne d’échec social, politique ou personnel.

Bien au-delà d’une simple libération psychologique par rapport au moi imaginaire, donnée par une psychanalyse réussie, le « je » devient libre sans renforcement de l’ego (généralement considéré comme salutaire), et sans trouble apparent.

Nulle culpabilité chez elle, mais une épuration nécessaire permettant de sortir, nue, de la bulle de la volonté propre.

La séparation entre Dieu et elle a disparu. La grâce devient première. Madame Guyon n’accomplit rien d’elle-même : elle reçoit. Elle se plie souplement aux manifestations de la grâce, comme à l’écoute d’une brise légère – assumant le risque de passer pour une inspirée92.

« C’est ici que commence cet état permanent …Un centre …se met à vivre …une source jaillissante. Il s"est produit comme un déplacement du point de gravité dans l"être, ou même une inversion. Les puissances : intelligence, mémoire, volonté active, de premières qu"elles étaient, sont devenues secondes ; Et c"est l"activité du fond qui est première…93 »

Elle affirme - comme tous les membres de l’école mais de manière moins voilée - la réalité d’une transmission directe de cœur à cœur qui lui est donnée dans l’état apostolique. Désappropriée d’elle-même, elle ne pratique aucune fausse humilité, n’étant finalement rien d’autre à ses yeux qu’un canal de la grâce destinée à autrui – mais vivant dans la mesure où ce flux la traverse94.

Comme le décrit en vrai poète un de ses lecteurs récents :

« …contrairement au "moi" propriétaire, à ce qui est privé, à ce que l"on possède, à l"enclos intime, au refermé et au secret, l"intérieur que nous ouvre madame Guyon est un passage : il n"enferme pas, ne limite pas, ne clôt personne – ne détermine pas un contenu, ne délimite pas un champ personnel – mais ouvre, s"ouvre, s"atteint par renoncement, se gagne par lâcher prise, nous emporte et porte ailleurs qu"en soi. Au bout d"un chemin de nudité …l"intérieur est comme le lieu – non du moi, non du mien – mais d"un passage, d"une brèche par où nous saisit un souffle étranger : à l"intérieur de nous, au plus profond de nous est une voie grande ouverte. Au fond, nous sommes, pour ainsi dire, troués, à jour, à ciel ouvert – comme les toitures des cabanes à la fête juive de Soukkot95. »

L’influence proche et lointaine

Quand Madame Guyon se retrouva soudain seule après la mort de son mari en juillet 1678 et de son directeur en avril 1681, elle assuma les charges qui lui incombaient. Matériellement elle mit rapidement en ordre les affaires de famille et révéla en l’occurrence son esprit de décision et une intelligence pratique. Mais pour succéder à son maître disparu trop tôt, le processus de maturation fut plus lent : elle découvrit seule, dans ses rapports avec le P. La Combe puis avec d’autres, la vie apostolique et ses étranges effets. C’est l’exposé de ces expériences qui constitue l’apport de son texte original si on le compare à celui des autres autobiographies mystiques qui décrivent les événements et les états dans le rapport avec le divin, mais non le vécu de la relation interpersonnelle sous l’influence de la grâce divine (telle est la limitation des admirables Relations et Correspondance canadienne de Marie de l’Incarnation). Elle assumera le risque majeur d’être totalement incomprise puisqu’il s’agit là d’un accomplissement rare et très mal connu de la tradition catholique. La vie apostolique commence, elle va transmettre ce qu’elle a reçu, selon des modalités qu’elle décrit très précisément dans la Vie :

« M. Bertot … était mort quatre mois avant mon départ. J'eus quelque signe de sa mort ; je fus la seule à qui il s'adressa : il m'a semblé qu'il me fit part de son esprit pour aider ses enfants … Je savais bien que je n'avais que peu d'esprit, mais qu'en Dieu mon esprit avait pris une qualité qu'il n'eut jamais auparavant. » Il lui faut devenir « souple comme une feuille … Dieu me faisait sentir et payer avec une extrême rigueur toutes mes résistances. » Elle en décrit les effets : « Tous ceux qui sont mes véritables enfants ont d'abord tendance à demeurer en silence auprès de moi, et j'ai même l'instinct de leur communiquer en silence ce que Dieu me donne pour eux. Dans ce silence, je découvre leurs besoins et leurs manquements. » Elle connaît la différence entre des « âmes de passage et ses enfants ». Pour ces derniers, elle pouvait éprouver « un mal violent à l'endroit du coeur, qui était cependant spirituel …il me faisait crier de toutes mes forces, et me réduisait au lit. » Tous l’appellent mère sans savoir pourquoi : « je sentais l'état des âmes qui m'approchaient et celui des personnes qui m'étaient données, quelque éloignées qu'elles fussent. »

Elle comprend « qu‘il ne m'appelait point, comme l'on avait cru, à une propagation de l'extérieur de l'Eglise, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n'est autre que l'esprit intérieur. »  A cela ne se mêle « aucun amour naturel, mais une charité infinie … mon état est devenu simple, et invariable … rien ne subsiste en moi ni bien ni mal. Le bien est en Dieu … Je n'ai ni confiance ni défiance, enfin rien, rien. … Il est riche, je suis très pauvre, et je ne manque de rien … Les pensées ne font que passer, rien n'arrête. Je ne puis rien dire de commande. Ce que j'ai dit ou écrit est passé, je ne m'en souviens plus … Si on disait quelque chose à mon avantage, je serais surprise, ne trouvant rien en moi … Il me donne un air libre, et me fait entretenir les gens, non selon mes dispositions, mais selon ce qu'ils sont, me donnant même de l'esprit naturel avec ceux qui en ont, et cela d'un air si libre qu'ils en sont contents. »



Notre lecteur peut être aidé par le Tableau II : Carte des lieux visités couvre une région composite, essentiellement continentale, selon une diagonale allant de Paris à Gênes, en passant par la Bourgogne et la Savoie. Il ne semble pas que notre auteur ait connu de régions maritimes (sinon brièvement la côte méditerranéenne) telle que la Normandie, lieu d’origine de son école. Les villes sont soulignées lorsqu’elles correspondent à des lieux de séjours de Madame Guyon. Par contre Marseille, où elle demeure une semaine, ou Lyon, ne constituent que des étapes de voyage.


On note pour cette période de voyages, deux concentrations géographiques des lieux de séjour : d’abord en Savoie, à Gex et Thonon près du lac et de la ville de Genève, ainsi qu’à Grenoble, ensuite en Piémont, dans un triangle proche de Turin, correspondant à la modeste extension de l’évêché de Verceil, où Madame Guyon a passé près d’une année. Ces deux régions sont finalement peu étendues, et ces séjours qui apparaissent assez stables infirment l’image de gyrovague parfois suggérée lorsque l’on emploie le terme pérégrinations.

Notre auteur traverse des frontières politiques en se situant à la fois sur la France et sur la Savoie-Piémont, et des limites géographiques en franchissant les Alpes dont les lacs, les montagnes et les vallées encaissées où la fluidité de l’eau joue avec le relief et la dureté rocheuse ont inspiré de belles comparaisons avec le courant de la grâce qui surmonte les difficultées rencontrées : les Torrents rédigés à Thonon est l’oeuvre la plus attachante de notre auteur. Au total la variété des cadres de vie est large pour l’époque, si l’on ajoute la vallée de Loire qui ouvre et ferme l’existence de notre auteur, la Cour et les prisons.

Madame Guyon commença à assumer son rôle apostolique hors de France, puis à Grenoble, enfin à Paris, de façon d’abord discrète dans le milieu de ses amis où ducs, évêques, intimes et obscurs se côtoyaient. Ce rôle devint public quand elle fut présentée à Madame de Maintenon qui la délivra d'une première période d'enfermement. Le succès fut alors considérable et le rêve d’une influence politique ne pouvait guère être écarté par le cercle « dévot » regroupé autour de Madame Guyon comme par elle-même. L’opportunité sembla toute proche deux fois, au début des années 1690 par l’intermédiaire de l’Institution de Saint-Cyr, puis vingt ans plus tard au début des années 1710, lorsque le Dauphin dont Fénelon était précepteur parut devoir succéder à Louis XIV.

Mais le rôle de Madame Guyon devait demeurer intime et de grandes épreuves ont balayées ce rêve politique. Nous n’avons pas ici le loisir d’étudier la conjoncture : nous renvoyons le lecteur au Crépuscule des Mystiques de Cognet pour une analyse du début de la querelle dite du quiétisme. Notre Index des noms permet de retrouver une (brève) biographie pour chaque acteur important, la première annexe (du tome suivant 2. La Vie III ): La famille et les proches qui précède la Biographie chronologique aide à retrouver les liens resserrant le cercle. Certains membres furent fidèles jusqu’à leur mort soit sur près de trente ans en moyenne. Cela est très remarquable si l’on considère la longue « disparition du monde des vivants » de notre auteur - cinq années passées au secret à la Bastille – ce qui dans un cas ordinaire devrait distendre les relations.

Cette « disparition » n’a pas de carte ni de lieux autres que celle des prisons. Madame Guyon en sortit en 1703 sur un brancard, mais fut obligée de rester dans les environs de Blois en résidence surveillée, sous la responsabilité de son fils. Enfin elle put s’établir, grâce à l’appui de l’évêque local, ami de Fénelon, dans une maison achetée dans la ville même. Elle reprit alors une activité dont l’œuvre autobiographique ne rend pas compte. Cette dernière période a été fort peu étudiée car l’influence sur les contemporains était mince : une vieille femme qui fut célèbre à la cour, terminait ses jours dans une maison modeste située au pied de l’ancien château royal.

Elle reçoit, durant ces années paisibles, des visiteurs français (assurant le lien avec Fénelon qui réside à Cambrai) et étrangers (assurant le lien avec Poiret qui réside près d’Amsterdam ; d’autres dont des Ecossais, des Allemands et des Suisses de Lausanne). Elle reprend la rédaction de la troisième partie de la Vie et du récit séparé des captivités, tous deux achevés en décembre 1709. Il lui reste encore sept années et demi à vivre, qu’elle consacre à la formation de disciples cis (français catholiques) et trans (étrangers protestants), voyageurs d’une semaine ou correspondants lointains. Il nous a paru nécessaire d’ajouter aux textes autobiographiques des extraits du Supplément à la Vie, rédigé dans ce milieu témoin des dernières années : il fixe par quelques traits précis le dernier visage, paisible à la fin de la traversée, tout près de l’autre rive96.

Cette transmission de la grâce auprès des disciples visiteurs, sa correspondance abondante, puis l’œuvre imprimée par les soins du bon Poiret donnent naissance à des cercles guyoniens en milieux protestants suisse, hollandais, anglais et américain, où cette influence a été reconnue jusqu’à nos jours.


Le Tableau III : Les influences exercées présente trois générations de disciples ; il prend la suite du Tableau I : La formation reçue. L’ensemble de ces deux tableaux présente ainsi un panorama complet de l’école à laquelle appartient Madame Guyon, qui dura deux siècles. Ils n’épuisent cependant pas le sujet97 dans la mesure où sont omis de nombreux personnages qui ne sont pas directement reliés à notre auteur ou à son directeur Bertot.

La première rangée correspond à des liens établis à partir du cercle de Bertot, élargi avant les enfermements. L’on y trouve Fénelon, les ducs et duchesses dont se détache Chevreuse qui assura la liaison avec le monde extérieur dans les plus grandes périodes de difficultés (avec la duchesse de Mortemart) ; Dupuy et M.-C. de Noailles devraient y figurer, mais leurs longues vies leur a permis d’influer fortement sur la seconde génération, celle des liens établis à Blois, mêlant cis et trans, ce qui peut justifier leur position dans la deuxième rangée.

Cette seconde rangée correspond à une génération qui n’a pas toujours connu directement Madame Guyon ; les individus sont ici regroupés par zone géographique parce que le cercle essaime sur l’Europe entière.

La troisième rangée indique des influences plus tardives et plus diffuses, mais inclut des figures très importantes au tournant de l’époque romantique (mises entre parenthèses lorsque ces influences ne sont pas prouvées de manière décisive).












Le cercle de Lausanne est le mieux cerné par son caractère guyonien pur et sa continuité dont témoigne discrètement l’origine géographique d’auteurs défenseurs de Madame Guyon : en premier lieu Dutoit, le second et dernier éditeur à la fin du siècle, ensuite Benjamin Constant et des érudits qui oeuvrent à contre-courant du bossuétisme ambiant98. Dutoit (1721-1793) outre la réédition de l’œuvre de Madame Guyon, publie la Correspondance secrète avec Fénelon. Par Chavannes nous avons des informations précises sur la vie de Dutoit qui est un personnage notable de la vie en Suisse de la fin du siècle, ainsi que celle d’autres guyoniens. Masson authentifie la Correspondance secrète. Favre s’intéresse au cercle qui a influé le mouvement du réveil de Vinet.

En Suisse nous savons que Rousseau a lu la Vie et ses Confessions proposent le même aspect de nudité dévoilée face à sa conscience que celle de la Vie face au divin. Mais peut-on dire que « la conscience infaillible du vicaire savoyard est bien une voix divine99 » ?

En Allemagne, l’influence fut profonde sur les piétistes par la « Bible de Berlebourg », sur Marsay et Haug, ce dernier qui nomme inquiétistes ceux qui confisquent aux autres le silence, chemin principal du salut…100  Elle s’exerça sur des auteurs pré-romantiques qui s’opposent au durcissement ascétique (en fait totalement absent dans l’environnement proche de Madame Guyon), tel Moritz ou Edelmann. Moritz fut un familier du jeune Goethe par ailleurs relié à Fleischbein qui lui envoie la Vie. D’autres écrivains sont plus favorables, tel Jean-Paul :

« Seules les femmes aiment, que ce soit Dieu ou vous, hélas. La Guyon, Sainte Thérèse …aimaient Dieu comme aucun homme ne l"a aimé (sauf peut-être Fénelon). L"homme ne traite pas beaucoup mieux la divinité que la beauté » ; « …pourquoi existe et à quoi sert le nouveau mysticisme de l"art, sinon à pallier l"absence du mysticisme du cœur ? 101»

Par Tersteegen102, disciple de Poiret de grand rayonnement, elle atteindra Kierkegaard. Schopenhauer en jugera ainsi :

« Il faut lire surtout la vie de Madame Guyon, qui devrait plaire à toutes les personnes nobles qui désirent apprendre à connaître et apprécier la beauté et la grandeur de son âme, tout en étant tolérant face à sa superstition. …on ne peut apprécier que ce qui nous est dans une certaine mesure analogue.103 »

Dans les pays de langue anglaise, John Wesley constitue le vecteur principal de l’influence écrite par sa bibliothèque des auteurs spirituels. Il deviendra - trop tardivement pour que cela ait une influence profonde sur le Méthodisme - un disciple. Plus tard, un Thomas Upham aura une grande influence dans les mouvements de réveil américain104.

La descendance mystique de Madame Guyon, sa succession et la destinée de ces cercles n’ont pas été étudiés à ce jour ; on note que l’influence guyonnienne atteint la Suède105 et des cercles moscovites maçons, mais ouverts à des membres du clergé ! On traduit ainsi en russe Madame Guyon et Pierre Poiret106.

En France, l’influence est par nécessité plus cachée. Elle est fondamentale bien sûr chez son disciple Fénelon, et par ce canal sur tout le XVIIIe siècle. Secondairement elle déborde vers les cercles maçons par l’intermédiaire de Ramsay107, maçon. Mais surtout elle inclut une partie de l’œuvre de l’écrivain jésuite mystique, J. P. de Caussade : la main de Madame Guyon est impliquée dans l’Abandon à la Providence divine, même si le texte a pu être retravaillé pour lui donner un très beau style classique108.

Enfin plus récemment, outre Bergson et Du Bos déjà cités, les grandes œuvres de Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux (1916-1933) qui se serait intitulée Histoire de la Mystique si l’époque l’avait permis, et de Delacroix, Grands Mystiques Chrétiens (1938), sont directement ou indirectement consacrées à la mystique de notre auteur. Delacroix consacre près de la moitié de son volume à Madame Guyon, Bremond y eut consacré le douzième volume du Sentiment religieux sans son attaque cérébrale 109.

L’étrangeté d’un texte précurseur

Le pouvoir de cette autobiographie, qui nous l’espérons va captiver son lecteur après un effort initial, lui vient des conditions qui présidèrent à son écriture : sont bannies de la relation toute reconstruction délibérée, le récit s’efforce de transcrire au plus près les aveux de la remémoration. Les touches subtiles dans la notation des sentiments ne ressortissent pas à un art concerté et nous sommes loin des analyses de soi complaisantes : ainsi du réel quotidien et de l’expérience spirituelle, la Vie devient-elle un révélateur unique.

Souvent l’effort requis consiste à se laisser porter et baigner par un flux textuel continu – ce dont nous avons acquis aujourd’hui une certaine capacité par la lecture de Proust ou de Joyce. En effet la main est mûe par la grâce, l’auteur est conscient d’être son instrument, l’acceptant au point de refuser tout repentir et donc toute relecture. Il s’agit pour Madame Guyon de ne pas interférer et ainsi de ne pas rompre l’état mystique d’où sourd ce flux.

Mais le mystère est là : pourquoi cette vie, rapportée avec talent littéraire, cette autoanalyse qui préfigure notre psychologie des profondeurs et qui contient d’admirables développements mystiques a-t-elle été occultée pendant trois siècles même si elle exerça une influence sur Rousseau ou sur des romantiques allemands ? Nous trouvons plusieurs raisons à cette confidentialité :

Madame Guyon fut condamnée par l’Eglise, et sacrifiée pour en sauver d’autres : Fénelon, dont la noble figure inspire le siècle suivant, mais auquel il faudrait reconnaître l’état compromettant de disciple, et Bossuet, adopté même par les laïques hors Eglise comme une « figure » du siècle, auquel il faudrait attribuer un comportement bas. Elle ne fut pas réhabilitée par les partisans des lumières parce que trop chrétienne - une « dévote » - et de plus mystique.

Plus profondément, elle était en avance sur son époque par son œcuménisme allant jusqu’à l’indifférence - non pas à l’égard des sacrements et du Maître Jésus, mais à l’égard des appartenances religieuses. On sait qu’elle n’approuvait pas le prosélytisme de Fénelon à l’égard du pasteur Poiret, ni peut-être la conversion au catholicisme du chevalier Ramsay (et sûrement pas ses tendances théosophiques). A Blois, elle a accueilli ensembles protestants et catholiques.

Une raison matérielle la met plus précisément en cause : elle écrit et répand malgré elle, parce qu’elle s’adresse à une communauté déjà distendue dans l’espace110, ce qui auparavant restait caché dans des communautés protégées (et contrôlées) par la clôture des couvents : l’intercession par la prière, le rôle secondaire de l’écrit et des mots devant la communication silencieuse de cœur à coeur. Ces aspects de la vie intérieure étaient connus de tout temps et l’on en trouve des témoignages précis depuis les Pères du désert, mais en termes généraux objectifs, sans la précision descriptive subjective de la contemporaine de Racine.

Ce qui est nouveau par rapport à Augustin, Thérèse111 et Marie de l’Incarnation112, est lié au développement de la conscience individuelle occidentale à la fin du Grand Siècle. La montée des exigences de la raison - Madame Guyon connaît la philosophie de Descartes - s’accompagne d’interprétations et d’auto-analyses psychologiques. Racine est apprécié et Madame Guyon connaît pour le moins Esther et Athalie, pièces écrites pour les demoiselles de Saint-Cyr.

L’instant est unique où se trouvent simultanément en équilibre la description psychologique de l’humain et celle des manifestations divines : la Vie leur attribue une importance égale par souci de réalisme et d’unité, voulant témoigner des deux réalités et les faire dialoguer. Cet équilibre disparaît dans des autobiographies plus récentes fermées sur l’introspection individuelle : les modèles établis par Rousseau, Maine de Biran et Amiel, malgré leur sensibilité et leurs aspirations ne rendent pas compte d’un toucher divin, d’ailleurs mis en doute113.

Nous pouvons lire aujourd’hui un tel (long) texte comme témoignage d’une extraordinaire résistance à l’adversité, mais sans durcissement de la volonté propre. Comme affirmant une réalité peu croyable pour notre époque de conquêtes extérieures mais d’inquiétude devant le vide à exorciser lorsque ‘la rive à atteindre’ échappe aux analyses de type psychologique. On y trouve associé la description d’une vie très humaine, assumant et décrivant les difficultés de la sexualité, de la maternité, de la gestion des biens de la fortune. Loin de la « vie parfaite » aux yeux des clercs, Madame Guyon vit la mystique au sein de la mondanité, ce qui est finalement rare114.

La Vie rapporte l’histoire des échecs successifs d’une lutte pour s’affranchir de contraintes familiales, sociales et finalement politiques. Ces échecs forment la trame des événements. En revanche, l’ouverture progressive qui mène de la petite fille réprimée de tous côtés à une résistante opiniâtre puis à la ‘mère’ est le récit d’un épanouissement intérieur dans l’adversité, dans une suite de rebonds face à l’oppression des proches, aux maladies, aux enfermements. Leur accumulation a pu faire croire à une vision déformée par quelque tendance au délire de la persécution, mais la lecture des interrogatoires à Vincennes comme de la correspondance, dont celle des témoins, confirme l’objectivité du récit.

Dans l’adversité, son modèle est Jésus-Christ. Sa Passion présente l’Image certes inimitable de l’échec apparent : obscurité, année(s) d’activité intense et de pérégrinations suivi de la condamnation par les deux pouvoirs, torture, exécution infâme. Madame Guyon aimait aussi François d’Assise, mort usé, entraîné par le mouvement humain qu’il provoqua et soumis aux organisateurs de ce succès, mais consumé d’amour divin. Mais elle ne souffrait que pour atteindre la vie en Dieu : elle vivra intérieurement la résurrection du Christ.

Elle eut la passion de Dieu et la passion de répandre la grâce, même au sein de la Cour : erreur de jugement qu’elle paya au prix fort et qu’elle abandonna pour vivre plus cachée. S’est-elle abusée ? Mais comment une illusion fondamentale donnerait-elle une telle constance et une telle vitalité face aux épreuves ? Nous sommes face à un récit d’explorateur qui affirme ce qu’il voit et nous appelle à explorer ces terres inconnues. Les mystiques se réfèrent à une réalité qu’ils disent expérimenter au point d’en tirer toute leur réalité : « Je ne suis rien que ce qui m’est donné par la grâce divine, je n’ai rien en propre, je ne décide pas et ne veux pas même penser à l’avance à ce que j’écris ». L’attraction immédiate provoquée par le reflet de la grâce en action sur les compagnons échappe à la scrutation. Mais les textes résonnent obscurément, provoquent, attirent. Elle en est bien consciente :

“Je crois qu’il faut lire de suite la Vie parce que vous verrez une suite de conduite en Dieu qui ne se dément point, vous verrez qu’il conduit aux enfers et qu’il en retire ... Il n’est pas nécessaire qu’une lecture, pour nous procurer grâce, soit conforme à notre état présent, il suffit que Dieu veuille s’en servir pour cela et qu’elle ne soit pas contraire au dessein qu’il a sur nous. C’est cette divine parole qui comme une semence germe et fructifie en un cœur préparé … Nourrissez vous donc de la bonne nourriture que Dieu vous présente115…”

La Vie est un récit des souffrances endurées pour que la présence divine en l’homme devienne la plus constante possible. C’est le prix à payer dans toute histoire d’amour - entre rien et Dieu :

« Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler. … [en séparant] le vil du précieux, il y aura peu de choses plus utiles, car outre les lumières de bien des choses, il y a des expériences bien singulières. Enfin mon très cher fils et mon véritable Père, je vous fait l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié116… »




L’écriture (par Andrée Villard)


Qui découvre la Vie dans sa version intégrale, lecteur déjà acquis à Mme Guyon ou lecteur récalcitrant mais curieux, et s'attendant peut-être à voir se confirmer sa réserve, bénéficie d'un privilège : cette autobiographie n'aurait pas dû lui parvenir. Son auteur en avait interdit la diffusion ; elle avait été communiquée au duc de Chevreuse qui, sur la demande de l'écrivain, la confiera à Bossuet :

Pour lui marquer plus de confiance et lui montrer jusqu'aux derniers replis de mon cœur, je lui fis remettre... l'histoire de ma vie où mes dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité. Je lui demandai sur cela un secret de confession, et il en promit un inviolable. (III, XIII, 4) 

L'indiscrétion de Bossuet fut notoire. Plus tard les disciples éditeront ce texte, précieux document, témoignage pie, OEuvre complexe et proliférante de richesses.

Quand le lecteur s'abandonne au récit de Mme Guyon, le voici qui balance entre le plaisir charmé et l'irritation : il se laisse d'abord emporter par le flux d'une prose abondante, bientôt il s'impatiente de longueurs, avant qu'à nouveau la séduction ne le réduise. Nous dirions volontiers que ces réactions contradictoires sont la voie royale pour apprécier et admirer justement l'entreprise menée par Mme Guyon : elles incitent à suivre dans l'écriture de cette autobiographie les empreintes du temps, qui sont fortes, mais à reconnaître que le style et la façon de conduire le récit ressortissent avant tout au caractère hors du commun de son projet.

La belle plume de Madame Guyon

La Vie est marquée sans doute par l'abondance verbale, mais contient des trouvailles d'écrivain. Ses aveux mêmes et les marques de son style éclairent sur les écoles de l'auteur. L'on se souciera peu de donner à la petite fille une instruction méthodique, sa mère la néglige et ne suit en rien son éducation. Néanmoins sa famille possède une certaine culture et vit élégamment ; quand elle sera mariée à un homme d'affaires dont l'entourage est quelque peu fruste, elle éprouvera la nostalgie du milieu asez raffiné qui avait été le sien. Elle se révèle sensible au langage, elle a fort bien assimilé et cultivé cette langue qu'elle entendait parler.

La langue des honnêtes gens

Nous avons révélé au lecteur le privilège dont il jouissait ; or un privilège entraîne des devoirs. La langue du XVIIe siècle ne livre la pleine richesse de son sens et sa saveur qu'au prix de la vigilance. Laissons les tours grammaticaux archaïques, peu nombreux en fait et qui entravent rarement la compréhension. Ils seront toujours éclaircis. Mais le vocabulaire requiert l'habitude de l'attention ; d'abord il faut se garder des ressemblances trompeuses avec le lexique courant : dans un contexte religieux, la «simplicité» est l'humilité, «l'exercice» est une peine, un tourment, «capable» garde le sens qu'avait capax dans le latin chrétien «qui peut comprendre».

Surtout, pauvre semble notre langue contemporaine qui a perdu le souvenir du latin dont elle est issue : à l'époque classique, l'étymologie confère aux mots une force dont il nous faut reprendre conscience si nous voulons goûter la langue : quand l'âme est dans un état de «consistance» (II,VIII, p. 55), elle connaît la stabilité, comme l'indique stare. Plutôt que «mettre en accord, en harmonie» «conformer» doit être entendu comme «donner une forme définitive, adapter, modeler» ; l'annonce de Mme Guyon prend alors toute sa portée : "L'on verra dans la suite de ce que j'ai à écrire combien il a plu à Notre-Seigneur de se conformer mon âme." (II, VIII, 12, p. 58) Le sens d'«intimité» n'apparaîtra vraiment que si l'on se rappelle que le substantif est forgé sur le superlatif latin d'«intérieur», intimus. L'«eau» est dans dans «red-onder» comme dans red-undare, on entend mieux alors cette phrase toute en harmonie avec la métaphore: «Il semble qu'on envoie un torrent de grâces, ; lorsque (le sujet n'est pas disposé), cela redonde sur nous.» (III, XIV, 3, p. 117) Il en est de même du mot «influence» pris souvent dans un réseau d'images où circulent «le flux et le reflux» ; on n'en comprend alors bien le sens que par référence à l'influentia latine et donc à influere , «couler, s'insinuer dans». Et il n'est pas absurde que la narratrice déclare pouvoir «expliquer à fond (ses) expériences», inexplicables essentiellement, si l'on donne au verbe son sens étymologique qu'il avait encore au XVIIe siècle, de «dé-ployer, exposer» ( III, XI, p. 93, 4, v. aussi III, XI, 7-8, p. 97).

Le sillage précieux

Vers 1664, Jeanne-Marie quitta «tous les romans quoique ce fût autrefois (sa) passion» - elle avait dix-huit ans. Aucun nom de romancier n'est prononcé, mais les dates et le goût du temps guident la curiosité ; Madame de Sévigné avouera qu'elle fait encore parfois ses délices de La Calprenède dont la dernière œuvre Faramond paraîtra entre 1658 et 1663 ; Mme Guyon a pu donc en admirer aussi l'héroïsme superbe, et lire également le Polexandre de Gomberville, mais apprécier surtout Mademoiselle de Scudéry qui savait ravir toujours Mme de Lafayette.

A l'école du roman héroïque, elle usera assez souvent d'un beau style, un peu indiscret parfois ! Ainsi en 1685, elle embarque sur la mer : «... l'irritation des flots faisait mon plaisir, et j'en recevais un extrême de penser que ces ondes mutinées me serviraient peut-être de sépulcre», puis se tournant vers Dieu elle termine la confidence de ses voluptueuses frayeurs plus pieusement, mais avec tout autant de somptuosité : »Vous me réserviez pour être battue de vagues plus irritées que celles de la mer. La calomnie était les flots mutinés et impitoyables auxquels vous vouliez que je fusse exposée pour y être battue sans miséricorde... » (II, XXIII, p. 170). Car l'auteur des Torrents recourt facilement à l'expression imagée. Quand elle veut enseigner, elle sait user des comparaisons les plus simples1, mais pour exprimer des sentiments ou des états extraordinaires, elle se souvient des belles lectures d'autrefois où la guerre galante sévissait ; dans le ton du roman héroïque, Mme Guyon s'adresse au Seigneur : »... c'était la conquête de mon âme que vous vouliez faire par lui», il s'agit du Père Enguerrand dont les paroles « furent pour (elle) un coup de flèches qui percèrent (son) cœur de part en part.» Cette métaphore filée est plus rare :

... lorsqu'il vous plaît, ô mon Dieu, de faire souffrir une âme, vous vous servez de toutes choses pour cela. Comme j'étais fort imparfaite, j'avais besoin de tous ces coups de ciseau pour me rendre conforme à vos divins vouloirs. (I, VIII, 4, p. 78)

On nous dira d'autres cruautés du sculpteur divin dans le discours amoureux. Admirons la concision de ce tour comparé, clôture d'une longue description d'états spirituels : «La vue propre est comme celle du basilic qui tue». (I, p. 53, 4)

Dans le sillage précieux, disciple, semble-t-il, de la «Muse Galante»2, elle acquit une réelle élégance d'écriture qui servait beaucoup de finesse. On découvre dans l'œuvre des subtilités d'analyse qui emportent l'admiration ; Mme Guyon s'examine : hors un péché volontaire «le reste était des sentiments de vanité que je ne voulais pas avoir... De plus il y en avait un grand nombre qui paraissaient justes à mon peu de lumière, car je n'étais point éclairée sur l'essence de la vanité, je ne m'attachais qu'à ses accidents.» (I, VI, 8,p.57) Une étude du désir ne laisse pas d'étonner par la pertinence croissante de l'expression qui se cherche et s'affine : «Le désir en Dieu n'a plus la vivacité d'un désir amoureux qui ne jouit point de ce qu'il désire, mais il a le repos d'un désir rempli et satisfait... [il] ne peut avoir l'activité du désir ordinaire, qui attend ce qu'il désire, mais il a le repos de celui qui possède ce qu'il désire». (III, XIII, 6-7,p. 112) Et La Rochefoucauld ne mépriserait pas cette sévérité augustinienne :  “... il y a des replis cachés dans les choses qui paraissent vertus, qui ne peuvent échapper à l'œil divin.» (III, XI, 2, p. 91) Alors comme les Précieuses, qui, attentives à la vie intérieure, soucieuses de raffinement, et goûtant l'abstraction dans la forme, privilégiaient le substantif sur toutes les autres catégories grammaticales, Mme Guyon montrera une prédilection pour les substantifs, abstraits souvent, et l'on rencontre même chez elle nombre d'infinitifs et surtout d'adjectif substantivés, comme «le sensible et l'aperçu», qui désignent la sensation et la prise de conscience ; en outre ces formes substantivées peuvent recevoir une détermination : le Père La Combe se laisse abuser par une âme dont il perçoit «le sensible de la grâce», alors que cette âme n'est en fait «que dans un commencement mélangé d'affection et d'un peu de silence, toute pleine de sensible». (II, XV, 8, p. 114) Au risque de quelque obscurité, elle écartera le verbe en faveur du nom : « mon souvenir fut ma demande ». (II, II, 5, p.10) Reste que ce tour est beau où l'abstrait a pleinement sa place pour exprimer un état spirituel : «cette âme est vraiment entrée en nouveauté de vie». (II, III, 4, p. 16 et II, V, 2) Mieux encore, ce goût du substantif donne un tour hardi à une énumération : quand le cœur que possède Dieu n'a plus de désir, sa paix «ne laisse pas d'être infiniment plus étendue, plus stable, plus en source... «. (II, p. 67, IX)

Quand elle veut exprimer des sentiments très forts, règnent l'intensif et le superlatif :

Lorsque le bon Père... me demandait comment j'aimais Dieu, je lui disais que je l'aimais plus que l'amant le plus passionné n'aimait sa maîtresse... Cet amour était si continuel et m'occupait toujours, et si fort, que je ne pouvais penser à autre chose. Cette touche si profonde, cette plaie si délicieuse et amoureuse me fut faite à la Madeleine 1668... (I, X, 5, p. 87)

Elle est elle-même «la plus misérable des créatures... mais Dieu par un extrême amour de son pouvoir... a voulu prendre le sujet le plus indigne qui fut jamais pour faire voir... ». Comme le fit Mlle de Scudéry, elle tend à exprimer des émotions très nuancées et à dire des sentiments rares, d'où la fréquence, chez l'une et l'autre, de l'adjectif «étrange» ; reconnaissons que Mme Guyon sut user avec discernement de certains tours stylistiques, ainsi de ce chiasme : la «profonde tristesse» est en fait «un recueillement douloureux» : les catégories de mots, adjectif et substantif, ont échangé leur sémantisme (I, XIII, 2, p. 113). De même elle use de l'oxymore quand le requièrent «le parler ineffable» de la divinité (I, XII, p. 119) ou l'amour divin qui saisit avec onction, suavité et force tout à la fois (I, XI, p. 96), alors les douleurs sont délicieuses (I, XIX, 9, p. 164), ou sensation plus rare, on peut éprouver «une douleur savoureuse ou une saveur douloureuse». (I, XIX, 5, p. 161)

Admirons ces beautés du style, elles sont réelles, mais ne commettons pas d'erreur d'appréciation ; elles n'ont pas été reprises ou forgées pour leur grâce seule, mais pour leur pouvoir d'expression, leur capacité de pallier les défaillances du langage conceptuel à dire l'intense, à plus forte raison l'ineffable.

Le langage des saints et la Bible

Elle eut connaissance des écrits des mystiques bien après avoir éprouvé certaines expériences spirituelles, puisqu'elle dit l'impuissance où elle était encore d'en parler à la fin de l'année 1670 :

J'avais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien... Il n'y avait que mes dispositions intérieures que je ne pouvais presque dire, parce que je ne savais comment m'en expliquer, étant très ignorante de ces choses, pour ne les avoir jamais lues ni entendues. (I, XVII, p. 145, 6)

Mais elles les lut beaucoup par la suite et en retira la connaissance qu'elle prouve quand elle écrivit les Justifications. On reconnaît en elle une lectrice savante de saint Jean de la Croix. Dans la Vie, aborde-t-elle par exemple la question de la mise en rapport des trois «puissances» de l'âme et des vertus théologales , elle peut user d'expressions assez précises pour rendre sa pensée :

... et enfin tout se perd peu à peu dans la pure charité qui absorbe toute l'âme en elle par le moyen de la volonté, qui, comme souveraine des puissances, a le pouvoir de perdre les autres en elle, comme la charité, reine des vertus, réunit en soi toutes les autres vertus ; et cette réunion qui se fait alors, s'appelle unité, union centrale, parce que tout se trouve réuni par la volonté et la charité dans le centre de l'âme, et en Dieu, notre dernière fin... (I, XI, I2, p. 92)

Il lui arrivera de créer des mots : «confusible» est un hapax, et dans une lettre du 16 avril 1689, Fénelon soulignera des bonheurs d'expression, le terme d'«involonté» par exemple qui peint son propre état : qui est de «ne vouloir plus» ou de vouloir «que Dieu veuille pour moi». Et il lui demande : «Marquez la différence précise entre mort et amortissement. «

Elle a aimé la lecture de la Bible et, dans un grand élan inspiré, elle a commenté le Cantique des Cantiques dans son entier, et partiellement tous les autres livres. Comme ses contemporains, elle ne distingue pas dans la Bible les différents genres littéraires ; elle est pour elle l'œuvre de l'Esprit, et, toute, expression de l'Amour. Le style biblique est présent à son esprit. Elle ne sait retrouver la puissance de rythme que donnent au Livre sacré les parallélismes hébraïques : «Cette technique incantatoire (qui) consiste à réexprimer une même idée sous une forme voisine (parallélisme synonymique) ou opposée (parallélisme antithétique)3 «, mais les anaphores fréquentes dans la Vie rappellent celles qui scandent le texte de l'Ecriture :

La parole de Dieu "immédiate" n'est autre que l'expression de son verbe dans l'âme, parole substantielle... parole vivifiante et opérante... parole qui... [suivent quatre anastrophes sur ce dernier mod»le]... parole toujours muette et toujours éloquente, parole qui n'est autre que vous-même, ô mon Dieu, Verbe fait chair, parole qui est le baiser de la bouche et l'union immédiate et essentielle que vous êtes, infiniment élevée au-dessus de ces paroles créées, bornées et intelligibles. (I, XI, 6, p. 81)

La langue de l'Ecriture devient un moule où tend à se couler sa pensée. Ce qu'elle dit à propos de Jean-Baptiste rappelle étrangement le début de l'évangile de saint Jean : » Il était donc fait pour porter la parole, mais il n'était pas la parole ; celui qui était la parole baptisa avec le Saint-Esprit... «. ( II, XXII, 6) Elle emprunte le texte même de l'Apocalypse : «Vous me fîtes encore connaître comment vous me conduiriez dans le désert, où vous me feriez nourrir un temps, des temps, et la moitié d'un temps... «. (II, XII, 3, p. 101, cf. Apoc. 12) Pour proclamer le dessein de Dieu sur elle, elle reprend divers passages du Livre saint dont elle compose une sorte de mosaïque :

Le Seigneur fera un jour éclater sa miséricorde, il établira les cordes de son empire4 en moi, et les nations reconnaîtront sa puissance souveraine... C'est moi qui chanterai du milieu de ma faiblesse et de ma bassesse le cantique de l'Agneau... Oui, je serai en lui dominatrice de ceux qui dominent, et ceux qui ne sont assujettis pour quoi que ce soit, seront assujettis en moi par la force de son autorité divine dont ils ne pourront jamais se séparer sans se séparer de Dieu même : ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié, et je suis cette pierre fichée par la croix rejetée par tous les architectes... (III, X, 2, p. 81)

La Bible l'éclaire sur des états qu'elle subissait sans parvenir à en avoir une conscience claire : au cours de sa grande période de purgation passive, elle est la proie d'«une folie... étrange de [son] imagination» : elle ne peut «plus fermer les yeux à l'église», alors, elle va recourir à une façon métaphorique de se décrire inspirée de l'Ecriture :

toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le p»re de famille avait plantées étaient arrachées. (I, 4 et 5, p. 232)

et plus loin :

j'étais soudain rejetée dans le profond de l'abîme... Je restai quelque temps en cet état comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre. Il me semble que ce passage me convenait admirablement : Je suis comme les morts effacés du cœur. (Psaume 30, 13)

Mais nous ajouterons qu'elle a pu trouver chez Paul et les prophètes les tours les plus autoritaires de son enseignement !

... Vous ne jugez point des choses comme les hommes en jugent, qui appellent le bien mal et le mal bien, qui regardent comme de fortes justices des choses abominables devant Dieu, et dont, selon son proph»te, il ne fait non plus de cas que si c'étaient des linges sales. (I,1,3)

L’exercice de l’autobiographie

J'aurais peine à vous écrire ces sortes de choses ...

si vous ne m'aviez défendu de rien omettre... (I, VI, p. 53)


Les Mémoires prolifèrent au XVIIe siècle, mais la Vie n'appartient pas au genre des Mémoires. Ceux-ci s'ancrent dans l'histoire et se fondent le plus souvent sur un besoin de se justifier ou de prendre sa revanche sur la vie vécue qu'on eût désirée plus glorieuse. Un trait, il est vrai, et primordial, est partagé par les Mémoires et l'autobiographie, Madame Guyon en prendra conscience : le passage du temps permet de mettre en perspective des vicissitudes de la vie, et de voir leur caractère et leur vraie portée : «Je comprends dans le moment que j'écris... «. (I, XI, 7, p. 98) Elle a donc acquis la capacité de déchiffrer son passé, et de le juger : elle voit le sens de certains d'états intérieurs qu'elle subissait dans l'ignorance, l'incompréhension, ainsi le plus «crucifiant», la purification passive qui dura sept ans :

Après que je fus sortie de l'état de misère dont j'ai parlé, je compris... combien un état qui m'avait paru si criminel, et qui ne l'était que selon mon idée, avait purifié mon âme, lui arrachant toute propriété. (II, II, 1, p. 24)

En revanche chez elle aucune apologie, aucune justification : elle tentera de dire tout d'elle-même ; telle est l'exigence de son directeur, le Père La Combe, destinataire privilégié de la Vie  ; il a refusé la première rédaction de 1681, trop réticente, que l'on brûle. Nous lisons le texte qu'elle commença à rédiger en 1682.

La première fois que j'écrivis ma vie, elle était très courte : j'y avais mis en détail mes péchés et n'y avais que très peu parlé des grâces de Dieu. L'on me la fit brûler, et l'on me commanda absolument de ne rien omettre et d'écrire sans retour sur moi-même tout ce qui me viendrait. Je le fis. (III, XIV, 8)

Le travail de tout dire

Il faudra beaucoup d'humilité et de soumission pour bannir quelque réticence que ce soit. Mais l'écrivain, autant que la femme, devait affronter la difficulté de la remémoration. Elle laisse affluer à sa mémoire le flot des souvenirs, et elle subit leur assaut d'autant plus difficile à soutenir qu'ils ressortissent à des expériences de nature très différente, c'est un fait vécu, un état de la sensibilité ou de l'âme qui requiert l'effort de la description, un témoignage qui s'impose.

Vous excuserez s'il y a peu d'ordre dans ce que j'écris : il m'est impossible de faire autrement à cause qu'il faut parler de tant de chosez différentes auxquelles je ne peux faire d'application, les disant comme elles se présentent. (I, XXII, dr §, p. 198)

Un détail surgit, un épisode doit prendre sa place à tel moment de la relation, la chronologie l'exige, mais la description d'un état intérieur l'arrête, et s'imposent le témoignage et l'enseignement dus à ses «enfants» : «J'ai encore oublié de dire... « (I, XXII, p. 196-7) ; « je ne saurais m'empêcher de faire des digressions.” (I, XX, p. I7I, 7) Le désordre s'ensuit qu'elle ne peut dominer, qu'elle ne veut dominer : «Comme je ne suis pas maîtresse de ce que j'écris, je ne suis aucun ordre, mais il ne m'importe. « (I, XIX, 5, p. 162) L'écriture de l'autobiographie est marquée par cet envahissement des souvenirs et cette autorité qu'elle sent l'entraîner : elle va, seulement soucieuse de tout dire et de dire vrai. Elle-même est consciente des fautes qu'elle commet contre l'art de conduire un récit : « Je ne marque pas assez les temps : ce que j'ai marqué était déjà écrit en mai 1682» (il s'agit de l'évolution de son état intérieur, et de l'exposé sur les «entre-deux». (II, IV, 6, p. 25, 6)

La construction de ses phrases, souvent "à rallonge", est caractéristique d'une écriture qui va au fil de la plume

Elle [ma sœur] vint donc... pour m'amener une fille qu'elle voulait me donner à son gré pour la façonner à sa mode, et pour m'être propre, non sans me crucifier, ce qui ne sera je crois jamais que j'aie quelqu'un que Notre-Seigneur me donne sans lui donner en même temps de quoi me faire souffrir, ou pour les porter à l'intérieur elles-mêmes,ou pour ne me laisser jamais sans croix. Cette fille était... et pour m'être propre. (II, IX, 6, p. 63)

Poiret corrigera cette anacoluthe qui gêne le sens, mais bien d'autres demeurent  : «Pour moi, il ne se passait presque point de jour et même quelquefois plus que tous les jours, c'était des insultes nouvelles... ». (II, IX, 2, p. 61) Cette soumission au flux des réminiscences et à l'impulsion ressentie entraînent la prolixité et les négligences de l'expression : répétitions de mots sinon de phrases, tours elliptiques, fautes contre la syntaxe, que font davantage remarquer le soin et même l'élégance d'autres passages.

La vie triste

Il fallait donc tout dire, et le plat, le médiocre, et le peccamineux.

Mal aimée, mal mariée : sa mère la traite fort mal pour préférer son frère, sa belle-mère se montrera aussi odieuse qu'il est possible, entraînant dans ses aigreurs son fils, le mari, dont cependant les désirs amoureux s'enflamment facilement pour une épouse qui ignore le plaisir ; on apprécie la franchise discrète de Mme Guyon disant le froid du corps :

... dès la seconde année de mon mariage, Dieu éloigna tellement mon cœur de tous les plaisirs sensuels que le mariage a été pour moi en toute manière un très rude sacrifice, et tel qu'il me semblait souvent que j'étais aussi insensible que si j'eusse été sans corps. (I, XVIII, 155-6)

Son portrait en femme d'affaires réglant allègrement, par la bonté de Dieu nous dit-elle, les ennuis d'argent de la famille complète le rapide tableau d'une vie médiocre. Mais on apprécie des rapidités dans le récit de ce réel vécu, des familiarités plaisantes (  “Cependant je suivais toujours mon petit train pour l'oraison. » I, VIII, 1, p. 71) Elle ne cache pas qu'elle aimait attirer l'attention - « quoique je ne voulusse pas aimer, je ne pouvais ne point vouloir être regardée, estimée.» (I, 7, p. 66) - et qu'elle avait des beautés qui savaient plaire. Elle narre comment elle se rit avec une cruauté, elle-même fort indécente, des effronteries d'un galant, vieux, très hardi et parfaitement ridicule. La plume sait se venger de la passion par l'ironie : il suffira de donner perfidement à «prêcher» les deux sens que le mot peut avoir à l'époque classique, prononcer un sermon et proclamer à la ronde, et la syllepse oratoire - autrement dite antanaclase ! - de frapper cet ecclésiastique que l'on avait aimé pour le malheur de son cœur et de son âme. (I, XXIV, 5, p. 215-6) La narratrice sait aussi être claire dans l'exposé d'intrigues compliquées et des détours perfides et querelleurs qu'observent certains hommes d'Eglise quand ils examinent ses idées, ses écrits et sa personne.

Mais sur la plate médiocrité ressortent des scènes comme éclairées surnaturellement, symboliques ou prémonitoires. Il arrive un bien grand malheur à la petite fille, elle veut danser sur les ais qui recouvrent un égoût profond, elle tombe :

Je me trouvai dans ce cloaque effroyable suspendue par un petit morceau de bois, en sorte que je fus seulement salie et non pas étouffée. O mon amour, n'était-ce pas là une figure de l'état que je devais porter dans la suite ? (I, III, 4, p. 17)

Dieu exige d'elle qu'elle se dépouille de son affection pour sa fille, elle devient un nouvel Abraham : « O qu'il m'a fallu souvent à son occasion faire l'office d'Abraham ». (II, IX,11, p. 69) Transfiguration de sa triste naissance où elle naît comme morte, et parvenue au bord de la vie semble devoir retomber dans la mort. Dieu la sauve :

Ces alternatives de vie et de mort dans le commencement de ma vie étaient des fatals augures de ce qui me devait arriver un jour, tantôt mourante par le péché, tantôt vivante par la grâce. La mort et la vie faisaient un combat, la mort pensa vaincre et surmonter la vie, mais la vie demeura victorieuse.

Ici retentit l'écho de la séquence de la messe de Pâques :

Mors et vita duello conflixere mirando : dux vitae mortuus regnat vivus. La mort et la vie ont engagé un stupéfiant combat ; l'auteur de la vie était mort, voici qu'il règne et vit. (I, II, 3, p. 10)

Les deux voix du discours amoureux 

La vanité du monde sévit, voici Madame Guyon aux prises avec la passion. C'est là qu'elle se montre pleinement de son siècle, héroïne racinienne, analyste subtile des sentiments, et débusquant les duperies du cœur avec une lucidité et une rigueur augustiniennes.

Un janséniste la séduit autant qu'il est séduit par elle ; elle se verra « réduire dans les derniers abois ». ( I, XIX, 14, p. 167) Il ne sera jamais nommé4 , discrétion ou peur de la puissance du nom propre et horreur de le prononcer, car il est celui de la faute. "Je tombais dans le pur naturel" (I, 7, p. 179) . Cet amour humain prend une dimension métaphysique : il est le combat entre "l'inclination" et "la grâce" : "Je sentais mon inclination croître chaque jour et que mon coeu qui n'était auparavant occupé et rempli que de son Dieu, n'était plein et occupé que de la créature. "(I, 7, p. 180). Pour figurer mieux la lutte entre l'amour divin et l'amour humain, lutte de Dieu et de la nature au coeur de l'homme, un chiasme subtil met aux prises plus étroitement les deux forces qui s'affrontent ; et l'individu est dépouillé de volonté, il est capable seulement de "sentir", l'"inclination" croît comme indépendamment de lui, et le coupable est le coeur5 ; Racine n'exprimait pas autrement la passion :

Grâces au ciel mes mains ne sont pas criminelles.

Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !

Phèdre  (I, III, 221-222)

Nouvelle souffrance, marque du péché : si le repos est le don de l'amour divin6, la lutte qui se livre au sein même de l'"inclination" est le Mal :

J'avais donc deux mouvements opposés, du penchant naturel pour lui et une très forte opposition pour sa doctrine et ses sentiments. Je ne pouvais m'empêcher de le voir et lui donner des marques d'estime, ni me défendre de le condamner... Il tomba bien malade et l'on crut qu'il mourrait. J'avais de la joie et de la douleur... Il guérit cependant et nous fûmes plus unis et plus divisés que jamais."(I, 8, p. 181)

Dieu se substitue à Minos, mais comme Racine, elle s'inspire de la liturgie des morts, et plus loin, elle s'inspirera, comme le tragique, des Psaumes :

Il n'y avait plus pour moi un Dieu père, époux, amant... il n'y avait plus qu'un juge rigoureux dont la colère paraissait s'allumer chaque jour. O si j'avais pu trouver dans l'abîme un lieu pour me cacher à sa fureur sans me dérober à sa justice, je l'eusse fait. Ubi me abscendam a vultu irae tuae..?

Phèdre entre sur le théâtre : «Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire...», Mme Guyon est la proie d'un mal semblable : « Toutes les créatures se bandaient contre moi.»(I, XI, 11,puis I2, p. 184)

Que l'on est loin du sentiment béni par Dieu qu'éveillera la maternité spirituelle ! L'enfant le plus cher sera Fénelon :

... et je disais dans une certaine langueur d'amour : "Donnez-moi des enfants, ou je mourrai. " Je ne pouvais douter de l'avoir engendré à Jésus-Christ après qu'étant à Beynes il me fut offert afin que je l'acceptasse. (III, p. 77 - 5. 249- )

Bientôt elle dira la place d'élection que cet enfant occupe en elle :

Je n'ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fonds que je ne le trouvasse près de mon coeur... Comme je le portais de cette sorte dans mon coeur... c'est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d'être fait une même chose, il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement, il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi. (III, p. 77, (5. 252)

L'expression est très forte, mais un peu plus haut dans le texte, une simple phrase en enserrant entre le subordonnant et le verbe qu'il subordonne une série de propositions parallèles, mime cet embrassement spirituel :

Il me semble que

- depuis qu'il me fut donné à Beynes,

que je j'acceptai et je m'offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu'il plairait à l'amour,

que je l'ai porté dans mon sein -

je le trouvai toujours en moi. (ibid. 5.250)

L'âme énamourée

Dieu règne dans le coeur, et le lyrisme saint et tout à la fois galant flamboie. Elle s'enchante de l'amour de Dieu et de ses cruautés d'amant exigeant : «O aimable cruel, impitoyable et doux exacteur... » (I, 9, p.98) ; « ... l'amour me tenait enfermée au-dedans comme dans une place forte... J'étais votre captive, ô mon divin amour, et vous étiez mon geôlier" (I, p. 102), et à la métaphore galante filée succ»dent des génitifs bibliques : «Vous étiez, ô mon Dieu et mon amour, l'âme de mon âme et la vie de ma vie.» Suit après une énumération, le symbole même de l'ardeur amoureuse, mais répété, savamment déterminé, paradoxalement déterminé parce que l'oxymore convient autant au sentiment le plus intense, physique et spirituel - syllepse - qu'à la suggestion de la puissance divine :

Vos opérations étaient si fortes, si suaves, et si cachées tout ensemble, que je ne pouvais m'en expliquer. Je me sentais brûler au-dedans d'un feu continuel, mais feu si paisible, si tranquille et si divin qu'il est inexplicable.Ce feu consumait peu à peu mes imperfections et ce qui déplaisait à mon Dieu. (I, XII, 5p. 102-103)

Le charme divin ne peut se dire que par la contradiction : « l'amour me saisissait avec tant de force, d'onction et de recueillement... j'étais absorbée dans un amour aussi fort que doux», et seront reprises dans le flot continu du m»me mouvement les mêmes alliances irrationnelles, cependant qu'à la fin de la phrase, les termes techniques de théologie apporteront la juste lumière : « il nous fait faire les choses avec tant de force, d'amour et de suavité... et ce coeur le suit très librement, et avec tant de plaisir et de suavité qu'il ne pourrait ne le point faire : l'attrait est autant libre qu'infaillible... ». (I, XI, 4, p. 96)

Dans ses prières de louanges et d'actions de grâces, l'écrivain a souvent recours sinon avec mesure, du moins à juste titre, et aux tours rhétoriques qui conviennent aux ardeurs de l'affectivité, et aux traits du style précieux savants dans l'art de rendre l'intensité des sentiments. L'élan rappelle souvent celui de saint Augustin dans les Confessions, mais l'expression tend à s'alanguir en un flux verbal. Il se trouve cependant des passages d'une beauté rare, quand le texte guyonien dialogue avec le texte biblique pour laisser supplier l'Epouse :

Etant à Paris, je me relâchai de mes exercice à cause du peu de temps que j'avais, et que d'ailleurs la peine et la sécheresse s'étaient emparés de mon coeur, que la main qui me soutenait s'était cachée et que mon Bien-Aimé s'était retiré... Je cherchais partout celui qui brûlait mon âme dans le secret. J'en demandais des nouvelles, mais hélas! il n'était presque connu de personne. Je lui disais : O le bien-aimé de mon âme, si vous aviez été auprès de moi, ces désastres ne me seraient point arrivés, Hélas! montrez-moi où vous paissez au midi, et où vous vous reposez... (I, p. 118 XIII, 7)

Mais le récit de Mme Guyon a une destination plus haute que celle de relater les faits de son passé, il doit porter témoignage d'expériences intérieures qui révèlent des vérités d'ordre spirituel.

Le duel avec les mots

"O si je pouvais exprimer ce que je conçois de cet état, mais je ne fais que bégayer." (II, VIII, p.60)

L'expression de l'indicible

Un schéma se retrouve constamment dans l'autobiographie de Mme Guyon : Dieu suscite les événements de sa vie, fait jaillir en elle de complexes réactions qui l'atteignent dans le corps et l'âme tout ensemble, lui semble-t-elle ; elle avouera ainsi " l'on se trouve bien étrange, mais de dire ce que c'est, l'on ne le peut exprimer" (III, X, 9, p. 85). Elle se doit pourtant de les révéler et de les «expliquer», et suivront le commentaire et l'enseignement.

S'il fallait proposer des articulations à ce texte abondant, nous proposerions de considérer les étapes du cheminement intérieur : les "états". De grands ensembles se tissent autour du don d'oraison, de la purgation passive, de la communication ineffable, de la maternité spirituelle ; car bien plus que l'union conjugale ou les voyages, l'enfance et les maternités, les "états" de l'âme sont les moments intenses et les jalons véritables dans cette vie.

D'où l'indifférence au contexte historique. La reine exilée, Mme de Maintenon, qui pourtant joua un si grand rôle dans les persécutions apparaissent fugitivement. Les dates ? Rares sont celles qui marquent les années, les jours sont indiqués par le nom du saint que l'on fête, "le jour de saint Erasme, patron du monastère" ; le plus souvent le saint qui préside à un événement important de sa vie se trouve être particulièrement proche de son cœur : Marie-Madeleine, celle que représentent par élection les vanités, François, François d'Assise ou François de Sales, un des initiateurs, patrons du Père La Combe et de Fénelon.

Mais il faut soutenir une gageure ; il est de l'essence de la mystique d'être hors du rationnel, du concevable, et il semble que lorsqu'il s'en approchera le langage sera toujours défaillant. De cela Mme Guyon est parfaitement consciente, et comme un leitmotiv revient l'aveu ou la constatation d'un impuissance : "J'étais dans un dépouillement si étrange de tout soutien et de tout appui, soit pour le dehors, soit pour le dedans, qu'il me serait difficile de le bien décrire ici, ni le bien faire comprendre. Afin de m'en acquitter le mieux que je pourrai... " (I, XXIII, 1, p.198). "Je sais que je ne serai pas entendue parce qu'il n'y a que la seule expérience qui puisse faire comprendre ceci."(II, XVIII, 9, p. 134) « O mon Dieu... je ne puis rien dire des opérations de votre amour... parce qu'elles sont trop subtiles.» (II, XX, 5, p. 151) : »... l'expression n'égale jamais l'expérience». (II, IV, p. 22)

Mais Mme Guyon va lutter avec le langage. Dire l'indicible, décrire l'«étrange» est impossible, elle l'affirme : elle s'obstinera, car elle doit communiquer, dé-voiler, user parfois comme de violence en imposant son discours ; il retrace le chemin de la sainte initiation, ardu pour celle qui l'a gravie et qui veut le faire suivre.

J'ai cru et compris que Dieu voulait que j'écrivisse sincèrement toutes choses afin qu'il en fût glorifié, et qu'il voulait que ce qui avait été fait dans le secret (B : dans les ténèbres) contre ses serviteurs soit un jour publié sur le toit, et plus ils tâchent de se cacher aux yeux des hommes, plus Dieu manifestera toutes choses... Je ne peux dire comment il se fait quelquefois que, lorsque j'approche de l'image de Jésus-Chris crucifié ou enfant, je me sens sans sentir tout à coup renouvelée dans l'un ou l'autre de ces états, et il se fait en moi quelque chose de l'original qui se communique à moi d'une mani»re inexplicable que la seule expérience peut faire comprendre. Cette expérience est rare... Fait ce 21 d'août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison. (III, VIII, 3)

Dans ce corps à corps avec le verbe, tout sera bon : recours au langage des saints, aux images, la suggestion se substituera à l'expression, confiance sera accordée aux effets que produira lla forme elle-même : l'énumération de trois états tous négatifs dira son anéantissement : «ma misère, mon incapacité et mon néant». (I, XXVII, 5, p. 238) Si elle ne peut prouver, elle enchantera ; de somptueuses strophes lyriques se déroulent, qui ne sont pas l'expansion d'une affectivité excitée, mais une expèce d'incantation qui se substitue au discours explicatif, impuissant. Multiples sont les répétitions : répétitions de mots qui martèlent le texte, anaphores qui scandent, répétitions de phrases, répétitions d'idées ; la répétition : un instrument de forage. La voici vivant une expérience étrange :

Sitôt que je vis le P»re La Combe, je fus surprise de sentir une grâce intérieure que je peux appeler communication, et que je n'avais jamais eue avec personne. Il me semble qu'une influence de grâce venait de lui à moi par le plus intime et retournait de moi à lui, en sorte qu'il éprouvait le m»me effet, mais grâce si pure, si nette, si dégagée de tout sentiment qu'elle faisait comme un flux et un reflux, et de là s'allait perdre dans l'Un divin et indivisible.

Ici le phénomène unique d'abord senti, puis nommé, mais avec la prudence d'une atténuation, «que je peux appeler», sera suggéré et comme imposé à l'esprit - ou à l'âme - du lecteur par les répétitions multiples, multiples mais toujours enrichies, progressant, puisque de l'expression première «grâce intérieure», le simple déterminant sera repris mué en adjectif substantivé : «l'intime» doublement superlatif (intimus), est modifié par «le plus» ; le nom «grâce», quant à lui, sera répété, caractérisé par une énumération pleine de sens, après avoir servi de complément déterminatif à «influence», et de ce dernier mot sourd littéralement la métaphore filée.

Veut-elle «expliquer» « ce qu'est [le] langage qui [lui] avait été inconnu jusqu'alors» qui va l'unir d'une façon particulière au Père La Combe, elle partira de la sensation toute spirituelle : «j'éprouvais qu'il se faisait un flux et reflux de communication de grâces qu'il recevait de moi et que je recevais de lui, et qu'il me rendait et que je lui rendais la m»me grâce dans une extrême pureté» ; puis ceci sera plus «relevé» : «Ce fut là que je compris le commerce ineffable de la Très Sainte Trinité communiquée à tous les bienheureux... « ; elle nous fera parcourir ces échanges méandriques en usant d'un proliférant système des répétitions des mots «commerce», «communiquer», «écoulement», «flux et reflux», «se répandre sur», «recevoir». (II, XIII, 5-6 p. 94-95)

L'obstination de cette espèce de creusement opéré par l'ineffable répété sous sa dénomination première obsède littéralement le lecteur :

Car il faut savoir que quoique l'état que portait alors mon âme fût un état déjà permanent de nouveauté de vie, cette vie nouvelle n'était pas dans l'immutabilité où elle a été depuis ; c'est-à-dire proprement que c'est une vie naissante et un jour naissant, qui va toujours s'augmentant et affermissant jusqu'au midi de la gloire, jour cependant où il n'y a plus de nuit, vie qui ne craint plus la mort dans la mort même, parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort. (II, II, 3, p. 8)

Le témoignage et la direction

Ceci est relevé, mais je me laisse emporter à l'esprit qui me fait écrire. (I, X, p. 92)

Bossuet pensait «qu'une femme n'était point obligée d'être théologienne» (III, XVIII, 11), Mme Guyon l'approuve, elle partira de ses expériences : «Je voyais, ou plutôt j'expérimentais en cela... «, ainsi commence le développement sur le dam et le purgatoire (II, XIX, p. 137, 5 et sv) et suit la leçon. A plusieurs reprises elle se justifiera de l'autorité qu'elle semblerait s'arroger, ainsi :

Lorsque j'ai parlé de lier et de délier, ce mot ne doit point «tre pris au sens qu'il est dit de l'Eglise. C'était une certaine autorité que Dieu semblait me donner pour tirer les âmes de leurs peines et les y replonger, Dieu permettant que cela se trouvât vrai dans les âmes, non que j'aie cru en être meilleure , ni que cela se fît en manière réfléchie sur moi, ce que Dieu n'a jamais permis, mais j'ai mis, en écrivant simplement et sans retour, les choses comme elles m'étaient montrées. (III, XIV, 9)

Les sujets de cet enseignement sont multiples : la liberté et la grâce (I,p. 24), la colère (p. 31), l'éducation des enfants (I, IV), la nature de l'oraison (I, IV, p. 39), le Purgatoire, le feu purificateur (I, XI), etc.

Mais comment transmettre le message, et convaincre ? La difficulté est grande : à un détour du récit, Mme Guyon s'arrête sur l'entraînement irrépressible de l'âme par l'obéissance : elle use de comparaisons pour se faire entendre, et c'est un échec : «l'âme est comme un enfant que sa mère tiendrait sur les vagues d'une mer agitée... ou comme un fou qui se jette dans la mer sans crainte de s'y perdre. Ce n'est point encore cela...» (II, p. 66, VIII, 9). Alors à nouveau toutes les ressources du style seront convoquées, mais des procédés spécifiques caractériseront ces morceaux destinés à l'instruction. En premier lieu, le présent qui marque l'omni-temporalité ; à partir de son expérience personnelle, Mme Guyon énonce un fait authentique ayant la permanence d'une vérité générale :

Mon âme était ainsi que je l'ai dit dans un abandon entier et dans un tr»s grand contentement au milieu de si fortes tempêtes... Cette âme n'a aucune douceur ni saveur spirituelle : cela n'est plus de saison... Dans cet état Dieu l'applique quelquefois à prier pour quelque âme... Au commencement de la voie de foi l'âme fait usage de ses défauts... L'âme en cet état ne fait point de fautes volontaires , etc... O si les âmes avaient assez de courage pour se laisser perdre.... (II, VIII, 2 et la suite entière du chapitre)

Nombreuses sont les expressions impliquant le devoir de suivre ses injonctions : «Il faut savoir que...», «sur quoi il faut remarquer deux choses...» (II, VIII, 3-4), «Car il faut savoir... «, «il ne faut pas croire que...», «il ne faut pas»... ; outre l'inspiration divine directe ( : «Notre-Seigneur voulut pour m'instruire à fond de ce mystère», il s'agit de la communication ineffable, II, XIII, 12, p. 99), l'expérience, la sagesse, la méditation sont attestées par des expressions telles que celles-ci : «il est alors de grande conséquence... «, «je comprends dans le moment que j'écris...», «il est bon d'expliquer cela ici», «il me semble comprendre...», «cela s'entend...», «lorsque je dis que...». Même on admirera l'ordonnance du discours, véritable argumentation, dans l'exposé sur les puissances. Pour en renforcer l'efficace en sollicitant mieux l'attention, elle sait supposer une objection, la réponse est prête : «A cela l'on me dira que tant de saints anachorètes qui n'ont pas communié ne seraient donc pas sauvés. Il le sont sans doute... «. (II, VIII, 8, p. 134)

Si l'on voulait voir la mise en œuvre de l'ensemble des tours, on pourrait lire comme un modèle de ces témoignages autoritaires et capables d'échauffer les moins convaincus le développement consacré à l'oraison. Il commence par une invocation à Dieu, comme si elle puisait dans cette prière la force d'enseigner. Par une métaphore filée elle définit d'abord l'oraison : «C'est une place forte dans laquelle l'ennemi ne peut jamais entrer...». Quelques lignes plus bas, autre métaphore, mais que suit une définition par ce que n'est pas l'oraison : « ces raisonnements qui sont un jeu d'esprit, un fruit de l'étude, un exercice de l'imagination, qui... n'échauffent point le coeur... «. Une apostrophe aussi vigoureuse qu'ironique : «Hommes forts, spirituels et riches... » est suivie par d'aussi vigoureux et ironiques impératifs : «Aimez, aimez le souverain bien, haïssez le souverain mal, et vous serez bien savants ! » Et ces «hommes forts» pris à partie, semblent, selon le procédé de la diatribe, être là et prêts à intervenir : » Y a-t-il rien de plus aimable que Dieu? Vous savez assez qu'il est aimable, ne m'alléguez donc pas que vous ne le connaissez pas. Vous savez... Mais si ces raisons ne suffisent pas... « Voilà donc une exhortation en règle qui respecte les meilleurs règles de l'art de persuader. La sainte femme a des énergies d'homme de Dieu !

Je ne cherche rien, mais il m'est donné sur-le-champ des expressions et des paroles très fortes ; mais si je voulais les avoir, elles m'échapperaient. (III, XXI, 2)

J'ai encore un défaut c'est que je dis les choses comme elles me viennent, sans savoir si je dis bien ou mal. Lorsque je les dis ou écris, elles me paraissent claires comme le jour ; après cela je les vois comme des choses que je n'ai jamais sues loin de les avoir écrites. Il ne me reste rien dans mon esprit qu'un vide, qui n'est point incommode… Je dirai ici en passant que si l'on veut faire quelque attention à la rapidité avec laquelle Dieu m'a fait écrire des choses fort au-dessus de ma portée naturelle...

Jeanne-Marie Guyon, Histoire de ma vie, III, XIII, 1-2, p. 115.


L'œuvre de Mme Guyon est un maillon dans la chaîne de la tradition mystique. Elle a forcé les brodequins de la formulation qui gênent la relation des expériences de la vie spirituelle. La mystique déborde le langage : elle lutte, et avouant sans cesse la vanité de sa tentative, elle parvient à livrer un témoignage rare. Cela pourrait aider à concevoir que son rayonnement joint à une telle force obstinée ait été craint et rudement menacé.

Et pour le lecteur moderne, texte difficile ? La difficulté est bien moindre que le plaisir et l'enrichissement quand on entend dans sa force ce discours singulier. A chacun de prendre la route, qu'il suive l'auteur : Mme Guyon, au gré de la longue rédaction de l'histoire de sa vie, acquiert progressivement une aisance et comme une simplicité dans l'écriture, qui elle-même s'accorde avec la simplicité toujours plus dépouillée de son âme. Le style devient à soi seul un témoignage autobiographique et spirituel. Le prologue décrit l'indignité de l'auteur et son anéantissement volontaire, avec somptuosité, le finale dit ce même anéantissement par petites phrases brèves, blanches. L'exercice se finit en triomphe de l'écriture, mais en la victoire seule désirée du seul amour de Dieu.

De tous les lecteurs qui acceptent de pénétrer avec Mme Guyon dans les arcanes des expériences qu'elle s'efforce de leur communiquer, les uns la suivront se faisant à leur tour comme ses enfants spirituels, d'autres liront le témoignage avec la sympathie de la sensibilité, d'autres encore, plus froids, apprécieront le document, mais tous admireront la tentative et gagneront l'intuition intelligente du cheminement de cette âme.

Andrée Villard



L’édition

Ce dernier volet de l’introduction regroupe, après une brève revue du contenu, des sections donnant l’histoire des rédactions successives de la Vie sous le titre Les rédactions successives, une description des sources sous le titre manuscrits et éditions, enfin nos principes d’édition.

Le contenu

Le corpus de Textes regroupe l’ensemble des écrits autobiographiques complété par quelques témoignages directs.

La plus grande partie est constituée par la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, pour la première fois établie sur les deux manuscrits connus. Le texte a diffusé de façon semi-clandestine durant trois siècles par suite de la suspicion envers la mystique ; il n’en reste pas moins surprenant qu’un tel retour aux sources n’ait jamais été entrepris.

La Vie fut imprimée deux fois au XVIII° siècle, sous une forme retouchée dans son style et censurée compte tenu du caractère très récent et controversé des événements rapportés. Elle couvre la jeunesse à Montargis, les voyages en Savoie et Piémont, la période parisienne. Nous reprenons cette division tripartite même si elle est absente des deux manuscrits qui se présentent sous la forme de textes continus sans titres ni même de paragraphes. Nous reprenons la division par chapitres, devenue traditionnelle. Leurs titres destinés à faciliter le repérage des contenus sont nôtres.

Les prisons, récit autobiographique couvrant la seconde période de captivité soit sept ans et demi d’incarcération, et rédigé en même temps que la fin de la Vie, peut aujourd’hui lui être rattaché. Les embastillés s’engageaient à ne rien révéler des circonstances vécues en ce lieu ce qui explique que ce texte ait été réservé alors aux seuls proches. De plus les descriptions des moments où Madame Guyon touche « à son fond » ne devaient guère être appréciés de lecteurs plus éloignés, habitués des récits hagiographiques.

L’auteur vécut sept années et demie actives après les deux dernières rédactions autobiographiques (de la fin de la Vie et des prisons). Nous donnons pour la première fois, sous le titre Blois, témoignages en suppléments de la Vie, une édition de cette relation par des témoins directs. Elle nous est parvenue en deux manuscrits concordants. Elle est très précieuse pour éclairer le terme du cheminement mystique de Madame Guyon, pour connaître le cercle des disciples et sa vision de la ‘querelle’.

L’ensemble se termine par les Lettres et poèmes retenus par le premier éditeur pour figurer à la suite de la Vie. Nous ajoutons deux poèmes non retouchés et un texte court de Madame Guyon de nature biographique.

La tentation a été grande d’étendre par trop l’apparat117 accompagnant les Textes, compte tenu qu’un tel ensemble de noms et de lieux réunis autour de Madame Guyon se présente ici pour la première fois. Réalisant que des notes étendues rompait le fil de la lecture de Madame Guyon, nous avons limité leur extension, renvoyant le lecteur à des Index, s’il le désire. Les biographies qui forment le plus grand nombre des entrées sont toujours rédigées en favorisant les traits individuels révélateurs de l’intime des personnes. Le lecteur érudit sera indulgent sur les rappels qui lui paraîtront par trop évidents.

Nous avons puisé assez largement dans la correspondance. Elle forme l’autre volet biographique aussi important que celui que nous présentons dans ce volume, parfois plus spontané et qui le confirme. Elle est issue de quelques témoins, de son directeur Bertot, de Maur de l’Enfant-Jésus, de dirigés dont l’illustre Fénelon, mais le plus souvent d’elle-même118.

Les Textes sont suivis des Variantes (du manuscrit B et de l’édition Poiret pour la Vie, du manuscrit Osup pour Blois, témoignages…) ; d’un Résumé des textes nécessaire pour retrouver un événement historique (ou intérieur, ce qui est aussi important aux yeux de l’auteur) comme pour établir une correspondance avec l’édition traditionnelle de Poiret ; d’une Biographie chronologique nécessaire compte tenu de l’imprécision des dates et de retours en arrière dans la Vie ; d’une Bibliographie en plusieurs sections couvrant un choix d’ouvrages de et sur Madame Guyon, sur son école, sur la célèbre ‘querelle’et ses acteurs, sur la vie spirituelle au grand siècle et ses sources ; enfin des Index complémentaires à l’apparat des notes de bas de pages et général.

Les rédactions successives

La rédaction de la Vie fut préparée par un passé d’écriture. Madame Guyon a témoigné de son expérience durant toute sa vie : cela commence par ses cahiers de retraites119, où elle ne se contente pas de consigner des événements intérieurs mais où elle s’efforce de les comprendre, tournant et retournant autour d’eux. Ce désir de saisir est très contraire à l’abandon120 et conduit à une maladresse par répétition ou excès dans l’expression. Mais ces premiers essais fascinent par l’exercice visible d’une volonté tenace ! Cette volonté de saisie conduira à forer très profond à travers des couches psychologiques ; le travail sur l’écriture mènera à la belle expression lyrique de nombreux passages de la Vie. Le ms. de Saint-Brieuc antérieur à celui d’Oxford (nos deux sources que nous décrivons en détail ci-après) témoigne du lent progrès de l’écrivain. La célèbre « écriture inspirée », à l’écoute des mouvements intérieurs dans leur subtilité, n’est donc pas apparue d’un coup. L’auteur, conscient, détruisit la plus grande part de ses essais121. L’apprentissage s’est fait en de nombreuses étapes, sur une très longue durée, dans des lieux les plus divers, libre ou en prison. Toutefois le succès de certains passages à dire l’ineffable apparaît « raisonnablement  impossible ».

Elle commence à la demande de son directeur François La Combe. « Une première version écrite … probablement à Thonon ou Turin, est perdue. La majeure partie du texte actuel a été rédigée chez les visitandines en 1688; elle y fit deux additions importantes vers la fin de 1688 et vers la fin de 1709 » écrivait L. Cognet en 1967122. Cette version perdue serait-elle proche du manuscrit de Saint-Brieuc (B) découvert depuis par M.-L. Gondal ? Mais celui-ci est une version longue qui se caractérise par ses ajouts, ce qui ne correspond pas à la « première version » dont les omissions « ont paru trop considérables » d’après l’ouverture de la Vie. Il faut donc envisager une première version succincte disparue ; et peut-être, à l’autre bout de la chaîne, des révisions postérieures à la dernière date attestée de 1709 : « Le récit de la Vie a été écrit, puis repris au moins à trois reprises, en 1682 à Thonon, en 1688 à la Visitation et au sortir de la Visitation, en 1709, à Blois, et probablement plus tard encore, la Vie ayant été remise à Poiret, selon le Dr Keith, par ordre de Madame Guyon elle-même dans les derniers temps de son existence123. »

Nous proposons une rédaction comportant de nombreuses reprises – il s’agit d’un processus presque continu : (1) Première version courte perdue, (2) long ms. de Saint-Brieuc (B), antérieur ou plus probablement parallèle au ms. d’Oxford (O), daté lui-même de mai 1682 puis (3) de novembre 1682124 ; (4) suite de (O) réalisée en prison et datée du 21 août 1688125, (5) suite de (O) réalisée en liberté et datée du 20 septembre 126, (6) suite datée de la fin 1688127, (7) partie rédigée à la Bastille en 1698 ou même après128, (8) et terminée en liberté en décembre 1709129, parallèlement au récit des prisons du Ms. de Chantilly (C), (9) probablement revue ensuite, au moment où la décision de publication est prise par l’auteur.

Si nous ne tenons pas compte des reprises au sein d’une même année, on relève quatre stades importants correspondant à 1682, 1688, 1698, 1709. Les rédactions sont espacées de 6 puis 10 puis 11 ans. Elles reflètent les contrastes dans les conditions extérieures (lieux divers, liberté ou emprisonnement) ainsi que l’effet d’une maturation intérieure (sur près de trente ans).

L’ensemble n’a pas été très profondément revu et remanié en vue d’une publication130. L’éditeur Poiret s’est borné à modifier l’ordre de paragraphes, à exercer une censure, à « améliorer » le style131.

On peut regretter l’état d’un texte restitué qui comporte des répétitions, mais qui permet un gain en spontanéité et en honnêteté dans l’exposition par l’auteur de ses problèmes, et ceci sur tous les registres, incluant celui de la sexualité.

Ceci demande au lecteur un effort : il aborde successivement des couches successives rédigées sur une longue durée et il doit surmonter l’absence d’une révision littéraire générale ; s’ajoute à cela l’effort lié à la présence de domaines différents. Madame Guyon entrelace volontairement les descriptions et explications des circonstances extérieures prosaïques, et les descriptions et explications par développement de points jugés critiques de la vie mystique. Le lecteur sera récompensé de l’effort en touchant tous les niveaux constitutifs d’une grande mystique, c'est-à-dire d’une personne humaine complète, dont les inhibitions psychologiques sont progressivement surmontées et lucidement exposés – cas unique à notre connaissance132.

Nous décrivons dans les sections suivantes les manuscrits utilisés d’Oxford (O), de Saint-Brieuc (B), de Chantilly/ Sèvres (C), des Archives Saint-Sulpice (S), de Lausanne (L) parallèle au supplément d’Oxford (Osup) ainsi que l’édition de Poiret (P) reprise fidèlement par Dutoit (D) et par une copie manuscrite133. Il existe enfin d’assez nombreuses traductions134.

L’étude des manuscrits de Saint-Brieuc et de Chantilly/ Sèvres, respectivement découvert et exploité par Madame Gondal135, a renouvelé l’approche de Madame Guyon qui n’avait guère évoluée depuis presque trois siècles136.

Le manuscrit d’Oxford 

Il comporte 388 pages. 

1/ Une première partie commence par un passage137 de 11 lignes, ‘Lors que je parle ici d’un état fixe et permanent ... mistères qu’ils n’entendent pas’, précédant l’ouverture du récit de la Vie, ‘Puisque vous souhaitez de moi...’ Paginée 1 à 299 elle se termine par ‘...la faiblesse d’un enfant etc. fin jusqu’en 1688 toute entière’. Soit la fin de (2.10.16).

L’écriture d’une première main (m1) est ronde, assez petite mais très lisible. C’est celle de Durand de la Pialière138. La copie très nette comporte des passages lourdement raturés ou barrés en croix et des additions le plus souvent d’une autre main (m2) claire, petite, penchée dont on a un addendum de 150 mots environ, p. 8, et de nombreux exemples (les plus remarquables : p. 1 à 3, 6 et 7, 13, 21, 27, 77, 98, 126, 152, 292, 230) ; une troisième main (m3) claire, grosse et arrondie apparaît rarement (p. 81, 194). Aucune correction ou addition n’apparaît de la main de Madame Guyon, mais un contrôle est attesté par l’annotation portée en marge de la page 144, “N[otre] M[ère] m’a ordonné d’abréger ce passage.

La rédaction est faite en plusieurs étapes car nous trouvons p. 164 : ‘ce que j’ai marqué était déjà écrit en mai 1682’ ; p. 151 : ‘ceci est écrit pour la première fois jusqu’ici et finit en novembre 1682’  ; et p. 299 : ‘fin jusqu’en 1688 toute entière’.

Enfin une addition intéressante de (m2) p. 230 : ‘Looke the original and add’ nous indique qu’il s’agit d’une copie (l’original étant perdu ; s’agissait-il d’un manuscrit proche d’Oxford ou de Saint-Brieuc ?).

2/ une deuxième partie plus courte mais beaucoup plus complexe commence à ‘En sortant de Sainte-Marie’, début de (3.11.1)139. Paginée de 1 à 89 elle se termine par ‘...impureté (mots biffés) décembre 1709’, soit la fin de (3.21.3).

Elle comporte plusieurs écritures, toutes différentes de la première partie, sauf (m2) dont on retrouve une correction p. 10. Elle commence par une écriture assez désordonnée avec des corrections et des ajouts d’une même main (m4) constituant les pages 1 à 14. Les pages 15 à 18 sont de l’écriture penchée et cassée, bien caractérisée, de la main (m5) de Du Puy140. La page 18 se termine par sept lignes de la main de Madame Guyon soit environ 50 mots d’une grosse écriture assez malhabile : on sait qu’elle avait des problèmes de vue à la fin de sa vie. Les pages 19 à 42 sont d’une nouvelle main (m6), 43 à 78 d’une écriture assez proche mais plus nette et sans taches, probablement d’une main différente (m7). Après une rupture de sens, on retrouve, pages 79 à 89, une dernière section accolée, de la main (m5) de Du Puy. On trouve enfin des annotations brèves de trois autres mains...

L’ensemble de cette seconde partie a été relue par Du Puy dont on trouve des ajouts de 5 mots p. 20 et de 8 mots p. 23 ainsi qu’un attaché de 7 lignes ou 70 mots environ p. 75.

Surtout il comporte, outre les sept lignes p. 18 de la main de Madame Guyon qui ont été signalées lors de la description précédente, plusieurs attachés autographes par la même Madame Guyon : p. 20 de 50 mots environ, p. 39 de 50 mots environ, p. 79 de 13 lignes ou 60 mots environ.

L’attaché autographe de la page 39 est écrit sur une enveloppe dont le dos porte une adresse partiellement lisible, ce qui permet de proposer l’adresse suivante de Madame Guyon à Blois : ‘[ma]dame / [Gu]yon la douairière/ [rue N]icolas / [B]lois’.

3/ Immédiatement après le texte de la Vie, après la page 89, on trouve : ‘Pour Mr R-y [Ramsay] / Qu’on prie de la renvoyer s’il lui plaît à MrK.[eith] après qu’on s’en sera servi.’

Puis commence une dernière section sous la forme d’une table des matières, d’une nouvelle main (m8), commençant par le titre : ‘Court indice de la Vie de Me Guyon écrite par ordre du P. la C(ombe) son Directeur.’ / La première partie fut copiée sur l’original par Mr de Piallier (le gros) et revue et corrigée par l’Autheur elle-même.’ Cet indice est un excellent résumé, sobre et précis, couvrant les deux parties précédentes, que nous ne reproduisons pas sinon par ces quelques articulations :

‘Page 1. L’introduction adressée à son Directeur. / (...) / page 151. Sa vie fut écrite pour la première fois jusqu’ici et finit en novembre 1682 / (...) / page 299. La fin de la première partie jusqu’en 1688 tout entier./ L’Indice de la deuxième partie. / page 1. En sortant de Ste Marie elle entra dans la communauté de Mme de Miramion... / (...) / page 89. Citation de Thaulère Inst. ch.11.’

En résumé on retient l’authentification de l’ensemble et sa révision par Madame Guyon. Le manuscrit a circulé de Ramsay, secrétaire de Madame Guyon, à M. Keith, écossais qui l’a communiqué ensuite à Poiret pour l’édition. Ce dernier l’a renvoyé, ce qui explique sa présence à Oxford. Un point particulier intéressant est l’adresse (non confirmée) à Blois.

Le manuscrit de Saint-Brieuc 

Ce manuscrit (B) est conservé à la Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc sous le numéro 115 et comporte cinq volumes paginés couvrant la Vie jusqu’en 1688 (soit Vie 3.10.16 correspondant à la fin de la première partie du manuscrit O de l’écriture de La Pialière. Ensuite commence le récit « En sortant de Sainte-Marie… »). Il s’avère assez proche du manuscrit d’Oxford dont il permet de rétablir de nombreux passage raturés. Il comporte des ajouts précieux portant sur des épisodes intimes de jeunesse, celui de l’attachement au janséniste (que nous n’avons pu identifier141), des éclaircissements : « j"ai oublié de dire que…» etc.

Madame Gondal qui l’a découvert en a donné une description à laquelle nous renvoyons142. Ce manuscrit est composé de 5 volumes, respectivement de 508, 595, 501, 490 et 365 pages, dont elle fait l’analyse et propose des pistes : « Dans le premier volume, une lacune de 33 pages est signalée par un papillon qui avertit un copiste : « il manque ici un cayer qu'on peut reprendre dans un autre manuscrit in-4° ». La dénomination de « cahier » s'applique donc bien au manuscrit-référence et non aux volumes présentés … La provenance de ce manuscrit n'a pas été expliquée. Un petit papier, glissé dans un volume, portait le mot « Comtesse... ». Doit-il orienter vers la Comtesse de Vaux ? On sait que son mari possédait des propriétés en Bretagne. Mais l'indice paraît bien fragile.» Elle donne une information précieuse sur l’origine du fonds de Saint-Brieuc143.

Nous confirmons la conclusion de sa discussion de B : « …la narration se présente comme plus archaïque en B. … Il semble donc que la copie B corresponde à un premier état du récit, tel qu'il se trouvait écrit en 1688, au moment où Madame Guyon allait rencontrer et consulter Fénelon, et tel qu'il demeura sans doute assez longtemps, puisque Fénelon n'avait pas positivement encouragé la poursuite de cette autobiographie et que la suite, le récit du conflit parisien, dut être reprise après la libération de la Bastille. Le ms. B me paraît donc devoir entrer désormais dans la lecture de la Vie de Madame Guyon. »

Ceci nous a décidé à introduire plus de trois siècles après les événements, dans le texte principal, ses ajouts les plus considérables qui mettent en valeur l’humanité de Madame Guyon (les notes de fin donnant les ajouts mineurs et toutes les variantes).

Le manuscrit de Chantilly / Sèvres

Madame Gondal l’a édité sous le titre Récits de captivité144 , en le faisant précéder d’une intéressante préface qui analyse  cette Relation de Madame Guyon et montre son originalité et sa portée145. Précédemment conservé à la bibliothèque des Fontaines de Chantilly, le manuscrit relié est actuellement déposé aux archives Jésuites situées à Vanves, dans la section dépendant de la Bibliothèque de Sèvres, sous la nouvelle cote AR2/48. C'est un in-8° de 119 pages146, daté de « décembre 1709. » Madame Gondal nous indique qu’il était connu du Père Brunet, bibliothécaire des Fontaines et que, portant le cachet : « Ecole Sainte-Geneviève - B.D.J. », il pourrait provenir de la bibliothèque des Jésuites de Jersey. « Rédigé à la première personne, adressé à un destinataire particulier et privilégié, désigné par la seule initiale « M[onsieur] » et rédigé en réponse à sa demande, le récit, après quelques préambules, débute en 1695147. » Notre édition suit le manuscrit (mais le divise en huit chapitres à l’image de ce qui fut fait pour la Vie) et donne sa pagination assez rapprochée, ce qui facilite les renvois (nous ne disposons pas de paragraphes numérotés par Poiret !).

