Madame Guyon II
II
Un choix établi par Dominique Tronc
Série Madame Guyon
Opus « Madame Guyon »
Quinze ouvrages
Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies
I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.
III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).
IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.
V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.
VI Les Justifications. Clés 1 à 44.
VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.
VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.
IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.
XI Années d’épreuves – Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.
Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.
Indexes et Tables.
Les Explications des Écritures représentent la moitié de la masse publiée au dix-huitième siècle. Nous les réduisons à un choix ne couvrant que le dixième de notre édition des œuvres choisies de Madame Guyon.
Cela se justifie, car composé assez tôt, avant les épreuves des prisons, elles n’atteignent que rarement à la limpide profondeur des textes rédigés par la suite et assemblés sous le nom prudent, mais peu révélateur de Discours.
À la cause d’une « jeunesse mystique » à affiner s’ajoute la difficulté de trouver un sens mystique à ce qui ne l’est qu’indirectement. On a donc reproché le caractère parfois « tiré par les cheveux », en tout cas très libre, de l’immense commentaire explicatif.
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Après l’introduction, je suis l’ordre classique : Écriture sainte puis Nouveau Testament.
Le début de l’Évangile de Matthieu jusqu’au Pater est livré intégralement1 : cent trente pages sans coupures : récits d’enfance, Béatitudes, comment les vivre intérieurement, le Pater — l’essentiel chrétien. On appréciera les difficultés de l’auteure pour « mistiquer » en tenant compte de critiques qui ne tardèrent pas.
Les écrits « normatifs » du Moyen court et des Torrents s’appuient sur deux volets méconnus de l’œuvre de madame Guyon. Il s’agit des Explications qui portent sur les livres retenus par la Vulgate de l’Église catholique et s’avèrent très amples2 ainsi que sur celles insérées dans les Justifications, remarquable choix opéré sur des extraits d’œuvres mystiques.
Le présent tome « 2. Explications des Écritures » rompt le récit de la Vie par elle-même afin de respecter l’ordre chronologique de composition3 dans la présentation en douze tomes du corpus.
Mon choix d’Explications propose une faible partie de celles concernant les textes sacrés des deux Testaments en privilégiant le Cantique seul texte de l’ensemble qui, ayant fait l’objet d’une première publication en 1688, bénéficiera d’annotations par son auteur en 1694 puis en privilégiant le début jusqu’au Pater de l’évangile selon Matthieu en sa partie essentielle qui couvre les Béatitudes.
Le récit de la Vie, seul témoignage disponible sur la période grenobloise, relate les circonstances de leur composition. Dans cette autobiographie, Mme Guyon décrit l’élan qu’elle a ressenti d’écrire ces Explications et elle affirme avoir obéi à une injonction intérieure divine4. Mais elle n’a pas écrit pour elle-même : elle évoque le « grand nombre de personnes que Notre Seigneur » lui faisait aider à cette époque5, dont « trois religieux fameux […] un grand nombre de religieuses… »6. Nous supposons qu’elle fut amenée à relire l’Écriture à la suite de questions qui lui furent posées par ces religieux et ces religieuses qui se nourrissaient de la parole de Dieu et en cherchaient le sens intérieur :
Vous ne vous contentâtes pas de me faire parler, mon Dieu […] Il y avait du temps que je ne lisais plus […] Sitôt que je commençai de lire l’Écriture sainte, il me fut donné d’écrire le passage que je lisais et aussitôt tout de suite, il m’en était donné l’explication…7.
La part la plus considérable du travail d’écriture eut lieu à Grenoble entre avril 1684 et mars 1685, après un séjour à Thonon et un premier voyage à Turin, mais avant le second voyage à Verceil, près de Turin, qui fut suivi du retour définitif à Paris en juillet 1686. Elle avait toutefois rédigé certaines parties auparavant, dont l’interprétation du Cantique publiée en 16858 et celle de l’Apocalypse9.
Les circonstances de la composition de ses Explications sont décrites dans la Vie, qui insiste sur leur flux spontané qui provient de Dieu seul et non de l’être humain. Il ne s’agit pas de rechercher l’apport de notre inconscient, comme dans l’écriture automatique des surréalistes : cette rédaction rapide et sans repentir est liée à un état contemplatif où l’auteur sert de canal au divin. La justesse d’un texte et ses multiples implications apparaissent d’autant mieux que l’auteur ne tente aucune capture volontaire :
… je voyais que j’écrivais des choses que je n’avais jamais sues […] je ne me souvenais de quoi que ce soit de ce que j’avais écrit, et il ne m’en restait ni espèces ni images10.
De cette sorte, Notre Seigneur me fit expliquer toute la Sainte Écriture. Je n’avais aucun livre que la Bible, et ne me suis servie que de celui-là, sans jamais rien chercher11.
Aucune appropriation personnelle ne lui fut permise :
Vous me faisiez écrire avec tant de pureté qu’il me fallait cesser et reprendre comme Vous le vouliez. […] j’avais la tête si libre qu’elle était dans un vide entier. J’étais si dégagée de ce que j’écrivais qu’il m’était comme étranger. Il me prit une réflexion : j’en fus punie, mon écriture tarit aussitôt, et je restai comme une bête jusqu’à ce que je fusse éclairée là-dessus. La moindre joie des grâces que Vous me faisiez était punie très rigoureusement12.
Madame Guyon s’émerveille aussi de l’abondance de son inspiration et de la force qui lui était donnée pour transcrire ce flot :
Je continuais toujours d’écrire, et avec une vitesse inconcevable, car la main ne pouvait presque suivre l’Esprit qui dictait et, durant un si long ouvrage, je ne changeai point de conduite, ni me servis d’aucuns livres. L’écrivain ne pouvait, quelque diligence qu’il fît, copier en cinq jours ce que j’écrivais en une nuit. […]
Au commencement, je commis bien des fautes, n’étant pas encore stylée à l’opération de l’Esprit de Dieu qui me faisait écrire. Car Il me faisait cesser d’écrire lorsque j’avais le temps d’écrire et que je le pouvais commodément ; et lorsqu’il me semblait avoir un fort grand besoin de dormir, c’était alors qu’Il me faisait écrire. Lorsque j’écrivais le jour, c’était des interruptions continuelles, car je n’avais pas le temps de manger, à cause de la grande quantité de monde qui venait : il fallait tout quitter sitôt que l’on me demandait ; et j’avais pour surcroît la fille qui me servait dans l’état dont j’ai parlé, qui sans raison me venait interrompre à tout coup, selon que son humeur la prenait. Je laissais souvent le sens à moitié fini sans me mettre en peine si ce que j’écrivais était suivi ou non13.
Nous avons donc affaire à une masse de textes de valeurs inégales. Les pages les plus belles et certaines interprétations originales profondes restent enfouies dans un ensemble dont elle explique les différences de qualité par une raison spirituelle :
Toutes les fautes qui sont dans mes écrits viennent de ce que, n’étant pas accoutumée à l’opération de Dieu, j’y étais souvent infidèle, croyant bien faire de continuer d’écrire lorsque j’en avais le temps sans en avoir le mouvement, parce qu’on m’avait ordonné d’achever l’ouvrage 14 : de sorte qu’il est aisé de voir des endroits qui sont beaux et soutenus, et d’autres qui n’ont ni goût ni onction15.
La presque totalité des livres des deux Testaments est couverte à l’exception de certains versets. Ceux qui sont largement expliqués constituent des points de départ à l’interprétation de divers aspects de la vie intérieure, conformément au titre. Le parti pris est rigoureux et absolu : Mme Guyon fait correspondre les événements rapportés par la Bible à des expériences mystiques des temps anciens, dont elle explicite les images et l’actualité toujours vivante. Le texte sacré devient ainsi une source d’inspiration pour les « chrétiens intérieurs » qui les expérimentent.
Cet ensemble est demeuré dans l’oubli par suite de son volume considérable et d’une utilisation des textes qui reste dans la ligne traditionnelle des commentaires spirituels : compte tenu du but tout intérieur de Mme Guyon, qui ne voit dans le texte sacré que l’expression d’une vie intérieure mystique, les problématiques modernes d’analyse biblique ouvertes par Spinoza16 et R. Simon sont ignorées. Mme Guyon s’inscrit dans la longue tradition des Pères de l’Église aussi bien que des auteurs juifs, mais en privilégiant le vécu mystique, elle souligne l’originalité de sa démarche :
Les Saintes Écritures ont […] beaucoup de sens différents. Les grands hommes qui ont de la science se sont attachés au sens littéral et à d’autres sens. Mais personne n’a entrepris, que je sache, d’expliquer le sens mistique ou intérieur, du moins entièrement17.
On sait comment cette tradition a été remplacée durant ces trois derniers siècles par le travail critique d’historiens et interprètes modernes qui ont rétabli des textes exacts et ont éclairé leur genèse. Mais revenir à des interprétations visant au sens intérieur permet de ne pas négliger le sens profond voulu par des auteurs qui par ailleurs ne recherchaient guère une exactitude historique et ne peuvent donc faire l’objet d’une interprétation littérale.
L’interprétation mystique des textes sacrés chrétiens a disparu de fait très souvent de l’horizon de traducteurs modernes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, madame Guyon commente ainsi l’évangile de Marc, au chapitre I :
[…] La perfection consiste à connaître que nous avons Dieu en nous, à L’y chercher et à L’y trouver. Jésus-Christ nous apprend que le royaume de Dieu est en nous18.
La traduction TOB de Luc 17, 21 diffère de cette traduction : « … en effet, le Règne de Dieu est parmi vous ». Elle est accompagnée de la note explicite suivante, qui traduit une orientation tout extérieure, mettant en valeur l’assemblée des croyants :
On traduit parfois : en vous, mais cette traduction a l’inconvénient de faire du Règne de Dieu une réalité seulement intérieure et privée. Pour Jésus, ce Règne qui concerne tout le peuple de Dieu est présent en fait dans son action de salut (cf. 11, 20). Il est à votre portée19.
Face à cette tendance extravertie et communautaire, le commentaire de madame Guyon prend le parti-pris obstiné de ne faire apparaître que la richesse intérieure du texte biblique. À ce titre, il clôt une précieuse tradition d’interprétations, mais peut encore alimenter la vie spirituelle de nos contemporains.
La primauté de l’expérience sur la croyance est affirmée catégoriquement par tous les spirituels, mais les versets de l’Ecriture demeurent ici des révélations sacrées, comme le pensait la très grande majorité des hommes au XVIIe siècle et comme l’imposait la religion. Chez madame Guyon, l’interprétation de l’expérience à l’intérieur de la foi chrétienne apparaît profonde et cohérente. Les versets sont compris comme des témoignages de contacts vécus par leurs rédacteurs avec le Plus grand que soi, l’Inconnaissable, l’Immense, désigné ici tout au long par le mot « Dieu » et associé pour elle-même au médiateur Jésus-Christ. Souvent elle interprète ces versets de façon à décrire la voie mystique, parfois au prix d’une grande liberté prise dans l’interprétation analogique. On retrouve rarement une approche similaire chez les spirituels chrétiens et juifs, pour lesquels le texte est parfois considéré comme un témoignage, mais presque jamais comme la description d’une échelle mystique.
Les récits ne se situent plus dans l’histoire, mais présentent les étapes du retournement, du cheminement difficile vers le « cœur », « l’intérieur », le centre où le Divin réside et Se manifeste à l’homme. Le texte sacré traduit ainsi une expérience intime qui se renouvelle d’âge en âge, et par là, le commentaire guyonnien garde une valeur intemporelle.
Madame Guyon, tout en dialoguant librement avec Dieu, écarte toute manifestation particulière excessive, « mystique » dans le sens que l’on prête trop souvent à ce terme, lorsqu’il est réifié en un substantif associé à des phénomènes (visions, sensations…) qu’elle considère comme dangereux ou négligeables. Elle n’attache de prix qu’à l’expérience du grand fond où les âmes mystiques :
… ne peuvent rien distinguer de Lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont : c’est pourquoi on appelle cette voie « mystique », qui veut dire secrète et imperceptible20…
Elle utilise cependant avec précision son expérience intime pour comprendre le sens profond du texte sacré. Elle le fait ainsi revivre, parce qu’il est éclairé par un vécu personnel similaire à celui que transcrivit le rédacteur dans des formulations et par des images adaptées à son temps. En ce sens, elle s’approche probablement de plus près de l’intention de l’écrivain sacré que ne le font des commentaires modernes, souvent anachroniques par leur orientation historicisante. On note enfin que madame Guyon ne décrit jamais son vécu directement, car elle est sobre quand il ne s’agit pas seulement d’elle-même, et qu’elle se méfie de tendances au prophétisme ou au millénarisme.
Expliquer les divers écrits sacrés comme des expressions d’une même vérité humaine d’expérience intérieure est peut-être devenu la seule approche acceptable par notre époque : une explication se soumet à ce qui apparaît comme raisonnable et l’autorité de l’expérience subordonne les croyances au vécu.
Les deux éditions du XVIIIe siècle par les pasteurs Poiret [1714-1715] puis Dutoit [1790] sont devenues très rares 21 ; aucune édition fidèle n’est aisément accessible22. Les vingt tomes de l’ensemble des Explications correspondent à la moitié de l’œuvre de madame Guyon publiée par Pierre Poiret en trente-neuf tomes, puis rééditée très fidèlement par Dutoit en quarante tomes (par adjonction du tome de la correspondance « secrète » avec Fénelon).
Nous nous limitons en général à des extraits, parfois elliptiques. Nous n’avons pas cru pouvoir supprimer les crochets entourant les points de suspension qui signalent toutes les omissions ; mais la gêne apportée à la lecture demeure limitée par une certaine lenteur requise pour apprécier un contenu qui doit être expérimenté.
L’orthographe est modernisée. La ponctuation — trop abondante dans l’édition de Poiret, très certainement absente dans les manuscrits aujourd’hui disparus — est reprise. Nous utilisons des majuscules, parfois abondantes, pour éclairer le dialogue permanent entre Dieu et l’homme de foi. Nous indiquons entre crochets, au début de chaque nouvelle pagination, les tomes de l’édition Poiret, ses paginations (qui ne sont pas toujours réinitialisées d’un tome au suivant !), et bien sûr nos omissions qui rendent ce texte plus lisible pour notre temps23. Enfin nous reproduisons en italiques les versets cités ainsi que leurs reprises dans les commentaires24.
Certains livres sacrés ont été favorisés : ainsi nous donnons ici in-extenso le commentaire de la Genèse, où le lecteur trouvera un ensemble complet des commentaires aux premiers versets, de façon à lui permettre de se faire une idée de la progression habituelle à madame Guyon et de respirer le parfum ample et tranquille qui caractérise en général son œuvre. Un parallèle est ici mené de bout en bout entre le vécu dans la voie mystique et le récit biblique : c’est l’intérêt et l’originalité de ce commentaire résolument « intérieur ».
J’omets ici le commentaire au Cantique25. Le lecteur le lira au tome 3. Oeuvres mystiques où il est rattaché aux rares écrits « normatifs » car publiés avant 1694, la date des « Entretiens d’Issy » et de la rédaction des « Justifications » qui en font la défense à côté d’extraits du Moyen court.
Je donne par contre tout le début de Matthieu jusqu’au Pater. Partie essentielle qui couvre les Béatitudes, elle couvre une centaine de pages — et près d’un quart du présent tome. Cette transcription qui ne figurait pas dans nos choix antérieurs suit au plus près l’original (l’orthographe seule est corrigée).
Le lecteur pourra apprécier le corset imposé à la lectrice : par exemple par le début mythique des récits d’enfance. Il lui faut « sauter » directement au parallèle de la naissance mystique — et sembler en quelque sorte « oublier » le texte sacré.
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L’orthographe est modernisée. La ponctuation — trop abondante dans l’édition de Poiret, très certainement absente dans les manuscrits aujourd’hui disparus — est nôtre. Nous utilisons des majuscules pour éclairer le dialogue permanent entre Dieu et l’homme de foi. Nous indiquons entre crochets, au début de chaque nouvelle pagination, les tomes de l’édition Poiret, ses paginations (qui ne sont pas toujours réinitialisées d’un tome au suivant), et bien sûr nos omissions qui rendent ce texte plus lisible pour notre temps26. Nous reproduisons en Titre 4 italique les versets cités ainsi que leurs reprises dans les commentaires27.
Quelques extraits de l’Avertissement et de la Préface générale qui éclairent le but poursuivi précèdent les premières Explications relatives à la Genèse.
Voici quelques commentaires remarquables :
Genèse, ch. I, v. 1, Dieu créa le ciel et la terre, réf. dans le texte ; ch. I, v. 18,… pour diviser la lumière d’avec les ténèbres…, ; ch. XXVIII, v. 16, Jacob étant éveillé de son sommeil… ;
II Rois, ch. VII, v. 26,… la maison de votre serviteur David sera établie… ; IV Rois, ch. IV, v. 4, Entrez au-dedans de votre maison… ;
Job, ch. IX, v. 29, Mais si après cela je suis encore méchant, pourquoi ai-je travaillé en vain ? ; ch. XXXIII, v. 29-30, Dieu fait toutes ces choses… Pour rappeler leurs âmes de la corruption et pour les éclairer de la lumière des vivants ;
Psaume 32, v. 2, Car la parole du Seigneur est droite.
Édition par Poiret de L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure.
L’ensemble regroupant les explications relatives aux deux Testaments comporte un total de 7713 pages, dont de nombreuses tables, errata, additions […] Chaque page comporte 36 lignes ou environ 270 mots environ, soit un total général proche de deux millions de mots.
Ancien Testament :
Frontispice gravé
Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes comme il se voit à la fin de la Préface. Vincenti. À Cologne chez Jean de la Pierre, 171528 :
Avertissement p. 5, Préface générale p. 32, Division de l’ouvrage sur le vieux testament en douze tomes et le contenu de chacun d’entre eux p. 53, Indice des passages du V. et du N. Testament qui se trouvent expliqués hors de leurs propres lieux ou cités avec quelques remarques considérables pp. 55 à 63.
La Genèse et l’Exode avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, Tome I du Vieux Test. Vincenti. À Cologne chez Jean de la Pierre, 1714 : La Genèse pp. 1-225, L’Exode 226-356.
Le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome avec […] Tome II […] 1714 : Lévitique pp. 369-416, Nombres 417-498, Deutéronome 499-589, Table des matières principales du I et II Tome ou du Pentateuque 590-623, Errata 624.
Les livres de Josué, des Juges et de Ruth avec […] Tome III […] 1714 : Josué pp.3-48, Juges 49-201, Ruth 202-248, Table des matières principale sur ce IIIe Tome 249-264, Errata 264.
Le premier livre des Rois avec […] Tome IV […] 1714 : Premier livre des Rois pp. 3-306, Table […] 307-326, Errata 327.
Les II. III. et IVme livre des Rois avec […] Tome V […] 1714 : Second livre pp. 323-527, troisième livre 528-633, quatrième livre 634-745, Table […] 746-769, Errata 770.
Les Paralipomènes, Esdras, Néhémie, Tobie, Judith et Esther avec […] Tome VI […] 1714 : Premier livre des Paralipomènes pp.3-21, Esdras livre premier 22-37, Nehemie [le second livre d’Esdras] 38-68, Tobie 69-125, Judith 126-173, Esther 174-219, Table […] 220-235, Errata 236.
Le livre de Job avec […] Tome VII […] 1714 : Préface sur Job pp. 3-7, Job 8-288, Table […] 289-307, Errata 308.
Première partie des Psaumes de David depuis le I jusqu’au LXXV avec […] Tome VIII […] 1714 : Première partie des Psaumes […] pp. 3-384.
Seconde partie des Psaumes de David depuis le LXXVI jusqu’à la fin avec […] Tome IX […] 1714 : Seconde partie des Psaumes […] pp. 387-678, Table […] 679-705, Fautes à corriger au Tome VIII […] au Tome IX, 706.
Les proverbes, L’ecclésiaste, Le Cantique des cantiques, la Sagesse et l’ecclésiastique avec […] Tome X […] 1714 : Les proverbes pp.3-87, L’ecclesiaste 88-113, Le Cantique des cantiques, Préface 114-126, Dédicace de l’Auteur [poème] 127-128, Extrait du Privilège du roi et approbations 127-128 [sic], Le Cantique 129-247, La Sagesse 248-296, L’ecclésiastique 297-344, Table […] 345-359, Fautes […] 360.
Les Prophètes Isaie, Jérémie et Baruc, Ezéchiel, et Daniel avec […] Tome XI […] 1714 : Isaïe pp. 3-155, Jérémie 156-189, Lamentations de Jérémie 189-214, Baruc 215-221, Ezéchiel 222-300, Daniel 301-375, Errata 376.
Les petits prophètes Osée, Joël, Amos, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie, Le I. et II. Livres des Macchabées avec […] Tome XII […] 1714 : Osée pp. 387-412, Joel 413-416, Amos 417-421, Jonas 422-440, Michée 441-459, Nahum 460-461, Habacuc 462-480, Sophonie 481-492, Aggée 493-496, Zacharie 497-547, Malachie 548-563, Macchabées I 564-608, Macchabées II 609-629, Table [...] 630-655, Errata 656.
Nouveau Testament :
Frontispice gravé « Je mettrai ma loi dans leur intérieur et l’écrirai sur leur cœur ».
Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure. Divisé en Huit Tomes. On expose dans la préface les conjectures que l’on a touchant l’auteur de cet ouvrage. Vincenti. À Cologne, chez Jean de la Pierre, 1713.
Préface générale pp. i-xxx, Courte préface de l’auteur pp. 1-10, Division de l’ouvrage en huit tomes 11-12.
Le Saint Évangile de Jésus-Christ selon Saint Matthieu avec […] Tome I du Nouv. Testament […] 1713 : Saint Matthieu Ch. 1 à 17 pp. 1-371.
Suite du saint Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu avec […] Tome II du Nouv. Testament […] 1713 : Ch. 18 à 28 pp. 375-708, Table […] 709-726, Errata 727.
Les ss. Évangiles de Jésus Christ selon S.Marc et S.Luc avec […] Tome III […] 1713 : S. Marc pp. 3-124, S. Luc 125-456, Table […] 457-478, Errata 479.
Le saint Évangile de Jésus Christ selon saint Jean avec […] Tome IV […] 1713 : S. Jean pp. 3-539, Table 540-562, Errata 563.
Les Actes des Apôtres et les Épîtres de saint Paul aux Romains aux Corinthiens et aux Galates avec […] Tome V […] 1713 : Actes pp. 3-71, Romains 72-232, Corinthiens I 233-325, Corinthiens II 326-436, Galates 437-488.
Les Épîtres de saint Paul aux Éphésiens, Philippiens, Colossiens, Thessaloniciens, à Timothée, à Tite, et aux Hébreux avec […] Tome VI […] 1713 : Éphésiens pp. 489-580, Philippiens 581-631, Colossiens 632-662, Thessaloniciens I 663-675 T. II 675-676, à Timothée I 677-695 T. II 696-701, à Tite 702, et aux Hébreux 703-918, Table […] 919-955, Fautes […] 956.
Les Épîtres canoniques de S. Jaques, S. Pierre, S. Jean et de S. Jude avec […] Tome VII […] 1713 : Jaques [Jacques] pp. 3-91, Pierre I 92-179 II 179-228, Jean I 228-332 II 333-338 III 339-345, Jude 345-376, Table [...] 377-398, Errata 399 Avertissement [sur une faute] 400.
L’Apocalypse de S. Jean Apôtre avec […] Tome VIII […] 1713 : Apocalypse pp. 3-409, Conclusion [générale] 409-412 « achevé le 23 de Septembre 1683’ [1682 corrigé à la main], Table […] 413-442, Errata 443, Additions et redressemen [t] s […] 659-664.
Fin.
1. Problème des références : Nous reproduisons très généralement les références bibliques de Poiret qui sont données en suivant la Vulgate. Aussi nous rappelons ci-dessous en note les « passerelles » qui permettent au lecteur le recours éventuel à une traduction ancienne à partir des traductions modernes ou l’inverse29. Il peut aussi exister des variantes dans la numérotation des versets.
2. Problème des sources : Nous n’avons pas retrouvé la version utilisée par madame Guyon et Poiret pour l’Ancien Testament. Ce dernier nous informe dans son Avertissement placé en tête des Explications de l’Ancien Testament, p. 29 : « § IV. … il ne s’est rien trouvé sur le second des Paralipomènes, sur le Cantique des Cantiques30, sur le prophète Abdias, sur le troisième et le quatrième livre d’Esdras, ni sur l’Oraison de Manassé. On croit que l’Auteur n’aura point travaillé sur ces trois derniers tant par la raison qu’ils ne sont point compris dans le Canon de l’Écriture tel que l’a dressé le Concile de Trente31, que parce qu’ils n’ont point été mis en François dans la version de la Bible qui était à son usage, comme en effet ils ne se trouvent point non plus dans les nouvelles Éditions de Liège des années 1700, et 1702. » - La belle traduction de Lemaître de Sacy se révèle assez proche et fut connue de Madame Guyon32. La forme rééditée récemment 33 de cette belle traduction est proche de l’édition de Mons34.
Pour le Nouveau Testament, Madame Guyon et Poiret utilisent l’édition catholique de Louvain sous sa forme revue par Amelote35. Ils apportent cependant des corrections, le plus souvent légères, mais il y a de notables exceptions affectant en particulier des citations jugées essentielles ! On sait que la version de Louvain eut de nombreuses variations36.
[…][Tome I, 10]37. Pour les personnes qui loin de se plaindre des grâces que Dieu leur veut faire et de se défendre du bonheur où Il les appelle, y donnent leur consentement de tout leur cœur, et y aspirent avec Son assistance qu’ils implorent : ceux-là, quelque sublime que soient les choses que Dieu leur propose et leur fait déclarer, pour grande aussi que puisse être la faiblesse où ils se voient encore, si cependant ils veulent bien s’abandonner sincèrement à Dieu, ils trouveront par effet que Sa divine force accomplira en eux ce qui est autrement au-delà de leur propre force et de leur faible pouvoir. Il fera en eux, pour me servir des termes de saint Paul38, plus que tout ce que nous saurions demander ni penser, pourvu toutefois que, se laissant à Lui avec fidélité et avec persévérance, on ne Lui prescrive sur rien ni manière ni temps : puisque Dieu quelquefois, pour des raisons qu’Il sait, trouve à propos de différer la perfection de Son ouvrage dans quelques-uns jusqu’à leurs derniers jours, quelquefois jusqu’au jour [11] de leur mort. Mais alors, bien loin de se trouver confondus dans leurs désirs et dans leur espérance, ils expérimentent par effet que c’est là proprement le temps où rien n’empêche plus la main du tout-puissant, auquel ils s’étaient confiés et abandonnés, d’accomplir en eux divinement, même dans un clin d’œil pour ainsi dire, toute la perfection à laquelle Il les avait destinés. […]
[13][Le Saint-Esprit] a dicté aux écrivains sacrés les Saintes Écritures pour l’instruction commune de tous les hommes et de tout le temps. Ces écrivains de Dieu en ont sans doute eu des conceptions et une mesure d’intelligence proportionnée à leur capacité et au besoin qu’ils en avaient alors pour l’avancement de leur salut et de celui de leurs contemporains ; mais saurait-on se persuader que pour cela ils aient tellement compris l’étendue des pensées de Dieu que, dans Ses paroles, il ne soit rien resté à l’Esprit de la Sagesse infinie pour en faire une plus grande et une plus profonde découverte soit à ceux-là mêmes, soit à ceux qui devaient venir après eux jusqu’à la fin du monde ? Non sans doute. […]
[25] Sa vie intérieure [la vie de Jésus-Christ] était toute oraison, toute contemplation, toute occupation aux choses invisibles et spirituelles. Sa vie extérieure n’était employée qu’à ramener à toute occasion les hommes au-dedans d’eux, aux choses intérieures et qui regardent principalement l’esprit, malgré qu’ils retombassent incessamment sur ce qui est visible. Voyez Son entretien avec Nicodème39. Celui-ci lui parle d’abord de Ses miracles extérieurs comme une marque que le Royaume de Dieu était sans doute à la porte, et qu’apparemment il pourrait bien venir par cette sorte de moyens visibles ; et Jésus-Christ le ramène de là à la naissance spirituelle et nouvelle, pour avoir part à ce royaume-là, et pour le bien connaître. Nicodème retombe sur le dehors, sur une naissance toute extérieure et toute de la nature : Comment peut naître un homme qui est déjà vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère pour naître encore ? Jésus-Christ le ramène de nouveau au spirituel et à la naissance de l’Esprit de Dieu, duquel il faut renaître et devenir esprit. De même envers la Samaritaine40, qui venait puiser de l’eau pour satisfaire au besoin de la soif naturelle : Jésus-Christ [26] lui dit à ce sujet qu’elle devait lui demander, et qu’Il lui donnerait de l’eau vive, marquant ainsi Son Esprit saint et Sa grâce divine. Cette femme tombe, comme Nicodème, sur le dehors, et réplique au Sauveur : Ce puits est profond, Seigneur, et vous n’avez pas de quoi y puiser : d’où auriez-vous cette eau ? Jésus-Christ la relève au sens spirituel, et lui fait entendre qu’Il lui parle d’une eau intérieure qui deviendra dans le cœur une fontaine d’où jaillira une vie éternelle. La femme retombe derechef sur le dehors et Lui demande qu’Il lui fasse part d’une eau qui l’exempte de la peine de revenir au puits pour y étancher sa soif ; et le Seigneur la ramène encore de telle sorte au sens intérieur qu’Il lui déclare enfin que Dieu étant esprit veut désormais des personnes qui Le servent et L’adorent en l’esprit et en vérité. Les disciples viennent là-dessus, et lui présentent à manger la viande matérielle qu’ils venaient d’acheter : Jésus-Christ les rappelle de là à une nourriture qui est toute intérieure à quoi ils ne pensaient [27] pas encore : J’ai, leur dit-il, une viande à manger que vous ne savez pas. Ils en reviennent, ainsi que Nicodème et la Samaritaine, à ce qui est seulement extérieur, et s’entredisent l’un à l’autre : Quelqu’un lui aurait-il bien apporté à manger ? Mais le Fils de Dieu les remet sur le sens spirituel : Ma nourriture est que je fasse la volonté de Celui qui m’a envoyé. Ce procédé du Sauveur se peut encore remarquer en plusieurs autres rencontres, particulièrement en celle du lavement des pieds, que saint Pierre entendait d’abord d’une manière purement extérieure, mais que Jésus-Christ ramène à un sens intérieur et tout spirituel. Tous les saints en ont fait de même et se sont servis de cette méthode que nous venons de remarquer dans le Fils de Dieu. […] [28] Un des plus solides et des plus estimés de ces derniers siècles, le divin Jean de la Croix, coadjuteur de sainte Thérèse, a renfermé tout ce qu’il y a de plus substantiel en la vie intérieure dans trois Cantiques purement allégoriques, que l’on dirait quasi n’être que des chansons de l’amour naturel, s’il n’y avait ajouté des explications admirables qui découvrent les sens profonds et très spirituels qu’il avait entendus et cachés sous cette sorte d’emblème. Chacun sait que c’est là le caractère du Cantique de Salomon.
[...][45] Je les prie par avance de remarquer que, quand je parle de la foi en plusieurs endroits, surtout en saint Paul, je n’entends pas parler, dans l’explication que j’en ai donnée, de la foi commune de l’Église, générale pour tous les chrétiens ; mais de la foi qui est cet esprit intérieur, exempt de toute opération multipliée de la part de l’esprit et du cœur, qui se contente de recevoir d’une manière passive les mouvements de son divin moteur, et qui souffre ces opérations gratifiantes et crucifiantes. Mais par ces opérations multipliées, je n’entends pas parler des bonnes œuvres, ni qu’elles soient inutiles, puisque la foi serait vide sans elles. Je suis bien éloignée de les exclure, puisque je porte les âmes dans les voies d’oraison, de sacrifice, et de prières continuelles qui sont les bonnes œuvres principales ; mais je veux seulement retrancher de l’exercice de la foi toute la multiplicité du raisonnement et de la réflexion de l’amour-propre. […]
[46] Quand il est parlé du dépouillement des vertus, je crois avoir assez fait connaître dans le corps de l’ouvrage, que Dieu, qui veut dépouiller l’âme de la propriété dans le bien, la dépouille souvent de l’usage facile et de la pratique douce et aisée des vertus, et qu’Il ôte même certaines pratiques extérieures, pour en faire perdre l’attache, et faire entrer l’âme dans la parfaite indifférence ; mais Il ne les lui ôte d’une manière extérieure, aperçue et pour un temps seulement, qu’afin de les lui rendre dans la suite sans nulle propriété, et dans un parfait dégagement.
Les degrés intérieurs représentés par les jours de la création :
Dieu 41 créa le ciel et la terre au commencement et Il les créa par le Verbe, car c’est par Lui que tout a été fait et sans Lui rien n’a été fait. Il était au commencement en Dieu. C’est une belle figure de la régénération ou recréation de l’âme abîmée dans le néant du péché. C’est de ce chaos effroyable que Dieu tire l’homme pécheur pour le créer de nouveau ; mais Il ne le fait que par Jésus-Christ. Car, comme dès le commencement le premier pas pour la conversion est cette nouvelle création, et que saint Jean nous assure que dès le commencement était le Verbe, et que tout a été fait par Lui et que sans Lui rien n’a été fait, il faut aussi dire que dès le commencement de la vie chrétienne et spirituelle, aussi bien que dans son progrès et dans sa consommation, tout s’opère par Jésus-Christ qui est la voie, la [Tome I, 2] vérité et la vie. Dieu donc par Son Verbe reproduit et recrée cette âme qui était comme anéantie par le péché. Et de quelle manière le fait-Il ? En voici l’ordre exprimé dans ce premier verset de l’écriture, laquelle en rapportant ce qui se passa au commencement des siècles, nous désigne la conduite de Dieu dans la conversion du pécheur, qui est le premier pas et l’entrée dans la voie chrétienne, spirituelle et intérieure.
Premièrement Dieu crée le ciel et la terre. Ce qui marque les deux renouvellements qui se doivent opérer par la pénitence : l’extérieur et l’intérieur. Car nous devons quitter le péché, non seulement de corps, mais aussi de cœur et d’esprit. Mais comme la conversion extérieure doit toujours dépendre de celle du dedans, c’est-à-dire de celle du cœur et de l’esprit, représentés par le ciel, il est dit ici que Dieu créa le ciel et la terre. Il commence par le cœur et l’esprit, puis Il reforme 42 le dehors. La première touche de la conversion se fait par le dedans. Dieu crée cet esprit, le tirant du chaos horrible où il était, puis Il tire le corps du péché43. Il donne à ce cœur une pente secrète d’être dans Celui qui est et sans lequel il ne peut jamais être, puis Il porte l’extérieur à quitter les engagements qui entretenaient le cœur dans la mort et dans le non-être, le tirant du seul et Souverain Être pour le placer dans des néants 44 créés.
Cependant cette terre après sa création demeure vide et informe, c’est-à-dire privée de tout bien, quel qu’il soit. Elle est seulement revêtue de quelque figure et apparence, et c’est tout. Il n’y a encore aucune plante, mais seulement un grand vide et une extrême disette. Voilà l’état [3] extérieur de l’homme dans sa conversion. Il est ajouté que les ténèbres couvraient la face de l’abîme, c’est-à-dire que cet esprit et ce cœur 45 qui est comme un abîme impénétrable à tout autre qu’à Dieu, est si environné de ténèbres que la pauvre âme ne sait alors que devenir. Elle ne voit au-dedans d’elle-même que ténèbres et horreurs que le péché y a répandues, elle ne voit hors d’elle que vide et que stérilité, elle se trouve privée de tout bien et environnée de tous maux46.
Cependant quoique cela soit de la sorte, l’Esprit de Dieu ne laisse pas d’être porté par les eaux. Quelles sont ces eaux sinon les larmes de la pénitence, sur lesquelles la grâce se repose et se répand malgré les ténèbres de l’ignorance [qui sont les restes du péché,] 47 et le vide horrible de tout bien ?
Cet Esprit plein de bonté, qui est porté sur les eaux de la pénitence, voyant la douleur de ce pécheur ignorant, lui envoie au milieu de ses ténèbres un rayon de Sa lumière. Dieu dit : que la lumière soit faite ; et la lumière est faite. Un certain brillant qui sort de Dieu même, qui n’est autre chose qu’un rayon de Sa sagesse, vient frapper cet esprit aveugle qui sent peu à peu dissiper ses ténèbres et commence à comprendre que la parole de Dieu est une parole efficace. C’est parole et c’est lumière. Car la lumière créée est l’expression de la Parole incréée, comme la Parole incréée est la source de la lumière qui se communique à la créature. C’est pourquoi le divin Verbe est appelé la splendeur des saints, parce [4] qu’Il est une parole pleine de lumière qui se répand sur les saints. Aussi Dieu, pour créer toutes choses de rien, ne fait que parler, car Sa parole est Son Verbe et Son Verbe est Sa lumière. Dieu parle donc dans cette nouvelle créature. Et quelle est la première parole qu’Il lui dit ? C’est Que la lumière soit faite, et cette parole n’est pas plus tôt dite que la lumière est faite ; ces ténèbres de l’ignorance sont changées en une lumière de vérité, qui augmente peu à peu, comme l’on voit le soleil qui en se levant dissipe peu à peu les ténèbres de la nuit. Cette lumière est une lumière de grâce qui est la lumière opérée par Jésus-Christ et non encore la lumière Jésus-Christ. C’est alors que l’on peut dire dans un premier sens que ceux qui étaient dans les ténèbres du péché et de l’ignorance ont vu une grande lumière et que le soleil s’est levé sur ceux qui reposaient dans l’ombre de la mort du péché. Il est aisé de voir que tout ceci s’opère par la grâce du Rédempteur et par la bonté du Créateur.
L’Écriture ajoute que Dieu vit que la lumière était bonne, c’est-à-dire que cette lumière sortie de Lui-même et qui n’était pas mélangée avec l’impureté de la créature, était bonne et qu’elle opérait de bons effets dans cette nouvelle créature. Car c’est à sa faveur qu’elle commence à découvrir son premier principe et qu’elle conçoit le désir de retourner à lui ; ainsi qu’une lumière qui se répand dans un lieu fort obscur fait [5] découvrir le lieu dont elle part, et que le même rayon qui manifeste la lumière, manifeste en même temps le lieu de son principe.
Dieu n’a pas plutôt répandu Ses lumières de grâce dans un cœur et le cœur n’y a pas plutôt répondu par sa fidélité, que Dieu, voyant le bon usage que l’âme en fait et la bonté de cette lumière répandue dans ces lieux ténébreux, commence à en faire la division d’avec les ténèbres. Jusques alors c’était un lieu ténébreux ou des ténèbres lumineuses, mais Dieu fait la division de Sa lumière d’avec nos ténèbres afin que ce mélange ne la gâte pas. Cette belle lumière est la foi, don de Dieu, qui vient se saisir d’une âme. Dans le commencement, ce ne sont qu’illustrations qui se distinguent fortement, à cause de la grande nuit où est l’âme. Ce n’est pas que cette belle lumière ait plus de clarté et soit plus abondante dans ses premières illustrations que dans la suite, quoiqu’elle soit d’abord plus aperçue. C’est tout le contraire, mais les profondes ténèbres de l’âme font qu’elle la distingue mieux, bien qu’elle ne soit pas aussi vive que dans la suite.
Dieu divise donc Sa lumière de nos ténèbres et c’est alors que cette lumière devient plus pure, plus étendue et plus éminente, quoiqu’elle semble s’obscurcir à l’égard de l’homme, qui à cause de la division qui vient d’être faite de ce qui est de Dieu d’avec ce qui [n’] est rien, n’apercevant plus que ses ténèbres, se croit dans une plus grande obscurité. Cependant il ne fut jamais plus éclairé ni plus lumineux dans sa suprême région, mais comme il est exposé devant Dieu qui, comme un soleil immortel, lui envoie incessamment Sa lumière et qu’il rend à Dieu cette même lumière avec beaucoup de fidélité, tout paraît obscur [6] de son côté48. Comme l’on voit la lune, lorsqu’elle est le mieux exposée au soleil au temps de sa conjonction, répandre d’autant moins de lumière sur la terre que plus elle en reçoit, et paraît obscurcie aux yeux lorsque son soleil la regarde de plus près et plus fortement, et qu’au contraire, elle rend d’autant plus de lumière à la terre lorsqu’elle est dans son plein, qu’elle en reçoit moins du soleil, il en est de même de l’âme illustrée de la divine lumière. Lorsque le divin soleil répand sur elle ses rayons ardents et brûlants, elle est si fort correspondante à son Dieu qu’elle n’aperçoit point son brillant ni sa clarté, au lieu que, lorsque sa lumière est plus petite et qu’elle reçoit moins de son soleil, c’est alors qu’elle en répand davantage. C’est la différence qu’il y a entre les connaissances distinctes et aperçues (quelque sublimes qu’elles paraissent) et la lumière générale et indistincte de la foi.
Cependant il est ajouté que du matin et du soir il n’est fait qu’un seul jour. Cela s’entend en deux manières : l’une, que d’une alternative continuelle de lumière et de ténèbres il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi, en partie lumineuse et en partie obscure ; l’autre, que de la lumière commençante en lumière de vie, qui est celle du matin de la vie intérieure, (laquelle est toute brillante de clarté et pleine de vie) et du soir qui signifie l’état de mort, d’extinction et de dépouillement, il ne se fait qu’un seul jour, qui est le jour de la foi et de l’intérieur chrétien.
Les jours de la pénitence étant passés, Dieu dit : que le firmament soit fait au milieu des eaux, c’est-à-dire que le cours de ces larmes soit arrêté, que le cœur et l’esprit soient affermis et que ces premières tendresses soient séparées des eaux, qui, quoique saintes, sont pourtant procurées par le sensible. Que ces eaux soient divisées d’avec celles de Ma grâce, afin qu’elles soient pures et sans mélange.
Ces eaux qui sont sur le firmament sont les eaux de la grâce, toutes pures, claires et nettes, qui submergent l’âme et l’inondent de telle sorte qu’elles la purifient dans un abîme de délices. Alors les eaux de l’amertume et de la douleur sont mises dessous et la partie supérieure, représentée par la région qui est au-dessus du firmament se trouve noyée dans un torrent de délices, durant que la partie inférieure qui est la terre, est inondée des eaux des amertumes et des douleurs. Et c’est de ces deux eaux ainsi divisées, du jour de la consolation et de l’obscurité (du soir) de la douleur qu’est composé le second jour spirituel qui n’est autre que la seconde période de l’intérieur chrétien.
Ces eaux d’amertumes et de douleurs qui s’étaient [8] répandues dans toute l’âme sont ramassées en un seul lieu, elles viennent se retirer dans des limites qui leur sont marquées et ces limites environnent le cœur. Alors ce qui est aride paraît et l’âme commence d’entrer dans de nouveaux pays qu’elle n’avait point encore découverts depuis sa conversion. C’est que le sec et l’aride 49 se découvrent, ce qui lui est bien plus difficile à soutenir que les eaux d’amertume. Car ces eaux, qui couvraient auparavant toute la terre, étaient encore mêlées de douceur, mais elles ne sont pas plutôt renfermées dans leurs limites, qu’elles deviennent mer, (c’est-à-dire pleine d’amertume,) et que tout ce qu’elles couvraient auparavant est réduit dans l’aridité.
Dieu donna le nom de mer à cet amas d’eaux parce qu’il semble que dans la division qui en est faite, toute la douceur se soit retirée et soit montée dans les eaux supérieures et qu’il ne reste plus dans les inférieures que ce qu’il y a d’amer, qui se trouve même si fort ramassé en un lieu, que [ces eaux] ont beaucoup plus d’amertume dans ce lieu où elles sont réunies qu’elles n’en avaient auparavant dans leur plus grande étendue. Ce qui était sec dit l’Écriture fut appelé terre : cela signifie que c’est seulement alors que l’homme commence d’entrer dans la connaissance de soi-même et de la vileté et bassesse de son origine. Or cela se fait à la faveur de cette grande sécheresse et aridité, qui n’est produite que parce que Dieu a retiré toutes les eaux qui la couvraient, tant les eaux douces et célestes que les eaux d’amertume et de douleur — et ayant retiré à Soi dans la suprême région de l’âme les eaux douces de la grâce sans leur donner le pouvoir de descendre sur la terre, c’est-à-dire [9] dans les plus basses parties de nous-mêmes, où réside le sensible, il faut nécessairement que le sec et l’aride s’y découvrent — mais cela se fait d’une manière pénible parce que les eaux de l’amertume y sont aussi, non pour humecter et rafraîchir comme autrefois, mais pour communiquer leur amertume sans nul rafraîchissement, si ce n’est à certains moments où il tombe une rosée céleste, que le soleil de justice dessèche presque aussitôt. Cependant cette rosée fortifie, soutient et vivifie.
Il est ajouté que Dieu vit que cela était bon. Cela s’est dit de tous les ouvrages précédents, non seulement pour nous apprendre que tous les ouvrages que Dieu fait seul, ou sans résistance de notre côté, sont toujours bons et que rien ne peut être gâté dans Ses œuvres que par le mélange de la créature propriétaire, mais de plus que chaque état ou degré dans lequel Dieu met l’âme, a une bonté qui lui est propre et particulière et que cependant tous ont leur temps et leur usage bien différent. Car lorsque Dieu eut créé les eaux et qu’elles étaient répandues sur toute la terre, Il dit que cela était bon. Cependant peu de temps après Il change les choses et dit encore de même que cela est bon. Ce qui était bon et nécessaire pour un temps devient inutile et dangereux pour un autre.
Il est bon pour un temps que cette terre sèche et aride soit inondée des eaux de la grâce, mais il est très bon pour un autre temps qu’elle en soit privée et que ces eaux se retirent en leur lieu, sans quoi le séjour qu’elles feraient sur la terre les corromprait et empêcherait que la terre ne portât aucun fruit. L’on voit de là la nécessité qu’il y a de laisser opérer Dieu dans les âmes sans y mélanger l’opération [10] brouillante et précipitée de la créature qui veut ordinairement, ou retenir les eaux par efforts lorsque Dieu veut les retirer, ou se dépêcher par soi-même avant que Dieu le fasse sous prétexte que l’état est plus pur. O main toute-puissante de Dieu, c’est à Vous à faire toutes choses par Votre divin Verbe. Vous dites et Il le fait, Votre dire est faire et Vous faites bien tout ce que vous faites. Il faut donc laisser faire notre Dieu, Il fera mieux que nous. Ô pauvres créatures que nous sommes, nous croyons pouvoir faire ce que Dieu fait et même le faire mieux que Lui. C’est pourquoi nous nous mêlons de tout et nous voulons toujours tenir toutes choses entre nos mains, mais nous n’y avançons de rien. Au contraire, notre empressement L’empêche de travailler. Dieu ne fait les œuvres parfaites que sur le néant qui ne Lui résiste point.
Lorsque le temps est venu — le moment de la volonté de Dieu qui dispose l’âme pour la remplir ou vider selon Ses desseins éternels — Dieu commande à cette terre sèche et aride qui paraissait entièrement inutile de produire de l’herbe verte. C’est là sa première production. Cette personne est étonnée de voir que du milieu de son aridité il lui est communiqué une qualité [11] vivifiante, par laquelle elle peut s’employer aux bonnes choses avec facilité. Toutes ces plantes portent avec elles des semences qui sont qu’elles se reproduisent et se multiplient à l’infini. Cependant ce sont encore de petites herbes, des actions faibles et peu de chose, qui ne laisse pas néanmoins de paraître très grand à cette personne qui ne connaît rien de plus grand et qui ne s’attendait pas même que cette étrange stérilité lui dût produire un si grand bien. Lors donc qu’elle croit posséder ce qu’il y a de plus grand, elle est encore plus surprise d’apercevoir que cette même parole qui a produit en elle de l’herbe y produit des arbres, des feuilles et des fruits, ce qui est bien une autre production que celle des simples herbes. Ce sont les vertus les plus héroïques, qui portent en elles la semence d’une infinité d’autres vertus qui se doivent communiquer par son organe.
Alors l’âme commence à découvrir sa grandeur et sa noblesse et ce à quoi elle est propre, ce qu’elle peut prétendre et à quoi elle peut parvenir, ce qu’elle ne voit cependant que confusément. Mais il ne lui est pas encore manifesté comment cela s’opère en elle ni qui est Celui qui fait toutes ces choses. Elle comprend seulement d’une vue confuse que c’est Dieu qui en est l’auteur, et en même temps elle s’imagine qu’Il a fait tout cela en elle à cause de sa fidélité.
Cependant il faudra qu’elle comprenne dans la suite deux choses. La première est que c’est par le Verbe que tout s’opère en elle et que sans Lui rien ne se fait. C’est pourquoi Dieu n’emploie que Sa parole qui n’est autre que Son Verbe pour les opérer toutes : Ipse dixit et [12] facta sunt50. Ce fut la faute de Moïse à la pierre des eaux de contradiction. Il voulut frapper la pierre et il ne fallait que lui parler, car il lui était donné alors d’agir non plus par la verge de ses propres opérations, mais d’agir par le Verbe et de tout opérer en Dieu par le même Verbe51. Les miracles des âmes qui sont fort avancées en Dieu se font par la parole, sans nul signe ni figure, ce que ne font pas les âmes qui sont encore dans les dons, lesquelles se servent d’actions extérieures, l’agir du Verbe ne leur étant pas donné parce que ce n’est qu’en Dieu même et d’une manière éminente que Jésus-Christ nous est communiqué et qu’Il est formé en nous, ce qui s’appelle Incarnation mystique. Or l’âme ne peut agir par le Verbe qu’après qu’Il lui est donné en la manière qu’il a été dit, et c’est alors que la parole opère toute chose et que le dire est faire et que le faire est dire. Mais lorsque l’on veut par infidélité se servir de la verge et des figures comme on le faisait autrefois, l’on déplaît beaucoup à Dieu.
La seconde chose que cette âme doit apprendre est que ces opérations de grâce ne se font pas en vertu de nos mérites, mais bien en vue de notre anéantissement, comme le connaissait la divine Marie, lorsqu’en racontant les miséricordes de son Dieu, elle dit qu’Il les lui a faites parce que Dieu a regardé la bassesse de sa servante. Il a envisagé son néant et ce regard a produit en elle le Verbe qui est l’image du Père, qui ne se produit en nous que par Ses regards sur notre néant, et en nous regardant de la sorte Il engendre en nous Son Verbe qui est Sa parole, et en nous communiquant ce Verbe, il nous est [13] donné d’agir par Lui avec la seule parole.
Cet état de production de toutes les vertus dans l’âme fait le troisième jour ou degré de la vie intérieure. Mais ce qui est admirable, c’est que toutes les vertus viennent dans cette âme et s’y trouvent établies sans que l’on puisse comprendre comment cela s’est fait, parce que sans nul autre travail de la part de l’homme que celui de se laisser posséder à son Dieu et de Le laisser opérer en lui, il est étonné que Dieu fait toutes choses en lui et pour lui, et les fait chacune dans leur [son] temps, mais avec un ordre si ravissant 52 que cette personne en étant surprise s’écrie : O qu’Il a bien fait toutes choses ! C’est à vous, ô Sagesse éternelle et incréée, de faire toutes choses afin qu’elles soient bien faites, car tout ce qui n’est pas vous ou qui ne vient pas de vous n’est que mensonge, erreur et tromperie.
Si l’on suit fidèlement cette explication, l’on verra la suite de l’opération de Dieu dans les âmes par Jésus-Christ dès le commencement de leur conversion et la nécessité qu’il y a d’y correspondre ; non, comme l’on s’imagine, seulement par une forte activité, mais beaucoup plus par une entière dépendance de la conduite de la grâce, qui ne laisse pas un moment l’âme qu’elle a prise en sa protection, qu’elle ne l’ait conduite dans sa fin. Il faut donc laisser agir en nous l’Esprit de Dieu. Mais il semble qu’au contraire l’homme ne travaille qu’à empêcher ce même Esprit d’agir en lui, car, loin de suivre l’Esprit saint par le renoncement continuel de nous-mêmes et la résignation entière à toutes Ses volontés, il semble que nous voulions Le précéder par la violence de nos opérations 53 et L’obliger, non à nous conduire, mais à nous suivre, [14] et comme notre propre conduite n’est que défaut et misère, nous tâchons d’engager cet Esprit saint de Dieu à aller par le chemin que nous Lui traçons, sans vouloir nous abandonner à Lui afin qu’Il nous conduise dans Ses voies. C’est ce qui fait que nous contrarions incessamment ce divin Esprit ; que nous Le contristons même, selon les termes de l’Écriture, et qu’enfin nous L’éteignons tout à fait. Saint Paul nous avertit de prendre garde à n’en pas user de la sorte.
Après que le troisième jour ou degré de l’intérieur est passé, Dieu commence à produire en l’âme un nouvel état, qui est la quatrième marche de l’intérieur chrétien. C’est que cette âme, en qui jusqu’ici tout s’était passé comme dans les ténèbres et dans l’obscurité, commence à recevoir la lumière et diverses illustrations intérieures. Dans la suprême partie ce n’est plus que [15] lumière et chaleur, elle a quantité de lumières distinctes outre la lumière générale et son état est si lumineux que dans la nuit même, qui est le temps de son obscurité, mais d’une obscurité conforme à son degré, elle ne laisse pas d’avoir encore de la lumière, quoi qu’elle soit différente de celle du jour. La différence qu’il y a entre la lumière du jour, c’est-à-dire l’état le plus lumineux, et celle de la nuit, est que la lumière du jour fait plus distinguer les objets à sa faveur qu’elle ne se fait distinguer elle-même : quantité de connaissances sont données et bien des vérités découvertes, quoi que l’on ne voit pas tant la nature de la lumière à cause que son éclat éblouit. Mais la lumière de la nuit ne découvre presque point les objets : elle se manifeste seulement elle-même et fort distinctement. C’est ce qui trompe souvent les âmes en ce degré et leur fait prendre le jour pour la nuit et la nuit pour le jour, faisant bien plus de cas de ces lumières des ténèbres que de la lumière générale, qui, se cachant elle-même par son brillant, découvre cependant les objets tels qu’ils sont.
Cette lumière du jour qui est le soleil éternel, n’est autre que la lumière de la foi, qui ne satisfait pas tant à cause de sa généralité, quoiqu’elle soit infiniment plus lumineuse que celle des autres astres. Les autres lumières de la nuit sont toutes les lumières distinctes, visions, illustrations, tout ce qui se distingue et s’aperçoit au travers de la nuit de notre ignorance. Toutes ces lumières viennent cependant de Dieu et sont des effets de Sa bonté et de Son pouvoir, que nous devons recevoir avec respect et humilité, mais elles sont néanmoins bien différentes les unes des autres. On est si fort aveugle que l’on [16] préfère ordinairement la lumière de la nuit à celle du jour, et pour trop s’amuser à discerner les étoiles du firmament, c’est-à-dire les lumières distinctes, ces visions, illustrations et extases, on ne les outrepasse pas pour se perdre dans la lumière générale de la foi, et l’on s’arrête de cette sorte à discerner les objets par ces petites lueurs, qui nous trompent, grossissant les objets, les changeant et les faisant souvent méconnaître. O Perte étrange que celle que fait l’âme en ce degré ! C’est l’un des [points les] plus importants de la vie spirituelle, car si l’âme n’est pas instruite de la différence de ces deux lumières, elle s’arrête à celles-ci jusques à la mort et n’entre jamais dans le plein jour de la foi, où la vérité est manifestée sans erreur et sans tromperie.
Or les degrés d’élévations et d’abaissements de ces lumières font connaître les saisons de l’âme c’est-à-dire l’état où elle est, ainsi que le soleil distingue les temps et les saisons par le différent séjour qu’il fait dans ses signes et de même aussi la lune. En sorte que la première approche du soleil intérieur fait le premier printemps de la vie spirituelle, qui n’est pas encore le printemps éternel. Son avancement fait l’été, qui est un certain état qui n’est que lumière et ardeur et enfin il produit par sa chaleur les fruits qui paraissent dans l’automne. Mais à mesure qu’il retourne sur ses pas et qu’il s’éloigne de nous, il nous laisse un hiver d’autant plus affligeant que les autres saisons avaient été plus agréables. C’est-à-dire [que] le cours de ces lumières célestes, soit lorsqu’elles s’approchent ou qu’elles s’en retournent, marque les saisons et les états de l’âme, et, comme le soleil retrouve toujours le [17] signe de son zodiaque d’où il était parti, soit qu’il s’approche de nous ou qu’il s’en éloigne, aussi l’âme retrouve toujours son Dieu, qui est sa maison et le lieu de son origine, quoi qu’elle éprouve une effroyable obscurité par l’éloignement de la même lumière qui s’était avancée vers elle à pas de géant54.
Dieu vit que cela était bon, c’est-à-dire [qu’Il vit] l’avantage que l’âme tire de la conduite divine sur elle. C’est ce qui L’oblige à terminer ce jour, ou ce quatrième degré, pour la faire passer dans un autre. Si l’âme était fidèle, quel chemin ne ferait-elle pas jusqu’à ce qu’elle fût arrivée dans le septième jour, qui est le repos de Dieu en Lui-même ? Mais hélas notre infidélité nous fait arrêter au premier jour, sans passer outre, c’est pourquoi nous demeurons toute notre vie dans un chaos effroyable.
Il faut remarquer qu’à tous les jours et degrés il est dit que du soir et du matin fut fait un jour : cela marque comme du commencement ou de l’introduction dans un degré et de sa consommation, Dieu en compose ce jour ou cette marche qui se distingue des autres et que le commencement de chaque degré est comme un nouveau jour qui s’élève et la consommation comme un jour qui finit, mais qui ne finit que pour recommencer avec plus de force. Chaque changement de jour est précédé d’une nuit qui, en terminant l’un, fait renaître l’autre. O. mystère admirable de la conduite de Dieu sur toutes les créatures ! Si l’on avait les yeux ouverts à la divine lumière, l’on découvrirait avec un plaisir extrême qu’il ne se passe rien dans l’ordre naturel de toutes les créatures, qu’il ne se trouve avec quelque proportion selon l’ordre de la grâce [18] dans l’âme. C’est ce qui charme l’esprit illuminé et lui fait non seulement découvrir Dieu dans toutes les créatures, mais même la sage conduite qu’Il tient sur les âmes pour les acheminer à Lui, en sorte qu’il ne voit rien dans la nature qui ne lui exprime quelque chose de ce qui s’est passé dans son intérieur, et il est très véritable que l’homme est un petit monde dans lequel tout ce qui se fait dans le grand univers s’exprime comme en abrégé ; mais ce qui fait que nous ne le découvrons pas, c’est que nous ne sommes pas entièrement pénétrés de la lumière de Vérité.
Jusques à présent les plantes avaient bien paru sur la terre sèche et aride, l’on avait vu naître et lever les luminaires dans l’âme, c’est-à-dire tant les lumières distinctes que la lumière de foi générale, qui, quoique indistincte en elle-même, ne laisse pas de manifester les vérités telles qu’elles sont, pourvu seulement que sans s’amuser à la regarder elle-même, nous nous en servions pour voir les objets qui nous sont [19] découverts à sa faveur. Car si nous nous amusions à l’envisager elle-même, elle nous éblouirait et donnerait aux yeux de l’esprit une qualité qui, quoique lumineuse en apparence, empêche de découvrir les objets tels qu’ils sont, les faisant voir tous affectés de cette qualité lumineuse. Il en arrive autant à toutes les âmes qui, au lieu de se servir de cette lumière de la foi pour découvrir simplement ce qu’elle leur manifeste, veulent réfléchir sur elle et voir dans elle-même, et ce qu’elle est et ses différents effets. Alors l’œil s’éblouit, faisant contre le dessein de Dieu, qui ne la donne que pour nous faire courir à Lui par la voie qu’elle nous découvre. C’est ce qui cause toutes les illusions qui arrivent dans la voie de foi, laquelle est d’elle-même si pure, si droite et si assurée qu’il n’y a jamais d’illusion à craindre pour les âmes qui s’en servent, comme il a été dit.
Il n’en est pas de même des autres sortes de lumières qui ont quelque chose d’amusant en elles, parce que se manifestant seulement elles-mêmes sans découvrir que très peu d’objets, et encore d’une manière fort bornée, elles ne peuvent se manifester selon ce qu’elles sont, mais bien selon notre compréhension, qui par sa vivacité se les représente souvent dans les espèces qui leur en restent, quoiqu’elles ne soient plus, et l’on s’en forme soi-même sans le vouloir par la réflexion de l’esprit. Les flambeaux de la nuit se contrefont par des flambeaux artificiels.
Mais la lumière de foi est d’une nature à ne pouvoir être contrefaite, parce qu’elle absorbe même dans sa vaste étendue toutes les autres lumières distinctes, les outrepassant toutes par sa clarté. C’est le propre de la foi d’outrepasser toutes choses pour ne s’arrêter qu’à Dieu, et c’est [20] en quoi consiste sa solidité exempte de tromperie si toutefois, comme il a été dit, l’on s’en sert, non pour la contempler elle-même, mais pour marcher incessamment à sa faveur.
L’âme jusques alors avait bien éprouvé toutes ces grâces lumineuses, mais ses eaux n’avaient point encore été vivantes ni vivifiantes. Pourquoi croyons-nous qu’il soit dit que Dieu créa dans des eaux des animaux différents selon la qualité des eaux et selon leurs espèces ? C’est que, comme nous l’avons déjà remarqué, il y a de deux sortes d’eaux, des douces et des amères. Les amères sont rendues vivantes, car c’est seulement alors que l’âme commence à découvrir qu’il y a un germe de vie dans l’amertume et dans la mort qui la ravit et l’enlève, et qui lui fait aimer les amertumes mêmes, les voyant bien d’une autre étendue et utilité que les eaux douces. Ce sont ces eaux amères qui produisent ce qu’il y a de plus grand, de plus rare et de plus précieux sur la terre. C’est alors que [l’âme] ayant le parfait discernement, elle préfère par son choix les amertumes aux plus grandes douceurs.
Ces douceurs et ces grâces cependant ne laissent pas d’être vivantes et animées. Ce ne sont plus de simples lumières qui découvrent la vérité des objets sans les donner, mais ce sont des écoulements vivifiants, qui mettent dans l’âme un principe vivant. Alors elle se sent animée d’une vie secrète et profonde qui ne la quitte pas d’un moment, même dans ses emplois. Cette vie n’est autre que la Charité, qui est dans cette âme déjà en degré éminent et qui produit en elle un germe d’immortalité. C’est ce qui fait ce fond de vie, de grâce et de présence de Dieu foncière et intime. C’est ce qui opère l’union intime et non encore l’essentielle. [21]
Dieu outre cela crée dans le fond du cœur, ou plutôt dans la suprême pointe de l’esprit des oiseaux qui volent dans les airs sacrés de la Divinité. Ces oiseaux sont des conceptions sublimes et très relevées, mais elles passent si vite et arrêtent si peu qu’il n’en reste nulle trace, et c’est la différence de ce qui s’opère en foi d’avec ce qui se passe dans les autres lumières — que les autres se discernent, s’expliquent et demeurent distinctes dans l’esprit — on les peut dire lorsqu’on le veut et se les rendre présentes pour les raconter. Il n’en est pas de même de celles-ci : elles passent si vite qu’elles ne laissent point de traces ni de restes dans l’imagination. C’est pourquoi l’on ne peut ni se les représenter ni s’en former aucune espèce. Cependant, de même que ces oiseaux ne se manifestant autrement que par leurs fuites ne laissent pas d’être réellement dans les airs, qu’ils occupent et où ils se font mieux entendre que voir, [ainsi] les âmes éclairées de la lumière de foi possèdent en elles ces connaissances sans les distinguer autrement que par leur chant, c’est-à-dire que dans le besoin, lorsqu’il faut ou en parler ou en écrire ou s’en servir, l’on voit [alors] que l’on a ces choses sans croire [seulement] de les avoir, de même que les oiseaux demeurent cachés dans les lieux qu’ils habitent et ne se manifestent que par leur voix.
Dieu commande à ces animaux vivants de croître et multiplier. Ils croissent et se multiplient jusques à l’infini, non selon la connaissance de celui qui les possède parce que, ou ils sont enfermés et cachés dans les eaux, ou ils sont abîmés dans les airs et si fort avancés dans la suprême région que l’on les perd de vue dans la plus basse. [22]
C’est le commencement et la consommation de ce cinquième état qui fait le cinquième jour ou le cinquième degré de l’intérieur chrétien.
Lorsque la partie supérieure est arrivée au plus haut faîte des plus sublimes connaissances, que le cinquième jour mystique est dans sa consommation et qu’il lui semble ne plus tenir à la terre (car dans ces derniers jours il n’est plus parlé d’elle, il n’est parlé que de lumière, connaissance, ardeurs et amours), lorsqu’elle est, ce semble, abîmée dans une mer de vie et dans un dégagement parfait de tout le terrestre et matériel, elle est fort étonnée de voir qu’il naît de la terre des animaux de toutes espèces qui la foulent aux pieds et qui dérobent les belles verdures dont elle était ornée et en font leur pâture.
Enfin après s’être vu le trône de Dieu, elle se voit le marchepied des animaux. Ô état bien différent des autres ! Cependant c’est le même Dieu qui a fait les premiers et qui opère aussi celui-ci. Jusques alors on ne voit point l’utilité de ces choses, au contraire elles paraissent salir la terre et lui ravir une partie de sa beauté. C’est pourtant son principal ornement et ces animaux sont quelque chose de plus noble que les plantes qui l’ornaient si fort et qui leur servent de nourriture. C’est l’état de l’homme lorsqu’il plaît à Dieu de l’élever au plus haut faîte de la perfection [23] qui lui dérobe pour un temps la vue des beautés qu’Il met en lui, pour ne lui laisser voir que des opérations terrestres et animales. Cependant ce sont des opérations vivantes et vivifiantes : il faut que la terre qui est comme la partie inférieure produise aussi des actions de vie. Mais, dira-t-on, toutes ces plantes dont elle était ornée, n’étaient-elles pas animées ? Il est vrai, elles avaient une vie végétale, mais elles n’avaient pas une vie sensitive. C’est cette vie qui doit être imprimée dans l’âme intérieure, non plus pour le mal, mais pour le bien. Car ici le sentiment est donné pour glorifier Dieu, n’y ayant rien en nous de si pauvre et de si bas qui ne puisse et ne doive rendre quelque gloire à son Dieu. Cet homme donc qui depuis longtemps avait été insensible est tout étonné qu’il redevienne sensible et cela le surprend d’autant plus qu’il se croyait privé de sentiment pour toujours. Il faut cependant qu’il devienne sensible, mais son sentiment dans la suite deviendra tellement purifié qu’il lui servira non contre la volonté de son Créateur, mais dans la même volonté.
Ainsi donc des animaux de toutes espèces sont créés sur cette terre : il y a des bêtes carnassières et des reptiles. Quoi ? Cette imagination qui ne représentait auparavant que des choses agréables, lumineuses et divines, cet esprit qui était rempli de si sublimes connaissances, se voit plein de reptiles et de sales animaux ! Ne dirait-il pas volontiers comme un autre saint Pierre : Je n’ai jamais rien mangé de fouillé ni d’impur et je ne le ferai pas. Mais il lui fut dit : N’appelez pas impur ce que le Seigneur a purifié, c’est-à-dire que ces choses sont bonnes et saintes en tant [24] qu’elles sont sorties de leur Créateur, mais que la seule impureté qui est en nous les rend impures. Dieu se sert pourtant de la peine que nous causent ces choses pour nous purifier de ce qu’il y a en nous d’impur dans le sensible afin de le spiritualiser peu à peu et Il ne le purifie qu’en faisant semblant de le salir. Les animaux domestiques représentent notre nous-mêmes, qui est extrêmement incommode lorsqu’il est dans la révolte contre son Créateur, mais qui devient très utile lorsqu’il est entièrement assujetti à Celui qui l’a fait. Il n’y a rien en nous qui dans l’ordre de notre création ne soit très excellent et il ne peut être nuisible que par l’abus que le péché en a fait55. Ces animaux sortant des mains de Dieu n’avaient rien que d’utile et d’agréable, parce qu’ils étaient parfaitement soumis à l’homme, étant dans l’ordre de leur création ; ils ne lui sont devenus contraires que par sa propre révolte qui les a soulevés contre lui ; la révolte de notre esprit fait la révolte de notre chair. Mais Dieu, dont la bonté est infinie, se sert de la révolte de cette même chair contre l’esprit afin de s’assujettir l’esprit, et l’esprit n’est pas plus tôt dans la soumission parfaite à son Dieu que la chair commence à lui être assujettie. Aussi Dieu vit que cela était bon, étant infiniment utile à l’homme pour l’anéantir, l’humilier et le détruire.
L’on s’étonnera sans doute que j’attribue à l’homme des états et des passages qui sont arrivés devant la formation de l’homme même, mais l’on en sera nullement surpris si l’on fait attention à deux choses : l’une, qu’il ne s’est rien passé dans le monde général qui ne se passe dans l’homme particulier [25] de sorte que la conduite que Dieu a tenue sur ce grand Univers pour Sa création, s’observe encore sur l’homme pour sa réformation dans l’ordre de la grâce. L’autre est que tout ce qui s’est passé dans l’innocence de la nature avant la création de l’homme qui la corrompit, se passe dans ce même homme pour le rétablir par le moyen de la grâce dans une innocence abondamment réparée par son Rédempteur56. C’est pourquoi, sans violenter les choses, nous trouvons que comme le monde a eu sept âges, y comprenant celui de sa consommation, de même l’homme a sept âges de grâce qui se rapportent à l’état de l’innocence de la nature et qui étant consommés dans l’homme le rendent innocent par grâce dans toute l’étendue qu’on le peut être en cette vie. On ne doit avoir nulle difficulté de le croire, puisque selon saint Paul il n’est pas de la grâce comme du péché parce que, à la vérité, plusieurs sont morts par le péché d’un seul, mais la grâce et le don de Dieu sont répandus beaucoup plus abondamment sur plusieurs par la grâce d’un seul homme qui est Jésus-Christ. La Rédemption donc de Jésus-Christ ayant été surabondante, elle a rendu beaucoup plus à l’homme que le péché ne lui avait ravi. Nous expliquerons ailleurs s’il plaît à Dieu la manière dont cela se fait et comme il n’y a rien en cela qui soit contraire à la pensée commune de l’Église.
[26] Lorsque l’homme est arrivé jusques ici que l’image de son Dieu est véritablement renouvelée en lui, cette image qui avait été gâtée et défigurée par le péché, se trouve parfaitement rétablie. Quelle est cette image de Dieu ? Il n’y en a point d’autre que Jésus-Christ qui, étant la vive image de son Père, prend plaisir de se retracer dans l’homme et de s’y exprimer tout entier. De là l’on peut voir quel fut le dessein de la création et quel est celui de la Rédemption. Dieu dans la création fit toutes choses pour l’homme, mais Il fit l’homme pour Soi. Et de même qu’Il créa l’homme après toutes les autres créatures, comme leur couronnement et leur fin, aussi il n’y eut plus que Dieu qui fut devant et après l’homme, afin qu’il ne tendît point à une autre fin. L’homme était la fin de tout le reste, mais il n’avait point d’autre fin que Dieu. Dieu créa donc l’homme à Son image, c’est-à-dire Il retraça en lui Son image qui est Son Fils et Son Verbe, lui imprimant Son Esprit, et comme Ses délices devaient être d’habiter avec les enfants des hommes et que Son Fils est l’unique objet de Ses complaisances sans qu’Il puisse se plaire en autre chose que Lui, il fallut nécessairement qu’afin de prendre dans l’homme Ses délices Il le fît à Son image, lui imprimant le caractère de son Verbe, sans quoi Il ne pouvait se plaire dans l’homme. Ce fut donc la fin de la création que de faire des images du Verbe dans tous les hommes, dans lesquelles la divinité fut exprimée et qui peuvent la représenter ainsi qu’une pure glace représente l’objet qui lui est exposé57.
Mais l’homme par le péché ayant défiguré cette [27] belle image, le dessein de la Rédemption fut que Dieu, qui se plaît si uniquement dans Son Verbe, ne pouvant souffrir que ces hommes en qui cette image avait une fois été gravée, se perdissent et perdissent en même temps pour toujours l’image de Son Verbe et les caractères de la Divinité, voulut que son Verbe la vint réparer. Car le seul Verbe pouvait se retraçer Lui-même, nul que Lui ne le pouvait faire et ce fut pour cela qu’Il se fit homme, comme l’on voit qu’une glace ayant perdu l’objet qu’elle représentait, il faut que le même objet éloigné s’approche d’elle, sans quoi elle ne le représenterait jamais. Il fallait donc que Jésus-Christ vint dans l’homme, afin que l’homme ne perdant plus jamais ce divin objet, ne perdît plus l’image et le caractère de la Divinité. Je sais que l’image de Dieu est gravée si profondément en l’homme qu’il ne la peut jamais perdre quoique le péché la couvre, la défigure et salisse infiniment, et c’est là ce qui cause la douleur de Dieu dans la perte des hommes et qui Lui donne un si grand désir de leur salut. Tout ce qui s’opère dans l’âme n’est que pour découvrir et renouveler cette image et cette image n’est pas plus tôt achevée de réparer que l’homme est remis dans l’état d’innocence. C’est ce qui faisait dire au Roi-prophète [David] : « Je me présenterai devant vous dans la justice, je serai rassasié lorsque Votre gloire paraîtra. » C’est comme s’il disait : je contemplerai Votre visage dans la justice que j’aurai reçue de vous et je serai rassasié lorsque Votre gloire paraîtra en moi par Votre image qui y sera renouvelée.
Il faut remarquer que Dieu, en créant l’homme [28] le fit roi de tous les animaux et les lui assujettit tous en sorte que dans cet univers il dominait tout ce qui n’était point Dieu et il n’était dominé que de Dieu. Mais dès que l’homme par le péché s’est révolté contre son Dieu, toutes les créatures que Dieu lui avait assujetties se révoltèrent contre lui, ce qui fit que l’homme par son péché ne changea pas seulement l’ordre particulier de sa création, mais l’ordre général aussi de ce grand univers, je veux dire en ce qu’il y avait dans l’univers des créatures assujetties à l’homme.
Dieu créa l’homme à son image, le rendant un et simple comme Lui. Il ne peut rentrer dans ce premier état d’innocence s’il ne revient à cette première ressemblance en simplicité et unité parfaites, ce qui ne se peut opérer qu’en quittant la multiplicité de la créature et de ses propres opérations pour rentrer dans l’Unité de Dieu qui seule peut rendre l’homme parfaitement semblable à Lui. [28]
Dieu veut que cet homme croisse et multiplie, c’est-à-dire que cette image du Verbe se répande dans toute la terre, afin qu’il n’y ait aucun lieu où Il ne puisse prendre Ses délices par la vue de Son image, imprimée dans les créatures. Avant que l’homme fût créé, il est dit que la terre était vide. Comment était-elle vide, puisqu’il n’y a pas un endroit qui ne soit plein de l’immensité de Dieu ? Ah, c’est que Dieu la trouve vide lorsqu’elle ne porte pas encore ces nobles créatures qui sont les vives images de Son Fils. Il veut donc que cette image croisse et se multiplie dans toute la terre : et pourquoi cela, ô mon grand Dieu ? C’est, nous dit-Il, afin de multiplier Mes délices ; car depuis que l’homme porte Mon image, et que mon Verbe s’est imprimé en lui, tous les hommes sont pour moi des lieux de délices.
Dieu, comme il a été dit, avait fait toutes choses pour l’homme ; c’est pourquoi Il lui ordonne la domination. Et d’où vient cette souveraineté de l’homme sur tous les autres animaux ? C’est en vertu de l’image de la Divinité qui était en lui. Cette image est l’expression de son Verbe en l’homme. Or comme Jésus-Christ dit 58 : « toute puissance m’a été donnée au ciel et en la terre », de même l’homme, qui était Sa figure et Son image vivante, avait tout pouvoir sur la terre ; et son pouvoir était d’autant plus grand que l’écoulement du Verbe était plus abondant en lui. Quoique nous perdions ce pouvoir par le [30] péché, de même que l’image du Verbe est défigurée en nous par le crime, toutefois, lorsque l’image de Jésus-Christ 59 est parfaitement renouvelée en nous, Il a un entier pouvoir sur nous ; et si grand que nous ne voulons plus ni même ne pouvons plus Lui résister ; non d’une impuissance absolue, mais d’une impuissance causée par l’ordre rétabli en nous, qui ayant ôté à notre volonté non seulement la rébellion, mais même la répugnance à faire les volontés de Dieu ; <mais> 60 nous nous trouvons tellement affermis par la résignation, par l’union et la transformation de notre volonté en celle de Dieu, que nous ne pouvons plus trouver en nous de volonté propre, nous voulons uniquement ce que Dieu veut et la volonté de Dieu est devenue la nôtre.
