Madame Guyon IIIA
Madame GUYON
Oeuvres mystiques
I (1682- 1694)
Série « Madame Guyon »
I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.
IIIA Oeuvres mystiques I (1683-1694)
IIB Oeuvres mystiques II (1703-1717)
IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.
V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.
VI Les Justifications. Clés 1 à 44.
VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.
VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.
IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.
XI Années d’épreuves – Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.
XIII Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.
Indexes et Tables.
§
Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies
Présentation générale
Jeanne Guyon dans la Tradition mystique chrétienne
Préface aux Opuscules
OEUVRES MYSTIQUES
I (1682-1694)
Les Opuscules spirituels
Moyen Court et très facile de faire oraison
Les Torrents spirituels
Petit abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu
Abrégé de la Perfection chrétienne
Le Cantique … interprété selon le sens mistique…
Traité du Purgatoire
Renvoi à d’autres écrits normatifs
Au XVIIe siècle, les autorités religieuses sont inquiètes1 : l’image d’un monde sans limites, dépourvu de centre, autonome dans ses mouvements depuis Galilée et pouvant inclure des vides depuis Pascal, prend la place de la représentation hiérarchique si bien illustrée par Dante. Les rôles fondateurs de l’expérience physique et de la raison qui l’analyse, s’imposent devant celui des autorités. L’examen critique des Écritures est entrepris.
Sans jamais faiblir, Madame Guyon (1648-1717) s’appuie sur un vécu mystique personnel qui déborde les systèmes traditionnels organisés : persuadée que seule une expérience intérieure peut enraciner la foi, elle croit devoir prendre le risque de l’expliciter. En cette entreprise, elle allie à sa certitude une grande finesse psychologique.
Elle subira l’éclipse promise à qui heurte de front des autorités religieuses et disparaîtra de la scène publique. Mais en même temps, loin de rejeter une foi dont l’Église rendait compte médiocrement, elle maintient que ce qui sous-tend des représentations et des croyances conserve toute sa valeur, mais à un niveau plus profond. Elle s’appuie pour cela sur une connaissance remarquable des textes des Écritures et des mystiques chrétiens.
Ne serait-elle plus pour nous qu’une figure anachronique dans une époque de transition ? Notre époque heureusement délivrée des vieilles querelles peut aujourd’hui reconnaître la valeur de son témoignage et la réhabiliter : elle fut pour Baruzi la meilleure interprète de Jean de la Croix (avec Fénelon), et, pour Bergson, le témoin mystique à l’état brut. Si les croyances disparaissent, nos contemporains continuent à chercher la Source au-delà du corps et du psychisme, dont on sait aujourd’hui combien les échos sont multiples et non limités à une Église (Jean Grenier a pu proposer un rapprochement entre des écrits quiétistes et ceux des pères du système taoïste). Ce volume d’Œuvres mystiques devrait permettre de confirmer ce que certains d’entre nous n’osent quelquefois pas même reconnaître : on peut y retrouver un vécu commun dans des descriptions toujours sobres, souvent d’une précision chirurgicale, [descriptions] à la fois intimes et universelles. Elles suggèrent l’Invariable, cette profondeur voilée par des fluctuations et des métamorphoses superficielles qui sont en fait de nature culturelle.
« L’hypothèse » divine n’est plus avancée de nos jours par les historiens qui s’efforcent de cerner le champ mystique : ils recourent à des modèles d’explication psychologique ou empruntée aux sciences sociales et tentent parallèlement d’accéder à une compréhension profonde par l’analyse du travail d’écriture. Inversement Bergson voyait dans le témoignage de Mme Guyon un invariant mystique préexistant aux religions, une preuve par universalité qui ne dépend pas du temps et des croyances religieuses. Ce témoignage peut conforter ceux qui sont exposés au doute sur l’existence d’une Réalité intime, cause première et premier moteur, plus profonde et plus centrale que notre nature consciente et inconsciente, en amont des religions qui tentent d’en donner l’écho. Une mystique très pure est exposée avec précision et finesse, dans notre langue, ce qui facilite une approche, à travers les mots, quelque peu analogue au mode de perception poétique. La figure est exemplaire par sa souplesse à la grâce. Elle est accessible : cette laïque, cette femme mariée et mère de famille partage la variété des conditions humaines, depuis les dîners intimes avec la femme du Roi jusqu’aux épreuves des interrogatoires et des prisons.
Un choix opéré sur l’œuvre suit l’ordre presque chronologique. Sa nouveauté tient à ce qu’il équilibre les œuvres écrites dans l’élan de la jeunesse avant trente-sept ans, par des écrits qui reflètent toute la profondeur atteinte dans la maturité par une mystique qui vécut soixante-neuf ans.
Les premiers écrits, composés avant la querelle du quiétisme, furent largement critiqués et on en connaît au moins les titres : Moyen court, Torrents, Commentaire au Cantique… Les derniers écrits sont restés méconnus : publiés après la mort de leur auteur sous des titres moins évocateurs, ils furent rapidement dispersés au sein des discrets cercles européens où se regroupaient les disciples ; il s’agit des Justifications, de Lettres, des Discours spirituels.
Pour le Moyen court et les Torrents, notre édition critique tient compte de nombreuses variantes : elles forment un réseau complexe, même si l’on ne retient que celles qui affectent le sens profond. Nous y joignons les repérages des extraits figurant dans l’Ordonnance de M. de Chartres, Paul Godet des Marais : au moment du procès de Mme Guyon, il fut en effet le seul prélat à prendre la peine de citer des passages — souvent des assemblages — jugés condamnables2.
Notre édition inclut aussi, pour la première fois, toutes les précisions apportées dix années plus tard puisque, dans ses Justifications, Mme Guyon commenta son propre choix d’extraits du Moyen Court et du Commentaire au Cantique. Ces compléments datant de sa pleine maturité éclairent des points fondamentaux de la vie mystique, et ceux-là mêmes qui furent les plus âprement discutés. Passés presque inaperçus de par leur caractère de notes adjointes au sein d’une vaste anthologie mystique, ils présentent un grand intérêt.
Tous les aspects du corpus sont représentés dans ce volume (à l’exception des écrits biographiques déjà présentés dans cette même collection « Sources classiques ») : Moyen court, Torrents, Abrégé de la voie sont reproduits dans leur intégralité ; le Commentaire au Cantique est limité à sa seconde moitié ; quelques exemples suggèrent l’esprit qui anima les très vastes Commentaires apportés aux autres textes de la Bible ; les Justifications livrent des notes profondes que Mme Guyon rattache aux auteurs figurant dans cette anthologie, principalement à Jean de la Croix ; un choix substantiel des textes rassemblés par les disciples sous le titre de Discours spirituels représente l’œuvre de la maturité et forme le sommet trop souvent méconnu du corpus ; quelques Lettres soulignent la grandeur de sa direction spirituelle3 ; de brefs extraits de Cantiques nous émeuvent lorsque l’on connaît les dures conditions de leur genèse.
Notre introduction privilégie les aspects historiques. Puis l’étude du Père Max Huot de Longchamp précise le sens théologique de termes utilisés dans le domaine mystique chrétien et esquisse un parallèle avec Ruusbroec, Thérèse, Jean de la Croix… Établir en profondeur l’affinité qui existe entre les grands mystiques nous a semblé utile pour démontrer la permanence d’une expérience commune vécue dans des circonstances diverses. La fin du Grand Siècle s’avère d’ailleurs en ce domaine trop pauvre pour que l’on s’y cantonne.
Les présentations attachées aux sections viennent compléter ces deux ouvertures : en particulier celle qui ouvre les Discours spirituels suggère quelques traits propres à la voie de l’intériorité, outre des éclaircissements sur les circonstances entourant chaque écrit et sur les sources utilisées dans cette édition critique. Une bibliographie axée sur les publications de l’œuvre pallie la contrainte que pose la contraction en un seul volume de l’ensemble des Œuvres mystiques. Notre choix et nos présentations privilégient les écrits sur la vie intérieure. D’autres aspects ont heureusement été bien couverts avant nous : introspection psychologique remontant à l’enfance, conseils d’éducation, émergence de thèmes propres à la moitié féminine du genre humain. Nous avons tenté de rassembler les textes qui traduisent clairement la maîtrise expérimentale d’une voie certes cachée, mais réelle et très concrète.
Le terme « quiétiste » fut employé largement et péjorativement par ceux qui craignaient les dangers d’un abandon excessif à la grâce, après que Molinos eût été condamné à la prison à perpétuité à Rome en 1687. Les figures spirituelles visées se qualifiaient simplement de « mystiques » et même, chez Fénelon, de « mystiques modernes4 ». Ils font en réalité partie de la grande tradition issue de Jean de la Croix, comme le souligna Jean Baruzi :
C’est parce que la pensée de Jean de la Croix nous est arrivée mutilée et déformée que l’intuition fondamentale n’y est pas aisément discernable. Cette intuition, qu’on le veut on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon…5
Ces derniers ne voulaient à aucun prix être considérés comme extérieurs à la foi catholique : Fénelon a passé des années à vouloir convaincre Bossuet que la mystique moderne est l’essence même du christianisme vécu. Ils ne sont pas des « météores » arrivés subitement, de « nouveaux mystiques » comme les brocarde Bossuet. Mme Guyon n’est qu’un maillon au sein d’un réseau d’amitiés mystiques dont la longue histoire couvre deux siècles6.
L’inspiration d’origine est franciscaine : le Tiers Ordre Régulier se propagea jusqu’à Gênes et eut en charge l’hôpital auquel fut liée Catherine de Gênes (1447-1510), dont l’influence sera très grande chez Mme Guyon (seule l’influence des carmes Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson est comparable). À la fin des guerres de religion, arrivèrent en France deux moines franciscains du Tiers Ordre qui établirent le monastère de Picpus.
Puis Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) devint Provincial de la région de Normandie-Bretagne fondée en 1640 et anima un vaste cercle mystique7. L’un de ceux qu’il dirigeait et accueillait dans l’Ermitage8 qu’il fit bâtir était un laïc, M. de Bernières (1601-1659).
Bernières, sensible à l’amitié, mais indifférent aux hiérarchies sociales, payait de sa personne lorsque maladie et misère étaient en cause. De concert avec Gaston de Renty (1611-1649), autre mystique laïc, grand seigneur qui passa des armes et des sciences à l’exercice de la charité, il contribua à la fondation d’hôpitaux, de couvents, de missions et de séminaires :
Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital […] porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusqu’à l’hospice […] Il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui9.
Il fut aussi « le directeur des directeurs de conscience ». Il conseillait aussi bien des laïcs que des clercs, parlant avec humour de cet « hôpital » un peu particulier qui accueillait amis et hôtes de passage :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes10.
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison11.
Bernières était bien conscient de n’être que l’intendant de Dieu :
Nous vivons ici en grand repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus du monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion […] Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par ordre de Dieu, et notre bon Père [Chrysostome] ne l’a pas fait bâtir par hasard ; la grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait12.
Son influence s’étendit au Canada par l’intermédiaire de l’ursuline Marie de l’Incarnation (1599-1672). Une de ses proches, la Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698) fonda les bénédictines de l’Adoration perpétuelle du très Saint Sacrement, qui se répandit jusqu’en Pologne.
Le meilleur ami et disciple de Bernières fut le prêtre Jacques Bertot (1622-1671), auquel il adressa quatorze lettres remarquables par leur ton et leur profondeur13. Nous trouvons un résumé de sa vie, rédigé longtemps après sa mort, dans l’Avertissement placé en tête de ses œuvres rassemblées par Mme Guyon sous le titre Le directeur mystique14 :
Monsieur Bertot […] grand ami de […] Jean de Bernières […] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses [… et] plusieurs personnes […] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre […] Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans jusqu’à sa mort [… Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes […] ont toujours conservé un si grand respect [… qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières.
Bertot vécut caché, mais actif à Caen, où Jourdaine, sœur du vénéré Jean de Bernières et prestigieuse supérieure de couvent, lui vouait une confiance et une obéissance absolue. Il fut en relation avec la mystique Marie des Vallées15.
Dans la dernière partie de sa vie, Bertot fut nommé confesseur à la célèbre et vénérable abbaye bénédictine de Montmartre, fondée en 1133, dont le rôle était central après sa réforme mouvementée au début du siècle avec l’aide de Benoît de Canfield : sa présence y fut très appréciée, en particulier par Madame de Guise, abbesse de 1644 à 1669. Son rayonnement déborda les murs du couvent dans un cercle dévot laïc, dont, à sa mort, il laissa la direction à sa fille spirituelle, Mme Guyon. Nous en avons un témoignage dans un compte-rendu de police de 1695 adressé à Mme de Maintenon qui s’inquiétait de l’existence d’un cercle mystique trop indépendant du pouvoir royal :
Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti M. Bertau [Bertot] directeur de feu madame de Montmartre [la supérieure du célèbre couvent] […] Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui ; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller, à six heures du matin, en tête-à-tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. […] Madame G [uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée…16
L’œuvre de Bertot est plus épurée, plus dense, moins lyrique que celle de son illustre dirigée. Il n’a livré sur lui-même que de très rares confidences qui trahissent une vie intérieure très profonde :
En vérité il [Notre Seigneur] me détourne tellement des créatures que j’oublie tout volontiers et de bon cœur. […] mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime.17
Tous ces spirituels (une trentaine, dont Chrysostome, Bernières et Bertot en filiation directe) ne furent donc pas des génies individuels ou des solitaires : ils se rencontraient, s’encourageaient, séjournaient à l’Ermitage, entretenaient des correspondances, priaient les uns pour les autres. On voit bien au travers de leurs lettres que ces relations personnelles se voulaient discrètes par rapport aux autorités religieuses et qu’ils avaient des difficultés avec les confesseurs sans expérience mystique. Chacun s’inclinait devant l’autorité du père spirituel qui l’avait initié à l’oraison. Bernières s’y réfère même par-delà la mort puisqu’il témoigne ainsi de son directeur, le père Jean-Chrysostome, dans une lettre à Catherine de Bar (la mère du Saint-Sacrement tant appréciée de Madame Guyon et de Fénelon18) :
… ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu19 ?
Nous sommes bien au-delà d’un lien littéraire où lire une œuvre suffit pour recevoir l’influence de l’écrivain. Ces mystiques sont connaisseurs des rhéno-flamands (corpus taulérien et Ruusbroec), de Jean de la Croix, des « dits » rapportés par le confesseur de Catherine de Gênes, des « dictées » de l’aveugle Jean de Saint-Samson. Mais ce qui est fondamental dans ce mouvement, c’est qu’ils reconnaissent recevoir l’influence de la grâce par la présence même d’une personne plus avancée qu’eux dans le cheminement vers Dieu. Lorsque Bertot parle de l’union spirituelle qu’il éprouve avec ses amis et disciples, il affirme les porter dans ses prières et les amener à l’union avec lui dans le même état spirituel :
Si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre ; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul…20
On touche là la nature profonde du lien entre Madame Guyon et Fénelon.
Ces mystiques ne sont donc jamais seuls : ils sont reliés au passé par toute une chaîne d’influences et d’expériences transmises de personne à personne depuis les deux moines franciscains, en passant par Chrysostome, Bernières, Bertot dont Mme Guyon hérite. Et ils sont soutenus par leur groupe d’amis, génération après génération : ces amis ont la même expérience intérieure, exprimée avec le même vocabulaire, au point qu’on a accusé Mme Guyon de plagier M. Bertot21. Dans ces groupes, on trouve aussi bien des laïcs que des clercs, des femmes que des hommes. L’autorité n’est due qu’à l’expérience intérieure, ce qui explique la méfiance des autorités ecclésiastiques et politiques à leur égard. Chacun vit dans la situation sociale où le sort l’a mis, et ils n’éprouvent pas le besoin de créer une structure particulière : leur lien est tout intérieur, beaucoup plus fort que toute règle.
Madame Guyon fut donc la dirigée la plus illustre de M. Bertot. Elle affirma une belle indépendance vis-à-vis des autorités de son temps parce qu’elle était persuadée que son contact direct avec une réalité intime donnée par la grâce divine était semblable à l’expérience des mystiques chrétiens de tous les temps. Cette certitude intérieure explique sa tentative « naïve » d’influencer Bossuet, puis sa résistance opiniâtre lors des interrogatoires de l’évêque de Meaux, enfin l’incompréhension de ce dernier face à une femme qui invoque presque exclusivement une expérience qui lui échappe.
Elle fit des années de prison et c’est par la condamnation de son ami Fénelon que le pape mit un terme à la querelle du quiétisme. Mais des protestants l’admirèrent et la publièrent, d’abord en Hollande, puis en Suisse. Tous ces faits rendirent difficile jusqu’à nos jours sa reconnaissance dans le monde catholique, qui constituait cependant son milieu naturel et auquel elle demeura fidèle. Inversement, aux yeux des esprits sceptiques du siècle des Lumières en lutte contre l’influence des Églises, elle demeura toujours une dévote. Son influence resta donc souterraine et par là suspecte aux uns comme aux autres : il fallut attendre 1907 pour voir authentifier sa correspondance de la direction de Fénelon. Puis Henri Delacroix dès 1908 puis Jean Baruzi en 1931, reconnurent le sérieux et la justesse de ses vues avant que l’on ne la réédite partiellement22 :
Plus encore que Fénelon qui […] ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne soutiendrait pas l’évidence de l’autorité, Madame Guyon voudrait aller au-delà de toute donnée distincte [… elle] estime qu’elle retrouve en tout cela la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle allègue des textes solidement choisis et oppose avec rigueur « la voie de lumière distincte » et « la voie de la foi ». Elle sait « qu’il est de très grande conséquence d’empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases ; parce que cela les arrête presque toute leur vie. » 23.
Il fallut attendre 1958 pour que Louis Cognet consacre à Mme Guyon la moitié d’un fort volume dont le titre, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, omet encore son nom24. En 1962 Jean Bruno entreprit une première édition critique d’extraits de la Vie, suivie des contributions de Jean Orcibal à partir de 1974, et de madame Gondal à partir de 198925.
Le fait que Mme Guyon ait vécu plongée « dans l’ordinaire » quotidien est un des éléments qui nous la rendent très proche. Au nom de sa liberté intérieure, elle refusa de se laisser embrigader par les autorités ecclésiastiques masculines : en particulier de devenir supérieure des Nouvelles catholiques de Gex malgré les pressions de l’évêque in-partibus de Genève. Elle vécut une vie d’épouse et de mère de famille, géra sa fortune, voyagea, connut la Cour et ses mondanités, puis les prisons. Mais elle resta toujours centrée sur sa vérité profonde comme en témoigne cette confidence au duc de Chevreuse :
J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [la Savoie]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve [le second] celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens — je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d’un attachement inviolable à la sainte Église. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur26. »
Sa vie témoigne d’une incessante lutte pour garder cette voie personnelle inébranlable au milieu de la vie ordinaire et publique. Elle s’articule selon cinq périodes : jeunesse et vie provinciale, voyages en Savoie et Piémont, période parisienne de notoriété et de combats, enfermement, retraite à Blois :
Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe naît en 1648 à Montargis, à l’est d’Orléans : c’est l’année des traités de Westphalie, la fin de la guerre de Trente Ans, mais le début de la Fronde. La petite fille est placée dans des couvents — deux demi-sœurs sont religieuses — avant d’être donnée à seize ans en mariage à Jacques Guyon, riche et âgé.
Trois ans plus tard, cherchant la vie intérieure, la jeune femme fréquente des disciples et des amis de Bernières. Elle rencontre le « bon franciscain » Archange Enguerrand27 qui l’ouvre à la vie mystique. La supérieure du couvent local des bénédictines, Geneviève Granger28, figure remarquable, la soutient pendant ses difficultés familiales, puis une nuit intérieure29 : elle la voit chaque jour et lui communique paix et soulagement de toutes ses angoisses. La mère Granger l’envoie à M. Bertot probablement pour qu’elle soit formée plus rigoureusement : elle le rencontre le 21 septembre 1671. Malgré quelques incompréhensions dont fait état sa Vie30, elle engage avec lui une relation très profonde, à laquelle fait écho une correspondance remarquable par l’intensité mystique des deux correspondants :
Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir […] il ne faut plus vous arrêter à rien quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. […] Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu ; si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une […] N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais31.
Un cinquième enfant naît après la mort de son mari, dont trois atteindront l’âge adulte. Elle a vingt-huit ans. Quatre années plus tard, sa nuit mystique prend fin après sept années, mais Bertot meurt l’année suivante.
En 1681, âgée de trente-trois ans, elle prend conseil auprès de spirituels, en particulier auprès de dom Martin, le fils de Marie de l’Incarnation du Canada32, et part à Gex, près de Genève, s’occuper des Nouvelles catholiques, c’est-à-dire de jeunes protestantes que l’on convertissait au catholicisme. Le caractère ambigu de cet apostolat lui fait refuser un supériorat. Elle vit quelques années dans le duché de Savoie-Piémont (Thonon, Turin, Verceil) et en Dauphiné (Grenoble), exerçant à l’état laïque, avec grand succès, une activité apostolique. C’est lors de son séjour à Thonon qu’elle fait l’expérience de communications intérieures avec son confesseur, le père Lacombe. Elle rédige le début de son autobiographie et les Torrents, où elle compare le chemin mystique à un torrent, à l’image de la Dranse qui se jette à Thonon dans le lac Léman.
Elle séjourne près d’un an près de Turin, auprès de l’évêque Ripa qui était lié au cardinal quiétiste Petrucci (1636-1701). À Grenoble, où elle rédige les Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament et où son Moyen court est publié avec succès33, son apostolat auprès de religieuses chartreuses provoque le « Louis XIV des chartreux », dom Le Masson34, qui s’inquiète de son influence et fait enlever le Moyen court des couvents.
C’est une femme d’expérience qui revient en France et arrive à trente-huit ans à Paris, en 1686, l’année précédant la condamnation de Molinos et de supposés quiétistes35, dont, post-mortem, Jean de Bernières. Elle connaît une captivité de huit mois à la suite de complexes intrigues religieuses et familiales. Sa libération est suivie de ses relations à la Cour et à Saint-Cyr où sa cousine de la Maisonfort est maîtresse, grâce à la faveur de Madame de Maintenon.
Elle reprend une place centrale au sein du cercle créé par son directeur Bertot et rencontre Fénelon en 1688. Ses correspondances, avec Fénelon, avec le duc de Chevreuse, avec la duchesse de Mortemart, témoignent de sa profondeur spirituelle. De graves épreuves vont suivre la perte de la faveur de la femme du Roi, rendue publique dès 1694.
Elle prépare alors des Justifications, en collaboration étroite avec Fénelon. Les examens doctrinaux aboutissent à la signature par Bossuet, Tronson, Noailles, Fénelon, des 34 articles d’Issy, et à la condamnation de ses écrits. Elle est arrêtée le 27 décembre 1695 sans qu’une justification soit nécessaire, car l’arbitraire du système de lettre de cachet est total.
À l’âge de quarante-sept ans, débute une succession d’enfermements qui durera près de huit années, dont plus de quatre en isolement : en 1700, ses amis la croient morte. Elle est interrogée à Vincennes neuf fois, près d’une journée entière chaque fois, dans un niveau du donjon spécialement aménagé par ordre du roi, puis enfermée à Vaugirard dans un « couvent » spécialement créé à cet effet comportant trois gardiennes religieuses bretonnes qui la maltraitent ; enfin, à partir du 4 juin 1698, elle est mise à la Bastille, où les maladies et vingt interrogatoires nouveaux épuiseront sa robuste nature. Mais on ne pourra jamais lui extorquer de dépositions compromettantes ou qui contredisent son expérience.
Elle sort de la Bastille le 24 mars 1703, âgée de cinquante-cinq ans, sur un brancard, lavée de toutes les fausses accusations, pour se rendre avec son fils Armand-Jacques au château de Diziers, près de Blois. Elle achète une maison à Blois dont l’évêque Berthier est ami de Fénelon, et en 1709, ayant retrouvé des forces, elle rédige la fin de La vie par elle-même et l’extraordinaire Récit des prisons.
Son activité apostolique reprend auprès de disciples français : des gens très simples, mais aussi les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, Fénelon dont la fidélité est indéfectible et qui maintient un contact épistolier par le marquis son petit-neveu, etc. Elle a aussi des correspondants étrangers (allemands, suisses, hollandais, écossais), qui lisent ses ouvrages publiés par Poiret et son cercle à Amsterdam. Quelques-uns peuvent venir la voir et d’autres entretiennent une abondante Correspondance dont il nous reste les plus belles lettres de direction. Elle meurt paisiblement le 9 juin 1717, âgée de soixante-neuf ans36.
Le génie propre de Mme Guyon n’est pas tant une expérience mystique qu’elle a en commun avec Bertot et quelques autres, mais d’avoir su l’écrire et surtout l’analyser remarquablement sans la dissocier de la vie concrète.
L’intérêt se trouve renforcé par une excellente préservation du corpus. Ceci est dû à l’édition entreprise du vivant de Mme Guyon et à la sauvegarde des nombreux manuscrits rassemblés à l’époque de la querelle du quiétisme par les évêques-juges des rencontres d’Issy et, parallèlement, par les disciples. On possède l’essentiel de ses écrits, pratiquement sans retouches affectant le sens profond, ce qui est tout à fait exceptionnel. Nous sont également parvenues les minutes des interrogatoires menés avec grand soin. À l’inverse, on a perdu la plus grande partie de l’œuvre de Jean de la Croix37, Bernières a été retouché, etc.
Les écrits les plus connus, soit la première partie des Torrents qui précède le Moyen court, le Cantique […] interprété…, les deux premières parties de la Vie…, les Explications des Écritures, sont tous composées avant la fin de l’année 1685, soit avant l’âge de trente-sept ans. Délivrée d’une longue purification spirituelle et avec l’énergie que donne la jeunesse, elle y manifeste spontanéité et lyrisme.
Elle déclare avoir entrepris d’écrire sous l’impulsion divine à laquelle elle ne pouvait résister et n’écrit jamais que pressée par la grâce. Elle pratique une écriture sans repentir. Il ne s’agit pas d’un procédé à la recherche de l’inspiration, telle que l’écriture automatique des surréalistes. La rédaction est liée à un état contemplatif où la justesse d’un texte et ses multiples implications apparaissent d’autant mieux que l’auteur ne tente aucune capture volontaire. Elle dit à Dieu :
Vous me faisiez écrire avec tant de pureté, qu’il me fallait cesser et reprendre comme Vous le vouliez. […] j’avais la tête si libre qu’elle était dans un vide entier. J’étais si dégagée de ce que j’écrivais, qu’il m’était comme étranger. Il me prit une réflexion : j’en fus punie, mon écriture tarit aussitôt, et je restai comme une bête jusqu’à ce que je fusse éclairée là-dessus38.
Il s’ensuit une décision volontaire de ne pas interférer, car les repentirs et tout travail d’amélioration stylistique risquent de déformer une expression spontanée dépendante de la grâce divine, ce que l’on vérifie sur les autographes où les ratures, très rares, signalent une modification affectant la suite à donner au cours d’une rédaction rapide (ponctuation et paragraphes absents), mais jamais un repentir après relecture. Mme Guyon témoigne par ailleurs de l’abondance de son inspiration, car si l’agilité intellectuelle et physique peut être ralentie par un état contemplatif, l’énergie vitale d’une femme de trente-six ans lui permettait de transcrire rapidement une dictée intérieure :
Je continuais toujours d’écrire, et avec une vitesse inconcevable, car la main ne pouvait presque suivre l’Esprit qui dictait et, durant un si long ouvrage, je ne changeai point de conduite, ni me servis d’aucuns livre39.
Dix années plus tard, au moment le plus intense de la querelle, le dossier des Justifications constitue un tissu des auteurs mystiques chrétiens accompagné de précieuses remarques de sa main, que nous reprenons ici avec les œuvres de jeunesse.
Enfin, après sa sortie de la Bastille, elle accepta de revoir ses écrits à l’occasion de leur édition par le pasteur Pierre Poiret, esprit original méconnu et grand transmetteur d’œuvres mystiques, devenu un disciple40. Elle s’abstint toutefois de composer de nouveaux traités : elle avait compris, par l’expérience acquise auprès de ses dirigé(e)s, qu’il faut adapter la guidance de chacun par des conseils particuliers ou tout au plus par de brefs opuscules répondant à une difficulté particulière communément ressentie. Ses disciples rassemblèrent des opuscules et des lettres qui circulaient entre eux. Cet ensemble de pièces de dimensions variables (entre une et vingt-cinq pages) constitue le cœur de l’œuvre guyonienne, et traduit la pleine maturité mystique, trésor resté caché, enfoui sous le titre de Discours chrétiens et spirituels… qui révèle mal sa valeur.
Sa Correspondance fournit des séries de directions, dont la plus célèbre est celle avec Fénelon, qu’elle entraîna sur les divins sentiers. Il est très rare d’avoir des dialogues avec les dirigés : on ne possède habituellement que les écrits d’un seul correspondant. Plus largement, dans la durée, ses lettres nous donnent accès à toutes les étapes de la vie mystique, de la jeune femme dirigée par Bertot avant 1681 et par Maur de l’Enfant-Jésus, à la « dame directrice ».
Des textes, parfois secondaires à nos yeux tels que les cantiques et poèmes, furent fidèlement publiés, dont se détache l’immense commentaire biblique formant vingt des trente-neuf volumes assemblés et édités à Amsterdam, travail accompli fidèlement par Poiret. Il doit être complété par le fond manuscrit, car des textes essentiels demeurèrent hors d’atteinte de ce dernier : écrits de jeunesse, Récit des prisons, une grande partie de la Correspondance.
Le corpus guyonien couvre donc les trois domaines qui fondent une autorité spirituelle, ce qui est, soulignons-le de nouveau, très exceptionnel :
(1) Les témoignages biographiques et spirituels sont d’une grande franchise et acuité psychologique. Ils rassemblent en une tresse unique : les événements, le vécu intérieur, enfin le « système » spirituel (tandis que la Vida de Thérèse, souvent citée comme modèle, sépare ces fils selon deux grandes parties, biographie, événements intérieurs).
(2) Un enseignement structuré et imagé tout à la fois est fourni. En témoigna à l’époque le Moyen court qui atteignit un large public avant sa condamnation. Sa simplicité, qui n’est pas synonyme de facilité, vient de l’affranchissement de tout moyen préalable : acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; tous les hommes sont appelés à l’expérience intérieure par la médiation du « petit maître » Jésus-Enfant. Les Torrents restèrent par contre manuscrits jusqu’en 1704, car cette œuvre pouvait faire peur aux hommes de métier dont la médiation est mise en question41 : la liberté sauvage de l’âme emportée par le torrent de grâce est préférable aux canaux faits de mains humaines.
(3) Un recours à la Tradition conduit aux Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament interprétés spirituellement, et dix ans plus tard aux Justifications, une remarquable anthologie de textes mystiques rassemblés autour de mots-clefs. L’édifice bâti à partir des sources traditionnelles est solide, car double : connaissance de l’Écriture autant que des mystiques, ses interprètes.
Au-delà des textes attribués en toute certitude, le problème de l’influence plus ou moins immédiate sur L’Abandon à la Providence divine, très beau traité spirituel et l’un des best-sellers de la littérature spirituelle, autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade, reste posé. Le plus récent de ses éditeurs l’attribue « à une plume anonyme, disciple de madame Guyon ».42.
Dans les dernières années de sa vie, Mme Guyon réunissait à Blois des disciples, qui se voyaient aussi entre eux, indépendamment. Les disciples voyageaient beaucoup entre Blois (la maison de « notre mère »), Paris, Cambrai (l’archevêché de « notre père » Fénelon), Rijnsburg près d’Amsterdam (la maison de Poiret et de proches), Aberdeen au nord d’Edinburgh (les résidences proches des Garden, de lords Deskford, Forbes). À cette « route » principale, reliant les bords de la Loire à la Hollande et de là par mer en trois jours à la lointaine Écosse, s’adjoint un chemin secondaire vers Lausanne, lieu de séjour important à l’époque pour prendre les eaux (et une certaine liberté) dans une Suisse encore très sauvage : loin du pouvoir royal français, ils pouvaient se réunir pour faire oraison sans attirer l’attention de personne.
Mais à cette époque, les voyages étaient longs et difficiles et l’enseignement passait par les lettres : comme elles mettaient des jours sinon des mois à parvenir à leur destinataire, on les conservait soigneusement et on les relisait avec ferveur ; elles servaient de petits traités d’oraison pour tout un groupe et circulaient entre disciples. C’est ainsi que des séries de lettres furent adressées à Fénelon, au marquis de Fénelon, petit-neveu de l’archevêque, au baron de Metternich, diplomate de la cour de Prusse, à Poiret et à son cercle, à des Écossais, etc.
Après la mort de Mme Guyon, on constate l’influence diffuse de ses écrits sur des milieux divers. L’Abandon à la Providence divine constitue une résurgence de la spiritualité de l’école en milieu catholique, avec toute la précaution rendue nécessaire après l’affaire du quiétisme. Dans une tout autre direction, ses écrits circulent chez les quakers, chez Wesley et les méthodistes43. Ils atteindront la Suède, probablement par l’intermédiaire des grandes familles écossaises qui avaient pied des deux côtés de la mer du Nord, telle que celle des Forbes ; les États-Unis où la première Bible éditée in-folio reprend des commentaires guyoniens et où s’installent quakers et méthodistes ; la Russie où des œuvres sont traduites par un pope au tout début du XIXe siècle.
En Suisse, le pasteur Jean-Philippe Dutoit fut influencé par Fleischbein et réédita l’œuvre de madame Guyon. Objet en 1769 d’une visite de la police de Berne, le procès-verbal de saisie de ses livres se limite, outre la Bible et l’Imitation, à quatre auteurs : Bernières, Bertot, Mme Guyon, Poiret44. Le cercle guyonien suisse continue jusqu’au début du XIXe siècle à Lausanne, où Rosalie de Constant meurt de manière édifiante en 1837 ; elle était cousine du chevalier de Langalerie. Ce dernier, converti par Dutoit, était au centre d’un cercle spirituel probablement en voie de dessèchement puisqu’on en perd la trace ensuite. Il est intéressant de noter que Sainte-Beuve fut accueilli à Lausanne la même année par Olivier et Vinet pour les conférences qui conduiront au Port-Royal : Vinet était un protestant animateur du Réveil, mouvement qui avait des contacts guyoniens.
Ce grand courant mystique auquel fut attaché le sobriquet de quiétisme, dura donc deux siècles. Jean Baruzi avait bien senti l’intérêt d’une telle école où se mêlaient religieux et laïcs, et proposait déjà d’entreprendre l’étude des cercles guyoniens du XVIIe et du XVIIIe siècle :
Une étude historique concernant Poiret, Dutoit, le comte de Fleischbein, […] les ermitages tels que ceux qui furent créés par Poiret à Rheinsburg [Rijnsburg] en 1688 ou, par Fleischbein, à Hayn, devrait s’appliquer à démêler ce qui, par-delà l’influence de Mme Guyon, rejoint saint Jean de la Croix lui-même…45.
Malheureusement, la querelle du quiétisme a engendré le rejet de ces mystiques par l’Église catholique. Après eux, la peur de l’hérésie sera telle qu’il leur deviendra difficile de témoigner en son sein, et l’on constate la rareté d’expressions écrites publiées alors qu’elles demeurent assez nombreuses sous forme manuscrite.
Ceci conduisit Louis Cognet à publier son Crépuscule des mystiques (1958) dont le titre, certes évocateur, risque malheureusement de laisser croire que « la mystique » serait l’expression d’une époque révolue. Les aspects théoriques du quiétisme ont été traités par Paul Dudon dans sa préface au Gnostique de Fénelon (1930), par Louis Cognet, par Jacques Le Brun dans son édition du premier volume des Œuvres de Fénelon (Pléiade, 1983), dans l’article « quiétisme » (Pacho, Le Brun) du Dictionnaire de Spiritualité, vaste monographie couvrant Espagne, Italie et France. Toutes controverses éteintes, l’heure est venue de redécouvrir Mme Guyon et sa descendance spirituelle.
Nous attirons maintenant l’attention sur quelques aspects de l’expérience vécue au cours du long pèlerinage mystique : Mme Guyon les a soulignés dans le Moyen court, son seul texte normatif publié au XVIIe siècle, dans l’ample exposé des Torrents, enfin dans sa Correspondance. Mais comment entrer dans cette dépendance vécue où la grâce seule travaille ?
Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement46.
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car
… le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin47.
Elle reconnaît la nécessité de la mortification :
La mortification doit toujours accompagner l’oraison selon les forces, l’état d’un chacun et l’obéissance. Mais je dis que l’on ne doit pas faire son exercice principal de la mortification ni se fixer à telles et telles austérités, mais suivre seulement l’attrait intérieur et s’occuper de la présence de Dieu sans penser en particulier à la mortification. Dieu en fait faire de toutes sortes48.
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :
Si je suis tourné vers Dieu et que je veuille faire un acte, je me détourne de Dieu et je me tourne plus ou moins vers les choses créées, selon que mon acte est plus ou moins fort. Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin d’actes pour me tourner vers Dieu49.
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :
Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. Lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port…
Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Étendre les voiles, c’est faire l’oraison de simple exposition devant Dieu, pour être mû par son Esprit. Tenir le gouvernail, c’est empêcher notre cœur de s’égarer du droit chemin, le ramenant doucement et le conduisant selon le mouvement de l’Esprit de Dieu qui s’empare peu à peu de ce cœur, comme le vent vient peu à peu enfler les voiles et pousser le vaisseau50.
Ses détracteurs l’ont attaquée en utilisant le mot quiétisme qui sous-entend l’idée de repos statique : on ne fait plus rien, on ne pratique plus les prières, ni même les vertus puisque Dieu fera tout à notre place. Il est vrai que les termes de passiveté (et non : passivité) et de repos en Dieu demeurent ambigus, lorsque Mme Guyon écrit à propos des états ultimes :
Cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle ? Rien, rien et toujours rien. Elle fait tout ce qu’on lui fait faire51.
La majorité des écrivains spirituels contemporains de Madame Guyon, dont Bossuet, se méprennent et s’opposent à l’inaction, en la prenant dans son sens moderne d’oisiveté et non comme un état où se vit l’action de la grâce divine au cœur de l’être (in-action). Ainsi dom Le Masson, l’actif général des Chartreux, adversaire de la « dame directrice », déclare qu’il ne faut pas laisser
… l’âme dans la malheureuse oisiveté d’inaction que les Quiétistes se sont formées, sous le prétexte de cette passiveté52.
Madame Guyon leur répond :
… cette action de l’âme est une action pleine de repos. Lorsqu’elle agit par elle-même, elle agit avec effort. C’est pourquoi elle distingue mieux alors son action. Mais lorsqu’elle agit par dépendance de l’esprit de la grâce, son action est si libre, si aisée, si naturelle qu’il semble qu’elle n’agisse pas. […] Tous les mouvements que nous faisons par notre propre esprit empêchent cet admirable Peintre de travailler et font faire de faux traits. Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que lorsqu’Il nous meut53.
La « voie passive en foi » est la voie toute simple dans la mesure où il n’y a pas de technique : la grâce divine va répondre à celui qui l’appelle et le chemin commence :
Tout ce qu’il y a de plus grand dans la religion est ce qu’il y a de plus aisé. […] De même dans les choses naturelles. Voulez-vous aller à la mer ? Embarquez-vous sur une rivière et, insensiblement et sans effort, vous y arriverez54.
Se produisent alors toutes sortes d’expériences : compréhension profonde, amour, paix… et surtout le mystique s’absorbe de plus en plus dans le courant de grâce.
… l’opération de Dieu, devenant plus abondante, absorbe celle de la créature, comme l’on voit que le soleil, à mesure qu’il s’élève, absorbe peu à peu toute la lumière des étoiles […] La créature ne distingue plus son opération, parce qu’une lumière forte et générale absorbe toutes ses petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir, à cause que son excès les surpasse toutes. De sorte que ceux qui accusent cette oraison d’oisiveté se trompent beaucoup. Et c’est faute d’expérience qu’ils le disent de la sorte55.
Madame Guyon et Fénelon appellent le lecteur à se référer à l’expérience et à faire confiance aux spirituels expérimentés ; leurs ennuis sont venus de ce qu’ils avaient affaire à des clercs qui, se situant à un autre niveau, réclamaient des actions qui conviennent aux débutants. En effet, pour ceux qui sont arrivés au-delà des gestes cultuels, des prières formulées, de la pratique volontaire de vertus, l’effort, quel qu’il soit, n’a plus de sens. Mme Guyon fit son possible pour obéir à Bossuet, qui lui ordonnait de faire des prières et demander son salut, mais elle en était devenue incapable. Fénelon dit bien dans son Gnostique que les mystiques font partie de l’Église et prient en commun avec tous, mais que leur expérience se situe au-delà de celle de la majorité des chrétiens.
Mme Guyon insiste dans sa défense de l’oraison passive :
Quelques personnes, entendant parler du silence dans l’oraison, se sont faussement persuadées que l’âme y demeure stupide, morte et sans action. Non, assurément, elle agit plus noblement et plus fortement. Elle est mue et agie par l’Esprit de Dieu. […] L’on ne dit pas qu’il ne faut point agir, mais qu’il faut agir par dépendance du mouvement de la grâce56.
Elle affirme avec force que :
… tout l’exercice de l’oraison discursive ou même de la contemplation active, regardés comme une fin et non comme une disposition à la passive, sont des exercices vivants par lesquels nous ne pouvons voir Dieu, c’est-à-dire être unis à Lui57.
La passiveté a été définie par Fénelon dans son Mémoire sur l’état passif comme
… un état d’amour si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée, en sorte que l’âme ne s’occupe plus volontiers ni du goût qu’elle peut y trouver ni de la peine qu’elle en souffrirait si elle cessait d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour ni de son amour même, mais uniquement de son bien-aimé58.
À la limite, l’âme est tellement amoureuse de Dieu qu’elle devient indifférente à son salut. Si par une « très fausse supposition », Dieu voulait la damner sans la priver de son amour, l’âme préférerait être damnée plutôt que perdre son amour : cette célèbre supposition impossible qui scandalisa Bossuet était acceptée depuis Clément d’Alexandrie jusqu’à François de Sales.
« L’école » de l’amour pur est donc radicale. L’âme se considère comme un néant. Toute appropriation personnelle doit disparaître pour laisser place à Dieu seul. Le chemin serait aisé si on laissait agir la grâce. Mais en fait l’âme se croit propriétaire d’elle-même, de ses états mystiques et de Dieu même.
Après la découverte de l’intériorité et des prémices où sont données la paix et parfois la jouissance d’un reflet de la présence divine, l’homme sera purifié jusqu’à être consumé par le feu divin. Le chapitre XXIV du Moyen court, traitant du « moyen le plus sûr pour arriver à l’union divine », résume cette longue période qui couvre les deux premières des trois voies traditionnelles, soit la purification et l’illumination (avant l’union) :
… Il faut que sa Sagesse, accompagnée de la divine Justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l’âme tout ce qu’elle a de propriété, de terrestre, de charnel et d’actif. […] L’homme aime si fort sa propriété, et il craint tant sa destruction que si Dieu ne le faisait lui-même et d’autorité, l’homme n’y consentirait jamais. L’on me répondra à cela que Dieu n’ôte jamais à l’homme sa liberté […] je dis qu’il suffit d’un consentement passif […] parce que s’étant donné à Dieu dès le commencement, pour qu’Il fasse de lui et en lui tout ce qu’Il voudrait, il [l’homme] fît alors un consentement actif et implicite à tout ce que Dieu ferait. Mais lorsque Dieu détruit, brûle, purifie, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux59.
Mme Guyon continue en décrivant la face lumineuse de cette période, l’action divine dans l’âme :
Dieu, donc, purifie tellement cette âme de toutes opérations propres, distinctes, aperçues et multipliées, qui font une dissemblance très grande, qu’enfin Il se la rend peu à peu conforme et enfin uniforme, relevant la capacité passive de la créature, l’élargissant et l’ennoblissant, d’une manière cachée et inconnue — c’est pourquoi on l’appelle « mystique ». Mais il faut qu’à toutes ces opérations l’âme ne travaille que passivement60.