Manuscrits complémentaires

Manuscrits de la Vie

Il s’agit de trois sources secondaires qui apparaîssent en variantes de fin pour la troisième partie de la Vie, dénotés respectivement Lettre du 25 juillet, S1, S2. La dernière de ces sources confirme le passage relatif à Fénelon pour lequel nous avons pris B comme leçon148. Il avait été retiré de l’exemplaire de la Vie communiqué aux examinateurs d’Issy149. Plus précisément :

- La Lettre du 25 juillet 1694 est un autographe numéroté f°1 à f°6, incluse dans A.S.-S. pièce 7308, éditée par LEVESQUE, lettre 1083, avec de légères modifications et un commentaire150.

- S1 désigne une pièce du recueil manuscrit A.S.-S. no. 2057 (‘Divers écrits de Mme Guyon’), f° 270r°-271v°, commençant par ‘Le soir de la Pentecôte...’. L’écriture est inconnue et différente du f° 269 (lettre transcrite par La Pialière) et des f° 272 seq. (poèmes transcrits par Dupuy). S1 est antérieur à O corrigé et est reproduit en Vie 3.7.8-12.

- S2 appartient au même recueil, f°314r° à 318v°, numéroté 739 à 747, commençant par ‘Quelques...’ jusqu’à ‘...peine des âmes pour les en délivrer’. S2 reproduit Vie 3.9.10 avec quelques rares variantes. Suit l’autographe d’un poème commençant par ‘Que mon cœur est content auprès de ce que j’aime’(nous en reproduisons des extraits en fin des Textes) ; enfin après deux lignes blanches figure le texte autobiographique relatif à Fénelon : ‘Il me fut une fois donné à connaître que N[otre] S[eigneur] m’avait donné ML...’ Ce texte est absent de O, auquel manque les feuillets correspondants, mais présent dans B, que nous donnons dans le texte principal, précédé de ‘[B S’ et suivi de ‘B S]’, à la suite de ‘...délivrer’ (Vie 3.10.1).

Autres manuscrits autobiographiques

1/ Sources de deux cantiques que nous ajoutons dans la dernière partie à ceux édités à la suite de la Vie par Poiret :

- Un cantique est intercalé entre les passages que l’on retrouve dans la Vie, référencés S1 et S2 et décrits précédemment, p. 740 du recueil A.S.S. pièce 2055. En marge de ce cantique figure un autographe de Madame Guyon (alors que le texte lui-même est une copie) : « ce sont des vers fais (sic) dans ma prison » (souligné deux fois).

- Le second cantique reproduit correspond aux folios 236r° à 239r° du même recueil, appartenant à un fascicule de très petit format adapté à la cache en prison et écrit très serré, contenant de très beaux poèmes qui ont échappés à l’éditeur-correcteur Poiret.

2/ Extrait du Discours n°11 reproduit p. 133 du tome V de la Correspondance éditée par Dutoit et intitulé « Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite », éclairant l’état apostolique.

3/ Correspondance autographe du fonds A.S.–S. Guyon que nous utilisons comme sources parallèles dans les passages les plus vifs de la Vie et des prisons.

Les manuscrits des Suppléments

Nous avons surtout utilisé deux manuscrits proches l’un de l’autre et intitulés Supplément à la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même. L’un est déposé à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne sous la référence TP1155, l’autre est joint au manuscrit de la Vie d’Oxford sous la référence Add.24. Leur analyse151 démontre que ce dernier dépend de Lausanne (L) que nous avons donc pris pour leçon, en relevant toutefois les variantes du supplément d’Oxford (Osup).

Le manuscrit de Lausanne (L) comporte 63 pages numérotées, d’une écriture large (m1), corrigée par additions interlignes et annotée de références principalement bibliques par une autre main (m2). Page 41, (m1) fait référence à l’édition Dutoit de 1767 comportant un cinquième volume constitué par la ‘correspondance secrète’ avec Fénelon, venant en ajout de l’édition originale de Poiret. Ceci situe donc la rédaction du manuscrit avant même ses corrections à une date tardive. Il rend compte de ce qui était connu des milieux suisses illustré par le pasteur Dutoit à Lausanne et allemand illustré par le baron de Fleischbein au château de Pyrmont (m2?). Malgré ce caractère tardif, la précision concernant certains détails de l’environnement de Blois et propres à la vie antérieure de Madame Guyon montre que le rédacteur s’appuie sur une source intermédiaire (issue d’un écossais ou de Pétronille d’Eischweiler, épouse de Fleischbein ; elle visita Blois).

Nous complétons ce Supplément reproduit intégralement par quelques extraits de l’Histoire des dernières années…, manuscrit voisin du même fonds suisse, référencé TP1154. Il s’agit de la traduction elle-même très partielle d’un recueil de Fleischbein152 qui donne quelques informations complémentaires concernant les opinions de Madame Guyon dans ses dernières années.

Les éditions

Les deux éditions du XVIIIe siècle 

1/ Edition originale par le pasteur Pierre Poiret (P) :

La vie de Madame J. M. B . de la Mothe Guyon, écrite par elle-même, Vincenti, A Cologne [en fait : Amsterdam], chez Jean de la Pierre, 1720, in 8°, 3 volumes. «L’édition porte la date de 1720, mais le biographe précise que cet ouvrage, dont la préface assez longue fut le dernier écrit auquel travaillait Poiret quand le prit la maladie dont il mourut, parut seulement quelques mois après sa mort (mai 1719). La coutume permettait d’ailleurs de donner la date de l’année suivante aux livres publiés dans la seconde moitié de l’année 153. »

Le volume I paginé I-XLVIII, 1-296, comporte154 : (p.II) un frontispice gravé du portrait de Madame Jeanne Marie Bouviers de la Mothe Guyon, avec la légende : “Aetat : 44. Née le 13e avril 1648, décédée le 9e juin 1727”, (p.III) la page de titre donnée plus haut La vie... chez Jean de la Pierre, 1720, (p.V-XXXV) Préface (de P.Poiret), Extrait d’une lettre sur quelques circonstances de la mort de Mad. Guyon, Catalogue des écrits de Madame Guyon, Jeanne Marie Bouvières de la Mothe Guyon, anagramme (en 7 vers), La vie de Madame J.M.B. de la Mothe Guyon écrite par elle-même, première partie, «Justicias Domini cantabo in aeternum», (p. XLI-XLVIII) Table des chapitres de cette première partie, (p.1-296) La vie de Madame Guyon écrite par elle-même. Première partie, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de France suivie du texte de la Vie, première partie. Le volume II paginé I-XII, 1-274, comporte : (p. I-XII) la table des chapitres suivi (p.1-274) du texte de la vie, deuxième partie. Le volume III paginé I-XII, 1-298, comporte : (p. I-XII) la table des chapitres suivi (p.1-245) du texte de la vie, troisième partie, suivi par (p. 246-264) Addition de quelques lettres (deux de Mme Guyon au P. la Combe, trois du P. la Combe à Mme Guyon, deux d’une fille de Mme Guyon), (p. 265-272) (Quatre) cantiques, (p. 273-298) Table des matières principales..., (trois pages non numérotées) Errata.

La préface de Poiret éclaire certaines des conditions dans lesquelles il constitua son édition :

“…on a cru durant un assez long temps avoir éteint et supprimé entièrement ce qui regardait les écrits et les faits de Madame Guion … Mais Dieu … s’est servi pour les faire revivre et pour en répandre partour la connaissance, des mêmes personnes qui avaient cru les éteindre, et des mêmes moyens dont ils s’étaient servi pour cet effet. Car outre quelques uns de ses papiers qu’ils communiquèrent à des particuliers, les [xv] ouvrages qu’ils publièrent eux-mêmes à l’encontre ayant passé dans les pays étrangers, portèrent la curiosité de plusieurs, mêmes entre des personnes de considération à vouloir un peu pénétrer le fond d’une affaire qui avait fait depuis peu un si grand bruit. … Quelques Seigneurs d’Allemagne et d’Angleterre et d’ailleurs, non contents d’une simple lecture, ayant ouï que cette Dame depuis la mort de son plus grand adversaire avait été délivré de sa dure captivité, et reléguée quelque part, où pourtant il n’était pas impossible de la visiter, résolurent de tenter s’ils y pourraient réussir. Ils eurent la satisfaction de la trouver, et de lui parler à souhait. Elle leur fit confidence de l’histoire de sa vie écrite et revue par elle-même, et que son intention était qu’on en fit part au public lorsque Dieu l’aurait retirée du monde : elle remit même son manuscrit à un Milord d’entr’eux qui s’en retournait [xvi] en Angleterre et qui le possède encore à présent.

Cependant comme Dieu en a retiré l’Auteur il y a déjà quelque temps155c’est pour ne pas retarder davantage l’exécution de sa volonté, que voici la publication de cette même Vie sur une copie tirée et revue avec soin sur son manuscrit original … On ne pouvait différer davantage la publication de cet ouvrage sans faire tort et à ceux qui peuvent en profiter salutairement…

Puis Poiret développe longuement le contenu spirituel :

“…le but, la voie, et la méthode de l’Auteur en tous ses ouvrages, n’est pas de disputer, d’opposer opinions à opinions, sentiments à sentiments, parti à parti ; mais de proposer et d’avancer dans le cœur de chacun le Royaume intérieur de Dieu, l’adoration en esprit et en vérité que le Père demande, en un mot l’Amour pur … Voilà ses propres paroles bien remarquables dans le Chapitre X de la troisième partie de sa Vie : « Dieu me fit comprendre, qu"il ne m"appelait point, comme l"on avait cru, à une propagation de l"extérieur de l"église, qui consiste à gagner les hérétiques : mais à la propagation de son esprit, qui [xxxiii] n"est autre que l"esprit intérieur. » Quand celui-ci est bien rétabli, on revient facilement à l’unité pour tout ce qui regarde le reste…”

Mme Gondal analyse ainsi les passages que nous venons de lire :

« Ces lignes renferment une double attestation : La première est que Madame Guyon a revu le texte de sa Vie et que cette version fut remise directement à un Anglais connu de Poiret qui la détient au moment où est écrite la préface. La seconde attestation de l'éditeur concerne le texte publié … Il indique … qu'il existe un « manuscrit original » (autographe ou non) et une (ou plusieurs) copie revue par Madame Guyon, dont la garante est celle qui se trouve en Angleterre.  Un flou demeure. Un passage de correspondance échangée entre deux amis de Madame Guyon, le Dr Keith et Lord Deskford, permet-il de réduire ce flou ? Entre septembre 1717 et novembre 1718, Keith, médecin londonien en relation avec les amis hollandais de Madame Guyon, écrit à Lord Deskford, en se faisant l'écho d'une querelle autour de la publication de la Vie156. »

Le récit de cette édition rendue difficile par un désaccord des disciples est raconté à partir des correspondances par M. Chevallier de manière complète et vivante157 :

« …éclate dans le courant de l"été 1717 une crise concernant la publication de son autobiographie. Quelques copies de ce texte circulaient : il y en avait une en Ecosse, une autre avait été envoyée à Poiret, dûment révisée par Madame Guyon elle-même158, et il se considérait comme engagé à la faire paraître dès qu"elle serait morte. Or Ramsay, croyant avoir la même tâche, s"opposa à l"intervention de Poiret. Dans une lettre du 7 août, après avoir raconté les derniers instants de Jeanne Guyon, il ajoute :

« J"ai eu ses ordres d"écrire ce que je say de sa vie ; mais en vérité ses écrits et ses souffrances sont si parlantes que je ne trouve presque rien à dire… Je prie Dieu que le V[énérable] P[oiret] ne tombe point dans ces enthousiasmes outrés où il est tombé en écrivant la vie de Mlle B[ourignon]… 

« …conflit qui surprend et afflige tous ceux qui l’ont appris. …En janvier 1718, Otto Homfeld est plein d’espoir… :

« [Ramsay] semble non seulement revenir de son opposition …mais aussi il promet de nouveau de travailler à un supplément ou à une continuation… » [mais la controverse continue, Ramsay gardant son attitude hostile159] « …les Anglo-saxons ont pris le parti du « vénérable Poiret ». …sa dernière maladie le saisit au moment où il achevait de rédiger la préface de la Vie… qui parut enfin dans la seconde moitié de l’année 1719. »

Nous avons la chance que l’œuvre d’éditeur de Poiret ainsi couronnée par la publication de la Vie ait laissé finalement la parole à Madame Guyon plutôt qu’à Ramsay160

2/ Rééditions par le pasteur Dutoit (D) :

In 8°, en 3 volumes très fidèles au texte de Poiret :

2.1/ Exemplaire de Chantilly161 : Le volume I paginé 1-32, I-XLVII, 1-317, comporte (p.1-32) Discours sur la vie et les écrits de Madame Guyon, (p. I : page de titre imitée de P) La vie de Madame J. M. B. de la Mothe Guyon, écrite par elle-même, Vincenti, A Cologne chez Jean de la Pierre, 1720, (p. III-XXXV) Préface ( reproduite de P.Poiret), (p. XXXVI) Extrait d’une lettre sur quelques circonstances de la mort de Mad. Guyon, (p. XXXVIII) Anagramme de Jeanne Marie Bouvières de la Mothe Guyon, (p.XXXIX : page de titre) La vie ...première partie, (p.XLI-XLVII) Table des chapitres, (p.1-317) texte de la Vie première partie, (un feuillet non paginé) corrections. Le volume II est paginé I-XI, I-X, 1-296 pages. Le volume III est paginé I-X, 1-324 et comporte outre le texte de la vie troisième partie, (p.266-286) Addition de quelques lettres... et (p.287-296) des Cantiques de Madame Guyon.

2.2/ Exemplaire de la collection particulière de Jean Bruno : Le volume I paginé I-XLVII, 1-317, comporte (p. I) La Vie de Madame J. M. B. de la Mothe-Guyon, écrite par elle-même, qui contient toutes les expériences de la vie intérieure, depuis ses commencements jusqu’à la plus haute consommation, avec toutes les directions relatives. Nouvelle édition, Tome I. A Paris, chez les Libraires Associés (en fait : Lausanne), 1790, puis reprend la séquence de l’exemplaire de Chantilly soit Préface (reproduite de P. Poiret) etc. ...corrections, (un feuillet non paginé) Catalogue de tous les ouvrages de Madame J.M.B. de la Mothe-Guyon, nouvelle édition... se terminant par l’Anagramme donné en début du texte de la vie. Les volumes II et III sont semblables à l’exemplaire de Chantilly sauf par l’ajout d’un feuillet d’errata du 3eme volume de la vie se terminant par un Avis au relieur.

Les différences portent donc sur l’absence du discours de Dutoit (p. 1-32 de Chantilly) puis sur le titre (p. I), le Catalogue, enfin sur le feuillet d’errata.

Les rééditions modernes et traductions

Il n’existe pas d’édition critique ; les éditions Poiret P et Dutoit D restent préférables.

1/ Madame guyon, la vie par elle-même, la fontaine de pierre 1973, en 2 fascicules ronéotypés : I-XVIII comportent une préface ‘alchimique’ d’E. Perrot, une chronologie, un tableau généalogique ; 1-434 reproduit le texte de la Vie selon P.

2/ La vie de Madame Guyon écrite par elle-même, édition préparée par B. Sahler, introduction de J. Tourniac, Dervy-livres, Paris, 1983, 1-637. Le texte modernisé est très fautif et l’introduction n’est pas sûre : elle insiste sur une vision apocalyptique prêtée à Madame Guyon, évoque des liens infondés avec des théosophes... toutefois justifiés en ce qui concerne Caussade, Laurent de la Résurrection, l’influence sur les Quakers. Cette réédition imprimée se réfère à la réédition ronéotypée précédente mais ignore D.

3/ La vie de Madame Guyon écrite par elle-même, extraits choisis et commentés par Jean Bruno, Vol. I : 1648-1681 pub. dans Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques, Paris, éd. Roudil, VI, 1962 (référencée BRUNO, La vie… dans notre édition) est un travail d’une toute autre qualité. Les pages I-XXVI contiennent “L’expérience mystique de madame Guyon”, essai de J. Bruno, Bibliographie sommaire, Essai de chronologie, les pages 1-144 contiennent des extraits couvrant la vie jusqu’à sa seconde partie, chapitre 4. Ils reprennent P donnant en note un choix d’addition issues du ms. O. Ce travail n’a malheureusement pas pu être mené à terme. Certaines notes sont le précieux condensé d’investigations approfondies particulièrement précieuses pour préciser la formation intérieure de notre auteur.

4/ Le catalogue de la British Library fournit de nombreuses entrées sous Guyon : outre des références qui recoupent celles données par P. A. Ward ci-après, on relève An extract of the life of Madam Guyon, by John Wesley, pp. 230. R.Hawes : London, 1776 [cote 4863 cc. 15].

5/ “Madame Guyon in America : an annotated bibliography” by P. A. Ward in Bull. of Bibliography, vol. 52, No. 2, June 1995, 107-111, fournit 13 entrées en section A. Editions of the Autobiography, p. 108. Deux d’entre elles correspondent au texte complet. Le même auteur, dans “Le Quiétisme aux Etats-Unis, contribution à Madame Guyon”, Rencontres… Millon 1997, pp.131-143, cite une de ces deux entrées : Autobiography of Madame Guyon, translated in full by Thomas Taylor Allen, pub. in 1897 at London (Kegan Paul and Co.) [British Library cote 4864 dd. 20] and at St Louis (B. Herder). Again pub. in 1980 by Keats pub., evangelical institution. » L’autre entrée est : Autobiography of Madame Guyon, by Ed. Jones, New York (Bible House) 1880 repr. 1886 and Philadelphia 1880 up to 1905 by McCalla and Chicago 1917 ...actuellement rééditée par Moody press »162.

6/ Schrader, Rencontres… pp. 83-129, cite deux traductions allemandes : chez Walther en 1727 puis chez Sander en 1826.

Nos principes d’édition

Le corpus retenu comporte six parties. Les trois premières, considérables, furent partiellement accessibles depuis la première édition de La Vie de Madame Guyon écrite par elle-même qui suivit de peu la mort de l’auteur, (nous intitulons ces trois parties, Vie par elle-même : I Jeunesse - Vie par elle-même : II Voyages - Vie par elle-même : III Paris). Les deux parties suivantes restèrent méconnues jusqu’à notre époque (nous les intitulons, Prisons, récit autobiographique - Blois, témoignages). Enfin le complément des Lettres et poèmes est placé en dernier afin de ne pas rompre le fil du récit. Nous décrivons notre établissement du texte puis en Avertissement les présentations adoptées, incluant celles de l’apparat critique :

Vie par elle-même : I – II - III

Nous établissons cette première édition critique de la Vie proprement dite en prenant pour leçon le manuscrit Rawlinson D525, Oxford Bodleian Library, dénoté ms. d’Oxford ou O. Le passage relatif à Fénelon, qui avait été retiré de l’exemplaire de la Vie communiqué aux examinateurs d’Issy, a été conservé aux Archives Saint-Sulpice163. Il est rétabli dans le texte, précédé de ‘[B S’ et terminé par ‘B S]’164.

Nous introduisons dans le texte principal les principales variantes du manuscrit 115 de la Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc, dénoté ms. de Saint-Brieuc ou B. Cela est possible car elles constituent le plus souvent des additions toutefois connues de Poiret qui eut accès à une copie très proche de B.

Nous avons décidé : (i) de rétablir la leçon de O sous sa forme primitive, rétablissant des passages biffés ou même lourdement raturés et s’écartant parfois de l’ordre retenu par Poiret165 qui est indiqué sur le manuscrit par des traits ajoutés, des rappels etc., (ii) d’éditer les ajouts de B livrant souvent ce qui est de nature très confidentielle à un confesseur ami de toute confiance.

Une telle décision va parfois contre la volonté de discrétion de Madame Guyon, comme le prouve la présence de quelques ajouts autographes indiquant qu’elle a parcouru O sous une forme proche de l’édition préfacée par Poiret puis réalisée par ses associés. Nous justifions cette indiscrétion par des différences historiques d’appréciation des confidences portant sur la vie privée et par le relief que prend la transformation assurée par la grâce lorsque toute autocensure est évitée : Madame Guyon veut témoigner combien la grâce divine est indifférente à tout mérite préalable.

Ceci impose un alourdissement éditorial dans la mesure où il faut rendre visible divers états du texte et la diversité de ses sources lorsque les variantes s’avèrent significatives. On double alors les variantes (données en fin de volume suivant les règles érudites) mais ces dernières sont alors réduites au signalement de leur début et à leur fin, ce qui évite de reproduire deux fois un même texte.

Techniquement, nous avons résolu les problèmes de sources et d’états du texte comme suit :

Tout emprunt à B est introduit par ‘/’ et terminé par ‘//’ (dans le cas d’une autre source que B, on ajoute en outre un sigle distinctif, par exemple ‘/S’ pour les Archives Saint-Sulpice) .

Deux cas se présentent : si les additions sont absentes de notre leçon O, elles sont données en italiques afin de souligner leur origine étrangère ; si les passages de B s’avèrent être des lignes par ailleurs lourdement raturées de O qu’ils permettent ainsi de rétablir166, nous conservons le corps romain retenu pour notre leçon O. Le lecteur est ainsi informé à vue et simplement d’une situation complexe.

Nous allégeons la présentation en ne signalant pas systématiquement les recours à B (ils sont par ailleurs toujours indiqués en variantes de fin).

Les variantes en fin de volume rendent compte de plusieurs sources : (i) les variantes et additions mineures de B et d’autres manuscrits, (ii) les variantes de l’édition posthume Poiret ou P, qui fut l’unique source accessible durant trois siècles. Ces variantes de P, même significatives ou longues, sont alors systématiquement reportées en fin de volume. Elles représentent parfois un complément par rapport aux manuscrits167. S’il nous semble présenter un intérêt particulier, nous attirons alors l’attention du lecteur par de (rares) notes en bas de page renvoyant à la fin du volume.

Des sources secondaires apparaîssent en variantes de fin pour la troisième partie de la Vie sous les références Lettre du 25 juillet [1694], S1, S2. Elles ont été décrites précédemment. 

Nous facilitons la lecture par une orthographe modernisée et par l’attention portée à la ponctuation. Elle est omise dans O, rare mais judicieuse dans B, par contre trop abondante chez Poiret, selon l’habitude des éditions du temps souvent destinées à être lues à voix haute.

Nous nous appuyons sur les références scripturaires (propres à la Vulgate) données par le pasteur Poiret.

Le lecteur dispose, à la suite du corpus, d’un outil détaillé de consultation sous forme d’un résumé analytique168 qui facilite la recherche d’événements, de personnes et de lieux et sert de table de correspondance entre notre édition et celle de Poiret reproduite par la suite.

Prisons, récit autobiographique.

Le texte de la Vie ne serait pas complet s’il n’était suivi de la description de la longue période passée dans les prisons de Vaugirard, Vincennes et la Bastille. Elle a été rédigée par l’auteur en 1709 et réservée au cercle des disciples intimes, conformément à l’engagement pris par les prisonniers de la Bastille de ne jamais divulguer les événements vécus pendant leur internement. Le secret fut bien gardé puisque le manuscrit de Chantilly/ Sèvres n’a été découvert, puis publié que récemment169. Nous divisons ce texte continu dans le manuscrit en huit chapitres.

La Conclusion constituant le dernier chapitre de la troisième partie de la Vie a été laissée à sa place, avant le récit des prisons afin de respecter l’unité stylistique. Sa reprise à la fin du ms. de Chantilly/ Sèvres apparaît dans les variantes.

Blois, témoignages en suppléments à la Vie

On trouvera ici, à la suite d’un passage autobiographique portant sur l’état intérieur de son auteur, des témoignages qui furent rédigés après la mort de Madame Guyon par des disciples, en réponse à des demandes d’information sur notre mère. Parfois naïfs, souvent hagiographiques, ils sont irremplaçables par les traits révélateurs fournis sur la Dame Directrice170 et renseignent sur son activité apostolique menée après sa libération de la Bastille auprès de ses disciples qu’elle nommait cis (français) et trans (étrangers).

Lettres et poèmes en suppléments à la Vie

Ces textes figurent à la fin des éditions du XVIII° siècle, très certainement par la volonté de l’auteur en ce qui concerne les lettres. Elles apportent un témoignage intéressant sur la dureté des traitements de personnes moins considérables et sur la fidélité de celles et ceux qui la connaissaient le plus intimement. Les poèmes furent très connus et appréciés au XVIII° siècle ; ils pâtissent d’une « relecture » par l’éditeur, outre le fait qu’ils constituaient plutôt des chansons de veillées selon les airs connus retrouvés dans l’édition d’ensemble des poèmes en 3 volumes et indiqués en notes.Nous ajoutons deux cantiques non retouchés.



Avertissement

Les principes d’édition ont décrit les solutions jugée pertinentes pour la présentation du texte de cette première édition critique, compte tenu des sources et de leurs états successifs. Nous visons une reconstitution la plus précise possible alliée à la lisibilité.

Tout emprunt à une source autre que notre leçon constituée par le manuscrit d’Oxford est introduit par un trait transversal ‘/’ et terminé par un double trait ‘//’. Il est édité en corps italique ou romain selon qu’il est inconnu de O ou qu’il est présent sous une forme identique ou voisine rendue volontairement illisible.

Nous avons unifié outre l’orthographe des noms communs, celui des noms propres, qui varie beaucoup dans les manuscrits et avons fait, le choix (délicat) de rétablir toujours les noms complets et cela sans introduire de crochets, afin de faciliter la lecture. Ainsi de nombreuses initiales sont-elles transcrites en entier : J.C. devient Jésus-Christ, le p.m. devient le petit Maître, G. devient Granger, le P L C devient le Père La Combe… Le risque d’erreur d’attribution est heureusement réduit, et nous l’indiquons en note en cas de doute.

Le texte manuscrit se présentait sous la forme la plus compacte : nous avons gardé le découpage de la Vie en chapitres, selon Poiret, le premier éditeur. Outre son usage qui s’est imposé pendant trois siècles, il se révèle excellent171. Nous avons ajouté nos chapitres ou divisions complémentaires pour les autres textes.

Entre crochets, figurent les numéros des paragraphes de la première édition (chiffres suivis d’un point) - permettant de retrouver une citation établie avant la nôtre - ainsi que la pagination (chiffres seuls) des sources manuscrites que nous avons utilisées - notre travail étant le premier réalisé d’après ces sources172. Ces paginations sont en effet le seul moyen de se reporter aux sources manuscrites qui ne comportent ni chapitres, ni paragraphes, ni titres. Le manuscrit O comporte ainsi deux parties paginées de [1] à [299] puis de [1] à [89], le manuscrit B comporte 5 parties paginées de [1.1] à [5.365].

Les renvois à des passages de la Vie sont localisés à l’aide d’une séquence : partie, chapitre, paragraphe. Elle est indiquée (entre parenthèses) après la pagination de ce volume : par exemple p. 000 (1.27.8) renvoie à la page 000, première partie de la Vie, chapitre 27, § [8.] de Poiret. Nous introduisons des paragraphes pour aérer de très longs développements.

Nos notes constituant l’apparat critique en bas de page sont tributaires principalement de travaux de URBAIN & LEVESQUE (éditeurs de la Correspondance de BOSSUET), Jean BRUNO (éditeur d’extraits de la Vie), Jean ORCIBAL (un des éditeurs de la Correspondance de Fénelon), Marie-Louise GONDAL (éditeur des Récits de captivité) et d’autres moins proches de notre sujet tel BOISLISLE (éditeur de Saint-Simon) Nous avons condensé ces notes - certaines d’entre elles, telles les études fascinantes de Jean ORCIBAL couvrent une page entière.

Une note en bas de page, courte parce qu’elle ne veut pas distraire le lecteur du texte complexe de Madame Guyon, s’avère insuffisante si l’on veut se former la silhouette ou l’image d’un personnage ou d’un lieu jouant quelque rôle dans sa Vie. Nous renvoyons alors à des Index des noms ou de lieux donnant une brève biographie ou une description colorée mieux adaptée à cet effet. Un Index général donne par ailleurs les numéros de pages où apparaîssent (une ou plusieurs fois) des mots-clefs du texte jugés significatifs (de personnes, de lieux, notionnels).

Nous avons conservé une certaine extension à des notes citant des textes parallèles aux descriptions de la Vie éclairant la vie intérieure. Il s’agit le plus souvent d’extraits d’auteurs influents ou aimés de Madame Guyon ou bien de sa propre correspondance, qui s’avère souvent plus vigoureuse que le passage correspondant de la Vie. Un bref Index des principales notes permet de les situer dans la Vie. On ne peut toutefois accéder à une grande précision dans le domaine de l’évolution intérieure. Les correspondances non datées de Bertot et de Maur, souvent de Madame Guyon elle-même, rend délicat le choix de la position d’une note jugée par ailleurs utile à la définition d’un état.

Les variantes de fin de volume suivent les règles utilisée dans l’édition des Œuvres de Fénelon par J. Le Brun. Permettant une reconstitution précise elles n’assurent cependant pas une transparence immédiate, surtout pour des variantes longues. Aussi leur ajout dans le texte apparaît-il justifié. Les variantes de fin constituent toutefois un ensemble qui demeure complet. Elles situent tout ajout par son début et sa fin - ce qui constitue un doublage heureusement très limité. Elles donnent alors, s’il y a lieu, les variantes propres à ces ajouts eux-mêmes, ceci en particulier pour des sources secondaires (v. notre description précédente des sources de la troisième partie de la Vie).

Un Glossaire est indispensable au lecteur moderne – et pourra s’avérer précieux dans le cas d’une traduction. Son établissement nous a permis de découvrir de nombreux faux-amis, compte tenu de l’évolution de la langue. Tout synonyme proposé en note y renvoit implicitement.


La Vie par elle-même I ‘Jeunesse’

PREMIERE PARTIE, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de France173.

1.1 FAIRE COMPRENDRE LA BONTE DE DIEU

[1.] Puisque vous souhaitez de moi174 que je vous écrive175 une vie aussi misérable et aussi extraordinaire qu'est la mienne, et que les omissions que j'ai faites dans la première vous ont paru trop considérables pour la laisser de cette sorte, je veux de tout mon cœur, pour vous obéir, faire ce que vous désirez de moi, quoique le travail m'en paraisse un peu pénible dans l'état où je suis, qui ne me permet pas de beaucoup réfléchir176. / Néanmoins Dieu m’ayant donné à vous d’une manière autant admirable que réelle177, je croirais faire un crime de vous refuser quelque chose. //178

Je souhaiterais2 179 extrêmement pouvoir3 vous faire comprendre les bontés de Dieu sur moi4, et l'excès de mes ingratitudes, / le désordre dans lequel j’ai vécu durant quelques années, // mais il me serait impossible de le faire, tant parce que vous ne voulez pas que j'écrive mes péchés en détail, que parce que j'ai perdu la mémoire de bien des choses. Je tâcherai cependant de m'en acquitter le moins mal qu'il me sera possible, m'appuyant sur l'assurance que vous me donnez de ne la faire jamais paraître aux yeux des hommes180, et que vous la brûlerez lorsque Dieu en aura tiré l'effet qu'il prétend pour votre profit spirituel, pour lequel je sacrifierais toutes choses, étant persuadée comme je le suis des desseins de Dieu sur vous181, tant pour la sanctification de votre propre personne que de celle des autres. Mais je vous assure en même temps que vous n'y arriverez que par beaucoup de peine et de travail182 et par un chemin qui vous paraîtra tout contraire à votre attente. Vous n'en serez cependant pas surpris si vous êtes convaincu que Dieu n'établit ses grands ouvrages que sur le néant. Il semble détruire pour5 édifier ; il le fait [2] de la sorte afin que ce temple qu'il se destine, bâti même avec beaucoup de pompe et de majesté, mais bâti toutefois de la main des hommes, soit tellement détruit qu'il6 ne reste pas pierre sur pierre. Ce sont ces effroyables débris qui serviront au Saint-Esprit pour faire un temple qui ne sera point bâti de la main des hommes, mais par son seul pouvoir183.

[2.] O si vous pouviez comprendre ce mystère aussi profond qu'il est, et concevoir les secrets de la conduite de Dieu révélés aux petits, mais cachés aux grands et sages de la terre, qui s'imaginent d'être les conseillers du Seigneur et pénétrer la profondeur de ses voies, qui se persuadent d'atteindre cette divine Sagesse, inconnue à ceux qui vivent encore à eux-mêmes et dans leurs propres opérations, cachée même aux oiseaux du ciel184, c'est-à-dire à ceux qui par la vivacité de leurs lumières et par la force de leur élévation avoisinent le ciel, et pensent pénétrer la hauteur, la profondeur, la largeur et l'étendue de Dieu7. Cette sagesse divine est ignorée même de ceux qui passent dans le monde pour des personnes extraordinaires en lumière et en science8. De qui sera-t-elle donc connue et qui pourra nous en dire des nouvelles? La perdition et la mort. Ce sont ceux-là qui assurent avoir ouï de leurs oreilles le bruit de sa réputation. C'est donc en mourant à toutes choses185, et en se perdant véritablement à leur égard pour passer en Dieu et ne subsister qu'en lui, qu'on a quelque intelligence de la vraie Sagesse.

[3.] O que9 l'on comprend peu ses voies et la conduite qu'elle tient10 sur ses serviteurs les plus choisis! A peine en découvre-t-on quelque chose que, surpris de la différence de la vérité que l'on découvre d'avec les idées que l'on s'était faites de la vraie perfection, l'on s'écrie avec saint Paul : ‘O profondeur de la Science et de la Sagesse de Dieu, que vos jugements sont incompréhensibles et vos voies difficiles à connaître!186.Vous ne jugez point des choses comme les hommes en jugent, qui11 appellent le bien mal et le mal bien, qui12 regardent comme de fortes justices, des choses abominables devant Dieu, et dont, selon son prophète187, il ne fait non plus de cas que si c'étaient des linges sales. Qui examinera même avec13 rigueur ces justices188 propriétaires, qui semblables à celles des pharisiens seront14 les matières de son indignation et de son courroux, et non l'objet de son amour et le sujet de ses récompenses, ainsi qu'il nous assure lui-même lorsqu’il dit, si votre justice n'est plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point au Royaume des cieux189. Qui de nous [n’] a une justice qui approche de celle des pharisiens ? Et qui, en faisant beaucoup moins de bien qu'ils n'en faisaient, n'a pas cent fois plus d'ostentation qu'ils n'en avaient ? Qui de nous n'est pas bien aise de se trouver juste à ses propres yeux et aux yeux des autres, et qui ne croit pas15 qu'il suffît d'être juste de la sorte pour l'être à ceux de Dieu? Cependant voyons l'indignation que Jésus-Christ a fait paraître aussi bien que son précurseur contre ces sortes de personnes; lui dont la douceur était si infinie qu'elle était le parfait modèle de toute douceur, mais d'une douceur foncière et venant du cœur et non de ces douceurs affectées qui sous une apparence de colombe conservent un cœur d'épervier. Jésus-Christ, dis-je, n'a eu que de l'aigreur contre ces justes propriétaires190 et semblait les déshonorer devant les hommes. Le portrait qu'il en faisait était étrange191 durant qu'il regarde les pécheurs avec miséricorde, compassion et amour, qu'il proteste n'être venu que pour eux, que ce sont ces malades qui ont besoin de médecin; qu'étant le Sauveur d'Israël, il n'est cependant venu sauver que les brebis perdues de la maison d'Israël. O Amour, il semble que vous soyez si jaloux du salut que vous donnez vous-même, que vous préfériez le pécheur au juste !

Il est vrai que ce pauvre pécheur, ne voyant en lui que de la misère16 [3], est comme contraint de se haïr soi-même. Se trouvant un objet d'horreur, il se jette à corps perdu entre les bras de son Sauveur, il se plonge avec amour et confiance dans le bain sacré de son sang, d'où il sort blanc comme de la laine. C'est alorsque tout confus de ses désordres, et tout plein de l'amour de celui qui, ayant pu seul remédier à ses maux, a eu la charité de le faire, il aime17 d'autant plus que ses crimes ont été plus énormes, et sa reconnaissance est d'autant plus grande que les dettes qu'on lui a remises sont plus abondantes; durant18 que le juste, appuyé sur le grand nombre d’œuvres de justice qu'il présume avoir faites, semble tenir son salut entre ses mains et regarde le ciel comme une récompense due à ses mérites, il damne tous les pécheurs dans l'amertume de son zèle, il leur fait voir l'entrée du ciel fermée pour eux et il leur persuade19 qu'ils ne doivent le regarder que comme un lieu sur lequel ils n'ont plus de droit, durant20 qu'il s'en croit l'ouverture d'autant plus assurée qu'il se flatte de la mériter davantage. Son Sauveur lui est presque inutile, il s'en va si chargé de mérites qu'il est accablé de leur poids. O qu'il restera longtemps accablé sous cette glorieuse charge, durant que ces pécheurs dénués de tout sont portés avec vitesse par les ailes de l'amour et de la confiance entre les bras de leur Sauveur, qui leur donne gratuitement ce qu'il leur a mérité infiniment !

[4.] O que les premiers ont d'amour d'eux-mêmes et peu d'amour de Dieu ! Ils s'aiment et s'admirent dans leurs œuvres de justice qu'ils estiment comme la cause de leur bonheur ; ils ne sont pas cependant plus tôt21 exposés aux rayons du divin Soleil de justice, qu'il en découvre toute l'iniquité, et les fait paraître si sales qu'ils22 font mal au cœur, durant23 qu'il pardonne à Madeleine,  vide de toute justice, parce qu'elle aime beaucoup192 et son24 amour et sa foi lui tiennent lieu de justice. D'où vient que le divin Paul, qui a si bien connu ces grandes vérités et qui nous les a si admirablement décrites, nous assure que la foi193 d'Abraham lui fut imputée à justice. Ceci est parfaitement beau car il est certain que ce saint patriarche faisait toutes ces actions dans une fort grande justice. O c'est qu'il ne les voyait pas comme telles et qu'étant entièrement dégagé de toute propriété et vide de leur amour, sa foi25 n'était fondée que sur le salut à venir que son Sauveur lui devait apporter ! Il espéra en lui contre l'espérance même et cette foi lui fut imputée à justice c'est-à-dire à justice pure, simple et nette. Justice méritée par Jésus-Christ, et non pas justice propre et opérée par soi et regardée comme de soi-même.

[5.] Ceci qui paraîtra extrêmement éloigné de l'objet que je me suis proposé d'abord en écrivant, ne laissera pas de vous y conduire insensiblement et vous faire voir que Dieu prend pour faire ses ouvrages ou26 des pécheurs convertis de qui l'iniquité passée sert / d’abîme continuel et // de contrepoids, ou bien Dieu détruit27 et renverse cette propre justice et ce temple bâti de la main des hommes, de telle sorte qu'il ne reste pierre sur pierre qui ne soit détruite parce que toutes ces oeuvres28 ne sont bâties que sur le sable mouvant, qui est l'appui dans le créé et dans ces mêmes œuvres, au lieu d'être fondées sur la pierre vive Jésus-Christ. Tout ce qu'il est venu établir en entrant dans le monde, s'est fait par le [4] renversement et la destruction des mêmes choses qu'il voulait édifier. Il établit son Eglise d'une manière qui semblait la29 détruire. Quelle manière d'établir une nouvelle loi et de l'accréditer, lorsque le législateur est condamné par les docteurs et les puissants du monde comme un scélérat, qui meurt enfin sur un gibet ! O si l'on savait combien la propre justice est opposée au desseins de Dieu, nous aurions un éternel sujet d'humiliation et de défiance de ce qui fait à présent notre unique appui !

[6.] Ceci supposé194, vous n'aurez pas de peine à concevoir les desseins de Dieu dans les grâces qu'il a faites à la plus misérable des créatures, vous les croirez même facilement. Ce sont toutes grâces, c'est-à-dire dons que je n'ai jamais mérités, au contraire, dont je me suis rendue très indigne, mais Dieu par un extrême amour de son pouvoir et une juste jalousie de l'attribution que font les hommes aux autres hommes du bien que Dieu met en eux, a voulu prendre le sujet le plus indigne qui fut jamais, pour faire voir que ses bontés sont des effets de sa volonté et non des fruits de nos mérites, que c'est le propre de sa sagesse de détruire ce qui est superbement édifié et de bâtir ce qui est détruit, de se servir des choses faibles pour confondre les fortes195. Mais s'il se sert des choses viles et méprisables, il le fait d'une manière si étonnante qu'il les rend l'objet du mépris de toutes les créatures. Ce n'est pas en leur procurant l'approbation des hommes qu'il s'en sert pour le salut des mêmes hommes, mais en les rendant le but de leurs insultes, et un objet d'exécration. Voilà ce que vous verrez dans la vie que vous m'avez ordonné d'écrire.

1.2 NAISSANCE PERILLEUSE ET COUVENTS

[l.] Je naquis196, à ce que disent quelques-uns, la veille de Pâques, le 13e avril, quoique mon baptême ne fut que le 24 mai30 de l'année 1648, d'un père et d'une mère qui faisaient profession d'une fort grande piété, particulièrement mon père qui l'avait héritée de ses ancêtres, car l'on peut presque compter depuis très longtemps autant de saints dans sa famille qu'il y a eu de personnes qui l'ont composée. Je naquis donc, non pas à terme, mais ma31 mère eut une frayeur si terrible qu'elle me mit au monde dans le huitième mois, où l'on dit qu'il est presque impossible de vivre ; je ne reçus pas plutôt la vie que je pensai la perdre et mourir32 sans baptême. L’on33 me porta chez une nourrice, je n'y fus pas plutôt que l'on vint dire à mon père que j'étais morte, il en fut très affligé. Quelque temps après on le vint avertir que j'avais donné quelque signe de vie, mon père prit aussitôt un prêtre, et me l'amena lui-même ne voulant pas s’en fier à aucun de ses domestiques, mais34 il ne fut pas plutôt monté dans la chambre où j'étais, qu'on lui dit que cette marque de vie que j'avais donnée était un dernier soupir et que j'étais absolument morte. Il est vrai qu'on ne put remarquer en moi aucun signe de vie. Le prêtre s'en retourna et mon père aussi dans une extrême désolation [5], / je ne saurais penser sans frémir à l’imprudence de ces gens qui ne m’ondoyaient point me voyant dans un si grand péril //, cela35 dura si longtemps que si je le disais on aurait peine à le croire.

[2.] O mon Dieu, il me semble que vous n'avez permis une conduite si étrange à mon égard, que pour me faire mieux comprendre la grandeur de vos bontés en mon endroit, et comme36 vous vouliez que je ne fusse redevable qu'à vous même de37 mon salut, et non à l'industrie d'aucune créature; si je fusse morte alors, je ne vous eusse jamais38 ni connu ni aimé et ce cœur créé pour vous seul eût été séparé de vous sans avoir été un instant uni à vous. O Dieu qui êtes la souveraine félicité, si je mérite à présent votre haine et si dans la suite je suis un vase préparé pour la perdition, il me reste du moins cette consolation de vous avoir connu, de vous avoir aimé, de vous avoir cherché, de vous avoir suivi, et que j'accepte volontairement et par le seul amour de votre justice le décret éternel qu'elle donnera contre moi : je l'aimerai même quand elle serait plus rigoureuse pour moi que pour nul autre. O Amour j'aime votre justice de telle sorte et votre pure gloire, que sans me regarder moi-même et mon propre intérêt je me mets de son parti contre moi-même : je frapperai où elle frappera ; mais si je fusse morte alors, je ne l'eusse point aimée, elle n’eût eu pour moi qu’une rigueur nécessaire, je l'aurais39 peut-être haïe au lieu de l'aimer et quoique j'eusse eu l'avantage de ne vous avoir jamais offensé actuellement, le plaisir de m'immoler à vous par amour et le bonheur de vous avoir aimé l'emportent dans mon cœur sur la peine de vous avoir déplu.

[3.] Ces alternatives de vie et de mort dans le commencement de ma vie étaient de fatals augures40 de ce qui me devait arriver un jour, tantôt mourante par le péché, tantôt vivante par la grâce. La mort et la vie faisaient un combat, la mort pensa vaincre et surmonter la vie, mais la vie demeura victorieuse. O s'il m'était permis d'avoir cette confiance, et que je puisse croire enfin que la vie sera pour toujours victorieuse de la mort ! Cela sera sans doute si vous vivez seul en moi, ô mon Dieu, qui me paraissez à présent être mon unique vie et mon seul amour. L’on trouva enfin un moment où la grâce du baptême me fut conférée, je cessai pour peu de temps d'être votre ennemie, ô mon Dieu, mais hélas ! que je perdis bientôt un si grand bien et que ma misérable raison, qui paraissait plus avancée qu'en bien d'autres, me fut funeste, puisqu'elle ne me servit que pour perdre plus tôt votre grâce !

[4.] Sitôt que je fus baptisée l'on examina la cause de ces pâmoisons continuelles, l’on vit que j'avais au bas du dos une apostume197 d'une grosseur prodigieuse, l’on m’y fit des incisions, et la plaie était si grande que le chirurgien y pouvait mettre la main toute entière. Un mal si surprenant dans un âge si tendre me devait ôter la vie; mais ô mon Dieu, comme vous vouliez faire de moi un sujet de vos plus grandes miséricordes, vous ne le permîtes pas. Cette apostume, qui rendait un pus si effroyable, était ce me semble la figure que vous deviez, ô mon amour, faire sortir au-dehors la corruption qui est en moi et en [6] exprimer toute la malignité. A peine cet étrange mal fut-il guéri, qu'il me vint, à ce qu'on m'a dit, la gangrène à une cuisse et ensuite à l'autre, ma vie n'était qu'un tissu de maux.

5. On me mit à deux ans et demi aux Ursulines198, où je restai quelque temps. On m'en retira ensuite ; ma mère, qui n'aimait pas beaucoup les filles, me négligea un peu et m'abandonna / si fort // au soin des femmes / qu’elle ne faisait pas attention que je restais souvent avec les valets, et comme il s’en trouve toujours de plus hardis les uns que les autres, ils me sortaient et se rendaient familiers avec moi [1.41] et m’apprenaient de mauvaises chansons. // Vous me protégiez41 cependant, ô mon Dieu, car il m'arrivait sans cesse des accidents où mon extrême vivacité me faisait tomber, qui n'avaient aucune suite. Je tombai même plusieurs fois par un soupirail dans une cave fort profonde remplie de bois. Il m'arriva encore un nombre d'accidents que je ne dis pas, afin de n'être pas trop longue.

6. Dans ce temps là Madame42 la duchesse de Montbazon199 vint aux Bénédictines. Comme elle avait bien de l'amitié pour mon père, elle lui demanda de me mettre dans cette maison lorsqu'elle y serait, parce que je la divertissais fort. J'étais toujours auprès d'elle, elle43 aimait beaucoup l'extérieur que Dieu m'avait donné ; j’avais alors quatre ans, j'étais44 continuellement malade, et très périlleusement. Je ne me souviens pas d'avoir rien fait dans cette maison de criminel, du moins de considérable45. Je n'y voyais que de bons exemples, et comme mon naturel était porté au bien, je le suivais lorsque je ne trouvais personne qui m'en détournât. J'aimais d'entendre parler de Dieu, d'être à l'église, et d'être habillée en religieuse.

Un jour que je m'étais imaginée que la frayeur que l'on me faisait de l'Enfer n'était que pour m'intimider, parce que j'étais fort éveillée et que j'avais de petites malices auxquelles on donnait le nom d'esprit, je vis46 la nuit en dormant une image de l'Enfer si affreuse que, quoique je fusse si enfant, je ne l'ai jamais oubliée. Il me paraissait comme un lieu d'une obscurité effroyable / [1.45] où il y avait de grands vaisseaux comme de cuivre qui servaient à tourmenter les damnés ; // ma place47 m'y fut montrée, ce qui me fit pleurer amèrement, et dire à Notre-Seigneur : « O mon Dieu ! Si vous vouliez bien me faire miséricorde et me donner quelques jours de vie, je ne vous offenserais plus ! » Vous me les accordâtes, ô mon Dieu, et vous me donnâtes même un courage pour vous servir qui surpassait mon âge. Je voulus aller à confesse sans en rien dire à personne, mais comme j'étais fort petite, la maîtresse des pensionnaires me portait à confesse et restait avec moi, l’on m'écoutait seulement, / et pour pénitence elle me donnait quelques dragées. // Elle48 fut étonnée d'entendre que je m'accusais d'abord d'avoir eu des pensées contre la foi, et le confesseur se prenant à rire me demanda ce que c'était. Je lui dis que j'avais douté jusqu'à présent de l'Enfer, que je m'étais imaginée que ma maîtresse ne m'en parlait que pour me rendre bonne, mais que je n'en doutais plus. Après ma confession, je me sentis une je ne sais quelle ferveur, et49 même une fois j'éprouvais en moi un désir d'endurer le martyre /1.48 comme les saints dont on me lisait la vie, je priai avec instance que l’on me fit endurer le martyre // .

Ces bonnes filles, pour se divertir et pour voir jusqu'où irait ma ferveur naissante, me dirent de m'y préparer. Je vous priais, ô mon Dieu, avec ardeur et suavité, et je [7] croyais que cette ardeur, autant nouvelle qu'elle m'était agréable, était une assurance de votre amour. Cela me donna de la hardiesse et me fit demander avec insistance qu'on m'accordât le martyre, parce que par là je vous irais voir, ô mon Dieu. Mais n'y avait-il point en cela quelque hypocrisie, et ne me persuadais-je peut-être point que l'on ne me ferait point mourir, et que j'aurais le mérite de la mort sans la souffrir? Il fallait bien qu'il y eût quelque chose de cette nature, car ces bonnes filles ne m'eurent pas plus tôt mise à genoux sur un drap étendu que, voyant derrière moi lever un grand coutelas qu'elles avaient pris à dessein d'éprouver jusqu'où irait mon ardeur, je m'écriai : « Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père. » Elles dirent que donc je ne serais plus martyre, que je n'avais dit cela que pour m'en exempter, et il était vrai. Cependant je ne laissai pas de rester fort affligée, et l'on ne me pouvait consoler. Quelque chose me reprochait qu'il n'avait tenu qu'à moi d'aller au ciel, et que je ne l'avais pas voulu.

[7.] L’on m'aimait beaucoup dans cette maison, mais vous, ô mon Dieu, qui ne me vouliez pas un moment sans quelques croix proportionnées à mon âge, vous permettiez que sitôt que je sortais de maladie, de grandes filles qui étaient dans cette maison, surtout une, par jalousie, me fissent quantité de pièges200. Elles m'accusèrent une fois d'une faute notable que je n'avais point faite, l’on m'en châtia avec beaucoup de rigueur, cela me donna de l'aversion pour cette maison, d'où on me tira à cause de mes grandes et fréquentes maladies.

[8.] Sitôt que je fus retournée chez mon père, ma mère me laissa comme auparavant à la charge des domestiques, parce qu'il y avait une fille à qui elle se fiait. Je ne saurais ici m'empêcher de dire la faute que font les mères qui, sous prétexte de dévotion ou d'occupation, négligent de tenir leurs filles auprès d'elles, car il n'est pas croyable que ma mère, étant aussi vertueuse qu'elle l'était, m'eût ainsi laissée si elle y avait cru du mal. Je ne puis non plus m'empêcher de condamner ces préférences injustes que l'on fait d'un enfant à un autre qui opèrent la division et la perte des familles, au lieu que l'égalité unit les cœurs et entretient la charité.

[12.50] Ma mère faillit en ces deux points, car elle me laissait tout le jour éloignée d'elle avec des valets qui51 ne me pouvaient apprendre que du mal, et me le rendre familier ; car j'étais faite de manière que les bons exemples m'attiraient de telle sorte que quand je voyais faire le bien, je le faisais et ne songeais point du tout au mal, mais je ne voyais pas plutôt faire le mal que j'oubliais le bien. O Dieu, quel danger n'aurais-je pas couru alors, si mon enfance n'y avait été un obstacle, vous écartiez, ô mon Dieu, par une main invisible tous les écueils.

[13.] Comme ma mère ne témoignait avoir de l'amour que pour mon frère201, et qu'elle ne me donnait aucune marque de tendresse, je m'éloignais volontiers d'elle. Il est vrai que mon frère était plus aimable que moi, mais aussi l'extrême amour qu'elle avait pour lui lui fermait les yeux sur mes qualités extérieures pour ne lui laisser voir que mes défauts, qui n'auraient [8] été de nulle conséquence si l'on avait pris soin de moi. J'étais souvent malade, et toujours exposée à mille dangers, sans pourtant que pour lors je fis[se], ce me semble, d'autre mal que celui de dire bien des choses jolies, à ce que je croyais, pour divertir / les valets ; je crois qu’ils firent bien des péchés à mon occasion, car je ne savais pas discerner ce qu’ils faisaient. //

Comme52 ma liberté augmentait chaque jour, elle fut si loin qu'un jour je sortis de la maison et allai dans la rue avec d'autres enfants jouer à des jeux qui n'avaient rien de conforme à ma naissance202. Vous53, ô mon Dieu, qui veilliez continuellement sur un enfant qui vous oubliait incessamment, permîtes que mon père arrivât au logis, qui m'aperçut. Comme il m'aimait très tendrement, il en fut si fâché, que sans en rien dire à personne, il me mena54 de ce pas aux Ursulines.

1.3 SES DEUX SŒURS RELIGIEUSES

[l.] J'avais alors près de sept ans. Il y avait là deux de mes sœurs religieuses, l'une qui était sa fille, et55 l'autre de ma mère: car mon père et ma mère avaient été mariés avant de s'épouser l'un l'autre203. Mon père me remit aux soins de sa fille, que je puis dire avoir été une personne des plus capables et des plus spirituelles de son temps, et des plus propres à former des jeunes filles. Ce fut pour moi, ô mon Dieu, un effet de votre providence et de votre amour, et le premier moyen de mon salut. Car comme elle m'aimait beaucoup, son affection lui fit découvrir en moi quantité de qualités que vous y aviez mises, ô mon Dieu, par votre seule bonté. Elle tâcha de les cultiver. Je crois que si j'avais toujours été56 en de si sages mains, j'aurais autant eu de vertus que j'ai contracté dans la suite de mauvaises habitudes. Cette bonne fille employait tout son temps à m'instruire dans la piété et dans les sciences conformes à ma portée. Elle avait des talents naturels qui avaient été fort cultivés; de plus elle était / si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle et qui eût plus de facilité pour les débiter. Elle savait fort bien le latin204, avait bien du talent pour écrire en prose et en vers et par dessus tout cela // fille57 de grande oraison ; elle58 se privait de toute satisfaction pour être avec moi et m'entretenir, et son amour pour moi était tel qu'il lui faisait trouver, à ce qu'elle me disait, plus de plaisir auprès de moi que partout ailleurs. Si je lui faisais quelque répartie agréable, plus de hasard que d'esprit, elle se croyait trop bien payée de toutes ses peines, sa foi était des plus grandes et des plus pures, enfin elle59 m'instruisit si bien, que peu de temps après il n'y avait guère de choses que j’ignorasse de celles qui me convenaient, et il y avait même quantité de personnes âgées de condition qui n'auraient pu répondre aux choses à quoi je60 répondais.

[2.61] Comme mon père m'envoyait quérir souvent pour me voir, il arriva que la Reine d'Angleterre205 se trouva au logis lorsque j'y étais. J'avais alors près de huit ans. Mon père dit au confesseur de la Reine que s'il voulait avoir quelque plaisir, il fallait qu'il s'entretînt avec moi et qu'il me fit des questions. Il m'en fit et j’y répondis si à propos62, qu'il me porta à la Reine, et lui dit : « Il faut que Votre Majesté prenne le divertissement de cette enfant. » Elle le fit et elle parut63 si contente de mes réponses vives et de mes manières, qu'elle me demanda à mon père avec instance, l'assurant qu'elle prendrait un soin particulier de moi, me destinant à être fille d'honneur de Madame [qui était sa fille]206. Mon64 père résista jusqu'à la fâcher. O mon Dieu, c'était vous qui permîtes la résistance de mon père, et qui détournâtes par là le coup dont dépendait peut-être mon salut65207. Car étant aussi faible que je l'étais, qu'aurais-je fait à66 la Cour que de m'y perdre?

[3.] L’on me remit aux Ursulines où67 ma sœur continua sa charité en mon endroit. Mais / le Diable jaloux de ma perte se servit des autres pensionnaires pour me faire pécher, // comme ma sœur n'était68 pas maîtresse des pensionnaires et qu'il me fallait aller quelquefois avec elles, je contractai de mauvaises habitudes. Je devins menteuse, /1.67 et immodeste, nous nous cachions dans la journée, ô mon Dieu, pour vous offenser, et la liberté que j’avais alors me servait à vous déplaire. Je devins // colère et indévote. Je passais69 les jours sans penser à vous, ô mon Dieu, qui veilliez continuellement sur moi, comme ce que je dirai dans la suite le fera connaître. Je ne demeurais pas longtemps dans ce mauvais état, car les soins de ma sœur me ramenaient. J'aimais70 beaucoup entendre parler de vous, ô mon Dieu, et je ne m'en lassais jamais. Je ne m'ennuyais point à l'église, et j'aimais à vous prier et j'avais de la tendresse pour les pauvres. J'avais naturellement beaucoup d'oppositions pour les personnes dont la doctrine était suspecte, ayant sucé avec le lait la pureté de la foi, et vous m'avez toujours conservé cette grâce, [9] ô mon Dieu, même au71 milieu des plus grandes infidélités.

[4.] Il72 y avait au bout du jardin une chapelle dédiée à l'Enfant Jésus. J'y pris dévotion ; et pendant quelque temps j'y portai tous les matins mon déjeuner, car73 j'étais si enfant, que je croyais beaucoup lui donner et faire74 un sacrifice considérable de m'en priver, je cachais tout cela derrière son image. Un75 jour que l'on fut nettoyer la chapelle d'une manière plus particulière, l’on trouva derrière le tableau ce que j'y avais porté, l’on connut que c'était moi, parce qu'on m'y voyait aller tous les jours. J'étais cependant friande208 : je voulais bien me mortifier moi-même, mais je ne voulais pas être mortifiée, ce qui marque combien j'avais déjà d'amour-propre. L’on m’aimait beaucoup dans cette maison, et vous76, ô mon Dieu, qui ne laissez rien sans récompense, vous me payâtes bientôt avec usure cette petite dévotion enfantine. Un jour que mes compagnes, qui étaient grandes filles, se divertissaient, elles allèrent danser sur un puits dont l'eau ne s'étant pas trouvée bonne, l'on en avait fait l'égoût de la cuisine. Ce cloaque était profond et on l'avait couvert d'ais209, crainte d'accident. Lorsqu'elles se furent retirées, je voulus faire comme elles, mais les ais rompirent sous moi. Je me trouvai dans ce cloaque effroyable suspendue par un petit morceau de bois, en sorte que je fus seulement salie et non pas étouffée. O mon Amour, n'était-ce pas là une figure de l'état que je devais porter dans la suite ? Combien de temps m'avez vous laissée, avec votre prophète, dans un profond abîme de boue210 d'où je ne pouvais plus sortir ? N'ai-je pas été salie dans cet abîme où j'étais toute couverte de boue ? Mais vous m'y avez conservée par votre seule bonté : j'ai été souillée, mais non pas étouffée : j'ai été jusqu'aux portes de la mort, mais la mort n'a eu aucun pouvoir sur moi. Je peux dire, ô mon Dieu, que c'était plutôt votre main tout adorable qui me soutenait dans ce lieu affreux, que ce bâton sur lequel j'étais arrêtée, car il était fort petit et le long temps que je fus en l'air, et la pesanteur de mon corps, devaient211 sans doute l'avoir rompu. Les77 pensionnaires qui me virent tomber, au lieu de me retirer, allèrent chercher des sœurs domestiques. Je criais de toutes mes forces. Ces78 sœurs, au lieu de venir à moi, ne doutant point que je ne fusse morte, allèrent à l'église avertir ma sœur qui y était en oraison. Elle pria d'abord pour moi, et après avoir invoqué la Sainte Vierge elle vint à moi à moitié morte : elle ne fut pas peu étonnée lorsqu'elle me vit dans le milieu de ce cloaque assise dans la boue comme sur un fauteuil. Elle admira votre bonté, ô mon Dieu, qui m'avez soutenue d'une manière miraculeuse. Mais hélas ! que j'aurais été heureuse si ce bourbier eût été le seul où j'eusse dû tomber ! je ne sortis de celui-là que pour entrer dans un autre mille fois plus dangereux. Je payais une protection si singulière de la plus noire ingratitude. O Amour, je n'ai jamais [10] lassé votre patience parce qu'elle était infinie. Je me suis plutôt lassée de vous déplaire que vous de me supporter.

[5.] Je restai encore quelque temps avec ma sœur, où je conservai l'amour et la crainte de Dieu. Ma vie était assez tranquille. Je m'élevais doucement auprès d'elle; je profitais même beaucoup dans le temps que j'avais de la santé, car j'étais continuellement malade de maux autant prompts qu'ils étaient extraordinaires. Le soir je me portais bien, et le matin on me retrouvait enflée et pleine de marques violettes; d'autres fois c'était la fièvre. A neuf ans il me prit un vomissement de sang si furieux que l'on croyait que j'allais mourir, et j'en restai très affaiblie.

[6.] Un peu avant ce temps, l'ennemi jaloux de mon bonheur fit qu'une autre soeur que j'avais dans cette maison eut jalousie, et voulut m'avoir à son tour. Quoiqu'elle fut bonne, elle n'avait pas de talent pour l'éducation des enfants. Je puis dire que ce fut là le terme du bonheur que je goûtais dans cette maison. Elle79 me caressa beaucoup d'abord, mais toutes ses caresses ne firent aucune impression sur mon coeur; mon autre soeur faisait plus d'un regard, qu'elle ni avec ses caresses ni avec ses menaces. Comme elle vit que je l'aimais moins que celle qui m'avait élevée212, elle changea ses caresses en mauvais traitements : elle ne voulut pas même que je parlasse à mon autre soeur ; et lorsqu'elle savait que je lui avais parlé, elle me faisait fouetter ou me frappait elle-même. Elle ne faisait cela que pour m’attacher à soi.

Il me fallut donc résoudre à ne plus voir ma chère soeur quoique je fusse dans une même maison avec elle, et payer ainsi ses bontés de la plus noire ingratitude, moi qui avait auparavant une telle frayeur de lui déplaire qu’il n’y avait point de châtiment que je n’eusse souffert plutôt que de la savoir fâchée contre moi. Je lui disais même quelquefois : « Faites-moi tout ce qu’il vous plaira mais ne soyez point fâchée contre moi. » C’est assez mon naturel que d’avoir plus de chagrin de la peine que je pouvais causer à une personne pour laquelle j’ai de l’affection que de celle qu’elle pouvait me causer elle-même. Vous savez, ô mon amour, que la crainte de vos châtiments n’a jamais fait beaucoup d’impression80 ni sur mon esprit ni sur mon coeur. Le déplaisir de vous avoir offensé faisait toute ma douleur et cela était tel qu’il me semblait que, quand il n’y aurait eu ni paradis ni enfer, j’aurais eu toujours la même crainte de vous déplaire ; vous savez même qu’après mes fautes vos caresses m’étaient mille fois plus insupportables que vos rigueurs et que j’aurais choisi mille fois l’enfer plutôt que de vous déplaire. Ce qui avait nourri mon amour et ma confiance envers ma soeur était qu’elle ne me traitait point en enfant, qu’elle me faisait part de ses secrets, même de ceux qui étaient de conséquence. Je n’en abusai jamais car, quoique je fusse si jeune, je ne disais jamais ce qu’elle m’avait confié. Il me [11] fallut malgré tout cela ne la plus voir. Je crois que ce fut pour elle un coup bien terrible et d’autant plus qu’elle voyait tous ses soins se perdre tant pour le spirituel que pour l’extérieur.

Lorsqu’elle me rencontrait et qu’elle voyait que je ne lui parlait pas, elle regardait cela comme l’effet d’un très mauvais coeur et81 elle avait raison de le penser de la sorte, mais lorsqu’elle sut le traitement que l’on me faisait elle vit bien que ce n’était plus ma faute, ce fut alorsque ce vomissement de sang dont j’ai parlé me prit. Ma soeur maternelle avec laquelle j’étais ne faisait que me blâmer, loin de me plaindre, Dieu le permettant de la sorte, car depuis ce temps son affection pour moi est allée au-delà même des bornes ordinaires. L’on fut avertir mon autre soeur de l’état où j’étais, elle oublia alors tous les outrages qu’on lui avait faits dans ma personne pour se souvenir de ce qu’elle m’était. Elle me rendit toutes les assistances que je pouvais attendre de son affection.

Sitôt que je fus guérie je repris mes premières manières, ce82 fut alorsque je commençai à savoir ce que c’était que croix. J’en eus de toutes manières : jusqu’alors je n’avais souffert que des maladies, mais il me fallut souffrir de mauvais traitements. Les coups que l’on me donnait aigrirent si fort mon humeur que l’on ne me reconnaissait plus. Le peu de raison que je remarquais dans les traitements que l’on me faisait, allumèrent en moi un certain feu de colère qui m’a bien coûté à éteindre dans la suite. Je devins menteuse et friande. Je83 vous oubliais, ô mon Dieu, je devins froide et languissante, je ne me souciais plus de vous prier. Enfin après avoir passé un an dans cette double langueur, mon père sut toutes ces choses et, après m’avoir fait la correction de mon ingratitude envers ma soeur qui était sa fille, il me retira. J’avais84213 alors près de dix ans.

[7.] Etant chez mon père je devins encore plus mauvaise. Mes85 anciennes habitudes se fortifiaient de jour en jour, et j'en contractais incessamment de nouvelles / et de plus criminelles, je devins si mauvaise que je disais des paroles indécentes en sorte que le confesseur de [1.89] mes compagnes leur défendit de me voir. // Vous86 me gardiez cependant, ô mon Dieu, dans toutes ces choses, et je ne peux considérer sans étonnement qu'avec la liberté que j'avais d'être tout le jour éloignée de ma mère / et de voir les compagnons de mon frère qui étaient déjà grands //, vous m'ayez préservée de telle sorte que je n'aie jamais rien fait d'indigne de votre protection, / qu’aucun n’attentât jamais à ma personne, ce qui aurait été très aisé, tant parce qu’ils [1.90] avaient la liberté de me voir que parce que j’avais entièrement perdu votre crainte, et c’est une grâce que vous m’avez faite jusqu’à mon mariage, mais hélas si je ne vous ai pas offensé en cette manière, en combien de sortes de péchés ne suis-je pas tombée peut-être plus énormes que ceux-là. //

Je87 ne fus que très peu de temps chez mon père, car une religieuse de l'ordre de saint Dominique, de très grande naissance et des amies intimes de mon père, le pria instamment de me mettre [12] dans son couvent dont elle était supérieure ; qu'elle aurait elle-même soin de moi ; qu'elle me ferait coucher dans sa chambre, car cette dame conçut beaucoup d'amitié pour moi. Comme l'on ne voyait que mon extérieur, et que l'on ne savait pas combien j'étais méchante, je88 plaisais à ceux qui me voyaient. Sitôt que je fus hors de l'occasion, j'oubliai le mal, que je ne commettais pas tant par inclination que parce je me laissais entraîner. Je ne parus point mauvaise à cette dame, parce que j'aimais l'église et que j'y restais longtemps; / mais hélas je ne demeurai guère dans cette maison sans rentrer dans mon premier désordre, j’y fis même des péchés que [1.93] je n’aurais jamais fait jusqu’alors et que j’aurais même ignorés, car devant ce temps mes péchés n’avaient consisté que dans de mauvaises paroles dont je ne comprenais pas la conséquence et en quelques regards qui furent rares, mais alors je fis réellement une immodestie. Il y avait une fille dans le monastère que l’on avait prise par charité, elle avait de l’esprit et deux fois mon âge, j’étais presque toujours avec elle, car j’étais [1.94] sans conduite et sans occupation, et ce fut mon malheur. // Cette dame était si occupée89 à la communauté, où il y avait alors bien des brouilleries, qu'elle ne pouvait s'appliquer à moi. / Cette fille donc me fit faire un péché. Il est vrai que je ne savais ce que je faisais ni pourquoi je le faisais, étant si jeune. Je crois que l’autre le savait bien. Vous ne voulûtes pas me perdre tout à fait, ô mon Dieu ! [1.95] et afin de m’arrêter tout court et m’empêcher de continuer un mal que je ne faisais alorsque parce que l’on me le disait, et que j’étais vraiment inclinée au mal sans y trouver de satisfaction, //

[8.] vous m'envoyâtes, ô mon Dieu, une espèce de petite vérole volante qui me fit garder le lit trois semaines. Je ne pensai plus du tout à vous offenser, / car lorsque je n’en avais point l’occasion, il ne me venait jamais d’envie de le faire. //

Je90 restai fort abandonnée et sans secours, quoique mon père et ma mère crussent qu'on me soignait parfaitement bien. Ces bonnes dames craignaient si fort la petite vérole qu'elles n'osèrent approcher de moi. Je passai presque tout ce temps sans voir personne qu'aux heures qu'il fallait prendre de la nourriture, qu'une sœur laie m'apportait, et se retirait aussitôt. Je trouvai par providence une Bible dans la chambre où je couchais. Comme j'aimais beaucoup la lecture, je m'y attachai. Je lisais depuis le matin jusqu'au soir. J'avais la mémoire fort heureuse, en sorte que j'appris tout ce qui était de l'histoire. Après91 que je fus guérie, une autre dame, me voyant abandonnée de la sorte à cause des grandes occupations de la prieure, me prit en sa chambre. Comme sitôt que j'avais une personne raisonnable avec qui je pouvais m'entretenir et que j'étais occupée je ne pensais point au mal, je92 ne songeais plus à mes anciennes habitudes auxquelles je n'avais point d'autre penchant que celui que l'on m'y donnait, je redevins plus dévote. J'étais fort affectionnée à prier la Sainte Vierge. Je ne comprends pas comme j'étais faite : dans mes plus grandes infidélités, je priais, et j'avais soin de me confesser souvent. // Je ne retombais plus dans mes immodesties, mais j’étais menteuse, j’inventais des histoires tout entières, je prenais des confitures lorsque j’en pouvais attraper et je dérobais celles que je trouvais à ma portée214. // D'un93 autre côté j'étais fort malheureuse dans cette maison comme94 il n'y avait que moi de mon âge et que les autres pensionnaires étaient fort grandes, elles me faisaient de très fortes persécutions. J'étais si négligée pour le manger95, que je maigris beaucoup. J'y eus encore d'autres96 petites croix selon ma portée.

1.4 VOCATION RELIGIEUSE ?

[l.] Après avoir été environ huit mois dans cette maison, mon père m'en retira. Ma97 mère me prit auprès d'elle. Elle fut quelque temps très contente de moi, elle98 m'aimait un peu plus parce qu'elle me trouvait à son gré. Elle ne laissait pas de préférer toujours mon frère à moi, ce qui était si visible que chacun le trouvait mauvais, car lorsque j'étais malade et que je trouvais quelque chose à mon goût, mon frère le demandait quoiqu'il se portât bien, l’on99 me l'ôtait pour le lui donner. Un jour il fit rougir son épée dans le feu puis m’en brûla le bras en présence de ma mère sans qu’elle lui en dît rien, une autre fois il100 me fit monter sur l'impériale du carrosse puis me jeta à terre [13] : il me pensa tuer. Je n'eus pourtant que des contusions, sans ouverture, car quelque chute que j'aie faite, je ne me suis jamais fait de blessure notable. C'était votre main secourable, ô mon Dieu, qui me soutenait. Il semblait que vous exécutiez en moi ce que vous dites par votre prophète royal, que vous mettez la main sous le juste afin qu'en tombant il ne se blesse point215. D'autres fois il me battait, ma mère ne lui en disait jamais rien. Cette conduite aigrissant mon naturel, qui aurait été doux sans cela : je négligeai de bien faire, disant que je n'en étais pas mieux. O Dieu, ce n'était donc pas pour vous seul que je faisais le bien, puisque je cessais de le faire parce qu'on n'en avait pas plus de considération pour moi. Si j'avais su faire usage de la conduite crucifiante que vous teniez de moi101, j'aurais bien fait du chemin, et bien loin de m'égarer, cela m'aurait servi à me faire retourner à vous. J'étais jalouse contre mon frère, car il n'y avait point d'occasion que je102 ne remarquasse la différence que ma mère faisait de lui à moi. De quelque manière qu'il en usât, il faisait toujours bien et moi toujours mal. Les filles de ma mère faisaient leur cour en caressant mon frère et en me maltraitant. Il est vrai que j'étais mauvaise car j'étais retombée dans mes premiers défauts, de mentir et de me mettre en colère. Avec tous ces défauts je ne laissais pas de faire volontiers103 l'aumône et j'aimais beaucoup les pauvres. Je vous priais, mon Dieu, avec assiduité, et je me plaisais à entendre parler de vous et à faire104 de bonnes lectures.

[2.] Je ne doute point qu'une conduite si opposée, une si longue suite d'inconstances, tant de grâce et tant d'ingratitude, ne vous étonnent, Monsieur, mais vous le serez bien davantage dans la suite lorsque105 vous verrez ces manières d'agir se fortifier avec mon âge, et que la raison, loin de corriger un procédé si déraisonnable, n'ait servi qu'à donner plus de force et d'étendue106 à mes péchés. Il semblait107, ô mon Dieu, que vous redoubliez vos grâces à mesure que mes ingratitudes augmentaient. Il se passait en moi ce qui se passe dans le siège des villes : vous assiégiez mon coeur, et je ne songeais qu'à le défendre contre vos attaques ; je mettais des fortifications à cette misérable place redoublant chaque jour mes iniquités pour vous empêcher de la prendre ; lorsqu'il semblait que vous alliez être victorieux de ce coeur ingrat, je faisais une contrebatterie ; je mettais des digues pour arrêter vos bontés et empêcher le cours de vos grâces. Il ne fallait pas moins que vous pour les rompre, ô mon divin Amour, qui par votre feu sacré étiez plus fort que la mort même, où le péché m'a réduite tant et tant de fois. 

Je ne peux souffrir108 que l'on dise que nous ne soyons pas libres de résister à la grâce. Je n'ai fait qu'une trop longue et funeste expérience de ma liberté. Il est vrai qu'il y a des grâces gratuites et gratifiantes qui n'ont pas besoin de la liberté de l'homme, puisqu'elles se reçoivent même à l'insu de l'homme qui ne les connaît point avant que de les recevoir. Je voulais le bien si faiblement que la moindre attaque me renversait. Lorsque je n'étais plus dans l'occasion je ne pensais plus au mal et j'ouvrais mes oreilles à la grâce, mais [14] dans la moindre occasion je me laissais aller, et je fermais toutes les avenues de mon coeur pour n'entendre point votre voix secrète qui m'appelait, ô mon Dieu, et loin de fuir l'occasion, je la cherchais et m'y laissais aller.

[3.] Il est vrai que notre liberté nous est bien funeste. [1.2.9] Que109 ne puis-je faire entendre aux110 pères et aux mères, et à toutes les personnes qui veulent conduire la jeunesse, le mal qu'elles font quand elles négligent la conduite des enfants216, qu'elles les perdent longtemps de vue, et qu'elles ne les occupent pas? Cette négligence est la perte de presque toutes les jeunes filles. Combien y en a-t-il qui seraient des anges, et que la liberté et l'oisiveté font devenir démons ! Ce qui est de plus déplorable est que des mères, d'ailleurs dévotes, se perdent par ce qui les devrait sauver, elles font leur désordre de ce qui devrait faire leur bonne conduite ; et parce qu'elles ont quelque goût à la prière, surtout dans le commencement, elles tombent dans deux extrémités. L'une, de vouloir tenir de jeunes enfants à l'église aussi longtemps qu'elles, ce qui les rebute fort de la dévotion, ainsi que je l'ai vu dans plusieurs personnes qui, lorsqu'elles sont libres, fuient l'église et la piété comme l'enfer. Cela vient de ce qu'on les a rassasiées d'une viande217 qu'elles ne pouvaient encore goûter, parce que leur estomac n'était pas fait à cette nourriture et que faute de la pouvoir digérer, elles en ont conçu une telle aversion, que lors qu'elle leur serait propre, elles ne veulent plus en faire l'essai. Ce qui contribue encore à cela est que ces mères dévotes les tiennent si resserrées111, qu'elles ne leur donnent aucune liberté. Semblables112 à ces oiseaux que l'on tient en cage sitôt qu'ils trouvent quelque ouverture, ils s'envolent113 et ne reviennent plus, au lieu que pour les apprivoiser lorsqu'ils sont jeunes, on doit leur donner de114 temps en temps l'essor, et comme leurs ailes sont faibles et qu'on les regarde voler, il est aisé de les reprendre lorsqu'ils s'échappent ; ce115 petit essor les accoutume à revenir d'eux-mêmes dans leur cage qui leur est devenue une agréable prison. Je crois qu'il en faudrait faire autant envers les jeunes filles; que les mères ne les quittassent jamais de vue, et qu'elles leur donnassent une honnête liberté; qu'elles les tinssent propres, sans affectation, elles verraient bientôt le fruit de cette conduite.

L'autre extrémité encore plus dangereuse est116 que ces mères dévotes, car je ne parle pas de celles qui sont adonnées à leurs plaisirs, au luxe et aux vains amusements du siècle, dont la présence est plus nuisible pour leurs filles que leur absence, je parle de ces dévotes qui veulent servir Dieu à leur mode, et non à la sienne ; et qui pour suivre une dévotion à leur mode, quittent la volonté de Dieu, elles seront117 toute la journée à l'église durant que leurs filles ne pensent qu'à offenser Dieu. La plus grande gloire qu'elles pourraient rendre à Dieu, serait d'empêcher qu'il ne fut offensé. De quelle nature est ce sacrifice, qui est occasion d'iniquité ? Que si elles n’ont point de grands enfants ni de petites filles, qu’elles se tiennent à l’Église, à la bonne heure; encore feraient-elles mieux, ce me semble, si elles sont mariées de prier dans quelque coin de la maison, cela serait même très utile aux domestiques qui ne se licencient pas si facilement lorsqu’ils savent que leur maîtresse est au logis, le mari la trouve lorsqu’il a besoin d’elle, au lieu que s’il la sait à l’église, [15] il s’emporte et se fâche, et l’on donne lieu de blâmer la dévotion ; lorsqu’elle est bien réglée, elle n’incommode jamais personne que si elle a des filles qu’elle fasse la dévotion de ne les écarter jamais d’elle, qu'elle les traite en soeurs et non pas en esclaves, qu'elle leur fasse paraître qu'elle se divertit de leurs divertissements. Cette conduite leur fera aimer sa présence, loin de l'éviter ; et, trouvant beaucoup de douceur auprès de leurs mères, elles118 ne songeront pas à en chercher ailleurs. Il faut avoir soin d'occuper leur esprit de choses utiles et agréables, cela les empêche de se remplir de choses mauvaises. Il faut leur faire faire chaque jour un peu de bonne lecture, et quelque quart d'heure119 d’oraison plus affective que méditative. O que si l'on en usait de la sorte, on romprait bientôt le cours aux désordres ! Il n'y aurait plus ni de méchantes filles ni de mauvaises mères, car ces filles devenant mères, elles élèveraient leurs enfants comme elles auraient été élevées elles-mêmes.

[1.2.10] Il n'y aurait plus120 de division, plus de scandale dans les familles en tenant sur chacune une121 conduite uniforme. Cela entretiendrait l'union, au lieu que les injustes préférences que l'on fait des enfants, font naître une jalousie et une haine secrète qui augmente avec le temps, et se conserve jusqu'à la mort. Combien voit-on d'enfants, l’idole des122 maisons, qui sont les souverains, et traitent leurs frères en esclaves à l'exemple des pères et des mères ! Vous diriez que les uns soient les valets des autres. Il arrive d'ordinaire que cet enfant idolâtré devient le fléau du père et de la mère, et que ce pauvre abandonné en devient ensuite toute la consolation.

[1.2.11] Si l'on vivait comme j'ai dit, on ne songerait plus à mettre des enfants123 en religion par force, et à sacrifier les uns pour élever les autres218. On ôterait par là le désordre des cloîtres, parce qu'il n'y aurait que124 des personnes appelées de Dieu, et dont la vocation serait soutenue de lui, au lieu que ces personnes qui font la vocation de leurs enfants sont cause de leur désespoir et de leur damnation par la haine irréconciliable qu'elles conservent contre leurs frères et leurs soeurs qui sont les causes innocentes de leur malheur temporel et éternel. O pères et mères, quelle raison avez-vous d'en user ainsi ? Cet enfant, dites-vous, est disgracié de la nature ; c'est à cause de cela que vous devez l'aimer davantage et le plaindre. C'est peut-être vous qui êtes cause de sa disgrâce, augmentez donc votre charité envers lui. Ou bien c'est Dieu qui vous le donne pour être l’objet de votre compassion, et non de votre haine. N'est-il pas assez affligé de se voir privé des avantages naturels que possèdent les autres, sans que vous augmentiez sa douleur par votre procédé injuste et cruel. Cet enfant que vous méprisez sera un jour un saint, et cet autre peut-être un démon125.

Pour revenir à ce qui me regarde je dirai que [4.3 suite] vous126 teniez sur moi, ô mon Dieu, une conduite crucifiante pour me faire retourner à vous, dont je ne savais pas faire usage, car j'ai été dans les travaux219 dès ma tendre127 jeunesse, ou par les maladies, ou par les persécutions. La fille qui avait soin de moi me frappait en me coiffant et ne me faisait tourner qu'avec des soufflets, tout était de concert pour me faire souffrir, mais au lieu de me tourner vers vous, ô mon Dieu, je m'affligeais [16] et mon esprit s’aigrissait. Mon128 père ne savait rien de tout cela, car son amour pour moi était si grand qu'il ne l'aurait pas souffert. Je l'aimais beaucoup, mais en même temps je le craignais si fort que je ne lui parlais de rien. Ma mère lui faisait souvent des plaintes de moi, mais il n'avait point d'autres réponses à lui faire sinon : ‘Il y a douze heures au jour, elle se convertira.’ Ce procédé de rigueur n'était pas le plus fâcheux pour mon âme, quoiqu'il aigrît beaucoup mon humeur, qui était très douce : mais ce qui causait ma perte était que, ne pouvant durer avec les gens qui me maltraitaient, je me réfugiais auprès de ceux qui me caressaient pour me perdre.

[4.] Mon père voyant que je devenais grande, me mit le Carême aux Ursulines pour faire ma première communion à Pâques où je devais avoir onze ans accomplis. Il me mit entre les mains de sa fille, ma très chère soeur, qui redoubla ses soins pour me faire faire cette action avec toute la préparation possible. Je ne songeais plus, ô mon Dieu, qu'à me donner à vous tout de bon, je sentais souvent le combat de mes bonnes inclinations contre mes mauvaises habitudes, je129 faisais même quelques pénitences. Comme je fus presque toujours avec ma soeur, et que les pensionnaires de la grande classe avec lesquelles j'étais, quoique je fusse bien éloignée de leur âge, étaient fort raisonnables, je devins très raisonnable avec elles. C'était assurément un meurtre que de m'élever mal, car j'avais le naturel fort porté au bien, et j'aimais les bonnes choses. Une conduite raisonnable m'accommodait, je me laissais facilement gagner par la douceur, et ma soeur sans user de rigueur me faisait faire sans résistance toutes ses volontés. Le mauvais exemple m’était si nuisible que lorsque j’étais à l’église avec mes compagnes et auprès d’elles, je ne pouvais prier ; ma soeur s’apercevant de cela me mettait dans un lieu écarté et alors je priais avec beaucoup de dévotion. Enfin130 le jour de Pâques220 je fis ma première communion, qui fut précédée par une confession générale. La confiance que j’avais en ma soeur était si grande que je la lui fis écrire, / 1.130] et comme il y avait un péché que je lui voulais cacher à cause de la honte qu’il me faisait, je ne pus jamais ; ce défaut de simplicité me fit tant de peine que je fus contrainte de le lui dire. //

Je communiai avec131 bien de la joie et de la dévotion. L’on132 me laissa jusqu'à la Pentecôte dans cette maison; mais comme mon autre soeur était maîtresse de la seconde classe, elle demanda que dans la semaine je fusse à sa classe. / Cette demande paraissait d’autant plus juste que la semaine qu’elle était en exercice à sa classe, ma soeur paternelle ne l’était point mais cependant // ces deux manières133 si opposées me134 relâchèrent de ma première ferveur. Je ne sentis plus cette ardeur nouvelle, ô mon Dieu, que vous m'aviez fait goûter dans la première communion. Hélas ! elle135 ne dura guère car je tombai plus rudement, du moins mes136 maux furent plus réitérés. L’on137 me retira de religion.

[5.] Ma mère me voyant fort grande pour mon âge, et plus à son gré qu'à l'ordinaire, ne songeait plus qu'à me produire, qu'à me faire voir les compagnies et à me bien parer. Elle avait des complaisances fâcheuses en cette beauté que vous n'aviez mise en moi, ô mon Dieu, que pour vous en louer et bénir, et qui a été cependant pour moi [17] une source d'orgueil et de vanité. Il138 se présenta quantité de partis, mais comme je n'avais pas douze ans, mon père ne voulut pas les écouter. J'aimais fort la lecture, et je m'enfermais seule presque tous les jours afin de lire en repos. J’aurais été fort contente sans la jalousie que j’avais de mon frère, lequel cependant me trouvait à son gré et m’aimait quelquefois avec excès, d’autres fois il avait peine à me souffrir. / Il m’arriva alors de faire un péché, je crois que c’était ou un regard ou une petite liberté avec une personne qui m’était très proche. J’allai à confesse et comme la honte commençait à me venir et que le confesseur qui n’était pas dans un confessionnal, mais [1.135] sur un siège, me regardait fixement et qu’il me prit même avec hardiesse le menton pour me mieux regarder, j’eus tant de confusion que je n’osai jamais lui déclarer mon péché, je ne laissai pas d’aller communier de cette sorte ; je fis peut-être un sacrilège, car quoique ce ne fut qu’une légère immodestie, la croyance que j’avais que c’était un péché énorme, peut être suffisant pour avoir rendu ma communion [1.136] sacrilège ; il me semble pourtant que j’étais alors si troublée de confusion qu’il y eut plus d’étourdissement que de malice ; je me reconfessai aussitôt après de ce péché, et j’eus beaucoup de douleur du sacrilège que je croyais avoir fait. Comme je conçus que c’était ce confesseur qui en était la cause, je le quittai, j’eus même une certaine horreur de lui, j’en pris un qui me servit beaucoup, car je le craignais, cela [1.137] me rendit plus sage, mais //

[6.] ce139 qui acheva de me gagner tout à fait à Dieu, du140 moins pour un temps, fut qu'un neveu de mon père dont la vie est écrite dans la Relation des Missions étrangères, sous le nom de M. de Chamesson, quoique son nom fut de Foissi, passa141 par chez nous en s'en allant avec Mgr. l'évêque d'Héliopolis à la Cochinchine221. Je n'étais point au logis, et contre mon ordinaire j'étais allée me promener avec mes compagnes. Lorsque je fus de retour au logis, il était déjà parti, n’ayant que deux heures à donner à mon père. L’on142 me fit le récit de sa sainteté et des choses qu'il avait dites. J'en fus si touchée que je pensai en mourir de douleur. Je pleurai tout le reste du jour et de la143 nuit. Je me levai de grand matin et m'en allai trouver mon confesseur fort désolée. Je lui dis : « Quoi, mon père, sera-t-il dit qu'il n'y a que moi qui me damne dans ma famille ? Hélas ! aidez-moi à me sauver. » Il fut fort étonné de me voir si affligée et me consola de son mieux car il ne me croyait pas aussi mauvaise que j'étais, parce que dans mes plus grands maux j'avais de la144 docilité, j'obéissais fort exactement, j'avais soin de me confesser souvent et depuis que j'allais à lui ma vie était plus réglée. O amour Dieu, combien de fois aviez-vous frappé à la porte de mon coeur , qui ne vous ouvrait point, combien de fois l'aviez-vous effrayé par des morts subites? mais cela ne faisait qu'une impression passagère, je retournais d'abord222 à mes maux. Vous145 me prîtes cette fois, et je peux dire146 que vous enlevâtes mon coeur. Hélas, quelle douleur ne sentis-je pas de vous avoir déplu ! Quels regrets! quels sanglots! Qui n'aurait pas cru à me voir que ma conversion eût dû durer autant que ma vie! Que ne prîtes-vous ce coeur, ô mon Dieu, je vous le donnai si bien; ou si vous le prîtes alors, pourquoi le laissâtes-vous encore échapper dans la suite, n'étiez-vous pas assez fort pour le retenir? Mais vous vouliez peut-être, en me laissant à moi-même, faire éclater votre miséricorde, et que la profondeur de mon iniquité servît de trophée à votre bonté.