Que cela puisse être dès cette vie, c’est une chose incontestable61, puisque Jésus-Christ nous a commandé de demander dans le Pater que Sa volonté s’accomplisse dans la terre comme au ciel. Si l’on ne pouvait pas avoir cette perte de toute volonté dans celle de Dieu dès cette vie comme les bienheureux l’ont dans le ciel, Jésus-Christ ne nous aurait pas commandé de le demander. Car nous aurait-Il fait demander une chimère ? Ou l’aurait-Il demandé Lui-même pour nous lorsqu’Il fit cette admirable prière : Mon Père, qu’ils soient un comme Nous sommes un 62 ? Il est certain que cette unité parfaite ne peut être sans la perte totale de toute volonté opposée à Dieu. […]
L’homme ne doit donc jamais se contempler soi-même ni se regarder hors de Dieu. S’il le [33] fait c’est la source de ses désordres et il tombe dans une fausse présomption, tirant vanité de sa bassesse et s’oubliant de son origine. Mais s’il est fidèle à n’envisager jamais que Dieu, c’est en Lui qu’il découvre avec admiration sa noblesse sans craindre l’orgueil. Car il ne voit rien en soi hors de Dieu, que la boue dont il fut pétri, mais en Dieu il se voit Dieu par participation, et il le voit de telle sorte qu’il découvre en même temps que s’il cesse de se regarder en sa source pour se voir en soi et qu’il veuille s’attribuer quelque chose, il ne le peut faire sans usurpation. De sorte qu’il serait hors de Dieu un si effroyable néant, qu’il perd toute envie de ne jamais plus se regarder. Et ce qui est étrange, c’est que la vue de ce qu’il est hors de Dieu ne sert point à l’humilier ; au contraire il devient orgueilleux dans son humiliation et prenant le change il s’attribue ce qui n’est pas à lui63.
Il est donc de conséquence pour l’homme de ne se regarder jamais lui-même, mais de regarder uniquement son Dieu dans lequel il se voit sans danger, ce qui est une contemplation continuelle de l’homme vers son Dieu64. Et cette contemplation qui n’est autre chose qu’un simple regard ou envisagement de l’esprit en Dieu, attire la contemplation de Dieu sur l’homme. Car plus l’homme contemple son Dieu, plus il en est contemplé. C’est l’admiration de ce grand prodige qui fit dire à David dans un transport d’esprit : « O Dieu, qu’est-ce que l’âme pour être l’objet de Votre souvenir » 65 !
Des états, ou passages, desquels nous venons de parler, Dieu en compose le sixième jour mystique ou le sixième degré de l’intérieur chrétien [34] ; et c’est ici où tout est fini pour l’homme dans l’homme même. C’est la consommation des ouvrages de Dieu en l’homme, puisque la fin de Son travail est de retracer l’image de Son Fils. C’est à présent que l’homme quitte la voie, pour se reposer dans la fin ; et qu’il sort des jours mystiques, pour entrer dans le jour éternel et divin.
Il est dit que Dieu acheva son œuvre. Qu’elle était l’accomplissement et la perfection de toutes ses œuvres. C’était l’ouvrage de l’image parfaite de son Verbe, après laquelle Il se repose en soi-même, et fait reposer l’âme en Lui, où elle demeure cachée avec Jésus-Christ, son divin original66.
Mais l’Écriture ajoute que Dieu accomplit l’œuvre qu’Il avait faite : Tous ces termes sont nécessaires et ils expriment bien l’intérieur. Il n’est pas dit seulement son œuvre puisque tout le bien qui s’opère dans l’homme s’opère indubitablement par Dieu ; et que nul ne peut dire, Jésus Seigneur, que par le Saint-Esprit67. Mais il est dit : son œuvre qu’Il avait faite, pour marquer qu’Il l’avait faite seul. Aussi en est-il de même d’une âme arrivée à l’état d’innocence par l’anéantissement. Dieu y opère comme seul, agissant souverainement sans que la créature Lui résiste [35] en rien. Et Il se reposa au septième jour de toute œuvre qu’Il avait faite, ce qui s’entend de la gloire, et aussi du repos qu’Il 68 trouve dans l’âme divinisée, qui ne Lui pouvant plus résister et étant une en Lui, où Il l’a acheminée Lui-même, Il n’a plus qu’à se reposer en elle et y prendre Ses délices.
Dieu bénit et sanctifia le septième jour ; parce qu’en ce même jour Il avait cessé de faire toute Son œuvre, absorbant l’âme en Lui-même dans Sa vie divine, où il n’y a plus que repos, quoiqu’Il eût créé cette œuvre pour être faite ; mais étant arrivé à la fin de Sa création qui est le repos en Dieu, il n’y a plus qu’à demeurer dans ce repos divin, en Dieu même. Là l’œuvre est achevée quant à l’agitation qui la portait à sa fin, mais non quant à l’action jouissante qui se continue dans le repos, laquelle durera éternellement.
[36] […] Ces plantes sont les vertus qui croissent et germent dans l’âme avant même qu’elle travaille à leur acquisition, car le désir même d’acquérir la vertu est une vertu que Dieu met dans l’âme par sa seule bonté : et elle en est pas plutôt éclairée de la vraie lumière, que l’on connaît que c’est à Dieu seul à mettre dans l’âme toutes les vertus.
Quel est donc, me dira-t-on, le soin de l’âme et en quoi consiste sa fidélité, si ce n’est en l’acquisition des vertus ? C’est ici le secret, chrétiens mes frères : la fidélité de l’âme consiste à se soumettre incessamment à son Dieu, et, comme nous l’enseigne saint Pierre69, à nous humilier sous la main puissante de Dieu, qui peut seul opérer en nous toutes sortes de biens ; à remettre [37] entre Ses mains toutes nos inquiétudes, car Il prend soin Lui-même de nous ; à nous renoncer continuellement, afin d’ôter les oppositions de la nature à la grâce ; et en nous renonçant, nous résigner entièrement à toutes les volontés de Dieu, afin que par ce renoncement et par cette résignation nous donnions lieu à Dieu d’agir en nous dans une entière liberté. C’est là en quoi consiste le principal travail de l’homme avec la grâce, mais pour l’ornement des vertus, c’est à Dieu à le faire et Il le fait infailliblement, pourvu que nous soyons fidèles à coopérer à la grâce en ces deux points. Et afin que l’on ne croie pas que cette grâce nous manque, il est dit que Dieu a mis une fontaine, qui nous représente Sa grâce […]
[38] […] Dieu de cette boue crée un homme nouveau. Et alors Il lui souffle Son propre Esprit et non un esprit particulier. En sorte que ce n’est point un autre esprit que celui de Dieu qui l’anime et le meut. Mais cela ne s’opère que par l’anéantissement.
Dans cet état passif tout fleurit dans l’âme et les arbres de Ses puissances se trouvent tous chargés de la pratique des vertus sans que l’âme puisse connaître comment elles ont été produites [39] dans la terre de son cœur. Ces fruits sont délicieux : car alors la pratique des vertus est très agréable.
L’arbre de vie est au milieu : cet arbre de vie est Dieu même. […]
Le fleuve qui arrose le Paradis de délices, qui est le parterre intérieur de notre âme, c’est la grâce qui coule dans le cœur du juste […][41]
[…] Dieu permet à l’homme de goûter de toutes ces délices représentées par les fruits, c’est-à-dire [43] de toutes les vertus ; mais Il lui défend celui de la science du bien et du mal, qui est
l’usurpation de notre propre conduite 70 au préjudice du règne de Jésus-Christ sur nous. Si vous en goûtez, dit-Il, vous mourrez : C’est que par là on s’empare de ce qui n’appartient qu’à Dieu et on se l’attribue, regardant comme un fruit de ses soins ce qui vient de la pure bonté de Dieu. […]
[…] Figure du mariage mystique de l’âme avec Jésus-Christ, […] Il est ajouté que Dieu donna cette femme à Adam, ce qui fait voir que cette union ne peut jamais être opérée par la créature, étant un ouvrage de Dieu seul, et non de la volonté de l’âme, qui n’y a point d’autre part que celle de l’acceptation et de la fidélité à suivre en tout les mouvements divins.
Que doit donc faire l’âme fidèle pour correspondre à ce que son époux a fait pour elle, et pour jouir des délices ineffables des noces de l’Agneau ? Il faut qu’elle quitte son père et sa mère, [49] sans quoi le mariage spirituel ne sera jamais consommé en elle. Quel est ce père et cette mère ? Sinon le vieil Adam et la nature corrompue qu’il faut quitter absolument. C’est en se quittant soi-même par le renoncement qui opère la mort totale, que l’on parvient aux noces de l’Agneau 71 ; et on n’y arrivera jamais par une autre voie. Ceux qui sont tout pleins d’eux-mêmes et qui croient être parvenus à ce mariage spirituel et divin, sont infiniment trompés. Et si Jésus-Christ a été obligé de quitter le sein de Son Père pour épouser notre nature, croyons-nous Le [pouvoir] épouser sans nous quitter nous-mêmes ? Non ; cela ne sera jamais.
Il est encore ajouté, qu’ils étaient tous deux nus, savoir Adam et sa femme et qu’ils n’avaient point de honte : ce qui marque le dénuement parfait de toute propre volonté, de toute vue propre, de tout propre retour et de tout bien propre, ce qui est l’état d’une âme qui s’est entièrement quittée soi-même. Ces âmes vivent dans un si grand oubli d’elles-mêmes qu’elles n’ont point de honte de leur nudité spirituelle, c’est-à-dire de l’extrême pauvreté d’esprit et de la profonde abjection où elles sont réduites, ne la pouvant voir ni y penser à cause de leur absorbement et perte en Dieu, qui est un état de transformation, qui peut bien s’appeler un vrai état d’innocence.
L’amour-propre, sous la figure du Serpent, veut faire voir à l’âme l’avantage qu’il y aurait d’aller à Dieu par une autre voie que celle de l’abandon aveugle à la conduite de Dieu sans retour sur soi-même, et que s’ils se soustrayaient à l’obéissance de Dieu et à l’abandon total, ils connaîtraient toutes choses, seraient assurés de leurs voies et ne mourraient point. […]
[…] C’est la fausse humilité de ceux qui se retirent de l’abandon après leur chute sous prétexte qu’ils ne sont pas dignes d’y demeurer ni de plus traiter si familièrement avec Dieu.
[…][52] Vouloir connaître où Dieu nous conduit et le secret de Ses desseins sur nous, c’est anticiper sur Ses droits, et Lui faire une injure : au contraire s’abandonner à Lui à l’aveugle est le plus assuré témoignage de l’amour et la véritable adoration qui rend à Dieu ce qui lui est dû. […] 74 [53]
Ce passage marque admirablement comme cette connaissance du bien et du mal qui est celle des œuvres de Dieu en nous, conserve la vie propre de l’âme et empêche sa mort intérieure. C’est pourquoi Dieu chasse Adam du lieu de délices afin qu’il n’étende plus sa main sur cet arbre et qu’il ne lui reste plus nulle connaissance qui entretienne sa vie et empêche sa mort [mystique], car le remède à son mal ne se peut plus trouver que dans sa mort, par laquelle perdant sa vie propre et infectée, il rentre dans la vie divine qui lui avait été communiquée par la justice originelle. S’il ne mourait à soi-même, il ne pourrait pas revivre en Dieu. C’est l’effet d’une fausse humilité que le trouble et l’inquiétude après la chute et cela se termine souvent au désespoir. Où l’on se chagrine et tourmente si fort après quelque faute, il faut qu’il y ait beaucoup d’orgueil et d’amour propre. Comme au contraire, c’est le fruit d’une vraie humilité, que de demeurer paisible et tranquille dans son abjection, étant tombé dans quelque manquement, même de conséquence, s’abandonnant doucement à Dieu pour en être relevé par Sa miséricorde et se soumettant par un grand sacrifice à tous les usages qu’il Lui plaira d’en faire. [54]
Chapitre VI75.
Les géants et les monstres de l’orgueil ne viennent que de l’alliance de l’humain et du divin. Tous les grands hommes fameux dans les siècles ont été ceux qui ont fait triompher la prudence de la chair cachée sous un peu de spiritualité. [56] Ô l’épouvantable monstre ! vous verrez des personnes enflées et élevées comme des géants par l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes76, à cause de quelques talents naturels accompagnés de quelques maximes spirituelles. […]
Dans tout un monde il se trouve un seul homme juste, digne d’entrer dans l’arche qui est Dieu même. Cependant il y a parmi nous tant de gens qui croient être en Dieu. Il faut être juste pour y entrer, c’est-à-dire n’avoir rien usurpé de Dieu ou lui avoir restitué toutes les usurpations que l’on Lui avait faites, laissant Dieu en Lui-même et tout ce qui Lui appartient pour demeurer dans notre néant. C’est là la justice qu’il faut avoir pour être reçu en Dieu par une très intime union.
C’est ici une belle figure de ce qui se passe dans l’état intérieur où il faut que tout l’humain et le naturel, quel qu’il soit, soit entièrement submergé et noyé dans les eaux de l’amertume et de la douleur, afin que Noé qui représente ici le fond de l’âme, reste seul sauvé et qu’il passe en Dieu même78. Mais il faut que ces eaux s’élèvent au-dessus des plus hautes montagnes c’est-à-dire que les puissances mêmes de l’âme en soient submergées. […]
Dieu se souvient de ce fonds et centre de l’âme, qu’Il avait conservé seul, inconnu, parmi une si étrange inondation. […] [62] Mais comment Dieu arrête-t-Il ce déluge, et de quels moyens doit-Il se servir pour cela ? Il envoie un souffle vivant et vivifiant de Son Esprit qui dessèche les eaux de l’iniquité et qui redonne la vie, suivant ce beau passage 79 : « vous enverrez, Seigneur, Votre esprit, et elles seront créées le nouveau ; et vous renouvellerez la face de la terre. »
Lorsque ce vent de salut vient souffler sur l’âme, il l’agite d’abord d’une telle sorte qu’elle ne peut point discerner s’il souffle pour son salut ou pour sa perte, quand tout à coup elle est étonnée de voir que l’arche se repose sur les montagnes d’Arménie, c’est-à-dire que la paix et la tranquillité commencent à paraître sur la pointe et sur la partie suprême de l’esprit, où Dieu se découvre par un petit rayon de Sa majesté, qui fait comprendre à cette âme que sa perte n’est pas sans ressource et qu’il y a quelque espoir de salut pour elle.
Le corbeau désigne l’âme propriétaire et pleine de propres volontés, qui s’arrête à tout ce qu’elle rencontre : tout est pour elle un repos, mais un repos trompeur, parce qu’elle y trouve aussitôt de l’instabilité.
Mais la colombe représente l’âme abandonnée et déjà abîmée et transformée en Dieu, laquelle sort de Dieu pour agir au dehors si telle est Sa volonté, je veux dire qu’elle sort de son repos mystique lorsque Noé, qui en cet endroit représente Dieu, la met dehors pour le bien du prochain. Toutefois comme il n’y a rien pour elle sur la terre, elle n’y trouve aucun lieu où elle puisse reposer son pied, c’est-à-dire sur quoi elle puisse s’appuyer. C’est pourquoi sans s’arrêter à rien, elle revient dans le repos mystique où le divin Noé lui tendant la main la reçoit en lui. Ceci représente l’état anéanti où l’âme ne trouve plus rien pour elle sur la terre.
Sept jours après, qui représentent les années de l’anéantissement parfait, elle est remise hors de l’arche et alors elle trouve partout son repos, comme dans l’arche même, tout le monde lui étant devenu Dieu ; alors elle s’arrête partout [64] sans s’arrêter en aucun lieu et c’est ici la vie Apostolique.
Elle porte partout le signe de la paix, mais sans en rien retenir pour elle, elle la porte au divin Noé. Cette âme dans la vie apostolique 80 ne prend rien pour soi de ce qu’elle fait pour Dieu, mais avec une fidélité admirable, elle Lui rapporte le rameau d’olivier […]
[…] Lorsque Jésus-Christ vient dans une âme véritablement anéantie qui ne vit plus en elle-même, mais en qui Jésus-Christ vit seul, Il y achève ce qui manque à Sa passion, c’est-à-dire qu’Il y fait l’extension de cette même passion, et pour l’ordinaire Il l’enivre de son premier calice, mais Il réserve le dernier pour les âmes choisies et Il le leur fait boire en deux temps différents. L’un est lorsqu’Il extermine leurs propriétés et qu’Il les [70] anéantit. C’est alors qu’une telle âme n’éprouve plus rien en elle que la fureur et l’indignation de Dieu. L’autre temps c’est lorsqu’elle est devenue un autre Jésus-Christ. Oh alors elle boit ce calice de fureur pour les péchés des autres, comme Jésus-Christ, mais avec tant d’horreur que Dieu lui cache que ce soit pour les autres, tant que son indignation dure, et ne le lui découvre qu’après, ou tout au plus en Lui demandant son consentement. Car Dieu demande d’ordinaire le consentement de l’âme avant que de la faire souffrir pour le prochain. […]
C’est la peinture des âmes qui aspirent à être saintes par leurs propres œuvres et qui croient pouvoir en venir à bout par leurs efforts naturels quoique sans connaître assez leurs méprises. Ces gens subtilement présomptueux, amassent et entassent pratique sur pratique, afin, disent-ils, de nous rendre saints. Ils attendent tout de leurs propres efforts et sans penser à ce qu’ils sont ils croient faire la loi à Dieu. C’est pourquoi l’Écriture dit qu’ils bâtissaient de briques et de ciment, marquant par là que tout était de l’invention de l’homme. […]
Cette âme étant instruite à ne plus vouloir de témoignages, ne pense plus qu’à s’anéantir, connaissant que la disposition la plus propre à servir aux desseins de Dieu est l’anéantissement et que la vraie préparation au surnaturel est le néant.
Après l’anéantissement mystique, Dieu Se communique bien d’une autre manière qu’Il ne faisait auparavant, car Il donne à un cœur qui Lui est parfaitement soumis, la plus grande et la plus haute connaissance qu’on puisse avoir ici-bas de Sa divine Majesté, disant qu’Il est et que rien n’est sans Lui ni hors de Lui. Il renouvelle aussi l’union et Ses promesses85. […]
La partie supérieure, qui avait cru aux promesses qui lui avaient été faites pour elle-même, hésite lorsqu’on lui promet que, de sa réunion [94] avec l’inférieure, doit naître un fils à qui toutes les promesses ont été faites, connaissant la faiblesse de cette partie inférieure, regardée hors de Dieu, elle doute d’elle, et en même temps du pouvoir divin, alléguant des raisons prises de la longue expérience de leur faiblesse, impuissance et stérilité. Ces deux parties vivaient contentes dans leurs misères et, ne désirant plus rien, n’espéraient plus rien. C’est l’état du repos en Dieu, qui précède la vie apostolique. Cet Isaac qu’il faut concevoir, est Jésus-Christ formé dans les âmes, mais Il ne s’enfante que lorsqu’il n’y a plus rien en elles qui puisse fonder une juste espérance de Le concevoir. Cet enfant ne se conçoit que dans l’entier désespoir de tout secours naturel et dans un parfait désintéressement de tous les dons surnaturels, afin que, comme dit saint Paul86, la grandeur de la force ne soit pas attribuée à l’homme, mais à Dieu. […]
[96] Cette âme ne voudrait point laisser aller son Bien-aimé qui l’honore de sa visite, elle souhaite au contraire le retenir pour toujours. Dans cet amour qu’elle a pour son Dieu, elle croit que tout est Dieu et voudrait traiter tout le monde comme Dieu même. C’est alors qu’Il Se communique tellement à elle qu’elle Le trouve en toute chose. Aussi Abraham traite-t-il ces étrangers qui se présentent à lui comme Dieu seul : il est si rempli de Dieu qu’il ne peut dire autre chose. Il parle à trois comme à un seul. […]
[99] Dieu ne saurait rien cacher à Son serviteur établi dans la foi nue et reposant en Lui. Il ne peut qu’Il ne lui découvre Ses secrets ; et comme il a l’Esprit de Dieu, aussi connaît-il ce qui se passe dans le cœur de Dieu et même ce qu’il y a de plus caché dans les consciences, discernant à l’abord leurs états par une odeur secrète et par un goût divin. […]
[101]… les personnes arrivées à cet état permanent en Dieu ne peuvent prier que comme Il veut et selon qu’Il les meut Lui-même, n’ayant plus d’autres intérêts que les Siens. Cela est visible dans Abraham, qui, oubliant tout intérêt propre et tout ce qui regarde la chair et le sang pour délaisser tout à Dieu, ne s’informe pas même de ce que deviendra Lot son neveu dans la vengeance que Dieu veut prendre de la ville où il demeure, tant il est assuré de la bonté de Dieu et de Sa justice. Ses propres intérêts ne lui sont pas plus que ceux des autres et tout lui est devenu un en Dieu. […]
[103][…] Dieu voulant les tirer de tout le créé et les conduire par Sa providence, leur commande de ne point regarder derrière elles et de ne point s’arrêter. Ce sont là les fautes des personnes de cet état : ou ils regardent derrière eux par la réflexion, ou ils s’arrêtent à quelque chose de moindre que Dieu par quelque réserve. Les anges conseillent de quitter tout commerce avec la créature, d’aller sur la montagne, qui est le degré le plus élevé de la contemplation. […]
[110]… Dieu fit donner un voile à Sara, qui était la femme de son temps la plus favorisée de Dieu, pour apprendre deux choses aux personnes intérieures : l’une, qu’ils doivent conserver les dons de Dieu sous le voile du silence et de la retraite, l’autre que Dieu Se sert de la foi nue comme d’un voile pour couvrir les dons et les faveurs qu’Il fait aux âmes et les tenir en assurance quand Il croit que Ses grâces les exposent à être prises dans le piège du démon par la vanité. […]
Dieu tente Abraham pour faire la dernière épreuve de sa foi et la pousser jusques au bout dans la nudité totale et dans le dépouillement de tous les appuis, non seulement des appuis humains, dont Il l’avait déjà dépouillé autrefois, [117] le faisant sortir de son pays, mais aussi des appuis pris en Dieu même et dans tous Ses bienfaits et sur toutes Ses promesses. Il n’épargne rien et pour rendre la chose plus dure et cette foi plus magnanime, pour éprouver et épurer son amour et le défaire de tout intérêt propre et de toute amitié étrangère, quoique la plus légitime, Il lui dit : Prenez votre fils […] Venez Me le sacrifier sur une montagne éloignée. N’est-ce pas afin que la longueur du chemin éprouve davantage sa foi ? Isaac qui a toujours représenté la vie passive ou la contemplation, doit périr. Il faut encore que la foi sacrifie cette vie et qu’elle lui donne le coup de la mort afin qu’il ne reste plus rien qui puisse empêcher la perte totale en Dieu. […]
[121] Cette demande d’Isaac marque l’ignorance dans laquelle la foi conduit l’âme, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée au lieu du supplice. La réponse d’Abraham exprime l’abandon à la Providence qui accompagne la foi, et la docilité d’Isaac à ne plus s’informer de rien désigne la fidélité de l’âme à se laisser conduire aveuglément par la foi et par l’abandon. […]
[122] Le sacrifice fut aussi entier de la part de la foi, car Abraham levant le bras avait une volonté sincère d’immoler ce fils si cher. La manière et le temps dont Dieu Se servit pour empêcher l’exécution de cet étrange dessein sont admirables pour faire voir la conduite qu’Il tient sur les âmes de ce degré. Premièrement, Il attend l’extrémité pour les secourir, parce qu’il n’y a plus pour elles ni témoignage ni assurance, mais seulement le moment divin qui ne fait arriver ni connaître les choses que dans l’instant qu’elles se doivent exécuter et non plus tôt. Secondement, Il les fait marcher par là même dans une perte entière et, pour les arracher à tout ce qui est distinct, [123] Il ne leur fait connaître les choses que lorsqu’elles arrivent.
C’est aussi pour éprouver la pureté de leur amour, qui ne craint point de tout perdre pour faire la volonté de Dieu, jusqu’à commettre des crimes apparents par un excès d’abandon et de confiance à Sa sagesse et à Son pouvoir. […]
[132][…] La charité est toujours accompagnée de l’humilité, qui en se vidant s’emplit et, comme une fontaine, plus elle se vide de ses eaux, plus la source, qui est Dieu même, lui en communique de nouvelles. C’est ce qui fait que ces deux vertus, représentées sous ce mystère, sont absolument nécessaires à une âme destinée à l’abandon et à l’unité en Dieu, parce que la fidélité de la charité consiste à être toujours pleine pour les autres et ne retenir rien pour soi, et la perfection de l’humilité est de se vider incessamment des eaux de grâce qui lui sont communiquées et de les rendre à Dieu aussi pures qu’elle les reçoit de Lui-même. […]
Isaac se promenait vers le puits du Vivant et du [139] Voyant c’est-à-dire auprès de la source laquelle est en Dieu, qui est seul Celui qui vit et qui voit. Il se promenait en Dieu, parce que la largeur de son âme n’était point rétrécie. Il était sorti hors de lui-même afin de se mieux occuper de Dieu seul. Ce fut dans cet admirable commerce que la charité toute pure lui fut amenée pour être unie à lui d’un lien indissoluble. Il va au-devant d’elle dès qu’il l’aperçoit. L’amour pur n’est accordé à une âme que, lorsqu’étant sortie d’elle-même, elle ne s’occupe plus que de Dieu et cela n’arrive que vers le soir, sur les dernières périodes de la vie et après de grands travaux. […]
[141][…] Toute vue de foi et tout usage de cette lumière demeurent comme morts et ensevelis pour l’âme arrivée en Dieu seul, à cause que tous les moyens, jusqu’aux plus nécessaires et aux plus saints, finissent lorsque l’on est dans la dernière fin. Alors il n’y a rien à faire pour cette âme qu’à jouir de la pure charité, mais en Dieu même avec une netteté et simplicité admirables. Et c’est ce qui précède la vie apostolique, laquelle est une et multipliée. Car comme Dieu agit en tout sans sortir de Lui-même ni de Son unité, aussi ces âmes agissent au-dehors sans sortir de leur unité en Dieu. L’abandon et la foi sont laissés dans le même lieu, à savoir en arrivant en Dieu seul. […]
[148] C’est ici le progrès de la vie apostolique : après que l’âme a joui longtemps du repos en Dieu seul, elle va jeter sa semence dont les fruits ne paraissent pas sitôt, mais qui dans la suite rend jusqu’au centuple.
Cela attire l’envie des âmes communes à cause qu’elles ne voient pas un pareil succès de leur travail ; et c’est parce que, travaillant pour elles-mêmes, ou du moins mêlant beaucoup de leur propre intérêt dans leurs fonctions les plus saintes, elles n’ont pas une bénédiction qui approche de celles des personnes désintéressées. C’est Dieu même qui travaille où l’on ne travaille que pour Dieu. Et si c’est Lui qui travaille, comment ne bénira-t-Il pas Son ouvrage ? […]
[…] Le prédicateur de l’Évangile doit être de même, surtout celui qui prêche l’Évangile le plus intérieur. Il doit creuser ses puits dans des lieux qui soient à l’abri des débats et des contestations et ne point quitter ces lieux jusqu’à ce que Dieu en fasse naître l’occasion, parce que, comme son âme est au large, sans que rien [151] la rétrécisse, il ne doit point non plus se gêner dans son ministère. La pureté de la foi et de l’Évangile étant puisée en Dieu même, qui est tout paix, l’on ne doit faire des puits que dans des lieux où l’eau est reçue toute pure, et où on la peut posséder tranquillement. […]
[162] Jacob, dormant d’un sommeil mystique, vit une échelle qui allait depuis cette terre de repos jusqu’au ciel ; et Dieu était appuyé sur le haut de l’échelle. Cette échelle, qui était appuyée de son pied sur cette terre de repos et qui servait à l’autre bout de repos à Dieu même, marque les degrés qu’il faut monter pour aller du repos de la contemplation jusqu’au repos en Dieu seul. La distance est grande. Ces âmes, quoique tout angéliques, montent et descendent : parce que les degrés mêmes de montée leur deviennent souvent des degrés de descente, ou apparente, ou réelle ; mais tout est égal pour une telle âme par l’excellent usage qu’elle en sait faire, délaissant à Dieu tout ce qui la regarde. [...][163] Comment Dieu ne Se reposerait-Il pas avec complaisance dans une âme qui ne se repose plus qu’en Lui ? C’est Se reposer en Lui-même puisque cette âme n’a plus rien hors de Lui. […]
Lorsqu’il fut éveillé de son sommeil mystique, il dit que Dieu était là et qu’il n’en savait rien, [165] non qu’il ignorât que Dieu fût partout, mais à cause que les âmes de ce degré sont si absorbées dans la paix et dans l’union et que la foi les conduit si nuement, qu’elles possèdent Dieu sans penser qu’elles Le possèdent et sans en avoir nulle connaissance, à la réserve de quelques moments où Il Se fait un peu apercevoir, ce qui se fait comme revenant d’un profond sommeil. La foi et l’abandon les aveuglent, comme la trop grande clarté du soleil éblouit, en sorte qu’elles ne peuvent rien distinguer de Lui. C’est comme une personne qui vit dans l’air et le respire sans penser qu’elle en vit et qu’elle le respire, à cause qu’elle n’y réfléchit pas. Ces âmes, quoique toutes pénétrées de Dieu, n’y pensent pas, parce que Dieu leur cache ce qu’elles sont : c’est pourquoi on appelle cette voie « mystique », qui veut dire secrète et imperceptible.
Ce monument devait servir de mémoire à la postérité de ce qui était arrivé à Jacob en ce lieu, et de ce qu’il y avait connu. C’est le propre de la connaissance dont on est prévenu de cette voie si obscure, de faire craindre et hésiter. De plus, dans la voie de foi et d’abandon, on ne saurait s’arrêter ni aux visions, ni aux paroles ou faveurs, ni à quoi que ce soit qui rassure, car cette assurance retarderait la course ; c’est pourquoi Jacob, bien instruit et pour lui-même et pour nous, sans s’arrêter à ce qu’il avait vu ni même à ce que Dieu lui avait dit et outrepassant courageusement toutes choses pour ne s’arrêter qu’au moment divin de la Providence [167], qui est la seule assurance sans assurance des âmes abandonnées, dit en lui-même : Si le Seigneur demeure avec moi, et si par Sa providence Il me conduit en sorte qu’Il me préserve du péché dans une voie si dangereuse et si délicate, alors je reconnaîtrai qu’Il sera mon Dieu. […]
Cette consolation que donnent les Anges est pour préparer l’âme à de grands combats [180] qu’elle doit soutenir avant que d’entrer en Dieu. Ce ne sont plus les persécutions des créatures qu’elle doit appréhender, c’est Dieu même ; mais auparavant il faut essuyer la rencontre des ennemis terrestres, qui ne sont que les avant-coureurs d’un autre combat, que l’on ne craint point parce qu’on ne le connaît pas. On craint un combat visible qui n’est qu’apparent, et on ne craint point un combat réel qui est inconnu.
On se trouble souvent d’un mal imaginaire pendant que l’on demeure ferme et constant dans des combats réels. Ainsi Jacob craint extrêmement la rencontre d’Ésaü, qui néanmoins ne lui fera point de mal : mais il n’est pas encore effrayé de bien d’autres combats que Dieu lui prépare, quoique par Son assistance particulière il en doive sortir heureusement.
La manière avec laquelle Jacob retourne à Dieu dans son affliction fait voir combien la [181] peine et l’affliction est [sont] utile[s]89. Elle fait souvenir des bienfaits de Dieu, non seulement pour servir de quelque consolation, mais aussi pour redoubler la confiance. Jacob représente à Dieu toutes Ses promesses : il ne se plaint point, il Lui expose seulement tous les biens qu’Il lui a faits afin qu’ils ne soient pas rendus inutiles.
Il Lui demande son secours d’une manière si forte et si tendre que les paroles rapportées dans le texte l’expriment plus que tout ce que l’on en peut dire. La perplexité et la douleur où il se trouve représentent bien une âme qui retourne par le chemin de la foi et de l’abandon en Dieu son origine, car alors elle est dans les doutes et dans les peines ; les frayeurs de la mort la saisissent et elle lui paraît inévitable. Mais quelle mort craint-elle ? La mort qui est causée par le péché. Elle sait qu’elle a souvent été victorieuse de cet ennemi, qu’elle l’a dominé et supplanté ; mais se voyant près de tomber entre ses mains, elle ne doute point qu’il ne se venge et dans l’assurance qu’elle a qu’il ne l’épargnera pas, il lui semble ne pouvoir éviter sa perte. Alors cette pauvre âme pressée de toutes parts, fait ressouvenir Dieu que c’est Lui qui l’a fait entrer dans cette voie ; que c’est pour Lui obéir à l’aveugle qu’elle s’y est engagée, qu’elle s’est entièrement abandonnée à Lui ; ensuite de quoi elle Le prie de la protéger. Elle lui remontre encore que ses pères ont marché par la même voie et que c’est par là qu’Il S’est déclaré leur Dieu. Elle s’humilie devant Lui et Le fait souvenir de sa vérité.
C’est une belle expression que de dire frapper la mère avec les enfants. Le péché frappe la mère qui est la justice acquise par la grâce ; et aussi les enfants qui sont les vertus et les bonnes œuvres. Or cette âme pressée d’angoisse se voit à la veille de perdre l’un et l’autre. Elle oublie tous les autres biens et ne songe qu’à sa propre justice qu’elle se voit tout près de perdre : elle donne librement les autres biens, c’est-à-dire qu’elle consent à la perte des goûts et des faveurs célestes. Il est juste que tout cela lui soit ravi par le péché, qui lui paraît ici inévitable ; mais la propre justice et les fruits qui sont les divines vertus, ha ! c’est ce qu’elle ne peut consentir de perdre. Non, pauvre âme affligée, vous aurez plus de peur que de mal, il n’y a rien à craindre pour vous, parce que Dieu empêchera la chute dont vous êtes menacée.
Jacob, comme j’ai dit, hasarde tous ses biens et il demeure seul. Ô pauvre homme, vous croyez n’avoir à combattre qu’un ennemi que vous pouvez même apaiser par vos présents : vous avez déjà échappé à la poursuite de votre beau-père [183] [qui signifie la créature], vous pensez, selon votre propre sens, éluder de même les autres ennemis ; mais vous ne savez pas qu’il vous faut combattre Dieu même et que c’est Lui qui vient vous attaquer. Or ce combat est le dernier et le plus rude de tous. Soutenir un combat contre Dieu, soutenir le poids de la force de Dieu, c’est une chose que la seule expérience peut faire entendre. Il en coûte toujours en cette guerre, comme à Jacob qui y devint boiteux.
Ce combat étant le dernier de tous, après l’avoir essuyé il faut changer de nom et le nom nouveau est donné, comme à Abraham et à Sara. Ceci est clair dans l’Ancien et le Nouveau Testament91. Mais cette âme perd ici sa propre justice et sa propre force, pour être revêtue de la force de Dieu ; aussi ce nom d’Israël qui lui fut donné signifie fort contre Dieu, comme s’il était dit : fort comme Dieu et de la force de Dieu même. Pour cette raison tous les enfants de Jacob et son peuple, qui doit être le peuple spirituel de Dieu, doit être appelés le peuple d’Israël, revêtu de la force de Dieu même ; aussi est-il dit à ce peuple dans l’Exode 92 : Le Seigneur combattra pour vous et vous demeurerez dans le [184] silence ; ce qui veut dire qu’Il combat Lui-même en eux et qu’ils n’ont qu’à se tenir en repos. Et au livre des Rois 93 : vous venez contre Moi avec l’épée, la lance et le bouclier, mais Moi Je viens à vous au nom du Seigneur des armées. Cette âme donc, revêtue de la force de Dieu, ne craint plus ni les hommes ni les démons, car après avoir soutenu le combat de Dieu même, qu’y a-t-il plus à craindre ?
Après ces terribles combats le soleil se lève : la créature étant encore plus détruite et recoulée, fondue et anéantie qu’elle n’était auparavant, elle comprend plus véritablement ce que c’est que Dieu, vrai soleil de tous les êtres, lors même qu’elle Le peut encore moins comprendre, l’excès de son absorbement en Lui le lui rendant encore plus incompréhensible, quoiqu’elle Le connaisse mieux qu’elle ne fit jamais.
Ces personnes assez heureuses pour avoir soutenu avec fidélité le combat divin, peuvent paraître aux yeux des créatures encore plus faibles qu’on ne les croyait auparavant ; mais dans la vérité, elles ne furent jamais plus fortes puisque, par la perte de leur propre force, elles sont entrées dans la force de Dieu, ainsi que Jacob, quoique devenu boiteux, porte le nom et remplit le sens d’Israël, fort contre Dieu.
Lorsque le nom nouveau a été donné et que l’âme est bien avancée, elle voit toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses. Le péché, qui auparavant lui donnait tant d’effroi, ne lui en donne plus ; tout l’enfer même ne pourrait l’épouvanter parce qu’elle ne peut plus rien voir distinct de Dieu même, où il n’y a point de coulpe, mais la parfaite sainteté. […]94.
[...][Tome IV, 4] Quoiqu’il soit dit ici qu’Anne fût stérile, ce n’était point qu’elle dut être pour toujours inféconde ; mais c’est que Dieu nous donnait Lui-même par elle la figure des âmes qu’Il rend fécondes en Lui. Il les prépare par une longue stérilité et par une forte épreuve, à lui enfanter des prédestinés : car quoique Jésus-Christ les ait tous enfantés sur la croix, Il donne à tous des pères en Jésus-Christ qu’Il associe à Sa paternité, du moins à ceux qu’Il destine à l’intérieur ; et c’est une extension de la fécondité de Jésus-Christ, de même qu’Il étend sur eux Sa passion : c’est aussi ce qui s’achève en nous, comme parle saint Paul 96 de ce qui manque à la passion de Jésus-Christ, qui n’est autre que cette extension. […]
[…] Ce doit être là l’effet des afflictions, des épreuves, des tentations, de la stérilité spirituelle, que de répandre [10] notre âme en la présence du Seigneur. Celui qui répand quelque vase, ne fait que l’incliner vers la terre, et sans autre effort il se répand de soi-même ; il en est tout de même de celui qui répand son âme en la présence du Seigneur : en ne faisant autre chose que de s’incliner doucement vers Lui, l’âme suivant la pente naturelle et foncière qu’elle a de s’unir à son centre, s’écoule insensiblement vers lui comme une eau pure et nette. C’est comme si elle disait : c’est l’excès de ma douleur qui m’invite à prier, mais je ne suis pas plutôt devant Dieu, que, perdant tout autre idée je ne puis faire autre chose que de suivre le penchant qu’Il a mis Lui-même en moi, de me perdre et de m’écouler en Lui. Et de même qu’un vase plein d’eau se vide sans qu’il en reste rien, je veux me vider entièrement moi-même et me perdre en Dieu : c’est mon unique prétention ; je ne désire que cela, et c’est de cette manière que je prie. Ma prière est mon penchant, mon penchant est ma prière ; et l’un et l’autre est produit par mon amour et ma douleur. […]
Ces paroles expriment admirablement comment Dieu ne Se contente pas de réduire l’homme qu’Il veut faire passer en Lui dans la plus extrême indigence ; Il le détruit de plus et le réduit dans la poussière, dont il a été tiré, suivant ces paroles de l’Écriture : tu es poudre, tu retourneras en poudre98. Anne, pour nous faire comprendre l’excès du néant, dit que Dieu retire l’indigent du fumier pour le faire asseoir avec les princes. De même que Dieu n’appauvrit qu’après [27] qu’Il a comblé de biens, aussi Il ne tire de la pauvreté que lorsqu’elle est au comble de l’indigence de la poussière, mais une poussière d’ordure, exprimée par le fumier. L’excès des biens désigne celui des maux, et l’on peut appeler de la sorte ce qu’une âme parfaitement morte souffre sans peine et sans résistance. Lorsque le fumier nous a servi de trône, comme à Job, Dieu nous en donne un de gloire. […]
[43] Notre Seigneur semble appeler de ce triple appel tous ceux à qui Il donne une vocation singulière pour l’apostolat. […] Lorsque Jésus-Christ chargea saint Pierre de la conduite de Son Église, ne lui fit-Il pas ce triple appel ? Et comme cette Église devait être fondée sur l’amour, animée d’amour, et consommée dans l’amour, Jésus-Christ lui demande par trois fois 99 : Pierre, M’aimes-tu ? comme pour lui dire : la mesure de ta vocation pour conduire Mon troupeau est la mesure de l’amour que tu Me portes : l’amour le plus épuré envers Moi est le signe de la plus parfaite vocation pour aider aux autres. Pierre, M’aimes-tu ? Pais Mes agneaux : c’est un premier amour, qui est un amour de reconnaissance ; c’est ce qui fait que l’on se charge des fatigues de l’Apostolat pour l’amour de [44] Dieu. Pierre, M’aimes-tu ? Seconde vocation, produite par l’amour de confiance, qui fait que l’on espère de trouver en Dieu ce qui nous manque pour un tel emploi. De là il est encore dit : Pais Mes agneaux. Pierre, M’aimes-tu ? Troisième appel par rapport au troisième amour, qui est un amour d’abandon, amour gratuit, amour pur, qui fait que, s’étant livré tout à son Dieu, l’on est prêt de donner sa vie, son honneur, son âme, et le reste pour Son troupeau. À cet amour il est répondu : Pais Mes brebis ; ce qui marque non seulement une vocation pour être pasteur des personnes, mais de plus une grâce de communication qui fait qu’étant appelé, l’on a comme un degré hiérarchique, qui fait que l’on communique même la grâce et la fécondité à d’autres âmes, qui sont elles-mêmes arrivées à l’Apostolat, et en état d’aider les autres100. Ce triple appel marque donc une vocation extraordinaire, et une grâce surabondante. Saint Jean exprime d’une autre sorte dans ses Épîtres cette grâce, dont il était possédé, lorsqu’il dit 101 : je parle à vous, jeunes gens, parlant des âmes communes qui composent le troupeau ; parce, dit-il, vos péchés vous sont pardonnés, et qu’étant en état de grâce vous êtes des membres vivants du troupeau de Jésus-Christ. […]
[88] Lorsque Dieu choisit un homme pour le faire pasteur, Il le change véritablement en un autre homme ; et il éprouve que, quoiqu’il soit faible et ignorant pour soi-même, quand il s’agit d’aider aux autres, il se trouve une force divine, et qu’il est entièrement changé. Saint Paul ne remarque-t-il pas que les peuples auxquels il écrivait, disaient de lui 102 : c’est un petit homme, qui n’a pas d’extérieur ; et cependant dans ses lettres il y paraît une force et une autorité extraordinaires. Dieu leur donne aussi quelque connaissance de l’avenir, qui est comme une espèce de don de prophétie, ce qui attire la créance de tout le monde. Mais ce don n’est que passager.
Lorsque l’Esprit de Dieu s’empare d’une personne, elle doit faire avec une grande fidélité tout ce qui se présente le premier à elle, parce que Dieu, devenant son principe, le devient de ses premiers mouvements. Ce passage est d’une merveilleuse beauté : c’est ce qui nous possède le plus qui est la source de nos premiers mouvements ; c’est pourquoi lorsque l’on veut juger des inclinations d’une personne, il en faut juger par les premiers mouvements de son cœur, qui déclarent souvent malgré elle ce qu’elle passionne103. […]
Il y a pas de si grand mal qui n’ait son remède : le plus assuré de tous est de ne pas quitter Dieu, en se séparant de Lui par un péché volontaire. Il y a des personnes qui, après avoir quitté la conduite de Dieu, après s’être retirées de l’abandon à Sa divine Providence, sentant l’étrange différence qu’il y a entre la conduite de Dieu et celle de l’homme, ne peuvent presque supporter les troubles et les agitations que celle-ci cause [123] : elles entrent dans des désespoirs étranges, ne pouvant retrouver leur place, et se trouvant en tout lieu comme une personne dont les os sont déboîtés ; ou bien elles se jettent dans le libertinage. Quelque faute que l’on ait faite, pourvu que l’on demeure attaché à Dieu et que l’on s’abandonne de nouveau à Lui, il n’y a rien à craindre, et l’on y remédie aisément. […]
[…] Les divines vertus sortent donc toutes pures de Dieu : mais reçues dans cette âme propriétaire, peu à peu elles se corrompent plus ou moins, selon la force de la propriété ; et enfin se mêlent si fort avec la propriété [158] qu’elles se changent en elle-même. Cette eau claire se change enfin en boue, quoiqu’elle soit d’elle-même toute pure.
Le dessein de Dieu n’est donc pas de dépouiller l’âme des vertus comme vertus, mais parce qu’elles se sont mêlées, changées et identifiées avec la propriété, Dieu voulant ôter à l’âme cette propriété, il faut nécessairement qu’Il lui ôte en même temps usage de toutes les divines vertus, sans qu’il en reste qu’une seule. Car s’il en restait pour peu que ce fût, et quelque nécessaire qu’elle parût [être], il resterait une source de propriété, un levain de corruption, qui gâterait incessamment et jusqu’à l’infini toutes les vertus que Dieu y mettrait. C’est pourquoi les âmes qui ne s’en laissent pas dépouiller absolument, et qui veulent toujours agir sur quelque prétexte que ce puisse être, ne peuvent jamais arriver à l’entière pureté et transformation qui est requise : parce que cette propriété, qui paraît si légère et imperceptible, est suffisante jusqu’à l’infini pour corrompre tout ce que Dieu y mettrait ; et c’est ce qui fait la nécessité du purgatoire, et pourquoi des âmes d’ailleurs si saintes y demeurent si longtemps. Car si une âme pouvait aller au ciel avec la moindre propriété, elle corromprait pour ainsi parler, tout le paradis : d’où il faut remarquer qu’il y a [nécessairement] un purgatoire pour la propriété, comme il y a un enfer pour le péché. […]
[...][173] Et c’est là la différence des personnes qui aident les autres sans être dans la vie apostolique par état, et de celles qui y sont, que l’amour de ceux-là pour le prochain regarde le même prochain : ils ont une tendresse de compassion pour lui, ils ont de la douleur de sa perte ; et tout cela, pris du côté du pécheur, est une bonne chose. Mais ce n’est pas pourtant la perfection de la charité qui n’a que Dieu seul pour objet et pour fin. L’âme dans l’état apostolique, donnerait mille fois et âme et vie pour ses frères sans regarder ses frères autrement que dans la volonté de Dieu, qui la dispose de la sorte ; mais quoiqu’elle soit de cette manière, elle n’a cependant nul trouble ni inquiétude de leur perte. C’est un état qu’il faut expérimenter pour le comprendre.
Une âme ne refuse jamais une grâce qu’elle ne soit donnée à un autre. Il ne se perd jamais la moindre chose de tout ce qui sort de Dieu pour être distribué aux hommes. Dieu transfère souvent la grâce de la foi d’un royaume à l’autre et tout se trouve en Lui : ce qui n’empêche pas que ces âmes ne soient punies de leur refus, ne tenant pas à elles que cette grâce ne soit perdue. […]
[186] Le bâton que David portait toujours en ses mains, est une belle figure de l’abandon à Dieu. David en fit en cette occasion un renouvellement, sa foi devint plus pure, et sa confiance s’augmenta, mais confiance qui ne regardait que le seul intérêt de Dieu, étant très content de périr en cette occasion, pourvu que Dieu en tirât de la gloire, et que son ennemi fût détruit. L’abandon fut donc le seul soutien de David : il n’en voulut prendre en nulle chose créée. Il choisit cinq pierres très claires du torrent […] parce qu’elles se trouvent dans le torrent de l’abandon, et dans la pureté et nudité de la foi : car sitôt qu’une âme, désespérant de toute force propre, s’abandonne à Dieu, elle est par cet abandon revêtue de la force de Dieu en Jésus-Christ, du salut de Dieu par Jésus-Christ. […]
[302] Ce passage fait voir la fidélité de David pour ne rien retenir de ce que Dieu lui donne. Il en fait part à toutes les personnes de Juda, qui sont les âmes intérieures et abandonnées, qui attendent tout de Jésus-Christ, qui doit être leur force et leur appui […] Et c’est en cet état que l’âme ne retenant rien pour elle-même distribue tout sans se rien réserver. Ceux qui ne sont pas accoutumés à un état si nu, s’étonnent de ce que ces grandes âmes parlent aussi librement des choses de Dieu. Ils les accusent même souvent de vanité. Et ce n’est rien moins que cela : c’est un effet de leur [303] désappropriation. Elles sont comme un canal pur et net, qui ne reçoit les eaux que pour les distribuer, assurées qu’elles sont que ces eaux sont d’autant plus pures, qu’elles s’écoulent davantage ; et que si elles croupissent, c’est parce qu’elles se sont arrêtées, et qu’elles ont séjourné dans les tuyaux, ce qui ne peut arriver lorsque les tuyaux n’ont nulle concavité, et qu’ils sont tellement unis et en pente, qu’ils ne peuvent rien retenir. Il faut qu’ils soient unis par une entière désappropriation, qui ne forme aucun arrêt ; il faut qu’ils soient en pente de chute, ce qui exprime bien l’anéantissement. C’était l’état de David lorsqu’il distribuait ainsi ces dépouilles, c’est aussi la figure de Jésus-Christ, qui dans le désert distribue le pain après l’avoir multiplié. Ceci représente parfaitement bien la distribution de la parole de grâce : c’est pourquoi David appelle ce qu’il distribue, la bénédiction du Seigneur. […]
[Tome V, 328] La suite de l’histoire de David jusqu’à la possession de son royaume est une belle figure des traverses par lesquelles il faut passer avant que d’arriver à la nouvelle vie ; et que l’état d’une mort réelle et profonde n’est pas sitôt passé que l’on s’imagine. [...][329] Ils sacrent eux-mêmes David, pour faire voir qu’encore bien que le règne de Dieu en nous soit de la destination divine, il faut pourtant que ce règne soit volontaire, et que nous le choisissions nous-mêmes pour notre Roi, nous assujettissant de notre plein gré sous Son doux empire.
[330] Si la modération de David a été grande dans la perte de son ennemi à l’entrée de son règne, elle ne l’est pas moins dans sa possession. [...][331] Cette suprême indifférence, et cette fermeté à ne se démentir en quoi que ce soit, condamne bien le procédé de certaines personnes spirituelles, qui, lorsqu’elles ont connu que Dieu veut faire quelque chose d’elles, font des tentatives, et veulent toujours directement ou indirectement les faire réussir, n’attendant jamais en patience ni en perte que Dieu exécute Lui-même Ses volontés. Il faut que l’heure vienne. Jésus-Christ nous a bien enseigné cela, lorsqu’Il disait : mon heure n’est pas encore venue. Il faut donc attendre cette heure. D’autres commettent un autre défaut, qui est, que lorsque Dieu a commencé de les mettre en possession de ce qu’Il leur a promis, ils veulent eux-mêmes achever d’étendre cette possession jusqu’aux limites que Dieu leur a marquées.
Les uns et des autres se méprennent, parce que Dieu ne leur fait pas connaître les choses pour les porter à les exécuter, mais afin qu’ils les laissent en Lui, Lui abandonnant le soin de tout faire et de tout exécuter. […]
[355] O Dieu, que vous êtes jaloux ! Et où ne s’étend pas Votre jalousie ? Jusqu’aux choses les plus innocentes. Il y a deux choses principales dont Dieu est infiniment jaloux : l’une de Son opération, et l’autre, Sa sainteté. Lorsqu’une âme est assez favorisée de Dieu pour qu’Il veuille bien être le principe de ses opérations, elle ne peut vouloir agir par soi-même qu’elle ne blesse Sa jalousie. Il l’est encore plus de Sa sainteté, de sorte que, lorsqu’Il veut sanctifier une âme en Lui de Sa propre sainteté, ô, toute propre justice Lui est en horreur. La mort d’Oza est moins un châtiment personnel qu’un exemple pour nous. On ne saurait étendre sa main sur la sainteté de Dieu pour se l’approprier comme son bien, que l’on ne se rende coupable envers Dieu, et qu’on ne réveille Sa jalousie. C’est la raison pour laquelle Dieu détruit la créature par tant de renversements étranges, et qu’Il ne vient pas en elle qu’elle ne soit dépouillée de toute sainteté propre, afin que la seule sainteté de Dieu règne et subsiste en elle. […]
[...][361] Si je pouvais (voulait encore dire mon saint Roi) achever de me détruire tout à fait pour glorifier mon Dieu, ô que je le ferais avec plaisir ! La parfaite pauvreté d’esprit fait que l’âme se trouvant vide de tous biens, ne peut s’attribuer autre chose que la misère. C’est par cette pauvreté que l’âme apprend à se connaître elle-même : jusqu’alors, plus elle s’humiliait en apparence, moins elle se connaissait, car cette humilité connue était un bien qui lui cachait absolument son néant et le vide de tout bien qui est en elle. Ceux qui croient que cette voie donne de la vanité, à cause de la sainte liberté qu’elle procure, se trompent fort, parce qu’il est certain que l’âme ne voyant en soi aucun bien, ne s’en attribue aucun. Le dépouillement de tout la rend libre et légère : rien ne donne une si grande légèreté à un voyageur, que de se tenir déchargé d’un poids sous lequel il gémissait. La parfaite liberté vient de l’entière pauvreté, plus encore la spirituelle que la temporelle : car celui qui n’ayant rien désire quelque chose, est chargé de sa propre pauvreté. […]
[...][366] Saint Paul nous recommande de ne pas éteindre l’Esprit 106 : ce qui ne s’entend pas seulement par la perte de la grâce, mais aussi en n’étant pas fidèle à suivre Sa motion.
On dira sur ce que j’avance : comment connaître ce mouvement ? Et ne puis-je pas prendre ce mouvement pour un mouvement naturel, ou me laisser surprendre par la nature, croyant suivre la grâce ? Il est aisé de répondre à cela. Premièrement, le mouvement de Dieu étant toujours à détruire la nature corrompue, au renoncement de soi-même, à détruire l’amour-propre et la vie d’Adam. Il commence par les choses les plus grossières, puis par les plus délicates et spirituelles : ce qui n’était au commencement qu’un mouvement léger, devient un feu dévorant pour consumer les impuretés, car plus les impuretés deviennent spirituelles et délicates, plus deviennent-elles difficiles à détruire ; Mais ces impuretés ne peuvent être détruites qu’en suivant le mouvement de l’Esprit [367] de Dieu, qui conduit l’âme peu à peu jusque devant la face du Seigneur.
Les mouvements du Seigneur ont encore cela de propre qu’ils ne laissent pas ignorer que c’est Dieu, surtout si l’on est prompt à les suivre. J’avoue que dans la suite l’on ignore que ce soit Dieu, on l’ignore même en hésitant à Le suivre : l’hésitation ôte la certitude, mais par un défaut. Lorsque l’inspiration ou le mouvement est exécuté, toute certitude en est ôtée ; et cela est nécessaire pour faire marcher l’âme par une foi aveugle et un abandon entier entre les mains de Dieu, de sorte que, quoiqu’on marche très sûrement par cette voie, l’on ignore sa sûreté ; et cette ignorance devenant toujours plus profonde, cela fait qu’on marche toujours en foi et en abandon, et non en certitude. On peut bien avoir la certitude pour les autres, et jamais pour soi, quoiqu’il soit vrai, comme j’ai dit, que Dieu ne laisse jamais ignorer lorsqu’Il demande, dans le temps seulement qu’Il demande. […]
[370] Le soin que Dieu prend de faire ressouvenir David du lieu d’où Il l’a tiré pour le faire régner, afin qu’il ne s’attribue aucune des grâces que Dieu lui fait et qu’il ne s’en rende pas propriétaire, nous est d’une grande instruction, pour nous faire comprendre, qu’Il ne regarde ni les talents, ni la qualité, ni aucun autre avantage, dans le choix qu’Il fait des hommes apostoliques, faisant un berger roi et un pêcheur la pierre fondamentale de Son Église, Dieu Se servant ordinairement des sujets les plus faibles, afin que la gloire de toutes choses Lui soit attribuée. C’est bien l’effet de Votre jalousie, ô mon Dieu, qui s’étend sur toutes choses sans exception ; et lorsque Vous voulez une âme pour Vous-même, Vous la cachez aux yeux de tous les hommes, Vous la cachez à elle-même aussi, et Vous voulez qu’elle s’ignore si fort qu’elle ne Vous dérobe rien de ce qui n’est en elle que pour Vous.
[371] Mais jusqu’où ne s’étend pas Votre jalousie ? Il semble que Vous soyez jaloux de Vous-même en cette âme, du moins l’êtes-Vous si fort de Vos dons que vous la dépouillez de tout. C’est alors qu’elle Vous peut bien dire : « Vous m’avez dépouillée de ma gloire et de ma beauté. » Mais, ô âme assez fortunée pour exciter la jalousie d’un Dieu, ne devez-vous pas vous réjouir de ce qu’Il ne vous ôte votre gloire que pour Se glorifier Lui-même ? Il ne vous ôte votre beauté que pour devenir Lui-même votre beauté : mais c’est ce qu’elle ne connaît pas alors. Celui qui possède sa propre gloire, la peut perdre ; mais celui dont la gloire est toute en Dieu, ne la peut jamais perdre. Dieu est jaloux de Sa gloire et de Sa beauté en nous, de sorte que plutôt que de souffrir [qu’elles n’y fussent pas pures,] Il armerait le ciel et la terre. Véritablement Vous êtes bien un Dieu jaloux. […]
[…] La première [Église] est celle des combattants, où l’âme est toute employée dans le combat et dans l’action. [376] De là elle passe dans l’état souffrant ou passif, où elle ne combat plus, mais elle souffre sans se mouvoir autrement que par une correspondance toute libre et un acquiescement tout volontaire les opérations crucifiantes et gratifiantes d’un Dieu, tant pour l’extérieur que pour l’intérieur. C’est alors que les croix extérieures sont très grandes et très continuelles, étant unies au feu dévorant de la divine Justice, qui consomme et purifie par la véhémence de son ardeur la rouille de la propriété de la créature. Cet état est fort détruisant, et bien plus douloureux à porter que nul autre, l’homme ne pouvant jamais parvenir par tous ses soins à se causer une douleur pareille à celles que Dieu lui fait souffrir, soit extérieurement par des croix choisies d’une main puissante et habile, soit intérieurement par l’opération dévorante du dedans, ce que Dieu opère Lui-même dans les âmes étant bien d’une autre sorte [que ce que l’on souffre d’ailleurs.] Cet état de purgatoire passif est semblable à celui des âmes du purgatoire en l’autre vie, où l’âme demeure tellement unie à la volonté de Dieu, qu’elle ne peut ne vouloir pas tout ce qui se passe en elle, quelque détruisant qu’il soit : elle ne peut regarder ce qui se passe en elle ni ce qu’elle souffre tant qu’elle demeure absorbée dans la volonté de Dieu. Elle ne peut réfléchir sans une très grande infidélité ; elle souffre donc nullement tout ce que Dieu opère en elle par la rigueur de Sa Justice et par la douceur de Son amour, ces âmes étant dans un contentement achevé au milieu des plus étranges peines. On peut voir ce que sainte Catherine de Gênes en [377] a écrit 107 ; rien n’exprime mieux l’état purifiant dont je parle.
De cette Église souffrante, l’âme passe immédiatement dans la triomphante, qui est Dieu même, où tout triomphe pour celle qui n’a plus d’autre triomphe que celui de Dieu. […]
[382] Ces paroles marquent assez l’étonnement de David dans la vue de son extrême misère et de sa bassesse […][383] et comme l’union hypostatique 108 se fit à la nature de l’homme la plus dénuée de subsistance qu’il y ait jamais eu et qui sera jamais ; aussi faut-il, afin que Dieu s’unisse essentiellement l’âme, qu’elle soit dénuée de tout soutien et de tout appui. Ceci est très clair à qui la lumière de foi en est donné. Ô que ce mystère n’est-il compris de tout le monde ! […]
Je ne vous demande ces choses, ô mon Dieu, [390] qu’afin que Votre Nom soit glorifié éternellement ; et que l’on puisse dire que ce Dieu des armées, si redoutable à Ses ennemis, si terrible pour ceux dont la volonté n’est pas unie à la Sienne, est un Dieu plein de douceur et de bonté pour les âmes intérieures, abandonnées sans réserve à Ses divines volontés. C’est alors que la maison de Jésus-Christ, (figurée par celle de David,) demeure stable, Jésus-Christ étant produit en elles d’une manière durable, et qui n’est plus sujette aux vicissitudes des commençants.
Il est nécessaire, ce me semble, d’expliquer ici que, lorsque l’on parle d’un état confirmé, permanent et durable, l’on n’entend pas parler d’un état d’impeccabilité : ce qui n’est pas pour cette vie, sans une grâce très extraordinaire. Jésus-Christ fut impeccable par nature, Marie par une grâce de prévention, et d’autres saints par une grâce de sanctification. Les apôtres furent confirmés en grâce : cela pourrait être encore en quelques âmes ; mais nul ne doit présumer d’avoir cette grâce, qui est absolument ignorée de celui qui la possède ; en sorte qu’à quelque degré qu’il soit élevé109, il ignore toujours s’il est digne d’amour ou de haine.
Ce qu’on veut donc dire par un état stable et confirmé, est un affermissement intérieur dans la volonté de Dieu, causé par une longue habitude de conformité et de perte de volonté en celle de Dieu avec une profonde mort à soi-même, qui rend l’âme exempte des vicissitudes continuelles qu’elle éprouvait dans les commencements, qui lui faisaient trouver dans son propre cœur des résistances continuelles contre les désirs plus ardents de ce même cœur : elle [391] portait une guerre intestine, qui était [tantôt] apaisée par les sentiments, une grâce savoureuse qui mettait l’âme dans une profonde paix, [tantôt] réveillée par les sentiments naturels, qui la troublaient avec d’autant plus de force que sa paix avait été plus profonde. L’âme accoutumée à ne plus agir par les sentiments, et persuadée qu’elle doit sacrifier sans cesse sa volonté propre à la volonté suprême de son Dieu, s’en fait une telle habitude, que cette volonté [propre] tant de fois repoussée, n’ose plus paraître ; et ne trouvant plus d’aliment, par la privation de tout exercice, expire heureusement dans la volonté de son Dieu. C’est ce qu’on appelle perte de volonté, qui est plus un gain qu’une perte : comme le fleuve perdu dans la mer demeure toujours, et passant dans un état plus parfait prend les mouvements et les qualités de la mer. C’est alors que la demeure de Dieu est stable dans l’âme, puisque Dieu demeure en l’âme par Sa volonté, selon ce qu’Il en dit en saint Jean 110 : « Si quelqu’un M’aime, il fera Ma volonté, Nous reviendrons à lui, et Nous ferons notre demeure en lui ». Dieu vient premièrement à l’âme ; puis Il habite en elle par la foi et par l’amour, selon la doctrine de saint Paul111, et la promesse qu’Il fait à l’âme par Son Prophète 112 d’épouser l’âme en foi, de l’épouser éternellement. Ce qui est seulement fiançailles, se peut rompre ; mais le mariage est rendu indissoluble, selon la loi même de Jésus-Christ.
David est admirable : rien n’est plus clair que la manière dont il s’exprime pour faire connaître qu’il a prétendu parler de l’intérieur dans ce qu’il a dit jusqu’ici. Ô Dieu des armées, dit-il, qui combattez Vous-même pour les âmes qui Vous sont abandonnées, Vous m’avez révélé ce secret ; Vous avez dit à l’oreille de mon cœur, que Vous me vouliez établir une maison. J’ai bien compris que cela s’entendait de mon intérieur où Vous êtes Vous-même la maison, et où je serai la Vôtre : c’est pourquoi sitôt que Vous m’avez eu révélé ce secret, je suis rentré en moi-même, je suis retourné dans mon cœur, qui est le lieu où Vous habitez : alors j’ai trouvé dans ce même cœur un lieu pour Vous prier. Mais de quelle manière ? C’est que mon cœur était en même temps et la prière et le lieu de la prière : cette oraison se trouva toute faite dans mon cœur sans que j’eusse besoin d’autre chose. […]
La mort et le détachement de David sont si admirables, que l’on ne les saurait trop considérer. C’est trop pour David affligé et anéanti [452] d’avoir un prêtre et un soutien : il faut qu’il en soit privé, afin qu’il soit livré à une douleur sans mélange de consolation. Le dépouillement du directeur serait peu de chose si l’Arche de Dieu restait. Non, non, David, il faut que vous soyez dépouillé de Dieu même, (en ce qu’il y a de consolant et d’aperçu ; car [au reste] Il ne fut jamais plus avec vous.) O que ceci est étrange ! Et où se trouvera-t-il quelqu’un qui, loin de le souffrir, puisse le comprendre ? Cependant c’est une vérité. Il faut perdre tout vestige de Dieu ; et c’est l’état le plus terrible de tous les passages. Perdre les grâces et les dons, le royaume, la vie, tout cela n’est rien : mais perdre son Dieu, ô, cela est impossible ! L’on irait plutôt en enfer avec Dieu qu’en paradis sans Lui. Il faut pourtant perdre Sa douce présence. Il faut Le perdre Lui-même, à ce qu’il paraît à l’âme.
Cette perte est celle d’un soutien presque imperceptible, qui la fortifiait dans un si étrange passage. Quand il reste une assurance cachée que Dieu ne S’est pas entièrement retiré du fond, on voit bien encore la séparation du fond d’avec les sentiments, et que la volonté n’a aucune part à ce que les sens éprouvent. Mais, ô soutien si juste, et si raisonnable qu’il semble que ce serait une injustice de ne te pas avoir, il faut pourtant te perdre ; car quelque subtil et délicat que soit cet appui, c’est pourtant un appui, qui empêchant l’âme de défaillir à elle-même et de mourir, l’empêche par conséquent de se perdre en Dieu. Il faut perdre Dieu pour Dieu même, Dieu en nous et pour nous, pour Dieu en Lui et pour Lui. Comment cette perte s’opère-t-elle ? Un nuage affreux offusque tellement l’esprit de ces pauvres âmes, qu’elles croient vouloir [453] tout ce qu’elles souffrent avec une extrême douleur. Dieu ne leur paraît plus du tout favorable : au contraire. […]
La manière dont Dieu frappe les âmes qui se retirent de l’abandon est très bien expliquée en ce passage. Elles croient s’assurer du royaume comme Jéroboam, en devenant infidèles. Elles croient que le vrai moyen d’assurer leur salut est de se gouverner selon leur lumière, ou selon la raison ou la conduite humaine ; et c’est tout le contraire : car lorsque l’âme demeure abandonnée, elle est comme un rocher au milieu des vagues de la mer, qui reçoit bien contre ses flancs les ondes furieuses et bruyantes, qui en est même choqué et battu, mais sans être ni sensible, ni ébranlé, demeurant toujours ferme et immobile ; au lieu que sitôt qu’elle se retire de l’abandon, elle est comme le roseau abattu et agité en l’eau, tantôt abattu, tantôt relevé ; et lorsque les vagues sont plus fortes, il est brisé. [...]
Tous les miracles qu’Élie fait ne sont que pour conserver la vie et pour la rendre : ce sont des miracles éclatants. La vocation de ces sortes d’Apôtres est pour conserver les âmes dans la vie de la grâce, et empêcher qu’elles ne périssent, et pour ressusciter ceux qui sont morts par le péché ; mais ils ne sont pas appelés à conduire les âmes dans la mort intérieure : aussi n’en parlent-t-ils point. David le grand pasteur des âmes intérieures, appelé pour y conduire un si grand peuple, ne fait pas de miracles, le plus grand des miracles étant l’anéantissement ; et si [599] ces personnes faisaient des miracles, cela les soutiendrait et les empêcherait de mourir. S’ils en faisaient, ce ne serait que comme Jésus-Christ 114, sur la fin de leur vie, dans l’état apostolique et dans la vie divine, dans un temps où, ayant perdu toute propriété, cela ne leur peut nuire. Mais à moins que Dieu n’ait quelque dessein pour le bien de Son Église, Il ne permet pas qu’elles en fassent, leur vie étant fort humiliante, inconnue, condamnée de tout le monde [...] Les pasteurs des âmes intérieures n’ont pas besoin de ces choses [les miracles] : leur parole touche le cœur à mesure qu’elle sonne à l’oreille ; et souvent le cœur est pris et pénétré avant que la parole soit sortie de la bouche. Jésus-Christ regarde Madeleine, et Il la change en amante ; Il regarde Pierre 115, et le convertit plus par ce regard que par Ses paroles. [...]
Le feu de l’amour pur descend du ciel, et consomme l’holocauste par son ardeur : ce feu est l’amour et la foi passive, qui sont infus à l’âme, qui consument en un instant toute cette victime et ses impuretés : il consume aussi toutes les matières du sacrifice, surmontant toute l’activité de la créature qui demeure par là détruite et consumée en ses opérations, et anéantie par ce feu sacré. Non seulement ce feu divin dévore la victime, mais même le bois, comme croix active ; les pierres, qui sont les vertus pratiquées activement ; et même la poussière.
Par cette poussière l’on peut entendre les pratiques extérieures d’humilité, l’âme se trouvant impuissante de les faire par elle-même ; mais ces vertus, ces grâces et ces faveurs lui sont données par infusion ; et à mesure que ce feu sacré consume l’activité de la créature, il met les vertus en l’âme d’une manière infuse, parce que la charité étant la reine des vertus, toutes les autres vertus la suivent ; et si elle est active, c’est-à-dire donnée pour faire agir la créature, elle donne les vertus d’une manière active ; mais lorsqu’elle est passive, c’est-à-dire donnée de Dieu afin qu’Il exerce Lui-même en l’âme ces mêmes vertus, toutes les vertus sont en l’âme d’une manière passive, reçues de Dieu pour être exercées par Dieu même en l’âme. Et elles sont [alors] [607] beaucoup plus pures que celles que la créature exerce par elle-même, quoique soutenue et fortifiée par la charité. La prière se fait aussi ici passivement : c’est pourquoi l’autel est aussi consumé avec le sacrifice, et l’eau qui était au conduit, parce que Dieu consume cette grâce qui coule et rampe sur la terre, pour la donner d’une manière bien plus pure, la donnant immédiatement. [...]
[611] La force intérieure que donne cette viande fait marcher avec beaucoup de vigueur ce Prophète [Élie] durant un si long chemin. Après avoir goûté de cette viande céleste, l’on se trouve dans une ferveur admirable. Ces âmes ont alors le courage si grand que rien ne leur coûte ; et tout leur chemin se fait dans la force, sans qu’il y ait un seul jour d’affaiblissement ; et de cette sorte elles sont conduites à la montagne de Dieu, mais non pas à Dieu même. La montagne de Dieu, ce sont Ses communications les plus sublimes, et Ses grâces les plus réservées, qui se reçoivent toujours en la manière de la créature et dans sa capacité propre, quoique rehaussée et anoblie pour cet effet d’une manière singulière.
Quand l’âme a fait un si long chemin dans cette force céleste, elle se retire dans la caverne : ce qui représente une profonde retraite, dans laquelle la personne demeure enfoncée et comme absorbée dans une contemplation obscure et profonde. Cet état est le plus grand où ces âmes arrivent, et le plus simple. Cette caverne est encore un certain approfondissement ténébreux et lumineux tout ensemble, où l’âme est toute pleine de son néant : elle ne voit que sa profonde bassesse, et le poids immense de la grandeur de [612] Dieu, qui l’anéantit infiniment ; et plus Dieu paraît dans Sa grandeur, plus l’extrême bassesse de la créature lui est montrée. Et c’est là la manière d’anéantir ces âmes, qui ne sont anéanties qu’en lumière et connaissance, et non en réalité. Cependant les personnes qui ont passé ceci, et qui entendent parler de l’état d’anéantissement, croient l’avoir passé, et prennent en leur manière tout ce qui se dit de l’état de mort et d’ensevelissement.
Cette caverne leur paraît comme un lieu de sépulcre, où ils se cachent et se reposent ; mais ils y reposent vivants. La parole de Dieu se fait entendre à eux dans cette profonde caverne, et elle leur est comme une parole de vie, ces âmes ayant toujours des paroles intérieures : cette parole, dis-je, qui se fait entendre dans la caverne, leur est comme une parole de résurrection. Tout ceci se passe en lumières ; et les mêmes états que David a portés en réalité, ce Prophète les a eus en lumière : aussi toutes les âmes conduites de cette sorte parlent très bien de tous ces états, les ayant eus en lumières, et les connaissant véritablement selon ce qui leur en a été montré.
Lorsque Dieu demande à Élie ce qu’il fait, c’est comme l’interrogeant de son état. [...]
[...][613] Dieu fait sortir Élie de sa caverne comme le Lazare de son sépulcre 116, lui disant les mêmes paroles. C’est ce qui marque toujours plus une véritable résurrection : aussi est-elle véritable, l’âme mourant à ses propres opérations, à ses propres actes et à ses propres lumières, qui se trouvent comme détruites, pour donner lieu à l’opération et à la lumière de Dieu, reçues passivement, mais toujours dans la capacité de la créature. Et voilà la différence de ces deux sortes de mort : celle-ci tire l’âme de ses opérations [614] propres et de ses propres lumières, la fait défaillir et mourir à tout cela, pour la ressusciter par l’opération de Dieu, qui prend la place de la sienne, de sorte que, perdant sa propre vie, elle reçoit la vie nouvelle que Dieu lui communique: vie, à la vérité, communiquée et émanée de Dieu, mais reçue dans la capacité de la créature bornée et limitée. Voilà la mort de ces âmes ; et elles n’en n’ont pas d’autre, ni d’autre résurrection que cette vie de Dieu reçue en elles.
La mort réelle mystique des âmes conduites en foi est bien différente 117. Elles éprouvent toutes cette mort de leurs propres opérations, pour laisser place aux opérations de Dieu, et passent encore par une quantité de morts. Mais ce qui est la véritable mort est que non seulement l’âme est tirée de ses opérations propres pour donner lieu aux opérations de Dieu en elle ; mais de plus, il faut qu’elle soit tirée de sa propre capacité de recevoir, quelque grande qu’elle puisse être, qu’elle soit entièrement tirée d’elle-même et de tout ce qu’il y a en elle de propre, de mêmeté 118, de distinction, non de vue, mais d’état ; et que perdant même la vie de Dieu, écoulée en elle, elle perde ce fonds propre, cette capacité propre de recevoir, afin qu’il ne reste plus que Dieu seul, qui S’écoule, non plus en cette créature qui est morte, disparue, et anéantie, mais en Lui-même, Se trouvant seul pour Se communiquer et recevoir sans que la créature y ait nulle part, ni qu’il y ait rien en elle ni pour elle, tout cela étant perdu, et elle n’ayant plus d’être et de vie propre, son être s’étant fondu, écoulé et perdu en celui de Dieu, qui subsiste seul en Lui et pour Lui. Ceci s’entend mystiquement, et non d’une manière physique.
[615] Ces deux morts ont une différence presque infinie, et toute âme de grande expérience m’entendra fort bien, car ceci n’est pas imaginaire, mais plus réel que l’on ne peut dire. Et c’est alors que l’incarnation [mystique] se fait, que les trois divines Personnes Se produisent en cette âme, comme il a été dit plus haut.
Dieu dit donc à Élie : Sortez dehors, et tenez-vous sur la montagne devant le Seigneur. Ceci confirme encore notre différence, comme nous l’avons dit : Sortez hors de vos opérations pour vous tenir sur la montagne dans la plus haute élévation de vos puissances ; et là, tenez-vous devant le Seigneur. Qui se tient devant Lui, n’est pas perdu en Lui. L’oraison de ces âmes est une oraison de simple exposition devant Dieu, où elles se tiennent en passiveté 119 d’attente ; et c’est la disposition à recevoir les plus grandes grâces, que Dieu ne manque pas de leur donner lorsqu’elles sont ainsi exposées dans cette simple passiveté d’attente. Et c’est ce que ces âmes appellent nudité.
L’âme étant ainsi disposée dans l’état passif et d’attente, qu’elle prend pour un état fort nu, Dieu la voyant alors dans le vide de toute propre opération, la trouve disposée pour la remplir de Ses grâces les plus grandes. Il passe par une touche qu’Il fait dans les puissances, et surtout dans la volonté, [616] où l’âme sent cet attouchement divin et cette union, dont elle ne peut pas douter. Alors ce toucher, ou cette approche, cause un vent (c’est un zèle et une ardeur,) qui renverse les montagnes d’orgueil, (cet état apportant à l’âme de très grands profits,) : Il brise les pierres, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de dur et qui fait quelque résistance ; rien ne s’oppose à Son passage. Dieu envoie le vent devant Lui comme un ambassadeur qui renverse tout ce qui s’oppose à son passage : c’est la voix qui crie 120 : aplanissez les sentiers.
Mais quoique cela fasse des effets si étonnants qui réduisent l’âme dans l’admiration, Dieu cependant n’est pas dans le vent. Dieu n’est pas dans le tracas et le tumulte. Quoique rien ne paraît si grand et si admirable que ce zèle et cette ardeur qui émeut toute l’âme, [cependant] après qu’elle a été renversée, elle se trouve toute tremblante. Ce sont des assauts impétueux, auxquels le corps ne peut résister : il faut qu’il soit renversé par terre. Toute cette âme est émue d’amour et de crainte dans le sentiment de l’approche de Dieu. Tout cela, qui paraît si grand, qui fait l’admiration et l’étonnement des hommes non éclairés, n’est rien : et Dieu n’est pas en tout cela. C’est un simple toucher, fort éloigné. L’Épouse dit 121 que ses entrailles ont été émues de ce toucher ; c’est la partie inférieure, qui se trémousse et se remue sitôt que la volonté est seulement touchée : mais lorsqu’il s’agit du baiser de la bouche, qui est l’union intime, elle ne tremble pas. C’est que Dieu Lui-même n’est pas dans ces choses qui émeuvent ; mais [617] seulement quelque chose de Lui, qui cause une grâce plus impétueuse assez abondante.