La grâce opère à l’envers des tendances naturelles d’accroissement propriétaire, par un « creusement » de l’être humain :
Ceux en qui Dieu est saint ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au-dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre, au lieu que les premiers ont des volontés fortes et puissantes et un jugement raide61.
Sans le savoir, Mme Guyon se situe dans la tradition du chartreux Hugues de Balma (~1300), auteur d’une Théologie mystique des trois voies (qu’elle n’aura pas lue) :
Parce qu’il [le mystique] ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante62.
Ce « creusement » est en quelque sorte céder à l’opération de Dieu : la passiveté succède peu à peu à l’action. Alors naît une liberté nouvelle, car la « mort » subie par le pèlerin spirituel est un passage et non un terme.
Dans la Correspondance de la fin de sa vie, Mme Guyon redira la même chose en termes encore plus simple :
… Il vous faut maintenant un tel oubli de vous-même que vous ne songiez pas même volontairement si vous êtes d’une manière ou d’une autre. Il faut faire le saut de la perte totale, qui consiste à se laisser à Dieu pour le temps et l’éternité en sorte que tout ce qui nous touche ne nous regarde plus63.
C’est l’époque où :
la foi nue dépouille l’âme et la vide de tout ce qu’elle avait reçu dans la foi savoureuse, et la défigure si fort […] C’est pourquoi elle perd peu à peu l’amour d’elle-même et les propriétés, perdant les choses qui la rendaient propriétaire ; et en perdant tout de cette sorte, elle s’anéantit peu à peu et Dieu prend la place et remplit son vide et son néant, de sorte que, perdant tout, on trouve tout64.
Car cet anéantissement de soi n’a pas pour but de laisser la place au néant65. Mme Guyon demande en une prose magnifique que l’âme laisse la place à l’Amour absolu :
… mais ce que Dieu demande le plus de vous est l’étendue du cœur, la largeur, l’oubli de vous, la désoccupation de vous-même, la perte de tous vos intérêts d’âme, de corps, de temps, d’éternité : vous devez vous jeter dans les bras de l’amour… Allons, le temps est court. Enfonçons-nous dans cette mer d’amour éternel… Quand sera-ce que nous ne saurons plus si nous allons et comme nous allons, n’ayant plus de marcher [sic], mais nous laissant emporter par ce tourbillon infini qui nous fera faire plus de chemin en un moment que nous n’en ferions par nos pas en mille années66 ?
L’âme est ressuscitée : la vie divine n’est pas une mort, mais la vie même :
… l’âme reprend une véritable vie […] Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté ; mais elle les fait en Dieu67.
Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout…68
Cet état n’est plus un « état », car il est naturel pour ainsi dire : les « inclinations de Jésus-Christ » sont là, se font en elle « si aisément qu’il semble qu’elles lui soient devenues naturelles69. »
Quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain ? La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache et auparavant c’était la nature qui agissait70.
Mme Guyon eut le tort d’affirmer une liberté totale qui, mal comprise, pose problème aux autorités établies, qui se plient nécessairement à des règles de prudence. En réalité, les contraintes habituelles n’ont plus place parce que seule compte l’impulsion donnée par le divin :
La liberté dont je parle n’est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l’ordre de Dieu et de son état…71
La liberté est absolue parce que l’on est détaché de tout et parce qu’il n’y a plus que Dieu, au terme d’une voie ardue, dans un dépouillement absolu. Ces textes ne décrivent l’expérience que de quelques personnes.
À l’intention de celui qui est arrivé là, Mme Guyon témoigne en décembre 1709 :
Dans ces derniers temps, je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions : c’est que mon état est devenu simple et invariable. […] Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux […] rien ne subsiste en moi, ni bien ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. […] Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir ni penser. […] Décembre 170972.
Sa prière s’est totalement transformée :
Il semble que je vous porte partout sitôt que je suis seule en paix, et il se fait en moi une prière continuelle qui est comme un état inséparable de mon fond, lequel est fixe et invariable quoique la disposition varie73.
Un tel état d’union est commun aux mystiques accomplis. Marie de l’Incarnation partageait cet état, elle qui écrivait dans sa Relation de 1654, âgée alors de cinquante-cinq ans :
Il ne se peut dire la paix et la grande tranquillité que l’âme possède, se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle avait perdu […] comme ayant eu diverses affaires depuis que je suis en Canada […] L’on prenait souvent mon procédé comme provenant de mon naturel […] l’on ne voyait pas que, mon esprit étant possédé de cet Esprit des maximes du Fils de Dieu, j’agissais par ce principe […] Dans les susdits emplois, mon esprit était toujours lié à cet Esprit qui me possédait74.
Cette plénitude de la vie mystique n’est pas vécue comme une expérience personnelle et solitaire : à cet état ultime et permanent, est associée, chez Mme Guyon, la possibilité de transmettre la grâce de personne à personne et c’est pourquoi elle l’appelle « état apostolique » en référence aux apôtres qui reçurent le Saint-Esprit à la Pentecôte et pouvaient Le transmettre. La grâce utilise alors un canal humain pour passer. Mme Guyon a découvert cette expérience assez tardivement, à l’âge de quarante-quatre ans en 1682. Il s’agit d’un état spécifique de vide, même si Mme Guyon perçoit le passage de la grâce par son canal, en l’absence de toute volonté propre et sans intentionnalité75. Cette « prière » de caractère surprenant et rare a fait l’objet d’incrédulité et de sarcasmes, en particulier de la part de Bossuet. À l’époque moderne, elle est parfois sujet de curiosité et d’étude pour des érudits modernes76. En réalité, elle a toujours été connue dans le monde entier à toutes époques. On la trouve chez les orthodoxes, par exemple chez Séraphim de Sarov. On en trouve aussi des indices chez les Pères du désert77, peut-être dans le Carmel, et chez Monsieur Olier78. Mais compte tenu de l’existence de communautés fermées chez les catholiques, on en parle peu. La possibilité d’être un canal de grâce pour autrui est déjà évoquée par Bertot, mais Mme Guyon l’a explorée et a osé en parler et la décrire. Son témoignage est donc particulièrement précieux.
Elle a pris conscience que la grâce pouvait l’utiliser comme « un canal de communication » sans que sa volonté propre intervienne, ce dernier point étant absolument nécessaire. Ces communications se passaient pendant des oraisons silencieuses en commun, mais étaient vécues aussi à distance :
Ceux que Dieu unit à sa paternité divine ont un don de se communiquer intérieurement à leurs enfants de grâce, et Dieu s’en sert comme d’un canal de communication. Ils ont encore une autre qualité, qui leur coûte cher et qui est de souffrir pour leurs enfants, de porter leurs faiblesses et leurs langueurs ; et les enfants éprouvent de leur côté qu’ils ont auprès de leur père ou mère de grâce une onction toute particulière ; c’est pourquoi ils éprouvent qu’il leur est communiqué quelque chose par le fond qu’ils ne reçoivent de nulle autre part79.
La transmission de la grâce divine se situe bien loin de toute intention qui serait un exercice subtil de la volonté propre, mais dans une extrême soumission à cette « main de Dieu qui donne », dans un vide de soi-même et des créatures80 :
Si son propre salut ne la touche pas alors, celui des autres ne le fait pas non plus ; cependant, elle y est employée et elle y travaille par providence, mais sans soin ni souci, sans y penser, sans s’en occuper, sans se soucier du succès : tout périrait et renverserait qu’elle n’en serait point touchée. Tout lui est Dieu, et Dieu est tout : la gloire de Dieu se trouve autant dans la destruction que dans l’édification. On ne sait plus alors ce que c’est que parents, amis, biens, enfants, intérêt [604] honneur, santé, vie, salut, gloire, éternité : tout cela ne subsiste plus pour une telle âme ; Dieu est toutes ces choses en Lui et pour Lui81.
Mais il y a l’association très étroite du vide à la plénitude, tandis que cette « communication » est ressentie par tous dans un état de paix ou parfait repos :
Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agi selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut […] Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde […] Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce ; et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande82.
Cette transmission ne dépend que de Dieu seul et s’effectue le plus parfaitement en silence. Elle suppose un accord au niveau du recueillement des personnes qui est souvent favorisé par une proximité physique tandis que le transmetteur est affranchi de toute inclination naturelle :
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturels, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur […] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher83.
On trouve de nombreux textes parallèles décrivant les modalités de la transmission dans la Vie par elle-même84 et dans les Explications des deux Testaments :
Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes […] dans une si grande unité, qu’ils se trouvent perdus en Dieu […] l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’images que s’il n’y en avait point. […] Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce85. »
Les Lettres parlent sans cesse de cette expérience commune aux amis de Mme Guyon. Tentant de la décrire, elle écrit au duc de Chevreuse :
Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu, attire les autres âmes à Lui…86
Cette expérience bouleversante, Fénelon l’a ressentie à sa grande surprise, et c’est ce qui explique sa fidélité absolue à Mme Guyon malgré les pressions extérieures (mais après avoir exploré les compromis possibles). Fénelon avait des préventions contre une femme laïque et de tempérament si différent du sien, mais il savait par expérience qu’en sa présence et dans le silence, il recevait une communication spirituelle. C’est la raison pour laquelle il ne l’a jamais reniée et l’a aidée autant qu’il l’a pu, au grand étonnement de leurs juges, navrés de cet attachement incompréhensible. Dans ses lettres, il la reconnaît explicitement comme « canal » de grâce pour lui :
Je suis de plus en plus uni à vous, madame, en Notre Seigneur, et j’aimerais mieux mille fois être anéanti que de retarder un seul instant le cours des grâces par le canal que Dieu a choisi. 87
Celle-ci affirme son lien intérieur avec Fénelon, qu’elle considère comme son fils spirituel le plus proche.
Je me sens depuis hier dans un renouvellement d’union avec vous très intime. Il me fallut hier rester plusieurs heures en silence si rempli que rien plus. Je ne trouvais nul obstacle qui pût empêcher mon cœur de s’écouler dans le vôtre. …88
Elle lui écrit au début avril 1690 :
… j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin89.
À cette confiance, Fénelon répond combien il a besoin de s’appuyer sur elle :
Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. C’est à vous à savoir et à me dire simplement les vues que Dieu vous donne pour moi sur cela. […] Je puis me trouver dans l’embarras ou reculer sur la voie que vous m’avez ouverte […] Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui […] je vous perds en Lui comme je m’y perds90.
Fénelon était son disciple le plus cher, et un jour où elle était malade et croyait mourir, elle lui écrivit pour lui léguer la direction de leur groupe spirituel :
Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné91.
Cette succession n’eut jamais lieu, car Fénelon mourut avant elle.
De nombreuses personnes bénéficièrent de ce don de grâce. Nobles ou gens simples, c’est cette expérience profonde qui attirait les gens venus à Blois les dernières années de sa vie comme l’avaient été les religieuses chartreuses dès 1685 : en sa présence, l’expérience mystique était si prégnante que les amis qui la connurent ne pouvaient la renier, même pour obéir à l’Église, dont ils reconnaissaient pourtant faire intimement partie. Le seul témoignage qui nous soit parvenu décrit, sur un ton peut-être trop hagiographique, comment ses amis plongeaient dans l’intériorité spontanément auprès d’elle, sans nulle suggestion orale ou rappel de sa part :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. […] Souvent ils se disputaient [à propos de politique : le premier soulèvement écossais des jacobites eut lieu en 1715], se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder ; elle ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence, et lui en demandaient son avis, elle leur répondait : « Oui, mes enfants, comme vous voulez ». Alors ils s’amusaient de leurs jeux, et cette grande sainte restait pendant ce temps-là abîmée et perdue en Dieu. Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.
On y voit aussi une amusante façon de vivre l’œcuménisme tout en respectant les interdits cultuels de l’époque :
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances [de purification] assorties à leur état92.
Un tel vécu montre que l’expérience mystique se situe en amont des religions et des clivages créés par des structures religieuses. Baruzi et Bergson pensaient que l’expérience mystique est universelle et a-dogmatique : elle témoigne qu’il existe un au-delà du corps et du psychisme. Dans ses découvertes textuelles, Bremond appelait à retrouver les « traces d’un fond ineffable qui se répète à l’identique à toutes époques, depuis l’homme des cavernes ». Le lecteur doit surmonter l’éventuelle étrangeté de ce témoignage avant de se laisser saisir par la véracité et la précision de l’explorateur d’une terre inconnue. Ces textes véridiques, car destinés à des amis définis et très personnellement connus, témoignent d’une expérience acquise « sur le terrain » et située au-delà des frontières connues de la psychologie ou de la religion traditionnelle.
Pour le Moyen court et pour les Torrents, nous disposons de quelques manuscrits et d’éditions basées sur des manuscrits perdus. Les variantes sont innombrables. Même en se limitant à celles qui apportent une nuance significative au sens spirituel, le lecteur les trouvera très nombreuses. Pour les variantes des Lettres, on se reportera à l’édition critique de la Correspondance.
Pour le Cantique… nous disposons d’éditions très proches. Il en est de même pour l’Abrégé. Les autres œuvres ne posent pas non plus de problème de variantes puisque l’on dispose d’une seule édition par Poiret, dont les sources manuscrites sont perdues. La difficulté porte alors sur le choix fait dans un vaste ensemble couvrant vingt-neuf des trente-neuf tomes de l’édition Poiret93 : nous laissons de côté la quasi-totalité des Explications… (vingt tomes) et des Poèmes (cinq volumes), ainsi que les deux tiers des Discours…
La section consacrée aux Justifications se limitera à un choix d’explications apportées aux extraits d’auteurs mystiques. Celles qui portent directement sur les extraits du Moyen court et des Torrents sont données en notes au fil de notre édition de ces œuvres.
Nous avons omis le Traité de la purification de l’âme et la Règle des associés à l’Enfance de Jésus.
Pour les deux premiers traités de cette édition, Moyen court et Torrents, nous utilisons les italiques à la fois pour les citations bibliques et pour les italiques ou majuscules apparus à partir de 1704 : simplification qui ne génère pas d’ambiguïté. Nous introduisons parfois le signe d’addition « + » dans le fil du texte pour indiquer le début et la fin d’une adjonction propre aux éditions très similaires de 1712 et de 1720.
Les notes donnent les variantes significatives du manuscrit A (décrit ci-dessous) et des éditions de 1699, 1704, 1712 par rapport au texte retenu de 1720. Nous n’indiquons que rarement une variante des autres manuscrits. Nous incluons en note le mot qui précède et celui qui suit la variante (sauf lorsque celle-ci ne porte que sur un seul mot modifié ou remplacé sans ambiguïté) : toute ambiguïté est ainsi évitée.
Moyen court et Torrents ne représentant qu’une partie du présent volume, et certaines variantes affectant le sens profond ou requérant une explication, nous n’avons pas eu recours à deux systèmes de référence qui distingueraient les variantes des explications et des textes mis en parallèle. Par contre, nous avons distingué certains des appels de note en leur adjoignant un astérisque, afin d’assurer au lecteur sans besoin de recours érudit une fluidité de lecture tout en signalant des additions qui affectent ou complètent le sens profond du texte (le plus souvent il s’agit d’extraits des Justifications).
Les apports de natures différentes, qui figurent sous un même appel de note parce qu’ils se rapportent à un même endroit du texte, sont séparés par un tilde « ~ ». Les variantes (sans guillemets) sont parfois placées à la suite de textes d’intérêt plus général. Ces derniers sont mis entre guillemets pour les distinguer au premier coup d’œil des simples variantes (ou figurent souvent en italiques lorsqu’il s’agit d’explications). « / » signale un saut de paragraphe dans la source.
Les références bibliques correspondent à la Vulgate ancienne utilisée par Poiret et par madame Guyon ; nous ajoutons les références modernes dans le cas des citations de Psaumes (dont on sait que la numérotation diffère en général d’une unité).
§
Après l’étude du Père Max Huot de Longchamp situant Madame Guyon dans la Tradition mystique chrétienne, Je fais précéder les Opuscules mystiques de Madame Guyon par la préface à l’édition en deux volumes des textes rassemblés par son premier éditeur Pierre Poiret :
Le lecteur des textes présentés dans ce volume sera frappé par l’aisance avec laquelle Jeanne Guyon évolue au cœur de la Tradition mystique chrétienne : au fil d’une continuelle méditation de l’Écriture, elle manie avec sûreté un vocabulaire qui remonte pour l’essentiel à saint Bernard, lui-même nourri de saint Augustin. S’exprimant sans hésitation, on sent qu’elle porte en elle une synthèse intellectuellement achevée des dizaines d’auteurs qu’elle a dévorés avec avidité. Elle sait de quoi elle parle, et reconnaît de loin ceux qui ne le savent pas :
Quelques saints ou quelques auteurs prenaient les fiançailles [spirituelles] pour le mariage, et le mariage pour la consommation… Parlant avec la liberté de l’esprit, ils ne distinguaient pas toujours exactement ces degrés :… il n’y a que l’expérience et la lumière divine, qui puisse faire connaître cette différence94.
En fait, parmi d’autres services que nous rend Jeanne Guyon, il y a celui d’une présentation claire et complète de la vision chrétienne de la vie mystique, au point que l’on pourrait recommander la lecture de ces pages comme celle d’un excellent manuel en la matière, et disons-le tout de suite pour apaiser les consciences délicates, qu’il serait difficile de prendre en défaut de foi catholique.
Un manuel, en effet : tous les thèmes spirituels y sont traités, même si c’est au service du seul thème qui l’intéresse vraiment, celui de la totale passivité (mais passivité « active », nous montrera-t-elle) de l’âme parfaitement transformée en Dieu, mystiquement morte et ressuscitée. C’est ce terrain-là qu’elle laboure, s’exposant à toutes les accusations de quiétisme, terrain d’autant plus sensible qu’il est celui de l’espérance chrétienne la plus absolue :
Nul n’ignore que le Bien souverain est Dieu, que la béatitude essentielle consiste dans l’union à Dieu, que les saints sont plus ou moins grands selon que cette union est plus ou moins parfaite, et que cette union ne se peut faire dans l’âme par nulle propre activité, puisque Dieu ne se communique à l’âme qu’autant que sa capacité passive est grande, noble et étendue95.
Pour rédiger ce manuel auquel il ne manque qu’un peu de mise en forme, Jeanne Guyon aura donc lu énormément. Quels ouvrages ? Écrivant, comme elle le déclare elle-même, d’abondance et comme au galop, il est difficile de les reconnaître à coup sûr : pensait-elle à saint Bernard lorsqu’elle nous fait penser à saint Bernard ? Elle arrive à un moment où, hélas, « voilà que le monde est plein de livres !96 », constate déjà tristement Louis de Blois (qu’elle aura certainement lu !) un siècle plus tôt ; si bien qu’elle peut avoir en tête tel vulgarisateur ou commentateur, là où l’érudit contemporain reconnaîtra un passage plus ancien. Cela dit, quand elle répond dans une lettre à une question posée, ou quand elle doit se justifier dans quelque écrit de circonstance, c’est à l’évidence Denys qui domine, comme toujours en Occident depuis Charlemagne, même si saint Augustin et saint Jean de la Croix ne sont jamais loin. Là où ses écrits sont un peu plus construits, c’est-à-dire dans les traités, les choses sont plus nettes : parlant des fondements de la vie spirituelle (cas du début du Moyen Court), c’est à saint François de Sales dans l’Introduction à la Vie dévote qu’il faut la référer, et plus largement à l’école salésienne ; lorsqu’elle aborde le thème du mariage spirituel, qui ne lui est pas habituel, mais qui appartient au niveau qu’elle aime bien de la totale transformation de l’âme en Dieu, on constate sa parfaite intelligence de Thérèse d’Avila. Préférant pour sa part l’expression d’état apostolique pour désigner cet accomplissement mystique, ses expressions, ses analyses et même ses images sont alors à rapprocher des descriptions de la vie commune chez Ruusbroec l’Admirable, disponibles dans la traduction de l’Ornement des Noces par dom Beaucousin en 1606. Et lorsqu’elle manie avec virtuosité le thème du pur amour et de l’anéantissement de l’âme, on sent la présence, si forte dans la France du XVIIe siècle, de Catherine de Gênes et de son école. Constatons quand même une absence remarquable : rien chez elle ne semble appartenir à la tradition française de la Perle évangélique, à travers Bérulle et l’École française.
Préciser tout cela serait prendre des risques scientifiques, tout en ennuyant des lecteurs qui demandent autre chose à Jeanne Guyon : une explication de ce que Dieu opère dans les âmes qu’il invite à son intimité. Tout homme porte secrètement cette invitation au plus profond de lui-même, mais elle s’impose de façon suffisamment explicite chez certains, pour qu’elle devienne la grande affaire de leur vie. Jeanne ici les aidera plus que quiconque à comprendre ce qui se passe alors. Mais le lecteur peu familier avec la Tradition dont elle hérite aura sans doute besoin de quelques repères dans le paysage qu’elle habite, domaine de la foi pure où toute navigation à vue est interdite, et où il faut se fier aux instruments. Nous allons donc examiner d’un peu plus près, non pas tant les sources, que le vocabulaire auquel Jeanne se réfère, et qui est celui des grands auteurs chrétiens.
Avant de parler de l’expérience d’une parfaite union à Dieu, à laquelle Jeanne Guyon consacre ses meilleures pages, il sera bon d’esquisser une vue d’ensemble de la croissance spirituelle.
Pour bien situer la contemplation, rappelons qu’une vie spirituelle un peu sérieuse connaît le plus souvent une phase fortement méditative dans ses débuts : la prise de conscience de la présence de Dieu entraîne une intense activité mentale de la part de celui qui en bénéficie, et qui cherche dès lors à se former des images et des idées de ce Dieu qui mystérieusement l’attire. Pour le chrétien, ce Dieu invisible ayant pris chair en Jésus-Christ, il se donne à connaître dans l’Écriture sainte et la Tradition de l’Église, qui vont dès lors alimenter cette amoureuse méditation. Chez Thérèse d’Ávila, cette activité méditative occupe les trois premières demeures de son Château de l’Âme ; elle correspond à ce que la terminologie habituelle désigne comme l’état des commençants (dans la tradition latine), ou encore comme la voie purgative (dans la tradition d’origine grecque du pseudo-Denys), ou encore, ici ou là, comme la vie active (chez Ruusbroec l’Admirable notamment). Conventionnellement, nous parlerons ici d’oraison méditative, ce mot d’oraison recouvrant à la fois un exercice méthodique dont la pratique se trouve précisément codifiée par Thérèse d’Ávila ou François de Sales, et une manière d’être globale dans notre relation à Dieu (en ce sens, une Marie de l’Incarnation, vers 1650, parlera de différents « états d’oraison ».)
Avant d’aller plus loin, notons bien que cette méditation n’est pas un point de départ dans la vie spirituelle : elle est une première réponse à la présence de Dieu ressentie, mais non provoquée, et donc à un fait d’essence contemplative, ce mot indiquant en première approximation la conscience que nous prenons de Celui qui est, par distinction de l’expérience sensible ou intellectuelle que nous avons de ce qui passe. Nous reconnaissons dans cette prise de conscience l’origine de l’inquiétude religieuse qui habite tout homme, quelle que soit la solution qu’il y apportera, inquiétude qui chez certains prend une intensité telle, que l’on va, conventionnellement encore, parler à leur sujet d’expérience mystique. C’est à ceux-là d’abord que s’adressent Jeanne Guyon et les auteurs qui nous intéressent ici, même si elle-même réserve habituellement ce mot de mystique à la phase terminale de leur itinéraire, celle qui s’ouvre justement avec leur « mort mystique ».
Reste que cette réponse méditative à la sollicitation divine va habituellement se révéler inadéquate au bout d’un certain temps, l’aspect passif de cette expérience revenant au premier plan de la conscience, au moins si cette expérience est appelée à un fort développement : tous les maîtres nous parleraient ici de l’impuissance qu’éprouve alors le spirituel à continuer à méditer, que le thème de cette méditation soit Dieu ou autre chose, comme si l’activité mentale se trouvait secrètement investie par quelque chose ou par quelqu’un d’invisible. Car on ne peut nier que cette impuissance s’accompagne d’une croissance dans la connaissance et dans l’amour de Celui que le spirituel continue à chercher, même s’il ne le trouve plus dans la méditation : demandez-lui de parler de Dieu, et il vous en parlera avec une étonnante lucidité ; proposez-lui une vie sans Dieu, et cette seule hypothèse lui sera en horreur. En réalité, cette âme hébétée ne voit pas moins bien qu’avant, mais beaucoup mieux, quoique sans s’en apercevoir : « La créature ne distingue plus son opération, parce qu’une lumière forte et générale absorbe toutes ses petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir, à cause que son excès les surpasse toutes97 ». Voilà ce qui caractérise cette fois-ci l’état des progressants, ou encore la voie illuminative, ou encore la vie de désir de Dieu dans la terminologie indiquée plus haut. Nous parlerons ici d’oraison contemplative, même s’il est clair qu’en occupant désormais le premier plan de la conscience, la contemplation n’en anéantit pas pour autant l’activité méditative sur un autre plan : le fait que le spirituel continue à chercher celui qui lui échappe, et donc à réfléchir, suffit à le prouver. En tout cas, bien souvent sans le savoir, le spirituel est entré dans la quatrième demeure de Thérèse d’Avila, celle de l’oraison de quiétude.
« Bien souvent sans le savoir », venons-nous d’écrire. En effet, cette entrée dans la quatrième demeure thérésienne correspond dans la pratique de l’oraison à un retournement de la vie mentale par rapport à son fonctionnement précédent, Dieu et non plus l’homme en ayant désormais l’initiative. D’où le désarroi et la sensation d’égarement (de « nuit », chantera Jean de la Croix) du spirituel qui se voit perdre le contrôle de sa vie d’oraison, subissant l’intrusion d’un Tout-autre qui le dépossède ainsi de lui-même. Et c’est ce caractère déconcertant de l’oraison contemplative qui fait souhaiter l’intervention éclairée d’un directeur spirituel compétent, faute duquel l’âme risquera de s’entêter dans une impasse dont elle cherchera à forcer le passage. En tout cas, avec ou sans aide, il lui faut comprendre qu’elle ne pourra désormais trouver ses repères que dans la seule Parole révélée par Celui dont elle sait maintenant qu’il est à l’origine de sa recherche, mais dont elle ne sent ni ne comprend plus le chemin : condamnée à la foi, c’est dans ce recours à la Révélation qu’elle passe de la navigation à vue à la navigation aux instruments, avec toutes les conséquences que l’on devine sur l’interprétation des états qui vont suivre, ainsi que sur la pratique de la direction spirituelle des âmes contemplatives.
L’oraison contemplative une fois installée, la vie mentale du spirituel connaîtra, sinon de nouvelles ruptures, au moins de nouveaux états, correspondant à ce que Thérèse d’Ávila désignera comme l’oraison d’union (cinquième demeure), puis les fiançailles spirituelles (sixième demeure), et enfin le mariage spirituel (septième demeure). Dans la terminologie déjà rencontrée, cet aboutissement correspond à l’état des parfaits (au sens d’épanouissement spirituel, et non d’impeccabilité morale), à la voie unitive (quoique certains auteurs la comprennent en un sens plus large), ou à l’union transformante de Jean de la Croix, ou à la vie suressentielle de Ruusbroec. Distinguer ces états dans les textes n’est pas toujours facile, d’autant que la terminologie des voies est en réalité indépendante de la chronologie spirituelle ; s’il est vrai que l’aspect purgatif de l’expérience intérieure domine chez les commençants, l’aspect illuminatif chez les progressants, et l’aspect unitif chez les parfaits, les trois se recouvrent à la façon d’un tuilage plus ou moins ajusté, plutôt qu’ils ne se succèdent comme trois phases d’une croissance régulière.
Voilà pour une vue d’ensemble. Arrivé ici, nous conseillerions au lecteur soucieux de bien se repérer dans l’univers guyonien de se reporter immédiatement au Discours chrétien et spirituel 3. 03, où Jeanne résume magistralement l’ensemble de ce que nous venons d’esquisser.
Maintenant, ce développement qui pourrait sembler linéaire, l’est de moins en moins à partir de la cinquième demeure thérésienne, c’est-à-dire à partir de l’apparition du mot union pour le décrire, et qui indique que désormais les volontés de Dieu et de l’âme sont en complet accord. Moins linéaire en effet, car sur le fond de cette union des volontés, l’âme habitant la cinquième demeure va éprouver par moments une union infiniment plus riche, annonciatrice de celle du mariage ; et elle va l’éprouver non pas encore comme un état, mais comme un acte plus ou moins prolongé, une touche, dirait Jean de la Croix : non plus la touche initiale qui avait mis en branle la croissance spirituelle, mais l’étreinte de quelqu’un qui ne prend plus immédiatement la fuite, et dont la présence saturante s’impose désormais avec une certaine durée. Dans ces moments, nous dit Thérèse, « Dieu se fixe dans cette âme de telle façon, que lorsqu’elle revient à elle, elle ne peut absolument pas douter qu’elle fût en Dieu, et Dieu en elle98. » Et de touche en touche, l’âme unie à Dieu va ici traverser une zone de turbulences, éprouvant tantôt une plénitude qu’elle croit indépassable, tantôt une déréliction qu’elle pourrait croire également définitive, cette alternance l’établissant peu à peu dans la passivité requise pour sa totale transformation en Dieu.
D’où viennent ces turbulences, alors que l’âme voulant ce que Dieu veut, on pourrait s’attendre à ce qu’elle échappe désormais à toute inquiétude ? En fait, l’union de la volonté de l’âme à celle de Dieu n’est réelle que pour sa partie consciente : enfoui dans ses profondeurs — oserons-nous dire dans son inconscient, ce qui serait faire de la « voie mystique » le remède à toutes ses maladies ? — le vieil homme n’est pas mort. Et au fur et à mesure de la pénétration en elle de la lumière divine, l’âme va s’apercevoir de nouvelles résistances qu’elle devra abandonner les unes après les autres par un creusement de son acte de foi, creusement qui sera sa mort en même temps que sa guérison : « L’amour est fort comme la mort et la jalousie dure comme l’Enfer… L’amour arrache tout à l’âme : la jalousie de Dieu est dure comme l’enfer, en ce qu’il n’y a rien qu’il ne fasse pour posséder pleinement ses Épouses99. »
En tout cas, Jeanne Guyon fait partie des rares auteurs qui distinguent nettement les phases de ce processus ; dans la mesure où elle les réfère à plusieurs reprises aux fiançailles et au mariage spirituels, c’est en compagnie de Thérèse d’Ávila que nous allons les suivre de plus près.
Suivons ici le commentaire de Jeanne sur Job 33, 29-30100, passage d’interprétation délicate, mais qui résume tout ce qu’elle peut nous dire par ailleurs sur l’accès à la plénitude mystique, et qui demande à être mis en parallèle avec les descriptions thérésiennes des trois dernières demeures du Château de l’Âme. Elle parle de trois purgatoires successifs pour l’âme désormais unie à Dieu101 :
– Le premier appartient encore à la « voie passive de lumières » (c’est-à-dire, en termes plus habituels, à la voie illuminative), mais au moment où Dieu « veut faire entrer l’âme dans le mystique et la foi nue », ou « voie passive d’amour seul » (c’est-à-dire, en termes plus habituels, dans la voie unitive, au sens strict retenu plus haut).
Du fait de cette augmentation de foi et d’amour, la connaissance distincte de Dieu s’estompe, et avec elles les éventuelles visions et extases (mentionnées ici et ailleurs chez Jeanne en des termes probablement empruntés à Thérèse ou Jean de la Croix), au profit d’une pure et simple adhésion de l’âme à la volonté de Dieu, qui lui ôte le recul nécessaire pour y réfléchir : « Elle ne peut plus ni prier ni faire d’actes, ni dire une parole par elle-même… Elle se sent ici unie, liée et collée à son Dieu intimement, d’une manière autant forte que profonde, sans nulle vue, distinction ni connaissance, sans rien qui soit : elle est unie et c’est tout. » Thérèse d’Avila parlerait ici d’une période d’entrevues préparatoires aux fiançailles, caractérisée par l’ajustement des volontés des deux prétendants, et par l’approfondissement de la perception de l’Époux par sa future épouse102. Mais enfin, ces entrevues, pour merveilleuses qu’elles soient, n’ont ni la qualité ni la stabilité du mariage à venir.
– Le second purgatoire correspond à l’effacement de la sensation même d’être uni à Dieu, qui subsistait encore dans le premier. Ici, l’âme perd pied littéralement : « Ici, il n’y a plus rien de tout cet amour perceptible. Tout est ôté et l’âme y est dans un état très simple et très nu, sans autre soutien que la foi la plus dénuée. » Pour évoquer cette perte, Jeanne recourt fréquemment dans son œuvre à l’image, très employée chez Ruusbroec auquel elle a pu l’emprunter, d’un naufrage dans une mer sans fond, et donc sans aucune reprise possible de soi-même : la sensation en est délicieuse tant que le naufragé se laisse couler, mais terrible dès qu’il s’inquiète et cherche un appui pour refaire surface. En tout cas, Thérèse d’Avila développe tout cela dans sa sixième demeure, celle des fiançailles spirituelles, caractérisées par l’exaspération du désir de la fiancée : « Elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne veut pas se manifester ni lui permettre de jouir de sa compagnie, ce qui est une peine bien grande, mais savoureuse et douce103. »
– Le troisième purgatoire de l’âme unie va maintenant la « tirer de l’état de foi nue et mystique pour la faire passer en Dieu seul, ce qui est un total anéantissement, non physique, ce qui ne peut jamais être, mais mystique et même moral. Étant ainsi anéantie entièrement par ce dernier purgatoire, remise dans l’état de son néant et propre à être créée de nouveau, l’âme reçoit une nouvelle vie en Dieu seul, où elle vit pour ne plus mourir. » De l’insensibilité à elle-même, l’âme passe ici à l’indifférence, et du naufrage, elle passe à la noyade et l’absorption104 : l’union devient transformante, dans la terminologie du Carmel, parce que la vie de l’âme, désormais totalement transposée en Dieu, devient en lui suressentielle105 dans la terminologie de Ruusbroec. À un autre carrefour des deux traditions, explicitons ici avec Marie de l’Incarnation : « Parce que Dieu est un abîme d’amour au fond duquel l’âme ne peut atteindre, elle aspire d’être abîmée en cet abîme et enfin d’y être tellement perdue, qu’on ne voie plus que son Bien-Aimé qui l’aura par amour transformée en lui106. » Et nous voilà dans la septième demeure de Thérèse d’Avila, celle où se consomme le mariage spirituel, celle où Dieu et l’âme « passent » littéralement l’un en l’autre : « Il en est comme de l’eau du ciel qui tombe dans une rivière ou dans une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra séparer ni trier l’eau de la rivière de l’eau tombée du ciel107. » Ce qui devient chez Jeanne Guyon :
Ici, l’âme ne doit plus et ne peut plus faire de distinction de Dieu et d’elle : Dieu est elle et elle est Dieu, depuis que, par la consommation du mariage, elle est recoulée en Dieu et se trouve perdue en lui, sans pouvoir se distinguer ni se retrouver. La vraie consommation du mariage fait le mélange de l’âme avec son Dieu, si grand et si intime qu’elle ne peut plus se distinguer ni se voir ; et c’est ce mélange qui divinise, pour ainsi parler, les actions de cette créature arrivée à un état aussi haut et aussi sublime que celui-ci, parce qu’elles partent d’un principe tout divin, à cause de l’unité qui vient d’être liée entre Dieu et cette âme fondue et recoulée en lui, Dieu devenant le principe des actions et des paroles de cette âme, quoiqu’elle leur donne aussi le jour et les produise au-dehors.
Le mariage des corps, par lequel deux personnes sont une même chair, n’est qu’une légère figure de celui-ci, par lequel dans les termes de saint Paul, Dieu et l’âme ne sont plus qu’un esprit108. ...Le mariage se fait lorsque l’âme se trouve morte et expirée entre les bras de l’Époux qui, la voyant plus disposée, la reçoit à son union. Mais la consommation du mariage ne se fait que lorsque l’âme est tellement fondue, anéantie et désappropriée qu’elle peut toute, sans réserve, s’écouler en son Dieu. Alors se fait cet admirable mélange de la créature avec son créateur qui est réduit en unité, pour ainsi parler, quoiqu’avec une disproportion infinie, telle qu’est celle d’une goutte d’eau avec la mer : quoiqu’elle soit devenue mer, toutefois elle est toujours une petite gouttelette, bien qu’elle soit proportionnée en qualité d’eau avec toute la mer et propre à être mélangée, et ne faire plus qu’une mer avec elle109.
Les auteurs qui ont parlé de ce passage de l’union à Dieu à la transformation en Dieu, s’accordent tous sur cette répartition en trois phases, même si à l’intérieur de chacune, bien des éléments présents chez les uns sont absents chez les autres. L’important pour suivre Jeanne Guyon et ses semblables, est de bien voir qu’elles correspondent à trois perceptions différentes par l’âme de sa relation à Dieu, ou mieux, qu’elles correspondent à la formation même de cette relation110 : la première phase correspond à la perception d’un attouchement, la seconde à celle d’une adhésion, la troisième à celle d’une compénétration. Pour évoquer la première, Thérèse d’Avila emploie l’image de deux cierges dont les mèches se rejoignent, si bien que leurs flammes se confondent111. Pour évoquer la seconde, Thérèse encore emploie l’image, qui fera fortune à partir d’elle, des fiançailles, mais des fiançailles à l’espagnol, c’est-à-dire dans lesquelles tout est déjà donné, mais « sans qu’il y ait encore communication des personnes112. » Pour évoquer la troisième, Thérèse emploie l’image du mariage, ou mieux, de la consommation du mariage, en ce qu’elle implique, idéalement au moins, cette perception d’une mutuelle inhabitation de l’un et de l’autre, vérifiant l’accomplissement de la prophétie de Jésus pour les siens : « Ce jour-là — c’est-à-dire lors de son avènement au cœur de son disciple —, vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi et moi en vous113. » Et parce qu’il est maintenant perçu comme moi-même, « plus moi-même que moi-même », dirait saint Augustin, et non plus comme un autre moi-même, tous citent ici Galates 2, 20 : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi. »
Pour parler de l’accomplissement que l’on vient d’évoquer, sans doute est-ce l’expression d’état apostolique que préfère Jeanne Guyon, même si elle n’est ni la première, ni la seule à l’employer. Cette référence aux apôtres indique la capacité de l’âme à diffuser l’amour et la lumière dont elle est désormais porteuse, à proportion de sa transformation en celui qu’elle rayonne : dans une image célèbre, Jean de la Croix nous dit qu’une vitre (l’âme) parfaitement pénétrée des rayons du soleil (Dieu), diffuse autant de lumière qu’elle en reçoit, et cela sans s’en apercevoir, ce qui supposerait un retour sur elle-même qui diminuerait sa parfaite transparence114. Aussi nous faut-il préciser pour terminer deux points, si nous voulons suivre Jeanne dans ses plus brillants développements : cette indifférence terminale de l’âme à ce qui lui arrive, et en même temps sa fécondité apostolique. Nous avons déjà mentionné que l’auteur auquel la référer ici est Ruusbroec l’Admirable.
« Ici, l’âme ne doit plus et ne peut plus faire de distinction de Dieu et d’elle… », nous a dit Jeanne Guyon à propos de la perfection spirituelle. Cet effacement de toute distinction (le mot et ses composés reviennent des centaines de fois chez elle) caractérise l’univers intérieur de celui qui vit l’union transformante. De quoi s’agit-il ? D’abord de l’aveuglement de la foi. Parce qu’elle me plonge au cœur de ce qui est, au-delà de ce qui n’est qu’apparence, la foi me donne de connaître immédiatement tout ce que Dieu connaît ; mais faute de recul, je n’en distingue rien : « Toute lumière particulière est comme une réverbération, qui ne donne jamais la chose telle qu’elle est en soi115. » Et de là vient la sensation d’inhibition permanente de l’intelligence dans l’union transformante :
Le reflet de la lumière incompréhensible est tel en l’unité de nos puissances supérieures, que toute opération créée, laquelle se fait dans la distinction, doit défaillir… Au-dessus de toute activité et au-dessus de toute vertu, par un simple regard en amour de fruition, l’homme rencontre Dieu sans intermédiaire, et de l’unité de Dieu brille en lui une lumière simple, et cette lumière lui paraît ténèbres, nudité et néant… En cette nudité, il perd la connaissance et la distinction de toute chose, et se trouve transformé et pénétré de clarté simple116.
Mais ce manque de recul est lié à son tour à une indistinction beaucoup plus fondamentale entre Dieu et l’âme dans l’union transformante : « Il n’y a plus de vue ni de discernement où il n’y a plus de division ni de distinction, mais un parfait mélange117. Or,
Ici, l’âme ne doit plus et ne peut plus faire de distinction de Dieu et d’elle : Dieu est elle et elle est Dieu, depuis que, par la consommation du mariage, elle est recoulée en Dieu et se trouve perdue en lui, sans pouvoir se distinguer ni se retrouver. La vraie consommation du mariage fait le mélange de l’âme avec son Dieu, si grand et si intime qu’elle ne peut plus se distinguer ni se voir, et c’est ce mélange qui divinise, pour ainsi parler, les actions de cette créature118.
Ce qui, plus théologiquement chez Ruusbroec, correspond à la perception de la simplicité divine, au fond même de la Trinité :
Là, l’esprit se trouve en l’étreinte de la sainte Trinité, demeurant éternellement en cette unité suressentielle, en repos et en fruition. Et en cette même unité selon le mode de la fécondité, le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père, et toutes les créatures en eux deux. Et cela est au-dessus de la distinction des personnes119.
Pour en arriver là,
L’âme a été conduite du multiplié, au distinct sensible sans multiplicité ; du distinct sensible au distinct insensible, ensuite au sensible indistinct…, passant de cette sorte du sensible au spirituel, et du spirituel à la foi nue, qui en nous faisant mourir à toutes les vies spirituelles, nous fait mourir à nous, et passer en Dieu pour ne vivre plus que de la vie de Dieu.120
Ce qui se dit chez Ruusbroec :
Si nous pouvions renoncer à nous-mêmes et à tout attachement dans nos œuvres, nous dépasserions toute chose en la nudité et en l’absence d’images de notre esprit ; et en cette nudité, nous serions menés sans intermédiaire par l’Esprit de Dieu, et là, nous aurions la certitude d’être des fils parfaits de Dieu, car ceux qui sont menés par l’Esprit de Dieu, ce sont les fils de Dieu, dit l’apôtre de Dieu saint Paul.121
L’enjeu de cette indistinction est tout simplement le rapport entre nature et grâce, c’est-à-dire le réalisme de l’Incarnation, Dieu et l’homme ayant exactement mêmes contours en Jésus-Christ : « Qui m’a vu, a vu le Père122. » Tous les mystiques chrétiens découvrent au cœur de leur expérience cette normalité humaine de Dieu, thème central chez Ruusbroec qui développe abondamment le fait que Jésus soit passé inaperçu aux yeux de ses contemporains : « Les Juifs l’ont piétiné sans s’en apercevoir ; car s’ils l’avaient reconnu Fils de Dieu, ils n’auraient pas osé le crucifier123. » Et cela entraîne que tout homme uni au Christ devienne un « fils caché » de Dieu, caché aux yeux des hommes, mais d’abord caché à ses propres yeux sous les apparences de la plus transparente banalité : « Mon percepteur est peut-être un chevalier de la foi », conclura Kierkegaard, qui aura lu Madame Guyon à travers Gerhard Tersteegen124.
Un dernier thème abondamment développé tant par Jeanne Guyon que par Ruusbroec, est celui de la fécondité de ces « chevaliers de la foi ». La vitre de Jean de la Croix n’émet pas la lumière, elle la laisse passer : l’apôtre n’a besoin que d’être transparent, ce qui suppose son union sans distinction à l’émetteur de lumière, autrement dit, l’incarnation de Dieu en l’homme. On montrerait aisément que la Tradition chrétienne tout entière est pour penser cette incarnation, avec son cortège de dogmes qui, de la virginité de Marie à la présence eucharistique du Christ, n’est que, pour en dire la réalité, comme un long commentaire de la parole de Jésus : « Qui m’a vu, a vu le Père ». Aussi l’homme uni à Dieu sans distinction, le Christ d’abord, son disciple ensuite, est-il en même temps le seul propagateur possible de l’Évangile ; c’est dans le même acte que Jésus appelle et envoie ses apôtres, comme c’est dans le même acte que la vitre reçoit et diffuse la lumière :
Sur la face où elle reçoit,
Cette âme est rendue participante du commerce ineffable de la Trinité, où ce Père des esprits lui communique sa fécondité spirituelle, et la fait participante de ce qu’Il est, l’ayant faite un même Esprit avec Lui125.