[7.] Je fis une confession générale avec un grand sentiment de douleur : je dis, ce me semble, tout ce que je connaissais avec des torrents de larmes. Je devins si changée que je n'étais pas reconnaissable, je n'aurais pas fait la moindre faute volontaire et l'on ne trouvait pas matière d'absolution lorsque147 je me confessais. Je découvrais jusqu'aux moindres défauts, et vous me faisiez la grâce, ô mon Dieu, de148 me surmonter en beaucoup de choses, il n'y avait qu'un reste de promptitude que j'avais peine à vaincre. Sitôt que par cette même promptitude j'avais fait quelque peine à quelqu'un des domestiques, je lui en demandais pardon pour vaincre en même temps et ma colère et mon orgueil, car la colère est fille [18] de l'orgueil. Une personne bien humble ne se met point en colère parce que rien ne l'offense, comme c'est l'orgueil qui meurt le dernier dans notre âme, la promptitude est aussi à l'extérieur ce qui se perd le dernier, mais une âme bien anéantie ne peut plus trouver chez elle de colère; il faudrait qu'elle se fit effort pour se fâcher ; et quand elle le voudrait, elle sentirait fort bien que cette colère serait un corps sans âme, et qu'elle n'aurait nulle correspondance avec le fond, ni même aucune émotion dans la partie inférieure.

Il y a des personnes qui, pour être fort remplies de l'onction de la grâce, et d'une paix très savoureuse dès le commencement de la voie passive de lumière et d'amour, croient en149 être ici, mais elles se trompent beaucoup. Ce qu'elles découvriront facilement si elles veulent bien examiner deux choses, la première que si leur naturel est fort vif et violent, car je ne parle pas des tempéraments apathiques, si, dis-je, leur naturel est violent, elles150 remarqueront qu'elles feront de temps en temps des échappées où le trouble et l'agitation ont quelque151 part, et qui lors sont152 même utiles pour les humilier et anéantir, mais lorsque l'anéantissement est opéré, tout cela se perd, et est rendu comme impossible. De plus, elles éprouveront qu'il s'élève souvent en elles certains mouvements de colère, mais la suavité de la grâce les retient et arrête par une secrète violence, et ils s'échapperaient223 aisément si elles y donnaient quelque cours. Il y a des personnes qui se croient bien douces parce que rien ne les contrarie : ce n'est pas de celles-là dont je parle, car la douceur qui n'a jamais été exercée est souvent un153 masque de douceur. Aussi ces personnes qui toutes seules paraissent des saintes ne sont pas plus tôt exercées par la contrariété que l'on voit en elles un nombre étrange de défauts qu'elles croyaient morts, et qui n'étaient qu'assoupis parce que rien ne les réveillait.

[8.] Je m'enfermais tout le jour pour lire et faire oraison ; je donnais tout ce que j'avais aux pauvres, prenant même du linge au logis pour leur en faire, je leur enseignais le catéchisme, et lorsque mon père et ma mère étaient absents, je les faisais manger avec moi et les servais avec grand respect. Je lus en ce temps les Oeuvres de saint François de Sales224 et la Vie de Madame de Chantal225. Ce fut là que je connus qu'on faisait oraison. Je priais mon confesseur de m'apprendre à la faire, et comme il ne la faisait pas, je tâchais à la faire seule le mieux qu'il me fut possible. Je ne pouvais y réussir, à ce qu'il me paraissait alors, parce que je ne pouvais me rien imaginer, et que je me persuadais qu'on ne pouvait faire oraison sans se former des espèces226 et sans beaucoup raisonner227. Cette difficulté m'a fait longtemps bien de la peine. J'y étais cependant fort assidue et je priais Dieu avec instance de me donner le don d’oraison. Tout ce que je voyais écrit dans la154 vie de Madame de Chantal me charmait, et j'étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j'y voyais. Tous les vœux qu'elle avait faits228, je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n'avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force229. Un jour que je lus qu'elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l'Époux : Mets-moi comme un cachet sur ton cœur230, et155 qu'elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom156, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m'avisai d'écrire ce nom sacré et adorable157 en gros caractères sur un morceau de papier et avec158 des rubans et une grosse aiguille je l'attachai à ma peau en quatre endroits, il159 resta longtemps attaché en cette manière. 

[9.] Je ne pensais plus qu'à me faire religieuse, et j'allais très souvent à la Visitation pour les prier de me vouloir bien recevoir, car l'amour que j'avais [19] pour saint François de Sales ne me permettait pas de penser à d'autres communautés quoique mon confesseur eût plus d’inclination pour les bénédictines dont je ne connaissais pas alors le mérite231. Je160 me dérobais donc de la maison pour aller161 à ce monastère, ce qui m’était aisé parce que je restais presque tout le jour enfermée dans un cabinet qui était à mon frère mais qu’il n’occupait plus parce qu’il était au collège, l’on me croyait donc dans ce cabinet lorsque j’étais au monastère ; / je crois bien que cette retraite si exacte accoutuma beaucoup ma mère à être sans moi, et fut cause d’une partie de mes maux dans la suite; je me dérobais, dis-je, pour aller à la Visitation où j’étais fort souvent // ; je162 leur faisais de très fortes instances pour me recevoir, mais quoiqu'elles désirassent extrêmement de m'avoir et qu'elles regardassent même cela comme un avantage temporel, elles n'osèrent jamais me donner l'entrée de leur maison, tant parce qu'elles craignaient beaucoup mon père, que l'on savait m'aimer uniquement, qu'à cause de mon extrême jeunesse, car à peine avais-je douze ans. Il y avait pour lors au logis une nièce de mon père232, à laquelle j'ai de fort grandes obligations. Elle était fort vertueuse, et la fortune, qui n'avait pas été favorable à son père, la mettait en état de dépendre en quelque façon du mien. Elle découvrit mon dessein et l'extrême désir que j'avais d'être religieuse233. Comme mon père était absent depuis quelque temps, que ma mère était malade et que j'étais sous sa conduite, elle appréhenda d'être accusée d'avoir donné lieu à cette pensée, ou du moins de l'avoir entretenue, car mon père l'appréhendait si fort que, quoiqu'il n'eût pas voulu pour rien au monde empêcher une véritable vocation, il ne pouvait entendre dire que je serais religieuse sans verser des larmes. Ma mère y aurait été plus indifférente. Ma cousine alla trouver mon confesseur pour lui dire de me défendre d'aller à la Visitation. Il n'osait tout à fait le faire de crainte de s'attirer cette communauté contre lui, car163 elles me croyaient déjà des leurs. Lorsque j'allai à confesse, il ne me voulut pas absoudre234 disant que j'allais à la Visitation seule et par des rues détournées. J'étais si innocente que je crus avoir fait un crime épouvantable, car on ne m'avait jamais refusé l'absolution. Je m'en retournai si affligée que ma cousine ne pouvait me remettre. Je ne cessai de pleurer jusqu'au lendemain, que je fus dès le matin trouver mon confesseur. Je lui dis que je ne pouvais plus vivre sans l'absolution, que je le priais de me l'accorder. Il n'y avait point164 de pénitence que je n'eusse faite pour l'obtenir. Il me la donna d'abord. Je voulais toujours cependant être religieuse et je faisais de grandes instances à ma mère afin165 qu'elle m'y menât, mais elle ne le voulut pas de peur de fâcher mon père, qui était absent, et elle remettait toujours à son retour. Comme je vis que je ne pouvais rien obtenir, je contrefis l'écriture de ma mère, et je supposai une lettre par laquelle elle suppliait ces dames de me recevoir, s'excusant sur sa maladie, si elle ne me menait point elle-même. Mais la supérieure, qui était parente de ma mère et qui connaissait bien son écriture, découvrit d'abord235 mon innocente tromperie.

1.5 AMOURS ET DELAISSEMENT DE L’ORAISON

[l.] Mon père ne fut pas plus tôt de retour, qu'il tomba grièvement malade. Je me rendis son infirmière. Il était dans un corps de logis séparé de celui de ma mère, qui ne venait que très peu le voir, tant parce qu'elle était encore faible166, que parce qu'elle craignait peut-être de retomber. J'eus167 tout le temps, étant seule avec lui, de lui rendre tous les services dont j'étais capable, et je lui donnais toutes168 les marques d'affection qu'il pouvait désirer de moi. Je ne doute point que mon assiduité ne lui fut très agréable, car, comme il m'aimait extrêmement, tout ce que je faisais lui plaisait beaucoup. Lorsqu’il me faisait lire auprès de lui, je lisais avec tant de dévotion qu’il en était surpris. Lorsqu'il169 ne s'en apercevait point, j'allais vider ses bassins prenant le temps qu'il n'y avait point de valets, tant pour me mortifier, que pour honorer ce que dit Jésus-Christ, qu'il était venu pour servir, et non pour être servi236. Je170 continuais toujours mon oraison et l’office de la Vierge, que je n'avais pas manqué de dire depuis ma première Communion. Je me souvenais des instructions que ma soeur m'avait données, et des oraisons jaculatoires237 qu'elle m'avait apprises. Elle m'avait enseigné à vous louer171, ô mon Dieu, dans tous vos ouvrages. Tout ce que je voyais m'instruisit à vous aimer. S'il pleuvait, je voulais que toutes les gouttes d'eau se changeassent en amour et en louanges. Mon coeur se nourrissait insensiblement de votre amour, et mon esprit s'occupait de votre souvenir. Je m'unissais à tout le bien qui se faisait au monde, et j'aurais voulu avoir le cœur de tous les hommes pour vous aimer. Cette habitude s'enracina si fort en moi que je la conservai même au milieu de mes plus grandes inconstances.

[2.] Ma172 cousine ne servait pas peu à me maintenir dans ces bons sentiments, car comme j'étais souvent avec elle, que je l'aimais, qu'elle avait grand soin de moi, et qu'elle me traitait avec beaucoup de douceur, mon esprit redevint doux et raisonnable. Je tombai peut-être dans une extrémité, je m'attachai si fort à elle, que je la suivais partout dans la maison où elle allait, car j'aimais beaucoup d'être traitée avec douceur et raison. Je croyais être dans un autre monde. Il est vrai qu'on ne devrait jamais mettre auprès [20] des enfants que des personnes raisonnables et qui ne fussent point passionnées. Cette attache me paraissait fort juste pour une personne que l'on m'avait donnée pour ma conduite car sa fortune n'étant pas égale ni à sa naissance ni à sa vertu, elle faisait avec charité et affection ce à quoi son état présent l'engageait. Je ne croyais pas excéder en cela, cependant ma mère crut qu'en aimant si fort ma cousine, je l'aimerais moins. Le démon fit si bien par ses artifices, que ma mère, qui me laissait si fort sur ma bonne foi auparavant et même depuis, que je passais les jours sans entrer dans sa chambre qu'aux heures du repas sans173 qu'elle s'informât où j'étais, se contentant que je fusse au logis, voulait que je restasse toujours auprès d'elle, et ne me laissait avec ma cousine qu'avec une extrême peine. Ma cousine tomba malade, et ma mère prit cette occasion pour la faire reconduire chez elle, ce qui fut pour moi un coup bien fâcheux et pour la grâce et pour la nature.

3. Quoique ma mère en usât de la sorte, elle ne laissait pas d'être fort vertueuse, mais Dieu permettait cela pour m'exercer, car ma mère était une des plus charitables femmes de son siècle. S'il y avait de l'excès à cette vertu, on pouvait dire que la sienne était excessive, elle donnait non seulement le superflu, mais même le nécessaire de la maison. Jamais pauvre ne s'est vu éconduit d'elle, jamais abandonné ne l'est venu trouver sans secours. Elle fournissait à de pauvres artisans de quoi soutenir leur travail et aux pauvres marchands de quoi entretenir leurs boutiques. Je crois que c'est d'elle que j'avais hérité la charité et l'amour des pauvres, car Dieu me fit la grâce de lui succéder dans ce saint exercice. Il n'y avait, dans la ville ni aux environs, personne qui ne se louât de sa charité : elle a donné quelquefois jusqu'à la dernière pistole qui fut dans la maison sans qu'un ménage aussi grand que le sien à entretenir lui fit perdre ni manquer de confiance. Sa foi était vive et elle avait une dévotion très grande à la Sainte174 Vierge, elle faisait la méditation tous les jours durant l'espace d'une messe, elle ne manquait jamais de dire l’office de la Vierge. Il ne lui manquait qu'un directeur qui la fît entrer dans l'intérieur, sans lequel toutes les vertus sont bien faibles175 et languissantes.

4. Ce qui faisait que j'avais tant de liberté, ainsi que je l'ai dit, c'est que ma mère se reposait trop de moi lorsque j'étais petite sur le soin des filles; que depuis que j'ai été grande, elle se fiait trop à ma propre conduite; et que ne sachant pas le mal que je faisais, et étant assurée d’ailleurs que176 j'aimais à être seule pour lire, elle se contentait de savoir que j'étais au logis, sans se mettre en peine d'autre chose ; car pour sortir, elle ne m'en donnait presque177 jamais la liberté, ce qui est un grand point pour une fille. L'habitude que j'avais prise de rester au logis me servit beaucoup après mon mariage, ainsi que je le dirai en son temps. Ma mère n'était donc pas si fautive de178 ce qu'elle me laissait à moi-même / ne me croyant pas si mauvaise //. La179 faute qu'elle faisait était de ne me pas tenir dans sa chambre avec une honnête liberté et de ne s'informer pas plus souvent de l'endroit de la maison où j'étais.

[5.] Après le départ de ma cousine je restai encore quelque temps dans les sentiments de piété dont j'ai parlé. Une grâce que Dieu me faisait, était une facilité si grande à pardonner les injures que mon confesseur en était surpris, car, sachant que l’on parlait180 de moi d'une manière désavantageuse, ce qui ne venait que d'envie, je disais du bien d'eux lorsque181 j'en avais l'occasion. Je tombai malade d'une fièvre double-tierce qui me dura quatre mois, où je souffris assez, tant par de grands vomissements que par d'autres accidents causés par la fièvre. J'eus assez de modération et de piété durant ce temps, souffrant avec beaucoup de patience. Je continuai cette manière de vie dont j'ai parlé plus haut, autant de temps que je continuai de faire oraison.

[6.] Environ un an ou onze mois après, nous allâmes passer quelques jours à la campagne. Mon père mena avec nous un de ses proches parents qui était un jeune gentilhomme182 très sage. Il était fort dévot à la Sainte Vierge comme il est encore aujourd’hui. Il est le vrai modèle d’un gentilhomme vertueux183. Il m’aimait beaucoup et espérait même de m’épouser. Comme il était bien fait, doux, adroit et complaisant, je l’aimais aussi. Il dansait très bien ; Il184 n’y avait chose au monde dont j’eusse envie qu’il ne trouvât le moyen d’exécuter. Nous étions souvent ensemble. Il disait tous les jours l’office de la Vierge; [21] l’amitié que j’avais pour lui me porta à le dire et, pour en avoir le temps, je quittai l’oraison. Lorsque j’étais de cette sorte à la campagne, j’allais dans les champs instruire les bergères lorsqu’elles gardaient leurs troupeaux, et je leur apprenais à185 vous connaître, aimer et prier, ô mon Dieu, et j’avais en cela un plaisir que je ne pourrais exprimer. Après avoir été quelque temps à la campagne avec mon parent, nous nous séparâmes de corps mais non pas de cœur ; je connus que je l’aimais véritablement. Pour lui il m’aimait de telle sorte qu’il n’y a chose au monde qu’il n’ait faite pour m’épouser, car son amour était très chaste aussi bien que le mien, et nous n’avions aucune autre pensée. Le désir qu’il avait de m’épouser le porta, pour y faire consentir mon père, jusqu’à lui dire et lui faire entendre186 que je ne le désagréerais pas. J’appris qu’il avait fait cette avance. J’en fus si offensée - car je commençais à sentir mon cœur et à savoir ce que c’était que [le] principe d’honneur - que mon inclination se changea en aversion. Ce principe m’a beaucoup servi pour me tenir dans mon devoir lorsque votre crainte, ô mon Dieu, n’avait plus de pouvoir sur moi. Je pris cette parole comme un affront signalé qu’il m’avait fait, de sorte que je ne le voulais plus voir. Il fit ce qu’il put pour187 me regagner, car je ne voulais jamais188 ouvrir une de ses lettres, quoiqu’il envoyât deux fois la semaine son valet de chambre de quatre lieues pour m’en apporter, je les lui renvoyais toutes cachetées. Voyant que ses soins étaient inutiles et qu’il ne pouvait rien gagner, ni m’effacer de son coeur, il en pensa mourir; il tomba dans une langueur et une jaunisse étrange, ensuite de quoi il eut une très forte maladie. O mon Dieu, si ces cœurs si aimants et fidèles s’attachaient à vous, quel gré ne leur en sauriez-vous pas, avec quelle bonté ne les récompenseriez-vous pas, au lieu189 qu’ils sont si aveugles que d’aimer de misérables créatures qui ne les payent que d’ingratitude. J’avais alors treize ans et demi mais190 j’étais si grande et j’avais l’esprit si avancé que je surpassais beaucoup mon âge.

[7.] Je191 ne quittai pas entièrement l’oraison sans le demander à mon confesseur. Je lui dis que je croyais mieux faire de dire tous les jours l’office de la Vierge que de faire Oraison; que n'ayant de temps que pour l'un des deux et non pour tous deux ensemble il192 me paraissait que je devais préférer l’office à l’oraison. Je ne voyais pas, ô mon Dieu, que c'était une ruse de votre ennemi et du mien pour me retirer de vous, et un moyen de m'engager insensiblement dans les pièges qu'il me tendait; car j'aurais eu assez de temps pour l'un et l'autre, n'ayant point d'autre occupation que celle que je voulais prendre moi-même. Mon confesseur, qui était très facile et qui n'était pas homme d’oraison, y consentit pour ma perte.

[8.] O mon Dieu, si l'on connaissait le prix de l’oraison, et l'avantage qui revient à l'âme de converser avec vous, et de quelle conséquence elle est pour le salut, chacun s'y rendrait assidu ! C'est une place forte dans laquelle l'ennemi ne peut jamais entrer. Il peut bien attaquer cette place, l'assiéger, faire beaucoup de bruit autour de ses murailles, mais pourvu que l'on soit fidèle à n'en point sortir, il ne nous saurait faire aucun mal. Il faudrait apprendre aux enfants la nécessité de l’oraison, comme on leur enseigne la nécessité de leur salut. Mais, hélas ! par malheur on se contente de leur dire qu'il y a un paradis et un enfer, qu'il faut tendre à la possession du premier et tâcher d’éviter le dernier et l’on193 ne leur apprend point le chemin le plus court et le plus facile pour y arriver. L’oraison n'est autre chose que le sentier du paradis, et le sentier du paradis est l’oraison, mais une oraison du coeur, dont tout le monde est capable, et non de ces raisonnements qui sont un jeu [22] d'esprit, un fruit de l'étude, un exercice de l'imagination, qui en remplissant l'esprit de choses vagues ne le fixent que rarement et pour des moments, et n'échauffent194 point le coeur, qui demeure toujours froid et languissant. O pauvres gens, esprits grossiers et idiots, enfants sans raison, et sans science, esprits durs qui ne pouvez rien retenir, venez faire oraison et vous deviendrez savants ! Hommes forts, spirituels et riches, n'avez-vous pas tous tant que vous êtes un coeur capable d'aimer ce qui vous est propre et haïr ce qui vous est contraire ? Aimez, aimez195 le souverain bien, haïssez le souverain mal196, et vous serez bien savants ! Quand vous aimez quelqu'un, savez-vous les raisons de l'amour et ses définitions ? Non assurément; vous aimez parce que votre coeur est fait pour aimer ce qu'il trouve aimable. Y a-t-il rien de plus aimable que Dieu ? Vous savez assez qu'il est aimable, ne m'alléguez donc pas que vous ne le connaissez pas. Vous savez qu'il vous a créés et qu'il est mort pour vous. Mais si ces raisons ne suffisent pas, qui de vous n'a pas quelque besoin, quelque mal, ou quelque disgrâce ? qui de vous ne sait pas dire son mal et en demander le remède ? Venez donc à cette source de tout bien et sans vous amuser à vous plaindre à des créatures faibles et impuissantes qui ne peuvent vous soulager, venez à l’oraison exposer à Dieu vos peines, lui demander ses grâces, et surtout venez aimer238. Nul ne peut s'exempter d'aimer, car nul ne peut vivre sans coeur et le coeur ne peut vivre sans amour197. Pourquoi s'amuser à chercher des raisons d'aimer l'amour même, aimons sans raisonner sur l'amour, et198 nous nous trouverons remplis d'amour avant que les autres aient appris les raisons qui portent à aimer. Goûtez, et vous verrez239: goûtez de l'amour et vous serez plus savants en amour que les plus habiles philosophes. En amour, comme en toute autre chose, l'expérience instruit mieux que le raisonnement. Venez boire à cette source d'eau vive, au lieu de vous amuser à des citernes corrompues de199 la créature, qui augmentent votre soif au lieu de200 l'apaiser ! O que si vous aviez bu à cette fontaine, vous ne chercheriez plus ailleurs de quoi vous désaltérer, car vous n'auriez plus soif des choses de la terre pourvu que vous continuiez toujours d'aller puiser à cette source ! Car si201 vous la quittez, hélas, votre ennemi a le dessus, il vous donnera de ses eaux empoisonnées, qui en vous faisant goûter une douceur apparente vous ôteront la vie.

[9.202240] C'est ce que je fis lorsque je quittai l’oraison. Je quittai Dieu ; je devins cette vigne exposée au pillage dont les haies arrachées donnent lieu à tous les passants de la ravager241203 ; / je commençai à chercher dans la créature ce que j’avais trouvé en Dieu et ne l’y trouvant point, je me jetai dans [1.192] la boue du crime.

Je trouvai deux personnes différentes qui m’apprirent des péchés que j’avais ignorés jusqu’alors ; je me laissai aller follement à une chose que je ne savais pas être criminelle, d’abord par la curiosité de savoir ce dont ils me parlaient, car jusqu’alors j’avais ignoré presque toutes sortes de péchés, et je ne croyais pas qu’il pût y avoir de mal [1.193] en aucune de ces actions, et pour le péché j’étais si fort ignorante que je croyais que pour en commettre, il fallait faire des immodesties avec une personne de différent sexe, que tout ce qui n’était point cela était permis242. Hélas ! que mon ignorance me fut alors funeste, ô mon Dieu, car ayant encore conservé votre crainte, si j’avais su qu’il y eût du péché en cela, je ne l’eusse jamais fait, d’autant plus que [1.194] mon inclination n’était point du tout portée à ces choses, qu’elle en était même si éloignée qu’il me fallait faire une extrême violence, ô mon Dieu, pour vous offenser ; je n’avais jamais su ce que c’était qu’une sensibilité la plus légère, et j’étais si peu éclairée là-dessus que lorsqu’à la sollicitation de ces suppôts de Satan, je fus tombée dans ces péchés, je croyais me mortifier en m’en privant, et je le [1.195] faisais quelquefois par mortification et d’autre fois par impuissance ; je ne tombais pas fréquemment dans ces péchés tant à cause que mon extrême jeunesse ne me le permettait pas, que parce que mon tempérament y était opposé, car dans tout le temps que je suis tombée dans ces désordres, je n’ai jamais eu de mouvements sensuels qu’une fois, encore fut-il très léger. Je fus près de huit mois à continuer de temps en [1.196] temps mes péchés sans croire d’y faire aucun mal et sans m’en confesser. Ce fut dans cette funeste ignorance que j’en contractai l’habitude qui me fut si difficile à perdre, lorsque vous me fites connaître, ô mon Dieu, que je vous offensais ; une parole que j’avais entendue en religion me revint dans l’esprit et me fit soupçonner qu’il pouvait y avoir du mal, en ces choses ; je le demandai non [1.197] en disant le mal que je faisais car je ne savais pas m’en expliquer, mais en m’accusant de simples pensées auxquelles je m’arrêtais et prenais plaisir. Je croyais que c’était là comme il fallait dire, l’on me dit qu’il y avait en cela du péché, mais je ne le faisais pas connaître aussi énorme qu’il était, ainsi je n’avais garde d’être instruite de la nature de mon crime, parce que je ne le déclarai pas [1.198] tel qu’il était ; je nommais pensées ce qui était des actions en renversant ainsi l’ordre des choses, je ne donnais point de connaissance à mon confesseur du désordre de ma conscience ; cependant comme je me confessais souvent des mêmes choses, cela le fit soupçonner ; mais, ô mon Dieu, ne m’aurait-il pas été plus avantageux d’ignorer que je vous offensais que de le connaître et ne pas cesser de le faire ? [1.199] La mauvaise habitude que j’avais prise et le froid où je fus après avoir appris que ce que je faisais était péché, fut la marque de mon endurcissement. O mon Dieu, vous m’abandonnâtes à moi-même parce que je vous avais abandonné la première, et voulûtes, en permettant que je fusse ainsi enfoncée dans un abîme de boue, me faire comprendre le besoin que j’avais de m’approcher de vous par l’oraison, [1.200] vous dites,ô amour, par votre prophète, que vous perdez les âmes adultères qui s’éloignent de vous. Hélas ! leur seul éloignement fait leur perte, puisqu’en s’éloignant de vous, ô divin soleil, elles entrent dans la région des ténèbres et de la mort, ou enfin elles entrent dans le froid de mort, d’où elles ne se relèveraient jamais si vous ne vous approchiez d’elles, et si, par votre divine lumière, vous ne [1.201] veniez peu à peu éclairer leurs ténèbres et par votre chaleur vivifiante fondre leurs glaces mortelles et leur rendre la vie204 //. Je quittai donc tout à fait l’oraison à mon grand malheur, car cela me mit dans un état de tiédeur et d’indévotion dont j’ai eu bien de la peine à sortir.

[12.] Il205243 me prenait souvent de vives douleurs et des abondances de larmes. Je m'affligeais d'un état si différent de celui que j'avais trouvé auprès de vous, ô mon Dieu; mais mes larmes étaient sans effet, et ma douleur vaine. Je ne pouvais de moi-même me retirer d'un état si funeste, j'aurais voulu206 qu'une main autant charitable que puissante m'en eût tirée; mais pour moi, je n'avais pas la force de le faire. Hélas ! si j'eusse eu un confesseur qui eût examiné la cause de mon mal, il y eût sans doute apporté le remède, qui n'était que de me faire reprendre l’oraison; mais il se contentait de me reprendre sévèrement, de me donner quelque prière vocale à dire, et n'ôtait207 point la cause du mal ; il ne me donnait pas [23] le208 véritable remède. J'étais, dit le Prophète, dans un profond abîme de boue dont je ne pouvais sortir244. L’on209 me faisait des réprimandes de ce que j'étais dans cet abîme, mais nul ne me tendait la main pour m'en retirer; et lorsque je voulais faire de vains efforts pour en sortir, je m'y enfonçais davantage, et la peine que j'avais prise ne servait qu'à me faire voir mon impuissance, et à me rendre plus misérable encore et plus affligée.

[13.] Hélas ! que cette funeste expérience m'a donné de compassion des pécheurs, et qu'elle m'a bien fait voir d'où vient qu'il y en a si peu qui se corrigent et qui sortent du misérable état où ils sont réduits, parce que l'on se contente de crier contre leurs désordres, de les effrayer par des menaces qui regardent les châtiments à venir. Ces cris et ces menaces font bien quelque impression au commencement sur leur esprit, mais on ne leur donne pas la main pour sortir d'où ils sont ; ils font de faibles efforts; mais après avoir plusieurs fois éprouvé leur impuissance et l'inutilité de leurs tentatives, ils perdent peu à peu la volonté de faire de nouveaux efforts, qui leur paraissent aussi infructueux que les premiers : d'où vient qu'ensuite de cela, tout ce qu'on leur peut dire est sans effet quoiqu'on les prêche incessamment; car on n'entend autre chose que crier contre les pécheurs, cependant210 nul ne se convertit. Si lorsqu'un pécheur va à confesse, on211 lui appliquait le véritable remède, qui est 212 l’oraison, qu’on l'obligeât à se tenir tous les jours devant Dieu en état de criminel pour lui demander la force de sortir de cet état, il serait bientôt changé : c'est là tendre la main à un homme pour le tirer de la boue.

Mais le diable a faussement persuadé aux docteurs213 et sages du siècle qu'il faut être parfaitement converti pour faire oraison, et comme l’oraison est le moyen efficace pour la conversion, et qu'on ne le veut pas donner, c'est ce qui fait qu'il n'y a point de conversion durable et sincère. Le démon ne se déchaîne que contre l’oraison et ceux qui214 s'y exercent, parce qu'il sait que c'est le véritable moyen de lui enlever ses proies. Qu'on fasse toutes les austérités qu'on voudra, le démon les laisse faire, et ne persécute ni ceux qui les ordonnent, ni ceux qui les font, mais on ne parle pas plus tôt d’oraison, on n'entre pas plus tôt dans la vie de l'esprit, qu'il faut se résoudre à d'étranges traverses. Qui dit une vie d’oraison, dit une vie de croix. S'il y a dans le monde une âme intérieure, il semble que toutes les croix, toutes les persécutions, tous les mépris lui sont réservés. S'il se trouve dans un monastère215 une âme de grande oraison, on n'en veut qu'à celle-là ; toutes les humiliations sont pour elle, du moins quand l’oraison est profonde et véritable. Si une âme passe pour être de grande oraison et que cela soit autrement : qu'elle soit applaudie et considérée, je dis ou que son oraison n'est pas véritable, ou que si elle l'est, elle y est peu avancée, ou que216 ce sont des personnes qui vont par217 les lumières et les dons éclatants, et non par le petit sentier de la foi, du renoncement, de la mort intérieure et de l'anéantissement, que218 l’oraison de ces personnes est seulement dans les puissances et dans les sens, et non dans le centre245 [24]. Je m'écarte quelquefois, mais comme je me laisse à ce qui m'emporte, je ne me mets pas en peine de suivre exactement une relation246.

[14.] Quelque pitoyable donc que fut l'état où j'étais réduite par mes péchés et219 par le peu de secours que j'avais de mon confesseur, je ne laissais pas de dire tous les jours mon office de la Vierge220, de me confesser assez souvent, et de communier même presque221 tous les quinze jours. J'étais quelquefois à l'église à pleurer et à prier la Sainte Vierge d'obtenir ma conversion ; / ce qui est de plus étrange est que je faisais violence à la nature, et à mon tempérament pour faire le mal, cependant je ne pouvais m’empêcher de le faire, toutefois moins fréquemment sur la fin. Malgré tout cela // j'aimais à entendre parler de vous, ô mon Dieu; et si j'eusse trouvé des personnes qui m'en eussent parlé, je222 ne me serais jamais lassée de les entendre; cela était si vrai que lorsque223 mon père en parlait, j'étais transportée de joie. Lorsqu'il224 allait avec ma mère en quelque pèlerinage et qu'il partait très matin, ou je ne me couchais pas afin de n'être pas surprise du sommeil, ou je donnais tout ce que j'avais aux filles afin qu'elles m'éveillassent. Mon225 père y parlait toujours de vous, ô mon Dieu, ce qui me donnait un extrême contentement, tous les autres plaisirs alors m'étaient à dégoût, et j'eusse préféré cela à tout le reste. J'étais fort charitable, j'aimais les pauvres et cependant je ne vous aimais pas comme je devais, ô mon Dieu.

[11.226] J'aimais si éperdument la lecture227 que j'y employais le jour et la nuit : quelquefois le jour recommençait et je lisais encore, en sorte que je fus plusieurs mois que j'avais entièrement perdu l'habitude de dormir; je lisais également les bons et les mauvais livres, mais ceux que je lisais plus ordinairement228 étaient les romans. Je les aimais à la folie, ce que je cherchais en eux n’était que ce qu’il y avait d’historique, j'étais229 affamée d'en trouver la fin, croyant y découvrir quelque chose ; mais je n'y trouvais rien qu'une faim de lire. Ces livres sont d'étranges inventions pour perdre la jeunesse, car quand on n'y ferait point d'autre mal que de perdre le temps, n'est-ce pas trop? 247 Je crois que c'était là la plus grande faute que j'y faisais. Ma mère aimait aussi la lecture et elle en lisait de ceux qu’on appelle honnêtes, c’est ce qui faisait qu’on230 ne m'empêchait pas; au contraire, on a cette manie que l'on s'imagine qu'ils apprennent à bien parler.

[10.] Je tombai dans le plus grand de tous les malheurs : car je m'écartais toujours de vous, ô mon Dieu, qui êtes ma231 lumière et ma vie, et vous vous éloigniez davantage de moi ; / [1.202] d’un péché je tombai dans un autre, et plus je m’éloignais de vous, plus j’augmentais mes désordres //. Vous vous retiriez peu à peu d'un232 coeur qui vous quittait; et vous êtes si bon, qu'il semble que vous ne l'abandonniez qu'à regret: mais lorsque ce coeur veut bien se convertir, ah! vous233 retournez à lui à pas de géant. C'est une expérience que j'ai faite, ô mon amour, qui me sera un témoignage éternel de vos bontés et de mon ingratitude. Je devins donc encore plus prompte que je n'avais été234, parce que mon âge donnait plus de force à mes passions. Je mentais quelquefois235. / Je péchai deux fois avec une fille par des immodesties248 croyant qu’il n’y avait pas de péché énormes que ceux qui se faisaient avec des hommes ; la pudeur me retint toujours de ceux-là, ce qui n’empêcha pas que je ne fusse complice et occasion de péchés horribles qu’ils faisaient [1.204] sans moi ; je sentis mon coeur corrompu par la pure malice, ce que je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors, car j’étais bien aise que les autres fissent le mal, que je ne pouvais ni ne voulais point faire. O Dieu, se trouvera-t-il encore un coeur aussi criminel que le mien ! //

Il n'y avait plus de piété dans mon cœur, quoique236 je conservasse toujours le dehors avec bien du soin, et que l'habitude que j'avais prise d'être à l'église avec modestie me fit paraître autre que je n'étais. La237 vanité s'empara238 de mon esprit, je commençais à passer bien du temps devant un miroir, je trouvais tant de plaisir à me voir qu'il me paraissait que les autres avaient raison d'y en trouver. Cet239 amour de moi-même devint si fort que je n'avais dans le cœur que du mépris pour toutes les autres de mon sexe. Au lieu de me servir, ô mon Dieu, de cet extérieur [25] que vous m'aviez donné comme d'un moyen de vous aimer davantage, il m'en fut un de chute, ce240 qui devait attirer ma reconnaissance fit mon ingratitude : je trouvais qu'il n'y avait rien que de beau dans mon extérieur, et je ne voyais pas qu'il couvrait un fumier horrible. Tout cela me rendit si vaine241 que je doute qu'il se trouve jamais de personne qui ait porté la vanité si loin intérieurement. Car pour le dehors j'avais une modestie affectée qui aurait trompé tout le monde.242 249  / L’estime que j'avais de moi-même me faisait trouver des défauts dans toutes les autres personnes de mon sexe, [1.208] ce qui est un défaut étrange qui règne dans la plupart des femmes du monde; elles se déchirent les unes et les autres de telle sorte qu’il semble qu’elles veulent dresser un trophée à leur mérite par le débris de celui des autres. C’était donc aussi mon défaut capital, je n'avais des yeux que pour voir mes bonnes qualités extérieures, et pour voir les endroits faibles des autres. Je me cachais [1.209] à moi-même mes défauts, ou si j'en remarquais quelques-uns, ils me paraissaient très peu de chose au prix de ceux que je voyais dans les autres, et je les excusais même dans mon esprit, me les figurant comme des perfections tant l'idée que j'avais de moi-même et des autres était fausse243 ; ce qui est le plus effroyable en tout cela est que je craignais plus mon confesseur que vous, ô mon Dieu, car avant que de commettre les péchés [1.210] dont j’ai parlé, je tâchais de trouver les moyens de les excuser à mon confesseur, que si je ne trouvais pas une manière de les dire qui les pût amoindrir, je ne les faisais pas, et si j’y trouvais une couverture, je les commettais facilement ; j’allais quelquefois à d’autres confesseurs, mais il s’en doutait et me le demandait, et comme je ne voulais pas mentir à confesse, ma ruse [1.211] fut bientôt découverte. Il m’obligea à lui redire les mêmes péchés, ce qui ne me servait pas peu pour m’empêcher de les commettre si souvent, car je voulais bien déguiser le péché mais non pas le cacher, m’imaginant que l’un était moins criminel que l’autre.

Cependant, ô mon Dieu, vous ne me laissiez pas longtemps dans un état si étrange et votre extrême bonté pour moi vous [1.212] portait à me rechercher de temps en temps ; vous frappiez à la porte de mon coeur, qui d’abord aurait bien voulu vous suivre, mais le poids de ses péchés l’emportait de telle sorte qu’il ne faisait que des essais languissants pour sortir d’un aussi grand mal qu’était celui-là, où je retombais faute de courage, après que j’avais péché, ...244 //


1.6 MARIAGE ET DESILLUSION

[l.] Nous vînmes à Paris, où ma vanité devint plus grande par les personnes qui me recherchaient. Les affaires étant finies nous nous en retournâmes245, / nous allâmes voir mon frère, qui était en pension chez M. de L.E. Il se trouva là un pauvre gentilhomme d’une maison fort distinguée, mais à qui la fortune avait été fort contraire ; [1.230] il pria ma mère de trouver bon qu’il vînt passer quelque temps au logis avec mon frère, ma mère y consentit avec joie, car comme il avait lui-même fait quelquefois les leçons chez M. L.E., elle crut qu’il servirait encore à mon frère pour le fortifier dans ce qu’il avait appris, il vint donc au logis où il me proposa d’apprendre la philosophie française, je l’acceptai d’abord et comme j’avais l’esprit fort vif, j’appris en moins de quinze [1.231] jours toute la morale, ce qui ne le surprit pas peu, car il avait été lui-même plusieurs mois à l’apprendre. Je la trouvai belle et je m’y plaisais ; cette nouvelle science ne diminua pas ma vanité, au contraire, car mon père et ma mère étaient ravis de me voir disputer, et j’acquis par là un nouveau crédit sur leur esprit, et dans le mien ; le plaisir que mon père prenait à me voir traiter de ces matières m’en faisait parler souvent, et avec beaucoup [1.232] de feu, j’étais même devenue ridicule là-dessus, car comme la vanité d’une chose fait que l’on la prodigue sans prudence, je me servais de ma science à contre-temps en bien des occasions, ce qui était impertinent ; ce ne fut pas là le seul mal que me causa cette science, car ce misérable maître en m’apprenant les passions en conçut lui-même pour moi une si violente qu’il en était comme hors de lui-même ; au lieu de m’instruire lorsque nous tenions le [1.233] livre et que ma mère croyait que j’apprenais, il me contait ses folies, de sorte que dans la suite pour cesser de les entendre, il me fallut discontinuer le cours que j’avais commencé.

Il s’avisa qu’il me voulait faire épouser une personne de très grande qualité, mais dont les biens ne répondaient point à la naissance. Il écrivait sans cesse à ce jeune homme et me parlait incessamment de lui, il faisait [1.234] une alternative de ses propres folies et de l’envie qu’il avait de me marier, en sorte qu’il ne me laissait point de repos, je couchais dans la chambre de mon frère, et entre la chambre de mon frère et la mienne, il y avait une porte condamnée qui donnait derrière mon lit, il se tenait toute la nuit à cette porte à me conter des extravagances, et quoiqu’il fut nu en chemise, et qu’il fît un froid très rigoureux, il [1.235] ne s’apercevait pas du froid tant il était passionné. Je me divertissais de le laisser geler, d’autres fois il m’importunait, je le menaçais d’avertir mon père ; rien ne le pouvait arrêter, je fis des péchés sans nombre parce que souffrant ses sottises et m’en divertissant je donnais occasion à des crimes effroyables que je savais qu’il commettait, mais je ne croyais pas qu’il y eût du mal pour moi d’être [1.236] cause que les autres vous offensassent, ô mon Dieu, pourvu que je ne le fisse pas moi-même, comme si celui qui fait faire un mal n’est pas aussi coupable que celui qui le fait ; j’en commettais moi-même dans le secret, et je me contentais de n’avoir aucun complice de mes maux et qu’ils ne fussent sus de personne, et je ne croyais pas que vous me voyiez, ô mon Dieu, vous dont les yeux [1.237] sont si purs. Cet homme me divertissait et je le trouvais si ridicule, c’est pourquoi je le souffrais ; enfin il s’en alla et bientôt après il m’envoya le jeune homme dont j’ai parlé, mais j’étais déjà accordée, il en parut fort fâché, car il avait pris de l’inclination pour moi sur le récit que l’on lui avait fait, il s’en retourna sans me vouloir voir. Ce qui est de plus extraordinaire, ô mon Dieu, est [1.238] que je me faisais un jeu de vous faire offenser par les autres, et non contente des crimes que je commettais moi-même, j’en faisais commettre aux autres de plus énormes. O Dieu votre patience ne se lassait point de tout cela, je puis dire que je suis un prodige de péché et qu’il ne se trouvera personne qui ait plus longtemps abusé de vos grâces, et qui, après avoir éprouvé vos bienfaits et goûté [1.239] votre douceur, soit retournée à ses premiers désordres, et soit devenue pire qu’elle n’était. O Dieu que ne vous puis-je rendre autant de gloire que je vous ai causé de déshonneur, et que ne puis-je vous gagner autant de milliers de coeurs, que je vous ai enlevé de créatures ! Hélas ! si votre justice se satisfaisait en me punissant il y aurait de quoi me consoler en quelque manière, quoique la peine n’égale jamais [1.240] ce péché, mais au lieu de vous venger, vous me combliez de biens, vous veniez sans cesse à la porte de mon coeur, et je ne voulais pas écouter votre voix. O Dieu ayez soin de votre gloire, et ne laissez pas sans châtiment des crimes si honteux. //

[2.] Il 246250 y avait une personne qui m'avait recherchée en mariage depuis quelques années, que mon père, par des raisons de famille, avait toujours refusée. Ses manières étaient un peu opposées à ma vanité. Cependant la peur que l'on avait que je ne quittasse le pays, et les grands biens de cette personne, joins à ce qu’il était gentilhomme251, portèrent mon père malgré toutes ses répugnances et celles de ma mère, à m'accorder à lui. L’on le fit sans m'en parler, la veille de saint François de Sales, le 28 janvier 1664, et même l'on me fît signer les articles du mariage sans me dire ce que c'était. Quoique je fusse fort aise d'être mariée, parce que je m'imaginais que par là j'aurais toute liberté, et que je serais délivrée des mauvais traitements de ma mère que je m'attirais sans doute par mon peu de docilité, - / d’ailleurs la crainte que j’avais de retomber dans les péchés dont j’ai parlé desquels j’étais quitte [1.243] depuis quelque temps, m’aurait fait envisager le mariage comme un avantage pour moi, // - mais, ô mon Dieu, que vous comptiez bien autrement et que l'état où je me trouvai trompa247 bien mes espérances ainsi que je le dirai dans la suite, - quoique donc je fusse bien aise d'être mariée, je ne laissai pas de rester tout le temps que je fus accordée, et même longtemps après mon mariage, dans une extrême confusion. Elle venait de deux causes : la première était cette pudeur naturelle dont j’ai parlé que248 je ne perdis point [[B 1.244] pour mes péchés, parce que ces péchés étaient sans complices252 et que] j'avais beaucoup de retenue avec les hommes ; l'autre principe de ma confusion était249 ma vanité, car quoique250 le parti qu'on me donnait fut plus avantageux que je ne méritais, je ne le croyais pas tel, et la figure que ceux qui m'avaient recherchée auparavant faisaient, me paraissait bien d'une autre sorte. Leur rang me donnait dans la vue253, et comme je ne consultais en toutes choses que ma vanité, tout ce qui ne la flattait point m'était insupportable. Cette vanité pourtant me fut avantageuse, car elle m'empêcha de tomber dans ces désordres qui font la confusion des251 familles. Je n'aurais pas voulu rien faire à l'extérieur qui m'eût pu rendre blâmable, et je gardai toujours si bien le dehors, que l'on ne pouvait blâmer ma conduite : car comme j'étais modeste à l'église, et que je ne sortais point sans ma mère, et que la réputation de la maison était grande, je passai pour bonne.

Je ne vis point mon accordé jusqu'à deux ou trois jours devant le252 mariage, car comme il était accordé à une autre à laquelle on donnait quasi le double et qui était d’une bonne maison de robe, il fallut aller à Paris pour rompre cet autre mariage ce qui lui causa bien de la peine. Je253 fis dire des messes tout le temps que je fus accordée pour connaître votre volonté, ô mon Dieu, car je voulais du moins la faire en cela. Je me contentais, ô mon Dieu, de ne point offenser les yeux des hommes et je ne craignais pas de vous offenser en votre présence. / Je pensais, pourvu que je ne fisse rien qui [1.247] me rendît méprisable, que de beaucoup plus grands crimes m’étaient permis dans le secret. // O bonté de mon Dieu de me souffrir en ce temps, et de permettre que je vous priasse avec autant de hardiesse que si j'avais été de vos amies, moi qui vous traitais comme votre plus grande ennemie. [26]

[3.] La joie de ce mariage était universelle dans notre ville ; dans254 cette réjouissance il n'y avait que moi de triste, mon fiancé paraissait fort content. Je255 ne pouvais ni rire comme les autres, ni même manger, tant j'avais le coeur serré. Je ne savais point la cause de ma tristesse, mais mon Dieu, c'était comme un pressentiment que vous me donniez de ce qui me devait arriver. A peine fus-je mariée que le souvenir de l'envie que j'avais eue d'être religieuse vint m'accabler. Tous ceux qui vinrent me complimenter le lendemain de mes noces ne pouvaient s'empêcher de me railler de ce que je pleurais amèrement, et je leur disais : « Hélas ! j'avais tant désiré autrefois d'être religieuse, pourquoi suis-je donc mariée à présent, et par quelle fatalité cela m'est il arrivé? » Je ne fus pas plus tôt chez mon nouvel époux que je connus bien que ce serait pour moi une maison de douleur. Il me fallut bien changer de conduite, car leur manière de vivre était très différente256 de celle de chez mon père que c’était changer du blanc au noir. Ma257 belle-mère, qui était veuve depuis très longtemps258, ne songeait qu'à ménager254, au lieu que chez mon père l'on y vivait d'une manière extrêmement noble : tout259 y paraissait, tout y allait fort bien, et tout ce que mon mari et ma belle-mère nommaient faste, et260 que j'appelais honnêteté, y était observé. Je fus si surprise de ce changement que je ne saurais que dire, et261 d'autant plus que ma vanité aurait voulu augmenter plutôt que diminuer.

4. J'avais plus de quinze ans quand je fus mariée, je courais la seizième. Mon262 étonnement augmenta beaucoup lorsque je vis qu'il fallait que je perdisse ce que j'avais acquis avec tant de peine. Chez mon père, il fallait vivre avec beaucoup de politesse, parler juste, tout ce que je disais y était applaudi et relevé. Là, on ne m'écoutait que pour me contredire et pour me blâmer. Si je parlais bien, ils disaient que c'était pour leur faire leçon; s'il venait quelqu'un, et que l'on mît une question sur le tapis, au lieu que mon père me faisait parler, là, si je voulais dire mon sentiment, l’on disait que c'était pour contester et l'on me faisait taire ; ils263 me querellaient depuis le matin jusqu'au soir. On portait mon mari à en faire autant, qui n'y avait que trop de disposition. J'aurais peine à vous écrire ces sortes de choses, qui ne se peuvent faire sans blesser la charité, si vous ne m'aviez défendu de rien omettre, et si vous ne m'aviez pas commandé absolument d'expliquer toutes choses, et de mettre toutes les particularités.

Je vous demande une chose avant que de passer outre, qui est de ne point regarder les choses du côté de la créature, ce qui vous ferait paraître les personnes plus défectueuses qu'elles ne l'étaient, car ma belle-mère avait de la vertu, et mon mari de la religion, et n'avait point de vice. Mais264 il faut tout regarder en Dieu, qui permettait ces choses pour mon salut et parce qu'il ne me voulait pas perdre. J'avais d'ailleurs tant d'orgueil, que si l’on avait tenu une autre conduite sur moi, je me fusse soutenue255 en cela, et je ne me fusse peut-être pas tournée du côté de Dieu, comme je fis dans la suite par l'accablement des croix où je fus réduite.

[5.] Pour revenir à mon sujet, je dirai que ma belle-mère conçut une telle opposition pour moi qu'afin de me faire peine elle me faisait faire des choses qui les humiliaient autant et plus que moi, mais il est vrai qu’elle n’était pas sensible au point d’honneur. Car son humeur était si extraordinaire, pour, je crois, ne l'avoir jamais surmontée dans sa jeunesse, qu'elle265 ne pouvait vivre avec personne. Mon mari même ne demeura avec elle qu’après son mariage où je fus faite la victime de ses humeurs. Jamais domestique n’avait demeuré un an avec elle ; cela venait aussi de266 ce que, ne faisant pas oraison et ne disant que [27] des prières vocales, ou elle267 ne voyait pas ces sortes de défauts, ou, les268 voyant et ne puisant pas des forces auprès de Dieu, elle269 ne s'en pouvait défaire, et c'était dommage, car elle avait du mérite et de l'esprit. Je fus donc faite la victime de ses humeurs : toute son occupation après que je fus mariée, fut270 de me contrarier continuellement ; elle271 inspirait les mêmes choses à272 son fils / et ces personnes qui avaient été si opposées, se trouvèrent uniformes en ce point, de m’exercer256 continuellement. //

Ils273 voulaient que des personnes fort au-dessous de moi passassent devant moi, afin de me faire peine, et ils me traitaient si mal que rien plus. D’un autre côté ma274 mère, qui avait infiniment d’honneur275, ne pouvait souffrir cela lorsqu'elle l'apprenait par d'autres car je ne lui en disais rien, elle m'en querellait, croyant que je le faisais ne sachant pas tenir mon rang, et que je n'avais point de coeur, et mille autres choses de cette sorte. Je n'osais lui dire comme j'étais, mais je mourais de chagrin, et ce qui l'augmentait encore était le souvenir des personnes qui m'avaient recherchée, la différence de leur humeur et de leur manière d'agir, l'amour et l'estime qu'ils avaient pour moi, leur douceur et leur honnêteté. Cela m'était bien dur à porter. Elle était sans cesse à parler contre moi à mon mari, à l’animer, elle me traitait avec un si grand mépris que je ne savais que faire ; cependant je m’étudiais de toutes mes forces à la contenter mais en vain, car ce qui aurait charmé une autre l’aigrissait, elle me parlait276 incessamment au désavantage de mon père et de ma mère, je ne les allais point voir que je n'eusse à essuyer une bonne décharge à mon retour277. D'un autre côté ma mère se plaignait de moi, de ce que je ne la voyais pas assez. Elle disait que je ne l'aimais pas et que je m'attachais trop à mon mari, elle ne me pouvait voir avec sa famille, et mon mari ne me pouvait souffrir avec la sienne, de sorte278 que j'avais beaucoup à souffrir de tous côtés. Ce qui augmenta bien encore mes279 croix, c'est que ma mère conta à ma belle-mère les peines que je lui avais faites dans mon enfance; de sorte que dès que je parlais, ils me reprochaient cela, et me disaient que j'étais un méchant esprit.

Mon mari était toujours auprès de ma belle-mère à parler bas ensemble, ils voulaient que je fusse tout le jour dans280 la chambre de ma belle-mère sans que l’on me permît d'aller à mon appartement, de sorte que281 je n'avais pas un moment pour me retirer et respirer un peu. Il fallait donc être là continuellement avec des personnes qui ne me parlaient que pour me quereller ou bien qui parlaient bas. S’ils avaient quelque chose à dire qui eût pu me divertir, ils attendaient que je fusse dehors ou le disaient bas. Ma belle-mère parlait282 désavantageusement de moi à tout le monde, croyant par là diminuer l'estime et l'affection que chacun avait pour moi, de sorte qu'elle me faisait des affronts devant les plus belles compagnies. Cela ne fit257 pas l'effet qu'elle prétendait, car ceux devant qui cela se passait conservaient d'autant plus d'estime pour moi qu'ils me voyaient souffrir avec plus de patience. Il est vrai qu'elle trouva le secret d'éteindre la vivacité de mon esprit et de me faire devenir toute bête, en sorte qu'on ne me reconnaissait plus. Ceux qui ne m'avaient point vue auparavant disaient : ‘Quoi! est-ce là cette personne qui passait pour avoir de l'esprit, elle ne sait pas dire deux mots : c'est une belle image’. Je n'avais pas encore seize ans.

[6.] J'étais si timide283 que je n'osais sortir sans ma belle-mère, et en sa présence je ne pouvais parler. Je ne savais ce que je disais tant j'avais d'appréhension de la fâcher et de m'attirer quelques paroles fâcheuses. J'avais284, pour comble d'affliction, une fille qu'ils m'avaient donnée qui était toute à eux. Elle me gardait à vue comme une gouvernante, elle me maltraitait étrangement285 et après qu’elle m’avait insultée, elle allait se plaindre à mon mari qui devant elle prenait son parti et me disait des choses très piquantes. Pour286 l'ordinaire je souffrais avec patience un mal que je ne pouvais empêcher, mais d'autres fois [28] je m'échappais à répondre quelque chose, qui, quoique moins grossier, n’était pas moins offensant, ce287 qui m'était une source de258288 bonnes croix pour longtemps et de sanglants reproches. Ma belle-mère avait aussi une fille qui me faisait cent outrages croyant obliger sa maîtresse, elle me refusait tout ce que je lui demandais et venait m’épier, et tout ce que je disais était mal pris. Il y avait aussi un valet de chambre de mon mari qui lui faisait sa cour en m’insultant. Lorsque289 je sortais, les valets avaient ordre de rendre compte de tout ce que je faisais. Ce fut alorsque je commençai à manger le pain des larmes. Si j'étais à table, on me faisait des confusions étranges, je290 m'en prenais à mes larmes, et j'avais une double honte, l'une de ce que l'on me disait, l'autre de ne pouvoir retenir mes larmes.

Je n'avais personne avec qui partager ma douleur et qui m'aidât à la porter, car ayant voulu en dire quelque chose à ma mère, elle le leur alla dire, je ne sais si ce ne fut qu’une plainte ou autrement mais enfin cela291 me causa tant de nouvelles croix, que je résolus de n'avoir point d'autre confident de mes déplaisirs que moi-même. Ce qui me paraissait plus étrange est que sitôt que mon mari était seul avec moi, il entrait dans une passion d’amour si violente pour moi que cela m’était même à charge. Il n’y avait rien alorsque j’eusse pu exiger de lui qu’il ne m’eût accordé et il n’était pas plus tôt avec ma belle-mère qu’il292 reprenait sa première manière d’agir. J’avoue aussi que l’accablement de douleur où j’étais me rendait peu sensible à ses feux, quoique je ne lui témoignasse pas et que je tâchasse de faire ce que je devais. Il est vrai aussi qu’étant encore si jeune, la douleur ne faisait pas une si profonde plaie que dans un âge plus avancé, que je me laissais gagner à ses caresses espérant qu’il m’aimerait mieux après et qu’il n’aurait pas de dureté pour moi. Ce n'était pas par dureté qu’il me traitait293 de la sorte, car il m'aimait, même avec passion, mais par son humeur prompte et violente, ce que ma belle-mère lui disait continuellement était ce qui le rendait de cette sorte.

[7.] Ce294 fut dans un état si déplorable de toutes manières, ô mon Dieu, que je commençai à concevoir le besoin que j'avais de votre assistance, car cet état était d'autant plus périlleux pour moi que, ne trouvant hors de chez moi que des admirateurs et des gens qui me flattaient pour ma perte, il était à craindre, dans un âge si peu avancé et parmi de si étranges croix domestiques, que je ne me tournasse tout à fait au dehors295, et que je ne prisse le chemin du dérèglement. Vous en fites, ô mon Dieu, par votre bonté et l'amour que vous me portiez, un usage tout contraire, vous m'attirâtes à vous par ces coups redoublés, et vous fites par vos croix ce que vos caresses n'avaient pu faire. Vous vous servîtes même au commencement de mon mariage de mon orgueil naturel pour me maintenir dans mon devoir. Je savais qu'une femme d'honneur ne doit jamais donner d’ombrage296 à son mari ; c'est pourquoi j'étais sur cela dans une si grande circonspection que je la poussai souvent même dans l'excès, car il m’est arrivé sur cela de pousser les choses où jamais personne ne les a poussées, refusant la main même à ceux297 qui me la présentaient. Il m'arriva une aventure qui, pour avoir voulu pousser la sagesse trop loin, pensa me perdre, et me causa de bonnes croix, car ma belle-mère et mon mari prirent les choses à contre-pied, / et le soin que j’avais d’éviter un homme de considération qui me poursuivait partout, leur fut si suspect qu’il n’y a point de déchaînement que ma belle-mère ne fît contre moi, ni de paroles outrageantes qu’elle ne me dit. //

Cependant mon mari connut mon innocence et la fausseté de ce que ma belle-mère lui voulait imprimer. J’étais si innocente que je regardais comme un crime d’être aimée d’un autre que de mon mari. / Je n’étais pas satisfaite de n’y donner aucun lieu, j’aurais voulu arracher de tout le monde une passion qui m’offensait parce qu’elle n’était pas légitime ; vous savez, ô mon Dieu, ce que j’ai souffert pour étouffer toutes celles qui malgré moi voulaient naître dans mon coeur. // [29]

[8.] Je298 dis donc que de si de fortes croix me firent retourner à vous, ô mon Dieu. Je commençai à déplorer les péchés de ma jeunesse, car depuis mon mariage je n'en avais fait qu'un qui me parut volontaire ; le reste était des sentiments de vanité que je ne voulais pas avoir, ou si je les voulais, mes chagrins les contrebalançaient. De plus il y en avait un grand nombre qui paraissaient justes à mon peu de lumière, car je n'étais point éclairée sur l'essence de la vanité, je299 ne m'attachais qu'à ses accidents. Je crus que pour me mieux donner à vous, ô mon Dieu, dans mon changement d’état, que ce n’était pas assez de changer de vie, qu’il fallait réparer celle que j’avais menée jusqu’alors et par la pénitence et par une confession générale qui me parut la plus exacte que j’eusse encore faite, car pour mes confessions particulières je crois qu’elles avaient été bien pleines de défauts, car quoique je n’eusse pas voulu celer mes péchés je ne savais point ni la nature de mes fautes ni la manière de les exprimer. Je quittai300 d'abord tous les romans, quoique ce fut autrefois ma passion ; elle avait été amortie quelque temps avant mon mariage par la lecture de l'Evangile. Je le trouvai si beau, et j'y découvris un301 caractère de vérité qui me dégoûta de tous les autres livres qui me paraissaient pleins de mensonges. Je me défis même des livres indifférents pour n'en plus lire que de profitables259. Je repris l’oraison, et je tâchai de ne vous plus offenser. Je302 sentais que peu à peu votre amour reprenait le dessus dans mon coeur et en bannissait tout autre amour. J'avais pourtant une vanité effroyable, et une complaisance en moi-même très forte qui a été mon303 péché le plus fâcheux et le plus opiniâtre.

[9.] Mes croix redoublaient chaque jour, et ce qui me les rendait plus pénibles est que ma belle-mère ne se contentait pas des paroles piquantes qu'elle me disait devant le monde et en particulier, mais elle était encore pour la moindre chose des304 quinze jours de suite en colère. Je passais une partie de ma vie à me désoler lorsque je pouvais être seule, ma douleur devenait chaque jour plus amère. Je m'emportais quelquefois lorsque je voyais des filles qui étaient mes domestiques et qui me devaient de la soumission, me traiter si mal. Je faisais néanmoins ce que je pouvais pour surmonter mon humeur, ce305 qui ne m'a pas peu coûté. Des coups si assommants diminuèrent si fort la vivacité de mon naturel que306 je devins douce. J'étais la plupart du temps comme un agneau que l'on tond. Je priais Notre-Seigneur de m'aider, et il était mon recours. Comme mon âge était si différent du leur, car mon mari avait vingt et deux ans de plus que moi, je voyais bien qu'il n'y avait pas d'apparence de changer leur humeur qui s'était fortifiée avec leur âge. Je faisais dire des messes afin que vous me fissiez la grâce, ô mon Dieu, de m'y accommoder. C'était ce que je vous demandais incessamment. Comme je voyais que tout ce que je disais les offensait, et des choses même dont d'autres se seraient tenus obligés, je ne savais que faire. Un jour, outrée de douleur, il n'y avait que six mois que j'étais mariée, je pris un couteau, étant seule, pour me couper la langue, afin de n'être plus obligée de parler à des personnes qui ne me faisaient parler que pour avoir matière de se mettre en colère. J'aurais fait cette opération extravagante si vous ne m'aviez arrêtée tout court, ô mon Dieu, et si vous ne m'aviez fait voir ma folie260. Je vous priais continuellement, je communiais même et faisais dire des messes pour obtenir de devenir muette, tant j'étais encore enfant. J'ai beaucoup éprouvé de croix307, mais je n'en ai jamais trouvé de plus difficiles à supporter que celle d'une contrariété sans relâche, et de faire ce qu'on peut pour satisfaire les personnes, pendant qu'au lieu d'y réussir, l’on308 les [30] offense par ce que l’on croit qui les doit obliger, et d'être avec cela depuis309 le matin jusqu'au soir avec elles sans oser les quitter un moment. Car j'ai éprouvé que les grandes croix accablent, amortissent même la colère, mais pour la contrariété continuelle, elle irrite et réveille une certaine aigreur, elle fait un effet si étrange qu'il faut se faire la plus extrême violence pour ne pas s'emporter.

[10.] Voilà quelle était ma condition dans le mariage, qui était plutôt celle d'un esclave que d'une personne libre. Pour augmentation de disgrâces, on s'aperçut quatre mois après mon mariage que mon mari était goutteux261. Cette maladie, qui sans doute l'aura sanctifié310, me causa bien de bonnes croix tant au dehors qu'au311 dedans. Il fît ce qu’il put pour me cacher la nature de son mal, il ne lui fut pas difficile car je n’en avais jamais ouï parler et je n’en savais ni les conséquences ni les suites. Il eut cette année deux fois la goutte312 six semaines de suite, et elle le reprit encore peu de temps après où il l'eut beaucoup davantage. Enfin dans la suite il devint tellement incommodé, qu'il ne sortait plus de la chambre, ni même souvent de son lit313 où il était d'ordinaire plusieurs mois. Je le gardais avec grand soin et quoique je fusse bien jeune, je ne manquais point à mon devoir et je le faisais même à l’excès314. Mais, hélas ! tout cela ne m'attirait point leur amitié. Je n'avais pas même la consolation de savoir si ce que je faisais leur agréerait, jamais on ne m'en témoignait la moindre chose. Je me privais de tous les divertissements les plus innocents pour me tenir auprès de mon mari et je faisais ce que je croyais pouvoir le contenter. Quelquefois on me souffrait, et je m’estimais alors trop315 heureuse, d'autres fois j'étais insupportable. Mes amis particuliers, aussi bien que les idolâtres d’une vaine beauté, disaient316 que j'étais bien en âge d'être la garde d'un malade, que c'était une chose honteuse de ne pas faire valoir mes talents. Je leur répondais que, puisque j'avais un mari, je devais partager ses douleurs comme ses biens. Je ne faisais connaître à personne que je souffrais, et comme mon visage paraissait content, on m'aurait crue fort heureuse aux maux près de mon mari, s'il ne s'était pas quelquefois échappé devant le monde à me dire des choses fâcheuses.

Comme tout le monde regardait ma belle-mère comme une personne redoutable et dont l’humeur était fort extraordinaire, l’on s’étonnait comment je pouvais vivre avec elle, mais s’ils l’eussent vu agir avec moi, ils s’en fussent bien étonnés davantage. D'ailleurs317 ma mère ne souffrait qu'avec peine l'assiduité que j'avais auprès de mon mari, m'assurant que par là je me rendais318 malheureuse, et qu'il exigerait dans la suite comme un devoir ce que je faisais par vertu ; et au lieu de me plaindre, elle me querellait souvent. Il est vrai qu'à prendre les choses humainement, c'était une folie de m'assujettir de cette sorte pour des personnes qui ne m'en savaient aucun gré. Mais, ô mon Dieu, que mes pensées étaient bien différentes de celles de toutes ces personnes, et que ce qui leur paraissait au-dehors était différent de ce qui était au-dedans ! Je ne disais rien à ma mère de ce qu’il me fallait souffrir dans le domestique ainsi elle ignorait toutes ces choses.

Nous allâmes à la campagne passer quelques mois, et comme ma belle-mère n’y était pas, j’eus un peu de relâche, car lorsque mon mari était seul avec moi, comme il avait de la passion pour mon extérieur il me traitait plus doucement, ce n’est pas qu’il ait eu de fortes promptitudes mais il revenait bientôt parce que l’amour qu’il avait pour moi le faisait revenir aisément lors319-qu’il n’avait point sa mère qui était tout après320 lui pour allumer un feu qui n’était que trop facile à prendre car il avait321 ce faible-là, que lorsqu'on lui disait quelque chose contre moi, il s'aigrissait d'abord et son naturel violent prenait feu aussitôt. C'était une conduite de providence sur moi, car mon mari était raisonnable et il m'aimait fort. Il dit même qu’il ne voyait aucune femme qui lui plût autant que la sienne, qu’il trouvait en elle tout ce qu’il pouvait souhaiter. Lorsque322 j'étais malade, il était inconsolable, et cela allait même plus loin que je ne puis dire; et cependant il ne laissait pas de s'emporter contre moi. Je crois que sans sa mère et cette fille dont j'ai parlé, j'aurais été fort heureuse avec lui ; car pour des promptitudes il n'y a guère [31] d'homme qui n'en ait323 beaucoup, et il est du devoir d'une femme raisonnable de les souffrir en paix sans les augmenter par de mauvaises réparties.

[11.] Vous vous êtes servi de toutes ces choses, ô mon Dieu, pour mon salut. Vous avez ménagé par votre bonté les choses d'une manière que j'ai vu dans la suite que cette conduite m'était absolument nécessaire pour me faire mourir à mon naturel vain et hautain. Je n'aurais peut-être pas324 eu la force de le détruire moi-même si vous n'y aviez travaillé par une économie toute sage de votre providence. Je vous demandais, ô mon Dieu, la patience avec beaucoup d'instance. Néanmoins je faisais souvent des échappées et mon naturel vif et prompt trahissait souvent les résolutions que j'avais prises de me taire. Vous le permettiez sans doute, ô mon Dieu, afin que mon amour-propre ne se nourrît pas de ma patience, car une échappée d'un moment me causait plusieurs mois d'humiliation, de reproche et de douleur, c'était une matière à de nouvelles croix.

1.7 PREMIER ENFANT - TRAVERSES DOMESTIQUES

[l.] Je ne fis pas d'usage cette première année de mes croix. J'avais toujours de la vanité. Je mentais pour cacher ou pour excuser quelques choses, parce que je les craignais étrangement. Je me mettais en colère, ne pouvant approuver dans mon esprit une conduite qui me paraissait si déraisonnable, surtout en ce qui regardait le mauvais traitement de cette fille qui me servait. Il me paraissait inouï que l'on prît son parti contre moi lorsqu'elle m'offensait, car pour ma belle-mère son grand âge et le rang qu'elle tenait me rendaient la chose plus tolérable. O mon Dieu, que vous me fites voir dans la suite les choses avec bien d'autres yeux ! Je trouvais en vous des raisons de souffrir que je n'avais jamais trouvées dans la créature, et je voyais avec complaisance que cette conduite déraisonnable et crucifiante était tout ce qu'il me fallait. J'avais encore un autre défaut qui m'était commun avec presque toutes325 les femmes et me venait de l'amour que je me portais à moi-même, qui était que je ne pouvais entendre louer devant moi une belle femme sans y trouver quelque défaut, le faisant remarquer avec adresse pour diminuer le bien qu'on en disait, comme si ç'avait été m'estimer moins que d'estimer quelqu'un avec moi. Ce défaut m'a duré longtemps : c'est un fruit d'un orgueil fade et grossier, aussi bien que celui de parler à son avantage que j'avais au suprême degré326. Que je vous ai d'obligation, ô mon Dieu, d'avoir tenu sur moi la conduite que vous y avez tenue ! car si ma belle-mère et mon mari m'avaient applaudie comme chez mon père, je serais devenue insupportable par mon orgueil. / Il est vrai que je n’avais guère de repos, car c’était à qui me tourmenterait le plus fortement. J’étais quelquefois inconsolable, car je n’avais personne qui prît part à ma douleur parce que je ne la disait point, ce fut ce qui m’obligea de me donner à vous de plus en plus, ô mon Dieu. // J'avais327 soin d'aller voir les pauvres, je faisais ce que je pouvais pour vaincre mon humeur, et surtout en des choses qui faisaient crever mon orgueil, je faisais beaucoup d'aumônes, j'étais exacte à mon oraison. Vous me donnâtes alors, ô mon Dieu, un don de chasteté en sorte que je n’avais pas même une mauvaise pensée et que le mariage même m’était fort à charge.

[2.] Je328 devins grosse de mon premier enfant262, l’on me choya fort durant ce temps pour le corps, et mes croix en quelque chose furent329 moins fortes par là. Je fus si incommodée que j'aurais fait compassion aux plus indifférents. De plus ils avaient un si grand désir d'avoir des enfants qu'ils appréhendaient beaucoup que je ne me blessasse. Cependant sur la fin ils me ménageaient moins, et, une fois que ma belle-mère m'avait [32] traitée d'une manière fort choquante, j'eus330 la malice de feindre une colique pour leur donner à mon tour quelques alarmes, parce que si je me fusse blessée, ils auraient été inconsolables dans le désir qu'ils avaient d'avoir des enfants, car mon mari était seul et ma belle-mère, qui était très riche, ne pouvait avoir d'héritiers que par lui. Néanmoins comme je vis que cela les mettait trop en peine, je dis que je me trouvais mieux. L’on ne peut pas être plus accablée de mal que je le fus331 pendant cette grossesse, car outre un vomissement continuel et un332 dégoût si étrange qu'à la réserve de quelque fruit je ne pouvais même voir la nourriture, car de333 quelque nature qu'elle fut, la seule approche me faisait vomir, j'avais outre cela des334 défaillances continuelles et des douleurs très fortes. Je fus extraordinairement mal en accouchant, / ma belle-mère voulait que l’on me traitât comme les plus robustes, mais comme elle vit que je demeurais comme morte entre les mains de ceux qui me tenaient, elle me laissa à la conduite de ceux qui avaient soin de moi, en disant cependant qu’elle n’avait pas fait tant de façons. // Comme335 mon mal fut très long et très violent, j'eus de quoi exercer la patience. J'offrais tout cela à Notre-Seigneur et sitôt que j'avais un peu de liberté, il me semblait que je souffrais avec beaucoup de contentement. Les chirurgiens étaient même étonnés de ma patience. Comme j’étais jeune, car je n’avais qu’à peine dix-neuf ans, je336 fus très longtemps mal de cette couche, car outre la fièvre, j'étais si faible qu'après plusieurs semaines on ne pouvait qu'à peine me remuer pour faire mon lit.

Lorsque je fus un peu mieux, il me vint un abcès au sein qu'il337 fallut ouvrir en deux endroits, ce qui me fît beaucoup de douleur. Tous ces maux, quoique violents, ne me paraissaient que des ombres de mal au prix des peines que je souffrais dans ma famille, qui croissaient chaque jour loin de diminuer. J'étais sujette aussi à un mal de tête fort violent sur lequel ma belle-mère glosait beaucoup. Vous338 augmentiez dans ce temps, ô mon Dieu, et mon amour pour vous et ma patience. Il est vrai que la vie m'était si indifférente à cause de mes afflictions que tous les maux qui paraissaient mortels ne m'effrayaient point.

[3.] Cette première couche accommoda encore mon extérieur et me donna par conséquent plus de vanité, car339, quoique je n'eusse pas voulu ajouter l'artifice à la nature, cependant j'avais mille complaisances sur moi-même. J'étais bien aise d'être regardée et loin d'éviter les occasions, j’étais bien aise de me faire voir. J'allais340 aux promenades, rarement pourtant, et lorsque j'étais dans les rues, j'ôtais mon masque par vanité, et mes gants pour faire voir mes mains. Se peut-il de plus grandes niaiseries, lorsque cela m'échappait, ce qui arrivait assez fréquemment, je pleurais341 inconsolablement, mais cela ne me corrigeait point. J'allais aussi quelquefois au bal où j'étalais la vanité de ma danse, / d’autres fois je tâchais de divertir ma misère. //

[4.] Il arriva dans la famille une affaire de grande conséquence pour le temporel : la perte fut très considérable. Cela me valut d'étranges croix durant plus d'un an. Non que je me souciasse des pertes que cela causa, qui furent très grandes, car outre trente mille livres d’argent comptant qu’il fallut donner, les autres dommages allèrent beaucoup plus loin, ce n’était point cela qui m’affligea, ni même les humiliations qui en revinrent, mais342 il semblait que je fusse le but et le blanc263 de toutes les mauvaises humeurs de la famille, car quoique cette affaire qui venait de ma belle-mère, c’est-à-dire de son côté, ne m’eût dû rien coûter, cependant pour la satisfaire, il en fallut faire tous les frais et payer les deux tiers de cette somme. Il343 faudrait un volume entier pour décrire ce que je souffris durant ce temps. O Dieu, avec quel plaisir vous sacrifiai-je ce temporel et combien de fois [33] m'abandonnai-je à vous pour mendier mon pain si vous l'aviez voulu! Ma belle-mère était inconsolable, disant qu’il fallait perdre en un moment ce qu’elle avait conservé avec tant de peine, elle faisait prier afin de sortir de cette affaire sans qu’il lui en coûtat rien : elle344 me disait, ô mon Dieu, de vous prier pour ces choses; mais il m'était entièrement impossible. Je me sacrifiais à vous au contraire, vous priant instamment de réduire plutôt la famille à la mendicité que de permettre qu'elle vous offensât. Je me voulais du mal à moi-même d'être si détachée de ces biens, j'excusais ma belle-mère dans mon esprit et je disais : ‘Si tu avais pris peine à le garder comme elle, tu n'aurais pas tant d'indifférence de le voir enlever, tu jouis de ce qui ne t'a rien coûté, et tu recueilles ce que tu n'as pas semé’. Toutes ces pensées ne pouvaient me rendre sensible à ces pertes : je me faisais des idées agréables d'aller à l'hôpital264 car nous perdîmes aussi de grandes sommes qui étaient en rente sur345 l’Hôtel de Ville à Paris. Il me paraissait même qu'il n'y avait point d'état si pauvre et si misérable que je n'eusse trouvé doux au prix de cette persécution continuelle et domestique.

Il est incroyable que mon père, qui m'aimait si tendrement et que j'honorais à un point que je ne puis dire, ne sut jamais rien de ce que je souffrais. Dieu le permit ainsi afin que je l'eusse aussi contraire pour quelque temps, car ma mère lui disait toujours que j'étais une ingrate, que je ne faisais plus de cas d'eux, et que j'étais toute à la famille de mon mari. Toutes les apparences me condamnaient véritablement, car je ne voyais pas mon père et ma mère le quart de ce que j'aurais dû ; mais ils ignoraient la captivité où j'étais et ce qu'il me fallait soutenir pour les défendre. Ces discours de ma mère et une occasion fâcheuse qui arriva, altérèrent un peu l'amitié de mon père à mon égard ; ce qui ne dura pas néanmoins longtemps. Ma belle-mère me reprochait qu'il ne leur était jamais arrivé d'afflictions que depuis que j'étais entrée dans leur maison, que tous [les] malheurs346 y étaient venus avec moi. D'un autre côté ma mère me voulait parler contre mon mari, ce que je ne pouvais souffrir. / Mon père s’en vint à Paris et je restai chez ma mère (car nous étions tous dispersés) où je souffris beaucoup, je n’avais pas encore dix-huit ans, je ne laissai pas de jeûner le carême, où je restai dans un dégoût étrange, j’avais toujours à souffrir de ces filles, surtout de celle de ma belle-mère qui servait de sommelière et qui me refusait ce dont j’aurais [1.320] pu manger, mais d’une manière indigne ; lorsque je m’en plaignais à ma belle-mère, loin de corriger cette fille, elle la louait, et je disais des mensonges, il fallait souffrir tout cela. //

[5.] J'avoue que ce n'est pas sans une extrême répugnance que je dis ces choses de ma belle-mère, et surtout de mon mari, car mon mari est au ciel et j'en suis assurée, j'en ai même du scrupule, moi qui n’en ai de rien. Je347 ne doute point que par des indiscrétions, par mon humeur contrariante, par certaines échappées de promptitude qui m'arrivaient quelquefois, je n'aie donné beaucoup de lieu à toutes mes croix, ainsi elles n'avaient pas le prix et le mérite qu'elles eussent eus si j'eusse été plus parfaite. De plus, quoique j'eusse alors ce qu'on appelle patience dans le monde, je n'avais pas encore ni le goût ni l'amour de la croix, c'est pourquoi j'ai fait sur cela quantité de fautes. Il ne faut pas regarder cette conduite, qui paraît déraisonnable, par des yeux purement humains, il faut remonter plus haut, et voir que Dieu l'ordonnait ainsi pour mon bien et à cause de mon orgueil, car si j'eusse été autrement, je me serais perdue. De plus c’est que ma belle-mère n’était pas maîtresse de ses humeurs : comme elle avait été élevée là-dedans elle ne croyait pas mal faire, et comme elle ne faisait point oraison, elle n’était pas éclairée sur ces choses comme j’avais pu l’être, car elle était assurément vertueuse, sage et elle avait de l’esprit; il est vrai qu’elle avait un confesseur sans capacité qui ne la reprenait jamais de rien. L’on348 ne peut pas écrire ces choses avec plus de répugnance que je le fais ; et si je ne craignais pas de désobéir, j'avoue que je ne continuerais pas.

[6.] Nous continuions à perdre de toutes manières, [34] le roi retranchant quantité de revenus outre cet autre de l'Hôtel de Ville dont j'ai parlé. Ma belle-mère disait toujours de prier pour cela, mais je ne pouvais prier pour de l’argent et la plus étrange pauvreté et la paix m’auraient été plus supportables que l’état où j’étais, car je n’étais pas en état de trouver la paix en ces choses. La méditation349 dans laquelle j'étais pour lors, ne donnait350 point une véritable paix dans de si grandes peines. Elle procure bien la résignation, mais non pas la paix et la joie. Je la faisais cependant deux fois le jour fort exactement, et comme je n'avais pas cette présence de Dieu foncière que j'ai eue depuis, je faisais bien des échappées. Mon orgueil ne laissait pas de subsister et de se soutenir malgré tant de choses qui le devaient265 écraser. Je n'avais personne ni pour me consoler, ni pour me conseiller, car celle de mes sœurs qui m'avait élevée, était morte pour lors : elle mourut deux mois après mon mariage266. Je n'avais point de confiance à l'autre. / J’aurais voulu être réduite à mendier mon pain. // La351 vie m'était fort ennuyeuse267, et d'autant plus que mes passions étaient fort vives; car quoique j'essayasse de me surmonter, je ne pouvais empêcher de me mettre en colère, non plus que de vouloir plaire.

[7.] Je ne me frisais point, ou très peu, je ne mettais jamais rien au visage, cependant je n'en étais pas moins vaine. Je me regardais même très peu au miroir afin de ne point entretenir ma vanité, et j'avais pour pratique de lire des livres de dévotion, comme l'Imitation et352 les Oeuvres de saint François de Sales durant que l'on me peignait, en sorte que comme je lisais tout haut, les domestiques en profitaient. De plus je me laissais accommoder comme on voulait, demeurant comme on m'avait mise, ce qui abrège bien de la peine et des sujets de vanité. Je ne sais comme les choses étaient, mais on me trouvait toujours bien, et quoique pour l’ordinaire je n’eusse point de cheveux abattus ni de cornettes268, relevant mes cheveux tout négligemment, l’on me trouvait encore mieux, et les sentiments353 de ma vanité se réveillaient en toutes choses. S'il arrivait de certains jours où j'eusse voulu paraître plus belle et me mieux accommoder pour cela, je354 l'étais moins, et plus je me négligeais, plus je paraissais. C'était une grande pierre d'achoppement pour moi, car quoique je ne voulusse pas aimer, je ne pouvais ne point vouloir ne point être regardée, estimée, aimée. Combien355 de fois, ô mon Dieu, suis-je allée aux églises moins pour vous prier que pour y être vue! Les autres femmes qui étaient jalouses contre moi soutenaient que je me fardais, et le disaient à mon confesseur qui m'en reprenait, quoique je l'assurasse du contraire; elles disaient même qu’elles m’avaient vu acheter du vermillon, ce qui était très faux n’en ayant jamais mis, il m’aurait été tout inutile. Je356 parlais souvent à mon avantage et je m'élevais avec orgueil en abaissant les autres, je mentais encore quelquefois bien que je fisse tous mes efforts pour me défaire de ce vice. Ces fautes diminuaient un peu, car je ne me pardonnais rien et j'étais fort affligée de les commettre. Je les écrivais toutes, et je faisais des examens fort exacts pour voir, d'une semaine à l'autre, d'un mois à un autre, combien je m'étais corrigée. Mais hélas ! que mon travail, quoique fatigant, m'était peu utile, parce que je mettais presque toute ma confiance en mes soins ! Ce n'est pas, ô mon Dieu, que je ne vous priasse [ait prié] avec grande instance de me délivrer de tous ces maux. Je vous priais même de me garder, voyant l'inutilité de mes soins; et je vous protestais que si vous ne le [35] faisiez pas, je tomberais dans357 tous mes péchés, et même en de plus grands. Mes grandes croix ne me détachaient pas de moi-même. Elles me rendaient bien indifférente aux biens temporels, elles me faisaient même haïr la vie, mais elles ne m'ôtaient pas ces sentiments de vanité qui se réveillaient avec force dans toutes les occasions que j'avais de me produire, qui étaient rares, à cause de l'assiduité où j'étais auprès de mon mari. L'église, ô mon Dieu, était le lieu où l'on me voyait le plus, et où j'étais plus importunée des sentiments de vanité. Il me paraissait que j'aurais bien voulu être autrement, mais c'était une volonté faible et languissante.

[8.] L'absence si longue de mon mari, mes traverses et mes ennuis, me firent résoudre de l'aller trouver où il était. Ma belle-mère s'y opposa très fort, mais mon père l'ayant voulu, l’on me laissa aller. Je trouvai à mon arrivée qu'il avait pensé mourir, il était fort changé par le chagrin, car il ne pouvait terminer ses affaires n'ayant nulle liberté d'y vaquer. Il était même caché à l'hôtel de Longueville, où Madame de Longueville269 avait358 mille bontés pour moi ; mais comme je paraissais beaucoup, il craignit que je ne le fisse reconnaître. Cela lui fît beaucoup de peine, et il voulait que je m'en retournasse au logis faisant fort le fâché, mais l'amour et le long temps qu'il ne m'avait vue surmontant toutes les autres raisons, il me fît rester auprès de lui. Il me garda huit jours sans me laisser sortir de la chambre parce qu'il craignait que je ne le fisse connaître, ce qui était une terreur panique, car cela ne faisait rien à son affaire. Mais comme il craignait que cela ne me fît malade car il sentit alors beaucoup d’amour pour moi, sa mère n’y était point, il me voyait tout le jour et ainsi il parut que je lui plaisais beaucoup, il359 me pria de m’aller promener dans le jardin, mais sous une allée écartée afin que Mme de Longueville que je n’avais pas encore saluée ne m’aperçut pas. Il en arriva cependant tout autrement car elle me remarqua d’abord et me fît venir vers elle, elle me fît rester longtemps360 à m'examiner de toutes manières. J'étais surprise qu'une personne dont la piété faisait tant de bruit, s'arrêtât si fort à un extérieur et parût en faire tant de cas. Elle me témoigna beaucoup de joie de me voir. Mon mari fut fort content de cela car361 dans le fond il m'aimait beaucoup et j'aurais été fort heureuse avec lui sans les discours continuels dont ma belle-mère l’entretenait. Il avait pourtant de fréquents et violents emportements et une certaine humeur à tout contredire mais une longue patience le gagnait et comme il était raisonnable et l’esprit éclairé, il voyait son tort, mais il n’aurait voulu ni l’avouer ni que l’on fît semblant de s’en apercevoir.

[9.] Je362 ne puis dire les bontés que l'on me témoigna dans cette maison. Tous les officiers270 à l'envi me rendaient service. Je ne trouvais partout que des gens qui m'applaudissaient et qui m’aimaient à363 cause de ce misérable extérieur. J'étais si scrupuleuse à n'écouter personne sur cela que j'en étais ridicule. Je ne parlais jamais à un homme seule à seul, et n'en faisais point monter dans mon carrosse que mon mari n'y fut, quoique ce fussent de mes parents. Je ne donnais jamais la main qu'avec précaution. Je n'entrais point dans des carrosses d'hommes. Enfin il n'y avait point au monde de mesure que je n'observasse pour ne donner ni aucun soupçon à mon mari, ni aucun sujet de parler de moi. J'avais tant de précautions, ô mon Dieu, pour un vain point d'honneur, et j'en avais si peu pour le véritable honneur qui est de ne vous pas déplaire ! J'allais si loin là-dessus, et mon amour-propre était si grand que si j'avais manqué à une règle de civilité, je n'en dormais de la nuit. Chacun voulait contribuer à me divertir, et le dehors n'était que trop riant pour moi. Mais pour le dedans, le chagrin [36] avait tellement abattu mon mari, qu'il me fallait chaque jour essuyer quelque chose de nouveau, et cela fort souvent. Quelquefois il menaçait de jeter le souper par les fenêtres, et je lui disais qu'il me ferait bien tort, que j'avais bon appétit. Je riais avec lui pour le gagner, et il s'apaisait souvent d'abord, et la manière dont je lui parlais le touchait. D'autres fois la mélancolie l'emportait sur tout ce que je pouvais faire et sur l'amour qu'il avait pour moi. Il voulait que je retournasse au logis, mais je ne le pouvais vouloir à cause de ce que j'avais souffert en son absence. Je remarquais qu'ordinairement après que j'avais été à la messe ou que j'avais communié, c'était alorsqu’il lui prenait des humeurs plus fâcheuses qui duraient souvent fort longtemps. Ce qu’il y avait en cela d’incommode, outre l’emportement, c’est qu’incessamment il recommençait la même chose. Vous364 me donniez, ô mon Dieu, beaucoup de patience et vous me faisiez la grâce de ne lui rien répondre, ou que très peu de choses avec douceur, et ainsi le démon, qui ne prétendait que de me porter par là à vous offenser, s'en retournait confus par l'assistance singulière de votre grâce qui, malgré les révoltes de la nature que je sentais vivement, ne permettait pas que je m'emportasse.