Après ce tremblement et cette émotion de la partie inférieure, il s’allume un si grand feu dans la volonté, qu’il semble que l’on ne puisse porter son incendie : les côtes s’enlèvent de la véhémence de ce feu. Y a-t-il a rien de plus grand que cela ? C’est ce qui passe en de certains esprits pour la perfection la plus consommée ; car c’est là le brasier de la charité et l’amour le plus fort. Ces personnes sont comme une fournaise ardente : elles embrassent tout ce qui les touche : c’est assurément Dieu même. Ah non ! vous vous trompez : Dieu n’est pas en tout cela. C’est bien quelque petites choses de Lui, qui marque qu’Il est proche ; mais ce n’est pas Lui.
O que la plupart des hommes sont trompés ! On prend pour la plus éminente sainteté ce qui est très peu de chose, et l’on n’a que du rebut pour ce qu’il y a de plus éminent en Dieu ! Une vie abjecte, méprisée, condamnée, cachée, inconnue, simple et comme toute naturelle, est la vie de Dieu ; et cependant elle fait horreur à tout le monde ! La vie éclatante de miracles, de force, de ferveur, de choses extraordinaires, attire l’admiration et l’estime des hommes, et [néanmoins] tout cela n’est pas Dieu.
Mais après le feu vint le souffle d’un petit vent. Ce zéphir est une caresse délicate et subtile que Dieu fait à l’âme ; et c’est ce en quoi il y a plus de Dieu. C’est un air tranquille, serein, agréable et doux, qui succède à ces états impétueux ; et cet état [618] est bien plus parfait que tous les autres : c’est en celui-là que se trouve la vraie communication de Dieu, autant qu’elle peut être reçue par la créature élevée et anoblie extrêmement. Élie est le modèle de l’état le plus parfait et le plus élevé qui soit dans la créature en lumière et amour perceptibles. C’est pourquoi sainte Thérèse, vraie fille d’un si saint Père 122, a été si admirable dans cette voie.
La manière dont Élie en use en ces communications, est une grande leçon pour les âmes qui en sont favorisées. Élie se couvre le visage de son manteau : cela veut dire qu’afin de ne se point élever pour des communications si sublimes, il couvre son esprit, le voilant, pour ainsi dire, et se cachant à lui-même ces grandes choses pour n’y pas prendre de part, ne les regardant pas, loin de les admirer, comme font la plupart de ceux qui en sont favorisés. Mais de quoi couvre-t-il son visage ? De son manteau, de sa propre misère et faiblesse, voyant ce qu’il est par lui-même, néant et péché : et se tenant ainsi dans son néant, il laisse faire à Dieu tout ce qu’il Lui plaît, sans s’en mettre en peine, sans curiosité ni attache, et sans y rien prendre.
C’est la manière pure et parfaite de recevoir ces dons et ces grâces gratuites. Aussi dans cet état d’anéantissement, où l’âme se tient par rapport à ces mêmes grâces, elle a l’avantage d’entendre la voix de Dieu, qui lui fait encore voir [619] un défaut qu’elle commettait dans la manière de recevoir ces grâces, quoiqu’il lui semblât les recevoir si purement : c’est qu’elle s’arrêtait et se tenait debout pour les recevoir. Vous vous trompez, grand Prophète ! Ces grâces ne vous sont pas données pour vous arrêter, mais pour vous faire courir avec plus de vitesse où Dieu veut que vous alliez. Que faites-vous ici ? dit Dieu. Ce n’est pas là le lieu du repos, quoique vous le croyiez, comme le croient toutes les personnes qui sont arrivées à cet état ; elles croient être arrivées à la fin et au repos lorsqu’elles sentent ce zéphir divin, et qu’elles entendent cette parole, mais ce n’est pas là le lieu du repos. C’est pourquoi Dieu demande à Élie ce qu’il fait là, et pourquoi il se repose dans cet état, qui ne lui est donné que pour marcher avec plus de courage et de vigueur. [...]
Le Prophète connaissait trop bien que, pour recevoir la véritable onction de la grâce, il faut que l’âme soit toute vide : c’est pourquoi il ne fait pas remplir des cruches d’eau pour la changer en huile, cela ne se pouvant jamais faire : Jésus-Christ, peut seul changer l’eau de la faiblesse humaine en la force du vin 123. Mais afin que l’huile de l’onction puisse s’écouler dans une âme, il faut qu’elle soit entièrement vide de péché, et ensuite, de propriété. Si l’on savait quel est le vide que Dieu demande de nous, et combien il est utile, on ne travaillerait qu’à se vider de tout ce que la créature peut ôter, et ensuite on laisserait à Dieu le soin de tout le reste, sans Lui résister.
V.4. Entrez au-dedans de votre maison. Fermez-en la porte sur vous ; et vous tenant au-dedans, vous et vos fils, versez de l’huile dans tous ces vaisseaux : et quand ils seront pleins, vous les ôterez.
Il faut encore entrer au-dedans de soi par le recueillement, fermer la porte de ses sens, et s’enfoncer dans le centre de l’âme. Toutes nos puissances [643] et nos activités étant ainsi recueillies, et tous ces vaisseaux, qui sont l’entendement, la mémoire et la volonté, étant vides, alors il faut par ce même vide et par cette cessation d’opérer, donner lieu à la grâce de s’écouler et de se répandre en eux. Mais lorsque tout cela est plein, il faut ensuite les ôter de là, parce que, quand cette plénitude s’est faite dans le recueillement, il faut alors que le même mouvement que l’on a eu pour entrer en soi, on l’ait pour sortir de soi ; et que ces mêmes vaisseaux, qui ont été vides de péchés et remplis des douceurs de la grâce, soient encore une fois vidés de cette huile de la grâce, afin que Dieu vienne Lui-même dans cette âme ainsi vide. Les dons de Dieu vident l’âme de tous péchés en s’écoulant dans l’âme ; puis Dieu vide cette même âme des dons de Sa grâce pour S’y écouler Lui-même, comme ces vaisseaux ne furent remplis que pour être vidés. [...]
[691] Mais en quoi a-t-il fait paraître une si grande sainteté ? C’était qu’il espéra en Dieu ; et la mesure de son espérance et de sa confiance en Dieu fut la mesure de sa sainteté. Les autres se sont perdus parce qu’ils se sont appliqués sur leur propre force. [...]
V.6. Et il s’unit au Seigneur, et ne se retira pas de ses voies.
[692] S’unir au Seigneur est la source, le moyen, le terme et la fin de toute sainteté. Une âme qui peut demeurer unie à Dieu, peut être sainte, puisqu’il n’y a qu’à être uni à l’auteur de la sainteté pour devenir saint. Sans se mettre en peine d’autre chose, il n’y a qu’à chercher la voie qui nous unit à Dieu, qui est la confiance, l’espérance en Dieu, et l’abandon : et quand on est une fois uni, rester dans cette union sans s’en détourner sous quelque prétexte que ce puisse être.
Il y a des personnes qui sont assez simples pour se retirer de l’adhérence à Dieu, et même de Son union, sous prétexte que dans ce repos en Dieu ils ne se combattent pas eux-mêmes : c’est un abus effroyable. Nos âmes n’ont de force qu’autant qu’elles sont soutenues de Dieu [...]
[...] Tout ce qui arrive aux âmes abandonnées, arrive comme par une conduite toute naturelle de la Providence, sans rien d’extraordinaire, afin de les porter à ne s’arrêter à rien, à ne s’appuyer sur rien que sur le moment divin, quel qu’il soit, ce moment divin étant toute leur règle, et leur [705] conduite sans conduite, n’en ayant pas d’autre que d’être comme on les fait être de moment en moment, sans attendre leur délivrance que de la volonté de Dieu déclarée par le moment de Sa providence, dans lequel Il les délivrera. Les autres âmes, qui sont conduites par les lumières, attendent des lumières et des miracles pour leur conduite ; mais celles-ci n’en ont pas d’autre que ce qui leur arrive de moment à autre. [...]
Le mal d’Ezéchias était la figure du mal qui procure la mort intérieure à toutes les âmes qui sont assez heureuses pour s’y laisser aller par un [718] abandon généreux et total. C’est que l’apostume 124 qui est au-dedans, cachée dans le plus profond de nous-mêmes, et que nous ne voyons pas à cause de sa profondeur, paraît au-dehors ; et son horreur nous cause la mort, nous tirant de l’amour de nous-mêmes, et de l’appui que nous avions en notre santé. Car nous ne nous croyons saints que parce que nous ne voyons pas notre maladie, qui est cachée et profonde. Cette maladie est la propriété et le repos en soi-même, qui, en nous tenant en nous, nous empêche de passer en Dieu ; et c’est ce passage qui s’appelle mort et sortie de nous-mêmes. Or pour mourir et sortir de nous, il faut que l’apostume paraisse au-dehors, et qu’elle sorte du fond en la superficie : et c’est alors qu’on la trouve si laide, si sale et si puante qu’on ne la peut souffrir. Il faut qu’en se vidant, elle nous cause une heureuse mort. Mais nous ne pouvons nous laisser mourir, et c’est pour cela que l’apostume ne se vide pas [...]
L’Écriture dit qu’il n’y eut devant ce roi aucun roi semblable à lui, parce qu’ils ont toujours eu quelque différence. C’est une chose admirable [733] que la différence des conduites de Dieu. Ce qui fait voir qu’Il est Dieu, c’est que ces diversités de conduites intérieures aboutissent cependant toutes à la même fin : et ce qui est le plus admirable, c’est que les personnes les plus opposées, et dont la voie est la plus différente, lorsqu’elles sont dans la fin se trouvent toutes semblables.
Quelle fut la sainteté de ce roi ? C’est qu’il se tourna à Dieu de tout son cœur, de toute son âme, et de toute sa force ou vertu. Se tourner à Dieu de cette sorte, c’est accomplir toute la loi de Moïse : car c’est jusqu’où peut aller toute la perfection active ; après quoi, il faut que Dieu, selon la force de ce retour, nous conduise Lui-même.
Dès que nous sommes retournés à Dieu de tout notre cœur, c’est l’amour actif le plus parfait dont nous soyons capables. Dieu prend alors possession de tout notre cœur pour le conduire Lui-même, pour le remplir de Lui-même et le posséder autant qu’il en est possédé.
Lorsque nous retournons à Dieu de tout notre âme ; cela s’entend de toute étendue de l’âme, en sorte que les (1) puissances, et (2) le fonds, se trouvent si fort tournés pour être unis à Lui qu’ils ne peuvent avoir de mouvements que pour Lui.
1. L’entendement 125 est alors dépouillé et vidé de toutes ses lumières naturelles, par lequel vide il est nécessairement tourné vers Dieu afin d’être rempli de Lui ; et Dieu ne manque pas de Son côté de le remplir, ce qui est l’union de l’entendement, à laquelle on se dispose par ce retour, mais laquelle Dieu seul peut opérer. Effacer de sa mémoire par un oubli éternel tout le créé, est se tourner de toute sa mémoire [734] à Dieu, et donner lieu à l’union ou à l’absorbement de la mémoire en Dieu, car dès que le souvenir créé est effacé, il ne reste plus que le souvenir sans souvenir [actif] de l’incréé. Se tourner à Dieu de toute sa volonté se fait par la désappropriation de toute volonté propre, en sorte que l’âme se trouvant sans volonté, elle se trouve nécessairement et infailliblement dans la volonté de Dieu, où elle est unie selon son degré, qui au commencement est de conformité, après cela, d’uniformité, ensuite de transformation 126 ou perte totale de la volonté de la créature en celle de Dieu, en sorte que l’on ne trouve plus de volonté, mais la seule volonté de Dieu.
Le retour de toute l’âme s’entend encore de tout ce qui appartient à l’âme, comme les sens intérieurs et les passions, qui sont enfermés dans les puissances, et dont la discussion serait un peu longue à faire.
Ce retour à Dieu fait que tout l’amour se trouve pour Dieu, et que tous les désirs sont pour Lui ; et lorsqu’ils sont pour Dieu à force d’être tournés vers Lui, ils se trouvent enfin changés en Lui. Cette âme n’aime plus que Dieu ; et puis elle ne trouve plus en elle d’amour dont elle puisse aimer Dieu : il faut que cet amour se perde en Dieu, et qu’elle n’aime plus Dieu que de l’amour de Dieu même.
Le désir s’étant tourné tout pour Dieu, l’âme ne désire plus que les choses de Dieu ; ensuite elle ne désire plus que Dieu même ; puis elle perd tout désir, n’en trouvant plus en elle aucun, quel qu’il soit, et n’ayant plus [735] que le désir de Dieu sans désir [comme de foi] ; et comme aussi n’ayant plus de volonté que celle de Dieu, étant devenue volonté de Dieu (pour ainsi dire 127) elle est, par cela même, devenue désir de Dieu. [...]
Le plaisir de l’âme est tout tourné vers Dieu lorsqu’elle ne peut trouver de plaisir hors de Lui, et qu’elle n’en trouve qu’en Lui, et enfin lorsque Dieu devient Lui-même son plaisir en Lui-même et pour Lui-même, ce qui n’empêche pas que la volonté animale et séparée de la spirituelle, n’ait son plaisir et sa douleur à quoi l’âme supérieure n’a point de part.
Par la haine nous haïssons tout ce que Dieu hait comme Il le hait : et comme on ne peut aimer un bien qu’en l’envisageant comme bien, s’y portant par le désir, et en jouissant par le plaisir ; aussi l’on ne peut haïr un mal qu’en l’envisageant comme mal. Ce mal que nous envisageons comme tel, est nous-mêmes et notre propriété. Nous le voyons [comme] mal, et nous nous en détournons de toutes nos forces, en nous haïssant nous-mêmes, c’est-à-dire en haïssant ce qu’il y a en nous de nous ; en nous haïssant, dis-je, premièrement pour l’amour de Dieu ; ensuite, nous nous haïssons de la haine de Dieu même ; et comme Dieu hait en nous nécessairement ce qui Lui est opposé, nous aussi, après avoir haï cela même volontairement [736] nous le haïssons comme nécessairement ; [...]
[740] 2. Pour se retourner à Dieu du fond et centre, (aussi bien que des puissances,) ce retour 128 se fait par une entière sortie de soi-même, l’âme se quittant absolument pour se perdre en Dieu. (Ce qui se doit toujours entendre d’une manière mystique.) Or ce sont tous les autres retours à Dieu, ou toutes les conversions des puissances et de tout ce qui appartient à l’âme, qui commencent et qui produisent peu à peu cette conversion du fond ; [laquelle se fait au commencement par manière de concentration, ou d’entrée au-dedans de soi :], mais lorsque la conversion de toutes les puissances et de tout ce qui appartient à l’âme est faite, alors la conversion du fond se fait par la sortie de soi ; et l’âme s’écoule et se perd avec tout ce qui lui appartient, en Dieu seul, pour ne se retrouver jamais.
Et c’est alors que la jouissance est durable et permanente, et qu’elle ne peut être altérée, l’âme n’étant plus et ne subsistant plus en rien de propre, mais étant toute [retournée et] recoulée en Dieu, dans Lequel encore elle se trouve anéantie, afin que Dieu seul jouisse en Lui-même de Lui-même.
Et c’est là la consommation de l’unité parfaite.
3. On se retourne à Dieu de toute sa force ou vertu, lorsque l’âme perd toute vertu, force, justice et sainteté comme à elle appartenant, ou possédé par elle, afin que la seule sainteté de Dieu subsiste en Dieu et pour Lui. Et ceci se perd, comme le reste, en perte ; et cette perte ne s’opère [741] que par son contraire, comme nous l’avons vu des passions. L’expérience de notre injustice apparente, fait peu à peu évanouir notre propre justice, afin que la seule justice de Dieu subsiste : et à mesure que la nôtre se perd comme appartenant à l’âme, celle de Dieu gagne le dessus, absorbe la nôtre, et la fait disparaître, enfin la perd, l’abîme et l’anéantit en la Sienne ; et ainsi du reste. [...]
Il est impossible de chercher Dieu sans sentir quelquefois de la douleur de Son absence : cependant David veut que l’on se réjouisse dans Son [Tome VI, 6] absence même, en Le cherchant : cette joie ne peut venir que de la conformité à la volonté de Dieu, par laquelle l’âme trouve sa seule joie dans l’accomplissement de cette divine volonté, contente de trouver Dieu, ou d’en être privée selon cette même volonté : et cet acquiescement à tout ce que Dieu fait, est ce qui fait toute la joie de l’âme.
Chercher la vertu du Seigneur, est ne pas chercher d’avoir aucun bien ni vertu propre ; mais que la seule vertu de Dieu subsiste en nous ; et c’est cette seule vertu que nous devons chercher. C’est ce qui contribue à notre joie lorsque nous cherchons Dieu ; parce que nous nous contentons de toute misère, de toute privation, et de tous défauts, afin que la seule vertu de Dieu subsiste. [...]
Tobie s’en alla abandonné à la divine Providence, ayant pour compagnie sa fidélité 130 [91] à l’abandon pour se laisser conduire sans résistance. Il fit sa première demeure près du fleuve Tigre, qui est la première épreuve de la voie d’abandon, et très rude ; et que l’on ne passe guère sans la conduite d’une providence particulière et d’une fidélité inviolable à se laisser conduire sans résistance : c’est une demeure, et la première, où bien des gens restent.
V.2. Tobie étant allé laver ses pieds, un très grand poisson sortit de l’eau pour le dévorer.
La première chose que cette âme veut faire dans cette voie est de se laver et purifier de toutes sortes d’affections étrangères. Mais elle n’a pas plutôt entrepris ce travail, qu’un monstre effroyable sort pour la dévorer. Ce monstre est un poisson, parce que c’est la crainte, très bien représentée par le poisson, qui est timide […]...elle voudrait dévorer notre généreux abandonné.
Ô mon Dieu, Votre conduite est bien admirable, de sanctifier et vivifier Tobie par celle même qui semblait causer la mort à tant d’autres ! Mais c’est que, lorsque le foie est brûlé, que tout ce qu’il y avait de nous-mêmes et de propriété est détruit, alors le démon est entièrement chassé ; et c’est ce qui se passe dans la première nuit de la mort de nous-mêmes. Dans la seconde, on reçoit la grâce de la formation de Jésus-Christ en soi ; et dans la troisième, la fécondité pour enfanter des [97] âmes en Lui, comme les anciens Patriarches, qui ont été pères d’une multitude, et d’une race intérieure.
[98] Tobie exhorte sa chère épouse de se lever du repos de la contemplation pour entrer dans les trois nuits obscures de la foi nue : dans la nuit de l’entendement, où il perd toute lumière, connaissance, raisonnement, tout ce qui appartient à l’entendement ; dans la nuit de la mémoire, où l’âme perd tout ressouvenir, toute pensée, toute réflexion ; et dans la nuit de la volonté, qui est la plus étrange et terrible, où l’âme perd tous goûts, tous sentiments, toute délectation, toutes joies, tout ce qui appartient à la volonté ; et après ces trois nuits, l’âme est nécessairement unie à Dieu, parce que Dieu n’attend que cela pour remplir son vide. Après cette union, l’âme peut être en son mariage selon le dessein de Dieu, sans rien craindre, parce que son union à Dieu la purifie de toute souillure. [...]
L’ange apprend à Tobie un secret que plusieurs ignorent : qu’il faut bénir le Dieu du ciel, Le confesser, et ne pas celer Ses miséricordes. Plusieurs [107] croient que c’est une perfection de cacher les grâces de Dieu et de taire Ses miséricordes, mais ils se trompent. Il faut les confesser et les publier lorsque Dieu le demande. L’Ange explique si nettement, qu’il n’y a pas lieu d’en douter : c’est bien fait, dit-il, de celer le secret du roi, ce qu’il veut être caché, et dont il fait son secret ; et l’âme le cache et le cèle quelque temps, tant que Dieu est son roi et qu’elle est la sujette. Mais, lorsque Dieu est devenu son Dieu, et que l’âme, par la perte de toute propriété, a perdu tout distinction et toute qualité, dissemblances et mêmeté, et qu’elle est tellement unie à Dieu qu’elle ne se distingue plus d’avec Lui, alors ce roi est son Dieu, dans lequel elle est abîmée et transformée. Ô c’est alors qu’il est glorieux à Dieu de confesser et de révéler Ses miséricordes, parce que la créature n’y prenant plus rien, toute la gloire en demeure en Dieu. Mais devant qui faut-il révéler Ses miséricordes ? Devant les vivants en Dieu, qui, étant dans le même état, les peuvent concevoir et comprendre, au lieu que les autres s’en scandaliseraient. [...]
Quand ces pauvres âmes connurent la bonté de Dieu et les effets de Sa providence, elles en furent étonnées, car Dieu est si bon qu’Il fait pour chacun de nous comme s’Il n’avait que nous seuls à conduire. Si une âme était fidèle à [109] s’abandonner à Dieu, Dieu lui enverrait plutôt un Ange, comme à Tobie, que de lui manquer en quoi que ce soit. On ne saurait croire ni comprendre la fidélité de Dieu à conduire les âmes qui s’abandonnent à Lui : Il ne les laisse jamais un moment, et ne leur manque en rien. Il les conduit par la main tout le long de la voie jusqu’à ce qu’Il les ait ramenés à leur origine ; et quoiqu’Il paraisse se cacher et nous abandonner quelquefois, que nous voyions souvent des monstres prêts à nous engloutir et dévorer, tout cela ne se fait que pour éprouver notre foi et fortifier notre abandon. Et lorsque Dieu paraît le plus éloigné de nous, c’est alors que Son secours est plus proche et Son aide plus certaine ; mais il est nécessaire que d’autant plus que l’on est agréable à Dieu, la tentation nous éprouve davantage. [...] Dans cette voie la paix ne vient que de l’abandon : plus on s’abandonne contre toute raison de s’abandonner, plus en est en paix ; plus on veut se tirer de [110] l’abandon sous prétexte d’avoir soin de soi, plus on est en trouble et en inquiétude.
Mais de quelle raison se sert-il [l’Ange] pour les porter à ne pas craindre ? C’est, dit-il, parce que, lorsque j’étais avec vous, j’y étais par la volonté de Dieu, nous faisant voir par là, que généralement tout ce qui arrive aux âmes abandonnées, tant qu’elles ne se retirent pas de l’abandon à la conduite de Dieu, est une volonté de Dieu absolue sur elles. C’est ce qui doit beaucoup consoler une âme et bannir toute crainte d’elle, assurée que tout ce qui lui arrive, lui arrive par un ordre et par une conduite de Dieu particuliers et par Sa volonté. [...]
C’est ici la plus forte épreuve de la confiance. Dieu permet que ces pauvres âmes soient mises à sec, et soient privées de l’eau de la grâce qui les soutenait et fortifiait. Oh, alors elles sont dans une affliction incroyable : elles se croient toutes perdues, et ne doutent pas même de leur perte : car toutes les eaux sont taries, il ne reste pas de quoi les désaltérer une seule journée. Oh, alors tout ce qui est dans l’âme, la partie supérieure et l’inférieure, toutes les puissances, les sens, enfin toute l’âme, crient vers le directeur : ils s’en prennent souvent à lui, disant que la voie qu’il a enseignée n’est pas bonne, que c’est lui qui leur a attiré tous ces maux. Mais cette pensée ne peut subsister longtemps : ils vont s’en prendre à leurs péchés, et avouer que c’est avec justice que Dieu en use de la sorte. [...]
Ces paroles d’Holopherne sont celles que Dieu dit à une âme qu’Il met en liberté et lorsqu’Il la délivre de toute propriété. Holopherne disait ce qu’il ne connaissait pas. Dieu fait bien dire quelquefois la vérité au diable [...][158] Mais à celle qui est sortie hors d’elle et qui a perdu toute propriété, Dieu dit : buvez maintenant sans craindre la corruption, puisque le levain de la propriété, qui seul peut tout gâter, est ôté ; reposez-vous de tout trouble et de toute inquiétude, des soucis inutiles, de toute réflexion, de tous soins de vous-même ; et mangez de cette sorte tout ce qui vous sera donné de moment en moment, c’est-à-dire les consolations que Dieu donne, parce qu’étant sans propriété, vous ne pouvez plus en faire mauvais usage. Dieu dit encore : vous avez trouvé grâce devant moi. Et l’âme généreuse entendant ce langage dit : O Seigneur, je boirai véritablement dans le torrent de Vos délices sans craindre de me salir, parce que la propriété étant ôtée, il n’y a plus rien à craindre. Et comme ce doit être aujourd’hui le jour que l’amour-propre sera entièrement détruit, et que vous en faites la division, ce sera le jour où je serai glorifiée plus que tous les jours de ma vie : car il y a rien à craindre pour moi après cela, Dieu restant seul dans Sa gloire et dans Sa magnificence, et moi étant glorifiée et magnifiée en Lui seul par la perte de tout ce que j’avais de propre. [...]
V.8. Alors Aman dit au roi Assuérus: il y a un peuple dispersé par toutes les provinces de votre royaume, gens séparés les uns des autres, qui ont des lois et des cérémonies toutes nouvelles, et qui de plus méprisent les ordonnances du roi. Et vous savez fort bien qu’il n’est pas de l’intérêt de votre royaume que la licence le rende encore plus insolent.
Voilà la véritable accusation que l’on fait contre les âmes intérieures ; et comme, dans tout ce que l’on dit de faux, on y mêle toujours quelque chose de vrai pour donner plus de poids à ce que l’on avance, ceci se trouva aussi être ici de la sorte.
Premièrement, Aman, qui est ce favori superbe, dit qu’il y a un peuple dispersé par toutes les provinces : ceci est très vrai, car il n’y a pas de lieu, pas d’endroit, où il n’y ait toujours quelque âme intérieure. C’est un peuple, car toutes ces âmes sont si unies en Dieu, qu’elles ne font qu’un : elles font un par l’unité de l’état et du fonds, ne composant qu’un même peuple, quoique séparées les unes des autres, car ces personnes, pour être séparées, n’en sont pas moins [183] unies. Voilà ce qui est de vrai, et par où l’on commence toujours l’accusation, pour y donner plus de poids.
Mais on ajoute que ces âmes ont des lois et des méthodes toutes nouvelles. On les appelle nouvelles, quoiqu’elles aient été données à Moïse sur le mont Sinaï. [...] Quelle est l’ancienne loi ? C’est de n’aimer que Dieu seul, de ne rendre qu’à Lui l’honneur qui ne peut être dû qu’à Dieu. Et quelle est la loi de l’âme ? C’est de s’attribuer la puissance, l’honneur et la gloire, qui ne sont dus qu’à Dieu. [...] [184] Cependant on les accuse [ces âmes] de n’être pas obéissantes, parce que les hommes veulent qu’elles leur obéissent, et elles ne peuvent obéir qu’à Dieu. [...]
O Dieu, qu’il fait bon se reposer en Vous dans l’attente de Votre secours ! Vous veillez incessamment pour ces âmes qui sont abandonnées et, quoique vous attendiez toujours que les choses soient à l’extrémité, afin d’exercer [197] davantage la foi, et que l’on ne puisse douter de Votre protection, Vous ne manquez jamais de la secourir dans le temps favorable. Mais de quelle manière ? Tout se fait pour ces âmes comme naturellement et sans rien d’extraordinaire. Dieu ne fait pas de miracles éclatants en leur faveur ; mais tout ce qui leur arrive, aussi bien le mal que le bien, arrive par une providence toute naturelle. Quoi de plus naturel qu’un roi ne puisse dormir et qu’il se fasse lire pour s’endormir ? 131. [...]
[Tome VII, 3] Le livre de Job est sans contredit un des plus mystiques de toute l’Écriture. [...] On y voit l’élévation d’une personne qui commence d’être intérieure ; comment Dieu la comble de biens ; la décadence de cet état élevé, et les endroits de dépouillements intérieurs et extérieurs par lesquels il faut qu’elle passe. Ensuite, son rétablissement dans des grâces bien plus abondantes, et qui sont d’autant plus pures, que cette âme a été plus dépouillée et plus affranchie de toute propriété.[...]
[6] Dieu lui rend ensuite avec surcroît et au double ce qu’Il lui avait ôté. Ceci est une belle figure de l’état de Résurrection. L’Écriture s’exprime là-dessus en peu de mots, tant parce que ceux qui y sont arrivés n’ont plus guère besoin d’instruction, voyant la lumière dans la lumière même, et que de plus ils éprouvent ce qu’on pourrait leur dire sur cela ; que parce que le nombre des âmes qui aiment Dieu assez purement pour se laisser éprouver et épurer selon l’étendue de Ses desseins, est si petit qu’il y en a très peu qui arrivent à l’état ressuscité.
Quoique ce soit au démon que Dieu donne pouvoir de tenter de tourmenter Job, Il ne laisse pas de le faire d’une manière qui paraît toute naturelle. Des Sabéens sont venus comme des voleurs avec impétuosité et ont enlevé les boeufs du labourage et les bêtes de charge. Ce dépouillement figure très bien le dépouillement des travaux de la pénitence, de la pratique rigoureuse des vertus, de tout ce que l’on peut faire pour labourer et cultiver la terre de son âme. Les ânesses qui paissent [12] auprès, sont le repos que la partie inférieure de l’âme trouvait en ces pratiques, car en même temps que le pouvoir de labourer et de cultiver la terre est ôté, le repos que l’on trouvait en ces choses est aussi ôté.
Dieu a une telle conduite sur les âmes intérieures qu’Il ne leur permet pas d’ignorer tout ce qu’Il leur arrache, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur. Si l’on dit ou fait quelque chose contre elles, il faut qu’elles le sachent et le connaissent : une calomnie ignorée ne peut en nulle manière nous faire peine ; la peine des choses n’est que dans la connaissance que nous avons de notre perte. Nos dépouillements ne nous seraient pas sensibles si nous les ignorions : c’est pourquoi Dieu nous en donne toujours la connaissance.
Le feu tombe ensuite du ciel et consume les brebis. Ce feu qui consume les brebis marque pour le dedans l’amour nu, qui dévore entièrement les douces pensées que nous avions de Dieu, aussi bien que les douces affections de notre cœur pour Lui : il sort un feu, qui est le feu de Dieu même, qui vient consumer toutes ces choses, en sorte que l’âme qui les perd, croit perdre l’amour de Dieu. Elle perd bien la douceur de l’amour, mais non pas l’amour, puisque tout cela ne se consume que par l’amour de Dieu, qui absorbe la douceur de l’amour dans un plus grand amour. Ce feu consume, par le dehors, certaines pénitences et œuvres de charité que nous pratiquions avec tant de douceur, une certaine facilité de demeurer en oraison : tout est détruit par ce feu impitoyable. Mais la consomption de ces choses marque qu’elles ne doivent plus revenir ; et [13] c’est ce qui fait la plus grande peine de l’âme : car ce qui n’est que pris, se peut rendre ; mais ce qui est consumé ne se retrouve plus.
Le désir, l’envie, la pensée même de les faire, sont aussi ôtés. Elles étaient comme les serviteurs, qui aidaient à la pratique des bonnes œuvres : il ne reste qu’un seul serviteur, qui est la connaissance cette perte, pour l’annoncer à l’âme, et lui en faire ressentir toutes les amertumes. Dieu commence par dépouiller Job des biens extérieurs qui sont hors de lui ; après quoi Il le dépouille de ceux qui lui sont plus proches. Dieu en use de cette sorte envers les âmes intérieures. [...]
La conduite de Dieu sur Job est bien admirable. Il ne lui donne aucune relâche. Ces coups redoublés sont si extrêmes qu’il n’a pas le temps de respirer, et les derniers sont toujours plus étranges. Un grand vent, dit le messager : c’est bien le vent de la Providence, quoiqu’il paraisse être le vent de la tentation. Ce vent vient du désert, qui est le lieu de la sécheresse la plus excessive, au milieu de la foi la plus obscure, parmi tous [15] les autres dépouillements les plus extrêmes. Ce vent est donc venu ; et par une impétuosité à laquelle on ne s’attendait pas, (car ces choses arrivent lorsque l’on y pense le moins,) il a renversé la maison, la frappant premièrement par les quatre coins, ne laissant pas un lieu ni un endroit qui ne soit attaqué; puis la renversant de fond en comble, sans miséricorde, sans y laisser aucune marque de ce qu’elle a été, sinon un chaos effroyable, et d’autant plus horrible qu’elle avait été plus délicieuse.
Ses enfants si chers en furent accablés et ensevelis sous les ruines. Voyez comment Dieu commence toujours par les épreuves les plus légères, et puis Il attaque par les endroits les plus sensibles ! Les vertus pratiquées avec force sont bien désignées par la perte des enfants de Job : elles étaient en cette âme comme dans une maison de plaisir, où elles semblaient n’avoir été d’une manière si délicieuse que pour être anéanties avec plus de douleur et de honte. Ô c’est le coup le plus étrange que Job pouvait recevoir ! C’est la perte de toutes les pertes : perdre les vertus, et les voir comme étouffées dans cette âme ! Le vent de l’orgueil et de la propriété a tout détruit et arraché. O Job, comment pourrez-vous supporter ce dernier coup si étrange, et qui a été précédé de tant d’autres ?
[16] Alors Job se lève comme d’une léthargie où des coups si accablants le tenaient et connaissant la volonté de Dieu dans ce dépouillement, comme pour seconder ce que Dieu faisait, il ne s’afflige point désordonnément ; il déchire seulement ses habits et son âme dégagée de toute affection dans sa partie supérieure, très bien exprimée par la tête rasée, se jette dans son néant et dans le lieu où il doit être, qui est la terre de sa misère et de sa bassesse, et il adore Dieu de cette sorte par un abandon total et une soumission entière à Ses volontés. Il s’abandonne non seulement pour tout ce qui était arrivé, mais même pour tout ce que Dieu pourrait vouloir.
Quoique l’histoire de Job nous soit proposée comme un miroir de patience pour toutes les choses extérieures, elle nous présente aussi le modèle le plus expressif de l’état intérieur, des dépouillements où il faut que l’âme passe, et de la manière dont ils se doivent passer. Il n’y en a point dans les livres sacrés de plus significatif, de mieux suivi ni de plus instructif. Voyons-en toutes les paroles.
Jusqu’à présent Job n’a pas ouvert la bouche, ni pour parler, ni pour se plaindre dans ses peines. Que dit-il maintenant ? Je suis sorti nu du ventre de ma mère, et j’y retournerai nu. Mais, ô prophète patient, que voulez-vous dire ? Pouvez-vous bien rentrer dans le ventre de votre mère ? Oui, car il me faut renaître de nouveau 132, et si je ne renaissais pas, je ne pourrais pas entrer dans le royaume de Dieu. Enseignez-nous donc quelle est cette manière, et s’il est possible qu’un homme fait rentre dans le ventre de sa mère. Cette mère, c’est Dieu et le néant. Nous [17] sommes sortis de Dieu dans la nudité de toute propriété et du néant dans la nudité de tout bien. Il me faut rentrer et dans le néant et en Dieu, et je ne puis entrer en Dieu sans être anéanti et entièrement nu, et dans la même nudité avec laquelle j’en suis sorti. Voilà la vérité que je conçois, qui me fait comprendre que j’ai encore bien d’autres pertes à faire. Mais que pourriez-vous perdre plus que vous n’avez fait ? N’êtes-vous pas dépouillé de tous vos biens, de vos enfants, de tout ce qu’il y a d’extérieur, et même de l’intérieur ? N’importe : j’ai encore d’autres dépouillements à faire, auxquels je m’abandonne. Il faut que je les souffre pour rentrer dans le ventre de ma mère tel que j’en suis sorti.
Mais je suis content de toutes ces choses; parce qu’elles sont dans la volonté de Dieu. [...]
Job souhaite que les ténèbres, comme un [30] tourbillon fort précipité, entrent en possession de cette nuit qu’il avait pourtant regardée comme le plus beau jour. Car il est vrai que la méprise de l’âme est telle qu’elle prend ces petites lueurs d’étoiles pour le véritable jour, parce qu’elles brillent, et que l’âme les peut distinguer ; et elle ne voit pas que les ténèbres (qu’elle croit telles) sont les véritables lumières, dont la trop grande clarté l’obscurcit et l’éblouit, de sorte qu’elle prend le jour de la foi pour la nuit, et la nuit des lumières pour le jour ; car la foi ne paraît nuit que parce que sa clarté nous éblouit et nous empêche de pouvoir distinguer sa lumière, comme nous voyons que nous ne pouvons regarder ni distinguer le soleil, mais qu’à cause de l’excès de sa lumière nous sommes obligés de fermer les yeux et d’entrer en ténèbres, ce qui n’arrive pas la nuit, où nous distinguons bien la lune et les étoiles. De sorte que l’âme peu instruite prend l’état de lumières, qui est une nuit brillante, où l’on distingue toutes les lumières, pour le jour, et l’état de foi, où l’on demeure aveuglé et sans pouvoir rien distinguer par l’excès de la lumière, pour une nuit. […]
Par ceux-ci, Job entend parler des âmes [36] communes, ou religieuses, qui sont unies sans dégoût pour faire le bien, mais qui aussi n’ont pas ouï la voix de l’exacteur, qui arrache tout, et n’ayant pas connu cette voix, elles n’en ont pas été troublées. Cet exacteur est Dieu, qui redemande tout ce qu’Il a donné, sans en laisser chose au monde. L’âme demeure alors dans son état naturel, et comme privée de vie.
Sitôt que l’âme est séparée du corps, tous les moyens de vie étant ôtés, le corps tombe dans la pourriture et l’infection ; et plus il a été délicat et beau, plus est-il alors difforme et puant. Voilà ce que Dieu, vengeur et exacteur, fait. Il examine et juge nos justices 133, et voyant de la propriété en toutes choses, Il reprend et arrache tout ce qui était à Lui, qui est ce qui animait et vivifiait l’âme, qui devient alors comme un cadavre puant. Dès que Dieu a retiré le souffle de Son Esprit qui l’animait, elle devient toute sale et difforme. Il ne lui reste plus rien de sa première beauté.
Ces âmes communes, qui vivent ensemble dans l’union, et qui n’entendent pas la voix de l’exacteur, sont le sujet de l’envie et du désir de ces autres qui disent : hélas, si je ne m’étais pas abandonné à Dieu comme j’ai fait, je serais à couvert de ces maux, ou si, m’y étant abandonné, je n’étais point sorti du train commun pour entrer dans cette voie, je ne serais pas comme je suis. […]
[44] Ce sont les méchants, et non les justes, qui périssent par le souffle de Dieu, et qui sont consumés par l’esprit de son ire. O Aveuglement étrange ! on prend la plénitude de la divine Justice pour l’ire de Dieu, et le souffle d’amour pour le souffle de colère. Les pécheurs, il est vrai, sont châtiés par le souffle de la colère de Dieu, et sont consumés par l’esprit de son ire : mais pour les âmes justes, elles sont anéanties par le souffle de l’amour pur, qui sort de Dieu même, et consumées par l’esprit de Sa divine Justice, qui, afin que Dieu reste seul, arrache tout à l’homme. Cependant, comme ces choses paraissent semblables à ceux qui ne sont pas divinement éclairés, on les prend pour la même chose, quoiqu’elles soient infiniment différentes.
Quoique le sens littéral de ce passage soit, aussi bien que du précédent, une suite d’insultes faites à Job sur la perte de ses enfants, que l’on regarde comme un châtiment, il est cependant certain que, Job étant une figure mystique, ceci s’applique très bien à la perte des divines vertus, qui sont comme le fruit et les productions d’une âme de foi. Ces vertus, ayant servi d’appui et d’assurance de salut lorsque l’on n’en doit avoir qu’en Dieu seul, sont détruites en tout ce qu’elles ont d’apparent ; et cette perte paraissant inévitable, c’est alors que l’abandon triomphe véritablement, puisque c’est la consommation de l’abandon que de savoir se délaisser dans le désespoir de tout salut. Cet état est d’une extrême pureté d’amour, étant d’un désintéressement achevé. L’amour n’est pur qu’autant qu’il est désintéressé.
[51] Ses fils seront foulés aux portes : comment cela? C’est qu’ils sont comme chassés d’eux-mêmes parce que Dieu, qui veut y habiter seul, les en bannit : et c’est dans ce passage et cette perte qu’Il donne pouvoir à toutes les créatures et à tout l’enfer de les accabler, et que personne ne les en délivre ; car personne ne le peut faire, et tous les efforts possibles de la créature ne peuvent la tirer de cet état, à moins que de quitter la voie, et rester toute sa vie dans un état violent. Mais, lorsqu’il plaît au Seigneur, Il les en délivre tout à coup, dissipant en un instant et les ténèbres par Sa clarté, et les ennemis par Sa puissance.
La consolation que les amis de Job voulaient lui donner était plutôt un sujet de le désespérer, s’il n’eût espéré en son Sauveur, ainsi que ce qu’il dit dans la suite fait assez voir l’usage qu’il fit d’une si étrange persécution : car toute la réponse qu’il fit au désespoir qu’on lui veut inspirer est que son Rédempteur est vivant, marquant par là que, n’ayant plus de salut en soi, il en trouve en son Sauveur un d’autant plus grand qu’il a moins d’appui en lui-même.
Il est vrai que rien ne se fait sans cause sur la terre, et que la divine Providence conduit tout pour la gloire de Dieu et pour notre perfection. Mais la cause n’est pas toujours telle que l’on pense: vous croyiez que c’est à cause de ses péchés que cet homme est puni, et que [52] cette punition est pour sa perte et sa damnation ; et c’est tout le contraire. Cet homme est affligé parce qu’il a été fidèle à Dieu, qu’il ne s’est jamais détourné de sa voie ; et cette affliction sera la cause de son salut. Il est très vrai que les maux ne viennent point de la terre, et c’est avec injustice que nous en accusons les créatures. La douleur vient du ciel : c’est Dieu qui nous l’envoie, parce qu’elle nous est nécessaire. Il n’a nul dessein, comme je l’ai déjà dit, de nous affliger, mais de nous sauver. C’est pourquoi les souffrances doivent être regardées comme des véritables biens qui nous sont départis par un père plein d’amour et de tendresse, qui ne nous fait souffrir que pour guérir nos blessures mortelles.
Le caractère de l’homme, tant qu’il reste en lui-même, est de travailler et de souffrir, mais celui de l’oiseau est de voler. Ainsi celui qui, par un effort généreux sortant de lui-même, prend son essor d’un vol hardi dans les airs de la Divinité, goûte alors le repos, et il est affranchi du travail qui est le partage de l’homme infortuné et coupable. Cette comparaison de l’oiseau est très propre : il faut ou travailler comme l’homme, ou voler comme l’oiseau dans l’immensité même. [...]
[…][54] Dieu permet qu’ils soient aveuglés par leurs propres raisonnements, et qu’ils ne voient pas la vérité, laquelle pourtant est toute proche d’eux. Car tout homme porte en soi un certain caractère, qui est celui des enfants de Dieu. Ce caractère est la motion divine, qui pousse l’homme au-dedans à tout ce que Dieu peut vouloir de lui : et s’il était fidèle à suivre cette lumière, cachée dans le plus profond de lui-même, il courrait dans la voie des commandements de Dieu, sans que rien le fît tomber.
Plusieurs, trompés par leur sagesse, ne veulent point suivre cette divine motion, parce qu’elle combat leurs faux raisonnements, et que, s’éloignant incessamment de Dieu et de Ses volontés, ils perdent le principal caractère des enfants adoptés, qui, selon saint Paul, est celui de la motion divine. D’autres, fous et insensés, ont cru que, lorsqu’on parlait de suivre la motion divine, c’était suivre l’égarement de leur esprit et le dérèglement de leur cœur, c’était suivre les mouvements de la nature et de la cupidité. Non : la motion divine n’a rien d’extérieur [55] ni de charnel 134 ; elle est dans le plus intime de l’âme, et elle porte avec soi un caractère divin, quoique non pas toujours accompagnée d’une certitude absolue, à cause de sa délicatesse ; mais elle ne se laisse pas ignorer de celui qui est fidèle à la suivre, qui sait fort bien la discerner et des pensées de l’esprit, et des désirs du cœur charnel. […]
[57] Dieu permet que les âmes passent par d’étranges épreuves. Il les frappe autant de fois qu’Il a dessein de les purifier. […] Mais la septième fois, qui est l’état très passif, et qui introduit dans le Sabbat ou repos divin, on ne sent presque pas les coups; et même on parvient par une très grande mort à ne plus les sentir du tout. [...]
[58] C’est le véritable portrait d’une âme arrivée en Dieu, et qui se repose dans sa fin, qui n’est autre que la volonté de Dieu. Elle vit contente au milieu de la désolation : elle est même comblée de joie au milieu des douleurs. Il n’y a plus rien à craindre des démons ni des hommes pervers, qui ne peuvent plus corrompre un cœur abîmé dans la volonté de Dieu. Les sujets de chutes n’ont plus de force pour faire tomber dans le mal, parce que les racines de cette âme plantée sur la pierre vive, Jésus-Christ, sont tellement profondes, que rien ne la peut plus ébranler.
L’Écriture dit ici que lorsque le fond et le centre de l’âme est mis dans une paix immuable et dans une grande liberté, c’est alors que le [59] tabernacle est en paix, parce que ce centre est le tabernacle du repos [...]
Vous saurez aussi, en ce temps heureux de votre liberté en Dieu, que votre postérité sera en grand nombre, car c’est alors que Dieu donne un grand nombre d’enfants spirituels et fait faire des fruits merveilleux. On ne saurait croire les âmes que ces personnes engendrent à Jésus-Christ…
[65][…]Les autres Vous prient d’avoir pitié d’eux. Les plus grands saints craignent Votre rigueur, parce qu’ils sont saints et qu’ils ont quelque chose à perdre. Mais moi, qui suis la plus pauvre des créatures, je ne suis propre qu’à exercer Votre justice. Ô Amour, ne m’épargnez pas. Mon abandon est si entier et je suis si amoureux de vous, ô divine Justice, que, quelque rigueur que Vous exerciez en mon endroit, je ne contredirai point aux paroles du Saint ; car comme Ses paroles sont saintes, aussi les œuvres sont toutes dans la sainteté.
Ce qui me porte à vous demander que Vous ne m’épargniez pas, n’est pas que je croie avoir de la force pour soutenir les maux que Vous m’enverrez : non, non, je n’ai pas cette présomption ; je ne songe pas à les soutenir, puisque je veux bien en être brisé et abattu, et je sais que toute la force de l’âme est moins qu’une feuille. Je ne songe point non plus avoir de la patience : ce n’est point là ma fin dans la prière que je vous fais ; mais content de n’avoir jamais de patience, de souffrir sans soutenir, et de pâtir sans patienter, je me laisse à vous pour tout ce qu’il [66] Vous plaira ; la gloire que Vous tirerez de ma perte me suffit 135.
Job, par ces paroles, fait voir à toutes les âmes affligées que la patience ne consiste pas, comme quelques-uns se l’imaginent, à ne rien ressentir : non, la force ne consiste pas à résister à la douleur comme les pierres qui résistent à tout, mais à plier sous la douleur comme la chair qui est flexible et pliable. Soutenir la douleur est pour les pierres, mais plier sous la douleur par un abandon total est tout ce qu’il faut. [...]
Je cède, dit Job, au mal et ne lui résiste [67] point. Il n’y a point de trompette qui fasse retentir ma patience ; mais le murmure sourd d’une chair battue. [...] Combien de saints dans les déserts étaient privés de toutes créatures ? Mais ils n’étaient pas privés, comme Job, de ces amis nécessaires, qui sont la présence de Dieu perceptible, sa force et son secours, toutes les vertus qui soutiennent l’âme : voilà les choses qui se sont toutes retirées pour laisser l’âme à elle-même, et c’est cet abandon qui dans les croix est la plus étrange de toutes les croix, et la cause de toutes les faiblesses. [...]
Job nous fait voir que tant que l’homme reste sur la terre de lui-même et de ses passions, il est dans un combat continuel et que ses jours sont comme ceux des esclaves et des mercenaires. Mais lorsque l’âme, par un abandon généreux, sort d’elle-même pour se perdre toute en son Dieu, alors elle est en Lui comme dans un ciel, affranchie de tous ces combats. Dieu combat pour elle et elle se repose en son Dieu. Alors elle n’est plus comme le mercenaire qui attend sa délivrance, mais comme l’enfant qui ne travaille [73] que pour plaire à son père sans attendre la récompense.
Autrefois, continue-t-il de dire, comme un esclave fatigué, je désirais l’ombre, parce que j’étais toujours dans la chaleur du travail, et que je n’avais pas le repos que je possède. J’attendais comme le mercenaire pour voir la fin et pour avoir le prix de mon travail ; mais je n’attends plus rien : je regarde à présent ma peine comme ma récompense. […]
Job a bien raison de dire que sa chair est couverte de pourriture. Il est écrit : vêtue 136. Ce mot n’est pas mis sans sujet et il exprime très bien comme la pourriture n’est que superficielle quoiqu’on la croit bien profonde. Cette pourriture est un vêtement que le Maître ôte tout d’un coup lorsqu’il Lui plaît, mais que nulle créature ne peut ôter. Elle n’est donc que superficielle et non intime.
La propriété est une pourriture et une saleté qui endommage la substance de l’âme, mais cette pourriture dont Dieu Se sert [75] pour arracher la propriété de l’âme n’est que comme un vêtement. La poudre couvre aussi cette pourriture et cette pourriture devient poussière à mesure que l’anéantissement se fait, comme le corps se pourrit peu à peu et devient poussière en se détruisant. Il est ajouté que la peau est séchée et toute retirée : ce rétrécissement n’est en effet que pour la peau, pour le dehors, durant que l’âme jouit d’une parfaite liberté. […]
Qu’il Vous souvienne, ô mon Dieu, dit cet innocent affligé en se tournant du côté de son aimable exacteur, qu’il Vous souvienne que ma vie est comme le vent, qui se lève, qui emporte quelque [76] poussière et puis ne paraît plus. Voilà ce qu’a été ma vie. Les jours de vie que j’ai eus ont été comme un vent impétueux, qui a fait bruit en se levant, mais qui m’a chargé de cette poussière qui me couvre aujourd’hui dans mon état de mort. [...]
[...] Mon anéantissement me fera disparaître de devant tous les hommes. Je serai pour eux dans un oubli éternel. Mais lorsque Vous me regarderez, ô mon Dieu, ce sera véritablement ce regard qui m’anéantira et me fera disparaître, toute la vue et tous les regards que je pourrais jeter sur moi-même ne pouvant point m’anéantir, ni tous les mépris des créatures, mais le seul regard de Dieu. C’est Lui qui anéantit l’âme en un moment, mais, ô que ce regard est terrible ! Cette connaissance faisait dire au bienheureux Jean de la Croix dans son Cantique : O que Votre regard [77] me tue 137 ! C’est ce regard qui anéantit si fort l’homme que Job dit : sitôt que Vos yeux seront sur moi, je ne serai plus.
Job parle d’un état qui est très réel et qui suit l’anéantissement ou plutôt qui s’opère dans l’anéantissement. Comme la nuée se dissipe et passe outre, aussi sitôt que la consommation est faite, certaines âmes, privilégiées dans la nature de leurs peines et dans le dessein que Dieu a sur elles, entrent dans l’enfer spirituel qui est un état le plus étrange et le plus terrible de la vie spirituelle, parce que tout espoir est ôté 138. Il paraît à l’âme qu’il ne peut y avoir de salut pour elle ; elle croit n’en revenir jamais ; elle ne se trouve ni en Dieu, ni en elle, mais souffre en quelque manière la peine de la damnation. Ceci n’est point l’état de blasphème, c’est un état où l’âme est comme hors de tout être et de son lieu propre, bannie du souverain Être qui est Dieu et bannie d’elle-même, en sorte qu’il ne lui reste chose au monde que la plus terrible perte qui fût jamais. Jésus-Christ, pour nous instruire de cet état, voulut descendre aux enfers après Sa mort, et tirer les âmes des saints Pères qui y étaient avant que d’entrer au ciel. Lorsque l’âme est en cet état, il n’y a que Dieu qui l’en puisse tirer : c’est pourquoi Job dit qu’elle ne remontera plus. La raison aussi pourquoi Job dit encore que l’âme ne montera plus après avoir été aux enfers, c’est que cet état d’enfer est le comble de l’anéantissement [78] de sorte que, lorsque l’âme a passé ces états, elle n’est jamais plus en danger de remonter par une élévation d’amour-propre.
L’âme après cet état ne retournera jamais plus en elle-même, qui est la maison et le lieu où elle habitait : on ne l’y reconnaît plus, tant elle en est séparée. Cet état d’enfer doit se passer après que l’âme est sortie d’elle-même et lorsqu’elle commence à être reçue en Dieu. Dieu la rejette en apparence, pour lui donner un nouveau degré de pureté ; et alors elle n’a plus de lieu propre, parce qu’elle n’est plus ni en elle ni en Dieu. Elle est bannie de tous les êtres et de tous les lieux qui lui sont propres. Cet état est de peu de jours et l’âme ne le pourrait porter plus longtemps. [...] [79]
Cette personne affligée, se trouvant dans un état si étrange et n’y voyant point d’issue, ne sait de quels termes se servir pour s’exprimer. Elle sent d’un côté son âme d’une largeur très grande, et que la douleur est immense, et cependant comme elle n’y voit point de fin, elle se voit en même temps et sans bornes et prisonnière, immense et rétrécie. [...] Je me trouve immense, je ne vois point de bornes ni de limites et cependant je n’ai point d’issue. Un peu de sable arrête ma furie, dit la mer, et la baleine ne peut sortir des eaux, quoiqu’elle ne trouve rien qui la rétrécisse. Je ne puis de même sortir de [80] mon amertume et de mon enfer, quoique j’y vois une immensité étrange. Rien ne me rétrécit et je ne laisse pas pourtant d’être emprisonné : ma prison n’a ni murailles ni remparts, et cependant je suis captif au milieu de la plus grande liberté ! [...]
[...] Pour donner quelque jour à ceci, il faut savoir que dans tous les états par où l’âme passe et en chacun d’eux, il y a un purgatoire particulier à passer, ou une purification, qui est une espèce de mort toujours suivie d’une nouvelle vie. C’est ce qui fait que bien des âmes s’y méprennent, qui, lorsqu’elles ont passé ces purifications, ces morts et ces vies, se croient être [83] arrivées à la fin. Il y a quantité d’alternatives de mort et de vie, mais tout cela n’est point encore la mort du fond, qui est la principale.
La mort du fond est forte, terrible, étrange et durable jusqu’à ce qu’il ne reste pas la moindre vie en rien, quel qu’il soit. Et au lieu que les autres morts nous font entrer d’abord dans la vie qui les suit et qui a rapport à cette mort, la mort totale au contraire nous conduit dans un état de pourriture et de purgatoire terrible et bien différent de l’état de mort. [...] Un corps mort n’est consumé et anéanti que par la pourriture entière, aussi l’âme n’est anéantie que par cette purgation totale, qui cependant ne se fait que par degrés et peu à peu, comme cela se voit dans un corps mort, qui ne perd sa figure d’homme que peu à peu et à mesure que les vers le mangent et le rongent […]
Cette visite du matin est la visite que Dieu fait à l’âme dans le premier jour de Ses grâces et de Son amour, semblable en apparence au jour de l’éternité ou de la résurrection, mais très différent en effet. Ensuite de quoi elle est éprouvée par les plus étranges peines.
Job veut encore parler de l’état ordinaire des épreuves et des visites alternatives où la visite précède l’épreuve et plus la visite est douce [86] et grande, plus l’épreuve doit être forte. Cette visite est encore pour l’état de sépulcre où l’âme étant comme dans un cachot, il semble que dans ce cachot elle soit visitée d’un petit éclair de lumière ou d’un essai de résurrection et de vie, mais qui n’est rien qu’un éclair ou un essai de la vie qui doit venir et que la créature ne connaît pas néanmoins. Cela ne sert pour l’ordinaire qu’à lui faire mieux sentir son épreuve, comme si un homme mort pouvait à la faveur d’une lumière se voir manger des vers [...]
[...][89] Ce n’est point notre misère et notre pauvreté qui sont contraires à Dieu, mais c’est notre propriété et notre propre volonté. Cette même boue, en vous arrachant toute propriété, tout amour-propre, toute propre volonté, vous empêche d’être contraire à Dieu. Dieu nous ayant formé de boue, la boue ne lui déplaît pas: comme elle est molle et pliable et qu’elle se laisse donner telle forme que l’on veut, c’est pour cela que Dieu a formé l’homme de boue et qu’Il ne l’a pas formé de pierres ni de matière qui résiste. Vous êtes moins contraire à Dieu lorsque vous êtes boue que si vous étiez diamant [...]
Bien des âmes ont le péché effacé, mais peu ont la propriété détruite et consumée : l’un est la mort et l’autre est l’anéantissement. Dans le premier état, quoique l’on souffre de voir que le péché n’est point effacé, il paraît effaçable ; dans le second, on ne le trouve plus pour l’effacer [92] parce qu’il ne se trouve plus là de subsistance ni d’être, pour petit qu’il soit ; aussi n’y-a-t-il plus ni peine ni douleur [...] lorsqu’il [l’homme pécheur] est si détruit qu’il n’y a que de la poussière, il ne se distingue plus de la terre, il est terre paisible et tranquille, n’ayant plus de subsistance et étant retourné dans le néant dont il était sorti. L’homme avant que d’être créé ne pouvait être distingué de la terre que par Dieu même, et l’homme redevenu terre et pourriture ne peut être distingué que de Dieu. [...]
[96] Lorsque tout ce qui est d’Adam est devenu poussière et qu’elle est réduite dans le néant, ce germe de vie divine et de vie de Dieu qui était caché et étouffé sous la vie d’Adam et incommodé par le cadavre qui l’empêchait de croître, se voyant entièrement dégagé de tout ce qui était d’Adam, croît peu à peu et renouvelle toutes choses, et enfin il devient si grand, si entier et si libre que rien ne le rétrécit ni ne l’incommode. Ceci est une vérité si solide que nul corps ne sera reçu au ciel qu’il ne soit détruit par l’anéantissement, ni nulle âme en Dieu qu’elle ne soit de même anéantie et qu’il ne lui reste plus aucune subsistance propre ou propriété. […]
[98] Toutes les personnes qui n’ont pas d’expérience prennent cet état d’épreuve pour un relâchement et pour une injustice. On croit qu’il est venu parce qu’on a commis quelque péché et qu’on a quitté la voie de la vérité et de la justice, et nul ne comprend que c’est un état de peine et de misère que Dieu permet pour purifier l’âme, l’anéantir et ensuite la revivifier. On dit à cette personne que si elle faisait quantité de prières à Dieu, Il la délivrerait de cet état, on la porte à demander cette délivrance de toutes ses forces, à faire ce qu’elle peut pour l’obtenir et tout cela ne fait qu’augmenter son mal. Il faut au contraire la porter à se délaisser à Dieu [...]
[99] Peut-on marcher pur et droit si Dieu ne donne cette pureté et cette droiture ? Il n’y a pas une âme qui ait plus de pureté que celle qui perd toute propriété et toute impureté foncière, quoiqu’il y paraisse bien des impuretés extérieures. Y a-t-il rien de plus droit qu’une âme qui, malgré l’extrémité de ses peines, ne se détourne pas un moment de la volonté de Dieu, ne se tire pour peu que ce soit de son délaissement et de son abandon ? [...] on dit que Dieu les a délaissées à cause de leurs péchés, et que Sa providence, qui veille sur les bêtes mêmes, est endormie pour elles. C’est la plus grande insulte que l’on puisse faire à Dieu et ce fut la moquerie qu’Élie fit au faux dieu Baal de dire qu’il dormait. [...]
Prendre pour un oubli de Dieu Sa présence profonde et générale et cette permanente possession de Lui-même, parce qu’elle n’est plus sensible, c’est une erreur bien grossière. Dieu étant devenu l’âme de notre âme et le principe de nos mouvements ne Se sent plus et ne Se distingue plus, comme nous ne sentons point notre âme quoiqu’elle anime notre corps. Nous savons que c’est elle qui fait agir et mouvoir ce corps, sans [104] néanmoins penser distinctement que cela soit, quoiqu’il n’y ait rien de plus certain et que nous n’en puissions pas douter. Cependant, les personnes qui entendent parler les âmes intérieures de cet état très nu, le prennent pour un oubli de Dieu. Ô qu’ils se trompent bien ! Dieu est leur principe vivifiant.
Cet homme aveuglé de sa fausse sagesse ajoute que l’espérance de l’hypocrite périra, prenant la confiance et l’espérance que l’on a en Dieu pour une hypocrisie, ce qui en est pourtant bien éloigné : car que fait l’hypocrite, selon le témoignage de Jésus-Christ même ? Il s’appuie sur sa propre justice, se confiant en lui-même, mais la véritable espérance ne s’appuie qu’en Dieu seul. […]
[...] Il nous apprend aussi la nécessité qu’il y a de garder le silence devant Dieu par un profond respect et un hommage à Sa grandeur, et non pas de parler avec Lui. Il est certain qu’un courtisan n’ose pas parler à son Roi qu’il ne le fasse parler : il demeure auprès de lui dans un silence plein de respect et s’il voulait incessamment lui parler, il mériterait d’être chassé comme un téméraire 139. On convient de cela pour les Rois et on ne le fait pas pour Dieu ! Présentons-Lui nos requêtes, à la bonne heure, parlons-Lui pour nos besoins si nous sommes en état de le faire, mais après demeurons en silence, attendant que Dieu nous parle et écoutons-Le sans L’interrompre. Si nous croyions, si nous [109] avions la foi qu’Il connaît nos besoins avant que nous les Lui demandions, nous ne nous mettrions pas ainsi en peine de les demander ; mais nous Le laisserions le maître absolu de tout, sachant que Sa bonté a plus de soin de nous que nous-mêmes et qu’Il veut plus notre bien que nous ne le saurions vouloir. [...]
[115] Cette comparaison est la plus naïve du monde. Le vaisseau ne laisse point de traces sur la mer lorsqu’il passe, cependant lorsqu’il porte des marchandises de garde, il laisse toujours des assurances de ce qu’il a porté ; mais lorsqu’il porte du fruit, quoiqu’il soit chargé en sortant de son port, ce fruit se pourrit peu à peu et lorsque le vaisseau arrive, il se trouve vide. Voilà l’état de cette âme. Lorsqu’elle sortit de sa propre conduite pour entrer dans la voie de l’abandon, elle était si chargée de marchandises que rien plus ; mais comme ce n’était que du fruit, ou, selon le mot latin, des pommes et qu’elles se pourrissaient peu à peu, le navire se déchargeait à mesure et l’on jetait ces pommes dans la mer, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus.
L’autre comparaison de l’aigle 140 est aussi fort juste. L’aigle en volant ne laisse nulle trace de son vol ; elle vole avec impétuosité et fort haut, mais c’est seulement pour aller à la proie et être nourrie, après quoi elle perd et digère peu à peu ce qu’elle avait pris, en sorte qu’il ne lui en reste plus rien et elle devient aussi affamée que si elle n’avait rien mangé 141. […]
[…] Il faut labourer la terre avant que d’y semer et c’est la préparation de la semence, car si on semait sur une terre dure et inculte, la semence ne germerait pas ; mais lorsque le maître a semé, il se contente de couvrir cette semence ; après quoi il la laisse germer, croître et fructifier peu à peu ; mais s’il voulait labourer incessamment, il empêcherait pour toujours la semence de prendre racine et elle serait inutile. [118] Il en est de même de l’âme : lorsqu’elle a labouré la terre des deux façons ordinaires qui sont la méditation et l’affection (plus de la dernière que de la première), alors le maître vient semer ; après quoi il n’y a plus qu’à couvrir la semence par le recueillement et l’attention à Dieu, puis demeurer en repos, attendant qu’elle germe, croisse et qu’elle fructifie, ce qui ne se fait que peu à peu et en essuyant bien des accidents de neiges, de gelées et semblables ; elle est souvent foulée aux pieds, mais enfin, malgré tout cela, elle sort de terre et paraît. Avant qu’elle soit levée il n’en paraît rien, on ne la voit point, mais on sait seulement qu’elle est là et c’est assez. Même, jusqu’à ce que le blé soit dans la grange, le maître n’est point assuré de son grain, il y a toujours du risque à courre 142 ; il faut cependant abandonner tout aux soins de la Providence, le laboureur ne pouvant en rien contribuer à l’accroissement de la semence. Tout se trouve de même en nous.
Quand je serais lavé et purifié de la purification extérieure la plus grande, et que mes mains, qui sont mes œuvres, paraîtraient si pures qu’elles seraient éclatantes de blancheur, vous ne laisseriez pas de me plonger dans l’ordure. Il faut savoir que Job parle ici de la purification superficielle des sens et des puissances, et non de la purification centrale ; et il fait voir que les âmes dont la vie a été la plus innocente ne sont point exemptes de [119] cette purgation centrale. Quand bien même, dit-il, j’aurais été lavé dans une eau de neige et que j’aurais été toujours pur, je ne laisserais pas d’être propriétaire, m’étant attaché à mon innocence et à ma pureté, comme les vierges folles. […]
Ces témoins que Dieu produit contre l’âme, sont de nouvelles connaissances qu’Il lui donne tous les jours des propriétés qu’elle avait en toutes choses et de la vie dans laquelle elle était, qu’elle croyait pourtant une grande mort [...]
[…][131] Job parlait de tous ses états, les entremêlant, parce qu’il ne parlait pas seulement pour lui, mais pour toutes les âmes qui seraient comme lui dans ce terrible passage de la vie à la mort et de la mort à la vie. Sa vie était passée, puisqu’il était dans le sépulcre ; mais il rappelle comme présents tous les états où il a passé. Il est certain que, quoique l’état de la pourriture soit infiniment plus pénétrant et plus profond que celui de la mort, l’âme pourtant est moins en état de s’en plaindre, étant comme étouffée par l’excès de son mal. […][132] Dans cet état [de pourriture], il n’y a que d’épaisses ténèbres plus obscures que la mort même, sans nul espoir de lumière. Il n’y a aucun ordre parce qu’à mesure que le corps se détruit par la pourriture, il perd tout ordre et toute composition : ce ne sont plus que des membres pourris, qui tombent en lambeaux et qui sortent de leur place et de leur constitution naturelle. […]
[...] On (les censeurs de Job) veut encore leur faire prendre l’état qu’elles souffrent pour l’état de la première purification du péché et l’on veut qu’elle s’y comportent de même, ce qui néanmoins est impossible. Cependant, lorsque ces [135] âmes affligées, mais éclairées par leurs propres misères, veulent faire comprendre que cet état n’est pas la purification du péché, mais la purification de la vertu propriétaire, on prend cela pour des blasphèmes, des erreurs et des impiétés : elles ne peuvent pourtant dire autre chose que ce qu’elles ont expérimenté, parce qu’étant mises en vérité, elles ne peuvent parler que des paroles de vérité.
[...] On leur dit encore qu’il est impossible dans cette vie d’arriver à l’union intime et étroite avec Dieu. J’en conviens si c’est par ses propres efforts. Autrement, Dieu appelle certainement tous [136] les hommes à Son intime union, ne les ayant même créés que pour cela, et le moyen de trouver parfaitement le Tout-puissant est que nous défaillions entièrement à toute propre puissance, car alors nous tombons infailliblement et nécessairement dans le seul pouvoir divin.
Il est plus haut que le ciel, il est vrai, c’est ce dont je suis très persuadée, dit cette âme, et c’est pour cela que je ne prétends point aller à Dieu en m’élevant, parce que plus je m’élèverais, plus je Le trouverais élevé au-dessus de moi, sans pouvoir jamais L’atteindre. Mais je ne prétends autre chose que de tomber dans le parfait néant ; et étant là, ce sera où infailliblement je Le trouverai, tombant en Lui, puisqu’Il remplit nécessairement le vide du néant. Il est plus profond que l’enfer et c’est dans cet état d’enfer où je passe, que je serai plus en état de Le connaître par l’expérience que je fais et de la profondeur de Son immensité et de la grandeur de Son pouvoir.
Et c’est pour cela que, persuadée que je suis de ne pouvoir L’atteindre par aucun effort propre, je les quitte tous afin de me laisser anéantir et que ne demeurant plus rétrécie et bornée par mes propres activités, je sois anéantie et rendue vaste et immense comme le néant, qui est la seule disposition à posséder le Tout. Et comme Il est plus large que la mer, j’ai connu que ce serait une folie de vouloir [137] L’enfermer en moi, ou dans mon simple raisonnement, ou dans toutes mes industries et connaissant que, comme je ne puis contenir la mer, aussi ne puis-je Le comprendre. Cela me porte à me jeter dans cette mer infinie pour y être abîmée et perdue ; ne pouvant la contenir ni la comprendre, je veux qu’elle me comprenne et me contienne et c’est pour cela que, comme un torrent impétueux, je me précipite en elle. Un philosophe, voyant qu’il ne pouvait comprendre le flux et le reflux de la mer, sans s’arrêter à le considérer davantage, se jeta dans la mer pour en être compris ; et moi, ayant travaillé quelque temps à regarder et à considérer le flux et reflux de Dieu dans Ses divines personnes, et voyant que je ne Le pouvais comprendre, sans m’amuser plus longtemps à Le considérer, je me suis perdue et abîmée en Lui : et c’est où j’en ai plus appris en un moment, que je n’aurais fait par mes regards et par mes soins toute ma vie. […]
N’est-ce pas une chose pitoyable d’accuser d’orgueil une personne qui s’abandonne à son Dieu, qui, désespérant entièrement de sa propre force, attend de la bonté et du pouvoir divin sa délivrance ? Et lui dire cependant, que s’il ôte lui-même son iniquité, il pourra aller le visage élevé ! N’est-ce pas un bien plus grand orgueil [139] qu’on croie de le pouvoir plutôt faire par soi-même que non pas de le laisser faire à Dieu et qu’on s’imagine que l’on puisse ainsi lever la tête sans confusion et avec une assurance secrète d’avoir ôté son péché ? J’avoue que je n’entends pas cette vertu ni la nature de cette humilité, qui, en nous rendant plus puissants que Dieu, nous porte à nous élever sans crainte et à demeurer fermes dans cette élévation. Si le plus juste 143 tombe sept fois, en quel état est-ce que l’on ne craindra pas ? Le vrai moyen de ne point craindre n’est pas de s’élever et de s’assurer par soi-même de sa justice, mais de se délaisser tellement à Dieu qu’Il soit lui-même notre justice. Alors nous ne saurions craindre de la perdre. Le moyen de ne pas craindre de tomber est d’être si bas et si anéanti que nous ne puissions plus tomber. [...]
[...] Et voilà l’état où était Job lorsqu’il parlait. Il se voyait d’un côté comme sans coulpe, n’ayant plus rien de subsistant dans la partie supérieure qui seule peut faire le péché et se trouvant [157] cependant dans un état tout naturel, plongé dans l’expérience d’une nature corrompue et sans nul mélange du moindre bien.
[...][158] Dieu exprime peu à peu toute l’ordure qui pénètre jusque dans sa substance et Il l’exprime de telle sorte qu’il n’en reste plus du tout, comme lorsqu’à force de presser une éponge on lui ôte si entièrement toute son ordure qu’on pourrait bien ensuite la presser toujours sans qu’il en sortît plus aucune saleté 144. C’est ainsi que, lorsqu’il n’y a plus de malignité foncière, les tentations, les afflictions les plus fortes, peuvent bien pressurer notre âme, mais qu’il n’en sort plus rien du tout et c’est alors que cette nature qui avait été mise dans sa pure malignité est remise dans son pur naturel.
Tout ce qui était de la corruption d’Adam pécheur étant entièrement sortie d’elle, il ne reste plus qu’Adam innocent, soit pour le divin, soit pour le naturel. La partie supérieure est mise dans le pur divin et l’inférieure dans le pur naturel, l’une et l’autre dans une innocence entière. Il y a peu d’âmes en qui Dieu fasse cette purification si profonde, se contentant pour la plupart des autres de presser un peu l’éponge [159] parce qu’elles n’ont pas la force de porter une opération si forte, qui, cependant, lorsque l’éponge a été bien pressée à fond, se fait sans nulle douleur. Car on ne trouve alors chez soi plus rien de coupable, et bien qu’il paraisse encore quelque ordure au-dehors, ce ne sont que des choses purement naturelles et non malignes, qui ne font nulle peine. [...]
Or, après que la partie supérieure est dans le divin, et l’inférieure dans le naturel, Dieu prend en cet état toutes les âmes qu’Il rend saintes pour leur particulier, et encore de celles-là y en a-t-il très peu, étant bien plus [160] rares que l’on ne peut croire ; mais pour celles qu’Il destine à Sa gloire d’une manière singulière, qu’Il choisit pour aider aux autres et pour lesquelles par une grâce spéciale Il a quelque dessein singulier, Il laisse écouler tout ce qui était suspendu dans la partie supérieure sur la partie inférieure où maintenant il n’y a plus rien d’Adam, tout en ayant été évacué. Lorsque les eaux basses du Jourdain furent évacuées, il ne resta plus que le lit du fleuve tout sec et tout pur 145 ; de même ici, tout ce qui est d’Adam pécheur étant évacué, il ne reste plus que le pur naturel, et le lit d’Adam innocent, propre à laisser écouler les eaux divines sans nul mélange. Alors la partie inférieure reçoit un écoulement continuel de la supérieure sans qu’elle renvoie rien : elle est mise dans l’ordre naturel de la création; et c’est l’opération qui conduit à cela qui s’appelle anéantissement. Tout ce qui était du propre d’Adam pécheur étant entièrement détruit, il ne reste plus que ce que Dieu a fait.
Job était dans le temps de la séparation et de l’oppression de la partie inférieure, sans nul concours de la supérieure, lorsqu’il dit à Dieu : Vous montrez Votre puissance contre une feuille, n’attaquant que la partie la plus faible. Car de même qu’une feuille est emportée par le vent et que l’eau en s’écoulant se dessèche peu à peu lorsque le vent souffle, de même aussi cette partie se trouvait desséchée et privée des eaux douces et salutaires qui la consolaient auparavant. Cette opération [161] néanmoins (ne laisse pas d’être) le plus grand effet du pouvoir divin, et l’on ne saurait croire qu’il faille la force d’un Dieu pour la faire - la créature, quoique moins qu’une feuille, ne laissant pas de lui résister. On dit qu’un diable, pour distraire saint Pacôme, se mit, et plusieurs autres avec lui, à traîner avec de grosses cordes une feuille. Ce que cet esprit malin fit, vrai ou faux, se trouve réel ici : tout l’enfer ne pourrait entraîner ni même ébranler cette feuille, il faut le pouvoir de Dieu pour l’anéantir.
Job ajoute : Vous poursuivez la paille sèche. Dieu Se sert du fléau de toutes sortes de croix et de misères pour battre et tirer le bon grain de la paille et lorsqu’Il a fait cette division, Il ne laisse pas pour cela cette paille sèche [...] Il la poursuit [...] elle devient fumier et puis elle contribue par sa pourriture, non seulement à faire pourrir le grain, mais aussi à le faire germer et fructifier. […]
[174] On accuse encore Job, et avec lui l’homme intérieur, d’un orgueil insupportable. [...] On ne peut souffrir que l’on parle de l’âme arrivée en Dieu, de son insensibilité et immobilité divines. Ils allèguent qu’entre les saints nul n’est immuable. J’avoue que cela est vrai entre les saints de la terre, parce qu’ils subsistent en leur sainteté et qu’étant quelque chose, ils peuvent toujours changer; mais il n’est pas de même des personnes anéanties 146, qui n’étant plus et ne subsistant plus en elles-mêmes, ont perdu tout ce qu’elles avaient d’inconstant et de léger, en sorte qu’elles ne subsistent plus que dans le seul néant, qui est ferme et immuable, parce que Dieu seul, qui est le tout-immuable, habite dans le rien immuable. […]
Job, par un esprit de prophétie, envisageant la fin de ses peines, et les succès avantageux que doivent produire de telles souffrances dans les [187] âmes intérieures, regardait comme une extrême folie le refus de se laisser conduire à Dieu par des routes impénétrables, et comme la plus haute sagesse l’abandon de tout soi-même entre les mains de Dieu. Et alors, comme pénétré du bonheur qui lui est préparé, il s’écrie : « Il est vrai que les jours de ma propre vie sont passés, mais en même temps que cette vie a été détruite, j’ai été affranchi des réflexions qui déchiraient mon cœur, et tous les retours sur moi-même, qui faisaient l’unique tourment de mon esprit, ont été dissipés. » Car le cœur serait dans un repos parfait parmi les plus étranges peines si ces pensées de réflexions étaient ôtées.