Sur la face où elle diffuse,
Les choses qu’elle dit et qui paraissent extraordinaires se disent tout naturellement et sans y penser126… C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement127.
Cette coïncidence exacte de la nature et de la grâce fait que l’apôtre évolue dans la parfaite aisance et spontanéité de l’innocence retrouvée. Jeanne y consacre ses plus belles pages, rejoignant les descriptions que Ruusbroec nous donne de la « vie commune », dont nous citerons pour conclure un seul exemple, mais qui suffira à montrer la parenté littéraire et spirituelle de leurs deux génies :
L’homme qui, de cette hauteur, est envoyé par Dieu dans le monde, est plein de vérité et riche de toutes vertus ; et il ne recherche pas son bien, mais l’honneur de celui qui l’a envoyé. Et voilà pourquoi il est droit et véridique en toutes choses ; et son fond est riche et généreux, établi dans la richesse de Dieu. Et voilà pourquoi il va nécessairement toujours se répandre en tous ceux qui ont besoin de lui, car la source vivante du Saint Esprit, c’est là sa richesse, et l’on ne peut l’épuiser. Et il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu’il veut et comme il veut ; et il ne s’attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l’honneur ; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c’est pourquoi il mène une vie commune, parce qu’il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux128.
DE Madame J. M, B. de la MOTHE G U I 0 N.
Nouvelle Édition,
Corrigée et augmentée.
VINCENTI
A COLOGNE,
Chez JEAN DE LA PIERRE, 1720
Avec approbations et Privilège
Prov. XXIII. v. 26.
Mon fils, donne-moi ton Cœur ; et que tes
yeux prennent garde à mes voies.
SOMMAIRE.
I.
1-5. Contenu des Écrits de Mad. G. réduit à deux sortes de choses, les essentielles, et les non essentielles : ce qu’elles sont : leur impugnation 129: et le vrai sens qu’on peut leur donner.
6-10. Comment on eût pu ne pas trouver étranges les choses non essentielles de ses Écrits, si on eut bien eu égard aux expériences et aux Écrits des Mistiques et des Saints où l’on en voit de semblables. Exemples sur chaque genre de ces choses-là.
11.12. Que l’essentiel de ses livres a été goûté et approuvé par les gens de doctrine et de piété qui en ont jugé par le Cœur.
13-20. Que ceux qui en ont jugé par la science et selon la rigueur de l’École, et les ont condamnés, spécialement le MOYEN COURT, leur ont objecté sans (6) fondement le Qiétisme, la pure passiveté, l’anéantissement des demandes et des Actions de grâces, l’impossibilité de l’acte continuel. et plusieurs autres difficultés, auxquelles on répond, en excusant pourtant les personnes.
II.
21-26. La vraie et la fausse méthode pour trouver le sens des paroles et des livres touchant les choses divines et spirituelles.
27-30. Que les gens d’école, et ceux qui n’ont qu’une vocation extérieure, sont les plus impropres de tous les hommes à Connaître et à juger des choses mystiques et spirituelles, et des voies de l’esprit.
III.
31-50. Particularités et avis sur chacun des Traités suivants : où on répond aussi à une difficulté publiée contre le second.
I.
EN publiant ici de nouveau ces OPUSCULES SPIRITUELS de Madame G U I O N (a) dans une forme qui s’accorde avec celle de tous ses autres Écrits imprimés : On a crû ne devoir pas répéter les particularités historiques
(a) C’est le nom que cette Dame a porté après avoir épousé un Gentilhomme de ce nom, qui était l’un des Seigneurs du canal de Briare, qui communique la Loire à la Seine.
(7) touchant sa personne, insérées dans les Préfaces des éditions précédentes, puis que l’on vient de donner au public l’Histoire de sa Vie, écrite par elle-même, dont on peut tirer les circonstances les plus certaines. On se contentera donc de ne produire ici, que ce qui a été dit touchant le contenu de ses Ouvrages, et où l’on a tâché de défendre les sentiments de cette Dame, et de répondre aux oppositions qu’on leur a suscitées.
2. Pour le contenu des livres de Madame Guion, sans s’arrêter à des écrits litigieux, qui souvent ne font qu’embrouiller les matières les plus claires et les plus faciles, on ne saurait mieux l’apprendre qu’en les lisant simplement. Mad. Guion dans une de ses lettres à M. de Meaux (a) dit que ledit contenu de ses ouvrages se peut réduire à deux sortes de choses dont elle appelle les unes essentielles, auxquelles elle souhaiterait que les Lecteurs voulussent s’arrêter et se fixer ; et les autres non essentielles ou purement accessoires, qu’elle n’a écrites que pour satisfaire, à ce qu’on l’avait requis de tout dire et de ne rien oublier ; mais elle a peine que l’on fasse attention à celles-ci.
3. On ne saurait douter que les choses essentielles ne consistent, premièrement en la manière d’oraison qu’elle recommande tant, qui est, l’Oraison du Cœur, offrir et donner à
(a) Voiez la Relation de M. de Meaux sur le Quiétisme, Sect. II, p.17.
(8) Dieu en soi et abandon notre cœur et notre esprit afin qu’il y opère ainsi qu’il lui plaira ; et en second lieu, à bien observer les voies de Dieu, surtout la voie passive en foi quand Dieu y mène, en demeurant alors abandonné et fidèle à toutes ses opérations et conduites sur nous. On peut assurer sans grand hasard de se tromper que les traités du Moien court, des Torrens, et sur le Cantique des Cantiques, sont à proprement parler le siège et la vraie place où se trouve cet essentiel, qu’elle voudrait bien que l’on prît uniquement à cœur.
4. Pour les choses non essentielles, qu’elle appelle aussi extraordinaires, elle les réduit à 3. classes ; la première est, de ses communications intérieures et en silence. La 2. des prédictions : et la 3. des choses miraculeuses, à quoi l’on peut ranger quelques visions ou songes qu’elle a eus, et certaines choses fort singulières qu’elle a dites soit de sa personne, soit des Escrits qui viennent de sa plume.
5. C’est de celles — là que l’on a tellement pris impression contre elle, et sur lesquelles on a tellement insisté contre son intention dans les premières lectures et dans le premier examen de ses livres, que de n’avoir eu alors que sort peu d’égard aux choses substantielles qu’on ne pouvoir peut-être encore désapprouver, quoi qu’en suite, quand les esprits furent échauffés, la batterie se soit aussi tournée contre son oraison, mais plutôt indirectement (9) en la prenant en un contresens et par la voie des conséquences, que d’une manière directe et en son vrai sens. Et en effet, qui aurait osé impugner directement cette assertion à quoi revient toute la substance de son Oraison, que nous devons donner à Dieu notre cœur avec foi afin qu’il en fasse ce qu’il lui plaira ?
6. On ne voulut point admettre pour règle dans l’examen que l’on fit de ces choses, d’en juger sur des expériences, ni même sur la disposition du cœur et de l’intention, mais seulement par la science acquise à la scolastique, et sur le sens des termes pris en leur rigueur théologique. En effet on avait, ce semble, peu lu jusqu’alors d’expériences des Saints et de livres des Mistiques, ou la mémoire des lectures passées en était trop peu récente, pour pouvoir régler l’examen de question sur leurs maximes, leurs faits et leurs expressions.
7. Si cela n’eût été, comment eût-il été possible de se tant alarmer sur cette plénitude, de grâces qui faisait impression jusque sur le corps, et que l’on a fait appeler par dérision aux gens du monde, crever de grâce au pied de la lettre ; comme aussi sur la dérivation de la même grâce dans des personnes présentes et de même Oraison qu’elle ; comment dis-je se tant alarmer sur cela, si on se fût souvenu de ce qu’on lit dans les Vies de Sainte Catherine de Gênes, de Sainte-Thérèse, de S. Philippe de Néri, des SS. François d’Assise et Xavier, et (10) encore de tant d’autres Saints ? Si on eût remarqué dans J. de la Croix, (pour ne pas dire dans David et dans Jérémie,) la vérité de ce principe notable des Mistiques, que les impressions de Dieu sur l’âme sont quelques fois si vives et si puissantes, qu’elles redondent jusque sur le corps, et même au-delà du corps ? Si on eût observé que Jérémie (a) ne pouvait plus retenir dans son sein celles de Dieu, même dans le genre des malédictions, s’il ne les répandait au-dehors sur les autres ? Si on eût bien pris garde qu’il est arbitraire à Dieu de communiquer ses grâces de l’un à l’autre en autant de différentes manières et d’occasion qu’il lui plaira ? Celles de prudence, de direction et même de Prophétie coulèrent et se partagèrent de Moïse sur les anciens d’Israël lors qu’ils vinrent en sa présence. La même grâce de Prophétie se répandit par deux fois de quelques Prophètes sur le Roi Saül pour s’être trouvé simplement en leur assemblée. Élie en communique de très grandes à Élisée en lui jetant son manteau ; et puis encore une double portion de son Esprit par le regard de son transport au Ciel. Les Apôtres en communiquaient par l’imposition de leurs mains : sainte Catherine de Gênes, son Confesseur, et une de ses filles spirituelles, s’entre-communiquaient leurs pensées, des instructions et des consolations divines, en se regardant seulement
(a) Jer. 6 v. 11 et chap.20 v. 9.
(11) En face et sans se parler. Tout cela, et tant d’autres exemples qu’on passe sous silence, auraient-ils dû faire trouver étrange qu’entre des personnes d’Oraison il pût y avoir communication de grâces lorsqu’elles sont ensemble en la présence de celui qui a dit, lorsque deux ou trois sont assemblés en mon Nom, je suis au milieu d’eux ; et, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde ?
8. Dans le genre des choses prophétiques aurait-on trouvé étrange, par exemple, sa prédiction touchant le Règne futur du S. Esprit sur toute la terre, si on eût pris garde, que la plupart des premiers chrétiens dans les 3. premiers siècles, plusieurs grands Saints et Saintes, plusieurs Mystiques et gens éclairés, tant catholiques romains que protestants, ont tenu et tiennent encore la même chose en substance, quelques-uns en termes formels, et en tirent leurs preuves des Saintes Écritures ? Il y en a qui ont divisé l’économie des thèmes en trois sur cette distinction fondée sur celle des trois personnes divines, attribuant la première Oeconomie au Règne du Père, la seconde à celui du Fils, et la troisième au Règne du S. Esprit, mais qui selon d’autres, par une espèce de rétrogradation disposera et sera place au Royaume glorieux de Jésus-Christ, lequel rendra lui-même le tout à son Père dont le Royaume éternel consommera toutes choses et fera, qu’il soit tout en tous. (12)
9. Et pour les visions et autres choses extraordinaires ; comme celle de la femme de l’Apocalipse, par exemple, a été appliquée par les uns à Léa la femme de Jacob de laquelle devait naître le Messie ; par d’autres à la Sainte Vierge ; par d’autres à Sainte Térêse ; par d’autres à l’Église chrétienne et renouvelée des derniers temps, qui reproduira sur la terre l’Esprit de Jésus-Christ ; par d’autres à la Sagesse divine qui fera le même effet ; saurait-on trouver si étrange qu’une ou plusieurs âmes qui participeront éminemment à cette divine Sagesse, et dont Dieu se voudra servir pour contribuer tout particulièrement à la renaissance de cet Esprit de Jésus-Christ, puissent être considérées dans cette vision de S. Jean d’une manière participative ?
10. On se contente de ces deux ou trois exemples sur les prédictions, les choses extraordinaires et sur ces autres choses non essentielles qu’on dit se trouver dans les Écrits de cette Dame ; car on irait trop loin si on voulait insister sur tout pour faire voir combien peu devraient paraître étranges ces sortes de choses à des personnes équitables qui voudraient les comparer à des expressions, ou à des faits tout — semblables qu’on rencontre à tout pas dans tant de Saints et dans tant d’Auteurs célèbres et approuvés.
11. Si la même Dame a parlé de ses Écrits comme venant de l’inspiration divine, si de sa (13) personne en termes trop au-delà de ce qu’il semble pouvoir convenir présentement à qui que ce soit ; sans doute qu’elle n’a fait le premier que parce qu’elle a crû devoir rapporter à Dieu tout le bien et toutes les vérités qui sont en ses ouvrages ; et cela paraît assez par le préambule et par la Conclusion de la I. Partie du traité des Torrens, où elle fait fort bien distinguer des vérités et des lumières de Dieu les faiblesses qu’elle pourrait y entremêler de sa part. On sait de plus qu’il y a des expressions hyperboliques et figurées et des emblèmes de même, qu’il ne faut pas presser à la rigueur. On sait que Dieu même attribue à ses enfants, et sur tout à des instruments de choix, des titres et des qualités qu’on ferait passer pour des blasphèmes si elles n’étaient pas contenues dans les Saintes Écritures, où il est dit d’eux, qu’ils sont (a) des Dieux (b) la, prunelle de l’œil de Dieu (c) la lumière du monde (d) la pierre sur laquelle l’Église est édifiée (e) les fondements de la Jérusalem céleste (f) des Épouses de Dieu (g) préférables à la qualité d’être Mère de Jésus-Christ selon la chair (h) des Rois au Ciel et dans la terre (i) qu’ils seront assis sur le trône de Jésus–Christ,
(a) Ps. 81 vs. 6. (b) Zach. 2. vs. 8. (c) Math. 5 v.14. (d) Math. 16. vs.18 (e) Apoc. 21. v. 14. (f) Ps.44. v. 10. Cant. 4. vs 8. (g) Matth. 12 v. 50. (h) Apoc. 1. vs. 6. (i) Apoc. 3. Apoc. 3. vs.21.
(14) (a) et que Jésus-Christ même les servira, et tant d’autres prérogatives semblables, tout cela par grâce et par participation gratuite sans doute, et même la plupart en sens de communication à toutes les âmes fidèles. Mais qui voudrait nier que les âmes de choix et dont Dieu veut se servir d’une manière singulière ne doivent participer à ces qualités-là par préférence aux autres et d’une façon toute particulière (b) ? Ces choses-là ? Et d’autres semblables expressions applicables aux amis de Dieu, devraient-elles paraître si étranges à des personnes qui ont étudié et qui savent les Saintes Écritures ?
12. L’Essentiel des écrits de Madame Guion (au moins autant qu’il avait alors paru publiquement dans ses livres du Moien court et de l’Exposition du Cantique de Salomon,) a rencontré deux sortes de Juges et de censeurs, à savoir les mêmes dont on vient de parler, et aussi le public.
13. Pour le public, et sur tous les gens de piété, qui n’ayant point la tête embarrassée d’épines scolastiques ni de rigueur théologique en ont jugé par le cœur, on peut dire avec vérité, que ce jugement leur a été entièrement favorable, et que les plus gens de bien les ont estimés, et même chéris et admirés an delà de tout ce qui s’en peut dire. Les approbations
(a) Luc. 12. vs. 37. (b) Voyez. Expl. du Cantiq. Ch, 6. vs. 8.
(15) des Docteurs, qui ont paru avec les livres mêmes, le débit de plusieurs Éditions qui s’en sont faites, leur Traduction, au moins celle du Moien court, en diverses langues, n’en sont pas des preuves ambiguës, non plus que le grand désir que l’on a toujours eu de voir paraître ce qui n’avoir pas encore vu le jour.
14. Mais les Examinateurs et Censeurs de rigueur théologique et scolastique ne se sont point rencontrés sur cela dans le goût du public ni de tant de gens de piété, et même de Doctrine.
On a dit pour le général, que ces livres-là étaient remplis des erreurs de ce qu’on appelle Quiétisme, et que ce n’était que le Quiétisme renouvelé. Ce masque de mot de Quiétisme, épouvante étrangement le monde, qui ne sait pourtant ce qu’il doit entendre par là. Selon quelques-uns le Quiétisme consiste à ne penser à rien dans l’Oraison ; et quand le tentateur inspire ensuite de mauvaises pensées, à n’y point résister, et même à se laisser entraîner à l’exécution, et cela sans qu’on pêche pour — tant. J’avoue n’avoir jamais trouvé cette chimère-là dans aucun des livres qu’aient publiés ceux à qui l’on a donné jusqu’ici le nom de Quiétistes ; mais assurément elle est bien éloignée des ouvrages de Madame Guion, auxquels on ne saurait objecter tout au plus sous ce nom-là que la Contemplation active ou acquise, enseignée (16) pourtant (a) par tant de Saints et par tant de Mistiques approuvés, et même par la Sainte Écriture. Mad. Guion a même cet avantage par-dessus plusieurs écrivains qui ont traité de cette Contemplation acquise. C’est que ceux-ci ayant ou supposés une âme déjà bien disposée sans avoir cependant expliqué cette disposition, ou l’ayant expliquée principalement par les actes de la Méditation et de l’opération de l’esprit, qu’il faut faire cesser pour donner lieu à la Contemplation ; il ne serait pas difficile à ceux qui ne s’y prendraient pas bien, de donner prise ensuite de cela à cette oisiveté dangereuse qu’on objecte tant, et que les Mistiques font passer unanimement pour une illusion : au lieu que Mad. Guion prévient très immanquablement dans son MOYEN COURT tout péril d’inaction oiseuse, en mettant pour le fondement de la disposition préparative à la Contemplation une certaine disposition active de cœur, laquelle doit toujours durer dans la Contemplation même, et qui en fait comme la base et la meilleure partie ; cet acte du cœur étant toujours inséparablement de concert avec la contemplation de l’esprit.
15. M. de Meaux se méprend visiblement
(a) Voi. la Théol. Réelle ou Germanique. Préface, pag. 52. 63.65. etc. S. Macaire Hom 18. Taul. Serm. I. post Epiph. Sandaus in Onomast. p. I 56. et Theol. Myst. Comment. IX. Exercit. I. et 2. Thom. à Jesu de Cont. Lib. I. C. 2. Bona, Via Comp. Cap. 10. etc., etc.
(17) quand il prétend que le MOIEN COURTait pour dessein d’enseigner (a) l’Oraison passive, ou infuse, l’Oraison extraordinaire, la passiveté, et même la perpétuelle passiveté. L’ORAISON DU CŒUR, que ce livre a pour but de recommander, n’est point la même que l’Oraison passive et infuse, que l’Oraison de passiveté continuelle et extraordinaire. Elle est active ; et il y a toujours concours volontaire de la liberté. À la vérité il y a bien en elle quelque chose de passif et d’infus, à savoir la grâce de Dieu, et un degré particulier de grâce ; elle peut aussi disposer son sujet à l’Oraison passive, que Dieu y fait quelques fois goûter passagèrement, comme le dit (b) le MOIEN COURT. Mais certaine portion de grâce passive et d’un certain degré, et quelque disposition du sujet à cette Oraison, est bien autre chose que l’Oraison même extraordinaire en son état de pure passiveté.
En un mot, rien de tout ce que propose Mad. Guion, pas même dans la passiveté de la voie de foi dont elle parle dans les Torrens, n’exclud jamais ni l’acte du concours de la liberté, ni celui d’oblation ou d’abandon de soi à Dieu, ni le désir vivant et foncier et le consentement actuellement subsistant que la volonté de Dieu soit toujours faite. Et de là vient que si on demandait à tout moment à une âme de cet état, si elle n’est pas effectivement dans la vive et actuelle volonté (18)
(a) Instr. pag. 237.261 362. 4 1c. etc.
(i) Chap.12. nomb.5.
que le bon plaisir de Dieu soit fait en elle et ailleurs, elle ne pourrait nier qu’elle n’y fût sans se démentir. Car son fond touché et animé de Dieu, est par principe de vie toujours désirant, et voulant le Seigneur et sa volonté sainte ! C’est la vie même de l’âme en état de faim et de soif du Dieu vivant. Quoi que cette âme fasse ou ne fasse pas, elle porte toujours actuellement en soi, à la façon d’une personne qui a faim ou soif, une tendance vive et animée vers l’objet de sa nourriture divine : et quand même le sensible en vient à s’amortir dans les sécheresses spirituelles, c’est par la subvention d’un degré plus sublime et plus spirituel de désirer que la volonté de Dieu s’accomplisse à sa divine façon et contre notre goût s’il lui plaît ainsi.
16. Et partant c’est bien sans sujet que l’on a objecté à la doctrine de cette Dame, dans le Moien court, qu’elle anéantit les demandes. Oui les imparfaites, celles que nous faisons et bornons de nous-mêmes, et que nous déterminons selon notre bon sembler d’une ou d’autre façon, ou à tels et tels thèmes et circonstances : mais jamais celles de ce que Dieu sait être le meilleur, jamais le désir continuel de l’accomplissement le plus parfait de la volonté de Dieu. Et encore bien moins exclut-elle les Actions de grâces, puis que cet état est foncièrement une offre de nous-mêmes et de tout ce qui est dans nous en sacrifice de reconnaissance à Dieu.
17. Mais les Docteurs d’école qui n’ont point (19) l’expérience de ce fond vivant et toujours animé de cet esprit-là, ne pouvant le comprendre à la façon des idées scolastiques, ne sauraient aussi le croire ; et ils s’imaginent même qu’on enseigne, qu’il ne faut point poursuivre ni même réveiller ou exalter, pour ainsi dire, de fois à autre l’âme vivant de ce fond cordial. Ce n’est pourtant pas cela. On veut seulement dire, qu’il ne faut point donner de place aux inquiétudes que l’ennemi nous suscite alors en nous suggérant dans cet état des craintes qu’on ne se soit relâché, et qu’on ne fasse point de progrès comme autres fois, quand on faisait effort pour se défaire des liens des créatures, pour se rappeler de l’oubli de Dieu et de son absence, pour le chercher et se mettre en sa présence, pour s’y rétablir et renouveler après des absences réelles et contre des distractions qui avoient étouffées cette sainte présence et ses opérations dans nous : ce qui effectivement ne va pas ainsi dans l’état affermi de l’Oraison du cœur et de la présence de Dieu, puis qu’alors on porte actuellement un fond de cœur et de vie respirant toujours en Dieu, et qui n’a besoin que d’être rafraîchi, de fois à autres par une douce modification, pour ainsi dire, du même mouvement et du même acte qui subsiste toujours, et par une espèce de remuement tranquille d’une chose déjà en action, à la façon d’un feu toujours allumé et brûlant dont on remue quelques fois le bois enflammé, et qui de là jette en ces intervalles certains (20) brillants plus vifs qu’à l’ordinaire : ce qui est bien éloigné de l’action réitérée de faire tous les jours avec de nouveaux efforts un nouveau feu après avoir laissé éteindre et finir le premier.
Et tel est l’acte continuel des Mistiques, qui nous assurent, et avec vérité, qu’il n’y a rien de plus vrai ni de plus réel dans l’Oraison bien établie d’un cœur qui aime et d’un esprit qui contemple Dieu. O si on tâchait d’entrer dans l’expérience et dans la pratique de cette divine Oraison, et que l’on employât en sa saveur et pour en ôter les scrupules autant d’adresse que l’on en prend pour y trouver à redire, qu’on s’apercevrait bientôt de sa divine solidité, et que c’est proprement ce que Dieu demande tant de l’homme lorsqu’il nous dit (a) Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toutes tes forces !
8. Et alors disparaîtraient sans peine tant de difficultés imaginaires que l’on croit y découvrir. On n’aurait garde de se plaindre qu’elle anéantit les mortifications, lors qu’en effet elle les règle selon la discrétion, qu’elle n’en corrige que les manières propriétaires, et qu’elle en établit et en recommande (b) si expressément le véritable esprit. On n’objecterait plus que l’on y veut faire oublier Jésus-Christ en qualité de Dieu humanisé (21)
(a) Deut. 6. vs. 5. Marc. 12. vs.30. etc.
(b) Voi. Mad. Guion sur le Cant. Ch. 1. vs.6. Ch. 2., vs. 3. Ch. 5. vs. 1. etc. Tauler. Domin. I. post Epiph.
quand on verrait de ses propres yeux des écrits expressément composés pour recommander (a) l’ENFANCE DE JÉSUS comme modèle de perfection à tous les états. Ouvrage dont la condamnation fait retomber ce grief sur ses propres censeurs et opposants. On ne trouverait plus étrange qu’on parle de contempler la pure Divinité (quand l’attrait y est) à part de ses attributs, puisque même les gens d’école lorsque dans leurs spéculations étudiées ils se sont un concept formel de l’essence divine, en excluent celui des attributs ; qu’ils enseignent que le concept de cette divine essence et de son Unité est le premier concept de tous, et avant tous les autres ; et qu’ils sont sur la même Divinité, sur ses Personnes, et sur ses propriétés tant de spéculations formellement différentes, qu’eux-mêmes avouent ne les pouvoir bien concevoir que chacune à part, et sans penser aux autres quand ils veulent s’occuper d’une occupation qu’ils se croient très-permise, et à laquelle ils donnent lieu assez souvent par un motif tout vain, ou du moins bien inférieur à celui de la Contemplation.
19. On sait encore quantité d’objections et à cette personne, et même à tous les Mistiques, signamment lors qu’ils traitent (comme dans les Chap. VII. et VIII. de la Ie. Partie des Torrens) de l’état de la purification passive et de ses degrés différents : mais toutes ces difficultés, ou peu s’en (22)
(a) Livre de Mad. Guion.
faut, ne viennent que de ce qu’on ne prend pas bien garde à deux ou trois points ou vérités que voici.
(1) Qu’il y a de différents états, et de différents degrés en chaque état, et même de différentes dispositions à chaque degré et à chaque état ; et que ce qui est la perfection d’un état ou d’un degré est l’imperfection d’un autre (comme le dit Mad. Guion (a). De sorte qu’il n’y a rien de plus mal pris, que de relever ce qui est dit d’un état, ou d’un degré, et d’en faire l’application à d’autres états, ou à d’autres degrés, pour le décrier devant des gens qui ne se doutent point de cette confusion.
(2) Que dans l’état actif on doit s’efforcer à faire autant de bons actes qu’il est possible, mais que dans le passif, Dieu voulant purifier les vertus mêmes et le fond de l’âme de leur impureté et de leurs imperfections, il en fait cesser les actes sensibles, et ne fait paraître que tentations et que ténèbres en la place : à laquelle dispensation divine et juste il a dessein que l’âme acquiesce pour lors jusqu’à ce qu’il en dispense autrement. •
(3). Que l’âme en étant revenue, et établie dans la vie divine et parfaite, fait par retours et tout divinement les actes et fonctions qu’elle ne faisait qu’avec imperfection auparavant et dans son premier état d’activité. De sorte qu’il y a absurdité d’objecter les actes de cet état de
(a) Expllic. du Cant. Ch. 6. vs. 4.
rétablissement à l’état de passiveté d’une âme qui est alors dans les remèdes ou dans le plus sensible de sa maladie et de sa faiblesse. Ce peu de points bien observés, ne laisse point de lieu à quantité d’objections que l’on fait très souvent, sans aucun fondement.
20. Je proteste au reste avec une entière sincérité, d’être infiniment éloigné du dessein de choquer et encore moins de condamner personne de ceux qui se sont déclarés contre l’âme pieuse dont nous parlons ici ou contre ses sentiments. Je veux même croire charitablement que ses parties y ont agi de bonne foi et selon leur persuasion, Dieu permettant souvent, quand il veut exercer une âme par des croix, que les plus gens de bien même voient les choses autrement qu’elles ne sont, et qu’ainsi, sans blesser leurs consciences, ils agissent alors conformément aux lumières nuagées de leurs vues imparfaites. Les amis de Job étaient sans contredit des gens de bien et qui avaient la crainte de Dieu dans le cœur : et cependant, quelles oppositions ne firent-ils pas à ce pauvre affligé, dans la pensée qu’ils combattaient contre ses erreurs et pour la cause de Dieu ? Depuis quelques années on vient de publier la vie merveilleuse d’une sainte servante dont la Dame après l’avoir très durement affligée en toutes manières, revenue ensuite à soi, déclarait assez tranquillement (a) que Dieu (24)
(a) Vie de la bonne Armelle. Liv. I, ch. 7. page 73. Ed. de 1704.
l’avait rendue aveugle en ce sujet afin d’aider à la sanctification de cette âme ; et qu’il lui semblait qu’elle n’eût sçu faire autrement ; de quoi aussi la sainte fille témoigna toute sa vie de lui avoir de grandes obligations. Taulere a dit quelque part (a), que Dieu au défaut d’autres enverrait plutôt tout exprès des Anges du Ciel pour exercer ses amis, que de permettre que ces âmes de choix manquassent de moyens à être bien purifiées.
II.
21. Mais comme il est juste non seulement qu’on revienne de toutes ses préventions ; mais que d’autres aussi soient prémunis contre ces sortes de méprises, il ne sera pas hors de propos de dire un mot tant des vrais principes par lesquels on pourra s’en garantir, que des principes erronés qui en sont l’occasion.
Il s’agit de savoir, comment on peut connaître le sens des livres qui traitent de choses divines et spirituelles ; et s’il suffit d’y procéder à la manière des gens d’École et de critique qui s’en tiennent aux seules paroles à l’exclusion de l’expérience, et même indépendamment de l’intention de celui qui parle ou qui écrit.
22. À prendre les choses dans leur Origine, le sens d’un livre ou d’un discours spirituel et vraiment divin, est premièrement en Dieu même. Avant toute chose, Dieu a premièrement dans (25)
(a) Dans ses Institutions Ch. XI.
soi des sentiments lumineux, des pensées et des affections divines, qui tendent avec grand désir à se produire hors de lui dans les âmes.
Ce sens et ces pensées de Dieu, qui subsistent dans lui, et qui veulent aussi puissamment fertiliser hors de lui pour ainsi dire, trouvant quelques âmes qui en sont susceptibles, leur esprit, leurs affections et leur cœur ; et partant dès là même ces âmes ont des sentiments, des pensées et des affections divines ; [Nous avons le sens de Christ (a) disait S.Paul,] et ils les ont avec le même désir de Dieu, de les communiquer et de les rendre fertiles dans les âmes des autres hommes.
Ce bon désir dans Dieu, et dans ses Saints qui ont le sens de Dieu, ferait bien déjà quelque chose dans les âmes sans aucune parole si ces âmes étaient tant soit peu intérieures, ou façonnées à rentrer quelques fois au dedans d’elles-mêmes ; mais ne l’étant point, et au contraire se trouvant toutes attachées à ce qui est extérieur et sensible, les autres âmes saintes et illuminées du feu de Dieu, qui ont aussi un corps et des sens, et qui par le moyen des mots imparfaits, inventés d’origine pour marquer grossièrement les choses de ce monde, ont commerce avec les hommes, revêtent tout simplement, grosso modo et sans finesse leurs désirs, leurs pensées et leur sens divins de ces enveloppes grossières et en frappant par là nos sens extérieurs, qui ayant liaison
(a) I Cor. 2. vs. 16.
avec l’âme, la frappent, l’excitent, et la rappellent dans elle à se présenter à la même puissance de Dieu, qui est dans les Saints qui parlent ou qui écrivent, pour être comme eux revêtus par cette puissance de ce même sens, de ces mêmes affections lumineuses et de ce même Esprit dee Dieu et de ses Saints.
23. Si maintenant l’âme veut se rendre à cela, je veux dire, si rappelée ainsi dans elle, elle s’y présente à Dieu avec un désir sincère d’être à lui, d’être revêtue du sens, des pensées et des affections de Dieu ainsi qu’elles sont dans lui et dans l’instrument par qui il la réveille, alors ces mêmes affections, ces sentiments et ces pensées, qui sont dans le S. Esprit et dans son instrument avec grand désir de se produire ailleurs, trouvent entrée, portent coup et effet, et ont puissance et efficace par le même Esprit Saint, de se reproduire dans ces âmes-là, et de les investir de la lumineuse vérité et du sens du Seigneur.
24. Et voilà le seul et unique rnoyen de connaître solidement et salutairement le vrai sens des paroles et des livres des âmes éclairées de Dieu, au moins pour le découvrir autant et à meure que cela est nécessaire pour s’avancer dans les voies du salut. Je pourrais prendre à témoin de ce que je viens de dite toutes les Saintes Écritures : mais je serais trop long ; et je me contenterai de renvoyer le Lecteur à ce qu’il trouvera sur cette matière dans la Préface de la nouvelle édition de la vie merveilleuse de la bonne Armelle. (27)
25. Que font maintenant les gens d’école et de critique pour attraper le sens des livres divins et spirituels ? Après s’être bien desséché le cœur et bien rempli la tête des idées vaines, stériles, et trompeuses que leur ont fournies la Philosophie de ce siècle de ténèbres et l’activité de la raison humaine et corrompue, et après avoir appris dans les dictionnaires, dans les Auteurs profanes et dans les écrivains scolastiques l’usage précis de leurs termes, ils se mettent ensuite à regarder dans les livres divins. S’ils y rencontrent des termes ou des expressions qu’ils n’aient pas trouvés dans leurs Auteurs ni dans leurs dictionnaires, les voilà à crier tantôt au Galimatias, et tantôt au fanatisme ainsi qu’il leur vient en la fantaisie. S’ils y rencontrent des termes ou des expressions qu’ils n’aient pas trouvés dans leurs Auteurs ni dans leurs dictionnaires, les voilà à crier tantôt au Galimatias, et tantôt au fanatisme ainsi qu’il leur vient en la fantaisie. S’ils en trouvent de semblables, les voilà à fouiller parmi le tas des idées stériles et mortes de leur tête et de leur raison corrompue pour trouver celle d’entre elles que les Auteurs classiques ou scolastiques auront jointe précisément et dans la rigueur de l’École et de sa Théologie à ce mot-ci et à celui-là.
Cette rigueur scolastique ou théologique est à peu près quelque chose de semblable a ce qu’observent des ennemis ou des gladiateurs à l’égard de leurs mesures et de leurs postures d’escrime, où il se faut réduire si exactement, que pour que l’un d’eux vienne à s’y négliger, l’autre ne manque pas incontinent de s’en prévaloir pour lui couper la gorge s’il le peut. c’est une rigueur d’ennemi à outrance, et tout satanique de son origine. Aussi les Auteurs sacrés des Saintes Écritures ne l’ont jamais connue ; et si on voulait s’en servir en les interprétant, on pourrait les faire malignement tomber en mille absurdités et contradictions.
26. Or les âmes éclairées qui n’ont point vu les écoles, ont écrit sans ces précautions artificielles dans la même simplicité et ingénuité que les Auteurs sacrés : mais comme on n’a pas tant de respect pour elles que pour ceux-là, delà vient qu’on n’a pas de retenue à les harceler et à les impugner par cette malheureuse méthode d’interpréter, qui, quand même on en mettrait à part toute son absurde rigueur, ne vaut rien qu’à. nous donner des fantômes d’ombres, et ruiner la vie et l’esprit du véritable Christianisme, par en bannir l’unique et le vrai interprète et communicateur du sens et des volontés de Dieu, l’adorable Esprit Saint, qui nous doit enseigner toute vérité par sa divine lumière et par son Onction. Et cela est plus évident que le jour par la funeste expérience de plus de mille années. Les chrétiens n’ont tous qu’une seule et même Bible ; et cependant ils en sont venus à ce point par leur belle manière d’en chercher et d’en tirer le sens, qu’il n’y eût jamais de plus grandes divisions entre eux que là-dessus. Ce que l’un dit être blanc, l’autre le tient pour noir ; et cela les a réduits à s’entredamner et à s’entretuer mutuellement depuis je ne sais combien de siècles sur une infinité de sens opposés qu’ils attribuent tous aux Saintes Écritures
27. De tout ce que dessus il paraît clairement que les Docteurs scolastiques avec leur raison humaine, leur critique et leurs études de cervelle, sont les plus ineptes de tous les hommes pour comprendre le vrai sens des écrits divins et vraiment mystiques et spirituels, et pour en juger sainement, ne soit qu’avec leurs études ils aient l’expérience de ces choses-là, et ce bon fonds d’âme avec lequel on devient susceptible au sens de Dieu.
28. Par cette expérience je n’entends pas qu’on doive avoir expérimenté toutes les choses particulières qu’ont éprouvé ou rapporté les écrivains mystiques et les âmes spirituelles : cela serait impossible. On veut seulement dire, que le cœur doit avoir été vivement éclairé du sentiment de la lumière divine et visité de quelques rayons de la Sagesse d’en haut : et cela étant, c’est alors seulement qu’on est devenu capable de juger sainement de la vérité et de la valeur des choses divines, même de celles qu’on n’aurait pas encore expérimentées particulièrement. S. Paul dit en ce sens (a) que l’homme spirituel, ou qui a la lumière du S. Esprit, juge de toutes choses, et qu’il ne peut être jugé de personne. Un homme qui jouit de la lumière du jour, quoiqu’il n’ait pas encore l’expérience de quantité d’objets, a néanmoins le principe pour en connaître une infinité et pour en faire un discernement solide ; mais un aveugle qui saurait toutes les langues
(a) I Cor. 2. vs. 5.
et qui aurait la connaissance de toutes les règles de la critique et de la logique des écoles, serait-il bien capable avec tout cet appareil de bien comprendre le sers d’un livre ou d’un discours qui décrirait le beau spectacle de ce monde lumineux, et des vives et différentes couleurs et apparences dont chaque créature se trouve revêtue ? Tels sont à l’égard des choses divines et spirituelles tous ceux à qui Dieu n’a point encore ouvert les yeux de l’âme, et qu’il ne gratifie point de la lumière de son S. Esprit.
29. Il ne faut pas se persuader que pour être (et Dieu sait comment) dans une vocation spirituelle ou ecclésiastique ; on soit par là et en état de bien juger des choses de l’esprit, si avec cela on n’est point doué de ce bon fond d’âme qui n’aspire qu’a être revêtu du sens, des inclinations et de la volonté de Dieu, si on n’a point ou évité ou rectifié les dangereuses impressions de la scolastique, ni été vivement gratifié de la clarté d’en haut, sans quoi toute vocation à charge d’âmes n’est qu’un engagement à commettre de très grandes fautes.
30. Il arrive même pour l’ordinaire, que les meilleurs de ceux qui occupent le plus irréprochablement ces sortes de places, n’ayant que des lumières communes, proportionnées à la capacité du plus grand nombre et au besoin de la généralité des hommes, s’ils rencontrent quelques âmes qui passent le commun en sublimité de grâces, de voies et d’état, ils ne seront point capables de s’en mêler ni d’y étendre leur jugement et leur direction : Toutefois si le fond de leur cœur est bon et humble, ils reconnaîtront assez, quoique d’une manière générale, la divine solidité des grâces et de l’état de ces âmes de choix, qu’ils laisseront pourtant à la conduite du S.Esprit, ou qu’ils adresseront à de plus habiles qu’eux dans ces sublimes voies, sans se piquer de jalousie de ce que ce pourraient être de pauvres idiots, ou même de simples femmelettes, se souvenant de ce fait mémorable que le P. Ribera raconte (a) dans la vie de Ste Terese.
C’est que cette sainte, étonnée des communications si singulières que Dieu lui faisait de ses secrets divins, lui ayant dit, dans son étonnement ; comment, Seigneur, choisissez-vous une personne faite comme moi pour me communiquer tant de choses divines, puisqu’il y a tant d’autres personnes, tant d’hommes et de Docteurs, qui pourraient les faire valoir beaucoup mieux que moi ? Dieu lui répondit : les hommes et les Docteurs ne veulent pas se disposer pour traiter avec moi : c’est pourquoi étant chassé d’eux, je viens comme un pauvre nécessiteux chercher des femmes pour me soulager avec elles, et pour traiter avec elles de mes affaires. Ce qui fait que la même Sainte s’adresse ailleurs à ces hommes et à ces grands Docteurs en ces termes : (b) Qu’ils se gardent bien de juger de ce qu’ils n’entendent pas
(4) Rib. Vie de Ste Térès. Liv. IV. Ch.6. vers la fin.
(b) En sa Vie par elle-même Chap. 34.
ni de gêner les âmes conduites par ce Grand Maître, dont la science est aussi infinie que la puissance. Et au lieu de faire ici les étonnés, et de considérer ces choses comme impossibles, qu’ils sachent que tout est possible à Dieu, et qu’ils prennent sujet de s’humilier de ce qu’il plaira à Sa Majesté de donner plus de lumières à quelque petite bonne vieille, que non pas à eux avec toute leur science.
Le Bienheureux et sublime Jean de la Croix n’a pas manqué de censurer vivement ces jaloux spirituels dans (a) sa Divine Flamme d’amour, jusqu’à en dire par manière de plainte, Combien de fois arrive-t-il que Dieu communique à l’âme une très délicate notice ou lumière de contemplation et d’amour infus, calme, secret très éloignée du sens et de tout ce qu’on saurait penser ; et qu’il détienne entièrement cette âme sans pouvoir rien goûter ni méditer des choses ni d’en haut ni d’en bas, parce qu’il l’occupe toute en cette secrète onction, qui veut la solitude et le repos ; et voici il viendra quelqu’un qui ne sachant que frapper l’enclume comme un forgeron, et ne sachant que cette leçon, lui tiendra ce discours ou semblable : « Allez ; quittez-moi cette situation, qui n’est que perte de thèmes et oisiveté toute pure ; et prenez-moi cet autre exercice : appliquez-vous à la méditation et à faire des actes : il vous faut opérer diligemment et avec industrie de votre part ; et ces autres choses ne sont que fadaises et
(a) Cant.2. vers ; 3. num. 8, ad 13. des anciennes éditions.
et abus tout purs. Voilà comment ces gens-là n’entendant rien dans les degrés de l’Oraison ni dans les voies de l’esprit, ne comprennent pas que ces actes qu’ils exigent d’une telle âme sont déjà chose faite ; que ces discours et ces méditations qu’ils veulent lui imposer sont besogne achevée ; que cette âme est parvenue à l’abnégation et au dépouillement de tout le sensible — — — — et qu’elle est entrée dans la voie de l’esprit, où le discursif et le sensible n’ayant plus de lieu, Dieu est le seul agent qui parle secrètement à cette âme que ces Maîtres grossiers voudraient priver de sa solitude et barbouiller de leurs grossières couleurs, au grand dommage des opérations sublimes et délicates que Dieu faisait en elle. O perte inestimable, (dit-il un peu plus haut,) perte étonnante ! où le dommage ne paraissant presque point, aussi bien que l’entre-deux qui le cause, est néanmoins infiniment plus grand et plus déplorable que tout autre dommage de plus grand éclat dans les âmes vulgaires ! et qui ne sont point susceptibles de ces sublimes et délicates opérations de la main du très-haut ! Toutes les remarques importantes que ce saint homme a faites sur ce sujet méritent bien d’être pesées, aussi bien que cette menace du Sauveur (a) par laquelle il les finit : malheur à vous, savants de la Loi, qui avez pris à vous la clef de la science ! Vous n’êtes pas entrés ; et vous avez empêché ceux qui entraient.
(a) Luc. II. vs. 52.
III. §. (I.)
31. Dieu veuille que les Traités suivants puissent servir de moyen à rappeler et à faire rentrer vers lui tous ceux entre les mains de qui ils viendront à tomber : et sans doute que la lecture leur en sera fructueuse s’ils les lisent avec la bonne disposition d’âme que nous venons de marquer, et qui ne peut nuire à personne, quand même on lirait de la sorte des livres remplis d’erreurs. Rentrer dans soi et s’élever à Dieu, vouloir être à lui, et demander d’être investi de ses divins sentiments et revêtu des inclinations de sa sainte volonté ; ne peut que nous acquérir la bénédiction et la lumière d’en haut pour nous faire sentir et discerner en toutes choses et autant qu’il nous est nécessaire, le bien d’avec le mal, et le faux d’avec la verité. Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, dit Jésus-Christ (a), il connaîtra de ma doctrine si elle est de Dieu, ou si je parle de moi-même.130
Et ce discernement ne sera pas fort difficile à l’égard du premier de ces Traités, intitulé, MOIEN COURT et très facile de faire Oraison, proportionné qu’il est à la capacité des plus simples même, pourvu qu’ils aient sérieusement le dessein de se rendre à l’invitation ou au Commandement du Fils de Dieu, qui dit à un chacun (en exigeant cette Oraison du Cœur) (b) mon Fils, donne-moi ton CŒUR ; et que tes YEUX prennent garde à mes voies : et encore
(a) Jean 7. vs. 17 (b) Prov. 23. vs. 26.