[10.] Je devins toute languissante, car je vous aimais, ô mon Dieu, et je n'aurais pas voulu vous déplaire. Cette vanité que je sentais et que je ne pouvais détruire, me faisait beaucoup de peine. Cela, joint à une longue suite de chagrins, me fît tomber malade. Comme je ne voulais pas incommoder dans l'hôtel de Longueville, je me fis transporter ailleurs ; je fus si malade et réduite à telle extrémité, qu'après qu'on m'eut tiré en sept jours quarante-huit poëlettes de sang, et que l'on n'en pouvait plus avoir, les médecins désespérèrent de ma vie, et cela dura très longtemps. Il n'y avait nulle apparence que j'en pusse revenir. Mon mari était inconsolable, car dans le fond il m’aimait beaucoup et lorsqu’il me traitait mal c’était son humeur qui l’emportait et dont il n’était pas le maître, ce que Dieu permettait pour mon avantage. M. le curé de St Jean de la paroisse dont j’étais, qui avait été intime ami de St François de Sales, me confessa ; il avait bien de la piété et du discernement. Il fît une revue depuis ma dernière confession générale, il parut365 si content de moi qu'il disait que je mourrais comme une sainte. Il n'y avait que moi, ô mon Dieu, qui n'étais pas contente de moi-même : mes péchés étaient trop présents à mon esprit et trop douloureux à mon coeur pour avoir cette présomption. L’on m'apporta le saint viatique à minuit. C'était une désolation générale dans la famille et parmi tous ceux qui me connaissaient. Il n'y avait que moi à qui la mort était indifférente. Je la regardais sans frayeur, je n'avais nul chagrin de quitter ce misérable corps, dont la vanité m'était plus insupportable que la mort, mes croix contribuaient beaucoup à me rendre insensible à son approche. Un soir que j’étais très mal mais non pas privée de connaissance, j’aperçus mon mari proche de mon lit, il était seul avec moi dans ce moment, je le priai de me dire les prières des agonisants, je lui indiquai même le livre où cela était, je le fis pour me contenter, mais il fut366 si affligé qu'il pensa mourir et sans des remèdes que l’on lui donna, on croit qu’il en serait mort. Comme367 il vit qu'il n'y avait plus d'espérance, que le mal augmentait aussi bien que ma faiblesse, que les remèdes l'irritaient, qu'on ne trouvait plus de sang dans mes veines qui étaient épuisées par la grande quantité de saignées qu'on m'avait faites, comme l’on faisait la fête de St François de Sales, il me voua à368 ce saint, et fît dire plusieurs messes, ce qui ne fut pas plus tôt fait que je commençai à me mieux porter. Mais ce qui est étrange, c'est que malgré tout son amour, à peine fus-je hors de danger, qu'il commença à se fâcher contre moi. Je ne pouvais me369 soutenir [37] moi-même qu'il me fallait soutenir de nouveaux assauts. Cette maladie me fut fort utile, car, outre une très grande patience parmi de très fortes douleurs, c'est qu'elle m'éclaira beaucoup sur l'inutilité des choses du monde ; elle me détacha beaucoup de moi-même, me donna un nouveau courage pour mieux souffrir que je n'avais fait par le passé ; je sentais même que votre amour se370 fortifiait dans mon coeur, [avec] le371 désir de vous plaire et de vous être fidèle dans mon état et bien d’autres372 biens qu'elle me fît qu'il serait inutile de détailler. Je fus encore six mois à traîner d'une fièvre lente et d'un flux hépatique, l’on croyait que cela m'emporterait à la fin, mais, ô mon Dieu, vous ne vouliez pas encore m'attirer à vous, les desseins que vous aviez sur moi étaient bien autres que cela. Vous ne vous contentiez pas de me faire l'objet de votre miséricorde, vous vouliez que je fusse la victime de votre justice.

1.8 RENCONTRE ET EVEIL INTERIEUR

[l.] Enfin après bien de la langueur je repris ma première santé, et je perdis ma mère ; il arriva quantité de choses dans ce temps que je supprime pour ne vous être d’aucune utilité ni pour me faire connaître à vous ni pour vous servir à vous-même. C’était une continuation de rencontres journalières de croix et d’occasions de vanité. Ma mère mourut comme un ange, et quoique l’attache qu’elle avait pour mon frère fut son plus grand défaut, Dieu qui voulait commencer dès cette vie à récompenser ses grandes aumônes et ses bonnes actions, lui donna une telle grâce de détachement quoiqu’elle ne fut que vingt-quatre heures malade, qu’elle dit qu’elle quittait mon frère sans chagrin.373271 Cependant je suivais toujours mon petit train pour l’oraison que je ne manquais jamais de faire deux fois le jour. Je veillais sur moi-même, me surmontant continuellement, et je faisais beaucoup d'aumônes. J'allais chez les pauvres dans leurs maisons et les assistais dans leurs maladies. Je faisais selon ma lumière tout le bien que je connaissais, étant assidue à l'église et à rester devant le Saint-Sacrement, m'étant mise pour cela de l'adoration perpétuelle. Vous augmentiez, ô mon Dieu, mon amour et ma patience à mesure que vous augmentiez mes souffrances. Les avantages temporels que ma mère procura à mon frère au-dessus de moi, dont je n'avais nul chagrin, ne laissèrent pas de me causer des croix, car on se prenait à moi de tout au logis. Je fus aussi fort incommodée dans cette grossesse374, et même du temps375 malade d'une fièvre double tierce. Cependant j'étais encore faible, et je ne vous servais pas encore376, mon Dieu, avec cette vigueur que vous me donnâtes bientôt après. J'aurais bien voulu accorder l'amour de moi-même et des créatures avec vous, car377 j'étais si malheureuse que j'en trouvais toujours qui m'aimaient et à qui je ne pouvais m'empêcher de vouloir plaire, non parce que je les aimais, car jusqu’alors je n’en aimais que très peu et faiblement, mais378 pour l'amour que je me portais à moi-même.

[2.] Vous permîtes, ô mon Dieu, que Madame de Charost272 qui379 était exilée, vint chez mon père, qui lui offrit un corps de logis, ce qu'elle accepta, et y380 demeura du temps. Cette Dame était d'une piété singulière et d'un grand intérieur. Comme je la voyais souvent, et qu'elle avait de l'amitié pour moi, parce qu'elle remarquait que381 je voulais aimer Dieu, et que d'ailleurs je m'employais aux œuvres extérieures de la charité, cela me servit beaucoup, elle remarquait que382 j'avais les vertus de la vie [37] active et multipliée273, mais que ce n'était point dans la simplicité de l’oraison où elle était. Elle me touchait quelquefois un mot sur cette matière, mais comme l'heure n'était point encore venue, je ne la comprenais pas. Elle me servit plus par ses exemples que par ses paroles. Je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait383 une fort grande présence de Dieu, et je remarquais en elle ce que je n'avais encore jamais vu à personne. Je tâchais à force de tête et de pensées de me donner une présence de Dieu continuelle, mais je me donnais bien de la peine et je n'avançais guère. Je voulais avoir par effort ce que je ne pouvais acquérir qu'en cessant tout effort. Cette bonne dame me charma par sa vertu que je voyais bien au-dessus du commun. Elle, me voyant si multipliée, me disait souvent quelque chose, mais il n'était pas temps, je ne l'entendais pas. J'en parlais à mon confesseur, qui me disait tout le contraire ; et comme je lui disais ce384 que mon confesseur m'avait dit là-dessus, elle n'osait se déclarer à moi.

[3.] Le neveu de mon père dont j'ai parlé274, qui était allé en Cochinchine385 avec M. d'Héliopolis, arriva. Il venait en Europe pour emmener des386 prêtres. Je fus ravie de le voir, car je me souvins du bien que son premier passage m'avait apporté. Madame de Charost387 n'eut pas moins de joie que moi de le voir; car ils s'entendirent bientôt et ils avaient un même langage intérieur, qui était aussi connu de la prieure d'un monastère de bénédictines appelée Geneviève Granger388, une des plus saintes389 filles de son temps275. Je ne la connaissais guère alors. La390 vertu de cet excellent parent me charmait; et j'admirais son oraison continuelle sans la pouvoir comprendre. Je m'efforçais de méditer continuellement, de penser sans cesse à vous, ô mon Dieu, de dire des prières et oraisons jaculatoires : mais je ne pouvais me donner par toutes ces multiplicités ce que vous donnez vous-même, et qui ne s'éprouve que dans la simplicité. J'étais surprise qu'il391 me disait [dît] qu'il ne pensait à rien dans l’oraison, et j'admirais276 ce que je ne pouvais comprendre. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour m'attacher plus fortement à vous, ô mon Dieu, il m'assurait que s'il était assez heureux pour endurer le martyre, ainsi qu'il l'endura en effet, il vous l'offrirait pour m'obtenir un grand don d’oraison. Nous disions ensemble l’office de la Sainte Vierge; souvent il s'arrêtait tout court, parce que la violence de l'attrait lui fermait la bouche, et alors il cessait ses prières392 vocales. Je ne savais pas encore ce que c'était que cela. Il avait pour moi une affection incroyable, l'éloignement où il me voyait de la corruption du siècle, l'horreur du péché dans un âge où les autres ne commencent qu'à en goûter les plaisirs, car je n'avais pas dix-huit ans, lui donnaient de la tendresse pour moi, joint qu’il voyait bien le mal que j’aurais pu faire dans le monde si je m’étais mise de son parti. Je393 me plaignais de mes défauts avec bien de l'ingénuité, car j'ai toujours été assez éclairée là-dessus ; mais comme la difficulté que je trouvais à les corriger entièrement m'abattait beaucoup le courage, il me soutenait, et m'exhortait à me supporter moi-même. Il aurait bien voulu me donner une autre méthode d’oraison qui eût été plus efficace pour me défaire de moi-même, mais je ne donnais point de lieu à cela.

[4.] Je crois que ses prières furent plus efficaces que ses paroles394, car il ne fut pas plus tôt hors de chez mon père que vous eûtes compassion de moi, ô mon divin amour. Le désir que j'avais de vous plaire, les larmes que je versais, le grand travail que je faisais et le peu de fruit que j'en retirais, vous émurent de compassion. Vous me donnâtes en un moment par votre grâce et par votre seule bonté395 ce que je n'aurais pu me donner moi-même par tous mes efforts. Je ne disais rien à cette dame de ce que je souffrais et elle me [39] croyait fort heureuse. Elle me disait quelquefois « votre belle-mère a la mine bien sévère, elle m’effraye », je lui disais que c’était une bonne personne bien charitable. Il est vrai qu’il faut plus attribuer mes croix à la providence qu’à ma belle-mère car, à la réserve de la sévérité naturelle et de certaines choses ordinaires aux personnes qui ne font pas oraison, elle avait de bonnes qualités, mais lorsqu’il vous plaît, ô mon Dieu, de faire souffrir une âme, vous vous servez de toutes choses pour cela. Comme j’étais fort imparfaite j’avais besoin de tous ces coups de ciseau pour me rendre conforme à vos divins vouloirs. Voilà396 l'état où était mon âme lorsque, par une bonté d'autant plus grande que je m'en étais rendue plus indigne, sans avoir égard ni à vos grâces rebutées, ni à mes péchés, non397 plus qu'à mon extrême ingratitude, me voyant ramer avec tant de fatigue sans aucun secours, vous envoyâtes, ô mon divin Sauveur, le vent favorable de votre opérer277 divin, pour me faire marcher à pleines voiles sur cette mer d'afflictions. La chose arriva comme je vais dire.

[5.] Je parlais souvent à mon confesseur de la peine que j'avais de ne pouvoir méditer ni me rien imaginer. Les sujets d’oraison trop étendus m'étaient inutiles et je n'y comprenais rien : ceux qui étaient fort courts et pleins d'onction m'accommodaient mieux. Ce bon père ne me comprenait pas et je croyais que398 c’était que je ne pouvais me faire entendre. Enfin399 Dieu permit qu'un bon religieux fort intérieur de l'ordre de Saint François278 passa où nous étions. Il voulait aller par un autre endroit, tant pour abréger le chemin qu'afin de se servir de la commodité de l'eau qui lui aurait exempté la peine d’aller à pied, mais400 une force secrète lui fît changer de dessein, et l'obligea de passer par le lieu de ma demeure. Il vit bien d'abord qu'il y avait là quelque chose à faire pour lui. Il se figura que vous l’appeliez là, ô mon Dieu, pour401 la conversion d'un homme de considération à laquelle il avait déjà travaillé autrefois dans le séjour qu’il avait fait dans cet endroit; il se résolut de l’attaquer sans relâche mais402 ses efforts furent aussi inutiles que la première fois : c'était403 la conquête de mon âme que vous vouliez faire par lui. O mon Dieu, il semble404 que vous oubliiez tout le reste pour ne penser qu'à ce coeur ingrat et infidèle. Sitôt405 que ce bon religieux fut arrivé au pays, il alla voir mon père qui en eut un contentement extrême, car mon père étant autant à vous qu’il était, se faisait un très grand plaisir de voir des personnes qui vous aimaient purement, ô mon Dieu ! Mon père m’aimait d’une extrême tendresse et la mort de ma mère avait même augmenté son affection pour moi parce que je fus engagée par là à lui rendre certains devoirs que je ne lui eusse pas rendu si ma mère eût été vivante.

Il pensa mourir lorsque j’étais en couche de mon second fils, l’on me cacha son mal, mais pour mon père malgré la406 joie qu’il avait d’aller voir Dieu, il ne pouvait s’empêcher de témoigner le déplaisir qu’il avait de mourir sans me voir. Il demandait sans cesse sa fille car quoique mon frère fût auprès de lui, cela ne le satisfaisait pas. Madame la duchesse de Charost qui était encore chez lui lui rendait bien des assistances secourables et407 lorsqu’elle me venait voir je lui disais que j’étais surprise de ce que mon père ne [me] venait pas voir, elle me faisait entendre qu’il avait mal à la jambe, je prenais cela pour vrai, mais408 une personne indiscrète m’ayant dit qu’il était malade, je me levai tout mal que j’étais et allai le voir. Il eut une extrême joie de mon arrivée. Je409 le trouvai si changé, la langue si épaisse que je craignis fort pour lui. Il guérit cependant, non pas tout à fait, mais assez pour me donner de nouvelles marques de son affection410. Il avait beaucoup de croix de la part de mon frère, il m’en faisait confidence et cependant je ne lui disais rien des miennes qui l’auraient fort affligé411. Je ne lui disais qu’une chose qui était le désir sincère que j’avais de vous aimer, ô mon Dieu, et la douleur où j’étais de ne le pouvoir [40] faire selon mon désir. La précipitation avec laquelle je relevais de couche pour voir mon père me causa une dangereuse maladie. Mon père, ainsi que je l’ai dit, m’aimait fort et m’aimait uniquement. Il crut412279 ne m'en pouvoir donner une marque plus solide qu'en me procurant la connaissance de ce bon religieux. Il me dit ce qu'il connaissait de ce saint homme et qu'il voulait que je le visse. J'en fis d'abord bien de la difficulté parce que je n'allais jamais voir de religieux. Je croyais devoir en user de la sorte afin d'observer les règles de la plus rigoureuse sagesse. Cependant les instances de mon père me tinrent lieu d'un commandement absolu. Je crus que je ne pouvais me mal trouver d'une chose que je ne faisais que pour lui obéir.

[6.] Je pris avec moi une de mes parentes, et j'y allai. De loin qu'il me vit, il demeura tout interdit car il était fort exact à ne point voir de femmes, et une solitude de cinq années dont il sortait ne les lui avait pas rendues peu étrangères. Il fut donc fort surpris que je fusse la première qui se fut adressée à lui, ce que je lui dis augmenta sa surprise, ainsi qu'il me l'avoua depuis, m'assurant que mon extérieur et la manière de dire les choses l'avaient interdit, de sorte qu'il ne savait s'il rêvait. Il n'avança qu'à peine, et je crois que s’il n’eût appréhendé d’offenser la maison de qui ces religieux tiraient presque toute leur subsistance, outre que leur maison avait été établie par la famille, sans cette appréhension dis-je413, il ne serait point venu. Il fut414 un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison280. Il me répliqua aussitôt : C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre coeur et vous l'y trouverez415. En achevant ces paroles, il me quitta disant qu’il allait chercher des écrits afin de me les donner. Il m’a dit depuis que c’était bien plutôt la surprise afin que je ne m’aperçusse pas de son interdiction281.

[7.] Le416 lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque417 je fus le voir et que je lui dis l'effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu'elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu'amoureuse282 ; plaie si douce, que je désirais n'en guérir jamais. Ces paroles mirent dans mon cœur ce que je cherchais depuis tant d'années ou plutôt elles me firent découvrir ce qui y était et dont je ne jouissais pas faute de le connaître. O mon Seigneur, vous étiez dans mon cœur et vous ne demandiez de moi qu'un simple retour au-dedans pour me faire sentir votre présence. O bonté infinie, vous étiez si proche, et j'allais courant çà et là pour vous chercher, et je ne vous trouvais pas. Ma vie était misérable et mon bonheur était au-dedans de moi, j'étais dans la pauvreté au milieu des richesses et je mourais de faim près d'une table préparée et d'un festin continuel. O beauté ancienne et nouvelle, pourquoi vous ai-je connue si tard. Hélas ! je vous cherchais où vous n'étiez pas et je ne vous cherchais pas où vous étiez. C'était faute d'entendre ces paroles de votre Evangile, lorsque parlant de votre royaume sur la terre vous418 dites : Le Royaume de Dieu n'est point ici ou là, mais le Royau me de Dieu est au-dedans de vous283. Je l'éprouvai bien d'abord car dès lors419 vous futes mon roi, et mon coeur devint votre royaume, où vous commandiez en souverain et où vous faisiez toutes vos volontés. Car ce que vous faites dans une âme lorsque vous y venez comme roi, est le même que vous fîtes venant au monde pour être roi des Juifs. Il est écrit de moi, dit ce divin roi, à la tête du livre, que je ferai votre volonté284. C'est ce qu'il écrit d'abord à l'entrée du coeur où il vient régner.

[8.] Je dis à ce bon père, que je ne savais pas ce qu'il [41] m'avait fait, que mon coeur était tout changé, que Dieu y était, et que je n'avais plus de peine à le trouver; car dès ce moment il me fut donné une expérience de sa présence dans mon fond, non par pensée ou par application d'esprit, mais comme une chose que l'on possède réellement d'une manière très suave. J'éprouvais420 ces paroles de l'Epouse des Cantiques : Votre nom est comme une huile répandue; c'est pourquoi les jeunes filles vous ont aimé285: car je sentais dans mon âme une onction qui, comme un baume salutaire, guérit en un moment toutes mes plaies, et qui se répandait même si fort sur mes sens, que je ne pouvais presque ouvrir la bouche ni les yeux. Je ne dormis point de toute cette nuit parce que votre amour, ô mon Dieu, était non seulement pour moi comme une huile délicieuse, mais encore421 comme un feu dévorant qui allumait dans mon âme un tel incendie qu'il semblait devoir tout dévorer en un instant. Je fus tout à coup si changée que je n'étais plus reconnaissable ni à moi-même ni aux autres, je ne trouvais plus ni ces défauts ni ces répugnances : tout me paraissait consumé comme une paille dans un grand feu.

[9.] Ce bon père ne pouvait cependant se résoudre de se charger de ma conduite quoiqu'il eût vu un changement si surprenant de la droite de Dieu. Plusieurs raisons le portaient à s'en défendre. La première était mon extérieur, qui lui donnait beaucoup d'appréhension. La seconde était ma grande jeunesse, car je n'avais que dix-neuf ans, et la troisième une promesse422 qu'il avait faite à Dieu par défiance de lui-même, de ne se charger jamais de la conduite d'aucune personne du sexe à moins que Notre-Seigneur ne l'en chargeât par une providence particulière. Il me dit donc, sur les instances que je lui fis afin qu'il me prît sous sa conduite, de prier Dieu pour cela, qu'il le ferait de son côté. Comme il était en oraison, il lui fut dit : Ne crains point de te charger d'elle, c'est mon Epouse423. O mon Dieu, permettez-moi de vous dire que vous n'y pensiez pas. Quoi ! votre épouse, ce monstre effroyable d'ordure et d'iniquité qui n'avait fait que vous offenser, abuser de vos grâces et payer vos bontés d'ingratitude ? Ce bon père me dit après cela, qu'il voulait bien me conduire.

[10.] Rien ne m'était plus facile alors que de faire oraison : les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l'amour ne me laissait pas un moment de repos. Je lui disais : “O mon Amour424, c'est assez, laissez moi!” Mon oraison fut dès le moment dont j'ai parlé vide de toutes formes, espèces et images; rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c'était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple, qu'il attirait et absorbait les deux autres puissances de l'âme dans un profond recueillement, sans acte ni discours. J'avais cependant quelquefois la liberté de dire quelques mots d'amour à mon Bien-Aimé; mais ensuite tout me fut ôté. C'était une oraison de foi savoureuse qui425 excluait toute distinction, car je n'avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l'amour d'aimer avec plus d'étendue, sans motifs, ni raisons d'aimer. Cette souveraine des puissances286, la volonté, engloutissait les deux autres puissances, et426 leur ôtait tout objet distinct pour les mieux unir en elle, afin que le distinct, en ne les arrêtant pas, ne leur ôtât pas la force unitive, et ne les empêchât pas de se perdre dans l'amour. Ce n'est pas qu'elles ne subsistassent dans leurs opérations inconnues et passives, mais c'est que la lumière générale pareille427 à celle du Soleil, absorbe toutes lumières428 distinctes, et les met en obscurité à notre égard, parce que l'excès de sa lumière les surpasse toutes.

1.9 L’ORAISON AU-DESSUS DES EXTASES

[l.] C'est donc là l’oraison qui me fut communiquée d'abord, qui est bien au-dessus des extases, et des ravissements, des visions, etc., parce que toutes ces grâces sont bien moins pures.

Les visions sont les429 puissances inférieures à la volonté, et leur effet doit toujours se terminer à la volonté, et dans la suite elles doivent se perdre dans l'expérience de ce que l'on voit, connaît, et entend dans ces états, sans quoi l'âme n'arriverait jamais à la parfaite union. Ce qu'elle aurait alors, qu'elle nommerait même du nom d'union, serait une union médiate et un écoulement des dons de Dieu dans les puissances ; mais ce n'est pas Dieu même, de sorte qu'il est de très grande conséquence [42] d'empêcher les âmes de s'arrêter aux visions et aux extases, parce que cela les arrête presque toute leur vie. De plus, ces grâces sont fort sujettes à l'illusion, parce que ce qui a forme, image et distinction, le Démon le peut contrefaire aussi bien que le goût sensible ; mais ce qui est dégagé de toutes formes, images, espèces, et au-dessus des choses sensibles, le Diable n'y peut entrer.

[2.] De ces sortes de dons, les moins purs et parfaits et les plus sujets à l'illusion sont les visions et les extases. Les ravissements et les révélations ne le sont pas tout à fait tant, quoiqu'il y en ait beaucoup.

[3]. La430 vision n'est jamais de Dieu même, ni de431 Jésus-Christ, comme ceux qui l'ont se l'imaginent, c'est un ange de lumière, qui, selon le pouvoir qui lui en est donné de Dieu, fait voir à l'âme sa représentation, qu'il prend lui-même287. /[P] Il me paraît que les apparitions que l'on croit de Jésus-Christ même, sont à peu près comme le soleil qui se peint dans un nuage avec de si vives couleurs que celui qui ne sait pas ce secret, croit que c'est le soleil même, cependant ce n'est que son image. Jésus-Christ se peint lui-même de cette sorte dans l'intelligence, ce qu'on nomme visions intellectuelles, qui sont les plus parfaites, ou [cela se fait] par les Anges, qui étant de pures intelligences peuvent être imprimées ainsi et se montrer de la sorte. Saint François d'Assise, très éclairé sur les visions, n'a jamais attribué à Jésus-Christ même l'impression de ses stigmates, mais à un séraphin, qui étant effigié de Jésus-Christ les lui imprima. L'imagination s'imprime aussi des fantômes et des représentations saintes. Il y en a encore des corporelles, l'une et l'autre sortes sont les plus grossières et les plus sujettes à l'illusion. // C'est432 de ces sortes de choses dont parle saint Paul lorsqu'il dit que l'Ange de ténèbres se transfigure en Ange de lumière288. Ce qui arrive ordinairement lorsqu'on fait cas des visions, qu'on les estime, qu'on s'y arrête parce que toutes ces choses donnent de la vanité à l'âme ou du moins l'empêchent de courir au seul inconnu qui est au-dessus de toute vue, connaissance et lumière selon que l'explique saint Denis.

[4.] L'extase vient d'un goût sensible, qui est une sensualité spirituelle, où l'âme se laissant trop aller à cause de la douceur qu'elle y trouve tombe en défaillance. Le Diable donne de ces sortes de douceurs sensibles pour amorcer l'âme, lui faire haïr la croix, la rendre sensuelle, et lui donner de la vanité et de l'amour d'elle-même, l'arrêter aux dons de Dieu, et l'empêcher de suivre Jésus-Christ par le renoncement et la mort à toutes choses.

[5.] Les paroles intérieures distinctes sont aussi fort sujettes à l'illusion : le Diable en forme beaucoup, et quand elles seraient du bon Ange, car Dieu ne parle point de cette sorte, elles433 ne signifient pas toujours tout ce qu'elles sonnent et l'on voit très peu arriver ce qui est dit de cette sorte. Car lorsque Dieu fait porter de ces sortes de paroles par ses anges, il entend les choses à sa manière, et nous les prenons à la nôtre, et c'est ce qui nous trompe.

[6.] La parole de Dieu immédiate n'est autre que l'expression de son Verbe dans l'âme, parole substantielle, qui n'a aucun son ni articulation, parole vivifiante et opérante, selon qu'il est écrit : Dixit, et facta sunt289, parole qui n'est jamais un moment muette ni infructueuse, parole qui ne cesse jamais dans le centre de l'âme lorsqu'il est disposé pour cela, et qui s'en retourne aussi pure à son principe qu'elle en est sortie, parole où il n'y eut jamais de méprise, parole qui fait que Jésus-Christ devient la vie de l'âme, puisqu'elle n'est autre que lui-même comme Verbe, parole qui a une efficace admirable, non seulement dans l'âme où elle est reçue, mais qui se communique en d'autres âmes par celle-là comme un germe divin qui les fait fructifier pour la vie éternelle, parole toujours muette et toujours éloquente, parole qui n'est autre que vous-même, ô mon Dieu, Verbe fait chair, parole qui est le baiser de la bouche et l'union immédiate et essentielle que vous êtes, infiniment élevée au-dessus de ces paroles créées, bornées et intelligibles. Pour revenir à mon sujet je continuerai de dire que

[7.] les révélations434 de l'avenir sont aussi fort dangereuses, et le Démon les435 peut contrefaire sur des augures, comme il faisait autrefois dans les temples des païens où il rendait des oracles. Quand même elles seraient de Dieu par le ministère de ses anges, il faut les outrepasser sans s'y arrêter, parce que nous ne comprenons pas ce qu'elles signifient, les vraies révélations étant toujours fort obscures. De plus, c'est que cela amuse l'âme extrêmement, l'empêche de vivre dans l'abandon total à la divine [43] providence, donne de fausses assurances et des espérances frivoles, occupe l'esprit des choses futures, et empêche de mourir à tout et d'outrepasser toutes choses pour suivre Jésus-Christ nu, dépouillé de tout.

[8.] La révélation de Jésus-Christ dont parle saint Paul290 , est bien différente de celle-là; elle est manifestée à l'âme lorsque la parole éternelle lui436 est communiquée ; révélation qui nous fait devenir d'autres Jésus-Christ291 en terre par participation, qui fait qu'il s'exprime lui-même en nous. C'est cette révélation qui est toujours véritable, que le Démon ne peut contrefaire.

[9.] Les ravissements viennent d'un autre principe. C'est que Dieu attire l'âme fortement pour la faire sortir d'elle-même et la perdre en lui; et de tous les dons que j'ai écrits, c'est437 le plus parfait. Mais l'âme étant encore arrêtée par sa propriété438, elle ne peut sortir d'elle-même, de sorte qu'étant attirée d'un côté et retenue de l'autre, c'est ce qui opère le ravissement ou vol d'esprit292, qui est plus violent que l'extase, et élève quelquefois même le corps de terre. Cependant ce que les hommes admirent si extraordinairement est une imperfection et un défaut dans la créature.

[10.] Le véritable ravissement439 et l'extase parfaite s'opèrent par l'anéantissement total, où l'âme perdant toute propriété, passe en Dieu sans effort et sans violence comme dans le lieu440 qui lui est propre et naturel293. Car Dieu est le centre de l'âme, et dès que l'âme est dégagée des propriétés qui l'arrêtaient en elle-même ou dans les autres créatures, elle passe infailliblement en Dieu441, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ294. Mais cette extase ne s'opère que par la foi nue, la mort à toutes les choses442 créées, même aux dons de Dieu, qui, étant des créatures, empêchent l'âme de tomber dans le seul incréé. C'est pourquoi je dis qu'il est de grande conséquence de faire outrepasser tous ces dons, quelque sublimes qu'ils paraissent, parce que tant que l'âme y demeure, elle ne se renonce pas véritablement, et ainsi ne passe jamais en Dieu même, quoiqu'elle soit dans ces dons d'une manière très sublime; et ainsi restant dans443 les dons, elle perd la jouissance réelle du donateur, qui est une perte inestimable.

[11.] Vous444 me mîtes, ô mon Dieu, par une bonté inconcevable dans un état très épuré, très ferme et très solide. Vous prîtes possession de ma volonté295, et vous y établîtes votre trône, et afin que je ne me laissasse pas445 aller à ces dons, et ne me dérobasse pas à votre amour, vous me mîtes d'abord dans votre union dans les puissances446 et une447 adhérence continuelle à vous. Je ne pouvais faire autre chose que de vous aimer d'un amour aussi profond que tranquille, qui absorbait tout autre chose. Celles qui296448 sont prises de cette sorte sont les plus avantagées, et elles ont moins de chemin à faire. Il est vrai que quand vous les avancez si fort, ô mon Dieu, elles doivent s'attendre à de fortes croix et à des morts cruelles, surtout si elles sont touchées d'abord de beaucoup de foi, d'abandon, de pur amour, de désintéressement, et d'amour du seul intérêt de Dieu seul, sans retour sur soi-même. Ce furent ces dispositions que vous mîtes d'abord en moi, avec un désir si véhément de souffrir pour vous, que j'en étais toute languissante. Je fus d’abord dégoûtée449 de toutes les créatures, tout ce qui n'était point mon amour m'était insupportable. La croix que j'avais portée jusqu'alors par résignation, devint mes délices et l'objet de mes complaisances.

1.10 AUSTERITES, AMOUR DIVIN, UNION EN CHARITE

[l.] J'écrivais tout cela à ce bon Père, qui en était plein de joie et d'étonnement. O Dieu, quelles pénitences l'amour des souffrances ne me faisait-il point faire ! Je faisais toutes les austérités que je pouvais imaginer450, mais tout cela était trop faible pour contenter le désir que j'avais de souffrir. Quoique mon corps fut très délicat, les instruments de pénitence me déchiraient sans me faire douleur, à ce qu'il me paraissait. Je prenais tous les jours de longues disciplines, qui étaient avec des pointes, elles451 me tiraient bien du sang452 et me meurtrissaient, mais elles [44] ne me satisfaisaient pas et je les regardais avec mépris et indignation car elles ne pouvaient me contenter, et comme je n'avais que peu de force, que ma poitrine était d'une extrême délicatesse, je me lassais le bras453 et m'éteignais la voix sans me faire de mal. Je portai des ceintures de crin et de pointes de fer, les premières me paraissaient un jeu d'amour-propre, et les dernières me faisaient une extrême douleur en les mettant et les ôtant ; et cependant lorsque je les avais, elles ne me faisaient point de mal. Je me déchirai de ronces, d'épines et d'orties que je gardais sur moi ; la douleur de celles-ci me faisait faillir le coeur et m'ôtait entièrement le sommeil, sans que je pusse durer ni assise ni couchée, à cause des pointes qui restaient dans ma chair. C'était de ces dernières que je me servais lorsque j’en pouvais trouver, car elles me satisfaisaient plus qu'aucune. Je tenais très souvent de l'absinthe dans ma bouche297 et je mettais de la coloquinte dans mon manger, quoique je mangeasse si peu que je m'étonne comment je pouvais vivre ; aussi étais-je toujours malade ou languissante. Si je marchais, je mettais des pierres dans mes souliers. C'était, ô mon Dieu, ce que vous m'inspirâtes d'abord de faire, aussi bien que de me priver de tous les contentements les plus innocents. Tout ce qui pouvait flatter mon goût lui était refusé ; tout ce qui lui faisait le plus de peine lui était donné. Mon coeur, qui jusqu'alors était si délicat que la moindre saleté le faisait soulever avec des efforts incroyables, n'osait témoigner une répugnance, qu'il ne se vît aussitôt contraint de prendre ce qui le faisait crever; et cela tant, et si longtemps qu'il ne lui resta plus aucune répugnance. Mon goût, qui jusqu'alors ne pouvait manger presque de rien, fut forcé de manger sans discernement, sans qu'il parût même qu'il fut encore en état de faire un choix.

[2.] Il y a deux choses que454 je ne vous dirais pas si vous ne m'aviez défendu de vous rien cacher. C'est que j'avais un tel dégoût pour les crachats que lorsque je voyais ou entendais cracher quelqu'un, j'avais envie de vomir et faisais des efforts étranges. Il me fallut, un jour que j'étais seule et que j'en aperçus un, le plus vilain que j'aie jamais vu, mettre ma bouche et ma langue dessus : l'effort que je me fis fut si étrange, que je ne pouvais en revenir et j'eus des soulèvements de coeur si violents que je crus qu'il se romprait en moi quelque veine, et que je vomirais le sang. Je fis cela tout autant de temps que mon coeur y répugna, ce qui fut assez long, car je ne pouvais me surmonter en ces choses298.

[3.] Je ne faisais point cela par pratique, ni par étude, ni avec prévoyance. Vous étiez continuellement en moi, ô mon Dieu, et vous étiez un exacteur299 si sévère, que vous ne me laissiez pas passer la moindre chose. Lorsque je pensais faire quelque chose, vous m'arrêtiez tout court, et me faisiez faire sans y penser toutes vos volontés et tout ce qui répugnait à mes sens, jusqu'à ce qu'ils fussent si souples, qu'ils n'eussent pas le moindre penchant, ni la moindre répugnance Pour ce que je viens de dire il me455 fallut prendre du pus, lécher des emplâtres300. Je pansais tous les blessés qui venaient à moi, et donnais des remèdes aux malades. Cette mortification dura longtemps, mais sitôt que le coeur ne répugnait plus, et qu'il prenait également les plus horribles choses comme les meilleures, la pensée m'en était ôtée entièrement et456 je n'y songeais plus depuis, car je ne faisais rien de moi-même, mais je me laissais conduire à mon roi, qui gouvernait tout en souverain.

[4.] J'ai fait plusieurs années les premières austérités, mais pour ces choses-ci, en moins d'un an mes sens furent assujettis; rien ne les éteint si vite que de leur refuser tout ce qu'ils appètent301 et leur donner tout ce457 qu'ils répugnent. Le reste [45] ne fait pas tant mourir, et les austérités, quelque grandes qu'elles soient, si elles ne sont accompagnées de ce que je viens de dire, laissent toujours les sens en vigueur, et ne les amortissent jamais; mais ceci, joint au recueillement, leur arrache entièrement la vie.

[5.] Lorsque le bon Père , dont j'ai parlé, me demandait comment j'aimais Dieu, je lui disais que je l'aimais plus que l'amant le plus passionné n'aimait sa maîtresse; que cette comparaison était encore impropre, puisque l'amour des créatures ne peut jamais atteindre là ni par sa force ni par sa profondeur. Cet amour était si continuel et m'occupait toujours, et si fort, que je ne pouvais penser à autre chose. Cette touche si profonde, cette plaie si délicieuse et amoureuse me fut faite à la Madeleine 1668302 et458 ce Père qui prêchait très bien, fut prié de la prêcher à la paroisse dont j'étais, qui était sous l'invocation de459 la Madeleine. Il fît trois sermons admirables sur cette matière. Je m'aperçus alors d'un effet que me faisaient les sermons, qui est que je ne pouvais presque entendre les paroles et ce qu'on disait, ils me faisaient d'abord impression sur le cœur, et m'absorbaient si fort en Dieu que je ne pouvais ni ouvrir les yeux, ni entendre ce qui se disait. Entendre nommer votre Nom, ô mon Dieu, ou votre amour, était capable de me mettre dans une profonde oraison, et j'éprouvais que votre parole faisait une impression sur mon cœur directement, et qu'elle faisait tout son effet sans l'entremise de la réflexion et de l'esprit, et j'ai toujours éprouvé cela depuis, quoique d'une manière différente, selon les différents degrés et états où je passais. Cela460 m'était alors plus sensible, je ne pouvais presque plus prononcer de prières vocales.

[6.] Cet absorbement303 en Dieu où j'étais absorbait toutes choses. Je ne pouvais plus voir les saints ni la Sainte Vierge hors de Dieu ; mais je les voyais tous en461 lui, sans462 les pouvoir distinguer de lui qu'avec peine et quoique j'aimasse tendrement certains saints, comme saint Pierre, saint Paul, sainte Madeleine, sainte Thérèse304, tous ceux qui avaient de l'intérieur, je ne pouvais cependant m'en faire d'espèces305, ni les invoquer hors de vous.

[7.] Le463 deuxième d'août de la même année qui n'était que quelques semaines après ma blessure306, l'on faisait la fête de Notre-Dame de la Portioncule dans le couvent où était ce bon Père, mon directeur. J'allai dès le matin pour gagner les indulgences, et je fus bien surprise lorsque je vis que je n'en pouvais venir à bout. Je fis tous mes efforts pour cela; mais en vain : je restai plus de cinq heures de suite à l'église sans rien avancer307. Je fus pénétrée d'un trait de pur amour si vif, que464 je ne pouvais pas me résoudre d'abréger les peines dues à mes péchés par les indulgences ; si elles avaient donné des peines et des croix, je les aurais gagnées. Je vous disais : « O mon Amour je465 veux souffrir pour vous; n'abrégez point mes peines, ce serait abréger mes plaisirs ; je n'en trouve qu'en souffrant pour vous. Les indulgences sont bonnes pour ceux qui ne connaissent point le prix de la souffrance, qui n'aiment pas que votre divine justice se satisfasse, et qui ayant une âme mercenaire, craignent moins de vous déplaire qu'elles n'appréhendent la peine qui est attachée au péché. » Mais craignant de me méprendre, et de faire une faute en ne gagnant point les indulgences car je n'avais jamais ouï dire que l'on pût être de cette façon, je466 faisais de nouveaux efforts pour les gagner, mais inutilement. Enfin ne sachant plus que faire, je dis à Notre-Seigneur : « S'il faut nécessairement gagner les indulgences, transférez les peines de l'autre vie en celle-ci. »

Sitôt que je fus de retour au logis, j'écrivis à ce bon Père ma disposition et mes sentiments avec tant de facilité, et une manière de m'énoncer si aisée, que prêchant ce jour-là, il en fît le troisième point de son sermon, le disant mot à mot comme je l'avais écrit sans y changer, diminuer ni ajouter aucune chose que le mot de Dieu qu’il répéta deux fois. Ma surprise ne fut pas petite lorsque je l’entendis prêcher ce que je lui avait écrit

.[8.] Je467 quittai toutes les compagnies, je468 renonçai pour jamais aux jeux et aux divertissements, à la danse, aux promenades inutiles. Il y avait près de deux [46] ans que j'avais quitté la frisure; j'étais cependant fort bien mise, car mon mari le souhaitait de la sorte. Mon unique divertissement était de dérober des moments pour être seule avec vous, ô mon469 unique amour, tout autre plaisir m'était une peine et non pas un plaisir. Je ne perdais point votre présence, qui m'était donnée par une infusion autant divine que continuelle ; non comme je m'étais imaginée, par effort de tête ni à force de penser à vous, mon divin amour, mais dans le fond de la volonté, où je goûtais avec une douceur ineffable la réelle jouissance de l'objet aimé : non pourtant, comme dans la suite, par une union essentielle; mais par une union véritable, dans la volonté, qui me faisait goûter par une heureuse expérience que l'âme est créée pour jouir de vous, ô mon Dieu. Cette union est la plus parfaite de toutes celles qui s'opèrent dans les puissances. Son effet est aussi bien plus grand : car les unions des autres puissances éclairent l'esprit et absorbent la mémoire; mais si elles ne sont accompagnées de celle-ci, elles sont peu utiles; parce qu'elles ne font que des effets passagers. L'union de la volonté308 porte avec elle, en essence et en réalité, ce que les autres n'ont qu'en distinction, et de plus, elle soumet l'âme à son Dieu, la conforme à tous ses vouloirs, fait mourir peu à peu en elle toute volonté propre par470 le moyen de la charité dont elle est pleine, elle les fait peu à peu se réunir dans ce centre et s'y perdre en ce qu'elles ont de propre opérer et de naturel.

[9.] Cette perte se fait de cette sorte et elle s’appelle anéantissement471 des puissances472, ce qui ne se peut entendre473 d'un anéantissement physique, cela serait ridicule, mais474 elles paraissent anéanties quant à notre égard, quoiqu'elles restent toujours subsistantes. Cet anéantissement475 ou perte des puissances se fait de476 cette manière : c'est qu'à mesure que la charité remplit et enflamme la volonté en la manière que nous avons dit, cette charité devient477 si forte, qu'elle surmonte peu à peu toute l'activité de cette volonté pour l'assujettir à celle de Dieu ; de sorte que lorsque l'âme est docile à se laisser consommer et purifier par elle, et vider de tout ce qu'elle a de propre et d'opposé à la volonté de Dieu, elle se trouve peu à peu vide de toute volonté propre, et mise dans une sainte indifférence pour ne vouloir que ce que Dieu veut. Ceci478 ne peut jamais se consommer par479 l'activité de notre volonté, quand même elle serait employée en résignations continuelles, parce que tout cela sont des actes propres480, qui, quoique fort vertueux, font toujours subsister la volonté en elle-même, et par conséquent la tiennent en multiplicité, en distinction, en dissemblance de481 celle de Dieu309, mais

lorsque la volonté demeure soumise, et ne fait que souffrir librement et volontairement, apportant son concours qui est la soumission à482 se laisser surmonter et détruire par l'activité de la charité qui en absorbant483 la volonté en elle, la consomme dans celle de Dieu, la purifiant auparavant de toute restriction, dissemblance et propriété.

[10.] Il en est de même des deux autres puissances, où, par le moyen de la charité, les deux autres vertus théologales sont introduites : la foi484 s'empare si fort de l'entendement, qu'elle le fait défaillir à tout raisonnement, à toutes les lumières distinctes, à toutes les clartés et illustrations particulières, fussent-elles les plus sublimes - ce qui fait voir combien les visions, révélations, extases, etc., sont contraires à ceci, et empêchent la perte de l'âme en Dieu, quoique par là elle y paraisse perdue pour des moments ; mais ce n'est point une vraie perte, puisque l'âme qui est perdue485 en Dieu, ne se retrouve plus : c'est plutôt un simple absorbement si la chose est dans la volonté, ou un éblouissement si elle est dans l'esprit, qu'une486 perte487 - je dis donc que la foi fait perdre à l'âme toute lumière distincte, et l'absorbe en la surmontant pour la mettre dans sa lumière qui est au-dessus de toute lumière, lumière générale et indistincte, qui paraît ténèbres à l'égard de l'âme propre qui en est éclairée, parce que sa trop grande clarté fait qu'on ne peut ni discerner ni connaître488, comme nous ne pouvons discerner le soleil et sa lumière, quoique à la faveur [47] de cette lumière nous discernions si parfaitement les objets qu'elle nous489 empêche même de nous y méprendre490.

[11.] Comme l'on voit le soleil absorber dans491 sa lumière générale toutes les petites lumières distinctes des étoiles qui comme ces visions etc. se discernent492 fort bien à cause de leur peu d'étendue mais en493 se faisant distinguer elles-mêmes, elles ne peuvent pourtant nous mettre dans la vérité, ni nous faire voir les objets tels qu'ils sont : au contraire, elles nous feraient plutôt méprendre par leur fausse lueur. Il en est pareillement de même de toutes les autres lumières qui ne sont pas celles de la foi passive494, lumière infuse, foi don du Saint-Esprit, qui a le pouvoir de détromper l'esprit, et en obscurcissant les propres lumières de l'entendement, le mettre dans la lumière de vérité, qui, quoique moins satisfaisante pour lui, est pourtant mille fois plus sûre que tout autre, et est proprement la vraie lumière de cette vie jusqu'à ce que Jésus-Christ, lumière éternelle, s'élève dans l'âme, et l'éclaire de lui-même, lui qui éclaire tout homme venant au monde310 de la nouvelle vie en Dieu. Ceci est relevé, mais je me laisse emporter à l'esprit qui me fait écrire.

12. La mémoire495 de même se trouve peu à peu surmontée et absorbée par l'espérance; et enfin tout se perd peu à peu dans la pure charité, qui absorbe toute l'âme en elle par le moyen de la volonté, qui, comme souveraine des puissances, a le496 pouvoir de perdre les autres en elle ; comme la charité, reine des vertus, réunit en soi toutes les autres vertus. Et cette497 réunion qui se fait alors s'appelle unité, union centrale311, parce que tout se trouve réuni par la volonté et la charité dans le centre de l'âme, et en Dieu, notre dernière fin, selon ces paroles de saint Jean : Celui qui demeure en charité, demeure en Dieu et Dieu498 est charité312.

Cette union de ma volonté à la vôtre, ô mon Dieu, et cette présence ineffable, était si forte et si suave tout ensemble, que je ne pouvais vouloir ni y résister, ni m'en défendre. Ce cher possesseur de mon cœur me faisait voir jusqu'aux moindres fautes.

1.11 PURIFICATION

[l.] Mes499 sens étaient, ainsi que je l'ai dit, dans une mortification continuelle et je ne leur donnais aucune liberté. Car il faut savoir que pour les faire entièrement mourir, il faut pendant500 un temps ne leur donner aucune relâche jusqu'à ce qu'ils soient entièrement morts, sans cela ils sont en danger de ne jamais mourir, ainsi qu'il en arrive aux personnes qui se contentent de faite de grandes austérités extérieures, et qui néanmoins donnent à leurs sens certains soulagements, disent-ils, innocents et nécessaires; et ils les font vivre en cela ; car ce ne sont point les austérités, quelque grandes qu'elles soient, qui font mourir les sens, comme nous501 avons vu des personnes très austères en ressentir les révoltes toute leur vie. Ce qui les détruit davantage, c'est de leur refuser généralement tout ce qui leur peut plaire, et leur502 donner tout ce qui leur désagrée, et cela sans relâche et aussi longtemps qu'il est nécessaire, pour les rendre sans appétit et sans répugnance. Que si l'on prétend jusqu'à ce temps leur donner un peu de relâche, l’on503 fait ce qui arriverait à une personne que l'on aurait condamnée à mourir de faim, à qui l'on donnerait de temps en temps un peu de nourriture sous prétexte de la fortifier un peu : l’on allongerait son supplice et l'empêcherait504 de mourir. Il en est de même de la mort des sens, des puissances, de l'esprit propre, et de la propre volonté ; parce que si on ne leur arrache pas toute subsistance pour petite qu'elle soit, on les entretient jusqu'à la fin dans une vie mourante, qui est très bien nommée mortification, que saint Paul a parfaitement bien distinguée lorsqu'il a dit : Nous portons en nos corps la mortification de Jésus-Christ313 qui est proprement l'état mourant ; mais ensuite, pour nous faire voir qu'il ne se devait pas terminer là, il ajoute ailleurs : nous sommes morts, et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu314. Nous ne pouvons jamais nous perdre en Dieu que par la mort totale.[48]

[2.] Celui qui est mort en cette sorte n'a plus besoin de mortification ; mais tout cela est passé pour lui ; tout est rendu nouveau. Et c'est encore une grande faute que font les personnes de bonne volonté, qui, ayant acquis l'extinction de leurs sens par cette mort continuelle et sans relâche, demeurent toute leur vie attachées là, sans laisser ce travail315 par une parfaite indifférence, prenant également le bon et le mauvais, le doux et l'amer pour entrer dans un travail plus utile, qui est la mortification du propre esprit et de la propre volonté, commençant par la perte de leurs propres activités, ce qui ne se fait jamais sans une profonde oraison ; non plus que la mort des sens ne sera jamais entière sans le recueillement profond joint à la mortification, parce que sans cela, l'âme demeurant toujours tournée du côté des sens, les maintient dans une forte vie ; au lieu que par le recueillement, elle en demeure comme séparée, et contribue de cette sorte quoique indirectement, plus à leur mort que tout le reste.

[3.] Plus vous augmentiez, ô mon Dieu, mon amour et ma patience, plus505 mes croix devenaient fortes et continuelles, mais l'amour me les rendait légères. Je n’en ferai plus le détail car il est aisé d’en juger sur le pied de ce que j’en ai écrit, j’ajouterai seulement dans la suite ce que je n’ai pas dit. O506 pauvres âmes qui vous consumez d'ennuis superflus, si vous cherchiez Dieu en vous-mêmes, vous trouveriez bientôt la fin de vos maux, puisque leur excès ferait vos délices. L'amour, dans ce commencement, insatiable de mortifications et de pénitences, m'en faisait inventer de toutes sortes, mais ce qui était admirable, c'est que sans que j'y fisse aucune attention, sitôt qu'une mortification ne me faisait plus aucun effet, l'amour me la faisait cesser pour m'en faire faire une autre à laquelle il m'appliquait lui-même. Car cet amour était si subtil et si éclairé qu'il voyait jusqu'aux moindres défauts316. Si je pensais parler, il me faisait y voir du défaut, et il me faisait taire; si je gardais le silence, il y trouvait du défaut. A toutes mes actions il y trouvait du défaut, à ma manière d'agir, à mes mortifications, à mes pénitences, à507 mes aumônes, à ma solitude, enfin il trouvait du défaut en tout. Si508 je marchais, je remarquais dans ma manière de marcher du défaut. Si je disais quelque chose à mon avantage : orgueil ; si je disais : « eh bien! je ne parlerai plus de moi, ni en bien, ni en mal » : propriété ; si j'étais trop recueillie et réservée : amour-propre. Si j'étais gaie et ouverte, l'on me condamnait. Cet amour pur trouvait toujours à reprendre, et avait un extrême soin de ne rien laisser passer à cette âme. Ce n'est pas que je fisse attention sur moi-même, car je ne pouvais que très peu me regarder à cause que mon attention vers lui par voie d'adhérence de la volonté était continuelle. Je veillais sans cesse à lui, et il veillait continuellement à moi, et me conduisait de telle sorte par la main de sa providence, qu'il me faisait tout oublier : et quoique j'éprouvasse ces choses, je ne savais point les déclarer à personne. Il m'ôtait si bien tout regard sur moi, que je ne pouvais en aucune façon faire d'examen317. Sitôt que je me mettais en devoir de le faire, j'étais ôtée de toute pensée de moi-même et appliquée à mon unique objet, qui n'avait plus d'objet pour moi distinct, mais509 une généralité et vastitude entière510. J'étais comme plongée511 dans un fleuve de paix. Je savais par la foi que c'était Dieu qui possédait ainsi toute mon âme; mais je n'y pensais pas ; comme une épouse assise auprès de son époux sait que c'est lui qui l'embrasse, sans qu'elle dise à soi-même : c'est lui; et512 sans qu'elle en occupe sa pensée.

[4.] C'était une grande peine lorsque j'allais à confesse, car sitôt que je pensais retourner sur moi-même pour m'examiner, l'amour me saisissait avec tant de force, d'onction et de recueillement, que je ne pouvais plus ni me regarder, ni penser à moi; mais j'étais tout absorbée dans un amour aussi fort que doux. Il fallait donc me présenter de cette sorte aux pieds du prêtre. C'était alors, ô mon Dieu, que vous me rendiez présent tout ce que vous vouliez que je dise. L'avais-je dit? [49] Je ne pouvais plus ouvrir la bouche pour prononcer une parole, tant l'amour me tenait sous sa dépendance : mais cela se faisait avec tant d'onction et de suavité que je ne pouvais adhérer qu'à lui. Je n'entendais presque rien de ce que le prêtre me disait; mais lorsqu'il prononçait l'absolution, j'éprouvais comme un écoulement de grâce et une plus forte onction. Je demeurais là si pleine d'amour, que je ne pouvais même penser à mes péchés pour en avoir de la douleur. Je n'aurais pour rien au monde voulu déplaire à mon cher Époux, puisqu'avant qu'il m'eût blessée de cette sorte, je pleurais si amèrement les moindres fautes : mais c'est qu'il n'était pas en mon pouvoir de me donner une autre disposition que celle où il me mettait. Lorsque je dis que je ne pouvais, il ne faut pas croire que Dieu violente notre liberté. O nullement! mais c'est qu'il nous la demande avec tant d'attraits, et il nous fait faire les choses avec tant de force, d'amour et de suavité, qu'il incline notre coeur où il veut ; et ce coeur le suit très librement, et avec tant de plaisir et de suavité, qu'il ne pourrait ne le point faire : l'attrait est autant libre qu'infaillible.

[5.] Quoique l'Amour me traitât de la sorte, il ne faut pas croire qu'il laissait mes fautes impunies. O Dieu, avec quelle rigueur punissez-vous vos amantes les plus fidèles et les plus chéries! Je ne parle point ici des pénitences extérieures, elles étaient trop513 faibles pour punir le moindre défaut dans une âme que Dieu veut purifier radicalement; au contraire, elles servent514 plutôt de soulagement et de rafraîchissement; mais la manière dont Dieu se sert pour punir les moindres fautes dans les âmes choisies est si terrible, qu'il faut l'avoir éprouvée pour la comprendre. Tout ce que j'en pourrais dire ne sera guère compris que des âmes d'expérience. C'est comme un brûlement intérieur515 et un feu secret qui, sortant de Dieu même, vient purifier le défaut, et ne cesse de faire une extrême peine jusqu'à ce que le défaut soit entièrement purifié. C'est comme un os démis de sa place, qui ne cesse de faire une extrême douleur jusqu'à ce qu'il soit entièrement rétabli. Cette peine est si pénible à l'âme qu'elle se met en cent postures pour satisfaire à Dieu pour sa faute. Elle voudrait se déchirer elle-même plutôt que de souffrir un pareil tourment516. Souvent elle va vitement se confesser pour se défaire d'un si grand tourment, et multiplie ainsi les confessions sans sujet, et se dérobe aux desseins de Dieu.

[6.] Il est alors de grande conséquence de savoir faire usage de cette peine, et de ceci dépend presque tout l'avancement ou le retardement des âmes. Il faut donc, dans ce temps douloureux, obscur et brouillé, seconder les desseins de Dieu et souffrir cette peine dévorante et crucifiante dans toute son étendue aussi longtemps qu'elle durera, sans y rien ajouter ni diminuer, la portant passivement, sans vouloir satisfaire à Dieu ni par les pénitences, ni par la confession, jusqu'à ce que cette peine soit passée. Ceci, qui ne paraît rien, est ce qu'il y a de plus pénible à porter passivement et ce à quoi on a plus de peine à s'ajuster : et l'on ne croirait pas qu'il faut pour cela un courage inconcevable318.

Ceux qui ne l'ont pas éprouvé auront peine à me croire : cependant rien n'est si vrai ; et j'ai ouï dire à une fort grande âme qui n'est pourtant jamais arrivée en Dieu entièrement en cette vie, faute517 de courage pour se laisser entièrement purifier par le feu dévorant de la justice, qu'elle518 n'avait jamais pu porter cette peine plus d'une demi-heure, sans aller s'en décharger par la confession. Vous m'instruisiez, ô mon Dieu, d'une autre sorte; et vous m'appreniez qu'il ne fallait point faire de pénitences ni se confesser que vous ne fussiez519 satisfait vous-même. O aimable cruel, impitoyable et doux exacteur, vous me faisiez porter cette peine non seulement plusieurs heures, mais plusieurs jours, selon la nature de ma faute. Un regard inutile, une parole précipitée était punie avec rigueur; et je voyais fort bien que si j'eusse mis alors la main à l'oeuvre sous prétexte de soutenir l'arche, j'eusse été punie comme Osa319. Il me fallait donc souffrir sans me remuer le moins du monde. J'ai eu beaucoup [50] de peine à laisser faire à Dieu cette opération dans toute son étendue.

[7.] Je comprends dans le moment que j'écris, que ce feu de la justice exacte est le même que celui du purgatoire : car ce n'est point un feu matériel qui y brûle les âmes, comme quelques-uns se persuadent, disant que Dieu rehausse pour cela son activité et sa capacité naturelle, c'est cette divine justice exactrice qui brûle de cette sorte ces pauvres âmes pour, en les purifiant, les rendre propres à jouir de Dieu. Tout autre feu leur serait un rafraîchissement. Ce feu leur est tellement pénétrant, qu'il va jusque dans la substance de l'âme, et peut seul la purifier radicalement; et comme ces âmes sont dégagées de leur corps, rien ne fait diversion de peine, et ce feu les dévore et les pénètre d'une manière terrible, chacun selon520 le degré différent de leur impureté; et c'est cette impureté qui fait la véhémence de ce feu de justice et sa longueur. Ceux qui veulent que les âmes désirent de sortir de ce feu ne connaissent guère leur situation : elles demeurent en paix, toutes passives dans leurs souffrances, sans vouloir les abréger, car elles sont si fort absorbées en Dieu que, quoiqu'elles souffrent extrêmement, elles ne peuvent retourner sur elles-mêmes pour envisager leurs souffrances, ce retour étant une imperfection dont elles sont incapables. Dieu leur applique selon ses volontés les prières qui sont faites pour elles, et il accorde à ses saints et à son Eglise d'abréger leurs tourments et diminuer l'activité de ce feu. O Dieu qu'il est bien véritable que vous êtes un feu dévorant320.

[8.] C'était donc dans ce purgatoire amoureux et tout ensemble rigoureux, que vous me purifiiez de tout ce qu'il y avait en moi de contraire à votre divine volonté521; et je vous laissais faire, quoique je souffrisse quelquefois pendant plusieurs jours des peines que je ne peux dire522. J'eusse bien voulu qu'il m'eût été permis de faire quelques pénitences extraordinaires; mais il me fallait demeurer faisant seulement les journalières, telles que l'amour me les faisait faire321. Cette peine ordinairement m'ôtait le pouvoir de manger. Je me faisais cependant violence pour ne rien faire paraître, sinon que l'on remarquait sur mon visage une occupation continuelle de Dieu; car, comme l'attrait était fort, il se répandait jusque sur les sens; de sorte que cela me donnait une telle douceur, modestie et majesté, que les gens du monde s'en apercevaient même, cela redoublait leur amour pour moi comme je le dirai dans la suite.

1.12 EPREUVES DOMESTIQUES

[1.] De523 quelque manière que ma belle-mère et mon mari me traitassent, je ne répondais que par mon silence, ce qui ne m'était point alors difficile, parce que la grande occupation du dedans, et ce que je sentais, me rendait insensible à tout le reste. Cependant il y avait des moments où vous me laissiez à moi-même; et alors je ne pouvais retenir mes larmes lorsque ce qu'ils me disaient était plus violent. Je rendais à ma belle-mère et à mon mari les services les plus bas pour m'humilier, prévenant ceux qui avaient accoutumé de les leur rendre à pareilles heures. Tout cela ne les gagnait point. Sitôt qu'ils se fâchaient l'un et l'autre, quoiqu'il me parût ne leur en avoir donné aucun sujet, je ne laissais pas de leur en demander pardon, et même à cette fille dont j'ai parlé. J'eus bien de la peine à me surmonter en cet endroit, parce qu'elle en devenait plus insolente, et croyait avoir raison à cause que je m'humiliais, me reprochant même des choses qui auraient dû la faire rougir et mourir de confusion. Comme elle vit que je ne lui résistais plus, et que pour surmonter mon humeur qui voulait l'emporter en toutes choses, et surtout lorsque je voyais que j'avais raison et que les autres ne l'avaient pas, je524 lui cédais d'abord et ne la contrariais en rien, elle prit de là occasion de me maltraiter davantage; et si je lui demandais pardon des offenses qu'elle m'avait faites, elle s'élevait, disant qu'elle savait bien qu'elle avait raison. Son arrogance devint si forte que je n'aurais pas voulu traiter un valet, même le moindre, comme elle me traitait.

[2.] Un jour comme elle m'habillait, et qu'elle me tirait fort rudement et me parlait insolemment, je lui dis : ‘Ce n'est point à cause de moi que je veux vous répondre, car Dieu fait que525 je n'ai pas de peine de [51] ce que vous me faites, mais c'est que vous pourriez en user de la sorte devant des personnes qui s'en scandaliseraient, de plus c'est, qu'étant votre maîtresse, Dieu est assurément offensé de ce que vous me faites’. Elle me quitta dans ce moment et alla trouver mon mari comme une désespérée, disant qu'elle voulait s'en aller et que je l'avais maltraitée; que je ne la haïssais qu'à cause qu'elle avait soin de mon mari dans ses maladies, qui étaient526 continuelles, et que je ne voulais pas qu'elle lui rendît service. Comme mon mari était fort prompt, il prit d'abord feu à ces paroles. J'achevais de m'habiller seule puisqu'elle527 m'avait quittée, et je n'osais appeler une autre fille, car elle ne voulait pas souffrir qu'une autre qu'elle m'approchât. Je vis tout à coup mon mari venir à moi comme un lion : quelques emportements qu'il eût eus jusqu'alors contre moi, ils n'avaient point été de cette force. Je crus qu'il m'allait battre; j'attendais le coup avec tranquillité. Comme il ne pouvait marcher sans bâton, il leva contre moi celui qu'il tenait. Je crus qu'il m'en allait assommer; et me tenant unie à Dieu, je voyais cela sans peine. Il ne m'en frappa point cependant car il eut assez de présence d'esprit pour voir que cela était indigne de lui, mais il me jeta le bâton avec force. Le bâton tomba contre moi sans me toucher. Il se déchargea ensuite en injures comme si j'eusse été une crocheteuse ou la plus infâme de toutes les créatures. Je gardais un profond silence, me tenant recueillie en Dieu afin de souffrir pour son amour toutes ces choses. Je ne savais d'où pouvait provenir une telle colère, ni ce qu'il voulait de moi. La fille, qui avait donné lieu à cette tragédie, entra. Comme mon mari la vit, il redoubla de colère. Je ne disais chose au monde, me tenant auprès de mon Dieu comme une victime disposée à tout ce qu'il pourrait vouloir et permettre, lorsque, redoublant sa fureur, il me fît entendre qu'il voulait que je lui demande pardon puisque je l'avais offensée ; cependant je n'avais rien fait à cette fille. Je le fis, et cela l'apaisa. Je m'en allai d'abord dans mon cher cabinet, où je ne fus pas plus tôt que mon divin directeur m'en fît sortir pour aller trouver cette fille et lui faire un présent afin de la récompenser de la croix qu'elle m'avait procurée. Elle fut un peu étonnée; mais son cœur était trop dur pour se laisser gagner. J'en usais souvent de la sorte lorsqu'elle me faisait de la peine, ce qui était très fréquent, et presque continuel. Comme elle avait une adresse singulière auprès des malades, que mon mari l'était toujours, qu'il n'y avait qu'elle qui le pût toucher lorsqu'il avait la goutte, il la considérait; de plus elle était si rusée, que devant lui elle affectait un respect extraordinaire pour moi, mais lorsque je n'étais pas avec lui, si je lui disais quelque parole, quoique avec beaucoup de douceur, et qu'elle l'entendait venir, elle criait de toutes ses forces qu'elle était bien malheureuse, et faisait ainsi la désolée, de sorte que, sans s'informer de la vérité, il se mettait en colère contre moi, et ma belle-mère aussi.

[3.] La violence que je faisais à mon naturel prompt et orgueilleux était si grande que je n'en pouvais plus. Il semblait quelquefois que l'on me déchirait les entrailles, et j'en tombais souvent malade. Comme lorsqu'il venait quelqu'un dans ma chambre, surtout des hommes, je lui avais donné ordre de s'y tenir, elle parlait quelquefois plus haut que moi pour me contrarier et cela faisait que mes amis la haïssaient furieusement. S'il528 venait quelques personnes extraordinaires me voir, elle me faisait mille reproches devant elles. Si je me taisais, elle s'en offensait encore plus, disant que je la méprisais. Ma douceur l'aigrissait, et elle faisait des plaintes de moi à tout le monde. Elle me décriait, mais ma réputation était si fort établie dans l'esprit de tout le monde et dans le pays, tant à cause de ma modestie extérieure et de ma dévotion que des grandes charités que je faisais, que rien ne me pouvait lors donner529 d'atteinte. Quelquefois elle s'en allait crier dans la rue : ‘Ne suis-je pas bien malheureuse d'avoir une telle maîtresse!’; l’on s'assemblait auprès d'elle [52] pour savoir ce que je lui avais fait, et ne sachant que dire, elle disait que je ne lui avais pas parlé de tout le jour. Ils s'en retournaient en riant, disant : ‘Elle ne vous a donc pas fait beaucoup de mal’. Je suis surprise de l'aveuglement des confesseurs, et du peu de vérité qu'il y a dans les accusations que leurs pénitentes leur font d'elles-mêmes, à moins que Dieu ne les mette dans sa vérité : car le confesseur de cette fille la faisait passer pour une sainte, et cela, parce qu'elle était du tiers-ordre, et qu'elle assistait à ses conférences. Il la faisait communier souvent; néanmoins elle avait tous ces défauts, et d'autres que je supprime, parce qu'ils ne sont rien à mon sujet. Ce confesseur me disait aussi qu'elle était une sainte ; et je ne répondais rien, car l'amour ne voulait pas que je parlasse de mes peines, mais que je les lui consacrasse toutes par un profond silence. Ce bon Père dont j’ai parlé me voyant si jeune si [mot illisible] et pleine d’amour de la croix et du désir d’aimer mon Dieu souverainement, s’attacha si fort à moi et conçut tant d’affection pour moi que sans un secours particulier de votre grâce, ô mon Dieu, cela m’eût été fort nuisible car il était mon directeur.

[4.] Mon530 mari se fâcha de ma dévotion, et elle lui était insupportable. Il disait531 que vous aimant, ô mon Dieu, si fortement, je ne l'aimerais plus, car il ne comprenait pas que le vrai amour conjugal est celui que vous formez vous-même dans le cœur qui vous aime. Il est vrai, ô Dieu pur et saint, que vous imprimâtes en moi dès le commencement un tel amour pour la chasteté, qu'il n'y avait rien au monde que je n'eusse fait pour l'avoir; je ne lui prêchais autre chose, quoique je tâchasse de ne me point rendre incommode et de lui complaire en tout ce qu'il pouvait exiger de moi. Il532 me disait quelquefois : ‘On voit bien que vous ne perdez point la présence de Dieu.’

[5.] Le monde qui vit que je le quittais, me tourmentait et me tournait en ridicule. J'étais son entretien et le sujet de ses fables. Il ne pouvait consentir qu'une femme qui n'avait qu'à peine vingt ans lui fît une guerre si forte. Ma belle-mère se mettait du parti du monde, et me blâmait de ce que je ne faisais pas certaines choses que dans le fond elle eût été fort fâchée533 que j'eusse faites. Mes croix domestiques augmentaient beaucoup, car l'attrait que je sentais était si grand que je ne savais que faire. Lorsque j'allais en haut je ne pouvais descendre; étais-je en bas, je ne pouvais remonter. Je me cachais pour me dérober à la vue des hommes qui n'étaient nullement capables322 des opérations qui se faisaient dans mon âme. J'étais comme éperdue, car je vivais dans une telle séparation de toutes les choses créées qu'il me semblait qu'il n'y eût plus de créatures sur terre. Mes yeux se fermaient malgré moi et je restais comme immobile, parce que l'amour me tenait enfermée au-dedans comme dans une place forte, sans que je pusse, quelque soin que je prisse, me distraire de sa présence. J'étais votre captive534, ô mon divin amour, et vous étiez mon geôlier. Je ne respirais et vivais que par vous et pour vous. Il me semblait éprouver à la lettre ces paroles de saint Paul : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi323. Vous étiez, ô mon Dieu et mon amour535, l'âme de mon âme et la vie de ma vie. Vos opérations étaient si fortes, si suaves, et si cachées tout ensemble, que je ne pouvais m'en expliquer. Je me sentais brûler au-dedans d'un feu continuel ; mais feu si paisible, si tranquille, et si divin qu'il est inexplicable. Ce feu consumait peu à peu mes imperfections et ce qui déplaisait à mon Dieu. Il me semble qu'il consumait en même temps tous les entre-deux, et me mettait dans une union de jouissance qui tranquillisait en moi tous désirs : je ne trouvais en moi nul désir sinon une pente secrète et une union plus intime.

[6.] Nous allâmes à la campagne pour quelque affaire. Je me cachai dans un coin de rivière desséchée. Qui pourrait dire ce que vous opériez alors dans mon âme ! O mon Dieu, vous seul qui le faisiez, le connaissiez. Je me levais dès quatre heures pour prier, et j'en étais insatiable. J'allais à la messe très loin, et l'église était située d'une manière que le carrosse n'y pouvait monter : il y avait une montagne à descendre et l'autre à monter : tout cela ne me coûtait rien, tant j'avais le désir de vous recevoir, ô mon unique bien. Quel empressement aviez-vous vous-même de vous donner [53] à votre petite créature, jusqu'à faire des miracles visibles pour cela ! Ceux qui me voyaient mener une vie si différente des femmes mondaines disaient que je n'étais pas sage. Lorsque je voulais lire, j'étais si prise de votre amour, ô mon Dieu, que dès le premier mot je me trouvais absorbée en vous, le livre me tombait des mains ; si je me voulais forcer, je ne comprenais pas ce que je lisais, et mes yeux se fermaient d'eux-mêmes. Je ne pouvais ni les ouvrir ni ouvrir la bouche pour parler. Si l'on parlait auprès de moi, je ne concevais rien de ce que l'on disait. Si j'allais en compagnie, souvent je ne pouvais parler, tant j'étais saisie par le dedans. J'allais toujours avec quelqu'un afin que cela ne parût pas. L’on l'attribuait à stupidité, et quelquefois on disait : ‘Qu'est-ce536 que cela veut dire? L’on croit que cette dame a de l'esprit, et il n'en paraît point.’ Lorsque je me forçais à537 parler, je ne pouvais et ne savais ce que je disais. Je prenais de l'ouvrage pour cacher sous une occupation apparente l'occupation du dedans. Lorsque538 j'étais seule, l'ouvrage me tombait des mains, et je ne pouvais faire autre chose que de me laisser consumer par l'amour. Il vint une parente de mon mari avec laquelle l’on ne faisait nulle façon, je voulais lui persuader de faire539 oraison; elle me croyait folle de me priver de tous les divertissements du siècle; mais Notre-Seigneur lui a bien ouvert les yeux depuis, pour les lui faire mépriser540. J'aurais voulu apprendre à tout le monde à aimer Dieu, et je croyais qu'il ne tenait qu'à eux de sentir ce que je sentais. Dieu se servit de cela pour lui gagner bien des âmes.

[7.] Ce bon Père dont j'ai parlé, qui avait servi à ma conversion, me donna la connaissance de la Mère Prieure des Bénédictines, Geneviève Granger541, qui était une des plus grandes servantes de Dieu de son temps324. Cette grande âme me servit beaucoup, ainsi que je le dirai dans la suite. Mon confesseur, qui disait avant ce temps-là à tout le monde que j'étais une sainte, quoique je fusse si pleine de misère et si éloignée de l'état où vous m'aviez mise mon Dieu, par votre seule miséricorde, voyant542 que j'avais confiance au père dont j'ai parlé, et que je suivais une route qui lui était inconnue, se déclara contre moi ouvertement; et comme je ne le quittais point pour cela, il me fît bien de la peine et me causa bien des croix. Les religieux de son ordre me persécutèrent fort, à cause que le religieux qui me conduisait était d'un autre ordre; ils me prêchaient publiquement comme une personne trompée. C'est cet ordre qui m'a causé tant de croix et procuré tant de persécutions, comme vous le verrez dans le reste de543 cette histoire que vous exigez de mon obéissance.

[8.] Mon mari et ma belle-mère, qui jusqu'alors avaient été assez indifférents pour ce confesseur, se joignirent à lui, et voulurent que je quittasse l’oraison et les exercices de piété. Mais comment, ô mon Dieu, aurais-je quitté une oraison dont je n'étais pas la maîtresse et que vous opériez plutôt en moi que je ne le faisais moi-même, et qu'il m'aurait été impossible d'empêcher, puisque vous m'assiégiez d'autant plus au-dedans que j'avais plus d'occasions de me dissiper au-dehors ? Lorsque j'étais en compagnie, vous me possédiez plus fortement. Il se faisait dans mon coeur une conversation bien différente de celle qui se faisait au-dehors et je ne pouvais empêcher que la présence d'un si grand Maître ne parût sur mon visage; et c'était ce qui peinait mon mari, comme il me le disait quelquefois. Je faisais ce que je pouvais pour empêcher que cela ne parût, mais je ne pouvais en venir à bout. J'étais si occupée au-dedans que je ne savais ce que je mangeais. Je faisais semblant de manger certaines viandes325 que je ne prenais pas, et je faisais les choses si adroitement qu'on ne s'en apercevait pas. J'avais presque toujours de l'absinthe et de la coloquinte dans ma bouche. J'appris à manger des choses que je haïssais le plus. L'amour ne me laissait rien voir, ni rien entendre. Je prenais presque tous les jours la discipline et je portais souvent la ceinture de fer sans que cela diminuât la fraîcheur de mon visage.

[9.] J'avais souvent de grandes maladies. Je n'avais nulle consolation dans la vie que celle de faire oraison et de voir la Mère des bénédictines. Mais que ces deux [54] consolations m'ont coûté cher, surtout la première puisqu’elle a été la source de toutes mes croix. Mais que dis-je, ô mon amour, estimant la croix au point que544 je le fais, ne dois-je pas dire que vous avez récompensé l’oraison par la croix et la croix par l’oraison? O dons inséparables dans mon cœur ! depuis que vous m'avez été donnés, je545 n'ai jamais été un moment sans croix et je crois sans546 oraison, quoique la perte que je croyais avoir547 fait de l’oraison ait augmenté mes croix dans l'excès. Cependant quand votre lumière éternelle s'est levée dans mon âme, ô Amour, j'ai connu le contraire, et qu'elle n'avait jamais été sans oraison comme elle n'avait point été sans croix.

[10.] Mon confesseur travailla d'abord à m'empêcher de faire oraison et de voir la Mère des bénédictines et548 comme il s'entendait avec ma belle-mère et mon mari, le moyen dont ils se servirent pour y réussir fut de m'observer depuis le matin jusqu'au soir. Je n'osais sortir de la chambre de ma belle-mère ou d'auprès du lit de mon mari. Quelquefois je portais mon ouvrage auprès de la fenêtre sous prétexte de voir plus clair, afin de me soulager un peu par quelques moments de repos, mais l’on venait me regarder afin de voir si je ne vous priais point, ô mon Dieu, au lieu549 de travailler, et lorsque550 ma belle-mère et mon mari jouaient ensemble aux cartes, je me tenais tournée du côté du feu ; ils se détournaient pour voir si je travaillais et si je ne fermais point les yeux, et551 s'ils s'apercevaient que je les fermasse, il y en avait pour plusieurs heures à se fâcher. Ce qui était le plus étrange est que, lorsque mon mari sortait et qu'il avait quelques jours de santé, il ne voulait pas que je prisse le temps de son absence pour prier : il remarquait mon ouvrage et revenait552 quelquefois sur ses pas ; s'il553 me savait en mon cabinet, il s'en fâchait. Je lui disais : ‘Mais Monsieur, lorsque vous êtes absent, que vous importe-t-il que je fasse, pourvu que554 je sois assidue auprès de vous lorsque vous êtes présent ?’ Cela ne le contentait pas : il voulait qu'en son absence je ne priasse pas non plus. Je ne crois pas qu'il y ait un tourment pareil à celui d'être bien attirée et de ne pouvoir être seule. O mon Dieu, le555 combat que l'on me livrait pour m'empêcher de vous aimer augmentait mon amour, et vous m'entraîniez vous-même dans un silence ineffable lorsque l'on m'empêchait de vous parler. Vous m'unissiez d'autant plus fortement à vous que plus on m'en voulait séparer.

[11.] Je jouais souvent avec mon mari au piquet par condescendance et j'étais alors plus attirée intérieurement que si j'eusse été à l'église326. Je ne pouvais presque contenir le feu qui me dévorait, et s'il eût été moins paisible, je ne l'eusse pu supporter. Il avait toute la chaleur de l'amour, mais il n’avait rien556 de son impétuosité : plus il était ardent, plus il était paisible. Je ne pouvais rien dire de mon oraison à cause de sa simplicité. Tout ce que j'en pouvais dire est qu'elle était continuelle comme mon amour et que rien ne l'interrompait : au contraire, le feu s'allumait de tout ce que l'on faisait pour l'éteindre et l’oraison se nourrissait et augmentait de ce que l'on m'ôtait de temps pour la faire. J'aimais sans557 motif ni raison d'aimer, car rien ne se passait dans ma tête, mais bien dans558 le plus intime de moi-même. Si l'on me demandait pourquoi j'aimais Dieu, si c'était à cause de sa miséricorde, de sa bonté, je ne savais ce que l'on me disait : je savais bien qu'il était bon, plein de miséricorde, ses perfections faisaient mon plaisir, mais je ne songeais point à moi pour l'aimer. Je l'aimais, et je brûlais de son feu, parce que je l'aimais ; et je l'aimais de telle sorte que je ne pouvais aimer que lui; mais en l'aimant je n'avais nul motif que lui-même. Tout ce qui se nommait intérêt, récompense, était pénible à mon coeur. O mon Dieu, que ne puis-je faire comprendre l'amour dont vous m'avez possédée dès le commencement, et combien il était éloigné de tout intérêt. Je ne songeais ni à récompense ni à don ni à faveur ni à rien qui regardât l'amant, mais l'aimé était l'unique objet qui attirait le cœur dans la totalité de lui-même. Cet amour ne pouvait envisager aucune perfection en détail : il n'était point attiré à contempler son amour, mais il était comme absorbé et englouti dans ce même amour. Tout ce qu'on lui disait de voie, de degré, [55] de contemplation, d'attributs, il ignorait tout cela : il ne savait qu’aimer et souffrir, tout le reste n'était point de son ressort; il ne le comprenait pas même. O ignorance plus docte que toute la science des docteurs puisque tu m'enseignais si bien un Jésus-Christ crucifié, que j'aimais éperdument la croix, et que tout ce qui ne portait point le caractère de la croix et de la souffrance ne pouvait me plaire !

[12.] Dans les commencements j'étais attirée avec tant de force qu'il semblait que ma tête voulût se séparer pour s'unir à mon coeur, et dans ces commencements j'éprouvais qu'insensiblement mon corps se courbait sans que je l'en pusse empêcher. Je ne comprenais pas d'où venait cela ; mais j'ai compris depuis que, comme tout se passait dans la volonté qui est la souveraine des puissances, elle attirait les autres après elle, et les réunissait en Dieu leur divin centre et souverain bonheur ; et comme dans le commencement, ces puissances n'étaient point accoutumées à être unies, il faut plus de violence pour faire cette réunion, c'est pourquoi elle s'en apercevait davantage ; à la suite elle se cimente si fort, qu'elle devient toute naturelle. Elle était donc alors si forte que j'aurais voulu mourir pour être unie inséparablement et sans milieu à celui qui m'attirait avec tant de force. Comme tout se passait dans la volonté et que mon imagination, même l'esprit et l'intelligence se trouvaient absorbés dans cette union de jouissance, je ne savais que dire, n'ayant jamais rien lu ni rien ouï dire de ce que je sentais. Je craignais de perdre l'esprit, car il est à remarquer que je ne savais rien des opérations de Dieu dans les âmes. Je n'avais jamais lu que Philothée327, et l'Imitation de Jésus-Christ avec l'Ecriture Sainte; mais pour des livres intérieurs et spirituels, je ne savais ce que c'était : je n'avais lu que le Combat Spirituel328 qui ne dit rien de ces choses. Je vous disais : «  O mon Dieu, si vous faisiez sentir aux personnes les plus sensuelles ce que je sens, elles quitteraient bientôt leurs faux plaisirs pour jouir d'un bien si véritable. »

[13.] Alors tous les plaisirs dont559 on fait le plus de cas me paraissaient si fades que je ne pouvais comprendre comment j'avais pu m'y amuser; aussi depuis ce temps je n'en ai jamais pu trouver qu'auprès de Dieu, quoique j'aie été assez infidèle pour faire560 tous mes efforts pour en trouver ailleurs. Je ne m'étonnais point de ce que les martyrs donnaient leur vie pour Jésus-Christ, je les trouvais si heureux que j'enviais leur bonheur, et c'était pour moi un martyre que de ne pouvoir souffrir le martyre. Car l'on ne peut plus aimer la croix que je l'aimais dès lors, du moins cela me paraissait tel ; et ma plus grande souffrance aurait été de n'avoir point de souffrance.

[14.] L'estime et l'amour des croix se sont toujours augmentés ; quoique j'ai perdu dans la suite le goût sensible ou aperçu329 de la croix, je n'ai jamais perdu l'estime et l'amour de la croix, non plus que la croix ne m'a jamais quittée : elle a toujours été ma fidèle compagne, changeant et augmentant à mesure que mes dispositions intérieures changeaient et augmentaient. O bonne croix, délices de561 mon coeur, tu es celle qui ne m'a jamais quittée depuis562 que je me suis livrée à mon divin Maître : j'espère que tu ne m'abandonneras jamais. J'avoue que je suis amoureuse de toi. J'ai perdu l'inclination et l'appétit de tout le reste; mais pour toi, je m'aperçois que plus tu te donnes à moi avec profusion, plus mon coeur te désire et t'aime. J'étais alors si affamée de la croix que je mettais tout en oeuvre pour me faire sentir du mal ; mais quoique je me fisse les plus véritables douleurs, elles me paraissaient si peu de chose que cela ne servait qu'à réveiller mon appétit pour la souffrance, et à me faire voir que Dieu seul sait faire des croix propres pour rassasier les âmes qui en sont affamées. Plus je faisais oraison en la manière que j'ai dite, plus l'amour de la croix augmentait, et en même temps la réalité de la croix, car elles venaient fondre sur moi de toutes parts.

Le propre de cette oraison est encore de [56] donner une grande foi : la mienne était sans bornes, aussi bien que ma confiance et mon abandon à Dieu, l'amour de sa volonté et des ordres de sa providence sur moi. J'étais fort peureuse auparavant; après je ne craignais plus rien. C'est alorsque l'on sent l'effet de ces paroles de l'Evangile : Mon joug est doux et mon fardeau léger330.

1.13 DIEU PRESENT, DIEU ABSENT.

[l.] Il me fut donné dès lors un instinct de sacrifice et d'immolation continuelle, non de parole, mais par un silence qui exprimait tout et qui avait son effet réel. Je disais à Dieu : « O mon Amour, que pourriez-vous vouloir de moi à quoi je ne m'immolasse volontiers? Oh ! ne m'épargnez point. » Puis me mettant dans l'esprit ce qu'il y avait de plus affreux et dans la croix et dans l'humiliation, je m'y immolais sans peine, mais comme563 ces immolations étaient accompagnées d'occasions continuelles de souffrir, je puis dire qu'il semblait que Notre-Seigneur acceptait tous mes sacrifices, et me fournissait incessamment de nouvelles matières pour lui en faire. Je lui disais : Vous m'êtes un époux de sang331.

[2.] Je ne pouvais entendre parler de Dieu ou nommer Notre-Seigneur Jésus-Christ564 sans être comme hors de moi. Ce qui me surprit le plus, c'est que j'avais une extrême peine à dire mes prières vocales que j'avais accoutumé de dire. Sitôt que j'ouvrais la bouche pour les commencer, l'amour me saisissait si fort que je demeurais absorbée dans un silence profond et dans une paix que je ne saurais exprimer. Je faisais de nouveaux essais, et je passais ma vie à commencer mes prières sans pouvoir les poursuivre. Comme je n'avais jamais ouï parler de cet état, je ne savais que faire ; mais l'impuissance devenait toujours plus grande parce que l'amour devenait toujours plus fort, plus violent et plus absorbant. Il se faisait en moi sans bruit de paroles une prière continuelle qui me semblait être celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, prière du Verbe, qui se fait par l'esprit qui, selon saint Paul, demande pour nous ce qui est bon, ce qui est parfait, ce qui est conforme à la volonté de Dieu332. Je565 me consolai de trouver dans saint François de Sales, que lorsque l'on voulait prier vocalement et que l'on se sentait attiré à autre chose, il fallait suivre cet attrait, car566 je ne savais expliquer en aucune manière ce que j'éprouvais.

/ Je567 me suis oublié de dire dans le commencement que Dieu me tira si fortement à lui qu’il me fut impossible de méditer; je n’étais pas pourtant dans un entier silence, mais de fois à autres je disais des paroles d’amour ; j’avais des désirs de l’aimer et de lui plaire quoique toute ma pratique pour toutes choses durant la journée [5.328] [ne] fût qu’un retour simple en moi-même qui a été longtemps aperçu, non en actes ni paroles, mais lorsqu’il me fallait souffrir, ou que l’on me faisait quelque chose, ou bien lorsque j’avais fait des fautes, je ne faisais qu’un simple retour qui était un enfoncement en Dieu que je sentais présent, et fermant les yeux, je faisais ce retour simple. Un jour qu’il y avait compagnie, mon mari me dit quelque chose de désobligeant, et comme il m’observait toujours, il remarqua ce retour333 ; il dit tout haut devant la compagnie que j’offrais cela [5.329] à Dieu et que c’était bien de quoi offrir. Je lui répondis en souriant que qui n’avait que des marguerites à offrir, n’offrait pas des tubéreuses. Je ne pus non plus dès l’abord dire des prières vocales parce que dès que j’en voulais dire, le recueillement était si fort que je ne pouvais les prononcer ! ma bouche se fermait pour donner lieu au silence. Ma disposition pour la confession était aussi ce recueillement, en sorte que sans m’appliquer à aucune vue ou motif de douleur et sans sentir de douleur, je ne pouvais que [5.330] demeurer dans mon simple repos. Ce que me disait le prêtre, loin de m’émouvoir à aucune douleur, ne faisait qu’augmenter mon repos et je demeurais en grand silence, je n’aurais pu lui dire une parole. Pour la communion, j’eus tout d’abord facilité pour me présenter à Dieu et me tenir à ses pieds comme la Madeleine ou comme une mendiante, mais cela me fut ôté bientôt après. J’eus aussi beaucoup d’inclination pour certains saints qui avaient beaucoup aimé Dieu, mais cela se perdit comme le reste, et je ne pouvais que demeurer [5.331] dans mon simple retour et simple amour; je ne savais point qu’il y eut des états où il fallut perdre ces choses ; c’est pourquoi je ne les quittais point par degré ou par conseil, mais par impuissance de faire autrement, et c’est ce qui m’a fait beaucoup de peine dans mes sécheresses, parce que je voyais des livres qui disaient qu’en quelque état que l’on fût il ne fallait point perdre la vue de Jésus-Christ, et je croyais que cette vue consistait à l’envisager en ses mystères, ce qui m’était impossible, car toute dévotion [5.332] aux mystères me fut aussitôt ôtée; j’avais bien une inclination secrète et cachée pour les états de Jésus-Christ mais comme je ne pouvais y penser distinctement, je ne croyais pas en avoir la dévotion. La Sainte Vierge qui m’était si chère, se perdit aussi quant à la distinction, et je ne la priais plus non plus que quantité d’autres saints. Les âmes du purgatoire desquelles j’avais tant eu de soin me furent aussi ôtées de la mémoire, je ne priais pour personne ne pouvant m’en souvenir. C’était ma plus grande peine dans les [5.333] sécheresses effroyables où il m’a fallu passer, parce que n’ayant aucun soutien, mon esprit était en proie à la distraction et je croyais être trompée, car ne sentant point ce soutien paisible qui m’avait enlevé toutes ces choses, je restais alors dans la seule expérience de ma perte. Je lisais des livres intérieurs pour me consoler et pour m’instruire, mais ils ne servaient qu’à me troubler parce qu’ils marquaient des degrés que je ne comprenais pas et que je croyais bien n’avoir pas passés334.