Elles ne le sont pas plutôt qu’elles changent la nuit de la peine des ténèbres, de l’obscurité et du mensonge, en un jour agréable de paix, de clarté et de vérité : car l’âme est mise en vérité, et en état de discerner le bien et le mal, au lieu que par la réflexion elle appelle le bien mal et le mal bien. Que s’il lui vient encore des ténèbres, l’espérance lui est imprimée qu’après les ténèbres la lumière lui sera rendue.
Job parle ici de l’état qui suit, qui est le purgatoire ou l’enfer selon le dessein de Dieu et l’avancement de l’âme. Il assure que s’il attend cet état comme un lieu qui lui soit propre, et qu’il ne s’embrouille pas de réflexions, cet enfer deviendra sa maison et le lieu où il veut [188] bien faire sa demeure : qu’il fera son lit dans les plus épaisses ténèbres, y trouvant sa paix. O si une âme savait se contenter de cet état, quoique si horrible en apparence, sans doute qu’elle y trouverait la paix ! Le lit qu’il faut faire dans l’enfer, c’est le délaissement de tout soi-même à la volonté de Dieu, qui est le lit de repos des âmes abandonnées. Cette divine volonté étant Dieu même, et au-dessus de tout le reste, doit contenter une âme dans l’enfer, et changer l’enfer en un paradis. Toutes les peines de l’âme viennent de ce qu’elle n’est pas bien unie à la volonté de Dieu, ne voulant pas ce qu’elle a ou voulant ce qu’elle n’a pas. Mais une âme qui sait se contenter de tout ce qu’elle a, quelque horrible qu’il paraisse, est toujours paisiblement contente, et serait en enfer comme en ce lieu de repos.
C’est dans cette union et transformation de ma volonté en celle de Dieu, continue Job, que j’ai dit à la pourriture et à l’ordure dont je suis couvert, vous êtes mon père, car vous me donnerez une nouvelle vie et en produisant mon anéantissement vous me procurerez le plus grand de tous les biens. J’ai dit aussi aux vers qui me rongent et me consument par mille maux cuisants : vous êtes ma mère, car c’est vous qui m’enfantez à une nouvelle vie. [...]
[...] La pierre de l’obscurité est la permanence dans l’état obscur. Pour entendre ceci, il faut savoir que l’âme est longtemps dans un état alternatif, tantôt de ténèbres et tantôt de lumières, avant que d’entrer dans la privation totale et dans les ténèbres où il n’y a plus de jour. Cette pierre de ténèbres est la fermeté, immobilité, insensibilité et dureté dans cet état de ténèbres, qui dispose l’âme à entrer ensuite dans le jour éternel et dans la lumière permanente. Cette pierre d’obscurité est encore l’ombre de la mort, parce que c’est elle qui opère peu à peu la mort, et elle ne peut être opérée que l’âme ne soit mise dans cette permanence de ténèbres. Car toute lumière, pour petite qu’elle soit, retarde et empêche la mort, comme toute vie qui serait donnée fortifierait et empêcherait de mourir, de sorte que quantité d’âmes passent ces choses sans en venir à la mort totale et foncière, ayant toujours quelques [222] éclairs de vie et de lumière qui les soutiennent, sans avoir jamais un véritable désespoir à cet égard, parce qu’elles ont toujours quelque soutien et quelque espérance secrète qu’elles n’avouent pas toutefois. […]
[223] Mais lorsqu’elle est arrivée à cette destruction si entière qu’il n’y a rien en elle qui ne soit consumé et détruit, lors, dis-je, que la consommation est dans sa perfection selon les desseins de Dieu, c’est alors que ses pierres de ténèbres et de mort sont changées en saphirs, car la même fermeté et immobilité que l’âme a eue dans les ténèbres, elle l’a dans la lumière, et c’est pour cela que l’Écriture dit que ses pierres dans le temps de sa destruction sont le lieu des saphirs et des pierres précieuses, qui donnent la même immobilité dans ce beau jour de lumières que l’on avait eues dans cette nuit de ténèbres. Ses mottes ou les endroits durs, âpres et raboteux, sont changés pour elle en l’or le plus pur de la charité parfaite. […]
[...] [226] Les richesses ne se trouvent que dans le fond de la mer et en cela elle est différente des autres eaux, qu’elle est pleine de trésors dans son fond et que le dessus n’est qu’écume et obscurité, au lieu que les autres eaux sont belles par le dessus et que le fond n’est que bourbe et sables mouvants. [...] L’âme qui est devenue mer par sa transformation en Dieu, se communique continuellement sans altération, reçoit incessamment sans s’enfler : elle demeure toujours la même et toutes ses richesses sont dans son fond d’une manière admirable et inconcevable, pendant que le dehors est couvert d’une écume qui ne peut contenter les yeux. […]
[…] Pour avoir l’intelligence de la Sagesse 148, il faut être perdu en Dieu, dans la source et l’origine de cette divine Sagesse, [228] ce qui est le sein du Père. C’est là où l’âme, étant cachée avec Jésus-Christ, apprend véritablement ce qu’est Jésus-Christ. Toutes les connaissances qui en sont données par le dehors, et par toutes les actions de sa vie, sont de très faibles connaissances. […] O Profondeur admirable ! elle n’est point trouvée dans l’âme de ceux qui vivent dans les délices spirituelles.
L’abîme du néant et de la misère dit : cette Sagesse n’est pas en moi, car, quoique je sois comme immense, elle me renferme encore, et ne peut être renfermée de moi. La mer orageuse et enflée des passions, ou la mer des plus grandes grâces, et pourtant limitée et bornée, dit que cette Sagesse, Jésus-Christ, n’est point avec elle. Où est-ce qu’on la trouvera donc ? […]
[…][231] Et tous les exercices vivants, quelques saints et relevés qu’ils puissent être, ne peuvent point faire découvrir la Sagesse. Les âmes vivant dans les dons de Dieu de la manière la plus sublime, ne la connaîtront pas : elle est même inconnue aux âmes toutes célestes, qui par la force de leur contemplation volent dans les airs sacrés sans toucher à la terre : ces âmes, que tous les hommes perdent de vue, tant elles sont élevées, ne la connaissent point. Parlez-leur de la Sagesse-Jésus-Christ ; ils prendront cela pour une méditation ou une vue de Jésus-Christ. Parlez-leur de l’incarnation qui se fait dans la plénitude des temps, lorsque l’âme est fort avancée en Dieu ; ils prendront cela pour les premiers états de Jésus-Christ où l’âme est tout appliquée à se mouler sur Jésus-Christ, à suivre ses exemples et à imiter Ses états 149.
La seule perte totale et sans aucune réserve, la [232] mort parfaite et entière, l’anéantissement consommé ont dit : nous avons seulement ouï le bruit de sa renommée. Il n’y a que les âmes entièrement perdues à elles-mêmes, mortes et anéanties, à qui il en soit donné quelques connaissance et expérience ; mais ainsi que d’un bruit sourd qui leur apprend comme de loin ce qu’elle est…
[…][249] Mes os, c’est-à-dire ce qu’il y a en moi de plus profond et de plus substantiel, se sont desséchés : cette présence de Dieu, qui me remplissait d’onction, est disparue aussi bien que tout le reste. Et comment cela est-il séché ? C’est par la chaleur de l’amour. Ce n’est pas sans sujet que l’Écriture nous spécifie ceci, pour faire voir que cette perte de la présence perceptible de Dieu ne vient pas de froideur ni de lâcheté, comme l’on s’imagine, et comme cela peut arriver aux âmes qui ne sont pas dans cette voie, mais qu’elle vient d’ardeur.
L’amour dessèche peut à peu tout ce qu’il y a d’onctueux dans l’âme, et cette chaleur de l’amour divin consume peu à peu par son ardeur et forte et dévorante l’amour particulier de la créature, borné et limité, qui se soutenait d’une petite moëlle et substance. Mais en même temps, ce feu divin demeure en l’âme encore plus fortement lorsqu’il a tout desséché et qu’il a consumé tout ce qu’il y a d’impur. Il en est comme du bois lorsqu’on le met au feu : le feu le dessèche d’abord et en fait sortir tout ce qu’il y a d’humide, afin de le consumer après tout d’un coup. C’est ainsi que ce feu divin vient combattre tout l’amour qu’il y a dans l’âme : il le dessèche ; mais comme à mesure que le feu dessèche le bois, y combattant la qualité humide qui lui est contraire [250] il en fait sortir au-dehors une certaine bave ou écume, qui est très dégoûtante ; de même lorsque le feu divin vient en l’âme, avant que de pouvoir la consumer, il en fait sortir au-dehors l’impureté qui était dans sa substance, et toute la malignité qui était dans son fond : c’est ce qui rend cette créature si sale en apparence ; mais lorsque la saleté est sortie, et que le bois en est desséché, alors ce bois devient combustible et se change en feu, prenant la qualité du feu à mesure qu’il perd la sienne. [...]
Or comme le bois, lorsque le feu commence à l’échauffer, paraît plus humide que lorsqu’on le mettait au feu, et que cela ne se fait pas par le froid, mais par le chaud, de même lorsque le feu de l’amour pur prend par le dedans, tout le froid et toute la saleté paraissent bien au-dehors ; mais c’est toujours par la chaleur, et non par la froideur : de sorte que les âmes qui sont ici, et qui se tourmentent si fort en se croyant tièdes, sont bien trompées. [...][251] Comme ce bois avant que de devenir feu, perdant son humidité, se noircit et paraît se détruire, se fondre et se changer en larmes 150 ou en deuil, ainsi cette âme n’a plus qu’afflictions pour pleurer son désastre apparent, qui est cependant son bonheur. Le bois semble pleurer sa perte et sa destruction, se salir et se gâter, et néanmoins c’est son bonheur : puisque la fin du bois est d’être brûlé, et qu’à mesure qu’il se détruit et se consume, perdant sa qualité de bois, il en contracte une bien plus parfaite, qui est d’être feu ; et qu’en perdant son être grossier et matériel, il devient tout spirituel et céleste. Ceci exprime très bien tout ce qui se passe dans l’âme de cet état.
Toute la faute que Job a faite en toutes ses paroles est en ce dernier chapitre : car tout le reste est une expression si belle des états intérieurs, qu’il ne faut que le lire pour voir que l’expérience qu’il en a faite, l’obligeait à parler de la sorte. Mais dans ce dernier chapitre, il voulut se persuader qu’il n’avait point en lui tous les maux qu’il souffrait, et qu’il n’y avait point donné de lieu ; et pour le prouver, il fait un détail de tout le bien qu’il avait fait.
Quoique ce fut une faute en Job, qui mérita d’être reprise de Dieu, elle ne laisse pas de nous être fort utile : car presque toutes les âmes font cette faute. Elles s’amusent à penser à ce qu’elles ont été, aux vertus qu’elles ont autrefois pratiquées, et qui sont si opposées à tout ce qu’elles souffrent, que cela leur fait souvent croire qu’il n’y avait en elle aucun de ces défauts, et que ce ne sont que des misères qui leur sont venues de surcroît. Mais assurément elles avaient tout cela en principe et en propriété, bien qu’elles ne le vissent pas, de sorte que Dieu ne fait que pousser au-dehors ce qui est au-dedans : Il les barbouille par dehors de ce qu’elles ont de sale par dedans, et elles s’en plaignent comme de nouvelles misères que Dieu leur envoie. Cela n’est point pourtant. Dieu ne [253] fait que retirer ce qu’Il avait mis de bon dans nous pour en corriger notre malignité et pour la couvrir : ôtant donc ce qui est Sien, il ne reste plus que notre corruption naturelle et l’on crie que ce sont de nouvelles misères ! Elles y étaient toutes, mais elles étaient cachées et Dieu empêchait que l’on ne sentît leur malignité. Il a tout ôté et alors nous sentons ce que nous sommes véritablement. C’est une chose horrible à voir qu’une âme dénuée de tout bien et dans sa malignité naturelle : elle est pire mille fois que le diable. Sainte Catherine de Gênes dit qu’elle vit une fois son âme nue de tous biens et qu’elle en eut tant d’horreur que si Dieu ne l’eut soutenue par miracle et ne lui eut ôté cette vue, elle en serait morte d’effroi 152.
[254] Dans ce peu de paroles il est fait un détail de certaines choses qui se passent dans la vie intérieure, lesquelles n’avaient pas été expliquées dans toutes les paroles de Job. Premièrement Dieu reprend l’homme par de certaines douleurs intérieures très violentes lorsqu’il est dans le repos de la contemplation. Ce sont des pressures que l’on ne peut expliquer ; des langueurs, des peines intérieures dévorantes, qui semblent dessécher les os : ce sont là des peines, et non des affaiblissements ; ou si c’en sont, ils sont en même temps bien forts. Ces sortes de peines appartiennent à la vie illuminative. De plus l’homme vient de là dans un état où tout ce qui nourrissait son âme lui est à dégoût, il en a même horreur, il ne peut alors entendre la parole de Dieu, ni lire ni rien faire [...] C’est là l’antidote de l’amour-propre et de la propriété avec lesquels on avait fait toutes les choses saintes. […]
Dieu fait passer les âmes sur lesquelles Il a de [255] grands desseins trois fois dans ces états : la première est, dans la voie passive de lumières, lorsqu’Il veut faire entrer l’âme dans le mystique 153 et dans la foi nue, ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait déjà eu quantité d’alternatives durant toute la voie passive, tantôt de facilité, tantôt de dégoût. Et elle éprouve un état pareil lorsqu’elle sort de la voie illuminative et affective, où elle pouvait encore agir avec ses puissances, quoique d’une manière fort simple. C’est là la première purification, qui sert à faire passer l’âme de la voie illuminative dans la voie passive d’amour seul.
Ici l’âme entre dans l’union avec son Dieu d’une manière plus pure et plus profonde par une touche de la volonté qui est très délicieuse. Et c’est là que l’oraison continuelle lui est infuse, qu’elle ne peut plus ni prier ni faire d’actes, ni dire une parole par elle-même. Dieu lui fait faire ces choses lorsqu’il Lui plaît, mais elle se trouve absorbée dans un fond ténébreux qu’elle goûte bien. Ici les visions et les extases finissent pour donner lieu à cette opération profonde et centrale, qui est plus dans la volonté que dans nul endroit. Jusqu’à présent l’entendement avait été illustré de lumières admirables, ce n’étaient que feux qui semblaient pousser au-dehors et faire des incendies. Mais tout cela cesse par cette nouvelle purification, qui est autant longue et rude qu’il plaît à Dieu et que l’âme est fidèle à se laisser dépouiller, obscurcir et arracher toutes ces lumières distinctes, ces ardeurs si grandes et cette vie toute céleste, qu’il faut tout perdre, quoique cela soit bien rude, pour venir à une vie comme tout animale en apparence et toute nouvelle effectivement, dans laquelle l’âme, [256] après la première purification et la mort des puissances en choses distinctes, est mise peu à peu. Cette vie nouvelle est un certain état tout passif, sans lumières distinctes ni aperçues de l’âme, qui cependant y sent un principe vivifiant qui la meut, l’agit et qui lui fait goûter des délices bien plus profondes et bien plus pures que tout ce qu’elle avait goûté dans la voie de lumières. Elle se sent ici unie, liée et collée à son Dieu intimement, d’une manière autant forte que profonde, sans nulle vue, distinction ni connaissance, sans rien qui soit : elle est unie et c’est tout [...]
La première purification, ou le premier purgatoire, fait passer l’âme de la vie illuminative à l’unitive, ensuite [deuxième purification] il faut passer un autre purgatoire encore bien plus purifiant, [257] plus étendu et plus étrange que le premier, pour venir de cet état unitif et de passiveté de foi dans l’état mystique et de foi nue. Ici il n’y a plus rien de tout cet amour perceptible. Tout est ôté et l’âme y est dans un état très simple et très nu, sans autre soutien que la foi la plus dénuée. Ce soutien qui était dans le fond de la volonté est perdu et il reste un certain repos plus large et plus étendu, mais qui ne se goûte plus comme repos ; c’est plutôt, ce semble, insensibilité et dureté que repos. Cependant, quoique ce repos ne soit pas si sensible, il est bien plus ferme, plus fixe, plus immobile, moins variable et moins changeant et comme il ne dépend d’aucun moyen, cela fait qu’il en est plus exempt d’altération. Cet état est fort et comme il est en quelques âmes que Dieu veut bien avancer dans une nudité étrange, il ne leur laisse nul soutien, quel qu’il soit. Cet état de foi nue amène peu à peu la mort et la perte totale, non seulement des puissances, mais même du fonds. Il fait le purgatoire véritable et en quelques-uns, presque en tous, la pourriture la plus profonde. L’état d’abjection 154 opère cette féconde purification, et peu d’âmes la passent.
La troisième purification est celle qui tire l’âme de l’état de foi nue et mystique pour la faire passer en Dieu seul, ce qui est un total anéantissement, non physique, ce qui ne peut jamais être, mais mystique et même moral. C’est la purification la moins douloureuse quoique la plus forte, l’âme étant morte à toute vie et ayant déjà fait deux espèces de résurrection, l’une dans le pur passif, l’autre dans le pur mystique, où elle est déjà dans une grande immobilité. Étant ainsi anéantie entièrement par ce [258] dernier purgatoire, remise dans l’état de son néant et propre à être créée de nouveau, (comme il est dit quelque part 155 : Vous enverrez votre Esprit, et ils seront créés de nouveau) elle reçoit une nouvelle vie en Dieu seul, où elle vit pour ne plus mourir, à moins d’une infidélité la plus noire et d’un orgueil de Lucifer. [...]
[266] Cette aigle est l’âme qui du seul commandement du Tout-puissant, s’élève comme d’un sépulcre pour se perdre dans le sein de son Dieu. Elle met son nid dans les lieux élevés, mettant son repos en Dieu même ; elle demeure entre les pierres dans l’insensibilité et l’immobilité divine ; elle a fait son nid ou sa demeure permanente dans les roches rompues de ses propres débris, lorsqu’elle a été détruite ; et elle loge à présent dans les rochers inaccessibles, dans la fermeté et l’immobilité parfaite, en Dieu seul, qui est un rocher inaccessible à ceux qu’Il n’y introduit pas Lui-même.
Il est parlé là comme l’âme, sans sortir de Dieu, va dans l’état apostolique. Elle voit et contemple de là sa proie, c’est-à-dire elle connaît là les âmes que Dieu lui veut donner, et elles lui sont données, et lorsqu’elle voit là quelques-uns de ses petits, de ses nourrissons, s’amuser après les créatures qui comme des corps morts les infecteraient de leur corruption, elle le connaît et se trouve présente pour leur donner secours, de sorte que ces âmes encore imparfaites et faibles se trouvent secourues sans le savoir et d’une manière qui leur paraît miraculeuse. […]
Dieu fait voir à Job par ce passage l’inutilité de nos efforts et de nos soins pour nous délivrer de nos ennemis. Les plus à craindre sont, comme je l’ai dit, l’amour-propre et la propriété. Mais s’ils sont dangereux, ils sont aussi insurmontables par nos propres forces, ce qui nous prouve la nécessité qu’il y a de nous abandonner à Dieu et de n’attendre rien de nous-mêmes. C’est dans la confiance de Sa bonté et dans la défiance de [273] nous-mêmes que nous trouvons les armes propres à les détruire. La propriété se nourrit de tout, il n’y a que Dieu qui puisse fermer sa mâchoire et l’empêcher de se nourrir de toutes nos actions. […]
Je ne l’épargnerai point [l’amour-propre dans [276] sa destruction] par une pure miséricorde, quoiqu’il M’en prie avec la dernière instance et avec des paroles les plus touchantes du monde, et qu’il y mêle l’intérêt de Ma gloire. Je lui apprendrai, en ne l’exauçant pas, qu’il ne peut être délivré que par Ma puissance qui n’est mue que de Ma volonté 156. […]
[279] Il y a cette différence entre les effets que produit le pur amour et ceux de l’amour-propre : que le pur amour rend le cœur toujours plus souple, il le fond comme la cire et le rend propre à toutes les impressions qu’il veut lui donner ; et en l’amollissant et le rendant ainsi souple à toutes les volontés de Dieu, il l’étend aussi et le dilate, comme une cire fondue s’étend en se fondant. Mais le cœur des personnes propriétaires, bien loin de devenir peu à peu maniable et de se dissoudre par l’amour-propre, bien loin, dis-je, que le cœur reçoive de l’amour-propre d’être ainsi maniable, souple et pliable aux mouvements de la grâce, il en devient au contraire toujours plus dur, plus resserré et plus opposé à Dieu, en sorte que le feu sacré ne le peut plus ni dissoudre ni purifier.
Si le feu ne pouvait dissoudre l’or, il n’en séparerait jamais la terre ; aussi si notre cœur n’est fondu, la propriété n’en sera point ôtée. Mais ce feu de l’amour-propre, bien loin de fondre, endurcit, et par conséquent enfonce les propriétés et les rend plus irrémédiables : aussi le cœur bien loin de s’en élargir et de s’en dilater, en devient toujours plus étréci et plus resserré [280] comme l’enclume qui, loin de se raréfier en servant, devient toujours plus compacte et plus dure : tout le fer que l’on bat dessus jette bien des étincelles, mais qui ne peuvent jamais la fondre ni la dissoudre.
Les âmes qui paraissent pures et angéliques craindront extrêmement lorsqu’on leur voudra ôter leur amour-propre et le lieu où il réside. Elles se croiront perdues et la frayeur qu’elles en auront leur servira de purgatoire 157. Mais qu’y a-t-il à purifier dans ces âmes qui paraissent si pures ? C’est la propriété avec laquelle - quoiqu’elles paraissent des Anges et à leurs yeux et aux yeux des autres - elles seront toujours fort impures quant au fonds, qui ne peut être parfaitement purifié que par la destruction de la propriété. Mais leur crainte en la perdant, ou plutôt l’assurance de leur destruction, les purifiera, parce que le feu purifiant est un feu rempli de terreur. […]
[282] L’amour-propre fait bouillir le fond de la mer en deux manières : l’une par l’ardeur dévorante qu’il met dans toute l’âme, par une certaine sensibilité qui paraît un amour ardent ; l’autre par un certain trouble secret qu’il met dans le fonds, quoique la superficie paraisse toute calme. Cela se fait encore lorsqu’on le détruit, aussi bien que lorsqu’il subsiste, le calme paraît fort au-dehors, mais cependant le fonds est agité de peines et de troubles, et n’est jamais stable, tranquille ni permanent ; mais lorsqu’il se détruit, quoique le dessus de la mer paraisse agité de flots, le fonds est fort tranquille, ferme et stable 158. […]
[...][286] C’est une chose véritable, que Dieu ne dépouille pas une âme pour la laisser nue, mais pour lui ôter seulement la propriété qui était mêlée dans les choses dont Dieu la dépouille ; après quoi, Il lui rend au double les dons, les grâces et les vertus qu’Il lui avait ôtés en apparence : car en Se donnant Lui-même, sans donner aucun don, Il donne tous les dons ; et celui qui Le possède, possède avec Lui tous les trésors. C’est ce qui fait que je ne comprends pas ce que veulent dire certaines personnes, d’ailleurs fort éclairées, qui assurent que les choses dont on a été dépouillé ne sont point rendues. Elles sont assurément rendues et l’âme a facilité pour tout ; et tant qu’elle répugne ou qu’elle est en impuissance, elle n’est pas en pleine résurrection. […]
[287] Job eut aussi sept fils et trois filles, qui est l’usage de toutes les vertus qui semblaient avoir été ôtées. Les trois filles sont les trois puissances de l’âme […] : l’entendement peut s’appliquer à toutes les affaires extérieures avec une facilité très grande et une très grande netteté ; [...] la mémoire lui est rendue pour les souvenirs nécessaires et dans les temps qu’il faut ; [...] la volonté est rendue ferme et intrépide pour vouloir ce que Dieu fait vouloir dans les occasions, rejetant tout le reste. […]
Job, après tous ces états d’affliction, vécut encore beaucoup dans une vie toute divine, Dieu lui donnant une vie autant longue et abondante, comme sa mort avait été rude et amère, et sa boue terrible. Dieu lui donna une grande postérité : les âmes que Dieu pousse si fort et si vite, Il ne les pousse de la sorte que pour les employer à aider et servir les autres et que pour leur donner un grand nombre d’enfants. Dieu gagne les âmes par ces âmes, et celles qu’elles ont gagnées en gagnent aussi une infinité d’autres à Dieu, et cela se va beaucoup multipliant, en sorte qu’une seule âme peut contribuer à la perfection d’un fort grand nombre d’autres.
[...] Plus je croyais me captiver pour Son amour 159, plus j’éprouvais que d’esclave je devenais libre. Plus je m’efforçais d’entrer dans la dépendance de Ses lois, plus j’éprouvais que ces mêmes lois, loin de me captiver, me procuraient une largeur, une étendue, un affranchissement qui me surprenaient, jusqu’à me faire arriver à un état si élevé que non seulement je règne 160 sur les choses extérieures et terrestres, sur moi-même et sur mes passions desquelles la bonté de Dieu me rendait maître à mesure que je me soumettais avec plus d’ardeur à Son doux empire ; mais, de plus, je règne sur Sa montagne sainte, c’est-à-dire que je ne suis pas même assujetti par les choses saintes et spirituelles auxquelles je voulais me captiver pour l’amour de Dieu. Je les domine sans en être dominé, et quelque grand que soit un don créé, je le [Tome VIII, 10] vois moindre que moi. Il n’y a que Dieu seul qui soit au-dessus de moi. O Dieu, qui est l’homme que vous l’honoriez de Votre visite 161 ? Et quel est le fils de l’homme que Vous l’éleviez à un état si sublime ? Dans cet état de souveraineté, Vous lui avez donné le pouvoir d’annoncer Votre loi, de la publier aux nations et de faire connaître à tout le monde que Votre joug est doux et que Votre fardeau est léger 162.
L’homme dont je viens de parler est non seulement fait roi ; mais de plus il devient le Fils de Dieu, ainsi que saint Paul le dit 163 : que ceux qui sont de cette sorte sont appelés à la liberté des enfants de Dieu. [...] Le Verbe est engendré aujourd’hui, étant toujours engendré quoiqu’Il l’ait été de toute éternité, de sorte que, comme ce jour éternel n’a point eu de commencement, aussi cette génération n’en a jamais eu ; mais de plus, elle parle ici d’un état extrêmement subtil dont j’ai déjà écrit autre part, état où Dieu engendre Son Verbe dans les âmes anéanties lorsqu’Il les a mises dans le jour éternel de Lui-même, et Il engendre Son Verbe en elles incessamment et sans interruption. Alors Il dit à ce Fils engendré en cette âme, laquelle n’a plus [11] de propre vie, Jésus-Christ seul vivant en elle : demandez-Moi et Je vous donnerai. C’est alors que cette âme peut tout demander et tout obtenir, car ce n’est plus elle qui demande, mais c’est le Fils qui demande pour elle : alors toutes les nations lui sont données pour héritage, Dieu donnant à celle-ci quantités d’âmes de toutes sortes, tant de celles qui se convertissent que de celles qui, après être converties, ont besoin d’entrer dans l’intérieur où elle les fait aller plus avant, et c’est ce Fils qui fait toutes ces opérations dans les âmes.
Jésus-Christ a encore pour Sa possession l’étendue de la terre, n’y ayant pas en cette âme un endroit qui ne soit animé et vivifié par Lui, étant autant l’âme de notre âme que notre âme est celle de notre corps. Ces personnes-là ne Le connaissent pas, à moins qu’elles ne soient fort avancées, parce que, comme il n’y a rien de Jésus-Christ qui se puisse discerner ni entendre, concevoir ni voir, on ne croit pas avoir cette vie de Jésus-Christ ; mais de même que nous ne sentons pas notre âme lorsqu’elle nous anime et que nous ne la distinguons que par ses fonctions, aussi nous ne pouvons distinguer Jésus-Christ être notre vie. On sait que l’on a une âme et que c’est par elle que l’on vit, et c’est tout, sans avoir nulle connaissance distincte de cette âme : de même on sait que Jésus-Christ vit et c’est tout. C’est là le droit qu’Il s’est acquis par la Rédemption, comme le Père Se l’est acquis par la Création, et l’Esprit-Saint par l’une et par l’autre, étant inspiré et en la Création et en la Rédemption comme souffle de vie, de sorte que cette vie divine est la vie de Dieu. […]
[16] C’est cette connaissance de la bonté de Dieu à protéger ceux qui mettent en Lui toute leur confiance qui m’a fait reposer entre les bras de Sa Providence : je m’y suis même laissé aller au sommeil. Ce sommeil n’est autre chose que l’entier oubli de soi-même par abandon à Dieu, ainsi que ce qui suit le donne assez à entendre : Je me suis levé, ajoute David, ce qui marque la consommation de la foi et de la confiance. Je ne me suis pas contenté de m’endormir (qui est comme l’abandon au soin de la Providence), j’ai passé outre. Je me suis laissé aller au sommeil, m’oubliant entièrement moi-même, puis je me suis levé, me quittant moi-même par le renoncement parfait. Je suis sorti de moi, je me suis séparé de tous mes intérêts, j’ai fait un entier divorce avec moi-même. Hé, pourquoi, grand roi, en avez-vous usé de la sorte ? C’est, dit-il, que le Seigneur a pris ma défense. Mon Dieu, que cette expression est belle ! C’est comme si David disait : “Sitôt que je me suis endormi dans l’abandon entre les mains de mon Dieu, que j’ai commencé de m’oublier moi-même par un excès de confiance, j’ai connu sensiblement que mon [17] Dieu a pris ma défense, c’est ce qui m’a porté à pousser mon abandon jusqu’à me quitter moi-même ; je suis sorti de moi et je me suis abandonné et délaissé en Celui qui m’avait pris en sa protection.”
V.7. Je ne craindrai point les millions d’hommes qui m’environnent : levez-Vous, Seigneur, sauvez-moi, mon Dieu.
C’est en me quittant de la sorte que je suis établi en une entière assurance. Tant que nous sommes en nous-mêmes, nous devons toujours craindre à cause de notre faiblesse ; mais sitôt qu’en nous quittant nous-mêmes nous tombons en Dieu, ô, nous ne saurions plus rien craindre ! […]
[…][20] C’est comme s’il disait : je priais Dieu de me rendre juste et je voulais trouver de la justice en moi-même ; et plus je priais Dieu de me rendre juste, plus j’éprouvais que j’étais pécheur, jusqu’à ce que, désespérant d’obtenir ce que je demandais avec tant d’instances, je me suis quitté pour me perdre en Dieu. C’est là que j’ai été exaucé, car j’ai été éclairé comme toute ma justice doit être en mon Dieu : je n’ai plus désiré d’avoir une justice qui me fût propre, mais j’ai souhaité que toute la justice fût en mon Dieu et que je restasse dans mon néant où est la privation de tout bien. Le Dieu de ma justice m’a exaucé alors, parce que je Lui demandais ce qui était conforme à Sa divine volonté, Il est devenu ma justice et c’est de cette sorte qu’Il m’a mis au large dans le fort de mon affliction. […]
[63] L’âme qui, après avoir éprouvé son extrême faiblesse en toutes choses, et qui, après s’être vue dépouillée de toutes forces propres, trouve que Dieu Lui-même est devenu sa force, entre dans une si grande joie et dans un amour si tendre et si pur qu’elle ne se peut empêcher de l’exprimer. Elle Lui dit à Lui-même : “Ô Dieu qui êtes Vous-même ma force, je serai pénétrée d’un amour le plus tendre qui se puisse éprouver à cause de cette miséricorde si immense qui Vous a porté à Vous rendre ma force lorsque Vous m’avez vue réduite à la plus extrême faiblesse. Vous êtes mon appui pour empêcher que je ne tombe, mon refuge dans tous mes maux et dans toutes les attaques que l’on me livre. Je trouve tout en Vous. Lorsque je me suis engagée par ma faiblesse dans le péché, Vous êtes Vous-même mon libérateur, ô Dieu qui êtes mon seul soutien. J’espérerai en Vous, et moins je verrai de lieu d’espérer, plus mon espoir se redoublera. Je ne m’appuie que sur Vous seul, n’ayant nulle créature pour moi sous le ciel et ne voyant pas en moi le moindre bien sur lequel je puisse fonder l’espoir de mon salut ; il faut que Vous deveniez mon seul appui.” L’âme tombant dans le néant trouve Dieu seul qui soutient le néant même et qui en tire ce qu’il Lui plaît.
[…][84] Elle [l’âme] est ravie de joie par la perte de son salut en elle-même, parce qu’il ne fut jamais mieux assuré que par cette perte. Mais en quoi est-il assuré ? Dans le salut qui est en vous, ô mon Dieu ! Comme une personne, qui saurait que dans le fond de la mer elle doit trouver l’immortalité et un bonheur infini, ferait son plaisir de sa perte et sa joie de son naufrage, de même cette âme se réjouit dans la perte de tout salut parce qu’elle trouve en Dieu un salut mille fois plus abondant, son salut étant la seule volonté de Dieu. Dans cette volonté la perte est salut, et hors de cette volonté le salut est perte. […]
[111] Les voies de Dieu sont des voies de miséricorde, de douceur et de suavité, ce ne sont point des voies de violence ni de trouble : c’est par la miséricorde qu’Il nous y conduit, quoique nous sentions souvent le poids de Sa justice, mais c’est une justice plus aimable que toute miséricorde. Il faut remarquer que les peines que Dieu cause sont des peines tranquilles, mais les peines de la propriété sont des peines troublantes et inquiètes, remplies d’aigreur et d’amertume. Les voies de Dieu sont aussi les voies de vérité parce que toutes les voies qui sont de Dieu mettent l’âme dans la vérité du tout de Dieu et du néant de la créature ; elles arrachent tout à la créature pour tout attribuer à Dieu et c’est de cette sorte qu’Il conduit les âmes qui désirent de s’unir à Lui de tout leur cœur, qui recherchent Son alliance par la donation irrévocable qu’elles Lui font de tout elles-mêmes.
David assure que tous ceux qui craignent véritablement le Seigneur recevront de Lui une loi particulière dans la voie qu’Il a choisie, ce qui se doit entendre qu’outre les lois générales, Dieu donne à chaque âme intérieure une loi particulière qu’elle doit suivre avec exactitude pour Lui marquer sa fidélité, car toutes les âmes sont conduites par différentes voies qui aboutissent toutes à l’unité ; et lorsque l’âme est arrivée à cette unité, il n’y a plus de voie ni de loi, comme dit le père Jean de la Croix, parce qu’il n’y a pas de loi pour le juste, l’amour étant sa loi et sa loi étant l’amour : aime et fais ce que tu voudras, dit saint Augustin, car celui qui aime [112] ne fera jamais rien qui puisse déplaire au Bien-aimé.
L’âme est dans le temps de son abondance et de sa plénitude dans un contentement si grand et un [131] rassasiement si parfait qu’elle croit que rien du monde ne sera jamais capable de l’ébranler. Cette disposition lui paraît durable et permanente, car c’est le propre de cet état de ne donner aucun souci pour la suite et de persuader à l’âme qu’elle doit toujours durer, de même que dans celui de peine il lui semble de n’en devoir jamais sortir. Cependant elle ne sort pas plus tôt de sa première disposition tranquille pour entrer dans celle de peine qu’éclairée par son expérience, elle dit à Dieu : C’était Vous, ô mon Dieu, qui donniez toute sa force à ma beauté, puisque, loin de vous, je suis dans la plus effroyable laideur. Cet état de vicissitude est nécessaire pour faire connaître à l’âme que toute sa beauté ne vient que de la force que Dieu y donne, Dieu étant le principe vivifiant qui fait pratiquer toutes les vertus, et qui rend une âme si belle et si florissante. Cependant si ce beau jour n’avait point de soir, et si ce soleil était sans éclipse, l’âme croirait infailliblement que c’est elle qui par ses efforts et ses soins se donne cette beauté. […]
[...][155] La droiture consiste à n’avoir que Dieu seul pour objet en toutes choses, soit intérieures, soit extérieures, sans se détourner jamais de Lui, sous quelque prétexte que ce soit, pour se recourber vers les créatures ni pour se regarder soi-même. C’est ce qui fait que la réflexion est si fort opposée à la droiture, qui consiste à se demeurer fixement attaché à Dieu sans nous tourner vers nous-mêmes en nulle manière 165.
Cette même droiture et simplicité fait que dans l’oraison nous envisageons Dieu par un [156] simple regard, nous contentant d’un acte droit de pur amour sans en sortir pour quoi que ce soit. Cet acte de pur amour consiste à avoir notre volonté tellement tournée, unie et collée à la volonté de Dieu que nous ne nous en séparions jamais. On demande s’il n’en faut pas faire souvent des actes ? Cela n’est point nécessaire, et deviendrait même impossible parce que pour faire un nouvel acte de retour vers Dieu, il faudrait s’être détourné de Lui ; or, tant que l’âme demeure unie à son Dieu et que sa volonté est une avec celle de Dieu, elle est dans un acte continuel, qu’elle ne peut renouveler, ne pouvant se tourner vers Celui où elle est si fort tournée qu’elle y est unie intimement et continuellement. C’est une conversion habituelle. […]
[…] L’âme qui attend tout son secours de Dieu et qui se confie en Lui seul éprouve une joie inconcevable en son Dieu. Le sujet de sa joie vient de ce que, ne s’étant appuyée sur aucun moyen créé, mais sur le seul incréé, son attente n’a point été [160] vaine : Dieu l’a secourue d’une protection singulière. [...]
Lorsque l’âme est bien abandonnée à son Dieu et qu’elle Le laisse tout faire en elle, c’est alors qu’Il fait paraître la Justice, qu’Il lui communique comme une lumière éclatante. Il fait paraître le jugement, ou plutôt le choix qu’elle a fait de se laisser conduire à son Dieu, dans un éclat merveilleux. L’âme n’a plus rien à faire que de se tenir soumise à Dieu par une démission si parfaite de tous ses vouloirs et pouvoirs qu’elle soit en la main de Dieu pour l’exécution de toutes Ses volontés comme une plume est à la merci du vent. C’est donc là l’unique exercice d’une telle âme de se soumettre uniquement et incessamment à Dieu et de Le prier. L’oraison continuelle et la dépendance à tous les mouvements de Dieu sont la seule occupation de [179] l’âme et son entière perfection. Dieu prend soin de rendre son extérieur lumineux et édifiant (qui est : faire briller la justice), pendant que l’unique occupation du cœur est de prier et de se soumettre. […]
[267] Après que l’âme a éprouvé la perte de tout ce qu’elle avait de propre et même de son cœur, qui est la volonté, elle prie son Dieu de lui créer un nouveau cœur, une volonté nouvelle afin de pouvoir L’aimer d’un amour nouveau, car lorsqu’elle commence à sentir sa nouvelle vie, elle voudrait être tout amour et elle ne sait pas que sa demande est inutile puisque Dieu, en lui arrachant le cœur 166, lui a donné le Sien en sorte qu’elle n’a plus besoin d’un cœur particulier : elle aimera désormais par le cœur de Dieu et de l’amour de Dieu, qui est le seul amour pur. […]
[...][298] Une personne qui aime beaucoup une créature verse son cœur dans le sien, de même une personne qui aime bien Dieu verse son cœur en Lui. La différence est que l’on ne peut sortir entièrement de soi pour se perdre dans une autre créature et c’est ce qui fait l’inquiétude de l’amour humain, qui ne peut donner un véritable repos dans la possession même de son objet, parce que cet objet est au-dehors et qu’il ne peut être uni qu’en superficie, au lieu que Dieu étant notre fin et notre centre, nous pouvons recouler en Lui avec d’autant plus de paix que nous Le possédons plus intimement et qu’en Lui tous désirs se trouvent bornés parce qu’Il est le terme et qu’Il les remplit tous. […]
[313] Ces deux versets, qui paraissent si obscurs, expriment très bien l’état d’une âme que Dieu met en Lui, finissant toutes ses vicissitudes pour la mettre dans l’immobilité divine. Pour comprendre ce premier passage : Vous remplirez de joie la fin du matin et du soir, il ne faut que se souvenir de ce qui a été dit plusieurs fois : que l’âme, avant que d’entrer dans la nudité totale, dans le commencement du désert de la foi, passe par des alternatives de lumière et de ténèbres, de grâces et de privations, jusqu’à ce qu’enfin elle perde peu à peu ces alternatives de lumière et de ténèbres ; alors elle est mise, non dans la joie de la fin du matin et du soir, mais dans la douleur de cette même fin, mise qu’elle est dans la nuit entière et dans l’état de mort, où elle ne perd ces vicissitudes de jour et de nuit que parce qu’il faut mourir, et que dans le sépulcre il n’y a du tout plus de jour.
Mais lorsque l’âme ressuscite, et qu’elle entre en Dieu, elle est mise dans la joie de cette fin, étant mise dans le plein jour de l’éternité, où il n’y a plus de douleurs ni de nuits, ni de crainte de perdre le jour et d’éprouver les obscurités de la nuit.
Le fleuve de Dieu est rempli d’eaux. L’âme est devenue le fleuve de Dieu lorsque, par un vide entier, par un abandon total et par un anéantissement parfait, elle a donné lieu à Dieu de S’écouler en elle. Il faut remarquer que l’Écriture ne dit pas : les fleuves des grâces, mais : les fleuves de Dieu, et que ces fleuves de Dieu sont remplis d’eaux, parce que lorsque Dieu vient Lui-même, Il remplit tout et ne laisse point de vide 168, apportant avec Lui la plénitude de toutes les grâces.
La marque que David parle de ces âmes anéanties est que, dans le même verset, il est dit : [314] vous leur avez préparé la nourriture. Quelle est cette nourriture ? C’est Dieu même qui peut seul mettre cette âme vide dans un rassasiement parfait, parce que, dit David, Vous seul pouvez la préparer de la sorte qu’il faut : pour toutes les âmes qui se trouvent vides, Vous préparez premièrement leur vide, puisqu’il y a que Vous qui les puissiez mettre dans un vide proportionné à la nourriture que Vous voulez leur donner, et c’est Vous aussi qui préparez cette plénitude, ou cette nourriture, conformément au vide que Vous avez fait.
[...] Cette nourriture abondante de la présence de Dieu fait encore un autre effet, qui est de combler l’âme de joie et de contentement. Rien ne réjouit davantage une âme que de voir tous ses désirs remplis et qu’elle n’a plus à faire d’aucune chose, au lieu que ce qui cause sa tristesse est le manque de quelque chose à son désir.
David ne se contente pas de dire que l’âme qui a cette présence doit être dans la joie, mais il veut que sa joie soit si grande que le corps y prenne part et en tressaille : lorsque la présence fait cet effet de grâce particulière, tout est dans le tressaillement et le frissonnement, comme [325] saint Jean l’éprouva dans les entrailles de sa mère Élisabeth 169, qui le remarqua fort bien. Ce tressaillement cause un effet qui est comme une saillie ou sortie de soi pour passer en Dieu 170. L’âme ne sent pas plutôt cette divine présence qu’elle sent en même temps une tendance pour sa fin ; et c’est pour mettre l’âme dans sa fin que cette présence est donnée dans les commencements. Sitôt que l’âme sent les approches de son Dieu, elle a un désir et une impatience extrêmes de se perdre dans ce qu’elle sent présent, et c’est ce qui la fait comme sortir hors d’elle et, quoiqu’elle soit rassasiée par cette présence qui la comble de biens, il y a pourtant quelque chose dans cette même présence qui la tire et la fait tendre à sa fin jusqu’à ce qu’elle y arrive dans une perte totale où elle perd toute tendance quelle qu’elle soit, comme elle a perdu toute faim par cette présence.
David veut encore que cette âme chante à Dieu et fasse un chemin ou un passage au nom de Dieu. Ce chemin ne peut se faire que par la perte de la propriété et de la résistance, la résistance étant la seule opposition qu’il y ait à un passage et à une voie : il faut donc que cette résistance soit ôtée afin que Dieu passe et trouve la voie telle qu’Il la veut dans l’âme. Et pourquoi Dieu veut-Il ce chemin ? Pour monter sur l’Occident. L’Occident est la fin, le couchant est la destruction de nous-mêmes : Dieu monte et paraît sur la perte de notre propre vie et sur la ruine de tout ce que nous sommes. Ce qui n’est pas plutôt dans le couchant de l’anéantissement que Dieu vient et S’y établit. Il ne peut venir et monter que sur notre Occident, parce qu’il faut que tout ce qui est de [326] nous soit détruit, afin que Dieu vienne. Ce monter de Dieu sur l’Occident est comme s’Il disait : “Je me lèverai sur cette âme détruite comme le soleil se lève du sein de la nuit dans lequel le jour s’était perdu. Cette âme n’est pas plutôt entrée dans son Occident, que cet Occident est Mon lever : Je monte alors sur elles, et Je paraîs sur ses ombres.” Ô bonheur extrême de la perte de nous-mêmes ! Dieu S’en fait comme un trophée pour y monter, et c’est Lui seul qui est et qui subsiste en cette âme lorsqu’elle n’est plus en elle-même.
Dieu est Lui-même la maison des âmes qui s’abandonnent et se laissent conduire à Lui ; et toutes ces âmes vivent ensemble dans une union parfaite, chacune selon son degré : celles qui ont plus de rapport d’intérieur sont celles qui sont les plus unies.
C’est aussi ce même Dieu qui par Sa force met en liberté ceux qui auparavant étaient enchaînés. Et comment les met-Il en liberté ? C’est qu’Il leur ôte le rétrécissement qui les bornait, et les chaînes qui les tenaient captifs. Cette liberté n’est pas un libertinage, mais une facilité qui les fait courir dans le chemin de l’abandon et de la foi sans s’arrêter ni être embarrassés de rien. Cette liberté est une largeur et une étendue de l’âme et de cœur qui fait dire ailleurs à David 171 : “Lorsque vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la foi de Vos préceptes, sans que rien me fasse [327] tomber.” Alors l’âme ne craint plus rien, parce qu’elle est mise en liberté par Dieu même, comme il est dit ici et ailleurs 172, que c’est Dieu qui met en liberté ceux qui sont liés, et qui veulent bien se laisser délier à Lui et s’abandonner à Son soin, pendant que ceux qui Lui sont rebelles demeurent dans des cachots. Par cette rébellion le roi-prophète marque ceux qui ne veulent pas se laisser à Dieu et s’abandonner à Lui, mais qui veulent se conduire eux-mêmes.
Il y a une autre version, (c’est celle de Louvain 173,) qui dit que Dieu, qui est dans Son saint lieu, fait habiter en Sa maison ceux qui ont un même vouloir : la version de ce passage étant bien plus naturelle que celle que j’avais prise, j’ai cru la devoir mettre ici. Dieu habite dans Son saint lieu : le seul lieu de Dieu est Lui-même : Il fait habiter dans ce même lieu saint, en Lui, ceux qui n’ont plus d’autre volonté que la Sienne, et qui n’ont plus de vouloir propre. Il est certain qu’aussitôt que la volonté de l’homme est entièrement perdue dans celle de Dieu, l’âme passe en Dieu sans délai et qu’elle habite dans la maison de Dieu même, étant cachée 174 avec Jésus-Christ en Dieu. […]
Le Seigneur, dit David, a écouté les pauvres : Il ne méprise jamais ceux qui sont Ses captifs, qui se sont abandonnés à Lui et se sont rendus volontairement ses esclaves. La pauvreté jette l’âme dans cet esclavage parce qu’elle la dépouille de toute liberté et de toute propre volonté pour l’assujettir à Dieu.
Dieu doit être loué de la bonté qu’Il a de S’assujettir ainsi l’âme parce que la douce captivité où Il la tient est infiniment plus avantageuse que sa [352] première liberté, puisque l’âme ne pouvant alors pécher grièvement, sa volonté étant absorbée dans la volonté de Dieu, elle peut néanmoins faire le plus grand des biens…
Sainte Catherine de Gênes éprouvait cet état lorsqu’elle disait 175 que « Dieu la tenait comme assiégée au-dehors et au-dedans en sorte qu’elle ne pouvait opérer que par l’amour qui la tenait captive. » Il faut louer Dieu pour cette faveur, non seulement d’une louange purement spirituelle, mais il faut de plus que les puissances et même les sens louent Dieu en leur manière.
C’est Dieu qui fait mourir et qui vivifie ; après que l’âme a été ainsi détruite, perdue et submergée, que les édifices qu’elle avait bâtis avec tant de soin ont été frappés jusque dans les fondements et qu’ils sont tombés en ruine, Dieu sauve Sion du naufrage, c’est-à-dire que tous ses débris ne passent point les sens et les puissances inférieures, que le centre de l’âme s’est conservé en Dieu où, comme dans une arche, il était à couvert des inondations du déluge, que la volonté supérieure n’a point participé aux révoltes des sens, qu’elle était à couvert en Dieu de toute attaque, qu’elle était abîmée en Lui, que les villes de Juda, qui sont le lieu où réside la force sensible de l’âme, seront enfin rebâties et rétablies dans leur premier ordre et que cette âme supérieure, qui était séparée d’elle-même et qui semblait disparue ou surmontée par l’inférieure (quoique cela ne fût pas dans le sentiment, et non pas dans la vérité), sera rétablie dans son autorité, de telle sorte qu’elle dominera sur ce qui lui était assujetti dans l’ordre de la création : elle demeurera paisible dans tous les lieux qu’elle semblait avoir abandonnés et les puissances aussi bien que les sens auront une nouvelle liberté, non pour pécher, mais pour louer leur Dieu.
On peut aisément remarquer qu’il est parlé dans ce Psaume du règne de Jésus-Christ, non seulement de Son règne extérieur et général sur tous les chrétiens, mais de Son règne plus particulier dans l’âme du juste. Lorsqu’Il en a une fois pris possession et que, par la donation que l’âme a faite à Dieu de soi-même, Jésus-Christ commence à régner en elle sans résistance, Il y établit Son trône. Et il ne faut pas croire que Dieu Se sépare de l’âme pour les petites faiblesses qu’Il remarque en elle : non assurément. Il la purifie peu à peu et l’ordonne dans Sa volonté à moins d’un mépris positif des volontés de Dieu ou de quelque péché de malice. Dieu n’abandonne pas si aisément qu’on se l’imagine ce qui est à Lui, comme Il l’assure même en divers endroits. Par la pluie sont désignées les grâces du Rédempteur, qu’Il répand sur les âmes qu’Il possède en la manière qui vient d’être décrite.
Cette langueur d’amour dont parle David n’est pas cette première langueur d’amour sensible et perceptible que l’âme a dans le commencement de la voie passive de lumière et d’amour, mais [373] c’est l’état d’une consommation si grande qu’il n’y a plus rien sur la terre pour cette créature. Elle languit de l’amour le plus pur, le plus profond et le plus central qui fût jamais. L’âme est toujours vigoureuse, mais la chair et le cœur matériels qui sont entièrement séparés de ce qui se passe au-dedans languissent pour un état si étrange.
Dieu est alors véritablement le Dieu du cœur, tout le reste lui est étranger, et Dieu n’est pas plutôt le Dieu du cœur que l’on y trouve un double avantage, car le cœur devient la possession et le partage de Dieu, et Dieu, en contre-change 176, veut bien Se donner à Sa pauvre créature et être son partage. Ô héritage heureux ! Ô portion avantageuse et souhaitable ! Comment chacun n’envie-t-il pas Votre possession ? Et comment des cœurs ayant goûté un si grand bien peuvent-ils encore se repaître de la créature ? Non, cela ne se fait plus dans cet état-ci, où l’hiver et tous les travaux sont passés et où l’âme est assurée que cette part sera éternellement durable ; cet état si avancé n’en laissant point douter, comme saint Paul l’avait éprouvé lorsqu’il disait : « Je suis assuré que ni la mort ni la vie, ni rien qui soit, ne me séparera jamais de l’amour de Dieu » 177. Cette certitude marque qu’il n’y a plus de doute, de crainte, ni d’hésitation. […]
[...] Ce n’est plus une paix passagère comme Dieu Se communiquait autrefois à l’âme, mais ici Il fait Sa demeure permanente et durable dans cette âme ; Il a posé Son tabernacle au milieu d’elle pour n’en plus sortir : la montagne de Sion est la suprême pointe de l’esprit où Dieu fait sa demeure. Quelquefois on ne [382] s’aperçoit pas de cette demeure, tous les sens restant comme abandonnés à eux-mêmes : elle ne se connaît que parce que rien ne peut troubler l’âme, ce que pourtant on prend souvent pour une insensibilité.
C’est là, dans le fonds et le centre de l’âme, ou dans sa suprême partie, que Dieu brise les arcs, les boucliers et les épées : par ces trois sortes d’armes, le Prophète entend toutes les armes offensives et défensives. Lorsque Dieu s’empare entièrement d’une âme, Il S’en rend si fort le maître qu’Il ne lui permet plus ni d’attaquer ses ennemis ni de repousser leurs attaques : c’est pourquoi Il lui ôte tout moyen de le faire, brisant toutes les armes. Dieu veut alors tout faire en l’âme, et afin d’y travailler seul, Il fait cesser toutes les guerres : il n’y a plus que paix partout pour cette âme, parce que Dieu faisant Sa demeure dans la paix, sitôt qu’Il vient Lui-même, les guerres cessent.
[Tome IX, 390] Il y a deux manières de considérer les ouvrages du Seigneur, toutes deux infiniment différentes. L’une est lorsque l’âme est toute active et qu’elle peut par la force de son raisonnement parcourir les ouvrages de Dieu, les méditer, en tirer le suc comme l’abeille fait des fleurs, et ceci se fait par l’effort de la créature aidée et soutenue de la grâce ; l’autre manière de considérer les ouvrages de Dieu c’est lorsque l’âme est arrivée en Dieu même et qu’ayant perdu toute activité propre, elle est arrivée dans sa fin en unité parfaite. C’est là que, sans interrompre le profond repos du centre dont elle jouit, elle voit en Dieu même les ouvrages de Dieu comme Il les comprend et enferme en Lui-même ; elle en découvre la bonté sans nulle multiplicité et cela d’une manière ineffable et qui la ravit d’autant plus que plus elle avait été privée par sa mort de toutes ses connaissances.
Que l’on ne croie donc pas que la simplicité qui nous fait mourir à toutes nos propres activités pour nous laisser conduire par un abandon total aux seuls mouvements de la grâce, et qui nous fait écouter Dieu dans un profond silence et par la mort de nos propres opérations pour donner lieu à Son Esprit d’agir en nous et pour ne Le point éteindre, selon le conseil de saint Paul 178, soit une fausse oisiveté, comme quelques-uns se le sont persuadé. C’est un état infiniment fécond : l’âme ne perd son activité propre que pour laisser agir Dieu en elle : elle cesse d’opérer en la manière de la créature pour opérer en la [391] manière divine, et si elle ne perdait pas tout ce qui se fait par ses propres efforts, elle ne mourrait jamais à elle-même et par conséquent elle n’arriverait jamais à l’unité divine ; n’arrivant pas à l’unité divine et n’agissant qu’à la façon de la créature, elle n’aurait les choses qu’en manière créée, elle ne les aurait que très petitement. Au lieu que sortant d’elle-même par la perte de tout ce qui peut être compris de la créature, elle retrouve toutes ces mêmes choses en Dieu, mais d’une manière autant ineffable qu’elle est immense et éloignée de la manière ordinaire de concevoir. Toute l’activité de la créature, quelque rehaussée qu’elle soit du secours ordinaire de la grâce, ne peut pas aller jusqu’à lui faire pénétrer la grandeur de Dieu dans un seul de ces ouvrages, comme la pénètre sans le considérer celui qui étant arrivé en Dieu, voit tout en Dieu même.
Quel est ce témoignage que Dieu a rendu en Jacob ? C’est le témoignage de ce qu’Il est. Il le rendit en plusieurs manières, lui faisant voir [394] et Sa puissance et la manière dont Il voulait être glorifié, lorsque par cette mystérieuse échelle où des Anges montaient et descendaient incessamment 179, Il nous apprenait que l’on ne peut monter à Dieu qu’en descendant par le plus profond anéantissement : toute la vie spirituelle consiste à cela, de descendre autant que l’on monte. Il a encore rendu ce témoignage dans le même Jacob 180, lorsque d’un côté Il le blessa et le rendit boiteux après l’épreuve de sa force contre l’Ange de Dieu et que, de l’autre, ce fut Lui-même, qui avait rendu si puissant un homme mortel, qui était si peu de chose. Combien l’éleva-t-Il après l’avoir abaissé par la douleur et par l’affliction ?
Mais quelle est cette loi que Dieu a établie en Israël ? C’est une loi toute d’amour et de confiance. […]
[...] La sensualité spirituelle est souvent plus grande que la corporelle, et tel qui paraît un grand jeûneur aux yeux des hommes ne saurait souffrir la moindre privation intérieure. Rien au monde ne fâche tant Dieu que le procédé de ces personnes auxquelles Il a fait connaître Ses amabilités divines, et c’est vraiment Le tenter que de vouloir cette sorte de nourriture lorsqu’Il nous en prive.
Car Il ne nous en prive que pour nous donner la manne cachée qui est Lui-même : c’est le véritable soutien de l’âme, mais soutien si spirituel que celle qui le reçoit n’en peut abuser, car elle n’en peut prendre que ce qu’il lui en faut. Ô, si on savait le tort qu’on se fait à soi-même et l’injure qu’on fait à Dieu en préférant Ses dons à Lui-même, on en serait effrayé. Véritablement ceux qui en usent de la sorte envers Dieu ont un cœur lâche et mercenaire et ne savent pas même aimer Dieu de la manière qu’on doit aimer la créature quand on a l’âme noble, qui est de l’aimer sans intérêt. Ces cœurs qui sont si pleins de l’amour d’eux-mêmes que de s’aimer même dans l’amour qu’ils ont pour autrui et qui ne savent jamais aimer aucun objet pour son propre mérite, mais pour leur utilité particulière ou pour leur plaisir, ne seront jamais propres pour aimer un Dieu infiniment aimable et qui ne peut être aimé que d’un amour souverain, infini et gratuit, comme Il ne peut aimer que souverainement, gratuitement et infiniment. […]
Lorsque nous n’avons plus rien de nous en nous, il n’y a plus rien aussi que nous puissions marquer être digne de la protection de Dieu, et cependant c’est dans ce dépouillement de toutes choses que nous devons avoir plus de confiance en Dieu et qu’Il aura pour nous une protection toute singulière. C’est lorsque l’âme est si détruite et si anéantie, qu’il ne reste plus aucune trace en elle d’Adam pécheur, qu’elle peut dire à son Dieu avec une entière confiance : regardez-moi, ô mon Dieu, et jetez les yeux sur le visage de Votre Christ. Car vous ne verrez plus [430] en moi autre chose que Jésus-Christ ; il y a plus rien qui puisse Vous faire détourner Vos regards ; il n’y a plus que Votre Christ, l’objet de Vos complaisances : regardez-moi donc, et jetez en même temps les yeux sur Votre Christ : ce n’est plus moi qui vis en moi, c’est Jésus-Christ 181.
David confirme ce qui a été dit pour inviter toutes les âmes à entrer dans cette voie d’amour et à ne point craindre l’illusion comme la plupart le veulent persuader. Il assure que dans cette voie du cœur, la miséricorde et la vérité se sont rencontrés, car à mesure que l’âme est pénétrée des miséricordes de son Dieu et de Son amour, elle est mise dans sa vérité qui fait qu’elle reconnaît tout bien, toute grâce et toute amabilité être en Dieu, et en même temps toute misère être en elle. Elle est dans la vérité du tout de Dieu et de Son essence, ce qui la comble de joie et la remplit d’amour, et à même temps dans la vérité de son néant et de sa bassesse qui l’enfoncent dans l’abîme de l’anéantissement, de sorte que, loin que les grâces de foi et de nudité l’élèvent, elles la mettent toujours plus dans la vérité.
Le Roi-Prophète ajoute que la justice et la paix se sont baisées : par ce baiser il entend une [436] union parfaite en sorte que, à mesure que Dieu met l’âme dans cette paix dont il a été parlé, Il la met en même temps dans Sa Justice, si bien que, dès qu’elle est avancée, la paix ne lui est donnée que pour lui faire éprouver toutes les rigueurs les plus étranges de la divine Justice. Il se fait comme un mariage de la Justice et de la paix afin que l’âme demeure paisible dans ses souffrances lorsqu’il plaît à Dieu d’exercer sur elle la sévérité de Ses jugements et afin aussi qu’elle ne se repose pas dans le goût de la paix. Cette conduite de Dieu est admirable sur la créature dans cette voie d’amour où la vérité est jointe à la miséricorde, et la justice mariée avec la paix.
Quoique Dieu soit la vérité par essence il ne laisse pas d’être vrai que la vérité comme créature est née de la terre. Cela se doit entendre que, jusqu’à ce que l’âme soit réduite dans son néant, comme elle était dans sa création, jusqu’à ce qu’elle soit remise dans la terre, elle n’est point dans la vérité, mais elle n’est pas plutôt anéantie et redevenue terre et poudre que de cet état naît une vérité sans erreur, qui est que l’âme ne peut plus rien attribuer à la créature et ne peut plus rien dérober à son Dieu. Elle laisse Dieu être toutes choses pendant qu’elle demeure dans la vérité de son néant.
La justice regarde du ciel, car dès que l’âme est mise en vérité, elle rend à Dieu justice et elle est en même temps mise elle-même dans la justice, qui la regarde favorablement, car la vraie justice consiste à dépouiller la créature de toutes les choses qu’elle avait usurpées sur Dieu, pour [437] les Lui rendre. Cette justice de dépouillement et de restitution ne s’opère que par la vérité de l’anéantissement ; mais que fait la divine Justice ? Elle regarde du ciel si ce dépouillement total est fait afin de se venir précipiter dans cette âme vide et nue ; c’est pourquoi le Roi-Prophète ajoute :
La justice marche devant le Seigneur et elle prépare Sa voie. Sitôt qu’elle vient dans une âme, Dieu la suit immédiatement, l’âme n’est pas plutôt en vérité et en justice qu’elle est en Dieu, et Dieu en elle, mais très réellement, et Dieu la conduit jusqu’à la fin dans la droite voie, ne permettant pas qu’elle s’égare.
Dieu, pour sauver l’âme, l’anéantir et la perdre en Lui, Se met en colère contre tout ce qui est en elle un obstacle à la pureté de Son amour et la mesure de sa colère est la mesure de son amour [...] Les âmes seulement qui ont l’amour le plus épuré, qui ne craignent rien, ce sont celles-là qui comprennent la grandeur de l’indignation de Dieu parce qu’elles l’éprouvent. Plus Dieu a d’amour pour une âme et la destine à un amour plus épuré, plus Il lui ôte toutes choses sans pitié et sans miséricorde : Il s’arme contre elle et contre sa propriété qui Lui veut disputer l’empire de Son pur amour, et Il ne cesse point de Son indignation [475] que l’âme ne soit détruite et sans résistance. De sorte que si ces âmes résistent toujours, elles ressentent toujours cette indignation, qui ne finit qu’avec leur résistance.
[481][…] Et comme Il a laissé tous les anges 183 et les bienheureux pour venir ici chercher et porter sur Ses épaules cette brebis égarée qui n’est autre que notre âme, il faut se laisser porter par Lui, assurés que nous devons être qu’Il ne laissera point tomber cette brebis cherchée avec tant de soin, qu’Il la ramènera dans sa bergerie qui est le sein de Son Père. O aimable Pasteur, adorable Rédempteur, n’est-ce pas vous faire la dernière injure de craindre de périr en se laissant porter à Vous et de se croire plus assurés en marchant par des pas faibles et si chancelants que les nôtres ? […]
[502] Jusqu’à ce que l’âme soit en Dieu par état permanent, elle est sujette à mille vicissitudes et changements. C’est comme un or que l’on veut extrêmement purifier : on ne fait autre chose que de l’ôter du creuset pour l’y remettre avec un feu plus ardent et plus fort. Dieu traite tout de même l’âme : Il la retire de temps en temps du creuset des afflictions, mais c’est pour l’y enfoncer encore davantage. Lorsqu’elle voit que sa vie est si courte en comparaison des morts qu’elle expérimente, elle prie Dieu dans ses maux de la secourir avec promptitude, parce que les jours de vie passent comme l’ombre en comparaison de ses maux ; c’est comme une fumée qui sort avec force, et qui se dissipe aussitôt.
Le prophète ajoute que la relâche qu’il a est si peu de chose que ses os, ce qu’il a de plus intime dans l’âme, sont devenus secs comme un foyer qui brûle sans cesse et sans discontinuation, parce que la trêve est si petite que le feu de la douleur n’a pas le temps de s’éteindre. Cet état est très bien comparé au feu parce que le feu fait plusieurs choses à la fois : il brûle et l’âme sent de si terribles brûlements 184 intérieurs qu’elle ne peut appeler ces sortes de peines autrement que des brûlements. Le feu, en la brûlant de la sorte, consume tout ce qu’il y a en elle de combustible et elle est purifiée en même temps parce qu’il n’y a que [503] l’impureté qui soit combustible. Elle se dessèche aussi d’une certaine humeur radicale qui entretenait la vie propre de l’âme et ce feu la fait sortir, comme l’on voit que le feu, préparant un bois avant que de le consumer, le dessèche peu à peu et en fait sortir une humidité impure dont on ne s’apercevait pas avant qu’il fût au feu, un reste de sève végétante qui produit sa propre vie, et qui est entièrement opposée à le faire devenir feu : il en est de même de l’âme ; et il ne se peut pas faire une comparaison plus juste.
L’âme éprouve une sécheresse si étrange, qu’il semble qu’elle soit comme une herbe sans humeur, et dont la racine est toute desséchée : c’est un coup de la main de Dieu ; c’est un dessèchement du cœur, qui n’est autre que la perte d’une certaine onction et suavité intérieure qui faisaient tout le soutien de l’âme : elle perd alors non seulement ce soutien perceptible, mais elle oublie même de manger son pain, qui est une impuissance secrète de faire oraison qui est le pain qui la sustentait. Dieu fait faire cette perte à l’âme pour l’enfoncer dans une oraison continuelle, intime et profonde, pour lui faire perdre en même temps la pratique du temps préfix 185 de l’oraison qui lui servait d’appui et de moyen et aussi d’empêchement d’arriver dans sa fin. Ces âmes croient que c’est cet oubli de manger leur pain qui les tient dans cette sécheresse.
[...] Une âme de cette sorte est comme le pélican des déserts, parce qu’elle ne trouve [505] qu’une solitude étrange soit du côté de Dieu, qui la prive de son concours perceptible, soit du côté des créatures avec lesquelles elle ne peut plus avoir de correspondance. […]
[...] Lorsque Dieu nous commande de veiller 186, Il ne nous oblige pas tant à veiller sur nous comme à être attentifs à Lui. [...][506] L’autre qualité de l’âme en nudité de soi est que, comme il a été dit, elle se trouve dans une telle solitude qu’elle est comme le passereau qui est tout seul, et elle est sur le toit parce qu’elle ne se trouve plus enfermée en elle-même comme dans les premières solitudes, mais elle éprouve que sa solitude est hors d’elle-même. […]
[…] Voilà comment Dieu en use à notre égard. Il a mis des trésors dans des vases de terre, mais d’une terre qui ne peut être brisée que par son [508] potier. Ces vases de terre ne sont autres que ce que nous avons de propre. Dieu brise cette propriété, Il l’anéantit et la détruit en la précipitant du plus haut dans le plus profond de l’abîme, et alors, cette boîte ou ce vase étant brisé, il ne reste plus que le trésor que Dieu y avait mis et qui n’était pas auparavant à sa disposition, quoiqu’il fût sous Sa puissance. […]
Ce Psaume est un cantique de louange et de reconnaissance. L’âme qui a été détruite, brisée, tuée, revivifiée, sentant la joie de sa nouvelle liberté et le plaisir de sa délivrance, s’écoule toute en témoignage de reconnaissance, en louanges, en bénédictions. O mon âme, dit cette personne, sois désormais employée à bénir ton Seigneur ! Il t’a délivrée par Sa bonté du soin de toi-même. Tu n’as plus qu’une seule chose à faire qui est de t’employer tout entière en louanges et en bénédictions. Lorsque de l’état des combattants et des souffrants, on est arrivé [511] à la participation de l’état des triomphants par la délivrance de la captivité, ô alors, il n’y a plus qu’une seule chose à faire pour l’âme qui est de s’employer toute en louange et en bénédiction de son Dieu ; elle est dégagée du soin d’elle-même, de demander, de penser à elle, car nul intérêt propre ne la touche plus. C’est ce qui fait qu’elle commence ce cantique que saint Jean rapporte 187 qui est tout à l’honneur et à la gloire de l’Agneau auquel les saints disent incessamment : honneur et bénédiction et gloire. Voilà la seule occupation de ces âmes sur la terre, rien que le seul intérêt, la seule gloire de Dieu. Ô mon âme, encore une fois, bénit le Seigneur ! C’est à présent ton unique affaire : que tes entrailles, que tout ce que tu as de plus intime et de supérieur et tout ce que tu as de plus inférieur se joignent ensemble pour bénir et louer Dieu, que je devienne moi-même toute louange et que je n’oublie jamais les miséricordes que Dieu m’a faites.
Les personnes peu éclairées m’entendant parler de la sorte, prendront cela pour une activité et pour un état affectif, mais qu’il est bien différent ! Celui-ci est le Cantique de la consommation : l’âme est ici active sans activité, elle est agissante sans action propre, c’est Dieu même qui est devenu son action et elle agit sans perdre son repos en Dieu. […]
[…][546] L’âme n’entre pas plutôt dans la foi nue qu’elle est errante dans la solitude parce qu’elle ne peut trouver de repos dans le commencement de cet état et elle ne sait où aller, elle ne peut rentrer dans son premier état et elle ne peut trouver de refuge en Dieu, le temps n’en étant pas encore venu ; c’est ce qui fait qu’il est qu’elle ne trouve point, non seulement de refuge, mais même de chemin pour rencontrer une ville habitée. Les âmes qui sont dans ce désert ne trouvent personne qui aille par le même chemin : elles ne trouvent et ne connaissent point le chemin parce qu’elles marchent dans un tel aveuglement qu’elles ne voient pas même le lieu où elles marchent et elles ne peuvent voir que ce chemin puisse aboutir en aucun lieu, quoiqu’il y en ait, et des personnes saintes qui y habitent. Ce désert est fort sec et sans eau parce qu’on ne trouve pas le moindre soutien ni le moindre rafraîchissement dans un si long et si effroyable chemin.
[…][562] Une personne qui voudrait faire entrer une autre dans un lieu où il souhaiterait de s’unir à elle n’aurait qu’à s’emparer elle-même de ce lieu et de s’y tenir, puis environner cette personne d’ennemis pour l’obliger par force à entrer et demeurer en ce lieu ; ces ennemis semblent alors attaquer cette personne avec furie, mais ils n’ont pas le pouvoir de la tuer, mais seulement de l’obliger par force à entrer dans ce lieu, n’y ayant point d’autre ressource pour elle. C’est là la manière dont Dieu en use à notre égard : Il S’enfonce en nous et pour nous obliger d’y entrer et de nous perdre en Lui, Il fait que nous ne trouvons tout autour de nous que des ennemis qui semblent nous devoir perdre. Dieu ne sort point, comme au commencement pour détruire et chasser tous ces ennemis, au contraire Il s’enfonce davantage dans l’âme afin de donner lieu aux ennemis, en la persécutant au-dehors, de la faire entrer et enfoncer plus avant dans le dedans où Il est Lui-même.
[…][590] Il y a trois sortes de liens que Dieu seul peut rompre : le premier lien est celui de la multiplicité qui nous retient sous notre propre conduite, et Dieu rompt ce premier lien en retirant l’âme de la multiplicité pour la faire entrer dans la simplicité et unité. Le second lien est celui qui tient l’âme en elle-même et qui l’empêche de se perdre en Dieu, et Dieu rompt ce second lien par la mort mystique. Le troisième lien est celui qui retient l’âme après la résurrection et l’empêche d’agir en pleine liberté d’homme ressuscité 188. […]
L’âme est étrangère sur la terre en deux manières : l’une, lorsque s’étant donnée à Dieu bien fortement, la vie lui est comme ennuyeuse en sorte qu’elle la regarde comme un long et fâcheux pèlerinage : elle attend la mort avec empressement, et la désire même. C’est alors qu’elle dit : Hélas, que mon exil est long et ennuyeux ! L’autre manière, dont elle est étrangère, est quand cette âme est entièrement sortie d’elle-même et passée en Dieu. O Alors ! elle est si étrangère à elle-même qu’il faut qu’elle se fasse une grande violence pour penser à elle ; lorsqu’elle y pense, c’est comme à une chose étrangère et qui ne la touche plus, elle se sent comme divisée et séparée d’elle-même : une seule [603] chose est et subsiste en elle qui est Dieu, et elle ne peut plus se voir distincte de Dieu, Dieu pour ainsi dire est elle, et elle est Dieu 189: mais pour se regarder elle-même, cela lui est étranger : elle n’a plus nulle correspondance d’elle-même pour elle-même, mais Dieu seul, sans distinction, subsiste ; et plus elle est en Dieu dans cette unité indistinguable 190, plus est-elle étrangère à elle-même et séparée d’elle-même. Rien de ce qui peut avoir rapport à elle ne la peut plus toucher : salut, perfection, éternité, paradis, enfer, rien de tout cela ne la touche, cela ne la regarde plus. Lorsque l’on dit qu’elle est pleine de défauts et d’imperfections, qu’elle sera damnée, tout cela n’entre point en elle et ne la regarde point. Ce n’est point là son affaire, il semble qu’on lui parle de rêveries : tout ce qui a rapport à la créature est perdu pour elle et dans une perte si étrange que la perte même en est insensible et étrangère. Dieu est Dieu en Lui et pour Lui : c’est tout ce que fait cette âme, non qu’elle y pense en distinction, mais c’est qu’elle sait qu’il n’y a que Dieu pour elle, tout le reste lui est étranger.
Si son propre salut ne la touche pas alors, celui des autres ne le fait pas non plus ; cependant, elle y est employée et elle y travaille par providence, mais sans soin ni souci, sans y penser, sans s’en occuper, sans se soucier du succès ; tout périrait et renverserait qu’elle n’en serait point touchée. Tout lui est Dieu, et Dieu est tout : la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction que dans l’édification. On ne sait plus alors ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt, [604] honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité, tout cela ne subsiste plus pour une telle âme : Dieu est, toutes ces choses en Lui et pour Lui.
Cet état s’éprouve même de certaines âmes qui ne l’ont encore que par disposition : comme elles ne sont pas en Dieu par état permanent, elles n’en ont que la disposition, et dans cette disposition, qui dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu, elles éprouvent une impuissance absolue de réfléchir sur elles-mêmes, mais cela passé, elles fourmillent de réflexions. L’âme qui y est par état y est bien plus parfaitement et d’une autre sorte, elle ne peut plus en nulle manière se courber vers elle. […]
[...][610] Pour pécher, il faut être et subsister en quelque chose, le néant, ne subsistant en rien, ne peut pécher, et il est moralement impossible qu’une âme bien anéantie puisse pécher, et si elle pèche, elle entre en quelque être et subsistance et sort de son néant. C’est pourquoi David ajoute : je me conduis à présent selon Votre parole, selon l’impression que Vous me donnez de Votre parole au-dedans, selon Votre Verbe qui est à présent devenu ma vie, ma conduite, mon soutien, mon être et ma subsistance ; je n’ai péché que parce que j’ai subsisté en moi, mais depuis que j’ai été anéanti, Votre Verbe vit en moi et je ne me conduis plus que selon Votre parole, que selon qu’elle me conduit. […]
V.72. La loi de Votre bouche me vaut mieux que des millions d’or ou d’argent.
La loi particulière que Dieu donne à l’âme anéantie est la loi de la bouche de Dieu, car c’est la loi de Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ même qui est la loi de cette âme qui n’a d’autre conduite que la Sienne, non par conformité d’état, [611] ni même par uniformité, mais parce que Jésus-Christ vit et opère en cette âme, non plus comme modèle, mais par état de vie en Lui.