(a) Priez sans cesse. Ses Commandemens (b) ne sont point difficiles, et son joug est aisé, ainsi qu’il le dit (c) lui-même, et que le promet dans le même sens le titre du premier traité suivant, qui pour ce sujet y est qualifié de moyen très facile. Ce traité est celui de tous les Écrits de Mad. Guion qui a paru le premier, qui a fait le plus de bruit, qui a été le mieux goûté et le plus souvent réimprimé en sa langue, et ensuite traduit en plusieurs autres, comme en Flamand, en Allemand, en Anglais, en Latin. On l’a revu sur l’imprimé à Rouen 1690 : mais on en a amplifié les Sommaires des Chapitres, aussi bien que la lettre du P. Falconi, pour en marquer plus précisément et en mieux retenir le contenu.
§. (2.)
32. Le second Traité qui paraît ici, est la Courte Apologie du Moien Court. Plus d’un Lecteur s’étonnera sans doute, qu’un livre comme celui du Moien court qui porte si évidemment le caractère d’un cœur qui n’a que Dieu en vue, et qui ne cherche qu’à lui adresser les âmes en toute sincérité, ait en besoin de quelque Apologie ; puisqu’il est très certain, et que l’expérience l’a sait voir très souvent que quiconque cherchera Dieu dans la simplicité et la droiture de son cœur, n’y trouvera que du bien, que des moyens si faciles131
(a) I Thess. 5. vs.17. (b) I Jean 5 vs.3
(c) Matth. 11. vs.30.
36)
et si clairs, des motifs si pressants et si vifs de se rendre à la fin pour laquelle nous avons été créés, qu’on ne pourra s’empêcher d’en louer Dieu, et d’en bénir l’organe dont il lui a plu de se servir pour parler de cette sorte au cœur de ses pauvres et égarées créatures. Mais pour des gens qui aiment mieux imiter le génie de l’araignée que celui de l’abeille, y a-t-il dans le monde aucun bien assez pur dont ils ne puissent faire et tirer du poison ?
3 3.0n verra par la lecture de cette Courte Apologie que la raison principale pourquoi l’Auteur fut obligée à l’écrire, vint des avis qu’on lui donna, qu’encore que son Moien Court ne soit qu’une effusion de sentiments très chrétiens, exprimés avec toute la bonne intention et l’innocence dont le meilleur cœur saurait être capable, il n’était pas cependant impossible que certains faux dévots et faux spirituels, qui commençaient depuis peu à faire bruit, et auxquels on donna en un sens très mauvais (a) le nom de Quiétistes, ne vinssent à s’aviser de mette à couvert leurs relâchements, et toutes les impiétés et impuretés dont on les accusait, sous les mêmes ou semblables expressions dont elle s’était servie dans ce livre ; pour ne pas dire que sous ce même prétexte de conformité de langage, ils pourraient bien essayer de se confondre et de se mêler eux-mêmes avec les gens de bien132 ; ensuite de quoi le public ne
(a) voyez ce qu’on a remarqué du mot de Quiétisme ci-dessus. n [uméro] .14. [« Mais les examinateurs… »]
Générale. 111 §. (1.) (37
discernant plus sur ce sujet le bien d’avec le mal, condamnerait ensemble le coupable et l’innocent, peu se donnant la peine ou la liberté de considérer l’injustice de ces décisions générales et précipitées, qui retombent effectivement sur ce qu’il y a jamais eu de plus saint et de plus irréprochable dans le Christianisme : car à ce compte-là les Juifs et les Païens auroient eu grande raison de charger les Apôtres et l’Église Chrétienne de ce temps-là des abominations de Simon le Magicien ; puisque non seulement il avait su se couvrir de leurs paroles et de leurs expressions par une profession extérieure de leurs sentiments, mais que de plus, s’étant efforcé de se joindre à eux, il y avait été effectivement reçu et incorporé par le Baptême.
Ce qui nous fait bien voir qu’il n’est pas impossible que quelques scélérats viennent à usurper le langage des Saints, qu’ils tâchent de plus à se mêler sous ce voile avec les plus gens de bien ; et même qu’ils surprennent leur crédulité pour un peu de thèmes, sans que l’on soit en droit pour cela de confondre l’innocence des personnes et des sentiments des uns avec les crimes et les égarements des autres, et de les condamner tous ensemble également et indistinctement, ainsi qu’a fait sur le sujet de question certain Prêtre apostat133, et en même temps assez aveugle pour ne pas s’apercevoir qu’il a ôté lui-même toute sorte de crédit à ses calomnies par l’excès de l’impudence qui lui a fait envelopper dans ses accusations quiétistes d’amour impur et profane les saintes âmes de Ste Thérêse et de la Baronne de Chantal, seulement sous le prétexte des expressions dont elles se sont servies en parlant des choses divines et entièrement spirituelles.
34. Ç’a été pour prévenir autant qu’il se pouvait et de semblables méprises, et ces horribles abus, que Madame Guion, suivant les avis qu’on lui en avait donnés, a composé la Courte apologie des son Moien Court, où elle exécute son dessein, premièrement par une protestation qu’elle y fait devant Dieu, que lorsqu’elle écrivit son livre elle n’avait encore ni ouï parler ni jamais eu la pensée de tant d’horribles choses qui se divulguèrent depuis ce temps-là n’ayant écrit uniquement qu’à dessein de faire connaître l’utilité salutaire qu’elle avait trouvée dans l’exercice de la présence de Dieu, et l’avantage qu’il y avait à marçher toujours devant sa face divine. Après quoi elle éclaircit en particulier et fort solidement tout ce qui aurait pû être susceptible de mauvais sens ou faire naître quelques difficultés sur diverses matières de son livre, au moins sur autant qu’on lui en avoir indiqué jusqu’alors, ou qu’elle pouvait pressentir d’elle-même en avoir quelque besoin. Enfin, en priant ses Lecteurs de considérer, que comme il n’y a rien qui ne pût être pris en un sens désavantageux et en un sens très-excellent, il est de leur équité chrétienne de lire son Ouvrage avec une prévention pleine de charité, telle que l’exige la simplicité avec laquelle il a été écrit, et en suppléant, s’il en était de besoin, à l’ignorance qui pourrait avoir fait mal exprimer la vérité que l’on a voulu dire.
35. On sait que feu M. l’Évêque de Meaux, qu’assurément on ne soupçonnera pas de lui avoir jamais été trop indulgent, après s’être donné tout le temps qu’il voulut pour examiner à loisir la personne et les sentiments, les livres, et les expressions, les explications et les déclarations de Madame Guion, en demeura tellement satisfait, que convaincu de son innocence, il lui en donna une attestation qui la justifie pleinement par la déclaration qu’il y fait qu’il ne l’avait trouvée impliquée en aucune sorte dans les abominations de Molinos ou autres, qu’il avait condamnés ailleurs. Cette Déclaration se trouve tout au long dans (a) sa Vie : où (b) l’on peut voir aussi que cette courte Apologie avait été faite à la sollicitation de M. l’Abbé Boileau, qui dans la suite devint l’un de ceux qui s’opposèrent le plus à l’Auteur ; mais qui pourtant goûtait alors si bien ce petit écrit, que d’insister fortement à ce qu’on ne manquât point de joindre cette pièce apologétique à a première Édition qui viendrait à se faire du Moien Court.
36. Mais l’air du bureau vint à changer entièrement quelque temps après ; et Dieu sait pour quel sujet. Le Moien Court, au lieu de se réimprimer, devint sans changement un livre criminel ; et son Apologie, un écrit de même nature :
(a) P. III, Ch. XIX. §. 8. (b) Là même Ch. XI. §. 8.
et bien loin que l’on ait eu le moindre égard à aucune de ses raisons et de ses protestations pour se laisser disposer à procéder en esprit de charité sur un sujet dont le fond n’est que la charité même, vous diriez au contraire qu’on se soit fait un plaisir singulier de mettre en usage toute l’adresse que l’art de disputer et de surprendre est capable de fournir à l’esprit de contradiction, quand il veut faire paraître le bien, mal, et lui en donner toutes les apparences aux yeux des meilleures âmes, qui d’elles-mêmes n’y auraient vu que du bien ; mais qui aussi n’ayant pour l’ordinaire ni assez de lumières, au moins distinctes, sur des sortes de choses, ni assez d’habitude avec la chicane et les artifices de l’École, ne pouvaient s’apercevoir de toutes leurs illusions, surtout quand ces illusions sont revêtues de l’extérieur aussi agréable que décevant d’un raisonnement apparemment bien lié et bien exprimé.
37. Ce qu’il y eut d’étrange, et même de surprenant en cette rencontre fut, qu’au même temps qu’on agissait de cette sorte à l’égard des écrits de question, on ne fit nulle difficulté de se couper par une manière d’agir tout opposé où l’on se vit obligé d’avoir recours sur les mêmes matières. On avait produit en faveur de Madame Guion un grand nombre d’autorités et de passages de plusieurs Auteurs Mistiques très approuvés, et même de Saints canonisés, comme de S. François de Sales, de Jean de la Croix, des Saintes Catherine de Gênes, Thérèse, Angèle de Foligni, et de plusieurs autres, qui disaient en substance les mêmes choses que Madame Guion et même en termes plus forts et plus susceptibles des mauvaises conséquences ou accusations de M. de Meaux. Ce Prélat, qui n’osait pas les condamner dans ces Saints, fit voir ici un esprit si fertile et si abondant à trouver des interprétations bénignes et à donner des tours favorables à tout ce qu’il voulait dans ces auteurs-là, que sûrement il n’avoir pas besoin de la vingtième partie de cette même adresse, si inventive en adoucissements, pour la justification de tout ce qu’il a trouvé à reprendre dans les ouvrages de la Dame dont il s’agit. Divers écrits qui furent publiés en ce temps-là ont fait voir la vérité de tout ceci aussi claire que le jour : mais pourtant sans effet, pour n’avoir voulu ni peser les mêmes choses à la même balance ni les regarder d’un même œil ; au contraire, on s’efforça d’y trouver et d’y mettre de la dissemblance et des oppositions de tous côtés par la même industrie qui était plus que capable d’y faire voir une entière conformité, si seulement on eût eu la volonté de l’entreprendre.
38. De là vint qu’on tâcha aussi de trouver à redire à la Courte Apologie, si bonne auparavant, pour la tourner en mal aussi bien que le reste. Le célèbre Antagoniste de l’Auteur a objecté publiquement deux choses à cet Écrit ; l’une, (a) une erreur
(a) M. de M. Instruct. sur les États d’Oraison.Liv. III. §. 20.
insupportable; et l’autre, une illusion manifeste : L’erreur est, dit-il, que la parfaite résignation soit incompatible avec les demandes du Pater. Chacun peut voir de ses propres yeux qu’elle ne dit pas cela : elle dit tout au contraire en termes exprès (a) que le plus résigné ne s’exemptera jamais de dire le Pater pour ces motifs, de conformité et de résignation : : et afin qu’on s’en dispense d’autant moins sous ce prétexte-là, elle ajoute, que nui ne présume pour soi d’avoir cette parfaite résignation, ce qui bien loin d’être une illusion manifeste, s’accorde parfaitement avec la doctrine (b) du Concile de Trente, et de tous les Théologiens catholiques. Cependant on a interprété cette raison incidente, dont elle se servait pour empêcher d’autant mieux la conséquence abusive que l’on voulait tirer de la résignation, comme si c’eût été absolument l’unique et seule raison sur quoi elle fondait l’obligation qu’ont les personnes résignées de dire le Pater ; et que n’en ayant point allégué d’autre, elle n’en croyait aussi point d’autre ; de sorte que, selon elle, cette obligation considérée en soi-même était nulle, et incompatible avec la résignation.
Comment est-il possible qu’un homme de tant d’étude et de tant d’esprit, ne se soit pas aperçu qu’il ne pouvait lui imputer une telle conséquence que par un sophisme évident, que
(a) Courte Apol. Nomb.15. Pag.121.
(b) Sess. VI. ch. 9.
les gens d’École appellent eux-mêmes non causa a causa, donner pour cause une chose qui ne l’est pas ? Dire, cette personne n’allègue pour cause de l’obligation de dire le Pater que cette raison-là. Ergo, elle croit qu’il n’y en a point d’autres, elle nie qu’il y en ait d’autres, et ainsi elle établit que hors de cela, et quand on est résigné, il n’y a point d’obligation de dire l’Oraison dominicale. Paralogisme tout évident.
Mais pourquoi donc n’en a-t-elle point allégué d’autres raisons ? Je n’en sais rien. Peut — être que comme les femmes, et surtout les femmes pieuses, ne pensent et n’écrivent pas par méthode Scholastique, une autre pensée (comme celle de faire voir la possibilité de la parfaite résignation pour cette vie, dont elle traite ensuite) s’étant présentée à son esprit, elle aura sans façon donné place à cette dernière sans plus songer à la première ; puis que c’est ainsi que pensent et qu’écrivent ordinairement les personnes naïves, qui ne savent rien de l’art Scholastique de ramasser en un lieu tout ce qui est du sujet dont elles font mention. Voilà qui me suffit pour me retenir de la chicaner sur cette réticence, et pour m’empêcher d’en faire illusion au public contre le devoir de la charité que Dieu et elle ont tant exigé de moi.
39. Pour ce qui est des raisons positives qu’on exigeait tacitement pour ne point objecter ce que l’on vient de réfuter ; outre celles qu’on verra sur cette matière dans une annotation à la page 122.134 pour montrer comme les résignés,
44)
quand bien ils sauraient qu’ils le sont, ne doivent et ne peuvent se dispenser des demandes du Pater, en voici encore quelques autres ; c’est qu’un résigné qui se saurait tel, n’étant pas pour cela assuré de sa persévérance, a certainement sujet de la demander toujours à Dieu dans cette divine Prière. De plus, qu’est-ce proprement qu’être résigné à la volonté de Dieu, sinon être foncièrement animé du désir que la volonté divine s’accomplisse. Or incontestablement la volonté de Dieu est dans toutes les demandes du Pater. Donc, être résigné à la volonté de Dieu c’est être foncièrement et vivement dans le désir des demandes du Pater, bien loin de n’y plus penser et de ne s’en plus occuper. On y est même alors par état et comme par nature, et non plus par forme d’actes passagers ni par manière de loi et d’obligation, au même sens que S. Paul a dit (a) que la Loi n’est point pour les justes ; parce que la substance de son accomplissement est l’élément où vivent les justes. Ergo, les plus résignés sont bien éloignés de s’exempter jamais de désirer ce que Dieu nous fait voir dans le Pater être sa même volonté ; qui est la proposition de Madame Guion, comme on peut le voir dans la courte Apologie,
§. (3.)
40. Le Traité des TORRENTS qu’on met ici en troisième lieu, est une suite assez naturelle
(a) I Tim.I. vs.9.
du Moien court ; poursuivant les mêmes matières et conduisant l’âme par degrés jusqu’à sa consommation : ce que l’Auteur semble marquer précisément lors qu’elle dit dans le Chap. XII. dudit Moien court : O s’il m’était permis de poursuivre les degrés infinis qui suivent ! mais il faut s’arrêter ici, puisque je n’écris que pour les commençants, en attendant que Dieu mette au jour ce qui pourra servir pour tous les états. Vous diriez qu’elle avait dès lors non seulement dans l’esprit, mais même entre les mains le traité suivant (où en effet il est parlé d’abord de tous les états, mais ensuite des plus avancés et des plus sublimes ;) et qu’elle n’attendait que la saison propre à le publier. Le dernier Chapitre du Moien court, semble n’être qu’une espèce de préparation et de préambule à ce Traité.
41. Le titre qui paraît devant ce Traité est de notre façon, à la réserve du mot de TORRENS auquel on a joint celui de Spirituels pour développer et adoucir un peu la métaphore, qui sans cela aurait paru (contre l’usage d’aujourd’hui) un peu obscure et un peu étrange pour un Titre. Par les divisions que nous y avons faites en Chapitres, Sections, et Articles, en mettant au-devant de petits sommaires et des abrégés de tout, nous avons tâché d’exposer en gros toute l’analyse, l’ordre méthodique et le contenu de ce bel Ouvrage, duquel il sera facile de se former une idée générale et allez régulière en lisant simplement la Table des Chapitres et de leur contenu.
42. Comme ce Traité a eu ses adversaires qui ont voulu donner des sens désavantageux à quelques passages qu’on en avait détaché135, et qu’il se puisse faire encore que des esprits disposés comme ceux que l’on a eus en vue dans l’Apologie du Moien Court, seraient peut-être bien aises d’y trouver des endroits dont ils pourraient essayer d’abuser en faveur de leurs fausses maximes, ou de leurs pratiques relâchées ; ou a cru qu’il était à propos pour prévenir cet abus de mettre ci et là quelques notes marginales qui détournassent autant qu’il est possible les esprits faibles ou mal intentionnés, de tous les mauvais sens ou des mauvaises conséquences dont la plupart du monde n’est que trop susceptible. On aurait pu, il est vrai, multiplier ces sortes d’annotations à l’occasion de plusieurs endroits sur lesquels on n’a rien remarqué quoi qu’ils paraissent l’exiger pas moins que plusieurs autres qui pourtant ont leurs remarques : mais outre que l’on s’est avisé un peu trop tard de cet expédient, on ne saurait douter sans faire tort au Lecteur, que son bon sens et son équité ne lui fassent apercevoir et reconnaître de lui-même qu’une seule annotation peut et doit être d’usage à tous les endroits où reviennent les mêmes expressions, et qui regardent le même sujet.
45. Il y avait dans la première Édition de ce Traité qui n’en contenait que la première Partie, environ une vingtaine de fragments, munis de quantité de citations ou d’autorités des Auteurs les plus approuvés qui servaient à les justifier. On a remis, pour la même raison, toutes ces citations-là avec les mêmes passages, lesquels se trouveront ici (dans la seconde Partie) en leur place naturelle, où il sera facile de s’apercevoir, pour peu d’attention que l’on y veuille apporter, que leur situation et leur liaison avec ce qui les précède et avec ce qui suit, leur prêtent une force et une lumière qui les mettent à couvert de tous les mauvais sens dont quelques-uns ont voulu insinuer qu’ils étaient susceptibles ; mais qu’il paraît incontestablement qu’on ne peut leur donner qu’en les démembrant de leurs sujets pour les placer et appliquer ailleurs, et qu’en brouillant et confondant pêle-mêle tous les états spirituels, même ceux du péché et des âmes non encore converties, avec ceux des personnes en grâce ; et dans ceux-ci, toutes les espèces et tous les divers degrés des commençants, des avançants et de ceux qui approchent le plus de la perfection, et en rapportant et appliquant aux uns par la plus grande incongruité du monde, ce qui n’a été dit et qui ne doit s’entendre que des autres ; bévue qui règne également par tout dans certaine Ordornance (a) où les mêmes fragments ont été exposés et condamnés, sans qu’on se soit aperçu qu’il était fort facile, si on l’eût voulu
(a) A savoir de l’Évêque de Chartres que l’on peut voir dans l’Instruition sur les États d’Oraison de M. de Meaux vers la fin du Livre.
« 48) P R E FACE
d’envelopper dans la même condamnation, suivant cette méthode-là, tous les saints Auteurs Mistiques que l’on a cités à l’occasion de ces passages ; puis qu’en effet le contenu, je ne dis pas de ces petits extraits-là, mais de tout le Traité des Torrens, le procédé, les voies, les progrès et la fin, se trouvent en substance, dans les divins ouvrages de la Perfection chrétienne, de Ste Catherine de Gênes, de Ste Angèle, de Ste Térêse, de Taulere, de Jean de la Croix, de St. François de Sales, de Jean de S. Samson, et de tous les vrais et approuvés écrivains mystiques, entre lesquels je ne puis ne pas faire mention particulière du pieux et solide Auteur du Catéchisme spirituel et des Fondemens de la Vie Spirituelle, livres qui ont été publiés avec les Aprobations de M. Bossuet, devenu ensuite Évêque de Meaux. Cet Auteur si solide, que chacun sait être le R. P. Seurin, autrefois Directeur du pieux Prince de Conti (Auteur des Devoirs des Grands,) propose évidemment dans ses ouvrages, et plus d’une fois, avec sa facilité et sa simplicité ordinaire, toutes les mêmes choses que l’on voit dans les Opuscules de Mad. Guion touchant les voies de l’esprit, leurs degrés et leurs expériences : mais rien n’égale ce qu’il en a laissé par écrit dans le plus sublime et le plus long (a) de ses Cantiques Spirituels de l’Amour divin, qui est celui qui commence
(a) C’est le X. et il contient 75 couplets.
Quelqu’un hors de ma connaissance
S’est rendu Maître de mon cœur.
Rien ne saurait paraître si dur et si étrange ni pour les choses, ni pour les expressions, dans le Traité des Torrens, qu’on ne le trouve encore plus fortement exprimé dans cet admirable Cantique, si estimé néanmoins des connaisseurs solides, quoi que le saint Auteur y fasse entendre assez clairement qu’il s’était attendu sur ce sujet à la contradiction des esprits Scholastiques et disputeurs.
J’entends la Raison qui murmure,
Ne pouvant trouver à propos
Une loi qui fait que je dure
En un si pénible (a) repos.
On a recours à la doctrine
Qui la défend, et qui fulmine.
Je vois un Docteur qui s’avance,
Et d’un accent plein de terreur
M’avertit, me presse, me tance,
Disant que je suis en erreur.
Il se forme une nue épaisse
Qui voudrait me mettre en angoisse.
Malgré l’horreur de la tempête
L’Amour sera tout mon plaisir ;
Quand elle fondrait sur ma tête
Je ne changerai de désir :
Qu’on fasse bruit, que l’Enfer gronde,
Que tout abîme, et se confonde.
Je connais bien que cet orage
Viens de notre cœur aveuglé,
Qui ne voit l’excellent ouvrage
De l’Amour en tout bien réglé.
Pour n’en avoir l’expérience
Il n’en a pas l’intelligence.
(a) La mort ou la Sépulture spirituelle.
44. Outre ce qui a été dit de ce Traité des Torrens, pour en marquer l’usage et en faire voir l’excellence, il y a encore deux autres choses singulières qui en relèvent l’importance et le prix : l’une est, que cet ouvrage n’étant proprement qu’une perpétuelle effusion de cœur, et provenant d’une personne qui n’a point appris les choses spirituelles et mystiques par les voies de l’étude et de la lecture, on en doit envisager le contenu comme autant de choses de vive expérience, et même comme une espèce de narration de la vie intérieure de l’Auteur, comme une description historique des voies et des états par où Dieu l’a fait passer, et de la conduite qu’il a tenue sur elle. L’autre chose est, que l’on peut considérer, en quelque sorte, si je ne me trompe, ce même Traité de l’Auteur, comme son Sisteme sur les choses mystiques et intérieures, et comme une clef qui peut servir à l’intelligence de ses autres ouvrages. En effet, il n’est pas possible, que puisque ce Traité exprime les voies, les expériences et l’état foncier de l’Auteur, les mêmes expressions et les mêmes idées ne reviennent plusieurs fois, soit dans les explications qu’elle a faites sur la Ste Écriture, soit dans quelques autres de ses écrits, sans cependant que les mêmes choses y soient développées par tout, et représentées de source (comme ici) toutes les fois qu’il est venu à propos d’en faire mention, et toutes les fois que le lecteur a besoin de se les remettre dans l’esprit. Et c’est à quoi il pourra suppléer par une lecture attentive de ce Traité, dans lequel tout cela est expliqué à fond, et déduit fort particulièrement.
Au reste nous voulons bien avertir ici le Lecteur, que pour voir un Ouvrage qu’on peut véritablement mettre en parallèle avec celui des Torrens, et qui contribue autant à l’appuyer qu’à l’éclaircir, il doit lire l’admirable livret qui a pour titre, l’Abrégé de la Perfection chrétienne, qu’on a réimprimé en ces quartiers dans le recueil intitulé, la Théologie du Cœur. On y reconnaîtra en substance les mêmes vérités, qui pourtant sont plus détaillées et plus vivement représentées par des comparaisons dans celui-ci.
§. (4.)
45. Le quatrième Traité que l’on trouve dans ce Volume est celui de la Purification de l’âme après la mort, ou du Purgatoire. On se dispense de dire ici rien, de plus particulier sur ce petit Traité, puis que la propre Préface, et un Indice qui l’accompagne, en mettent brièvement devant les yeux du Lecteur la disposition et le contenu.
§. (5.)
46. Le cinquième Traité de notre Volume est celui que nous avons intitulé, Abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu. On l’a divisé en deux Parties, en celle de la Voie, en celle de la Réunion. On y a fait quelques autres subdivisions, et de petits Sommaires de chaque article, pour en faire remarquer en gros la disposition et le contenu, qui est bien en substance le même sujet que celui des Torrens spirituels ; mais qui paraît pourtant ici comme un traité effectivement nouveau, comme il l’est en effet, puisque c’est une nouvelle effusion d’un cœur, qui sans regarder à ce qui avait déjà été écrit (si du moins cette pièce est postérieure à l’autre) ne fait que répandre incessamment de son fond les lumières. les expériences, les vérités qui lui sont les unes renouvelées plus vivement, les autres dilatées plus amplement, et quelques autres infuses pour la première sois, toujours avec un caractère vivant qui fait sentir que cela vient véritablement de source.
On se persuade que le Lecteur ne se fera point de peine sur l’énumération des degrés de la Voie spirituelle si peut-être il vient à remarquer que celle de l’Abrégé est différente de celle du Traité des Torrens. Il doit regarder, s’il lui plaît, à la substance des choses mêmes, si elle est solide et véritable ; et non pas à la manière de leur division et de leur arrangement. Il est très souvent arbitraire en de certains suiets, d’en faire des divisions en plus ou moins de parties, de ranger plusieurs de leurs parties sous une, ou d’en partager une pour en faire plusieurs. Dans l’Abrégé, le retour de l’âme à Dieu est compté pour un degré, et non dans les Torrens. Dans les Torrens on met pour un degré, et pour le dernier, l’entrée de l’âme en Dieu ; et l’Abrégé la compte pour terme, et non pas pour degré. Enfin le III. et le IV. des degrés de l’Abrégé, semblent être réduits en un seul (qui est le II.) dans le Traité des Torrens. Je pourrais alléguer quelques raisons de cette diversité ; mais cela serait superflu après l’avertissement que l’on vient de donner.
§. (6.)
47. Le sixiéme Traité de ces Opuscules, est la Régle des Associés à l’Enfance de JÉSUS. Et quoi que le titre porte d’avoir été tiré de l’Écriture et des Pères par les Réflexions de plusieurs personnes intérieures ; l’Avis pourtant que M. le Vicaire Général a mis au-devant, quantité de pensées qui s’y trouvent conformes « avec celles du Moien court, le style, l’Esprit, et le contenu de Ouvrage, font assez connaître qu’il est du même Auteur. Si bien que ces personnes intérieures, dont le titre et la dédicace font mention, en sont sans doute bien moins les auteurs que de simples exhortateurs à réduire cette Régle par écrit après en avoir peut-être suggéré la pensée. Comme l’imprimé de Lion n’était pas sans plusieurs fautes, on a eu soin de les corriger toutes dans cette édition et d’étendre un peu plus les Sommaires des Chapitres.
Tout ce qui a précédé regarde proprement, et directement les voies intérieures et la conduite des âmes avec Dieu ; mais cette Régle, aussi bien que les Traités suivants, en récapitulant ce qui est de plus essentiel dans les mêmes choses, s’étendent aussi sur la vie active, et sur les pratiques, même extérieures, non seulement touchant ce qui nous concerne nous-mêmes, mais aussi en ce qui regarde le prochain. On y propose l’exemple des exemples et pour l’intérieur et pour l’extérieur, tant pour les commençants, que pour tous autres, quels qu’ils puissent être ; c’est à savoir l’Enfance de l’adorable JÉSUS, Dieu Verbe fait chair pour se faire suivre par ceux qui ne veulent point marcher dans les ténèbres, mais avoir la lumière de Vie.
§. (7.)
48. Le septieme et dernier traité de Mad. Guion qui se trouve dans ce Recueil, est l’Instruction chrétienne pour les jeunes gens ; qui suit le même modèle, et nous représente les premiers éléments d’une vie commune, mais parfaitement chrétienne. Il est facile de s’apercevoir, que les fondements et les principes en sont absolument les mêmes que ceux de ces autres traités Et quoique celui-ci ait été inséré au second volume des Discours spirituels, à cause qu’on ne lui trouvait point alors d’autre place, on a cru pourtant ne le devoir pas omettre ici, où l’on a voulu ramasser tous les petits traités de notre Auteur, dont chacun ne pouvoir pas remplir un juste volume.
§. (8.)
49. Pour ce qui est de la Brève Instruction et des Maximes spirituelles, elles sont du P. la Combe dont pourtant le nom était supprimé tant sur la copie de l’Instruction, imprimée à Grenoble que sur celle des Maximes spirituelIes, qui ont paru pour la première fois dans notre édition précédente. On sait par la Vie de Mad. Guion qu’il y a eu grande liaison d’esprit et de sentiments entre elle et ce Père, qui était son Fils, son Père spirituel et son Directeur ; traité pour cet effet non moins rigoureusement qu’elle. Ainsi le Lecteur sera sans doute bien aise de trouver ici ces deux Traités, qu’on croit les seuls qu’il ait écrits en François. Car son Analise de l’Oraison mentale est seulement en Latin, ayant été imprimée à Amsterdam sous le dire de Sacra Orationis Theologia.
50. Le Seigneur veuille donner par sa Bonté et par sa Providence adresse et bénédiction aux divines et salutaires vérités de ces petits ouvrages, venus en substance de son bon Esprit ; afin que rencontrant de ces cœurs que l’Évangile appelle une bonne terre, ils y produisent par la grâce divine et germe et fruits à la gloire du Père, du Fils et du S. Esprit, seul et unique Vrai Dieu, de qui, par qui et pour qui nous sommes créés, rachetés et appelés à nous laisser renouveler et conduire par lui jusqu’à ce qu’il soit TOUT EN TOUS ; AMEN !
Ce bref manuel, qui enseigne à tous de façon accessible la pratique de l’oraison, fut écrit en Savoie-Piémont peu après les Torrents, dont il constitue en quelque sorte une simplification. Il fut imprimé à Grenoble en mars 1685, et rencontra un succès certain136 : les capucins en auraient pris quinze cents exemplaires et il pénétra chez les chartreuses, ce qui provoqua une mémorable intervention de leur Général, Dom Le Masson, qui jugea son autorité mise en cause. Les rééditions accompagnées d’approbations chaleureuses furent nombreuses, en particulier à Paris et à Rouen, les deux premières villes du royaume.
Mais le petit ouvrage, dénoncé en 1687 par l’évêque de Genève in partibus, dans sa Lettre pastorale contre le quiétisme rédigée à la suite de la condamnation de Molinos, fut mis à l’index en 1688. En 1690, Jean-Jacques Boileau137 à qui Nicole, puis Fénelon avaient adressé Mme Guyon à la fin de l’hiver, sollicita une Courte apologie (qui resta inédite jusqu’en 1712). Cela n’empêcha pas quelques années plus tard sa diffusion à Saint-Cyr, à l’époque où Mme de Maintenon semblait touchée par la grâce. Puis les autorités contestèrent les écrits de Mme Guyon : les exemplaires du Moyen court furent finalement recherchés et confisqués en 1693, lors de la visite canonique à Saint-Cyr de l’évêque de Chartres, Godet des Marais.
Finalement, l’affrontement entre les membres du cercle « quiétiste » animé par madame Guyon et les autorités civiles et religieuses devint public et fit l’objet d’Ordonnances successives : celles-ci forment la base canonique dont il faut partir pour déterminer la teneur des critiques de fond. Les principales Ordonnances se succèdent d’octobre 1694 à fin novembre 1695. Partir du corpus des textes épiscopaux permet de relever les principales objections dogmatiques. S’y adjoindra par la suite une immense littérature secondaire de controverses et de libelles, jusqu’au Bref romain de 1699. De cette confusion se détachent par leur valeur les figures de Bossuet et de Nicole d’une part, de Fénelon et de dom Claude Martin d’autre part.
Comme le Moyen court concentrait le feu des critiques, le déroulement des Ordonnances138 nous paraît mériter un exposé bref, mais précis des objections anti-quiétistes du magistère catholique139, en nous limitant au tout début d’une « querelle du quiétisme » rapidement confuse.
L’archevêque de Paris, Harlay, mécontent d’avoir été mis à l’écart des premières conversations d’Issy, prend les devants dès le 16 octobre 1694. Il censure trois livres : l’Analysis orationis Mentalis du P. Lacombe, le Moyen court et Le Cantique. Son texte est court. Il condamne « l’idée chimérique… de faire parvenir les âmes à la perfection… jusqu’à rendre ridiculement la contemplation commune à tout le monde même aux enfants de quatre ans », ce qui « donne atteinte à des vérités essentielles de la Religion… Par l’extinction de la liberté dans les contemplatifs, en qui elle ne reconnaît qu’un consentement passif aux mouvements que Dieu produit en eux… Par la persuasion illusoire qu’elle établit d’un affranchissement de toute règle et de tout moyen, de tout exercice de piété, etc. et d’un bonheur qu’elle suppose dans l’oubli des péchés… Par l’assurance imaginaire qu’elle insinue qu’on possède Dieu dès cette vie en lui-même et sans aucun milieu, qu’on l’y connaît sans espèces même intellectuelles… » Enfin il achève par ce qui apparaît comme le plus condamnable : « les auteurs y déclarent… une fécondité qui met par état dans la vie apostolique ». La censure publiée est « lue dans toutes les communautés » le dimanche 24 octobre.
Puis, à la suite des « entretiens d’Issy » et de la rédaction finale du compromis en 34 articles, contresigné le 16 avril 1695 par Mme Guyon (elle fait toutefois précéder sa signature d’une formule restrictive), Bossuet ouvre le feu, et publie son Ordonnance « sur les états d’oraison » : elle est datée du 16 avril et publiée le 1er mai. Il cite, à la fin d’une introduction combative, le Guide de Molinos, La pratique de Malaval, Le Moyen court, la Règle des associés à l’Enfant-Jésus, Le Cantique, l’Orationis. Après un rappel des condamnations romaines de 1687, il se réfère à la « judicieuse » ordonnance du 16 octobre où « plusieurs propositions… sont proscrites » par Harlay. Il résume clairement, mais sans nuances cinq « erreurs » quiétistes : « ils excluent de la haute contemplation l’humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ », ils avancent « une fausse générosité et une espèce de désintéressement » ; le « troisième moyen de connaître ces faux docteurs » est de relever leur suppression de « tous les actes » ; leur « quatrième marque » est de s’opposer à la mortification ; enfin il leur est reproché de ne « louer communément que les oraisons extraordinaires » ! Ce texte de combat est suivi de l’impression des 34 Articles sur les états d’oraison d’Issy, dont on pouvait attendre une édition irénique puisqu’il s’agissait d’un « accord » conclu entre les parties, plus particulièrement entre Bossuet et Fénelon.
En même temps, Noailles, l’évêque de Châlons qui participa aussi aux entretiens d’Issy et succédera bientôt à Harlay comme archevêque de Paris, publie chez l’imprimeur Seneuze à Châlons, en seize pages denses, son Ordonnance « Contre les erreurs du quiétisme, portant condamnation de quatre livres » : il s’agit de l’Analysis, du Moyen court, de la Règle des Associés, du Cantique. Noailles s’oppose aux conceptions quiétistes de l’indifférence, de l’abandon, du repos, de l’anéantissement ; il fait l’effort de les définir, puis reproduit les 34 Articles d’Issy. Datée du 12 avril, jour où madame Guyon subissait la visite tempétueuse de Bossuet au couvent de Meaux, l’Ordonnance aurait été publiée vers le 15 mai.
Jusqu’ici on a condamné, mais sans citations méthodiques ! L’évêque de Chartres Godet des Marais porte à cinq le nombre des ouvrages condamnés : l’Analysis, le Moyen court, la Règle des associés, Le Cantique, et surtout un manuscrit, Les Torrens, dont des exemplaires avaient été saisis par lui-même à Saint-Cyr au mois d’août. Il apporte une contribution nouvelle en publiant 63 extraits jugés condamnables140. Le grand intérêt de cette quatrième Ordonnance vient donc de la présence des extraits qui ont particulièrement soulevé l’opposition ecclésiastique. Ils sont réalisés selon l’habitude du temps, par collage de segments de texte, sans indiquer les coupures pratiquées (il s’agit parfois de larges sauts), rarement innocentes. Le manuscrit utilisé s’avère très proche de « G » sinon lui-même.
Les quatre Ordonnances portent donc sur huit textes : Guide, Pratique, Analysis, Moyen court, Règle des associés, Cantique, Torrents. Quatre auteurs sont concernés, tandis que quatre textes sont de la main de madame Guyon, et sont les seuls cités. Nous avons relevé en notes à nos éditions les 63 extraits jugés condamnables.
Un travail en profondeur permettant de mieux cerner les condamnations des évêques devrait tenir compte de l’analyse de nombreux écrits postérieurs, dont la masse croît exponentiellement avec le temps. S’en détachent deux écrits officiels provenant du nouvel archevêque de Paris : Noailles, qui a succédé à Harlay, douze jours après la mort subite de ce dernier le 6 août 1695, publie en effet, en 1697, contre les Maximes des Saints de Fénelon, l’Instruction pastorale sur la perfection chrétienne et sur la vie intérieure. Contre les illusions des faux mystiques141. Puis, en 1699, le même Noailles publie son Mandement reproduisant la condamnation par Innocent XII de 23 propositions extraites de l’Explication des Maximes.
Le Moyen court a été publié en sept années différentes entre 1685 et 1720 :
(1) 1685, J. Petit, Grenoble, que nous citons « G ».
(2) 1686, A. Briasson, Lyon, « L » ; A. Warin, Paris.
(3) 1690, Paris et Rouen, « R ».
(4) 1699, Cologne [Amsterdam], par Poiret, « 1699 ».
(5) 1704, par Poiret, « 1704 ».
(6) 1712, par Poiret, « 1712 ».
(7) 1720, par Poiret, « 1720 », réédité à l’identique par Dutoit en 1790.
La première édition critique réalisée par M.-L. Gondal en 1995 (J. Millon, Grenoble), reprise à l’identique en 2001 (Mercure de France, Paris), donne le « premier jet » (1) 1685, ainsi que les variantes de « L » et de « R ».
Nous avons choisi de donner le « dernier état » (7) 1720. Nos variantes proviennent surtout de « G », car les éditions de Poiret reprennent probablement celle de Rouen (deuxième ville du Royaume dont le port est en relation avec la Hollande) et demeurent identiques entre elles (à la différence du cas complexe des Torrents).
Nous adjoignons au Moyen court des extraits de la Courte Apologie (que nous omettons par ailleurs) et surtout nous adjoignons au Moyen court puis aux Torrents les éclaircissements que Mme Guyon apporta à ces œuvres « de jeunesse » : rédigés en 1694, ils furent publiés dans les Justifications sous forme de notes attachées à des extraits des œuvres. Nous avons déjà évoqué la grande valeur spirituelle de ces précisions, ce qui justifie de les présenter ici avec un minimum de coupures, même au prix de quelques notes longues. Dans ce dernier cas, peu fréquent, nous en résumons brièvement l’objet en note et les reportons en appendices qui figurent en fin de l’œuvre concernée : séparées par dix années, les œuvres de jeunesse « dialoguent » avec les réflexions qu’elles suscitent dans la pleine maturité. La série des éclaircissements ne pourrait d’ailleurs pas être éditée séparément.
Nous ajoutons également les repérages et les variantes des soixante-trois passages relevés dans l’unique Ordonnance dont le rédacteur s’est donné la peine de citer avec méthode l’auteur incriminé. Ceci constitue un élément central appartenant au « dossier » du procès. Dans cette sélection, peut-être l’œuvre d’un clerc au service de Godet des Marais, les points de friction sont soulignés et des gauchissements sont perceptibles : ils constituent des résumés « orientés ».
Comme indiqué précédemment dans l’Avertissement commun aux œuvres, nous modernisons l’orthographe, la ponctuation, et reprenons le découpage des paragraphes.
Une reprise de la présente édition devra tenir compte des variantes relevées par Jean Orcibal dans sa préface aux Opuscules que l’on trouvera au tome 13. Témoignages & Etudes.
Que tous peuvent pratiquer très aisément et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection.
Ambula coram me, et esto perfectus. Marchez en ma présence et soyez parfait142. Gn, 17, 1.
Où elle expose l’occasion de cet écrit, son but, sa facilité, les dispositions qu’elle exige de ses lecteurs, et l’offre qu’elle en fait à Jésus-Christ.
On143 ne pensait point de donner au public ce petit ouvrage qu’on avait conçu dans une grande simplicité. Il avait été écrit pour quelques particuliers qui désiraient d’aimer Dieu de tout leur cœur. Mais comme quantité de personnes en demandaient des copies, à cause de l’utilité que la lecture de ce petit traité leur avait apportée, ils ont souhaité de le faire imprimer pour leur propre satisfaction, sans autre vue que celle-là.
On l’a laissé dans sa simplicité naturelle. On n’y condamne la conduite de personne. Au contraire, on estime celle que tous autres tiennent. On soumet même tout ce qu’il contient à la censure des personnes d’expérience et de doctrine. On prie seulement les uns et les autres de ne point s’arrêter à l’écorce, mais de pénétrer le dessein de la personne qui l’a fait, qui n’est autre que de porter tout le monde à aimer Dieu et à Le servir avec plus d’agrément et de succès, le pouvant faire d’une manière simple et aisée, propre aux petits qui ne sont pas capables des choses extraordinaires ni de celles qui sont étudiées, mais qui veulent bien tout de bon se donner à Dieu.
On prie ceux qui le liront de le lire sans prévention, et ils découvriront sous des expressions si communes une onction cachée, qui les portera à la recherche d’un bonheur qu’ils doivent tous espérer de posséder.
On se sert du mot de facilité, disant que la perfection est aisée, parce qu’il est facile de trouver Dieu, le cherchant au-dedans de nous.
On144 pourra alléguer ce passage : Vous me chercherez et vous ne me trouverez pas145. Cependant il ne doit point faire de difficulté, parce que le même Dieu, qui ne peut point se contrarier Lui-même, a dit : qui cherche trouve146. Celui qui cherche Dieu sans vouloir quitter le péché ne Le trouve point, parce qu’il Le cherche où Il n’est pas. C’est pourquoi il est ajouté : Vous mourrez dans votre péché. Mais celui qui veut bien se faire quelque peine pour Le chercher dans son cœur, en quittant sincèrement le péché pour s’approcher de Lui, Le trouvera infailliblement.
Quantité de personnes se sont figuré la dévotion si affreuse et l’oraison si extraordinaire qu’ils n’ont point voulu travailler à leur acquisition, désespérant d’en venir à bout. Mais comme la difficulté que l’on se fait d’une chose cause le désespoir d’y pouvoir réussir et ôte en même temps le désir de l’entreprendre, et que lorsqu’on se propose une chose comme avantageuse et qu’il est aisé d’obtenir, on s’y donne avec plaisir et on la poursuit avec hardiesse, c’est ce qui a obligé de faire voir et l’avantage et la facilité de cette voie.
Ô si nous étions persuadés de la bonté de Dieu pour ses pauvres créatures et du désir qu’Il a de se communiquer à elles, on ne se ferait pas des monstres et on ne désespérerait pas si facilement d’obtenir un bien qu’Il désire extrêmement de nous donner !
Et après qu’Il nous a donné son Fils unique et L’a livré Lui-même à la mort pour nous147, pourrait-Il nous refuser quelque chose ? Non assurément. Il ne faut qu’un peu de courage et de persévérance. On en a tant pour de petits intérêts temporels et on n’en a point pour l’unique nécessaire148.