Je n’avais plus ma chère mère [5.334] pour demander conseil, ni directeur auprès de moi ni loin de qui je pusse prendre conseil, car je ne m’expliquais pas bien dans mes lettres et j’avais peine à en avoir réponse335. Plus la jouissance avait été forte plus la sécheresse était pénible. Je voyais fort bien cependant qu’elle m’était nécessaire dans les commencements où elle n’était que par intervalles, car le goût qui suivait la sécheresse était plus pur et je distinguais fort bien les fautes que j’avais faites dans l’abondance première. L’âme dans ces premiers goûts [5.335] de la présence de Dieu et de son premier recueillement, quoiqu’elle paraisse à ses yeux et à ceux des autres bien plus parfaite que dans les états suivants, est cependant très faible et bien peu de chose.

Je remarque plusieurs défauts de ces commencements qui sont une grande estime de son état. L’on ne croit pas qu’il y ait rien de plus que ce que l’on sent, car l’âme se voyant si pénétrée de Dieu, est dans un contentement qui ne se peut exprimer; elle a moins d’estime des autres qui ne sont pas dans [5.336] sa voie ; elle a une démangeaison de parler de Dieu et de ces états, voulant se mêler de les enseigner aux autres, et comme son goût s’augmente par ces entretiens, elle croit bien faire, et répandant ainsi au dehors ce qui lui était donné pour elle, elle se dessèche peu à peu. De plus elle fait paraître son recueillement, elle a une estime secrète de ces choses qu’elle entretient et nourrit tant qu’elle peut; elle veut toujours goûter, elle se laisse trop aller à l’attrait, quittant souvent les obligations de son état, elle s’accoutume à une sensualité [5.337] spirituelle qui la rend faible loin de la fortifier. Le bon Dieu qui a pitié de cette âme qui veut tout de bon être à lui, lui retire ces grâces sensibles et la met dans une grande sécheresse qui d’abord est si pénible qu’elle déchire les entrailles. L’âme alors connaît bien sa faiblesse, car elle tombe incessament dans de grosses fautes qu’elle ne voyait pas dans l’abondance et qu’elle croyait mortes; elle est bien étonnée de voir que cet ennemi qu’elle croyait vaincu n’était qu’endormi, et qu’ayant pris plus de force par [5.338] le sommeil il la combat avec plus de vigueur que jamais. Mais son étonnement redouble bien davantage lorsqu’elle voit qu’elle n’a plus d’armes pour le combattre, et que celles dont elle se servait autrefois lui ont été enlevées; elle se trouve en pire condition qu’elle n’était auparavant et ne sait à qui s’en prendre ; elle croit être trompée ; cependant elle ne saurait douter que son état précédent ne fût de Dieu; elle voit que ce sont les infidélités qui lui ont attiré cela; elle fait ce qu’elle peut pour se [5.339] purifier, mais elle voit qu’au lieu d’y réussir, elle se salit davantage; elle tombe d’une faiblesse dans une autre, elle pleure, elle gémit, elle prie, mais Dieu ne l’écoute point et plus elle veut faire moins elle avance; alors elle désespère de pouvoir y réussir. L’oraison dont elle ne se lassait point lui est si pénible qu’elle n’en saurait presque faire, ce qu’elle fait ne servant ce lui semble qu’à la salir. Les sens qui étaient si morts sont si vivants qu’ils deviennent insatiables. La sensibilité pour la [5.340] créature lui revient, elle ne peut se garder de rien, les autres font merveilles, à ce qu’il lui paraît, il n’y a qu’elle, et enfin lorsqu’elle commence à voir que cet état l’humilie, qu’elle désespère d’elle-même et qu’elle s’abandonne, il lui est ôté et elle est remise dans la présence aperçue, cependant moins forte. C’est une vicissitude continuelle. Sitôt que l’âme s’habitue à l’un de ces états, il lui est ôté pour lui en donner un nouveau qui rend la peine plus grande, car il paraît toujours à l’âme que c’est par [5.341] sa faute. Dans l’état d’abondance l’âme ne voit rien à faire, et quand elle serait prête à mourir, elle ne pourrait faire autre chose que de demeurer comme elle est, mais dans la pauvreté l’âme voit que tout lui manque sans pouvoir y remédier.

Il y a un autre état que j’appelle mitoyen qui est une peine suivie de l’absence de Dieu [au point] que l’âme et le corps en languissent ; l'âme le cherche, elle fait des vers, elle chante sa langueur et ne sait à qui demander son bien-aimé ni qui [5.342] le lui a ravi; elle est dans une profonde tristesse qui est un recueillement douloureux, elle n’a de pensée que pour sa perte, et si elle se souvient de ses biens passés, ce n’est que pour lui rendre ses maux présents plus insupportables. Elle ne peut trouver de goût et de plaisir à quoique ce soit. Sa perte est sa seule occupation; elle le conjure, ce cher fugitif, de revenir. Cet état quoique pénible soutient même la nature et l’âme s’appuie dans la douleur, au lieu que dans l’autre rien ne la soutient. Quelquefois l’âme est famélique [5.343] durant le jour et les occupations extérieures, elle voudrait tout quitter pour y aller, elle ne s’y présente pas plus tôt qu’elle s’échappe d’elle et s’enfuit, et l’âme reste à l’oraison dans un vide et un ennui extrême : elle est hors de l’oraison, elle voudrait y retourner, mais elle n’y trouve pas d’avantage. Le même est pour les vertus. L’âme connaissant et sentant le vide d’une vertu, elle voudrait travailler à l’acquérir, et cette vertu s’enfuit d’elle, de manière qu’elle tombe beaucoup plus dans les vices [5.344] contraires, jusqu’à ce que, désespérée d’elle-même, elle l’abandonne comme le reste. L’âme voyant son abîme voudrait faire des austérités et s’appuyer sur cela; elle ne voit ni oraison, ni vertu, ni mortification, mais les austérités lui échappent, on ne les lui permet pas. Elle oublie d’aller voir les pauvres, elle ne peut plus se tenir à l’église ; si elle y veut demeurer c’est avec tant de peine et si peu de fruit qu’elle est contrainte de tout laisser, et si elle s’efforce d’y demeurer, elle voit bien que l’amour-propre l’y [5.345] retient plutôt que l’amour de Dieu. Si elle converse avec les créatures qui lui étaient autrefois si indifférentes, elle sent du sensible et de l’attache ; plus elle veut le combattre plus il redouble; elle multiplie ses confessions qui la salissent encore plus; elle est étonnée qu’elle retombe aussitôt dans ce qu’elle vient de confesser; elle voudrait s’éloigner de la communion; on ne le lui permet pas. Quoi, recevoir un Dieu toute souillée? Elle est insensible pour ce mystère, et ses sécheresses augmentent par la communion. [5.346] L’âme se croit la plus mauvaise du monde et se croie perdue, mais, ô Dieu, qu’elle peine à sa perte! Mais que dis-je ! elle y consent volontiers, mais elle ne saurait consentir à offenser Dieu. Le souvenir de son bonheur passé qu’elle croit perdu pour toujours augmente sa peine; ce n’est pas qu’elle craigne la mort ni la damnation en cet état, au contraire elle voudrait mourir et être damnée plutôt que de pécher comme elle fait.

Etant dans cet état je fus à l’extrémité ; je ne pouvais [5.347] m’affliger de mourir, au contraire, j’en avais de la joie et quoique je ne visse en moi aucun bien et que je me visse entourée de misères et enfoncée jusqu’au col, je ne pouvais m’affliger de la mort et mon désespoir faisait ma confiance. Dieu permet encore que les créatures qui la voient dans la faiblesse, se scandalisent et la décrient, lui ôtent sa réputation; elle qui se voit si misérable croit avoir donné lieu à cela, et quoique de bon cœur elle sacrifie sa réputation, cependant elle s’afflige d’avoir par sa faute [5.348] et par son péché apparent irrité Dieu. Elle se console dans l’espérance que la perte de sa réputation et les choses fausses dont on l’accuse satisferont à la justice de Dieu, car l’âme en cet état ne souffrirait rien de la perte de sa réputation si elle n’avait pas eu des faiblesses qui lui paraissent des fautes qui y ont donné lieu. Je crois que cette double perte de l’extérieur et de l’intérieur fait plus avancer. L’on perd aussi les amis spirituels qui n’ont plus d’estime pour vous et qui ont honte de vous avoir pour amis. L’on perd enfin le [5.349] directeur qui paraît douter de votre état. Je trouve encore des fautes que l’on fait dans le recueillement aperçu336 qui est que le sentant si fort intérieurement l’on s’expose témérairement, ainsi que vous avez pu le remarquer dans ce que j’ai écrit, et comme l’on ressent plus la présence de Dieu dans certaines occasions, l’on s’y donne davantage, ne faisant pas cette distinction que la présence de Dieu plus forte est donnée dans cette occasion où vous êtes en péril, non pour vous obliger à vous engager de nouveau dans ce même péril, mais [5.350] pour vous empêcher par une bonté toute particulière de Dieu de tomber dans ce péril. L’âme prenant le change, amorcée par ce goût, croit bien faire et commet infidélité sur infidélité, se servant de ses armes contre elle-même. Dieu voyant l’abus qu’elle fait de ce secours, permet qu’elle tombe, cela arrive d’ordinaire dans des unions que l’on fait avec certaines personnes; comme l’on sent ce goût intérieur, l’on multiplie les vues337 sans nécessité, l’on voudrait toujours être ensemble, l’on ne se défie de rien, l’on se fait des confidences [5.351] mutuelles trop fortes pour des personnes de sexe différent, et quoique l’on tâche de demeurer uni à Dieu et que l’on n’y fasse point de mal apparent, l’on tombe dans des infidélités et dans l’attache qui ne se peut rompre que par le blâme du monde qui y trouve à redire et qui vous fait ouvrir les yeux et précautionner; mais il n’est plus temps. Quoique vous ne tombiez plus dans ces fautes, le monde a fait son coup et ne laisse pas de vous décrier, et c’est alors le bien de l’âme, car comme elle a eu les yeux ouverts par cela, elle en porte l’humiliation sans rien faire contre Dieu, [5.352] au lieu que sans ce procédé de Dieu, elle l’aurait offensé sans perdre sa réputation. O invention de la divine sagesse pour conserver la pureté aux âmes qu’il se destine! C’est alors le coup de grâce, car par là l’âme demeure dégagée de toute attache et de tout sensible pour les créatures et se trouve en pays de liberté.

Il y a encore une autre chose à bien prendre garde dans les commencements et un très long temps dans la suite, c’est que l’âme donnée à l’oraison ne sent rien qu’un fort grand vide et nudité et souvent dans l’action elle se sent [5.353] plus recueillie, et jugeant par ce qu’elle sent, elle quitte l’oraison pour l’action à son grand dommage, prenant le change et empêchant le dessein de Dieu, car l’âme doit faire le contraire et savoir qu’elle ne sent ce goût dans l’action que parce qu’elle est dans un état violent et non parce que cet état est plus parfait, au lieu que l’âme dans l’oraison donnant plus de lieu à Dieu d’opérer, il opère sans ces sentiments, mais l’âme prenant les dons pour le donateur et l’état violent pour l’état de repos, se donne à l’extérieur et quitte [5.354] l’oraison, croyant, dit-elle, que c’est la volonté de Dieu puisqu’elle y est moins dissipée que dans l’oraison; cela fait bien du tort aux âmes qui ne doivent point se porter à l’action par elles-mêmes quelque grande qu’elle paraisse, mais se laisser à Dieu de moment en moment par338 la divine providence qui fournira autant d’action qu’il en sera nécessaire pour produire la mort sans détruire l’intérieur. Pour moi, je crois que j’avais [j’aurais] pris aussi le change si Dieu ne m’avait mis dans l’impuissance de faire les bonnes œuvres extérieures, [5.355] car je les oubliais entièrement et ne m’en souvenais qu’à mesure que la providence m’en fournissait les occasions, ce qui ne servit pas peu à me faire perdre ma réputation. //

[3.] J'allais quelquefois voir la Mère Granger568, et elle m'aidait ; mais mon confesseur et mon mari me défendirent d'y aller; je569 n'osais même lui écrire, et quand je lui aurais écrit, elle ne m'aurait pu répondre à cause de la faiblesse de sa vue, de sorte que je n'en tirais pas grand secours; lorsqu'on savait que j'y avais été, c'était des querelles qui ne finissaient point, quelquefois deux heures durant l’on me disait des choses si fortes avec tant de colère en recommençant les mêmes choses que cela m’était insupportable. Cependant570 je me condamnais à un silence rigoureux. Ma consolation était de communier le plus souvent que je pouvais, encore lorsqu'on le savait, ce qui arrivait assez souvent, cela571 me valait de bonnes croix. Mon divertissement était d'aller voir quelques pauvres malades et panser les plaies de ceux qui venaient au logis; je n'avais que cette seule consolation. J'étais comme ces ivrognes ou ces amoureux qui ne pensent qu'à leur passion.

[4.] Je fus quelque temps de cette sorte ; après quoi l’oraison me devint fort pénible. Lorsque je n'y étais pas, je brûlais d'y être, et lorsque j'y étais, je ne pouvais y durer. Je me faisais violence afin de demeurer davantage en oraison tant dans572 la peine que dans la consolation. J'y souffrais quelquefois des tourments inexplicables573. Pour me soulager et faire diversion, je m'emplissais tout le corps d'orties, mais quoique cela fît beaucoup de douleur, celle que je souffrais au-dedans était telle que je ne sentais qu'à peine la douleur des orties. Comme la peine et la sécheresse augmentaient toujours et que je ne trouvais plus cette douce vigueur qui me faisait pratiquer le bien avec suavité, mes passions qui n'étaient pas mortes ne tardaient guère à se réveiller et me donner un nouvel exercice339. Il me semblait que j'étais comme ces jeunes épouses qui ont peine à se défaire de l'amour d'elles-mêmes et à suivre leur ami dans le combat. Je retombais dans la vaine complaisance sur moi-même. Cette inclination, qui me paraissait morte lorsque j'étais si éprise de mon amour, se réveilla, ce qui me faisait [57] gémir et prier Dieu incessamment qu'il m'ôtât cet obstacle, et me fît devenir laide. J'aurais voulu être sourde, aveugle574 et muette, afin que rien ne me pût divertir d’aimer.

[5.] J'allai575 faire un voyage où je parus plus que jamais semblable à ces lampes qui jettent un nouveau feu lorsqu'elles sont sur le point de s'éteindre. Hélas ! combien de pièges me furent tendus ! J'en trouvais à chaque pas. Je fis des infidélités ; mais, ô mon Dieu, avec quelle rigueur les punissiez-vous ! Le moindre regard vous mettait en colère contre moi et votre colère m'était plus insupportable que la mort. Combien des fautes inopinées où je me laissais aller par faiblesse et comme malgré moi me coûtaient-elles de larmes ! O mon amour, vous savez que la rigueur que vous exerciez contre moi après mes faiblesses n'en340 était pas le motif. Mon Dieu, avec quel plaisir aurais-je souffert toutes vos rigueurs pour ne pas vous être infidèle, et à quel sévère châtiment ne me condamnais-je pas moi-même? Vous savez, ô mon Dieu, que vous me traitiez quelquefois comme un père qui a pitié de la faiblesse de son enfant et le caresse après ses petits écarts. Combien de fois me faisiez-vous sentir que vous m'aimiez, quoique j'eusse des taches341 qui me paraissaient presque volontaires. C'était la douceur de cet amour après mes chutes qui faisait mon plus véritable tourment : plus vous me paraissiez aimable et bon en mon endroit, plus j'étais inconsolable de me détourner de vous quand ce n'aurait été que pour des moments, et quand il m'était échappé quelque chose, je vous trouvais prêt à me recevoir et je vous disais : ‘O mon Dieu, est-il576 possible que vous soyez ainsi mon pis-aller ? Quoi ! je577 m'écarte de vous par de vaines complaisances et pour m'arrêter à des objets frivoles, et je ne retourne pas plus tôt à vous que je vous trouve en attente de ce retour, et les bras étendus pour me recevoir!’

O pécheur, pécheur! pourrais-tu bien te plaindre de ton Dieu ? Eh ! s'il578 te reste quelque justice, avoue que tu t'écartes de lui volontairement, que tu le quittes malgré lui; que si tu retournes, il est prêt de te recevoir; et que si tu ne retournes pas, il t'engage par ce qu'il y a de plus fort et de plus tendre à le faire. Tu deviens sourd à sa voix, tu ne veux pas l'entendre, tu dis qu'il ne te parle point, quoiqu'il crie de toutes ses forces parce que tu te rends tous les jours plus sourd pour ne point entendre son admirable parole579 et sa charmante voix. O mon Amour, vous ne cessiez de parler à mon cœur et de le secourir au besoin.

[6.] Lorsque j'étais à Paris, et que les confesseurs me voyaient si jeune, ils paraissaient étonnés. Après que je m'étais confessée, ils me disaient que je ne pouvais assez remercier Dieu des grâces qu'il me faisait; que si je les connaissais, j'en serais étonnée; et que si je n'étais580 pas fidèle, je serais la plus ingrate de toutes les créatures. Quelques-uns avouaient qu'ils ne connaissaient point de femme que Dieu tînt de si près et dans une si grande pureté de conscience. Ce qui me la rendait telle, était cette application continuelle que vous aviez sur moi, ô581 mon Dieu, me faisant éprouver582 votre présence intime, selon que vous nous l'avez promis dans votre Evangile : Si quelqu'un fait ma volonté, nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure en lui342. Cette expérience continuelle de votre présence en moi était ce qui me gardait. J'éprouvais ce que dit votre Prophète : C'est en vain que l'on veille pour garder la cité si le Seigneur ne la garde343. Vous étiez, ô mon amour, ce gardien fidèle, qui la défendiez continuellement contre toutes sortes d'ennemis, prévenant les moindres fautes, ou les corrigeant lorsque la vivacité les avait fait commettre. Mais hélas, mon cher amour ! lorsque vous cessiez de veiller vous-même, que j'étais faible, et que mes ennemis avaient d'avantage sur moi ! Que583 les autres attribuent leurs victoires à leur fidélité, pour moi je ne les attribuerai qu'à votre soin paternel; j'ai trop éprouvé ma faiblesse et [58] j'ai trop de funestes expériences de584 ce que je serais sans vous pour rien présumer de mes soins. C'est à vous que je dois tout, ô mon Libérateur et j'ai un plaisir infini à vous le devoir.

[7.] Etant à Paris je me relâchai de mes exercices à cause du peu de temps que j'avais, et que d'ailleurs la peine et la sécheresse s'étaient emparée de mon cœur ; que la main qui me soutenait s'était cachée et que mon Bien-Aimé s'était retiré. Je fis bien des infidélités, je crois que je fus occasion de péché, car585 je savais l'extrême passion que certaines personnes avaient pour moi et je souffrais qu'ils me la témoignassent, quoique je ne fusse pas seule ; la facilité de me parler et de me prendre la main donna lieu assurément à quelques offenses. Je586 fis encore des fautes, qui furent que je portai la gorge un peu découverte, quoiqu'elle ne le fut pas à beaucoup près comme les autres la portaient. Je587 pleurais inconsolablement parce que je voyais que je me salissais, et588 c'était pour moi un très grand589 tourment. Je cherchais partout celui qui brûlait mon âme dans le secret. J'en demandais des nouvelles, mais hélas ! il n'était presque connu de personne. Je lui disais : ‘O le bien-aimé de mon âme, si vous aviez été auprès de moi, ces désastres ne me seraient point arrivés’. Hélas! montrez-moi où vous paissez au midi, et où vous vous reposez344 dans le plein jour de l'éternité, qui n'est point, comme le jour du temps, sujet aux nuits et aux éclipses. Lorsque je dis que je lui disais cela, ce n'est que pour m'expliquer et me faire entendre; car dans la vérité tout se passait presque en silence et je ne pouvais parler. Mon coeur avait un langage qui se faisait sans le bruit de la parole, et il était entendu de son bien-aimé comme il entend le silence profond du Verbe toujours éloquent qui parle incessamment dans le fond de l'âme. O langage que la seule expérience peut faire concevoir ! que l'on n'aille pas se figurer que c'était un langage stérile qui est un effet de l'imagination ! Ce n'est point là le langage muet du Verbe dans l'âme. Comme il ne cesse jamais de parler, il ne cesse aussi jamais d'opérer. Dixit, et facta sunt345. Il opère dans l'âme ce qu'il y parle. Que l'on ne croie pas non plus que ce langage du Verbe se fasse en parole distincte, l’on se tromperait. Il est bon d'expliquer cela ici.

[8.] Il y a590 deux paroles : une parole médiate, qui se fait ou par quelque ange, ou qui se forme dans l'esprit, et ces paroles qui sonnent et articulent sont des paroles médiates. Mais il y a une parole substantielle, parole expressive qui opère plus infiniment que tout ce que l'on peut concevoir; parole qui ne cesse jamais et qui produit son effet, non en distinction346 ou comme591 une chose momentanée, mais en réalité d'opération qui demeure fixe et immuable; parole qui ne se comprend de celui dans lequel elle est parlée que par ses effets : Dixit et facta sunt; mandavit, et creata sunt347. Cette parole ineffable communique à l'âme dans laquelle elle est, la facilité de parler sans paroles. Parler du Verbe dans l'âme et parler592 de l'âme par le Verbe, parler des bienheureux dans le ciel ; ô qu'une âme est heureuse à laquelle ce parler ineffable est communiqué ! parler même qui593 se fait entendre des âmes de même sorte, de manière qu'elles s'expriment sans parler entre elles, et594 cette expression cause onction de grâce, paix et suavité et porte avec soi des effets que la seule expérience peut faire concevoir. O si les âmes étaient assez pures pour apprendre à parler de cette sorte348 elles participeraient par avance au langage de la gloire ! Ce fut cette divine parole du Verbe qui se fît sentir à saint Jean et qui opérait et s'exprimait en lui à mesure que la sacrée Vierge approchait de sainte Elisabeth. Ces deux saintes Mères en s'approchant et s'unissant595 procurèrent à leur fruit cette communication divine, la Sainte Vierge donnant lieu au petit Jésus de se communiquer à saint Jean dans cette approche, et sainte Elisabeth donnant lieu à saint Jean en s'approchant de la mère de Dieu de recevoir cette communication du Verbe dont elle était [59] pleine. O admirable mystère que le seul Verbe peut opérer, et qu'aucune créature ne doit présumer de se donner soi-même, car son silence n'étant opéré que par son effort, il n'aurait point l'effet de grâce de celui dont je parle, puisqu'il n'aurait point le même principe ! O si l'on connaissait les opérations de Dieu dans les âmes qui s'abandonnent à sa conduite et qui veulent bien le laisser faire, on en serait charmé349 !

[9.] Pour revenir à mon sujet, dont je me suis écartée pour suivre l'impétuosité de l'esprit qui me fait écrire, ce qui pourra m'arriver quelquefois, c'est pourquoi je vous prie d'excuser le peu de suite de cette histoire que vous avez voulue de moi, n'étant point en état de l'écrire d'une autre manière, pour revenir donc, je dis que596, comme je vis que je me salissais par un plus grand commerce des créatures, je travaillai à finir ce qui me retenait à Paris pour m'en retourner à la campagne, car il me semblait, ô mon Dieu, que vous me donniez assez de forces pour éviter les occasions, mais lorsque j'étais dans l'occasion, je ne pouvais me garantir des complaisances et de quantités d'autres faibles. La597 peine que je ressentais après mes fautes était si grande que je ne peux m'en598 expliquer. Ce n'était point une douleur causée par vue distincte, motifs ou affections, mais c'était un feu dévorant, qui ne cessait pas que le défaut ne fut purifié350. C'était un exil de mon fond, d'où je sentais bien que l'époux en colère me rejetait. Je n'y pouvais avoir d'accès et comme je ne pouvais plus trouver de repos hors de là, je ne savais que devenir. J'étais comme la colombe de l'arche qui ne trouvait où reposer son pied et qui était contrainte de retourner à l'arche, mais en trouvant la fenêtre fermée, elle ne faisait que voltiger autour599, sans pouvoir y entrer.

Cependant par une infidélité qui me rendra à jamais condamnable, j'ai voulu quelquefois malgré moi-même trouver de quoi me satisfaire au dehors; mais je ne pouvais. Cet essai me servait, ô mon Dieu, pour me convaincre de ma folie et à me faire comprendre la faiblesse des plaisirs qu'on appelle innocents. Lorsque je me forçais de les goûter, j'en sentais un rebut extrême qui, joint au reproche de mon infidélité, me faisait beaucoup souffrir et changeait pour moi les divertissements en supplices. Je disais : «  O mon Dieu, ce n'est point vous. Il n'y a que vous qui puissiez donner de solides plaisirs. » Jamais créature n'a plus éprouvé les bontés de Dieu. Malgré mes ingratitudes, vous600 me poursuiviez, ô mon Dieu, incessamment, comme si la conquête de mon coeur eût dû faire votre bonheur. Je me disais quelquefois à moi-même dans mon étonnement : ‘Il semble que Dieu n'ait point d'autre soin ni d'autre affaire que de penser à mon âme’.

[10.] Un jour, par infidélité autant que par complaisance, je fus me promener au601 cours, plutôt pour m'y faire regarder par un excès de vanité que pour y prendre le plaisir de la promenade ; ô mon Dieu, de quelle sorte me fites-vous sentir cette faute ! Il se détacha quelques carrosses pour602 venir à nous, mais loin de me punir en me laissant aller au plaisir, vous le fites en me conservant et me serrant de si près que je ne pouvais avoir d'attention qu'à ma faute et au mécontement que vous m'en témoigniez ; mais cette faute ne me rendit pas plus sage, je tombai incontinent dans une bien plus grande et qui me coûta bien cher. L’on voulut me donner un603 cadeau351 de nuit à Saint-Cloud. L’on604 en avait prié d'autres dames, et quoique je n'entrasse pour605 l'ordinaire dans aucun de ces plaisirs, je m'y laissai aller par faiblesse et aussi par vanité à consentir d’y aller, je fis bien des fautes et je fus sans doute occasion de péché, la faveur de la ... des ténèbres606 donna occasion à une personne qui m’aimait de prendre de ces libertés qu’on appelle honnêtes dans le monde et qui n’ayant jamais passé pour telles dans mon esprit furent les premières et les dernières pour moi. Mais ô Dieu607, que ce simple divertissement, que les autres dames qui étaient avec moi, quoique sages selon le monde, goûtaient, était mélangé d'amertume ! Je n'y pus manger quoique ce soit, bien que le régal y fut des plus magnifiques. Mon inquiétude paraissait sur [60] mon visage, quoique l'on en ignorât la cause. Que cela me coûta de larmes, et que vous m'en punîtes rigoureusement ! Vous vous séparâtes de moi plus de trois mois, mais608 d'une manière si dure qu'il n'y avait plus pour moi qu'un Dieu irrité. Je fus dans cette occasion et dans un autre voyage que je fis avec mon mari en Touraine, avant ma petite vérole, comme609 ces animaux destinés à la boucherie, que610 l'on pare en certains jours de fleurs et de verdure, et qu'on promène de cette sorte dans la ville avant de les égorger. Cette faible beauté, qui était sur son déclin, jetait de nouveaux feux; mais elle ne brillait de la sorte que pour s'éteindre plus promptement.

[11.] Dans tous ces temps je tâchais d'étouffer le martyre que je sentais au-dedans, mais c'était inutilement. Je me plaignais de ma faiblesse, je faisais des vers pour exprimer ma peine, mais ils ne servaient qu'à l'augmenter. Elle était telle qu'il faut l'avoir éprouvée pour la comprendre. Je vous priais avec larmes611, ô mon Dieu, de m'ôter cette beauté qui m'avait été si funeste : je voulais ou la perdre, ou cesser612 de l'aimer. Comme vous me pressiez de si près, ô mon Dieu, je ne pouvais résister. Je fus obligée malgré moi-même de quitter tout, et613 de m'en retourner au plus vite. Cependant malgré mes infidélités, vous aviez, ô mon amour, un soin de moi qui ne se peut comprendre, ainsi que l'occasion que je vais dire le prouvera.

[12.] Un614 jour que j'avais résolu d'aller à Notre-Dame à pied de la rue des Blancs-Manteaux où je demeurais, je615 dis au laquais qui me suivait de me mener par le plus court. La providence permit qu'il616 m'égarât et me mena par dessus des quais et des ponts et ensuite par l’île. Comme j'étais sur un pont, il vint à moi un homme assez mal vêtu. Je crus que c'était un pauvre. Je me mis en devoir de lui donner l'aumône. Il me remercia et me dit qu'il ne la demandait pas, et617 s'approchant de moi, il commença son entretien par la grandeur infinie de Dieu dont il me dit des choses admirables. Il me parla ensuite de la Sainte Trinité d'une manière si grande et si relevée que tout ce que j'en avais ouï dire jusqu'alors me parut des ombres comparé à ce qu'il m'en dit. Ensuite il618 me parla du Saint Sacrifice de la messe, de son excellence, du soin que l'on devait avoir de l'entendre, puis il ajouta «  N’est-ce pas un aveuglement déplorable de la plupart des dames qui pouvant fort aisément assister tous les jours à ce divin sacrifice, le perdent pour demeurer dans leurs lits tout le matin durant que de pauvres artisans quittent leur travail pour l’entendre ; ces gens-là seront leurs juges au jugement de Dieu.  » Je lui dis : «  Assurément ces gens-là seront nos juges  » . Cet619 homme qui ne me connaissait point et qui ne voyait pas même mon visage, qui était couvert, me répliqua : «  Je ne parle pas pour vous car je sais que vous avez soin d’entendre tous les jours la messe, que vous aimez620 Dieu, que vous êtes fort charitable et donnez beaucoup d'aumônes,  » et bien d'autres choses des qualités que Dieu m'avait données. «  Mais621 cependant,  » dit-il622, «  vous êtes bien éloignée de compte. Dieu veut bien autre chose de vous. Vous aimez votre beauté  ». Puis me faisant une peinture naïve mais véritable de mes défauts, mon coeur ne pouvait désavouer ce qu'il me disait. Je l'écoutais en silence et avec respect, durant que ceux qui me suivaient disaient que je m'entretenais avec un fou. Je sentais bien qu'il était éclairé de la véritable sagesse. Il me dit de plus que Dieu ne voulait pas que je me contentasse de travailler comme les autres à assurer mon salut en évitant seulement les peines de l'Enfer, mais qu'il voulait de plus que j'arrivasse à une telle perfection en cette vie que j'évitasse même celles du purgatoire. Dans cet entretien le chemin, quoique long, me paraissait court : je ne m'en aperçus qu'à mon arrivée à Notre-Dame, où mon extrême lassitude me fit tomber en défaillance. Ce qui me surprit, c'est qu'étant arrivée au Pont-au-double je regardai de623 tous côtés, je n'aperçus plus cet homme et ne l'ai jamais vu depuis. Je lui demandai, l’entendant parler de la sorte, qui il était ; il me dit qu'il avait été autrefois crocheteur, mais qu'il ne l'était plus352. La chose ne me fit pas tout à fait autant d'impression alors qu'elle m'en a fait depuis. Je la racontai d'abord comme une histoire, sans dire ce qu'il m'avait dit le dernier353 ; mais ayant conçu624 qu'il y avait du divin, je n'en parlai plus625.

1.14 INFIDELITES ET SOUTIEN DE LA MERE GRANGER

[l.] Ce fut en suite de cela que mon mari ayant eu quelque relâche de ses maux continuels, il souhaita626 d'aller à Orléans et ensuite [61] en627 Touraine. Ce fut dans ce voyage que ma vanité triompha pour ne plus paraître. Mon fils aîné qui était très beau devant sa petite vérole, y vint aussi et m’attira des visites et des applaudissements car ceux qui le voyaient jugeant de la mère par le fils voulaient me voir. O mon Dieu, qu’il se passa des scènes et que je vis bien la folie des hommes qui se laissent prendre à une vaine beauté quoiqu’ils sachent bien qu’ils ne reverront jamais celle qui la possède ! Je vis des effets surprenants de cette passion qui attirèrent plus ma pitié que mon estime ni mon inclination. Je haïssais628 la passion; mais, selon l'homme extérieur, je ne pouvais haïr ce qu'il y avait en moi qui la faisait naître, quoique selon l'homme intérieur je désirasse avec ardeur d'en être délivrée. O mon Dieu, vous savez ce que ce combat continuel de la nature et de la grâce me faisait souffrir. La nature se plaisait dans les approbations629 publiques, et la grâce les faisait craindre. Je me sentais déchirée et comme séparée de moi-même, car je sentais fort bien le dommage que me causait cette estime universelle. Ce qui l'augmentait était la vertu qu'on estimait unie avec ma jeunesse et mon extérieur. O mon Dieu, on ne connaissait pas que toute la vertu était en vous seul et en votre protection, et toute la faiblesse en moi.

[2.] J'allais chercher les confesseurs pour m'accuser de mes infidélités et me plaindre des révoltes que je souffrais, mais ils ne connaissaient guère ma peine. Ils estimaient, ô Dieu, ce que vous condamniez; i1s regardaient comme vertu ce qui me paraissait détestable à vos yeux; et ce qui me faisait mourir de douleur, c'est que loin de mesurer mes fautes sur vos grâces, ô mon Dieu, ils630 regardaient ce que j'étais par rapport à ce que je pouvais être, de sorte que loin de me blâmer, ils flattaient mon orgueil, ils me justifiaient de ce dont je m'accusais, et à peine regardaient-ils que comme une faute légère ce qui vous déplaisait infiniment en moi, ô mon Dieu, que vous aviez prévenue d'une très grande miséricorde. Il631 ne faut point mesurer la grièveté354 des choses sur la nature des péchés, mais sur l'état de la personne qui les commet. La moindre infidélité d'une épouse est plus sensible à son époux que les grands égarements de ses domestiques. Je leur disais ma peine sur ce que je n'avais pas la gorge entièrement couverte, quoique je l'eusse beaucoup au regard des autres femmes de mon âge; ils m'assuraient que j'étais mise fort modestement et que, mon mari le souhaitant, il n'y avait point de mal. Mon directeur intérieur me disait bien le contraire, mais je n'avais pas la force de le suivre et de m'habiller à mon âge d'une manière qui parût extraordinaire. D'ailleurs la vanité que j'y avais me fournissait des prétextes qui me paraissaient les plus justes du monde, mais je crains bien que ce ne soit pas là le moindre mal que j’y ai fait, car de combien de crimes est-on coupable dans les autres par l’occasion que l’on y donne ! O632 si les confesseurs savaient le dommage qu'ils causent aux femmes par ces molles complaisances, et le mal que cela produit, ils auraient une très grande sévérité ! car si j'avais trouvé un seul confesseur qui m'eût dit qu'il y avait du mal d'être comme j'étais, je n'y fusse pas restée un seul moment ; mais ma vanité se mettant du parti des confesseurs et des filles qui me servaient, me faisait croire qu'ils avaient raison et que mes peines étaient chimériques. / Un homme de considération d’un âge, ce semble, à ne devoir rien faire appréhender de lui, entra dans une si forte passion qu’il m’aurait été fort nuisible si vous ne m’aviez protégée ô mon [1.589] Dieu, d’une manière singulière : j’en dirai quelque chose pour faire voir jusqu’où va la passion qui fait changer aux personnes en un instant leurs humeurs et leur tempérament. Ce vieux gentilhomme sachant que je passais par un endroit où il avait des terres considérables, vint au-devant de nous pour nous engager à aller loger chez lui ; mon mari jugea à propos d’y aller ; quoique cet homme fut l’un des plus sérieux [1.590] et avare de son siècle, il n’épargna chose au monde pour me régaler, jusqu’à faire le bouffon et le plaisant pour me divertir ; il est vrai que j’étais surprise des extravagances que son inclination pour moi lui faisait faire, il mit tout en œuvre pour me faire connaître une passion qui dura bien du temps et qui fournit à son esprit des inventions que nul autre ne trouva jamais ainsi que je le dirai dans la suite. //

[3.] Il arriva dans ce voyage des accidents et des périls qui auraient effrayé tout autre que moi : mais quoique je fusse tombée dans les faiblesses dont j'ai parlé, il ne fut pas en mon pouvoir de craindre des périls qui paraissaient inévitables, et qui effrayaient tout le monde. Nous nous engageâmes sans y penser dans un lieu que la rivière de Loire avait miné, et ce chemin, qui paraissait uni par-dessus, était une terre sans fondement. Nous ne nous aperçûmes du danger que lorsqu'on ne pouvait tourner ni à droite, ni à gauche, et qu'il fallait nécessairement poursuivre ou se précipiter dans la rivière. Une partie du carrosse roulait en l'air et n'était tenue que des valets qui tenaient l'autre côté. L'effroi était si grand qu'il ne se peut rien de plus : pour moi, je n'en sentis aucun, et je me trouvais si abandonnée à Dieu pour tous les événements que sa providence pouvait permettre, que je sentais même une joie sensible de périr par un coup de sa main. Cependant j'avais une certaine confiance [62] secrète qu'il n'arriverait aucun accident, ce qui se trouva véritable, quoique de cet accident nous fussions tombés dans un autre qui paraissait encore plus633 fâcheux. La Sainte Vierge, pour laquelle j'avais toujours eu une grande dévotion, nous délivra de ces dangers. J'avais une très grande foi qu'elle ne permettrait pas que ceux qui ne s'étaient engagés dans ce voyage que pour l'honorer dans634 son église des Ardilliers355 périssent; car mon mari avait entrepris ce voyage avec bien de la ferveur, et ces dévotions lui convenaient.

[4.] Je fus là à confesse à un homme qui me fit bien de la peine. Il voulait savoir l'intention que j'avais eue en me mariant, et comme je lui répondis que je n'avais eu que celle d'obéir, il me dit qu'elle ne valait rien, que je n'étais pas bien mariée, et qu'il me fallait remarier. Il nous pensa brouiller, mon mari et moi, à ne nous revoir jamais si j'avais été crédule, et si Dieu ne m'avait assistée; car il condamnait de péché mortel ce qui était de devoir absolu; de sorte qu'avec ce qu'il croyait tout haut que tout était péché mortel, il nous aurait bien fait de la peine si Dieu ne nous avait assistés. Il m'apprenait, sous prétexte de m'instruire, des péchés que j'avais ignorés jusqu'alors, et sur ce que mon intention n'avait pas été en me mariant d'avoir des enfants, mais d'obéir, il me donna des pénitences excessives. Mais un Père de la Compagnie de Jésus, que je fus trouver à Orléans en revenant me les ôta, m'assurant que je n'avais pas fait un péché véniel, ce qui me consola beaucoup car, comme cet autre avait635 fait des péchés mortels de tout ce à quoi mon devoir m'obligeait, il m'aurait mise dans la nécessité ou de manquer à mon devoir, ou de faire des choses qu'il m'assurait être des péchés mortels. Je fis encore des fautes dans ce voyage qui furent de regarder ce qu'il y avait de rare lorsqu'on m'y menait pour cela, quoique j'eusse la pensée d'en détourner mes yeux : cela cependant ne m'arriva guère.

[5.] A mon retour, je fus trouver la mère Granger636, à qui je contai toutes mes misères et mes échappées. Elle me remit, et m'encouragea à reprendre mon premier train; elle me dit de couvrir entièrement ma gorge avec un mouchoir, ce que j'ai toujours fait depuis, quoiqu'il n'y eût que moi de cette figure. Cependant vous aviez, ô mon Dieu, comme dissimulé637 votre courroux sur une longue suite d'infidélités ; mais vous ne les dissimulâtes pour un temps que pour me les faire payer avec une extrême rigueur. Vous en usâtes envers moi comme les époux fâchés de l'abus que leurs jeunes épouses font des trésors qu'ils ne leur avaient confiés638 que pour les rendre bonnes ménagères. Vous prîtes la résolution de me dépouiller de tout, pour que je n'abusasse plus d'un bien que vous ne m'aviez donné qu'afin que je vous en glorifiasse. J'avais eu cent fois l'envie de prendre de l'argent et de m'en aller dans quelque couvent, croyant que cela était permis de la sorte, parce que je m'imaginais qu'il était impossible que je me sauvasse dans le monde; car639 je sentais bien que l'occasion était ma perte. Hors de l'occasion je faisais bien, mais elle ne se présentait pas plus tôt que j'expérimentais ma faiblesse. J'aurais voulu trouver quelque caverne pour m'ensevelir toute vivante, et il me semblait que la plus effroyable prison m'aurait été plus douce qu'une liberté si funeste. J'étais comme déchirée, car la vanité me tirait au-dehors et l'amour au-dedans640, et comme dans ce temps de mes infidélités je ne me tournais pas entièrement ni d'un côté ni d’autre641, je souffrais un partage qui en me déchirant me faisait souffrir ce que je ne puis dire642.

[6.] Je vous priais, ô mon Dieu, de m'ôter la liberté que j'avais de vous déplaire; et je vous disais : «  N’êtes-vous pas assez fort pour empêcher cet injuste partage ? » car sitôt que j'avais occasion de produire ma vanité, je le faisais, et sitôt que je l'avais fait, je retournais à vous, et souvent loin643 de me rebuter, vous me receviez à644 bras ouverts, et vous me645 donniez de nouveaux témoignages d'amour. C'était là ma plus cruelle peine, car quoique j'eusse cette misérable vanité, mon amour était tel que j'aimais mieux vos rigueurs après mes chutes que vos caresses, car vos646 intérêts m'étaient plus chers que les miens propres, et je ne pouvais souffrir que vous ne vous rendissiez pas justice à vous-même. Mon cœur était pénétré d'amour et de douleur; et ce qui la rendait très vive était que je ne pouvais647 souffrir de vous déplaire, ô mon Dieu, après les grâces que j'avais reçues de vous. Que ceux qui ne vous connaissent pas vous offensent, je n'en suis pas surprise648, mais que ce cœur qui vous aime plus que lui-même et qui a senti les plus forts témoignages de votre [63] amour, se laisse entraîner à649 des penchants qu'il déteste, oh c'est ce qui fait son plus cruel martyre, et martyre d'autant plus affligeant, qu'il dure plus longtemps. « O mon Dieu, vous disais-je lorsque je sentais plus650 fortement votre amour et votre présence, comment vous prodiguez-vous à une si infâme créature qui ne vous paie que d'ingratitude? » Car si on lit cette Vie avec attention, l’on ne verra651 de la part de Dieu que bonté, miséricorde et amour; et de la part de cette créature qu'infidélité, néant, péché et faiblesse. S'il y a quelque chose de bon, il est à vous, ô mon Dieu : pour moi, je ne saurais me glorifier que de mes faiblesses, puisque dans l'union du mariage indissoluble que vous avez fait avec moi, c'est la seule chose que j'ai apportée avec moi que652 la faiblesse, le néant et le péché. O Amour, que j'aime ma misère et que mon cœur est reconnaissant, qu'il a de joie de vous devoir tout, et que vous fassiez paraître envers lui les trésors et les richesses infinies de votre patience et de votre amour. Vous avez fait comme un roi magnifique qui, voulant épouser une pauvre esclave, oublie son esclavage, et lui donne tous les ornements qu'il veut qu'elle ait pour lui plaire. Il lui pardonne même avec plaisir toutes les fautes que sa grossièreté et sa mauvaise éducation lui font faire. C'est là votre conduite à mon égard, ô mon Dieu ; aussi à présent mes pauvretés sont mes richesses, et j'ai trouvé ma force dans mon extrême faiblesse.

[7.] Je dis donc que653 vos caresses, ô mon Dieu, après mes chutes, m'étaient654 bien plus difficiles à porter que vos rebuts. Oh si on savait la confusion où elles mettent l'âme. Elle n'est pas concevable, elle voudrait655 de toutes ses forces satisfaire à la justice divine, et si on le lui permettait, elle se déchirerait en pièces. Le martyre de ne rien souffrir est alors le plus cruel de tous les martyres. O Amour doux et douloureux tout ensemble, agréable et cruel, que tu es difficile à porter ! Je faisais des vers et des chansons pour me plaindre, je656 faisais des pénitences, mais elles étaient trop légères pour une si grande plaie : c’était comme ces gouttes d'eau qui ne servent qu'à rendre le feu plus ardent. L’on voudrait être consumée et punie. O conduite d'amour envers une ingrate, ô ingratitude épouvantable envers une telle bonté ! Une grande partie de ma vie n'est qu'un tissu de semblables choses qui devraient me faire mourir de douleur et d'amour.

1.15 LA VARIOLE

[l.] En arrivant au logis je trouvai une petite fille que j’avais, assez mal de657 ce que sa nourrice l'avait sortie avec la petite vérole, ce qui la pensa faire mourir. La goutte reprit à mon mari avec ses autres maux ; et mon fils aîné prit la petite vérole, mais en658 si grande quantité et avec tant de malignité qu'elle lui leva jusqu'à trois fois, et enfin le rendit aussi défiguré qu'il avait été beau. Il fallut commencer par ce sacrifice, qui fut suivi de bien d'autres. Sitôt que je vis la petite vérole au logis, je ne doutai point que je ne la dusse prendre. Je fus consulter la Mère Granger aux659 Bénédictines qui me660 dit de m'éloigner si je pouvais; je fis ce que je pus pour cela, mais ma belle-mère ne le voulut jamais ; elle persuada à mon mari que cela était inutile et qu’il ne le fallait pas permettre. Le661 médecin qu'elle fit venir, dit la même chose, que je la prendrais aussi bien de loin que de près si j'étais disposée à la prendre ; mon père qui vivait encore me voulut prendre chez lui avec mon second fils que j’aimais bien tendrement parce qu’il avait de l’esprit ; ma belle-mère s’y opposa, Dieu le permettant ainsi. Je peux dire qu’elle fut pour lors mon Jephté662 et qu'elle nous immola tous deux innocemment. Si elle eût su ce qui arriva, je ne doute pas qu'elle n'eût fait autrement; mais les personnes âgées ont souvent de certaines maximes dont elles ne veulent pas démordre. Toute la ville y prenait part et chacun663 la priait de me faire sortir de la maison et que664 c'était une cruauté de m'exposer de la sorte; mais vous, ô mon Dieu, qui aviez d'autres desseins sur moi, ne permîtes pas665 qu'elle y consentît. Chacun m'attaquait croyant que je ne voulais pas sortir, car je ne disais à personne que c'était parce qu'on ne le voulait pas, et je n'avais point d'autre instinct alorsque de m'immoler à vous, ô mon [64] Dieu, et à votre divine providence. Je vous faisais un sacrifice de cette beauté qui m'aurait été si fatale sans vous. Et quoique j'eusse pu me retirer malgré les résistances de ma belle-mère si je l'eusse voulu, je ne le voulais faire qu'avec leur agrément parce qu'il me semblait que cette résistance était un ordre du ciel. O divine volonté de mon Dieu, malgré toutes mes misères vous faisiez alors ma vie.

[2.] Je demeurais donc dans cet abandon et dans cet esprit de sacrifice à Dieu attendant de moment en moment666 tout ce qu'il lui plairait d'en ordonner dans une résignation entière667. / Ce parent dont j’ai parlé qui avait pour moi un très fort attachement, me vint trouver, et me faire une querelle de ce que je ne sortais pas, disant [2.22] que je méritais la petite vérole pour ma témérité : je voyais356 et ne leur disait pas les choses. //

Je fis savoir à la Mère Granger que668 je n’avais pu obtenir de sortir ni mon petit fils, et que je ne doutais point que la petite vérole ne me prît ; comme elle avait le cœur tendre elle eut de la peine de cette dureté et m’encouragea à m’immoler à Notre-Seigneur.

Je ne peux dire669 ce que la nature souffrait, car j'étais comme ces personnes qui voient et leur mort assurée et le remède facile sans pouvoir s'en servir. Je n'avais pas moins de peine pour mon cadet que pour moi : ma belle-mère avait un amour si excessif pour celui qui était malade que les autres lui étaient indifférents, elle avait même de la peine de l’amitié que mon mari avait pour le petit, cependant670 je suis assurée que si elle avait cru que la petite vérole l'eût dû faire mourir, elle se serait bien donné de garde d'agir comme elle le fit. C'était un effet de votre providence, ô mon Dieu, plutôt que de son humeur. Vous vous servez des créatures et de leurs penchants naturels pour faire réussir les choses selon vos desseins éternels. Aussi671 quoique je voie dans les créatures des conduites qui paraissent si déraisonnables et si crucifiantes tout ensemble, je monte plus haut et je les regarde comme les instruments de votre justice et de votre miséricorde tout ensemble, ô mon Dieu, car votre justice est toute pleine de votre miséricorde672. Je n’allais pas dans la chambre de mon fils aîné, mais sitôt que ma belle-mère sortait d’auprès de lui, elle venait s’asseoir entre mon cadet et moi et nous apportait l’air ; quelquefois je retirais cet enfant, mais elle s’en allait fort en colère disant qu’elle n’avait pas la contagion de sorte qu’il me fallait tout abandonner et ne plus rien faire.

[3.] Lorsque673 je disais à mon mari que j'avais mal au cœur et que la petite vérole m'allait prendre, il disait que c'était de mes imaginations. Enfin674, la nature voyant qu'il n'y avait plus de ressource, elle consentit675 au sacrifice que l'esprit avait déjà fait. Le jour de saint François, le quatrième d’octobre676 de l'année 1670, âgée de vingt et deux ans et quelques mois, étant allée à la messe, je me trouvai si mal que tout ce que je pus faire fut de communier.

Je pensai m'évanouir dans l'église. Etant au logis il me prit un très grand frisson avec un fort grand mal de tête et de cœur. L’on ne voulait pas croire que je fusse malade, et Notre-Seigneur permettait qu'on eût cette dureté pour moi, cependant en peu d'heures je fus si mal que l'on me jugea d'abord en danger car il me prit une fluxion de poitrine. Les677 remèdes pour l'un des maux étaient très contraires à l'autre. Le médecin, ami de ma belle-mère, n'était pas à la ville, non plus que le chirurgien ordinaire. On envoya quérir un chirurgien assez habile homme qui dit qu'il me fallait saigner et que j’étais très mal. Ma678 belle-mère ne le voulut jamais permettre679. Je restai dans le dernier abandon extérieur, en sorte que j'étais prête de mourir, faute de secours. Mon mari ne me pouvant voir, et s'en rapportant entièrement à ma belle-mère, la laissait faire. Elle avait résolu qu'aucun médecin que le sien ne me fit de remèdes680, et cependant elle ne l'envoyait pas quérir quoiqu'il ne fut qu'à681 une journée. Je crois que ma belle-mère ne682 s'opposait à la saignée que parce qu'elle craignait peut-être que cela ne me683 fut nuisible. Tout le tort qu'elle eut684 fut de ne pas envoyer quérir ce médecin auquel elle se confiait, car elle n’avait pas dessein de me jeter dans l’extrémité où elle me mit sans y penser. Ce qu’elle me faisait lors qu’elle357 était en santé était plutôt un effet de son humeur que de son indifférence pour moi, car lorsque j’étais à l’extrémité elle en paraîssait touchée.

[4.] C'était685 vous, mon686 Dieu, qui ordonniez cette conduite pour le bien de mon âme. Je voyais toutes ces choses, et l'extrémité où j'étais ; mais vous me teniez ô mon Dieu dans687 un tel esprit de sacrifice que je [65] n'ouvrais pas la bouche pour demander du secours. J'attendais la vie et la mort de votre main sans témoigner la moindre peine d'une conduite si extraordinaire. La paix que je possédais au-dedans, à cause de la parfaite résignation où vous me teniez, ô mon Dieu, par votre grâce, était si grande qu'elle me tenait dans l'oubli de moi-même au milieu des maux les plus violents et des dangers les plus pressants. Mais si la résignation que vous me donniez dans cette occasion était si parfaite que je la peux688 appeler uniformité, puisque je ne trouvais en moi-même aucune689 répugnance à vos volontés et que je ne faisais point d'acte, mais je690 portais avec amour en silence691 votre opération crucifiante, sans rien ajouter à ce que vous opériez en moi et sur moi, mais si692, dis-je, ma693 soumission fut entière, votre protection fut694 miraculeuse. Combien de fois m'avez-vous réduite à l'extrémité ! mais vous n'avez jamais manqué de me secourir lorsque les choses paraissaient les plus désespérées.

[5.] Vous fîtes qu'un habile chirurgien qui m'avait servi dans cette maladie si dangereuse dont j'ai parlé, passant par le lieu de ma demeure demanda de mes nouvelles. L’on lui dit que j'étais extrêmement mal et que l’on croyait que c’était la petite vérole ; il695 descendit aussitôt de cheval et vint me voir. Jamais homme ne fut plus surpris lorsqu'il vit l'état696 effroyable où j'étais. La petite vérole, qui ne pouvait sortir, s'était jetée avec tant de force sur mon nez, qu'il était déjà tout noir; il crut que la gangrène y était déjà et697 que le nez m'allait tomber; il en fut si effrayé qu'il ne put me cacher sa surprise. Mes yeux étaient comme deux charbons. Une nouvelle si étrange ne m'alarma point; il n'était rien698 à quoi je ne me sacrifiasse dans ce moment, et j'étais fort contente que Dieu se vengeât lui-même des infidélités que ce visage m'avait fait faire. Ce chirurgien descendit dans la chambre de ma belle-mère et lui dit que c'était une chose honteuse de me laisser mourir de la sorte faute d'une saignée et qu’il m’allait saigner lui-même, de là il fut trouver mon mari qui y consentit699 d’abord, mais ma belle-mère s'y opposa700 si fortement qu'elle lui dit qu'elle ne le souffrirait pas et que l'on ne me ferait rien que le médecin, son ami, ne fut revenu de la campagne. Il se mit si fort en colère de ce que l'on me laissait de cette sorte sans envoyer quérir le médecin qu'il dit même à ma belle-mère des choses fortes. Il remonta aussitôt dans ma chambre et me dit : « Si vous voulez, je vous sauverais la vie, et je vous saignerais ». Je lui tendis d'abord mon bras et quoique je sois très difficile à saigner et que j'eusse701 les bras extraordinairement enflés702, il me saigna en un instant et jeta la moitié du sang n’ayant rien où le mettre. Ma703 belle-mère vint dans cette expédition, mais elle était faite, elle se mit fort en704 colère. La petite vérole qui ne pouvait sortir, sortit aussitôt que je fus saignée. M. L. ordonna705 que l'on me saignât le soir; mais l’on ne le voulut pas et je n'osai jamais le retenir quelque besoin que j'en eusse, de706 peur de déplaire à ma belle-mère, et par un abandon total entre les mains de Dieu.

[6.] Mon707 nez se désenfla et dénoircit; la petite vérole708 y parut d'abord après la saignée, et si l'on eût continué de me saigner, je me serais bien portée : mais comme M. L. s'en709 était allé, je retombais dans mon premier abandon. Tout le mal se jeta sur mes yeux, qui s'enflammèrent de telle sorte, avec des douleurs si étranges, que l'on crut que je les perdrais. Je fus trois semaines avec ces violentes douleurs, sans dormir un quart d'heure durant tout ce temps. Je ne pouvais fermer les yeux à cause qu'ils étaient pleins de petite vérole, ni les ouvrir à cause de la douleur. J'étais toute résolue à être aveugle, car il y en avait grande apparence ; ma gorge, mon palais, et mes gencives étaient si remplies que je ne pouvais avaler de bouillon ni prendre aucune nourriture sans en souffrir extrêmement. Tout mon corps était semblable à celui d'un lépreux ; et ceux qui me venaient voir disaient qu'ils n'avaient jamais vu personne en avoir une plus grande quantité, et qui parût plus maligne. Mais pour mon âme, elle était dans [66] un contentement que je ne peux exprimer. L'espérance710 de sa liberté par la perte que je faisais la rendait si satisfaite et si unie à Dieu qu'elle n'aurait pas changé son état à celui du plus heureux prince du monde.

[7.] Chacun croyait que je serais inconsolable et l'on s'efforçait de prendre part à ma douleur. Mon parent m’écrivit en des termes qui font assez voir et sa douleur et la colère où il était, croyant que je m’étais procuré ce mal par mon entêtement à ne pas vouloir sortir du logis ; ce vieux gentilhomme dont j’ai parlé m’envoya de soixante lieues des remèdes, je ne m’en voulus pas servir. Mon711 confesseur me vint voir, quoiqu'il ne fut pas content de moi, il me demanda si712 je n'étais pas bien fâchée d'avoir la petite vérole. Je lui répondis, sans y faire beaucoup de réflexion et avec beaucoup de franchise, que si l'offuscation358 où me tenait mon mal ne m'avait pas fait oublier le Te Deum, je l'aurais dit pour remercier Dieu. Ce bon homme se fâcha contre moi de ma réponse, me traitant d'orgueilleuse. Je ne lui répliquai rien, et je vis bien que j'avais eu tort de lui parler avec tant de franchise, parce qu'il ne comprenait pas ma disposition. L’on observait toutes mes paroles, et sur ce que l'on entendit que je disais que je serais libre, l’on prit cela comme une plainte que je vous faisais, ô mon Dieu, de ma captivité extérieure que l'on attribuait à la jalousie de mon mari, quoique cela ne fut pas : j'entendais, ô mon Dieu, une liberté que vous seul pouviez me donner en ôtant ce piège à mon orgueil aussi bien qu'à la passion des hommes. O si je pouvais décrire le plaisir ineffable que je goûtais dans ce dépouillement que vous me faisiez de la chose qui m'était alors la plus sensible ! mon coeur vous en louait dans son profond silence, et la douleur que je souffrais redoublait mon amour. L’on ne m'entendait jamais me plaindre ni de mes maux, ni de la perte que je faisais. La tranquillité de mon coeur s'exprimait au dehors par la patience et le silence. Je me taisais également de ce que vous me faisiez souffrir et par vous-même, ô mon Dieu, et par le ministère des créatures. Tout était bien reçu de votre main. La seule parole que je dis fut de me réjouir de la liberté intérieure que je recevais par là ; et l'on m'en fit un crime.

[8.] Ce qui me fut le plus sensible, c'est que mon petit cadet prit la petite vérole le même jour que moi, dont il mourut, faute de soins. Ce coup fut douloureux à mon coeur, qui tirant cependant des forces de ma faiblesse, le sacrifia, et dit à Dieu comme Job : Vous me l'aviez donné, vous me l'avez ôté, votre saint Nom soit béni359. L'esprit de sacrifice me possédait si fort que, quoique je l'aimasse tendrement, je ne versai jamais une larme en apprenant sa mort. Le jour qu'il fut enterré, le médecin envoya dire que l'on ne mît pas la tombe sur la fosse, parce que ma fille ne pouvait passer deux jours ; mon fils aîné n'était pas encore hors de danger lorsque cela arriva ; de sorte que je me vis presque en un même jour dépouillée de tous mes enfants, mon mari malade, et moi encore très mal. Vous ne voulûtes pas, ô mon Dieu, prendre ma fille en ce temps-là, et vous n'allongeâtes sa vie de quelques années que pour me rendre sa perte plus douloureuse. Le médecin de ma belle-mère arriva enfin dans713 un temps où il ne m'était plus utile. Lorsqu'il vit l'étrange inflammation de mes yeux, il me fit saigner plusieurs fois, mais il n'était plus temps; et ces saignées qui auraient été si nécessaires dans le commencement, ne servirent qu’à m'affaiblir. L’on ne pouvait pas même me saigner en l'état où j'étais que très difficilement, car j'avais les bras si enflés qu'il fallait enfoncer la lancette jusqu'au714 manche; de plus c'est que la saignée dans ce contretemps-là me devait faire mourir ; mais vous ne vouliez pas encore me tirer hors du monde, ô mon Seigneur, afin de me faire plus souffrir. J'avoue que la mort m'aurait été très agréable, et je l'envisageais comme le plus grand de tous les biens, mais je vis bien qu'il n'y avait rien à espérer de ce côté-là, et qu'au lieu de goûter ce bien, il715 me fallait supporter la vie.

[9.] Sitôt que mon [67] fils aîné fut un peu mieux, il se leva pour venir dans ma chambre. Je fus si surprise d'un changement aussi extraordinaire que celui que je voyais en lui, que je restai sans parole. Ses yeux qui étaient très beaux étaient devenus effroyables par deux ulcères qui étaient restés dedans et dont il n’a été guéri que plusieurs années après, son visage716 qui était auparavant d'une extrême délicatesse, était devenu comme une terre pleine de sillons. Cela me donna la curiosité de me regarder dans un miroir. Je me trouvai si changée que je me fis peur à moi-même. Ce fut alorsque je vis que Dieu avait voulu le sacrifice dans toute sa réalité. Il arriva encore des circonstances par la contrariété de ma belle-mère qui me causèrent beaucoup de croix, et qui achevèrent de gâter mon fils au point que je l’ai dit. Mon717 coeur cependant était ferme en mon Dieu et se fortifiait par la grandeur et la multitude des maux. Il était comme une victime immolée sans cesse sur l'autel de celui-là même qui s'était immolé le premier pour son amour. Je puis dire, ô mon Dieu, que ces paroles qui ont toujours fait les délices de mon coeur ont eu leur effet en moi durant toute ma vie : Que rendrai-je au Seigneur pour les biens que j'ai reçus de lui? Je prendrai le calice salutaire360. Vous m'avez dans toute ma vie comblée de biens et de croix. Mon attrait principal, avec celui de souffrir pour vous, ô mon amour, a été de me laisser conduire à votre gré sans résistance, soit pour l'intérieur, soit pour l'extérieur, et ces dons desquels il vous a plu me gratifier dès le commencement, ont toujours augmenté jusqu'à présent, puisque vous m'avez conduite selon votre volonté par des routes impénétrables à tout autre qu'à vous, et que vous m'avez ménagé par votre sagesse des croix continuelles.

[10.] L’on m'envoya des pommades pour me raccommoder le teint et remplir les creux de la petite vérole. J'en avais vu à d'autres des effets merveilleux. Je voulus d'abord essayer de m'en servir, mais l'amour jaloux de son ouvrage ne le voulut pas. Il718 y avait dans mon coeur une voix qui disait : « Si je t'avais voulue belle, je t'aurais laissée comme tu étais. » Il me fallut laisser tout remède et me livrer en proie aux rigueurs de l'amour, qui exigeait de moi de me mettre à l'air ce qui creusait davantage, et de m'exposer aux yeux de tout le monde dans les rues sans être cachée lorsque719 le rouge de ma petite vérole était plus violent. Bien des gens me venaient voir par curiosité afin de remarquer si j’étais bien changée. Je sortais toute rouge dans les rues afin720 de faire triompher mon humiliation où j’avais fait triompher mon orgueil.

Ce vieux gentilhomme vint aussi de près de soixante lieues, il trouva par malheur pour moi, au travers d’un rouge effroyable, je ne sais quoi qui lui plaisait encore ; sa passion, loin de diminuer, s’augmenta de telle sorte qu’il me [2.56] pria avec instance de souffrir au moins qu’il me la témoignât par lettres. Je lui dis que je ne recevais aucune lettre d’hommes que celles que l’on adressait ouvertes à mon mari, et que, lorsqu’on m’en adressait directement, je les lui donnais avant de les lire ; je lui dis même que ce serait me désobliger extrêmement que de m’écrire.

Il crut que je ne lui disais cela que par honnêteté mais [aussi] que dans le fond j’étais comme bien [2.57] d’autres femmes qui sont ravies d’entretenir commerce. Il avait beaucoup d’esprit, et écrivais bien également en vers et en prose, ce qui avait assez flatté mon inclination, mais l’amour n’avait garde de me le permettre. Il me pria même de lui donner une adresse à cause que je lui avais dit que mon mari ouvrait toutes mes lettres, ce qui m’offensa extrêmement. Il s’en retourna sans avoir pu rien obtenir. Cependant comme il n’était pas rebuté pour cela, il m’écrivit [2.58] une lettre qu’il fallait que le démon eût inventée. Elle était toute de passages de l’Ecriture. A la lire d’abord il n’y avait rien de plus saint et de meilleure apparence à qui ignorait la passion, mais il ne me fut pas difficile d’y remarquer tout ce que la passion et l’adresse ont de plus fort. Mon mari qui l’avait lue sans y rien comprendre l’avait laissée ouverte, comme j’appréhendais extrêmement les suites qu’une telle manière d’écrire pourrait avoir, je me résolus malgré [2.59] le dessein que j’avais de ne lui faire aucune réponse, de lui écrire combien sa lettre m’avait offensée. Je lui défendis absolument de m’écrire, je me servis des expressions les plus fortes pour le dissuader de la pensée de le faire, mais comme la passion le flattait361, il s’alla persuader que la crainte seule de mon mari me faisait parler ; il commença par lier362 très étroitement avec mon mari, lui mander toutes sortes de nouvelles divertissantes, envoyant à mon fils quantité [2.60] de présents conformes à son âge, et pour comble d’artifice, il s’avisa d’une ruse des plus extraordinaires, je n’écris ce détail ici que pour faire voir jusqu’où va l’artifice des hommes et le soin que l’on doit avoir de se défier de tout.

Il feignit qu’il y avait à Paris dans sa même rue une demoiselle qui portait même nom que lui, à qui un homme de Calais écrivait souvent parce qu’il l’aimait beaucoup, qu’il lui envoyait quantité [2.61] de marée, que par hasard ayant pris son logis pour celui de la demoiselle, les présents et les lettres lui tombaient entre les mains, et qu’afin d’entretenir commerce et partager avec moi les présents, il m’envoyait les lettres du galant afin que j’y répondisse au nom de la demoiselle, que mon style lui plairait sans doute parce que cet homme avait bien de l’esprit et qu’ainsi sans rien risquer nous aurions de [2.62] quoi nous divertir à ses dépens poussant les choses jusqu’au bout de la passion de cet homme ; mon mari reçut ces lettres sans en découvrir la ruse ni la malignité, pour moi je la connus d’abord, et je vis bien que sous des noms empruntés il voulait se donner la licence de m’écrire tout ce qu’il lui plairait et me procurer en même temps la liberté de lui répondre ; il divertissait beaucoup mon mari pour le soin [2.63] qu’il prenait de lui apprendre toutes sortes de nouvelles, et comme d’ailleurs c’était une personne de considération et d’un rang à servir bien des gens, il voulait entretenir commerce avec lui, ne sachant pas les mauvaises intentions qu’il avait : il m’ordonna de lui écrire et de faire réponse à ses lettres, afin de lier commerce avec lui ; je me trouvai dans un grand embarras, car je ne voulais ni découvrir [2.64] à mon mari la passion qu’il avait pour moi, ni entretenir avec lui aucun commerce ; je fis ce que je put auprès de mon mari pour m’exempter d’écrire, mais il m’obligea de le faire dans sa chambre.

Comme je [me] vis engagée de lui écrire, je le fis le plus honnêtement que je pus, mais je lui mandais que je ne pouvais en nulle manière répondre au nom de la demoiselle à l’homme de Calais, parce que pour répondre [2.65] juste à une passion, il fallait en être susceptible, et que j’étais fort éloignée d’en sentir de telles ; enfin Dieu me fit la grâce de si bien tourner ma lettre que sans rien donner à connaître à mon mari, je fis entendre à l’autre qu’il s’adressait mal ; ma lettre ne le rebuta point, plus il voyait en moi d’honnêteté plus sa passion redoublait, les honnêteté que mon mari lui faisait lui donnaient lieu de m’écrire plus ouvertement [2.66].

Le jour de saint François de Sales, comme j’étais à l’église, il arriva au logis de sa part un fort gros paquet avec des présents pour mon fils, il y avait une lettre pour moi moitié prose et moitié vers extrêmement spirituelle, mon mari la lut, et en la lisant il y découvrit aisément la passion de celui qui l’avait écrite ; je lui parus coupable d’une passion à laquelle je n’avais donné aucun lieu. Je vis bien par [2.67] son air et la manière d’agir de ma belle-mère qu’ils étaient choqués, mais je ne savais de quelle manière remédier à un mal que j’avais tant de fois tâché de guérir. Je n’osais plus écrire à cet homme puisque toutes mes inquiétudes et le chagrin que je lui marquais avoir de son procédé ne servait qu’à allumer un feu que j’aurais voulu éteindre dans mon sang. Je pris le parti du silence qui fut le plus sûr ; il fallut souffrir du temps et ses lettres et le soupçon de mon mari [2.68]. Cependant comme je vis363 que tous ses soins ne pouvaient lui attirer une réponse, il désista364 de m’écrire et continua quelques temps d’écrire à mon mari, mais comme il ne lui écrivait qu’à cause de moi, il s’en lassa bientôt. Il se résolut enfin de revenir lui-même, mais me voyant si changée de visage, son amour se changea en fureur, et Dieu finit par là ma peine. Si les femmes prenaient soin à rompre les premiers engagements, elles ne seraient pas exposées comme elles [2.69] le sont souvent à prendre elles-mêmes ce qu’elles veulent donner aux autres365.

Mon mari était presque toujours au lit parce que ses maux étaient grands et presque continuels. Mon assiduité auprès de lui était grande, je n’étais pas fâchée de le voir parce que je voyais qu’il faisait un meilleur usage de la maladie que de la santé, et quoiqu’il y eût plus de captivité et plus de croix, de toute manière j’étais fort contente que Dieu le sauvât [2.70] par cette voie ; toutes mes croix redoublèrent après ma petite vérole, car ayant perdu ce je ne sais quoi qui me faisait aimer de mon mari dans ses plus fâcheuses humeurs, la croix devint plus dure et le calice plus pur, j’avais plaisir de sortir dans les rues toute rouge de vérole afin de faire triompher mon humiliation où j’avais fait triompher mon orgueil, il y avait bien des gens qui s’étonnaient de ce que je [2.71] me faisait voir en cet état ; une grande partie de ceux qui m’aimaient cessèrent de le faire sitôt que la cause en cessa, ceux qui m’aimaient d’une autre manière continuèrent toujours, et ce fut en ce temps où j’éprouvai la différence de ceux qui n’aiment que par rapport à eux et qui ne cherchent que l’intérêt ou le plaisir, ou bien ceux qui aiment la personne pour elle-même. //

Mon mari qui ne trouvait721 plus en moi les agréments qui adoucissaient toutes ses rigueurs et calmaient sa colère, devint722 bien plus susceptible des impressions qu'on lui donnait contre moi ; d’un autre côté, les personnes qui lui parlaient à mon désavantage se voyant mieux écoutées, parlaient plus fortement et plus souvent. Il n'y avait que vous, ô mon Dieu, qui ne changiez point pour moi. Vous redoubliez vos grâces intérieures à mesure que vous augmentiez mes croix extérieures.

1.16 HUMILIATIONS DOMESTIQUES

[1.] Cette fille dont723 j'ai parlé devenait tous les jours plus hautaine, et comme le démon l'incitait à me tourmenter, voyant que ses cris ne fâchaient724 point, elle crut que si elle pouvait m'empêcher de communier, elle me ferait le plus grand de tous les déplaisirs. Elle avait bien raison, ô divin Époux des âmes pures, puisque l'unique satisfaction de ma vie était de vous recevoir et de vous honorer. Je souffrais une espèce de langueur lorsque j'étais quelques jours sans vous recevoir; lorsque je ne le pouvais, je me contentais de me tenir quelques heures auprès de vous et, afin d'en avoir la liberté, je me mis de l'adoration perpétuelle. Je procurais366 autant que je le pouvais que les églises fussent bien ornées; je donnais ce que j'avais de plus beau pour faire des ornements, et je contribuais le plus que je pouvais à faire avoir [68] des ciboires et des calices d'argent. Je fondai une lampe perpétuelle, afin que ce feu immortel fut une marque que je ne voulais pas que le feu de mon amour pour ce divin mystère s'éteignît725 jamais. Je vous disais : « O mon amour, que je sois votre victime, consumez-moi tout entière, réduisez-moi en cendres et n'épargnez rien pour m'anéantir » : je sentais une pente pour n'être rien, que je ne puis exprimer.

Cette fille donc connaissait mon attrait pour le Saint-Sacrement, où, lorsque je le pouvais librement, je passais plusieurs heures à genoux. Elle s'avisa d'épier tous les jours qu'elle croyait que je communiais : elle le venait dire à ma belle-mère et à mon mari, à qui il n'en fallait pas davantage pour les mettre en colère contre moi. C'étaient des réprimandes qui duraient toute une journée. S'il m'échappait quelque parole de justification ou quelque peine de ce que l'on me disait, c'en était assez pour dire que je faisais des sacrilèges, et pour faire crier contre la dévotion. Si je ne répondais rien, cela augmentait leur dépit, et ma belle-mère me726 disait les choses du monde les plus piquantes. Si je tombais malade, ce qui m'arrivait assez souvent, l’on prenait occasion de venir me quereller dans mon lit, disant que c'étaient mes communions qui me faisaient malade, et mes prières ; comme si de vous recevoir, ô vraie source de tout bien, pouvait faire quelque mal.

[2.] Cette fille me dit un jour dans son emportement, qu'elle allait écrire à celui qu'elle croyait être mon directeur, afin qu'il m'empêchât de communier, et qu'il ne me connaissait pas367 ; et comme elle vit que je ne lui répondais rien, elle criait de toutes ses forces que je la maltraitais et que je la méprisais. Lorsque je sortais pour aller à la messe, quoique j'eusse ordonné premièrement des727 choses du ménage, elle allait dire à mon mari que j'étais sortie et que je n'avais mis ordre à rien. Quand je revenais, il me fallait essuyer bien des choses. L’on ne voulait écouter aucune de mes raisons que l'on taxait de mensonges. D'un autre côté, ma belle-mère persuadait à mon mari malade que je laissais tout périr, et que si elle n'en prenait soin il serait ruiné : il la croyait, et je prenais tout en patience tâchant de faire mon devoir de mon mieux. Ce qui m'était le plus pénible était de ne savoir quelle mesure prendre : car lorsque j'ordonnais quelque chose sans elle, elle se plaignait que je n'avais aucune considération pour elle, que je faisais tout à ma tête et que les choses étaient très mal, puis elle les ordonnait autrement. Si je lui demandais ce qu'il fallait faire, elle disait qu'il fallait qu'elle eût la peine de tout.

[3.] Je n'avais presque point de repos que celui que je trouvais, ô mon Dieu, dans l'amour de votre volonté et dans la soumission à ses ordres, quoiqu'ils fussent tout pleins de rigueur pour moi. L’on examinait sans cesse mes paroles et mes actions afin d'avoir occasion de me reprendre. Sitôt qu'il y avait la moindre occasion de les interpréter, l’on en faisait des crimes. L’on me raillait tout le jour répétant incessamment les mêmes choses, et cela devant les valets. Ce qui me fit beaucoup souffrir, c'est que j'eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre, et que Dieu me laissa pour mon humiliation, qui était de pleurer, de sorte que cela me rendait la fable. Je728 voulais de tout mon cœur tout ce que l'on me faisait, et cependant je ne savais retenir mes larmes qui me comblaient de confusion et redoublaient mes croix, car cela augmentait leur colère. Combien de fois ai-je fait mon repas de mes larmes qui paraissaient les plus criminelles du monde ! L’on disait que je serais damnée, comme si les larmes avaient creusé l'enfer ; elles seraient plus propres à l'éteindre. Si je racontais quelque chose que j'avais ouï dire, l'on me voulait rendre garante de la vérité de ces choses; si je me taisais, c'était par mépris et par méchante humeur; si je savais quelque chose sans le dire, c'était des crimes; si je le disais, je l'avais controuvé. L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. Les filles disaient que je devais faire la malade afin qu'on me laissât en repos, mais je ne répondais rien car l'amour me serrait de si près qu'il ne voulait pas que je me soulageasse par une seule parole, ni même par un regard. Quelquefois je disais dans l'extrémité où la nature était réduite : « O si j'avais seulement quelqu'un que je pusse regarder et qui m'entendît, je serais soulagée! » mais cela ne m'était pas donné. [69] S'il m'arrivait quelquefois de me soulager en quelque chose, Dieu m'ôtait pour quelques jours la croix extérieure, et c'était pour moi la plus grande de toutes les peines, sa privation m'était un châtiment plus difficile à porter que les plus grandes croix; l'absence de la croix m'était une croix si terrible que le désir de son retour me faisait languir; ce qui me portait à dire comme sainte Thérèse : ou souffrir ou mourir. Elle ne tardait guère729 à revenir, cette charmante croix, étant une730 chose étrange que, quoique je la désirasse si fort, lorsqu'elle revenait, elle me paraissait si lourde et si pesante qu'elle m'était presque insupportable.

[4.] Quoique j'aimasse extrêmement mon père et qu'il m'aimât aussi très tendrement, je ne lui ai jamais parlé de mes croix. Un de mes parents qui m'aimait beaucoup, s'aperçut du peu de douceur que l'on avait pour moi ; l’on me dit même devant lui des choses très désobligeantes. Il vint fort indigné le dire à mon père, ajoutant que je ne leur répondais rien et que je passerais pour une bête. J'allai voir ensuite mon père, qui me reprit, contre son ordinaire, avec assez de force de ce que je souffrais que l'on me traitât comme l'on faisait sans rien dire; que chacun m'en raillait; qu'il semblait que je n'avais pas l'esprit de répondre. Je répondais à mon père que l’on remarquait ce que me disait mon mari ou que l’on ne le remarquait pas : [que] si731 l'on remarquait ce que me disait mon mari, c'était732 assez de confusion pour moi sans m'en attirer davantage par mes réponses ; que si on ne le remarquait pas, je ne devais pas le relever ni faire voir à tout le monde le faible de mon mari ; qu'en ne disant mot, cela arrêtait toute dispute, au lieu que je la ferais continuer par mes répliques. Mon père, qui était fort bon, me dit que je faisais bien et que je continuasse d'agir comme Dieu m'inspirerait ; il ne m'en parla jamais depuis.

[5.] Ce qui me faisait le plus souffrir, est que l'on me parlait incessamment contre mon père, pour lequel j'avais autant de respect que de tendresse, et contre mes proches et ceux que je considérais le plus. J'avais bien plus de peine de cela, bien plus que de tout733 ce qu'on disait contre moi. Je ne pouvais m'empêcher de les défendre, et je faisais mal en cela car ce que je disais ne servait qu'à les aigrir davantage734. Si quelqu'un se plaignait de mon père ou de mes proches, il avait toujours raison; et ceux qui passaient auparavant dans leur esprit pour les plus déraisonnables, étaient approuvés sitôt qu'ils parlaient contre des personnes qui m'appartenaient. Sitôt qu'on se déclarait de mes amis, l’on n'était plus le bienvenu. J'avais une parente que j'aimais beaucoup à cause de sa piété : lorsqu'elle venait me voir, on lui disait ouvertement de s'en retourner ou on la traitait de manière qu'elle était obligée à le faire. Cela me faisait une extrême peine. S'il y avait quelque chose vrai ou faux contre moi ou contre mes parents, c'était735 ce que l'on me reprochait. Lorsqu'il venait quelque personne extraordinaire, l’on parlait contre moi à des gens qui ne m'avait jamais vue, ce qui les étonnait beaucoup; mais lorsqu'ils m'avaient vue, ils ne faisaient que me plaindre.

[6.] Quelque chose que l'on dît contre moi, l'amour ne voulait pas que je me justifiasse. Si je le faisais, ce qui était rare, j'en avais des reproches. Je ne parlais point à mon mari de ce que ma belle-mère me faisait, ni de ce que cette fille me faisait736, à la réserve de la première année que je n'étais pas assez touchée de Dieu pour souffrir de pareils traitements. Vous me faisiez faire, ô mon amour, encore plus que tout cela : car comme ma belle-mère et mon mari étaient fort prompts, ils se brouillaient souvent ens emble. C'était alorsque j'étais bien avec eux. Ils me faisaient leurs plaintes réciproques, jamais je ne disais à l'un ce que l'autre m'avait dit, et quoiqu'il m'eût été avantageux, à parler selon l'homme, de me prévaloir de ce temps, je ne m'en servais jamais pour me plaindre : au contraire, l'amour ne me laissait point en repos que je ne les eusse bien remis ensemble. Je disais tant de choses obligeantes de l'un pour l'autre que je les remettais bien. Quoique je n'ignorasse pas par l'expérience fréquente que j'en avais faite, que leur réunion me coûterait beaucoup, je ne [70] laissais pas de la faire le plus vite qu'il m'était possible. A peine étaient-ils réunis qu'ils se joignaient contre moi. Ce procédé a toujours duré.

[7.] Les croix m'auraient paru peu de chose si, dans l'attrait intérieur que je sentais, j'avais eu la liberté de prier et d'être seule : mais il me fallait demeurer en leur présence avec un assujettissement qui n'était pas concevable. Mon mari regardait à sa montre si j'étais plus d'une demi-heure à prier et, lorsque je la passais, il en avait de la peine. Je lui disais quelquefois : « Donnez-moi une heure pour me divertir, je l'emploierai à ce que je voudrai », mais il ne voulait pas me la donner pour prier, quoiqu'il me l'eût bien donnée pour me divertir si je l'avais voulu. J'avoue que mon peu d'expérience m'a bien causé de la peine, et que j'ai donné par là souvent occasion à ce que l'on me faisait souffrir; car enfin, ne devais-je pas voir ma captivité comme un effet de votre volonté, ô mon Dieu, me contenter de cela, et en faire ma seule prière? Mais je retombais souvent dans la misère de vouloir prier et de prendre du temps pour cela, ce737 qui n'était pas agréable à mon mari. Il est vrai que ces fautes furent plus fréquentes au commencement : dans la suite je priais Dieu dans sa ruelle368 et je ne sortais plus.738

1.17 PEINES ET CONFIANCE EN LA MERE GRANGER

[1.] Nous allâmes à la campagne où je fis bien des fautes, me laissant trop aller à mon attrait intérieur. Je croyais le pouvoir faire de la sorte parce que mon mari se divertissait à faire bâtir. Il ne laissa pas de s'en mécontenter car je le laissais trop longtemps sans l'aller trouver où il était, à cause qu'il parlait incessamment aux ouvriers. Je me mettais dans un coin où je travaillais. Je ne pouvais presque rien faire, à cause de la force de l'attrait qui me faisait tomber l'ouvrage des mains. Je passais les heures de cette sorte sans pouvoir ni ouvrir les yeux, ni connaître ce qui se passait en moi, qui était si simple, si paisible, si suave, que je me disais quelquefois : « Le ciel est-il plus paisible que moi ? » Je ne disais à personne mes dispositions, car elles n'avaient rien qui les fit distinguer. Je n'en pouvais rien dire, tout se passait dans l'intime de l'âme, et la volonté goûtait ce que je ne pouvais exprimer.

[2.] Cette disposition était presque continuelle dans les premières années, et me donnait un si grand désir de souffrir que rien plus. J'éprouvais que cette disposition en produisait insensiblement une autre en moi, qui était que ma volonté s'amortissait chaque jour et se perdait imperceptiblement dans l'unique vouloir de Dieu; et je connaissais sensiblement que ma disposition intérieure de simple repos en Dieu, sans que je fisse d'actes particuliers, faisait cet effet de m'ôter peu à peu ma volonté pour la faire passer en Dieu. Il rendait739 de plus l'âme si souple et pliable qu'elle se portait d'abord à tout ce que Dieu pouvait vouloir d'elle quoi que il lui en dût coûter. Elle devenait tous les jours plus indifférente pour le temps, les lieux, les états; et elle goûtait admirablement que tout ce qu'il lui fallait lui était donné dans chaque moment. Aussi dès lors elle ne pouvait désirer que ce qu'elle avait ; cette disposition éteignait tous ses désirs, et je me disais quelquefois à moi-même : « Que veux-tu ? que crains-tu ? » et j'étais étonnée d'éprouver que je ne pouvais rien désirer ni rien craindre. Tout était mon lieu propre, partout je trouvais mon centre, parce que partout je trouvais Dieu. Le penchant qui m'y paraissait le plus marqué était la solitude et l'amour de la croix : c'était où toute mon âme s'inclinait.

[3.] Comme je n'avais ordinairement aucun temps369 pour prier qu'avec peine, je m'avisais qu’afin de ne pas désobéir à mon mari, qui voulait que je ne sortisse du lit qu'à sept heures, je n'avais qu'à me mettre à genoux sur mon lit, qui était dans sa chambre à cause qu'il était malade, tâchant de lui marquer en tout mon assiduité. Je me levais dès quatre heures, et restais sur mon lit. On croyait que je dormais, et l'on ne s'en aperçut point; mais cela intéressa ma santé et me fit tort, car comme j'avais les yeux appesantis par la petite vérole qu'il n'y avait que huit mois que j'avais eue et qui m'avait laissé de grands maux d’yeux, ce défaut de sommeil fit que je ne pouvais plus faire oraison sans m'endormir et je ne dormais pas un moment en repos, à cause que j'appréhendais de ne me pas éveiller. L'après-dîner j'allais pour prier ma demi-heure et quoique je ne fusse nullement endormie, je m'endormais d'abord. Je me disciplinais370 d'orties pour me réveiller, sans en pouvoir venir à bout. [71]

[4.] Comme nous n'avions pas encore fait bâtir la chapelle, je ne pouvais aller à la messe sans la permission de mon mari car nous étions fort éloignés de toutes sortes d'églises; et comme pour l'ordinaire il ne me le permettait que les fêtes et dimanches, je ne pouvais communier que ces jours-là, quelque désir que j'en eusse, à moins qu'il ne vînt quelque prêtre à une chapelle qui était à un quart de lieue de chez nous, et qu'il ne nous vînt avertir. Comme on ne pouvait sortir le carrosse de la cour qu’il ne740 l'entendît, je ne le pouvais tromper. Je m'accommodais avec le gardien des Récollets, qui était un très saint homme. Il faisait semblant d'aller dire la messe pour quelque autre, et envoyait un religieux m'avertir. Il fallait que ce fut de grand matin afin que mon mari ne s'en aperçût pas ; et quoique j'eusse bien de la peine à marcher, j'allais un quart de lieue à pied, parce que je n'osais faire mettre les chevaux au carrosse de peur d'éveiller mon mari. O mon Dieu, quel désir ne me donniez-vous pas de vous recevoir ! et quoique ma lassitude fut extrême, tout cela ne m'était rien. Vous faisiez, ô mon Seigneur, des miracles pour seconder mes désirs; car outre que pour l'ordinaire les jours que j'allais entendre la messe il s'éveillait741 plus tard, et qu’ainsi je revenais avant qu'il fut éveillé. Combien de fois suis-je sortie du logis que le temps était si couvert que la fille que je menais me disait qu'il n'y avait pas d'apparence d'aller à pied, que je serais inondée de la pluie ! je lui répondais avec ma confiance ordinaire : « Dieu nous assistera. » N’arrivais-je pas, ô mon Seigneur, sans être mouillée ? Je n'étais pas plus tôt arrivée à la chapelle que l'eau tombait avec une extrême abondance. La messe n'était pas plus tôt achevée que la pluie742 cessait entièrement et me donnait le temps de retourner au logis, où je n'étais pas plus tôt arrivée qu'elle recommençait avec plus de violence. Ce qui est de surprenant743, c'est qu'en plusieurs années que j'en ai usé de la sorte, il ne m'est jamais arrivé d'être trompée dans ma confiance. Cette bonté que vous aviez pour moi, mon Dieu, me donnait un tel abandon à votre providence, que je ne pouvais me peiner ni m'inquiéter de quoique ce soit. Lorsque j'étais à la ville et que je ne trouvais personne qui me pût voir, j'étais étonnée qu'il venait371 à moi des prêtres qui me demandaient si je voulais communier, qu'ils me communieraient. Je n'avais garde de refuser, ô mon Amour, ce présent que vous me faisiez de vous-même ; car je ne doutais pas que ce ne fut vous qui leur inspiriez cette charité. Avant que je me fusse accommodée avec les récollets pour venir dire la messe à la chapelle dont je viens de parler, vous m'éveilliez quelquefois en sursaut, ô mon Dieu, avec un instinct violent de me lever et d'aller à cette chapelle, que j'y trouverais des messes. J’allais et la744 fille que je menais me disait : « Mais, Madame, vous allez peut-être vous lasser inutilement ; on ne dira peut-être point de messe », car cette chapelle n'était point desservie, et il n'y avait de messes que celles qu'on y faisait dire de temps en temps par la dévotion d'un chacun. J'allais pleine de foi malgré ce que cette fille faisait pour m'en détourner; en arrivant, je trouvais le prêtre qui s'habillait pour monter à l'autel.