Pour mieux entendre cela, il faut savoir qu’il y a trois états de Jésus-Christ : le premier est celui des commençants où l’âme est tout occupée à se mouler sur Jésus-Christ selon le modèle qui lui a été montré sur la montagne. Après ce premier [état], l’âme perd toute vue et pensée distincte de Jésus-Christ qu’elle a suivie comme voie, et elle ne l’aperçoit plus, caché qu’Il est pour elle en Dieu. Alors l’âme ne peut plus penser à Jésus-Christ en nulle manière, elle se repose seulement dans son unité en Dieu et c’est tout ce qu’elle peut faire, il ne lui reste nulle trace de Jésus-Christ 191. Lorsque l’âme a été de la sorte, Dieu la met par états dans les états de Jésus-Christ sans qu’elle pense à Jésus-Christ. Il la met dans le dépouillement et la pauvreté intérieure, dans la croix, dans tous les états de Jésus-Christ que l’âme porte par état dans une unité grande avec Jésus-Christ, sans penser à Jésus-Christ en distinction, tout se trouvant caché en Dieu seul, de sorte que Jésus-Christ lui est alors vérité. Puis il y a un troisième état, où, dans la plénitude des temps, c’est-à-dire lorsque l’âme est fort avancée en Dieu, Jésus-Christ S’incarne en l’âme comme vie. Il y opère et agit : ce n’est plus un modèle comme au commencement ou une conformité à Jésus-Christ, ce n’est plus porter les états de Jésus-Christ, mais c’est porter Jésus-Christ même dans Ses états, qui vit, qui souffre et qui opère dans l’âme comme vie. Ainsi donc l’âme porte premièrement ses croix particulières en union et conformité avec Jésus-Christ, ensuite elle porte la croix de Jésus-Christ et avec [612] Jésus-Christ, en unité grande, mais cachée en Dieu, sans découvrir Jésus-Christ ; puis dans la consommation, elle porte Jésus-Christ crucifié qui est sa vie et sa subsistance. Ce n’est alors plus elle qui vit et opère, mais Jésus-Christ vit et opère en elle 192 : Il prêche, Il parle, Il converse, et ainsi du reste ; et comme l’on commence tout en Jésus-Christ, Jésus-Christ consomme tout : Il est le commencement et la fin. On croira peut-être que cela se passe par vue, pensée de Jésus-Christ, lumières, etc. Ce n’est rien de tout cela, et l’âme qui possède un si grand bien n’en connaît rien à moins que Dieu ne le lui manifeste, ou pour le dire, ou pour l’écrire. O, c’est alors qu’elle s’écrie : La loi de Votre bouche, ô Dieu, vaut mieux que tous les trésors spirituels, signifiés par l’or et que les temporels exprimés par l’argent. […]
[668] Presque tous les directeurs non expérimentés disent qu’il faut que les âmes soient mortes à toutes leurs passions avant que de se laisser conduire à Dieu. Cependant Dieu ouvre Sa main et remplit de bénédictions ces âmes toutes vivantes encore, pour opérer en elles la mort. C’est une chose étrange que la manière de raisonner des hommes : tous conviennent qu’il n’y a que Dieu qui puisse opérer la mort, cependant ils veulent que l’âme soit morte avant de se laisser conduire à Dieu. N’est-ce pas une chose impossible et une contrariété manifeste ?
[669] S’il est juste dans toutes Ses voies, peut-on craindre qu’Il fasse quelque injustice et qu’Il ne conduise pas l’âme dans la voie qui lui est propre ? Et s’il est saint dans toutes Ses œuvres, n’opérera-t-Il pas la sainteté conformément à l’état de l’âme ?
Dieu est si près de ceux qui L’invoquent dans la vérité, de la manière qu’Il veut et doit être invoqué qu’il ne faut point appréhender qu’Il n’écoute pas la prière de vérité. Cette prière de vérité est une remise de toute l’âme entre les mains de son Dieu, la créature Lui rendant par là ce qu’elle Lui doit. […]
[676] Par les montagnes, il entend les âmes les plus élevées, par les collines, les médiocres, par les arbres fruitiers, celles qui sont abondantes en œuvres de charité, en pratique de vertus ; les cèdres, ce sont les âmes qui sont plus rares et plus cachées, des âmes qui ne sont point portées au-dehors ni à l’extérieur, mais qui sont toutes intérieures : ces âmes sont très grandes devant Dieu, et de bonne odeur, mais inconnues à la plupart des hommes ; par les bêtes sauvages il entend les âmes austères retirées, solitaires, qui craignent la moindre approche des créatures ; par les animaux doux et domestiques, les âmes communes qui sont obligées de vivre dans le monde où elles passent une vie douce, tranquille, et assez innocente ; par les jeunes hommes, il entend les âmes nouvelles et jeunes dans la vie spirituelle, mais fortes dans leur voie ; par les filles, les âmes plus avancées, mais plus faibles et moins courageuses ; par les vieillards, celles qui sont proches de leur fin, qui ont vieilli longtemps dans la voie intérieure, mais qui ne sont pas encore arrivées en Dieu par une nouvelle naissance ; par les enfants, il veut marquer les âmes redevenues enfants par leur simplicité et innocence, par leur renaissance et renouvellement de vie en Dieu : toutes dans leur degré louent Dieu comme Il veut être loué. […]
[...][678] Qu’y a-t-il en une telle âme qui puisse Vous obliger à l’aimer ? Plus elle se voit indigne de Votre amour, plus Vous l’en comblez ; plus elle se trouve laide, plus Vous la trouvez digne de Vos complaisances ; et c’est par un pur effet de Votre amour que Vous glorifiez cette âme dans son humiliation. […]
[Tome XI, 10] Il faut nécessairement que l’homme soit abaissé et anéanti, que tout ce qu’il y a en lui de grand soit détruit, qu’il n’en reste rien, afin que Dieu paraisse seul grand en Lui-même ; jusqu’à ce que cela soit, l’homme dispute toujours de la grandeur avec son Dieu.
Comment est-ce que le Seigneur demeurera seul grand et que ce qu’il y aura de l’homme sera anéanti ? C’est que le Seigneur qui domine ces âmes, qui les avait remplies de force et de courage, Celui qui combattait en elles et pour elles, va ôter de cette âme intérieure toute vigueur et toute force pour le bien, et pour se défendre du mal. Il ôte premièrement toute la force qu’elle trouvait en son pain, soit en la sainte Eucharistie où elle ne trouve plus que dégoût et amertume, soit dans l’oraison où elle n’a plus de facilité, soit à la lecture qu’elle ne peut plus ni goûter ni faire. Dieu ôte ainsi toute force à la nourriture de l’âme et par conséquent tout soutien. Mais comment ôte-t-Il la force de l’eau ? C’est que l’âme ne sent plus de force ni de vigueur pour s’abandonner : il semble qu’elle ne le puisse plus faire ; les grâces qui s’écoulaient en elle sont taries et desséchées, elles n’ont plus ni force, ni saveur, ni soutien.
[11] Dieu ôte à cette âme toute direction et tout soutien : s’il lui reste un directeur, ce n’est que pour la contrarier et tourmenter. Il lui ôte même toutes les personnes qui entendent les voies mystiques, et qui pourraient entendre son langage 194. O Dieu, Vous voulez être seul ! demeurez donc seul !
La nature semble se déclarer en ce temps-là contre elle-même. Cet ami si cher en qui l’on avait mis toute sa confiance, en fait autant, tous les amis abandonnent et se déclarent ennemis : il faut qu’il ne reste point d’hommes sur la terre.
Mais, parmi tous ces maux, il ne faut pas perdre la confiance ni l’espérance, car Dieu, qui semble pour lors être contraire à l’âme ne l’abandonne pas un moment et Il lui fera recueillir les fruits de sa foi, de sa confiance, de sa patience et de sa fidélité.
[12] Lorsque tout aura été détruit dans l’homme, le germe du Seigneur, ce principe vivifiant qu’Il a mis en l’homme, ce germe d’immortalité le tirera de son sépulcre et peu à peu croîtra et fructifiera en magnificence et dans la gloire due à Dieu seul. Les fruits de l’âme, c’est-à-dire ses œuvres, ses productions, qui n’étaient auparavant que des fruits de terre, sont, à cause de ce principe vivifiant que Dieu y a mis, des fruits d’honneur, et deviennent des productions divines. Ceux (celles) d’entre les âmes abandonnées qui ont déjà passé l’état de mort seront comblés de joie.
Toutes les âmes qui seront restées fermes dans leur mort et leur abandon, et qui seront demeurées dans leur anéantissement seront appelées saintes parce qu’étant entièrement désappropriées, elles participent de la sainteté de Dieu qui demeure en elles sans mélange, et sans qu’elles en dérobent rien. Tous ceux qui auront été ressuscités et qui seront écrits dans le livre des vivants, qui est Jésus-Christ, afin de vivre de Sa vie, ceux-là seront appelés saints puisqu’ils seront saints de Sa sainteté.
Dieu fait naître sur le centre de l’âme qui est [13] la montagne de Sion, où Il est invoqué, une nuée très obscure pendant le jour de Ses lumières de sorte qu’Il remplit l’âme de Ses connaissances sans qu’elle sache comme cela se fait. Et lorsqu’elle est dans la plus grande [nuit et] 195 obscurité, c’est alors que la flamme intérieure, secrète et cachée la consume. Et Dieu en use de la sorte pour protéger Sa gloire et la maintenir en cette âme, afin qu’elle ne se puisse rien attribuer ni rien dérober à Dieu.
Rien au monde ne déplaît tant à Dieu que de n’avoir pas d’égard à l’ouvrage qu’Il veut faire en nous, faisant cesser toutes nos opérations pour Le laisser agir et opérer. C’est là la cause de tous nos maux, et de ce que nous n’attribuons pas tout à Dieu, ne considérant pas toutes choses comme venant de Lui ; c’est pourquoi il détruit par la faim et la privation ce qu’il y avait de plus grand en nous, et par la sécheresse les choses menues et communes.
C’est à cause de ce que nous ne cessons pas toutes [14] actions, pour simples qu’elles soient, afin de laisser Dieu agir pleinement et que nous ne Lui rendons pas la gloire de toutes Ses œuvres que l’on entre dans l’état d’enfer et de purgation, [état] semblable à l’enfer et d’autant plus étrange et terrible qu’il est presque infini.
C’est en réduisant des âmes à des peines et à des états si terribles que Dieu fait connaître Sa grandeur, en exerçant un jugement si rigoureux sur les âmes qui sont toutes à Lui. Le Dieu qui est seul saint signalera Sa sainteté, fera voir que c’est en Lui seul que la sainteté est renfermée, faisant éclater Sa justice sur les âmes qui lui sont dévouées parce qu’elles Lui ont dérobé cette sainteté.
Tous ces malheurs n’arrivent que parce que l’on est sage à ses propres yeux et que Dieu hait cette propre sagesse qui empêche la Sienne d’agir et d’opérer en nous ; Il ne peut souffrir cette prudence que l’on a en soi-même parce qu’elle est entièrement contraire à l’abandon et à la simplicité.
Ce Dieu infiniment bon qui ne demande qu’à communiquer Sa bonté, voyant que les [15] sages de leur propre sagesse, ces prudents en eux-mêmes, ne veulent pas écouter Sa voix, ni ôter leur prudence pour se laisser pénétrer de la grâce de la simplicité, Il élève Son étendard du côté des pécheurs, de ces âmes qui sont infiniment éloignées de Lui par leurs péchés. Chose étrange que ces pécheurs soient plus propres, plus dociles pour écouter la grâce que les plus grands, prudents et sages, qui ont une opposition directe à Dieu ! Ces âmes ne sont pas plutôt appelées qu’elles courent de toutes leurs forces pour se rendre à toutes les volontés de Dieu et profitent tout d’un coup des grâces que les autres ont négligées et refusées. On ne saurait croire la promptitude de ces conversions ; un petit signal les fait retourner à leur Dieu ; ils n’y sont pas plutôt retournés que, sans s’amuser à disputer et à combattre, ils courent d’une vitesse incroyable à Celui qui les appelle. Ces pauvres pécheurs ne disent pas qu’ils n’en sont pas dignes, ils ne s’excusent pas comme ces faux humbles, mais ils croient qu’il faut accepter promptement et de bon cœur les grâces dont on les honore.
Ces âmes sont attirées si fortement et si suavement que, quoiqu’elles courent infatigablement, elles ne sentent point de travail ni de lassitude. La ferveur et l’amour les portent, elles ne se reposent pas un moment dans leur course, quoique la course soit toujours accompagnée de paix et de repos, elles ne quittent jamais le baudrier de la confiance en Dieu, de l’abandon et de [16] l’espérance ; elles ne font point de faux pas ni de fautes, rien ne les arrête. La vitesse avec laquelle ces personnes retournent à Dieu est incroyable, au lieu que ces suffisants, sages et prudents, passent toute leur vie à raisonner s’il n’y a point d’imprudence à se jeter ainsi à corps perdu entre les bras de Dieu. Ah, pauvres pécheurs, venez tous vous y abandonner : venez, tout sales que vous êtes, vous serez lavés, venez, boiteux et estropiés, vous serez admis au festin. Ah, pécheurs, ne vous écartez point de votre Dieu ! Venez avec confiance, vous ne serez point rebutés comme vous l’êtes de la plupart de ces hommes qui Lui déplaisent plus que vous. Venez à Lui, Il vous recevra après qu’Il vous aura lavés et purifiés dans Son sang. On ne saurait croire les démarches que font ces âmes et combien elles sont plus dociles et avancent plus que ces vierges folles et entêtées de leur sainteté, pureté et justice, qui n’est qu’en idée, lorsqu’elles sont toutes sales de leur propriété. O pécheurs, venez, je vous en conjure, accourez à votre Sauveur et vous serez reçus. […]
[35] C’est une épreuve que fait l’âme arrivée à l’état d’innocence et d’enfance spirituelle : tout est d’accord et en paix chez elle : les bêtes féroces et malignes ont perdu leur malignité, les bêtes douces et faibles ont contracté une force et un courage généreux, il n’y a plus dans cette âme de révolte et de tumulte des passions, tout y est en paix et en tranquillité, l’amour-propre n’incommode plus, ni la propriété ne fait plus de ravages. […]
[...] L’Écriture nous fait connaître par ces figures que chaque chose a son temps. Il ne faut pas toujours agir, mais il faut se reposer lorsque l’action que nous devons faire est cessée. Si le [55] laboureur, après que le blé est semé, voulait labourer encore, il renverserait le grain et l’empêcherait de croître : quand il a labouré (qui est son travail), il se repose et Dieu fait croître et fructifier ce grain semé comme il Lui plaît. Cette conduite de la Sagesse de Dieu dans les choses naturelles est la conduite qu’Il tient dans les âmes. Il faut labourer par la conversion, par le retour vers Dieu, par les premières démarches de la vie spirituelle. Sont-elles faites, Dieu sème en cette âme ; il faut que l’âme se repose et demeure en paix, et Dieu fera croître et fructifier cette semence jusqu’au jour de la moisson où Il fera Lui-même la récolte de ce qu’Il a semé dans notre terre. La terre ne doit rien retenir pour elle que la misère et la pourriture : tout le bon est à Dieu et pour Dieu même. […]
L’équité est l’ouvrage de la divine Justice ; lorsque cette divine Justice, cruelle et impitoyable, vient dans une âme, elle commence par troubler tout parce qu’elle ôte et rejette tous ces beaux meubles rangés qui étaient dans cette âme, toutes ces grâces, dons, richesses, vertus dont elle faisait son capital : elle enlève tout sans pitié, comme on voit la justice humaine enlever les meubles d’un homme qui doit et, ne voulant [67] pas payer, s’empare du bien d’autrui. La Justice divine fait tout de même, elle ôte sans pitié tous ces beaux meubles dont cette âme fait son principal ornement parce que tout cela appartient à Dieu et que cette âme s’en était rendu propriétaire ; lorsque la divine Justice a tout ravagé, troublé, et enfin tout ôté de l’âme, elle la met à nu. Oh, c’est alors qu’elle produit la paix, paix d’autant plus grande qu’elle ne subsiste en rien de créé, quelque grand et relevé qu’il puisse être. L’âme trouve sa paix dans son rien, mais une paix d’autant plus assurée que, n’ayant plus rien à perdre, rien ne la lui peut plus ravir, et c’est de cette sorte que la divine Justice opère la paix dans l’âme. Le silence intérieur, qui maintient l’âme dans son rien, cultive cette paix aussi bien que le silence extérieur. […]
Il y a en Dieu une voie et un sentier qui est la voie sainte parce que rien d’impur ni de souillé n’y peut entrer, quand ce ne serait qu’un atome de propriété. Cette voie n’est pas une voie de [71] marche pour l’âme, car étant arrivée dans sa fin elle ne peut plus marcher vers la même fin, mais une voie d’enfoncement et de poids, mais voie si sainte qu’elle n’est autre que Dieu Lui-même. Il faut, avant que d’y passer, que l’âme ait été purifiée radicalement, mais pour les âmes abandonnées et anéanties, ce sera une voie droite en sorte que les âmes simples et ignorantes y marcheront sans s’égarer : et, sans savoir ce que c’est que cette voie, elles y marcheront très sûrement, comme une pauvre ignorante, sans savoir la définition de l’amour, peut aimer très purement. Mais pour les doctes, à moins que de captiver leurs lumières, ils n’y passeront que très difficilement : ils ne veulent point s’abandonner, mais au contraire ils veulent qu’on leur rende raison de tous les lieux où ils passent. […]
[132] Si vous savez ôter cette chaîne qui vous tient liés à vous-mêmes et à votre propre volonté, alors vous serez agréables à Dieu et vous Le trouverez pour donner le prix et la valeur à toutes vos œuvres.
Il y a deux sortes d’aumônes, toutes deux très nécessaires, la temporelle et la spirituelle. Ceux qui ont de l’attache à ce qu’ils possèdent et le cœur dur pour les pauvres, ne seront jamais grands spirituels. L’aumône dont il est parlé ici est la spirituelle : il faut assister ces âmes qui sont dans la dernière pauvreté et le dépouillement. Elles sont plus à plaindre que celles qui demandent [133] l’aumône dans les rues ; cependant il ne se trouve que trop de personnes qui les rebutent parce que l’on ne fait cas que de ce qui paraît et éclate au-dehors. D’autres, par une fausse humilité, ne veulent pas aider ces personnes.
Il faut aider ces pauvres âmes avec une entière effusion de cœur, leur faisant part, s’il est nécessaire, de ce que l’on a dans l’âme et le versant dans la leur, la remplissant d’onction et de force pour porter leur pauvreté. Si vous en usez de la sorte, votre lumière, la lumière qui est en vous, se lèvera en eux au milieu de leurs ténèbres, et par cette charité, ce qu’il y a encore en vous de ténèbres deviendra comme la lumière du midi.
Dieu Se sert de Ses serviteurs choisis pour [134] faire ces choses lorsqu’ils sont bien abandonnés à Lui. Les âmes qui paraissent comme désertes, qui avaient abandonné l’ouvrage de leur intérieur, qui ne voulaient pas le laisser bâtir à Dieu, Dieu, en faveur de ces âmes choisies à qui Il unit les autres, retravaille de nouveau à leur édifice spirituel, mais Il ne le rebâtit que dans les âmes choisies : cela veut dire qu’il semble que toute la perfection de ces âmes-ci dépende de l’union qu’elles ont avec celles que Dieu leur a données pour les aider. Et cela se trouve si vrai qu’il semble que Dieu ne Se communique à elles que par le moyen de ces personnes [de choix]. Pour trouver Dieu, il faut qu’elles pensent à ces personnes choisies et d’abord, elles sont remises en Dieu : dans les tentations les plus fortes, elles se trouvent délivrées par leur secours ; enfin Dieu, qui est tout vivant et agissant en ces personnes Se fait sentir par elles en toutes manières, et Dieu Se sert d’elles pour Se faire une demeure tranquille et paisible de ces âmes volages qui étaient exposées à toutes les tentations et attaques de l’ennemi et dont l’esprit était si égaré qu’il était comme un chemin passant.
Dieu ayant premièrement découvert les blessures de cette âme pour lui faire découvrir ce qu’il y a en elle de mauvais guérit ensuite le mal qu’Il avait fait connaître. Lorsqu’une âme est avancée, ordinairement Dieu lui cache ses défauts afin de lui faire perdre tout souvenir d’elle : puis, quand il Lui plaît, Il lui fait voir mille plaies qu’elle ignorait, mais Il ne les lui montre que pour les lui ôter, car il serait insupportable à cette âme de voir en elle quelque chose qui déplût à son Dieu : elle s’en occuperait et se détournerait par là de son occupation unique. Il lui apprend aussi la véritable oraison de paix et de vérité, qui consiste à traiter avec Dieu d’une manière conforme à ce qu’Il est : Il est paix et vérité, et il faut traiter avec Lui en paix et en vérité par la cessation de tout opérer [propre], et en demeurant dans la vérité de notre néant. Ah ! que l’âme à qui cette prière est révélée est savante !
[234] On peut voir ici l’ordre de la mission apostolique. Après que l’état de lumière est passé, que l’âme est morte et anéantie, Dieu la ressuscite, Son Esprit s’emparant d’elle, puis Dieu parle Son langage profond, qui n’est pas une parole distincte, mais une parole secrète qui s’imprime et fait effet en l’âme, puis Il lui donne la mission afin d’aller aider aux âmes intérieures.
V.8. Mais vous, fils de l’homme, écoutez tout ce que Je vous dis. Ne soyez pas rebelle comme l’est ce peuple : ouvrez la bouche et mangez ce que Je vous donne.
Dieu invite cet homme apostolique, qu’Il destine à porter Ses volontés, à les écouter. L’âme a plus de besoin d’attention et de souplesse en cet état qu’en tout autre ; la parole de Dieu est fort délicate et subtile, elle est si secrète et cachée qu’elle se fait plus sentir qu’entendre : c’est une douce et profonde invitation.
[245] Dieu donne à l’homme apostolique de veiller sur le troupeau qu’Il a choisi, qui n’est autre que les âmes intérieures : Il y veille sans y être et les personnes qui lui sont commises en sentent les effets, même de loin éprouvant une protection singulière. De plus Dieu lui demande d’écouter la parole de Sa bouche : la parole de la bouche de Dieu est le Verbe. Il ne lui dit pas simplement d’écouter Sa parole, ce qui se pourrait entendre de toutes Ses paroles écrites, mais de la parole sortie de Sa bouche. Cela veut dire que l’âme de cet état doit être si anéantie et si accoutumée aux opérations de Jésus-Christ qu’elle ne fasse que L’écouter et recevoir ce qu’Il lui enseigne. Tout ce qu’Il fait par elle dans les autres est d’annoncer cette parole comme elle est sortie, c’est-à-dire aussi pure qu’elle est en elle-même et sans rien mélanger des propres pensées et des propres raisonnements de la créature, ni sans rien en cacher ; c’est là annoncer la parole de la bouche de Dieu, c’est engendrer Jésus-Christ dans les âmes.
[298] Le Prophète décrit ici trois états ou purgations à passer avant que d’entrer dans la perte totale et dans le torrent de l’abandon à l’aveugle que l’âme ne doit pas passer d’elle-même, mais se laisser entraîner.
La première purgation est très légère, et c’est celle que l’on nomme communément vie purgative. C’est une purgation active et qui introduit l’âme dans la vie illuminative.
La seconde purgation est plus forte et plus pénible, quoiqu’encore supportable, et c’est celle qui purifie l’âme et qui tient un peu de l’actif et du passif : c’est la purification qui se fait pour passer de l’illuminative à la passive, communément appelée unitive. L’âme y est unie passagèrement, et même quelquefois d’une manière permanente, néanmoins dans les puissances seulement.
La troisième purgation est toute passive quant à l’action aperçue, quoique non dans le néant des opérations : elle est plus forte et plus terrible que les autres, elle passe les reins pour marquer que l’âme y éprouve d’étranges révoltes des passions et de la chair ; les peines de cette nature sont les épreuves de cet état avec toutes celles qui ont été décrites et qui n’empêchent pas que l’âme ne les ait éprouvées plus [299] superficiellement dans les autres purgations. Celle-ci est celle qui fait passer l’âme de l’état passif dans l’état de foi pure et nue.
La quatrième purgation que l’âme ne peut point passer, parce qu’elle est dans le néant absolu de toutes opérations quel qu’elles soient, est le torrent : il ne faut point que l’âme le passe, mais qu’elle s’y laisse emporter, car ce torrent est l’abandon qui doit entraîner avec une rapidité inconcevable sans que rien [n’]arrête. Cette purgation est le véritable purgatoire : toutes les autres purgations ne sont que des ombres en comparaison de celle qui fait passer l’âme de la foi nue à l’état divin. Cette purgation ou ce purgatoire est terriblement grand et long : les sept, dix, vingt années souvent ne le terminent pas : c’est selon la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu, qui avance certaines âmes très promptement lorsqu’Il veut les faire servir aux autres. Ce qui fait que ce purgatoire est si long et ennuyeux, c’est l’infidélité de la créature qui ne veut point se laisser détruire. Si l’âme était fidèle et souple dans la main de Dieu, le feu du purgatoire serait plus ardent et il aurait en peu de temps consumé son sujet. Dans cette purgation, la mort, la perte, l’anéantissement y est enfermé : l’âme ne la passe pas puisqu’elle y meurt et y expire.
V.6. Puis Il me fit sortir en me menant au bord du torrent.
V.7. M’étant ainsi tourné, j’aperçus une très grande quantité d’arbres des deux côtés, sur le bord de ce torrent.
V.8. Et Il me dit : Ces eaux qui sortent vers l’Orient et qui descendent dans la plaine du désert, [300] entreront dans la mer et en sortiront, et les eaux seront rendues saines.
V.9. Et toute âme vivante vivra partout où viendra le torrent.
Il y a au bord du torrent quantité d’arbres bien enracinés et verts qui représentent les âmes qui tiennent fortement à elles-mêmes, à leurs pratiques de choix ; elles sont et paraissent vertes, elles ne sont point néanmoins chargées de fruit. Mais ces eaux qui sortent d’Orient désignent les âmes abandonnées qui sortent d’elles-mêmes et courent avec vitesse à leur fin ; elles sont comme des torrents impétueux par la force et la générosité de leur abandon : elles descendent dans la plaine ou vallée de leur anéantissement, elles passent par le désert de la foi nue, du dépouillement total ; et, de ce désert, de cet anéantissement, elles entreront dans la mer immense de la Divinité où elles se perdent et s’abîment pour n’en ressortir jamais. […]
[Tome XI, 301]. C’est dans la nuit et l’obscurité de la foi que les misères sont révélées [...] Dieu assiste admirablement Ses serviteurs dans le besoin.
[302] Remarquez la fidélité de Daniel à référer tout à Dieu, et à ne se rien attribuer. Il ne parle que de Dieu, et ne se nomme pas même comme interprète de Sa parole.
Cette statue est la figure de ces grands hommes dont les pensées sont les plus belles du monde [...] leurs inclinations sont nobles et généreuses [...][303] elles tiennent quelque chose du principe dont elles partent : mais leurs pieds, ou leurs démarches sont très faibles [...]
Les âmes véritablement intérieures se tiennent [309] toujours debout, parce que toutes calomnies ne servent qu’à fortifier leur union à Dieu : elles n’entrent point en plainte, justification, excuse [...] La fournaise [...] rompit les liens qui les empêchaient de courir plus fortement dans la voie, qui les tenaient resserrées et empêchaient leur entière liberté [...] C’est le secret de la purgation, qui fait que l’âme [...] ne laisse pas de marcher à toutes les volontés de Dieu. [...]
[314] Cette flamme ne brûle point les âmes abandonnées à Dieu, au contraire, elle brûle ceux qui l’allument pour les perdre [...] Lorsque tout l’extérieur paraît le plus embrasé, il se fait au-dedans un vent du Saint-Esprit, qui rafraîchit et empêche que ce feu, qui paraît devoir tout consumer, n’endommage l’âme et ne la touche même pas. Ô Dieu [...] Vous ne manquez point de secourir, mais il est vrai que Vous ne le faites qu’à l’extrémité, lorsque tout secours paraît désespéré [...] Ils conservèrent et leur intégrité et leur abandon au milieu de tant de maux : le centre de leurs âmes fut toujours arrosé des eaux célestes et l’Esprit saint ne cessa jamais de souffler dans leur fonds : ils ne perdirent point la grâce.
[...] Lorsque l’on souffre l’on est jamais seul ; Dieu y est nécessairement [...] ce feu [316] sert à les mettre en liberté, à rompre tout ce qui les tenait encore resserrés…
C’est la véritable description de ces personnes puissantes et fortes en elles-mêmes. Elles sont élevées jusqu’au ciel par leurs lumières et par leurs [318] dignités, aussi bien que par la grandeur extraordinaire de leur vertus et de leurs révélations [...]
[319] [...] Dieu [...] ôte à cette âme en même temps et ses lumières et ses pratiques [...] Il ternit peu à peu sa réputation [...] Il arrache ses fruits, mettant l’âme hors d’état de pouvoir pratiquer ses premières vertus [...]
[320] Quoique Dieu détruise et anéantisse de la sorte ces âmes superbes et propriétaires, Son dessein n’est pas de les perdre, mais de les sauver. [...]
[321] Ce qui paraît de plus terrible et de plus effrayant, c’est que ce cœur qui était autrefois si doux, si humain et si charitable, paraît devenir plus dur, plus insensible et même plus cruel que celui des bêtes [...] Ceux qui auront éprouvé un si étrange état verront qu’il est décrit au naturel. Encore si cet état ne durait que quelques jours! Mais sept ans souvent ne le finissent pas, si ce n’est des personnes que Dieu avance pour les autres [...] ou [...] qui se laissent entre les mains de Dieu sans réserve196. [...]
L’âme, après avoir souffert toutes ces épreuves et avoir connu par expérience son rien et le pouvoir divin, est rétablie avec surcroît dans ses premières faveurs : et il ne faut pas croire [...] que l’état de perte dure toujours. Ceux en qui il dure toute la vie, doivent conclure qu’il faut bien qu’il y ait en eux de l’infidélité [...]
[324][...] Chose admirable que cet homme [...] ne lève pas plutôt les yeux au ciel pour rendre à Dieu la justice qui lui est dûe, qu’il est restitué dans son premier état. Jusqu’à présent il avait toujours été courbé vers lui-même ; s’il souhaitait sa délivrance, il ne la souhaitait que par rapport à lui : on la demande, on la souhaite, mais on ne l’obtient pas ; l’âme n’a pas plutôt levé les yeux au ciel [...] [pour] reconnaître [...] l’impuissance où l’on est [...] de rien faire par soi-même, on ne lui rend pas plutôt des actions de grâce de ce que l’on souffre, qu’on est rétabli dans son premier état avec avantage. Il faut remarquer que l’Écriture ne dit point que Nabucodonosor pleura et gémit ; mais seulement qu’il leva les yeux au ciel pour reconnaître [326] la souveraineté de Dieu, que le sens lui fut rendu, c’est-à-dire le discernement, par lequel il connut que loin de s’affliger dans ces peines, il fallait en bénir et louer Dieu [...]
[332][...] L’état d’une âme toute divine : c’est une lionne, pour le courage et la force ; [...] elle ne songe qu’à voler de plus en plus en son Dieu, lorsque tout à coup ses ailes lui sont arrachées, parce qu’elles ne lui sont plus nécessaires : elle se trouve reposée pour toujours dans Celui où elle tendait avec tant de force. Alors il lui est donné d’être comme un homme, Dieu lui donnant un extérieur tout commun [...] parce qu’Il veut la mettre [...] dans l’état apostolique. Elle ne laisse pas de conserver le courage du lion [...], mais il lui est donné un cœur d’homme, parce qu’elle a besoin de s’humaniser avec les hommes, un cœur de charité pour supporter leurs faiblesses [...]
[337] Cette quatrième bête est l’Amour pur. [...] Merveilleux dans ses effets [338][...] broie, met en poudre, et engloutit dans son vaste sein ce qui reste de cette âme : l’extérieur, qu’il ne peut dévorer de la sorte, il le foule aux pieds, le réduisant dans la dernière humiliation. [...] Les dix cornes [...] sont les dix commandements de Dieu [...] les trois vertus théologales et les sept dons du Saint-Esprit, qui sont tous enfermés dans le pur amour [...]
[...][339][Elle] est la volonté de Dieu suprême, unique et cachée [...] Elle est prise aussi pour la pure charité, qui en se levant absorbe et arrache les autres vertus théologales, qui se trouvent réunies en elle, parce que, lorsque l’âme est dans la consommation de l’état en Dieu, la foi et l’espérance disparaissent, et sont comme absorbées dans la seule charité. [...] Tout le chemin n’est que foi et espérance, mais foi nue et dépouillée, espérance qui n’est point soutenue. L’âme dans tout ce chemin ignore qu’elle ait la charité, tant elle est cachée. Avant cela, le passif, où elle était, ne lui paraissait qu’amour et charité, sans penser à la foi ni à l’espérance. [...] Mais lorsque cette foi pure et l’espérance ont conduit l’âme en Dieu, elle est mise en charité 197. [...][340] La foi s’est changée en connaissance : c’est ce qui fait que cette corne a des yeux ; l’espérance est changée en fécondité : c’est pourquoi elle est devenue bouche. La charité en Dieu devient toute lumière et toute parole pour connaître et instruire les âmes. [...]
[...] Ardeurs pleines de [341] repos : c’est un feu qui est dans sa sphère, qui rafraîchit et ne brûle pas. Par ces roues s’entendent les motions qu’Il donne à l’âme, par lesquelles Il la fait agir selon toutes Ses volontés, dont elle ne s’écarte jamais non plus que la roue de ce qui la fait tourner. Tout cela est feu, à cause de sa pureté, netteté et simplicité. Le feu a cette qualité, de monter toujours en haut et ne se courber jamais en bas. De même toutes les actions de cette âme retournent à Dieu avec une entière pureté, ne se courbant jamais vers la terre pour pouvoir faire quelque chose pour la créature 198. [...]
Un fleuve de feu sort de Dieu même, et se répand dans une infinité de cœurs. [...] Il ouvre les livres, manifestant les secrets des consciences sans que l’âme à qui 199 ils sont manifestés y fasse attention. On parle à une personne des états où elle doit entrer sans faire attention qu’on lui parle, et elle entre souvent dans ces états presque aussitôt qu’on lui a parlé [...]
[343] Lorsque l’âme purifiée, dans laquelle le pur amour règne, et en qui tout amour distinct est consommé par Dieu même, est réduite dans l’unité de Dieu seul, Jésus-Christ paraît et opère seul. [...] C’est Lui qui est [...] le seul priant : l’âme n’a plus d’offrandes et de sacrifices propres à faire [...] elle est morte et anéantie à tout : cela se fait en elle sans elle. Ceci est très réel et véritable.
Alors Jésus-Christ homme-Dieu agit en souverain : Il a une puissance absolue, non seulement sur cette âme, mais encore sur toutes celles qui lui sont unies en charité [...][344] Si par exemple Il dit à une âme troublée; soyez en paix, cette paix est opérée en même temps que la parole est sortie. [...]
[349][...] La crainte, ou plutôt l’assurance de sa perte ; la défiance, le doute, et la frayeur mortelle ; ou, si vous voulez, la perte, la mort, le désespoir, et la nudité totale. L’âme ne voit plus que sa perte inévitable, et c’est ce qui cause les frayeurs de mort : elle se voit nue de tout bien, et c’est ce qui fait sa crainte : la défiance cause son désespoir, parce que la perte qu’elle a faite de cette douce confiance qui la fortifiait, lui ôte tout espoir de salut ; enfin le doute la jette dans la mort [...]
[...] Une autre petite corne qui est l’anéantissement [...][350] En même temps que cet anéantissement détruit tout, il est élevé jusqu’à la force du ciel, il est fort comme Dieu, et Dieu ne lui peut résister : il faut que Dieu vienne nécessairement Lui-même dans ce lieu que la divine Justice Lui a préparé par l’anéantissement 200 ; il faut que la force de Dieu vienne remplir cette âme destituée de toute force propre, et qu’elle y renverse, pour ainsi dire, ce qui reste encore de force propre [...][Dieu] anéantit tout ce qui reste de lumière [...]
[...][351] A mesure que Dieu immole, détruit, égorge, renverse, frappe, brise et anéantit, l’âme a une pente au sacrifice [...] la vue de ce sacrifice continuel lui est un grand soutien [...] Tout cela lui est ôté : il ne lui reste plus d’idée de sacrifice, et le lieu de la sanctification est renversé et détruit. Dieu [...] veut rester seul 201.
Les sens sont affligés et tourmentés [354] jusqu’à ce qu’ils deviennent morts. [...] Deux sortes de personnes s’arrêtent et demeurent toute leur vie dans la mort des sens ; les uns par défaut, manquant de courage ; [...] les autres [...] se renfermant dans cette vie austère [...][355][...] y demeurent attachées. [...] Les austérités excessives font vivre l’orgueil et l’amour-propre. [...] Visiter les pauvres, les soigner, les panser, les servir de ses mains est fort utile, surtout aux personnes délicates, et Dieu y donne bénédiction : mais celles qui ont famille doivent éviter d’approcher des maladies où il y aurait du danger. [...][357] On ne trouve que trop de prétextes spécieux pour contenter la curiosité ; cependant je dis que qui ne mortifiera pas ces deux sens [la vue, l’ouïe] dans toute leur étendue, ne sera jamais un grand spirituel. [...] Son esprit sera toujours rempli [...] il n’arrivera jamais à la nudité et au vide qui est nécessaire pour recevoir purement les motions et les impressions divines. [...]
[359] Lorsque Dieu parle de cette sorte à l’âme, elle doit l’écouter [...] dans un entier anéantissement, le visage contre terre. Cela marque que tout raisonnement, toute pensée et explication, doivent être bannis [...]
[364][...] Dieu ne veut point que l’on craigne ; et pour peu qu’Il paraisse, Il bannit d’abord toute crainte [...] C’est encore une des marques de la présence de Dieu après qu’Il a chassé la crainte, que de donner la paix à l’âme. Elle ne peut alors ignorer que son Dieu ne l’ait touchée [...]
[428] L’âme qui s’abandonne, jetée qu’elle est par l’abandon dans la mer, croit périr sans ressource. C’est ici la véritable figure de la perte totale et de la mort mystique consommée. L’âme qui est jetée de la sorte paraît pour un temps submergé à tout le monde, elle se croit perdue elle-même, tient que sa mort est certaine et sa perte inévitable. Lorsqu’elle s’abandonne entre les mains de Dieu, elle s’y abandonne pour périr si telle est Sa volonté, et il semble qu’elle périt : elle sent vraiment qu’elle enfonce dans les ondes, que les flots ne l’épargnent pas, enfin elle descend même dans la mer, les vagues passent par-dessus sa tête, la raison en est offusquée, elle ne voit partout que des images des morts ; il lui semble même que le péché, figuré par le poisson, l’engloutit. Mais, ô merveille de la bonté de Dieu sur une âme qui s’abandonne à Lui ! Elle trouve la vie dans le sein de la mort, sa grâce dans le corps du péché, son salut dans sa perte. Elle reste comme morte trois jours et trois nuits, c’est-à-dire plusieurs alternatives de lumières et de ténèbres : elle y reste même sans assurance de n’y mourir pas et sans espérance (429) d’en sortir jamais, parce que Dieu ne retire l’âme de cet état que lorsqu’elle consent d’y mourir et d’y périr. Ce n’est pas un consentement forcé ou à demi, mais libre, volontaire, véritable, sans que l’âme pense à autre chose qu’au moment de sa mort : elle est là comme les morts éternelles jusqu’à ce que Dieu la meuve à Le prier de nouveau et à Lui redemander une vie qu’Il a dessein de lui donner 202.
[489] Le Prophète veut, avec raison, que les âmes de cet état soient transportées de joie dans la connaissance du bien qu’elles possèdent : cela paraît contrarier le sentiment de quelques personnes spirituelles qui ne veulent pas que les âmes connaissent leur état. Il y a un temps où elles le connaissent trop et c’est dans le temps des lumières, des ardeurs et des ferveurs ; lorsqu’elles sont dans la lumière passive, elles se croient au comble de la perfection. Il y a un temps où elles l’ignorent, c’est dans le temps de la peine, de l’obscurité et de l’affaiblissement : elles croient cet état bien inférieur à l’autre et elles se trompent extrêmement. Il y a un temps où elles le connaissent ni trop ni trop peu : c’est lorsque l’âme est absorbée en Dieu et perdue entièrement, non passagèrement, mais par état203. Alors elle est dans un si grand oubli d’elle-même qu’elle ne peut penser ni à ce qu’elle est ni à ce qu’elle n’est pas. Dieu lui en donne de temps en temps la connaissance, ou, plutôt, Il réveille ce souvenir que l’anéantissement tient comme mort, et ce réveil met les âmes dans des ravissements de joie en Dieu [...].
[588][...] Lorsque Dieu veut quelque sacrifice nouveau ou un changement d’état de l’âme, Il la met dans une nouvelle disposition de sacrifice jusqu’à ce que tous les sacrifices soient réunis dans l’unité de Dieu seul. C’est l’état où était Jésus-Christ sur terre : état de sacrifice continuel, non actif, mais passif, et lorsqu’il fut question de faire le dernier sacrifice, Il S’immola et Se sacrifia au jardin 204, non avec joie, mais avec douleur et c’est la différence qu’il y a de ce dernier sacrifice aux autres : que tous les autres sacrifices volontaires que l’âme fait d’elle se font avec joie et facilité, quoique, lorsque Dieu vient à prendre Lui-même le couteau pour faire le sacrifice auquel on s’est offert, alors l’âme en souffre une terrible peine.
Pour comprendre ceci, il faut savoir que l’âme ne se sacrifie jamais elle-même, elle se sacrifie bien pour être sacrifiée, mais c’est Dieu qui la sacrifie, de sorte que, lorsqu’elle fait son sacrifice d’immolation, elle le fait avec joie. Il n’en est pas de même lorsque Dieu fait son sacrifice d’exécution : elle le souffre avec peine et répugnance. L’âme oublie entièrement l’immolation qu’elle a faite pour ne se souvenir que de sa douleur. Mais dans le dernier sacrifice il en est tout autrement : l’âme ne s’immole point avec plaisir, au contraire, elle ne veut point [589] s’immoler, elle y sent des répugnances inconcevables, le sang lui glace dans les veines et la nature qui frémit de sa destruction, ne veut point consentir à sa perte totale. Jésus-Christ, lorsqu’Il fit Son immolation dernière au jardin des olives, souffrit un si rude combat de la nature humaine, qui ne peut supporter sa destruction et qui, étant en Jésus-Christ infiniment plus parfaite qu’en nul autre, avait aussi plus d’opposition que nul autre à se laisser détruire, qu’il fallait la force d’un Dieu pour porter un état si douloureux. L’état de Jésus-Christ au jardin des olives fut le plus douloureux de Sa passion, avec celui du moment de sa consommation. Jésus-Christ vit et comprit en un moment l’extrême douleur de tout Son sacrifice, Il porta la répugnance naturelle de tous Ses saints dans un si effroyable sacrifice, Il porta la douleur du peu d’âmes qui auraient le courage de s’immoler de la sorte.
L’âme souffre donc extrêmement dans cette immolation, et la plupart s’en défendent tout à fait et ne passent point outre. Mais, lorsque l’immolation est faite, l’exécution que Dieu en fait cause moins de peine, si ce n’est vers la fin, où l’âme se voyant sur le point d’expirer et tout abandonnée, elle souffre un tourment inconcevable où elle fait un nouveau et dernier sacrifice sans peine qui consomme tous les autres. C’est une remise totale de son être et de son esprit entre les bras de Dieu : elle expire par la main de l’Amour, entre les bras de l’Amour même dans une mort d’autant plus délicieuse que la souffrance a été plus grande dans l’immolation, mort tout autre que la première mort : celle-ci est la mort à tout sacrifice et à tout être, non seulement à tout l’être corrompu d’Adam, [590] (qui a été évacué dans la première mort), mais à tout l’être spirituel subsistant, à toute fonction d’homme.
L’âme est alors séparée d’une autre manière de tout ce qui est créé, et elle n’a plus qu’une seule motion qui la meut tout naturellement pour les moindres choses. C’est un état dont il ne se peut rien dire, état de Jésus-Christ ressuscité, qui ne fait plus tant d’opérations par sa parole comme par les impressions du dedans. Cette âme a une communication de grâce tout intérieure pour les personnes qui en sont capables, et sans leur parler elle leur imprime dans le fond une grâce selon leur besoin et leur degré qu’elles ne peuvent comprendre.
Cet état est celui de Jésus-Christ depuis Sa mort, qui Se communique dans les âmes dans le fond d’une manière ineffable et tout incompréhensible. Il est d’une pureté inexplicable, et il faut en avoir l’expérience pour le comprendre. On y instruit les âmes d’une manière ineffable sans leur parler, et celles qui sont en pareil degré, quoiqu’éloignées ont une communication admirable ensemble, les âmes même inférieures avec celles qui leur sont supérieures ; mais ces communications des supérieures aux inférieures sont plus sensibles, plus palpables et moins spirituelles, moins pures et moins parfaites. Mais en celles que Dieu unit en pareil degré, c’est un mélange comme de deux eaux mêlées l’une dans l’autre et versées dans la mer, qui ne trouvent plus de distinction d’elles et de la même mer. O état ineffable, plus de l’éternité que du temps, qui vous comprendra que celui qui vous éprouve ? […]
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On trouvera sous Google books certains de ces volumes sous fichiers livre.pdf (parfois en première édition Poiret, mais souvent en seconde édition Dutoit).
AVEC DES EXPLICATIONS et RÉFLEXIONS QUI REGARDENT LA VIE INTÉRIEURE.
PAR MADAME J. M. B. DE LA MOTHE-GUION.
NOUVELLE
ÉDITION, EXACTEMENT CORRIGÉE.
TOME XIII.
CONTENANT LE SAINT ÉVANGILE DE JÉSUS-CHRIST SELON SAINT MATTHIEU.
§
Le début est donné intégralement jusqu’au Pater expliqué205.
La courte préface est très utile pour comprendre les termes centraux si souvent repris par Madame Guyon.
savante sur le NOUVEAU TESTAMENT, DE L'AUTEUR.
§. I. 1-5.
On éclaircit en peu de mots quelques termes assez ordinaires dans les EXPLICATIONS suivantes tels que sont ceux de pénitence, d'abandon, de perte, de mort, d'anéantissement, &c. $. II. 6-11. On fait voir comment tout désordre et tout mal étant issus de la propriété, JÉSUS-CHRIST est venu l'exterminer par la pauvreté d'esprit et de volonté, qui est la vraic désappropriation; afin que DIE U redevienne par son parfait Amour le Tour de l'homme qui s'abandonnera à la conduite de son Esprit diyin : ce qui est le BUT et L'ABRÉGÉ de l'Évangile. §. III. 12, 13. Quelques avertissements et précautions de l'Auteur.
§ I
JE parle souvent de la pénitence, de l'abandon, du sacrifice pur, de la perte, de la foi nue, de la mort, et de l'anéantissement. Comme ce Commentaire sur l'Écriture est fort étendu, on a expliqué ces choses dans le commencement, sans les répéter toutes les fois qu'on se sert de ces termes. Cependant comme le NOUVEAU TESTAMENT est détaché de l'ANCIEN, on a cru devoir expliquer ici ce que l'on entend par ces choses.
1. Lorsque je parle de la pénitence, dont je dis que S. Jean est la figure, je n'entends point parler simplement des austérités; mais du regret d'avoir offensé Dieu, qui fait qu'une âme nouvellement convertie est toute occupée à pleurer ses péchés : elle les regarde sans cesse, et ne peut envisager que cela. C'est ce que j'appelle, le premier pas : après lequel il faut se tourner vers JÉSUS-CHRIST par une humble confiance, attendant plus de lui que de nos efforts, travaillant comme si tout dépendait de nous, et ne comptant néanmoins sur aucune de nos oeuvres, mais seulement sur JÉSUS-CHRIST en nous.
2. L'abandon est une remise de nous-mêmes entre les mains de Dieu, dans la vue de notre impuissance et de sa bonté, abandon qui fait qu'on se laisse conduire comme un enfant avec une confiance filiale. Cette conduite nous est ordonnée par JÉSUS-Christ même, et vient de la soumission de notre volonté à celle de Dieu, qui nous fait recevoir également de sa main ce qui est doux ou amer, soit pour le dehors, soit pour le dedans. Et cette pratique nous ôte peu à peu une certaine répugnance et contrariété que nous avons en nous-mêmes à nous laisser crucifier, et à perdre notre volonté dans la volonté divine par hommage à ce souverain Être.
3. Plus notre volonté se soumet à celle de Dieu, plus nous devenons semblables à Dieu. L'union de notre volonté à celle de Dieu fait l'union avec Dieu. C'est la demande du Pater, que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel : et lorsque nous faisons la volonté de Dieu sans résistance, et même sans répugnance, nous la faisons, autant qu'il est en nous, comme au ciel. C'est alors que s'opère en nous la demande que JÉSUS-CHRIST fit à son Père, Qu'ils soient un comme nous. C'est cet accord admirable de la volonté de l'homme avec celle de son Dieu, qui fait le bonheur de l'homme et sa plus grande paix au milieu des plus rudes traverses. Et comme à force de se soumettre et de recevoir les ordres de Dieu avec agrément, on en contracte l'habitude, c'est ce qu'on appelle perte de notre volonté en celle de Dieu, ou passage, transformation, changement, et cent autres termes des Mystiques.
4. Or comme la contrariété de notre volonté à celle de Dieu s'appelle division, qui est plus ou moins grande, selon que cette contrariété est plus ou moins forte ; de même l'accord et l'uniformité de notre volonté à celle de Dieu s'appellent union : et cela devient si fort, et si serré, que l'âme perd ses répugnances : c'est ce qu'on appelle anéantissement mystique, mort, division de soi-même.
5. Comme notre volonté est la souveraine des puissances, que l'essence de notre liberté est dans la volonté, et que c'est aussi où réside notre vie propre, ce qui nous en sépare, et qui nous fait renoncer à notre volonté propre, s'appelle mort. On appelle anéantissement une profonde mort à notre volonté propre, que nous ne trouvions plus en elle de répugnance à ce que Dieu veut. Lesrépugnances et les contrariétés causant les désirs propres ; ceux-ci nous sont vouloir ce que nous n'avons pas, et ne vouloir pas ce que nous avons. Voilà ce qui fait tout le désordre, et qui est la source de toute propriété.
§ II.
6. Dieu nous avait créés dans un ordre de subordination admirable, en sorte que l'esprit de l'homme étant soumis à Dieu, sa partie inférieure était en lui soumise à l'esprit. Par son péché l'homme se révoltant contre Dieu, et retirant par la désobéissance sa volonté de l'union qu'elle avait avec Dieu, il entra dans le désordre ; et en même temps la chair se révolta contre l'esprit; ce qui fut la source des concupiscences, qui sont entrées sur la terre par le péché. Jésus-Christ en s'incarnant est venu rétablir l'homme dans l'ordre de la création.
7. Pour seconder les desseins du Créateur et du Rédempteur, l'homme doit soumettre sa volonté et son esprit à Dieu, afin que peu à peu la chairµµ soit soumise à l'esprit : et comme le péché de l'homme n'est venu que par orgueil et par intérêt propre, il faut pour seconder le Sauveur et entrer dans ses de feins, être humilié profondément, et perdre notre intérêt propre. L'amour de notre excellence est comme identifié avec notre nature, depuis qu'Adam a voulu être semblable au Très-haut. C'est cet amour de la propre excellence qui s'appelle intérêt propre, et c'est ce qu'il faut perdre.
8. Mais cela étant identifié avec nous-mêmes, la perte de ces choses nous cause des douleurs qui ne se peuvent comprendre. La répugnance de la nature est augmentée par le démon, qui voyant qu'une âme qui prend la voie de l'intérieur et de la soumission à la volonté divine, va rentrer, autant qu'il se peut en cette vie, dans l'état d'où il la fit déchoir, fait des tintamarres effroyables dans la partie inférieure, réveille les tentations et les passions, pour faire quitter prise. Mais JÉSUS-CHRIST, qui est venu pour détruire cet ennemi des hommes, et qui fait que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu, se sert de sa malice même pour le bien de l'âme: car ces effroyables bruits du Démon et de la nature humilient infiniment cette âme,qui se croyant en pire état qu'elle n'était autrefois, sans vouloir cesser d'aimer et de servir Dieu, fait ce que j'ai nommé sacrifice pur ; qui est, de sacrifier son intérêt propre pour le temps et l'éternité, comme aussi sa propre excellence, et toute espérance fondée sur son propre : car quand on retranche à cette partie propre la vie sensuelle, où réside l'amour de nous-mêmes, elle se nourrit plus finement dans l'amour de sa propre excellence, dans les dons, faveurs et vertus connues.
C'est ce serpent que JÉSUS-CHRIST est venu terrasser, et que lui seul peut écraser. C'est ce qui fait la nécessité de se laisser conduire à lui, et de s'abandonner d'autant plus à la conduite que la nôtre est si pleine de défauts. Quoique cela paraisse peu, nous sommes si attachés à nous-mêmes, que ce détachement cause les plus extrêmes douleurs. Si un homme attaché au bien qui est hors de lui, souffre si fort lors qu'on le lui enlève, que ne souffre-t-il point lors qu'on lui ôţe la possession de lui-même? Ceux qui ne l'ont point éprouvé auront toujours peine à le concevoir.
9. Il est beaucoup parlé dans tous ces écrits de l'entière désappropriation, et de la perte de toute propriété. Quelques-uns ont pris la désappropriation pour un dépouillement des biens extérieurs. C'est bien le premier pas. D'autres l'ont mis dans certaines austérités, dans les habits pauvres, &c. C'est bien quelque chose ; mais avec tout cela on peut conserver la propriété. La propriété est spirituelle, et elle ne peut se perdre que par l'entière pauvreté d'esprit, si recommandée dans l'Évangile et si inconnue jusqu'à présent. Elle s'étend sur tout ce qui appartient à l'esprit., comme science, opinion, raisonnement, activité, propre jugement, et tout le reste qui appartient à l'esprit : pour la mémoire, tout souvenir, pensée inutile, occupation des choses de la terre, se mêler dans les nouvelles, curiosité, critique &c. pour la volonté; elle doit être dépouillée de toute affection, même des choses spirituelles ; de tous goûts, sentiments, penchants, choix, désirs propres, même des choses qui sont les plus divines; de tout intérêt propre du temps et de l'éternité. Que l'esprit soit en obscurité par le moyen de la foi; la mémoire vide et surmontée par l'espérance inconnue; la volonté entièrement dépouillée et absorbée dans la charité : elle y est même perdue; et c'est cette perte dont il est parlé en tant d'endroits, toujours sous le même nom de perte.
10. Les puissances de l'âme ne peuvent parvenir à l'entière pauvreté qu'en perdant leurs premières manières de concevoir, d'entendre et d'aimer. Une chose ne peut prendre une novyelle forme qu'elle ne perde la première : de même notre âme ne peut être changée et transformée en Dieu, qui est son être original, qu'elle ne perde ce qu'elle avait de propre, d'acquis ou d'infus. Il faut perdre toute attache, d'abord aux choses mauvaises ou dangereuses ; ensuite aux inutiles, quelques innocentes qu'elles soient; et puis aux bonnes, qui sont les plus difficiles à perdre. Nous avons de telles attaches à notre bien-être, qu'il faut des peines et des renversements étranges pour nous les faire perdre. Nos peines sont proportionnées à nos attaches. Celles qu'on a aux bonnes choses sont incomparablement plus grandes que les autres.
11. Lorsque les fondateurs d'Ordres ont conseillé les voeux de pauvreté, de chasteté, et d'obéissance, c'était autant pour l'intérieur, et plus, que pour l'extérieur. Cependant on a tout tourné du côté de l'extérieur, et on est par là même devenu plus propriétaire intérieurement. La démission d'esprit, de jugement, de science, et d'opinions est la véritable pauvreté lors qu'elle est jointe à celle des biens. La pauvreté de la volonté par l'écoulement des désirs en Dieu, est la véritable obéissance quand elle est jointe à l'extérieure. La véritable chasteté est de n'admettre pas une pensée inutile, ni le moindre penchant ni affection de la volonté pour quoi que ce soit : ceci joint à la chasteté extérieure, fait la véritable pureté. Mais afin d'en venir à cette entière pauvreté d'esprit, par quelles routes Dieu ne nous fait-il pas passer pour nous faire perdre toutes nos attaches et propriétés spirituelles, sans quoi nous resterions toujours pleins de nous-mêmes ? Les grâces les plus extraordinaires sans la pauvreté spirituelle nous rendraient des Lucifers sous une humilité apparente. Moins nous résistons, moins nous avons de peines, et plus tôt l'ouvrage est achevé. C'est là toute l'économie de la grâce ; et cette Sagesse adorable n'est appliquée qu'à nous rendre conformes à Dieu pour nous unir à lui. La pauvreté de l'esprit le rend simple; et en le délivrant de toute multiplicité, elle le dispose pour être uni à l'Esprit de Dieu, qui est simple, pur et sans aucun mélange. Pour la volonté, il faut qu'elle se perde en Dieu. Elle ne s'y peut perdre qu'en perdant toute consistance propre : c'est pourquoi il faut que toute volonté propre soit détruite, même dans le bien. Dans le ciel l'esprit pur et simple est uni au pur et simple esprit de Dieu. Les vues et connaissances sont claires par le moyen de la lumière de gloire; mais la volonté est perdue dans l'amour, qui l'absorbe entièrement, et qui fait qu'elle n'aime plus de son amour borné, limité et impur; mais par l'amour dont Dieu s'aime soi-même, tout pur, tout simple, toujours égal à soi-même, parfaitement reposé, et qui est si propre à l'âme, qu'il ne lui est plus douloureux, mais béatifiant. S'il avait la moindre agitation, et qu'il ne fut pas dans un parfait repos, il ne serait pas béatifiant: car ce qui cause agitation, cause altération. Il est aisé de voir par là qu'en cette vie l'amour impétueux n'est pas le parfait amour; et qu'il n'est parfait que dans la nudité, tranquillité et simplicité.
§ III.
12. Comme je n'ai écrit un si grand Ouvrage que par obéissance, dans une interruption continuelle, sans l'avoir relu, et que je suis fort ignorante, ne sachant point la valeur des termes, il pourrait peut-être s'y être glissé quelque chose qui ne sera pas bien expliqué. S'il y a des fautes, il ne s'en faut prendre qu'à mon ignorance, et non à ma volonté. S'il y a quelque chose de bon, il vient purement de Dieu, qui se sert quelquefois des sujets les plus défectueux afin que la gloire de toutes nos oeuvres lui soit rendue. Je soumets le tout de tout mon coeur à la sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, ma mère. Ceci demeure écrit de ma main, pour plus grand témoignage que c'est mon sentiment.
13. Je prie ceux aux mains desquels ces écrits tomberont de ne pas se rebuter d'abord si quelque endroit leur paraît mal expliqué. Ce qui n'a pu se mettre en un endroit, se trouvera éclairci dans l'autre. Je les prie aussi de faire attention que la science mystique, comme la scolastique, a ses expressions singulières, ainsi que tous les arts. Lors qu'on les prendra dans leur vrai sens, on n'y trouvera rien qui ne soit dans les Auteurs mystiques, et même dans quelques Pères, même d'une manière qui va au-delà des miennes. Tous les écrits ont été achevés en 1682 et 1683.
JUSTITIAS DOMINI IN ÆTERNUM
CANTABO.
Avec des Explications et Réflexions qui regardent la vie intérieure.
Jacob engendra Judas, ses frères, &c. Jésus-Christ a voulu que l'Evangeliste nous apprît sa génération, et qu'il fît un dénombrement de tous ces SS. Patriarches ici nommés, pour nous faire voir qu'il a parfaitement accompli ce qu'il leur avait promis, qu'il est fidèle dans ses paroles, qu'il est la fin de tous les travaux des Patriarches, comme leur entière récompense : que c'est en lui que tout se termine, puisqu'il est la fin de toutes choses. L'on peut ajouter à cela, qu'après la Venue de Jésus-Christ sur terre, c'est la fin de tous les désirs des Patriarches, et le bonheur de tout le genre humain.
La fin et la perfection de chaque âme particulière est la formation de JÉSUS-CHRIST en elle.
C'est vous, ô Père éternel, qui êtes le livre de la génération éternelle de votre Verbe : c'est en vous que l'on trouve écrite cette naissance divine: il faut être en vous pour la pouvoir lire. Si ce livre est en vous par la génération de votre Verbe, il se trouve aussi en David touchant sa génération temporelle. C'est pourquoi étant sur terre, il se dit le fils de David par préférence : car lorsqu'il parle des autres Patriarches, il se dit leur Dieu, pour nous faire voir qu'outre que David le figure plus que nul autre, il eut encore ce privilège, d'être Pasteur d'Israël, c'est-à-dire, appelé à former Jésus-Christ spirituellement dans les âmes : c'est là le propre caractère du Pasteur.
Mais comment le former avant sa naissance ? C'est qu'il leur imprimait les caractères dont il devait se revêtir : car il est certain que tous les saints Patriarches n'ont été sanctifiés qu'en vue de Jésus-Christ, et par une participation anticipée de ses mérites.
Ce Jacob, Père de S. Joseph, porte le même nom que Jacob l'ancien Patriarche, Père des âmes abandonnées, pour nous faire voir combien la promesse faite à Jacob (*) fut véritable, savoir, que Jésus-Christ naîtrait de lui: or comme Jésus. Christ naît de l'abandon parfait, figuré par Jacob; aussi cet abandon parfait produit la mort totale, qui convient bien à S. Joseph, et qui tient lieu d'époux à l'anéantissement; et cet anéantissement, figuré par la sainte Vierge, la plus anéantie de toutes les pures créatures,
(*) Genèse 28. v. 14.
produit Jésus-Christ. C'est donc de l'anéantissement total, et de la perte de notre être propre en l'être de Dieu, que Jésus-Christ est né, ce Sauveur du Monde, sacré par l'onction de la Divinité.
La Naissance de JÉSUS-CHRIST dans les âmes arrive aussi de cette forte. l'âme étant réduite au dernier anéantissement, couverte cependant d'un extérieur commun, qui est comme le mariage de Joseph, qui ne servoit que d'une couverture au mystère qui se devait accomplir en Marie ; l'âme, dis-je, dans le plus profond anéantissement, se trouve peu à peu remplie de Jésus-Christ, par l'opération du S. ESPRIT, qui par l'infusion d'une nouvelle vie, forme en elle Jésus-Christ.
C'est pourquoi il était nécessaire qu'après la mort de Jésus-Christ le S. Esprit descendit sur les Apôtres, et par eux sur toute l'Église, afin de former Jésus-Christ en eux et dans tous ceux d'entre les fidèles qui devaient leur ressembler : car ils avaient marché en union avec Jésus-Christ tant qu'il était sur la terre : il les avait rendus participants de ses états : il leur avait obtenu la mort intérieure par le prix de la mort réelle; mais il fallait que le S. Esprit vînt pour former en eux Jésus-Christ.
C'est donc à cet Esprit de vérité, à ce Dieu d'amour, qu'il est donné de produire Jésus-Christ dans les hommes. Et comme il est vrai qu'il ne produit rien dans la Sainte Trinité, toute production divine étant terminée en lui; il est aussi certain que c'est lui qui forme au-dehors toutes les plus nobles productions ; et il est donné à cet Esprit saint de produire JÉSUS-CHRIST dans les âmes, comme ce fut par son opération qu'il fut conçu dans le sein de la Sacrée Vierge : non que le S. Elprit soit pour cela le Père de Jésus-Christ : nullement; car il n'a qu'un seul et unique Père au Ciel et en terre : mais c'est que le S. Esprit par son ardeur divine est comme une poudre de projection, qui produit et fait germer Jésus-Christ en mille et mille âmes, les changeant en Jésus-Christ par la chaleur de son feu. Cependant ce Jésus-Christ ne sera jamais produit qu'en des Maries, c'est-à-dire, dans des âmes anéanties, qui étant purifiées de la propriété ou impureté radicale, sont dans une pureté convenable pour que le S. Esprit forme en elles Jésus-Christ : et elles sont dans cette dernière pureté, lors qu’étant anéanties, il n'y a plus rien en elles qui résiste à Dieu.
Qui n'admirerait ici la conduite de la sacrée Vierge et son abandon parfait ? Elle n'ignorait pas la défiance de son Époux. Elle n'avait qu'un mot à dire pour le désabuser, le tirer de peine, et se délivrer de l'infamie. Cependant elle ne le fait pas ; mais elle laisse tout au soin de la providence. Une âme bien anéantie est dans un abandon si parfait qu'elle ne saurait se mettre en peine de rien : elle ne pense ni à son honneur ni au repos des autres : mais elle délaisse tout à Dieu. Si l'abandon de la Sainte Vierge est admirable, le secours de Dieu ne l'est pas moins. Il ne manque jamais dans le besoin : et l'assurance qui vient de Dieu est incomparablement plus forte que le secours des créatures, et que toutes les justifications que l'on tâche de faire par soi-même. O. qu'il fait bon s'abandonner à Dieu !
Quelques personnes non expérimentées diront peut-être, comment Dieu permit-il ce soupçon en S. Joseph ? Il le fit pour plusieurs raisons. Premièrement, pour purifier davantage ce grand Saint, et le rendre plus capable par cette expérience de comprendre ce profond mystère. Il le fit encore pour faire mériter davantage la sainte Vierge, et pour qu'elle fût un exemple à toutes les âmes intérieures du plus parfait abandon, et de la manière de se conduire dans ce qui regarde la réputation; comme aussi pour faire plus éclater le secours que Dieu donne dans le besoin. C'est une chose admirable que la sacrée Vierge qui avait tant d'union avec S. Joseph, ne lui découvrit pas ce grand mystère, quoiqu'elle l’eut d'abord avoué à Ste Elisabeth. C'est que la sainte Vierge n'agissait que par le seul mouvement du S. Esprit, qui lui faisait faire ou ne pas faire les choses selon qu'il plaisait à Dieu, comme étant entièrement exempte de tout propre intérêt.
Ce qui est né dans Marie est du S. ESPRIT. IL fallait, que comme elle avait été séparée de la masse commune et de la corruption d’Adam par un privilège particulier, elle fût aussi exempte de la loi de la concupiscence : et la manière dont la sainte Vierge conçut et enfanta Jésus-Christ est la marque infaillible de cette vérité.
C'est dans le Nom de Jésus que le peuple de Dieu trouve la délivrance de ses péchés. L'Écriture dit, son peuple, pour nous marquer que quoique Jésus-Christ soit venu sauver tous les hommes, il n'y a cependant que ceux qui lui appartiennent singulièrement qui jouissent de l'affranchissement du péché et de l'efficacité de son sang.
Jésus-Christ a pris le nom d’EMANUEL pour nous faire connaître qu'en venant sur terre il ne prétendait autre chose que de demeurer avec nous. C'est la fin de son Incarnation, aussi bien que le salut. Le fruit principal que nous devons tirer de la venue de Jésus-Christ, est, la Conversation intérieure : nous tenir en sa présence; demeurer unis à lui : car Dieu avec nous marque une demeure durable.
Ce passage (*) confirme aussi ce qui a été dit en quantité d'endroits, qu'il fallait que Jésus-Christ exprimât en lui-même et en son corps mystique tout ce qui avait été figuré dans l'Ancien Testament: et comme le S. Esprit voulait nous faire voir que toutes les prophéties et figures s'accomplissaient en Jésus-Christ, il nous a fait marquer par les écrivains que ce qui se passait
[*] Isaïe 7. V. 14.
et opérait à l'égard de Jésus-Christ, avait été prédit et figuré dans l'ancienne loi, nous le faisant remarquer clairement en quelques lieux, afin que nous n'eussions pas de peine à le croire de tous les autres où ce rapport n'a pas été expliqué. Les Apôtres ont en un soin particulier en formant ce corps mystique, de faire voir la conformité des nouvelles Écritures avec les anciennes (*) et de la réalité des états que Jésus-Christ a portés avec ce qui en avait été prédit. Tout ce que les Pères de l'Église ont écrit ne tend qu'à expliquer ce qui a été accompli en Jésus-Christ, ou exprimé dans ses membres. Et comme toutes les Prophéties se sont accomplies en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ se trouve exprimé dans tous ses membres.
Comme il fallut une Vierge pour enfanter Jésus-Christ, il faut aussi qu'une âme en qui Jésus-Christ est produit soit redevenue vierge ; mais d'une manière mystique. Pour expliquer ceci, il faut distinguer la Virginité naturelle, qui est celle du corps, et la spirituelle, qui est celle de l'âme qui n'a point été flétrie par le péché; et la mystique, qui est celle d'une âme renouvelée en Dieu par son anéantissement. La sacrée Vierge a eu les deux premières, aussi bien que la dernière, étant vierge en toutes les manières possibles : mais la dernière suffit pour la formation mystique de Jésus-Christ en nous. La sainte Vierge fut toute vierge et d'âme et de corps.
La Virginité de l'âme consiste en ce qu'elle n'ait jamais été souillée d'aucun péché : et la Virginité du corps consiste en son intégrité. Ces deux virginités ayant été perdues, se peuvent réparer par les mérites de Jésus-Christ, qui par le
(*) S. Jean 5. v. 39. Rom. 10. v. 4.
Baptême rend l'âme vierge spirituellement, l'affranchissant de tout péché; ou par une excellente grâce, la rend vierge mystiquement, par la perte de la propriété : il rend aussi le corps chaste par une paisible continence après sa flétrissure.
Cette Virginité mystique, que Dieu demande dans les âmes qui doivent enfanter Jésus-Christ dans les coeurs, est une Virginité réparée, par laquelle Dieu tire l'âme d'elle-même et de la corruption d'Adam, pour la faire passer en lui par un effet de son pouvoir. C'est là que le Serpent est vaincu et écrasé : c'est là que l'âme est rendue toute pure et nette, afin qu'elle soit en état de passer en Dieu, et que Jésus-Christ puisse être formé en elle, et par elle en mille cœurs. Dieu a fait cette grâce à quelques Saints dès le ventre de leurs mères, les tirant dès lors d'eux-mêmes pour les perdre en lui: ainsi que S. Jean Baptiste fut rempli du S. Esprit avant que d'être né, parce qu'il devait préparer le chemin au Verbe.
Jésus naît dans Bethléem, qui est le Centre, ou le fond, de l'âme anéantie. C'est une ville de Juda, et la plus petite de cette Tribu : ce qui nous apprend deux choses, l'une que l'âme en laquelle Jésus-Christ vient naître, doit être de Juda, c'est-à-dire, pleine de la force de Dieu ; et l'autre, que c'est dans les plus petites de toutes ces âmes qu'il se produit plus volontiers et qu'il aime à naître. Mais quand vient-il naître en elles ? Dans le temps de la plus forte persécution, sous le règne d'Hérode, lorsqu'elles sont plus tourmentées, plus décriées, plus anéanties, et plus cruellement poursuivies. Lorsque Jésus-Christ naît dans une âme, et qu'elle tâche de le porter dans tous les coeurs, il s'élève toujours quelque Hérode qui tâche de détruire l’empire de Jésus-Christ dès sa naissance. Mais dans ce même temps, des Rois viennent de loin s'assujettir à ce Roi inconnu nouvellement né. Ils viennent d'Orient à Jérusalem : ce qui marque le chemin que fait l'âme éclairée de la lumière de la foi, qu'elle fuit, et qui l'accompagne toujours depuis son retour à Dieu par sa conversion, jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à Jésus-Christ lui-même par sa transformation.
Ces âmes donc qui sentent déjà l'Empire' de Jésus-Christ, s'informent où est ce Roi des Juifs qui vient de naître pour nous ? Nous avons vu son étoile, disent-elles, dès le commencement de notre conversion. Cette étoile n'est autre chose qu’un sentiment profond par lequel Dieu touche l'âme dès le commencement de la conversion, et qui lui donne une forte impatience d'arriver à sa fin. Cette étoile, ou cette foi, a un attrait violent qui entraîne insensiblement l'âme, et ne la laisse pas un moment qu'il ne la conduise à Jésus-Christ, et ne la fasse courir à lui de toutes ses forces, lui faisant outrepasser tous les lieux, tous les dons et tous les moyens, pour ne se reposer qu'en lui seul.
Et nous sommes venus, dirent ces Mages, l'adorer à la faveur de la foi, et l'adorer en esprit et en vérité. Si Abraham, Isaac et Jacob ont été comme les trois Mages de l'ancienne loi, par qui la véritable foi fut apportée au Monde, l'on peut dire que les trois Mages ont été les Patriarches de la nouvelle, et les premiers qui aient suivi la voie de la foi, de la mort mystique ou du sacrifice pur, et de l'abandon parfait. Et comme toutes les promesses furent faites à Abraham pour les Juifs en vue de Jésus-Christ, c'est aussi à ces Mages que furent faites les promesses en faveur des gentils par Jésus-Christ, qui venait apporter leur salut. Les premières âmes de foi depuis la naissance de Jésus-Christ, vrai berceau de la nouvelle loi, furent ces trois Mages : il ne se passe rien de fort extraordinaire pour eux : le seul miracle qui se fit fut de faire lever sur eux cette étoile de la foi, qui était le Symbole de Jésus-Christ, qui se levait pour apporter la foi au monde.
Que si l'on veut dire que les Pasteurs furent aussi des âmes d'une grande foi, puis qu'ils furent les premiers adorateurs de Jésus-Christ; il est aisé de répondre qu'il s'en faut beaucoup que leur foi ait été aussi admirable que celle des Mages. Les Pasteurs étaient Juifs croyant le seul et vrai Dieu : ils attendaient le Messie, qui leur avait été promis : ils virent des Anges en grand nombre, et les entendirent publier les grandeurs du Roi nouveau-né : ils furent exhortés par ces esprits bienheureux d'aller adorer leur Sauveur : le lieu de sa naissance était proche, et ils n'avaient à risquer que très peu de choses. Mais les Mages étaient païens, plongés dans les ténèbres de l'Idolâtrie, dans l'ignorance de Dieu,et du Sauveur qu'il devait envoyer : ils ne virent qu'une étoile muette : ils étaient dans des pays fort éloignés de Bethléem : ils n'exposèrent rien moins que leurs (*) états et leur vie pour venir adorer un enfant-Dieu ; et ils renoncèrent à des royaumes pour se rendre ses esclaves : à peine se trouvera-t-il une foi qui puisse être comparée à celle qu'ils sont paraître, et nulle autre ne s'est plus signalée dans sa promptitude, dans son étendue, dans son obscurité et dans sa constance, qui sont les perfections d'une grande foi.
Il fallait que la foi de ces saints Rois fut bien forte. Cette étoile paraissait au ciel : tous la pouvaient suivre; et cependant il n'y eut qu'eux qui la suivirent. La foi les fait partir de leur pays: l'abandon les conduit et les porte contre toute raison humaine à quitter leurs Royaumes, s'exposer à un long chemin, et aller chercher un enfant dans une terre étrangère et inconnue : le sacrifice pur les porte à quitter leur empire pour se venir soumettre à un nouveau Roi: Nous venons, dirent-ils, pour l'adorer, parce que nous voulons lui rendre un double culte, l'extérieur et l'intérieur. L'Extérieur nous engage à nous dépouiller de notre propre empire et du pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, et de tout droit d'agir; afin qu'il règne et agisse en nous et sur nous: L'Intérieur est l'adoration qui nous porte anéantir devant lui en foi, en abandon, et en sacrifice. Ô admirable foi de ces Mages!
(*) Ceci est dit dans la supposition de l'opinion commune, que ces Mages étaient quelques petits Rois ou Princes orientaux, comme l'ont aussi cru quelques Pères et plusieurs anciens et Docteurs. Ceux qui en ont d'autres pensées, n'ont qu'à substituer aux mots d'états, de royaumes, d'empire, qui sont dans l'Explication, ceux de possessions, de terres, de biens, et d'autres avantages de cette nature : le tout revenant au même but.
Dès que l'on sait que Jésus est né dans une âme, ce qui s'apprend bientôt par le concours de ceux qu'il attire à lui par son organe, l'on en est troublé : à cause que les personnes de quelque puissance dans la vie de la nature, craignent ce règne de Jésus-Christ, qui détruit l'empire d'Adam et la propriété, que chacun tâche de conserver. Et c'est une chose étrange, que quoique les Docteurs et les savants du peuple sussent ou Jésus-Christ devait naître, cependant il n'y en eut aucun qui l'allât chercher. C'est l'ordinaire: tout le monde sait que Jésus-Christ naît et se produit dans les âmes anéanties; et nul ne veut le chercher par la voye de l'anéantissement: mais surtout les Docteurs et les personnes d'autorité et de science Prophète bien où JESUS-CHRIST doit naître, ils l'enseignent même aux autres ; et néanmoins ils ne veulent point l'aller trouver. O Dieu, que ne donnez-vous à tous vos Prêtres et à tous les Ministres de votre Sanctuaire un esprit intérieur! Vous l'offrez à tous sans doute, et il est manifesté dans la claire simplicité de votre Évangile: mais hélas ! ils s'y opposent par leur propre science. Ah, Jésus-Christ n'est point connu! Que ne puis-je le faire connaître aux dépens de ma vie !
Tout ce soin qu'Hérode prend de s'informer des particularités de la naissance du Fils de Dieu, est un artifice malicieux, et non pas un désir sincère de se convertir. La plupart des personnes d'autorité en usent de la sorte : ils veulent savoir ce qui se passe dans l'intérieur, dont ils ont ouï dire quelque chose, surtout, que Jésus y est né, faisant semblant de l'y vouloir adorer: mais ce n'est qu'une feinte, par laquelle sous une piété apparente, ils cachent un zèle amer et une jalousie secrète. Il n'est que trop vrai que la plupart des Directeurs ont jalousie contre Dieu même : et ne pouvant souffrir que Dieu soit l'unique conducteur, tant des Directeurs que des dirigés, à cause que cela leur semble diminuer leur autorité, ils sont jaloux de leur gloire contre la gloire de Dieu. Ils auront peine à l'avouer, cela paraissant horrible : mais les empressements, les inquiétudes, les bruits et les remuements qu'ils sont paraître, lorsque tout ne réussit pas selon leur dessein, en sont des preuves assez visibles.