Que ceux qui auront de la difficulté de croire qu’il est facile de trouver Dieu par cette voie n’en croient point ce qu’on leur dit, mais qu’ils en fassent l’expérience et qu’ils en jugent par eux-mêmes. Et ils verront qu’on leur en dit bien peu en comparaison de ce qui en est.
Très cher lecteur, lisez ce petit ouvrage avec un cœur simple et sincère, avec la petitesse de l’esprit, sans vouloir l’éplucher scrupuleusement. Et vous verrez que vous vous en trouverez bien. Recevez-le avec le même esprit que l’on vous le donne, qui n’est autre que de vous porter tout à Dieu sans réserve, qui n’est pas de le faire valoir ou estimer quelque chose, mais d’encourager les simples et les enfants d’aller à leur Père, qui aime leur humble confiance et auquel la défiance déplaît beaucoup. N’y cherchez rien que l’amour de Dieu et ayez le désir sincère de votre salut, et vous le trouverez assurément, suivant cette petite méthode sans méthode.
On ne prétend point élever son sentiment au-dessus de celui des autres, mais on dit sincèrement l’expérience que l’on a eue, tant par soi-même que par d’autres âmes, de l’avantage qu’il y a à se servir de cette manière simple et naïve pour aller à Dieu.
Si on n’y parle pas de quantité de choses que l’on estime, mais seulement du Moyen court et facile pour faire l’oraison, c’est que n’étant fait que pour cela, il ne peut point parler d’autre chose. Il est certain que149 si on le lit dans le même esprit qu’il a été écrit, on n’y trouvera rien qui choque l’esprit. On150 sera encore plus certain de la vérité qu’il renferme, si on veut bien en faire l’expérience.
C’est à vous, ô saint Enfant Jésus, qui aimez la simplicité et l’innocence, et qui faites vos délices d’être avec les enfants de hommes151, c’est-à-dire avec ceux d’entre les hommes qui veulent bien devenir enfants152, c’est à vous, dis-je, à donner le prix et la valeur à ce petit ouvrage, l’imprimant dans le cœur, et portant ceux qui le liront à vous chercher au-dedans d’eux, où vous reposerez comme dans une crèche où vous désirez recevoir les marques de leur amour et leur donner des témoignages du vôtre. Ils se privent de ces biens par leur faute. C’est votre ouvrage, ô Enfant-Dieu, ô Amour incréé, ô Parole muette et abrégée, de vous faire aimer, goûter et entendre. Vous le pouvez, et j’ose dire que vous le devez, par ce petit ouvrage qui est tout à vous et tout pour vous153*.
1. Tous sont propres pour l’oraison et c’est un malheur effroyable que presque tout le monde se mette dans l’esprit de n’être pas appelé à l’oraison. Nous sommes tous appelés à l’oraison155*, comme nous sommes tous appelés au salut. L’oraison n’est autre chose que l’application du cœur à Dieu, et l’exercice intérieur de l’amour156*. Saint Paul nous ordonne de prier sans cesse157. Notre Seigneur dit : Je vous le dis à tous : veillez et priez158. Tous peuvent donc faire oraison et tous doivent la faire. Mais je conviens que tous ne peuvent pas méditer et très peu y sont propres. Aussi n’est-ce pas cette oraison que Dieu demande ni que l’on désire de vous159.
2. Mes très chers frères, qui160 que vous soyez, qui voulez vous sauver, venez tous faire oraison. Vous devez vivre d’oraison comme vous devez vivre d’amour. Je vous conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé au feu, afin de vous enrichir161. Il vous est très aisé de l’avoir et plus [aisé]162 que vous ne sauriez163 vous l’imaginer.
Venez, vous tous qui avez soif, à ces eaux vives et ne vous amusez pas à creuser des citernes rompues qui ne peuvent tenir les eaux164. Venez, cœurs affamés qui ne trouvez rien qui vous contente, et vous serez pleinement remplis. Venez, pauvres affligés qui êtes accablés de peines et d’ennuis, et vous serez soulagés. Venez, malades, à votre médecin, et ne craignez pas de l’aborder parce que vous êtes accablés de maladies. Exposez-lui vos maux et vous en serez soulagés.
Venez, enfants, auprès de votre Père, Il vous recevra des bras de l’amour. Venez, pauvres brebis errantes et égarées, approchez de votre Pasteur. Venez, ignorants et stupides, vous êtes tous propres pour l’oraison, vous qui croyez en être incapables : c’est vous qui y êtes les plus propres. Venez tous sans exception, Jésus-Christ vous appelle tous. Que ceux qui sont sans cœur n’y viennent pas, ils en sont dispensés, car il faut un cœur pour aimer. Mais qui est sans cœur ? Ô, venez donner ce cœur à Dieu, et apprenez la manière de le faire.
3. Tous ceux qui veulent faire oraison le peuvent aisément avec le secours de la grâce ordinaire et des dons du Saint-Esprit, qui sont communs à tous les chrétiens.
L’oraison est la clef165 de la perfection et du bonheur souverain, c’est le moyen efficace de nous défaire de tous les vices et d’acquérir toutes les vertus. Car le grand moyen de devenir parfait est de marcher en la présence de Dieu. Il nous le dit Lui-même166 : Marchez en ma présence et soyez parfaits167. L’oraison peut seule vous donner cette présence et vous la donner continuellement.
4. Il faut donc vous apprendre à faire une oraison qui se puisse faire en tous temps, qui ne détourne point des occupations extérieures, que les princes, les rois, les prélats, les prêtres, les magistrats, les soldats, les enfants, les artisans, les laboureurs, les femmes et les malades, puissent faire168*.
Ce n’est pas une oraison de seule pensée parce que l’esprit169 de l’homme est si borné que, s’il pense à une chose, il ne peut penser à l’autre. Mais c’est l’oraison du cœur, qui n’est point interrompue par toutes les affaires170 de l’esprit.
Rien ne peut interrompre l’oraison du cœur que les affections déréglées. Et lorsqu’on a une fois goûté Dieu et la douceur de son amour, il est impossible de goûter autre chose que Lui.
5. Rien n’est plus aisé que d’avoir Dieu et de Le goûter. Il est plus en nous que nous-mêmes. Il a plus de désir de se donner à nous que nous de Le posséder. Il n’y a que la manière de Le chercher qui est si aisée et si naturelle que l’air que l’on respire ne l’est pas davantage.
Oui, vous qui êtes si grossiers, qui croyez n’être propres à rien, vous pouvez vivre d’oraison et de Dieu même aussi aisément et aussi continuellement que vous vivez de l’air que vous respirez. Ne serez-vous donc pas bien criminels si vous ne le faites pas ? Vous le ferez, sans doute, lorsque vous en aurez appris le chemin, qui est le plus aisé du monde.
Il y a deux moyens pour introduire les âmes dans l’oraison, dont on peut et doit se servir pour quelque temps. L’un est la méditation, l’autre est la lecture méditée.
l. La lecture méditée n’est autre que de prendre quelques vérités fortes soit pour la spéculative, soit pour la pratique, préférant172 la dernière à la première, et [de] lire de cette sorte.
Vous prendrez votre vérité telle que vous la voudrez choisir et vous en lirez ensuite deux ou trois lignes pour les digérer et goûter, tâchant d’en prendre le suc et de vous tenir arrêté à l’endroit que vous lisez, tant que vous y trouvez du goût, et ne passant point outre que cet endroit ne vous soit rendu insipide. Après cela, il faut en reprendre autant et faire de même, ne lisant pas plus de demi-pages à la fois173.
Ce n’est pas la quantité de lecture qui profite que la manière de lire. Ces gens qui courent si fort ne profitent pas, non plus que les abeilles ne peuvent tirer le suc des fleurs qu’en s’y reposant et non en les parcourant174. Lire beaucoup est plus pour la science scolastique que pour la mystique. Mais pour profiter des livres spirituels, il faut lire de cette sorte. Et je suis sûre que si on faisait ainsi, on s’habituerait peu à peu par la lecture à l’oraison et on y serait très disposé.
2. L’autre [moyen] est la méditation qui se fait dans l’heure choisie pour cela et non dans le temps de la lecture. Je crois qu’il serait bon de s’y prendre de cette manière. Après s’être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s’arrêter doucement dessus, non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l’esprit, observant que l’exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l’esprit que pour l’exercer au raisonnement.
Cela supposé, je dis qu’il faut que la foi vive de Dieu présent dans le fond de nos cœurs nous porte à nous enfoncer fortement en nous-mêmes, recueillant tous les sens au-dedans, empêchant qu’ils ne se répandent au-dehors. Ce175 qui est un grand moyen, dès l’abord, de se défaire de quantités de distractions et de s’éloigner des objets du dehors, pour s’approcher de Dieu176 qui ne peut être trouvé177 que dans le fonds de nous-mêmes et dans notre centre qui est le Sancta sanctorum où Il habite.
Il promet même que si quelqu’un fait sa volonté, Il viendra à lui et fera sa demeure en lui178. Saint Augustin s’accuse lui-même du temps qu’il a perdu pour n’avoir pas d’abord cherché Dieu de cette manière.
3. Lors donc que l’on est ainsi enfoncé en soi-même et vivement pénétré de Dieu dans ce fonds, lorsque les sens sont tous ramassés et retirés de la circonférence au centre (ce qui donne un peu de peine au commencement, mais qui est aisé dans la suite, ainsi que je dirai), lors, dis-je, que179 l’âme est de cette sorte ramassée en elle-même, qu’elle s’occupe doucement et suavement de la vérité lue, non en raisonnant beaucoup dessus, mais en la savourant, excitant la volonté par l’affection plutôt que d’appliquer l’entendement par la considération, l’affection étant ainsi émue, il faut la laisser reposer180 doucement et en paix, avalant ce qu’elle a goûté. Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s’en nourrirait pas, quoiqu’elle en eût le goût, si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l’affection est émue : si on veut la mouvoir encore, on éteint son feu, et c’est ôter181 à l’âme sa nourriture. Il faut qu’elle avale, par un petit repos amoureux plein de respect et de confiance, ce qu’elle a mâché et goûté. Cette méthode est très nécessaire et avancerait plus l’âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années182.
4. Mais, comme j’ai dit que l’exercice direct et principal doit être la vue de la présence de Dieu, ce que l’on doit aussi faire le plus fidèlement, c’est de rappeler ses sens lorsqu’ils se dissipent. C’est une manière courte et efficace de combattre les distractions. Parce que ceux qui veulent s’y opposer directement183 les irritent et les augmentent. Au lieu que, s’enfonçant par la vue de foi de Dieu présent et se recueillant simplement, on les combat indirectement et sans y penser, mais d’une manière très efficace.
J’avertis aussi ces commençants de ne point courir de vérités en vérités, de sujets en sujets, mais de se tenir sur le même tant qu’ils y trouvent du goût. C’est le moyen de pénétrer bientôt les vérités, de les goûter et se les imprimer.
Je dis qu’il est difficile au commencement de se recueillir, à cause de l’habitude que l’âme a prise d’être toute au-dehors. Mais lorsqu’elle s’y est un peu habituée par la violence qu’elle s’est faite, cela lui devient fort aisé, tant parce qu’elle en contracte l’habitude que parce que Dieu, qui ne demande qu’à se communiquer à sa créature, lui envoie des grâces abondantes et un goût expérimental de sa présence qui le lui rend très facile.
1. Ceux qui ne savent pas lire, ne seront pas privés pour cela de l’oraison185. Jésus-Christ est le grand livre, écrit par dehors et par dedans, qui leur enseignera toutes choses.
Ils doivent pratiquer cette méthode. Premièrement, il faut qu’ils apprennent une vérité fondamentale, qui est que le Royaume de Dieu est au-dedans d’eux186, et que c’est là qu’il le faut chercher.
Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas assez à187 jouir de leur fin. Qu’ils le leur apprennent de cette manière.
Il faut commencer par un acte profond d’adoration et d’anéantissement devant Dieu et là, tâchant de fermer les yeux du corps, ouvrir ceux de l’âme, puis la ramasser au-dedans, et s’occupant directement de la présence de Dieu par une foi vive que Dieu est en nous, sans laisser répandre les puissances et les sens au-dehors, les tenir le plus qu’il se peut captifs et assujettis.
2. Qu’ils disent donc ainsi leur Pater188 en français, comprenant un peu ce qu’ils disent, et pensant que Dieu qui est au-dedans d’eux189, veut bien être leur Père. En cet état, qu’ils lui demandent leurs besoins et, après avoir prononcé ce mot de Père, qu’ils demeurent quelque moment en silence avec beaucoup de respect, attendant que ce Père céleste leur fasse connaître ses volontés. D’autres fois, le chrétien se regardant comme un enfant tout sale et gâté de ses chutes, qui n’a point de force ni pour se soutenir ni pour se nettoyer, qu’il s’expose à son Père d’une manière humble et confuse, tantôt mêlant quelque mot d’amour et de douleur, puis demeurant en silence.
Ensuite, poursuivant le Pater, qu’il prie ce Roi de gloire de régner en lui, s’abandonnant à Lui-même afin qu’Il le fasse, et Lui cédant les droits qu’il a sur soi190.
Sentant une inclination à la paix et au silence, il ne faut pas poursuivre, mais demeurer ainsi tant que cet état dure. Après quoi, on continuera la seconde demande : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Sur laquelle ces humbles suppliants désireront191 que Dieu accomplisse en eux et par eux toutes ses volontés. Ils donneront à Dieu leur cœur et192 leur liberté, afin qu’Il en dispose à son gré193*. Puis, voyant que l’occupation de la volonté doit être d’aimer, ils désireront d’aimer et demanderont à Dieu son Amour. Mais cela se fera doucement, paisiblement. Et ainsi du reste du Pater, dont messieurs les curés peuvent les instruire.
Ils ne doivent point se surcharger d’une quantité excessive de Pater et d’Ave, ni d’autres prières vocales ; un seul Pater dit de la manière que je viens de dire, sera d’un très grand fruit194*.
3. D’autres fois195, ils se tiendront comme des brebis auprès de leur Pasteur et Lui demanderont leur véritable nourriture. O divin Pasteur, vous nourrissez de vous-même vos brebis, et vous êtes leur pain de chaque jour. Ils196 pourront aussi Lui représenter les besoins de leur famille, mais il faut que cela se fasse avec cette vue de foi directe et principale de Dieu en nous.
Ce n’est rien de Dieu que tout ce que l’on se figure. Une vive foi de sa présence suffit, car197 il ne se faut former nulle image de Dieu, quoique l’on puisse s’en former de Jésus-Christ, Le regardant comme crucifié, ou comme enfant, ou dans quelque autre état ou mystère, pourvu que l’âme Le cherche toujours dans198 son fonds.
D’autres fois, l’on Le regarde comme un Médecin et on Lui présente ses plaies afin qu’Il les guérisse. Mais toujours sans effort et avec un petit silence de temps en temps, afin que le silence soit mêlé d’action, augmentant peu à peu le silence et diminuant le discours, jusqu’à ce qu’enfin, à force de céder peu à peu à l’opération de Dieu199, Il gagne le dessus comme il sera dit dans la suite.
4. Lorsque la présence de Dieu est donnée et que l’âme commence à goûter peu à peu le silence et le repos, ce goût expérimental de la présence de Dieu l’introduit dans le second degré d’oraison que l’on obtient d’ordinaire en commençant200 comme il a été dit, et pour ceux qui savent lire et pour ceux qui ne le savent pas, quoique Dieu en gratifie dès le commencement quelques âmes privilégiées201.
1. Le second degré est appelé par quelques-uns : contemplation, oraison de foi et de repos ; et d’autres lui donnent le nom d’oraison de simplicité203*. Et c’est de ce dernier terme dont il faut se servir ici, étant plus propre que celui de contemplation qui signifie une oraison plus avancée que celle dont je parle.
Lors204 donc que l’âme s’est exercée, comme il a été dit, durant quelque temps, elle sent que peu à peu la facilité de s’appliquer à Dieu205 lui est donnée. Elle commence à se recueillir plus aisément. L’oraison lui devient aisée, douce et agréable. Elle connaît que c’est le chemin pour trouver Dieu. Elle sent l’odeur de ses parfums206. Alors il faut qu’elle change de méthode, puis qu’elle fasse avec fidélité et courage ce que je vais dire, sans s’étonner de tout ce qu’on lui pourrait alléguer.
2. Premièrement, sitôt qu’elle se met en présence de Dieu avec foi et qu’elle se recueille, qu’elle demeure un peu de cette sorte dans un silence respectueux. Que si, dès le commencement, en faisant son acte de foi, elle se sent un petit goût de la présence de Dieu, qu’elle en demeure là, sans se mettre en peine d’aucun sujet207 ni de passer outre, et qu’elle garde ce qui lui est donné tant qu’il dure. S’il s’en va, qu’elle excite sa volonté par quelque affection tendre. Et si dès la première affection elle se trouve remise dans sa douce paix, qu’elle y demeure. Il faut souffler doucement le feu et, sitôt qu’il est allumé, cesser de le souffler, car qui voudrait encore souffler l’éteindrait.
3. Je demande surtout que208 l’on ne finisse jamais l’oraison sans que l’on demeure quelque temps sur la fin dans un silence respectueux.
Il est encore de grande conséquence que l’âme aille à l’oraison avec courage, qu’elle y porte un amour pur et sans intérêts. Qu’elle n’y aille jamais tant pour avoir quelque chose de Dieu, que pour Lui plaire et faire sa volonté. Car un serviteur qui ne sert son maître qu’à mesure qu’il le récompense, est indigne d’être récompensé.
Allez donc à l’oraison, non pour vouloir jouir de Dieu, mais pour y être comme Il veut. Cela fera que vous serez égal dans les sécheresses comme dans l’abondance et que vous ne vous étonnerez point des rebuts de Dieu ni des sécheresses.
1. Comme Dieu n’a point d’autre désir que de se donner à l’âme amoureuse qui Le veut chercher, Il se cache souvent pour réveiller sa paresse et l’obliger à Le chercher avec amour et fidélité. Mais avec quelle bonté récompense-t-Il la fidélité de sa bien-aimée et combien ses fuites apparentes sont-elles suivies de caresses amoureuses !
On croit alors que c’est une plus grande fidélité et que c’est marquer davantage son amour, que de Le chercher avec effort de tête, à force d’action, ou que cela Le fera bientôt revenir. Non, croyez-moi, chères âmes, ce n’est point la conduite de ce degré. Il faut qu’avec une patience amoureuse, un regard abaissé et humilié, une affection fréquente, mais paisible, un silence respectueux, vous attendiez le retour du Bien-aimé.
2. Vous Lui ferez voir par cette manière d’agir que c’est Lui seul que vous aimez et son bon plaisir, et non le plaisir que vous aurez à L’aimer. C’est pourquoi il est dit : Ne vous impatientez point dans les temps de sécheresse et d’obscurité. Souffrez les suspensions et les retardements des consolations de Dieu. Demeurez uni à Lui. Attendez-Le avec patience, afin que votre vie croisse et se renouvelle210.
Soyez patient dans l’oraison. Et quand vous n’en feriez point d’autre toute votre vie que d’attendre en patience dans un esprit humilié, abandonné, résigné et content, le retour du Bien-aimé, ô l’excellente oraison ! Vous pouvez l’entremêler de plaintes amoureuses. Ô que ce procédé charme le cœur de Dieu et L’oblige bien plus à revenir que nul autre211 !
1. C’est ici que doit commencer l’abandon et la donation de tout soi-même à Dieu, par se213 convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut. Cette conviction nous rendra contents de tout et nous fera regarder en Dieu — et non du côté de la créature — tout ce qui nous arrive.
Je vous conjure, mes très chers frères, qui que vous soyez, qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donnés à Lui, et de penser qu’une chose donnée n’est plus en votre disposition.
2. L’abandon est ce qu’il y a de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait. Il faut donc se tenir ferme à l’abandon sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon. Il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance214.
3. L’abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes, pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s’abandonner. Car c’est à tous qu’il est dit : Ne soyez pas en souci pour le lendemain, car votre Père céleste sait tout ce qui vous est nécessaire215. Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même vos pas216. Exposez vos œuvres au Seigneur et Il fera réussir vos pensées217. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même218.
L’abandon doit donc être, autant pour l’extérieur que pour l’intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s’oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu’à Dieu. Le cœur demeure par ce moyen toujours libre, content et dégagé.
4. Pour la pratique, elle doit être de perdre219 sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes les inclinations particulières, quelques bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se220 mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès son éternité. Être indifférent à toutes choses, soit pour le corps soit pour l’âme, pour les biens temporels et éternels. Laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence, et donner221* le présent à Dieu. Nous contenter du moment actuel qui nous apporte avec soi l’ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et inévitable pour tous222. Ne rien attribuer à la créature de ce qui arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de sa main à la réserve de notre propre péché.
Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur.
1. Soyez content de tout ce que Dieu vous fera souffrir. Si vous L’aimez purement, vous ne Le chercherez pas moins en cette vie sur le Calvaire que sur le Thabor224. Il faut L’aimer autant sur le Calvaire que sur le Thabor, puisque c’est le lieu où Il fait paraître le plus d’amour225.
Ne faites pas comme ces personnes qui se donnent dans un temps et se reprennent en un autre. Elles se donnent pour être caressées et se reprennent lorsqu’elles sont crucifiées, ou bien vont chercher dans la créature la consolation.
2. Non, vous ne trouverez point, chères âmes, de consolation que dans l’amour de la croix et dans l’abandon entier. Ô, qui n’a pas le goût de la croix n’a pas le goût de Dieu226 ! Il est impossible d’aimer Dieu sans aimer la croix, et un cœur qui a le goût de la croix trouve douces, plaisantes et agréables, les choses même les plus amères. Une âme affamée trouve douces les choses qui sont amères227, parce qu’elle se trouve autant affamée de la croix qu’elle est affamée de Dieu228. La croix donne Dieu et Dieu donne la croix. La marque de l’avancement intérieur est si l’on avance dans la croix. L’abandon229 et la croix vont de compagnie.
3. Sitôt que vous sentez quelque chose qui vous répugne et qui vous est proposé comme souffrance230*, abandonnez-vous à Dieu d’abord pour cette même chose et donnez-vous à Lui en sacrifice. Vous verrez que lorsque la croix viendra, elle ne sera plus si pesante parce que vous l’aurez bien voulue231. Ce qui n’empêche pas que l’on n’en sente le poids232. Quelques-uns s’imaginent que ce n’est pas souffrir que de sentir la croix. Sentir la souffrance est une des principales parties de la souffrance même. Jésus-Christ en a voulu souffrir toute la rigueur233.
Souvent on porte la croix avec faiblesse, d’autres fois avec force. Tout doit être égal dans la volonté de Dieu234.
l. On m’objectera que, par cette voie, on ne s’imprimera pas les mystères. C’est tout le contraire : ils sont donnés en réalité en l’âme. Jésus-Christ à qui l’on s’abandonne et que l’on suit236 comme voie, que l’on écoute comme vérité et qui nous anime comme vie s’imprimant Lui-même en l’âme, lui fait porter tous ses états. Porter les états de Jésus-Christ, c’est quelque chose de bien plus grand que de considérer seulement les états de Jésus-Christ. Saint Paul portait sur son corps les états de Jésus-Christ : Je porte, dit-il, sur mon corps, les marques de Jésus-Christ237, mais il ne dit pas qu’il raisonnait dessus.
2. Souvent Jésus-Christ donne dans cet état d’abandon des vues de ses états d’une manière bien particulière. Il faut238* les recevoir et se laisser appliquer à tout ce qui Lui plaira, recevant également toutes les dispositions où il Lui plaira de nous mettre, et n’en choisissant aucune par nous-mêmes que celle de demeurer auprès de Lui, de nous affectionner, de nous anéantir devant Lui, mais recevant également tout ce qu’Il nous donne : lumières ou ténèbres, facilité ou stérilité, force ou faiblesse, douceur ou amertume, tentation ou distraction. Peines, ennuis, incertitudes, rien de tout cela ne doit nous arrêter.
3. Il y a des personnes239 que Dieu applique durant des années entières à goûter un de ses mystères. La seule vue ou pensée de ce mystère les recueille au-dedans. Qu’elles y soient fidèles. Mais lorsque Dieu le leur ôte, qu’ils s’en laissent dépouiller.
D’autres se font de la peine de ne pouvoir penser à un mystère : c’est sans sujet, puisque l’attention amoureuse à Dieu renferme toute dévotion particulière, et que qui est uni à Dieu seul par son repos à Lui, est appliqué d’une manière plus excellente à tous les mystères. Qui240 aime Dieu aime tout ce qui est de Lui.
1. C’est [là] le moyen court et assuré d’acquérir la vertu, parce que Dieu étant le principe de toute vertu, c’est posséder toute vertu que de posséder Dieu. Et plus on s’approche de cette possession, plus on a la vertu en degré éminent.
De plus, je dis que toute vertu qui n’est point donnée par le dedans est un masque de vertu, et comme un vêtement qui s’ôte et ne dure guère. Mais la vertu communiquée par le fonds est la vertu essentielle, véritable et permanente. La beauté de la fille du roi vient du dedans242. Et de toutes les âmes il n’y en a point qui la pratiquent plus fortement que celles-ci, quoiqu’elles ne pensent pas à la vertu en particulier. Dieu à qui elles se tiennent unies leu en fait pratiquer de toutes sortes243*. Il ne leur souffre rien, Il ne leur permet pas un petit plaisir.
2. Quelle faim ces âmes amoureuses n’ont-elles pas de la souffrance ? À combien d’austérités ne se livreraient-elles pas si on les laissait agir selon leurs désirs ? 244 Elles ne pensent qu’à ce qui peut plaire à leur Bien-aimé et elles commencent à se négliger elles-mêmes et à se moins aimer. Plus elles aiment leur Dieu, plus elles se haïssent et plus elles ont de dégoût des créatures.
3. Ô si on pouvait apprendre cette méthode, si facile qu’elle est propre pour tous, pour les plus grossiers et ignorants comme pour les plus doctes, combien aisément toute l’Église de Dieu serait-elle réformée !
Il ne faut qu’AIMER. Aimez et faites ce que vous voudrez (St. Augustin). Car lorsque l’on aime bien, on ne peut vouloir rien faire qui puisse déplaire au Bien-Aimé.
1. Je dis de plus qu’il est comme impossible d’arriver jamais à la parfaite mortification des sens et des passions par une autre voie. La raison toute naturelle est que c’est l’âme qui donne la force et la vigueur aux sens, comme ce sont les sens qui irritent et émeuvent les passions. Un mort n’a plus ni sentiment ni passion à cause de la séparation qui s’est faite de l’âme et des sens. Tout le travail qui se fait par le dehors porte toujours l’âme plus au-dehors dans les choses où elle s’applique plus fortement. C’est dans celles-là qu’elle se répand davantage. Étant appliquée directement à l’austérité et au-dehors246, elle est toute tournée de ce côté-là, de sorte qu’elle met les sens en vigueur, loin de les amortir.
Car les sens ne peuvent tirer de vigueur que de l’application de l’âme, qui leur communique d’autant plus de vie qu’elle est plus en eux. Cette vie des sens émeut et irrite la passion, loin de l’éteindre. Les austérités peuvent bien affaiblir le corps, mais jamais émousser entièrement la247 pointe des sens ni leur vigueur, par la raison que je viens de dire.
2. Une seule chose le peut faire, qui est que l’âme par le moyen du recueillement se tourne248 toute au-dedans d’elle pour s’occuper de Dieu qui y est présent249. Si elle tourne toute sa vigueur et sa force au-dedans d’elle, elle se sépare des sens par cette seule action, et, employant toute [sa] force et [sa] vigueur au-dedans, elle laisse les sens sans vigueur. Et plus elle s’avance et s’approche de Dieu, plus elle se sépare d’elle-même. C’est ce qui fait que les personnes en qui l’attrait de la grâce est fort, se trouvent toutes faibles au-dehors et tombent souvent dans la défaillance250.
3. Je n’entends pas par là qu’il ne faille pas se mortifier251*. La mortification doit toujours accompagner l’oraison selon les forces, l’état d’un chacun et l’obéissance. Mais je dis que l’on ne doit pas faire son exercice principal de la mortification ni se fixer à telles et telles austérités, mais suivant seulement l’attrait intérieur et s’occupant de la présence de Dieu, sans penser en particulier à la mortification. Dieu en fait faire de toutes sortes, et il ne donne point de relâche aux âmes qui sont fidèles à s’abandonner à Lui, qu’Il n’ait mortifié en elles tout ce qu’il y a à mortifier. Il faut donc seulement252 se tenir attentif à Dieu et tout se fait avec beaucoup de perfection. Tous ne sont pas capables des austérités extérieures253*, mais tous sont capables de ceci.
Il y a deux sens que l’on ne peut excéder à mortifier : la vue et l’ouïe. Parce que ce sont ceux-là qui forment toutes les espèces. Dieu le fait faire, il n’y a qu’à suivre son Esprit.
4. L’âme, par cette conduite, a un double avantage qui est qu’à mesure qu’elle se tire du dehors, elle s’approche toujours plus de Dieu. Et, en s’approchant de Dieu, outre qu’il lui est communiqué une force et une vertu secrète qui la soutient et la préserve, c’est qu’elle s’éloigne d’autant plus du péché qu’elle s’approche plus près de Dieu, et elle est alors dans une conversion habituelle.
1. Convertissez-vous dans le fond du cœur, selon que vous vous étiez éloignés de Lui255. La conversion n’est autre chose que de se détourner de la créature pour retourner à Dieu. La conversion n’est pas parfaite (quoiqu’elle soit bonne et nécessaire pour le salut), lorsqu’elle se fait seulement256 du péché à la grâce. Pour être entière, elle doit se faire du dehors au-dedans.
L’âme étant tournée du côté de Dieu, elle a une facilité très grande à demeurer convertie à Dieu. Plus elle reste convertie, plus elle s’approche de Dieu et s’y attache. Et plus elle s’approche de Dieu, plus elle s’éloigne nécessairement de la créature, qui est opposée à Dieu. Si bien qu’elle se fortifie si fort dans sa conversion qu’elle lui devient habituelle et comme toute257 naturelle.
Or il faut savoir que cela ne se fait pas par un exercice violent de la créature. Le seul exercice qu’elle peut et doit faire avec la grâce, c’est de se faire effort pour se tourner et ramasser au-dedans. Après quoi, il n’y a plus rien à faire que de demeurer tourné du côté de Dieu dans une adhérence continuelle.
2. Dieu a une vertu attirante qui presse toujours258 plus fortement l’âme d’aller à Lui, et, en l’attirant, Il la purifie. Comme l’on voit le soleil attirer à soi une vapeur grossière, et peu à peu, sans autre effort de la part de cette vapeur que de se laisser tirer, le soleil, en l’approchant de soi, la subtilise et la purifie.
Il y a cependant cette différence que cette vapeur n’est pas tirée librement, et ne suit pas volontairement, comme fait l’âme259*. Cette manière de se tourner au-dedans est très aisée et avance l’âme sans effort et tout naturellement, parce que Dieu est notre centre. Le centre a toujours une vertu attirante260 très forte. Et plus le centre est éminent et spirituel, plus son attrait est violent et impétueux, sans pouvoir être arrêté.
3. Outre la vertu attirante261 du centre, il est donné à toutes les créatures une pente forte de réunion à leur centre, en sorte que les plus spirituels et parfaits ont cette pente plus forte. Sitôt qu’une chose est tournée du côté de son centre, à moins qu’elle ne soit arrêtée par quelque obstacle invincible, elle s’y précipite avec une extrême vitesse262. Une pierre en l’air n’est pas plutôt détachée et tournée vers la terre qu’elle y tend par son propre poids comme à son centre. Il en est de même de l’eau et du feu qui, n’étant point arrêtés, courent incessamment à leur centre263*.
Or je dis que l’âme, par l’effort qu’elle s’est fait pour se recueillir au-dedans, étant tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l’amour, tombe peu à peu dans le centre. Et plus elle demeure paisible et tranquille, sans se mouvoir264* elle-même, plus elle avance avec vitesse parce qu’elle donne plus de lieu à cette vertu attractive et centrale de l’attirer fortement.
4. Tout le soin, donc, que nous devons avoir, c’est de nous recueillir au-dedans le plus qu’il nous sera possible, ne nous étonnant point de la peine que nous pouvons avoir à cet exercice, qui sera bientôt récompensé d’un concours admirable de la part de Dieu, qui le rendra très aisé, pourvu que nous soyons fidèles à ramener notre cœur doucement et suavement, par un petit retour doux et tranquille, et par des affections tendres et paisibles, lorsqu’Il s’éloigne par des distractions et par des occupations. Lorsque les passions s’élèvent, un petit retour au-dedans du côté de Dieu qui est présent, les amortit avec beaucoup de facilité. Tout autre combat les irrite plutôt que de les apaiser265.
1. L’âme fidèle à s’exercer, comme il a été dit, dans l’affection et dans l’amour de son Dieu, est toute étonnée qu’elle sente peu à peu qu’Il s’empare entièrement d’elle. Sa présence lui devient si aisée qu’elle ne pourrait pas ne la point avoir. Elle lui est donnée par habitude267 aussi bien que l’oraison. L’âme ressent que le calme s’empare peu à peu d’elle-même. Le silence fait toute son oraison. Et Dieu lui donne un amour infus qui est le commencement d’un bonheur ineffable. O. s’il m’était permis de poursuivre les degrés infinis268 qui suivent ! Mais il faut s’arrêter ici puisque je n’écris que269 pour les commençants, en attendant que Dieu mette au jour ce qui pourra servir pour tous les états.
2. Il se faut contenter de dire que c’est alors qu’il est de grande conséquence de faire cesser l’action et l’opération propre, pour270 laisser agir Dieu. Tenez-vous en repos et reconnaissez que je suis Dieu, nous dit-Il Lui-même271 par David.
Mais la créature est si amoureuse de ce qu’elle fait, qu’elle croit ne rien faire si elle ne sent, connaît et distingue son opération. Elle ne voit pas que c’est la vitesse de sa course qui l’empêche de voir ses démarches, et que l’opération de Dieu devenant plus abondante, absorbe celle de la créature, comme l’on voit que le soleil, à mesure qu’il s’élève, absorbe peu à peu toute la lumière des étoiles, qui se distinguaient très bien avant qu’il parût : ce n’est point le défaut de lumière qui fait que l’on ne distingue plus les étoiles, mais l’excès de lumière. Il en est de même ici. La créature ne distingue plus son opération, parce qu’une lumière forte et générale absorbe toutes ses petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir, à cause que son excès les surpasse toutes.
3. De sorte que ceux qui accusent cette oraison d’oisiveté se trompent beaucoup. Et c’est faute d’expérience qu’ils le disent de la sorte. O. s’ils voulaient un peu travailler à en faire l’essai ! Dans peu de temps ils seraient expérimentés et savants en cette matière.
Je dis donc que cette défaillance d’opérer ne vient point de disette, mais d’abondance, comme la272 personne qui en fera l’expérience le distinguera bien273*. Elle connaîtra que ce n’est pas un silence infructueux causé par la disette, mais un silence plein et onctueux, causé par l’abondance. David l’avait éprouvé lorsqu’il disait : Mon âme demeurera certainement en silence devant Dieu (Ps. 62, 1).
4. Deux sortes de personnes se taisent : l’une pour n’avoir rien à dire, et l’autre pour en avoir trop. Il en est de même en ce degré, on se tait par excès et non par défaut.
L’eau cause la mort à deux personnes bien différemment : l’une se meurt de soif, l’autre se noie. L’une meurt par disette, et l’autre par l’abondance. C’est ici l’abondance qui fait cesser les opérations. Il est donc bien de conséquence, en ce degré, de demeurer le plus en silence que l’on peut.
Un274 petit enfant attaché à la mamelle de sa nourrice nous le montre sensiblement. Il commence à remuer ses petites lèvres pour faire venir le lait. Mais lorsque le lait vient avec abondance, il se contente de l’avaler sans faire nul mouvement. S’il en faisait, il se nuirait et ferait répandre le lait, et il serait obligé de quitter.
Il faut de même au commencement de l’oraison remuer d’abord275 les lèvres de l’affection. Mais lorsque le lait de la grâce coule, il n’y a rien à faire qu’à demeurer en repos, avalant doucement. Et lorsque le lait cesse de venir, remuer un peu l’affection, comme l’enfant fait [de] la lèvre. Qui ferait autrement ne pourrait profiter de cette grâce, qui se donne ici pour attirer au repos de l’amour, et non pour exciter au mouvement de la propre multiplicité.276*.
5. Qu’arrive-t-il277 à cet enfant qui avale doucement le lait en paix sans se mouvoir ? Qui pourrait croire qu’il se nourrit de la sorte ? Cependant, plus il tète en paix, plus le lait lui profite. Que lui arrive-t-il, dis-je, à cet enfant ? C’est qu’il s’endort sur le sein de sa mère. Cette âme paisible à l’oraison s’endort souvent du sommeil mystique où toutes les puissances se taisent jusqu’à ce qu’elles entrent par état dans ce qui leur est donné passagèrement. Vous voyez que l’âme est conduite ici tout naturellement sans gêne, sans effort, sans étude, sans artifice.
L’intérieur n’est pas une place forte qui se prenne par le canon et par la violence : c’est un royaume de paix, qui se possède par l’amour278. Ainsi, suivant tout doucement ce petit train pris de cette manière, l’on arrivera bientôt à l’oraison infuse. Dieu ne demande rien d’extraordinaire ni de trop difficile. Au contraire, un procédé tout simple et enfantin lui plaît extrêmement.
6. Tout ce qu’il y a de plus grand dans la religion est ce qu’il y a de plus aisé. Les sacrements les plus nécessaires sont les plus faciles. De même dans les choses naturelles : voulez-vous aller à la mer ? Embarquez-vous sur une rivière et, insensiblement et sans effort, vous y arriverez. Voulez-vous aller à Dieu ? Prenez cette voie si douce, si aisée, et en peu de temps vous y arriverez d’une manière qui vous surprendra.
O. si vous vouliez bien en faire l’essai ! Que vous verriez bientôt que l’on vous en dit trop peu, et que l’expérience que vous en feriez irait bien au-delà de ce que l’on en marque ! Que craignez-vous ? Que ne vous jetez-vous promptement entre les bras de l’Amour, qui ne les a étendus sur la croix que pour vous recevoir ! Quel risque peut-il y avoir à s’en fier à Dieu et s’abandonner à Lui ? Ha, Il279 ne vous trompera pas, si ce n’est d’une agréable manière, vous donnant beaucoup plus que vous n’attendiez. Au lieu que ceux qui attendent tout d’eux-mêmes pourraient bien entendre ce reproche que Dieu fait par la bouche d’Isaïe : Vous vous êtes fatigués dans la multiplicité de vos voies et vous n’avez jamais dit : demeurons en repos280.
1. L’âme étant arrivée ici n’a plus besoin d’autre préparation que son repos. Car c’est ici que la présence de Dieu durant le jour, qui est le grand fruit de l’oraison, ou plutôt la continuation de l’oraison même, commence282 d’être infuse et presque continuelle283. L’âme jouit dans son fond d’un bonheur inestimable. Elle trouve que Dieu est plus en elle qu’elle-même. Elle n’a qu’une seule chose à faire pour Le trouver, qui est de s’enfoncer en elle-même. Sitôt qu’elle ferme les yeux, elle se trouve prise et mise en oraison284. Elle est étonnée d’un si grand bien, et il se fait au-dedans d’elle une conversation que l’extérieur n’interrompt point.
2. On peut dire de cette manière d’oraison ce qui est dit de la Sagesse, que tous biens sont venus avec elle285. Car les vertus coulent agréablement en cette âme qui les pratique d’une manière si aisée qu’elles semblent lui être naturelles. Elle a un germe de vie et de fécondité qui lui donne de la facilité pour286 tout ce qui est bon, et de 1'insensibilité pour tout ce qui est mauvais.
3. Qu’elle demeure donc fidèle en cet état, et qu’elle se donne bien de garde de chercher d’autre disposition, quelle qu’elle soit, que son simple repos, soit pour la confession ou communion, action ou oraison287. Il n’y a rien à faire qu’à se laisser remplir de cette effusion divine.
Je n’entends pas parler des préparations nécessaires pour les sacrements, mais de la plus parfaite disposition intérieure dans laquelle on puisse les recevoir, qui est celle que je viens de dire288.
1. Le Seigneur est dans son saint Temple, que toute la terre demeure en silence devant Lui290. La raison pour laquelle le silence intérieur est si nécessaire291*, c’est que le Verbe étant la parole éternelle et essentielle, il faut, pour qu’Il soit reçu dans l’âme, une disposition qui ait quelque rapport à ce qu’Il est.
Or, il est certain que pour recevoir la parole, il faut prêter l’oreille et écouter. L’ouïe est le sens qui est fait pour recevoir la parole qui lui est communiquée. L’ouïe est un sens plus passif qu’actif, qui292 reçoit et ne communique pas. Le Verbe étant la parole qui doit se communiquer à l’âme et la revivifier, il faut qu’elle soit attentive à ce même Verbe, qui veut lui parler au-dedans d’elle.
2. C’est293 pourquoi il y a tant d’endroits qui nous exhortent d’écouter Dieu et de nous rendre attentifs à sa voix. On en pourrait marquer beaucoup. Il faut se contenter de rapporter ceux-ci :
Écoutez-moi, vous tous qui êtes mon peuple. Nation que J’ai choisie, entendez ma voix294. Écoutez-moi, vous tous que Je porte dans mon sein et que Je renferme en mes entrailles295. Écoutez, ma fille, voyez et prêtez l’oreille : oubliez la maison de votre Père, et le Roi concevra de l’amour pour votre beauté296.
Il faut écouter Dieu et se rendre attentif à Lui, s’oublier soi-même et tout propre intérêt297. Ces deux seules actions (ou plutôt passions, car cela est fort passif)298 attirent l’amour de la beauté que Lui-même communique.
3. Le silence299 extérieur est très nécessaire pour cultiver le silence intérieur, et il est impossible de devenir intérieur sans aimer le silence et la retraite. Dieu nous le dit par la bouche de son Prophète : Je la mènerai dans la solitude, et là Je parlerai à son cœur300.
Le moyen d’être occupé de Dieu intérieurement et de s’occuper extérieurement de mille bagatelles ? Cela est impossible. Lorsque la faiblesse vous a porté à vous répandre au-dehors, il faut faire un petit retour au-dedans, auquel il faut être fidèle toutes les fois que l’on est distrait et dissipé. Ce serait peu de faire oraison et de se recueillir durant une demi-heure ou une heure, si l’on ne conservait pas l’onction et l’esprit d’oraison301 durant le jour.
1. L’examen doit toujours précéder la confession, mais l’examen doit être conforme à l’état de l’âme. Celles qui sont ici doivent s’exposer devant Dieu, qui ne manquera pas de les éclairer et de leur faire connaître la nature de leurs fautes. Il faut que cet examen se fasse avec paix et tranquillité, attendant plus de Dieu que de notre propre recherche la connaissance de nos péchés.
Lorsque303 nous nous examinons avec effort, nous nous méprenons aisément. Nous croyons le bien mal et le mal bien304. Et l’amour-propre nous trompe facilement. Mais lorsque nous demeurons exposés aux yeux de Dieu, c’est un soleil qui fait voir jusques aux moindres atomes. Il faut donc se délaisser et s’abandonner beaucoup à Dieu, tant pour l’examen que pour la confession.
2. Sitôt que l’on est dans cette manière d’oraison, Dieu ne manque pas de reprendre l’âme de toutes les fautes qu’elle fait. Elle n’a pas plutôt commis un défaut qu’elle sent un brûlement qui le lui reproche. C’est alors305 un examen que Dieu fait, qui ne laisse rien échapper. Et l’âme n’a qu’à se tourner simplement vers Dieu, souffrant la peine et la correction qu’Il lui fait.
Comme cet examen de la part de Dieu est continuel, l’âme ne peut plus s’examiner elle-même. Et si elle est fidèle à s’abandonner à Dieu, elle sera bien mieux examinée par sa lumière qu’elle ne le pourrait faire par tous ses soins. Et l’expérience le lui fera bien connaître.
3. Pour la confession, il est nécessaire d’être averti d’une chose, qui est que les personnes qui marchent dans cette voie seront souvent étonnées que, lorsqu’elles s’approchent du confessionnal et qu’elles commencent à dire leurs péchés, au lieu du regret et d’un acte de contrition qu’elles avaient accoutumé de faire, un amour doux et tranquille s’empare de leur cœur.