[5.] Si je pouvais dire par le menu les providences que vous aviez sur moi, qui m'étaient continuelles et me jetaient dans l'étonnement, il y aurait de quoi faire des volumes. Vous me faisiez trouver des providences toutes prêtes pour écrire à la Mère Granger lorsque j'étais le plus pressée de peines, et je sentais de forts instincts de sortir quelquefois jusqu'à la porte, où je trouvais un messager de sa part qui m'apportait une lettre qui n'aurait pu tomber entre mes mains sans cela. Ce que je dis n'est rien au prix de ce qui en était, ces sortes de providences étaient continuelles.

[6.] J'avais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien, ni de mes péchés, ni de mes peines, je n'aurais pas fait la moindre chose sans la lui dire : je ne faisais d'austérités que celles qu'elle me voulait permettre. Il n'y avait que mes dispositions intérieures que je ne pouvais presque dire, parce que je ne savais comment m'en expliquer, étant très ignorante de ces choses pour ne les avoir jamais lues ni entendues. J’avais745 une telle amitié pour elle que si je l’avais sentie pareille pour un homme je ne l’aurais jamais vue. Mon746 confesseur et mon mari me défendirent de nouveau de la voir. Il m'était presque impossible d'obéir, car comme j'avais des traverses très grandes, et qu'il m'échappait quelquefois de dire quelques petits mots par infidélité dans l'extrême oppression où la nature était réduite, ce petit mot m'attirait tant de croix que je croyais avoir fait de grandes fautes, tant je me trouvais brouillée. Je portais en moi [72] une continuelle condamnation de moi-même, de sorte que je regardais mes croix comme des défauts, et je croyais que je me les attirais. Je ne savais pas comment démêler tout cela, ni y mettre remède, car souvent un oubli involontaire donnait lieu à des mécontentements de plusieurs semaines. Je prenais prétexte d'aller voir mon père et j’y courais, mais747 sitôt que cela était découvert, c'était des croix que je ne puis exprimer : car il serait difficile de dire jusqu'à quels excès allait la colère que l'on avait contre moi. La difficulté de lui écrire n'était pas moindre; car comme j'avais une extrême horreur du mensonge, je défendais aux laquais de mentir, de sorte que lorsqu'on les rencontrait, on leur demandait où ils allaient et s'ils ne portaient point de lettres. Ma belle-mère se mettait sur un certain petit748 vestibule, personne749 ne pouvait sortir du logis qu'elle ne les vît et qu'ils ne passassent auprès d'elle. Elle leur demandait où ils allaient, et ce qu'ils portaient : il fallait le lui dire, de sorte que quand elle savait que j'avais écrit à la Mère Granger, c'était un bruit terrible. / Un jour qu’un laquais lui répartit qu’il allait où je l’envoyais sans lui dire où, elle en fut si offensée que l’on fut plus d’un mois sans la pouvoir remettre, elle en faisait des plaintes à mon mari qui se fâchait autant qu’elle, et tous ceux qui venaient au logis étaient informés de leurs chagrins, car ils ne pouvaient rien cacher. // Quelquefois750 en allant à pied aux Bénédictines, je faisais porter des souliers afin qu'on ne s'aperçût pas où j'avais été372 car il y avait loin, mais toutes mes précautions étaient inutiles car je n'osais aller seule, et ceux qui me suivaient avaient ordre de dire partout où j’allais ; s'ils751 y avaient manqué, ils en étaient châtiés ou renvoyés.

[7.] Ils me disaient toujours du mal de cette sainte fille, laquelle ils estimaient dans le fond; mais c'est que Dieu voulait que je fusse dans une contradiction et une peine continuelles, car comme je l'aimais beaucoup, je ne pouvais m'empêcher de la justifier et d'en dire du bien; et cela les mettait en telle colère qu'ils veillaient encore de plus près pour m'empêcher de l'aller voir. Je faisais cependant tout ce que je pouvais pour les contenter, et c'était mon étude continuelle, sans que j'y pusse réussir car ce qui les contentait un jour les choquait l’autre, et752 comme je croyais que la dévotion consistait à les contenter, je me désolais et me voulais du mal de tout le tourment que l'on me faisait, croyant que c'était ma faute. C'est une des plus grandes peines que de croire qu'une chose est du devoir, de travailler incessamment à la faire, sans y pouvoir réussir. C'est la conduite que vous avez tenue sur moi, ô mon Dieu, tant753 que j'ai été en ménage. Je m'en plaignais quelquefois à la Mère Granger, qui me disait : « Comment les contenteriez-vous puisque, depuis plus de vingt ans, je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout? », car comme ma belle-mère avait là deux filles373, elle trouvait à redire à tout ce qu'elle faisait.

[8.] La croix qui me fut la plus sensible fut de voir révolter mon fils contre moi, auquel on inspirait pour moi un mépris si grand que je ne pouvais le voir sans mourir de douleur. On l'envoyait, sitôt que j'étais dans ma chambre avec quelqu'une de mes amies, écouter ce que je disais : et comme cet enfant voyait que cela leur plaisait, il inventait cent choses pour leur aller dire. Il m’arriva un jour de l’appeler espion, cela les fâcha extrêmement et me valut pour longtemps de bonnes croix. Ce754 qui me faisait le plus de peine là-dedans, était la perte de l'enfant après lequel j'avais pris une extrême peine. Si je le surprenais en mensonge, ce qui arrivait fréquemment, je n'osais le reprendre. 

Il755 me disait : « Ma grand-mère dit756 que vous avez été plus menteuse que moi. » Je lui répondais : « C'est à cause que je l'ai été que je connais mieux la laideur de ce vice et la difficulté de s'en corriger, et c'est pour cette même raison que je ne veux pas vous le souffrir. » Il me disait des choses fort offensantes, et parce qu'il remarquait très bien la déférence que j'avais pour sa grand-mère et pour son père, sitôt qu'en leur absence je voulais le reprendre de quelque chose, il me reprochait que je voulais faire la maîtresse parce qu'ils n'y étaient pas. Ils approuvaient tout cela en cet enfant de sorte que cela le fortifiait en ses mauvaises inclinations. Un jour cet enfant alla voir mon père, il voulut sans discernement parler de moi à mon père comme il faisait à sa757 grand-mère. Mon père en fut touché jusqu'aux larmes et vint au logis [73] pour prier qu'on le châtiât : mais on n'en fit rien quoiqu'on l'eût promis à mon père. Je n'avais pas la force de le châtier. Il arrivait souvent de semblables scènes, et758 comme l'enfant devenait plus grand et qu'il y avait apparence que son père ne vivrait pas, je craignais les suites d'une si mauvaise éducation. Je le disais à la Mère Granger, qui me consolait et me disait que puisque je ne pouvais apporter de remède, il fallait souffrir et tout abandonner à Dieu, que cet enfant serait ma croix.

[9.] Une autre de mes peines était que je ne pouvais remarquer que mon assiduité auprès de mon mari lui plût. Je savais bien que je lui déplaisais lorsque je n'y étais pas, mais lorsque j'y étais, il ne me marquait jamais l’agréer, ni ce que je faisais, au contraire, il n'avait que du rebut pour tout ce qui venait de moi. Je tremblais quelquefois lorsque je l'approchais, car je savais bien que je ne ferais rien à son gré. Si je n'en approchais pas, il s'en plaignait ; d’un autre côté cette fille lui759 persuadait que je trouvais mauvais qu’elle lui rendît service et quoique je tâchasse de faire connaître le contraire l’on ne me croyait pas ; je faisais ce que je pouvais pour cette fille. Comme une si longue suite de maux le rendait susceptible de760 toutes sortes d’impressions et de chagrins c’est ce qui faisait mes croix ; il761 était si dégoûté des bouillons, qu'il ne les pouvait voir, de sorte que ceux qui lui en apportaient étaient mal reçus. Ma belle-mère ni aucun des domestiques ne lui en voulaient porter de peur d'essuyer son chagrin il n'y avait que moi qui ne me rebutais pas; j'allais les lui porter, et laissais passer son feu; puis je tâchais agréablement de le porter à les prendre, et lorsqu'il se fâchait davantage, j'attendais en patience; puis je lui disais : « J'aime mieux être querellée plusieurs fois le jour, que de vous causer du mal en ne vous apportant pas ce qu'il vous faut. » Quelquefois il le reprenait, d'autres fois il le repoussait : mais comme il voyait ma persévérance, il était souvent contraint de le prendre. Lorsqu'il était de bonne humeur et que je lui portais quelque chose qui lui aurait été agréable, ma belle-mère me l'ôtait des mains pour le lui porter, et comme il croyait que je n'avais pas soin de ces choses, il s'en chagrinait contre moi, et en faisait à sa mère de grands remerciements. L'amour m'empêchait de rien dire et je souffrais tout en silence. Je faisais tous mes efforts pour gagner ma belle-mère par mes assiduités, mes présents, mes services. Cependant je n'avais pas assez d'adresse pour y réussir. Lorsque j’allais faire quelque visite sans elle, ce qui était rare, elle se plaignait à mon mari que je la méprisais et que je ne voulais pas aller avec elle ; j’allais aussitôt lui en demander pardon l’assurant que j’avais cru qu’elle ne voulait pas sortir, et lorsque j’étais obligée d’en aller faire et que je lui demandais si elle voulait venir / elle me répondait sèchement que non ; je ne savais comment m’y prendre car je la craignais si fort à cause de son air sévère, et de ce qu’elle m’était rude que je tremblais en l’abordant. Elle était quinze jours et plus à revenir de la moindre fâcherie ; j’étais si timide que je ne lui savais parler et mon silence la fâchait ; si je lui parlait elle ne me répondait rien, de sorte que quelque envie que j’eusse de bien faire, si elle me répondait // c’était762 d’une manière à me terrasser. O763 mon Dieu, qu'une vie continuelle comme celle-là serait764 ennuyeuse sans vous ! Cette conduite dont je viens de parler a toujours duré, à la réserve de quelques intervalles, comme j'ai dit très courts, qui ne servaient qu'à me rendre les choses plus rudes et plus sensibles.

1.18 LE P. LA COMBE - PROMPTITUDES ET CHARITE

[1.] Il y avait huit ou neuf mois que j'avais eu la petite vérole lorsque le père La Combe374 passa par le lieu de ma demeure. Il vint au logis pour m'apporter une lettre du père de la Mothe375, qui me priait de le voir, et qu'il était fort de ses amis. J'hésitai beaucoup si je le verrais, parce que je craignais fort les nouvelles connaissances, cependant la crainte de fâcher le père de La Mothe me porta à le faire. Cette conversation, qui fut courte, lui fit désirer de me voir encore une fois. Je sentis la même envie de mon côté; car je croyais ou qu'il aimait Dieu ou qu'il était tout propre à l'aimer ; et je voulais que tout le monde l’aimât. Il y avait là trois religieux. Dieu s’était servie de moi pour les gagner à lui. L’empressement que le Père La Combe eut765 de me revoir le porta à venir à notre maison de campagne qui n'était qu'à une demi-lieue de la ville. La766 providence se servit d'un petit accident qui lui arriva pour me donner le moyen de lui parler : car comme mon mari, qui goûta fort son esprit767, lui parlait, il se trouva mal étant allé dans le jardin. Mon mari me dit de l'aller trouver de peur qu'il ne lui fut arrivé quelque chose. J'y allai. Ce père dit qu'il avait remarqué un recueillement et une présence de Dieu sur mon visage si extraordinaire, qu'il se disait à lui-même : « Je n'ai jamais vu de femme comme celle-là », et c'est ce qui lui fit naître l'envie de me revoir. Nous768 nous entretînmes un peu, et vous permîtes, ô mon Dieu, que je lui disse des choses qui lui ouvrirent la voie de l'intérieur. Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu'il m'a avoué depuis qu'il s'en alla changé en un autre homme. Je conservai un fonds d'estime pour lui, car il me [74] parut qu'il serait à Dieu, mais j'étais bien éloignée de prévoir que je dusse jamais aller à un lieu où il serait.

[2.] Mes dispositions dans ce temps étaient une oraison continuelle, comme je l'ai dit, sans la connaître. Tout ce qu'il y avait, c'est que je sentais un grand repos et grand goût de la présence de Dieu, qui me paraissait si intime qu'il était plus en moi que moi-même. Les sentiments en étaient quelquefois plus forts, et si pénétrants que je ne pouvais y résister, et l'amour m'ôtait toute liberté. D’autres fois il était si sec, que je ne ressentais que la peine de l'absence, qui m'était d'autant plus rude que la présence m'avait été plus sensible. Je croyais avoir perdu l'amour, car dans des alternatives, lorsque l'amour était présent, j'oubliais tellement mes douleurs, qu'elles ne me paraissaient que comme un songe; et dans les absences de l'amour, il me semblait qu'il ne devait jamais revenir, car il769 me paraissait toujours que c'était par ma faute qu'il s'était retiré de moi, et c’est ce qui me770 rendait inconsolable. Si j'avais pu me persuader que c'eut été un état par où il fallait passer, je n'en aurais eu aucune peine, car l'amour de la volonté de Dieu m'aurait rendu toutes choses faciles, le propre de cette oraison étant de donner un grand amour de l'ordre de Dieu, une foi sublime et une confiance si parfaite que l'on ne saurait plus rien craindre, ni périls, ni dangers, ni mort, ni vie, ni esprit, ni tonnerre; au contraire, il réjouit, il donne771 encore un grand délaissement de soi, de ses intérêts, de sa réputation, un oubli de toutes choses.

[3.] L’on m'accusait au logis de tout ce qui était mal fait, ou gâté ou rompu. Je disais d'abord la vérité, que ce n'était pas moi; on persistait et je ne répondais plus rien, alors on m'accusait non seulement de la faute, mais d'avoir menti. Quoiqu'on le dît à ceux qui venaient, et qu'après je fusse seule avec ces personnes, je ne les désabusais pas. J'entendais dire souvent en ma présence certaines choses à mes amis capables de me faire perdre leur estime; mais je ne leur en parlais jamais. L'amour voulait le secret et tout souffrir sans justification. S'il m'arrivait de me justifier par infidélité, cela ne réussissait pas, et m'attirait de nouvelles croix au-dehors et au-dedans, mais malgré tout cela j'étais si amoureuse de la croix que ma plus forte croix aurait été de n'en point avoir. Vous m'ôtiez, ô mon Dieu, quelquefois la croix pour me la rendre plus sensible et c'était alorsque vous m'en redoubliez l'estime, le goût et le désir, qui allait quelquefois jusqu'à tel excès qu'il me dévorait. Lorsque la croix m'était ôtée pour quelques moments, il me semblait que c'était à cause du mauvais usage que j'en avais fait, et que quelque infidélité m'avait privée d'un si grand bien; car je ne connaissais jamais mieux sa valeur que dans sa perte. O bonne croix, mes chères délices, ma compagne fidèle, comme mon Sauveur ne s'est incarné que pour mourir entre tes bras, ne lui serai-je point en cela conforme, et ne seras-tu pas le moyen qui m'unira à lui pour jamais? Je vous disais souvent, ô mon amour : « Punissez-moi de toute autre manière, mais ne m'ôtez pas la croix. »

[4.] Quoique l'amour de la croix fut si grand en moi qu'il me faisait languir lorsque la croix était absente, elle ne me revenait pas plus tôt, cette aimable croix, objet de mes voeux et de mes espérances, qu'elle me cachait ses beautés pour ne me laisser voir que ses rigueurs, en sorte que la croix m'était d'une sensibilité étrange; et il ne m'arrivait pas plus tôt quelque faute que Dieu m'en privait de nouveau; et alors elle772 me paraissait dans toute sa beauté, de sorte que je ne pouvais me consoler de ne lui avoir pas fait tout l'accueil qu'elle méritait. Je me sentais alors brûler d'amour pour elle. Elle revenait, cette aimable croix, avec d'autant plus de force que mon désir était plus véhément. Je ne pouvais accorder deux choses qui me paraissaient si fort opposées : [75] désirer la croix avec tant d'ardeur et la supporter avec tant de peine. Ces alternatives la rendent mille fois plus sensible, car l'esprit se fait peu à peu à la croix, et lorsqu'il commence à la porter fortement, elle lui est ravie pour un peu afin que son retour le surprenne et l'accable. De plus, lorsque l'on porte la croix d'une égale force, on s'y appuie, et on s'y accoutume même si fort qu'elle ne fait pas tant de peine, car la croix a quelque chose de noble et de délicat qui fait un grand soutien à l'âme.

[5.] Les croix que vous m'envoyiez, ô mon Dieu, étaient ménagées de telle sorte par votre providence qu'elles ne pouvaient point faire cet effet. Votre main toute sage les accommodait de telle sorte, soit en les changeant souvent, soit en les augmentant, qu'elles m'étaient toujours nouvelles. O que vous savez bien, mon Dieu, appesantir les croix dans l'économie admirable que vous y gardez, c'est vous seul qui savez crucifier d'une manière conforme à la portée de la créature : vous en donnez toujours de nouvelles et auxquelles on ne s'attend pas. Les croix intérieures allaient de pas égal avec les extérieures et elles étaient assez conformes : vos absences redoublées qui me faisaient mourir de douleur, lorsque vous m'aviez donné, ô mon Dieu, de plus fortes preuves de votre amour et que mon cœur ne pensait qu'à vous aimer ; vous permettiez quelques fautes imprévues, puis vous faisiez des absences si longues et si rudes que vous sembliez ne devoir jamais revenir, et lorsque mon âme commençait à se résigner et à connaître que cet état lui était plus avantageux que celui de l'abondance, à cause qu'elle s'en nourrissait propriétairement, et qu'elle n'en faisait pas tout l'usage qu'elle devait, alors vous reveniez plus fortement, et ma joie était d'autant plus grande que ma douleur avait été plus forte. Je crois que si Dieu ne tenait ce procédé, l'âme ne mourrait jamais à soi-même, car l'amour-propre est si dangereux qu'il s'attache et s'accoutume à tout.

[6.] Ce qui me faisait plus de peine dans ce temps brouillé et crucifié au-dehors et au-dedans était une facilité inconcevable à la promptitude, et lorsqu'il m'en échappait quelqu'une, ou quelque réponse un peu trop vive, ce qui ne servait pas peu à m'humilier, l’on disait que j'étais en péché mortel.

Il ne me fallait pas, ô mon Dieu, une conduite moins rigoureuse que celle-là, car j'étais si orgueilleuse, si prompte, et d'une humeur si contrariante naturellement, voulant toujours l'emporter, et croyant mes raisons meilleures que celles des autres, que si vous eussiez épargné en moi les coups de marteau, vous ne m'auriez jamais polie à votre gré, car j'étais si vaine, que j'en étais ridicule : il ne fallait pas moins de croix pour me réduire. L'applaudissement me rendait insupportable. J'avais le défaut de louer mes amis avec excès et de blâmer les autres sans raison. Je voudrais de tout mon coeur faire connaître mes misères : il semble, mon Dieu, qu'elles servent admirablement d'ombres au tableau que vous avez la bonté de faire en moi : plus j'ai été criminelle, plus je vous dois, et moins je puis m'attribuer aucun bien. O que les hommes sont aveugles qui attribuent à l'homme la sainteté que Dieu lui communique ! Je crois, mon Dieu, que vous avez des saints qui, après votre grâce, doivent extrêmement à leur fidélité. Pour moi, mon Dieu, je ne dois qu'à vous : c'est mon plaisir, c'est ma gloire, je ne le saurais trop dire.

[7.] Je faisais de fort grandes charités. Vous m'aviez donné, ô mon Dieu, un amour si grand pour les pauvres que j'aurais voulu fournir à tous leurs besoins. Je ne pouvais les voir dans leurs misères sans me reprocher à moi-même mon abondance. Je me privais de ce que je pouvais pour les secourir. Ce que l'on me servait à table de meilleur, m'était d'abord desservi par l'ordre que j'en avais donné, et on le leur portait. Il n'y avait guère de pauvres dans le lieu où je demeurais qui ne ressentissent les effets de la charité que vous m'aviez donnée pour eux. Il semblait, ô mon Dieu, que vous ne vouliez d'aumônes presque que de moi : on venait à moi par tout ce que les autres refusaient. Je vous disais : « O mon amour, c'est votre bien, je n'en suis que la fermière376 : je le dois distribuer selon vos volontés. » Je trouvais bien moyen de les soulager sans me faire connaître, parce que j'avais une personne qui [76] distribuait mes aumônes dans le secret. Quand c'était des familles honteuses, je le leur envoyais comme si je le leur eusse dû. J'habillais ceux qui étaient nus, et je faisais apprendre aux filles à gagner leur vie, surtout à celles qui étaient bien faites; afin qu'étant occupées et ayant de quoi vivre, elles fussent par là retirées de l'occasion de se perdre. Vous vous serviez même773 de moi, ô mon Dieu, pour en tirer de leur désordre. Il y en eut une de qualité, et bien faite, qui est morte très saintement. Je fournissais du lait aux petits enfants; et particulièrement vers Noël je redoublais mes charités pour les petits enfants en l'honneur de Jésus-Enfant qui est le centre de mon amour. J'allais voir les malades, les consoler, faire leurs lits; je faisais des onguents et pansais leurs plaies, j'ensevelissais les morts; je fournissais en secret aux artisans et aux marchands de quoi soutenir leurs boutiques. L’on ne peut guère porter la charité plus loin que Notre-Seigneur me l'a fait porter selon mon état, tant mariée que veuve. Je visitais les pauvres dans les temps que je ne pouvais être vue, j’allais par la pluie ; rien ne m’était difficile. Je suivais le Saint-Sacrement lorsque l’on leur portait, avec beaucoup de dévotion. / Je377774 me suis oubliée de parler de la charité que Notre-Seigneur m’avait [5.321] donnée pour les pauvres qui était si grande qu’il n’y avait personne qui n’en ressentît les effets. Il semblait que Notre-Seigneur ne voulait des charités que de moi. Car l’on venait à moi pour tout, et je disais à Notre-Seigneur «  c’est votre bien, je n’en suis que la fermière, je les distribuerai à qui il vous plaira.  » Je trouvais que la dépense pour les pauvres allait presque aussi loin que celle de mon ménage. Je trouvais mille moyens de leur donner sans que l’on le sentît. J’avais [5.322] une personne qui distribuait dans le secret, quelquefois à des personnes honteuses, je leur envoyai comme si je leur eusse dû ce que je leur envoyais ; j’habillais les uns, mettait les filles en métier afin qu’apprenant à gagner leur vie elles se retirassent du libertinage; je mettais des enfants en nourrice et fournissait aux autres le lait pour leurs bouillie. C’était ma dévotion particulièrement vers Noël que je redoublais ma charité pour les enfants. J’allais voir les malades, les consoler, je pansais les plaies et faisait de [5.323] très bons onguents que je donnais à ceux qui en avaient besoin. Je fournissais en secret aux artisans et aux marchands de quoi soutenir leur boutique; enfin je puis dire que tant mariée que veuve, l’on ne peut guère porter la charité plus loin suivant mon état que Dieu me la faisait porter. J’allais faire les lits des malades, ensevelir les morts, quelquefois je faisais plus que je ne pouvais, cela le soir afin de n’être pas vue. Quelquefois qu’il pleuvait ou gelait très fort, j’allais bien loin, rien ne [5.324] m’était difficile. Ma dévotion était de suivre le Saint-Sacrement lorsqu’on le portait aux malades et de me tenir à l’église devant lui. Tout cela me fut ôté ainsi que l’on verra dans ce que j’ai écrit de ma vie. Il n’y a que l’aumône que j’ai toujours faite jusqu’au dernier jour que j’ai tout quitté et qui augmentait plutôt que diminuait, mais elle se faisait avec moins d’éclat à la réserve du dernier hiver que la chose fut très publique. Je crois que Dieu l’a ainsi permis afin que ma retraite [5.325] fut plus condamnée. Mon mari était aussi fort charitable et donnait de son côté. Comme il était garçon, il envoya une fois trois mille livres à une personne pour faire de la soupe aux pauvres durant la cherté. Cependant quelquefois ma belle-mère lui disait que je faisais trop d’aumônes et il me défendait de donner plus d’une pistole à la fois. Il me fut aisé de lui obéir, car je multipliais le nombre des fois, ne me l’ayant pas spécifié. Je donnais toujours autant que je le pouvais de ce qu’on me servait à table de meilleur pour quelque [5.326] malade à qui je l’envoyais. Dieu m’avait donné un grand amour pour orner les églises : outre une lampe d’argent que j’entretenais toujours allumée devant le Saint-Sacrement et pour laquelle après la mort de mon mari j’ai donné mille livres selon qu’il l’avait souhaité, je donnais encore quantité d’ornements. Je ne pouvais me rien souffrir de trop magnifique sans l’employer à l’autel, je me dépouillais de tout ce que je pouvais pour le donner au Saint-Sacrement. Au commencement je faisais mon plaisir de chercher des fleurs [5.327] pour faire des couronnes lorsqu’on l’exposait, et dans la saison où les fleurs manquaient, j’en faisais faire de fleurs artificielles, mais tout cela me fut encore ôté. //

8. Notre-Seigneur775, pour me purifier davantage du mélange que je pouvais faire de ses dons avec mon amour-propre, me mit dans une très forte épreuve intérieure776. Je777 commençai à éprouver que la vertu qui m'avait été si douce et si facile me devint778 d'un poids insupportable, non que je ne l'aimasse extrêmement, mais c'est que je me trouvais impuissante de la pratiquer comme j’avais appris. Plus je l'aimais, plus je m'efforçais d'acquérir quelque vertu que je voyais me manquer, et je tombais, ce me semblait, dans ce qui lui était contraire.779378 Il n'y avait qu'une chose sur laquelle vous avez toujours eu pour moi une protection visible et sensible, ç’a été la chasteté, vous m'en donniez un amour très grand, et en mettiez les effets dans mon âme, éloignant, même dans mon mariage, par des providences, des maladies ou autres, ce qui pouvait l'affaiblir, même innocemment, et cette grâce croissait à mesure [2.159] que mon veuvage approchait, en sorte que votre providence pour me la conserver était continuelle jusqu’à m’éveiller sitôt que le démon voulait me suggérer quelques illusions, en sorte qu’elles tombaient d’elles-mêmes sans qu’il en restât nulle impression sur mes sens et sans que durant un grand nombre d’années, il m’en soit arrivé aucune ; cette grâce me fut donnée au mariage spirituel dont je parlerai dans la suite, je veux dire d’une manière bien [2.161] plus spéciale, car dès la seconde année de mon mariage, Dieu éloigna tellement mon cœur de tous les plaisirs sensuels que le mariage a été pour moi en toute manière un très rude sacrifice, et tel qu’il me semblait souvent que j’étais aussi insensible que si j’eusse été sans corps ; il y a plus de dix-huit à vingt ans qu’il me semble que mon cœur et mon esprit sont si séparés de mon corps qu’il fait les choses comme s’il ne les faisait [2.162] point; s’il mange ou se récrée, cela se fait avec une telle séparation que j’en suis étonnée, c’est comme si cela se passait dans un autre, et avec un amortissement entier de la vivacité du sentiment pour toutes les fonctions, je crois que j’en dis assez pour me faire entendre. //

1.19 M. BERTOT - MORT DE SON PERE

[1.] Pour reprendre la suite de mon histoire dont je me suis un peu écartée, je780 dirai que la petite vérole m'avait si fort gâté un oeil que je craignais de le perdre tout à fait, je demandai d’aller à Paris pour m’en faire traiter, bien moins cependant pour cela que pour voir M. Bertot que la Mère Granger m’avait depuis peu donné pour directeur et qui était un homme d’une profonde lumière379. Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la781 première fois. Il était venu pour la Mère Granger. Elle souhaitait fort que je le visse; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j'étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d'y aller. Tout à coup mon mari me dit d'aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m'envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la saint Matthieu vinrent cette nuit-là de sorte que le dommage qu'ils causèrent m'empêcha de retourner de trois jours. Comme j'entendis la nuit l'impétuosité de ce vent, je jugeai qu'il me serait impossible d'aller aux Bénédictines ce jour-là380 et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu'il fut temps d'aller, le vent s'apaisa tout à coup, et il m'arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois. J'avais782 une glande au coin de l'oeil qui était relâchée et il s'y formait des abcès de temps en temps entre le nez et l'oeil, qui me faisaient de fort grandes douleurs jusqu'à ce que cela fut percé. Je ne pouvais souffrir l'oreiller dans l'enflure étrange que cela causait à toute ma tête; le moindre bruit m'était un supplice, la providence permettait que dans ces temps on faisait un fort grand bruit dans ma chambre. Quoique cela me causât beaucoup de douleur, ce temps ne laissait pas d'être celui de mes délices, pour deux raisons; la première, parce qu'on me laissait seule dans mon lit, où je faisais une très douce retraite; la seconde, parce qu'il contentait la faim que j'avais de souffrir, qui était telle que toutes les austérités du corps auraient été comme une goutte d'eau pour éteindre un si grand feu. Je me faisais souvent arracher des dents quoiqu'elles ne me fissent point de mal [77] : c'était783 un rafraîchissement pour moi ; et lorsque les dents me faisaient mal, je ne songeais pas à me les faire arracher; au784 contraire elles devenaient mes bonnes amies, et j'avais regret de les perdre sans douleur. Je me jetai une fois du plomb fondu sur la chair nue ; mais il ne me faisait aucun mal, parce qu'il coule, et ne demeure pas. En cachetant des lettres je me laissais tomber de la cire d’Espagne, cela fait plus de mal que le plomb parce785 qu'elle adhère. Lorsque je tenais de la bougie, je la laissais finir et me brûler longtemps. Ce ne sont point là des croix ni des peines, notre propre choix ne nous peut causer que de légères croix, c'est à vous, ô mon amour crucifié, de les tailler à votre mode pour les rendre pesantes. Je ne m'étonne pas de ce que l'on vous peint dans la boutique de saint Joseph faisant des croix381 ; ô que vous êtes habile à ce métier!

[2.] Il fut donc conclu que j’irais à Paris. Mon père était si cassé qu’il ne pouvait plus aller qu’où l’on le portait : je lui fus dire adieu, il m'embrassa786 avec une tendresse bien grande ; il ne croyait pas non plus que moi que ce serait la dernière fois.787 J’avais une fille unique autant aimée qu'elle était aimable. Vous l'aviez pourvue de tant de grâces spirituelles et corporelles, qu'il aurait fallu être insensible pour ne la pas aimer. L’on remarquait en elle un amour pour Dieu tout extraordinaire. On la trouvait sans cesse dans des coins en prière. Sitôt qu'elle s'apercevait que je priais Dieu, elle venait auprès de moi prier; et lorsqu'elle savait que je l'avais fait sans elle, elle pleurait amèrement et disait : « Ils prient mon Dieu, et je ne le prie pas. » Comme mon recueillement était grand, sitôt que j'étais en liberté, je fermais les yeux, et elle me disait : « Vous dormez », puis tout à coup : « O, c'est que vous priez mon bon Jésus », et se mettait auprès de moi à prier, elle était très douce et obéissante. Le788 vendredi saint, qui était quatre mois avant sa mort, on lui donna la croix, mais789 comme elle vit qu'on la lui ôtait pour la donner à d'autres, elle cria dans l'église de toutes ses forces : « L'on m'ôte mon époux, rendez-moi mon époux ! » Il fallut lui rendre le crucifix, elle le prit, et le serrant sur son coeur, elle s'écria : « Voilà mon époux, je n'en aurai jamais d'autre. » Elle a souffert plusieurs fois le fouet de sa grand-mère parce qu'elle disait qu'elle n'aurait point d'autre époux que Notre-Seigneur, sans qu'on lui pût faire dire autrement. Elle était pure comme un petit ange, elle n’aurait pas pris sa chemise devant un domestique. Son790 père, pour éprouver son obéissance, lui donnait à manger des choses très mauvaises et elle les mangeait malgré ses répugnances sans rien témoigner. Elle était très belle et avait la taille fort bien faite. Son père l'aimait avec passion, et elle m'était très chère, bien plus pour les qualités de son âme que pour celles de son corps. Je la regardais comme mon unique consolation sur la terre, car elle avait autant d'attaches pour moi que son frère avait d'éloignement. J’avais peine de la laisser au logis le temps que je serais à Paris parce que je craignais que l’on n’altérât ses bonnes inclinations mais ne pouvant pas faire autrement, je m’y résolus.

Paris n'était plus pour moi un lieu à redouter, le monde ne servait qu'à me recueillir et le bruit des rues augmentait mon oraison. Je vis M. Bertot 382, qui ne me servit pas autant qu'il aurait fait si j'avais eu alors le don de m'expliquer, mais Dieu tenait une telle conduite sur moi que, quelque envie que j'eusse de ne rien cacher, je ne pouvais rien dire. Sitôt que je lui parlais, tout m'était ôté de l'esprit383, en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais. Ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose, et comme je le voyais très rarement, que rien n'arrêtait dans mon esprit, et que je ne lisais rien qui fut conforme à ce que j'éprouvais, je ne savais comment m'en expliquer. D'ailleurs je ne désirais faire connaître que le mal qui était en moi : c'est ce qui a fait que M. Bertot ne m'a connue qu'après sa mort. Cela m'a été d'une très grande utilité pour m'ôter tout appui, et me faire bien mourir à moi-même384.

[3.] Je me résolus, après avoir vu M. Bertot et achevé mes remèdes, d'aller passer les dix jours de l'Ascension à la Pentecôte dans une abbaye à quatre lieues de Paris, dont l'abbesse avait bien de l'amitié pour moi. Je crus que j'y ferais facilement une retraite de dix jours. J'avais alors un attrait intérieur extrêmement fort, et il me semblait, ô mon Dieu, que mon union avec vous était continuelle : j'éprouvais qu'elle s'enfonçait toujours et se retirait du sensible, devenant toujours plus simple, mais en même [78] temps plus étroite et plus intime.

[4.] Le jour de Saint-Erasme, patron du monastère, à quatre heures du matin, je fus éveillée en sursaut avec une vive impression que mon père était mort. Je n'eus point de repos que je n'eusse prié pour lui comme mort, je dis le de profundis, sitôt que j’eus prié je791 ne fus plus troublée : mais il me resta une forte conviction de sa mort, avec un abattement extrême et une douleur savoureuse ou une saveur douloureuse, je ne sais comment la nommer, qui accablait tellement mon corps, qu'elle le réduisait dans une très grande faiblesse. J'allai à l'église, où je ne fus pas plus tôt qu'il me prit une défaillance, et après que je fus remise il me resta une extinction de voix, en sorte que je ne pouvais parler. Je ne pus manger chose au monde, le recueillement et la douleur étaient trop forts; mon âme était dans un contentement et une force divine, et mon extérieur était accablé de douleur et de faiblesse. Je ne me serais aperçue d'aucune douleur tant le contentement de mon âme était grand, si elle n'avait pas fait une si forte impression sur mon corps.

[5.] Dans tous ces coups et dans une infinité d'autres, j'ai remarqué dès le commencement que ma volonté était si souple pour tous vos vouloirs, ô mon Dieu, qu'elle ne répugnait pas même à ce que vous faisiez, quelque rude qu'il parût à la nature, en sorte que je n'avais que faire de me résigner ni soumettre, je n'en pouvais même faire aucun acte, parce que la chose me paraissait toute faite en moi. Il n'y avait plus ni de soumission ni de résignation, mais union de ma volonté à la vôtre, ô mon Dieu, qui était telle qu'il me semblait que la mienne était disparue. Je ne savais où trouver cette volonté mienne; mais sitôt que je cherchais une volonté, je ne trouvais que la vôtre, la mienne ne paraissait pas, même dans ses effets qui sont les désirs, les tendances, les penchants ; il me semblait qu'il m'aurait été impossible de vouloir autre chose que ce que vous faisiez de moi et en moi. Si j'avais une volonté, il me paraissait qu'elle était avec la vôtre comme deux luths bien d'accord ; celui qui n'est point touché rend le même son que celui qui est touché : ce n'est qu'un même son et une seule harmonie. C'est cette union de la volonté qui établit l'âme dans une paix parfaite. Quoique mon état fut déjà de la sorte, ma volonté n'était point cependant perdue, quoiqu'elle la fut quant à ses opérations, puisque les états étranges qu'il m'a fallu passer depuis m'ont bien fait voir ce qu'il en coûte avant qu’elle ait perdu tout son propre, dans toutes ses circonstances et dans toute son étendue, afin qu'il ne reste plus à l'âme aucun intérêt ni de temps ni d'éternité que le seul intérêt de Dieu seul, en la manière qu'il le connaît lui-même et non en notre façon de concevoir. Combien y a-t-il d'âmes qui croient que leur volonté est toute perdue, qui en sont très éloignées792 ! elle verrait bien qu'elle subsiste385 encore si Notre-Seigneur en faisait les dernières épreuves. Qui est-ce qui ne veut point quelque chose pour soi-même, soit intérêt, bien, honneur, plaisir, commodité, liberté, salut, éternité ?793 Et tel qui croit ne point tenir à ces biens, parce qu'il les possède, s'apercevrait bien de son attache s'il les lui fallait perdre. S'il se trouve dans tout un siècle trois personnes qui soient si mortes à tout qu'elles veulent bien être le jouet de la providence, sans aucune exception, ce sont des prodiges de la grâce. Comme je ne suis pas maîtresse de ce que j'écris, je ne suis aucun ordre; mais il ne m'importe.

[6.] Après le dîner, comme j'étais avec l'abbesse à laquelle je disais que j'avais de forts pressentiments que mon père était bien malade s'il n'était pas mort, nous nous entretenions un peu de vous ensemble, ô mon Dieu, quoique je ne pusse presque pas parler, tant j'étais saisie au-dedans et abattue au-dehors. L’on lui vint dire que l’on la demandait au parloir. C'était un homme qui était venu en diligence de la part de mon mari, parce que mon père était tombé malade ; et comme il ne le fut que douze heures, il était mort lorsque [79] l'homme arriva, il y avait du temps. Sitôt qu’il fut tombé malade, comme il était fort cassé et qu’il me demandait beaucoup, mon mari m’envoya quérir; il mourut la nuit même sur les quatre heures. L'abbesse794 me vint trouver, qui me dit : « Voilà une lettre de votre mari qui vous mande que votre père est tombé malade grièvement. » Je lui dis : « Il est mort, Madame, et je n'en puis douter. » J'envoyai aussitôt à Paris quérir un carrosse de louage afin d'aller plus vite, le mien m'attendait à moitié chemin. Je partis à neuf heures du soir, l’on disait que je m'allais perdre, car je n'avais avec moi personne de connaissance. J'avais envoyé à Paris ma femme de chambre pour mettre ordre à tout, et comme j'étais dans une maison religieuse, je n'avais point gardé avec moi de valets, il me fallut passer la nuit en cette sorte la forêt qui est un coupe-gorge, j’y étais encore à minuit sonnant ; l’abbesse795 me dit que, puisque je croyais mon père mort, c'était une témérité de m'exposer de la sorte, que les carrosses n'y passaient qu'à peine, le chemin même que je devais tenir n'étant pas frayé ; je lui répartis que c'était pour moi un devoir indispensable d'aller secourir mon père, et que je ne devais pas sur un simple pressentiment m'exempter de ce devoir.

Je partis donc seule, abandonnée à la providence avec des gens inconnus. La faiblesse où j'étais était si grande que je ne pouvais me tenir dans le fond du carrosse, j’étais dans cette forêt au plus fort de la nuit, il796 me fallait souvent descendre malgré ma faiblesse à cause des chemins périlleux. Cette797 forêt est renommée par les meurtres et les vols qui y ont été faits; les personnes les plus assurées l'appréhendaient. Pour moi, ô mon Dieu, je ne pouvais rien craindre, l'abandon que j'avais à vos soins me faisait si fort oublier moi-même que je ne pouvais réfléchir sur tout cela. O qu'une âme abandonnée s'épargne à elle-même de frayeurs et de chagrins ! Il me fallut faire beaucoup de chemin pour rejoindre mon carrosse parce que comme l’on ne me savait pas dans cette abbaye et que l’on me croyait à Paris, l’on avait pris un autre chemin.

[7.] Je798 m'en allai jusqu'à cinq lieues de notre demeure, seule, accompagnée de ma douleur et de mon amour, mais en ce lieu je trouvai mon confesseur qui m'était contraire, avec une de mes parentes qui m'attendaient. Je ne saurais dire la peine que je souffris lorsque je vis mon confesseur, car outre que je goûtais toute seule un contentement inexplicable, c'est que, comme il ne connaissait rien à mon état, il le combattait et ne me donnait aucune liberté, que ma douleur était d'une nature que je ne pouvais répandre une larme ; j'avais honte d'apprendre une chose que je ne savais que trop sans donner aucune marque de douleur extérieure, ni sans répandre de larmes : la paix que je possédais au-dedans était si profonde qu'elle se répandait sur mon visage, de plus l'état où j'étais ne me permettait pas de parler ni de faire ces actes extérieurs que l'on attend ordinairement des personnes de piété. Je ne pouvais qu'aimer et me taire.

[8.] J'arrivai au logis où je trouvai qu'on avait déjà enterré mon père à cause de la grande chaleur. Il était dix heures du soir, tout était déjà en habit de deuil. J'avais fait trente lieues en un jour et une nuit : comme j'étais fort faible, tant parce que mon état me minait que parce que je n'avais point pris de nourriture, l’on me mit d'abord au lit où je demandai ma fille, l’on me dit qu’elle était couchée. Sur799 les deux heures après minuit mon mari se leva et étant sorti de ma chambre, il revint aussitôt criant de toutes ses forces : “Ma fille est morte”.386800

Cela me surprit très fort, mon coeur ne fut pas pour cela ébranlé, quoique je me visse privée en même temps sans le savoir de801 mon père et de ma fille qui m'étaient chers au point que vous savez, mon Dieu. Mon état intérieur était tel que je ne pouvais être ni plus affligée pour802 [80] toutes les pertes imaginables, ni plus contente pour tous les biens possibles. Il faut avoir éprouvé ces douleurs délicieuses pour les comprendre. Je ne pleurai pas plus la fille que le père. Tout ce que je pus dire fut : « Vous me l'aviez donnée, Seigneur, il vous plaît de la reprendre, elle était à vous. »

[9.] Elle mourut d'une saignée à contre-temps; mais que dis-je ? elle mourut par la main de l'amour, qui me voulut dépouiller de tout. Il ne me restait plus que le fils de ma douleur : il tomba malade à la mort, et Dieu le rendit aux prières de la Mère Granger, ma seule consolation après Dieu. La803 vertu de mon père était tellement connue, et il y aurait tant de choses à en dire, qu'il faut que je m'en taise plutôt que d'en parler. Sa confiance en Dieu, sa foi, et sa patience étaient admirables. c'était le fléau de l'hérésie et des nouveautés. Puisque je parle de l’erreur je dirai que Dieu m’avait donné dès mon enfance une telle horreur des hérétiques et de ceux qui étaient soupçonnés de nouveauté que804 je peux dire que sans les connaître j’avais un certain instinct intérieur qui me les faisait distinguer, et quoiqu’ils aient fait tous leurs efforts pour me gagner, Dieu m’a toujours préservée de leurs embûches et ne m’a point laissée en repos que je ne me sois éloignée d’eux. Mon805387 père et ma fille moururent au mois de juillet 1672.

[10.] La veille de la Madeleine de la même année, la Mère Granger m'envoya un petit contrat tout dressé, je ne sais par quelle inspiration. Elle me manda de jeûner ce jour-là et de faire quelques aumônes extraordinaires, et le lendemain dès le matin, jour de la Madeleine, d'aller communier une bague dans mon doigt, et lorsque je serais revenue au logis, de monter dans mon cabinet où il y avait une image du Saint-Enfant Jésus dans les bras de sa Sainte Mère, et que je lusse à ses pieds mon contrat, le signasse et lui misse ma bague. Le contrat était tel : « Je promets de prendre pour mon époux Notre-Seigneur Enfant, et me donner à lui pour épouse, quoiqu’indigne. » et je lui demandais pour dot de mon mariage spirituel les croix, les mépris, les confusions, opprobres et ignominies ; et je le priais de me faire la grâce d'entrer dans ses dispositions de petitesse et d'anéantissement avec quelque autre chose que je signai. Après quoi, je ne le regardai plus que comme mon divin Époux. O que ce jour-là m'a été depuis un jour de grâce et de croix ! Ces mots me furent d'abord mis dans l'esprit, qu'il me serait un époux de sang388. Depuis ce temps il m'a pris si fort pour sienne, qu'il s'est parfaitement consacré mon corps et mon esprit par la croix.

[11.] O divin Époux de mon âme, il me semble que vous fites alors de moi votre temple vivant, et que vous vous le consacrâtes vous-même comme l'on consacre les églises. Aussi lorsqu'on faisait des fêtes de dédicace d'églises, ne me faisiez-vous pas comprendre que cette consécration était une figure de la consécration que vous aviez faite de moi pour vous? Et comme les églises sont marquées par le signe de la croix, vous me marquâtes aussi de ce même signe. C'est ce signe admirable dont vous marquez vos amis les plus choisis, selon que saint Jean le marque dans806 son Apocalypse389. Et comme, dans la consécration des églises, il y a des cierges que l'on allume dans l'endroit des croix, et que le cierge représente la foi et la charité, aussi ai-je lieu de croire que vous n'avez pas permis que ces vertus m'aient abandonnée depuis ce temps : mais comme le propre du cierge est de se consumer peu à peu par son feu, et se détruire par la lumière et la chaleur qui le font vivre, de même il me semblait qu'il fallait que mon cœur fut parfaitement détruit et anéanti par ce feu d'amour; et que ce feu n'était attaché à cette croix que pour m'apprendre que la croix et l'amour seraient les marques immortelles de ma consécration.

[12.] Depuis ce temps les croix ne me furent pas épargnées ; et quoique j'en eusse beaucoup jusqu'alors, je puis dire qu'elles n'étaient que [81] l'ombre de celles qu'il m'a fallu souffrir dans la suite. Sitôt807 que les croix me donnaient quelque moment de relâche, je vous disais : « O mon cher Époux, il faut que je jouisse de ma dot, rendez-moi ma croix. » Vous m'accordiez souvent ma requête; d'autres fois vous me la faisiez attendre et demander plus d'une fois, et je voyais alorsque je m'en étais rendue indigne par quelque infidélité envers la même croix. Lorsque l'accablement et l'abandon étaient plus forts, vous me consoliez quelquefois; mais pour l'ordinaire ma nourriture était une désolation sans consolation.

[13.] Le jour808 de l'Assomption de la Vierge de la même année 1672, que j'étais dans une désolation étrange, soit à cause du redoublement des croix extérieures, ou de l'accablement des intérieures, j'étais allée me cacher dans mon cabinet pour donner quelque essor à ma douleur, je vous dis : « O mon Dieu et mon époux, vous seul connaissez la grandeur de ma peine. » Il me vint un certain souhait : « O si M. Bertot savait ce que je souffre ! » M. Bertot qui n'écrivait que rarement, et même avec assez de peine, m'écrivit une lettre datée de ce même jour de l’Assomption, sur la croix, la plus belle et la plus consolante qu'il ait guère écrite sur cette matière. Il faut remarquer qu'il était à plus de cent lieues d'où j'étais. Quelquefois j'étais si accablée et la nature si éperdue des croix continuelles qui ne me donnaient point de relâche, ou si elles semblaient me donner quelque instant de repos, ce n'était que pour redoubler avec plus de furie, et la nature en était quelquefois à tel point, qu'étant seule j'apercevais sans que j'y fisse attention que mes yeux se tournaient de chaque côté comme tout éperdus, cherchant s'ils ne trouveraient point quelque soulagement. Une parole, un soupir, une bagatelle, ou savoir que quelqu'un prît part à ma douleur, m'aurait soulagée; mais cela ne m'était pas accordé, pas même de regarder vers le ciel, ni faire une plainte. L'amour tenait809 alors de si près, qu'il voulait qu'on lui laissât périr cette misérable nature sans lui donner aucune pâture. Elle aurait quelquefois voulu du soulagement, et le voulait avec tant de violence, que je souffrais infiniment plus de la retenir que de tout le reste.

[14.] Vous donniez encore à mon âme, ô mon cher Amour, un soutien victorieux qui la faisait triompher des faiblesses de la nature; et vous lui mettiez même le couteau en main pour la détruire sans lui donner un moment de relâche. Cette nature est cependant si maligne, si pleine d'artifices pour conserver sa vie, qu'elle prit enfin le parti de se nourrir de son désespoir. Elle trouva du secours dans l'abandon de tout secours. Cette fidélité dans un accablement si continuel lui servait de pâture secrète; ce qu'elle cachait avec un extrême soin, afin de n'être pas découverte. Mais vos yeux divins étaient trop pénétrants pour ne pas découvrir sa malignité ; c'est pourquoi, ô mon divin pasteur, vous changeâtes de conduite envers elle. Vous la consolâtes quelque temps avec votre houlette et votre bâton, c'est-à-dire, par votre conduite autant amoureuse que crucifiante; mais ce ne fut que pour la réduire dans les derniers abois comme je le dirai dans la suite.

1.20 UN SILENCE EFFICACE, PELERINAGE, MORT DE LA MERE GRANGER, HABILETE EN AFFAIRES

[l.] Une dame que je voyais quelquefois parce qu'elle était gouvernante390 de notre ville, avait pris bien de l'inclination pour moi, parce que, disait-elle, ma [82] personne et mes manières ne lui déplaisaient pas. Elle me disait quelquefois qu'elle y remarquait quelque chose d'extraordinaire. Je crois que ce grand attrait que j'avais au-dedans rejaillissait sur mon extérieur, car il y eut un jour un homme du monde qui dit à une tante de mon mari : « J'ai vu madame votre nièce, mais on connaît bien qu'elle ne perd point la présence de Dieu », ce qui, m'ayant été rapporté, me surprit beaucoup, car je ne croyais pas qu'il comprît ce que c'était que d'avoir Dieu présent de cette sorte. Cette dame, dis-je, commença à être touchée de Dieu de ce qu'une fois, me voulant mener à la comédie, je n'y voulus point aller, car je n'y allais jamais, et je me servais du prétexte de l'indisposition continuelle de mon mari. Elle me poussa fort, et me dit que des maux continuels comme ceux-là ne devaient point m'empêcher de me divertir, que je n'étais pas en âge, faite comme j’étais, à810 me borner à être garde-malade. Je lui fis bien entendre les raisons que j'avais d'en user de la sorte; mais elle conçut que c'était plus par principe de piété que je n'y allais pas qu'à cause des maux de mon mari ; et m'ayant fort pressée de lui dire mon sentiment sur ce que je jugeais de la comédie, je lui dis que ce divertissement n'était pas de mon approbation, surtout pour les femmes véritablement chrétiennes. Comme elle était beaucoup plus âgée que moi, ce que je lui dis fit une si forte impression sur son esprit qu'elle ne fut jamais depuis à la comédie.

[2.] Une fois étant avec elle et avec une autre dame qui parlait beaucoup et avait même étudié les Pères, elles entrèrent dans une conversation où elles parlaient beaucoup de Dieu. La dame en parlait scientifiquement. Je ne dis presque rien, car j'étais attirée à garder le silence, ayant même de la peine de cette manière de parler de Dieu. Ce fut par mon silence plus que par mes paroles que la811 dame, mon amie, acheva d’être gagnée, elle m’envoya dès le lendemain matin me prier de ne pas sortir, qu’elle voulait me parler, elle me dit812 que Dieu l'avait si fort touchée, qu'elle ne pouvait plus résister. J'attribuais sa touche à la conversation de l'autre dame; mais elle me dit : « Votre silence avait quelque chose qui me parlait jusque dans le fond de l'âme et je ne pouvais goûter ce qu'elle me disait. » Nous parlâmes donc à coeur ouvert ; ce fut là, ô mon Dieu, que vous entrâtes tellement dans le fond de son coeur que vous ne vous en retirâtes plus depuis jusqu'à sa mort. Elle resta si fort affamée de vous qu'elle813 ne pouvait entendre parler d'autre chose. Comme vous la vouliez toute vôtre, vous lui enlevâtes au bout de trois mois son mari, qu'elle aimait extraordinairement et dont elle était fort aimée. Vous lui envoyâtes des croix si terribles, et en même temps des grâces si fortes, que vous vous rendîtes maître absolu de son coeur. Après la mort de son mari et la perte de presque tout son bien, elle vint à quatre lieues de chez nous, à une terre qui lui restait. Elle obtint de mon mari que j'irais passer huit jours chez elle pour la consoler de ses pertes, car elle perdit presque en même temps son fils unique. Dieu814 lui donnait par mon moyen tout ce qui lui était nécessaire. Elle avait beaucoup d'esprit, elle était étonnée que je lui disais des choses qui étaient si fort au-dessus de ma portée qu’elle en était en admiration. J'en815 aurais été moi-même surprise si j'y avais réfléchi, car mon esprit naturel n'était pas capable de ces choses. C'était vous, mon Dieu, qui me les donniez à cause d'elle, faisant couler les eaux de votre grâce dans son âme sans considérer l'indignité du canal dont vous vous vouliez vous servir. Depuis ce temps son âme a été le temple du Saint Esprit, et nos coeurs ont été unis d'un lien indissoluble.

[3.] Nous allâmes faire ensemble un petit voyage, où vous me fites, ô mon Dieu, exercer l'abandon et l'humiliation [83] sans qu'il m'en coûtât rien, car votre grâce était si forte qu'elle me soutenait. Nous pensâmes tous périr dans une rivière; ils eurent des effrois épouvantables, ils se jetèrent tous hors du carrosse qui enfonçait dans le sable mouvant; je restais si abandonnée et si possédée intérieurement, que je ne pouvais penser même au péril. Vous m'en délivrâtes sans que j'eusse pensé à l'éviter. Ils n’eurent de plus que moi avec toutes leurs alarmes que bien de la bourbe dans laquelle ils s’étaient jetés pour éviter le péril. J'étais816 si recueillie et si saisie intérieurement que je ne pouvais rien faire que de me laisser noyer si mon Dieu l'avait permis. On dira que je suis téméraire, je crois qu'il est vrai, mais j'aime mieux périr par trop de confiance, que de me sauver moi-même. Mais que dis-je ? Nous ne périssons que parce que nous ne savons pas nous confier à vous, ô mon Roi ! C’est ce qui fait mon plaisir, que de vous devoir toutes choses, et c'est ce qui me rend contente dans mes misères que j'aimerais mieux garder toute ma vie en m'abandonnant, que les détruire en m'appuyant sur moi-même. Elle me revint voir à quelques temps de là, j’avais mon abcès à l’oeil qui était revenu avec de grandes douleurs. Elle crut qu’on n’avait pas assez de soin d’un mal aussi grand et aussi dangereux que celui-là lui paraissait. Elle ne put s’empêcher d’en témoigner quelque chose, depuis ce temps-là on ne la regarda plus que comme une personne suspecte.

[4.] Comme817 les maux de mon mari devenaient tous les jours et plus forts et plus opiniâtres, il résolut d'aller à818 Sainte-Reine391, à laquelle il avait une grande dévotion819. Il me parut avoir une extrême envie d'être seul avec moi, de sorte820 qu'il ne put s'empêcher de dire : « Si on ne me parlait jamais contre vous, je serais plus content, et vous plus heureuse. » Je fis bien des fautes d'amour-propre et de recherche de moi-même dans ce voyage; et comme j'y étais dans un fort grand abandon intérieur, j'eus bien de quoi éprouver ce que je ferais sans vous, ô mon Dieu! Il y avait déjà du temps que vous aviez retiré de moi cette douce correspondance intérieure que je n'avais qu'à suivre auparavant. J'étais devenue comme une égarée qui ne trouvait plus ni voie, ni sentier, ni route, mais comme je garde à un autre lieu à décrire les terribles ténèbres par où j'ai passé, je continuerai la suite de l'histoire. Mon mari, au retour de Sainte-Reine, voulut passer par Saint-Edmé, car comme il n'avait d'enfant que mon fils aîné qui était très souvent aux portes de la mort, et qu'il souhaitait extrêmement d'avoir des héritiers, il en demanda avec instance par l'intercession de ce saint. Pour moi, je ne pouvais rien demander. Mon mari fut exaucé, et Dieu me donna un second fils. J'appris821392 avant de m’en retourner que822 la Mère Granger était morte393. J'avoue que ce coup me fut le plus sensible que j'eusse encore eu. Vous m'en laissâtes boire, ô mon Dieu, toutes les amertumes, et comme vous me laissiez alors dans la pure faiblesse, je souffris beaucoup de me voir dépouillée par là de tous les appuis créés. Il me semblait que si j'avais été à sa mort, j'aurais pu lui parler et m'instruire de quelque chose ; mais Dieu a voulu que j'aie été absente dans presque toutes mes pertes, afin d'en rendre les coups plus douloureux. Il est vrai que quelques mois avant sa mort, j'eus une vue que quoique je ne la pusse voir qu’avec une extrême difficulté et sans souffrir, elle823 m'était encore un soutien; et Notre-Seigneur me fit connaître que ce serait un bien pour moi d'en être dépouillée. Mais dans le temps qu'elle mourut cela ne m'était plus présent ; comme j'étais dans un très grand délaissement intérieur et extérieur, je ne pensais qu'à la perte que [84] j'avais faite d'une personne qui m'aurait conduite dans un chemin où je ne trouvais plus ni route ni sentier. O mon Dieu, que vous savez bien faire vos coups ! Vous m'avez laissé cette mère dans un temps où elle ne m'était que peu utile puisque le soin que vous aviez de moi et votre conduite continuelle sur moi faisaient que, hors certains temps, je n'avais rien à824 faire qu'à vous suivre pas à pas ; mais dans le temps que vous me dépouilliez pour l'intérieur de toute conduite aperçue, que vous renversiez mes sentiers, que vous bouchiez mes voies de pierres carrées, c'est dans ce temps que vous m'ôtiez celle qui pouvait me guider dans ce chemin tout égaré, tout couvert de précipices, et tout semé d'épines.

[7.] O conduite tout adorable de mon Dieu ! Il ne faut point de guide pour celui que l'on veut égarer, point de conducteur pour celui que l'on veut perdre. Après m'avoir sauvée avec tant de miséricorde, ô mon amour, après m'avoir conduite par la main dans vos sentiers, il semble que vous ayez été affamé de ma destruction. Ne dira-t-on pas de vous que vous ne sauvez que pour perdre, que vous n'allez chercher la brebis égarée que pour l'égarer davantage? Vous vous plaisez825 à bâtir ce qui est détruit, et à détruire ce qui est édifié. C'est donc là le jeu de votre magnificence, et c'est de cette sorte que vous renversez ce temple bâti de la main des hommes avec tant de soin, et d'une manière qui tient du miracle, pour en rebâtir un qui ne sera pas fait de la main des hommes. O secrets de la Sagesse incompréhensible de mon Dieu, inconnue à tout autre qu’à lui ! Cependant c'est une Sagesse adorable que les hommes d'aujourd'hui veulent pénétrer et à laquelle ils posent des bornes : ils anticipent sur la science de Dieu, et veulent non seulement l'égaler, mais le surpasser même : O profondeur de la Sagesse et de la science de Dieu. Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impossibles à trouver! Car qui est-ce qui a connu les pensées du Seigneur, ou qui a été son conseiller?394 L’on veut pourtant pénétrer cette Sagesse quoiqu'elle soit cachée aux yeux de tous ceux qui vivent, qu'elle soit même inconnue aux oiseaux du ciel395. Sagesse dont on ne peut avoir de nouvelles que par la mort à toutes choses et par la perte totale. Je ne saurais m’empêcher de faire des digressions. M. Bertot826, quoiqu'à cent lieues du lieu où la mère Granger mourut, eut827 connaissance de sa mort et de sa béatitude, et aussi un autre religieux. Elle mourut en léthargie, et comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : « Je l'ai toujours aimée en Dieu » et828 ne parla plus depuis. Je n'eus aucun pressentiment de sa mort. Je ne parlerai point ici des choses extraordinaires qui se passèrent durant ma grossesse396, l'ayant écrit ailleurs : je dirai seulement que durant ces neuf mois Dieu prit de moi une nouvelle possession : il ne me laissa pas un instant, et ces neuf mois se passèrent dans une jouissance continuelle, sans interruption, comme j'avais éprouvé bien des travaux intérieurs, des faiblesses et des délaissements, cela me paraissait une nouvelle vie. Il me semblait que je jouissais déjà de la béatitude. Mais que ce temps si heureux me coûta cher! Puisque829 cette jouissance, qui me paraissait entière et parfaite, et d'autant plus parfaite qu'elle était plus intime, plus éloignée du sensible, plus constante, plus exempte de vicissitudes, ne me fut cependant que le préparatif d'une privation totale de bien des années, sans nul soutien ni espérance de retour830.

[8.] Le mariage de mon frère se fit831 dans ce temps397, et mon mari eut la complaisance de s'y transporter quoiqu'il832 fut malade, et les chemins si mauvais et si couverts de neige que nous pensâmes verser plus de quinze fois, nous ne le fîmes qu’une : le carrosse versa de mon côté, et comme je n’ai guère de peur cela ne me fit pas la moindre peine. Mais833 loin que mon frère en eût de la reconnaissance pour mon mari, ils se brouillèrent plus que jamais par la manière offensante dont mon frère en usa, et quoique mon frère eût épousé une vertueuse femme, il paraîssait être si peu content qu’il s’en prenait à tout le monde. Ce qui me causa une double croix, ce fut le changement de mon frère, car sa haine pour moi se remarquait de tout le monde, et la maladie de mon mari qui ne s’était exposé que pour m’obliger ; il avait raison de se plaindre de moi de l’avoir exposé à de si mauvais chemins couverts de neige en l’état où il était. Je ne l’avais fait que pour engager mon frère à l’amitié et à la reconnaissance, de sorte que comme il manqua à tout de son côté, j’eus de quoi souffrir et à essuyer des deux personnes qui me rendaient le but de leur chagrin. En cette occasion834 toute la raison était du côté de mon mari, et le tort de celui de mon frère.

Tout le temps que je fus à Orléans, où se faisait cette noce, j'avais un reste d'attrait si fort qu'il me dévorait. Je fis bien des fautes car je m'y laissai trop aller, demeurant trop longtemps à l'église au préjudice de l'assiduité que je devais à mon mari, mais j'étais alors si enivrée de l'amour que je ne m'aperçus de la faute que lorsqu'il n'y avait plus de remède ; j’en ai fait quelquefois de cette sorte. J’en fis835 encore une autre, qui fut de m'épancher trop à parler à un père jésuite qui me servit de confesseur et qui avait fort envie d’être à Dieu, je me laissai aller à lui parler de ce que je sentais836 alors, qui était très fort. Il était de ceux qui admirent ces sortes de choses, il désirait de se donner plus à Dieu et837 comme cela paraissait lui faire du bien, et que je sentais un grand goût en lui parlant, je m'y laissai aller ; c’était une faute notable, qui m'est arrivée quelquefois durant ce temps, mais qui ne m’arriva plus depuis838. O que l'on prend souvent la nature pour la grâce, et qu'il faut être mort à soi-même pour que ces épanchements soient de Dieu! J'en eus tant de scrupule, que je l'écrivis d'abord à M. Bertot.

[9.] En retournant j'avais839 le même saisissement qu'en allant, de sorte que quoiqu’il y eût bien plus840 de danger au retour, je n'avais nulle attention sur moi, mais seulement sur mon mari, de sorte que voyant verser le carrosse, je lui dis : « Ne craignez rien, c'est de mon côté qu'il verse, vous n'aurez point de mal. » Je crois que tout aurait péri que je n'en aurais pas été émue, et ma paix était si profonde que rien ne la pouvait ébranler. Si ces temps duraient, l’on serait trop fort, mais comme j'ai dit, ils commençaient à ne venir que très rarement et pour peu de temps, et à être suivis de plus longues et ennuyeuses privations.

Au retour de la noce nous fîmes ce que nous pûmes de notre côté pour bien faire les choses ; mon frère841 me traita avec un extrême mépris et qui fut remarqué de tout le monde. Sa femme lui témoigna avec larmes combien son procédé à mon égard la fâchait. Comme il vit que j’étais peu sensible à ce qu’il me faisait et que tout mon chagrin était de ce qu’il en usait mal avec mon mari, il crut qu’il me causerait plus de chagrin en s’attaquant à mon fils qui tenait la place de son père malade. Il le traita fort mal et après avoir marqué tout le jour le peu de cas qu’il en faisait quoiqu’il fut alors unique.  Le soir que tout était plein de soldats et que l’on n’osait sortir dans les rues, il laissa aller mon fils, seul avec un laquais, rappellant un petit gentilhomme plus âgé que mon fils qui allait avec lui parce qu’ils demeuraient en même quartier. Il lui dit : “Monsieur, je ne veux pas que vous vous en alliez que je ne vous ramène, s’il vous arrivait accident j’en serais au désespoir ; pour le petit N. nommant mon fils398, qu’on le ramène, et cela en ma présence et d’une très grande compagnie. Sa femme lui en marqua chagrin, mais loin de m’en faire excuse, il poussa jusqu’au bout la chose plus fortement. Comme [86] j'avais eu beaucoup d'attache842 pour lui, ces coups m'étaient très sensibles. Depuis ce temps il s'est fort changé, et s'est tourné du côté de Dieu, quoiqu'il ne soit jamais revenu pour moi. J'ai toujours de la joie qu'il soit dans l'ordre et même dans843 la piété. La perte de mon frère à mon égard m'a été d'autant plus sensible qu'il m'avait coûté plus de croix, soit de la part de mon mari, soit des autres. Je peux dire que les croix qu'il m'a causées et procurées depuis ce temps-là ont été des plus grandes. Ce n'est pas qu'il ne soit vertueux, mais c'est une permission toute particulière de Dieu, et une conduite de sa providence sur mon âme qui a fait que lui et toutes les autres personnes de piété qui m'ont persécutée, ont cru rendre gloire à Dieu en le faisant, et faire des actions de justice, et ils avaient raison ; car quelle plus grande justice que celle que toutes les créatures me fussent infidèles, et se déclarassent contre celle qui avait tant de fois été infidèle à son Dieu et avait pris le parti contraire à lui ?

[10.] Nous eûmes encore ensuite de cela une affaire qui me causa de grandes croix, et qui semblait n'avoir été faite que pour cela. Il y eut une personne qui prit une telle jalousie contre mon mari, qu'elle399 se résolut de le ruiner si elle pouvait. Elle ne trouva pas d'autre moyen que de se faire des amis de mon frère pour lui faire faire facilement ce qu'elle voudrait : elle s'accorda avec lui de nous demander au nom de Monsieur frère du Roi deux cent mille livres qu'elle faisait voir que nous lui844 devions. Mon frère signa les procès-verbaux avec assurance qu'il n'en paierait rien pour sa part. Je crois que son extrême jeunesse l'engagea dans une chose qu'il ne connaissait peut-être845 pas. Il est vrai que cette846 affaire donna tant de chagrin à mon mari, et avec raison, que j'ai lieu de croire qu'elle a beaucoup avancé847 ses jours. Il était si fort fâché contre moi de ce dont je n'étais pas la cause, qu'il ne me pouvait parler qu'en colère. Il ne voulait pas m'instruire de l'affaire, et je ne savais en quoi elle consistait. Quelquefois il la contait à quelqu’un et j’en attrapais ce que je pouvais à la dérobée. Mon mari disait848 qu'il ne voulait pas se mêler de cette affaire, qu'il allait céder mon bien et me laisser vivre comme je pourrais, et cent choses encore plus dures. D'un autre côté, mon frère ne voulait pas la solliciter400, ni que l’on le fît. Le jour qu'elle devait être jugée, il y avait une partie des juges qui étaient et juges et parties. Après la messe je me sentis fortement pressée d'aller trouver les juges. Je849 fus extrêmement surprise de voir que je savais tous les détours et finesses de cette affaire sans savoir comme je l'avais pu apprendre. Le premier juge fut si surpris de voir une chose si différente de ce [87] qu'il pensait, qu'il m'exhorta lui-même d'aller voir les autres juges850, et surtout monsieur l’intendant, qui allait droit, mais qui était mal informé. Vous donnâtes, ô mon Dieu, tant de force à mes paroles pour faire connaître la vérité, que monsieur l’intendant ne pouvait se lasser de me remercier de la lui avoir fait connaître. Il m'assura que si je n'avais pas été lui parler, l'affaire était perdue, et comme ils virent la fausseté de toutes choses, ils auraient condamné la partie aux dépens si nous n'avions eu affaire à un si grand prince, qui n'avait que prêté son nom à des officiers qui l'avaient trompé. L’on nous condamna à cinquante écus pour sauver l'honneur de Monsieur, de sorte que deux cent mille livres furent réduites à cent cinquante livres401. Mon mari fut très content de ce que j'avais fait ; mais mon frère m'en parut si indigné, que quand je lui aurais procuré une fort grosse perte, il ne l'aurait été pas davantage.

1.21 LES EPREUVES DE L'AMOUR JANSENISTE

[1.851] Il vint dans le lieu où je demeurais une personne402 dont la doctrine était suspecte. Il possédait une dignité dans l’Église qui m'obligeait à avoir de la déférence pour lui. Comme il apprit d'abord l'opposition que j'avais pour toutes les personnes suspectes, et qu'il se persuada que j'avais quelque crédit en ce lieu,il fit tous ses efforts pour m'engager dans ses sentiments. Il ne se contenta pas de venir au logis bien des fois, il pria une personne de mes amis qu'il me pût parler plus au long ; je ne le refusai pas après m'être recommandée à Notre-Seigneur. Je lui parlai avec tant de force qu'il demeura sans réplique ; cela ne servit qu'à augmenter le désir qu'il avait conçu de me gagner et de faire amitié avec moi. Comme je me sentais une grande force intérieure et qu'en lui parlant vous m'étiez si présent, mon Dieu, et me combliez de grâces, je crus que c'était une marque infaillible que vous agréiez que je le visse et qu'assurément je le gagnerais852. Mais qu’il est difficile de garder un juste milieu en ce que vous voulez de nous, ô mon Dieu, et qu’il est facile de se lier lorsqu’on n’est pas entièrement mort à soi-même ! Je commençai par prendre goût à sa conversation, / comme il en prenait beaucoup à la mienne, mais ce qui me pensa perdre, c’est qu’au lieu de ne le voir qu’aux moments que votre providence marquait elle-même, [2.243] je la violentais pour en trouver l’occasion, // ce qui me fit manquer à la grande exactitude que j’avais pour mes devoirs, je pris insensiblement / le change. Vous me donniez, ô mon Dieu, ces grâces surabondantes lorsque je le voyais pour m’empêcher de me lier à lui et de me trop épancher vers lui, et je m’en servis pour le contraire, je ne m’apercus pas d’abord de mon engagement. //

Environ en ce temps là je tombai853 quelque aussitôt dans un état de privation totale très grande et très longue, je ne m’aperçus de ma faute que lorsque je n’y pouvais plus854 remédier car l’état d’affaiblissement et d’entier délaissement dans lequel je tombai qui m’a duré près de sept ans sans les peines intérieures que j’avais / déjà essuyées, ne me permettait pas de rien faire de ce que je voulais. O Dieu, il me semble que vous vous servîtes de cette liaison pour me faire souffrir les plus mortelles douleurs que j’ai jamais souffertes et que je ne sentis mon engagement que lorsque vous vous futes retiré [2.255] de moi ; et pour en parler selon ce que je conçois, mon cœur ne se sentit pris que lorsque vous l’eûtes rejeté de votre cœur, ne trouvant plus le lieu où il était habitué de se reposer. J’allais cherchant du repos partout et n’en trouvais en aucun lieu ; il se trouvait d’autant plus susceptible de toutes les passions qu’elles avaient paru plus éteintes. // O855 douleur856 la plus forte des douleurs ! Ce cœur, qui n'était occupé que de son Dieu, ne se trouva plus occupé que de la créature. Il sembla être rejeté du trône de Dieu pour vivre, comme Nabuchodonosor, durant sept ans avec les bêtes403. Mais avant [88] que de décrire un état aussi déplorable qu'il me fut avantageux par l’usage tout admirable que votre divine Sagesse en a fait, il faut que je dise les infidélités que j'y commis.

[2.] Comme je commençais à vous perdre, ô mon Dieu, et à vous perdre tout à fait, du moins quant au sentiment perceptible, car il ne s'agissait depuis longtemps ni du sensible, ni du distinct, comme je commençais, dis-je, à vous perdre, ô mon amour, de cette sorte, ce que je n'avais éprouvé857 que par des alternatives - car quoique avant que d'entrer dans cet état, j'eusse éprouvé de longues privations, et presque continuelles sur la fin, j'avais pourtant de fois à autre des écoulements de votre divinité si profonds et si intimes, si vifs et si pénétrants, qu'il m'était aisé de juger que vous étiez seulement caché pour moi, mais non pas perdu ; quoique dans le temps des privations il me parût que je vous avais perdu tout à fait, un certain soutien profond ne laissait pas de subsister sans que l'âme crut l'avoir ; et elle n'a connu ce soutien que par son entière privation dans la suite ; toutes les fois que vous reveniez avec plus de bonté et de force, vous reveniez aussi avec plus de magnificence, de sorte que vous rétablissiez en peu d'heures les débris de mes infidélités et vous me dédommagiez avec profusion de mes pertes - mais il n'en fut pas de même dans tout le temps dont je vais parler.

[3.] Dans les autres privations, mon âme cherchait continuellement celui qu'elle avait perdu. Sa recherche, quoique causée par sa perte, et par une perte qu'elle croyait venir par sa faute, lui était encore un gage de son amour : car on ne cherche pas ce que l'on n'aime pas, et la langueur qu'elle souffrait de se voir privée de son amour lui était une marque de la fidélité de ce même amour. De plus elle avait un soutien très grand, quoiqu'il ne lui parût pas : c'était que son cœur était vide de tout amour, et qu'elle pouvait dire à son Dieu : « Si je ne vous aime pas, je suis assurée que je n'aime rien autre. » Mais ici c'est tout le contraire. Non seulement il paraît que l'on n’aime plus ; mais ce cœur si aimant et si aimé ne se trouve rempli que d'un amour tout opposé à son Dieu858. Dans tous les autres temps l’on n'était pas privé de toute facilité à faire le bien : quoique l’on le fît d'une manière languissante et sans goût, même souvent avec répugnance, l’on ne laissait pas de le faire ; mais ici ce n'est plus répugnance, mais impuissance, et impuissance de telle nature que l'âme ne connaît point son impuissance. Elle ne lui paraît que comme une involonté859 de le faire.

[4.] J'ai toujours remarqué depuis dix-huit ans que le temps des grandes fêtes, de celles même pour lesquelles j'avais une affection singulière, c'était celui où j'étais le plus délaissée intérieurement. Ce qui paraîtra surprenant est que lorsque je communiais, quelque pénétrée que je fusse de Dieu avant ce temps, la sécheresse prenait la place de l'abondance, et le vide celui de la plénitude. J'en connais bien à présent la cause, qui était que comme ma voie était une voie de mort et de foi, les grandes fêtes et la réception des sacrements opéraient en moi, selon les desseins de Dieu, mort, foi, croix, dépouillement, anéantissement, car Notre-Seigneur n'opère par ses mystères et par ses sacrements que ce qu'il opère par lui-même; de sorte que si l'état est tout dans les sentiments, les sacrements et les mystères des fêtes860 opèrent des sentiments vifs et tendres de Dieu ; si l'état est en lumière, ils opèrent des lumières admirables, ou actives, ou passives, selon le degré de l'âme ; si c'est foi, ils opéreront [89] sécheresse861, obscurités, et encore plus ou moins, selon le degré de la foi, et ainsi du reste. Ils opèrent croix, dépouillement, anéantissement selon les desseins de Dieu sur les âmes et le degré de chacun. Il en est de même de l’oraison : elle est sèche, obscure, crucifiante, dépouillante, anéantissante, etc. Ceux qui se plaignent de l’oraison, supposé la fidélité, et de ce qu'ils éprouvent dans la réception des sacrements, ne le font que faute de lumière, car il leur est toujours donné ce qu'il leur faut, quoique non pas ce qu'ils veulent et désirent. Si l'on était bien convaincu de ces vérités, loin de passer toute sa vie à se plaindre de Dieu et de soi-même, l’on ne l'emploierait qu'à faire usage en mort et en fidélité mourante de toutes ces différentes dispositions où Dieu nous met, de sorte qu'en nous causant la mort, elles nous procureraient la vie.

[5.] Car c'est une chose admirable comme tout notre bonheur spirituel, temporel et éternel, consiste à nous abandonner à Dieu, le laissant faire en nous et de nous tout ce qu'il lui plaira, avec d'autant plus d'agrément que les choses nous satisfont moins : de sorte que par cette soumission et dépendance à l'Esprit de Dieu, tout nous est donné, et en la main de Dieu tout nous sert admirablement, nos faiblesses même, nos misères et défauts ; je dis plus, nos péchés qui sont un fruit et une source de mort, deviennent souvent en la main de Dieu une source de vie par l'humiliation qu'ils nous causent404. Quand l’âme serait fidèle862 à se laisser en la main de Dieu, soutenant toutes ses opérations gratifiantes et crucifiantes, se laissant de moment en moment conduire et détruire par les coups et les conduites de863 sa divine providence, sans se plaindre de Dieu ni vouloir autre chose que ce qu'elle a, elle arriverait bientôt à l'expérience de la vérité éternelle, quoiqu'elle ne connût que tard les voies et les conduites de Dieu sur elle.

[6.] Mais le malheur est que l'on veut conduire Dieu loin de se laisser conduire à lui. L’on veut lui indiquer un chemin au lieu de suivre aveuglément celui qu'il nous trace, et c'est ce qui fait que beaucoup d'âmes, qui seraient destinées à jouir de Dieu même en lui-même, et non pas de ses dons en elles, passent toute leur vie à courir après de petites consolations, et à s'en repaître, se bornant là et y faisant même consister leur bonheur. Pour vous, mes chers enfants, si mes chaînes et ma captivité vous touchent, je vous prie qu'elles servent à vous engager à ne chercher Dieu864 que pour lui-même, à ne vouloir jamais le posséder que par la mort de tout ce que vous êtes, à n'en jouir qu'en perte. Ne tendez jamais à être quelque chose dans les voies de l'esprit, mais donnez dans le plus profond anéantissement.

Je sentis donc que mon coeur était pris : une humeur obligeante et de l'esprit étaient trop pour un naturel comme le mien. [7.] Je tombai dans le pur naturel. Ce qui me faisait moins défier est qu'il était très honnête ; aussi dans tout le temps que je l'ai vu, je ne lui ai jamais ouï dire une parole libre, et il ne s'est jamais rien passé de lui à moi à l'extérieur qui pût faire connaître que mon coeur était engagé ni qu'il eût de l'amitié pour moi. Nous ne nous sommes jamais entretenus que de piété ; enfin c'était de ces amitiés qui passent pour les plus honnêtes et mêmes vertueuses dans le monde, dont personne ne se défie. Cependant, ô mon Dieu, c'était cette même amitié dont vous faisiez en moi une condamnation continuelle sans que je pusse la rompre. Comme je n'avais aucun prétexte de le faire et qu'elle a toujours resté jusqu'à la fin renfermée au-dedans de moi sans qu'elle ait rien produit au dehors que des conversations plus fréquentes et des infidélités qui ne paraissaient qu'à vos seuls yeux, Seigneur, celui pour qui je les faisais ne les connaissant405 pas. Cependant mes865 infidélités étaient d'une nature qu'elles auraient paru bien et vertu à tout autre qu'à mon Dieu, qui ne juge pas de la vertu par le nom qu'on lui donne, mais par la pureté et droiture du cœur qui l'exerce. Je m'aperçus que je me plaisais en sa compagnie, que j’avais de l'empressement pour le voir et lui parler, et comme il avait le même pour moi, il ne s'en présentait que trop d'occasions, et comme celle que je prenais sans scrupule était celle de charité et de piété, il semblait que l'une et l'autre [90] doublassent pour favoriser mon inclination, si je peux appeler inclination une chose que je haïssais plus que la mort, que je faisais comme malgré moi et à laquelle je me sentais entraînée avec tant de violence qu'il m'était presque impossible d'y résister. La peine que je souffrais pour m'en défendre était telle que je n'aurais pas plus souffert quand on m'aurait divisée de moi-même. Si tôt que je vis qu'il me revenait dans l'esprit, qu'il m'occupait, me distrayait, il me devint suspect, et je fis ce que je pus pour rompre honnêtement avec lui ; mais je ne le pus jamais, quoique, contre mon naturel honnête et obligeant, je lui fisse des affaires de toutes ses paroles, je croyais par là le rebuter et cela faisait un effet contraire, car il se justifiait avec un soin extrême et se liait plus fort à moi866.

Je sentais mon inclination867 croître chaque jour, et que mon cœur, qui n'était auparavant occupé et rempli que de son Dieu, n'était plein et occupé que de la créature. Je868 me servais de toutes sortes de pénitences, de prières, de pèlerinages et de voeux. Il semblait, ô mon Dieu, que je trouvais l'augmentation de mon mal dans tout ce que je prenais pour lui servir de remède; de sorte que j'entrai dans une désolation inconcevable. Je puis dire que les larmes devinrent mon breuvage, et la douleur ma nourriture. Au lieu que votre amour, ô mon Dieu, avait mis dans mon cœur une paix aussi profonde qu'elle semblait inaltérable ; cette inclination mettait le trouble et la confusion dans mon cœur avec tant de force que je ne pouvais résister à la violence.

[8.] J'avais deux ennemis également puissants, et qui n'étaient jamais victorieux l'un de l'autre, de sorte qu'ils se combattaient avec d'autant plus d'opiniâtreté que l'avantage ne penchait jamais d'aucun côté : c'était l'envie de vous plaire, ô mon Dieu, et la crainte de vous déplaire; un penchant de tout mon centre vers vous, ô ma suprême félicité, et un entraînement de tout moi-même vers la créature. Mais comme celui-ci était très sensible, l'autre ne me paraissait que comme une chose qui n'était point. Sitôt que j'étais seule je versais des torrents de larmes, et je disais avec autant de sécheresse que de désolation : « Est-il bien possible que je n'aie reçu tant de grâces de Dieu que pour les perdre, que je ne l'aie aimé avec tant d'ardeur que pour le haïr éternellement. Que ses bienfaits aient servi de matière à mes ingratitudes ? Sa fidélité ne serait-elle payée que de mon infidélité ? Mon cœur n'a-t-il été si longtemps rempli de lui seul qu'afin d'en être plus vide et n'a-t-il été vidé de tous les objets créés que pour en être plus fortement rempli ? » D'un autre côté je ne pouvais prendre plaisir dans une conversation que869 je cherchais comme malgré moi. La peur de vous déplaire me rendait infidèle sans nul plaisir de mon infidélité ; j’avais870 au-dedans de moi un bourreau qui me tourmentait sans relâche. Je sentais en moi une peine que je ne pourrais jamais faire comprendre qu'à ceux qui l'auraient expérimentée.

Mon inclination m'entraînait et me faisait faire cent fautes que je colorais du nom de justice ; d'un autre côté la grâce m'attirait et je combattais la grâce. Je disais que c'était mon méchant esprit qui me faisait croire que sa doctrine était suspecte, je me remettais dans l'esprit son honnêteté et son exactitude, je me disais à moi-même ce qu'il me disait, que le jansénisme n'était qu’un fantôme. Il me reprenait de certaines choses qui n'étaient rien dans le fond et me les faisait voir comme des péchés afin de m'embarrasser et m'obliger par là à lui demander conseil. Comme j'étais rejetée dans le pur naturel et que mes défauts devenaient plus apparents, je croyais devoir prendre ses avis; d'un autre côté j'avais dans le plus intime de moi-même quelque chose qui me reprochait que je prenais le change. Lorsque je parle d'avis, ce n'était que sur des choses extérieures de charité, car pour l'intérieur il n'en avait nulle [91] capacité, ne faisant pas même oraison. J'avais donc deux mouvements opposés, du penchant naturel pour lui et une très forte opposition pour sa doctrine et ses sentiments. Je ne pouvais ni m'empêcher de le voir et lui donner des marques d'estime, ni me défendre de le condamner, de blâmer sa conduite et ses sermons, ni même de le combattre. La même chose était de lui à moi, il avait la même inclination et la même opposition : il me louait et me condamnait, il m'avait en affection et n'avait d'opposition que pour ce qu'il y avait de meilleur en moi. Il tomba bien malade, l'on crut qu'il mourrait, j'avais de la joie et de la douleur, et je sentais en moi que l'envie de le perdre et d'en être délivrée était bien plus forte que celle de sa guérison, car la longue liberté que j'avais goûtée me rendait mes liens insupportables. Il guérit cependant et nous fûmes plus unis et plus divisés que jamais. Il avait certaines femmes qu'il faisait passer pour saintes ; elles demeuraient tout le jour à l'église et laissaient leur ménage; je voulus les imiter en quelque chose afin de lui plaire et d'avoir par là l'occasion de lui parler ; je restais à l'église contre mon devoir et contre le mouvement présent du contraire. Ces femmes allaient voir les malades et suivaient le Saint-Sacrement lorsque l’on leur portait, et Notre-Seigneur qui me voulait dépouiller de tout406, me mettait presque dans l’impuissance de le faire. Je passais toute considération et toute difficulté pour faire en quelque manière comme les autres, mais comme en moi tout n'était qu'humain, cela ne servait qu'à me dessécher davantage.

[9.] Je perdis871 toute oraison, n'en pouvant faire en aucune manière : le temps que je prenais pour cela n'était rempli que des créatures et tout vide de Dieu. Il ne servait qu'à me faire mieux sentir ma perte et mon malheur, parce qu'alors rien ne fait diversion. Je ne pouvais plus non seulement me mortifier, mais mon appétit se réveillait pour mille choses, et lorsque j'en usais, je n'y trouvais aucun goût, de sorte qu'il ne me restait que le déplaisir d'avoir été infidèle sans avoir la satisfaction que je m'étais promise872.

J'étais dans une faiblesse incroyable, je voulais rompre et il renouait, il m'écrivait et je lui répondais ; quoiqu'il n'y eût point de mal apparent, combien de perte de temps et d'infidélités. Mon873 confesseur pensa mourir. J'eus la tentation de le prendre, je me disais à moi-même que je deviendrais comme ses pénitentes, que l'opposition que j'avais pour sa conduite était une tentation, qu'il n'y avait dans le pays aucun confesseur qui me fut propre, et il était vrai. Dans cette pensée j'allai à confesse à lui avec assez d'ouverture, mais, ô bonté infinie de mon Dieu que je ne saurais assez admirer, adorer et bénir ! o soin immense pour une créature ingrate! Lorsque874 j'allais à confesse à cet homme, mon âme était si troublée et vous me paraissiez si fort en colère contre moi, que j'en étais éveillée la nuit en sursaut par la violence du scrupule, et mon pauvre cœur qui nageait autrefois dans la paix, était environné de trouble et d'amertume. Je consultais les personnes doctes; toutes concluaient que je devais bien vivre avec lui, et j'en écrivis à M. Bertot qui me disait que je devais vivre honnêtement avec [92] lui et ne point rompre, mais qu'il ne fallait entrer en rien avec lui. O mon Dieu, c'était là ma peine, car j'aurais bien voulu rompre avec lui et il me semble que cela aurait été aisé, mais de vivre avec lui d'une maniere indifférente, je ne le pouvais, car les mêmes choses dont je croyais me servir pour m'éloigner de lui, étaient celles-là mêmes qui m'engageaient davantage avec lui. Cela paraissait de pures inconstances ; il me causait de bonnes croix, car lorsque j'étais du temps sans le voir, il faisait cent personnages différents, brouillait les cartes, afin de pouvoir, en les démêlant, renouer avec moi. Mon Dieu, que ces sortes d'esprit sont à craindre et à éviter, la compagnie des bêtes féroces serait moins dangereuse. Enfin cette liaison dura deux ans et demi, jusqu'à ce que je la rompisse en la manière que je dirai.