Sitôt que ces saints Rois eurent appris le lieu où Jésus-Christ devait naître, ils partirent pour l’aller trouver. Une âme qui a quelque connaissance de Jésus-Christ par la foi n'a point de repos jusqu'à ce qu'elle soit arrivée à lui. Cette Étoile, ou cette lumière de foi qui les avait conduits depuis leur conversion, se montre à eux de nouveau ; et elle marche la première comme un flambeau qu'il faut suivre, et non pas précéder. Mais lorsque la foi a conduit l'âme jusqu'à Jésus-Christ, l'ayant perdue en Dieu, elle s'arrête là, n'ayant plus de chemin à faire depuis qu'elle est arrivée à son terme. La foi lumineuse disparaît pour donner lieu à la foi nue : celle-là devenant inutile, et ses rayons aperçus n'étant plus nécessaires, depuis que Jésus-Christ, lumière éternelle, commence à paraître, quoi qu'encore enfant : la foi s'arrête pour laisser Jéfus-Christ être toutes choses à l'âme.
Comment se peut accorder ce passage avec celui qui le précède ? Il est dit dans celui-là que l'Étoile les accompagnait et allait devant eux, et celui-ci, que lorsqu'ils la revirent, ils eurent une grande joie. C'est qu'elle disparut pendant qu'ils furent dans Jérusalem; mais sitôt qu'ils en partirent, elle se remit devant eux. Cette conduite était la figure des vicissitudes de la foi : tant qu'elle n'est pas encore arrivée à sa parfaite nudité, ayant conduit l'âme à Jérusalem, qui marque son centre, elle ne se laisse plus découvrir à elle pour un temps, afin de l'accoutumer peu à peu à la nudité; mais elle reparaît encore pour conduire l'âme jusqu'à Dieu seul. Ce qui étant fait, la foi lumineuse, comme ayant fait son office, disparaît pour toujours, et donne lieu à la foi nue, qui unit l'âme à Dieu, et la conduit en lui d'une manière très sûre, mais très-imperceptible.
Ces saints Rois à la faveur de la foi, tantôt évidente, tantôt obscure, et secrète, sont conduits jusque dans eux-mêmes, jusque dans le centre le plus profond de leur âme, où se découvre leur origine; et là ils trouvent le divin Enfant, perdu et abîmé dans le sein de Dieu, qui est représenté par celui de sa mère, sur lequel il repose. C'est donc là qu'ils lui sont trois admirables offrandes, l'une de leurs fois, l'autre de leur sacrifice même, et l'autre de leur abandon parfait. O Secret ineffable ! sitôt que Jésus-Christ est découvert dans le sein de son Père, et que l'âme a trouvé ce sein adorable pour s'y perdre et abîmer, elle y découvre en même temps ce divin Enfant, qui l'a amenée jusque là pour la faire vivre de sa vie, qui est une vie toute simple et enfantine, mais également divine et innocente.
Ces premiers adorateurs de la gentilité adorèrent Jésus-Christ en esprit et en vérité, de la parfaite adoration (*) que le Père désire, et qui leur fut communiquée divinement pour les rendre parfaits adorateurs. Ils ne dirent rien dans toute cette cérémonie, non plus que les trois personnes de l'adorable famille, JÉSUS, Marie, et Joseph. Tout se passa en foi et en silence dans cette maison de paix et de pain.
Jésus-Christ a voulu naître à Bethléem, maison de pain, pour nous apprendre que dès lors il avait dessein de se faire pain pour être mangé des hommes. O Admirable découverte que celle que l'âme fait de Jésus-Christ dans le sein de son Père! Ah que Jésus-Christ est peu connu parmi les chrétiens ! Ces Rois, qui furent les premiers appelés d'entre les gentils pour vivre de foi et d'intérieur, et pour être chrétiens, furent aussi appelés à une haute connaissance de Jésus-Christ. Ce n'est pas être Chrétien que de ne pas connaître Jésus-Christ : et ce n'est pas assez le connaître que de ne pas le découvrir (*) dans le sein de son Père. C'est la fin et le bonheur du Christianisme que de connaître Jésus-Christ caché dans le sein de son Père, Jésus-Christ caché dans (+) l'hostie sacrée, Jésus-Christ caché dans le centre de l'âme. Les trois présents que firent les Rois sont la vraie figure de l'état intérieur. L'encens marque cette prière sans prière qui se fait continuellement dans l'âme, sans même qu'elle s'en aperçoive, par son adhérence à Dieu, invariable en foi et amour. C'est comme une vapeur ou fumée d'encens, qui s'élève sans cesse vers le Ciel par l'ardeur de la Charité : c'est une prière qui approche beaucoup de celle du Ciel et par sa pureté, et par sa durée, n'ayant presque plus ni de mélange ni d'interruption ; ainsi qu'il est dit, que (++) les vingt-quatre vieillards tiennent en main des vases d'or, pleins de parfums, qui sont les prières des saints. Cette fumée sort d'un intérieur sacrifié, consommé et anéanti, dont la vapeur monte incessamment devant Dieu. Le feu sacré, qui brûle l'âme dans son fond, la fait fondre, et en fondant toujours plus, elle s'écoule en
(*) Jean 1. v. 18. (+) Le mystère de l’Eucharistie. (++) Apoc. V. 8.
Dieu, et en s'écoulant elle ne laisse qu'une petite fumée, qui sort de cet incendie comme le parfum de sa prière et l'odeur de son sacrifice; et qui montant jusqu'à Dieu, s’abîme en lui-même: prière la plus pure, qui fondant, pour ainsi dire, l'être de la créature, la fait passer avec impétuosité dans son centre qui est Dieu, ainsi que les fleuves se dégorgent dans la mer. C'est pourquoi l'Époux sacré voyant son Épouse ainsi fondue par la véhémence de l'amour disait d'elle : (*) Qui est celle-ci qui monte du désert comme une vapeur droite de fumée d'aromates ? O l'agréable odeur devant Dieu que celle de cet encens, qui étant brûlé fait que l'être de la créature est anéanti et sacrifié au seul et souverain être de Dieu !
La seconde offrande fut celle de l'or, qui est la figure de la pureté de l'amour, où l’âme purifiée de sa propriété, ainsi que l'or de toute impureté, est rendue propre à être unie à Dieu, qui est la Charité pure et essentielle. Le troisième présent, qui est la myrrhe, marque la mort mystique, par laquelle il a fallu que l'âme ait passé avant que d'arriver à ces deux autres états, savoir, de pure et continuelle prière, et de Charité parfaite.
Lorsque l'âme, comme il a été dit, est retournée à sa fin, et qu'elle est recoulée dans son origine, Dieu qui la met dès lors dans la vie Apostolique par état, lui commande de retourner en son pays dans l'état extérieur, dans la
(*) Cant. 3. v. 6.
mission de l'Apostolat, pour annoncer Jésus-Christ aux autres : mais il faut qu'ils y aillent par un chemin bien différent de celui par lequel ils sont venus. Depuis leur conversion ils ont marché par le chemin du retour à Dieu, jusqu'à ce qu'ils soient arrivés dans lui-même comme dans leur origine ; mais après qu'ils y sont arrivés, s'ils en sortaient pour reprendre le chemin du dehors, et s'ils s'en retournaient par la même voie qu'ils sont venus, à savoir, hors de Dieu et en eux-mêmes, quoique dans la recherche de Dieu; ils rentreraient dans leur voie de péché, qui serait mourir Jésus-Christ nouvellement né dans leur coeur. Ils s'en retournent donc par le chemin de la Divinité, c'est-à-dire, que sans sortir de Dieu ils vont partout, et sans danger; vu qu'ils y vont, comme s'ils ne se remuaient point, et que toutes leurs démarches se sont en Dieu même. C'est l'état divin et apostolique, où l'âme demeure en Dieu en unité parfaite, et sort au-dehors pour toutes les volontés de Dieu.
Cette conduite de Dieu est admirable, de donner ces avis à Joseph plutôt qu'à Marie. Ne semble-t-il pas que Marie étant si élevée au-dessus de Joseph devait conduire la barque, et être celle à qui tout devait être communiqué ? Marie voyait en Dieu tout ce qui se devait faire ; mais elle n'en témoignait rien ; parce que l'extérieur doit être gouverné par le Directeur, et qu'à quelque élévation que soit arrivée une âme,elle doit être soumise à son Chef, singulièrement l'épouse à son époux. C'était la véritable figure de ce qui devait se passer à l'égard de l'Église. Jésus-Christ en est le Chef, mais invisible, quoi qu'il y soit réellement présent; et il y est comme mort et assujetti dans son Sacrement, sans aucune fonction sensible de son autorité : au contraire il n'y paraît que sous une prompte et aveugle obéissance à la parole du Prêtre. L'état Eucharistique de Jésus ressemble véritablement à celui de son enfance, en ce qu'il y est muet, qu'il y paraît impuissant, abandonné à tout ce qu'en veulent faire les hommes ; et que non seulement sa Majesté divine y est cachée sous les faiblesses de l'enfance, mais aussi ni sa Divinité ni son Humanité n'y paraissent point du tout; en sorte que par une étendue de l'inclination qu'il a eue de se cacher sous l'enfance, il s'est de plus caché sous l'apparence d'un peu de pain, pour, par l'une et par l'autre de ces obscurités, se cacher encore plus dans le centre de l'âme, afin de l'abîmer avec lui dans le sein de son Père en manière invisible, tandis que tout cela est couvert des ténèbres de la foi la plus sombre, mais qui éclairera d'une vive et éternelle lumière, lorsque Jésus-Christ, qui est la vie de cette âme, paraîtra, et qu'elle (*) paraîtra aussi avec lui dans la gloire.
Marie représente aussi l'Église, et saint Joseph le Chef visible. Marie, quoique plus éminente én elle-même que Joseph, ne laisse pas d'être gouvernée par lui: et Jésus-Christ était soumis à l'un et à l'autre, quoiqu'ils ne fussent devant lui que de pures créatures. Il les conduisait
(*) Coloss. 3. V. 4.
intérieurement, leur inspirant ses volontés, et les rendant souples et fidèles à les exécuter: et il était conduit par eux extérieurement, leur obéissant aveuglément. Telle doit être la conduite de la direction : elle doit régler exactement le dehors selon les devoirs de l'état, ou selon les providences: mais il faut laisser le dedans à la motion divine, le tenant dans la soumission et dans la liberté que demande l'Esprit du Seigneur: et même l'on ne doit conduire le dehors que par le mouvement du S. Esprit, et non point par caprice,
Joseph représente en cet endroit la volonté de Dieu, qui arrache à l'âme pendant la nuit de ļa foi l'enfant et la mère, lui cachant l'un et l'autre par une longue et douloureuse absence. Il n'y a plus rien pour cette âme, ni de Dieu ni de Jésus-Christ, qui paraisse en elle : tout lui semble perdu ; et avec raison, puisque son trésor et sa vie, son amour et sa mère, lui sont enlevés : il demeure dans cet éloignement jusqu'à ce que toute sa propriété, représentée par Hérode, meure, et soit détruite; et alors Dieu fait revenir son fils dans cette âme.
La fuite de Jésus en Égypte nous marque non seulement comme la propriété le fait fuir de l'âme; mais encore que, comme le Sauveur par cette fuite et cette demeure dans l'Égypte et parmi les Gentils, préparait tous ces peuples à la foi : de
(*) Osée II. V. I.
même il fera un jour, que toutes les âmes multipliées seront rappelées dans la simplicité et dans l'unité : et certes nulle n'entrera jamais en Dieu; qu'elle ne soit arrivée à cette très simple unité. Jésus Enfant fut en Égypte pour mériter à son peuple intérieur la grâce de passer du pays de multiplicité à la région d'unité, ce qui se fait par le transport de l'âme en Dieu; et bientôt, bientôt, toutes les Nations de la terre feront réunies sous un même Chef: tous les Peuples, ainsi qu'un seul troupeau, se rangeront sous un même Pasteur, sous celui qui a donné sa vie pour eux, et qui ne leur veut donner rien moins que la vie éternelle : et comme tous seront unis à Jésus-Christ par une même foi, tous lui seront aussi conformes par un même intérieur. Quand le monde sera tout à Jésus-Christ, il sera tout intérieur.
On peut distinguer trois âges dans l'Église universelle, de même qu'il y a comme trois âges de chaque âme qui dès cette vie arrive à l'union essentielle par état. Il y a eu l'âge de combats ou de persécutions, durant les premiers siècles, qui ont donné tant de Martyrs. Il y a eu depuis un temps de souffrances et de Croix, soit de pénitence ou de providence, qui a duré jusqu'à présent. Celui du Triomphe de Jésus-Christ va venir, où tous ses ennemis ayant été réduits sous ses pieds, toute la terre sera soumise à son Empire, et (*) la justice fleurira sous son règne avec une abondance de paix. Il triomphera absolument.
(*) Ps. 71. V. 7.
Jésus-Christ, qui fut persécuté dès sa naissance, l'est encore tous les jours de la même sorte. Et où le persécute-t-on le plus ? Dans les âmes simples, innocentes et enfantines, qui ont d'autant plus de part à ses persécutions, qu’elles en ont le plus à son innocence. C'est là que l'on s'efforce de le tuer, lui ôtant sa vie de grâce par laquelle il prend ses délices dans les âmes simples; et empêchant les âmes de vivre de sa vie, qu'il désire si fort leur communiquer. O Propriété ! ô orgueil! ô amour propre! c'est toi qui fais perdre aux âmes cette vie de Jésus-Christ en elles ! Rachel, qui représente l'Église, comme les contenant toutes dans le sein de son territoire, pleure amèrement la perte de ses enfants, elle n'en peut être consolée, parce qu'il ne se trouve plus de ces âmes simples et enfantines.
O. Innocents Martyrs, que vous fûtes heureux de mourir pour la conservation de la vie de Jésus-Christ dans les âmes qui vous devaient ressembler par l'enfance spirituelle ! Il fallait que de semblables Victimes fussent immolées à la naissance de Jésus Enfant, comme par présage de l'aimable Empire qu'il devait exercer sur une infinité de cœurs par la grâce de son enfance. La vie de ces petits Martyrs fut livrée pour conserver la vie de Jésus-Christ dans les âmes : ainsi que pendant que l'Enfant Jésus fut sauvé par la fuite, les enfants de Bethléem furent massacrés par la cruauté d'Hérode.
(*) Jérémie 31. V. 15.
Ah, que les âmes simples, qui auront accepté la mort civile, morale, mystique et naturelle plutôt que de perdre la vie de Jésus-Christ, se trouveront heureuses lorsqu'en récompense de leur fidélité, il les aura absorbées dans la vie ! Mais hélas ! presque toutes consentent à perdre la vie de Jésus-Christ pour conserver ces autres vies ! C'est la cause de la douleur de l'Église; et elle ne peut jamais en être consolée, qu'elle ne voie cette vie de Jésus-Christ établie dans l'âme de ses Enfants. O. innocents Martyrs, uniques Martyrs, sacrifiés pour conserver la vie de Jésus-Christ ! Qui ne vous porterait pas envie ?
Sitôt que la propriété est détruite dans les âmes abandonnées, qui sont bien désignées par la terre d'Israël, l'Enfant et sa mère y retournent pour n'en plus jamais sortir. Ô divine Providence ! C'est vous-même qui conduisez cet enfant, qui tout Dieu qu'il est, demeure abandonné à vos ordres ! Jésus-Christ pratique une vie commune et toute abandonnée dès son enfance, pour nous donner l'exemple du véritable abandon. Ignorait - il quelque chose, lui (*) en qui sont renfermés tous les trésors de la science et de la Sagesse ? Cependant il ne se sert point de ses propres lumières, quoique divines, pour se conduire; mais demeurant dans un anéantissement total, et dans un silence absolu, il se laisse
(*) Coloss. 2. v. 3.
conduire de moment en moment à la divine Providence. Ignorait-il la mort d'Hérode ? Nullement. Cependant le Ciel l'envoie annoncer par un Ange à Joseph, à qui ce fils adorable eut pu l'apprendre par un clin d'oeil, ou par une parole intérieure adressée à son cœur, avec plus de certitude que tous les Anges ensemble n'auraient pu lui en donner. Il fallait qu'il accomplît ainsi ce qui avait (*) été écrit de lui au commencement du livre, qu'il ferait en toutes choses la volonté de Dieu. C'est pourquoi il ne se laisse conduire que par cette divine volonté, dont Joseph était la figure; parce qu'il fallait qu'il se rendît ainsi notre exemple, et le vrai modèle qui nous est montrés sur la montagne de la Divinité à travers l'obscurité et l'horreur du Calvaire.
La vie du Sauveur devait être de telle sorte, que tous la pussent imiter, aussi n'y paraît-il rien d'extraordinaire : au contraire, tout s'y voit très commun. Or ce qu'il nous enseigne le plus dès sa naissance, est un abandon total à la Providence, se délaissant à elle de moment en moment, sans se servir d'autre lumière que de cette soumission à la volonté de Dieu, et une obéissance aveugle à ses parents. Il nous apprend par là que la véritable vertu ne consiste point dans l'extraordinaire; mais à se laisser conduire à Dieu de moment en moment, et à faire pour l'extérieur ce qui est du devoir, chacun dans notre état et condition.
Sitôt donc que la propriété, qui voulait arracher à l'âme la vie de Jésus-Christ, est détruite, il y revient incessamment; parce qu'il n'y a plus d'ennemis à craindre pour lui. L'Écriture, s'explique si bien en disant, qu'il revient après la
(*) Pr. 39. V. 8.
mort de ceux qui voulaient le faire périr, c'est-à-dire, qui veulent empêcher ce divin Enfant de vivre dans les âmes par la grâce de son Enfance. O Enfant-Dieu, faites de toutes les âmes des Enfants, et des Enfants de Dieu ! C'est le grand dessein de Dieu dans l'Incarnation.
Saint Jean est celui qui vient le premier dans le désert. Lorsque l'âme est déserte par sa séparation d'avec son Dieu, la première chose qui lui est nécessaire est que la voix de Dieu se fasse entendre en elle par de grands cris pour lui annoncer la pénitence. Cette pénitence consiste à se repentir du mal et à embrasser le bien.
Il faut avant toutes choses faire cette pénitence, et se détourner absolument de tout ce qui est contraire à Dieu, pour s'approcher de lui. Il est donc dit : Faites pénitence; convertissez-vous ; car le Royaume du Ciel est proche. Il est si proche, qu'il n'y a qu'à se retourner pour le trouver : comme si une personne étant dans un désert, et mourant de soif le dos tourné à une fontaine, sans la voir ni y penser, apprenant qu'elle est si proche de lui, n'avait qu'à se tourner vers elle : Tournez-vous, lui dirait-on, vous trouverez de l'eau et vous pourrez vous en désaltérer. Faites pénitence : cessez de faire ce que vous faisiez : tournez-vous vers le Royaume du Ciel qui est proche. Quel est ce Royaume du Ciel ? C'est Jésus-Christ même; puisqu'il renferme en lui toutes les grandeurs et tous les trésors du ciel, et qu'il est le vrai Dieu, le Roi du Ciel, et conséquemment le Roi et le Royaume de gloire. Or ce Roi et ce Royaume sont si proches, qu'il n'y a qu'à se tourner vers lui au-dedans de nous-mêmes pour le trouver.
Saint Jean fait l'office de véritable Directeur et Pasteur : il porte les âmes à la pénitence : il leur enseigne à trouver Jésus-Christ : il leur dit où il est; et qu'il est si proche, (*) qu'il est au milieu d'elles, quoiqu'elles ne le connaissent pas. Il leur montre combien il est aisé de le trouver; et il apprend à ces personnes détournées de Dieu par le péché, et qui sont comme des déserts, que le Royaume des cieux est si proche, qu'ils n'ont qu'à entrer dans leur fond pour le trouver; et qu'il faut que ce lieu désert se change en un lieu habité.
La figure du véritable Directeur et Pasteur est bien soutenue en S. Jean. Le plus grand des Prophètes dit qu'il n'est qu'une voix. Le Directeur aussi ne doit être autre chose. La voix est un son qui sort de la bouche, étant poussé par les organes qui fervent à former la parole; et le Directeur ne doit servir qu'à porter la parole de Dieu dans les âmes : mais pour que les paroles des Directeurs soient de Dieu, et par conséquent efficaces, ils doivent tâcher de ressembler en tout à la voix.
La voix est une chose sans subsistance; un son qui frappe l'oreille, dont il ne reste rien en l'air, où elle a été poussée, et dont celui qui la forme
(*) Jean 1. V. 26. (+) Isaïe 40. V. 3.
ne peut rien retenir, après qu'il s'en est servi pour faire entendre sa pensée, et pour donner cours à sa parole. Le véritable Apôtre doit être de cette forte, il ne doit être qu’un organe et un moyen de communication par lequel la parole de Dieu se porte dans les âmes. Ceux qui l'entendent, en possède plus que celui qui la profère. Mais il faut être extrêmement anéanti pour servir ainsi d'organe à la parole de Dieu, sans propriété et sans résistance. La voix sert à former et à porter la parole : mais la voix peut être sans paroles. Ces Directeurs vides de Dieu, ces (*) Pasteurs, Idoles, qui se paissent eux-mêmes, sont de ces voix sans paroles, des voix d'enchanteurs, qui amusent et qui endorment : et cependant attirent tout à eux et pour eux.
Saint Jean est une voix, mais une voix pleine, efficace et fidèle, qui poussée par un grand cri se fait entendre jusque dans le fond de ces âmes, où Dieu n'habite point, et qui n'habitent pas non plus dans elles-mêmes : Préparez, dit-il, la voie du Seigneur : il est lui-même cette divine voie. Il veut venir à vous pour vous conduire par lui-même : préparez-vous pour y marcher en vous tournant vers elle, et ne vous en détournez plus pour marcher dans le chemin de l'injustice : Rendez ses sentiers droits unis, allant dans la véritable droiture, qui consiste à ne se point détourner de Dieu pour aller dans les créatures chercher une voie qui gauchit : se laissant à Dieu l'on entre dans la véritable droiture.
C'est ici le modèle de la véritable pénitence
(*) Zach. c. 11. v. 17.
par laquelle on doit se préparer à la venue de Jésus-Christ. Le prédicateur de la pénitence doit l'avoir pratiquée lui-même avant que de l'enseigner aux autres ; et dès aussitôt qu'une âme est dans l'état de pénitence où était S. Jean, Jésus-Christ ne manque pas de paraître et de venir à elle comme voie pour la conduire à la fin. Il est prêt à se découvrir, quoiqu'il soit encore caché; et le Sauveur n'est éloigné que de quelques mois de son Précurseur.
Il ne faut pas regarder S. Jean dans son état de pénitence comme un homme particulier qui souffre pour expier ses péchés ; mais il faut le considérer pour ce qu'il est par rapport à Jésus-Christ, dont il est le Précurseur. Il est dans cet état la figure et le modèle des dispositions qui doivent précéder la venue de Jésus-Christ dans l'âme qui l'a trouvé comme voie, vérité et vic. Les actions de Jésus-Christ n'ont point été nécessaires pour lui-même, et pour notre salut non plus : il nous en a fait des (*) oeuvres d'exemples et d'instruction, portant en lui tous les états pour les sanctifier.
Jean fait donc pénitence, non pour lui-même, mais pour être la figure et l'exemple de la pénitence, qui est nécessaire aux âmes pour recevoir Jésus-Christ, ainsi que Jésus-Christ est pour toutes les âmes, voye, vérité et vie. (T) S. Jean est celui qui prépare les coeurs pour les faire entrer dans cette voie, ainsi qu'il est la voix qui y porte la parole du Seigneur. Mais voyons les circonstances de la pénitence.
Il était couvert d'un vêtement rude et grossier, pour marquer la pénitence extérieure, qui doit retrancher les plaisirs et les voluptés du siècle, et tout ce qui donne occasion au péché :
(*) Peut-être, des chef-d'oeuvres, (+) Jean 14. V. 6.
la ceinture qu'il avait sur les reins nous apprend comment il faut tenir ses sens en bride, et refréner la concupiscence. Quittant ainsi le péché et les occasions du péché, il faut vivre de miel sauvage, ce qui veut dire que l'on commence à goûter quelques petites douceurs à travers les amertumes de la pénitence : mais c'est encore du miel sauvage et étranger, qui n'est pas encore (*) le miel de la pierre Jésus-Christ. C'est une douceur mêlée de confiance, et une amertume tempérée par quelque douceur; à cause qu'il y a beaucoup de crainte, et qu'il commence à paraître d'espérance. Voilà la pénitence des pécheurs, qui, comme une aiguille, perce l'âme et la prépare à recevoir la soie qui doit passer après. La pénitence est l'aiguille, et Jésus-Christ est cette foi qui suit immédiatement: et comme l'aiguille prépare la voie à la soie, de même la pénitence prépare la voie à Jésus-Christ : mais sitôt que Jésus-Christ paraît, cette première pénitence se retire; et si elle ne se retirait pas, elle empêcherait que Jésus-Christ ne parût davantage ; ainsi que l'aiguille se tire pour faire place à la soie. Cette première pénitence se retire pour donner lieu à une autre pénitence, que Jésus-Christ opère lui-même dans l'âme, et qui est bien d'une autre nature. Les Directeurs qui veulent toujours tenir les âmes dans les premiers pas de la pénitence, parce qu'elle est bonne, sainte et salutaire, se trompent beaucoup. C'est un moyen qui sert à introduire, et non pas une fin. Il faut que ce moyen passe, pour faire place à Jésus-Christ qui vient comme fin: et comme si l'aiguille demeurait toujours dans l'étoffe, la soie n'y entrerait
(*) Pf. 8o. v. 17.
pas; de même si l'âme s'arrêtait dans ce premier état, Jésus-Christ n'y viendrait pas. Il faut que tout ce qui a précédé ce degré cède la place, comme S. Jean la céda à Jésus-Christ.
J'ai déjà marqué en plusieurs endroits que je ne parle pas de l'austérité, mais simplement du détour du péché et du retour à Dieu : car l'homme dont le coeur est contrit voudrait se mettre en pièces pour satisfaire à Dieu : ensuite il fait des austérités, non pour expier ses péchés, mais par amour de souffrances, en conformité à Jésus-Christ: mais lorsque Dieu travaille lui-même, ou lorsqu'il dénue, il faut faire cesser les austérités, qui seraient alors un appui qui empêcherait le dessein de Dieu. l'âme les désire alors avec passion: et c'est un tourment très grand pour elle que de n'en point faire ; parce qu'elle cherche à s'appuyer, comme une personne qui se noie, s'attacher à des rasoirs pour s'empêcher de tomber, sans s'apercevoir du mal qu'ils lui font, que lorsque lui ayant coupé les mains, elle tombe sans pouvoir faire autrement.
Après que l'homme s'est appliqué de toutes ses forces et de toute sa volonté à se détourner du péché, il faut qu'il se purifie par la confession, et qu'accusant ses péchés il soit lavé de toutes ses taches par le baptême laborieux de la pénitence. La confession générale est fort nécessaire dans ce commencement de conversion véritable, à cause que la plupart des confessions particulières, qui se sont faites avant le changement de vie, ou n'ont point été entières, soit par honte ou par aveuglement; ou ont été inutiles, pour n'avoir point été accompagnées de la douleur nécessaire, pour que le sacrement confère sa grâce. l'âme après la conversion voit ses fautes, les pleure, et s'en corrige bien d'une autre manière qu'elle ne faisait auparavant. Mais après cette confession, il faut se purifier par les eaux de la pénitence, qui est un autre baptême, par lequel l'homme est rétabli dans la grâce de son Dieu, et réconcilié avec lui.
L'on ne saurait croire combien les personnes fortes en elles-mêmes et enflées de leurs propres lumières, telles qu'étaient les pharisiens; ou bien séparées de l'Église par l'erreur, telles qu'étaient les saducéens, sont opposées à la voie de la vérité. Les plus grands pécheurs, qui n'ont point cette présomption, sont plus susceptibles de la grâce: à cause que rien n'est si opposé à Dieu que l'élévation causée par l'orgueil. S. Jean appelle ces sortes de gens, Race de vipères ; parce que la vipère pour recevoir la vie l'arrache à sa mère: et ces superbes Juifs en devaient faire de même, puisqu'ils devaient ôter la vie à celui qui ne mourait que pour la leur donner. De plus, ces personnes suffisantes et fières en elles-mêmes, ôtent la vie de Jésus-Christ aux âmes, pour leur donner leur propre vie et leur esprit particulier, leurs maximes et leurs méthodes,
S. Jean leur dit, qu'ils ne viennent à lui que pour éviter la colère qui est prête à fondre sur eux, y venant plus par crainte que par amour: cependant il ne laisse pas de leur apprendre, que, pourvu que leur pénitence ne soit pas feinte, mais sincère, ils seront reçus : ce ne sera toutefois qu'à condition qu'ils fassent de dignes fruits de pénitence ; car Dieu ne se contente point d'une fausse présomption, par laquelle des Hérétiques ont cru que les bonnes oeuvres n'étaient pas nécessaires à la pénitence : ou des catholiques mêmes se flattent qu'étant Enfants de l'Église, et ayant la foi, cela suffit. (*) La foi sans les audres est morte, et la pénitence sans la satisfaction n'est pas entière : ce qui s'entend de la foi commune, comme simple créance de l'Église ; et non de la foi passive, comme quelques-uns ont voulu dire: car celle-ci n'est jamais sans les bonnes oeuvres, et même très parfaites ; puisqu'elles se sont dans la volonté de Dieu, et par le mouvement de son Esprit. Il faut donc faire de dignes fruits de pénitence, c'est-à-dire, quitter le vice, embrasser la vertu, retrancher les occasions du péché, satisfaire à Dieu et au prochain, suivre les mouvements de la grâce, écouter l'inspiration divine et s'y rendre fidèle, ne pas se contenter de la lettre de la loi; mais y ajouter l'esprit de la loi.
Lorsque Dieu voit une personne qui ne porte point de bon fruit, il met la cognée à la racine
(*) Jaques 2. v. 20.
de cet arbre pour le renverser. Il faut remarquer que l'Écriture ne dit pas qu'il ne porte point de fruit, mais de bon fruit ; parce qu'il en est plusieurs qui portent du fruit; mais c'est un fruit âpre et incommode, qui n'est point au goût de Dieu ni selon sa volonté. Il coupe donc cet arbre inutile par la racine; et cette chute de l'arbre lui est souvent salutaire : parce qu'il pousse un nouveau [re]jet sur lequel on peut enter d'autres greffes qui portent du fruit dans la volonté de Dieu. Mais pour l'arbre qui a porté du mauvais fruit, il faut qu'il soit brûlé au feu d'enfer, ou du moins, au feu de purgatoire, si son fruit, quoique non tout à fait mauvais, n'a pas eu toute la bonté que Dieu en prétendait.
La pénitence, représentée par S. Jean, assure que pour elle, elle ne peut faire qu'une chose, qui est, de baptiser ou de laver l'âme avec l'eau: mais que celui qui vient immédiatement après elle, à savoir Jésus-Christ, qui comme la seule voie droite ne manque pas de se présenter à l'âme, la baptisera d'un baptême bien différent. Je ne suis pas digne, dit cette pénitence, de porter ses souliers, c'est-à-dire, d'introduire l'âme dans la voie où il la fait marcher. Cependant, la plupart des gens, même de bonne volonté, sont si aveugles, qu'ils préfèrent S. Jean à Jésus-Christ, et la rigueur extérieure de la pénitence à la vie intérieure de Jésus-Christ dans l'âme. Ah! que les pénitences par lesquelles Jésus-Christ purifie intérieurement les âmes, sont bien autres que celles dont elles se chargent par elles-mêmes !
On ne prétend point par là exclure les austérités, loin de les condamner. On les regarde au contraire comme des choses bonnes et utiles; et il en faut faire, surtout dans les commencements, prenant garde néanmoins de n'en point faire l'essentiel; mais qu'elles soient subordonnées à la grâce du dedans ; qu'elles ne soient point de pratique volontaire ; mais suivant le mouvement de la même grâce; prenant garde aussi de ne point épuiser la force du corps, de peur de se dérober au dessein de Dieu. On doit les regarder comme des hôtelleries, où il faut nécessairement passer pour arriver au but que nous prétendons; mais qui seraient très-nuisibles, si nous nous y arrêtions, pour en faire notre capital : ce qui nous rendrait propriétaires. Or la propriété est entièrement opposée à la pure charité, qui n'admet que Dieu, qui ne conserve aucune pratique particulière qui la puisse fixer en elle-même ; mais se laisse mouvoir au S. Esprit, pour faire, on ne pas faire tout ce qu'il lui plaira, et en la manière qu'il le veut de nous.
JÉSUS-CHRIST baptise par le S. Esprit. Ô admirable baptême! L'homme reçoit en lui cet Esprit qui le purifie, comme le vent purifie l'air, dissipant jusqu'aux moindres nuages : et ne le laissant plus vivre de sa vie charnelle, il l'anime de sa grâce, qui lui communique une vie divine : et comme le vent chasse par son impétuosité ce qu'il y a de contagieux dans l'air, aussi le S. Esprit venant dans l'âme en chasse le propre esprit, où réside sa malignité. C'est le baptiser par de S. Esprit, remettre toutes sortes de péchés, et au même moment donner la grâce et la justice avec les vertus surnaturelles.
Jésus-Christ baptise aussi par le feu. La purification qui se fait par le feu est bien autre que celle qui se fait par l'eau. L'eau nettoie bien le dehors; mais elle ne purifie pas le dedans. Le métal peut bien être lavé de sa crasse et de la terre, qui est autour, avant que d'être mis au feu; mais quelque lavé et poli qu'il soit, il n'est pas pour cela purifié de son impureté foncière. Il n'y a que le feu qui le puisse faire. La pénitence lave et nettoyer le dehors. Jésus-Christ seul peut par son feu purifier radicalement le fond; parce que lui seul peut le dissoudre, afin d'en séparer tout ce qu'il y a de grossier et de terrestre, et de matière étrangère, pour en faire ensuite ce qu'il lui plaît. C'est dans ce sens qu'il dit être (a) venu sur la terre, afin d'y apporter le feu qu'il désire si fort y voir allumer.
La pénitence n'étant faite que pour tirer les pécheurs de leur état criminel, et étant le premier pas et l'entrée dans la voie de Dieu, elle doit attaquer le pécheur par des terreurs et des menaces; car leurs cours endurcis ont besoin de quelque chose qui les frappe sensiblement, et qui les faisant rentrer en eux-mêmes les oblige de retourner à Dieu : elle doit aussi être soutenue par la promesse des biens éternels, afin qu'à la faveur de la crainte et de l'espérance, elle triomphe des âmes les plus obstinées. C'est pourquoi S. Jean propose d'un côté la récompense des bons, figurée par le froment qui sera serré dans le grenier éternel, pour servir aux usages du Roi de gloire; et de l'autre, le châtiment des
(a) Luc 12. V. 49.
méchants, désigné par la paille qui, comme vide et inutile, doit être dévorée par le feu. C'est l'ordre qu'il faut garder à entreprendre les pécheurs et à soutenir les pénitents. Il faut commencer par la crainte salutaire des supplices, puis continuer par l'amour imparfait de l'espérance, pour les faire enfin entrer dans la pure Charité, qui est le véritable fruit de la pénitence.
v. 13. En ce même temps, Jésus vint de Galilée vers Jean au Jourdain pour être baptisé par lui.
Le baptême de la pénitence est aussi nécessaire après le péché actuel, que le baptême de l'eau, qui se donne aux petits Enfants, l'est pour le péché originel. Jésus-Christ qui était venu pour être notre modèle en toutes choses, et qui avait bien voulu s'assujettir à toutes les lois des coupables, quoi qu'il fût très-innocent, pour finir les unes qui n'étaient que des cérémonies légales, et donner le prix et la valeur à celles qu'il voulait introduire, nous donne l'exemple des unes et des autres: des premières, par sa Circoncision; et des dernières, par son Baptême. Il nous fait singulièrement connaître combien le baptême et la pénitence nous sont nécessaires, puisque lui, qui est l'innocence essentielle, veut bien s'y soumettre : la pénitence a cela de semblable au baptême que, comme lui, elle tire l'âme de la mort du péché pour la faire entrer dans la vie de la grâce : le baptême la tire du péché originel, et la met dans la grâce : la pénitence la retire du péché actuel, et la réconcilie avec son Dieu.
S. Jean regarda pour un moment les choses du côté de la raison, ne considérant pas que Jésus-Christ se soumettait à la loi, qu'il voulait établir, afin de la sanctifier, et de s'en rendre le modèle. Jean voyait bien que selon l'ordre véritable il devait tout attendre de son Sauveur; et selon le sens moral, S. Jean représentant la pénitence disait à Jésus-Christ; je n'ai que le premier baptême, qui est peu de chose: C'est à vous à me baptiser par le S. Esprit et par le feu. Comment vous, qui avez passé et sanctifié tous les états, et qui les comprenez tous parfaitement en vous-même, pouvez-vous venir à moi ? Mais Jésus lui dit; laissez-moi faire pour cette heure seulement; parce que je ne viens à vous qui représentez la pénitence, que pour faire voir que c'est vous qui introduisez les âmes à moi; et qu'étant la voie, je veux bien moi-même passer par cette porte. C'est de la sorte que nous accomplirons ensemble toute justice : vous, en recevant de moi ce que je vous communique, voie', vérité et vie; et moi, entrant et introduisant les âmes par vous, comme c'est vous qui les devez conduire à moi.
Jésus-Christ nous fait voir par là que lui et son saint précurseur ne faisaient ces choses que pour nous servir d'exemple, et qu'ils accomplissaient là toute justice; tant celle de Dieu envers les hommes, qui se trouvait apaisée et satisfaite par le baptême de JÉSUS-CHRIST; que celle des hommes envers Dieu, qui s'accomplissait par le baptême de Jean, en ce qu'étant un baptême de pénitence, les hommes par ce travail rendent à Dieu toute la justice dont ils sont capables.
Jésus-Christ sort de l'eau aussitôt qu'il a été baptisé, pour nous faire voir que cet état de pénitence active n'était qu'un passage à une autre plus parfaite. Je n'entends pas néanmoins pénitence les seules mortifications; puisque S. Paul nous apprend, que nous devons toujours (a) porter en notre corps la mortification de Jésus-Christ. Où il faut aussi observer que ce doit être la mortification de Jésus-Christ; et non la nôtre. La pénitence dont je parle, quand je dis qu'on ne doit pas s'y arrêter, est un repentir du passé, un détour du péché, et un retour, ou une conversion à Dieu: ceci se fait en peu de moments, après lesquels il faut entrer dans Jésus-Christ, qui est la voie, et suivre ses traces.
Cette voix qui fut entendue du ciel était un témoignage de l'innocence de Jésus-Christ, et une confirmation qui se donnait à S. Jean Baptiste de ce qu'était le Sauveur du monde.
Elle nous est aussi un signe de ce qui arrive dans la pénitence : premièrement le ciel, qui nous était fermé à cause de nos péchés, nous est d'abord ouvert. Ô Dieu ! votre miséricorde se trouve toujours prête pour recevoir le pécheur qui se convertit. Secondement, l'Esprit saint de Dieu descend sur cette âme au lieu de l'esprit du Démon, qui la possédait: cet Esprit descend en forme de colombe, pour marquer la simplicité avec laquelle l'âme doit entrer dans les voies de Dieu et y marcher. Ô Dieu! vous ne demandez qu'à vous communiquer aux hommes. Le pécheur
(a). Corinth. 4. v. 10.
n'ouvre pas plutôt son cœur à la pénitence, que vous lui ouvrez le vôtre, qui est marqué par le ciel, pour l'y recevoir ! Un moment rend ami de Dieu son plus mortel ennemi : et aussitôt après la conversion, si l'âme était bien instruite pour se rendre attentive à Dieu, elle entendrait sa voix divine dans son fond, où elle lui serait des caresses, et la traiterait de fille.
Nous apprenons aussi par cette voix que sitôt, après la pénitence, il faut suivre ce Fils très cher, et lui donner toute notre attention, sans plus nous amuser à nous occuper du passé, ni perdre le temps à des réflexions inutiles autour de nous-mêmes. Il faut d'abord aller à Jésus-Christ: et c'est une vaine terreur que l'on donne aux pénitents que de leur dire, qu'il faut demeurer des années dans les exercices pénibles de la pénitence, avant que d'aller à Jésus-Christ. Lc Sauveur de tous les hommes est le plus prompt refuge, et le plus sûr allié de tous les hommes. Croyez-moi, pauvres pécheurs, votre pénitence sera toujours incertaine et ne sera jamais assurée, tant que vous n'irez pas à Jésus-Christ. C'est lui qui vous recevra, et qui vous introduira d'abord de l'acte de la pénitence dans l'habitude de la pénitence; et qui vous fera avancer à grands pas dans la conversion, sans qu'il soit nécessaire de vous tenir toujours à la porte. Il ne demande qu'à vous recevoir; et ce n'est pas humilité de se retirer de Jésus-Christ; mais bien de s'en approcher, puisque cette vertu ne se peut non plus trouver hors de lui que toutes les autres, et que l'humilité étant un fruit, ou plutôt un composé de sa vérité et de son amour, ceux-là sont les plus humbles qui s'approchent le plus de lui. Dieu se plaît uniquement dans son Fils ; et il ne peut se plaire en nulle chose que par lui. Jetez-vous d'abord en Jésus-Christ, pauvres pécheurs; et vous serez aussitôt agréables à Dieu.
Cette expression est très-forte et
pleine d'un grand sens. Il est certain que sitôt que l'homme
est converti, et qu'il est à Jésus-Christ, l'esprit de
Dieu le conduit dans la retraite et dans la Solitude. Mais
pourquoi l'y conduit-il ? Pour y être tenté par le
diable. O Pénitents, qui vous affligez si fort d'être
tentés, et qui vous croyez coupables d'autant de crimes que
vous souffrez de tentations, consolez-vous; car vous êtes
tentés par la volonté de Dieu, et c'est son S. Esprit
qui vous mène au désert pour
vous exposer aux combats, que vous devez soutenir contre le
Tentateur. Dieu veut éprouver votre foi et votre confiance par
la tentation: et puisque c'est son Esprit qui vous conduit à
la solitude pour être tenté, il est visible (a) que la
tentation est un ordre et une volonté de Dieu sur vous, et
qu'il la faut souffrir dans cette vie. Mais la même miséricorde
de Dieu, qui nous livre à la tentation parce qu'elle nous est
nécessaire et très avantageuse
(b)
lui donne aussi des bornes et des barrières
afin que nous ne soyons pas tentés par-dessus nos
forces ; au contraire, il nous fait même
profiter de la tentation, afin que nous la puissions soutenir.
Si J. Christ a bien voulu être tenté pour nous consoler et nous fortifier dans nos tentations, qui de nous s'affligera d’être tenté ? C'est le
(a) Eccli. 34. V. 9, 1o. (b) 1 Corinth. 10. V. 13.
propre des justes d'être éprouvés par la tentation. Les pécheurs ne savent ce que c'est que cette épreuve : donnant à leurs sens et à leurs passions tout ce qu'ils souhaitent, ils ne sentent pas les combats de la chair et de l'esprit; et leur esprit étant aussi corrompu que leurs sens sont rebelles, ils ne distinguent pas les lois si contraires de l'un et de l'autre. Le Démon ne se met pas en peine de tenter ceux qui sont à lui, et qu'il voit se précipiter d'eux-mêmes dans toutes sortes de péchés.
Cet endroit de la vie de Jésus-Christ est l'un de ses plus grands anéantissements. Un Dieu est tenté par le Diable : le Sauveur de tous les hommes semble être devenu le jouet des démons : ils le portent où ils veulent : ils le tentent même des tentations les plus indignes, de gourmandise, de blasphème, d'idolâtrie; et le Démon, la plus exécrable des créatures, veut être adoré comme Dieu par celui que tous les Anges adorent, et qui, quoiqu'adorateur de Dieu, est lui-même le vrai Dieu uniquement adorable. Les âmes superbes ont tant de peine à dire leurs tentations, et le Fils, de Dieu a voulu que les siennes fussent écrites pour être connues de tout le monde. La plus dangereuse tentation est celle de ne pas déclarer la tentation au médecin spirituel ; car par là le démon a plus de prise sur l'âme; une tentation déclarée est déjà vaincue.
Ce jeûne de Jésus-Christ est extrêmement mystérieux. Il ne se fait pas tant pour nous donner l'exemple d'un jeûne extérieur si excessif, que personne n'en est capable sans miracle, que pour nous apprendre d'autres manières de jeûner.
Premièrement, après la conversion il faut jeûner de tous les péchés et de tous les engagements qui paraissent innocents avant la conversion; mais qu'il faut éviter comme des occasions de chute à cause de notre faiblesse. Il faut de plus faire un retranchement général de tout ce qui entretient la vie animale des sens; et ôter à l'âme tout ce qui peut irriter ses passions; ou entretenir sa sensualité. Ce même jeûne de Jésus-Christ est aussi la figure d'un autre jeûne où l'âme est introduite dans le désert de la foi par la perte de ses premières douceurs : car alors elle perd un certain soutien intérieur très simple qui faisait auparavant sa nourriture, &comme un je ne sais quoi de doux et de tranquille dont elle se repaissait délicieusement. Mais ce jeûne ayant duré un temps notable, l'âme se sent si pressée de la faim, qu'elle devient toute famélique : ce qui est un autre état, et qui cause un bien plus grand tourment : car il y a moins à souffrir lorsque, quoique l'on ne mange pas, l'on n'a point de faim : mais être privé de tout soutien, et en avoir en même temps une faim extrême, c'est ce qui cause une peine intolérable, semblable à celle que cause un appétit dévorant, lorsqu'on n'a rien dequoi se rassasier.
Voilà comme les états intérieurs viennent peu à peu, et s'avancent de même : être privé d'un bien qui semble nécessaire pour l'entretenement [l’entretien] de la vie intérieure, et souvent même de la vie de grâce : en avoir une faim extrême, sans qu'il soit donné; et outre cela, être tenté sur la même chose ; savoir, ou d'abandonner l'entreprise, ou de se pourvoir par des voies iniques : c'est ce qui fait la plus grande peine. Une âme privée de son pain et de son soutien intérieur est souvent tourmentée de la faim : La nature cherche sa pâture, qui lui est refusée; et le Tentateur ne manque pas de survenir là-dessus, afin d'en prendre occasion de porter l'âme à chercher dans les choses de la terre ce qu'il lui semble ne pas trouver en Dieu. Que ne changes-tu, dit-il à cette âme, ces pierres en pain ? Que ne te rassasies-tu des viandes que te produit la terre, et que le siècle te présente, et que tu peux te rendre propres, sans en attendre vainement d'ailleurs ? L'homme ne peut vivre sans plaisirs, non plus que sans pain. Şi tu ne trouves pas des plaisirs en Dieu, il t'en faut chercher dans les créatures, d'autant plus lorsque cela est nécessaire pour la conservation de la vie et de la santé. C'est-là la première tentation, à laquelle est souvent jointe une autre qui ne fut jamais en Jésus-Christ, parce qu'il ne pouvait en être susceptible, étant venu sans concupiscence pour détruire la concupiscence : un Dieu étant essentiellement opposé au péché, il ne pouvait porter que les apparences du péché, et non pas les effets du péché.
Cette réponse que Jésus-Christ fait au Démon, nous instruit nous-mêmes dans la tentation : elle nous apprend que l'homme ne vit pas seulement de ce soutien sensible qui lui est donné dans la voie; mais qu'il doit prétendre à une autre nourriture toute spirituelle et toute divine. Il faut qu'il vive
(a) Deut. 8. v. 3.
de la vie de Jésus, qui est la parole qui sort incessamment de la bouche de Dieu. Cette parole de vie est la véritable nourriture de l'âme. Heureux celui qui l'entend ! plus heureux encore celui qui la possède et qui la mange : mais infiniment heureux celui qui en est dévoré !
Toutes les âmes qui sont dans la tentation du désert intérieur doivent être persuadées que toutes les choses qu'elles désirent ne sont point leur véritable nourriture, quelques grandes et relevées qu'elles soient. C'est une sorte de pain je l'avoue; mais Jésus-Christ est un pain infiniment plus excellent, que l'on ne possède que par la perte de tout le reste.
La seconde tentation est plus dangereuse que la première. C'est une tentation d'orgueil qui attaque des personnes déjà avancées. Le Démon transporte l'âme en esprit dans la ville sainte, lorsqu'il lui fait voir les grâces qu'elle a reçues de Dieu, et tout ce qu'elle a fait de grand et de vertueux, afin de la porter par là à entreprendre quelque chose d'extraordinaire et de miraculeux contre l'ordre et la volonté de Dieu. C'est la première tentation qui arrive à l'âme dans la foi passive : l'affluence de ses biens et l'excès de son bonheur lui sont croire qu'elle doit tout entreprendre sous prétexte de gloire de Dieu et de salut du prochain : mais cela n'est plus à craindre
(a) Ps. 90.
dans la foi nue, où l'âme étant plus forte, quoique dans la plus extrême conviction de sa faiblesse, et même de sa perte, elle peut même, ainsi qu'Abraham, supporter les tentations de Dieu.
Le Démon ayant donc mis l’âme sur le plus haut du temple, et dans le lieu le plus élevé, se sert de l'Écriture et de l'abandon, pour la porter à entreprendre quelque chose de bien extraordinaire sous de beaux prétextes contre la volonté de Dieu. Il y a bien de la différence entre le vrai abandon, et la témérité de la créature qui tente Dieu. Les personnes en qui Dieu veut se faire glorifier d'une manière extraordinaire, le sont par un ordre secret de sa Providence, auquel ils se laissent entraîner doucement, sans désir ni inclination propre; mais la tentation est une ardeur précipitée dont l'âme se laisse transporter avec amour de son propre intérêt, soit de perfection, ou d'éclat, ou de quelqu'autre avantage. Celui qui entreprend quelque chose pour Dieu doit être sans intérêt, même de salut, de perfection, et d'éternité; sans penser à lui-même: et il ne doit jamais rien faire de ce qui est contraire à la loi de Dieu ou à son état, à moins d'une impuissance ou d'une volonté de Dieu bien reconnue. On doit se jeter entre les bras de Dieu pour faire toutes ses volontés sans réserve ; mais on ne doit jamais se jeter en bas dans les choses de la terre.
Cette Réponse de Jésus-Christ fait voir, qu'encore que l'abandon à Dieu soit absolument nécessaire, il ne porte pourtant jamais à faire des
(a) Deut. 6. v. 16.
choses manifestement mauvaises, comme se jeter ou se précipiter pour voir si Dicu sauvera : car quoi que Dieu par sa suprême autorité puisse le vouloir, comme il a voulu quelque chose de semblable d'Abraham au sacrifice de son fils, de Samson lorsqu'il se tua lui-même; toutefois ce serait une témérité horrible que de le présumer, Dieu nous ayant si expressément déclaré le contraire. C'est là proprement tenter Dieu, ainsi que le Fils de Dieu l'explique; et c'est un grand péché. Mais si par un coup de Providence je tombe dans un précipice, ou si je fais naufrage sur la mer, ou s'il me doit arriver une disgrâce que je ne puis pas prévoir; je me dois alors abandonner à la volonté de Dieu, qui permet ces choses; sans jamais m'y exposer par moi-même. Je sais en tombant que Dieu me peut sauver, s'il le veut: mais sans lui demander qu'il me sauve de ce danger, je m'abandonne pour être sauvé ou perdu selon la volonté. Il y a des choses imprévues que l'on n'a pas loisir de prévoir; et l'on ne les voit que lorsqu'on y est tombé: il y en a d'autres que l'on prévoit, mais qu'on ne peut empêcher: il faut s'abandonner à Dieu pour les unes et pour les autres.
Il en est de même des chutes que nous nous causons par nos imprudences : il les faut également supporter. Mais de s'aller précipiter, afin que Dieu sauve, c'est tenter Dieu. Je suis sur un bateau, une vague prompte et imprévue le renverse; ou bien, je vois la tempête, et je prévois le naufrage ; mais je ne puis l'empêcher: alors je m'abandonne, et je porte cet abandon jusqu'à ne vouloir pas empêcher cet orage, que Dieu a excité sans moi, quoique je vois ma perte assurée. Si je pouvais échapper de la tempête, j'en serais bien content dans la volonté de Dieu; ne le pouvant, je suis content de périr dans la même volonté de Dieu. Une personne par imprudence se penche trop sur le bateau, et se noie : elle voit que c'est sa faute, et cela lui rend son mal plus douloureux, à cause qu'elle n'y voit pas l'ordre de Dieu : cependant cela est sans remède : lorsqu'il se penchait, quoi qu'inconsidérément, il ne croyait pas se noyer, mais seulement puiser de l'eau, ou faire quelque autre chose: cependant il est tombé. C'est un ordre de Dieu aussi bien que le reste, quoiqu'il ne le voie pas tel. Mais se jeter dans le péril, c'est une témérité (a) et celui qui se met volontairement dans le danger, y périra, non par une perte d'abandon, mais par une perte de péché.
La dernière tentation est d'ambition : mais comme Jésus-Christ a dépeint sur son extérieur ce qui se passe dans le plus intérieur de ses amis, sous cette ambition grossière et ridicule, qui est ici proposée, il en faut entendre une autre secrète et subtile, qui est le malheureux écueil de quantité de spirituels.
Le Démon se transforme en Ange de lumière jusqu'à ce point, que de leur faire voir de grandes choses et une haute gloire à quoi il leur persuade que Dieu les destine. Il le leur fait même dire par d'autres, à qui l'on donne facilement créance sur le témoignage de leurs vertus; et
(a) Eccli. 3. v. 27.
le malin Tentateur ne manque pas d'adresse pour prendre chacun par son faible, l'attaquant par l'espérance des choses qui naturellement lui plaisent le plus, comme par la vanité, ou par la curiosité, par l'avidité des lumières, ou par le goût de l'extraordinaire. Mais ce ne sont que de fausses promesses, qui amusent jusqu'à tel point ceux qui y ajoutent foi, que de leur faire préférer l'esprit de mensonge à l'esprit de vérité. Je vous donnerai, dit-il, toutes ces choses, si vous voulez préférer votre gloire à celle de Dieu, vous prosternant par une fausse humilité pour suivre mes suggestions, plutôt que la volonté de Dieu. Il fait son coup d'une manière subtile et cachée : et n'ignorant pas que toute la perfection de l'âme et la consommation consiste dans la désappropriation, il lui persuade de retenir sa propriété sous de beaux prétextes : mais que lui répond le Sauveur ?
La propriété est une espèce d'idolâtrie, puisqu'elle attribue à la créature ce qui n'est dû qu'à Dieu seul. Tant que l'on n'est pas prêt à sacrifier pour Dieu tout intérêt, même de salut et d'éternité, on ne l'estime et on ne l'aime pas avec la préférence qui lui est due, et conséquemment on ne l'adore pas souverainement; mais l'on réserve une partie de l'adoration, qui lui est due, pour la donner à la créature: car tout ce que la créature se rend propre, hors de son néant et de son péché, elle le dérobe à Dieu. Ce venin de propriété infecte tellement les bonnes
(a) Deut. 6. v. 13.
oeuvres de ceux qui s'aiment eux-mêmes, qu'il en coûtera des tourments incroyables pour les consumer en purgatoire dans les âmes qui n'en auront pas été purgées en cette vie. C'est pourquoi le fils de Dieu voyant que cette tentation est la plus générale, et que presque toutes les âmes s'en laissent surprendre, il chasse avec plus de force le Démon qui la suscite, lui disant, qu'il ne faut adorer que Dieu seul, et n'idolâtrer chose au monde quelle qu'elle soit: adorer un Ange est aussi bien idolâtrer que d'adorer une bête. Les gens du monde idolâtrent les bêtes en aimant les voluptés : les personnes spirituelles adorent les Anges en s'attachant à ce qui est grand et élevé devant Dieu : mais les uns et les autres sont également idolâtres. Il faut adorer Dieu seul par l'anéantissement de tout le reste ; et ne servir que lui seul'; et le servir sans intérêt, si l'on veut le servir parfaitement : servir Dieu par intérêt, c'est nous servir nous-mêmes avec lui, et partager avec lui les fruits de nos services; et non pas le servir lui seul.
Sitôt que ce ministre de la justice de Dieu, envoyé pour tenter l'homme, s'est retiré, Dieu prend un nouveau soin de celui qui vient de sortir heureusement de la tentation, et il applique tous les soins de sa providence à le servir. Le Diable n'avait pas une connaissance entière de Jésus-Christ, et le mystère de son incarnation et de la rédemption du monde ne lui avait pas été découvert : il se doutait néanmoins que ce fut le Fils de Dieu et le Sauveur, ayant lieu de s'en défier à cause de la vie pauvre et obscure qu'il menait, et aussi beaucoup de sujets de le croire pour les marques d'une sainteté extraordinaire qu'il voyait en lui. C'est une figure autant belle que véritable de l'intérieur des amis de Jésus-Christ, choisis pour honorer son intérieur : ils portent au-dedans un trésor de sainteté, et une vie toute divine, sous l'extérieur d'une vie la plus commune.
Jésus-Christ ayant ouï dire que Jean, figure de la pénitence, était prisonnier, se retira. Il se retire, lorsque la pénitence est captive, en deux manières ; l'une, lorsqu'on ne lui donne pas toute son étendue, mais qu'on la borne à telle ou telle chose : car il faut que la conversion et le retour à Dieu se fassent pleinement, et non à demi : l'autre, lorsque l'on se borne à la pénitence même; et que, pour vouloir se tenir attaché à ce premier moyen, quoique bon et nécessaire, l'on ne passe pas aux autres, qui sont plus excellents, et qui comme de meilleurs fruits, doivent succéder à ceux de la pénitence. C'est en user comme cet
(*) Isaïe 9. v. I.
homme imprudent, qui cacha son talent dans la terre; ce bien était à lui, mais il en perdait les fruits. Cet arrêt des âmes dans ce premier degré empêche l’Esprit de Jésus-Christ d'opérer en elles, et l'oblige souvent à se retirer.
Tout le soin de Jésus-Christ a été d'accomplir l'Écriture, pour marquer que l'Ancienne Loi n'était que la figure de la nouvelle, et qu'elle devait se terminer à Jésus-Christ, quant à tout ce qu'elle avait de figure et de cérémonie. Deux choses se doivent distinguer dans l'Ancienne Loi, à savoir, la figure, et la réalité. Tout ce qu'il y avait de figuré s'est accompli en Jésus-Christ, et par lui dans son Église : mais ce qu'il y avait de réel a passé jusqu'à nous, ayant été déclaré perfectionné et mieux établi par Jésus-Christ. Ce qu'il y avait de réel dans la loi, était le commandement, et la volonté de Dieu, qui devaient être accomplis non seulement dans l'Ancienne Loi, mais encore plus parfaitement dans la Nouvelle. Ainsi le culte de Dieu, et l'esprit de religion est commun à toutes les lois; parce qu'il en est l'âme et le but principal. Or ce culte consiste dans le Sacrifice, et cet esprit dans l'Oraison : et par conséquent le sacrifice et l'oraison doivent se perpétuer dans toutes les lois. Et comme ils ont été indispensables dans les lois anciennes, la naturelle et l'écrite, ils doivent aussi être accomplis par Jésus-Christ, et ayant été perfectionnés par lui-même, être transmis à son Église pour tous les fidèles.
La réalité donc de la loi a été conservée, et sa cérémonie a été abolie: et il en est de même de l'Oraison et du Sacrifice: leur réalité a été conservée et perfectionnée par Jésus-Christ, et leurs cérémonies ou figures ont été abolies. Les dix commandements de la loi ont été approuvés, déclarés et pratiqués par Jésus-Christ; mais ils ont été perfectionnés par lui-même, y ayant ajouté quantité de choses d'une plus grande perfection. La sanctification du Sabbat est restée quant à la substance; mais la manière judaïque dont il était gardé, a été changé en une autre, déclaré par Jésus-Christ, qui quoique moins gênante, est beaucoup plus parfaite. Il en est ainsi de plusieurs autres points de la loi : mais celui du Sacrifice étant le plus important, mérite une singulière attention.
Le Sacrifice fut accompli, terminé et perfectionné en Jésus-Christ aussi bien que l'Oraison. La réalité du Sacrifice, qui est le culte souverain que nous devons à Dieu, comme étant le seul culte digne de Dieu, et qui ne se peut jamais déférer à la créature, s'est trouvée accomplie en Jésus-Christ d'une manière toute divine; et par son Sacrifice il a épuisé toute la perfection du culte qui se peut rendre à Dieu. Par son Sacrifice il a absorbé tous les sacrifices passés, et il a compris et sanctifié tous les sacrifices possibles. De forte que l'on peut dire, qu'il a divinisé en lui tous les sacrifices, sacrifiant un Dieu à Dieu même : mais il n'a point aboli les sacrifices, puisqu'il aurait en même temps aboli la religion, le Sacrifice en étant le culte principal, et ce qu'il y a de plus glorieux à Dieu. Il a seulement aboli la cérémonie des sacrifices anciens, et ce qu'il y avait de figuré, pour introduire la réalité que ces figures mêmes avaient promise.
Le sacrifice est d'une nécessité absolue pour la religion, étant ce qu'il y a de plus parfait, de plus public et de plus indispensable; et Jésus-Christ, en terminant la figure du sacrifice, a établi la réalité du sacrifice. Et comme toute figure du sacrifice se trouve perfectionnée en lui-même, étant la consommation de tout sacrifice, il est aussi la source de tout sacrifice ; de même qu'étant la consommation de toute sainteté, il est aussi la source de toute sainteté. Les sacrifices de tous les Martyrs sont renfermés dans le sacrifice de Jésus-Christ; et le Sacrifice de Jésus-Christ s'étend sur tous les sacrifices des Martyrs. J'ai déjà fait remarquer que Jésus-Christ devait être exprimé comme il avait été figuré : il était donc de l'intérêt de la gloire de Dieu, et de la nécessité de la religion, que le sacrifice de Jésus-Christ fut perpétué, et non pas fini ; puisque le seul sacrifice de Jésus-Christ était digne de Dieu, tous les autres n'ayant aucune valeur que par celui-ci, selon que le déclare S. Paul : Jésus dit à Dieu : (a) En entrant dans le monde ; vous n'avez point voulu de victime ni d'oblation, mais vous m'avez formé un corps. Les holocaustes et les sacrifices pour le péché ne vous ont pas été agréables : alors j'ai dit ; je viens.
Tout ce qu'il y a eu de sanglant dans les sacrifices de l'Ancienne Loi devait être aboli dans le sacrifice de la nouvelle, parce que Jésus-Christ les a tous épuisés, et qu'il en a rempli la vérité par l'effusion de son sang. La manière sanglante de sacrifier n'étant point de l'essence du sacrifice, mais seulement une figure du sang que le Sauveur devait répandre, le Souverain Prêtre a pu l'abolir en retenant toute l'a réalité du sacrifice qui consiste dans l'offrande, la destruction, et l'anéantissement de la victime par hommage à la ġrandeur de Dieu; de sorte que tout ce qui immole, détruit et anéantit la créature, à dessein de reconnaître la Souveraineté de Dicu, de
(a) Hébreux 10. v. 5 ; 6.
quelque manière que ce soit, ou dans l'intérieur ou à l'extérieur, soit par la perte des biens, ou de l'honneur, ou de la vie; tout cela s'appelle Sacrifice. Jésus-Christ a donc accompli en lui, terminé et perfectionné tous les sacrifices : mais outre cela il a dû continuer son sacrifice, et le perpétuer de la manière qui était la plus glorieuse à son Père : ce qu'il n'a pu faire qu'en instituant une extension et un renouvellement de son même sacrifice, ainsi qu'il se fait au Sacrifice de la messe.
Étant venu établir une nouvelle Église, qui avait toute la perfection de l'ancienne sans en avoir les défauts; parce qu'il n'abolissait point l'Église, mais il faisait succéder la réalité à la figure : il n'est point venu non plus abolir le sacrifice, mais le consommer et le perpétuer dans toute sa perfection. Il fallait cependant de nécessité que Jésus-Christ établit un sacrifice qui fut propre à la nouvelle Loi, puisqu'il n'est point de religion sans sacrifice ni de Loi sans son sacerdoce ; et que ce Sacrifice fut le même que celui de la croix, à cause qu'il n'en est point de plus parfait, et qu'il fut aussi perpétuel, autant que la nouvelle alliance la devait être.
Or ce sacrifice devait renfermer deux choses : la première est la réalité ou l'essence du Sacrifice : la seconde est la mémoire de la manière dont fut offert le grand Sacrifice de Jésus sur la croix. Ce devait être en premier lieu un sacrifice réel, véritable et parfait, qui eut toutes les qualités du Sacrifice, et par lequel la victime fut offerte, détruite et consommée, quoique non d'une manière sanglante. Secondement, ce devait être un mémorial du Sacrifice sanglant, qui fut offert d'une façon si visible sur le Calvaire. Jésus-Christ venant sur terre à dessein d'y glorifier infiniment son Père, et connaissant que le sacrifice était nécessaire à la religion qu'il voulait lui consacrer, étant ce qu'il y a de plus glorieux à Dicu, et le culte réservé à lui seul; il devait pourvoir son Église du plus parfait de tous les sacrifices, afin qu'il rendît à Dieu toute la gloire qui lui est due. Or il n'en pouvait point établir d'autre que celui de l’Eucharistie, qui seul a tous les avantages possibles, et qui dans le fond est le même que celui de la croix, quoiqu'il soit offert d'une manière différente ; et conséquemment a toutes les qualités nécessaires au plus parfait de tous les sacrifices.
Jésus-Christ conservant la religion devait conserver le sacrifice. Jésus-Christ perfectionnant la religion devait perfectionner le Sacrifice : Jésus-Christ perpétuant la religion devait perpétuer le sacrifice : cela est autant incontestable, qu'il est certain que le sacrifice est essentiel à la religion. Jésus-Christ établissant la nouvelle alliance par sa mort, offrit aussi par là même son sacrifice d'un prix infini : mais il fallait que ce même sacrifice se renouvelât tous les jours, afin de rendre à Dieu son Père une gloire digne de lui. Et comme le dessein de l'Incarnation n'a pas seulement été de sauver les hommes, mais aussi de réparer la gloire de Dieu, et d'étendre son empire, pour lui déférer un honneur infini : de même la fin du sacrifice de Jésus n'a seulement été de racheter les hommes; mais encore de rendre par lui tous les jours à Dieu une gloire digne de lui. Il ne faut point douter que Jésus-Christ n'ait établi ce sacrifice; car il l'a pu sans doute, et nous ne saurions douter de son pouvoir; et s'il l'a pu, il l'a dû; et l'ayant pu et dû, il l'a fait indubitablement : et il ne l'a pu faire autrement qu'en établissant le sacrifice de l'Eucharistie, qui renferme tout ce qu'il y a de plus glorieux à Dieu, et de plus utile aux hommes. Il renferme tout ce qu'il y a de plus glorieux à Dieu, puisqu'il contient, renouvelle et perpétue le sacrifice de son fils, qui est tout ce qu'il peut y avoir de plus grand et de plus glorieux à Dieu; et tout Dieu qu'il est, il ne peut être glorifié davantage que par le sacrifice d'un Dieu: il comprend aussi tout ce qu'il y a de plus avantageux aux hommes, puisqu'il leur applique tous les fruits du sacrifice de leur salut.
Que le sacrifice de l'Eucharistie ait toutes les qualités d'un véritable sacrifice, c'est ce qui est facile à prouver. Il a la réalité du sacrifice, et il en a le mémorial : il en a la réalité, puisque Jésus-Christ est véritablement immolé et sacrifié sur l'autel, où son être sacramental est détruit et consumé pour honorer la Majesté divine. Il en a aussi le mémorial; puisqu'il est offert en mémoire du sacrifice sanglant de la croix. C'est un sacrifice réel, comme l'étaient les sacrifices de l'ancienne loi : mais c'est un sacrifice mémorial, comme les autres étaient des sacrifices figuratifs ; mais avec cette différence, que la réalité des anciens était sans valeur et sans perfection, n'étant que des victimes vides et inutiles, qui n'avaient point de mérite que celui qu'elles empruntaient d'un sacrifice futur : au lieu que le sacrifice de l'Eucharistie contient la victime pure, sainte et sans tache, qui a été immolée une fois en manière sanglante et visible, et qui est encore (*) incessamment offerte d'une manière non sanglante et invisible sur l'autel.
(*) Quoiqu'il soit prédit que dans les derniers temps, ou sous le regard de l'Antéchrist, le Sacrifice doit cesser et être aboli; Dan. XI. v. 31. il continuera pourtant entre les Enfants de Dieu, qui lui offrant leurs corps en sacrifice vivant et saint, seront toujours, et Jésus-Christ aussi demeurent en eux, les vraies hofties agréables à Dieu, duquel ils perpétueront ainsi éternellement le culte raifonnable et spirituel, Rom. 12. V. 1. et Jcan 17. v. 23.
Ô mes frères, qui vous privez par votre faute de l'avantage du sacrifice, vous vous privez du plus grand bien que vous puissiez recevoir: puisque ce sacrifice, qui se renouvelle tous les jours, étant le même que celui que Jésus-Christ offrit sur la croix, il en a toute la valeur, et il peut nous en appliquer tous les avantages. Inférez de tout ce qui s'est dit, ce que c'est que d'assister à une Messe, ou d'y avoir une part singulière, mais il en est de l'Oraison comme du Sacrifice.
Il y a un autre culte qui n'est pas moins essentiel à la religion que le sacrifice, et c'est l'Oraison. L'Oraison a aussi sa réalité et sa cérémonie. Jésus-Christ en a conservé et perfectionné la réalité, et il en a aboli beaucoup de cérémonies qui ne lui étaient point nécessaires, selon l'explication qu'il en donna à la Samaritaine : (a) Femme, lui dit-il, croyez-moi ; le tems est venu que vous n'adorerez le Père, ni sur cette montagne, ni en Jérusalem : mais les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Il établit la prière dans toute sa pureté et liberté, l'affranchissant des tems, des lieux, des manières et des méthodes. L'ORAISON donc est un commerce de l'âme avec Dieu, une effusion du cœur devant lui, une prière d'esprit très simple et qui s'éloigne du matériel, une prière de vérité, par laquelle on rend à
(a) Jean 4. v. 21, 23.
Dieu ce qui lui est dû. Voilà la prière que Jésus-Christ est venu établir.
Nous avons deux parties en nous, l'extérieure
et l'intérieure. Pour les appliquer à l'adoration de
Dieu chacune en leur manière, le Sauveur nous a enseigné
deux sortes de prières comme autant
d'adorations :
l'extérieure doit dépendre de l'intérieure, et
non pas l'intérieure de l'extérieure.
L'on ne peut ni ne doit pas toujours faire la
prière extérieure, cela étant incompatible avec
nos devoirs et les besoins de la nature: mais l'on peut et doit
toujours faire l'intérieure selon S. Paul :
(a) Priez
continuellement. Jésus-Christ a accompli cette double
prière et cette double adoration, la faisant lui-même et
la perfectionnant, pour sanctifier par son mérite toutes les
nôtres; et en qualité de Médiateur il réunit
et confomme en lui toute prière. Il n'a pas donc aboli la
prière, quoi qu'il ait fait connaitre l'inutilité de
beaucoup de ses cérémonies, et que dans le fond nulle
cérémonie ne lui soit nécessaire, sinon en tant
qu'elle doit se rendre publique, et s'unir à celle de l'Église
: au contraire il a sanctifié et étendu toute prière,
priant divinement lui-même, et apprenant aux hommes à
prier parfaitement. De sorte que comme Jésus-Christ est le
sacrifice, il est aussi la prière de l'Église. Et cette
prière se trouve très réelle dans l'âme
conduite à Jésus-Christ : car elle éprouve qu'il
se fait en elle une prière admirable, à laquelle elle
n'a point d'autre part que l'acquiescement et l’union à
cette prière, qui se fait en elle : par l'Esprit de Dieu, et
qui s'adresse à Dieu pour elle. Mais, Jésus-Christ est
proprement cette prière; et c'est par l'esprit de sa grâce
qu'elle est communiquée aux hommes : prière infiniment
(a) I Thess. v. 17.
relevée ! dont ceux-là sont privés, qui ne s'abandonnent pas à l’Esprit de Jésus-Christ.
Ces peuples donc qui étaient dans l'anéantissement, et qui étaient assis dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort, voyant lever sur eux peu à peu la divine lumière, Jésus-Christ, qui vient opérer toutes choses en eux, pourvu qu'ils veuillent bien se délaisser à lui, doivent être fidèles, et le laisser agir, et le laisser être en eux et pour eux tout ce qu'il veut être à l'égard de son Père : et comme dans Jésus-Christ il y a l'extérieur et l'intérieur, il faut lui abandonner l'une et l'autre de ces deux parties qui sont en nous : l'extérieur afin qu'il le rende conforme au fien ; car c'est à lui à nous mettre dans ses états : et l'intérieur, afin qu'il le réforme &' transforme en lui par son opération divine, d'autant plus que lui seul le peut faire.
Le Fils de Dieu ne commence sa prédication qu'après avoir passé par les rigueurs, les épreuves et les tentations du désert : il ne se fait même connaître au monde qu'après avoir consumé trente ans dans une vie pauvre, cachée et anéantie : non qu'il eût besoin de cette longue attente, ni de ces dispositions, lui, qui comme la sagesse du Père, avait prêché par tous les Patriarches et Prophètes depuis la création du monde, et qui eût pu prêcher divinement lui-même dès le berceau. Mais il en usa avec cette réserve, pour réprimer la précipitation avec laquelle nous voulons aider les âmes, avant que la nôtre soit bien acquise à Dieu, et pour nous apprendre qu'il faut nous bien fonder et nous établir en Dieu, avant que de prêcher aux autres « car l'opérer suppose l'être, et nul ne donne ce qu'il n'a pas : et celui qui n'a rien pour les autres, et qui néanmoins veut se répandre, ou ne peut rien leur communiquer, ou se prive lui-même de ce qu'il leur donne. Jésus-Christ commence ses sermons comme S. Jean, par la pénitence : les Apôtres (*) en firent de même; pour nous marquer, que la pénitence est absolument nécessaire ; et que, lorsqu'il veut venir lui-même, il faut que les cours foient disposés à le recevoir par la pénitence. Il assure aussi que le Royaume de Dieu est proche, pour animer à faire pénitence par le prix qui lui est proposé.
Jésus-Christ ne regarde point à la qualité ni au mérite des personnes dans le choix qu'il en fait : il prend des hommes sans science et sans talents, afin que les oeuvres de sa puissance ne foient point attribuées aux créatures ; mais à lui seul. Il prend des pêcheurs de poissons pour en faire des pêcheurs d'hommes, pour nous apprendre que Dieu dispose peu à peu l'homme par la providence et par la condition où il le met, à ce qu'il en veut faire. Le Sauveur ne leur donne pas d'abord leur mission, quoiqu'il ait dessein d'en faire des Apôtres : il leur dit seulement : menez après. moi, comme voulant dire; lorsque vous
(a) Act, 2. v. 38. et Ch. 17. v. 30. et 20. v.21,
m'aurez suivi dans mes voyes et jusques dans les lieux où je vous conduirai, alors je vous ferai pêcheurs d'hommes, c'est-à-dire, Apôtres.
Il y a deux manières de suivre JÉSUS-CHRIST: l'une, en se laissant conduire à lui : l'autre, en s'efforçant de suivre ses traces, et de faire ce qu'il a fait. La seconde ne suffirait pas pour faire un Apôtre. Il est de nécessité qu'il soit formé par la première : il ne se contente pas de nous faire marcher par un chemin, s'il ne nous y mène en propre personne : c'est lui qui nous y fait marcher après lui, et c'est lui qui nous imprime ses états. Nul ne sera jamais un véritable Apôtre qu'il ne se soit laissé conduire à Dieu par Jésus-Christ, et qu'il ne l'ait suivi dans ses états par la réelle expérience qu'il en doit porter.
Sitôt que ces deux Apôtres furent appelés, ils abandonnèrent tout pour suivre Jésus-Christ. La promptitude à suivre Dieu lorsqu'il nous appelle, est extrêmement nécessaire : et de cette fidélité à la vocation divine, dépend le salut. Ô divin Jésus ! Vous êtes venu appeller tout le monde; mais personne ne vous veut écouter ! C'est ce qui fait qu'il en est (*) tant d'appelés et si peu d'élus. La manière de correspondre à la grâce nous est montrée par la fidélité de S. Pierre et de S. André, qui abandonnerent à l'instant tout ce qui pouvait les arrêter et empêcher de suivre Jésus-Christ. Bien des gens voudraient suivre Jésus-Christ, mais ils ne voudroient point abandonner ce qui les arrête : il faut tout quitter pour le suivre, autant les petites choses que les grandes ; et prendre garde que s'étant renoncé dans les grandes, on ne demeure attaché aux petites.