Ceux306 qui ne sont pas instruits veulent se tirer de là pour former un acte de contrition, parce qu’ils ont ouï dire que cela est nécessaire, et il est vrai. Mais ils ne voient pas qu’ils perdent la véritable contrition qui est cet amour infus, infiniment plus grand que ce qu’ils pourraient faire par eux-mêmes. Ils ont un acte éminent qui comprend les autres, avec plus de perfection, quoiqu’ils n’aient pas ceux-ci comme distincts et multipliés. Qu’ils ne se mettent307 pas en peine de faire autre chose, lorsque Dieu agit plus excellemment en eux et avec eux. C’est308 haïr le péché comme Dieu le hait que de le haïr de cette sorte. C’est l’amour le plus pur que celui que Dieu opère en l’âme. Qu’elle ne s’empresse donc pas d’agir, mais qu’elle demeure telle qu’elle est, suivant le conseil du Sage : Mettez votre confiance en Dieu, demeurez en repos dans la place où Il vous a mis309.
4. Elle s’étonnera aussi qu’elle oubliera ses défauts et qu’elle aura peine à s’en souvenir310*. Il ne faut point qu’elle s’en fasse de peine, pour deux raisons : la première parce que cet oubli est une marque de la purification de la faute et que c’est le meilleur en ce degré d’oublier tout ce qui nous concerne, pour ne nous souvenir que de Dieu. La seconde raison est que Dieu ne manque point, lorsqu’il faut se confesser, de faire voir à l’âme ses plus grandes fautes : car alors Il fait311 Lui-même son examen, et elle verra qu’elle en viendra mieux à bout de cette sorte que par tous ses propres efforts.
5. Ceci ne peut être pour les degrés précédents, où l’âme, étant encore dans l’action, se peut et doit servir de son industrie pour toutes choses, plus ou moins, selon son avancement. Pour les âmes de ce degré, qu’elles s’en tiennent à ce qu’on leur dit et qu’elles ne changent point leurs simples occupations.
Il en est de même pour la communion. Qu’elles laissent agir Dieu et qu’elles demeurent en silence. Dieu ne peut être mieux reçu que par un Dieu312.
1. La manière de lire en ce degré est que, dès que l’on sent un petit recueillement, il faut cesser et demeurer en repos, lisant peu et ne continuant pas, sitôt que l’on se sent attiré au-dedans.
2. L’âme n’est pas plutôt appelée au silence intérieur qu’elle ne doit pas se charger de prières vocales, mais en dire peu ; et lorsqu’elle les dit, si elle y trouve quelque difficulté, et qu’elle se sente attirée au silence, qu’elle demeure et qu’elle ne se fasse point d’effort, à moins que les prières ne fussent d’obligation : en ce cas, il faut les poursuivre.
Mais si elles ne le sont pas, qu’elle les laisse, sitôt qu’elle se sent attirée et qu’elle a peine à les dire : qu’elle ne se gêne et ne se lie point, mais qu’elle se laisse conduire à l’Esprit de Dieu, et elle satisfera alors à toutes les dévotions d’une manière très éminente.
1. L’âme se trouvera dans un état d’impuissance de faire des demandes à Dieu, qu’elle315 faisait autrefois avec facilité. Cela ne la doit point surprendre, car c’est alors que l’Esprit demande pour les saints ce qui est bon, ce qui est parfait, ce qui est conforme à la volonté de Dieu. L’Esprit nous aide même dans nos faiblesses, parce que nous ne savons pas ce qu’il faut demander ni le demander comme il faut. Mais l’Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables316.
Je dis plus : qu’il faut seconder les desseins de Dieu, qui sont de dépouiller l’âme de ses propres opérations pour substituer les siennes en leur place.
2. Laissez-Le donc faire. Et ne vous liez à rien par vous-mêmes. Quelque bon qu’il vous paraisse, il n’est pas tel alors pour vous, s’il vous détourne de ce que Dieu veut de vous. Or la volonté de Dieu est préférable à tout autre bien. Défaites-vous de vos intérêts et vivez d’abandon et de foi. C’est ici que la foi commence d’opérer en l’âme excellemment.
1. Sitôt que l’on est tombé en quelque défaut ou que l’on s’est égaré, il faut se tourner au-dedans, parce que, cette faute ayant détourné de Dieu, on doit au plus tôt se tourner vers Lui et souffrir la pénitence qu’Il impose Lui-même.
Il est de grande conséquence de ne se point inquiéter pour les défauts, parce que l’inquiétude ne vient que d’un orgueil secret et d’un amour de notre excellence. Nous avons peine à sentir ce que nous sommes.
2. Si318 nous nous décourageons, nous nous affaiblissons davantage. Et la réflexion que nous faisons sur nos fautes produit un chagrin qui est pire que la faute même.
Une âme véritablement humble ne s’étonne point de ses faiblesses. Et plus elle se voit misérable, plus elle s’abandonne à Dieu et tâche de se tenir auprès de Lui, voyant le besoin qu’elle a de son secours. Nous devons d’autant plus tenir cette conduite que Dieu nous dit Lui-même : Je vous ferai entendre ce que vous devez faire. Je vous enseignerai le chemin par lequel vous devez marcher et j’aurai sans cesse l’œil sur vous pour vous conduire319.
1. Dans les distractions ou tentations, au lieu de les combattre directement (ce qui ne ferait que les augmenter, et tirer l’âme de son adhérence à Dieu, qui doit faire toute son occupation), on doit en détourner simplement sa vue et s’approcher de plus en plus de Dieu. Comme un petit enfant qui, voyant un monstre, ne s’amuse pas à le combattre ni même à le regarder, mais s’enfonce doucement dans le sein de sa mère, où il se trouve en assurance. Dieu est au milieu d’elle, elle ne sera point ébranlée, Il la secourra dès le point du jour321.
2. Faisant autrement, comme nous sommes faibles, pensant attaquer nos ennemis, nous nous trouvons souvent blessés, si nous ne nous trouvons pas entièrement défaits. Mais demeurant dans la simple présence de Dieu, nous nous trouvons tout à coup fortifiés.
C’était la conduite de David : j’ai (dit-il) le Seigneur toujours présent devant moi, et je ne serai point ébranlé : c’est pour cela que mon cœur est dans la joie, et que ma chair reposera même en assurance322. Il est dit dans l’Exode : Le Seigneur combattra pour vous, et vous vous tiendrez en repos323.
1. La prière doit être et oraison et sacrifice. L’oraison, selon le témoignage de saint Jean, est un encens dont la fumée monte à Dieu. C’est pourquoi il est dit dans l’Apocalypse que l’Ange tenait un encensoir, où était le parfum des prières des saints325.
La prière est une effusion du cœur en la présence de Dieu. J’ai répandu mon cœur en la présence du Seigneur, disait la mère de Samuel326. C’est pourquoi la prière des Rois Mages dans l’étable fut signifiée par l’encens qu’ils offrirent.
2. La prière n’est autre chose qu’une chaleur d’amour qui fond et dissout l’âme, la subtilise et la fait monter jusqu’à Dieu. À mesure qu’elle se fond, elle rend son odeur, et cette odeur vient de la charité qui la brûle.
C’est ce que l’Épouse exprimait quand elle disait : Lorsque mon Bien-aimé était dans sa couche, mon nard a donné son odeur327. La couche est le fond de l’âme. Lorsque Dieu est là, et que l’on sait demeurer auprès de Lui et se tenir en sa présence, cette présence de Dieu fond et dissout peu à peu la dureté de cette âme et, en se fondant, elle rend son odeur. C’est pourquoi l’Époux, voyant que son épouse s’était fondue de la sorte sitôt que son Bien-aimé eut parlé, lui dit : Qui est celle qui monte du désert comme une petite fumée de parfum ? 328.
3. Cette âme monte de la sorte à son Dieu. Mais pour cela, il faut qu’elle se laisse détruire et anéantir par la force de l’amour. C’est un état de sacrifice essentiel à la religion chrétienne, par lequel l’âme se laisse détruire et anéantir pour rendre hommage à la souveraineté de Dieu, comme il est écrit : Il n’y a que Dieu seul de grand, et Il n’est honoré que par des humbles329. Et la destruction de notre être confesse le souverain Être de Dieu.
Il faut330 cesser d’être, afin que l’Esprit du Verbe soit en nous. Or, afin331 qu’Il y vienne, il faut Lui céder notre vie et mourir à nous, afin qu’Il vive Lui-même en nous.
Jésus-Christ, dans le saint sacrement de l’autel, est le modèle de l’état mystique. Sitôt qu’Il y vient par la parole du prêtre, il faut que la substance du pain lui cède la place et qu’il n’en reste que les simples accidents. De même, il faut que nous cédions notre être à celui de Jésus-Christ et que nous cessions de vivre afin qu’Il vive en nous et qu’étant morts, notre vie se trouve cachée avec Lui en Dieu332. Passez en moi, dit Dieu, vous tous qui me désirez avec ardeur333. Comment passer en Dieu ? Cela ne se peut faire qu’en sortant de nous-mêmes pour nous perdre en Lui.
Or cela ne s’exécutera jamais que par l’anéantissement, qui est la véritable prière334, laquelle rend à Dieu l’honneur et la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles335.
4. Cette prière est la prière de vérité. C’est adorer le Père en Esprit et en vérité336. En Esprit, parce que nous sommes tirés par là de notre manière d’agir humaine et charnelle, pour entrer dans la pureté de l’Esprit qui prie en nous. Et en vérité, parce que l’âme est mise par là dans la vérité du Tout de Dieu et du néant de la créature.
Il n’y a que ces deux vérités, le Tout et le rien. Tout le reste est mensonge. Nous ne pouvons honorer le Tout de Dieu que par notre anéantissement. Et nous ne sommes pas plutôt anéantis que Dieu, qui ne souffre point de vide sans le remplir, nous remplit de Lui-même.
Ô si on savait les biens qui reviennent à l’âme de cette oraison, on ne voudrait faire autre chose. C’est la perle précieuse, c’est le trésor caché : celui qui le trouve vend de bon cœur tout ce qu’il possède pour l’acheter337. C’est adorer Dieu en Esprit et en vérité338. C’est pratiquer les plus pures maximes de l’Évangile.
5. Jésus-Christ ne nous assure-t-Il pas que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous339 ? Ce Royaume s’entend de deux manières : la première est lorsque Dieu est si fort maître de nous que rien ne Lui résiste plus ; alors, notre intérieur est vraiment son Royaume. L’autre manière est que, possédant Dieu, qui est le Bien souverain, nous possédons le Royaume de Dieu, qui est le comble de la félicité et la fin pour laquelle nous avons été créés, ainsi qu’il est dit : servir Dieu, c’est régner340. La fin pour laquelle nous avons été créés, est pour jouir de Dieu dès cette vie, et l’on n’y pense pas !
1. Quelques personnes, entendant parler de l’oraison de silence342, se sont faussement persuadé que l’âme y demeure stupide, morte et sans action343*. Mais il est certain qu’elle agit plus noblement et avec plus d’étendue qu’elle ne fit jamais jusques à ce degré puisqu’elle est mue de Dieu même et qu’elle agit par son Esprit. Saint Paul344 veut que nous nous laissions mouvoir par l’Esprit de Dieu345.
On ne dit pas qu’il ne faut point agir, mais qu’il faut agir par dépendance du mouvement de la grâce. Ceci est admirablement figuré en Ézéchiel. Ce prophète voyait, dit-il, des roues qui avaient l’Esprit de vie, et elles allaient où cet Esprit les conduisait. Elles s’élevaient et s’abaissaient selon qu’elles étaient mues, car l’Esprit de vie était en elles ; mais elles ne reculaient jamais346. L’âme doit être de la sorte. Elle doit se laisser mouvoir et agir par l’Esprit vivifiant qui est en elle, suivant le mouvement de son action, et n’en suivant point d’autre. Or ce mouvement ne la porte jamais à reculer, c’est-à-dire à réfléchir sur la créature, ni à se recourber contre elle-même, mais347 à aller toujours devant elle, avançant incessamment vers sa fin.
2. Cette action de l’âme est une action pleine de repos. Lorsqu’elle agit par elle-même, elle agit avec effort. C’est pourquoi elle distingue mieux alors son action. Mais lorsqu’elle agit par dépendance de l’Esprit de la grâce, son action est si libre, si aisée, si naturelle qu’il semble qu’elle n’agisse pas. Il m’a mis au large, et Il m’a sauvé, parce qu’Il m’a aimé348.
Sitôt que l’âme est en pente centrale349, c’est-à-dire retournée au-dedans d’elle-même par le recueillement, dès ce moment elle est dans une action très forte, qui est une350 course de l’âme vers son centre qui l’attire, et qui surpasse infiniment la vitesse de toutes les autres actions, rien n’égalant la vitesse de la pente centrale.
C’est donc une action, mais une action si noble, si paisible, si tranquille qu’il semble à l’âme qu’elle n’agit pas, parce qu’elle agit comme naturellement. Lorsqu’une roue n’est que médiocrement agitée, on la distingue bien ; mais lorsqu’elle va avec une grande vitesse, on ne distingue plus rien en elle. De même l’âme351 qui demeure en repos auprès de Dieu a une action infiniment noble et relevée, mais une action très paisible. Plus elle est en paix, plus elle court avec vitesse, parce qu’elle s’abandonne à l’Esprit qui la meut et la fait agir.
3. Cet Esprit n’est autre que Dieu, qui nous attire et, en nous attirant, nous fait courir à Lui, comme le savait bien la divine Amante, lorsqu’elle disait : Tirez-moi, nous courrons352. Tirez-moi, ô mon divin Centre, par le plus profond de moi-même, les puissances et les sens courront à vous par cet attrait ! Ce seul attrait est un onguent qui guérit et un parfum qui attire. Nous courrons, dit-elle, à l’odeur de vos parfums. C’est une vertu attractive très forte, mais une vertu que l’âme suit très librement, et qui, étant également forte353 et douce, attire par sa force et enlève par sa douceur354.
L’épouse dit : Tirez-moi, et nous courrons. Elle parle d’elle et à elle : Tirez-moi, voilà l’unité du centre qui est attiré. Nous courrons : voilà la correspondance et la course de toutes les puissances et des sens, qui suivent l’attrait du fond de l’âme.
4. Il n’est donc point question de demeurer oisif, mais d’agir par dépendance de l’Esprit de Dieu qui doit nous animer, puisque c’est en Lui et par Lui que nous vivons, que nous agissons, et que nous sommes355. Cette douce dépendance356 de l’Esprit de Dieu est absolument nécessaire et fait que l’âme, en peu357 de temps, parvient à la simplicité et unité dans laquelle elle a été créée.
Elle a été créée une et simple, comme Dieu. Il faut donc, pour parvenir à la fin de sa création, quitter la multiplicité de nos actions, pour entrer dans la simplicité et l’unité de Dieu, à l’image duquel nous avons été créés358. L’Esprit de Dieu est unique et multiplié359, et son unité n’empêche point sa multiplicité. Nous entrons dans son unité lorsque nous sommes unis à son Esprit, comme ayant par là même un même Esprit avec Lui360. Et nous sommes multipliés au-dehors dans ce qui est de ses volontés, sans sortir de l’unité. De sorte que Dieu agissant infiniment, et nous, nous laissant mouvoir par l’Esprit de Dieu, nous agissons beaucoup plus que par notre propre action. Il faut nous laisser conduire par la Sagesse. Cette Sagesse est plus active que les choses les plus agissantes361. Demeurons donc dans la dépendance de son action et nous agirons très fortement.
5. Tout a été fait par le Verbe, et rien n’a été fait sans Lui362. Dieu, en nous créant, nous a créés à son image et ressemblance. Il nous inspira l’Esprit du Verbe par ce souffle de vie363 qu’Il nous donna lorsque nous fûmes créés à l’image de Dieu par la participation de cette vie du Verbe qui est l’image de son Père.
Or cette Vie est une, simple, pure, intime364, et toujours féconde. Le démon, par le péché, ayant gâté et défiguré cette belle image, il a fallu que ce même Verbe, dont l’Esprit nous avait été inspiré en nous créant, vînt la réparer. Il fallait que ce fut Lui, parce qu’Il est l’image de son Père et que l’image ne se répare pas en agissant, mais en souffrant l’action de celui qui la veut réparer.
Notre action doit donc être de nous mettre en état de souffrir l’action de Dieu et de donner lieu au Verbe de retracer365 en nous son image. Une image qui se remuerait, empêcherait le peintre de contre-tirer un tableau sur elle366*. Tous les mouvements que nous faisons par notre propre esprit empêchent cet admirable Peintre de travailler et font faire de faux traits. Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que lorsque Il nous meut367. Jésus-Christ368 a la vie en Lui-même369. Et Il doit communiquer la vie à tout ce qui doit vivre370.
C’est l’Esprit de l’Église que l’Esprit de la motion divine. L’Église est-elle oisive, stérile et inféconde ? Elle agit, mais elle agit par dépendance de l’Esprit de Dieu qui la meut et la gouverne.
Or l’Esprit de l’Église ne doit point être autre dans ses membres qu’Il [ne l’] est dans elle-même. Il faut donc que ses membres, pour être dans l’Esprit de l’Église, soient dans l’Esprit de la motion divine.
6. Que cette action soit plus noble, c’est une chose incontestable. Il est certain que les choses n’ont de valeur qu’autant que le principe d’où elles partent est noble, grand et relevé. Les actions faites par un principe divin sont des actions divines. Au lieu que les actions de la créature, quelque bonnes qu’elles paraissent, sont des actions humaines, ou tout au plus vertueuses371 lorsqu’elles sont faites avec la grâce372.
Jésus-Christ dit qu’Il a la vie en Lui-même. Tous les autres êtres n’ont qu’une vie empruntée, mais le Verbe a la vie en Lui. Et comme Il est communicatif de sa nature, Il désire de la communiquer aux hommes. Il faut donc donner lieu à cette vie de s’écouler en nous, ce373 qui ne se peut faire que par l’évacuation et la perte de la vie d’Adam et de notre propre action, comme l’assure saint Paul. Si quelqu’un donc est en Jésus-Christ, il est une nouvelle créature ; tout ce qui était de l’ancienne est passé, tout est rendu nouveau374. Cela ne se peut faire que par la mort de nous-mêmes et de notre propre action, afin que l’action de Dieu soit substituée en sa place375.
On ne prétend donc pas de ne point agir, mais seulement d’agir par la dépendance de l’Esprit de Dieu, pour donner lieu à son action de prendre la place de celle de la créature. Ce qui ne se fait que par le consentement de la créature. Et la créature ne donne ce consentement qu’en modérant son action, pour donner lieu peu à peu à l’action de Dieu de prendre376 la place.
7. Jésus-Christ nous fait voir dans l’Évangile cette conduite : Marthe faisait de bonnes choses, mais parce qu’elle les faisait par son propre esprit, Jésus-Christ l’en reprit. L’esprit de l’homme est turbulent et inquiet : c’est pourquoi il fait peu, quoiqu’il paraisse faire beaucoup. Marthe, dit Jésus-Christ, vous vous inquiétez et empressez de beaucoup de choses, mais une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée377.
Qu’a-t-elle choisi, Madeleine ? La paix, la tranquillité et le repos. Elle cesse d’agir en apparence pour se laisser mouvoir par l’Esprit de Jésus-Christ. Elle cesse de vivre, afin que Jésus-Christ vive en elle.
C’est pourquoi il est si nécessaire de renoncer à soi-même et à ses opérations propres pour suivre Jésus-Christ. Car nous ne pouvons point suivre Jésus-Christ si nous ne sommes animés de son Esprit. Or, afin que l’Esprit de Jésus-Christ vienne en nous, il faut que le nôtre lui cède la place. Quiconque s’attache au Seigneur, dit saint Paul, devient un même Esprit avec Lui378. Et David disait qu’il lui était bon de s’attacher à Dieu, et de mettre en Lui toute son espérance379. Qu’est-ce que cet attachement ? C’est un commencement d’union.
8. L’union commence, continue, s’achève et se consomme. Le commencement de l’union est une pente vers Dieu. Lorsque380 l’âme est tournée au-dedans d’elle en la manière qu’il a été dit, elle est en pente centrale et elle a une tendance forte à l’union : cette tendance est le commencement. Ensuite elle adhère, lorsqu’elle approche plus près de Dieu. Puis elle Lui est unie. Et ensuite elle devient une, ce qui est devenir un même Esprit avec Lui. Et c’est alors que cet Esprit sorti de Dieu retourne dans sa fin381.
9. Il faut donc nécessairement entrer dans cette voie, qui est la motion divine et l’Esprit de Jésus-Christ. Saint Paul dit que personne n’est à Jésus-Christ, s’il n’a son Esprit382. Pour être donc à Jésus-Christ, il faut nous laisser remplir de son Esprit et nous vider du nôtre : il faut qu’il soit évacué. Saint Paul, dans le même endroit, nous prouve la nécessité de cette motion divine : Tous ceux, dit-il, qui sont poussés par l’Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu383.
L’Esprit de la filiation divine est donc l’Esprit de la motion divine. C’est pourquoi le même apôtre continue : l’Esprit que vous avez reçu, n’est point un esprit de servitude, qui vous fasse vivre dans la crainte ; mais c’est l’Esprit des enfants de Dieu, par lequel nous crions : Abba, notre Père. Cet Esprit n’est autre que l’Esprit de Jésus-Christ, par lequel nous participons à sa filiation. Et cet Esprit rend Lui-même témoignage au nôtre que nous sommes enfants de Dieu.
Sitôt que l’âme se laisse mouvoir à l’Esprit de Dieu, elle éprouve en elle le témoignage de cette filiation divine. Et c’est ce témoignage qui la comble d’autant plus de joie qu’il lui fait mieux connaître qu’elle est appelée à la liberté des enfants de Dieu ; et que l’Esprit qu’elle a reçu n’est point un esprit de servitude, mais de liberté384. L’âme sent alors qu’elle agit librement et suavement, quoique fortement et infailliblement.
10. L’Esprit de la motion divine est si nécessaire pour toutes choses que saint Paul dans le même endroit fonde cette nécessité sur385 notre ignorance dans les choses que nous demandons. L’Esprit (dit-il) nous aide dans nos faiblesses, car nous ne savons pas ce qu’il faut demander, ni le demander comme il faut ; mais l’Esprit même le demande pour nous, avec des gémissements ineffables386. Ceci est positif : si nous ne savons pas ce qu’il nous faut, ni même demander comme il faut ce qui nous est nécessaire, et s’il faut que387 l’Esprit qui est en nous, à la motion duquel nous nous abandonnons, le demande pour nous, ne devons-nous pas le laisser faire ? Il le fait avec des gémissements ineffables.
Cet Esprit est l’Esprit du Verbe qui est toujours exaucé, comme Il le dit Lui-même : Je sais que vous m’exaucez toujours388. Si nous laissions demander et prier cet Esprit en nous, nous serions toujours exaucés. Et pourquoi cela ? Apprenez-le-nous, grand Apôtre, Docteur mystique et Maître de l’intérieur. C’est, ajoute saint Paul, que celui qui sonde les cœurs, connaît ce que l’Esprit désire, parce qu’Il demande selon Dieu pour les saints389. C’est-à-dire que cet Esprit ne demande que ce qui est conforme à la volonté de Dieu. La volonté de Dieu est que nous soyons sauvés et que nous soyons parfaits. Il demande donc ce qui est nécessaire pour notre perfection.
11. Pourquoi, après cela, nous accabler de soins superflus et nous fatiguer dans la multiplicité de nos voies, sans jamais dire : Demeurons en repos390 ? Dieu nous invite Lui-même à nous reposer sur Lui de toutes nos inquiétudes. Et Il se plaint, dans Isaïe, avec une bonté inconcevable, de ce que l’on emploie la force de l’âme, ses391 richesses et son trésor, dans mille choses extérieures : vu qu’il y a si peu à faire pour jouir des biens que nous prétendons, pourquoi, dit Dieu, employez-vous votre argent à ce qui ne peut vous nourrir, et vos travaux à ce qui ne peut vous rassasier ? Écoutez-moi avec attention : nourrissez-vous de la bonne nourriture que Je vous donne, et votre âme en étant engraissée, sera dans la joie392.
O. si on connaissait le bonheur qu’il y a d’écouter Dieu de la sorte, et combien l’âme en est engraissée393 ! Il faut que toute chair se taise en présence du Seigneur394. Il faut que tout cesse sitôt qu’Il paraît. Dieu, pour nous obliger encore à nous abandonner sans réserve, nous assure, dans le même Isaïe, que nous ne devons rien craindre en nous abandonnant, parce qu’Il prend un soin de nous tout particulier. Une mère peut-elle oublier ses enfants (dit Dieu) et n’avoir point de compassion du fils qu’elle a porté dans ses entrailles ? Mais quand même elle l’oublierait, pour moi Je ne vous oublierai jamais395. Ô paroles pleines de consolation ! Qui craindra après cela de s’abandonner à la conduite de Dieu ?
1. Les actes de l’homme sont ou extérieurs ou intérieurs. Les extérieurs397 sont ceux qui paraissent au-dehors, à l’égard de quelque objet sensible, et qui n’ont autre bonté ni malice morale que celle qu’ils reçoivent du principe398 intérieur dont ils partent.
Ce n’est point de ceux-là que j’entends parler, mais seulement des actes intérieurs qui sont des actions de l’âme, par lesquelles elle s’applique intérieurement à quelque objet, ou se détourne aussi de quelque autre.
2. Lorsque, étant appliqué à Dieu, je veux faire un acte d’autre nature, je399 me détourne de Dieu et je me tourne vers les choses créées plus ou moins selon que mon acte est plus ou moins fort. Si je suis tourné vers la créature, je veux retourner à Dieu : il faut400 que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. Plus l’acte est parfait, plus la conversion est entière.
Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin de plusieurs actes401 pour me tourner vers Dieu. Les uns le font tout d’un coup, les autres le font peu à peu. Mon acte me doit donc porter à me tourner vers Dieu, employant toute la force de mon âme pour Lui, suivant le conseil de l’Ecclésiastique : Réunissez tous les mouvements de votre cœur dans la sainteté de Dieu402. Et comme faisait David : Je conserverai toute ma force pour vous403, ce qui se fait en rentrant fortement en soi-même, comme dit l’Écriture : Retournez à votre cœur404.
Car nous sommes écartés de notre cœur par le péché. Aussi405 Dieu ne demande-t-Il que notre cœur : Mon fils, donnez-moi votre cœur, et que vos yeux soient toujours attachés à mes voies406. Donner son cœur à Dieu, c’est avoir toujours la vue, la force et la vigueur de l’âme attachée à Lui afin de suivre ses volontés. Il faut donc demeurer ainsi tourné vers Dieu, sitôt que l’on y est appliqué.
Mais407 comme l’esprit de l’homme est léger et que l’âme, étant accoutumée à être tournée au-dehors, se dissipe aisément et se détourne, sitôt qu’elle s’aperçoit qu’elle s’est détournée dans les choses du dehors, il faut que, par un acte simple qui est un retour vers Dieu, elle se remette en Lui408. Puis son acte subsiste tant que sa conversion dure, à force de se retourner vers Dieu par un retour simple et sincère.
3. Et comme plusieurs actes réitérés font une habitude, l’âme contracte l’habitude de la conversion et d’un acte qui devient comme habituel dans la suite409. L’âme ne doit pas se mettre alors en peine de chercher cet acte pour le former, parce qu’il subsiste. Et même elle410 ne le peut sans y trouver une très grande difficulté. Elle trouve même qu’elle se tire de son état sous prétexte de le chercher, ce411 qu’elle ne doit jamais faire puisqu’il subsiste en habitude et qu’alors412, elle est dans une conversion et dans un amour habituel. On cherche un acte par d’autres actes, au lieu de se tenir attaché par un acte simple à Dieu seul.
On413 remarquera que l’on aura quelquefois facilité à faire distinctement de tels actes, mais simplement : c’est une marque que l’on s’était détourné et que l’on rentre dans son cœur après qu’on s’en était écarté. Mais que l’on y demeure en repos dès que l’on414 y est rentré. Lors donc que l’on croit qu’il ne faut point faite d’actes, on se méprend, car on fait toujours des actes, mais chacun les doit faire conformément415 à son degré.
4. Pour bien éclaircir cet endroit, qui fait la difficulté de la plupart des spirituels faute416 de le comprendre, il faut savoir qu’il y a des actes passagers et distincts, et des actes continués ; des417 actes directs et des actes réfléchis. Tous ne peuvent point faire les formels et tous ne sont point en état de faire les autres.
Les premiers actes se doivent faire par les personnes qui sont détournées. Ils doivent se tourner par une action qui se distingue, et qui soit plus ou moins forte, selon que le détour était plus ou moins éloigné. De sorte que418, lorsque le détour est léger, un acte des plus simples suffit.
5. Il y a l’acte substantiel qui est lorsque l’âme419 est toute tournée vers son Dieu par un acte direct, qu’elle ne renouvelle pas, à moins qu’il ne fût interrompu, mais qui subsiste. L’âme, étant toute tournée de la sorte, est dans la charité et elle y demeure420 : Et qui demeure dans la charité, demeure en Dieu421. Alors l’âme est comme dans422 une habitude de l’acte, se reposant dans ce même acte.
Mais son repos n’est pas oisif. Car alors il y a un acte toujours subsistant, qui est un doux enfoncement423 en Dieu, où Dieu l’attire toujours plus fortement. Et elle, suivant cet attrait si fort, en424 demeurant dans son amour et dans la charité, s’enfonce toujours plus dans ce même amour, et elle a une action infiniment plus forte, plus vigoureuse et plus prompte que l’acte qui ne sert qu’à former le retour.
6. Or l’âme qui est dans cet acte profond et fort, étant toute tournée vers son Dieu, ne s’aperçoit point de cet acte, parce qu’il est direct et non réfléchi. Ce qui fait que cette personne, ne s’expliquant pas bien, dit qu’elle ne fait point d’actes425. Mais elle se trompe : elle n’en fit jamais de meilleurs ni de plus agissants. Qu’elle dise plutôt :426 je ne distingue plus d’actes ; et non pas : je ne fais point d’actes.
Elle ne les fait point par elle-même : j’en conviens ; mais elle est tirée et elle suit ce qui l’attire. L’amour est le poids qui l’enfonce, comme une personne qui tombe dans la mer s’enfonce et s’enfoncerait à l’infini, si la mer était infinie, et sans s’apercevoir de cet enfoncement, elle descendrait dans le plus profond, d’une vitesse incroyable.
C’est donc parler improprement que de dire que l’on ne fait point d’actes. Tous font des actes, mais tous ne les font pas de la même manière. Et l’abus vient de ce que tous ceux qui entendent et savent qu’il faut faire des actes, voudraient les faire distincts et sensibles. Cela ne se peut. Les sensibles sont427 pour les commençants, et les autres sont pour les âmes avancées. S’arrêter aux premiers actes, qui sont faibles et avancent peu, c’est se priver des derniers. De même que vouloir faire les derniers, avant que d’avoir passé par les premiers, serait un autre abus428.
7. Il faut que toutes choses se fassent en leur temps429. Chaque état a son commencement, son progrès et sa fin. Si l’on veut toujours s’arrêter au commencement, c’est trop se méprendre. Il430 n’y a point d’art qui n’ait son progrès : au commencement, il faut travailler avec effort, mais ensuite il faut jouir du fruit de son travail431.
Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. De même, lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là, il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis travaillant par432 le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port, et en l’éloignant, on la tourne au-dedans, qui est le lieu où l’on désire voyager.
8. Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte, à mesure qu’il avance dans la mer, il s’éloigne plus de la terre, et plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement, et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, qui est rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Étendre les voiles, c’est faire l’oraison de simple exposition devant Dieu, pour être mû par son Esprit. Tenir le gouvernail, c’est empêcher notre cœur de s’égarer du droit chemin, le ramenant doucement et le conduisant selon le mouvement de l’Esprit de Dieu qui s’empare peu à peu de ce cœur, comme le vent vient peu à peu enfler les voiles et pousser le vaisseau. Tant que le vaisseau a le vent en poupe, le pilote et les nautoniers se reposent de leur travail. Quelle démarche ne font-ils pas sans se fatiguer ? Ils font plus de chemin en une heure, en se reposant de la sorte et en laissant conduire le vaisseau au vent, qu’ils n’en feraient en bien du temps par tous leurs premiers efforts433. S’ils voulaient alors ramer, outre qu’ils se fatigueraient beaucoup, leur effort serait inutile et ils retarderaient le vaisseau.
C’est la conduite que nous devons tenir dans notre intérieur, et, en agissant de cette manière, nous avançons plus en peu de temps par la motion divine, qu’en toute autre manière par beaucoup d’efforts. Si on voulait prendre cette voie, on la trouverait la plus aisée du monde.
9. Lorsque l’on a le vent contraire, si le vent et la tempête est forte, il faut jeter l’ancre dans la mer pour arrêter le vaisseau. Cette ancre n’est autre chose que la confiance en Dieu et l’espérance en sa bonté, attendant en patience le calme et la bonace434, et que le vent favorable retourne, comme faisait David : J’ai attendu (dit-il) le Seigneur avec grande patience, et Il s’est enfin abaissé jusqu’à moi435. Il faut donc s’abandonner à l’Esprit de Dieu et se laisser conduire par ses mouvements.
1. Si tous ceux qui travaillent à la conquête des âmes tâchaient de les gagner par le cœur, les mettant d’abord en oraison et en vie intérieure, ils feraient des conversions infinies et durables. Mais tant que l’on ne s’y prend que par le dehors et qu’au lieu d’attirer les âmes à Jésus-Christ, par l’occupation du cœur en Lui, on les charge seulement de mille préceptes pour les exercices extérieurs, il ne se fait que très peu de fruit et il ne dure pas437.
Si les curés de la campagne avaient le zèle d’instruire de cette sorte leurs paroissiens, les bergers, en gardant leurs troupeaux, auraient l’esprit des anciens anachorètes ; et les laboureurs, en conduisant le socle de leurs charrues, s’entretiendraient heureusement avec Dieu ; les manœuvres qui se consument de travail en recueilleraient des fruits éternels. Tous les vices seraient bannis en peu de temps, et tous leurs paroissiens deviendraient spirituels.
2. Ha, quand le cœur est gagné, tout le reste se corrige aisément ! C’est pourquoi Dieu demande principalement le cœur. On retrancherait par ce seul moyen les ivrogneries, les blasphèmes, les impudicités, les inimitiés, les larcins, qui règnent ordinairement parmi les gens de la campagne. Jésus-Christ régnerait paisiblement partout et la face de l’Église se renouvellerait en tous lieux.
Les hérésies sont entrées dans le monde par la perte de l’intérieur. Si l’intérieur était rétabli, elles seraient bientôt ruinées. L’erreur ne s’empare des âmes que par le manquement de foi et de prière. Si on apprenait à nos frères égarés à croire simplement et à faire oraison, au lieu de disputer beaucoup avec eux, on les ramènerait doucement à Dieu.
O Pertes438 inestimables, que celles qui se font en négligeant l’intérieur ! O Quel compte les personnes qui sont chargées des âmes n’auront-elles pas à rendre à Dieu, pour n’avoir pas découvert à tous ceux qu’ils servent par le ministère de la parole, ce trésor caché !
3. On s’excuse sur ce que l’on dit qu’il y a du danger dans ce chemin, ou que les gens simples sont incapables des choses de l’Esprit. L’oracle de la vérité nous assure du contraire : Le Seigneur (dit-il) met son affection en ceux qui marchent simplement439. Mais quel danger peut-il y avoir à marcher dans l’unique voie qui est Jésus-Christ, se donnant à Lui, Le regardant sans cesse, mettant toute sa confiance en sa grâce et tendant de toutes nos forces à son plus pur amour ?
4. Loin que les simples soient incapables de cette perfection, ils y sont même plus propres. Parce qu’ils sont plus dociles, plus humbles et plus innocents, et que, ne raisonnant pas, ils ne sont pas tant attachés à leurs propres lumières. Étant de plus sans science, ils se laissent mouvoir plus aisément à l’Esprit de Dieu. Au lieu que les autres, qui sont gênés et aveuglés par leur propre suffisance, résistent beaucoup plus à l’inspiration divine.
Aussi Dieu nous déclare que c’est aux petits qu’Il donne l’intelligence de sa loi440. Il nous assure encore qu’Il aime à converser familièrement avec les simples441. Le Seigneur garde les simples : J’étais réduit à l’extrémité, et Il m’a sauvé442. Que les pères des âmes prennent garde de ne pas empêcher les petits enfants d’aller à Jésus-Christ. Laissez venir (dit-Il à ses apôtres) ces petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le Royaume des Cieux443. Jésus-Christ ne dit cela à ses apôtres que parce qu’ils voulaient empêcher les enfants d’aller à Lui.
5. Souvent on applique le remède au corps et le mal est au cœur. La cause pour laquelle on réussit si peu à réformer les hommes, surtout les gens de travail, c’est que l’on s’y prend par le dehors et que tout ce que l’on y peut faire passe aussitôt. Mais si on leur donnait d’abord la clef de l’intérieur, le dehors se réformerait ensuite avec une facilité toute naturelle.
Or cela est très aisé. Leur apprendre à chercher Dieu dans leur cœur, à penser à Lui, à y retourner s’en trouvant distraits, à tout faire et tout souffrir à dessein de Lui plaire, c’est les appliquer à la source de toutes les grâces et leur y faire trouver tout ce qui est nécessaire pour leur sanctification.
6. Vous êtes conjurés, ô vous tous qui servez les âmes, de les mettre d’abord dans cette voie, qui est Jésus-Christ ; et c’est Lui qui vous en conjure par tout le sang qu’Il a répandu pour ces âmes qu’Il vous a confiées. Parlez au cœur de Jérusalem444. O Dispensateurs de ses grâces, ô prédicateurs de sa parole, ô ministres de ses sacrements, établissez son Royaume ; et pour l’établir véritablement, faites-le régner sur les cœurs ! Car comme c’est le cœur seul qui peut s’opposer à son empire, c’est par l’assujettissement du cœur que l’on honore le plus sa souveraineté. Rendez gloire à la sainteté de Dieu, et Il deviendra votre sanctification445. Faites des catéchismes particuliers pour enseigner à faire oraison, non par raisonnement ni par méthode (les gens simples n’en étant pas capables), mais une oraison de cœur et non de tête, une oraison de l’Esprit de Dieu et non de l’invention de l’homme.
7. Hélas ! On veut faire des oraisons étudiées ; et pour les vouloir trop ajuster, on les rend impossibles. On a écarté les enfants du meilleur de tous les pères pour avoir voulu leur apprendre un langage trop poli. Allez, pauvres enfants, parler à votre Père céleste avec votre langage naturel : quelque barbare et grossier qu’il soit, il ne l’est point pour Lui. Un père aime mieux un discours que l’amour et le respect met en désordre, parce qu’il voit que cela part du cœur, qu’une harangue sèche, vaine et stérile, quoique bien étudiée. Ô que de certaines œillades d’amour le charment et le ravissent ! Elles expriment infiniment plus que tout langage et tout raisonnement.
8. Pour avoir voulu apprendre à aimer avec méthode l’amour même, l’on a beaucoup perdu de ce même amour446. O. qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre un art d’aimer ! Le langage d’amour est barbare à celui qui n’aime pas ; mais il est très naturel à celui qui aime. Et on n’apprend jamais mieux à aimer Dieu qu’en L’aimant. En ce métier, souvent les plus grossiers deviennent les plus habiles, parce qu’ils y vont plus simplement et plus cordialement. L’Esprit de Dieu n’a pas besoin de nos447 ajustements. Il prend quand il Lui plaît des bergers pour faire des prophètes. Et bien loin de fermer le palais de l’oraison à quelqu’un, comme on se l’imagine, il en laisse au contraire toutes les portes ouvertes à tous, et la Sagesse a ordre de crier dans les places publiques : Quiconque est simple, vienne à moi. Et elle a dit aux insensés : Venez, mangez le pain que je vous donne, et buvez le vin que je vous ai préparé448. Jésus Christ ne remercie-t-Il pas son Père de ce qu’Il a caché ses secrets aux sages, et les a révélés aux petits449 ?
1. Il est impossible d’arriver à l’union divine par la seule voie de la méditation451 pour plusieurs raisons dont j’en dirai quelques-unes.
Premièrement452, selon l’Écriture : Nul ne verra Dieu, tant qu’il sera vivant453. Or tout l’exercice de l’oraison discursive ou même de la contemplation active, regardés comme une fin et non comme une disposition à la passive, sont des exercices vivants par lesquels nous ne pouvons voir Dieu, c’est-à-dire être unis à Lui. Il faut que ce qui est de l’homme et de sa propre industrie, pour noble et relevé qu’il puisse être, il faut, dis-je, que tout cela meure.
Saint Jean rapporte que dans le ciel il se fit un grand silence454. Le ciel représente le fond et le centre de l’âme, où il faut que tout soit en silence lorsque la majesté de Dieu y paraît. Tout ce qui est de propres efforts et de propriété455* doit être détruit, parce que rien n’est opposé456 à Dieu que la propriété, et que toute la malignité de l’homme est dans cette propriété, comme dans la source de sa malice. En sorte457 que plus une âme perd sa propriété, plus elle devient pure. Et ce qui serait un défaut à une âme vivant à elle-même ne l’est plus à cause de la pureté et de l’innocence qu’elle a contractée, lorsqu’elle a perdu ces propriétés qui causaient la dissemblance entre Dieu et l’âme458*.
2. Or459, pour unir deux choses aussi opposées que le sont la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, la simplicité de Dieu et la multiplicité de l’homme, il faut que Dieu opère singulièrement. Cela460 ne se peut jamais faire par l’effort de la créature, puisque deux choses ne peuvent être unies qu’elles n’aient du rapport et de la ressemblance entre elles, ainsi qu’un métal impur ne s’alliera jamais avec un or très pur et affiné461*.
3. Que fait donc Dieu ? Il envoie devant Lui sa propre Sagesse, comme le feu sera envoyé sur la terre pour consumer par son activité tout ce qu’il y a d’impur. Le feu consume toutes choses et rien ne résiste à son activité. Il462 en est de même de la Sagesse. Elle consume toute impureté dans la créature pour la disposer à l’union divine.
Cette impureté si opposée à l’union est la propriété et l’activité. La propriété : parce qu’elle est la source de la réelle impureté, qui ne peut jamais être alliée à la pureté essentielle. De même que les rayons peuvent bien toucher la boue, mais non pas se l’unir. L’activité : parce que Dieu étant dans un repos infini, il faut, afin que l’âme puisse être unie à Lui, qu’elle participe à son repos. Sans quoi il ne peut y avoir d’union à cause de la dissemblance, puisque pour unir deux choses, il faut qu’elles soient dans un repos proportionné.
C’est pour cette raison que l’âme n’arrive à l’union divine que par le repos de sa volonté. Et elle ne peut être unie à Dieu463 qu’elle ne soit dans un repos central et dans la pureté de sa création464.
4. Pour purifier l’âme, Dieu se sert de la Sagesse, comme on se sert du feu465 pour purifier l’or. Il est certain que l’or ne peut être purifié que par le feu qui consume peu à peu tout ce qu’il y a de terrestre et de matériel et le sépare de l’or. Il ne suffit pas à l’or466 pour être mis en œuvre, que la terre soit changée en or. Il faut de plus que le feu le fonde et le dissolve, pour tirer de sa substance tout ce qui lui reste d’étranger et de terrestre. Et cet or est mis tant et tant de fois au feu qu’il perd toute impureté et toute disposition à pouvoir être purifié.
L’orfèvre ne pouvant plus y trouver de mélange, à cause qu’il est venu à sa parfaite pureté et simplicité, le feu ne peut plus agir sur cet or467*. Et il y serait un siècle qu’il n’en serait pas plus pur et qu’il ne diminuerait pas. Alors il est propre à faire les plus excellents ouvrages.