Je875 ne saurais exprimer ce que je souffrais, et les infidélités que je fis durant ce temps. Je croyais être perdue : car tout ce que j'avais pour l'extérieur et l'intérieur me fut ôté. M. Bertot ne me donna plus de secours; et Dieu permit qu'il comprît mal une de mes lettres, et qu'il m'abandonnât même pour longtemps dans mon plus grand besoin, ainsi que je le dirai dans son lieu.

[10.] Que faire en cet état ? Le ciel était fermé pour moi, et il me semblait que c'était justement. Je ne pouvais ni m'en consoler, ni m'en plaindre. Je n'avais aucune créature sur la terre à qui je pusse m'adresser, et si je voulais m'adresser à quelque saint, outre que je n'y avais aucune facilité, c'est que depuis bien des années, je ne les trouvais plus qu'en Dieu, je ne les trouvais alors pleins que de la fureur de Dieu. La Sainte Vierge, à laquelle j'avais eu une très grande dévotion et fort tendre dès ma jeunesse, me paraissait inaccessible. Je ne savais à qui m'adresser ni où trouver de secours. Il n'y en avait ni au ciel, ni en terre. Si je voulais en chercher dans mon fond, et trouver celui qui le possédait si fortement autrefois, non seulement je n'y trouvais plus rien, mais j'en étais même rejetée avec violence. Je me trouvais bannie de tous les êtres, sans pouvoir trouver ni appui ni refuge en aucune chose. Ceci876 est une douleur la plus terrible de toutes, et qui cause aussi la mort. Je ne pouvais plus pratiquer aucune vertu, et celles qui m'avaient été les plus familières m'avaient abandonnée avec plus de rigueur.

[11.] Il n'y avait plus pour moi un Dieu Père, époux, amant, si j'ose l'appeler ainsi; il n'y avait plus qu'un juge rigoureux, dont la colère paraissait s'allumer chaque jour. O si j'avais pu trouver dans l'abîme un lieu pour me cacher à sa fureur sans me dérober à sa justice, je l'eusse fait. Je ne pouvais plus aller voir les pauvres : ou je les oubliais entièrement, ou je n'en trouvais plus le temps, ou j'en avais un dégoût qui allait jusqu'à l'opposition. Si je voulais me faire violence pour y aller malgré mes répugnances, je me trouvais la plupart du temps dans de véritables impuissances. Si enfin je faisais quelquefois l'effort d'y aller, je ne pouvais y rester [93] un moment; et si je voulais leur parler, il m'était impossible ; voulant me forcer, je disais des extravagances qui n'avaient pas le sens commun. Je ne pouvais plus rester un moment à l'église, et au lieu qu'autrefois c'était mon supplice de n'avoir point de temps pour prier, mon supplice alors était d'avoir du temps et d'être obligée d'être à l'église. Je ne concevais ni n'entendais rien : la messe se passait sans que je pusse y faire aucune attention. J'en entendais quelquefois plusieurs de suite, afin de réparer par l'une le défaut de celle qui l'avait précédée, mais c'était toujours pis. Mes yeux, qui se fermaient tout seuls autrefois malgré moi, s'ouvraient alors sans qu'il me fut possible de les fermer ni de me recueillir un moment.

[12.] Toutes les créatures se bandaient contre moi ; et les croix du-dehors redoublaient à mesure que celles du-dedans augmentaient. J'aurais bien voulu faire des pénitences, mais outre que l'on me les avaient défendues alors, c'est que dans la disposition où j'étais, il m'était quasi impossible d'en faire : je n'en avais pas le courage ; et lorsque je le voulus tenter, tout me tomba des mains. Il semblait877 que Dieu ne m'avait donné M. Bertot que pour m'ôter les appuis, et non pour m'en servir, car après que je fus entrée en cet état sans qu'il n'en sût rien, il me défendit toutes sortes de pénitences, et me dit878 que je n'étais pas digne d'en faire407. Il n'était pas difficile de me le persuader, car je879 ne croyais pas qu'il y eût sur la terre une personne plus mauvaise que moi. Ces sentiments étaient si vifs dans le commencement qu'il n'y avait point d'homme au monde si criminel que je ne justifiasse dans mon esprit en me condamnant : car enfin, que ces hommes eussent offensé Dieu, et l'offensassent ne le connaissant point, cela me paraissait tolérable à votre bonté, ô mon Dieu, mais qu'une créature qui vous avait connu, qui vous avait aimé, et à qui vous aviez fait tant de grâces, et assez pour sauver un monde entier, fut devenue comme j'étais, cela me paraissait effroyable.

[13.] Je tombais quelquefois dans des promptitudes extérieures sans pouvoir me garder de rien, je ne pouvais non plus retenir ma langue, j'étais comme ces enfants qui ne peuvent s'empêcher de tomber. Je fis quelques vers qui me furent des matières d'infidélités : je résolus de n'en plus faire; mais mes résolutions étaient sans effet. Il suffisait que j'eusse pris la résolution d'une chose pour faire le contraire aussitôt. Vous m'ôtâtes toute facilité d'en faire. Je ne pouvais plus parler de vous, ô mon Dieu. Je portais envie à toutes celles qui vous aimaient. O est-il possible que ce coeur tout de feu soit devenu de glace, que ce cœur si aimant soit devenu dans la plus molle indifférence ! Il me semblait à tout moment que l'enfer s'allait ouvrir pour m'engloutir, et ce qui me donnait tant de terreur alors aurait été dans la suite l'objet de mes souhaits, car il faut concevoir que je me croyais coupable de tous les péchés dont j'avais les sentiments, car à la réserve des fautes que j’ai dites, je n’en fis pas d’autres ; cependant comme880 je portais le sentiment de tous les péchés, je croyais en avoir la réalité. Je ne pouvais croire, ô mon Dieu, que vous me dussiez jamais pardonner, tout était tellement effacé de mon esprit que je ne me regardais plus que comme une victime destinée à l'Enfer. Le mal que j'endurais auparavant avec plaisir me devint insupportable. Un petit mal de tête me faisait frémir. Je ne sentais plus en moi que des mouvements d'impatience ; au lieu de cette paix de paradis, c'était un trouble d'enfer. Autrefois je me réjouissais avant que d'accoucher, parce que j'y devais souffrir et alors je craignais [94] l'ombre du mal.

1.22  MORT DE SON MARI

[l.] Mais avant que de parler davantage d'un état qui ne fait que de commencer, et dont les suites ont été si longues et si ennuyeuses, il faut reprendre où j'en étais demeurée, et concevoir, que tout ce que je dirai dans la suite était accompagné de l'état dont je viens de parler. Comme mon mari approchait de sa fin, son mal devint sans relâche. Il ne sortait pas plus tôt d'une maladie qu'il rentrait dans une autre. La goutte, la fièvre, la gravelle se succédaient sans cesse les unes aux autres408. Il souffrait de grandes douleurs avec assez de patience : il vous les offrait, mon Dieu, et en faisait un assez bon usage.

La peine qu'il avait contre moi augmentait parce qu'on multipliait les rapports, et l'on ne faisait que l'aigrir. Il était d'autant plus susceptible de ces impressions que ses maux lui donnaient plus de pente au chagrin. Cette fille même qui me tourmentait, prenait quelquefois compassion de moi, et me venait quérir sitôt que j'étais allée dans mon cabinet, me disant : « Venez auprès de Monsieur, afin que Madame votre belle-mère ne lui parle plus contre vous881. » Je faisais semblant de tout ignorer ; mais il ne pouvait me dissimuler sa peine, ni même me souffrir. Dans ce temps il me vint un surcroît de croix, ce fut un précepteur peu expérimenté que l’on donna à mon fils ; loin de le tirer de ses mauvaises inclinations, sitôt qu’il connut l’air409 du bureau, il l’y entretenait410 pour faire sa cour, il me raillait lorsque ma belle-mère le faisait, mais ayant mieux connu toutes choses, il prit de la compassion pour moi et un jour il me le témoigna. Ma belle-mère qui vit qu’il me parlait en fit un crime auprès de mon mari, de sorte que je résolus de ne lui plus parler. Voyant que je ne lui parlais point, elle en fit des plaintes à mon mari disant que je le maltraitais et que je l’obligeais par ma méchante humeur de s’en aller. Un jour qu’il y avait du temps que j’étais malade, il entra dans ma chambre pour savoir l’état de ma santé, ma belle-mère lui demanda s’il m’avait tâté le pouls. Il lui répondit que je ne me laissais toucher que du médecin ; elle fut si indignée de cela qu’il ne resta guère au logis. Elle ne gardait882 plus de mesure; et tous ceux qui venaient au logis étaient témoins des brusqueries continuelles que l'on me faisait. Ce qui était surprenant, c'est que quoique j'eusse les sentiments dont j'ai parlé, et les peines que j'ai décrites et que je décrirai, je ne laissais pas de souffrir avec bien de la patience; cela ne me paraissait pas, à cause de la révolte effroyable que je sentais au-dedans contre tout ce que l'on me disait et faisait, et comme il m'échappait quelquefois des promptitudes, ce qui était rare, je croyais que cela, joint à la révolte du dedans, était des crimes.

[2.] Mon mari, quelque temps avant sa mort, fit bâtir une chapelle à la campagne où nous étions une partie de l'été, et comme il y avait au logis un prêtre, j’eus883 la commodité d'entendre tous les jours la messe et de communier plus souvent, car comme chacun se retirait sitôt que la messe était dite, le prêtre gardait une hostie, laissant les cierges allumés sans884 que l'on y fît attention, et sitôt qu'on était sorti il me communiait. L’on fit la dédicace de cette petite chapelle, et quoique je commençasse déjà d'entrer dans l'état que je viens de décrire, sitôt qu'on commença à la bénir, tout à coup je me sentis saisie au-dedans, et mon saisissement, qui dura plus de cinq heures, tout le temps de la cérémonie, fut que sitôt que l’on consacra cette chapelle, il me parut que Notre-Seigneur885 se faisait une nouvelle consécration de moi-même. Cette chapelle n'était que la figure de ce que Notre-Seigneur faisait en moi, mais d'une manière si forte, si réelle, quoique très intime, qu'il me semble que je lui fus un temps consacrée pour le temps et pour l'éternité. Je vous disais : « O mon Dieu, que ce temple ne soit jamais profané, parlant de l'un et de l'autre, que l'on y chante à jamais vos louanges! » Il me semble que vous me le promîtes, quoique tout me [95] fut enlevé d'abord, et qu'il ne m'en restât pas même un souvenir qui me pût consoler.

[3.] Lorsque j'étais à cette campagne, qui n'était qu'une petite maison de divertissement, avant cette chapelle je886 faisais mon oraison dans les bois et les cabinets. Combien m'avez-vous préservée, ô mon Dieu, des dangers et des bêtes venimeuses! Comme887 j’aimais fort la croix, j’en faisait planter en bien des endroits411 et ces lieux me servaient d’ermitages. Quelquefois888 sans y penser, je889 m'agenouillais sur des serpents qui y étaient en abondance, et ils se retiraient sans me faire aucun mal. Ne m'avez-vous pas préservée d'un taureau furieux, quoique j'eusse une antipathie pour ces sortes d'animaux, et eux pour moi, au point de me chercher entre plusieurs et courir après moi? Je restais abandonnée et il semblait que leur furie tombait devant moi. J'étais enfermée dans un petit bois seule avec ce taureau furieux. Tout le monde criait que l'on se gardât et l’on ne savait pas que j’y étais, il890 prit la fuite et ne me fit aucun mal.

Si je pouvais compter sur toutes vos providences à mon égard, on en serait charmé : mais elles étaient si fréquentes et si continuelles, que je ne pouvais que les admirer et en être étonnée. Vous étiez continuellement appliqué sur moi comme si j'avais été l'unique objet de vos soins : cela a été si marqué, surtout dans le commencement, et jusqu'à ce que je tombasse dans l'état dont je viens de parler, où votre divine providence semblait m'avoir abandonnée et livrée à votre justice ! Je n'ai présentement aucune répugnance d'écrire ma vie. Y a-t-il autre chose, ô mon Dieu, qu'une multitude de bontés de votre part, et de la mienne, l'ingratitude, l'infidélité, la misère ! Tout vous y est glorieux, et il n'y a rien que de confusible pour moi. Vous y donnez sans fin à qui n'a pas de quoi vous rendre. S'il y paraît quelque fidélité et quelque patience, c'est vous seul qui l'opérez ; si vous cessez un instant de soutenir, ou si par une feinte amoureuse vous faites semblant de me laisser à moi-même, je cesse d'être forte pour devenir plus faible que nulle autre créature. O mon Seigneur, si mes misères font voir ce que je suis, vos bontés font voir ce que vous êtes et l'extrême dépendance où je suis de vous. Je m'écarte toujours.

J’ai891 oublié de décrire la [5.319] manière dont Dieu se servit pour toucher un religieux de votre ordre412 qui était parent de mon mari ; il nous venait voir à la campagne, et comme il faisait à mon fils de petits moulins avec des hannetons, il eut besoin de papier : voulant en chercher dans ma poche, je fis tomber un écrit de M. Bertot sur l’oraison; il le ramassa fort vite et s’alla cacher pour le lire. Je m’aperçus de ma perte et allai le chercher. Je trouvai qu’il le lisait, je le lui tirai des mains et je lui [5.320] demandai s’il avait compris ce qu’il lisait. Il me dit avec plus de vanité que de vérité qu’oui. Quelque temps après il fut touché et il me dit : “Il faut que je vous avoue ma faute, je n’ai rien compris à ce que je lisais, je vous prie de me l’expliquer.” Je me recueillis un moment en moi, et puis je lui dis ce que Notre-Seigneur me donna, à quoi il donna tant de succès que lui ayant fait connaître ma chère mère, il devint un peu homme d’oraison. //

[4.] Comme je devins grosse de ma fille413, et que l'on crut que je mourrais, l’on m'épargna un peu pour quelque temps, car je fus si extraordinairement mal que les médecins m'avaient condamnée.  / Dans892 mes maladies qui étaient très fréquentes, souvent j’y414 étais très unie et je faisais une retraite particulière dans mes couches. D’autres fois c’était un tel abandon que je ne pouvais me tourner vers Dieu, et comme je n’avais plus d’actes ni d’intention pour souffrir et offrir mes souffrances ne pouvant prier, j’étais comme une bête, car la posture du corps lorsque l’on est à genoux nous est [5.356] encore un témoignage que nous prions, mais dans le lit rien n’assure. Etant dans une si grande nudité pour l’extérieur dans mes maladies depuis bien des années, Dieu m’y faisait bien exercer la mortification, car outre que j’avais de l’aversion pour tout ce qui se prend dans ces temps, c’est qu’il ne me souffrait pas rien manger415 à mon goût ; les bouillons avaient toujours quelque chose. La providence permettait que l’on oubliait de les saler, ou il tombait dans quelque chose, mais je n’en disais rien et je prenais généralement [5.357] tout ce que l’on me donnait et souffrais tous les remèdes. Je ne demandais rien ni ne refusais rien m’abandonnant comme un enfant pour toutes choses.

Autrefois j’avais beaucoup d’amour-propre dans mes maladies et j’étais bien aise que l’on me crut malade et que l’on me plaignît, mais après je ne me plaignais point et mon visage paraissait très content. Lorsque les médecins venaient et qu’ils me trouvaient de la fièvre, ma belle-mère disait que je n’en avais point. Au commencement cela me [5.358] fâchait, mais ensuite je ne m’en souciais plus. Autrefois l’amour-propre me fournissait des inventions pour exagérer mon mal, mais cela se perdit, quoique je m’aperçusse bien que l’amour de moi-même fut encore bien vivant en moi : j’en ressentais tous les jours les effets. //

[5.] Enfin après avoir passé douze ans et quatre mois dans les croix du mariage aussi grandes qu'on le puisse, hors la pauvreté que je n'ai jamais éprouvée, du moins celle des biens, quoique je l'ai beaucoup désirée893, vous m'en tirâtes, ô mon Dieu, de la manière que je vais dire, pour m'en donner de plus fortes à porter, et d'une nature que je n'en avais éprouvé de telles. Car si vous faites attention sur la vie que vous m'avez ordonné d'écrire, vous verrez que mes croix ont été toujours en augmentant jusqu’à présent, ne sortant d’une que pour entrer894 dans une autre plus pesante. Je dirai auparavant que dans les grandes peines que l'on me faisait, et lorsqu’on me disait que j'étais en péché mortel, je n'avais personne au monde à qui parler. J'eusse souhaité avoir quelqu'un pour témoin de ma conduite, mais je n'en avais point, n'ayant nul appui, ni confesseur, ni directeur, ni ami, ni conseil.

J'avais tout perdu et après, mon Dieu, que vous m'eutes tout ôté l'un après l'autre, vous vous retirâtes aussi vous-même. Je restai sans créature, et pour comble de désolation, sans vous, mon Dieu, qui pouviez seul me soutenir dans un état si étrange.

[6.] Le mal de mon mari devenait tous les jours plus opiniâtre et il portait en lui-même une impression de la mort; il y était même résolu, car la vie languissante qu'il menait lui devenait de jour à autre plus à charge. Il se joignit à ses autres maux un dégoût de toutes sortes d'aliments, et si grand qu'il ne prenait pas même les choses nécessaires à la vie. Le peu d’aliment [96] qu'il prenait, il n'y avait que moi qui eusse le courage de le lui faire prendre. Les médecins ne voyant plus de remède à son mal, lui895 conseillèrent d'aller prendre l'air à la campagne. Les premiers jours qu'il y fut, il paraissait se mieux porter, quand tout à coup il lui prit une colique accompagnée d'une rétention d'urine et d'une fièvre continue avec des redoublements. Comme il avait l’esprit assez pénétrant et beaucoup de raison, il vit bien qu’il fallait songer à s’en aller. Sa patience augmenta avec son mal qui fut jugé d’abord aussi périlleux qu’il était. Il se fit pour surcroît de mal, un abcès dans la vessie. J’étais assez disposée à tout ce qu'il plairait à la providence d'en ordonner, car il y avait déjà du temps que je voyais bien qu'il ne pouvait plus guère vivre. Sa maladie fut très crucifiante pour moi, cependant le bon usage qu'il en fit adoucit toutes mes peines. La personne dont j'ai parlé, avec qui j’avais cette liaison que j'aurais voulu rompre aux dépens de toutes choses, voulut, sous prétexte de me rendre service, se rendre maître de confesser et communier mon mari. Il surprit une permission du curé, que le curé n'osa rétracter à cause du crédit de cet homme. Comme la nuit on crut que mon mari allait mourir, l'on fut au plus tôt quérir le gardien des Récollets qui le confessa et, ayant dit la messe dans la chapelle, le communia. Cet homme voulait m'en faire des affaires, disant que la confession était nulle s'il ne le confessait lui-même. Mon mari, qui ne voulait jamais aller à confesse à lui, s'y opiniâtra d'autant plus fortement qu'il voyait que l'autre abusait d'une autorité empruntée pour user à son égard d'une espèce de tyrannie. Il ne le faisait que pour se rendre nécessaire, et pour avoir occasion de lier plus avec moi. La maladie de mon mari était d'une nature que l'on ne pouvait prendre avec lui aucune mesure juste, car dans un moment il était comme mort, et tout à coup il était mieux. Cet homme intrigant, qui avait autorité sur les prêtres, les empêchait tous de venir assister mon mari afin qu'il fallût recourir à lui. Ne le voulant pas laisser mourir sans sacrements, car il vécut près de vingt jours après sa première confession, comme je vis un procédé qui ne tendait qu'à faire un extrême dommage à mon mari, j'envoyai à Mgr l'Archevêque, à Sens416 et à Paris afin qu'on ne le manquât pas ; il m'envoya une permission de tenir le Saint-Sacrement dans ma chapelle et les saintes huiles, et de les faire administrer par qui il me plairait. J'eus896 encore une extrême peine durant cette maladie qui fut que ma897 belle-mère m'écartait de son lit autant qu'elle pouvait, lui donnait de l'opposition pour moi. Je craignais beaucoup qu'il ne mourût là-dedans, cela était visible. L’ecclésiastique qui demeurait au logis en avait beaucoup de peine, cela m'affligeait898 extrêmement. Je pris un moment que ma belle-mère n'y était pas, et en m'approchant de son lit, je me mis à genoux, et lui dis que si je lui avais fait quelque chose qui lui eût déplu, je lui en demandais pardon, que je le priais de croire que ce n'était pas volontairement. Il parut fort touché, et comme s'il fut revenu d'un profond assoupissement, il me dit ce qu'il ne m'avait jamais dit : C'est moi, dit-il, qui vous demande pardon, je ne vous méritais pas. Depuis ce temps non seulement il n'eut plus de peine à me voir, mais il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens dont je dépends à présent417. Il fut huit jours899 très résigné et patient, quoiqu'à cause de la gangrène qui le gagnait, l’on le déchiquetât à coups900 de lancette. J'envoyai à Paris quérir M. Colo, chirurgien901, mais il était déjà mort lorsqu'il arriva.

[7.] L’on ne peut mourir avec des dispositions plus chrétiennes ni avec plus de courage qu'il le fit, je902 n'y étais pas [97] lorsque qu'il mourut car il m'avait fait retirer, non par opposition, mais par tendresse, et il fut plus de vingt heures sans connaissance dans l'agonie. Je crois, ô mon Dieu, que vous ne retardâtes sa mort qu'à cause de moi, car il était entièrement pourri de gangrène, les entrailles et l'estomac tout noirs, qu'il vivait encore. Vous voulûtes qu'il mourût la veille de la Madeleine, afin de me faire voir que je devais être toute vôtre. Je renouvelais tous les ans903, le jour de la Madeleine, le contrat que j'avais fait avec vous, mon Seigneur, et je me trouvai libre pour le renouveler tout de bon. Je fus d'abord éclairée qu'il y avait bien du mystère là-dessous. Ce fut le matin du 21 juillet 1676 qu'il mourut. Je n’eus aucune peur de lui. Le904 soir, étant seule dans ma chambre en plein jour, j'aperçus905 une ombre chaude passer auprès de moi. Le lendemain jour de la Madeleine, je me levai du matin pour aller à la messe sans être vue; après que j’eus communié, j'entrai906 dans mon cabinet, où était l'image de mon cher Époux. Je907 renouvelai mon mariage, et j'y ajoutai un voeu de chasteté pour un temps, avec promesse de le faire perpétuel, si M. Bertot me le permettait.

Ensuite de cela, il me prit une fort grande joie intérieure, ce qui me fut d'autant plus nouveau qu'il y avait longtemps que j'étais dans l'amertume. Il me sembla que Notre-Seigneur me voulût accorder quelque grâce. Aussitôt j'eus une certitude intérieure très grande que dans ce moment Notre-Seigneur délivrait mon mari du purgatoire. Je n'en ai jamais douté un moment depuis, quoique908 j'aie essayé d'entrer en défiance, il n’a jamais été en mon pouvoir d’en douter. Je n’ai pas laissé de lui faire dire plus de dix-huit cents messes quoique je ne pusse douter de son bonheur. Je pris d’abord sa chambre, je ne pensais à lui qu’avec joie, sans en avoir jamais eu la moindre terreur. A909 quelques années de là, la Mère Granger m'apparut910 en songe, et me dit : « Soyez assurée que Notre-Seigneur pour l'amour qu'il vous porte a délivré votre mari du purgatoire le jour de la Madeleine. Il n'entra cependant dans le ciel que le jour de Saint-Jacques, le vingt-cinquième, qui était sa fête. » Cela me surprit et m’obligea de demander à une personne savante ce que cela voulait dire, il me dit qu’il y avait911 deux sortes de purgatoires, celui où l'on souffre la peine du sens et l'autre où l'on ne souffre que la privation de Dieu; qu'il y a des personnes qui passent par le dernier sans passer par le premier; d'autres qui passent par le premier et vont ensuite dans le dernier, mais que cela était véritable. J’ai appris depuis qu’une912 grande servante de Dieu avait révélé après sa mort à plusieurs de ses confidentes qu'elle avait été trois jours privée de la vision de Dieu sans nulle peine du sens.

[8.] Sitôt que j'eus appris qu’il venait913 d'expirer, je vous dis : « O mon Dieu, vous avez rompu mes liens, et je vous offrirai une hostie de louange418. » Je restai après cela dans un très grand silence intérieur et extérieur, silence cependant sec et sans soutien. Je ne pouvais pleurer ni parler. Ma belle-mère disait de très belles choses dont chacun était édifié et l'on se scandalisait de mon silence que l'on attribuait à défaut de résignation. Le père gardien des Récollets me914 dit que chacun admirait les beaux actes que faisait ma belle-mère ; que pour moi l'on ne m'entendait rien dire, qu'il fallait offrir ma perte à Dieu, mais il m'était impossible de dire une seule parole, quelque effort que je me fisse. J'étais d'ailleurs fort abattue, car quoique je fusse nouvellement accouchée de ma fille, je ne laissai pas de veiller mon mari sans915 quitter sa chambre les vingt et quatre nuits qu'il fut malade. J'ai été plus d'un an à me rétablir de cette fatigue : l'accablement du corps, joint à une blessure que je m'étais faite à une jambe que les [98] veilles avaient échauffée jusqu'à la gangrène, l'accablement de mon esprit, la sécheresse et stupidité où j'étais, qui était telles que je n'aurais pu dire un mot de Dieu, firent que je ne pus jamais rien dire. J'entrai cependant pour quelques moments dans l'admiration de votre bonté, ô mon Dieu, qui m'avez rendue libre justement au jour que je vous avais pris pour mon époux, cette petite consolation qui ne fit que passer fut la matière de mes plus fortes peines dans la suite.

Je916 vis bien que les croix ne me manqueraient pas, puisque ma belle-mère avait survécu à mon mari, et je ne pouvais comprendre votre conduite, ô mon Dieu, qui en me rendant libre, m'avait cependant liée plus fortement en me donnant deux enfants immédiatement avant la mort de mon mari.  / Ce qui m’étonnait le plus est que je n’avais été [2.334] avec lui que cette seule fois, et que par une providence qui m’obligea de céder mon lit et d’aller dans le sien. //

Cela me surprit917 extrêmement, mon Dieu, que vous ne me missiez en liberté qu'en me captivant. J'ai bien connu depuis que vous m'aviez ménagé par votre Sagesse un moyen d'être dans la suite le jouet de votre providence, car si je n'avais eu que mon fils aîné, je l'aurais mis au collège, et je me serais faite religieuse aux Bénédictines. Je me serais par là dérobée à vos desseins sur moi.

[9.] Je voulus marquer l'estime que j'avais pour mon mari en lui faisant faire l'enterrement le plus magnifique qui se fut fait dans le pays918 à mes propres dépens. Comme tout l’argent et les meubles m’appartenaient et les revenus à cause de ma garde [noble]419, c’était919 sur moi que je prenais les frais de l’enterrement. C’est pourquoi je le voulus faire avec une extrême générosité. Il y avait assurément en cela bien de l’amour-propre mais enfin je crus qu’il était de mon devoir d’en user de la sorte. Son enterrement et920 les legs pieux qu’il n’avait pas faits, quoi qu’il en eût le dessein, parce qu’il n’avait point fait de testament montèrent à plus de douze mille livres. Ma belle-mère s’y opposa fortement, mais selon la prudence humaine je ne devais pas laisser de faire ce que je fis, car si je ne l’avais pas fait, elle s’en serait plainte comme elle fit dans la suite de toutes choses, car elle avait l’adresse de ne s’opposer aux choses que d’elle à moi afin de se tirer toujours d’affaire et de me laisser blâmer, car si ce que je faisais était trouvé bien, elle en avait toute la gloire, et s’il était condamné, elle disait que je l’avais fait malgré elle. Elle s’opposa fortement à ce que je fisse les choses nécessaires pour assurer mes affaires, c’était s’attirer sa colère que de lui parler de la moindre chose qui pût assurer mes intérêts. Non seulement elle ne voulait pas faire les choses qui dépendaient d’elle pour me mettre en sûreté, elle ne voulait pas même que je fisse celles qui dépendaient de moi ; non contente de cela elle m’ôtait ce qu’elle pouvait, croyant le pouvoir en sûreté de conscience parce qu’elle avait, à ce qu’elle disait, consulté des casuistes qui lui avaient dit que n’ayant point d’autres enfants que les miens, cela lui était permis, puisque cela reviendrait à mes enfants. Si elle avait cru mal faire, elle ne l’aurait pas fait. Je restai sans aucun secours car mon frère921 était bien éloigné de prendre mes intérêts. Je n'avais personne à qui j'osasse demander conseil ouvertement. Tout le monde le craignait. Je922 ne savais les affaires en aucune manière. Mais vous, ô mon Dieu, qui indépendamment de mon esprit naturel m'avez toujours rendue propre à tout ce qu'il vous a plu, m'en donnâtes une si parfaite intelligence qu’avec un fort petit secours j'en vins923 à bout. Je n'omis quoique ce soit, et j'étais étonnée que sur ces matières je savais tout sans l'avoir jamais appris. J'accommodai tous mes papiers, et réglai toutes mes affaires, sans secours de qui que ce soit. [99] Mon mari avait quantité de papiers en dépôt. Je fis de chacun un inventaire exact de ma propre main et les envoyai à ceux à qui ils appartenaient, ce qui m'aurait été très difficile, ô mon Dieu, sans votre secours, parce que le long temps que mon mari était malade faisait que tout était dans un très grand désordre. Cela me fit la réputation924 de femme habile, aussi bien qu'une autre affaire qui arriva. / J’ai925 encore oublié de dire qu’après la mort de mon père j’eus bien à souffrir tant des [5.361] différends que mon frère, qui était bien plus intéressé que mon mari, fit naître, tant de ce que d’ailleurs ma mère avait fait à mon frère de grands avantages dont il ne pouvait cependant entièrement jouir parce que j’avais des reprises420. Mon mari ne pouvait se soumettre à relâcher421 en faveur d’un homme pour l’amour duquel l’on m’avait fait des injustices. D’un autre côté mon frère n’aurait jamais rien relâché; c’était une semence de procès. Je fis si bien par mes prières et en m’adressant à Dieu que mon [5.362] mari se relâcha de tout ce qui m’était dû qui était considérable, mais loin que mon frère en eut de la reconnaissance, il se prévalut de la facilité de mon mari pour y faire de nouvelles affaires les plus déraisonnables du monde; j’accomodai tout avec bien de la peine en prenant un arbitre auquel je donnais sans rien dire ce que mon frère voulait, sans quoi il faisait des procès. Le chagrin où cela mettait mon mari n’était pas concevable. Ce qui est étonnant c’est que je me suis souvent attiré des affaires et bien des [5.363] croix avec mon mari pour soutenir les intérêts de mon frère sans qu’il ait jamais eu de retour, m’ayant causé et procuré dans la suite de très grandes croix et pensé nous ruiner entièrement sans celles qu’il m’a causées depuis mon veuvage les plus étranges, quoiqu’un seigneur que j’avais pris pour arbitre du différend de mon mari et de lui, qui avait vu avec quelle générosité je m’étais dépouillée de mes intérêts en sa faveur, croyant par là l’obliger à vivre en union avec mon mari et avec moi, dit à mon frère : « Vous avez la sœur la plus [5.364] généreuse qui fut jamais, et vous lui avez des obligations dont vous ne sauriez perdre le souvenir sans être le plus ingrat des hommes. » Mon frère me disait quelquefois : « Je ne vois point M. N. parlant de ce seigneur, qu’il ne me fasse souvenir des obligations que je vous aie. » O mon Dieu, il n’était pas juste qu’après vous avoir été tant ingrate, il y eut quelqu’un qui me fût reconnaissant ! Aussi votre conduite à mon égard a toujours été telle que m’ayant donné l’inclination et le pouvoir de faire du bien à bien des gens, ils m’ont presque tous payée d’ingratitude. Je travaillai [5.365] de toutes mes forces à le marier, il se maria par son choix, s’étant engagé assez promptement, de sorte que s’étant chagriné de cela, il me fit beaucoup souffrir.926 //

[10.] Un grand nombre de personnes qui plaidaient ensemble depuis plus de vingt ans, s'adressèrent à mon mari pour les accommoder. Quoique ce ne fut pas le fait d'un gentilhomme, il avait de l’esprit naturel de sorte que927 comme parmi ces gens il y en avait qu'il aimait, il y consentit. Il y avait vingt procès les uns sur les autres. Ils étaient vingt-deux personnes qui928 plaidaient de cette sorte, sans que l'on pût terminer929 leur différend à cause des nouveaux incidents qu'elles930 faisaient chaque jour. Mon mari se chargea de prendre des avocats pour examiner leurs papiers, mais il mourut sans avoir rien fait. Après sa mort, je les envoyai quérir pour leur donner leurs papiers. Mais elles ne voulurent jamais les recevoir, me priant de les accommoder, et d'empêcher leur ruine. Cela me paraissait autant ridicule qu'impossible que j'entreprisse une affaire de si grande conséquence, et de si longue discussion. Cependant, appuyée sur votre force, ô mon Dieu, je suivis le mouvement que vous me donnâtes d'y consentir. Je m'enfermai dans mon cabinet pour toutes ces affaires plus de trente jours de suite sans en sortir que pour la messe et les repas. Ces bonnes gens signèrent toutes leur accommodement à l'aveugle, sans le voir. Elles en furent si contents, qu'elles ne pouvaient s'empêcher de le publier partout. C'était vous seul, ô mon Dieu, qui faisiez ces choses : car sitôt que je n'ai plus eu de bien ni d'affaires, je ne les ai pas même comprises, et lorsque j'en entends parler à présent il me semble que c'est de l'arabe.

[11.] Sitôt que je fus veuve, mes amis et les personnes de la plus grande distinction dans le pays me venaient conseiller de me séparer d'abord de ma belle-mère, car quoique je ne m'en plaignisse pas, chacun connaissait son931 humeur. Je leur répondis que je n'avais aucun sujet de me plaindre d'elle et que je faisais mon capital422 de rester avec elle si elle me le voulait bien permettre. Ce fut la vue que vous me donnâtes d'abord, ô mon Dieu, de ne point descendre de la croix comme vous n'en étiez point descendu vous-même. C'est pourquoi je me résolus non seulement de ne pas quitter ma belle-mère, mais même de ne point me défaire de cette fille dont j'ai parlé. Vous empêchiez, ô mon amour, dans le temps de vos plus grandes rigueurs en mon endroit, que je me déchargeasse des croix extérieures, qui augmentèrent, loin de diminuer, par la mort de mon mari, comme je le dirai en son lieu après avoir décrit l'état intérieur des peines qu'il m'a fallu soutenir et passer932.

Vous excuserez s'il y a si peu d'ordre dans ce que j'écris : il m'est impossible de faire autrement à cause qu'il faut parler de tant de choses différentes auxquelles je ne peux faire d'application, les disant comme elles se présentent.

1.23 LA NUIT DE LA COLERE DE DIEU

[l.] J'étais dans un dépouillement si étrange de tout soutien et de tout appui, soit pour le dehors, soit pour le dedans, qu'il me serait difficile de le bien décrire ici, ni le bien faire comprendre. Afin de m'en acquitter le mieux que je pourrai, je vais décrire de suite423 les peines par où j'ai passé pendant sept années424 jusqu'à ce qu'il vous plût, mon Dieu, de m'en délivrer tout à coup, puis je reprendrai la suite de mon histoire.

[2.] Je ne perdis pas tout à coup tout [100] soutien pour l'intérieur, mais peu à peu, car dès le vivant de la Mère Granger, j'avais déjà souffert bien des peines intérieures ; mais elles n'étaient que comme les avant-coureurs de celles qu'il m'a fallu souffrir dans933 la suite.

[3.] Après que vous m'eûtes blessée d'une manière aussi profonde que celle que j'ai décrite, vous commençâtes, ô mon Dieu, à vous retirer de moi, et la peine de votre absence m'était d'autant plus rude que votre présence m'avait été plus douce et votre amour plus fort en moi. Je m'en plaignis à la Mère Granger et je ne croyais plus vous aimer425. Un jour que pénétrée vivement de cette pensée et de cette peine je lui dis que je ne vous aimais plus, unique objet de mon amour, elle me dit en me regardant : « Quoi ! vous n'aimez plus Dieu ? » Ce mot me fut plus pénétrant qu'une flèche ardente. Je sentais une peine si terrible et une interdiction426 si forte, que je ne pus lui répondre, parce que ce qui s'était caché dans le fond se fit d'autant plus paraître dans ce moment que je le croyais plus perdu.

[4.] Ce qui me persuadait, ô934 mon Dieu, que j'avais perdu votre amour, était qu'au lieu d'avoir trouvé de nouvelles forces dans cet amour si fort et si pénétrant, j'étais devenue plus faible et plus impuissante; car autrefois je me défendais plus facilement du penchant vers la935 créature, et alors, quoique j'eusse éprouvé, ô mon Dieu, combien vous êtes aimable, que votre amour eût même banni de mon coeur tout autre amour, que mon âme eût été dans une élévation si grande au-dessus du créé, elle se trouvait moins en état de se défendre d'un certain penchant pour la créature. Car je ne connaissais pas alors ce que c'était que la perte de notre propre force pour entrer dans la force de Dieu. Je ne l'ai appris que par une terrible et longue expérience. J'en étais d'autant plus affligée que ce défaut me paraissait le plus difficile à vaincre et celui dans lequel j'entrais avec plus de facilité et dont cependant j'avais le plus d'horreur, parce qu'il remplit le coeur, et semble établir sa demeure au même lieu que vous faisiez, mon Dieu, auparavant votre résidence. Quoique cela ne fut pas tel, ma peine me le persuadait. Plus ce mal me paraissait dangereux, plus il me devenait familier.

[5.] Les occasions de l’entretenir étant plus fréquentes comme je l’ai dit, c’était936 votre conduite avant que de me faire entrer dans l'état de pure misère que j'appellerai état de mort, puisque je n'ai pu douter que vous ne vous en soyez servi pour me faire mourir entièrement à moi-même, comme vous m'aviez fait mourir à tout le reste. Car si on considère attentivement la conduite de Dieu sur937 moi, l’on verra que les dépouillements extérieurs n'étaient que la figure des intérieurs; et qu’il a poussé938 les uns et les autres d'une égale force, les augmentant insensiblement jusqu'à la mort totale, où il semble n’avoir changé939 de conduite que pour me faire entrer dans un nouvel abîme de croix et d'abjections, dans lesquelles il a gardé un ordre d'autant plus admirable qu'il a presque toujours été accompagné d'une double abjection, où il a tenu une conduite autant sage et extraordinaire qu'elle a paru plus folle et abjecte aux yeux des hommes. Plus j'avance dans ce que j'ai à écrire de ma vie, plus940 l'entreprise m'en paraît difficile. Il m’est impossible d’y garder d’ordre et de ne pas reprendre ce que j’avais941 omis.

[6.] Votre942 conduite, ô mon Dieu, avant que de me faire entrer dans l'état de mort, était une conduite de vie mourante, tantôt de vous cacher et de me laisser à moi-même dans cent [101] faiblesses, tantôt de vous montrer avec plus de charmes et943 d'amour. Plus l'âme approchait de l'état de mort, plus ses abandons devenaient longs et ennuyeux, et ses faiblesses grandes, et aussi les jouissances plus courtes, mais plus pures et plus intimes, jusqu'à ce qu’enfin elle tombât dans la liaison avec cette personne dont944 j’ai parlé, et dans la privation945 totale. Ce fut un renversement égal et du dehors et du dedans. Il semblait, mon amour, que votre providence extérieure et votre conduite intérieure se fussent donné le défi à qui la perdrait et la détruirait plus promptement427. Ce qui faisait plus428 souffrir cette âme destinée à la liberté était cette liaison qui devenait d'autant plus forte qu'elle faisait plus d'efforts pour la rompre. Ce qui augmentait encore sa peine était que le directeur ne voulait pas pour des raisons qu'elles rompît, mais bien qu'elle gardât un juste milieu, ce qui lui était entièrement impossible, car l'inclination augmentait plus elle la voulait détruire, et comme il n'y avait aucun mal apparent, je ne pouvais prétexter de rupture. Vous vouliez que je ne dûsse ma délivrance qu'à votre seule grâce, comme l'on verra dans la suite, puisqu'ayant enfin obtenu la permission de rompre avec lui sur les raisons que j'en dis à M. Bertot, je ne rompis cette liaison que / pour entrer dans une autre qui ne fut pas toutefois ni si dangereuse ni si pénible quoiqu’elle me causât // bien plus d’humiliation946. Je rompis donc avec ce premier dont j'ai parlé quoique je susse qu'étant aussi violent qu'il était, cela me causerait bien des croix. Je dis même à M. Bertot tout ce que je prévoyais qui arriverait, mais qu'il me semblait que Dieu voulait que je passasse par-dessus toutes sortes de considérations avec un grand courage pour lui marquer qu'au moins je voulais lui être fidèle en cela.

[7.] A mesure947 que la sensibilité s'était augmentée, votre absence était devenue plus continuelle, les abandons plus forts, les faiblesses plus grandes, les croix extérieures plus amères, l'impuissance de faire le bien plus forte, le penchant à tout mal, insurmontable. J'avais les sentiments de tous les péchés, sans les commettre cependant, et ces sentiments passaient dans mon esprit pour des réalités, à cause de ce penchant de tout le cœur ; enfin948 les choses vinrent à tel point que je perdis pour toujours et tout soutien et tout appui, tant intérieur qu'extérieur. Il ne me restait plus rien de vous, ô mon Dieu, que la douleur de votre perte qui me paraissait réelle429. Je perdis encore cette douleur pour entrer dans le froid de la mort. Il ne me restait qu'une assurance de ma perte, ô mon Dieu, et de ne vous aimer jamais.

[8.] Sitôt que je voyais le bonheur d'un état, ou sa beauté, ou la nécessité d'une vertu, il me semblait que je tombais incessamment dans le vice contraire, comme si cette vue [qui, quoique très prompte, était toujours accompagnée d'amour], ne m'avait été donnée que pour me faire éprouver son contraire d'une manière d'autant plus terrible que j'en avais conservé plus d'horreur. C'était bien alors, ô mon Dieu, que je faisais le mal que je haïssais, et que je ne faisais pas le bien que j'aimais430. Il m'était donné une vue pénétrante de la pureté de949 Dieu et je devenais toujours plus impure quant au sentiment [102]; car, quant à la réalité, cet état est très purifiant, mais j'étais alors bien éloignée de le comprendre. Il m'était montré que la droiture et la simplicité de coeur étaient la vertu essentielle, et je ne faisais que mentir sans le vouloir : je croyais alorsque c'étaient des mensonges; mais dans la vérité ce n'était que pure méprise et950 paroles précipitées, sans nulle réflexion. J'avais des promptitudes. Je n'avais jamais eu que du mépris pour le bien; j'y sentais des attaches, et j'aurais voulu ravoir ce que j'avais perdu d'extérieur, ce me semblait. Je ne pouvais retenir une parole ni m'empêcher de manger ce qui était à mon goût : tous mes appétits se réveillaient avec une entière impuissance de les surmonter : leur réveil n'était qu'en apparence, car ainsi que je l'ai dit, sitôt que je mangeais des choses dont je sentais un désir si violent951, je n'y trouvais plus de goût.

[9.] M. Bertot, sans savoir mon état, me défendit les austérités, qui n'auraient pu que me servir d'appui : il me manda que j'étais indigne d'en faire. Je crus alors, ô mon Dieu, que vous lui aviez fait connaître mon méchant état. Je ne pouvais plus rien souffrir, à ce qu'il me paraissait, quoique je fusse tout environnée de souffrances, à cause de l'extrême répugnance que j'y sentais. J'entrai dans une si étrange désolation qu'elle est inexplicable. Le poids de la colère de Dieu m'était continuel. Je me couchais sur un tapis qui était sur l'estrade431, et je criais de toutes mes forces lorsque je ne pouvais être entendue, dans le sentiment où j'étais du péché et dans la pente que je croyais avoir pour le commettre : « Damnez-moi, et que je ne pèche pas. Vous envoyez les autres en enfer par justice, donnez-le-moi par miséricorde ! » Il me semblait que je m'y serais jetée952 avec plaisir dans l'appréhension que j'avais du péché.

[10.] M. Bertot, sur des rapports qu'on lui fit que je faisais de grandes austérités, car des gens se l'imaginaient à cause de l'extrême peine où j'étais qui me rendait méconnaissable, et qui me les avait défendues953, crut que je me conduisais à ma tête, et comme dans cet état déplorable je ne lui pouvais rien mander de moi, Dieu ne le permettant pas, - car quoique j'eusse des peines si vives du péché, lorsque je voulais écrire ou en parler je ne trouvais rien et j'étais toute954 stupide ; même lorsque je me voulais confesser, je ne pouvais rien dire sinon que j'avais du sensible pour la créature ; ce sensible était tel que, dans tout le temps qu'il dura, il ne me causa jamais aucune émotion ni tentation dans la chair - M. Bertot m'abandonna ; il me fit mander que je prisse un autre directeur432. Je ne doutais plus que Dieu ne lui eût fait connaître mon méchant état, et que cet abandon ne fut la plus sûre marque de ma réprobation433.

[11.] Je restais si affligée que je crus que je mourrais de douleur. J'étais grosse de ma fille. Je me suis étonnée bien souvent comme je n'accouchai pas avant terme. Les sanglots étaient si violents que j'en étais sur le point d'étouffer. Je me serais consolée de l'abandon de M. Bertot si ce n'était que je le regardais comme la marque visible de l'abandon de Dieu. Ma peine était si vive au commencement, que je ne pouvais presque manger. L’on ne comprenait pas de quoi je pouvais vivre, et je ne le comprends pas moi-même. Je restai si affaiblie que je fus malade pour accoucher, depuis le lundi midi jusqu'au samedi minuit ce qui est très extraordinaire955. Le médecin et le chirurgien ne956 me trouvaient aucune force et disaient que je mourrais de pure faiblesse sans accoucher. La crainte que l'enfant n'eût pas le baptême me fit faire un voeu à957 la Sainte Vierge à laquelle on porta un enfant de cire et un ornement d’autel, après958 quoi [103] j'accouchai quoique je fusse si misérable et959 aux portes de la mort. Je n'avais point de peine de mourir, parce que je croyais que ma mort finirait mes maux intérieurs.

[12.] C'était tout ce que je pouvais faire durant ce temps-là que de traîner mon corps, tant j'étais abattue de langueur, car j'avais alors la privation de tous les biens et l'assemblage de tous les maux, sans que qui que ce soit, ni au ciel ni en la terre, me donnât aucune consolation. Tout960 m'était contraire, et tout me crucifiait. Avec cela il me fallait être tout le jour dans une contrariété perpétuelle, portant au-dedans des tourments inconcevables. Si j'avais pu être seule, ma peine aurait été de beaucoup soulagée, mais je n'avais que la nuit pour me plaindre et pour pleurer ma douleur. Comme je logeais seule dans un appartement écarté, je donnais congé à mes larmes, et je disais quelquefois avec le Prophète : Je lave mon lit de mes larmes434,  et Mes rugissements sont comme le bruit des grandes eaux435 Rien du tout ne m'était donné pour me soulager, car l’oraison m'était un supplice. Je ne pouvais lire quoique ce soit. Si je me voulais forcer à le faire, je ne savais ce que je lisais, et n'y comprenais chose au monde. Je recommençais je ne sais combien de fois ma lecture, et j'y comprenais moins la dernière fois que la première : il ne m'en restait qu'un dégoût horrible. Les sermons me faisaient le même effet et tous les exercices de piété. Mon imagination était dans un détraquement effroyable et ne me donnait aucun repos. Je ne pouvais parler de vous, ô mon Dieu, car je devins toute stupide, ni même concevoir ce qu'on en disait lorsque j'en entendais parler.

[13.] Au lieu de cette paix de paradis dans laquelle mon âme avait été comme confirmée et établie, ce n'était qu'un trouble d'enfer. Je ne pouvais dormir que peu de suite, mon trouble me réveillait comme si du lit j'eusse dû entrer en enfer ; car cette inclination d'être damnée plutôt que de pécher, qui était encore une bonne chose, me fut ôtée. Je tombais dans une plus grande faiblesse : la crainte de la mort et de l'enfer me saisit; je cherchais ma première disposition, et je ne la trouvais point ; au contraire, il me paraissait que le péché m'était plus familier, que j'aurais voulu le commettre. Je me trouvai dure pour Dieu, insensible à ses bontés, il ne m'était montré aucun bien que j'eusse fait en toute ma vie; le bien me paraissait mal, et ce qui est effroyable, c'est que cet état me paraissait devoir durer éternellement sans961 que je crusse que ce fut un état, mais un vrai déchet436 : car si j'avais pu croire que c'eut été un état, ou qu'il eut été nécessaire ou agréable à Dieu, je n'en eusse eu aucune peine.

[14.] De là j'entrai dans l'insensibilité qui me parut être la consommation de mes maux. Ce fut aussi le dernier état mourant ; mais avant d'en parler, il faut continuer mon histoire, après que je vous aurai fait remarquer ce que c'est que de porter cet état437 sept années, et surtout cinq ans, sans962 un instant de consolation, et accompagné de toutes les croix que j'ai décrites, et de celles que je vais963 dire.438

1.24  AIDE DU PRECEPTEUR, VENGEANCE DU JANSENISTE

[l.] Sitôt que je fus veuve, mes croix, qui semblaient devoir diminuer, augmentèrent. Cette domestique dont j'ai parlé, qui964 devait, ce semble, être plus douce parce qu'elle dépendait de moi, devint plus emportée. Elle avait beaucoup amassé au logis, et je lui assurai une pension pour le reste de ses jours après la mort de mon mari, à cause des services qu'elle lui avait rendus. Tout cela semblait devoir l'adoucir : mais il en arriva tout le contraire : elle en fut enflée de [104] vanité. Je965 crois qu’elle n’était point maîtresse de son humeur tant parce qu’elle était fort violente, que parce que la nécessité966 de veiller continuellement un malade l'avait engagée à boire du vin pour se soutenir ; or comme elle devenait âgée et faible, la moindre chose lui donnait à la tête et surtout le vin blanc ; l’on ne pouvait pour tout439 l’empêcher d’en boire et l’on ne voulait pas lui faire peine étant aussi nécessaire qu’elle l’était. Je tâchai de cacher ce défaut tant que je pouvais, mais il devint si violent qu’il n’y avait pas moyen de la supporter davantage. Un967 jour qu’elle en était tombée comme morte, je sus que des968 valets en avaient fait de fortes raillerie ; je voulais pour leur ôter la connaissance de ces choses l’envoyer à la ville car j’étais à la campagne sous prétexte de la faire soigner et purger, afin de cacher ses misères aux domestiques et leur faire croire qu’elle était malade. J’envoyai cependant quérir son confesseur auquel elle ne disait rien de tout cela et lui en dis quelque chose afin qu’il tâchât adroitement de la corriger, d’autant plus facilement que n’étant plus obligée de veiller, elle n’aurait plus besoin de ce soutien; au lieu de969 profiter de cet avis de son directeur, elle devint toute furieuse ; il n'y avait point d'emportement qu'elle ne fit paraître contre moi. Ma belle-mère, qui jusqu'alors avait eu beaucoup de peine à souffrir ce défaut en cette fille, et qui m'en avait même parlé souvent, se joignit à elle pour me blâmer et l'excuser. C'était à qui me ferait le plus de peines, elle revint me trouver à la campagne ou plus de trois semaines durant elle m’en fit de continuelles. S'il venait970 compagnie, elle criait de toutes ses forces que je l'avais déshonorée ; elle ne voulait point manger, rebutant tout ce qu’on lui portait et disant qu’elle allait se laisser mourir de faim, et que j’en serai cause.

Vous971 me donniez, ô mon Dieu, malgré l'état déplorable où j'étais intérieurement, une patience sans bornes à son égard. Je ne répondais qu'avec charité et douceur à toutes ses furies. Je lui envoyais ce qu’il y avait de meilleur de dessus la table, j’allais ensuite lui demander si elle avait mangé ; au lieu de me répondre elle criait de toutes ses forces que je l’avais mise au désespoir et que c’était moi qui l’empêchais de manger, que je me damnais et que je serais cause de sa damnation. Je tâchais avec toute la douceur possible de la remettre mais sa passion se fortifiait par le bien que je lui faisais. Elle ne voulait pas souffrir qu’aucune autre fille qu’elle972 me servît. Si quelqu’une m’approchait, elle la retirait par le bras avec une furie extraordinaire et me reprochait973 que je la haïssais parce qu'elle avait bien servi mon mari ; de sorte qu'il fallait me résoudre à me servir seule lorsqu'il ne lui plaisait pas de venir, et quand elle venait, c'était pour crier et gronder tout le temps qu’elle était avec moi. Ces sortes de manières et974 beaucoup d'autres que je serais trop longue à dire975, ont duré jusqu'à un an avant mon départ ainsi que je le dirai, avec976 cela des maladies très fortes et très fréquentes; et lorsque j'étais malade, cette fille se désespérait. Aussi ai-je toujours cru que vous n'aviez fait cela que pour moi, ô mon Seigneur, car je ne crois pas que sans977 une permission particulière, elle eût été capable978 d'une si étrange conduite : elle ne connaissait pas même de si grands défauts979 croyant toujours avoir raison. Toutes les personnes dont vous vous êtes servi pour me faire souffrir croyaient vous rendre service.

[2.] J'allai à Paris exprès pour voir M. Bertot440. Je pris prétexte d’une affaire, comme j’en avais un extrême désir. Les980 instantes prières que je lui avais fait faire de me conduire, jointes à la mort de mon mari dont il [105] crut que je serais fort affligée, l'obligèrent à me conduire de nouveau, ce qui ne me fut que très peu utile, car outre que je ne pouvais lui rien dire de moi, ni me faire connaître à lui, parce que toute idée m'était ôtée, même celle de mes misères, lorsque je lui parlais, votre providence, ô mon Dieu, permettait que, lorsque j'étais empressée de le voir dans le besoin extrême que je croyais avoir de lui, c'était alorsque je ne le pouvais voir. Je fus bien douze ou quinze jours à Mon[tmartre]441 sans lui pouvoir parler et en près de deux mois981 je ne lui parlai que deux fois, et encore pour peu de temps, et de ce qui me paraissait le plus essentiel. Je lui dis le besoin que j'avais d'un ecclésiastique pour élever mon fils et lui ôter les mauvaises habitudes et les impressions désavantageuses qu'on lui inspirait contre moi, ce qui était d’autant plus de conséquence qu’il devenait plus grand, car ma belle-mère lui inspirait sans cesse que je n’étais qu’une gueuse, que tout le bien venait de son côté, ce qui n’était pas tout à fait vrai. Cela vint à tel point que quand il parlait de moi, il ne m’appelait jamais sa mère, mais «  elle a dit, elle a fait ». M. Bertot me trouva un prêtre dont on lui avait rendu de très bons témoignages, il me l’envoya. [Nous fîmes prier de part et d’autre pour connaître votre volonté mon Dieu, après quoi je l’arrêtai442 ; ce fut dans ce même voyage que M. Bertot me permit de rompre avec la personne [2.387] dont j’ai parlé, quoique je susse à cause du fort parti que ces personnes avaient dans le pays, que cela me causerait de grandes croix.]

[3.] Je fus982 faire une retraite avec M. Bertot et Madame de C.443, au P983. Dieu permit que M. Bertot ne me parlât point qu'un demi-quart d'heure au plus. Comme il vit que je ne lui disais rien, que je ne savais que dire, et que d'ailleurs je ne lui avais jamais parlé des grâces que Notre-Seigneur m'avaient faites, non par envie de les cacher, mais parce que vous ne le permîtes pas, ô mon Dieu, qui n'aviez sur moi que des desseins de mort ; M. Bertot parlait aux âmes qu'il croyait d'une plus grande grâce, et me laissait comme celle où il n'y avait presque rien984 à faire. Vous me cachâtes985 si bien, ô mon Dieu, pour986 me faire souffrir, qu'il me voulut remettre dans les considérations444, croyant que je n'avais point d’oraison, et que la Mère Granger s'était987 trompée lorsqu'elle lui avait dit que j'en avais. Il crut même qu'elle n'avait pas eu le don de discernement, comme il me le témoigna. Je fis ce que je pus pour lui obéir, mais il me fut entièrement impossible. Je m'en voulais du mal à moi-même parce que je croyais plutôt M. Bertot que toutes mes expériences. Dans toute ma retraite, quelque effort que je fisse, il ne me vint jamais une pensée dans l'esprit. Mon penchant, que je ne discernais qu'à cause de la résistance que j'y faisais, était, de rester en silence et nudité, et je croyais désobéir en y restant. Cela988 me faisait encore plus croire que j'étais déchue de ma grâce989. Je me tenais dans mon néant, contente de mon bas degré d’oraison, sans envier celui des autres dont je me jugeais bien indigne445. J'aurais pourtant bien désiré de faire votre volonté, ô mon Dieu, et d'avancer pour vous plaire : mais je désespérais entièrement que cela pût jamais être. Mais comme je connaissais que c’était par990 ma faute que j'avais perdu mon don d’oraison, je me contentais de rester dans ma bassesse. Je ne laissai pas d'être presque toujours en oraison durant cette retraite ; mais991 je ne le connaissais pas, et l'on ne me disait rien qui pût me persuader que j'y fusse; au contraire, la dame qui m'avait amenée en retraite, me disait que je ne paraissais pas aussi défectueuse, que j'étais peu avancée, et comme elle lisait un recueil des [106] lettres992 de M. Bertot, j'en connus une qu'il m'avait autrefois écrite sur mon état. Je lui dis qu'elle était à moi ; mais elle ne voulut pas croire, assurant du contraire. L’on me cacha les écrits les plus intérieurs et l’on me dit de ne lire que ceux des états de Jésus-Christ pour m’y appliquer, mais il m’était impossible de m’appliquer à rien. Ô993 mon Dieu, que votre providence fut admirable pour m'abîmer446 de toutes manières ! Sans ce procédé j'aurais toujours subsisté dans quelque chose.

[4.] / Après mon retour, la première chose que je fis fut de rompre la liaison dont j'’ai parlé. // Lorsqu'il vit994447 qu'il ne pouvait renouer avec moi, il me fit des persécutions étranges, soulevant tous ceux de son parti448. Ces Messieurs avaient alors une méthode entre eux, qui était qu'en très peu de temps ils savaient ceux qui étaient de leur parti et ceux qui leur étaient contraires. Ils envoyèrent aux995 plus proches comme des lettres circulaires qu'ils se font tenir les uns aux autres ; de sorte qu'en très peu de temps ces Messieurs me décrièrent partout de la plus étrange manière. Mon nom leur était connu, mais non pas la personne996. Ils condamnaient hautement ma piété. Ils faisaient courir des bruits secrets pour me discréditer dans tous les lieux où ils savaient que j'étais en réputation.

Cependant la joie que j'avais de me voir dégagée de cette liaison était si grande, que j'étais peu sensible à tout ce qu'il pouvait me faire. Je goûtais si fort ma nouvelle liberté que la peine chez moi n'était comptée presque997 pour rien. Je disais en moi-même : « Jamais je ne me lierai à personne et je me tiendrai si bien que je ne serai plus en peine de rompre. » Insensée que j'étais ! je ne savais pas que celui qui m'avait dégagée pouvait seul m'empêcher de me lier. Je croyais encore pouvoir me défendre et me garder, et ma funeste expérience ne m'avait pas encore parfaitement convaincue de mon impuissance.

Comme l’ecclésiastique que M. Bertot me donna s'attacha d'abord à mes intérêts fortement, qu'il commença par changer entièrement les inclinations de mon fils à mon égard et que n'ayant personne dans le pays à qui je pusse parler, je commençai à parler avec lui, non de mes dispositions, car cela m'était impossible, mais de vous, ô mon Dieu, et de la pratique des vertus ; ce m'était une petite consolation dans l'extrême désolation où j'étais, soit du dehors soit du dedans, et dans le dépouillement entier de cette sorte de conseil. Cela me lia insensiblement à lui, non pas cependant si fortement qu'à l'autre que j'avais quitté, mais assez cependant pour m'occuper. Il avait de la disposition pour l'intérieur et vous donniez, ô mon Dieu, beaucoup d'efficacité à mes paroles, et il se donnait à vous avec bien de la fidélité. Il avait d'ailleurs d'assez bonnes qualités, et la nudité intérieure où j'étais était si grande, qu'il me semblait que de m'entretenir avec lui était une récréation449 que vous m'envoyiez, ô mon Dieu, car il me paraissait que mes sens étaient aux abois et n'étaient nullement capables d'un état si rude. Je me précautionnais cependant avant de lui parler autant que j'en étais capable, tâchant, ô mon Dieu, de me lier à vous autant que le pourrait permettre un état aussi étrange qu'était le mien. Il prit en moi une entière confiance et se découvrit à moi entièrement. Je lui servais beaucoup pour son intérieur. Ce qui me rendait plus assurée dans les fréquentes communications que j'avais avec lui, surtout lorsque j'étais à la campagne, était que je ressentais une grande onction en lui parlant et que je n'avais point, après lui avoir parlé998, le trouble que je ressentais de l’autre liaison.450

/ Je m’aperçus cependant qu’il s’y mêlait quelque chose de sensible, mais la grâce avait le dessus, et me tenait lorsque je lui [2.399] parlais dans un état qui se peut mieux expérimenter que dire. C’était que la sensibilité des gens rendait l’union à Dieu plus forte et plus intime, comme si l’appréhension que l’âme avait de perdre encore une fois sa liberté la portait à se coller plus fortement à celui seul qui l’en pouvait empêcher ; l’inclination cependant était grande de part et d’autre et la confiance aussi. Dieu nous faisait une grâce qui était que sitôt que nous remarquions le moindre défaut dans nos conversations ou dans [2.400] nos personnes, nous nous en avertissions, et Dieu nous faisait la grâce d’y remédier, car la simple fidélité à avertir faisait le remède au défaut. En sorte que nous n’y retombions plus après. Cependant comme je portais un état intérieur le plus nu et le plus étrange, et que je me sentais occupée de cette inclination lorsque la personne n’y était pas, quoique je ne fisse guère de fautes avec lui si ce n’était celle de lui parler sans nécessité et trop longtemps en sorte que j’étais cause qu’il négligeait ses principaux [2.401] devoirs, mon âme commença de rentrer dans un nouveau tourment parce qu’elle se sentait encore liée comme malgré elle ; cette inclination ne dura pas longtemps, mais la peine et l’humiliation furent longues et eurent de grandes suites. La personne avec laquelle j’avais rompu cherchait toutes les occasions de me nuire, car l’amitié qu’elle avait pour moi se changea en emportement. Peut-être en usait-il de la sorte pour m’engager à renouer avec lui. Il commença par se joindre avec ma belle-mère qu’il ne voyait pas [2.402] auparavant, il alla la voir fort fréquemment et lui parlait beaucoup contre moi, afin de l’insinuer dans son esprit. Il lui envoyait sa pénitente fameuse, qui restait tout le jour à l’église ou auprès de ma belle-mère, elle était toujours en l’obsédant451. Il fit publier partout que je maltraitais beaucoup ma belle-mère et qu’elle avait extrêmement à souffrir avec moi ; ma belle-mère d’un autre côté qui se vit soutenue de ces personnes, augmenta ses rigueurs pour moi et [2.403] se plaignait de moi plus ouvertement.

Comme je fus obligée d’aller à la campagne en un lieu plus éloigné que celui où j’allais ordinairement, je voulus faire faire le service du bout de l’an de mon mari; elle s’y opposa fortement, elle dit qu’elle ne voulait que des basses messes, que c’était par orgueil ce que j’en faisais, qu’elle n’y assisterait point; le bout de l’an me paraissait très nécessaire à cause que la chapelle où mon mari était enterré était restée tendue et garnie d’armes; que cela ne [2.404] se pouvait ôter qu’après une cérémonie. Je m’en allai avec le chagrin de ne l’avoir pu faire, quelque prière que je lui eusse faite de l’agréer. Elle entra dans de si forts emportements que je crus qu’il était plus à propos de souffrir un blâme universel que de la fâcher de cette sorte. A peine fus-je partie que l’on fit courir le bruit que je ne m’en étais allée que pour ne pas faire faire un service à mon mari, que j’étais bien aise de jouir des revenus qu’il m’avait laissés sans me mettre en peine d’honorer sa mémoire; une grande partie de la ville fut voir ma [2.405] belle-mère et la consoler sur la peine prétendue que l’on disait que je lui avais faite; il n’était parlé que de sa patience à me souffrir, elle faisait de grands soupirs qui marquaient que par sa vertu elle cachait la peine que je lui faisais. Comme j’appris tout ce tintamarre, je revins promptement de la campagne. Il n’y avait que cinq ou six jours que le bout de l’an était passé, les B. me donnèrent d’abord avis de faire un service et que ma belle-mère leur avait paru outrée de ce que j’avais refusé cela [2.406] à la mémoire de son fils. Sitôt que j’eus reçu cet avis qui me fut confirmé de bien des gens, je mis ordre pour le service. Elle s’y opposa comme la première fois et avec tant de force qu’elle menaça de rompre tout à fait si l’on le faisait, et comme elle vit ma résolution, elle l’empêcha et aima mieux dire que c’était elle qui ne l’avait pas voulu, que de me laisser faire. Je n’ai écrit ceci que pour faire voir que toutes choses allaient de cette sorte. Le lendemain de mon arrivée qui était sa fête, [2.407] elle la voulut payer à ce Monsieur avec lequel j’avais rompu et à ceux de son parti. Ce fut pour moi un festin de croix car quoiqu’il y eût des étrangers, tout le repas ne se passa qu’en rebuts452, mépris et railleries très offensantes. J’écoutais tout cela dans une confusion étrange. Ce fut encore pire après le souper, chacun se mit autour d’elle et je restai avec une des personnes de la compagnie un peu plus écartée, car ils s’étaient mis de manière que je ne pouvais approcher ; je m’entendais brocarder du lieu où [2.408] j’étais, mais vous me faisiez la grâce mon Dieu de rester dans un profond silence, ce qui ne me coûtait pas peu à cause du dépouillement intérieur ; j’eus après cela occasion de parler à ces personnes et les désabuser, mais je ne le voulus pas faire, non seulement pour consacrer toutes mes croix par ce silence, mais parce qu’il me paraissait effectivement que je n’étais digne que de mépris.

Comme la personne avec qui j’avais rompu était toujours à épier les occasions de me nuire et que [2.409] ceux de son parti qui étaient alors en grand nombre dans ce diocèse, essayaient de le seconder, il m’arriva une chose qui leur en fournit la matière : ma belle-mère me dit qu’il se vendait assez près du logis quelque chose qu’elle avait envie que j’achetasse, et comme c’était un lieu assez propre à la promenade à pied car les carrosses n’y pouvaient aller, elle me dit d’y mener mon fils et son précepteur. Comme il y avait une petite planche à passer et que je fis un faux pas, cet ecclésiastique me donna la main pour la passer [2.410]. L’ami de ce monsieur le vit de loin qui le lui fut dire aussitôt; en moins de rien le bruit courut partout que je m’étais fait mener par la main à la promenade par ce prêtre. Il me décria partout de sorte que cela me causa une extrême humiliation. Elle fut telle qu’elle me fit perdre toute inclination sensible pour ce prêtre. D’un autre côté mon fils commença de changer à mon égard sous son nouveau maître, de manière qu’il marquait avoir autant de respect pour moi qu’il avait eu auparavant de mépris; l’on tâcha [2.411] de ne le laisser guère seul dans la chambre de sa grand-mère afin qu’il ne s’impressionnât pas de nouveau. Cela la fâcha si fort qu’elle conçut en apparence de l’opposition et pour l’enfant et pour le maître, elle disait que je ne me contentait pas de la mépriser, que je la faisais même mépriser par mon fils. Il n’en fallut pas davantage, avec le soin que cet homme avait, de me décrier pour beaucoup altérer ma réputation. C’était, ô mon Dieu, l’endroit où je tenais le plus et qui m’a le plus coûté à perdre, où il fallut perdre [2.412] cette réputation si chère que l’on aurait donné mille vies pour la conserver. Quelque douloureuse que fut cette perte, elle m’aurait été supportable si je n’avais pas perdu mon Dieu, car sitôt que le sensible pour cette personne me fut ôté, je perdis en même temps le goût de Dieu que j’avais senti en lui parlant, ainsi que je l’ai dit : mon état intérieur devint plus affreux. Je perdis toutes les créatures, celles qui tenaient encore un peu à moi me furent arrachées du moins dans ce lieu et en bien des endroits. Ce qui paraîtra de plus surprenant [2.413] est qu’il se présentait dans ce temps des partis les plus avantageux du monde, ainsi que je le dirai en son lieu, et quoique je fusse accablée de toute manière soit pour l’extérieur soit pour l’intérieur, que mon vœu fût fini, car M. Bertot ne me voulut pas permettre de le faire alors, que je me visse en me mariant à couvert de toutes insultes et délivrée de toutes ces croix, il ne me vint jamais la volonté d’y penser, quoique les partis qui me recherchaient fussent d’une nature à ne devoir pas ce semble être refusés [2.414] dans l’état où j’étais. J’en parlerai plus au long. //

[109] Comme je sus que999 l’on parlait de moi, je me précautionnai de toutes mes forces et il me semble que je ne faisais rien de blâmable. J’avais fait quelques fautes au commencement comme j’ai dit, mais alors je n’en faisais aucune, mais le coup était donné, il fallait qu’il eût son cours.

[5.] Ce1000 que je souffrais était terrible, car l'éloignement de mon Dieu était toujours plus grand. Toutes les créatures se joignirent à vous, ô mon Dieu, pour me faire souffrir; et je portais une telle impression qu'il me semblait qu'elles vengeaient les outrages que j'avais faits à leur créateur. Je n'avais ni parent, ni ami, ni confident, il me semblait que1001 chacun avait honte de moi. Je portais un état d’une humiliation inexplicable, car l’impuissance où j’étais de faire les actions extérieures de charité que j’avais faites, comme d'aller après le Saint-Sacrement ensevelir les morts, rester à l'église longtemps, servait de prétexte à ce monsieur. Comme1002 il vit que je ne faisais plus tout cela, il1003 publiait que c'était par son moyen que je les avais faites et que, ne le voyant plus, j'avais tout quitté, voulant1004 se donner le mérite de ce que vous me faisiez faire, ô mon Dieu, par votre seule grâce. Il fut si avant que de me prêcher453 publiquement comme une personne qui après avoir été l'exemple d'une ville en était devenue le scandale. Il prêcha plusieurs fois des choses très offensantes. C’était assez son air d’invectiver en chaire contre ceux qui ne lui plaisaient pas, il en fit d’étranges contre un bon missionnaire jésuite qui ne s’en vengea qu’en le louant dans le même lieu où l’autre l’avait condamné, et quoique1005 je fusse présente à ses sermons, qui devaient454 me combler de confusion car ils scandalisaient tous ceux qui les entendaient, je ne pouvais en avoir de peine, au contraire, j'en eus de la joie, car outre que je portais dans mon fond une condamnation contre moi-même que je ne puis exprimer, c’est qu’il me paraissait que ce Monsieur réparait par une confusion publique qu'il me procurait, les fautes que j'avais faites à son occasion ainsi que je l’ai dit. Il1006 me semblait que j'en méritais infiniment davantage, et que si tous les hommes m'eussent connue, il m'aurait foulée aux pieds.

[6.] Ma réputation se perdait donc de plus en plus par les soins de ce Monsieur, et j'en souffrais au-dedans une plus grande confusion que si j'avais fait tous les maux possibles. C'était à qui me ferait le plus d'insultes. Il fit déclarer contre moi tous ceux qui passaient pour avoir de la piété, après quoi il disait : «  Vous voyez qu'elle n'a personne pour elle : tel et tel qui sont des saints parlant de ceux de son parti sont aussi contre elle. » Je croyais qu’on avait raison d’en user ainsi. Je1007 ne faisais chose au monde ni pour regagner leur estime, ni pour témoigner que j'avais de la peine de l'avoir perdue, au contraire, je me tenais éloignée et confuse comme une criminelle qui n'ose lever les yeux. J'étais abîmée devant vous, mon Dieu, dans le plus profond de la misère. Je regardais la vertu des autres avec respect et voyais le monde sans défaut et moi1008 sans aucune vertu. Mais quoique je me visse si éloignée du bien que je voyais dans les autres, [110] je n'osais cependant, ni ne pouvais même désirer leur état, je me trouvais indigne1009 de toutes les grâces de Dieu que je croyais avoir perdues pour toujours par mon infidélité.

[7.] Je me contentais, ô mon Dieu, de vous voir servi par les autres, ne le pouvant faire moi-même. J'avais du respect pour tous ceux qui vous servaient, et je me trouvais auprès d'eux si petite que rien plus. Lorsque par hasard quelqu'un me louait, je sentais un poids qui me renfonçait dans mon néant, et je disais en moi-même : « Ils ne savent pas mes misères », et je rougissais très fort. Je disais quelquefois : « O si l'on pouvait comprendre d'où je suis déchue! » Lorsque l'on me blâmait, je voyais qu'on avait raison. La nature eût bien voulu quelquefois se tirer d'une si étrange abjection, mais il n'y avait pas moyen; et si je tâchais de faire paraître quelque justice extérieure par la pratique de quelque bien, mon coeur démentait dans le secret mon action, et je voyais que c'était hypocrisie que de paraître ce que je n'étais pas ; et vous ne permettiez pas, ô mon Dieu, que cela réussît.

O que les croix de providence sont belles! toutes les autres ne sont pas croix. Celle que je portais alors du poids de mes misères, m'était bien plus terrible que toutes les autres. Si je ne m'étais pas crue coupable, je me serais fait honneur de mes peines, mais je me sentais si sale que je me faisais horreur à moi-même.

[8.] J'étais souvent très malade, et en danger de mort; et je ne pouvais que faire pour me préparer à la mort, je ne voyais même rien que je pusse faire, et je me laissais dévorer à l'amertume. Je n'osais presque paraître à cause de ma peine ; il me semblait que tout le monde devait connaître mes misères et l'état dont je croyais être déchue. Comme je vis que le décri de la part de ce monsieur devenait plus grand, pour lui ôter toute occasion, je voulus me défaire de cet ecclésiastique que M. Bertot m’avait donné quoi qu’il me fût d’une très grande utilité, mais M. Bertot ne voulut jamais me le permettre quoique je lui fisse plusieurs instances pour cela qui ne venaient que de mon amour-propre. Le1010 plaisir même de boire1011 la confusion me fut ôté ; il ne me resta que la confusion toute seule, que je ne pouvais plus porter, car je ne sentais plus en1012 moi la moindre inclination au bien, mais au contraire un penchant à tous maux, et ce penchant involontaire et sans effet me paraissait un crime. Dieu le permettait de la sorte. Je me trouvais plus sale et plus laide que le Démon, et cependant lorsqu'il me fallait confesser, je ne savais que dire sinon certaine infidélités que je faisais, et que je sentais des sensibilités naturelles. Car, comme j'ai dit, je ne faisais rien de marqué. C'était une expérience de misère, et un sentiment inconcevable de ma bassesse qui me faisait passer les sentiments du cœur pour péchés, car en tout ce temps je n’eus jamais un sentiment au corps. Je1013 ne croyais pas qu'il y eût au monde une personne plus mauvaise que moi et je portais une confusion si grande que je n'osais paraître. Les personnes de piété qui m'avaient connue, m'écrivaient comme s'ils avaient cru ce que ce Monsieur disait de moi et1014 je ne me justifiais point, quoique je fusse innocente de ce dont on m'accusait. Un jour que j'étais dans une plus forte désolation qu'à l'ordinaire et qu'il1015 n'y avait rien sur la terre capable de me consoler, étant comme toute hors de moi par l'excès de la peine qui était telle qu’elle m'ôtait la nourriture et le sommeil, j'ouvris le Nouveau Testament sans penser à ce que je faisais. Je trouvai ces paroles : La vertu se perfectionne dans l'infirmité : ma grâce te suffit455.  Cela me consola pour quelques moments; mais la consolation passait dans un instant et ne servait que pour rendre la peine plus forte, car il ne me restait ni idée ni trace de ces choses.

1.25 TOUJOURS LA NUIT

[l.] Vous m'ôtâtes, ô mon Dieu, tout à coup tout le sensible que j'avais pour cette personne et pour toute autre et1016 vous me l'ôtâtes en un instant comme qui ôte une robe, en sorte que depuis ce temps il ne m'est jamais arrivé d'en avoir pour qui que ce soit. Quoique vous m'eussiez fait cette grâce, ô mon Dieu, de m’avoir ôté entièrement tout sensible pour la créature, qui est une grâce dont je ne saurais assez vous marquer ma reconnaissance, je1017 n'en étais cependant [111] ni plus rassurée, ni plus contente, ni moins confuse. Vous étiez si loin de moi, ô mon Dieu, et vous me paraissiez si fort en colère, qu'il ne me restait que la douleur de vous avoir perdu par ma faute. La perte de ma réputation par le moyen de ceux du parti de ce Monsieur croissait chaque jour et devenait plus sensible à mon esprit et à mon coeur, quoiqu'il ne me fut permis de me justifier ni de me plaindre.

[2.] Comme je devenais toujours plus impuissante pour toutes sortes d'œuvres extérieures, que je ne pouvais, comme j'ai dit, ni aller voir les pauvres, ni rester à l'église, ni faire oraison, et que plus je devenais froide pour Dieu, plus j'étais sensible à mes maux, tout cela me perdait davantage et à mes yeux et à ceux des autres. Il y avait cependant comme j’ai dit des1018 partis très considérables qui me recherchaient, et des personnes qui selon les règles ordinaires ne devaient pas penser à moi ; ils se présentaient même au fort de ma désolation extérieure et intérieure, et il me paraissait que c'était un moyen de me tirer de la vexation où j'étais. Mais il me semblait alors, malgré toutes mes peines, que quand un roi se serait présenté, je l'aurais refusé avec plaisir, pour vous faire connaître, ô mon Dieu, qu'avec toutes mes misères je voulais être à vous seul, que si vous ne vouliez pas de moi, j'aurais du moins la consolation de vous avoir été fidèle en tout ce qui dépendait de moi, car pour l'état que je portais456, il ne dépendait de moi en aucune manière. Si j'avais pu m'en défaire au moins pendant quelque temps je l’aurais fait, car ensuite de cela1020 je le souffrais quelquefois par résignation, d'autres fois par désespoir d'en jamais sortir, causé par l'impuissance où je me trouvais. Je ne parlais jamais que l'on m'eût demandé en mariage, ni des personnes qui me demandaient, quoique je susse bien que ma belle-mère disait qu'il n'y avait pas presse et que si je ne me mariais pas, c'était parce que je ne trouvais pas.

Il me suffisait, ô mon Dieu, que vous connussiez ce que je vous sacrifiais sans le dire, surtout un de qui la haute naissance, jointe à toutes les qualités extérieures, aurait pu tenter et ma vanité et mon inclination. Cependant, ô mon Dieu, plus vous m'étiez cruel, plus j'étais affamée de vous faire des sacrifices. Si dans les sacrifices et les terribles croix où j'étais plongée dehors et dedans j'avais pu espérer, ô mon Seigneur, de vous être agréable, l'enfer que je portais alors se serait changé en paradis, mais hélas, que j'étais éloignée ni de le présumer ni de l'espérer457 ! Il me semblait qu'une mer d'afflictions ne serait suivie que d'un tourment éternel. O mon Dieu, il fallut même me soumettre à vous avoir perdu pour jamais, vous, qui pouviez seul finir mes1021 maux que toutes les créatures n'auraient fait que rendre plus cuisants. Je n'osais pas désirer de jouir de vous, ô mon Dieu, mais je désirais seulement de ne pas vous offenser.

[3.] Je fus cinq ou six semaines à l'extrémité : je croyais très souvent mourir d'une défaillance de nature, causée par un dévoiement458 continuel, qui m'avait réduite à un tel état que je ne pouvais souffrir aucune nourriture. Une cuillerée de bouillon me mettait dans la défaillance, ma voix était si faible que, quelque près de ma bouche que l'on prêtât l'oreille, l’on ne pouvait distinguer mes paroles. Je rendis jusqu'au chyle de l'estomac. Mes dispositions étaient que dans la misère extrême où j'étais réduite, je ne trouvais rien qui pût assurer mon salut, au contraire ma perte paraissait inévitable. Cependant je ne pouvais ne vouloir pas mourir. Comme je portais une forte impression que plus je vivrais plus je pécherais, et que je ne pouvais plus éviter le péché, que je ne vivrais que pour le commettre, l'enfer m'était alors plus doux ; et dans ma douleur je m'écriais : « L'enfer et point de péché ! »

[4.] La seconde disposition1022 où j'étais était que, loin de voir en moi aucun bien, je n'y voyais que du mal. Tout le bien que vous m'aviez fait faire en ma vie, ô mon Dieu, m'était montré comme mal. Tout me paraissait plein de défauts : mes charités1023, mes aumônes, mes prières, mes pénitences, tout s'élevait contre moi et me paraissait un sujet de condamnation. Je trouvais soit de votre côté, ô mon Dieu, soit du mien, soit de celui [112] de toutes les créatures, une condamnation générale, ma conscience était un témoin que je ne pouvais apaiser, et ce qui paraîtra de plus étrange, c'est que les péchés de ma jeunesse qui sont des péchés réels ne1024 me faisaient point alors de peine. Ce n'était point eux qui rendaient témoignage contre moi; c'était un témoignage universel dans tout le bien que j’avais fait et dans tous les sentiments du mal; et quoique la condamnation fut si achevée, je ne voyais rien de particulier que je pusse dire, et dont j'eusse pu m'accuser. De sorte que je ne trouvais point de remède à mes maux dans la confession, et bien que je la réitérasse selon mes forces, je ne pouvais rien dire sinon de vous avoir été infidèle, ô mon Dieu! Ce que je voyais m'était inexplicable, et quand j'aurais pu l'expliquer, celui à qui je me confessais n'y aurait rien compris; il aurait regardé comme très grand bien et comme vertu éminente ce que vos yeux tout purs et tout chastes rejetaient comme infidélité. C'était bien alors, ô trop aimable Juge dans une plus1025 grande rigueur, c'était bien alorsque je compris ce que vous dites, que vous jugerez nos justices459. Ce n'était pas mes injustices que vous jugiez, puisque même elles ne parurent pas dans ce jugement, c'était toutes justices, mais justices abominables devant vos yeux, à ce qu'il me paraissait. Ah ! que vous êtes pur460 ! Oh ! que vous êtes chaste ! Qui le comprendra? C'était bien alorsque je tournais les yeux de tous côtés pour voir d'où me viendrait du secours : mais mon secours ne pouvait venir que du côté de celui qui a fait le ciel et la terre461.

[5.] Comme je vis qu'il n'y avait point de salut en moi pour moi, j'entrai dans une secrète complaisance de ne voir en moi aucun bien sur quoi m'appuyer et assurer mon salut. Plus ma perte me parut proche, plus je trouvai en Dieu même, tout irrité qu'il me paraissait, de quoi augmenter ma confiance. Il me sembla que j'avais en Jésus-Christ tout ce qui me manquait en moi-même. J'étais, ô divin Jésus, cette brebis égarée de la maison d'Israël que vous étiez venu sauver. Vous étiez bien véritablement le Sauveur de celle qui ne pouvait trouver de salut hors de vous. O hommes forts et saints, trouvez du salut tant qu'il vous plaira en ce que vous avez fait de saint et de glorieux pour Dieu, pour moi, je ne me glorifie que dans mes faiblesses, puisqu'elles m'ont mérité un tel Sauveur.

[6.] J'avais de la joie de ce que ce corps de péché allait bientôt être pourri et détruit. Le retour de ma santé n'apporta aucun changement à mes peines ni à mes misères, mais comme je ne trouvais rien de marqué en particulier, je priai ce bon prêtre qui demeurait au logis de remarquer mes défauts et de m'en avertir. Il le faisait avec beaucoup de charité; mais cela ne servait qu'à augmenter ma douleur. Car outre que je me voyais dans une entière impuissance de m'en défaire, c'est que ce qu'il me disait m'était si fort insupportable, que je me faisais une violence pour ne pas le témoigner, et je me tenais la tête dans la violence de ma peine; d'autres fois, comme si j'eusse été folle, je me la serrais contre le mur et je lui disais de ne me plus rien dire; car je me désolais, et entrais comme dans un désespoir, à cause de l'impuissance. Il me disait qu'il ne me les dirait plus, mais ce n'était point cela que je voulais, il n'était point en état de comprendre ma peine.

[7.] J'entrai dans un tel mépris, et même haine de moi-même, que tous les tourments que je souffrais de la perte de Dieu, des créatures et de moi-même, me semblaient doux. Je voyais les autres honorer Dieu en leur manière : je les voyais comme des anges, et moi comme un démon. La communion, que j'avais tant désirée autrefois, me devint un nouveau sujet d'appréhension et de douleur. Quand j'étais obligée par obéissance d'en approcher, tout me frémissait. Je n'aurais pas voulu, ô mon Sauveur, abuser de votre corps, et l'on ne me permettait pas de la quitter462 quoique je crusse véritablement en abuser. Je n'avais plus que du dégoût pour une viande463 qui avait fait mes plus chères délices1026. Cet état m'a duré cinq années de la même force, accompagné de croix sans relâche, comme je les ai dites, et de maladies très fréquentes. Il y a eu outre cela deux ans où les maux n'étaient pas si extrêmes, quoique grands. Tous ces maux, joints à la perte de ma réputation que je croyais plus grande qu'elle n'était, car elle n'était telle que dans l'esprit de ceux du parti [113] des …464, tout1027 cela, dis-je, était quelquefois si fort, avec l'impuissance de manger, que je ne sais comment je pouvais vivre. Je ne mangeais pas en quatre jours ce qu'il me faut en un seul repas médiocre. J'étais obligée de m'aliter de pure faiblesse, mon corps ne pouvait plus porter un si rude faix. J'aurais voulu qu'il m'eût été permis de dire mes péchés à tout le monde.

[8.] Si j'avais cru, connu, ou entendu dire que c'eût été un état, j'aurais été trop heureuse; mais je voyais ma peine comme péché. Les livres spirituels, lorsque je m'efforçais de les1028 lire, augmentaient ma peine car je ne voyais point en moi ces degrés qu’ils mettent, je1029 ne les comprenais pas même et lorsqu'ils parlaient des peines de certains états, j'étais bien éloignée de me les attribuer. Je disais : « Ces personnes sentent des peines que Dieu opère, et moi je pèche et je ne sens que mon méchant état. » Ce qui me consolait pour de certains moments sans me consoler, était que vous n'en étiez pas moins grand, mon Dieu. J'aurais bien voulu séparer le péché de la confusion du péché, et pourvu que je ne vous eusse pas offensé, tout m'aurait été doux.