Deux choses se peuvent quitter, l'état
(*) Matth. 22. v. 14.
même, et l'attachement à quelque chose de l'état. Ces Apôtres ne quittèrent alors que leurs filcts et non pas leur état; ils ne quittèrent que ce qui les arrêtait et embarrassait dans leur état, et qui les empêchait d'avancer vers Dicu: mais ils demeurèrent dans l'état dégagés de toutes choses. Dieu n'est point contraire à lui-même: il n'oblige pas tout le monde à changer d'état lorsque leur état n'est pas criminel : au contraire, il perfectionne les âmes dans l'état qu'il a fanctifié pour elles. C'est pourquoi il dit : Je vous ferai pêcheurs d'hommes : comme voulant dire; sans vous faire changer d'état, je vous ferai faire avec perfection tout ce que je veux de vous. O qu'il est de conséquence d'abandonner tout ce qui se peut, et de ne tenir à rien du tout, pour être fidèle à la grâce!
Jésus-Christ prend d'autres pêcheurs dans une barque ; parce que l'exercice de la pêche en pleine mer les ayant déjà accoutumés à s'abandonner à la merci des flots, ils étaient plus propres pour s'abandonner à toutes les volontés de Dieu sans craindre ni les orages, ni la tempêce. Ces deux frères ne furent pas moins fidèles que les premiers à la grâce de leur vocation, abandonnant non seulement leurs filets, comme les autres, mais aussi leur Père. Dieu semble demander d'abord de plus grands sacrifices des uns que des autres, quoique dans la suite il en doive exiger de très grands de tous.
Quel est cet Évangile du Royaume que prêchoit mon Sauveur? C'est qu'il enseignait la manière de chercher Dieu en nous, où il est comme dans son Royaume, si nous voulons l'y laisser régner. C'est prêcher l'Évangile du Royaume que d'apprendre aux âmes à se laisser conduire et gouverner par l'Esprit de Dieu ; et leur faire comprendre que selon la parole de Jésus-Christ (a) le Royaume de Dieu est au-dedans de nous : car au lieu qu'avant la prédication de l'Évangile, Dieu était si peu connu et si mal servi, qu'on le cherchoit en certains lieux seulement, et l'on ne croyoit pas pouvoir adorer sans des cérémonies grossieres; depuis ce jour de grâce on a appris à le trouver par une seule oeillade de foi dans l'intérieur, et à l'adorer parfaitement dans le Sanctuaire de l'âme. Jésus-Christ n'a pas plutôt prêché ce Royaume intérieur, et introduit les âmes dedans, qu'il guérit toutes leurs maladies spirituelles et les langueurs qui les accablaient : en sorte qu'elles se trouvent mises dans une nouvelle et céleste vigueur fitôt qu'elles respirent cet air de Paradis.
(a) Luc 17. V. 21.
Jésus-Christ attiroit tous les peuples par la force de sa doctrine, et il les enlevait par la multitude de ses miracles : ses paroles, sortes et efficaces, agissaient au-dedans, et gagnaient les coeurs : et les prodiges qu'il opérait, guérisant de toutes maladies, rendaient témoignage à la parole. C'est à quoi l'on connaît que Jésus-Christ est véritablement dans une âme, en ce qu'il est (a) puisant en æuvres et en paroles; et que, lorsque c'est lui qui parle ou qui agit, tout ce qu'il dit se trouve fait à l'instant.
Il n'y a pas une circonstance qui ne soit admirable dans cette manière de prêcher de Jésus-Christ. Il monte sur une haute montagne; pour marquer qu'il fallait s'élèver au-dessus de la terre, de la nature, et de soi-même, pour comprendre le Sermon qu'il allait faire. Il montre de plus par-là, que ce n'est pas une doctrine commune et propre aux commençans ; mais une doctrine si relevée, qu'elle suffit pour les parfaits, étant la quintessence de toute perfection. Ses Disciples s'approcherent de lui, afin de recevoir l'Esprit et la réalité des mêmes choses qu'il prêchait. Ô doctrine vraiement divine, qui s'insinue et opère dans les coeurs à mesure qu'elle est prêchée ! C'est pourquoi l'Écriture remarque, que le Fils de Dieu ouvrit ici sa bouche, lui qui ouvre et remplit la bouche de tous
(a) Luc 24. v. 19.
les prédicateurs de la vérité ; pour nous apprendre, qu'en même-tems qu'il l'ouvre pour en faire couler sa parole, il ouvroit aussi tous les trésors de ses grâces pour la rendre féconde, et la foutenir dans tout ce qu'elle ordonne : en sorte que des choses presque impossibles du côté de la nature, sont rendues très-aisées étant prises du côté de la grâce, et animées de l'exemple de Jésus-Christ; qui par la pratique qu'il en a faite, en a ôté toute la difficulté.
Cette première Béatitude renferme seule toute la perfection et la consommation de la perfection même. Une vive pénétration de cette sentence de Jésus-Christ a donné lieu aux spirituels et aux mystiques de dire de si belles choses touchant la pauvreté d'esprit, à laquelle ils ont donné divers noms, de dépouillement, d'appauvrissement, de nudité, de perte, de mort, et d'anéantissement. Tout ce que l'on en dit, est bien véritable, étant fondé sur cette déclaration infaillible du Fils de Dieu; et tout ce qui s'en peut dire n'approche pas de ce que c'en est dans la vérité : mais nul ne peut pénétrer le sens de ces profondes paroles, s'il n'a le courage de se donner à Dieu sans réserve pour les pratiquer.
J'en dirai ici quelque chose, selon qu'il plaira au Père des lumières de me l'inspirer.
Jésus-Christ met cette béatitude au premier rang et à la tête des autres, comme celle à laquelle elles doivent toutes se rapporter. La pauvreté d'esprit ne s'entend pas seulement du détachement d'affection des richesses, comme plusieurs l'expliquent : elle s'étend de plus à un appauvrissement général de toute l'âme, et de tout l'esprit, et jusqu'à une désappropriation entière et absolue, et une perte de tout propre intérêt. Il faut que cette pauvreté se répande sur les trois puissances de l'âme, et qu'elle pénètre même sa substance et son centre, pour les dépouiller de tout ce qu'elles possédent avec attache, et les réduire dans une parfaite nudité.
Comme parmi les pauvres de biens extérieurs il y en a de plus ou moins pauvres, les uns étant dans une extrême indigence et dans la dernière disette ; et les autres possédant encore quelque chose, pour peu que ce soit : de même l'appauvrissement d'esprit est plus ou moins poussé, selon le dessein de Dieu sur les âmes. Les uns ne passent que par les premiers dépouillemens des sens; quelques-uns vont jusqu'au dépouillement des puissances; mais il en est peu qui arrivent jusqu'au dépouillement central et à la pauvreté du fond, qui est l'entier anéantissement.
Il y a des biens qui sont hors de l'homme, tels que sont les temporels : et il y en à d'autres qui sont en lui, comme la santé et la beauté. La pauvreté est plus ou moins grande selon qu'elle Jui arraché plus des uns ou des autres. L'esprit a de même des biens qui sont hors de lui, comme l'honneur, la réputation, l'estime et l'affection des créatures; et il y en a qui sont en lui-même, à savoir toutes les richesfes des Sens intérieves et des puisances de l'âme, la science, le discernement, la vertu, et le reste. Dieu qui voit que ces biens possédés avec propriété, par une avidité naturelle et impure, au préjudice de la souveraineté de son amour, empêchent que l'homme ne puisse posséder le Royaume des cieux, qui n'est autre que Dieu même; [qui] le dépouille de tout cela afin qu'il apprenne à donner à Dieu seul la préférence de son estime et de son amour, sans laquelle il est impossible qu'il jouisse de Dieu : car il est sûr, que Dieu ne remplit un cœur de soi-même qu'autant qu'il est vide et dénué de ce qui pourrait l'attacher, l'amuser, ou le partager : tout autre cœur ne serait pas digne de lui : c'est pourquoi JÉSUS-CHRIST déclare que notre béatitude consiste à être pauvres d'esprit, c'est-à-dire, que quiconque est parfaitement détaché de tout bien créé, est heureux; puisque dès lors le bien souverain, Dieu et tout ce qu'il est, est à lui.
Dieu commence donc par dépouiller les sens intérieurs, l'imagination et la fantaisie, de leurs formes, figures et images, et de leurs activités naturelles : et la partie inférieure de l'âme, de ses passions. Puis il dépouille l'entendement de ses conceptions, raisonnemens et réflexions, de la subtilité à pénétrer les choses, et de la facilité qu'il avait autrefois d'exercer ses fonctions : il le prive même des dons surnaturels dont il l'avoit gratifié pour un tems, comme des illustrations, extases, visions et révélations. Il dépouille la mémoire de ses idées naturelles ou surnaturelles, des sciences acquises et infuses, du souvenir des choses passées, et de l'impression de celles qui arrivent de jour en jour; en sorte que toute mémoire semble perdue. Il dépouille la vonlonté de tout désir, penchant, choix, inclination, affection ou attache à quoi que ce soit : elle croit même perdre toutes ses grâces, vertus, dons et biens spirituels sensibles ou apperçus : Enfin toute l'âme est tellement appauvrie, qu'elle ne trouve plus rien non seulement qui l'enrichisse, mais même qui la nourrisse et qui la soutienne; en sorte que se trouvant dans l'impuissance d'agir, et de tirer de ses puissances leurs actes ordinaires, elle tombe en défaillance; et il lui femble qu'elle a perdu l'esprit, et qu'elle n'a plus ni être ni vie. Aussi ce dépouillement s'appelle-t-il une mort, ou la mort des sens, si c'est une privation de leurs' plaisirs et inclinations naturelles, et de la vivacité avec laquelle ils se portent à leurs objets : ou la mort des puissances, l'âme perdant la facilité de s'en servir, en sorte qu'elles semblent être perdues, et qu'elles ne se trouvent plus : ou enfin, la mort de l'âme, en ce qu'elle se trouve privée de ses fonctions sensibles et aperçues qui faisoient sa propre vie.
Mais cet appauvrissement, quelque extrême qu'il paraisse, ne suffit pas encore. Dieu appauvrit ensuite cette âme de toute propriété centrale, de toute passion secrète et profonde, de toute attache aux choses les plus saintes, de tout amour naturel de ce qui n'est point Dieu; enfin de toute vie et de tout être propre : en sorte qu'elle ne se trouve plus en quoi que ce soit, ni pour quoi que ce puisse être. C'est comme une cessation d'existence et de subsistance propre, pour n'existter et ne subsister plus qu'en Dieu : ou plutôt, tout être propre est ici si fort anéanti quant à sa propriété, opposition et consistance en soi-même, qu'il faut nécessairement que par la perte de tout être propre l'âme recoule dans le Souverain Etre, où tous les êtres possibles sont renfermés, lorsqu'ils n'ont point d'opposition à n'exifter qu'en Dieu. Mais lorsqu'ils ont une opposition foncière, comme celle de la propriété, ils existent bien en Dieu nécessairement, à cause de son immensité qui renferme toutes choses; mais ils n'y existent pas en unité, ni par union d'agrément, qui fait comme un mélange sans distinction de l'être créé avec l'incréé, rien ne l'empêchant plus de se rejoindre à son Origine, quoique toujours avec la disproportion effentielle de la créature au Créateur: au lieu que autres créatures propriétaires, ou pécheresses, existent en Dieu par nécessité d'être et de dépendance, mais avec éloignement, ou opposition de coeur. Je ne sais si j'aurai expliqué ceci de manière qu'il puisse être entendu..
Ces pauvres d'esprit par la perte de leur proprieté reçoivent en propre le Royaume du ciel, qui est Dieu même. Dieu règne en eux, et ils règnent en Dieu. Dieu les possède, et ils possèdent Dieu. La possession et la récompense est proportionnée à la pauvreté qui l'a méritée : et la pauvreté d'esprit étant arrivée jusqu'à la perfection que je viens de décrire, ne mérite rien moins que Dieu: non par un mérite de dignité ou de justice ; car la pauvreté, le vide et le néant ne méritent rien, quoique l'âme qui aime à s'y voir réduite pour la gloire de Dieu, mérite tout auprès de lui : mais par un mérite de disposition et de rapport: car le seul tout peut remplir le vide du néant.
Cette béatitude étant bien différente de la première, elle a aussi une récompense bien différente. Tout le bonheur de la vie consiste dans la pauvreté d'esprit; parce que c'est par cette pauvreté que l'on jouit de Dieu même, ainsi que Jésus-Christ, qui a été le plus pauvre des hommes intérieurement et extérieurement, a été aussi le plus heureux : et sa pauvreté ayant été sans égale, son union fut aussi hypostatique et sans pareille. Dès le moment de l'incarnation l'homme fut en Jésus-Christ dans un anéantissement si parfait, qu'il n'avait ni vie ni action qui ne fût parfaitement soumise à la Divinité ; et que tout était en lui perdu et abîmé dans une vie divine : et son humanité sainte était entièrement destituée de tout propre soutien, pour n'être soutenue que de la Divinité. Cet anéantissement de Jésus-Christ était infini, et renfermait en soi tous les anéantissements possibles. Dieu ne saurait faire un anéantissement plus infini, et il est impossible qu'il s'en fasse un plus étendu, celui-là ayant été poussé jusqu'où l'anéantissement de grâce et d'amour pouvait aller. aussi l'homme ainsi anéanti en Jésus-Christ fut-il Dieu, et autant immense et autant Dieu qu'il était anéanti, la plus grande des plénitudes ayant rempli en lui le plus grand de tous les vides : mais l'expression humaine ne trouve point de termes pour l'expliquer : il en faut laisser comprendre aux âmes anéanties ce qu'il plaît à Dieu de leur en faire éprouver.
Mais pour arriver à cette suprême et dernière béatitude de la parfaite pauvreté d'esprit, il y a des degrés et comme une échelle à monter. Jésus-Christ ayant proposé la première, celle qui s'acquiert la dernière, comme étant le terme et le but de toutes les autres. La première donc de celles qui y conduisent est la douceur : celui qui a l'esprit doux, a la terre pour héritage, c'est-à-dire, une certaine possession de soi-même, qui l'établissant dans la paix et dans le repos, le rend propre à écouter Dieu et à recevoir ses motions divines. La douceur, la paix, la tranquillité sont de grands moyens de perfection.
Il y a de deux sortes de larmes ; les unes sont des larmes de pénitence, causées par la douleur d'avoir offensé Dieu : ceux qui pleurent de la sorte avec Madeleine, ont bientôt la confolation d'entendre, comme elle, par un langage intérieur du S. Esprit, que (a) leurs péchés leur ont été pardonnés
Les autres larmes sont causées par les croix et afflictions extérieures dans ceux qui les considèrent comme des sujets de pleurs. Dieu proportionne la consolation aux maux qu'il envoye, comme David l'avoit éprouvé lorsqu'il disait, (b) Vos confolations ont rempli mon âme de joie à proportion des douleurs qui ont accablé mon coeur.
Cette béatitude renferme de grandes choses, aussi la récompense en est-elle très-grande. Il y a trois sortes de justice dont l'on peut être affamé, et aussi trois rassasiemens qui leur répondent. La première faim de la justice est un désir d'être juste: et Dieu donne la justice avec plénitude à quiconque la désire fincérement. La seconde faim de la justice est, que la justice de Dieu soit exercée sur nous dans toute son étendue ; et cette faim cause une passion extrême pour la souffrance. l'âme qui en est pressée est si insatiable de toutes sortes de maux, qu'il lui femble que tout ce qu'elle souffre, ne pourra jamais satisfaire son désir ni étancher sa soif: aussi Dieu pour la rassasier de peines et d'opprobres, lui
(a) Luc 7. v. 47. (b) PL. 93. V. 19.
en envoye au-delà de ce que l'on peut penser. La troisième faim de la justice est celle par laquelle l'âme anéantit toute propre justice, afin que la seule justice de Dieu demeure et subsiste. Ici l'âme, par l'excès d'un amour le plus généreux et le plus désintéressé, sacrifie à Dieu tout ce qu'elle avait de plus cher. Elle laisse Dieu être toutes choses : elle s'abandonne à lui pour souffrir - tous les maux possibles, non seulement dans le tems, mais même dans l'éternité : plus elle est pauvre, plus elle est contente que Dieu soit Dieu, seul juste, seul bon, seul grand. C'est l'état de la désappropriation générale de toutes choses, où l'âme se trouvant même désappropriée de l'intérêt de son salut, laisse à la divine justice qu'elle fasse d'elle tout ce qu'il lui plaira durant l'éternité.
Cette troisième faim ou soif de la justice est plus pressante que nulle autre. L'âme qui en est dévorée, a pour elle-même une haine inconcevable: elle voudrait être détruite afin que Dieu seul fut ce qu'il est; et elle estime moins qu'un atome tous les intérêts de toutes les créatures ensemble au prix d'un petit rayon de la gloire de Dieu, ne désirant rien plus sinon qu'il soit connu pour ce qu'il est, Dieu SOUVERAIN ET JUSTE : Le désintéressement de son amour va si loin, qu'elle aimeroit plus sa justice que sa miséricorde, si Dieu lui en donnoit le choix; parce que la justice ne regarde que Dieu, qui se satisfait en se rendant justice à lui-même; et sa miséricorde est pour les hommes, et tend à leur faire du bien. C'est aussi dans cet état qu'une âme si généreuse est pleinement rassasiée ; parce qu'elle jouit de la possession de Dieu même : elle éprouve un rassasiement entier, par lequel tous ses désirs sont contents et remplis : plus sa faim et sa soif a été grande, plus son rassasiement est parfait. O si l'on savoit ce que c'est que ce rassasiement! (a) il approche de celui de la gloire. l'âme qui y est arrivée ne voit plus rien à souhaiter pour elle : car que peut-il manquer à la satisfaction d'une âme qui fait tout son contentement du contentement de son Dieu ? ou quelle privation, ou quelle peine pourrait la troubler ou l'inquiéter, depuis qu'elle s'est parfaitement sacrifiée à tous les maux possibles, soit du tems ou de l'éternité ? Qu'elle chante librement avec David : (b) Que désiré-je, dans le ciel, et que veux-je sur la terre sinon vous seul ? Ma chair, mon coeur sont dans la défaillance : Ô Dieu ! vous êtes le Dieu de mon coeur, mon partage pour jamais.
La Miséricorde est une vertu qui nous fait pardonner aisément les torts que l'on nous a faits, qui porte à faire du bien à tout le monde, et empêche de faire du mal à personne: elle inspire de la compassion pour les maux du prochain: ceux qui en usent de la sorte recevront infailliblement miséricorde de Dieu ; parce qu'ils méritent d'être traités de lui comme ils ont traité leurs frères.
La pureté de coeur consiste dans une séparation de toute affection étrangere, et dans la perte de toute volonté propre. Ceux qui sont de la sorte, voyent Dieu; non pas d'une vision claire et manifeste; mais d'une vue de foi, et d'une
(a) Pf. 16. v. 15. (6) Pf. 72. v. 24, 25.
expérience entière. Ici l'âme ne se trouve plus de foi, tant elle est en lumière divine.
Il est de trois sortes de paix: la paix avec Dieu; la paix avec le prochain ; la paix avec nous-mêmes. La paix avec Dieu nous est donnée non seulement par la réconciliation de la pénitence et par la grâce ordinaire; mais par la présence de Dieu, qui est toujours suivie d'une grande paix qu'il apporte dans une âme dès qu'il y vient, mais qui ne se découvre ni ne se fait sentir vivement que lorsqu'elle entre dans une conversation familière avec lui : ce qui fut bien représenté lorsque Jésus ressuscité se mettant au milieu de ses disciples, leur dit : (a) La paix soit avec vous. La paix avec le prochain, fait que l'on n'a de difficulté avec personne, que l'on supporte tout, que l'on ne s'offense de rien. La paix avec nous-mêmes, fait que l'on ne souffre plus le tumulte ni le trouble des passions, les ayant mortifiées et apaisées par la force de l'esprit. Mais il у une paix plus parfaite que toutes celles-là, qui est la paix de Dieu : l'âme qui la possède est appellée enfant de Dieu; parce qu'elle jouit en Jésus-Christ de l'adoption des Enfants.
L'on souffre persécution pour la justice de la part des créatures, lorsque l'on veut vivre dans la justice et dans la piété; l'on souffre aussi persécution du côté des Démons, qui s'opposent au
[a] Jean 20. v. 26.
a
bien que l'on entreprend ; l'on souffre même persécution pour la justice de la part de Dieu, qui n'afflige et ne poursuit l'âme, ne la détruit et anéantit, que parce qu'étant jaloux de sa propre justice, il veut empêcher cette âme de se confier en sa justice particulière, et de s'approprier ce qui est à lui. Mais ceux qui ont souffert toutes ces persécutions pour la justice sont assurés sur la promesse de Dieu même, que le Royaume du ciel est à eux ; parce qu'ils possèdent ce qu'il y a de plus grand dans le ciel, qui est Dieu, son seul honneur et sa gloire. De plus, Dieu règne sur eux aussi absolument, qu'il règne sur les bienheureux, ne trouvant plus en eux aucune résistance ; et il établit en eux son Empire et у habite comme dans le ciel.
Cette béatitude est bien différente de ce que le monde pense et dit du bonheur : L'on met le bonheur à être estimé, applaudi, aimé et caressé des hommes : et Jésus-Christ l'établit dans le mépris et dans la contradiction. Il est certain que la plus sûre marque à laquelle on puisse connaître qu'une personne est à Dieu, c'est de la voir contrariée et persécutée, et néanmoins toujours paisible et constante, nonobstant la persécution. Sitôt que l'on se donne solidement à Dieu, il faut s'attendre à être persécuté de toutes les créatures, même des dévots et spirituels, qui croyent en cela faire un sacrifice à Dieu. On ne saurait croire les médisances qui se font des personnes qui sont à Dieu : et des gens qui feroient conscience de mal parler d'une prostituée, n'en sont point de décrier des âmes vertueuses. Mais loin que ces choses doivent affliger ceux qui sont à Dieu, elles doivent même les combler de joie ; puisque c'est la marque assurée de l'amour que Dieu a pour eux, et qu'il les traite en cela comme il a traité son Fils.
C'est vraiment un sujet de joie que
d'être persécuté : non seulement pour la
récompense promise; mais beaucoup plus à cause de
la conformité avec Jésus-Christ. La plus sûre
marque de prédestination est la persécution. Tous
les Saints de l'ancienne Loi et de la nouvelle l'ont été;
à cause qu'ils devoient tous ressembler à Jésus
le Saint des Saints, et être comme autant de copies de ce divin
Original : et cependant quoique plusieurs veuillent la Sainteté,
tous craignent la persécution : et il en est très peu
qui ne s'en laissent ébranler.
Les âmes Apostoliques et les Prêtres sont vraiment le sel de la terre; puisque ce sont eux qui doivent empêcher la corruption du siecle : mais s'ils sont eux-mêmes ou corrompus ou sans force; avec quoi les salera-t-on ? Qui leur donnera ce qui leur manque, puisqu'ils sont eux-mêmes établis pour pourvoir au besoin des autres ? Les Prêtres doivent puiser en Dieu seul par l'oraifon, par la parole, et par la pureté de leur vie ce qu'ils doivent répandre en faveur des âmes: mais s'ils manquent de sagesse et de force, ils ne sont propres qu'à être jetés hors du Royaume de Dieu, et à être méprisés des hommes; et non pas à en être le soutien.
Les Prêtres et les personnes Apostoliques, les Prélats et les Prédicateurs, sont les lumières du monde : ils doivent éclairer par leurs exemples autant qu'ils sont obligés de toucher par leurs paroles; et ne rien prêcher aux autres qu'ils ne l'ayent pratiqué les premiers. Jésus-Christ ne s'est pas contenté de nous enseigner par ses paroles : il l'a fait encore plus par ses exemples; parce qu'une personne exposée aux yeux de tout le monde doit avoir une piété solide, propre à édifier tous ceux qui l'entendent prêcher la vérité.
Allumer la lampe, c'est éclairer l'homme de la lumière de la vérité, non seulement pour son avantage particulier, mais beaucoup plus en faveur des autres; ainsi que la lampe n'est pas allumée pour elle-même, mais pour luire à ceux deyant qui elle est exposée. Dieu allume cette lampe de lui-même, du feu de son S. Esprit, lorsqu'il met une personne dans l'état Apostolique : et dès lors elle est propre à éclairer tout te monde : aussi n'arrive-t-on que fort tard à la vie Apostolique, et seulement après avoir passé beaucoup de changements et de vicissitudes, et que l'extérieur est confirmé dans un état de perfection très sublime et exemplaire. Quelques-uns prenant mal ce passage, croyent qu'il se doit entendre d'un extérieur austère, qu'ils se forment eux-mêmes par la rigueur d'une pénitence extraordinaire, ou bien de telles ou de telles pratiques auxquelles ils s'assujettissent, mais ce n'est point cela. La vie Apostolique est une vie commune, mais droite, juste et simple, qui n'effraye personne et qui attire tout le monde, marchant dans la droiture, et dans l'accommodement aux états différents et aux faiblesses des hommes, que Jésus et ses Apôtres ont pratiqué. De plus Jésus-Christ ne parle pas ici d'une perfection ou d'un exemple actif, mais passif. La lampe ne s'allume pas elle-même, ni elle ne s'expose pas non plus d'elle-même sur le chandelier. Cela lui doit venir de quelque autre action que de la sienne: son office est seulement d'éclairer où l'on la met; et de se laisser allumer ou éteindre, poser ou remuer, comme l'on veut.
Dieu allume lui-même ses lampes Apostoliques du feu de son S. Esprit : puis il les expose par sa providence où bon lui semble. La lampe dont Jésus-Christ parle ici est la même que ces lampes de feu, et de flammes dont il est parlé dans le (a) Cantique. L'Époux a rendu son Épouse un Apôtre.
Ces lampes donc de feu et de flammes : lampes
(a) Cant. 8. v. 6.
allumées par le S. Esprit, et luisantes de son feu; lampes semblables à celle de S. Jean Baptiste, qui fut (a) une lampe ardente et luisante devant le Seigneur, ne s'exposent pas d'elles - mêmes aux yeux des hommes, ainsi que font celles qui avec un extérieur de lampe étudié, sont vides au dedans, et destituées de feu et de flammes. La perfection de chaque chose est d'être faite dans son tems : pour avoir lu un conseil dans l'Évangile, on le veut prendre et pratiquer par soi-même : mais c'est à contretems : et le défaut de connaître les tems des choses cause tout le déreglement de la vie spirituelle. C'est de là même que naissent les contestations des savants touchant l'intérieur, n'ayant pas la connaissance de tous les états, ils ne peuvent les distinguer, ni attribuer à chacun ce qui lui est propre : d'où il arrive que les confondant, ils sont aussi une confusion de raisonnemens par lesquels ils tâchent de les décrier : par exemple, la réflexion est nécessaire dans l'état actif des commençants ; et elle est nuisible dans ceux qui sont fort avancés : si quelqu'un prétend qu'il faille toujours s'en servir, il se méprend infiniment.
Il y a dans l'Évangile des conseils actifs, et il y en a de passifs : les uns regardent un état, et les autres un autre. L'avantage de l'abandon est, que se laissant conduire à Jésus-Christ, tout se fait avec justesse et dans son temps.
Le conseil dont il est ici parlé, est passif; et il est seulement pour l'état Apostolique. Le Sauveur en instruit ses Apôtres dès maintenant ; mais ils ne le pratiqueront parfaitement qu'après qu'ils auront reçu le S. Esprit. Il parle d'une lampe que l'on allume, et que l'on expose afin que sa
(a) Jean 5. v. 35.
lumière éclaire : l'âme n’a point d'autre part à cela que de laisser faire à Dieu, qui doit l'allumer et la mettre sur le chandelier en son tems. Jésus-Christ parle assurément ici de l'état Apoftolique, où l'âme est mise par lui-même après la perte de toute propriété : étant exempte d'amour propre, elle est hors d'état de rien dérober à Dieu. C'est une lampe ardente et luisante, qui n'embrase et n'éclaire pas d'un feu qui lui soit particulier, mais du même feu dont elle est allumée. Et comme la lampe ne sert pas à s'éclairer soi-même, mais à illuminer et faire voir les objets : aussi ces lampes spirituelles ne servent qu'à faire découvrir Jésus-Christ, selon que l'une des plus éclatantes d'entre elles le proteste, (a) Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais Jésus-Christ notre Seigneur ; et nous nous déclarons, mes frères, vos serviteurs par Jésus.
Il est clair dans l'Évangile même qu'il y a un temps auquel les bonnes oeuvres doivent paraître : et un autre où elles doivent être cachées ; puisque le Sauveur avertit ses Apôtres, qui alors étaient encore disciples, ( car ils ne furent mis dans l'état Apostolique qu'après la mort de Jésus-Christ; et après avoir essuyé mille faiblesses) il les avertit, dis-je, de prier en secret, de donner l'aumône secrètement, et de cacher leurs bonnes oeuvres, fermant la porte de leur cabinet sur eux. C'est que ceci est un conseil pour l'état actif, et même pour le passif, où l'âme doit toujours se tenir tant qu'elle le peut, et jusqu'à ce que Jésus-Christ la mette dans l'état Apoftolique. Les Apôtres ne se sont pas choisis eux-mêmes cet état; mais Dieu les a appelés, et leur a donné les qualités nécessaires pour être
(a) 2 Corinth. 4. v. 5.
Apô
Apôtres. Or les vrais Apôtres par état, qui sont très rares, peuvent paraître en public, parce qu'ils n'ont plus rien d'eux-mêmes: ce sont des feux de Dieu, qui n'ayant plus de propriété, peuvent agir, parler et éclairer sans amour-propre, n'ayant plus rien qui soit à eux, et étant dans une désappropriation générale.
Ceci étant bien conçu et bien pris, empêche également et la témérité à s'exposer sans mission et la fausse humilité à refuser la mission; et le travail qui est offert pour la gloire de Dieu. Mais il est bien remarquable que Notre Seigneur ne dit pas : Que votre lumière luise, et que vos bonnes æuvres paraissent, afin que vous soyez estimés comme Saints, et applaudis des hommes ainsi que des Apôtres ; mais, afin que ceux qui verront les oeuvres que votre Père téleste fait par vous, ils lui en donnent toute la gloire. C'est un précepte de conséquence, qui nous défend de nous amuser autour de la créature, et qui nous ordonne de tout regarder en Dieu, et lui en réserver toute la gloire, toute la louange, et toute la complaisance. Mais hélas ! il est peu observé.
Il est certain que, comme il a été dit plus haut, Jésus-Christ n'est point venu détruire la loi en ce qu'elle a de réel et d'esprit; mais plutôt l'accomplir et la perfectionner, pour la faire aussi accomplir parfaitement par les chrétiens. Il ne dit pas que toute la loi se doive accomplir en un même temps ; car les cérémonies, les Prophéties, les mystères, les états de l'Église, et les voyes intérieures des âmes ne s'accomplissent que successivement. Mais toutes les particularités de la loi ; et tout ce qui a été figuré par les cérémonies, ou tracé dans les Histoires, ou prédit par les Prophètes, sera accompli avec ordre avant que le Ciel et la terre. passent : Ceci s'entend du Monde en général, dans lequel sera exprimé avant qu'il finisse, tout ce qui a été figuré ou prédit dans l'ancienne loi, et accompli en Jésus-Christ; et le Monde ne finira que lorsque tout aura été vérifié, comme il a été écrit ailleurs.
Mais ce qui s'accomplit dans le monde général et sensible, s'accomplit, aussi à proportion dans le monde particulier et spirituel ; et chaque chofe se fait dans le tems qui lui a été marqué. Par la terre qui ne passera point que toute la loi n'ait été accomplie, s'entend que l'âme ne sortira point de son état de propriété, et ne sera point purifiée de ce qu'elle a de terrestre que la loi ne soit accomplie en elle selon le degré dont elle est capable dans cet état: par le ciel qui ne passera point non plus que cela ne soit fait, se doit entendre l'âme devenue toute céleste et divine, qui ne passera point de tout ce qui peut lui rester de propriété jusqu'en Dieu, ni de cette vie en l'autre, qu'elle n'achève d'accomplir la loi selon qu'elle en est capable, et suivant les desseins de Dieu sur elle. En sorte que tout ce qui n'est pas accompli en cette vie, doit être payé dans le Purgatoire. O si l'on pouvait découvrir par la lumière que Dieu donne comment toute la loi se trouve accomplie dans les âmes intérieures, et comme Jésus-Christ s'y trouve exprimé avec tous ses états ! l'on verroit avec admiration, qu'il n'y a pas un petit trait de la loi qui ne soit accompli dans ces âmes par union et conformité avec Jésus-Christ; puisqu'elles portent les états de Jésus-Christ, et Jésus-Christ dans ses états.
Jésus-Christ parle ici de l'esprit de la perfection de la loi, et non de sa substance ou intégrité. Le violement de la substance et de l'intégrité de la loi, et le scandale par lequel on la fait violer aux autres, causent la damnation. Mais le seul défaut de perfection dans l'observation de la loi, selon qu'il est plus ou moins grand, fait que l'âme est plus ou moins grande dans le Royaume céleste: car la mesure de l'état intérieur fera la mesure de la gloire. Ah! que ceux qui prennent tout du côté de l'extérieur sont aveugles!
Ceci confirme que ce qu'il a dit s'entend de l'esprit et de l'état intérieur. Les Pharisiens n'avaient qu'une justice vide et extérieure, qui était plutôt une hypocrisie qu'une solide piété : ce n'était qu'une écorce de justice, qui n'était point animée du véritable esprit de justice. Tout était extérieur en eux et apparent; et il n'y avait rien d'intérieur. Si notre justice n'est plus pleine plus abondante que celle-là, nous n'entrerons jamais dans le Royaume intérieur en cette vie, ni peut-être même en l'autre dans le Royaume du Ciel; du moins nous n'y entrerons jamais sans avoir passé par un terrible Purgatoire.
Le Fils de Dieu est venu perfectionner la loi, et en faire connaître l'esprit. Ceux qui liront cet endroit sans avoir l'esprit de Jésus-Christ, qui a prononcé ces oracles, diront que la loi de grâce est plus rigoureuse que la loi même de rigueur; mais ils se méprendront infiniment. Non ; la loi de Jésus-Christ n'est point plus rigoureuse : au contraire, elle est plus parfaite; et donnant à l'homme le vrai esprit intérieur, qui est l'esprit de la loi, il rend tout aisé. À prendre les choses à la lettre, la punition d'une légère faute contre le prochain serait aussi grande dans la nouvelle loi que celle de l'homicide dans l'ancienne.
Pour concevoir ceci, il faut envisager la chose en elle-même et prise du côté de la gráce. Il est certain qu'une légère faute d'un ami que l'on a comblé de biens, offense plus qu'une injure atroce d'un ennemi; ainsi les légères fautes des chrétiens, à qui Dieu fait plus de grâce, et qu'il a appelés à une plus grande perfection, lui déplaisent plus que les péchés notables des Juifs qu'il n'avait pas comblés de tant de bienfaits, ni appelés à une si entière pureté. Il y a plus : c'est que la punition dont Jésus-Christ parle ici, est une peine qu'il fait lui-même souffrir à l'âme qui l'offense par la colère ou promptitude contre ses frères. Il la punit intérieurement d'un certain brûlement, causé par la connaissance qu'elle a de la nature de sa faute. Plus Dieu punit promptement ses amis, plus il leur marque son amour. C'est un bon signe lorsqu'il se rend un prompt et juste exacteur, et qu'il leur fait payer incefsamment jusques aux moindres choses; mais lorsqu'il diffère à punir, c'est un effet de la plus forte colère. Punir par le jugement, est une punition différée, et aussi plus grande.
Dieu nous recommande sur toutes choses la charité; et rien n'offense tant sa bonté que le défaut d'amour envers le prochain. Mais quoique pour une injure de cette conséquence l'on mérite I'Enfer, Dieu néanmoins ne la punit pas toujours de ce supplice: car en fait de punition, il relâche beaucoup de ce que nous méritons, et il nous récompense excessivement au-delà de nos mérites.
Que si une simple injure, qui paraît même légère, mérite tant de châtimens, combien des outrages sanglants que l'on fait aux serviteurs de Jésus-Christ, l'offensent-ils davantage ? Comment tant de noires médisances qui se vomissent contr'eux, seront-elles punies? O si l'on connoissait l'énormité de ce péché, et combien il est difficile à pardonner, à cause des coups mortels qu'il porte à l'honneur du prochain, et parce qu'il cause des maux infinis; et de l'extrême difficulté qu'il y a de les réparer, l'on ne médiroit pas si aisément! Cependant il n'est point de péché que l'on commette avec plus de facilité: Il est certain qu'après l'ingratitude et l'infidélité, et les crimes de lèze-Majesté divine, il n'y a aucun péché qui attire autant de châtiments que la médisance ; parce qu'outre qu'il est des plus griefs, il est de plus le plus général de tous, et celui de qui l'on a le moins d'horreur, et auquel on apporte moins de remede.
La perfection de ce précepte est de rechercher notre frère, non seulement lorsque nous l'avons offensé, mais aussi lorsqu'il est fâché contre nous, sans que nous connoissions de lui en avoir donné sujet. Nous devons le prévenir lorsque nous l'avons offensé, par le devoir de notre conscience, et nous devons le rechercher lorfqu'il a quelque chose contre nous, pour son propre salut, et afin de plaire à Dieu, qui désire de nous cet excès de charité. La principale offrande que Dieu veut de nous, est que nous contribuions par notre douceur et par notre patience au salut de notre frère. Si nous avions l'esprit de Jésus-Christ, qui est l'esprit de douceur et de charité, tout cela nous serait très-facile, d'autant plus que n'ayant plus ni de passion, ni d'amour, ni d'intérêts propres, nous n'offenserions personne, et nous ne nous offenserions de rien. Que si sans avoir dessein d'offenser, il nous arrivait par imprudence de causer quelque déplaisir à notre frère, nous tâcherions de le ramener aussitôt en le prévenant avec charité.
Ce conseil est nécessaire pour le repos public, et particulièrement dans les Communautés : si au lieu de demeurer fier et réservé durant bien des jours, sous prétexte qu'on s'est fâché sans sujet, on prévenait les gens d'amitié et d'honnêteté, compatissant à leur faiblesse, il n'arriverait point tant de dissensions, de querelles, et d'inimitiés. Un froid se change en aversion: une aversion en opposition; une opposition en haine implacable. Mais une personne qui se réconcilie aisément est à couvert de tous ces désordres. C'est la conséquence de cette réconciliation qui a fait exprimer ce conseil à l'Apôtre d'une manière bien pressante : (a) Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère.
Jésus-Christ voyant bien que c'est proprement dans le coeur que le péché se commet, puisque c'est son consentement qui répand la malice sur l'æuvre extérieure; et que c'est le plus souvent par la vue que le péché trouve entrée dans le coeur; il veut que le Chrétien soit extrêmement précautionné à l'égard de ses yeux et de son coeur : de ses yeux, pour ne pas laisser entrer par là le venin dans le coeur, ni (b) la mort par les fenêtres : et de son cœur, pour ne pas donner la mort à l'âme par son mauvais consentement. Le desir véhément d'un mal est bientôt suivi de l'effet, lorsque l'occasion en est présente. Mais quoique l'effet ne s'ensuivit pas, Dieu, qui pénètre
(a) Eph. 4. v. 26. (6) Jérem. 9. v. 21.
le fond du coeur, le voit coupable du crime, et le jugera comme s'il l'avoit commis au-dehors : parce qu'à l'égard de Dieu, le dedans n'est pas moins manifeste que le dehors. Comme celui qui ne commet pas un crime auquel il consent, ne laisse pas d'en être coupable : aussi celui qui fait une faute involontaire, n'est pas criminel. C'est la volonté qui fait tout le mal: et parce que le mauvais affir entre dans l'âme ou par les regards ou par les discours; la mortification de la vue et de l'ouïe est celle de tous les sens qui est la plus nécessaire.
Par l'ail droit le Sauveur entend les lumières et les connaissances les plus nécessaires. Si elles sont une occasion de scandale, et que l'âme pour les suivre ne se rende pas à toutes les volontés de Dieu, il faut que tout cela soit arraché et jeté loin ; puisqu'il vaut mieux se sauver sans lumières, que de se perdre avec les lumières. Les hautes connaissances et la science sont souvent plus de mal que de bien, non par leur nature; car ce sont des dons de Dieu : mais par l'abus qui s'en fait, et par 'l'enflure qui en procéde. Jésus-Christ connoissant ce danger, nous exhorte à les rejeter, même dans des choses fort utiles, lorsque nous voyons qu'elles nous doivent être une occasion de scandale et de chute, pour nous contenter alors de la Charité, (a) qui passe toutc Science.
(a) Eph. - 3. V. 19.
Par la main droite, l'on ne doit pas seulement entendre les oeuvres mauvaises qui se sont avec gauchissement; mais aussi les meilleures actions, dont il faut se priver lorsqu'elles sont occasion de chute, de vaine gloire, et de quelque péché. Il n'est rien de si bon qui ne doive être retranché sitôt qu'il est contre l'ordre de Dieu, et contre ce qu'il désire de nous. Il ne faut rien épargner, ni rien retenir quand il s'agit de la volonté de Dieu.
Tout ce que l'on dit ou pour soutenir une chose, ou pour se défendre; procède du mal; parce qu'il vient de l'amour propre, qui par la crainte qu'il a de la confusion, veut toujours s'excuser et se justifier. Il faut se contenter de dire simplement la vérité : et si l'on n'est pas cru, il faut tout abandonner à la Providence.
Ce conseil est singulièrement celui des âmes abandonnées. Elles le trouvent autant doux et facile qu'il paraît rude et étrange aux autres. Ô admirable conseil ! Qui est-ce qui vous pratique ? Il ne se trouve personne qui ose se déclarer pour vous. Les Religieux mêmes, qui ne se sont faits Religieux que pour l'accomplir, professant de vivre selon toute la perfection de l'Évangile, le font-ils? O amour de Dieu ! qui avez promis qu'il n'y auroit pas un point de la loi qui ne fût accompli, choisissez - vous des âmes abandonnées; faites-vous des âmes intérieures qui accomplissent celui-ci ! L'on se fait un point d'honneur de repousser l'injure par l'injure; et l'on ne veut point pratiquer ce que Jésus-Christ a conseillé.
Par le soufflet donné sur la joue droite, s'entendent tous les outrages que l'on fait à notre personne ou à notre honneur. Il faut tendre la joue pour le recevoir; c'est-à-dire, être exposé et abandonné à toutes les volontés de Dieu, pour toutes les persécutions des créatures qu'il pourrait vouloir ou permettre s'exciter contre nous. Ceci est tendre fimplement une joue, et demeurer délaissés à Dieu en sacrifice pour souffrir tout ce qu'il lui plaira. Mais tendre l'autre joue, c'est se sacrifier de nouveau pour d'autres ou de semblables outrages, tels qu'il plaira à Dieu que nous souffrions.
L'enlèvement de la robe, marque l'usurpation qui se fait de nos biens et de tout ce qui nous appartient: il faut s'en laisser dépouiller dans la volonté de Dieu. On cherche mille raisons et fubtilités pour justifier les procès ; mais cette seule parole de Jésus-Christ devroit fuffire pour nous les faire avoir en horreur. Comment se peut-il faire que les chrétiens soient de plus grands plaideurs que les infidèles ? mais qui verra sans frayeur que les Pères et pasteurs des chrétiens leur donnent en ce point de si mauvais exemples ?
Se laisser emporter encore le manteau, c'est consentir à un dépouillement plus étendu que n'est celui qui arrive par la providence visible: le fidèle abandonné allant au devant des ordres de son Dieu, et se soumettant de tout son cœur non seulement à ses volontés bien reconnues, mais aussi à d'autres plus surprenantes qu'il pourrait avoir, et qui ne paraissent pas encore. Ah.... si tout se prenoit ainsi du côté de Dieu, nos persécuteurs seraient nos amis, et nous les verrions comme des exécuteurs des volontés de Dieu, que nous devons aimer et chérir en lui.
Ce commandement regarde toute forte d'assistance du prochain, autant la spirituelle que la corporelle: et pour l'accomplir, il faut donner ou prêter au prochain, tout ce que l'on peut de biens, selon son besoin, et dans la vue de la volonté de Dieu. Mais la plupart des chrétiens regardent ce précepte, comme s'il avait été fait à d'autres qu'à eux, sur-tout pour ce qui est de préter: personne ne peut croire qu'il y ait quelque obligation : et si l'on prête quelquefois, au lieu d'en chercher le seul motif dans ce commandement de Jésus-Christ, l'on a feulement en vue l'engagement humain, la gratitude et l'usure.
Ce commandement, qui passe pour le plus difficile de tous, étant pris du côté de la nature et de la propriété, est très-aisé lorsqu'on le prend du côté de Dieu. Les préceptes divins ne paraissent rigoureux qu'à ceux qui n'aimant pas Dieu, jugent impossible tout ce qui les incommode. Si nous regardions en Dieu et comme ordre de Dieu tous les torts qu'on nous fait, si nous les envisagions comme autant de biens qui méritent le ciel, qui nous rendent imitateurs de Jésus-Christ; comme des faveurs de Dieu les plus signalées, tels qu'ils sont dans la vérité ; nous reconnoîtrions bientôt la facilité qu'il y a d'obéir en cela à Jésus-Christ ; et nous sentirions un amour tendre et fort pour ceux que nous regardons comme nos ennemis. Les âmes qui sont en Dieu, et qui voyent tout en lui, sentent des tendresses grandes pour leurs ennemis; elles n'ont pas la moindre peine de leur faire du bien : au contraire, elles s'y portent de tout leur cour dans l'occasion, parce qu'elles les considerent non comme persécuteurs, mais comme amis: ainsi que dit Job: (a) que l'extrémité de la faim fait trouver douces les choses les plus amères: car de même, une âme affamée de la souffrance, juge bien doux tout ce que les autres trouvent amer; et les plus grands tourments sont ses délices.
(a) Job 6. v. 7.
Dieu fait du bien indifféremment à tous; et c'est en quoi il veut que nous l'imitions. Il ne tire pas le motif de ses bienfaits du mérite de ses créatures: mais il n'envisage que sa pure charité.
Il nous est enfin ordonné dans ce sermon de si grande perfection, d'être parfaits comme notre Père céleste : ce qui ne s'accomplit parfaitement que lorsque nous sommes parfaits de sa perfection, et non pas de la nôtre: non que la perfection de chaque âme ne soit en elle comme un ornement réel de son être particulier, mais parce que lorsqu'elle est parfaite par l'anéantissement (ne pouvant l'être autrement) elle ne peut voir sa perfection en elle-même, ni se l'attribuer comme propre : elle ne se trouve parfaite qu'en Dieu, et de la perfection de Dieu même ; non plus qu'elle ne peut plus se trouver en distinction hors de Dieu. Elle est donc parfaite comme Dieu; mais non pas autant que Dieu; ce qui est impossible: elle l'est pourtant de la même perfection de Dieu; car le transport, ou le passage de l'âme dans l'éternelle origine, la fait passer en unité divine avec tous ses biens et tous ses avantages; en sorte que ne pouvant se distinguer en rien, ni chose quelconque qui lui appartienne, elle sent seulement par le centre que (*) Dieu lui est tout en toutes choses. Quiconque met sa perfection en telle ou en telle chose créée ou
(*) 1. Cor. 15. V. 28.
distincte, n'est pas parfait comme Dieu : puisque la perfection de Dieu n'a besoin que de lui-même et est indépendante de toutes choses: mais ceux-là sont parfaits comme Dieu qui se laissent animer de son Esprit, qui les affranchit de tout le créé, les élève au-dessus de tous moyens pour les unir sans milieu à la seule volonté divine, leur imprime ses propres caractères, et les perfectionne de sa perfection.
Il semble que ce passage soit contraire à celui qui est plus haut, où Jésus-Christ veut, que les bonnes auvres éclatent devant les hommes, afin qu'ils rendent grâces au Père, céleste: cependant ils sont extrêmement d'accord.
Le Sauveur parle à deux sortes de personnes: à ceux qui sont encore tous vivans en eux-mêmes et propriétaires; et à ceux qui sont morts et anéantis. Il défend aux premiers de faire leurs actions devant les hommes, afin d'en être regardés ; parce que s'occupant encore de tout ce qu'ils font, et y prenant part, ils sont fort sujets à la vaine gloire et à aimer l'applaudissement ce qui se fait même en quelques-uns d'entre'eux d'une manière si cachée, qu'ils ne croient pas s'y complaire : mais s'ils examinent les choses de près, ils verront qu'ils ont une certaine joie secrète qui leur enfle un peu le coeur, lorsqu'ils sont applaudis, et une douleur qui se fait assez sentir lorsqu'ils sont condamnés.
Mais les autres étant morts et anéantis, sont à couvert de ces défauts ; parce qu'ils ne s'approprient rien de tout le bien que Dieu fait par eux, et que n'y prétendant rien, ils le font paraître autant qu'il est nécessaire pour la gloire de Dieu, et selon le mouvement qui leur en est donné : aussi n'ont-ils pas ces joies et ces tristesses des premiers : ils sont dans une entière mort à tout cela.
C'est pourquoi Dieu donne des motifs bien différents à ces deux manières d'agir, si contraires en apparence, aux premiers, qui sont encore commençans, il leur donne la vue de la récompense ; et aux seconds, qui sont parfaits, il leur dit d'en user de la sorte afin que Dieu soit glorifié.
Rien ne déplaît tant à Dieu que l'hypocrisie. Le caractère des hypocrites est, de se faire leur idole d'eux-mêmes, et de sacrifier tout ce qu'ils sont à leur réputation. Ce sont des gens qui vivent sans aucune vue de Dieu, comme s'il n'y avait que la créature, et que la félicité consistất à gagner son estime et son approbation. Ce sont des amateurs d'eux-mêmes, toujours occupés de leur honneur, et qui sont sans cesse autour d'eux-mêmes comme les mouches autour des charognes; toujours guindés et gênés pour ne rien dire qui les puisse rendre méprisables et leur ôter la bonne opinion des créatures : ils prennent avec anxiété des loix et des mesures de prudence pour réussir en tout, et ils ne sauraient s'abandonner à Dieu en quoi que ce soit: la moindre faute qu'ils fassent devant les hommes les ronge et les dévore : un petit emportement qui aura paru, bourrellera plus l'âme, qu'une lourde chute dont il n'y a point de témoin: car n'ayant point Dieu devant les yeux, ils ne tiennent point de compte des crimes, pourvu qu'ils les puissent cacher aux hommes. Ce sont eux-mêmes qui, selon le Prophète (a), appellent le bien, mal; et le mal, bien; donnent le nom de ténèbres à la lumière, de lumière aux ténèbres, et prennent l'amer pour le doux et le doux pour l'amer: car il n'est point de si fréquentes méprises ni de tromperies pareilles à celles des personnes qui se cherchent eux-mêmes en toutes choses; ne trouvant que la créature ils ne trouvent que vanité. Ils condamnent dans les autres les actions les plus innocentes, médisant surtout des personnes les plus intérieures, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'intécieur, et faisant leur panégyrique en s'élevant sur les défauts prétendus des autres. Tel homme qui est austère, ne fait cas que de l'austérité, et méprise une âme très-sainte et agréable à Dieu à qui la faiblesse ne permet pas d'en faire autant, ou qui est attirée de Dieu à une vie plus commune. La vie cachée est la plus nécessaire, et c'est-elle qui empêche l'âme de se corrompre par la vanité. Nous devons nous y porter de nous-mêmes autant que nous le pouvons; et n'en jamais sortir, que Dieu ne nous en tire providence particulière pour l'utilité des autres.
(a) Isaïe 5. V. 20.
Jésus-Christ ne condamne pas la prière extérieure et publique, puisque lui-même l'a pratiquée quelquefois selon la nécessité: mais il fait voir que l'on n'en doit pas faire son capital, ni affecter en la faisant d'être vu des hommes ; et qu'il ne faut faire paraître la prière au-dehors que dans le besoin. La prière que Jésus-Christ faisait le plus, était une prière cachée, et une prière toute intérieure ; et c'est cette prière qu'il désire le plus que nous fassions, à son imitation. Ceux qui affectent de faire leurs actions avec éclat, en ayant reçu la récompense des hommes, ne la recevront pas de Dieu. V. 6. Mais vous quand vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet, fermez la porte, et soyez retiré pour prier votre Père ; et votre Père qui voit ce qui est caché, vous le rendra.
Entrer dans notre cabinet c'est entrer dans notre coeur par le recueillement. Il n'y a que cet endroit qui soit proprement notre cabinet; mais c'est un cabinet que l'on peut porter partout. Là, fermant la porte des sens à tous les objets du dehors, il faut nous tenir seuls avec Dieu seul, qui habite dans les lieux les plus cachés et les plus secrets de notre âme,dans son fond et dans son centre. C'est-là où Dieu veut être trouvé; et ceux qui se mettent en devoir de prier de la forte, sont très-assurément récompensés ; mais d'une récompense qui vaut seule tout le Paradis. Dieu se communique d'une manière très intime aux âmes qui entrent dans cette profonde retraite ; il leur fait part de sa présence: Que dis-je ? il se donne tout entier à elles. O admirable récompense ! qui vaut plus, que dix mille cieux, si le même avantage ne s'y trouvait pas d'une manière plus parfaite.
es
Notre divin Maître nous recommande de ne parler que trės peu lorsque nous prions. Ô qu'un langage muet, conçu dans le fond du coeur, est bien plus efficace que toutes les paroles de la bouche ! S'il faut parler beaucoup avec les créatures pour se faire entendre, avec Dieu l'on n'a que faire de paroles. Il sait ce que nous lui voulons dire avant que nous le lui disions, et c'est lui-même qui nous l'inspire ; car (a) nulle bonne pensée ne peut nous venir que de lui. Il connaît mieux le fond de nos coeurs que nous-mêmes, aussi bien que ce qui nous est nécessaire. Nous sommes si aveuglés par l'amour de nous-mêmes, que nous ne demandons souvent que les choses qui nous sont les plus contraires. Prions, prions, comme Jésus-Christ ; et apprenons de lui à prier. Ces grandes paroles proférées avec violence, que ques enflammées qu'elles paraissent, sont accompagnées de peu d'amour.
Un coeur qui aime bien, pe saurait plus
(a) 2 Corinth. 3. v. 5.
ouvrir la bouche pour parler : la grandeur de sa foi et la véhémence de son amour lui lient la langue, et lui ôtent toute parole, pour lui donner lieu d'admirer et d'aimer son Dieu et son tout dans un parfait repos.
Il ne peut plus que se taire en la présence d'un Bien-aimé qui voit et qui peut tout, et qui remplit parfaitement tous ses désirs. Dès que l'âme commence à posséder Dieu dans son fond, ô elle ne peut plus lui parler de la bouche ! elle ne peut que demeurer en silence, et donner la liberté à son coeur de parler un langage que l'oreille n'entend pas; mais qui monte jusqu'au coeur de Dieu.
Ah! si l'on savait combien cette manière de prier est efficace, et combien elle est grande et utile ; on ne l'abandonnerait pas, on ne la censurerait pas comme l'on fait ! O ciel! comment se peut-il faire que cette prière, singulièrement propre aux chrétiens, soit méprisée et combattue par les chrétiens mêmes ; et que les Maitres des âmes, loin de l'enseigner, la déconseillent? Quel ressentiment en aura leur Sauveur ; puisque c'est celle qu'il leur a méritée par sa mort, et qu'il désire plus d'elles infiniment que toutes les paroles de la bouche ? Qu'y a-t-il donc à craindre dans une prière qui est toute de foi et toute d'amour, toute d'esprit et toute de vérité, toute de repos et toute d'union ? Peut-il y avoir du danger à former des actes des vertus théologales les plus intérieures, les plus simples et les plus parfaites ? Révélez, Seigneur, cette prière de paix et de vérité, ainsi que vous l'avez promis par [a] un Prophète, et à tant de simples qui l'ignorent, et à tant de savants
[a] Jérém. 33. v. 6.
qui la combattent ! Des persécuteurs se sont élevés contre elle dans tous les siècles, même du sein d'une même mère. Des armées de Scolastiques et de fpirituels l'attaquent encore plus ouvertement dans nos jours : mais c'est à vous, ô juste Juge, que l'on délaisse votre propre cause. Le Royaume intérieur s'étendra parmi les persécutions ainsi que l'empire de votre Église ; et plus il y aura d'intérieurs martyrisés, plus il y en naîtra de leur sang et de leurs cendres.
Non, la multitude de vos paroles ne vous fera pas exaucer ; mais l'abandon, le délaissement de vous-mêmes aux volontés de Dieu, une humble attente en la présence, un acquiescement doux, et un silence plein de confiance. Jésus répète encore, qu'il ne faut pas nous confier dans le grand nombre ou dans l'enflure de nos paroles, comme sont les Payens. S'il n'avait pas dit lui-même que la multiplicité des paroles dans l'oraison est une prière de Payens, et non celle des chrétiens, quiconque ôseroit l'avancer passerait pour un blasphémateur. Mais, ô amour ! vous savez que le caractère de Chrétien est ce silence et cet abandon, parce qu'il fait connaître l'estime que l'on a de celui que l'on prie, et la confiance que l'on met en sa bonté. C'est une prière de simple exposition devant Dieu, qui voit toutes choses : c'est une prière de foi, source de toute vraie prière, qui croit devoir tout obtenir, et qui néanmoins ne veut rien obtenir que ce qu'on lui veut donner. Ô l'excellente prière! Qu'avons-nous besoin d'exprimer nos nécessités à celui qui les fait mieux que nous ? C'est croire ou qu'il manque de compassion, ou qu'il ignore quelque chose. Il fait mieux que nous ce qui est en nous ; et il a plus de charité pour nous que nous n'avons d'amour pour nous-mêmes.
Cet endroit est très fort pour authoriser L'ORAISON MENTALE, et faire voir combien elle est élevée au-dessus de la vocale : et non seulement l'oraison mentale commune, qui se fait par le discours intérieur ; mais encore la plus simple et la plus tranquille, qui se fait en foi et en repos, dans l'admiration et dans l'amour de Dieu, qui n'ont besoin ni de raisonnement ni de parole.
Les Payens, qui se faisaient des Dieux de pierre et de bois, et qui adoraient des hommes, connaissaient pas la prière intérieure; et ils ne croyaient pas pouvoir être ouïs et exaucés de leurs fausses divinités, sinon à force de paroles sensibles et de grands cris. C'est pourquoi le Prophète Elie se moquant d'eux dans l'une de leurs prières les plus solemnelles, leur disait : (a) Criez plus fort à votre Dieu; parce qu'il est peut-être en quelque conversation, ou dans l'hôtellerie, ou en chemin, ou que peut-être il dort, afin qu'il s'éveille. Tout Chrétien qui croit avoir besoin de paroles, soit extérieures, ou intérieures, pour être entendu de Dieu, approche fort de l'erreur des Payens : mais celui qui sait que Dieu pénètre nos plus secrètes pensées avant même qu'elles soient formées, et que (b) Son oreille écoute la préparation du coeur, ne se met pas fort en peine d'étudier des paroles ni d'arranger des discours pour parler à Dieu : il ne se soucie plus même de lui parler hors de ses obligations, depuis qu'une foi vive et forte lui persuade qu’un Dieu immense et infini ne peut être mieux honoré que par le silence, ni adoré plus parfaitement que dans le repos et la paix. C'est là proprement le traiter
(a) 3 Rois 18. v, 27. (b) Pf. 9. v. 38.
en Dieu : toute autre méthode le rabaisse un peu jusqu'à la manière d'agir de la créature.
Le Fils de Dieu propose aussi bien la perfection
de la prière chrétienne dans ce merveilleux Sermon, que
celle des autres préceptes qu'il y confirme et explique : car
ce Sermon divin est proprement la règle de la perfection
chrétienne. Or ce qu'il dit de l'oraison, qu'elle ne doit pas
s'établir dans la multiplication des paroles, et
qu'elle doit être faite dans le cabinet, la porte
fermée, et de la manière la plus secrète et
la plus retirée, fait assez voir qu'il donne la préférence
à la mentale au-dessus de la vocale ; et que pour les mêmes
raisons il relève aussi la mentale simple, unie, tranquille et
muette, au-dessus de celle qui est multipliée, véhémente
et raisonnée ; celle-là étant d'autant plus
parfaite, qu'elle s'exerce par les actions les plus nobles de l'âme,
et qu'elle approche plus de la grandeur, de la
simplicité,
et du repos de Dieu.
Jésus-Christ met ce doux nom de Père au commencement de cette unique prière qu'il nous apprend, pour nous exciter à la confiance que nous devons avoir en lui, qui est celle d'un enfant, qui n'a aucun souci de ce qui le regarde, mais qui s'abandonne à toutes les volontés de son Père. Ensuite il nous oblige à demander des choses qui regardent purement la gloire de Dieu. En premier lieu, que son Nom soit sanctifié, connu et honoré. Sanctifier le Nom de Dieu, c'est lui rendre toute la gloire de la sainteté qui se trouve dans la créature, et reconnaître que toute sainteté vient de lui, et est à lui-même.
Ô Dieu ! si vous ne nous commandiez pas vous-même de vous appeller notre Père, qui ôserait jamais avoir la hardiesse de vous appeller de ce nom ? Ô Enfants fortunés, d'avoir un tel Père! Ne faut-il pas vous abandonner à lui sans réserve, et vous confier à sa bonté ? Traitez-le du moins comme vous feriez un Père de la terre. Les Enfants servent leur Père sans penser à la récompense : ils ne songent qu'à le contenter, persuadés qu'ils sont qu'il les récompensera plus, ne les récompensant pas, parce qu'ils auront son héritage. Dieu récompense de ses dons les âmes mercenaires pour les services qu'elles lui rendent : mais il se donne lui-même à ses Enfants pour récompense.
Ces deux demandes avec la première, sont les plus importantes de cette sacrée prière, parce qu'elles ne regardent que Dieu et ses intérêts. O. si l'on savait combien cette prière renferme de grandes choses ! Qui la comprendrait, et la ferait dans l'esprit de celui qui nous l'a apprise, serait bientôt consommé dans la perfection. L'homme demande à Dieu que son règne arrive, qu'il soit connu de tout le monde, et que son Empire s'étende par toute la terre ; qu'il règne sur toutes les âmes en souverain, et que chacun le supplie de régner plus particulièrement sur la sienne ; qu'il conduise, meuve, gouverne et dispose de tout : et que de même qu'un Roi bâtit et renverse dans son Royaume selon ses volontés, sans que rien s'y oppose, de même ce Roi de gloire doit régner en nous sans résistance. Aussi l'Écriture met-elle dans le même verset : Que votre volonté soit faite ; comme pour dire, soiez notre Roi, mais un roi qui ne trouve en nous aucune résistance en sorte que vous soiez obéi absolument, qu'il ne se trouve pas en nous seulement une répugnance pour vos volontés ; et même que nous soyons aussi prêts de périr dans l'ordre de cette volonté, que d'être sauvés.
Il n'y a pas un Saint dans le ciel qui ne fut prêt à le quitter avec tous ses avantages pour faire la volonté de Dieu, cette volonté étant plus pour eux que tout le Paradis. La consommation d'une âme ne se connaît point à l'amour le plus ardent, ni aux choses extraordinaires ni aux plus extrêmes austérités, aux dons, grâces et faveurs spéciales, à ces enthousiasmes extases et ravissemens, ni à toutes les plus grandes choses : elle se connaît seulement à la perte totale de toute volonté dans celle de Dieu, lorsque l'âme n'a plus ni pente, ni inclination, ni penchant pour les choses mêmes les plus divines; et qu'elle ne se trouve de choix ni de préférence pour chose au monde : c'est alors qu'elle est consommée : Dieu règne souverainement sur elle; et depuis que la volonté de Dieu est devenue toute sa volonté, la vie de Dieu est aussi devenue sa vie. Cela se connaît particulièrement à ce que tous les états lui sont égaux, quels qu'ils soient, fussent-ils même les plus malheureux et qu'elle ne se trouve ni crainte d'y'demeurer ni désir d'en sortir, ni enfin pas le moindre mouvement, s'étant parfaitement délaissée à Dieu pour toutes choses.
Fairc la volonté de Dieu dans la terre comme clle est faite au ciel, c'est la faire comme la font les bienheureux : et faire la volonté de Dieu comme la font les bienheureux, c'est être uni, transformé et perdu dans la volonté de Dieu ; en sorte que comme il est impossible à un bienheureux de faire autre chose que la volonté de Dieu, de même une âme anéantie ne peut plus faire autre chose que la volonté de Dieu. Sitôt que notre volonté est anéantie, celle de Dieu prend sa place, et l'âme n'est plus que volonté de Dieu. Et l'on ne doit pas s'étonner que cette âme ne soit plus autre chose que volonté de Dieu; puisque par son anéantissement et par sa transformation elle est devenue Dieu, c'est-à-dire, (a) un même esprit avec Dieu. C'est pourquoi lorsqu'elle veut sonder son fond, elle n'y peut plus trouver que Dieu et sa volonté, ni dans les autres créatures non plus, hors de celles qui sont opposées à Dieu par leur propriété, dont elle sent avec beaucoup de peine l’être particulier et infecté.
Elle fait alors nécessairement et infailliblement cette volonté, quoique toujours très-librement, s'étant dépouillée de la sienne par un franc abandon lorsqu'elle en avait l'usage en propre, et ayant renoncé à sa liberté pour la donner à Dieu. Alors par un excès de liberté, et par le plus fort usage de sa volonté, elle perd toute volonté. Cette âme fait sans peine et sans contrainte tout ce que Dieu veut, et elle fait aussi tout ce qu'elle veut elle-même avec un plaisir très-grand. Elle se trouve dans l'impuissance de vouloir autre chose que ce qu'elle a et ce qu'elle fait. Que nul n'entreprenne de juger de ses actions. Ceux qui sont devenus un même esprit
(a) 1 Cor. 6. v. 17.
avec Dieu, (a) ne peuvent plus être jugés d'aucune créature sans une grande témérité : ils jugent sainement de toutes choses, et le Seigneur seul est leur Juge : ce qui se doit entendre de leur fond, et des mérites de leurs actions, sans préjudice néanmoins de l'obéissance et de l'ordre établi de Dieu. Mais comment le monde ne les jugerait-il pas comme les autres, puisqu'il ne les connaît pas pour ce qu'ils sont ? Cependant il est sûr, que comme leur pureté est parfaite, leur liberté est plus grande que les cieux.
Durant un très-longtems l’âme éprouve que sitôt qu'elle veut une chose, il lui en est donné une autre : ce qui l'étonne d'autant plus, que dans les commencemens Dieu accomplissait toutes ses volontés : mais dans la suite il prend plaisir de la contrarier, et de combattre toutes ses volontés extérieures et intérieures, même dans les plus petites choses. Je sais des personnes à qui il ne laissait jamais ni avoir ni faire une volonté. Mais après que Dieu a poursuivi longtems une âme en cette sorte, lui ôtant tous moyens de faire ses volontés, même les meilleures; elle se trouve enfin morte à toute volonté, en sorte qu'elle ne s'en trouve plus en aucune manière, étant comme une personne à qui l'on a retranché tout aliment et toute vie : et ayant été longtems aussi dans cette mort, elle s'aperçoit peu à peu qu'une autre volonté est substituée en la place de la sienne; mais une volonté qui est plus à elle que ne l'étoit la sienne propre ; en sorte qu'elle ne peut plus rien vouloir que par cette volonté, mais avec un agrément si grand, et un usage si libre et si entier
(a) I Cor. 6. v.17.
de la volonté de Dieu, que l'on ne peut distinguer si Dieu est la volonté de l'âme, ou si l'âme est la volonté de Dieu. Elle est obéie comme Dieu; et si Dieu veut quelque chose en elle, ou par elle, tout est d'abord exécuté. O le grand état que celui-là ! Dites, ô chrétiens, votre Pater avec le plus de dévotion que vous pourrez, consentant à tous les grands sens que Jésus-Christ y a renfermés, quoique vous ne les compreniez pas : mais sachez, que tous les travaux de la vie spirituelle, et toutes les grâces que Dieu fait à ses amis, ne tendent qu'à faire, que la volonté de Dieu s'accomplisse dans la terre comme au ciel : car c'est en cela que consiste toute la gloire de Dieu et la sainteté de l'homme.
O les grandes paroles ! mais peu expliquées, et mal conçues. Le pain que l'homme demande ici, n'est point seulement un pain matériel, comme l'on se l'imagine; mais beaucoup plus un pain qui passe toute substance. Ce pain n'est autre que le Verbe, qui est toujours le pain d'aujourd'hui comme étant toujours ( a) engendré au jour présent de l'éternité. C'est ce pain qui est au-dessus de toute substance et de tout être; et qui nourrit et soutient les autres êtres non seulement par la communication qu'il leur fait de son être, mais encore en les faisant passer en lui, leur donnant un être au-dessus de tout être naturel. Le pain matériel soutient de sa substance celui qui le mange s'étant changé et converti en lui; mais celui-là change en soi-même celui qui le mange, ou plutôt, il dévore
(a) Ps. 2. v. 7.
et dissout par son activité tous ceux en qui il est reçu.
Or ce pain de vie se reçoit et par la bouche du corps et par la bouche de l'âme. C'est par la bouche du corps que se fait la manducation de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, quoique le Sacrement ne dure qu'autant que l'Être Sacramental et que les espèces du pain se conservent entières: ce pain est au-dessus de toute substance, aussi faut-il que la substance du pain soit détruite pour lui céder la place, et le laisser couvert des seuls accidents. C'est aussi par la bouche de l'âme que se reçoit ce même pain supersubstantiel, et il faut que l'âme pour le recevoir intimement soit anéantie, afin que tout son être propre céde à l'être souverain de Jésus-Christ. Et cette communion de l'âme dure continuellement, et subsiste d'une manière permanente, n'étant point sous des accidents corruptibles ; mais se faisant par l'union des esprits immortels, quoique sous les faibles apparences d'une vie commune.
Cette communion spirituelle est la plus relevée qui puisse être ; puisque c'est par elle que l'âme est anéantie pour être transformée ; et que son être étant mystiquement perdu, celui de Jésus-Christ est substitué en sa place : mais quelque sublime qu'il soit, il est couvert de faibles accidents d'une vie toute commune, et qui n'a rien d'extraordinaire. Et comme dans l'Eucharistie Jésus-Christ est anéanti, n'y paraissant faire nulle fonction, et y demeurant caché sous les accidents du pain et du vin : de même JÉSUS-CHRIST, vivant dans l'âme y paraît anéanti pour le dehors, ne faisant paraître qu'une vie fort commune. Cependant, de même que dans le Sacrement il ne reste que les accidents du pain, sans qu'il y ait plus rien de sa substance, Dieu suppléant au défaut de leur sujet naturel par un miracle de la toute puissance : aussi cette âme n'a plus d'être, ni de vie ni de substance propre; mais c'est Jésus-Christ qui vit, et qui opère en elle: et l'on peut dire dans un bon sens, qu'elle n'est plus, son être étant passé dans celui du Verbe, et l'être du Verbe s'étant glissé dans le sien; ainsi que St. Paul l'a déclaré pour tous ceux à qui ce bonheur devait arriver. (a) Je vis ; mais non plus moi - même : c'est Jésus-Christ qui vit en moi.
O admirable commerce! ô adorable mélange! C'est-là le mystère de l'Incarnation étendu et renouvelé dans les âmes. Un Dieu s'est fait homme, afin de faire l'homme Dieu. L'état Eucharistique est une mort mystique pour Jésus-Christ, puisqu'il est mis en état de victime pour y être immolé en vrai sacrifice à son Père, et que par la consommation qui s'en fait il perd la vie sacramentale qu'il y avait acquise: et l'état transformé des âmes est un anéantissement aussi mystique par lequel leur être propre est anéanti, à l'imitation de l'être sacramental. La perfection du sacrifice ne se trouve que dans l'anéantissement, figuré par l'holocauste, le plus parfait des sacrifices, perpétué dans l’Eucharistie et par son efficace aussi dans les âmes.
Si Dieu demandoit de nous le payement de nos dettes à la rigueur, il nous serait impossible d'y satisfaire. Jésus-Christ son fils est venu les payer toutes pour nous:et quoique nous
(a) Galat. 2. 20.
devions infiniment à Dieu, non seulement à cause de l’être que nous tenons de lui et de tout ce que nous sommes; mais aussi à cause d'une infinité de dettes que nous avous contractées par nos péchés, qui sont des larcins manifestes ; et par l'abus de mille et mille grâces qu'il nous a faites; nous pouvons néanmoins dire, que nous avons en Jésus-Christ de quoi payer même avec usure: puisque quelques grâces que nous ayons reçues de Dieu, elles ne seraient pas infinies s'il ne nous avait donné son Fils, égal à lui: mais comme il nous a donné infiniment en nous donnant ce Fils, nous avons dequoi lui payer exactement nos dettes, quelques infinies qu'elles soient, par ce même Fils.
Ô Dieu ! tout Dieu que vous êtes, vous ne sauriez donner à l'homme davantage que ce que vous lui avez donné; et par ce don infini, il s'acquitte envers vous avec surcroît de toutes ses dettes. Vous lui donnez un Dieu égal à vous; et il vous rend un Dieu abaissé au-dessous de vous jusqu'à l'infini par son (a) anéantissement dans la nature de l'esclave, qu'il a prise, qui n'empêche pas qu'il ne soit Dieu de Dieu, ni que vous ne soyez aussi son Père et son Dieu. Mais toutes ces grandes choses qui se sont faites en faveur de l'homme, (b) ne sont pas cependant dans la volonté de l'homme ; mais dans la volonté de Dieu : car l'homme ne peut user de ces grands droits que selon la volonté de Dieu, et qu'autant que la volonté est unie à celle de Dieu. Or la volonté de Dieu est, que l'homme ne jouira point de tous ces privileges s'il ne remet lui-même à son prochain avec facilité tout ce qu'il lui peut devoir : ce qui s'entend du pardon des
[a] Philip. 2. v. 7. [b] Jean 1. v. 13.
offenses et des injures. Lorsque l'on donne quelque chose, on la donne à telle condition que l'on veut; et la donation reste nulle si l'on contrevient à quelqu'une de ces clauses. C'est pourquoi ceux qui ne sont pas grâce à leur prochain, ne profitent point de ces avantages. Qu'ils pensent donc bien à ce qu'ils disent lorsqu'ils demandent à Dieu, qu'il leur pardonne leurs offenses, comme ils pardonnent eux-mêmes à ceux qui les ont effensés.
Dieu est-il un tentateur; ou envoye-t-il lui-même la tentation ? anime-t-il le Tentateur contre nous ? (a) Dieu ne peut tenter pour le mal ; et cependant il a bien des manières de tenter les hommes pour éprouver leur fidélité. Il y a des tentations qui nous viennent de la part de Dieu, et qui sont si utiles, qu'on n'en doit pas demander la délivrance. Le Seigneur tenta Abraham pour éprouver sa foi ; et cette tentation fut avantageuse à Abraham, et glorieuse à Dieu: il tente les hommes quelquefois par l'affliction, et d'autres fois par la prospérité, pour fonder la fermeté de leur coeur et la fidélité de leur amour, ainsi que l'Écriture (b) en fournit plusieurs exemples. Ce n'est pas de cette tentation-là que Jésus-Christ nous oblige à demander la délivrance : mais c'est de la tentation qui vient du malin esprit, et qui porte au mal, laquelle nous devons toujours craindre à cause de notre fragilité, quoique la résignation des Saints les porte jusqu'à accepter et aimer la tentation dans l'ordre de Dieu, qui la permet, avec espérance
(a) Jacques I. V. 15. (b) Exode 16. V. 4. et 20. V. 20.
que sa grâce ne les laissera pas tomber. aussi ne demandent-ils pas de n'être point tentés ; mais de ne pas succomber à la tentation : et ce qui fuit le fait bien voir par la demande, d'être délivré du mal : l'unique mal est le péché : tous les autres maux sont de grands biens ; puisqu'ils nous rendent conformes à Jésus-Christ, et héritiers de son Royaume.
C'est une chose étrange, que ceux qui ont plus besoin de pardon, sont ceux qui le refusent aux autres : ceux qui offensent Dieu ne veulent point remettre les offenses qui se commettent contre eux, quoi qu'ils sachent bien que sans cela les leurs ne leur seront point remises. Les plus grands pécheurs sont ceux qui pardonnent le moins ; et ils deviennent de jour en jour d'autant plus grands pécheurs et plus inconvertibles, que moins ils veulent pardonner : cependant ils sont si téméraires, que d'oser espérer de Dieu le pardon de leurs crimes, lorsque leurs mains sont toutes rouges de la vengeance qu'ils prennent de leurs frères. Jésus-Christ, qui n'est venu que pour appaiser la colère de son Père, et pour empêcher qu'il ne se vengeât des pécheurs, peut-il souffrir ceux qui veulent se venger, souvent même de ceux qui ne les ont point offensés, et contre lesquels ils s'irritent sans sujet?