Et si cet or est impur dans la suite, je dis que ce sont des saletés contractées nouvellement par le commerce des corps étrangers. Mais il y a cette différence, que cette impureté n’est que superficielle et n’empêche pas de le mettre en œuvre. Au lieu que l’autre impureté était cachée dans le fond et comme identifiée avec sa nature468*. Cependant les personnes qui ne s’y connaissent pas, voyant un or épuré couvert de crasse au-dehors, en feront moins de cas que d’un or grossier, très impur, dont le dehors sera poli469.
5. De plus, vous remarquerez que l’or d’un degré de pureté inférieure ne peut s’allier avec celui d’un degré de pureté supérieure. Il faut que l’un contracte de l’impureté de l’autre, ou que celui-ci participe à la pureté de celui-là. Mettre un or épuré avec un grossier, c’est ce que l’orfèvre ne fera jamais. Que fera-t-il donc ? Il fera perdre par le feu tout le mélange terrestre à cet or, afin de le pouvoir allier à la pureté du premier. Et c’est ce qui est dit en saint Paul, que nos œuvres seront éprouvées comme par le feu, afin que ce qui est combustible soit brûlé470. Il est ajouté que la personne dont les œuvres se trouveront propres à être brûlées sera sauvée, mais comme par le feu. Cela veut dire qu’il y a des œuvres reçues et qui sont de mise. Mais afin que celui qui les a faites soit aussi pur, il faut qu’elles passent par le feu, afin que la propriété en soit ôtée. Et c’est en ce même sens que Dieu examinera et jugera nos justices471, parce que l’homme ne sera jamais sanctifié par les œuvres de la loi, mais par la justice de la foi qui vient de Dieu472.
6. Cela posé473, je dis qu’afin que l’homme soit uni à son Dieu, il faut que sa Sagesse, accompagnée de la divine Justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l’âme tout ce qu’elle a de propriété, de terrestre, de charnel et de propre activité ; et474 qu’ayant ôté à l’âme tout cela, Il se l’unisse.
Ce qui ne se fait jamais par l’industrie de la créature : au contraire elle le souffre475*, même à regret476, parce que, comme j’ai dit, l’homme aime si fort sa propriété et il craint tant sa destruction que, si Dieu ne le faisait Lui-même et d’autorité, l’homme n’y consentirait jamais477.
7. On me répondra à cela que Dieu n’ôte jamais à l’homme sa liberté et qu’ainsi il peut toujours résister à Dieu478* : d’où il s’ensuit que479 je ne dois pas dire que Dieu agit absolument et sans le consentement de l’homme.
Je m’explique, et je dis qu’il suffit alors qu’il donne un consentement passif afin qu’il ait480 une entière et pleine liberté, parce que s’étant donné à Dieu dès le commencement, afin qu’Il fasse de lui et en lui tout ce qu’Il voudrait, il donna dès lors un consentement actif et général pour tout481 ce que Dieu ferait. Mais lorsque Dieu détruit, brûle et purifie482*, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux : elle croit plutôt le contraire, et de même que le feu, au commencement, semble salir l’or, aussi cette opération483 semble dépouiller l’âme de sa pureté. De sorte que, s’il fallait alors un consentement actif et explicite, l’âme aurait peine à le donner, et bien souvent elle ne484 le donnerait pas. Tout ce qu’elle fait est de se tenir dans un485 consentement passif, souffrant de son mieux cette opération, qu’elle ne peut ni ne veut empêcher486.
8. Dieu donc purifie tellement cette âme de toutes opérations propres, distinctes, aperçues et multipliées, qui font une dissemblance très grande, qu’enfin Il se la rend peu à peu conforme et enfin uniforme, relevant la capacité passive de la créature, l’élargissant et l’ennoblissant, quoique d’une487 manière cachée et inconnue : c’est pourquoi on l’appelle mystique. Mais il faut qu’à toutes ces opérations l’âme concoure passivement488.
Il est vrai qu’avant que d’en venir là, il faut qu’elle agisse plus au commencement ; puis, à mesure que l’opération de Dieu devient plus forte, il faut que peu à peu et successivement, l’âme lui cède489, jusqu’à ce qu’Il l’absorbe tout à fait. Mais cela dure longtemps490.
9. On491 ne dit pas, donc, comme quelques-uns l’ont cru, qu’il ne faille pas passer par l’action, puisqu’au contraire c’est la porte. Mais seulement qu’il n’y faut pas toujours demeurer, vu que l’homme doit tendre à la perfection de sa fin, et qu’il ne pourra jamais y arriver qu’en quittant les premiers moyens, lesquels lui ayant été nécessaires pour l’introduire dans ce chemin, lui nuiraient beaucoup dans la suite s’il s’y attachait opiniâtrement, puisqu’ils l’empêcheraient492 d’arriver à sa fin. C’est ce que faisait saint Paul : Je laisse (dit-il) ce qui est derrière, et je tâche d’avancer, afin d’achever ma course493.
Ne dirait-on pas qu’une personne aurait perdu le sens si, ayant entrepris un voyage, elle resterait à494 la première hôtellerie parce qu’on l’aurait assurée que plusieurs y ont passé, que quelques-uns y ont séjourné, et que les maîtres de la maison y demeurent495 ? Ce que l’on souhaite donc des âmes, c’est qu’elles avancent vers leur fin, qu’elles prennent le chemin le plus court et le plus facile, qu’elles ne s’arrêtent pas au premier lieu496 et que, suivant le conseil de saint Paul, elle se laissent mouvoir à l’Esprit497 de la grâce, qui les conduira à la fin pour laquelle elles ont été créées, qui est de jouir de Dieu.
10. C’est une chose étrange que, n’ignorant pas que l’on n’est créé que pour cela, et que toute âme qui ne parviendra pas dès cette vie à l’union divine et à la pureté de sa création doit brûler longtemps dans le Purgatoire pour acquérir cette pureté498, on ne puisse néanmoins souffrir que Dieu y conduise dès cette vie. Comme si ce qui doit faire la perfection de la gloire devait causer du mal et de l’imperfection dans cette vie mortelle499*.
11. Nul n’ignore que le Bien souverain est Dieu, que la béatitude essentielle consiste dans500 l’union à Dieu, que les saints sont plus ou moins grands selon que cette union est plus ou moins parfaite, et que cette union ne se peut faire dans l’âme par nulle propre activité, puisque Dieu ne se communique à l’âme qu’autant que sa capacité passive est grande, noble et étendue. On ne peut être uni à Dieu sans la passiveté et la simplicité. Et cette union étant la béatitude même, la voie qui nous conduit dans cette passiveté ne peut être mauvaise : au contraire, elle est la meilleure et il n’y a point de risque à y marcher.
12. Cette voie n’est point dangereuse. Si elle l’était, Jésus-Christ en aurait-Il fait la plus parfaite et la plus nécessaire de toutes les voies ? Tous y peuvent marcher ; et comme tous501 sont appelés à la béatitude, tous sont aussi appelés à jouir de Dieu, et en cette vie et en l’autre502, puisque la jouissance de Dieu fait notre béatitude.
Je dis503 de Dieu Lui-même et non de ses dons qui ne pourraient faire la béatitude essentielle, ne pouvant pas contenter pleinement l’âme. Car elle est si noble et si grande que tous les dons de Dieu les plus relevés ne pourraient la rendre heureuse si Dieu ne se donnait Lui-même. Or tout le désir de Dieu est de se donner Lui-même à sa créature, selon la capacité qu’Il a mise en elle, et l’on craint de se laisser à Dieu ! On craint de Le posséder et de se disposer à l’union divine !
13. On dit qu’il ne s’y faut pas mettre de soi-même. J’en conviens. Mais je dis aussi qu’aucune créature ne pourrait jamais s’y mettre, puisque nulle créature au monde ne pourrait s’unir504 à Dieu par tous ses efforts propres, et qu’il faut que Dieu se l’unisse. Si on ne peut s’unir à Dieu par soi-même, c’est crier contre une chimère que de crier contre ceux qui s’y mettent d’eux-mêmes.
On dira que l’on feint d’y être. Je dis que cela ne se peut feindre, puisque celui qui meurt de faim ne peut feindre, du moins pour longtemps, d’être dans un rassasiement parfait. Il lui échappera toujours quelque désir ou envie, et il fera bientôt connaître qu’il est bien loin de sa fin.
Puisque donc nul ne peut entrer dans sa fin que l’on ne l’y mette, il ne s’agit pas d’y introduire personne, mais de montrer le chemin qui y conduit, et de conjurer que l’on ne se tienne pas lié et attaché à des hôtelleries ou pratiques qu’il faut quitter quand le signal est donné, ce qui se connaît par le directeur expérimenté, lequel montre l’eau vive et tâche d’y introduire. Et ne serait-ce pas une cruauté punissable de montrer une source à un homme altéré, puis de le tenir lié et l’empêcher d’y aller, le laissant ainsi mourir de soif ?
14. C’est ce que l’on fait aujourd’hui. Convenons tous du chemin, et convenons de la fin, dont on ne peut douter sans erreur. Le chemin a son commencement, son progrès et son terme. Plus on avance vers le terme, plus nécessairement s’éloigne-t-on du commencement. Et il est impossible d’arriver au terme qu’en s’éloignant toujours plus du commencement, ne505 pouvant aller d’une porte à un lieu écarté sans passer par le milieu. Cela est incontestable.
Si la fin est bonne, sainte et nécessaire, si la porte est bonne, pourquoi le chemin qui vient de cette porte et conduit droit à cette fin sera-t-il mauvais ? Ô aveuglement de la plupart des hommes qui se piquent de science et d’esprit !506 O. qu’il est vrai, mon Dieu, que vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages, pour les révéler aux petits507 !
Cet appendice, que nous avons annoncé par une note attachée au § 7 de ce dernier chapitre du Moyen court, provient des Justifications, I Purification. Il commente le passage : « Mais lorsque Dieu détruit, brûle et purifie, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux… ». Il s’agit de se justifier sans rien oublier et en pesant soigneusement chaque mot :
Pour comprendre ceci, il est bon de faire attention que, lorsque l’onction de la grâce est fort goûtée et aperçue de l’âme, ses défauts paraissent comme essuyés ; mais lorsque Dieu purifie, qu’Il enfonce les vertus dans l’âme, les mêmes vertus semblent éteintes au-dehors et l’on voit les défauts naturels.
Il me semble que l’impression de l’hiver sur les plantes est une belle et véritable figure de cela. Lorsque l’hiver s’approche, les arbres perdent peu à peu les feuilles ; et cet habit d’un vert éclatant change peu à peu sa couleur, jaunit, et enfin meure et tombe, en sorte que les arbres paraissent tout dépouillés. La perte même de leurs feuilles laisse à découvrir tous les défauts de leurs écorces qu’on ne remarquait pas auparavant : ce ne sont point des défauts nouveaux que ces arbres contractent, ce sont les mêmes ; mais cette robe de verdure les dérobait aux yeux des hommes. Ils sont donc dépouillés de leurs feuilles, comme l’homme le parait des vertus dans le temps de sa purification.
Mais de même que l’arbre, en conservant sa sève, conserve le principe de ses feuilles, aussi l’âme n’est point dépouillée de l’essence de la vertu, ni ce qu’elle a de réel, mais bien d’un certain facile usage et de son éclat, en sorte que l’homme ainsi nu et dépouillé paraît, aux yeux des autres hommes et à ses propres yeux, avec tous les défauts naturels, couverts auparavant des habits d’une grâce sensible. Tout le temps de l’hiver, tous les arbres paraissent morts et ne le sont nullement ; au contraire l’hiver est ce qui les conserve. Car que fait l’hiver ? Il les resserre, afin que la sève ne s’épande pas au-dehors et qu’ils emploient leurs forces à pousser de nouvelles racines, à étendre et nourrir celles qui sont déjà poussées, et enfin à les enfoncer toujours plus avant dans la terre. On peut dire qu’alors plus l’arbre paraît mort dans ses accidents, qui sont ses feuilles (je ne sais si ce terme sera propre, mais j’espère de la charité de ceux qui veulent bien m’examiner, qu’ils suppléeront au défaut de mes expressions), cet arbre, dis-je, qui paraît mort dans ses accidents, ne fut jamais plus vivant dans son principe. Et c’est durant l’hiver que la source et le principe de sa vie s’établi[ssen]t, au lieu que dans les autres saisons il emploie toute sa sève à s’orner et embellir, et ses racines ne font pendant tout ce temps que s’affaiblir.
Il en est tout de même de l’économie de la grâce sur les âmes. Dieu ôte ce qui est d’accidentel dans la vertu, afin d’en nourrir le principe par l’essence de ces vertus, qui se pratiquent alors, quoique d’une manière cachée, comme l’humilité, le pur amour, l’abandon entier, le mépris de soi-même, et le reste. C’est donc en cette sorte que l’opération de Dieu semble salir les dehors, non qu’elle les salisse véritablement, mais elle ôte ce qui couvrait la saleté, afin de la mieux guérir en l’exposant aux yeux de tous.
Il me vient encore une autre comparaison : je ne sais si je ne m’en suis point servie en quelque endroit. C’est celle du bois, lorsqu’on le met au feu. Il faut qu’avant que le feu le change en soi, il en chasse tout ce qui lui est contraire. Remarquez, s’il vous plaît, que ce ne sont point différents feux qui purifient et transforment : le feu ne change point son opération, soit qu’il purifie le bois, soit qu’il le transforme en soi. L’opération du feu est toujours la même, qui est échauffer, brûler, éclairer. Et si nous lui voyons faire tant de différentes opérations, ce n’est que par rapport au sujet qui lui est présenté : car pour lui, il est toujours le même, toujours un en lui, quoique avec une infinie variété d’opérations, qui ne font rien à sa constitution, laquelle ne peut jamais être altérée, ni changée. Ce qui paraît changement dans le feu, n’est qu’un accident qui ne vient point de la cause, mais des sujets qui lui sont présentés. Car le feu agit dans tous les sujets et par rapport à ce qu’ils sont en eux-mêmes, et par rapport à ce qu’il est en soi : par rapport à ce qu’ils sont, il agit pour leur ôter les dissemblances et contrariétés ; et par rapport à ce qu’il est, il leur communique, à mesure qu’il les purifie de leurs contrariétés, selon ce qu’ils sont, sa chaleur et sa lumière. Il en est de même des opérations de Dieu. Il est toujours Lui-même, toujours égal à soi en toutes choses. Il n’a qu’une seule et unique opération sur tous les sujets, qui est de se les conformer ; et s’Il agit si différemment dans chacun de nous, cela vient de nous-mêmes.
La fin des opérations de Dieu est donc de se conformer tous les sujets propres à cela, et de les changer en soi. Il faut donc qu’Il commence par leur ôter et pousser au-dehors tout ce qu’ils ont de contraire à la fin pour laquelle Il les destine, qui est de les changer en soi, comme l’on voit que le feu commence par pousser au-dehors du bois la première contrariété, qui est son humidité ; ensuite, il ôte peu à peu toutes les autres qui sont les qualités du bois, sa couleur, sa pesanteur. Et lorsque cela s’opère par l’activité du feu, comme la purification se fait en l’âme par l’activité de la Sagesse, cette opération poussant au-dehors toutes les contrariétés dont elle purifie le dedans, le dehors paraît plus défectueux qu’il n’était auparavant.
Il faut néanmoins remarquer que comme le bois renfermait en soi ces contrariétés, et que ce ne sont point de nouvelles saletés, quoique cela parût tel à ceux qui, ignorant les propriétés du feu, ne verraient que cette seule opération au bois, aussi les défauts et misères dont l’âme se trouve alors remplie et qui lui font tant de peine, ne sont point de nouvelles impuretés qu’elle contracte, mais les mêmes qu’elle avait, mais qu’elle [n’] apercevait pas, parce que, n’étant pas si proche de Dieu ni si exposée à ses yeux purifiants, cela ne paraissait pas : comme on ne distingue les contrariétés qui sont dans le bois, que lorsque le feu commence d’agir sur lui et de l’échauffer.
Et comme il est manifeste qu’on ne s’avise pas de mettre de nouvelles humidités sur le bois afin qu’il devienne plus pur par le feu, et qu’il est évident qu’on n’ajoute rien à son humidité, qu’au contraire on le prépare pour le mettre au feu, en le laissant sécher après qu’il est coupé, aussi est-ce une folie et une impertinence malicieuse de dire qu’il faille salir l’extérieur pour purifier le dedans. Ceux qui disent ces choses, ou ne veulent pas voir la vérité, ou le disent malicieusement : et c’est une invention du diable pour éloigner de l’oraison. Car n’est-il pas vrai que si vous mettez de nouvelles impuretés et humidités sur ce bois, non seulement le feu ne le changera point en soi, mais même peu à peu, si vous mettez une humidité plus forte que la chaleur du feu, elle l’éteindra tout à fait ? Et si l’humidité que vous ajoutez n’excède pas la force du feu, le même feu sera toujours employé à détruire les nouvelles contrariétés, et ne changera jamais en soi le bois. Il faut donc, bien loin d’ajouter de nouvelles contrariétés, pour être purifié, laisser peu à peu détruire les obstacles qui sont en nous à la grâce, afin que la grâce, après les avoir surmontés peu à peu, selon la force du sujet, Dieu, trouvant le sujet disposé, le change enfin en soi-même.
C’est toute l’économie de la grâce de la purification, et toute personne qui y aura passé, verra que je dis vrai. Je prie Dieu d’éclairer les yeux pour faire voir cette extrême différence ; et que la malice de l’ennemi, qui a semé beaucoup d’ivraie avec le bon grain, ne soit pas cause qu’on confonde l’un et l’autre, et qu’on arrache la vérité pour détruire le mensonge. Si je cherche en cela mon propre intérêt, je prie Celui sous les yeux duquel j’écris, de confondre mon erreur et la malice, et de relever sa vérité, quand ce serait aux dépens de ma vie.
Dans sa Vie par elle-même, Mme Guyon décrit les circonstances et le caractère spontané de la première écriture de son œuvre la plus connue508 :
Dans cette retraite, il me vint un si fort mouvement d’écrire que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me faisait malade et m’ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m’était arrivé. Ce n’est pas que j’eusse rien de particulier à écrire, je n’avais chose au monde ni pas même une idée de quoi que ce soit. C’était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. J’étais comme ces mères trop pleines de lait, qui souffrent beaucoup. Je dis au Père La Combe après beaucoup de résistance la disposition où je me trouvais, il me dit qu’il avait eu de son côté un fort mouvement de me commander d’écrire, mais qu’à cause que j’étais si languissante qu’il n’avait osé me l’ordonner. Je lui dis que ma langueur ne venait que de ma résistance, que je croyais qu’aussitôt que j’écrirais, cela se passerait. Il me demanda : « Mais que voulez-vous écrire ? » Je lui dis : « Je n’en sais rien, je ne veux rien, et je n’ai nulle idée, et je croirais même faire une grande infidélité de m’en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire. » Il m’ordonna de le faire. En prenant la plume, je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire. Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire ; cependant j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure sous la comparaison des rivières et des fleuves. Quoiqu’il soit assez long et que la comparaison y soit soutenue jusqu’au bout, je n’ai jamais formé une pensée ni n’ai jamais pris garde où j’en étais restée et, malgré des interruptions continuelles, je n’ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d’un mot coupé que j’avais laissé ; encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d’écrire ce que j’allais écrire ; était-il écrit, je n’y pensais plus. J’aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre, et Notre Seigneur me fit la grâce que cela n’arriva pas. À mesure que j’écrivais, je me sentais soulagée et je me portais mieux.
Le premier jet date de l’été 1682 : c’est donc une œuvre de relative jeunesse puisque Mme Guyon a vécue tout juste la moitié de son existence. Elle y compare le chemin spirituel à un torrent, mais il manquait des précisions sur sa fin : le lac ou la mer où se mêle l’eau du torrent parvenu au terme de sa course.
Insatisfaite du dernier chapitre de sa première écriture, qui précédait une Conclusion […] à son confesseur, elle ajouta donc une « seconde partie », où elle précise cet achèvement, ceci à une date indéterminée, précédant toutefois 1695509. Après sa sortie de prison en 1703, elle révisa et compléta le texte, corrigeant « un grand nombre de formules peu heureuses510 ». Cette seconde partie des Torrents a été souvent négligée parce qu’elle abandonne la comparaison avec le cours d’eau qui fait le charme de la première ; mais, ajoutée après coup, elle couvre l’essentiel de la vie mystique.
Orcibal fait le récit suivant relatif à l’histoire manuscrite :
Mme Guyon ne chercha jamais à publier les Torrents, mais, après son retour à Paris en 1686, elle montra l’écrit à la duchesse de Charost qui « en fit un grand état » et à un confesseur, le P. du troisième Ordre Paulin d’Aumale, « sans lui permettre cependant d’en prendre de copie ». Le religieux le « trouva fort spirituel », bien qu’il y eût « des choses qu’il n’approuvait pas ». Le duc de Chevreuse en eut communication et, le 12 mai 1693, Mme Guyon lui permettait même d’en « faire lire le commencement » à J. J. Boileau qui avait déjà examiné son Moyen Court. Les 23 et 24 août 1693, elle plaçait beaucoup plus de confiance dans le jugement qu’en ferait Bossuet, ajoutant : « S’il y a quelque chose de trop fort dans les Torrents, je l’expliquerai et, si je me suis trompée dans ce que j’ai écrit, je suis ravie d’être redressée ». Hélas ! Dès le 30 septembre 1693 Bossuet disait « avoir vu un écrit des Torrents, fort mauvais ». Mais il ne devait s’agir que d’une copie sans autorité, puisque le ler septembre 1694 on demanda au P. Paulin d’Aumale l’attestation que c’était « le même écrit que je me souviens d’avoir lu autrefois mot à mot et qui m’avait été prêté par Mme Guyon ». Le 6 décembre 1694, Bossuet et Noailles posèrent à celle-ci huit questions sur des expressions des Torrents et M. Tronson compléta le 12 l’interrogatoire : elle donna des réponses satisfaisantes, mais incomplètes. Une fois à Meaux, elle déclara solennellement à Bossuet les 15 avril et 1er juillet 1695 : « Quant aux manuscrits qu’on répand sous mon nom, notamment celui qu’on nomme Torrens… je n’en puis avouer aucun à cause des altérations qu’on a faites dans les copies ». Aussi l’ouvrage ne fut-il pas mentionné dans les Instructions pastorales de Bossuet et de Noailles d’avril 1695.
Jusqu’ici demeure l’espoir d’une compréhension ou du moins d’un accommodement par transaction entre d’une part Mme Guyon, la duchesse de Charost, aînée du groupe fondé par Bertot, le duc de Chevreuse devenu confident, et d’autre part Paulin d’Aumale, Bossuet et Noailles, enfin Tronson agissant peut-être comme modérateur. Mais, après le traitement de choc par Bossuet auquel fut soumise Mme Guyon lors de son séjour volontaire à la Visitation de Meaux :
Tout changea après que Mme Guyon se fut enfuie de Meaux et, le 21 novembre 1695, l’évêque de Chartres Godet-Desmarais publia un mandement où il dénonçait une soixantaine de propositions de Mme Guyon, dont près de vingt, et les plus accablantes, étaient tirées d’un manuscrit des Torrents communiqué par Bossuet. L’accusée protesta avec indignation dans une lettre du 27 au duc de Chevreuse : « Ceux qui ont transcrit… l’écrit des Torrens… avec une fin malicieuse » ont « ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même ». 511.
On trouvera dans les 63 propositions dont nous repérons les collages au fil du texte des Torrents des gauchissements qui justifient les protestations de madame Guyon.
Quatre manuscrits des Torrents sont actuellement connus :
– le ms. (R) des Archives générales O. P., Rome, Sainte - Sabine, XIV, 461 a, envoyé sans doute par Bossuet en 1698 avec l’attestation du P. Paulin d’Aumale ;
– le ms. (G) des Archives de Saint — Sulpice 2056 muni du même certificat. La table (dressée par un sulpicien en 1700 - 1703) précise : « Cette copie a été faite sur celle de M. l’évêque de Chartres qui a fait transcrire la sienne sur celle de M. l’évêque de Meaux, lequel assure que la sienne est fidèle. Elle diffère du manuscrit suivant qui nous a été envoyé d’Autun » (p. 241).
– Nous désignons par (A) cette autre pièce du même ms. 2056.
– Enfin le ms. 169 de la B. M. de Sens (S) a appartenu à l’archevêque Languet de Gergy dont le nom est bien connu des historiens de Fénelon et de Mme Guyon.
Les mss. À et S ne portent pas le certificat du P. Paulin, mais R, G et S semblent remonter à un archétype commun512.
Mme Guyon protestera contre l’utilisation de copies peu sûres (ou tronquées) des Torrents et veillera sur son œuvre de jeunesse513. Il faut attendre 1699 pour voir la première édition hollandaise de Pierre Poiret incluant la première partie des Torrents. L’« Avertissement », qui ne serait pas de Poiret, soulève clairement les points les plus difficiles à admettre par ses détracteurs « anti-mystiques » — et aussi par de nombreux observateurs « neutres » :
Ceux qui les ont vus [les manuscrits cités auparavant] et qui prétendent la convaincre de quiétisme, disent qu’elle fait remarquer trois sortes de choses extraordinaires en elle : la première qui regarde les communications intérieures en silence, laquelle elle dit être très aisée à justifier par le grand nombre de personnes de mérite et de probité, qui en ont fait l’expérience. Pour les choses à venir, c’est une matière sur laquelle elle ne désire pas trop qu’on fasse attention […] Au regard des communications, on lui fait dire que Dieu lui donne une abondance de grâce […] on n’a qu’à s’asseoir en silence auprès d’elle, et l’on y reçoit la grâce […], mais puisque l’évêque de Meaux et les autres prélats de son parti, toléraient Madame Guyon, qu’ils l’admettaient à la communion, et qu’ils ne se sont déchaînés contre elle que depuis qu’ils ont été animés contre l’archevêque de Cambrai, il y a bien plus d’apparence que c’est elle qui est victime de cet archevêque. L’amitié que ce prélat lui avait témoignée lui est devenue funeste…514.
Il faut attendre 1712 pour que Poiret puisse donner le texte complet augmenté d’après « deux manuscrits qu’on croit être du nombre des meilleurs », assez proches de celui d’Autun. Pour Orcibal :
Cette fois il s’agit d’un texte révisé et complété par l’addition de mots, de lignes et même de pages qui expliquent les passages délicats et font disparaître les expressions choquantes. Est-ce à dire que l’édition précédente renfermait une « quantité prodigieuse de fautes » (Préface, pp. 24 sq.) ? Ce serait bien invraisemblable. Il ne serait pas moins injuste d’attribuer les nouvelles leçons à Poiret lui-même (qui ne se prive d’ailleurs pas de développer dans des notes ses idées personnelles). Il s’agit bien plutôt d’une seconde édition composée par Mme Guyon après la libération (1703) qu’elle finit par obtenir après avoir passé six ans à Vincennes et à la Bastille : le Dr James Keith [de Londres] aura alors servi d’intermédiaire515.
Le texte de Torrents fut assez largement diffusé puis subit une longue éclipse. Sa reconnaissance récente est due à quelques rééditions modernes, les éditions anciennes étant devenues très rares. Les informations qui accompagnent ces mises à disposition par Jean Orcibal, puis Marinette Bruno, sont complétées par Claude Morali qui présente cette histoire et décrit les manuscrits actuellement localisés : Rome, Sens, et deux à Paris516.
Nous prenons comme leçon la dernière édition sortie de presse l’année qui suivit la mort de Poiret, grâce aux soins des membres de son cercle spirituel de Rijnsburg517. Trois années se sont écoulées depuis la mort de Mme Guyon. Cette édition suit très probablement la volonté de « notre mère » dont Poiret devint, à la fin de sa vie, un disciple aimé518 : elle aurait revu une copie que l’on peut considérer comme le dernier état de l’œuvre. Trois années seulement séparent son décès en juin 1717, de cette édition de 1720, qui peut ainsi être assimilée à une « dernière édition du vivant de l’auteur » si l’on tient compte de l’intimité qui unissait les membres du cercle ainsi que d’un délai d’impression compréhensible à la suite des deux décès. On note que Mme Guyon révisa la Vie publiée la même année par l’équipe Poiret : nous disposons dans ce dernier cas de traces manuscrites, dont un autographe attaché au ms. d’Oxford utilisé par Poiret519.
En tout état de cause l’édition de 1720 diffère très peu de l’édition de 1712, qui apporte par contre d’assez longs ajouts aux manuscrits qui nous sont parvenus, Poiret disposant en 1712 selon Orcibal d’un « meilleur manuscrit, probablement mis au point par madame Guyon elle-même. » La comparaison avec le ms. « A » d’Autun fournit de nombreuses corrections portant sur des contresens évidents et améliore beaucoup la précision du message.
Nous pensons ainsi respecter la volonté de la « Dame directrice » en nous conformant à la règle d’édition de la dernière forme revue. Ne faut-il pas en effet accorder le bénéfice d’une révision du texte à celle à qui l’on reproche trop souvent une écriture sans repentir ? Car il ne s’agit pas ici d’un poème dont on devrait privilégier le premier élan, mais de la description précise et exacte du cheminement le long d’une voie mystique parcourue en de nombreuses années.
Ajouter toutes les variantes des manuscrits et des éditions antérieures aurait conduit à un fourmillement voilant complètement les adjonctions à la signification de l’œuvre520. Aussi ne donnons-nous que celles qui affectent le sens profond, mais en retenant toutefois certaines des modifications spirituellement fines des variantes du ms. des archives Saint-Sulpice « A » d’Autun, celles de l’édition de 1704, et celles de l’édition de 1712.
Tout le chemin est résumé par l’image du torrent sauvage : cette dynamique qui bouscule toute la personne conduit à un engloutissement dans le flot de la grâce décrit sur le mode subjectif dans la Vie par elle-même :
[1.8.10.] Rien ne m’était plus facile alors que de faire oraison : les heures ne me duraient que des moments et je ne pouvais ne la point faire : l’amour ne me laissait pas un moment de repos. […] rien ne se passait de mon oraison dans la tête, mais c’était une oraison de jouissance et de possession dans la volonté, où le goût de Dieu était si grand, si pur et si simple qu’il attirait et absorbait les deux autres puissances de l’âme dans un profond recueillement, sans acte ni discours. J’avais cependant quelquefois la liberté de dire quelques mots d’amour à mon Bien-aimé ; mais ensuite tout me fut ôté. C’était une oraison de foi savoureuse qui excluait toute distinction, car je n’avais aucune vue ni de Jésus-Christ, ni des attributs divins : tout était absorbé dans une foi savoureuse, où toutes distinctions se perdaient pour donner lieu à l’amour d’aimer avec plus d’étendue, sans motifs ni raisons d’aimer. Cette souveraine des puissances, la volonté, engloutissait les deux autres puissances […] c’est que la lumière générale, pareille à celle du soleil, absorbe toutes lumières distinctes, et les met en obscurité à notre égard, parce que l’excès de sa lumière les surpasse toutes.
L’Abrégé reprend une description comparable, mais exprimée cette fois sur le mode objectif :
[§ II, 1] Les personnes qui sont conduites par cette voie sont celles qui éprouvent la science savoureuse, quoique conduites par un abandon aveugle. Elles ne vont jamais par les lumières de l’esprit comme les premières qui reçoivent des lumières distinctes pour leur conduite et qui, voyant les routes par où elles sont conduites, ne marchent jamais par les routes impénétrables de la volonté cachée, ce qui n’est que pour les dernières. Les premières marchent sur les témoignages que leurs lumières leur donnent, aidées de leur raison, et elles font bien ; mais les secondes, destinées à suivre aveuglément une conduite inconnue qui leur paraît toute naturelle, quoique elles semblent aller à tâtons, vont cependant plus sûrement que les premières, qui peuvent se tromper dans les lumières de leur esprit.
La voie mystique est ainsi présentée dans LES TORRENTS Spirituels et dans le PETIT ABRÉGÉ de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu que nous livrons à sa suite. Nous suggérons dans le tableau qui suit des correspondances entre des chapitres ou des paragraphes repérées dans ces deux œuvres, tout en étant conscient du risque de substituer à la diversité des vécus un chemin qui serait la norme !
La division traditionnelle en « trois voies » est rappelée dans la dernière colonne du tableau en l’appliquant à la seule vie mystique profonde. Le modèle des trois voies prête en effet à confusion, car certains y incluent parfois ce qui précède la vie proprement mystique, alors que la purgation suit l’appel divin : la vie mystique commence par un des états de passiveté où Dieu illumine l’homme par in-action sans que ce dernier y soit pour quelque chose.
Les Torrents expose amplement la voie passive en foi, préférée à la voie passive de lumière qui correspond à une « mystique » des phénomènes trop souvent privilégiée. Les deux voies ne se succèdent pas — du moins généralement —, sinon dans l’exposé : le Petit Abrégé, probablement rédigé postérieurement à la seconde partie des Torrents, évite toute digression et toute ambiguïté, en ne s’attachant qu’à la voie passive en foi sans lumière distincte. C’est celle à laquelle appelle Mme Guyon.
Une reprise de la présente édition (presque) critique devra tenir compte des variantes relevées par Jean Orcibal dans sa préface aux Opuscules que l’on trouvera au tome 13. Témoignages & Etudes.
Dans lequel521* sous l’emblème d’un TORRENT, on voit,
Comment Dieu, par la VOIE DE L’ORAISON passive en FOI , purifie et dispose prochainement les âmes qui doivent arriver ici à une vie nouvelle et toute divine.
Retouché et augmenté sur une Copie revue par l’Auteur522.
« Mes jugements [pour purifier les âmes de leurs péchés] se manifesteront comme de l’eau, et ma justice en façon d’un gros torrent523*. »
Lettre de l’auteur à son confesseur524 servant de préambule. Vive Jésus, Marie, Joseph ! C’est en leurs noms et pour obéir à Votre Révérence, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même, tâchant autant qu’il me sera possible de laisser conduire mon esprit et ma plume au mouvement de Dieu, n’en faisant525 point d’autre que celui de ma main. Mais comme mes infidélités, et la pente naturelle que nous avons à mêler ce qui est nôtre à ce que Dieu fait, pourrai [en] t bien m’engager, sans le vouloir, à mêler mes atomes et mes impuretés parmi les rayons divins, j’espère que Notre Seigneur vous les fera distinguer, et que cette impureté ne pouvant s’allier au soleil526, servira à le mieux découvrir, et à faire connaître davantage sa pureté. Je reconnais donc que tout ce qui se trouvera de bon, sera de Notre Seigneur, n’y ayant moi-même aucune part, puisque, lorsque je commence à écrire, je ne sais point ce que je dois écrire ; et que même s’il me venait des pensées sur cela, je les regarderais comme des distractions, et l’attention que j’y ferais, comme des infidélités notables. Tout ce qui se trouvera de gâté, sera mon propre : et comme je sais que c’est à votre lumière, mon très cher Père, que ceci sera exposé, j’écris simplement et sans retour ce qui me viendra dans l’esprit, laissant à Votre Révérence le soin de séparer le vil du précieux, l’humain du divin, et l’erreur de la vérité.
1. Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après la première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à Lui d’une manière plus parfaite et de s’unir à Lui. Elle sent alors qu’elle n’est pas créée pour les amusements et les bagatelles du monde, mais qu’elle a un centre et une fin528 où il faut qu’elle tâche de retourner et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.
2. Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte : en quelques âmes plus, et en quelques autres moins, selon les desseins de Dieu ; mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour529 retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse ; mais il y a des fleuves et des torrents qui courent avec une impétuosité effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pourriez leur donner, et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur cours, ne serviraient qu’à en redoubler la violence.
3. Il en est ainsi de ces âmes530. Les unes vont doucement à la perfection, et elles n’arrivent jamais à la mer, ou que très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide, qui les entraîne avec elle dans la mer ; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux ; mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières, qui se précipitent avec tant d’impétuosité, qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. On n’ose naviguer sur elles, ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire, qui se bat contre les rochers, qui effraie de son bruit, et qui ne s’arrête à rien ; les secondes au contraire, sont plus agréables et plus utiles : leur gravité plaît, et elles sont toutes chargées de marchandises ; et on y va sans crainte et sans péril.
Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous ces trois figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.
1. Les premières âmes sont celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, ou aux œuvres mêmes de532 charité ; elles font quelques austérités extérieures ; enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables, et même de véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.
2. Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps d’aridité533 où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source ; mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou peu de marchandises ; et534 si, pour le besoin public, il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’art supplée535 à la nature, et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce, que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.
3. Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors, et ne sortent guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles536 n’ont rien pour les autres ; et Dieu ne se sert ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle : encore pour s’en servir, il leur faut décharger des étangs des grâces537 sensibles, ou les unir à quelques autres dans la religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais538 dans cette vie, mais bien dans l’autre.
4. Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses539, qui ne la passent pas, Dieu leur donnant des lumières conformes à leur état, et qui sont quelquefois très belles, et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui à la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie ; mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes : toutes leurs grâces540 et leurs lumières, étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leur capacité, sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs ; et plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs, plus elles s’y attachent, et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.
5. Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité541. Elles ont mille inventions saintes et mille pratiques pour se porter à Dieu et pour demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer paraît excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.
6. Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une oraison plus élevée542 n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si vous leur ôtez leur travail, vous empêchez le543 cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées. Vous remarquerez544 même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, une activité toujours vigoureuse et forte, un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner ; et dans les sécheresses, une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.
7. Ces âmes ont beaucoup de hauts et bas. Tantôt elles font merveille, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie ; d’autant que le principal de leur oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées, soit faute de travail de leur part, soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement, ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions ; au contraire elles sont toujours alertes pour545 les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.
8. Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’oraison passive : car546 ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses, ni aucunes autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui ôtiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui est leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.
9. Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’oraison. Celles qui sont dans la passive connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde ; les autres au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire ? Il faut prendre le milieu et voir si les âmes sont propres à une voie ou à l’autre.
10. Le directeur expérimenté le pourra connaître par l’opposition qu’elles ont à demeurer en repos et à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, par un fourmillement de fautes et de défauts dans lesquels elles tombent sans quasi les voir ou les connaître ; ou, si ce sont des personnes d’une sagesse et prudence humaines, par une certaine adresse547 à couvrir et à elles et aux autres leurs défauts, par une attache à leurs sentiments et par quantité de fautes que l’on ne peut expliquer et que le directeur expérimenté connaîtra.
Les faut-il donc laisser toute leur vie dans le raisonnement ? Je crois que si elles sont assez heureuses que de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien plus avancer : et un nombre infini d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation, arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un directeur avancé. Et tant s’en faut qu’un directeur de grâce leur nuise : il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne prévenant pas la grâce ni ne différant pas de la suivre, mais548 la secondant et y faisant correspondre, au lieu549 qu’un directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent, et se les approprie.
11. Le directeur expérimenté portera donc ces âmes-ci à faire moins de raisonnements et plus d’affections : il les dénuera peu à peu de leur raisonnement, y substituant les bonnes affections en la place ; et s’il voit ces âmes peu à peu se simplifier et goûter plus l’affection que le raisonnement, le raisonnement tarissant peu à peu, c’est une marque qu’il y a quelque chose à faire dans ces âmes pour le spirituel550.
12. Il faut remarquer cependant que si le raisonnement tarissait par la faiblesse du sujet et que ces âmes se sentissent portées non à aimer, mais seulement à ne rien faire par une stupidité et fainéantise, il faut les porter à s’exercer. Si elles ne le peuvent pas par l’entendement, du moins par + l’affection et + la volonté551, car les âmes qui commencent à se dessécher par grâce ne sont pas plus imparfaites plus elles se dessèchent : au contraire elles ont un instinct de se poursuivre elles-mêmes pour se combattre et de poursuivre la lumière pour la retrouver et la suivre. Il faut donc les aider et552 les porter, non à se dénuer, mais à se remplir plus la volonté que l’entendement. Il ne faut pas les porter à se reposer, mais à courir de toutes leurs forces selon leur petit pouvoir jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de soulager leur travail + et leur marcher + par553 quelque voiture, ou plutôt, suivant ma première comparaison, jusqu’à ce que ces petites rivières faibles trouvent le fleuve ou la grande rivière, qui les reçoit dans son sein et les porte dans la mer.
13. Je ne sais pourquoi l’on crie si fort contre les livres spirituels et les personnes qui écrivent et parlent des voies intérieures. Je soutiens que cela ne peut nuire, si ce n’est à quelques âmes qui veulent se perdre pour leur554 plaisir, à qui non seulement ces choses nuisent, mais tout le reste, semblables aux araignées qui convertissent les fleurs en venin. Mais555 aux âmes humbles et désireuses de leur perfection, cela ne leur peut nuire, d’autant qu’il est impossible qu’une âme puisse les comprendre et en faire usage si le don ne lui en est donné ; et quelques lectures qu’elles puissent faire, elles ne peuvent se figurer des états qui, étant surnaturels, ne peuvent tomber sous l’imagination, mais bien sous l’expérience. Et de plus, quand la personne voudrait se tromper elle-même et se servir des termes qu’elle aurait lus, le directeur habile dans les interrogations qu’il lui ferait, verrait bien la tromperie. De plus l’état d’une âme dans un degré en suppose toutes les suites, et la perfection va d’un pas égal avec l’avancement intérieur.
Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes avancées dans l’oraison qui auront des défauts en apparence plus grands que des âmes communes ; mais ils ne sont pas de même ni quant à la nature ni quant à la qualité.
14. La seconde raison pourquoi je dis que ces livres ne peuvent faire de mal, c’est qu’ils portent avec soi tant de morts, de556 détachements, tant de choses à vaincre et557 à détruire que l’âme n’aurait jamais assez de force pour l’entreprendre si son intérieur n’est vrai. Et quand même elle l’entreprendrait, elle aurait par ses seules pratiques l’effet de la méditation, qui n’est que de travailler à se détruire. Toute la différence est que l’âme n’agirait pas par un principe divin, mais seulement vertueux : ce que le directeur expérimenté découvrirait.
15. C’est pourquoi une âme ne doit jamais se conduire elle-même, ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre ; et par une lâcheté de courage vouloir borner l’Esprit de Dieu en bornant sa perfection à telle ou telle chose.
Ce que je conclus de cela, c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel, qui en quelque degré que l’on soit, servira ; et558 que Dieu vous accordera, ô vous559 qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui Lui est cher, ce qu’Il ne vous accorderait pas à vous-même.
16. Mais pour ces directeurs qui s’approprient les âmes, qui les veulent conduire à leur mode et non à celle de Dieu, qui veulent donner des bornes à ses grâces et poser des limites pour les empêcher d’avancer, pour ces directeurs, dis-je, qui ne connaissent qu’une voie et qui y veulent faire marcher tout le monde, les maux qu’ils font aux âmes sont sans remède, parce qu’ils les tiennent arrêtées tout le temps de leur vie à certaines choses qui empêchent Dieu de se communiquer infiniment. Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes ? S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils aller à d’autres maîtres plus avancés ? Ils devraient avoir assez de charité pour560 le leur conseiller eux-mêmes.
Il me semble qu’il faudrait agir dans la vie spirituelle comme l’on fait dans561 l’école : on ne retient pas toujours les écoliers dans une même classe ; on les fait passer dans d’autres plus élevées et les maîtres de sixième et de cinquième ne s’ingèrent pas de montrer la562 philosophie. Ô sciences humaines, vous êtes si peu de chose et l’on ne laisse pas de prendre tant de précautions ! Ô science mystique et divine, vous êtes si grande et si nécessaire ; et cependant on vous néglige, on vous borne, on vous contraint, on vous violente ! Ô n’y aura-t-il jamais une école d’oraison! Hélas, pour en avoir voulu faire une étude, on a tout gâté ! On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu, qui est sans mesure.563*.