[9.] Voilà un petit crayon465 de mes misères dernières466 que je suis bien aise de vous faire connaître, parce que j'y ai commis bien des infidélités dans le commencement467, ayant eu de l'attache, de la vaine complaisance, des entretiens longs et inutiles dans le fond468, quoique l'amour-propre et la nature y fissent voir une espèce de nécessité ; mais sur la fin, je n'aurais pas souffert une parole trop humaine, ni la moindre chose. Vous purifiâtes en moi, ô mon Dieu et mon divin Amour1030, le mal réel par un mal apparent. Ne pourrais-je pas bien chanter avec l'Église : «  O heureuse coulpe, qui m'a mérité un tel Rédempteur. »


1.26 EPREUVES ET DESOLATION

[l.] Le premier religieux469 dont vous vous étiez servi, mon Dieu, pour m'attirer à vous, auquel j'écrivais de temps en temps, selon la prière qu'il m'en avait faite dans le plus fort de ma désolation, m'écrivit de ne lui plus écrire1031 : qu'il n'avait que du rebut pour tout ce qui venait de ma part, que je vous déplaisais beaucoup. O mon Dieu, vous lui inspirâtes sans doute de m'écrire de la sorte afin que ma désolation fut complète, et qu'il ne me restât aucun espoir. Un père jésuite, qui m'avait beaucoup estimée, m'écrivit quelque chose d'approchant. Je n'avais pas la moindre pensée de me justifier. Je les remerciais de leur charité, et me recommandais à leurs prières. Il m'était alors tellement indifférent d'être condamnée de tout le monde et des plus grands saints, que je n'en avais nulle peine1032 car je perdis peu à peu la peine de la perte de ma réputation. J'aurais voulu sur la fin que tout le monde m'eût connue comme je me connaissais moi-même. La peine de vous déplaire, ô mon Dieu, sans pouvoir y mettre ordre, était trop vive pour sentir les autres croix, quoique les domestiques devinssent de jour en jour plus fortes. Le souvenir du temps que j'avais perdu à parler et écrire dans ma première attache, des1033 infidélités que j'avais commises, car combien de fois avais-je été à l’église plus pour l’y voir que pour vous prier1034, l'entraînement1035 que je sentais en moi à toutes sortes de défauts, m'était une peine bien plus sensible.

[2.] Vous m'aviez accoutumée dès le commencement à la sécheresse et à la privation : je la préférais même à l'abondance, parce que je savais qu'il vous fallait chercher au-dessus de tout. J'avais même dès les premiers commencements un instinct au plus intime de moi-même d'outrepasser tout, [114] et1036 de laisser les dons pour courir au donateur, mais alors il ne s'agissait plus de cela, ni même de vous perdre, car je ne voulais pas vous posséder en moi-même, en ayant abusé. Je ne pouvais m'accoutumer au péché, car alors j'avais l'esprit et les sens tellement frappés par votre permission qui vouliez me détruire sans miséricorde1037, que plus j'allais en avant, plus tout me paraissait péché : les croix même ne me paraissaient plus croix, mais des fautes réelles. Je croyais me les attirer par mes imprudences. J'étais comme ceux qui regardant au travers d'un verre coloré, voient tout de la même couleur dont il est imprimé. Mes maladies me devinrent des temps de plus grande impuissance et désolation. Si j'avais pu faire quelque bien extérieur ou quelques pénitences, cela m'aurait assurée : mais outre que l'on me l'avait défendu, c'est que je les appréhendais si fort, et je trouvais en moi une si grande faiblesse qu'il me semblait qu'il était impossible d'en faire. Je les voyais avec horreur; et autant avais-je eu de force en cette matière, autant m'y trouvais-je faible. Il en a été de même sur tout sujet.

[3.] Il1038 me semble que j'omets bien des choses, soit des providences de Dieu à mon égard, soit des rudes sentiers qu'il m'a fait passer : mais comme je n'ai qu'une vue générale, je1039 les laisse dans la connaissance de Dieu seul. Dans la suite, l'abandon de mon directeur et le refroidissement que je remarquai dans les personnes qu'il conduisait, ne me faisaient plus de peine, ni celui de toutes les créatures, à cause de l'humiliation que je sentais au-dedans. Pour surcroît il arriva de très fortes humiliations. L’ecclésiastique qui était avec moi, on l’accusa d’avoir fait autrefois des choses très criminelles dont il était fort innocent. Comme par là les ennemis et les miens avaient plus d’avantage, j’aurais été bien aise de m’en défaire afin de rompre le cou à la calomnie ; je le demandai à nouveau à M. Bertot quoique je visse fort bien le tort que je faisais à1040 mon fils de le lui ôter, mais il ne voulut jamais me le permettre de sorte qu’il me fallut boire la double confusion qui me venait de lui et de moi. Mon frère1041 se joignit aussi à ceux qui me décriaient qu’il ne voyait pas auparavant1042. Je crois, mon Seigneur, que c'était vous seul qui conduisiez les choses de cette sorte; car il a de la vertu, et il croyait faire un bien assurément d'en user ainsi.

[4.] Je fus obligée d'aller pour quelques affaires dans une ville où il y avait des proches parents de ma belle-mère. Lorsque1043 j'y avais été autrefois, il n'y avait point d'honnêteté que je n’en eusse reçue, me régalant même à l'envi les uns des autres. Ils me traitèrent avec le dernier mépris, disant qu'ils vengeaient par là ce que je faisais souffrir à leur parente. Comme je vis que la chose allait si loin, et que malgré mes soins je n'avais pu réussir à la contenter, - / il me fallait non seulement souffrir chaque jour de nouveaux outrages, mais de plus passer pour une personne qui maltraitait ma belle-mère et la rendait malheureuse, // - je me résolus1044 de m'expliquer avec elle. Je lui dis que chacun disait que je la maltraitais et la faisais souffrir, quoique je ne travaillasse à autre chose qu'à lui donner des marques de mon respect. Que si cela était de la sorte, je la priais de trouver bon que je me retirasse ; que je ne prétendais pas être chez elle pour lui faire de la peine ; que je n'y demeurais que pour lui faire plaisir; qu'ayant l'aversion qu'elle savait que j'avais pour le lieu où je demeurais, elle1045 pouvait bien juger que je n'y demeurais qu'à sa considération, et que pour peu que je lui fusse à charge, je me retirerais. Elle me répondit fort froidement1046, que je ferais ce que je voudrais, qu'elle n'avait pas parlé de cela, mais qu'elle était résolue de faire ménage à part. C'était bien me donner mon congé. Je songeai à prendre mes mesures secrètement pour me retirer.

Comme depuis mon veuvage je ne faisais aucune visite que [115] celles de pure nécessité ou de charité, il ne se trouva que trop d'esprits mécontents1047 qui firent un parti contre moi avec elle. Le mien était seul, car vous ne me permettiez pas alors, ô mon Dieu, de m'ouvrir à personne, et vous exigiez de moi un secret inviolable de toutes mes peines extérieures et intérieures. Il n'y a rien qui coûte tant, ni qui fasse tant mourir la nature, qui crève de ne trouver ni appui ni consolation. Comme je ne pouvais avoir de secours de M. Bertot, qui était très loin de Paris, et qui même ou ne m'en aurait pas donné quand il aurait été plus proche, ou ne l'aurait pas donné à temps, je ne savais que faire. Enfin je me vis réduite à sortir au fort de l'hiver avec mes enfants et la nourrice de ma fille, sans savoir que devenir. C'était l'Avent; il n'y avait point de maison vide dans la ville. Les bénédictines m'offrirent un appartement chez elles.

[5.] Je souffris un martyre inconcevable, car d'un côté je craignais en me retirant de me retirer de la croix, d'autre part, il ne me semblait pas juste de demeurer chez une personne pour la crucifier, n'ayant point d'autre désir que de la contenter; et cependant quelque soin que j'y prisse, tout tournait également mal. Elle se plaignait que je faisais les choses sans la consulter; lorsque je la consultais, elle ne me voulait pas répondre, et quand je lui demandais avis, elle disait que je ne pouvais rien faire de moi-même, qu'il fallait qu'à son âge elle eût soin de tout. Si je tâchais de prévenir ses inclinations, faisant les choses comme je croyais qu'elle me les aurait conseillées elle-même, elle me disait que je la méprisais ; que les jeunes personnes n'avaient que du mépris pour les personnes âgées, qu'elles croient tout savoir1048 mieux qu'elles. Lorsque j'allais à la campagne pour prendre quelque repos, elle s'en plaignait disant que je la laissais seule ; si je la priais d'y venir, elle ne le voulait pas, ou si je disais que je n'osais la prier d'y venir de peur de l'incommoder et de la faire découcher, elle se plaignait que je ne voulais pas qu'elle vînt à la campagne, que je n'y allais que pour me cacher d'elle. Lorsque j'apprenais qu'elle était fâchée que je fusse à la campagne, je revenais à la ville, et elle ne pouvait me souffrir ni me parler. Je ne laissais pas de l'entretenir, car alors, ô mon Dieu, vous me faisiez la grâce d'aller contre toutes mes répugnances, quoique je ne le connusse pas. Je l'entretenais sans faire semblant que je connaissais comme1049 elle en usait. Elle ne me répondait pas, et se tournait d'un autre côté. Je lui envoyais souvent mon carrosse et la priais de venir passer un jour à la campagne, que cela la divertirait sans l'incommoder, puisqu'étant si proche elle pourrait revenir le soir : elle le renvoyait à vide sans réponse et si j'étais quelques jours sans le lui envoyer, c'étaient des plaintes. Enfin tout ce que je faisais pour lui plaire l'aigrissait. Dieu le permettait ainsi, car c'était un fort bon coeur, mais son humeur était peut-être en elle malgré elle, et je ne laisse pas de lui avoir beaucoup d'obligations.

[6.] Mon affliction était très grande, car je sentais presque toujours de la répugnance à faire ce que je faisais, et comme je le faisais en me surmontant, la contrariété que je sentais me paraissait un péché. Le jour de Noël, étant auprès d'elle, je lui dis avec beaucoup d'affection : « Ma mère, le Roi de paix est né aujourd'hui pour nous l'apporter : je vous demande la paix en son nom. » Je crois que cela la toucha, quoiqu'elle ne le fît pas paraître. L'ecclésiastique que j'avais au logis, loin de me consoler et soutenir, ne servait qu'à m'affaiblir et affliger davantage, me faisant voir que je ne devais pas souffrir de certaines choses et lorsque je [116] voulais, par condescendance, mettre quelque ordre tant à ce qui regardait ma belle-mère que mes domestiques, outre que je n'y réussissais pas, cela augmentait mes croix et mes peines, car c'est une chose étrange que, n'ayant plus de mari et devant être maîtresse, je n'avais pas cependant le crédit de renvoyer un domestique quelque défectueux qu'il fut. Sitôt que quelqu'un devait s'en aller, elle prenait son parti, et tous ses amis s'en mêlaient.

[7.] Comme j'étais prête à me retirer, un des amis de ma belle-mère, homme de bien, qui m'a toujours estimée sans le lui oser faire paraître, en ayant été averti, appréhenda beaucoup que je ne quittasse la ville, car quelques-unes de mes aumônes passaient par ses mains. Il crut que c'était faire un très grand tort au pays. Il se résolut de parler à ma belle-mère avec le plus de ménagement qu'il pourrait, car il la connaissait. Après qu'il lui eût parlé, elle dit qu'elle ne me mettrait pas hors de chez elle mais que, si j'en sortais, elle n'y mettrait pas d'obstacle. Il me vint voir ensuite et me pria d'aller faire des excuses à ma belle-mère pour la contenter. Je lui dis que je le ferais cent fois pour une quoique je ne susse pas de quoi; que je lui en faisais continuellement de tout ce que je voyais qui lui faisait peine, mais qu'il ne s'agissait pas de cela, que je ne me plaignais de rien d'elle et que j'étais contente de rester avec elle tant qu'il lui plairait, mais qu'étant chez elle, il n'était pas à propos que j'y restasse pour lui faire de la peine, qu'il était juste que je procurasse son repos470. Je ne laissai pas d'aller avec lui dans la chambre de ma belle-mère. Je lui dis que je lui demandais pardon si je lui avais déplu en quelque chose, que ce n'avait jamais été mon intention, que je la priais de me dire devant ce M., qui était son ami, en quoi j'avais pu lui causer du chagrin, et si j'avais jamais fait quelque chose à dessein de l'offenser. Vous permîtes, ô mon Dieu, qu'elle fit elle-même la déclaration de la vérité en présence de cet homme. Elle dit qu'elle n'était pas personne à se laisser offenser, qu'elle ne l'aurait pas souffert, qu'elle n'avait d'autre plainte à faire de moi sinon que je ne l'aimais pas, que j'aurais voulu qu'elle fut morte. Je lui répondis que ces pensées étaient bien éloignées de mes sentiments, que loin d'avoir jamais eu cette pensée, j'aurais voulu de tout mon coeur allonger sa vie par mes assiduités auprès d'elle, que mon affection était entière mais qu'elle n'en serait jamais persuadée, quelque témoignage que j'essayasse de lui en donner, tant qu'elle écouterait les gens qui lui parlaient à mon désavantage ; qu'elle avait même une fille auprès d'elle qui loin de me témoigner du respect, me maltraitait au point de me pousser lorsqu'elle voulait passer; elle l'avait même fait à l'église, me faisant ranger avec autant de violence que de mépris, et deux fois1050 dans la chambre, me choquant même de paroles, que je ne m'en étais jamais plainte, mais que j'étais bien aise de l'en avertir, parce qu'un esprit de cette trempe pourrait lui faire de la peine un jour et lui mettre dans l'esprit des choses qui la tourmenteraient. Elle prit le parti de la fille, cependant nous nous embrassâmes et cela resta là. Mais vous, ô mon Dieu, qui veilliez d'autant plus sur moi que vous paraissiez m'oublier davantage, permîtes qu'après que je fus allée à la campagne, cette fille ne me trouvant plus pour me porter ses chagrins, en usa si mal avec sa maîtresse qu'elle fut obligée de la mettre dehors avant mon retour.

[8.] La pénitente1051 de ce Monsieur dont j'ai parlé, qui m'avait fait de la peine à cause que j'avais rompu avec lui, et qui obsédait toujours ma belle-mère, fut1052 obligée pour des affaires survenues à son mari de quitter le pays. Ce monsieur lui-même fut accusé des mêmes choses dont il m'avait accusée et d'autres bien plus fortes et avec plus d'éclat. Vous me fites la grâce, ô mon Dieu, quoique je susse bien les choses dont on l'accusait, de [117] n'en jamais parler; au contraire, lorsque l'on m'en parlait, je le justifiais, et vous retîntes si bien mon coeur qu’il ne se laissa jamais à la vaine joie de le voir accablé du mal qu'il m'avait procuré, et quoique je susse que ma belle-mère n'ignorait rien de cela, je ne lui en parlai jamais de crainte de contenter la nature et de lui procurer une vie ; et lorsqu'elle m'en parlait, et des brouilleries qu'il avait faites dans une autre famille, je ne m'en prévalais point pour lui faire voir le tort qu'il m'avait fait ; je lui répondais simplement quelques mots sans le blâmer, car il est vrai, mon Dieu, que vous avez voulu un tel silence de mes croix durant plus de seize ans qu'il serait difficile d'en trouver un plus universel.

1.27 LA FIN DE LA NUIT - LE PERE LA COMBE

[l.] Un jour, accablée de peines et ne sachant que faire, il me vint dans1053 l'esprit de parler à un homme de mérite et de distinction qui venait souvent au pays, homme qui passe pour fort intérieur. Je lui écrivis un billet pour lui demander quelque temps parce que j'avais besoin de ses avis. Sitôt que je fus devant le Saint-Sacrement, je sentis une si terrible peine, que je ne pouvais plus vivre. Quoi, m'était-il reproché, tu cherches à te soulager et secouer mon joug! Mon mari était vivant encore. J'envoyai au plus vite un autre billet pour le prier de m'excuser, et comme je le croyais intérieur, je dis en moi-même : s'il est intérieur, il ne s'offensera point ; s'il ne l'est pas, je serais fâchée de lui parler. Je lui mandai que ce n'avait été que par amour-propre que j'avais désiré cette conversation et non par un vrai besoin ; que comme je savais qu'il comprenait ce que c'était que d'être fidèle à Dieu, j'avais cru qu'il ne trouverait pas mauvais que j'en usasse avec cette simplicité si chrétienne. Il se trouva cependant piqué de cela, ce qui me surprit d'autant plus que j'avais conçu de grandes idées sur sa vertu. Il en a assurément, mais ce sont des vertus vivantes qui ignorent même les sentiers de la mort.

Vous avez été, ô mon Dieu, mon fidèle conducteur, même dans mes misères, comme je l'ai découvert avec admiration lorsqu'elles ont été passées. Que vous en soyez béni, ô mon Dieu, à jamais! Je suis obligée de rendre témoignage à votre bonté que vous m'avez fait faire le bien par une douce nécessité, et que de mon côté je n'ai payé vos bontés que d'ingratitude et je n'y ai répondu que par de continuelles infidélités. Combien de fois ai-je dit dans la vue de vos miséricordes en mon endroit que si je me damnais, il fallait faire un nouvel enfer pour moi, l'enfer des démons étant trop doux pour punir tant d'ingratitude ?

Je dois avertir encore ici que le procédé de ma belle-mère était plutôt une conduite de Dieu sur moi qu'un défaut de sa part, car elle avait de la vertu et de l'esprit, et ôté certains défauts que des personnes qui ne font pas oraison ne connaissent pas, elle avait des bonnes qualités. Peut-être lui ai-je bien causé des croix sans le vouloir, elle m'en a causé sans peut-être le savoir, car l'opposition qu'elle avait pour mes manières lui pouvait être une sorte de croix. J'espère que ceci ne sera pas vu de personne qui1054 puisse s'en scandaliser et qui ne soit en état de voir les choses en Dieu.

[2.] Il faut1055, avant que je continue mon histoire, dire une remarque que Notre-Seigneur m'a fait faire de la voie par laquelle il a plu à sa bonté de me conduire qui est d'autant plus sûre qu'elle était plus obscure, parce que ne laissant à l'âme aucun appui, elle était contrainte malgré elle de se perdre. Ce que j'ai remarqué aussi, [118] c'est que quoique l'âme ne se soit point appliquée en particulier à aucun des états de Jésus-Christ, cet état lui communique Jésus-Christ même et ses divins états ; c’est là véritablement être revêtue de Jésus-Christ. Cette âme, auparavant si impure et propriétaire, est ici purifiée comme l'or dans le creuset. Cette personne pleine de son jugement et de sa volonté, se trouve sans résistance, et elle obéit à un enfant; elle ne peut même trouver en elle de volonté. Son esprit se démet sans résistance de sa propre pensée pour prendre celle des autres. Autrefois elle aurait contesté pour une chose indifférente ; après, elle cède d'abord, non avec peine, comme autrefois, ou par pratique de vertu, mais comme tout naturellement. Ses propres vues se dissipent d'elles-mêmes sitôt que celles des autres paraissent. Cette créature autrefois si vaine n'aime plus dans la suite que la pauvreté, la petitesse et l'abjection; elle était autrefois idolâtre d'elle-même, ici elle s'oublie sans cesse; elle se préférait à tout le monde, et elle préfère tout le monde à elle. Au commencement cela se fait en manière aperçue et en se contrariant, ensuite cela paraît comme tout acquis et sans peine mais [3.] dans1056 l'état d'humiliation dont je viens de parler, tout paraît perdu. Lorsque cet état est passé, tout se trouve en l'âme, mais d'une manière si facile et si naturelle qu'elle ne le découvre plus que lorsqu'il est nécessaire de le voir. Elle a aussi pour le prochain une charité immense et pour supporter ses défauts et faiblesses, ce qu'elle ne pouvait faire autrefois qu'avec une extrême peine, car on a, faute de lumière, un zèle amer contre les défauts du prochain. Les personnes les plus défectueuses lui sont maintenant devenues aimables : cette colère de loup est changée en la douceur d'un agneau.

Une1057 des choses qui m’a fait le plus de peine dans le commencement de la voie c’est que j’étais si fort occupée au-dedans que j’oubliais beaucoup de choses. Cela m’a coûté beaucoup de croix et donné sujet à mon mari de se fâcher car, quoique j’eusse un extrême amour pour tout ce qui était de mon devoir et que je le préférasse même à tout le reste, je ne laissais pas d’oublier sans le vouloir quantité de choses, et comme mon mari ne voulait pas qu’on manquât à rien je lui donnait occasion de se mettre en colère. Je n’ai cependant rien oublié qui fut de conséquence, mais j’oubliais presque toutes les menues choses. La grande habitude que j’avais prise de mortifier mes yeux jointe au recueillement faisait que je passais devant certaines choses sans les remarquer, et ma belle-mère qui passait après moi les voyait et se fâchait contre moi de mon peu de soin avec raison. Cependant je ne pouvais mieux faire, car plus je voulais m’appliquer moins j’en venais à bout. J’allais dans le jardin sans y rien remarquer et mon mari qui n’y pouvait aller, m’en demandait des nouvelles. Je ne savais que lui répondre et il se fâchait. J’y allais exprès pour y remarquer toutes choses afin de lui dire que je les avait vues et quand j’étais là, je les oubliais et ne pensais pas à les regarder ; j’allais en un jour plus de dix fois au jardin pour y voir quelque chose pour le rapporter à mon mari et je l’oubliais. Lorsque j’étais parvenue jusqu’à me souvenir de les regarder, j’étais très contente et c’était ordinairement le temps où l’on ne m’en demandait point de nouvelles. Comme je m’étais aussi accoutumée dans le commencement pour mortifier ma curiosité qui était très grande, de me retirer sous quelque prétexte lorsqu’on disait quelque nouvelle agréable et que je ne revenais que lorsque je ne pouvais plus rien [119] comprendre à ce que l’on disait, je tombai dans une extrémité qui était que je ne comprenais ni entendais plus les nouvelles qui se disaient devant moi de sorte que lorsque mon mari m’en parlait, j’étais étonnée et confuse de ne savoir ce que c’était ni que lui répondre, et je lui était par là un sujet de se fâcher sans le pouvoir éviter. J’aurais bien voulu faire autrement car loin de me mortifier alors en cela, j’aurais voulu m’y rendre attentive, mais mon attention se perdait sans que je comprisse comme cela se faisait, et plus j’étais persuadée que je devais m’appliquer à les contenter, plus j’essayais de le faire, plus mon impuissance était grande. Le plus souvent lorsque je voulais dire quelque chose je demeurais tout court sans que je pusse me former une idée de ce que j’avais voulu dire, ce qui ne servait pas peu à m’humilier.

Au commencement1058 j'aimais les pratiques d'humiliation, et de faire les choses les plus basses comme balayer ; et lorsque j'allais voir les pauvres, faire leur lit et leur ménage ; allant dans le couvent j'y lavais la vaisselle. Je faisais des pénitences en public comme les autres, mais après j'oubliais tout cela et il ne me venait pas dans l'esprit d'en demander, ni d'en faire. Lorsqu'on me le disait, je le faisais avec joie, mais de moi-même, je ne m'avisais plus d'aucune chose.

[4.] Dans le temps de mes expériences de misères je ne cherchais point de récréation au dehors; au contraire, elles me faisaient peine, et je1059 ne voulais rien voir ni rien savoir, et lorsque les autres allaient voir, je demeurais au logis. Mon cabinet était mon seul divertissement. Je me suis trouvée proche1060 de la reine que je n'avais point vue et que j'aurais eu assez d'envie de voir, et Monseigneur aussi qui y était : il n'y avait qu'à ouvrir les yeux et je ne le faisais pas. J'aimais à entendre chanter ; que j’ai fait d’infidélités sur cela, ayant fait souvent chanter l’ecclésiastique qui était au logis qui chantait fort bien ! Cependant1061 je fus une fois quatre jours avec une personne qui a passé pour la plus belle voix du monde sans1062 la prier de chanter; ce qui l'étonnait parce qu'elle n'ignorait pas que, sachant son nom, je devais savoir la beauté de sa voix. J'ai fait encore des infidélités marquées en m'informant de ce que ce premier homme avec qui je m’étais liée et d'autres1063 disaient de moi pour me blâmer. Il y avait une personne qui me disait tout et quoique je n'en témoignasse rien, et que cela ne servît qu'à me crucifier comme j'étais encore bien vivante, je voyais fort bien que l'amour propre et la nature me le faisaient demander. Je ne pourrais exprimer le nombre de1064 mes misères, mais elles sont si fort surmontées par vos bontés, ô mon Dieu, et si absorbées1065 en elles que je ne puis plus les voir.

Une des choses qui m'a fait le plus de peine dans les sept ans dont j'ai parlé, surtout les cinq dernières, c'était une folie si étrange de mon imagination qu'elle ne me donnait aucun repos ; mes sens lui faisaient compagnie en sorte que je ne pouvais plus fermer les yeux à l'église et ainsi, toutes les portes étant ouvertes, je ne devais me regarder que comme une vigne exposée au pillage, parce que les haies que le père de famille avait plantées étaient arrachées. Je voyais alors tout ce qui se faisait et tout ce qui allait et venait à l'église, état bien différent de l'autre. La même force qui m'avait tirée au-dedans pour me recueillir semblait me pousser au-dehors pour me dissiper1066.

[5.] Enfin accablée de misères de toutes manières, comblée d'ennuis471, affaissée sous la croix, je me résolus de finir mes jours de cette sorte. Il ne me resta plus aucun espoir de sortir jamais d'un état si pénible, mais pourtant, croyant1067 avoir perdu la grâce pour jamais et le salut qu'elle nous mérite, j'aurais voulu au moins faire ce que j'aurais pu pour un Dieu que je croyais ne devoir jamais aimer, et voyant le lieu d’où1068 j'étais tombée, j'aurais voulu par reconnaissance le servir, quoique je me crusse [120] une victime destinée pour l’enfer. D'autres fois la vue d'un si heureux état me faisait naître certains désirs secrets d'y rentrer, mais j'étais soudain rejetée dans le profond de l'abîme d'où je ne faisais pas un soupir, demeurant pour toujours dans un état qui était dû aux âmes infidèles. Je restais quelque temps en cet état comme les morts éternels qui ne doivent jamais revivre. Il me semble que ce passage me convenait admirablement : Je1069 suis comme les morts effacés du cœur472. Il me semblait, ô mon Dieu, que j'étais pour jamais effacée de votre coeur et de celui de toutes les créatures. Peu à peu mon état cessa d'être pénible. J'y devins même insensible et mon insensibilité me parut l'endurcissement final de ma réprobation1070. Mon froid me parut un froid de mort. Cela était bien de la sorte, ô mon Dieu, puisque vous me fites trépasser amoureusement en vous, comme je vais le dire.

[6.] Il1071 arriva qu'un laquais que j'avais au logis voulut se faire barnabite et comme j'en écrivais au Père de l[a Mothe] , il me manda qu'il fallait s'adresser au Père La Combe , qui était alors supérieur de Thonon. Cela1072 m'obligea de lui écrire. J'avais toujours conservé un fond de respect et1073 une je ne sais quelle estime de sa grâce. Je fus bien aise de cette occasion pour me recommander à ses prières. Comme je ne savais parler que de ce qui m'était plus réel, je lui écrivis que j'étais déchue de la grâce de mon Dieu, que j'avais payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude, enfin, que j'étais la même misère et un sujet digne de compassion et que, loin d'avoir avancé vers mon Dieu, je m'en étais entièrement éloignée. Il me répondit d'une manière comme s'il eût connu par une lumière surnaturelle, malgré l'effroyable portrait que je lui faisais de moi-même, que mon état était de grâce. Il me le manda de la sorte, mais j'étais bien éloignée de me le persuader473.

[7.] Dans le temps de ma misère, Genève me venait dans l'esprit d'une manière que je ne peux dire1074. Cela me fit craindre beaucoup. Je me croyais capable de tous les maux du monde et l'endurcissement extrême où je me trouvais, uni à un dégoût général de tout ce qui est appelé bon, me donnait toute sorte de1075 défiance de moi-même. Je disais : «Pourrais-je quitter l'Église pour laquelle je donnerais mille vies! Quoi? cette foi que j'aurais voulu sceller de mon sang, serait-il possible que je m'en éloignasse? » Il me semblait que je ne pouvais rien espérer de moi-même et que j'avais mille sujets de craindre après l'expérience que j'avais faite de ma faiblesse. Cependant la lettre que j'avais reçue du Père La Combe, où il me mandait sa disposition présente qui avait assez de rapport à celle qui avait devancé mon état de misère, me fit un tel effet, parce que vous le voulûtes de la sorte, ô mon Dieu, qu'elle rendit la paix à mon esprit et le calme à mon coeur. Je me trouvai même unie intérieurement à lui comme à une personne d'une grande grâce. Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit1076 en songe, une petite religieuse fort contrefaite, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma soeur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève474 ». Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens pas. J'en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire, je crus que c’était une religieuse de St Benoît qui est une sainte, qui était morte, j’envoyai voir, mais elle était pleine de vie. Selon1077 le portrait de la mère Bon, que j'ai vu depuis, j'ai connu que c'était elle et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort475.

[8.] Environ huit ou dix jours avant la Madeleine de l'an 1680, il me vint au coeur d'écrire1078 encore au Père La Combe et de le prier, s'il recevait ma lettre avant la Madeleine, de dire la messe pour moi ce jour-là. Vous1079 fites, ô mon Dieu, que cette lettre, contre l'ordinaire des autres qu'il ne recevait que très tard à cause du défaut des messagers qui les vont quérir à pied à Chambéry, où [121] ils sont1080 presque le temps que ma lettre fut de Paris où il était, il la reçut la veille1081 de la Madeleine, et le jour de la Madeleine il dit la messe pour moi. Comme il m'offrit à Dieu au premier memento, il lui fut dit par trois fois avec beaucoup d'impétuosité : “Vous demeurerez dans un même lieu”. Il fut d'autant plus surpris qu'il n'avait jamais eu de parole intérieure. Je crois, ô mon Dieu, que cela s'est bien plus vérifié et pour l'intérieur et pour les mêmes aventures crucifiantes qui nous sont arrivées assez pareilles, et pour vous-même, ô Dieu, qui êtes notre demeure, que pour la demeure temporelle. Car quoique j'aie été quelque temps avec lui dans un même pays, et que votre providence nous ait fourni quelques occasions d'être ensemble, il me paraît que cela s'est vérifié bien plus par le reste ; puisque j'ai l'avantage aussi bien que lui de confesser Jésus-Christ crucifié.

1.28 LA PAIX-DIEU

[l.] Ce fut ce jour heureux de la Madeleine476 que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines. Elle commençait déjà depuis la première lettre du Père La Combe de reprendre une nouvelle vie; mais cela était comme un mort que l'on ressuscite, qui n'est pas encore délié de ses suaires; mais dans ce jour, je fus comme en vie parfaite. Je me trouvai autant élevée au-dessus de la nature que j'avais été plus rigoureusement captive sous son poids. Je me trouvai étonnée de cette nouvelle liberté et de voir de retour, mais avec autant de magnificence que de pureté, celui que je croyais perdu pour toujours. Ce que je possédais était si simple, si immense, que je ne le puis exprimer. Ce fut alors, ô mon Dieu, que je retrouvai en vous d'une manière ineffable tout ce que j'avais perdu. Vous me le rendîtes avec de nouveaux avantages477.

Mon trouble et ma peine furent changés en une paix qui était telle que, pour m'en mieux expliquer, je l'appelle paix-Dieu. Je disais la1082 paix que je possédais avant ce temps était bien la paix de Dieu, paix don de Dieu, mais ce n'était pas la paix-Dieu qu'il possède en lui-même et qui ne se trouve qu'en lui.

[2.] Quoique ma joie fut extrêmement grande, il ne me fut pas alors permis de m'y laisser aller. Le souvenir de ma misère passée m'empêchait de me réjouir et de laisser prendre part à la nature en quoique ce soit. Sitôt qu'elle voulait voir ou goûter quelque chose, l'esprit lui faisait tout outrepasser478. Je ne saurais mieux expliquer l'empire que l'esprit avait alors sur la nature, que comme un fameux conquérant qui aurait été retenu captif lui-même par l'ennemi qu'il viendrait de dompter, il lui ferait faire avec empire ce qu'il voudrait, et il n'y aurait plus de résistance en lui. J'étais bien éloignée alors de m'élever ou de ne me rien attribuer de ce nouvel état, car mon expérience me faisait bien voir et sentir ce que j'étais.

[3.] Je voyais bien que c'était un changement d'état qui me durerait quelque temps, mais je ne croyais pas mon bonheur aussi grand et aussi immuable qu'il était. Si l'on juge du bien par le travail qui l'a précédé, je laisse à juger du mien par les travaux qu'il m'a fallu soutenir avant de l'avoir. O Paul, vous dites que les travaux479 de cette vie n'ont rien de comparable avec la gloire qui nous est préparée480. Cela est vrai même dès cette vie, où je puis dire, pour l'avoir éprouvé, que tous les travaux que l'on souffre en cette vie ne seraient rien, comparés avec le bonheur1083 de vous posséder en vous-même en la manière que mon âme se trouvait. Un jour de ce bonheur serait bien avec usure la récompense de plusieurs années de souffrance1084. Quoiqu'il ne fut alorsque dans son aurore naissante, il ne laissait pas d'être tel que je le décris. Toute facilité pour le bien me fut rendue bien plus grande qu'auparavant, mais d'une manière si libre et si exempte de gêne qu'elle semblait m'être devenue naturelle.

[4.] Au commencement cette liberté avait moins d'étendue, mais plus [122] j'avançais, plus la liberté devenait grande. J'eus l'occasion de voir M. Bertot pour quelque moment. Je lui dis que je croyais mon état bien changé, sans lui en dire le détail, ni ce que j'éprouvais, ni ce qui l'avait précédé. J'eus très peu de temps à lui parler, et encore était-il appliqué à autre chose. Vous permîtes, ô mon Dieu, qu'il me dît que non, peut-être sans y penser. Je le crus, car la grâce me faisait croire ce que l'on me disait malgré mes lumières et mes expériences, de sorte que, lorsqu'on m'avait dit le contraire de ce que je pensais, toute autre pensée n'était plus admise dans mon esprit, qui restait si soumis à ce qu'on lui disait qu'il n'avait pas seulement une pensée ni une réflexion contraire. Cela ne me fit aucune peine; car tout état m'était indifférent. Je sentais pourtant augmenter tous les jours en moi une espèce de béatitude. Je fus entièrement délivrée de toute peine et de tous les penchants que je croyais avoir au péché. Il me semble que je faisais alors toutes sortes de biens sans propriété1085 ni retour et s'il se présentait un retour, il était d'abord dissipé. Il me semblait qu'il se tirait comme un rideau qui couvrait cette pensée, et faisait qu'elle ne paraissait plus. Mon imagination fut entièrement fixée, en sorte que je n'en avais plus de peine. J'étais étonnée de la netteté de mon esprit, et de la pureté de mon coeur.

[5.] Je reçus une lettre du Père La Combe qui m'écrivit que Dieu lui avait fait connaître qu'il avait de grands desseins sur moi et qu’il lui avait été dit au memento : «  Vous demeurerez1086 en un même lieu. » Il n'en connut pas davantage, et Dieu ne lui fit rien connaître alors de plus particulier1087. J'avais toujours Genève dans le fond du coeur, sans m'en expliquer à personne. Je ne m'arrêtais pas même à y penser, ni à ce que le Père La Combe m'avait mandé des desseins de Dieu sur mon âme. Je reçus tout cela dans une entière indifférence, sans vouloir ni m'en occuper ni y penser, attendant tout, ô mon Dieu, de votre toute-puissante1088 volonté. Comme ma misère était encore si proche, je craignais même que ce ne fut une ruse du démon qui en m'amusant de la pensée d'un bien que je n'avais pas, me ferait perdre celui que je possédais, en me tirant de mon état. Cette crainte était douce, paisible, animée de confiance et d'espérance. Plus je me voyais misérable, plus1089 je me voyais propre à vos desseins, ô mon Dieu, et plus il me semblait que ma misère, mon incapacité et mon néant ne pouvant rien dérober à Dieu de ce qu'il faisait, il aurait lui seul toute la gloire de ses oeuvres. Je vous disais : «  O mon Seigneur, prenez des misérables et des hébétés pour faire vos ouvrages, afin que l'on vous en rende toute la gloire, et que l'homme ne s'en attribue rien. Si vous preniez une personne de grande vertu, et enrichie de talents, on pourrait lui en attribuer quelque chose ; mais si vous me prenez, on verra bien que vous êtes seul auteur de tout ce que vous ferez. » Je restai de cette sorte sans y penser davantage ni m'en occuper le moins du monde, persuadée que j'étais que si vous vouliez quelque chose de moi mon Dieu, vous m'en fourniriez les moyens. Je me tenais cependant en attente avec une ferme volonté d'exécuter vos ordres aux dépens de ma vie propre lorsque vous me les feriez connaître. Vous m'ôtâtes toute croix, et vous me donnâtes une si grande facilité pour toutes choses que j'en étais surprise. Je me remis à panser les plaies, et vous me faisiez guérir les plus incurables ; lorsque les chirurgiens n'y voulaient plus travailler, ou qu'ils voulaient couper les membres où le mal était attaché, c'était alorsque vous me les faisiez guérir. Je devins si libre que j'aurais pu rester tout le jour à l'église quoique je n'eusse rien de sensible; et aussi, je n'avais nulle peine de n'y être pas, trouvant partout dans une immensité et vastitude très1090 grande celui que je ne possédais plus, mais qui m'avait [123] abîmée en lui.

[6.] O que j'ai bien véritablement éprouvé ce que vous dites dans votre Evangile, qui n'est pas répété des quatres Evangélistes sans sujet, et même dit deux fois dans un Evangile, que quiconque perdra son âme, la trouvera; et quiconque la voudra sauver, la perdra481. O heureuse perte que celle qu'une heureuse nécessité me fit faire ! Lorsque je me croyais plus perdue sans ressource, ce fut alorsque je me trouvai plus sauvée : lorsque je n’apercevais plus1091 rien de moi-même, je trouvai tout en mon Dieu, lorsque j'eus perdu tout bien, je trouvai en lui toutes sortes de biens, lorsque j'eus perdu tous les appuis créés, et même les divins, je me trouvai dans l'heureuse nécessité de tomber dans le pur divin et d'y tomber par tout ce que je croyais qui m'en éloignait davantage. En perdant tous les dons, je trouvai le donateur, en perdant Dieu en moi, je le trouvai en lui dans l'immuable pour ne le plus perdre1092. O pauvres créatures qui passez toute votre vie à goûter les dons de Dieu et qui croyez en cela être les plus favorisées et les plus heureuses, que je vous plains cependant si vous n'allez pas à mon1093 Dieu par la perte de ces mêmes dons! Combien d'âmes passent toute leur vie de cette sorte et se croient des prodiges. Il y a d'autres personnes qui étant destinées de Dieu à mourir à elles-mêmes, passent toute leur vie dans une vie mourante et dans d'étranges agonies sans entrer jamais en Dieu par la mort et la perte totale, parce qu'elles veulent toujours retenir quelque chose sous de bons prétextes et1094 ne se perdent jamais dans toute l'étendue des desseins de Dieu : c'est pourquoi elles ne jouissent jamais de Dieu en plénitude ; ce qui est une perte qui ne se connaîtra parfaitement que dans l'autre vie.

[7.] O mon Seigneur, quel bonheur ne goûtais-je pas dans ma petite solitude et dans mon petit ménage où rien n'interrompait mon repos! Comme je fus longtemps à la campagne et que le bas âge de mes enfants ne requérait pas trop mon application, joint qu'ils étaient en assez bonnes mains, je me retirais tout le jour dans le bois, où je passais autant de jours heureux que j'y avais eu de mois de douleur, car c'était où je donnai liberté1095 à la douleur de me détruire ; c’était aussi dans le commencement où je donnai lieu à l'amour de me consumer ; et c'était alors où je me laissais plus perdre dans un abîme infini et incompréhensible. Je ne puis rien dire de ce qui se passait en moi pour être trop pur, trop simple, et trop hors de moi.

[8.] Vous me traitâtes, ô mon Dieu, comme votre serviteur Job, me rendant au double ce que vous m'aviez ôté, en m’ôtant mes1096 croix. Vous me donnâtes une facilité merveilleuse pour contenter tout le monde, et ce qui est de plus surprenant, c'est que ma belle-mère, qui jusqu'alors s'était toujours plainte de moi quelque soin que j'eusse pris de la satisfaire, sans que je fisse rien pour la contenter, contre son propre naturel qui était de ne se contenter de rien, avouait1097 que l'on ne pouvait être plus contente de moi qu'elle l'était. Les personnes qui m'avaient le plus décriée en témoignèrent de la douleur et devinrent mes panégyristes. Ma réputation se rétablit avec d'autant plus d'avantage qu'elle paraissait plus perdue. Je restais dans une entière paix, tant du dehors que du dedans. Vous fites cela, ô mon Dieu, pour rendre le sacrifice que vous prépariez de me faire faire, et plus douloureux, et plus parfait; car s'il m'eût fallu rompre dans le temps des persécutions, ç'aurait été un soulagement et non un sacrifice; peut-être aussi ne me serais-je jamais pu résoudre de quitter dans le temps de mes peines; j'aurais toujours sans doute appréhendé de descendre de la croix par moi-même et de lui être infidèle. Il me semble que l'on ne pouvait être plus contente et plus heureuse que j'étais et dedans et dehors.

Comme la croix avait toujours été ma fidèle compagne et amie, il1098 se réveillait de temps en temps de petites peines de ne plus souffrir, [124] mais elles étaient absorbées aussitôt dans un fond qui ne pouvait admettre aucuns désirs. Quoique le corps souffrît de grandes douleurs, ce n'était plus douleur, mais un fond1099 qui béatifiait toutes choses. Il me semble que mon âme était devenue comme cette nouvelle Jérusalem de laquelle il est parlé dans l'Apocalypse, où il n'y a plus ni clameur ni douleur482. L'indifférence en moi était parfaite, et l'union au bon plaisir de Dieu si grande que je ne trouvais en moi aucun désir ni tendance. Ce qui me paraissait alors plus perdu en moi était la volonté, car je n'en trouvais pour quoique ce soit ; mon âme ne pouvait s'incliner plus d'un côté que de l'autre : tout ce qu'elle pouvait faire était de se nourrir des providences journalières. Elle trouvait qu'une autre volonté avait pris la place de la sienne, volonté toute divine, qui lui était cependant si propre et si naturelle qu'elle se trouvait infiniment plus libre dans cette volonté qu'elle ne l'avait été dans la sienne propre.

[9.] Ces dispositions, que je décris comme dans un temps passé afin de ne rien confondre, ont toujours subsisté et se sont même toujours plus affermies et perfectionnées jusqu'à l'heure présente. Je ne pouvais désirer ni une chose ni une autre, mais j'étais contente de tout ce qui arrivait, sans y faire ni attention ni réflexion, sinon lorsqu'on me disait : « Voulez-vous ceci ou cela ? », j'étais1100 étonnée que je ne trouvais plus en moi ce qui pouvait vouloir; j'étais comme si tout était disparu chez moi et qu'une puissance plus grande eût pris la place. J'avais bien éprouvé dans les temps qui précédèrent mes peines qu'un plus puissant que moi me conduisait et me faisait agir. Je n'avais alors, ce me semble, de volonté que pour me soumettre avec agrément à tout ce qu'il faisait en moi et par moi, mais ici, il n'en était plus de même : je ne trouvais plus de volonté à soumettre, elle était comme disparue, ou plutôt passée dans une autre volonté. Il me semble que ce puissant et fort1101 faisait alors tout ce qu'il lui plaisait et je ne trouvais plus cette âme qu'il conduisait autrefois par sa houlette et son bâton avec un extrême amour ; il me paraissait seul et comme si cette âme lui eût cédé la place, ou bien plutôt, fut passée en lui pour ne plus faire qu'une même chose avec lui.

[10.] O Union d'unité demandée à Dieu par Jésus-Christ pour les hommes483 et méritée par le même Jésus-Christ, que tu es forte dans une âme que tu perds de la sorte en son Dieu! C'est là qu'après la consommation de cette unité divine, l'âme demeure cachée avec Jésus-Christ en Dieu484. O heureuse perte, et d'autant plus heureuse que ce n'est point de ces pertes passagères que l'extase opère qui sont plutôt des absorbements que des pertes, puisque l'âme se retrouve sitôt après, mais pertes permanentes et durables qui vont toujours se perdant dans une mer immense, comme un petit poisson irait toujours s'abîmant dans une mer infinie. Mais la comparaison ne me paraît pas assez juste : c'est plutôt comme une petite goutte d'eau jetée dans la mer, qui prend toujours plus les qualités de la même mer.

Cette âme recevait sans pouvoir s'incliner ni choisir. Lorsque je parle de pouvoir, je ne l'entends pas d'un pouvoir absolu, mais de celui d'une âme qui a encore des élections et des désirs. Elle recevait dans une entière indifférence ce qui lui était donné ou fait. Elle faisait dans les commencements encore quelques fautes de précipitation, mais cela était comme hors d'elle, sans cependant qu'elle connût son état.

1.29  GENEVE ?

[l.] Je fus obligée d'aller à Paris pour quelques affaires. Etant entrée dans une église fort obscure pour me confesser, j'allai au premier confesseur que je trouvai, que je ne connaissais pas et que je n'ai jamais vu depuis. Je fis simplement ma confession, qui fut fort courte, et je ne dis pas un mot à ce confesseur. Je fus fort surprise lorsque ce confesseur me dit : « Je ne sais qui vous êtes, si vous êtes fille, [125] femme ou veuve, mais1102 je me sens un fort mouvement intérieur de vous dire que vous fassiez ce que Notre-Seigneur vous a fait connaître qu'il voulait de vous; je n'ai que cela à vous dire. » Je lui répondis : « Mon père, je suis une veuve1103, qui ai de petits enfants de quatre et six ans; qu'est-ce que Dieu pourrait vouloir de moi autre chose que de les élever? » Il me dit : « Je n'en sais1104 rien. Vous savez bien si Dieu vous a fait connaître qu'il voulait quelque chose de vous, et si cela est, il n'y a rien qui vous doive empêcher de faire sa volonté : il faut abandonner ces enfants1105 pour la faire. » Cela me surprit fort. Je1106 ne lui dis cependant rien de ce que je sentais pour Genève. Je ne laissai pas de me disposer doucement à tout quitter si vous le vouliez de moi, ô mon Dieu, et si vous m'en faisiez naître les occasions par votre divine providence. Je n'envisageais pas cela comme un bien auquel j'aspirasse, ni comme une vertu que j'espérasse acquérir, ni comme une chose extraordinaire, ni comme un acte qui méritât quelque retour de la part de Dieu ; je ne l'embrassais point comme par zèle ; cela paraissait mort en moi, mais je me laissais aller doucement à ce que l'on me disait être volonté de Dieu, à laquelle la mienne ne pouvait faire de résistance; non par acquiescement, comme autrefois, mais comme n'étant plus, et ne faisant plus ni distinction ni attention.

[2.] Comme j'étais dans cette disposition, vivant dans mon domestique avec une extrême tranquillité sans m'occuper de tout cela, un religieux de l'ordre de Saint-Dominique, de mes amis, eut un grand désir d'aller en mission à Siam. Il demeurait à vingt lieues de chez nous. Comme il était prêt d'en faire le voeu qu'il avait écrit pour le prononcer, il ne lui fut pas possible de le faire. Il lui fut donné à entendre qu'il devait venir m'en parler. Il vint aussitôt et comme il avait quelque répugnance à me le déclarer, il allait dire la messe dans ma chapelle, croyant que Dieu se contenterait qu'il fît son voeu en célébrant la messe que j'entendrais, mais il en fut empêché, de sorte qu'il quitta la chapelle ayant déjà mis l'amict qu'il ôta pour me venir parler. Il me dit donc sa peine.

Quoique1107 je n'eusse ni sentiment ni pensée de rien faire de positif, je me sentis poussée à lui dire ce qui m'était arrivé et la pensée que j'avais pour Genève depuis longtemps. Je lui contai même un songe qui m'avait paru surnaturel, qui m'était arrivé la nuit de la Transfiguration, sixième jour d'août, un an jour pour jour devant les vœux que je fis, que je dirai dans1108 la suite. Il me sembla de voir l'ecclésiastique du logis avec mon fils, le cadet, qui regardait le ciel avec beaucoup d'admiration, ils s'écrièrent que le ciel était ouvert, ils me priaient d'y aller, qu'ils voyaient le Thabor et le ciel ouvert. Je leur dis que je ne voulais pas y aller, que le Thabor n'était pas pour moi, qu'il ne me fallait que le Calvaire. Ils me pressèrent si fort de sortir que ne pouvant résister à leurs importunités, je m'y rendis, je ne vis plus qu'un reste de lumière et en même temps je vis descendre du ciel une croix d'une grandeur démesurée. Je vis quantité de gens de toutes espèces, prêtres, religieux qui faisaient effort pour l'empêcher de venir. Je ne faisais autre chose que de rester en ma place en paix, sans faire effort pour la prendre, mais je restais en paix et contente1109. Je l'aperçus qu’elle s'approchait de moi. Elle avait avec elle un étendard de la même couleur que la croix. Elle vint se jeter d'elle-même entre mes bras, je la reçus avec une extrême joie. Les bénédictines ayant voulu me l'ôter, elle se retira de leurs mains pour se jeter dans les miennes; j’en eus encore d’autres que j’écrirai.

[3.] Comme1110 je m'entretenais de cela avec ce père, j'eus un fort mouvement de lui dire : « Mon père, vous n'irez point à Siam, vous me servirez en cette1111 affaire, et c'est [126] pour cela que Dieu vous a envoyé ici. Je vous prie de me donner votre avis. » Il est fort savant. Il me dit qu'il resterait trois jours avec moi à la campagne, et qu'après avoir recommandé l'affaire à Dieu durant ces trois jours et dit trois messes, il me dirait son sentiment. Il me dit donc après ce temps, qu'il croyait que c'était la volonté de Dieu que j'allasse en ce pays-là, mais qu'afin d'en être plus assurée, il fallait voir l'évêque de Genève. Que s'il approuvait mon dessein, c'était une marque qu'il était de Dieu, que s'il le condamnait, il n'y fallait plus penser. J'entrai dans son sentiment et il s'offrit d'aller à Annecy pour lui parler1112, et de me rendre un compte fidèle de ce qu'ils auraient résolu ensemble. Comme il était âgé, nous raisonnâmes de quelle manière il irait pour être moins incommodé1113, lorsqu'il vint deux religieux passant, qui nous dirent : «  Savez-vous bien une nouvelle : l'évêque1114 de Genève485 est à1115 Paris. Cela me parut, ô mon Dieu, un miracle de votre Providence. Ce bon religieux se résolut d'y aller. Il me conseilla d'écrire au Père La Combe pour savoir son sentiment et recommander l'affaire à ses prières, sachant qu'il était du pays. Il voulut lui-même lui écrire pour mieux savoir toutes choses. Il parla1116 donc à Paris à M. de Genève, et comme il arriva une affaire que la divine providence me ménagea pour me faire aller à Paris, je parlai moi-même à M. de Genève. Je lui dis que mon dessein était d’aller dans ce pays-là et y employer une partie de mes biens pour faire un établissement pour ceux qui voudraient véritablement se convertir et se donner à Dieu sans réserve, que quantité de serviteurs et servantes de Dieu m’avaient assuré que Dieu demandait cela de moi, et quoique je ne sentisse aucun penchant marqué pour cela, je crus néanmoins devoir obéir à la voix de Dieu qui m’était marquée par tant de personnes différentes qui ne s’étant jamais connues et étant fort éloignées les unes des autres, me mandaient cependant la même chose 1117 ;

[4.] toutes choses qu’il approuva. Il me dit qu’il y avait des Nouvelles Catholiques486 à Gex487 1118 et que c’était une providence.

Je lui dis que1119 je n’avais point de vocation pour Gex mais pour Genève. Il me dit que je pouvais aller de là à Genève. Je crus que c'était une occasion que la divine Providence m'envoyait pour faire ce voyage avec moins de difficulté, et comme je ne savais rien de positif de ce que Dieu voulait de moi, je ne voulais pas m'opposer à rien. Peut-être, disais-je, qu'il veut que je contribue seulement à cet établissement.

[5.] Je fus voir la Supérieure des Nouvelles Catholiques de Paris pour savoir comment toutes choses allaient; elle m'en témoigna bien de la joie, et m'assura qu'elle serait de la partie. Comme c'est une grande servante de Dieu, cela me confirma. Car lorsque je1120 pouvais réfléchir un moment, ce qui était rare, je croyais que Dieu prendrait cette fille pour sa vertu, et moi pour mon bien, car sitôt que par infidélité je me regardais, je ne pouvais croire que Dieu voulût se servir de moi, mais lorsque je voyais les choses en Dieu, il me semblait que, plus j'étais peu de chose, plus j'étais propre à ses desseins. Comme je ne voyais rien en moi d'extraordinaire, et que je me croyais dans le plus bas étage de la perfection et qu'il me paraissait, faute de lumière - car mon âme n'était pas parfaitement établie dans la lumière éternelle, qui est Dieu - qu'il fallait des lumières extraordinaires pour des desseins extraordinaires, cela1121 me faisait hésiter et craindre la tromperie. Je ne comprenais pas assez que de suivre pas à pas la divine providence était la plus grande et la plus pure lumière, et qu'outre cela Dieu m'en donnait de continuelles, et d'autant plus admirables que je les recherchais moins. Ce n'est pas que je craignisse quelque chose pour mon salut et ma perfection1122, ce que j'avais remis à Dieu, mais je craignais de ne pas faire la volonté de Dieu pour la vouloir trop faire. J'allai consulter le P. g. M., fils488 1123 de la Mère de l'Incarnation du Canada, mais il ne me décida rien alors, me demandant du temps pour prier, et qu'il m'écrirait ce qui serait de la1124 volonté de Dieu sur moi.

[6.] J'avais quelque peine d’en parler1125 à M. Bertot, tant à cause de la difficulté de lui parler, que parce que je savais combien il condamnait les choses extraordinaires et que d'ailleurs ne m’aidant aucunement1126 pour mon intérieur, - qu'il disait être l’oraison d'affection1127 ; quoique je ne susse ce que c'était ; je me soumettais contre mes lumières à ce qu'il me disait, quoiqu'il m'eût autrefois [127] certifié sur l’oraison de foi; mais je laissais toutes mes expériences lorsqu'il s'agissait de croire et d'obéir. Mais comment aurait-il connu mon intérieur, puisque je ne pouvais lui en rien dire ?  » je crus cependant que, quoiqu'il ne m'aidât plus, je devais m'adresser à lui pour une affaire de cette importance, et préférer ses lumières à toutes autres, persuadée que j'étais qu'il me dirait infailliblement la volonté de Dieu. J'y allai donc, et il me dit que mon dessein était de Dieu et qu'il y avait déjà quelque temps que Dieu lui avait fait connaître qu'il voulait quelque chose de moi. Je le crus sans hésiter et je revins pour mettre ordre à tout. Plus je me voyais confirmée, plus j'avais d'appréhension sans appréhension, parce que j'aimais beaucoup mes enfants et l'on ne peut goûter un contentement pareil à celui où j'étais.

[7.] Lorsque je fus de retour, je m'abandonnai, ou plutôt je me délaissai entre les mains de Dieu, résolue1128 de ne pas faire une démarche ni pour faire réussir la chose, ni pour l'empêcher, ni pour la faire avancer ou reculer1129 : je me laissais en proie à la providence, faisant un sacrifice volontaire en attendant que j'en fisse un réel. J'avais des songes mystérieux qui ne pronostiquaient que des croix, des persécutions et des douleurs. Mon cœur se soumettait à tout ce que son Dieu pouvait vouloir pour lui. J'en eus un très significatif. Je voyais, en1130 travaillant à quelque chose qui était de nécessité, un certain animal fort petit, et qui paraissait comme mort. Cet animal me parut être l'envie de quelques personnes qui1131 paraissait depuis peu un peu amortie489 contre moi. Je1132 pris cet animal et, comme je vis qu'il faisait ses efforts pour me piquer et qu'il grossissait à vue, je le jetai. Je trouvai qu'il avait empli mes doigts comme d'aiguilles. Je m'approchai d'une personne que je connais fort bien afin qu'il me les ôtât, mais il me les enfonça avec rigueur et je restais pleine de ces pointes, jusqu'à ce qu'un prêtre charitable, d'un mérite extraordinaire dont le visage m'est-encore présent quoique je ne l'aie jamais vu, mais je crois que je le verrai avant que de mourir, ce prêtre prit1133 cet animal avec des tenailles. Sitôt qu'il le tint serré, mes aiguilles tombèrent d'elles-mêmes, et je trouvai que j'entrais facilement dans un lieu qui auparavant me paraissait inaccessible, et quoiqu'il y eût de la boue à la hauteur de la ceinture pour aller à une église abandonnée, je passai dessus sans me salir. Il sera aisé par la suite de ma vie de voir ce que cela signifie.

[8.] L’on s'étonnera sans doute que faisant si peu de cas de tout l'extraordinaire, je rapporte des songes. Je le fais pour deux raisons : la première, par fidélité, ayant promis de ne rien omettre de ce qui me viendrait dans l'esprit; la seconde parce que c'est la manière dont Dieu se sert et se communique aux âmes de foi pour leur donner des significations de l'avenir en choses qui les concerne, quoiqu'il y ait une manière de connaître d'une extrême pureté dont il les gratifie, et que j'expliquerai ailleurs. Ces songes mystérieux se trouvent en quantité d'endroits de l'Ecriture. Ils ont des propriétés singulières de1134 laisser une certitude qu'ils sont mystérieux, et qu'ils auront leur effet en leur temps ; de ne s'effacer presque jamais de la mémoire quoiqu'on oublie tous les autres, et redoubler la certitude de leur vérité toutes les fois que l'on y pense ou que l'on en parle ; de plus, ils produisent une certaine onction au réveil pour la plupart.

[9.] Une religieuse des bénédictines, qui est une très sainte fille, vit dans leur réfectoire Notre-Seigneur attaché à la croix et la Sainte Vierge auprès de lui, qui paraissaient dans une grande peine et faisaient des mouvements qui semblaient marquer leur souffrance et le désir qu'ils avaient de trouver quelqu'un qui voulût les partager. Elle courut en avertir la supérieure qui dit qu'elle avait à faire et ne pouvait y aller. Elle était fort en peine1135 lors qu'elle me rencontra, elle me le dit, elle dit que j’y courus1136 aussitôt, et Notre-Seigneur en parut très content; il me reçut et m'embrassa comme1137 pour m'associer à ses souffrances; après quoi il n'eut plus de peine. Lorsqu'elle me dit cela, je ne lui dit chose aucune de mes desseins. Je compris dans ce moment que c'était [128] des desseins de croix, d'opprobres et d'ignominies pour me faire porter Jésus crucifié.

[10.] Je reçus1138 une lettre du père La Combe qui me manda qu'il avait fait prier de très saintes filles qui étaient en ces quartiers1139, que toutes disaient que Dieu me voulait à Genève. Une religieuse de la Visitation, qui est une très sainte fille, me manda que Dieu lui avait fait connaître la même chose et1140 qu'il lui avait été dit : « Elle sera fille de la croix de Genève. » Une ursuline me fit aussi savoir que Notre-Seigneur lui avait dit qu'il me destinait pour être l'oeil de l'aveugle, le pied du boiteux, le bras du manchot, etc. L'ecclésiastique qui était au logis craignait beaucoup1141 que je ne fusse trompée, mais ce qui acheva de le confirmer pour ce temps-là fut que le père Claude Martin dont1142 j'ai parlé, m'écrivit que Dieu lui avait fait connaître, après beaucoup de prières, qu'il me voulait à Genève, qu'il voulait que je lui fisse un sacrifice généreux de toutes choses. Je lui répondis que Dieu ne voulait peut-être de moi qu'une somme d'argent pour1143 aider à une fondation qui s'allait faire là; que je la fournirais bien sans quitter mes enfants. Il me fit réponse que Dieu lui avait fait connaître qu'il ne voulait point de mes biens, mais qu'il voulait ma personne. Je reçus cette lettre, et en même temps une autre du père La Combe qui1144 me mandait la certitude que Dieu lui avait donnée et à quantité de bonnes servantes de Dieu que Dieu me voulait à Genève. Quoique ces deux religieux fussent à plus de cent cinquante lieues l'un de l'autre, ils m'écrivaient presque la même chose. Je fus surprise de recevoir en même temps ces deux lettres si conformes de gens si éloignés.

[11.] Sitôt que je crus que c'était votre volonté, ô mon Dieu, je ne voyais rien sur la terre capable de m'arrêter. Mes sens ne laissèrent pas d'être abandonnés à la peine que peut causer une telle détermination dans une personne qui est mère et qui aime ses enfants; et sitôt1145 que je faisais réflexion, le doute s'emparait de mon esprit. Je1146 n'avais nul témoignage intérieur. Je ne sentais ni penchant ni désir, mais plutôt répugnance. Cependant je m'abandonnais contre toute espérance, appuyée sur la foi en Dieu qui ne permet pas que ceux qui se confient en lui soient confus490. O mon amour, si je m'étais appuyée sur moi-même ou sur la créature j'aurais appréhendé. Il m'aurait semblé qu'il me serait arrivé ce qui est dit dans l'Ecriture, que je me serais appuyée sur un roseau qui en se rompant m'aurait transpercé la main491, mais m'appuyant sur vous seule, ô bonté infinie, que puis-je craindre ? Quoi ! Vous qui délivrez ceux qui ne vous invoquent qu'à peine, pourriez-vous tromper ou abandonner ceux qui quittent tout pour faire votre volonté? Je me résolus d'aller comme une folle, sans pouvoir dire ni motif ni raison de mon entreprise. On m'assurait que vous le vouliez, ô mon Dieu, et c'était assez pour me faire entreprendre les choses les plus impossibles. Je ne sentais nulle confiance en tous ceux qui me signifiaient votre volonté. Je croyais1147 que comme ils ne me connaissaient pas, ils se trompaient1148; et la vue de ma bassesse me faisait tout craindre. Cependant une confiance au-dessus de toute confiance me faisait voir qu'il valait mieux être trompée faisant ce que je croyais être votre volonté, que de marcher avec plus d'assurance suivant les règles ordinaires en y manquant. Puis, disais-je, pour1149 ce que je vaux, c'est bien la peine de craindre d'être trompée. O mon Dieu, vous ne pouvez tromper. Je croyais fermement que vous fourniriez par votre providence tout ce qui était nécessaire pour l'éducation de mes enfants, et cela dans la pure foi, car les sens étaient sans soutien. Je mettais ordre peu à peu, sans empressement, ne voulant pas faire la moindre chose ni pour faire différer l'affaire, ni pour l'avancer, ni pour la faire réussir. La Providence était ma seule conduite. J'avais l'infidélité de réfléchir, et aussitôt j'hésitais; mais mes pensées n'étaient que comme des distractions, qui se dissipaient par la foi. Je faisais dire cependant une infinité de messes1150, je faisais faire des dévotions de tous côtés; je donnais même [129] des dons à une église dédiée à la Sainte Vierge pour obtenir la grâce de faire votre volonté, et je donnai de fortes aumônes pour obtenir de la connaître.

1.30  REGRETS A SON DEPART, HESITATIONS

[l.] Il semblait, ô mon Dieu, qu'en travaillant par votre providence à me faire tout quitter, vous rendiez tous les jours mes liens plus forts et ma séparation plus condamnable, car1151 enfin, on ne pouvait recevoir d'amitiés plus fortes d'une propre mère que celles que ma belle-mère me témoignait alors. Le moindre petit mal que j'avais la mettait dans une inquiétude mortelle. Elle disait qu'elle avait de la vénération pour la vertu que vous aviez mise en moi. Je crois que ce qui ne contribua pas peu à ce changement, fut qu'elle apprit par des gens qui s'adressèrent même à elle sans y penser, et par providence, que trois personnes m'avaient recherchée; et comme je les avais refusées, quoique ce fussent des personnes d'une qualité si fort au-dessus de la mienne et avec tant d'avantages, elle en resta surprise; mais ce qui la fit le plus rentrer en elle-même, fut qu'elle se souvint qu'elle m'avait dit à moi-même dans le temps que ces personnes me recherchaient, que si je ne me mariais pas, c'est que je ne trouvais pas, et que je ne lui avais pas répondu un mot pour lui faire connaître qu'il ne tenait qu'à moi de le faire avec beaucoup d'avantage. Elle pensa même qu'un traitement aussi rigoureux que celui qu'elle tenait en mon endroit pourrait peut-être bien me porter à me laisser aller aux poursuites afin de me délivrer avec honneur de la tyrannie; elle comprit assez le dommage que cela ferait à mes enfants; enfin vous lui ouvrîtes les yeux et vous changeâtes sa rigueur en tendresse. / Je1152 me suis oubliée avant que de dire la mort de ma mère, de dire ce qui la causa, car ce me fut occasion de bonnes croix. Ma mère qui me vit assez bien avantagée des biens de la fortune, voulut avancer mon frère : elle obligea [5.316] mon père, contre sa volonté, de se défaire de ses charges et à les donner à mon frère pour le tiers de ce qu’elles valaient. Ma belle-mère et mon mari me firent bien sentir que cela les fâchait; ils me le reprochaient et me disaient les personnes que mon mari avait pensé épouser, et cela en soupirant, qu’il était bien malheureux! Pour mon mari, il ne se repentait pas de m’avoir prise, il n’y avait que sa mère. Je disais en moi-même, moi qui avait vu d’autres femmes, que j’eusse [5.317] souhaité qu’ils eussent eu d’autres femmes qui aiment le monde une année seulement, qu’ils en auraient connu la différence! L’on me faisait bien des affronts, et ce que j’ai dit qui a toujours continué, ne diminuait point. Enfin ma mère fit tant qu’elle fit recevoir mon frère dans les charges à dix-neuf ans quoiqu’il en fallut vingt-sept. Il était mon aîné de quatorze mois ; elle se donna tant de peine pour y réussir que fatiguée [5.318] de Paris, elle en sortit le soir à neuf heures, et le lendemain à la même heure elle mourut à trois lieues de Paris : elle fit une mort très chrétienne et parut très détachée de mon frère même qu’elle offrit à Dieu. //

[2.] Je tombai extrêmement malade. Je crus, ô mon Dieu, que vous étiez content de la volonté de mon sacrifice et que vous vouliez celui de ma vie. Ce fut dans cette maladie que ma belle-mère me fit voir la tendresse qu'elle avait pour moi. Elle ne s'écartait presque point de mon lit; et les larmes qu'elle versait faisaient voir la sincérité de son affection. J'en sentais une très grande reconnaissance; il me semblait que je l'aimais comme ma véritable mère. Quelle raison de la quitter lorsqu'elle m'aimait si fort et dans un âge fort avancé!

Cette fille, qui jusqu'alors avait été mon fléau, prit une amitié pour moi inconcevable. Elle me louait partout, disant que j'étais une vraie sainte, quoique j'en fusse si éloignée. Elle me servait avec un respect extraordinaire, me demandait excuse de ce qu'elle m'avait fait souffrir. Elle mourut de regret après mon départ.

[3.] Il y avait un prêtre de mérite, et intérieur, qui avait pris un emploi malgré l'avis que je lui avais donné du contraire. Je ne pouvais croire que Dieu le voulût de lui. C'était1153 qu'il se mit avec le premier homme avec lequel j'avais eu de la liaison1154, et qui m'a tant persécutée. Il s'y mit en se cachant de moi, après m'avoir dit qu'il ne le ferait pas. Notre-Seigneur, qui voulait le sauver, le fit bientôt mourir. Je le voyais déchoir de sa grâce peu à peu par cette infidélité dans les temps de la persécution de ce Monsieur chez lequel il demeurait. J'appris qu'il avait adhéré à ce qu'il lui disait de moi, qu'il en avait même raillé avec lui. Je ne lui en témoignais rien, et même je ne le voyais point. J'étais à la campagne lorsqu'il mourut. Je n'eus pas besoin d'être avertie de sa mort. Je le portai deux fois vingt-quatre heures avec une peine de purgatoire et des terreurs grandes. Il me fut donné à entendre qu'il venait faire un purgatoire auprès de moi, à cause qu'il avait adhéré à la calomnie. Je communiai pour lui, et je ne le sentis plus. Je n'ai jamais porté purgatoire si sensiblement que celui-là.

[4.] Il y avait une religieuse dans un monastère où j'entrais souvent1155. Cette fille était entrée, durant six mois que je fus à la campagne, dans un état de purification que chacun regardait comme une folie dans la maison. On l'enferma même avec violence, ce qui la pensa perdre. Toutes les personnes à qui on l'avait fait voir disaient que c'était folie. A mon retour j'entrai dans cette maison : ils me dirent qu'elle était devenue folle. Je savais que c'était une sainte fille. Je demandai à la voir. Sitôt qu'elle m'approcha, je sentis l'impression comme d'une âme de purgatoire. Je [130] compris aussitôt que ce n'était point folie mais état de purgation492. Je1156 dis à la supérieure que je la priais que l'on ne l'enfermât point, que l'on ne la fît plus voir à personne, mais qu'elle eût la bonté de me la confier, que j'espérais que les choses changeraient. Je compris que sa plus grande peine était de passer pour folle, qu'elle avait pour cela une très grande répugnance, et1157 que lorsque l'état de folie se présentait à son esprit avec la pensée de s'y immoler, loin de le faire, elle y résistait, et devenait toute furieuse. Je lui conseillai de se sacrifier à1158 porter l'état de folie que Jésus-Christ avait voulu porter chez Hérode. Ce sacrifice lui donna d'abord plus de calme. Mais comme Dieu voulait purifier cette âme, il la purifiait de toutes les choses auxquelles elle avait eu le plus d'attache. Elle avait pour sa Supérieure une attache très forte. Elle éprouvait à son égard une peine étrange qui était un désir de la voir et d'être auprès d'elle, et, sitôt qu'elle l'approchait, une haine et opposition effroyables. Elle était de même pour tous ses exercices spirituels pour lesquels elle avait eu attache. Elle passait autrefois les jours devant le Saint-Sacrement, et elle n'y pouvait alors durer un instant. Cela les faisait toujours plus juger qu'elle était folle. Je portais en mon fond un instinct de jugement juste qui ne me trompait point, et j'assurais du contraire, mais pour l'impression de son état comme celui d'un purgatoire, il m'était donné lorsqu'elle m'approchait. Enfin, après avoir souffert étrangement, sa Supérieure m'écrivit que j'avais eu raison et qu'elle était sortie de là purifiée comme un ange. Dieu permit qu'il n'y eût que moi qui connût son état. Vous commenciez à me donner alors, ô mon Dieu, le discernement des esprits.

[5.] L'année que je partis pour m'en aller, l'hiver de devant fut un des plus longs et des plus rudes qu'il y eût eu depuis bien des années. C'était en 1680. La nécessité devint extrême. Cela1159 me fut occasion de faire de très grandes charités. Car outre celles que je faisais en secret aux pauvres honteux qui étaient en très grand nombre, celles que l'on faisait au logis, distribuant du pain à tous les autres, étaient fort grandes. Ma belle-mère voulut être de celle du logis, et nous nous mîmes ensemble pour cela. Elle y contribua avec bien de la bonté et de la charité, et je la trouvais si changée que j'en étais surprise et ravie. Nous donnions au logis quatre-vingt-seize douzaines de pains toutes les semaines, mais les charités secrètes étaient plus fortes. J'avais des filles en métier et de petits garçons. Tout cela fut cause que ma sortie fut bien plus blâmée, et d'autant plus que mes charités avaient plus éclaté. Je ne trouvais alors rien de difficile, et vous donniez, ô mon Dieu, une telle bénédiction à mes aumônes, que je ne trouvais pas qu'il en coûtât rien à ma famille, ce qui me surprenait extrêmement. Avant la mort de mon mari, ma belle-mère lui ayant dit que je le ruinerais par mes charités, quoiqu'il fut lui-même si charitable qu'une année de cherté, étant encore garçon, il distribua une somme très considérable, mais comme ma1160 belle-mère lui disait cela fort souvent, et qu'assurément je donnais avec excès, il me dit qu'il voulait absolument que j'écrivisse toute la dépense de la maison, tout ce que je faisais acheter afin qu'il jugeât de ce que je donnais aux pauvres. Cette nouvelle obligation me paraissait d'autant plus dure que depuis onze ans que j'étais mariée l'on ne s'en était pas avisé. [131] Ce n'était pas l'affront que j'y recevais qui me faisait peine, ce me semble, c'était plutôt la peur de ne pas avoir de quoi donner. Je m'y soumis pourtant sans rien retrancher de mes charités; chose admirable de votre Providence, ô mon Dieu, je n'écrivais aucune de mes aumônes, et ma dépense se trouva juste, sans un sol de plus ou de moins. Je restai dans l'étonnement et je vis bien que mes charités n'étaient faites que sur votre fonds. Cela me rendit encore plus libérale d'un bien qui ne m'appartenait pas. O si l'on savait combien les charités loin d'incommoder apportent la profusion, on en serait charmé ! Combien de dissipations inutiles qui seraient si propres pour la subsistance des pauvres et dont Dieu récompenserait même les familles ! Dans le temps de mes grandes peines, quelques années après mon veuvage, car mes peines ont commencé trois ans avant que je fusse veuve et ont duré quatre ans après, les valets du logis me vinrent dire qu'il y avait dans le chemin [car j'étais à la campagne] un pauvre soldat qui se mourait. Je le fis amener et lui ayant fait préparer un lit dans un lieu séparé, je le gardai plus de quinze jours. Je lui fis recevoir ses sacrements. Son mal était un cours de ventre qui l’avait pris à l'armée; il était si puant et si infecté que, quoique l'on fut assez charitable au logis, personne n'en pouvait approcher. J'allais lui vider ses pots. Il est vrai que je n'ai jamais rien fait qui m'ait tant coûté, car je ne pus jamais m'accoutumer à cette odeur : quand je les vidais, il en sortait une exhalaison si maligne que j'en étais au mourir. Je faisais des efforts des quarts d'heure entiers; il me semblait que mon coeur allait sortir. Je ne désistai jamais de le faire et vous ne permîtes pas, ô mon Dieu, par votre bonté, qu'il m'en arrivât aucun mal. Je gardais quelquefois des pauvres pour les panser, mais cela ne me coûtait rien. Cette odeur était la plus terrible que j'aie sentie en ma vie : aussi en mourut-il. / Les1161 charités que je faisais devenaient tous les jours plus considérables, mais je ne les pouvais plus faire par pensées, prévoyance et application, je faisais simplement celles que la providence me faisait faire qui avait soin de m’en fournir les occasions [5.359] en abondance, soit de donner, ou panser les plaies, mais je ne trouvais nul appui en cela, le faisant sans attention. Mes oraisons étaient de continuelles divagations, je ne pouvais arrêter un moment mon esprit, ma langue faisait milles fautes par paroles indiscrètes. L’on me vint dire un jour qu’il y avait sur le chemin un pauvre soldat qui se mourait493 : je le fis venir au logis et le mis dans un petit endroit de la maison, il avait un dévoiement si terrible qu’il infectait tout le lieu où il était, j’allais lui vider ses pots, mais j’étais si immortifiée [5.360] que je ne le faisais qu’avec des soulèvements de cœur si terribles qu’il semblait que j’allais crever. J’avais contrariété et répugnance en tout. Pour les paroles que l’on me disait je me sentais brûler au dedans et je faisais souvent des échappées. Mon amour-propre me faisait quelquefois découvrir quelques-unes de mes croix, mais l’amour en faisait des reproches si sensibles que je ne pouvais durer en repos. //

[6.] Ce qui me faisait encore plus de peine était la tendresse que j'avais pour mes enfants surtout pour mon cadet que j'avais des raisons d'aimer. Je1162 le voyais porté au bien, et il me semblait que tout secondait dans son naturel les espérances que j'en avais conçues. C'était, ce me semble, beaucoup risquer que de le laisser à une autre éducation; ce qui me faisait plus de peine que toutes les ruptures. J'aurais1163 bien voulu mener ma fille avec moi. Je ne croyais pas la devoir quitter1164, mais elle était malade depuis trois ans d'une fièvre triple-quarte, de1165 sorte qu'il n'y avait nulle apparence de l'emmener. Cependant, ô mon Dieu, vous fites par votre Providence que la santé lui fut rendue si promptement et si parfaitement quatre mois1166 avant mon départ que je la trouvai en l'état de l'emmener.

[7.] Car1167 les liens dont vous me teniez unie à vous, ô mon Dieu, étaient infiniment plus forts que ceux de la chair et du sang. Il me semblait que mon unique devoir était de faire votre volonté et, quand je n'aurais pas été à vous par le titre de votre créature et par l'engagement de ma rédemption, les lois de mon mariage sacré ne sont-elles pas de tout quitter pour suivre son Époux. Il fallait donc vous suivre où vous m'appeliez, car quoique j'aie beaucoup hésité avant que de partir, je n'ai jamais douté dans la suite que ce ne fût votre volonté, et quoique les hommes [132] qui ne jugent des choses que selon le succès avantageux qu'elles paraîssent avoir, ayant pris occasion de ma déroute et de mes disgrâces pour juger de mon appel et le condamner d'erreur, d'illusion et de fausseté, c'est ce même renversement et les multitudes étranges des croix qu'il m'a attirés qui m'ont fait juger de sa vérité, en sorte que bien que la prison où je suis maintenant494 en soit une suite, je suis plus convaincue que jamais que l'abandon que j'ai fait de toutes choses a été selon votre volonté. Si cela n'était pas, votre Evangile n'aurait donc point de vérité, lui qui promet le centuple dès cette vie et des persécutions à ceux qui quitteront tout pour votre amour. N'ai-je pas eu le centuple infiniment par la possession si entière que vous avez prise de moi, par la fermeté inébranlable que vous me donnez dans mes souffrances, par la tranquillité parfaite au milieu de la plus furieuse tempête dont je suis battue, par1168 une joie, largeur et liberté infinie que j'éprouve dans la plus étroite et plus rigoureuse captivité? Combien de persécutions sont-elles venues fondre sur moi, comme on le verra et dont je ne suis pas à bout, puisque je suis encore prisonnière? Je ne désire point que ma prison finisse; j'aime mes chaînes, tout m'est égal, parce qu'il n'y a plus de volonté chez moi ni d'autre amour que l'amour et la volonté de celui qui me possède et en qui je suis passée. Il ne faut pas croire qu'il me donne du goût sensible pour mes croix. Mon coeur est bien éloigné de cela, elles se portent toutes très nuement, mais avec une fermeté qui n'est plus en moi, ni de moi, mais en celui qui est notre vie, puisque j'ose dire avec mon Apôtre : Je ne vis plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi. C'est en lui que nous vivons, que nous agissons et que nous sommes495

[8.] Pour revenir au sujet dont je m'écarte souvent sans y penser, je dis donc que ce qui me faisait le plus de peine n'était pas tant de m'en aller comme de m'engager avec les Nouvelles Catholiques. Je voulais trouver en moi un attrait pour elles : j'en cherchais et je n'en trouvais point. Cet institut était opposé à mon esprit et à mon coeur, non que je n'aimasse de contribuer à la conversion des âmes errantes, puisque j'avais pour leur conversion autant d'attrait que j'en étais capable dans un fond très mort et très anéanti, mais la manière de vie et l'esprit de cet institut ne me convenait pas ; et lorsque je voulais me surmonter en ce point, et me lier avec elles, mon âme perdait sa paix. J'aurais pu croire que je leur aurais été assez propre puisque vous vous étiez servi de moi, ô mon Dieu, avant mon départ, pour convertir des familles entières, dont l'une était composée de onze ou douze personnes. D'ailleurs le Père La Combe m'avait mandé de me servir de cette occasion pour partir, et ne me disait point si je devais m'engager avec elles ou non. Ainsi ce fut la seule Providence de mon Dieu, à laquelle j'étais abandonnée sans réserve, qui m'empêcha de me lier avec elles.

[9.] Un jour que par infidélité je réfléchissais sur cette entreprise, je me trouvais un peu ébranlée par la crainte de me méprendre, ce qui fut augmenté sur ce que l'ecclésiastique du logis, qui était le seul auquel j'avais confié mon secret, me dit que j'avais mal consulté, qu'assurément [133] je ne m'étais pas bien expliquée. Comme j'étais un peu abattue, il me vint un mouvement d'ouvrir Isaïe. Je trouvai à l'ouverture du livre cet endroit : Ne crains point, ô Jacob, qui es comme un petit ver, et vous, Israël, qui êtes comme mort. Ce sera moi qui vous conduirai. Ne craignez point, car vous êtes à moi. Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous.496

[10.] J'avais un fort grand courage pour aller, mais j'avais peine à me persuader que ce fut pour être aux Nouvelles Catholiques. Il était cependant nécessaire que je visse la soeur Garnier, supérieure des Nouvelles Catholiques de Paris1169 avant de partir, afin de prendre des mesures avec elle. Mais je ne pouvais aller à Paris parce que ce voyage m'aurait empêché d'en faire un autre dans le temps qu'il m'aurait fallu partir. Quoique cette fille fut fort incommodée, elle se résolut de me venir trouver, mais, ô mon Dieu, vous conduisiez les choses d'une telle manière par votre Providence pour faire tout venir au point de votre volonté que je voyais tous les jours de nouveaux miracles qui me charmaient. Car vous preniez avec une bonté paternelle soin des plus petites choses. Comme elle pensait partir, elle tomba malade1170 et vous le permîtes de la sorte pour donner lieu à une personne qui aurait tout découvert, de faire un voyage. Elle partit enfin encore très faible, et comme elle m'avait donné avis du jour de son départ, voyant que ce jour-là il faisait une chaleur excessive et un temps si étouffé que je m'imaginai bien que, la choyant chez elle comme on faisait, on ne la laisserait pas partir, ce qui était vrai comme elle me le dit elle-même depuis, je m'adressai à Notre-Seigneur [disant] : «  Encore s'il faisait du vent! cela tempérerait la chaleur et cette bonne fille pourrait venir. » A peine eus-je dit cela qu'il s'éleva tout à coup un vent si frais que j'en fus étonnée et ce vent ne cessa point pendant tout son voyage jusqu'après son retour.

[11.] J'allai au-devant d'elle, et la menai à une maison de campagne de sorte qu'elle ne fut vue de personne ni connue. Ce qui embarrassa1171 un peu fut que j'avais deux de mes domestiques qui la connaissaient, mais comme j'étais après à travailler à la conversion d'une dame huguenotte, je1172 ménageai des conversations avec elle de sorte qu'ils crurent aisément que c'était pour cela que je l'avais fait venir et qu'il fallait garder le secret afin que cette dame ne fut point rebutée de venir, sachant qui elle était. Vous fites, ô mon Dieu, que quoique je ne fusse point de controverse, je ne laissai pas de répondre à tous ses doutes, de manière qu'elle ne pouvait ne point se rendre. Quoique la soeur Garnier eût bien du talent et de la grâce, cependant ses paroles ne faisaient point dans cette âme l'effet que celles que vous me faisiez lui dire y faisaient, comme elle m'en a assurée elle-même. Elle ne pouvait même s'empêcher de le dire. Je sentis un mouvement de vous la demander comme un témoignage de votre sainte volonté. Vous me l'accordâtes, ô mon Dieu, quoiqu'elle ne fit son abjuration qu'après mon départ et non devant, voulant me faire partir sans assurance que la divine Providence conduisait toutes choses1173. La soeur fut bien quatre jours sans1174 me déclarer ses pensées. Le quatrième elle me dit qu'elle1175 ne viendrait pas avec moi. Je fus d'autant plus surprise que je m'étais persuadée que Dieu, sans avoir égard à ma misère, donnerait à sa vertu ce qu'il refuserait à mes démérites. D'ailleurs les sujets qu'elle me proposait me paraissaient sans grâce surnaturelle et tout humains. Cela me fit hésiter quelques moments, puis prenant un nouveau courage par l'abandon de tout moi-même, je lui dis : « Je n'y vais pas pour vous, je ne laisserai pas d'y aller sans vous. » Elle fut surprise, comme elle me l'avoua, car elle croyait que sitôt [134] qu’elle n’irait pas, je n'y voudrais plus aller.

[12.] Je réglai toutes choses, et j'écrivis sur un papier comme je voulais le contrat d'association avec elle. Je ne l'eus pas plus tôt fait qu'après la communion je sentis des brûlements et troubles effroyables. J’allai trouver la soeur1176 Garnier et, comme je savais qu'elle avait l'esprit de Dieu, je ne fis aucune difficulté de lui dire ma peine. Je lui fis entendre que je ne doutais pas que Dieu me demandât à Genève, mais que je ne savais pas s'il me voulait de leur congrégation. Elle me demanda [du temps] jusqu'après la messe et la communion, et qu'elle me dirait ce qu'elle croyait que Dieu voudrait de moi. Vous vous servîtes d’elle malgré ses propres intérêts et contre son1177 inclination, pour me faire connaître votre volonté, mon Seigneur. Elle me dit donc que je ne devais point me lier avec elle et que ce n'était pas votre dessein, que je devais m'en aller simplement avec ses soeurs; et que lorsque je serais là, le Père La Combe de qui elle avait vu la lettre, me signifierait votre volonté ; j'entrai d'abord dans ces avis, et mon âme recouvra sa paix.

[13.] Mon premier dessein, ou plutôt ma première pensée, avait été, avant que je susse que les Nouvelles Catholiques allaient à Gex, d'aller à Genève, comme alors il y avait des catholiques en service et autrement, et de me mettre dans une petite chambre sans éclat ni me1178 déclarer d'abord, et comme je savais faire toutes sortes d'onguents, panser les plaies, et surtout les écrouelles, dont il y a beaucoup en ce lieu, et pour lesquelles j'avais un remède très assuré, je me fusse insinuée doucement en cette manière et avec les charités que je leur aurais faites, et de cette sorte j'y aurais gagné bien des personnes. Je ne doute pas que si je m'y fusse prise ainsi, les choses eussent peut-être mieux réussi. Cependant je crus que je ferais mieux de suivre le sentiment de l'évêque que mes lumières1179. Mais que dis-je, ô mon Dieu, votre dessein éternel n'a-t-il pas eu son effet, et son accomplissement en moi ? L’on parle en homme parce que l'on est homme; mais, ô Dieu, lors qu'on regarde les choses en vous, l’on les voit bien avec d'autres yeux. Oui, mon Seigneur, votre dessein était de donner Genève, non à mes soins et à mes paroles, mais à mes souffrances. Car plus je vois les choses désespérées, plus j'espère la conversion de cette ville1180 par une voie connue à vous seul. Oui, Genève, vous verrez dans vos murailles refleurir la religion catholique que1181 l'erreur en a bannie, et il se vérifiera très heureusement en votre faveur ces belles paroles qui sont écrites sur votre maison de ville : «  Après les ténèbres, la lumière » : et, quoique vous les preniez à présent dans un sens tout contraire, il est certain que vous serez un jour éclairée de la lumière de vérité et que ce beau temple de saint Pierre aura encore l'avantage de renfermer dans son sein nos redoutables mystères. Qu'il est bien vrai dans un sens, ô mon Seigneur, que1182 vous m'avez fait fille de la Croix de Genève et que je donnerais de bon coeur mon sang pour y voir arborer votre croix! Le Père La Combe m'a dit depuis qu'il avait eu de son côté un fort mouvement de me mander de ne me point engager avec les Nouvelles Catholiques, qu'il ne croyait pas que ce fut la volonté de Dieu, mais il l'oublia. Je ne pouvais plus consulter M. Bertot, car il était mort quatre mois avant mon départ497. J'eus quelque signe de1183 sa mort; je fus la seule à qui il s'adressa : il m'a semblé qu'il me fit part de son esprit pour aider ses enfants498.

[14.] Il me vint une crainte que le rebut que j'avais senti de me dépouiller en faveur des Nouvelles Catholiques de ce que je destinais pour Genève ne fut une ruse de la nature, qui ne veut point se dépouiller. J'écrivis à la soeur Garnier de faire dresser un contrat selon mon premier mémoire. Vous permîtes, ô mon Dieu, que je fisse cette faute pour me faire davantage connaître votre protection sur moi.

(fin de la première partie)


Ecrits spirituels de jeunesse