La véritable dévotion n'est pas celle qui se distingue par une austérité affectée ; mais celle qui est égale, tranquille, et qui n'a rien de contrefait. Il y a des personnes qui sont revêches et chagrines dans leurs dévotions, grands censeurs des autres, et qui parce qu'ils sont quelque pénitence extérieure, croient avoir droit de condamner tout le monde : ils n'osent lever les yeux, tant leur extérieur est contraint : et cependant leur âme est pleine de fiel et d'amertume: un certain zèle inquiet et amer les anime presque toujours contre les âmes simples et innocentes à cause de leur sainte liberté, et qu'elles sont toujours gaies et joieuses, parce que le bonheur qu'elles possédent au-dedans se répand sur le dehors, et rejaillit sur les sens. Les coeurs simples et droits ne croient le mal de personne : ils croient au contraire que les autres marchent dans la même simplicité et droiture qu'ils professent: mais ces personnes revêches dans leur austérité jugent de tout le monde, et s'érigent en critiques des choses les plus saintes, dont ils n'ont pas même connaissance.
S'amasser un trésor sur la terre, c'est mettre son affection dans les créatures, dans les richesses, les honneurs et les plaisirs, et dans tout ce qui n'est point Dieu. Toutes ces choses, comme étant hors de nous, nous peuvent être enlevées, et elles sont sujettes à la corruption : mais lorsque l'on amasse son trésor dans le ciel, c'est-à-dire, que l'on met toute son affection en Dieu, ce trésor étant en nous, il ne peut nous être enlevé, et il est incorruptible.
Si votre trésor est dans les choses de la terre, votre coeur sera aussi dans la terre: mais si votre trésor est en Dieu, votre coeur fera aussi en Dieu. Ô trésor des trésors, lorsque nous donnons tout à Dieu et que nous lui faisons une remise entière et générale de ce que nous sommes ! Dieu se rend par là même notre trésorier et notre trésor.
Par l'æil l'on se conduit et l'on est éclairé. L'entendement est l'oeil de l'âme. Si notre entendement est simple, c'est-à-dire, dénué de toute multiplicité d'actes et de réflexions, qui causent quantité de méprises ; par cette simplicité toute l'âme sera éclairée; parce que Dieu en considération de sa droiture, se rendra sa lumière. Ceux qui sont simples ont de plus un oeil charitable, par lequel ils jugent de tout en bonne part : ils croient le bien de tout le monde, et ne voient le mal de personne.
Lorsque l'esprit n'est pas dans la vérité, tout (a) le monde est dans les ténèbres. L'on juge de tout avec erreur et avec malignité. Que si ce que l'on croit avoir de lumière, n'est dans la vérité que ténèbres, l'homme charnel se trompant d'autant plus dans ses intentions et dans ses jugements, qu'il croit mieux rencontrer, combien seront grandes et profondes les ténèbres qui seront reconnues pour telles ? Il est difficile que la lumière de vérité pénètre des ténèbres si épaisses. Si l'æil de l'intention est mauvais, tout le corps des oeuvres Sera aussi mauvais : mais si l'intention d'un coeur aveuglé par ses passions est mauvaise, lors même qu'il la croit bonne, combien sera-t-elle criminelle lorsqu'il verra clairement qu'elle est mauvaise ? C'est ce que le Sauveur veut nous apprendre par toute cette figure.
Si nous ne servons Dieu seul, nous ne le servons pas. Ceux qui cherchent encore leurs
(a) Peut-être tout l'homme,
intérêts en quoi
que ce soit, servent l'argent. Ceux qui veulent accommoder le
monde avec Jésus-
Christ se trompent bien. Il faut
nécessairement quitter l'un ou l'autre; et pour servir
l'un, renoncer l'autre, puisque leurs maximes et leurs volontés
sont directement opposées. Si l'on fait trop de cas des
honneurs, des richesses et des plaisirs, l'on méprise
conséquemment la vie pauvre, abjecte, et crucifiée de
Jésus-Christ. L'amour de Dieu se mesure par le détachement
des Créatures. Si vous êtes peu détaché,
vous aimez peu : Si vous êtes beaucoup détaché,
vous aimez beaucoup.
Tout cet endroit est un Sermon clair et spécifique que Jésus-Christ nous fait sur l'abandon. Il nous le prêche en bien d'autres lieux; mais celui-ci est si propre et si évident, qu'il n'en reste aucun doute : Et par l'abandon à la providence pour nos besoins corporels, il veut que nous apprenions aussi à nous abandonner à sa bonté pour les biens spirituels. Rien n'est si contraire à la perfection que les inquiétudes que nous prenons pour notre perfection même. S'inquiéter de ce qui nous concerne, soit pour l'extérieur ou l'intérieur, pour le spirituel ou le temporel, c'est sortir de l'abandon. Une âme bien abandonnée ne saurait penser à elle-même : elle ne peut se soigner ni prendre aucun souci d'elle-même ; mais elle en laisse tout le soin à la providence : non qu'elle ne veuille coopérer et travailler autant que Dieu le veut; mais par la confiance qu'elle a qu'il lui fera faire chaque chose en son temps en la manière qu'il le désire. Si Dieu a soin des moindres choses, comment n'en aura-t-il pas des grandes ? S'il est si soigneux des créatures irraisonnables, comment ne le sera-t-il pas d'une âme pour laquelle son Fils est mort, et qu'il désire plus de sauver qu'elle ne désire elle-même d'être sauvée ? Il faut pour manquer d'abandon à Dieu, manquer de raison : et quoi qu'il faille captiver la raison sous la foi et sous l'abandon, je dis néanmoins, que c'est manquer de raison que de manquer de foi et d'abandon.
Il entend par la nourriture tout ce qui est nécessaire pour entretenir la vie de l'homme, soit de nature ou de grâce, soit la civile ou la spirituelle. Ce n'est point à nous à entrer en sollicitude de toutes ces choses; mais nous devons demeurer abandonnés pour tout cela à la providence. O que les soins que nous prenons de nous-mêmes sont superflus ! Dieu sait bien la nourriture qui nous est propre : c'est pourquoi l'Écriture dit (a) que c'est lui qui donne aux petits des corbeaux la nourriture qu'ils lui demandent.
Si toutes les créatures doivent attendre que Dieu leur donne la nourriture de leurs corps; combien plus les âmes doivent-elles s'abandonner à lui pour leur pâture spirituelle ? La mesure de l'abandon est la mesure de l'avancement spirituel : plus une âme est abandonnée, plus elle avance en Dieu d'une manière inconcevable. Ô Dieu ! il n'y a que vous qui puissiez nous donner une nourriture convenable et proportionnée à nos besoins ! Celles que nous désirons et que nous prenons par nous-mêmes nous sont ordinairement contraires. Ô divin nourricier des corps et des âmes ! tous les aliments que vous ne donnez pas ne causent que corruption; mais la nourriture que vous donnez cause l'immortalité.
Par le vêtement se doivent entendre toutes les choses qui servent d'ornement et comme de couverture à l'âme, tels que sont, les dons, vertus et grâces, qui ne sont pas essentielles à sa vie, mais qui en sont l'éclat et la beauté. Tout cela nous doit être donné de Dieu aussi bien que le reste, et ne doit même être désiré de la créature qu'autant qu'il plaît à son Créateur de le lui dispenser. L'âme doit vivre dans un si grand abandon, qu'elle ne désire jamais autre chose que ce qu'elle a; et qu'elle croit, contre tout sujet de le croire, que tout ce qu'elle a, est tout ce qu'il lui faut. Rien n'est si glorieux à Dieu
(a) Pf. 146. v. 9.
que cet ABANDON, qui est un précis des trois vertus théologales, et leur exercice le plus parfait : car il procède d'une grande foi, il naît d'une vive espérance, et il est animé de la pure charité; et c'est par le concert de ces trois vertus divines qu'il délaisse tout à Dieu, rapporte tout à lui, et attend tout de lui seul. Ce qu'il faut bien remarquer pour mieux comprendre ce que c'est que le sacré ABANDON, duquel il est parlé si souvent dans cet ouvrage. Le même abandon est encore le renoncement de nous-mêmes, et la parfaite résignation à Dieu, et par conséquent, c'est ce qu'il y a de plus parfait dans l'Évangile, étant le règne de Dieu et la sainteté de l'âme.
Mais parce que l'abandon vient singulièrement de la foi, et que celui qui a beaucoup de foi a beaucoup d'abandon; comme au contraire quiconque manque d'abandon, manque de foi, le Sauveur appelle ici gens de peu de foi ceux qui ne s'abandonnent pas au Père céleste pour tous leurs besoins. Combien condamnerait-il à présent la sollicitude de ces âmes qui s'inquiètent et s'embarrassent de tant de choses inutiles et superflues?
Jésus-Christ après avoir donné des exemples familiers de la providence que Dieu exerce sur les créatures irraisonnables et inanimées, assure que Salomon dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu comme un lys : c'est que ce grand Roi avec toute sa gloire ne fut jamais revêtu de la pureté, candeur et innocence que Dieu seul peut donner, comparées à la pureté du lys : Salomon en toute sa gloire ne fut point mis dans l'innocence et pureté de sa création: s'il y avait été, il ne serait pas tombé. Cette blancheur et pureté du lys est une grâce qui ne peut être donnée que de Dieu seul : la blancheur marque la pureté parfaite, foncière et radicale; une pureté d'innocence rétablie par la grâce; une pureté qui ne se peut acquérir que par la perte de toute propriété. Il y a bien des âmes pures; mais il
peu de blanches. La blancheur est l'excellence et la perfection de la pureté. Une chose est premièrement nette, sans être encore pure : c'est l'état où l’âme est mise après la première purgation : ensuite elle devient pure par la perte de toute tache, quelque petite qu'elle soit, et même des plus intérieures : c'est la seconde purification, qui est foncière et intime, la première n'étant que superficielle. Un métal peut être net et bien lavé sans être pur; mais pour être pur, il doit être séparé de tout mélange. La blancheur enchérit sur tout cela : elle se donne lorsqu'après la mort mystique l'âme par la résurrection étant revêtue de la robe d'innocence, rentre en nouveauté de vie, et est reçue en Dieu. Alors elle est non seulement nette et pure, mais aussi blanche comme neige, participant à la candeur de Dieu dans laquelle elle est passée.
Ô qu'il est vrai que c'est le propre des Gentils et d'un peuple tout humain et tout charnel, de s'inquiéter et de se mettre en peine pour soi-même! C'est une erreur de Payen que de ne point reconnaître de providence: et c'est un aveuglement qui en approche fort que de ne pas se confier à elle. C'est pourquoi le Fils de Dieu compare aux infidèles ces gens de si peu de foi. Les soins inquiets et accompagnés de défiance, que l'on prend de soi-même, sont des soins fort superflus, et indignes d'un Chrétien, qui a connu et expérimenté si souvent les soins et les bontés de son Dieu pour lui. Jésus-Christ assure que notre Père céleste fait ce qui nous est nécessaire.
Reposons-nous donc de tous nos soins sur un si bon Père, comme un petit enfant se repose sur son Père des soins de tout ce qui le concerne. l'âme n'est jamais mieux pourvue de tout ce qui lui est nécessaire que lorsqu'elle s'oublie le plus d'elle-même. O Bonheur inconcevable que l'oubli de soi! L'homme n'est jamais plus heureux que lorsqu'il est enfant, et qu'il ne se fâche ni ne s'inquiète de quoi que ce soit; mais délaisse toutes choses à son Père. Il ne pense à aucun moyen d'entretenir sa vie : il n'a pas même prévoyance d'un moment à l'autre, et il s'oublie de toutes choses. Ô heureux état! Il ne pense pas même s'il vit, ni comme il vit. Il vit : et c'est assez. l'âme arrivée en Dieu est de cette forte.
L'oubli de soi n'exclut pas le travail nécessaire à chacun selon sa condition pour entretenir sa vie; mais il bannit le souci et la sollicitude des choses.
Nous devons de notre part chercher le règne de Dieu en nous, ainsi que le Sauveur nous l'ordonne: ce qui ne se fait parfaitement que par la cessation de toute opération propre, et par la perte de notre être propriétaire; pour donner lieu à Dieu d'être tout en nous, et ainsi le laisser régner absolument sur toutes choses. Il faut donc chercher ainsi le règne de Dieu : mais cela ne se fait pas par action; il se fait par démission: car pour faire régner une personne sur quelque chose que nous posséderions ou légitimement ou par usurpation, il n'y aurait qu'une chose à faire, qui serait, de se dépouiller et se démettre de ces choses pour lui en laisser prendre possession. Dès que nous cessons de nous posséder nous-mêmes, Dieu nous possède pleinement et infailliblement; puisqu'autant que nous nous renonçons nous-mêmes pour l'amour de lui, autant nous lui appartenons.
Non seulement nous devons chercher le règne de Dieu en cette sorte; mais aussi nous devons chercher son Royaume où il est; afin d'y habiter avec lui. Et où est-il, ce Royaume ? Le fils de Dieu nous apprend qu'il est (a) au-dedans de nous. Cherchons Dieu en nous, et nous trouverons son Royaume. Démettons-nous des droits que nous avons sur nous-mêmes, et nous le ferons régner en son Royaume.
Il faut aussi chercher la justice de Dieu : et cela se fait en deux manières. L'une est, de chercher que la justice de Dieu s'exerce souverainement sur nous par toutes les croix, peines et impressions de souffrance qu'il lui plaira de nous faire ressentir. Ceci se fait aussi passivement, c'est-à-dire, en soutenant toutes les Croix qui nous arrivent, et non en les cherchant activement : par des croix de providence, et non par des croix de notre choix.
(a) Luc 17. v. 21.
L'autre manière de chercher la justice de Dieu est, de ne pas chercher une justice qui nous soit propre; mais la justice de Dieu, propre à lui-même : ce qui n'empêche pas que la justice que Dieu nous donne par sa grâce ne soit réellement en nous; mais elle y doit être avec tant de désappropriation, que nous ne la considérions que comme appartenant à Dieu, ainsi qu'il est reconnu éternellement dans le ciel le seul saint et le seul juste. Et cette justice ne se trouve qu'en Dieu par la perte de tout ce que nous avons de propre. Cette manière de parler ne doit faire aucune peine touchant les vérités de notre foi : car on s'en sert pour exprimer une chose qui ne se peut assez exprimer et qui est néanmoins très véritable, à savoir, que l'âme par l'excès de son amour et par la perte de toute propriété étant transportée en Dieu et perdue en lui, tous les dons et avantages spirituels et éternels sont aussi transportés et perdus avec elle-même: en sorte que comme elle ne peut plus distinguer son être, de l'être des êtres en qui elle se trouve transformée; elle ne peut non plus distinguer de lui-même rien de tout ce qui lui appartient, ni vertu, ni grâce, ni justice, ni sainteté, ni gloire, ni vie: tout est Dieu pour cette âme depuis qu'elle est devenue (*) un même esprit avec lui, et cela lui arrive dès le moment qu'elle a perdu toute propriété, qui était un mur de division entre elle et son Dieu.
En cherchant donc ainsi le royaume de Dieu et sa justice, sans penser à tout le reste, ni au spirituel ni au temporel, ni à salut ni à éternité; tout cela nous est donné par surcroît et avec surabondance: ce mot de surcroît marque qu'il n'y
(*) 1. Corinth. 6. v. 17.
a que ces deux choses absolument nécessaires ; savoir le royaume de Dieu et la justice ; puisqu'il n'y a qu'elles qui soient entièrement glorieuses à Dieu. Tout le reste est accidentel et ne regardant que nous-mêmes lorsqu'il nous est donné, c'est comme par surcroît.
De plus, le règne absolu de Dieu en l'âme et sur l'âme est ce qui la peut rendre pleinement contente : c'est son souverain bonheur: c'est même la félicité du ciel, sans laquelle le Paradis serait un enfer. Ce qui lui est donné par-dessus cela, comme gloire, plaisir et jouissance lui est donné par surcroît : la seule gloire que Dieu reçoit en lui-même de lui-même est essentielle, et toute autre est accidentelle et de surcroît: de même la gloire que Dieu reçoit de lui-même en l'âme, et son règne absolu sur elle, est le bonheur souverain de cette âme; tout le reste lui vient par surcroît.
Ce conseil nous porte à nous abandonner de moment en moment à toutes les volontés de Dieu, sans penser d'un moment à l'autre; mais nous délaissant à tous les moments à la divine providence, pour qu'elle fasse en nous et de nous tout ce qu'elle a ordonné. Tout ce qui nous arrive de moment en moment, hors nos propres fautes, est volonté de Dieu sur nous : le reste est recherche de nous-mêmes. Nous ne saurions penser d'un quart d'heure à l'autre pour savoir ce que nous ferons dans ce temps-là, et nous en faire un dessein, que ce ne soit amour propre. Une âme en qui l'amour propre est arraché, ne peut non plus penser à elle, ni être en souci d'elle-même, que si elle n'était pas: mais elle laisse tout écouler et tout perdre dans la volonté de Dieu, recevant également et indifféremment toutes choses de la main, et le bien et le mal; et elle ne peut regarder comme mal une chose qui lui vient par cette divine providence.
[130][...] Mais l’on me demandera à quoi cette âme peut connaître qu’un si grand bonheur lui est arrivé. À cela même qu’elle perd toute envie et toute facilité de demander, de chercher et de frapper : car qui n’a plus rien à demander a tout reçu, et qui n’a plus rien à chercher a tout trouvé, et qui n’a plus à frapper est entré. Ce grand “je ne sais quoi” qu’on ne saurait nommer, qui satisfait, qui rassasie, qui arrête, qui occupe, qui ravit cette âme fortunée ne peut être autre chose que son Bien Souverain, qui, s’étant donné à elle très réellement, quoiqu’encore sous l’obscurité de la foi, lui ôte tout désir de quelque autre bien que ce soit, outre que l’union parfaite de sa volonté avec celle de Dieu fait qu’elle ne sait plus rien lui demander ; mais se fiant infiniment à Lui et laissant toutes choses à Sa disposition, elle reçoit un plaisir excessif de l’accomplissement de toutes Ses volontés, soit dans elle, soit dans les autres créatures. Et comment cette amante pourrait-elle demander encore bien des choses à son Époux puisque la grandeur de sa foi lui ferme la bouche du cœur, et que la véhémence de son amour, lui ôtant toute parole, même intérieure, la tient dans un silence et dans un excès de jouissance à ne Lui pouvoir pas parler ?
Il faut donc demander jusqu’à ce qu’on ait obtenu ce que l’on demande, mais, l’ayant obtenu, ce serait une sottise de le redemander. Or le signe qu’une âme pure l’a obtenu, c’est lorsqu’elle ne saurait plus le demander. [131] Jésus-Christ assure, Lui qui est la vérité infaillible, que celui qui demande reçoit. Si celui qui demande reçoit, il faut qu’il cesse de demander lorsqu’il a reçu. Et que doit-il demander ? Ce que le divin Maître lui a appris à demander : le Royaume de Dieu et sa justice ; après quoi tout le reste est donné par surcroît. Il faut chercher ce qu’Il nous commande de chercher et rien autre chose, et l’ayant trouvé, il faut nous reposer dans la jouissance de ces grands biens. Quiconque cherche en cette sorte trouve immanquablement : que si nous ne trouvons pas le Royaume de Dieu, c’est que nous ne le cherchons pas comme il faut. Mais, comme celui qui le cherche comme il faut le trouve infailliblement, aussi, sitôt qu’il l’a trouvé, toutes ses recherches doivent cesser, et il connaît assez qu’il l’a trouvé en ce que l’abondance et la grandeur de ce Royaume le satisfait pleinement. Celui qui, ayant trouvé ce qu’il cherchait, le chercherait encore ferait un acte de folie, de même que celui à qui son maître ayant dit de chercher quelque chose voudrait passer toute sa vie dans cette recherche, et ne pas la prendre où il la pourrait trouver.
L’on ouvrira à celui qui frappe à la porte. Frapper à la porte n’est autre chose que rentrer en soi-même, et là, frapper à la porte du cœur de Dieu par de saintes affections jusqu’à ce qu’elle nous soit ouverte, ce qui arrive bientôt pourvu que l’on frappe avec patience et persévérance, car c’est ainsi que les aspirations ouvrent la porte à la contemplation, comme les filles de Jérusalem qui, assurant le Bien-Aimé que son amante languit d’amour pour lui, l’obligent de venir. […]
[150][...] L’on veut des assurances et des témoignages pour assurer la foi, et de fortes raisons pour la persuader, et cela même lui est contraire, en affaiblit la force et en diminue le prix. La foi veut que l’on s’abandonne à Dieu en captivant l’esprit sous Sa parole, et le cœur sous Sa conduite et en se fiant à Lui au-dessus de toute raison ; de même qu’il faut espérer en Lui contre toute espérance. Des personnes qui semblaient être les plus éloignées de Dieu, viennent en foule se donner à Lui et entrent dans Sa voie, pendant que ceux qui ont été appelés de bonne heure à Son Royaume s’en tiennent éloignés. Le Sauveur dit au centenier qu’il lui soit fait selon qu’il a cru. La mesure de notre foi est la mesure des grâces que nous recevons de Dieu, et plus la foi est grande, plus Dieu est dans une âme, car c’est le propre de la foi de L’y attirer, de L’y faire venir et de ne lui donner rien moins que Dieu.
[160][...] Mais une âme abandonnée doit perdre tout soin d’elle-même et doit, comme Jésus-Christ, dormir par le repos en Dieu sans se mettre en peine de périr ou de ne périr pas, car le Sauveur ne dormait ainsi, au sein d’une si effroyable tempête que pour donner un exemple sensible à tous ses chers abandonnés de la manière dont ils doivent se reposer de tout soin d’eux-mêmes sur leur Père céleste, quoique parmi les plus extrêmes dangers. Leur foi ne consiste pas à demander leur délivrance, mais à s’abandonner à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre, sans perdre pour un moment leur repos en Dieu et sans se détourner de leur attention à Lui pour se recourber et s’appliquer à eux-mêmes, au contraire demeurant toujours plus fermes, quoiqu’abîmés dans la volonté de Dieu qui est le repos des âmes abandonnées : ce repos est bien tranquille et bien doux et nul ne le peut troubler, puisque c’est le repos de Dieu même.
[161][...] À cause de la faiblesse des âmes, Il commande souvent aux vents et à la mer irritée de s’apaiser, et aussitôt le calme devient si grand que ceux qui l’éprouvent après avoir été battus de la tempête en sont dans l’étonnement et dans l’admiration. Sentant ce calme, ils croient avoir reçu une grande grâce, et il est vrai, d’autant plus même qu’elle est souvent accompagnée du miracle, mais c’est une grâce qui n’est accordée qu’à leur faiblesse ; et quiconque aurait été abandonné sans réserve à toutes les volontés de Dieu dans cette tempête n’en aurait jamais plus appréhendé aucune autre : au contraire, il aurait été revêtu de la force de [162] Jésus pour opérer le calme dans les autres au milieu de semblables dangers. Tout ce qu’une âme devenue Jésus-Christ dit aux autres s’opère dans elles et c’est la marque qu’elle est devenue Jésus-Christ... Les miracles que font ces personnes sont très fréquents, quoiqu’ils ne s’étendent pas tant au-dehors ou à quelque chose d’éclatant aux yeux des hommes qu’à ce qui se passe au-dedans : lorsque des personnes troublées ou agitées de peines et de tentations viennent à eux, sitôt qu’ils leur disent que le calme se fasse, il se fait, mais d’une manière si profonde qu’il ne se peut rien de plus ; aussi ne le commandent-ils que lorsqu’ils y sont mus et portés par l’Esprit de Jésus-Christ qui opère Lui-même ce qu’Il fait ordonner ; il n’y a que Jésus-Christ à qui les vents et la mer obéissent de cette sorte.
Il y a eu des saints qui ont fait plus de miracles sur les corps que sur les âmes et ces prodiges font plus d’éclat que les autres ; ces personnes ont le pouvoir de faire des miracles par un don gratuit, qui, quoique fort éminent, ne les rend pas pourtant plus saintes bien qu’ils soient donnés à des personnes saintes. Mais les miracles dont je parle ne sont pas de même nature. Ce n’est point un don gratuit qui soit accordé à l’âme, mais c’est que, comme leur propre esprit a été anéanti, il ne reste plus en eux que l’Esprit de Jésus-Christ qui opère Lui-même ces choses (qui tiennent du prodige) par le mouvement soudain et secret qu’Il en donne. Les choses sont plus intimes et cachées et les merveilles s’opèrent par le dedans bien plus qu’au-dehors ; mais c’est le même Esprit de Dieu, lequel convertit les cœurs, qui opère ces [163] miracles, et ce sont des miracles qui marquent l’entier anéantissement de l’âme et qui la rendent plus sainte, parce que ces œuvres miraculeuses donnent toujours plus de pouvoir à Jésus-Christ sur les personnes qui les font en suite de la fidélité qu’elles ont à suivre ses mouvements et à se laisser aller sans résistance et sans hésitation au moindre instinct qu’elles ont de faire ou de dire les choses. […]
[173] Jésus s’est plu avec les pécheurs qui avaient un désir sincère de se convertir et qui, à raison de leur bassesse et de l’humiliation de leur état, étaient plus disposés que nul autre à recevoir Sa grâce. Mais hélas ! il ne se trouve que trop de personnes qui, par un zèle pharisaïque, condamnent la bonté de Dieu et la facilité qu’Il a de Se communiquer à ces pécheurs humiliés ! Il semble que tout le soin de ces zélateurs amers et ulcérés soit d’empêcher les pécheurs d’aller à Dieu sous prétexte qu’ils n’en sont pas dignes. Faut-il donc les laisser périr sans remède ? Ou y a-t-il un autre médecin que Lui qui puisse ressusciter leurs âmes ? On veut leur persuader que Jésus-Christ n’est point pour eux, ni dans Son Eucharistie ni dans Son intérieur, qu’ils ne doivent ni manger ni converser avec Lui, c’est-à-dire ne pas prétendre ni à la communion ni à l’oraison. Cependant c’est tout le contraire, car Jésus s’est fait pain de vie pour Se donner à eux, et Il ne demande qu’à Se communiquer plus intimement à leurs âmes, pourvu qu’ils aient un vrai désir de se convertir à Lui et de se donner à l’Esprit de Sa grâce.
Pharisiens de nos jours, qui, par un faux zèle encore plus indiscret et plus cruel que n’était celui des pharisiens juifs, écartez les gens de bonne volonté des sacrements et de la pratique de l’oraison que Jésus-Christ leur offre, qui dites que l’oraison mentale n’est pas pour tous, que les séculiers ne doivent pas l’entreprendre, et qu’il la faut laisser aux religieux, qui dites que le Saint-Siège condamnera l’oraison de repos et de foi et que [174] l’oraison d’union est défendue ; qui abusez du tribunal de la pénitence pour déconseiller les vies intérieures, jusqu’à refuser l’absolution à ceux de vos pénitents qui ne veulent pas vous promettre ou de quitter tout à fait l’oraison, ou de renoncer à l’oraison de simplicité et de résignation où ils sont déjà établis pour reprendre la multiplicité, les méthodes et les inventions de l’homme ; qui forcez ceux qui contemplent déjà et même depuis bien des années, avec tout le succès et le témoignage des plus grandes vertus, de reprendre la méditation, qui faites des missions à dessein de décrier l’oraison, l’abandon et la vie intérieure, alors qu’il en faudrait faire partout pour les établir dans tous les cœurs [...] vous tous, dis-je, qui vous déclarez en tant de manières les ennemis des âmes abandonnées et du Royaume intérieur de Jésus, vous imitez la cruelle indiscrétion de ces anciens pharisiens, mais vous aurez aussi part aux justes reproches que leur fait le Sauveur et à cette menace que l’Esprit de Jésus-Christ fait par saint Paul 207 : Pour celui qui vous trouble, quel qu’il soit, il sera puni. […]
Les petits enfants demandent du pain et il n’y a personne qui le leur rompe 208. Ce qu’il y a de plus pur, de plus saint et de plus commun, de plus aisé, en un mot, de plus évangélique dans l’Évangile, est-ce que l’on prêche le moins, à savoir : l’intérieur et l’oraison ! ô, quand verra-t-on l’Église pleine d’ouvriers apostoliques qui vivent eux-mêmes fort intérieurement et qui s’appliquent principalement à porter tout le monde à la vie intérieure ! C’est une chose bien louable et qui fait de très grands biens à l’Église que d’avoir des séminaires pour l’éducation des jeunes clercs et la réformation de tout le clergé ; mais l’on devrait aussi établir des séminaires d’oraison où l’on apprît à connaître le vrai esprit intérieur, non d’un degré seulement ou d’une seule méthode, comme si la même [190] règle devait servir pour tous, ou qu’il ne fallût pas faire autre chose dans la suite que dans les commencements, mais de tous les états des voies intérieures et des différentes conduites que Dieu tient sur les âmes, afin que ceux qui en doivent être les pères et pasteurs les puissent toutes servir, chacune selon ses besoins. O si les prêtres étaient intérieurs, quel bien ne feraient-ils pas dans toute l’Église de Dieu ! Ils répandraient partout l’Esprit de Jésus-Christ. Mais l’on ne peut point donner ce que l’on n’a pas. Cet esprit intérieur, si nécessaire et si essentiel au caractère de la prêtrise est la chose à laquelle on pense le moins. […]
[193] Ce que Jésus-Christ veut que l’on prêche à Ses brebis perdues est que le Royaume du ciel est proche. Il est véritablement bien proche puisqu’il est au-dedans de nous 209. C’est donc ce qu’il faut enseigner à toutes les âmes, que le Royaume du ciel est proche, et qu’étant au-dedans d’elles, c’est là qu’il le faut chercher, leur donnant en même temps tous les moyens de le trouver. Mais on laisse ignorer à tout le monde que ce Royaume est si proche, et l’on leur prêche tout autre chose sans les instruire de ce qu’il y a de plus essentiel dans la religion. C’est cependant le seul sermon que Dieu ordonne ici à Ses Apôtres de faire aux fidèles parce que, lorsque l’on cherche ce Royaume au-dedans et qu’on le trouve, tout le reste est donné par surcroît. […]
[194][…] Il leur commande de donner gratuitement et sans désir de récompense ce qui leur a été donné sans mérite de leur part, afin qu’ils soient libéraux et charitables envers leurs frères, comme Dieu l’a été envers eux. On ne saurait croire la puissance que Dieu donne aux personnes qu’Il a admises à la mission apostolique. S’il leur fait dire à une âme troublée qu’elle demeure en paix, elle entre d’abord dans une paix profonde, mais il faut être bien fidèle pour n’y rien mêler du sien et pour dire et faire sans hésiter tout ce qui vient dans l’esprit, car, lorsque cela n’est pas, que l’on doute, que l’on hésite, et que l’on appréhende de ne pas réussir, la grâce ne s’accorde point.
Deux choses sont nécessaires pour que de tels commandements soient suivis de l’effet, comme quand l’on dit : soyez guéris, ou : soyez en paix. L’une, que la personne à qui on le dit y acquiesce et le croie, car si l’on doute, l’effet ne s’ensuit pas, et la personne par qui Dieu veut faire la grâce sent très bien qu’il y a eu de la résistance du côté du sujet qui devait la recevoir. Il en est de même pour l’écoulement de certaines grâces : si la personne à qui elles se doivent communiquer résiste par quelque propriété ou [195] rétrécissement, la grâce, par une espèce de réflexion, retourne à la personne qui la communique, comme l’on voit un miroir ardent renvoyer les rayons au soleil. Cela vient quelquefois avec tant d’abondances que c’est comme une inondation qui remonte à sa source, et qui fait souffrir jusqu’à n’en pouvoir plus.
L’autre chose qui est nécessaire est que la personne qui commande le fasse sans recherche, sans réflexion et sans hésitation : sans recherche, pour ne pas se remuer par elle-même ; sans réflexion, pour ne pas perdre le mouvement divin par le mélange qui se fait d’abord des actes naturels, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à ceux qui ne sont pas encore accoutumés à suivre incessamment l’instinct ; et sans hésitation, pour ne pas mettre obstacle à la grâce qui se doit faire par son incrédulité. C’est dans ces dispositions de part et d’autre que se font les miracles. Si l’on était fidèle à suivre les impressions de la grâce, on éprouverait de grandes choses ! Ô, qu’il faut de fidélité pour tout faire et tout dire selon les impressions divines, sans aucun respect humain et sans aucun retour sur soi !
Ce conseil de Jésus-Christ condamne bien la fausse prudence de ces personnes qui veulent tout prévoir et qui craignent que tout leur manque, qui regardent l’abandon à la Providence comme une erreur et le détachement de toutes choses comme une folie, alléguant que [196] ce serait tenter Dieu que de ne pas se précautionner. J’avoue que ce serait tenter Dieu que de prétendre qu’Il nous pourvût de toutes choses par voies miraculeuses sans nous mettre en devoir de faire de notre côté ce que nous pouvons et ce qu’Il nous ordonne, mais loin que l’abandon détruise ce devoir il l’établit davantage, nous faisant agir de notre mieux avec un délaissement tranquille à la divine Providence pour toutes choses, car c’est à elle à nous appliquer aux moyens convenables aussi bien qu’à nous accorder la fin. En un mot, s’abandonner à Dieu n’est pas ne vouloir rien faire et attendre que Dieu pourvoie miraculeusement à tous nos besoins, comme plusieurs se l’imaginent faussement ; mais c’est se donner à Dieu et se tenir toujours dans une paisible résignation pour qu’Il nous fasse faire ce qu’Il veut que nous fassions avec une promptitude et fidélité entière à suivre Ses mouvements, et quand il faudrait en venir aux miracles pour nous assister dans l’extrémité, Il les ferait plutôt que de nous laisser manquer du nécessaire, car Il ne délaisse jamais ceux qui n’espèrent qu’en Lui, et Il ne peut abandonner ceux qui L’aiment 210.
[...] Tout l’intérieur ne consiste qu’à rendre Jésus-Christ maître des droits que Son Père Lui a donnés, se soumettant à Son doux empire jusqu’à cesser d’être afin qu’Il soit tout ; or, pour que cela soit, il faut que l’homme soit désapproprié de tous les droits qu’il a sur lui-même afin que Jésus-Christ en prenne une entière possession, et cela ne se peut faire que par la perte de notre être, même moral et vertueux, en tant qu’il nous est propre, et de notre appui ou subsistance en quelque chose que ce soit. Il est donc nécessaire pour arriver là que l’homme soit apetissé et anéanti ; autrement, Jésus ne régnerait pas pleinement sur lui.
Or, les sages et prudents en eux-mêmes, se conduisant eux-mêmes et se possédant en toutes choses, sont directement opposés au règne de Jésus-Christ, puisqu’il ne peut s’établir que par la cessation de ce que nous sommes pour Le laisser être toutes choses. Il a ce droit sur nous comme Rédempteur, mais outre cela, Dieu le Père Lui a remis toutes choses entre les mains, Lui cédant Son droit de création. Le droit de Créateur était que, Dieu ayant fait l’homme, le rendît participant de Son être afin que Dieu seul fût en l’homme et que l’homme n’existât qu’en Dieu ; le corps était une figure inanimée que Dieu anima et vivifia de Son esprit, le faisant vivre de Sa vie 211. L’homme donc, dans l’ordre de Sa création, ne doit vivre que de la vie de Dieu. Mais le démon, jaloux de ce que les hommes [229] étaient des dieux, ne vivant que de cette vie, et n’étant mus que de Son Esprit, se fit entrer dans leur cœur, et y fit glisser son poison pour y détruire cette vie de Dieu et inspirer en sa place sa vie corrompue. Qu’est venu faire Jésus-Christ ? Il est venu bannir cette vie du démon, vie de propriété et de péché, et ayant, comme Rédempteur, évacué cette vie opposée à la vie de Dieu pour rétablir la vie divine dans le cœur de l’homme, Il entre ensuite dans les droits du Créateur, que Son Père Lui a remis afin d’inspirer dans l’homme une nouvelle vie et le faire vivre de Sa propre vie. Voilà l’économie de la Création et de la Rédemption.
[...] Dans les commencements, où l’on n’a encore Dieu que pour fin et non pour objet en toutes choses (car quoiqu’on veuille bien les rapporter toutes à Lui, on opère néanmoins sous diverses vues et par différents motifs ou de vertus ou de pratiques particulières), il est encore temps de s’observer et de veiller sur ses actions et sur ses paroles pour les mesurer à leurs objets et à leur fin ; mais dans l’état passif où tout se trouve réuni en unité et où Dieu est l’objet et la fin, le motif et la règle de tout ce qui se fait, en sorte qu’il est devenu comme naturel à l’âme de faire tout pour Dieu seul, alors il n’est plus temps de s’observer : au contraire il faut laisser tout couler insensiblement à Dieu, et cette manière d’agir avec oubli de soi-même pour s’abandonner pleinement à Lui, Lui plaît plus infiniment que toutes les observations possibles. C’était peut-être de cet état que parlait saint Paul lorsqu’il disait 212 : Pour moi, je ne comprends pas ce que je fais, mais il est clair que c’est celui que David a compris dans ce beau verset d’un de ses psaumes 213 : J’avais le [253] Seigneur toujours présent devant moi.
[…] Il faut remarquer que Notre Seigneur ne dit pas que c’est leur esprit qui comprend, mais leur cœur, pour nous apprendre deux choses : l’une que tout l’intérieur se doit opérer principalement par le cœur, l’esprit n’y ayant que très peu de part ; l’autre qu’il n’est pas question d’une compréhension de science ou d’intelligence, mais d’une compréhension propre au cœur, qui est une compréhension de goût et d’expérience, d’infusion et de réception. Dieu remplit le cœur de Sa vérité et ce cœur La reçoit, non par lumière et connaissance intellectuelle, mais par voie d’amour et dans la volonté, le Saint-Esprit étant un esprit de pure charité qui se communique par le cœur et qui en échauffant le cœur, l’éclaire plus, mille fois, que ne feraient toutes les lumières purement intellectuelles. Or, sitôt que ce cœur a reçu les premiers écoulements des grâces prises dans la volonté, l’esprit est attiré par la volonté au-dedans et elle [267] l’oblige à donner toute son attention à écouter Dieu qu’elle goûte délicieusement. Dès lors, la conversion intérieure est faite et Dieu ne manque pas de guérir l’âme. […]
V.22. Celui qui a reçu la semence parmi les épines, c’est celui qui écoute la parole. Mais le soin d’être au monde et la tromperie des richesses étouffent la parole, et la rendent infructueuse.
[270] Notre Seigneur ne dit pas qu’il faille abandonner le soin de sa famille ni que ce soin nuise à l’intérieur, mais seulement que c’est l’inquiétude des choses du siècle et le souci trop empressé qui nuit et non pas ce qui regarde le devoir. Il faut laisser les soucis et les inquiétudes, se contentant de faire le devoir avec paix et tranquillité, étant toujours content de tout le succès qu’il plaît à Dieu de donner à nos soins, avec indifférence pour la perte ou pour le gain. Ce soin paisible et tranquille, loin d’être contraire à l’oraison, lui est même favorable et il ne l’interrompt point lorsqu’elle est bien avancée, mais l’inquiétude, la peine d’esprit et le chagrin sont tout à fait opposés à ce saint exercice parce que tout cela est contraire à l’abandon qui est essentiel à la prière. Il suffit donc pour l’oraison de conserver un soin réglé des choses temporelles et de bannir l’inquiétude. Le Sauveur ne dit pas non plus qu’il ne faille pas se servir de l’argent, mais Il défend de servir à l’argent 214. […]
[...] L’entendement 215 en qui le levain de la foi est mis, contracte si fort la qualité de la foi que, par le séjour qu’elle y fait, elle lui fait perdre [277] peu à peu sa facilité de raisonner sur les choses pour lui faire prendre une manière d’en juger plus noble et plus pure, qui est de les croire sur la parole de Dieu sans les examiner. Et la foi prend enfin si fort le dessus, que l’entendement vient à une telle pureté qu’il voit d’abord tout par un simple envisagement, sans entremise de l’idée de l’imagination ni des autres sens intérieurs, et commence dès cette vie à tenir de la nature des pures intelligences. L’on ne pourrait jamais comprendre, à moins de l’expérimenter, la netteté et la simplicité où cette puissance est mise par une excellente foi : l’esprit n’étant plus agité ni troublé par le tumulte de diverses pensées, et l’âme venant en tel état que, se trouvant vide de toutes formes et images, elle est toujours très disposée à recevoir les impressions divines.
L’espérance en fait autant à proportion dans la mémoire laquelle, à force d’espérer et par la demeure que l’espérance fait en elle, perd tout souvenir quel qu’il soit, tout soin et tout souci, mais cette perte de souvenir ne lui nuit point : au contraire, elle est mise par là même dans une pureté admirable où elle se trouve en Dieu qui ne lui représente que ce qu’Il veut et comme Il veut, de sorte qu’une telle âme, sans ressouvenir, sans recherche, sans étude, a de quoi répondre et fournir à tout sans qu’elle sache comment cela se fait ; et, sans avoir rien de présent ni d’aperçu, elle se trouve n’ignorer chose au monde de ce qui regarde le règne de Dieu dans les âmes, étant prête à rendre raison sur-le-champ de tout ce qu’on lui demande. Si elle se sonde elle-même, il lui semble de ne savoir chose quelconque, et même [278] si elle voulait rappeler quelque chose dans sa mémoire et s’en servir par elle-même, elle ne le pourrait. Il faut qu’elle demeure comme une glace pure, exposée devant Dieu, qui lui imprime ce qu’il Lui plaît sans qu’il en reste rien pour elle. Or cela s’opère par l’espérance, puisque c’est elle qui a dépouillé l’âme de tout soin et souci de ce qui la concerne, soit pour le dehors ou le dedans, et l’ayant tenue longtemps dans un oubli total d’elle-même, elle a réduit sa mémoire dans cette pureté. Tout ceci néanmoins ne s’opère point par l’action de la créature, mais par son inaction, quoiqu’elle concoure véritablement à tout ce qui demande sa coopération, mais par une fidélité passive, car l’action propre produirait des espèces, multiplierait les activités, renouvellerait le souvenir et ainsi entretiendrait la vie propre et impure de cette puissance et aussi des autres.
La charité s’empare de la volonté et gagne si fort le dessus qu’elle la transforme toute en soi et, faisant par sa force divine que la volonté de l’homme devient toute volonté de Dieu, elle fait par là même que cette volonté devient toute charité, tout amour et toute Dieu. Par cette charité, l’âme devient impuissante à rien vouloir ni désirer. Elle se trouve sans choix, sans inclination, sans penchant : enfin il ne se trouve plus de volonté, la charité a tellement tout gagné que la volonté se trouve abîmée dans la volonté essentielle de Dieu, où l’âme ne peut plus rien vouloir quoiqu’elle y veuille tout ce que Dieu veut ; mais Dieu veut pour elle, et si elle voulait ou penchait vers quelque côté, étant arrivée à cet état, et n’étant point déchue par le péché, ce penchant [279] serait la volonté de Dieu aussi infailliblement qu’il est vrai que cette âme a perdu toute volonté en Dieu et n’est plus mue que par la volonté de Dieu. […]
Tout ceci est bien admirable. Jésus-Christ, qui est si plein de miséricorde qu’Il prévient même les pécheurs pour leur faire grâce 216 lorsqu’ils ne lui en demandent point, qui fait venir à Lui ceux qui ne se mettaient point en peine de Le connaître et qui se fait trouver de ceux qui ne Le cherchaient point, paraît si [319] insensible à la prière de cette pauvre femme qu’Il fait semblant de ne la vouloir point écouter et ne veut pas même lui répondre ! Ô invention toute divine ! Lorsque Dieu veut faire d’abondantes miséricordes, Il paraît impitoyable et sans miséricorde ; et ceux qui ignorent cette conduite de l’amour, s’affligent de n’être pas aussitôt exaucés, et cessent de prier, mais ceux à qui la lumière est donnée augmentent leur foi par ces rebuts apparents, assurés qu’ils sont que Dieu ne fait jamais plus de grâce que lorsqu’Il refuse ou diffère de faire grâce.
La persévérance de cette femme est si admirable qu’elle a mérité l’éloge que Jésus-Christ en a fait. Ses disciples, importunés d’une fidélité que leur Maître admirait dans le secret (son silence même étant une profonde communication de foi qu’Il faisait à cette femme), se crurent obligés de lui demander qu’Il la renvoyât. Ils Lui firent une prière à deux sens, comme voulant dire : ou exaucez-la promptement, afin qu’elle s’en aille, ou, si Vous la refusez, renvoyez-la incessamment. Jésus en usa de la sorte pour obliger Ses disciples à Le prier en faveur d’une âme qu’Il avait plus d’inclination d’exaucer qu’elle n’avait de désir de l’être, et aussi afin de faire connaître à tous les chrétiens la foi de cette femme et la persévérance de sa prière. Il semble la rebuter, mais en la rebutant Il l’attire d’une force sans égale. O Amour, vous êtes comme la pierre d’aimant, qui repousse d’un côté et attire fortement de l’autre !
[320] Plus Jésus-Christ la rebute, plus elle s’approche de Lui par la confiance. Il ne se contente pas du silence, Il y ajoute un refus manifeste, car, s’Il n’est envoyé qu’aux brebis de la maison d’Israël qui se sont perdues, que fera-t-Il pour cette femme qui est sortie du pays des Gentils, ne pouvant rien faire contre Sa mission ? O que cette parole a un grand sens, surtout étant prise dans le mystique ! Jésus-Christ est envoyé pour sauver tous les hommes comme Rédempteur, mais Il n’est venu comme Prédicateur de l’intérieur que pour les personnes intérieures ou destinées à l’être. Il est de deux sortes de ces brebis perdues : les unes qui se sont écartées de l’abandon, et celles-là ont besoin de Jésus Prédicateur pour les rappeler à Lui de l’éloignement où elles sont ; ces sortes de brebis sont plutôt égarées que perdues. Les autres se peuvent dire dans un bon sens être perdues en Dieu par la perte de leur être propre pour donner lieu à l’être de Dieu : c’est à ces brebis heureusement perdues que Jésus-Christ est envoyé pour être leur remplacement et les revivifier.
Jésus-Christ est venu sous trois sortes de qualités en faveur de trois sortes de personnes. Il est venu comme voie pour les pécheurs dévoyés afin de les mettre dans la voie de salut ; Il est venu comme vérité, pour les justes qui, n’étant pas dans le péché, se sont néanmoins détournés du chemin, afin de les éclairer par Sa lumière de vérité et leur faire voir qu’ils s’écartent de la voie de l’abandon et de la foi où ils étaient [321] : c’est comme si une personne marchant de nuit et égarée, étant prête à tomber dans un précipice, était redressée par la lumière d’un flambeau qui lui ferait voir son égarement et qui, la tirant du danger où elle était, lui donnerait lieu de rentrer dans le bon chemin. Mais Il n’est venu comme vie que pour les brebis perdues de la maison d’Israël, parce que ces âmes, mortes à toute propre vie, ces âmes heureusement perdues en Dieu trouvent cependant le salut que Dieu donne et sont par leur mort vivifiées de Sa vie.
C’est pourquoi Notre Seigneur dit : les brebis qui se sont perdues de la maison d’Israël. La maison d’Israël est la congrégation des âmes abandonnées, comme il a tant été vu et expliqué dans l’Ancien Testament. Ce sont donc les brebis perdues par un abandon total et par l’écoulement de leur être propre en celui de Dieu que Jésus-Christ est venu vivifier, et nulles autres que celles-là ne peuvent jouir de cette vie dont parlait saint Paul lorsqu’il disait 217 : Je vis, non plus moi-même, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Et dans un autre endroit 218 : vous êtes morts et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ. C’est-à-dire : vous êtes morts par la séparation entière de vous-mêmes et de tout ce qu’il y a en vous d’Adam pécheur et corrompu [...].
Le Fils de Dieu est venu sauver les âmes qui étaient perdues et ramener celles qui étaient égarées. O vous tous qui, par une fausse humilité, ne voulez pas aller à Jésus-Christ, disant que vous voulez attendre que vous ne péchiez plus : sachez que vous vous êtes trompés ! C’est là l’erreur la plus grossière qui empêche les pécheurs de se convertir et les imparfaits d’entrer dans la voie de perfection. Qui pourra vous sauver, ô pécheurs, et vous tirer de vos péchés si vous ne vous donnez à votre Sauveur ? Et si vous n’allez au-devant de Lui lorsqu’Il vient à vous le premier, si vous Le fuyez lorsqu’Il vous cherche, le moyen qu’Il vous trouve ? Et si vous attendez d’être quittes de vos péchés pour vous approcher de Jésus, quand vous en approcherez-vous, puisque Lui seul peut vous en rendre quittes ? Un malade qui [Tome II, 381] voudrait attendre d’être guéri pour parler au médecin ne serait-il pas fol ?
V.20. Car en quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en Mon nom, Je m’y trouve au milieu d’elles.
[386][...] Mais les personnes intérieures, en quelque lieu qu’elles se rencontrent, se trouvent unies d’une liaison de cœur si forte et si intime qu’elles éprouvent que les unions de la nature et des parents les plus proches n’égalent pas celle-là. C’est une union si pure, si simple et si nette qu’il en s’y mêle rien de l’humain et l’on est aussi unis étant loin que près. Or, les intérieurs éprouvent cette union parce qu’ils sont animés d’un même Esprit et qu’ils sont saintement liés dans le cœur et dans l’âme de l’Église. Ce qui fait que, dès la première fois qu’ils se rencontrent, ils se trouvent pris les uns pour les autres, et ont réciproquement une cordialité et une confiance aussi libres et aussi entières que s’ils s’étaient vus et fréquentés depuis cent ans. Cela les surprend agréablement, mais ils le sont encore davantage lorsque, conférant ensemble sur leurs expériences, à l’imitation des Apôtres 219, ils se trouvent n’avoir tous qu’un même langage, et avoir vu les mêmes pays, sans doute parce qu’ils ont tous le même Maître, et que, marchant par une même voie et dans une même vérité, ils tendent à une même vie. Dieu sait bien ménager ces consolations à Ses pauvres et petits serviteurs, tant pour leur donner quelque rafraîchissement dans un voyage si pénible et si long, que pour leur faire entrevoir quelque rayon de Sa lumière par le témoignage des autres au travers de tant d’obscurités dont la voie mystique est couverte. Cela causait même quelque joie aux Apôtres et à leurs disciples : J’ai grand désir de vous voir, écrivait saint Paul [388] aux Romains 220, afin de vous donner, pour vous affermir, quelque part à la grâce spirituelle que j’ai reçue : je veux dire, pour me consoler avec vous par la foi dont vous et moi faisons profession. Nul n’entend mieux ce que cela veut dire que les intérieurs.
Mais, entre tous, Dieu unit plus particulièrement ceux qui sont dans le même degré d’oraison. Leur union est si pure que c’est inconcevable. Ils se parlent plus du cœur que de la bouche, et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu’à ne pouvoir plus se distinguer, ce qu’Il fait pour Sa gloire et pour les faire travailler de concert au salut des âmes. C’est à ces cœurs si unis que tout ce qu’ils ont mouvement de demander est accordé. Et ils se trouvent si conformes que très souvent ils ont les mêmes sentiments et, quand l’un a la pensée de demander une chose, l’autre a aussi instinct de le faire. Jésus est toujours au milieu d’eux, parce qu’ils sont toujours unis en Lui et Il se trouve d’autant plus en eux que plus ils sont en Lui et un en Lui-même.
Ô Unions, que vous êtes différentes des unions humaines et des attaches dangereuses ! Ceux qui les regardent humainement les voient du côté de la chair et du sang et les prennent pour de mauvais attachements. [389] Ces unions ont encore une autre qualité, qui est qu’elles n’embarrassent ni n’occupent point, l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. D’ordinaire on ne la sent pas, quoiqu’elle soit très intime, mais s’il s’agit de divorce ou de séparation par infidélité, ah ! qu’elle devient sensible ! L’on ne sent pas l’union de l’ongle avec la chair tant que l’on n’y touche point, mais s’il s’agissait de l’arracher, la douleur la ferait bien sentir.
Dieu fait aussi des unions de filiation, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce, avec tant de dépendance qu’il faut qu’ils leur obéissent exactement et leur communiquent toutes choses.
[401] Jésus-Christ qui, comme Dieu, est la bonté essentielle ne veut pas qu’on l’appelle bon. Il ne disait pas cela pour soi, comme s’Il ne méritait pas d’être appelé bon, mais pour nous apprendre qu’il n’y a que Dieu seul de bon, de même que Lui seul est, et que toute bonté qui n’est pas la Sienne n’est que malice et corruption. Sitôt que l’homme s’approprie quelque chose de ce qu’il a reçu de Dieu, il le salit et en fait un larcin. […]
[413] C’est la bonté de Dieu qui Le porte à nous faire du bien ; nous ne devons point envier les grâces des autres, mais nous contenter de celles qu’Il nous accorde. Il y a des gens si faibles qu’ils ont envie de tout le bien que Dieu fait aux autres. S’ils comprenaient bien que le bien des biens est de servir Dieu pour Lui-même et sans vue de récompense, ils seraient bien éloignés de ces sentiments intéressés. Une âme qui pourrait servir Dieu sans nul retour de sa part, ou être punie même en Le servant, et qui voudrait Le servir avec d’autant plus de fidélité que plus Ses châtiments seraient rigoureux, serait dans la pureté de l’amour le plus parfait. Lorsque Dieu veut beaucoup faire avancer une âme, Il la traite très longtemps de cette sorte : Il n’a que des rebuts apparents pour tous les services qu’elle Lui rend. […]
[...] Il faut être enfant par la simplicité et l’innocence pour rendre à Dieu une louange parfaite et qui soit digne de Lui, car elle n’est parfaite que lorsque la créature n’y prend rien pour soi, ainsi que les enfants, n’étant capables de rien par eux-mêmes, suivent leurs instincts sans penser à autre chose, et, en usant de la sorte, ils rendent à Dieu la louange la plus parfaite, qui consiste à faire Ses volontés et à s’abandonner à Lui pour ne pas S’en écarter.
Cet état d’enfance spirituelle est le même que celui de l’abandon parfait, qui a tant été recommandé et dépeint en si différentes manières dans tout cet ouvrage sur le crayon des figures innombrables qu’en fournit l’Écriture sainte. Sa perfection consiste à être réduit dans un dénuement si entier de tout ce qui n’est point Dieu, qu’il ne reste plus à l’âme d’autre puissance et d’autre volonté que celle de Dieu, ni d’autre conduite que l’entraînement de Sa providence qui accomplit de moment en moment Son ordre éternel. L’homme a peine à se laisser réduire à un état si dénué, et il n’y peut arriver que par la mort à soi-même et par la perte de tout ce qui était en lui comme à lui, quelque grand et [433] relevé qu’il lui parût, car tout ce qui lui donne quelque soutien ou quelque appui, soit en lui-même ou en quelque créature que ce soit, l’empêche autant de tomber dans l’état de vraie enfance et de parfait abandon, qu’il lui fait encore chercher des assurances de son état et de sa conduite en quelque chose hors de Dieu.
Mais, étant enfin pénétré de la vérité divine, il comprend que ce qui lui paraissait une grande sagesse n’était que folie, à savoir de chercher quelque plus grande assurance que celle de se fier uniquement à Dieu ; et, se trouvant à la fin établi dans la grande liberté que Dieu donne à Ses enfants après avoir passé par tant de déserts d’abîmes, de précipices, de morts et de pertes pour y arriver, il s’écrie avec ravissement que vraiment le Seigneur conduit les justes qui se confient à Lui par des voies droites et sûres 221, quelque obliques et dangereuses qu’elles leur aient paru un long temps et qu’à la fin Il leur montre le Royaume de Dieu, qui est l’immense liberté où ils sont mis par la réelle jouissance de Dieu même, et Il leur apprend la science des saints qui est cachée avec les mêmes saints en Dieu. […]
[...] Loin que nos péchés, nos imperfections, nos misères, nous doivent empêcher d’aller à Jésus-Christ, c’est pour cela même que nous y devons courir, puisque le remède à tous nos maux ne se peut trouver qu’en Lui. Et quel bien nous feront tous les hommes, quelque habiles ou saints qu’ils soient, si nous ne recourons immédiatement au Sauveur des hommes ? Les [451] hommes nous peuvent donner de bonnes paroles et, tout au plus, nous faire connaître les volontés de Dieu, mais la grâce et la fidélité pour les accomplir, mais la vérité de la conversion et du salut ne se donnent que par Jésus-Christ, car la loi a bien été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité a (ont) été apportée (s) par Jésus-Christ 222. Ceci doit faire comprendre le tort que l’on fait aux âmes qui veulent se convertir de les arrêter dans de vaines terreurs et de les embarrasser dans un amas d’inventions humaines au lieu de les envoyer droit à Jésus-Christ.
Convertissez-vous, ô pécheurs ! Quittez ces grands chemins où vous êtes, rentrez en vous-mêmes et venez à ce festin. Vous y serez admis sans doute, car il est fait pour vous et vous ne cesserez point d’être mauvais que vous n’ayez mangé à cette table. Allez-y donc en toute assurance. Mais me direz-vous, où faut-il que nous allions ? Au-dedans de vous-mêmes 223 : car c’est là que vous entendrez l’inspiration divine qui vous convie à ce festin et où vous trouverez bientôt votre Père céleste qui, Se montrant à vous plein de bonté et toujours prêt à vous recevoir, vous fera fondre en larmes de componction, et, vous donnant le baiser de paix et de réconciliation, vous fera entrer dans la vraie et sûre pénitence et vous régalera d’abord des consolations de Sa grâce. C’est une grande méprise que de chercher la consolation hors de nous dans certaines personnes, dans certains lieux et certaines pratiques. Ce n’est qu’au-dedans de nous qu’elle se fait, et ce n’est qu’au-dedans de nous qu’elle se doit chercher pour l’y trouver en Dieu qui [452] veut S’y laisser trouver et nous y faire Ses miséricordes. Le moyen donc de jouir de ce festin salutaire et d’en recueillir les fruits, c’est de rentrer en nous pour écouter ce que le Seigneur nous dira, car Il annoncera la paix à Son peuple, et non seulement à Ses saints, mais aussi à ceux qui rentrent au fond de leur cœur.
L’amour seul guérit tous les maux, et sans l’amour il ne se guérit aucun mal. Dieu ne nous demande que le cœur, car dès qu’Il a le cœur Il a bientôt tout le reste. Cependant on fait autrement : on veut obliger les âmes à donner leur trésor sans donner leur cœur. Leur trésor est dans leur cœur et leur cœur est dans leur trésor : elles ne peuvent donc faire cette division. On veut commencer à les détacher par le dehors de leurs vanités et de leurs inclinations. Cela est impossible, puisque tout leur cœur y est ; tournez ce cœur vers un autre objet et vous verrez que tout le reste tombera en ruine. Le cœur ne sera pas plutôt gagné que tout le reste le sera aussi. Nous donnons aisément toutes choses à une personne à qui nous avons donné notre cœur.
[492][...] Or, vouloir apprendre à aimer Dieu sans apprendre à vivre intérieurement avec Lui, c’est vouloir apprendre à aimer un objet que l’on n’a jamais connu ni possédé, à qui l’on ne parle point et avec qui l’on n’a aucune familiarité. L’amour cherche la présence du bien-aimé ; l’amour veut de la connaissance et du goût de ce qu’il aime ; l’amour veut de la conversation et de la familiarité. Tout cela ne s’éprouve à l’égard de Dieu que dans le plus intime du cœur. Il faut être intérieur pour aimer Dieu. […]
[504][...] Ne croyez donc pas ceux qui vous disent que Jésus-Christ est pour vous dans un lieu où vous n’êtes pas. Il est pour vous dans le lieu même où vous êtes : Il est en vous. Songez donc à vous rendre saints dans votre état.
Saint Jean, qui vint le premier annoncer le Royaume du Ciel, le prêcha indifféremment à toutes sortes de gens, leur apprenant ce qu’ils devaient faire pour y entrer, aux pharisiens, aux Publicains, aux soldats, et généralement à tout le peuple. Il ne leur dit point de sortir de leurs états [...]
Lorsque Dieu daigne venir visiter une âme, Il paraît dans son fond comme un éclair. Il se découvre à elle par un éclat divin qui Le fait [505] d’autant plus paraître seul que plus Il cache à l’âme toutes choses, ainsi que celui qui est frappé de la vive lueur d’un éclair ne peut en ce moment-là apercevoir autre chose que la lumière même qui l’éblouit. Cet éclair passe de l’Orient à l’Occident, pénétrant toute la capacité de l’âme et surpassant même son étendue. Mais ce n’est qu’un éclair qui passe en un instant, sans qu’il soit en notre pouvoir de le faire venir, ni de le retenir quand il paraît. Il en est ainsi des plus vives touches de Dieu en cette vie.
[530][...] Le Verbe de Dieu ne vient dans l’âme que lorsque tout y est dans le silence, dans le repos, dans les ténèbres de la foi et dans le dénuement des dons aperçus, ce qui est si clairement exprimé par la similitude de la nuit et exagéré par le minuit et le repos dans lequel est à cette heure-là tout le monde. Le Verbe divin ne vient en l’âme que lorsqu’elle se tait pour L’écouter, et il faut qu’elle perde sa propre parole pour donner lieu à la parole de Dieu. Ô heureux échange ! Pourquoi a-t-on tant de peine à y consentir ? Ou pourquoi tant de spirituels font-ils craindre cette extinction de notre parole intérieure comme si c’était l’écueil de la vie spirituelle ?
Les âmes donc qui se trouvent prêtes, étant sorties d’elles-mêmes, sont prises et reçues : elles entrent aux noces avec l’Époux, et sont reçues en Dieu avec Jésus-Christ qui les cache et enferme avec Lui dans le sein de Son Père. C’est là que la porte est fermée, car il ne faut point de témoin de cet admirable commerce et de cette union ineffable de l’âme avec son Dieu. C’est là l’union essentielle et le mariage spirituel dont il a été parlé dans le Cantique 224.
[564] Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on regarde comme une perte le temps que l’on emploie dans le repos divin et tant d’heures précieuses que l’on sacrifie à Dieu seul. Mais que fait une âme dans cette oisiveté ? diront ceux qui n’ont jamais éprouvé ce que l’on y fait. Elle ne fait autre chose que de recevoir et de rendre comme un petit conduit d’eau qui, sortant d’une source, aboutirait à la même eau : il ne ferait que recevoir, sans se mouvoir, les eaux qui lui seraient données, et les laisser recouler à leur source. Il en est de même des âmes occupées de Dieu seul : elles reçoivent et elles rendent, demeurant également et passives aux communications divines, et fidèles à les laisser retourner à Dieu, ce qui se doit toujours entendre avec la différence d’un canal vivant (qui coopère vitalement à tout ce qu’il reçoit) à un conduit inanimé (qui n’y contribue par aucune action). Or Dieu a un plaisir infini à voir une telle âme ainsi passive à toutes Ses opérations et si désintéressée que, quoique des trésors de grâces inestimables coulent par elle, elle n’en retient rien pour soi.
[565] L’on tourmente les personnes intérieures de ce qu’elles n’emploient pas leur temps et leur grâce en faveur des pauvres, car il vient un temps où l’on ne peut plus s’appliquer aux œuvres de charité, hors ce qui est du devoir : tout ce que l’on peut faire alors est de demeurer seul avec Dieu seul, étant si pris de l’occupation du dedans que l’on ne peut plus penser à autre chose. […]
[600][...] Il n’y a que ce qui se reçoit en Dieu même (lorsque l’âme étant perdue trouve tout en Lui), qui puisse la contenter pleinement. Alors, ayant tout en Dieu sans distinction, et tout lui étant devenu Dieu, elle devient si grande, si noble et si élevée que tout ce qui n’est pas Dieu Lui-même est indigne d’elle. Aussi doit-elle tout outrepasser par un généreux mépris et une élévation aussi pleine d’humilité que de justice, et soutenue de la fidélité de l’amour, pour se perdre toute en Dieu.
C’est pour cette raison que tout ce qui est donné à l’homme, quelque sublime qu’il soit, ne peut lui donner d’orgueil dès qu’il a connu sa noblesse en Dieu et non en lui, et sa capacité de Le posséder, parce que tout cela lui paraît moindre que Lui, créé qu’il est pour quelque chose de plus grand, à savoir : pour être réuni à l’Être Souverain. Dans cet état, il ne peut plus y avoir ni orgueil ni humilité. Rien ne l’élève, car il est au-dessus de tout et rien ne l’abaisse à cause que la conviction de son néant le rend inaltérable. Ce qui fait l’orgueil des autres lui paraît une bassesse, et la bassesse lui paraît un orgueil. Que si une telle âme se voit dans la distinction d’avec son Dieu, elle se trouve dans son rien, n’ayant rien d’elle ni à elle qu’elle se puisse approprier ; et si Dieu lui ôtait ce qui est à Lui, elle tomberait à l’instant toute dans le néant : elle ne peut donc se glorifier en rien qui soit sien, mais elle se glorifie dans son rien et dans ses faiblesses qui sont propres au néant, et sa gloire vient de ce qu’étant demeurée dans son rien, telle qu’elle est par son origine et ayant appris à s’en contenter par préférence du [601] Tout de Dieu, sans toucher propriétairement à rien de ce qui est à Lui, cette participation de l’Être divin qui lui avait été donnée, par là réunie au Tout, mêlée et transformée en Lui, de sorte que cette âme est Dieu 225 et rien moindre que Dieu n’est digne d’elle. […]
Ces saintes femmes n’ont pas plutôt reçu leur mission apostolique que sans délai elles sortent du sépulcre, c’est-à-dire de l’état caché et tout intérieur par lequel elles étaient enfermées en elles-mêmes, pour obéir à l’ordre du Ciel. Il faut avoir une grande fidélité pour faire sans délai et sans hésiter tout ce que Dieu veut de nous et sans regarder à notre propre intérêt, ni s’il y a plus de sûreté pour nous dans la retraite que dans la vie tout exposée au-dehors pour le service des âmes ou pour un emploi extérieur. Quiconque use encore de ces observations n’est pas dégagé de l’amour de soi-même, ni délaissé à Dieu au point qu’il le doit être, mais ceux qui ont perdu toute volonté dans celle de Dieu et noyé tout raisonnement dans la foi ne sauraient plus ni hésiter ni discerner ; au contraire, se laissant aller au gré de la Providence, ils sont persuadés qu’ils entreront d’autant plus infailliblement dans l’ordre de Dieu que moins ils l’examineront et qu’ils en useront plus simplement avec Lui.
Ce n’est plus notre affaire que de penser à nous après nous être abandonnés à l’entraînement divin. Après une donation irrévocable de nous-mêmes, c’est une infidélité que de vouloir encore chercher nos précautions. Lorsque la mission est donnée, il faut s’en acquitter dans la volonté de Dieu, mais on ne doit [696] jamais se porter par soi-même à aider aux autres. Cependant, dans le commencement qu’une âme est mise dans l’état apostolique, elle entre dans la crainte sur ce qu’elle se voit dans des pratiques toutes contraires à ce qu’elle faisait autrefois, et qu’elle avait même regardé comme un défaut pour elle. Il faut néanmoins le faire : le temps en est venu, Dieu veut d’elle toutes choses nouvelles, et, quoiqu’elle sente cette crainte, elle n’est que superficielle, car au reste, dans le fond, elle se trouve comblée de joie dans la vue et par l’expérience de sa nouvelle liberté, et c’est de cette manière qu’elle s’acquitte de sa mission.
[...] L’âme rentre au-dedans de soi par le recueillement, et y étant entrée, elle se trouve disposée à recevoir les divines influences et les impulsions de Dieu, qui est dans le fond comme un soleil qui ne demande qu’à pénétrer l’air de sa lumière ; mais Il ne le fait pas parce que nous ne sommes pas exposés à Ses divins rayons ou que nous y sommes, tout au plus, d’une manière oblique, ce qui ne donne pas [Tome III, 10] assez de lieu à leur pénétration ; cependant plus notre retour est achevé, plus nous sentons les impressions et les rayons brûlants de ce divin soleil, mais si nous ne sommes pas tournés vers Lui, mais qu’au contraire, nous sommes tout 226 au-dehors, il y a une interposition si forte entre ce beau soleil et notre âme qu’Il devient tout éclipsé pour nous et nous tombons dans le froid de la mort.
C’est ce qui fait qu’il y a si peu de conversions durables, parce qu’on ne s’y prend pas de la bonne manière : l’on se contente de réformer le dehors sans se tourner au-dedans, de sorte que l’on demeure toujours froid et languissant, et ce même froid cause souvent la mort. Ô âme, veux-tu recevoir la vie ? Demeure toujours exposée à la chaleur vivifiante de ce divin Soleil, ne t’en détourne jamais et tu trouveras en Lui un véritable repos.
Jésus-Christ n’oblige point à changer d’état, mais Il perfectionne l’état même. Tous les maux et les désordres de la plupart des hommes viennent d’une fausse persuasion qu’ils ont que l’on ne peut être à Dieu sans changer d’état. C’est un abus : il faut quitter ce qu’il y a de mauvais dans l’état sans quitter l’état, le rectifiant, le sanctifiant et le perfectionnant autant qu’il est possible. Un marchand peut [11] devenir saint en continuant son négoce, retranchant seulement l’injustice, l’avarice et le mensonge, devenant loyal et fidèle, et ainsi du reste. Rien ne nous empêche de faire notre devoir dans notre état. Dieu n’est point contraire à Lui-même : lorsqu’Il nous appelle à un état, Il nous donne nécessairement tout ce qui est conforme à cet état. C’est pourquoi Il a mis le royaume de Dieu au-dedans de nous afin que nous le trouvassions en toutes choses et qu’il n’y eût point d’état et d’emploi qui nous empêchassent de jouir de Sa présence. Car, enfin, qui empêche un marchand dans son négoce de penser à Dieu qui est dans son cœur, de Lui lancer de temps en temps des regards amoureux ? Il se délivrera par là de la corruption du siècle ; cela n’empêche pas son commerce : au contraire, il ne sera jamais plus libre pour vaquer à ses affaires que lorsque son cœur sera plus uni à Dieu.
L’abus de la plupart des hommes vient de ce que, s’étant faussement persuadés qu’il faut changer d’état pour se sanctifier, ils ne songent pas à se sanctifier dans leurs états. [12][...] Jésus-Christ a mené une vie toute commune, afin que tous la puissent imiter et l’on rend la perfection si difficile que l’on empêche tout le monde de l’entreprendre : l’on écarte les enfants de leur Père parce que l’on ne leur prêche que Ses rigueurs et non Ses bontés ; l’on rend la perfection inaccessible, c’est ce qui fait que nul ne s’efforce d’y arriver ; nul ne peut ni ne veut y prétendre, et se remplissant de la prévention d’une chose impossible, tous s’excusent d’y tendre et l’on regarde une tentative là-dessus comme une chose fort extraordinaire : cependant rien de meilleur que Dieu, rien de plus aisé que la perfection. La perfection est de trouver Dieu. Dieu est en nous et Il s’y est mis afin que nous Le trouvions. Rien de plus aisé à trouver qu’une chose que nous possédons en nous-mêmes. La perfection consiste à connaître que nous avons Dieu en nous, à L’y chercher et à L’y trouver. Jésus-Christ nous apprend que le royaume de Dieu est en nous 227: Il nous ordonne de le chercher 228 et Il nous assure que quiconque le cherche le trouve 229. Rien n’est plus aisé que cela. Ceux qui cherchent trouvent infailliblement. Il ne tient qu’à nous de trouver puisqu’il ne tient qu’à nous de chercher. Il ne tient donc pour être parfait qu’à faire cette recherche. J’avoue que la perfection, prise du côté de la créature, et envisagée par ses propres efforts, est rendue impossible ; mais du côté de Dieu, rien n’est si facile : il n’y a qu’à chercher en nous le Royaume de Dieu et Sa justice, tout le reste est [13] donné par surcroît, et sans penser à la perfection, cherchant seulement ce règne de Dieu en nous, toute la perfection nous est donnée.
La foi qui porta ces hommes à exposer ce malade auprès de Jésus-Christ est extrêmement instructive. Ce paralytique était si fort la figure du pécheur que l’on n’en peut pas douter, puisque Jésus-Christ même ne lui parle que de la guérison de ses péchés, de la guérison de son âme, non de celle du corps. Tout ce que l’homme peut faire est d’exposer à Dieu un malade de cette sorte ; cette manière de la présenter à Dieu marque si bien l’oraison de simple exposition qu’il ne se peut rien de plus naturel. Les sens et les puissances s’unissent ensemble et se tournent au-dedans, découvrant le lieu où Dieu habite, qui est le fond de l’âme ; alors cette âme s’expose seulement à son Dieu avec toutes ses misères, elle se voit incapable de Lui pouvoir rien dire ; son cœur parle et sa bouche se tait. L’état de ce malade fait assez voir ce qu’il demande, c’est pourquoi Jésus-Christ, sans attendre qu’il Lui [21] parle, prévient son mal et lui dit : “Vos péchés vous sont pardonnés.” Pourquoi Jésus-Christ lui parle-t-Il de la sorte ? C’est, selon l’Écriture, à cause de leur foi. L’oraison de simple exposition est une oraison de foi qui obtient plus que toutes les paroles. Un pauvre couvert de plaies qui se tait , et qui expose seulement ses blessures attire plus la compassion que tous ces grands parleurs : il obtient ce qu’il ne demande pas, au lieu que les autres n’obtiennent presque rien de ce qu’ils demandent. L’on peut voir de cet endroit de l’Écriture que l’oraison de simple exposition est même très utile aux pécheurs, car l’on ne s’expose pas plutôt de cette sorte que l’on cesse d’être pécheur quand on viendrait de commettre le crime, parce que l’âme ne peut point se tourner au-dedans que la première conversion ne soit faite du péché à la grâce, et, de la grâce, on se tourne vers Jésus-Christ. Cela se peut faire en un clin d’œil, de sorte que si l’on trouvait un pécheur assez docile pour pouvoir se présenter et s’exposer à Jésus-Christ, il cesserait par cette même exposition d’être pécheur et Jésus-Christ le guérirait infailliblement.
Il faut remarquer que l’Écriture dit qu’à cause de la foule et du tumulte ils ne pouvaient passer jusqu’auprès de Jésus-Christ, mais qu’ils découvrirent la maison où Jésus-Christ était. O que ces circonstances sont belles ! La foule des créatures, le tumulte des passions, est ce qui empêche les pécheurs d’arriver à Jésus-Christ. Et qui voudrait attendre que cette foule fût passée, ou croire le trouver au travers de ce tumulte, n’en viendrait jamais à bout.
[22] Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a condamné cette manière de remettre les péchés, puisqu’on le faisait même du temps de Jésus-Christ. L’on dit que c’est un blasphème que de s’exposer de la sorte devant Dieu et de croire que par là les péchés sont guéris, qu’il faut avoir quitté toutes les affections du péché avant que de s’exposer de la sorte ; enfin, l’on y veut prouver qu’il faut être parfait avant que d’en venir à Jésus-Christ. [23][...] Il suffit de s’approcher toujours plus de Jésus-Christ pour s’en éloigner infiniment [du péché], comme une personne qui, sans penser à quitter un lieu, ne ferait autre chose qu’avancer toujours plus vers un qui lui serait tout à fait opposé, et sans penser ni regarder si elle s’éloigne de ce lieu, marchant seulement et avançant vers celui qui lui est contraire, s’en trouverait enfin peu à peu très éloignée : si cette personne voulait regarder si elle s’éloigne, elle ne le pourrait faire sans se retarder, et son retardement durerait autant que son retour vers le lieu qu’elle abandonne, de sorte que si elle regardait toujours ce lieu ,elle resterait toujours arrêtée ; ou, si elle marchait, elle marcherait infailliblement vers ce qu’elle a quitté. Cela est clair. Cependant c’est ce que l’on fait faire aujourd’hui aux âmes : l’on veut, dit-on, qu’elles se quittent elles-mêmes et on les tient toujours courbées vers elles-mêmes et l’on veut qu’elles en soient toujours occupées. C’est une chose impossible ; il faut donc les porter à [24] demeurer toujours auprès de Dieu, n’envisageant que Lui, ne se regardant jamais elles-mêmes ni aucune créature. Lorsque l’on en use de la sorte, l’on vient aisément à bout de tout et l’on se trouve insensiblement séparé de soi et de toutes les créatures.
[25][...] Il faut que le cœur soit premièrement gagné, qu’il soit tourné vers son Dieu, qu’il soit animé de Son Esprit : alors toutes les actions du dehors seront vivantes. Je n’entends pas parler ici de la grâce commune, car je sais que toutes les actions qui ne sont pas faites en péché mortel sont des actions vivantes, mais je parle d’un certain principe vivifiant que toutes les personnes intérieures éprouvent, d’un germe de la présence de Dieu qui donne vigueur et vie à tout ce que l’on fait.
[...] Rien ne nous possède si fort que le désir d’être quelque chose. Nous aspirons tous à cela. Ceux qui le font, ce semble, avec plus de justice sont les personnes spirituelles qui ne tendent qu’à s’élever dans l’ordre de la grâce. Les gens du monde ambitionnent d’être [65] quelque chose dans le monde, et de s’y faire distinguer. Les religieux de même dans leur ordre. Les gens savants veulent paraître, et les personnes spirituelles ne tendent qu’à s’établir dans l’être moral et vertueux. Mais où en trouve-t-on qui tendent à n’être rien ? [...] La profondeur de notre bassesse fait notre plus grande élévation parce qu’elle donne lieu à Dieu d’être tout en nous. […]
[72] ...nul être ne peut être créé qu’il ne soit nécessairement un écouleme