17. Il n’y a pas une âme qui ne soit capable d’oraison et qui ne puisse et ne doive s’y appliquer. Les personnes les plus grossières et les plus stupides en sont capables. Je le sais par mon expérience : car certaines âmes s’étant adressées à moi564, qui avaient une incapacité quasi invincible + pour l’oraison + et565 qui ne voulaient pas s’y appliquer, et après s’y être appliquées, voulaient tout quitter ; comme elles avaient bien de la confiance en moi, je les obligeais par une douce violence à continuer malgré leur répugnance et le peu de profit qu’elles croyaient faire, car elles se croyaient tout à fait inutiles. Cependant, après plusieurs années de persévérance, elles sont arrivées à une très haute oraison infuse. Elles m’ont avoué elles-mêmes que si je n’avais tenu bon, elles auraient tout quitté et se seraient perdues. Cependant, si ces âmes avaient trouvé certains directeurs, ils n’auraient pas hésité de leur dire qu’après avoir passé quatre et cinq années à faire l’oraison sans pouvoir ni méditer ni être échauffées de l’amour de Dieu ni sans être plus parfaites, c’était une marque que Dieu566 ne les y appelait pas. Ô pauvres âmes ainsi impuissantes ! Vous êtes plus567 propres à servir aux desseins de Dieu et si vous êtes fidèles, vous ferez mieux oraison que ces grands raisonneurs, qui font plutôt une étude à l’oraison qu’une oraison.
18. Je dis plus, ces pauvres âmes qui paraissent si impuissantes et si incapables, sont très propres pour la contemplation, pourvu qu’elles ne se lassent point de frapper à la porte et d’attendre avec une humble patience qu’elle leur soit ouverte. Ces grands raisonneurs, ces entendements si féconds, qui ne sauraient demeurer un moment en silence devant Dieu, qui paraissent avoir une facilité admirable, qui ont un babil continuel, qui savent si bien rendre compte de leur oraison et de toutes ses parties, qui la font toujours comme il leur plaît et avec les mêmes méthodes, qui s’exercent comme ils veulent sur tous les sujets qu’ils se proposent, qui se contentent si fort d’eux-mêmes et de leurs lumières, qui raffinent sur les préparations et méthodes d’oraison, n’y avanceront jamais guère, et après dix et vingt ans de cet exercice, seront toujours les mêmes. O mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même ? Hélas ! Quand il est question d’aimer une misérable créature, se sert-on de méthode pour cela ? Les plus ignorants en ce métier sont les plus habiles. Il en est de même, quoique bien différemment, de l’Amour divin.
19. C’est pourquoi, ô sage directeur, si une pauvre âme qui n’a jamais fait oraison s’adresse à vous pour apprendre à la faire, apprenez-lui à bien aimer Dieu et faites-la jeter à corps perdu dans l’Amour, et elle sera bientôt maîtresse. Si c’est un naturel peu propre568 à aimer, qu’elle fasse de son mieux et qu’elle attende en patience que l’Amour même se fasse aimer à sa mode et non à la vôtre. Des sujets simples, courts, affectifs et peu raisonnés sont les meilleurs pour des commençants. Des569 vérités solides, lues et570 un peu digérées hors de l’oraison feront autant que la méditation ; mais faites-leur employer le temps de l’oraison à571 beaucoup aimer.
1. Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves. Elles coulent avec pompe et majesté. On distingue leur course, qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières ; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent ; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais ; et pour la plupart, elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à porter des marchandises, et elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains endroits. Telles573 sont les âmes qui sont dans la voie passive de lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles font l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré.
2. Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été ensuite attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile, sec et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.
Les autres sont prises comme tout à coup574 : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris a connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance de575 l’objet, parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent ; et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’Il lui fasse connaître ce qu’Il est : Il le prend d’assaut sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de Lui résister sans que576 Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où Il577 l’a fait578 pour faire éclater son pouvoir. Il prend donc ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup ; mais pour l’ordinaire Il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouissent et les enlèvent.
3. Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni une purification si profonde579, aussi leurs défauts sont plus tôt580 épuisés581.
4. Ce n’est pas582 que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car elles arrivent extérieurement à583 une perfection éminente, Dieu élevant leur capacité naturelle à un degré éminent584. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’Il rehausse extraordinairement en585 quelque manière. Mais cependant ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement et586 Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en Lui.
5. Ces âmes-ci font pourtant l’admiration et l’étonnement des hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, etc. Il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les douceurs sont pour elles.
6. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus : car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force, elles en désirent encore davantage, elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur prêt à587 tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, elles588 font des prodiges et les miracles de leur siècle : Dieu se sert d’elles pour en faire et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Elles sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités589, les unes plus, les autres moins selon leur état et leur degré : car dans chaque état il y a bien des degrés et les uns arrivent à une perfection bien plus éminente que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.
7. Le directeur peut beaucoup nuire à ces âmes ou beaucoup les aider, parce que s’il n’entend pas leur voie, ou il les combattra et leur fera bien de la peine, comme l’on fit à sainte Thérèse, ce qui pourtant n’est pas le plus à craindre ; ou bien il les admirera trop et leur fera connaître à elles-mêmes le cas qu’il en fait, et c’est ici où est le grand dommage que l’on fait aux âmes, parce qu’on les amuse autour d’elles, les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons.
Le dessein de Dieu, dans la distribution et même dans la profusion qu’Il leur fait de ses grâces, est pour les faire avancer vers Lui, mais elles en font un usage tout différent : elles s’y arrêtent, elles les considèrent, les regardent et se les approprient ; d’où viennent les vanités, les complaisances, la propre estime, la préférence que l’on fait de soi aux autres, et souvent la perte et la ruine de590 l’intérieur.
8. Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider les autres, particulièrement si elles ont été pécheresses. Mais pour l’ordinaire ces âmes ne sont pas si propres à la conduite que celles qui suivent : car comme elles sont très591 fortes en Dieu et dans un degré éminent, elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour les pécheurs [et] certaines592 antipathies qui sont de grâce. Si ces âmes sont supérieures, elles n’ont pas une certaine compassion de mère pour les pécheurs. Et comme elles n’ont pas éprouvé les misères qu’on leur découvre, elles s’en étonnent et s’en formalisent. Elles veulent une perfection trop forte des âmes et ne les acheminent pas peu à peu ; et s’il leur tombe entre les mains des âmes dans l’affaiblissement, elles ne les aident pas selon leur degré et selon les desseins de Dieu, et même souvent593 les écartent de leur voie. Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude et leur vie à tous les accommodements de charité.
9. Si on entend parler ces personnes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de pertes, d’anéantissement, etc., et il est bien vrai qu’elles meurent en leur manières, qu’elles s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues ou suspendues594 à l’oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi ces âmes sont passives, mais en lumière, en amour, en force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez qu’elles ont des volontés très bonnes et même admirables. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté ; cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins le peuvent découvrir.
10. La plupart des saints dont les vies sont si admirables, ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes ? Ne sortiront-elles jamais de cette voie ? Non, sans un miracle de la Providence et sans une conduite d’une direction divine595, qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser596, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment : car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de couler.
11. Il faut que le directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la foi : que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut, dis-je, que le directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi : qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela, qu’il ne les en fasse pas écrire, à moins que l’âme ne fût dans un avancement si notable dans sa voie qu’ayant des connaissances nécessaires à être sues, il les leur fasse écrire. Encore est-il mieux qu’elles ne les écrivent point, car aussi bien ce n’est pas sur ces connaissances qu’il faut assurer rien, mais sur la Providence. Il est bon de connaître les desseins de Dieu, de travailler à les exécuter ; mais c’est la seule Providence qui en doit fournir les moyens et les faire exécuter. C’est là où il ne peut y avoir de tromperie.
Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non +puisqu’il faut les outrepasser+ : car597 si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant ; et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés, ne nous y arrêtant pas.
12. Ces âmes-ci ont bien plus de peine d’entrer dans la voie de foi que les premières, et pour l’ordinaire elles n’y entrent jamais à moins que Dieu n’ait quelque dessein extraordinaire sur elles et qu’Il ne les destine à la conduite des autres. Car comme ce qu’elles ont est si grand et si fort de Dieu, qu’elles en sont certifiées598 et qu’elles ont même vu accomplir ce qu’elles ont prédit, elles ne croient point qu’il y ait rien de plus grand dans l’Église de Dieu : c’est pourquoi elles s’y tiennent attachées. Ces599 personnes sont sages, prudentes, elles ont souvent un zèle trop fort contre les faibles et les pécheurs. Elles ne feraient pas une fausse démarche tant elles sont compassées ; mais ce qu’elles veulent, elles600 le veulent +très imparfaitement+ et très fortement601. O Dieu, que de propriétés spirituelles qui paraissent de grandes vertus aux âmes qui ne sont pas éminemment éclairées, et qui paraissent de grands défauts et bien dangereux à celles qui le sont ! Car les âmes de cette voie regardent comme vertus ce que les autres considèrent comme des défauts subtils ; et même la lumière ne leur en est pas donnée, et lorsque on leur en parle, elles n’y entrent pas.
13. Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et, comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et des mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne ; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu, quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.
14. Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien ; mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien, comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain abattement sous le poids immense de la grandeur de Dieu, qui leur fait d’autant plus de peine à porter qu’elles sentent plus fortement ce poids de Dieu. Tout cela est un anéantissement où on loge sans être anéanti : on a le sentiment de l’anéantissement, mais on n’en a pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état lui est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.
15. Ces âmes pour l’ordinaire n’arrivent en602 Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine à être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment ; et celles-là, Dieu les dépouille peu à peu de toute leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses après tant de biens pour les vouloir perdre, peu603 aussi et moins que l’on ne peut dire passent ce degré, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas et que, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père604, elles n’occupent que celle-ci ; ou bien faute de courage, faute de directeurs éclairés : ceux qui les conduisent croiraient605 peut-être les avoir perdues s’ils les voyaient déchoir de ces dons et de ces grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de606 Dieu.
16. Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits, mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux, qui consomme leur perfection et leur vie. Ces âmes sont adroites à cacher leurs défauts et à les déguiser, y donnant toujours quelque couleur ou607 prétexte.
+ 17. Les épreuves des âmes dont je viens de parler sont aussi extraordinaires que leur état. Elles viennent du démon et, quoique elles soient d’une extrême violence et toutes autres en apparence que celles qui doivent suivre, elles leur servent cependant encore de soutien. Elles sont livrées au démon qui exerce sur elles ce que peut sa malice, mais elles sont gardées toutes entières malgré les effroyables excès de ces esprits malins. Il faut une lumière bien grande pour discerner le soutien caché dans un état si terrible, mais l’expérience le fait connaître.+
1. Pour609 les âmes du troisième degré [ou de cette troisième voie610] que dirons-nous sinon611 que ce sont comme des TORRENTS qui sortent des hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur612 aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là613 par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur fait passage sans614 s’arrêter à rien. Ils se brisent contre les rochers. Ils font des chutes qui font bruit. Ils se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides. Ils les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois ils se perdent dans des fonds et dans des abîmes où il y a bien de l’espace sans les retrouver ; enfin, on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents615 de se montrer et de se perdre et de se briser contre des rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne la discernent pas. Ce n’est qu’un certain bruit général, confus et ténébreux. Mais616 enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.
2. Et c’est là où autant que ce torrent a617 été pauvre, vil, inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas618 riche de ses propres richesses, comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés ; mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte sur son dos les plus gros navires. C’est la mer qui les porte et c’est lui, parce qu’étant perdu en la mer, il est devenu une même chose avec la mer.
3. Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoique il619 soit si changé et si perdu qu’on ne le connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu et perdu, non quant à la réalité, mais quant à la qualité : car il prend tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre ; et plus il s’abîme, s’enfonce et demeure dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.
4. À quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent ? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer même. Ses richesses sont immenses quoique il n’en possède aucunes puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte, qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait ce fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé620, qui était un621 étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau, puisque ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui ? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, qui vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos ? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre à présent ou plutôt à quoi n’est-il pas propre ? Qu’est-ce qu’il lui manque ? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou622 pour le décharger de celles dont il abonde ou pour lui en porter de nouvelles.
Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.
5. L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en Lui, parce que, comme Il est son principe, Il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue, ou empêchée, ou623 tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne soit retourné à son principe et à son centre, qui est Dieu : semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné624 ; et c’est là que par un miracle naturel, cet élément si actif de lui-même qu’il consume tout par son activité, est dans un repos parfait.625*.
Ô pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie, vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y rentrer, et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.
6. Il est à remarquer que plus le feu s’approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos, quoique sa vitesse pour y retourner augmente ; mais sitôt qu’aucun sujet ne le retient plus, aussitôt il s’élance en haut avec une vitesse incroyable qui augmente à mesure qu’il approche : quoique sa vitesse augmente, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu ; et si par impossible elle était impeccable, rien n’empêcherait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, plus elle approcherait de Dieu, plus sa course redoublerait, et plus cette même course deviendrait paisible : car le repos, ou plutôt la paix (puisque ce n’est pas alors repos, mais une course paisible), augmenterait, de626 sorte que la paix redoublerait la course et la course augmenterait627 la paix.
7. Ce qui fait le trouble alors, ce sont les péchés et les imperfections, qui arrêtent pour quelque temps la course de cette âme, ou plus ou moins selon628 la grandeur de la faute. Alors l’âme sent très bien son activité, comme si, lorsque le feu remonte à sa sphère, il rencontrait quelques obstacles comme quelque morceau de bois ou de paille, il reprendrait sa première activité pour consumer cet obstacle ou entre-deux ; et plus l’obstacle serait grand, plus son activité redoublerait : si c’était un morceau de bois, il faudrait une plus longue et plus forte activité pour le consumer, mais si ce n’était qu’une paille, en un moment elle serait consumée et n’arrêterait que très peu sa course. Vous remarquerez que cet obstacle que le feu rencontrerait, ne servirait qu’à augmenter sa course et qu’à lui donner un nouvel empressement de surmonter tous ces obstacles pour s’unir à son centre. Il est à remarquer encore que plus le feu rencontrerait d’obstacles et plus les obstacles seraient considérables, plus ils retarderaient sa course ; et s’il s’en trouvait incessamment et toujours de nouveaux, ce serait autant de sujets qui le tiendraient attaché et l’empêcheraient de retourner d’où il est sorti. On voit par expérience que si on donne toujours du bois au feu, vous l’arrêterez toujours et l’empêcherez de jamais remonter en haut.
8. Il en est de même des âmes. Leurs instincts et pentes naturelles les portent à Dieu. Elles courraient incessamment, sans jamais s’arrêter dans leurs courses, si ce n’était les empêchements qu’elles rencontrent. Ces empêchements sont les péchés et les fautes, qui mettent d’autant plus d’obstacles à leur retour à Dieu qu’ils sont forts et de durée ; en sortent que, si elles pèchent incessamment, elles demeurent arrêtées sans jamais arriver ; et si elles meurent en péché, elles sont hors d’état pour jamais d’arriver, n’étant plus en voie et en course et tout étant terminé pour elles. Les autres qui meurent dans un autre empêchement moindre, qui est le péché véniel, vont dans le feu du Purgatoire achever de consumer ce que le feu de l’amour n’a pas consumé629 en cette vie ; et les autres avancent, autant ou plus ou moins que ces obstacles qu’elles se fournissent elles-mêmes sont plus ou moins forts.
9. Les âmes qui n’ont jamais péché mortellement doivent donc beaucoup plus avancer que les autres. Cela est vrai pour l’ordinaire, mais cependant il semble que Dieu prenne plus de plaisir à faire abonder ses630 miséricordes où le péché a plus abondé631. Je crois qu’une des causes de cela, qui est dans les âmes qui n’ont pas péché, vient de ce qu’elles ont une estime extraordinaire de leur propre justice en tous les chefs où elle s’étend. Si elles sont vierges, elles sont idolâtres de leur pureté et632 ainsi du reste ; et cette attache, estime ou amour désordonné de leur propre justice, est un obstacle plus difficile à surmonter que les plus gros péchés, à cause que l’on ne peut point avoir une attache si forte aux péchés qui sont si hideux d’eux-mêmes, comme on en a en sa propre justice ; et Dieu, qui ne violente pas la liberté, laisse jouir ces âmes à leur plaisir de leur sainteté, pendant633 qu’Il prend ses délices à purifier la boue des plus misérables. Et pour réussir dans son dessein, Il donne un feu et plus fort et plus ardent, qui consume par son activité ces grosses fautes plus facilement qu’un feu plus léger ne consume634 les plus légers obstacles. Il semble même que Dieu prenne plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire voir son pouvoir, et comment Il peut consommer et rétablir en son premier état cette âme défigurée et même la rendre plus belle que celle qui n’a pas été salie.
10. Ces635 âmes donc qui ont péché et pour lesquelles j’écris, laissant les autres à part, trouvent avoir un grand feu qui consume636 en un moment tous leurs défauts et empêchements. Elles s’élancent avec d’autant plus de force que ce qui les retenait était plus fort et plus difficile à consumer. Elles se trouvent souvent arrêtées par des fautes notables que leurs anciennes habitudes avaient contractées, mais ce feu les consume et passe outre, et cela tant et tant de fois et si souvent qu’il n’en trouve plus. Il faut remarquer que plus il va consumant, plus il avance et plus les obstacles qu’il rencontre sont faciles à consumer, en sorte qu’à la fin ce ne sont plus que des pailles, qui, loin d’empêcher sa course, ne servent qu’à le rendre plus ardent.
Tout ceci exposé et supposé, il est aisé d’en faire l’application et de le concevoir comme il est. Il faut donc prendre l’âme dans son premier état et poursuivre, si Dieu, qui fait écrire ces choses (que l’on ne voit qu’à mesure qu’elles s’écrivent), veut que l’on poursuive.
11. Dieu destinant l’âme pour Lui-même, et pour la perdre en Lui d’une manière admirable et très peu connue aux spirituels ordinaires, commence par lui faire sentir intérieurement son éloignement. Sitôt qu’elle a senti et connu son éloignement, cette inclination qui est en elle de retourner à son principe, et qui était comme éteinte par le péché, se réveille. Alors l’âme conçoit une véritable douleur de ses péchés et sent avec peine et inquiétude le mal que lui cause cet éloignement. Ce sentiment inquiet ainsi mis dans637 l’âme, lui fait chercher les moyens de se défaire de cette peine et d’entrer dans un certain repos qu’elle voit de loin, mais qui ne sert qu’à redoubler cette inquiétude et à augmenter son désir de Le poursuivre et de Le trouver.
12. Quelques-unes de ces âmes, faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond et là Le poursuivre sans sortir de chez elles, se portent à la méditation et à chercher au-dehors ce qu’elles ne trouveront jamais qu’au-dedans. Cette méditation à laquelle elles sont pour l’ordinaire très peu habiles (parce que Dieu, qui désire autre chose d’elles, ne permet pas qu’elles trouvent rien en cet exercice), ne sert qu’à augmenter leur désir : car leur blessure est au cœur et elles veulent mettre l’emplâtre au-dehors. Cependant c’est flatter leur mal et non le guérir. Elles combattent longtemps avec cet exercice et leur combat redouble leur impuissance. Et si ces âmes, dont Dieu prend soin Lui-même, ne rencontrent quelqu’un qui leur fasse connaître qu’elles prennent le change, elles perdront leur temps et le perdront autant de temps qu’elles demeureront sans secours638.
13. Mais Dieu, tout plein de bonté, ne manque pas de leur faire trouver par providence ce secours, quand ce ne serait qu’en passant et pour quelques jours. Ce secours n’est point recherché par elles, quoique elles sentent639 bien ce qui leur manque sans deviner le remède ; mais par un pur effet de la Providence, elles le trouvent sans le chercher. Car comme elles sont proprement les vrais enfants de Providence, Dieu leur fait trouver sans rien d’extraordinaire ce dont elles ont besoin, mais comme tout naturellement640.
14. Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer641, parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, lorsque on les fait retourner642 au-dedans d’elles-mêmes et chercher dans le fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble, qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient si loin. Elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont tout étonnées que l’oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles se concentrent, s’enfoncent643 et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain « je ne sais quoi » qui les ravit et les enlève ; et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer ainsi.
Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et qu’amour. Elle croit déjà être en Paradis, car ce qu’elle goûte au-dedans étant infiniment plus doux que toutes les douceurs de la terre : elle les quitte sans peine et quitterait tout le monde pour jouir un moment dans son fond ce qu’elle expérimente. Cette âme s’aperçoit donc que son oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et le recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue.
15. Et comme l’âme en cet état n’est pas assez forte pour ne se point dissiper par les conversations, elle les fuit et les craint. Elle voudrait toujours être en solitude et toujours jouir des embrassements de son Bien-aimé. Elle a au-dedans d’elle un directeur qui ne lui laisse prendre de plaisir à rien et ne lui laisse pas faire une faute sans la reprendre fortement et sans lui faire sentir par ses froideurs combien la faute lui déplaît. Ces froids de Dieu dans les fautes sont à l’âme des pénitences plus terribles que les plus grands châtiments. Elle est reprise d’un regard inutile, d’une parole précipitée. Il semble que Dieu n’ait d’autre soin que de corriger et de reprendre cette âme et que toute son application soit pour sa perfection. Elle est elle-même étonnée, et les autres aussi, de voir qu’elle a plus changée en un mois par cette voie, même en un jour, qu’en plusieurs années par l’autre voie. O Dieu, il n’appartient qu’à Vous de corriger et de purifier les âmes !
L’âme est instruite de toutes les mortifications sans en avoir jamais entendu parler. Si elle pense manger quelque chose à son goût, elle est retenue comme par une main invisible ; si elle va dans un jardin, elle n’y peut rien voir, pas même retenir une fleur ni la regarder. Il semble que Dieu ait mis des sentinelles à tous ses sens. Elle n’ose entendre une nouvelle. C’est alors qu’elle peut dire ces paroles : qu’elle est entourée de haies et d’épines644, car si elle veut prendre quelque essor, elle se sent piquée au vif.
Elle voudrait alors, principalement dans le commencement, se consumer d’austérités. Il semble qu’elle ne tient plus à la terre tant elle s’en sent détachée. Ses paroles ne sont que feu et flammes. Dieu a encore une autre manière de punir cette âme, mais c’est lorsque elle est plus avancée : c’est qu’Il se fait sentir à elle plus fortement [et amiablement645] après sa chute. Alors la pauvre âme est abîmée de confusion. Elle aimerait mieux le châtiment le plus rude que cette bonté de Dieu après sa chute, qui la fait mourir et abîmer de confusion.
16. Alors l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour Lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans ces voies, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde en belles choses qu’elle couche par646 écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnement ici, mais rien qu’amour, le plus ardent et le plus fort. L’âme durant le jour se647 sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette, afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme ces ivrognes qui sont tellement pris et possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si ces personnes veulent648 lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit : à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles comprennent ce qu’elles lisent : elles n’y pensent pas ; mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille ce secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme et la bouche et les yeux.
17. C’est ce qui fait qu’elles ne peuvent dire des prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme649 qui n’est pas accoutumée à cela ne sait ce que c’est, car elle n’a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant elle ne peut résister à un plus650 puissant qui l’enlève. Elle ne peut craindre de mal faire ni ne s’en met en peine, car Celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit Lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre. Car si elle voulait faire effort pour prier, elle sent651 que Celui qui la possède lui ferme652 la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire.
Ce n’est pas que la créature ne puisse résister et parler avec effort, mais, outre qu’elle se fait653 une grande violence, c’est qu’elle perd cette paix divine et sent bien qu’elle se dessèche. Il faut donc que cette âme se laisse mouvoir au gré de Dieu et non à sa mode, et si on a alors un Directeur qui n’est pas expérimenté et qui oblige cette âme à prier [vocalement], outre qu’il lui fait souffrir une gêne très grande, il lui fait un tort irréparable654.
18. C’est alors que l’âme a un désir de souffrir si véhément qu’il la fait languir et mourir. Elle voudrait payer pour les péchés de tout le monde et satisfaire à Dieu. C’est alors qu’elle commence à ne pouvoir gagner les indulgences et l’amour ne lui permet pas de vouloir abréger les peines655.
19. L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection, et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède. Ce degré dure longtemps et va peu à peu s’augmentant, et très souvent il y a des âmes qui ne le passent pas et qui y sont toute leur vie, lesquelles ne laissent pas d’être des saints et l’admiration de tous les hommes. L’âme a dans ce degré certaines sécheresses passagères et courtes qui ne la tirent pas de son degré, mais qui servent à l’avancer.
20. Ces âmes cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu commencent à se reposer en cet état et à perdre656 insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même. Et c’est un malheur pour elles irréparable que ce repos et cette cessation qu’elles font de leur course, si Dieu, par une bonté infinie, ne les tirait au plus vite de cet état pour les faire passer dans celui qui suit. Mais avant que d’en parler, il faut dire les imperfections de ce degré.
1. L’âme qui est dans le degré dont je viens de parler, y peut avancer beaucoup et y avance aussi très fort, allant d’amour en amour et de croix en croix ; mais elle tombe si souvent et elle est si propriétaire que l’on peut dire qu’elle ne va qu’à pas de tortue quoique elle paraisse à elle et aux autres courir infiniment. Ici ce torrent est dans un pays uni et n’a pas encore trouvé la pente de la montagne pour se précipiter et prendre une course qui ne doit plus être arrêtée.
2. Les défauts de l’âme dans ce658 degré sont une certaine estime d’elle-même, plus cachée et plus enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu ces grâces et faveurs de Dieu ; un certain dédain et mépris secret des autres que l’on voit si éloignés de sa voie ; une facilité à se scandaliser de leurs fautes et une certaine dureté pour les péchés et pour les pécheurs ; un zèle de saint Jean avant la venue du Saint-Esprit, qui voulait faire descendre le feu du ciel659 sur les Samaritains pour les consumer ; une certaine confiance en son salut et en sa vertu en sorte qu’il semble que l’on soit impeccable660 ; un orgueil secret qui fait, principalement au commencement, qu’on a peine des fautes qu’on a faites en public. On voudrait être impeccable. On a un maintien recueilli et ce recueillement paraît aux autres. On se rend propriétaire des dons de Dieu et on en fait comme s’ils étaient à nous. On oublie sa faiblesse et sa pauvreté par l’expérience qu’on a de sa force, en sorte qu’on perd la défiance de soi-même et qu’on ne craint point de s’exposer aux occasions.
+ Quoique tous ces défauts et plusieurs autres soient dans les personnes de ce degré, elles ne les connaissent point et il leur paraît même plus d’humilité qu’aux autres à cause que leur humilité est plus comprise. Mais, patience ! ces défauts se feront sentir et toucher en leur temps. +
3. La grâce qu’elles sentent si fort en elles-mêmes leur étant un661 témoignage qu’il n’y a rien à craindre pour elles, elles s’exposent sans mission divine à parler. Elles voudraient communiquer ce qu’elles sentent à tout le monde. Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles toutes de feu et de flammes embrasent les cœurs qui les écoutent. Mais outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où662 l’ordre de Dieu porte à répandre ce que l’on a, c’est que leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles donnent de leur nécessaire au lieu de ne donner que de leur abondance663. En sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes : comme vous voyez plusieurs bassins d’eau au-dessous d’une fontaine, la seule fontaine donne664 de sa plénitude et les autres bassins ne se répandent les uns dans les autres que de la plénitude que la source leur communique ; mais si on bouche ou si on détourne la source et que les bassins ne laissent pas de couler, alors comme ils n’ont plus de source, ils se dessèchent eux-mêmes. C’est ce qui arrive aux âmes de ce degré. Elles veulent sans cesse répandre leurs eaux et elles ne s’aperçoivent que tard, que l’eau qu’elles ont n’était que pour elles et qu’elles ne sont pas en degré de la communiquer parce qu’elles ne sont pas en source. Elles sont comme ces fioles de liqueur que l’on répand : on trouve tant de douceur dans l’odeur qu’elles rendent en s’épanchant que l’on ne s’aperçoit pas de la perte que l’on en fait.
4. C’est dans ce degré où on prend aisément le change, prenant le moyen pour665 la fin, et comme il est très long en certaines âmes666 et que même il y en a quelques-unes qui ne le passent pas, on prend cet état, principalement sur la fin, pour l’état consommé. Ce qui est bien se méprendre. Il est vrai qu’il y a bien du rapport et, à moins que le directeur n’ait passé tous les états, il croira aisément que l’âme est dans la consommation, quoiqu’elle en soit infiniment éloignée. Et ce qui le lui fait croire plus aisément, c’est que l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable : elle se surmonte aisément, elle ne trouve rien de difficile parce que l’amour est fort comme la mort667.
5. Il faut remarquer aussi que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines : car l’âme dont je parle n’y pense pas puisque toute son occupation est un amour général sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour : elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer ? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce668 qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir ? Hélas ! dira-t-elle, elles669 ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en Lui ? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc ? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté670 de votre Amant qui enlève votre cœur ? Je ne regarde pas cette beauté. Qu’est-ce671 donc ? Je n’en sais rien. Je sens bien dans le plus profond de mon cœur une blessure profonde, mais si délicieuse que je me repose dans ma peine, faisant mon672 plaisir de ma douleur673.
6. L’âme croit alors avoir tout gagné et tout consommé : car quoique elle soit pleine de défauts que je viens de dire674 et d’une infinité d’autres très dangereux, qui se sentent675 mieux dans le degré suivant qu’ils ne se peuvent exprimer, alors elle se repose dans la perfection qu’elle croit avoir acquise ; et s’arrêtant aux moyens qu’elle croit être la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible676 sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.
7. Il me semble que l’âme de ce premier degré, même dans les plus avancés, a677 une certaine habitude à cacher ses678 défauts et à elle et aux autres. Elle trouve des excuses et des prétextes. Elle ne les dit jamais ingénument : non par volonté, mais par un certain amour de sa propre excellence, par une dissimulation habituelle sous laquelle elle679 se cache. Elle n’a pas tant de paix dans ses misères : au contraire elle se sent affligée680 extraordinairement. Elle a un certain empressement de s’en purifier. Elle le dit historiquement681. Celles qui paraissent le plus sont celles qui lui font le plus de peine. Elle goûte et savoure les dons de Dieu. Elle en a un amour d’elle-même secret plus fort que jamais, une estime de sa voie extraordinaire, un secret désir de se produire, une certaine composition extérieure, une modestie gênée et affectée, un fourmillement de réflexions lorsque elle est tombée en quelque défaut apparent, une facilité à juger des autres et, avec tous ces défauts, mille propriétés attachées à ses dévotions : préférant l’oraison au devoir de sa famille, elle est cause de mille péchés que font ceux avec qui elle est.
8. Ceci est d’extrême conséquence, car l’âme se sentant attirée d’une manière si douce et si forte, voudrait toujours être seule et en oraison, et elle en fait plus que ne porte son état et extérieur et intérieur : le premier cause mille bruits, fait faire mille fautes, fait négliger les obligations essentielles ; et le second épuise peu à peu les forces de l’âme et sa vigueur amoureuse, et lui cause des sécheresses qui, n’étant pas de l’ordre de Dieu, lui nuisent, loin de lui servir.
9. Il arrive de là deux inconvénients : le premier, que l’âme veut trop être en oraison et en solitude lorsque elle en a la facilité ; le second est que lorsqu’elle a épuisé sa vigueur amoureuse, comme c’est par sa faute, elle n’a pas la même force dans la sécheresse : elle a peine à rester si longtemps en oraison, elle en abrège facilement le temps, elle va quelquefois se divertir dans les objets extérieurs ; elle s’abat, se décourage, s’afflige, croyant avoir tout perdu et fait tout ce qu’elle peut pour se procurer la présence et l’amour de Dieu.
10. Mais si elle était assez forte pour tenir une vie égale, et ne point faire plus dans l’abondance que dans la sécheresse, elle satisferait à tout. Elle est incommode au prochain, pour qui elle n’a pas de la condescendance, se faisant une affaire de se relâcher un peu pour le contenter682 : elle a une sévérité et un silence trop austère où il n’en faudrait pas ; et dans d’autres rencontres, elle a un babil qui ne finit point pour les choses de Dieu. Une femme fera scrupule de plaire à son mari, de l’entretenir, de se promener et de se divertir683 avec lui et n’en fera point de parler deux heures sans nécessité avec des dévots et des dévotes : c’est un abus horrible.
Il faut satisfaire à son devoir de quelque nature qu’il soit et quelque peine que cela nous cause, quoique même on croit y faire des fautes ; et ce procédé nous fera profiter684 infiniment davantage, non comme nous croyons, mais en nous faisant mourir. Il semble même que Notre Seigneur nous fasse connaître que cela Lui plaît par la grâce qu’Il y répand. J’ai connu une personne qui jouant aux cartes avec son mari par condescendance, éprouvait une union si forte et si intime qu’elle n’en éprouva jamais de pareille dans l’oraison685 ; et cela lui était ordinaire dans tout ce que son mari voulait qu’elle fît, quelque répugnance qu’elle y eût ; et686 si elle y manquait pour mieux faire selon sa pensée, elle connaissait fort bien qu’elle sortait de son état et de l’ordre de Dieu. Ce qui n’empêchait pas que cette personne ne fît souvent de ces fautes, parce que l’attrait du recueillement, l’excellence de l’oraison, que l’on préfère à687 ces pertes de temps apparentes, entraînent insensiblement l’âme et lui font prendre le change. Et c’est ce qui paraît sainteté en la plupart.
11. Cependant les âmes destinées à la foi ne font pas longtemps et souvent de ces méprises, parce que, comme Dieu les veut conduire dans son ordre divin, Il leur fait bien sentir leur manquement. Et la différence d’une âme destinée pour la foi et d’une autre est que la dernière demeure dans ces dévotions sans peines : c’est lui arracher l’âme que de la tirer de ce tranquille amour ; mais l’autre n’a pas de repos dans le repos même qu’elle n’ait satisfait à son devoir ; et lorsqu’elle y reste malgré l’instinct de quitter le repos, c’est une infidélité qui lui cause de la peine.
12. Il arrive aussi que l’âme par cette mort et cette contrariété se sent plus fortement attachée ou attirée à son repos intérieur : car688 c’est le propre de l’homme de s’attacher plus fortement à ce qui lui est plus difficile à avoir (du moins s’il a un peu de courage), et de s’affermir par la contrariété, voulant plus fortement les choses auxquelles on s’oppose. Cette peine de ne pouvoir avoir le repos qu’à demi augmente son repos et fait que, dans l’action même, elle se sent tirée d’une manière si forte qu’il semble qu’il y ait en elle deux âmes et deux conversations tout à la fois, et que celle du dedans est infiniment plus forte que celle du dehors. Mais si l’âme veut quitter son obligation pour l’oraison, elle ne trouve plus rien et son attrait se perd.
13. Je n’entends pas l’oraison d’obligation, et dont on s’est fait un devoir auquel il ne faut manquer que par impuissance ; mais je parle d’une oraison que l’on voudrait rendre continuelle, où on se sent entraîné par la force du recueillement. Je n’entends pas non plus par l’action celle de propre choix, mais celle du devoir absolu. Car si la personne a du temps après avoir satisfait à ses obligations, qu’elle le donne à l’oraison et qu’elle y emploie tout le temps qu’elle pourra. Alors cela lui servira infiniment. Il faut aussi sous prétexte de l’obligation ne se point charger d’actions non nécessaires : l’amour d’un mari, des enfants, de l’économie, pourrait bien se mêler689 avec le nécessaire ; l’empressement naturel d’achever une chose commencée, tout ceci se découvrira aisément par une âme qui ne se flatte pas. Ceci n’est pas si dangereux.
14. Lorsque le recueillement est bien fort, pour l’ordinaire l’âme ne tombe pas dans ces derniers défauts, mais bien dans les autres : d’excéder dans la retraite. Lorsque la sécheresse commence, il est plus à craindre qu’elle ne se charge d’occupations, à cause de la peine des sens à demeurer en oraison. Mais il faut tenir ferme et y être aussi exact que dans le recueillement. J’ai connu une personne qui en faisait plus lorsque elle lui était la plus pénible, se roidissant contre la peine même ; mais ceci nuit à la santé à cause de la violence et de la peine des sens et de l’entendement, qui ne pouvant s’arrêter à aucun objet et étant privé de la douce correspondance qui le tenait auprès de Dieu, en a des tourments690 horribles, jusques-là que l’âme souffrirait plutôt les plus grandes austérités que la violence qu’il se faut faire pour s’arrêter691 sans soutien auprès de Dieu. Ici la peine est intolérable et la nature en est comme dans la rage. Cette personne dont je parle passait quelquefois deux ou trois heures de suite dans cette pénible oraison ; et comme Dieu lui avait donné692 beaucoup de courage, elle se laissait dévorer à sa peine quoique elle sentît ses sens dans la rage. Et cette personne m’a avoué que l’austérité qui paraît la plus étrange lui aurait passé pour des délices plutôt que de rester ainsi. Et quelquefois elle en faisait pour se soulager, ce qui n’était pas une petite infidélité693. Mais comme cette violence si forte dans des sujets si faibles694 pourrait ruiner le corps et l’esprit, je crois qu’il est mieux de ne diminuer ni augmenter l’oraison pour les dispositions différentes.
15. Ces sécheresses si pénibles et si douloureuses dont je viens de parler, qui passent parmi certains spirituels peu éclairés pour des états terribles et des épreuves de Dieu les plus fortes, n’appartiennent qu’à ce premier degré de foi et sont souvent causés par l’épuisement ; et cependant les âmes qui695 les ont passées, croient être mortes et en écrivent et parlent comme du passage le plus douloureux de la vie spirituelle. Il est vrai qu’elles n’ont point l’expérience du contraire ; et très souvent l’âme n’a pas le courage de passer outre, quoique ce soit là si peu de chose. Car ici, dans ces peines qui sont comme un feu brûlant, l’âme y est bien laissée de Dieu, qui retire d’elle son secours aperçu ; mais ce sont les sens qui les causent, parce qu’étant habitués à agir696, voir, sentir et goûter et que, n’ayant jamais éprouvé des privations pareilles et ne trouvant pas ailleurs où se repaître, ils sont dans un désespoir épouvantable.
L’âme ne laisse pas ici d’être en vigueur : elle se tient697 ferme si elle a du courage. Sa peine lui est glorieuse et elle n’est pas de longue durée, car les forces de l’âme ne sont pas alors en état de porter longtemps un tel poids : elle retournerait en arrière chercher de la nourriture ou bien elle quitterait tout.
16. C’est pourquoi Notre Seigneur ne tarde guère à revenir : quelquefois même la fin de l’oraison ne se passe pas sans qu’Il revienne. Et s’Il ne vient pas dans la fin de l’oraison, Il revient durant le jour d’une manière plus forte. Il semble qu’Il se repente d’avoir fait souffrir l’âme, sa bien-aimée698, ou qu’Il lui veuille payer avec usure ce qu’elle a souffert pour son amour. Si cela dure quelques jours, ce sont alors des peines intolérables. Elle l’appelle doux et cruel. Elle lui dit s’Il ne l’a blessée que pour la faire mourir. Mais cet aimable Amant rit de sa peine et revient mettre sur sa plaie un baume si doux qu’elle voudrait toujours sentir de nouvelles blessures pour avoir toujours un nouveau plaisir dans une guérison qui lui rend non seulement sa première santé, mais même une santé plus abondante.
17. Jusqu’ici, ce ne sont que des jeux d’amour où l’âme s’accoutumerait aisément si l’Ami ne changeait de conduite. Ô pauvres âmes qui vous plaignez des fuites de l’Amour699 ! Vous ne savez pas que ce ne sont que des feintes, que des essais, que des échantillons de ce qui doit suivre. Les heures d’absence vous marquent les jours, les semaines, les mois et les années700. Il faut apprendre à vos dépends à devenir plus généreuses701, à laisser aller et venir l’Époux sans Lui rien dire. Il me semble que je vois ces jeunes épouses. Elles sont dans les dernières douleurs lorsque leur Époux les quitte pour peu que ce soit. Elles pleurent trois jours d’absence comme s’Il était mort, et elles se défendent tant qu’elles peuvent de Le laisser aller. Cet amour paraît fort et grand, cependant il ne l’est nullement. C’est le plaisir qu’elles ont de voir leur Époux qu’elles pleurent. C’est leur propre satisfaction qu’elles recherchent. Car si c’était le plaisir de leur Époux, elles seraient aussi contentes du plaisir qu’Il prend séparé d’elles à la promenade, à la chasse et ailleurs, que de celui qu’Il prend avec elles. C’est donc un amour intéressé, quoique il ne paraisse pas tel à l’âme : au contraire, elle croit ne L’aimer que parce qu’Il est aimable. Il est vrai, pauvres âmes, que vous ne L’aimez que parce qu’Il est aimable ; mais vous aimez pour le plaisir que vous trouvez dans cette amabilité.
18. Cependant vous voulez bien, dites-vous, souffrir pour l’Ami702. Il est vrai, pourvu qu’Il soit témoin et compagnon de votre souffrance. Vous n’en voulez point de récompense, dites-vous. J’en demeure d’accord, mais vous voulez qu’Il connaisse votre souffrance et qu’Il l’agrée, vous voulez qu’Il s’y plaise. Y a-t-il rien de plus juste que de vouloir que celui pour qui l’on souffre le sache, l’agrée et y prenne plaisir ? Oh, que vous êtes loin de compte ! L’Amour jaloux ne vous laissera guère jouir du plaisir que vous prenez à Le voir se satisfaire de vos douleurs. Il vous faudra souffrir sans qu’Il fasse semblant ni de le voir ni de l’agréer ni de le savoir. C’est trop pour vous que d’être agréées. Et quelle peine ne souffrirait-on pas à ce prix ? Quoi ! Savoir que l’Amant voit nos peines et qu’Il y trouve un plaisir infini ! Oh, c’est un trop grand plaisir pour un cœur généreux ! Cependant je m’assure que la générosité la plus forte de ceux de cet état ne passe point cela.
19. Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour Lui plaire, n’avoir que du rebut pour ce qui semblait le charmer autrefois, le voir payer703 d’un froid et d’un éloignement effroyable ce que l’on fait pour son seul plaisir et ne point cesser de le faire, voir qu’Il ne paye nos704 poursuites que de fuites effroyables, se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’Il avait donné autrefois pour gages de son amour et que l’âme croyait avoir payé par son amour, par sa fidélité et par sa souffrance ; non seulement s’en voir dépouiller sans se plaindre, mais voir enrichir les autres de ses dépouilles et ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami quoique absent ; ne cesser705 de courir après, et si, par infidélité ou par surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse, sans craindre ni envisager les précipices, quoique l’on tombe et retombe mille fois, que l’âme soit si crottée et706 si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer par les fatigues continuelles, — où, si quelquefois l’Ami se retourne et la regarde, Il lui redonne707 la vie et l’empêche de mourir, tant ce regard lui cause de plaisir, — jusqu’à ce qu’enfin l’Ami devienne si cruel708 qu’Il la laisse709 expirer faute de secours ; tout cela dis-je, n’est point de cet état-ci, mais de celui qui suit. Il faut remarquer ici que le degré dont je viens de parler est très long, à moins que Dieu n’ait dessein de faire beaucoup avancer l’âme ; et plusieurs, comme j’ai dit, ne le passent pas.
1. Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente et de descente, ces eaux711 du Ciel, par le séjour qu’elles faisaient sur la terre, commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas et ne se déchargent pas, de celles qui coulent et se déchargent, que les premières (si ce n’est la mer ou les grands lacs qui lui ressemblent) se corrompent712, et leur repos fait leur perte. Mais, lorsque étant sorties de leurs sources, elles ont une issue facile, plus elles coulent avec rapidité, plus aussi se conservent-elles.
2. Vous remarquerez que, (comme j’ai déjà dit de cette âme,) dès que Dieu lui a donné le don de la foi passive713, Il lui a donné en même temps un instinct de courir pour Le trouver comme son centre. Mais cette âme si infidèle (quoiqu’elle se croie pleine de fidélité) étouffe714 par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait715 cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme, qu’elle croyait posséder pour jamais. Ses eaux si tranquilles commencent716 à faire bruit. Le tumulte se met dans ses ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles ? Hélas ! C’est à leur perte [à ce qu’elle s’imagine]717.
Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente est trouvée : il faut718 se précipiter de pentes en pentes. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau (l’âme) paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre, et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.
3. Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se plaît dans la clarté de ses eaux et elle719 voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers, n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se trouve délivrée de ses bruits et orages et croit être déjà arrivée au lieu de repos ; et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par lequel elle vient de passer, ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire et elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits corrompus720 lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente, qui est un degré de connaissance721 de ce qu’elle est : elle a vu par ce trouble des passions ou plutôt des ondes qu’elle n’était pas perdue722, mais endormie.
4. Comme lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer la paix ; aussi à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et si agréablement sur le sable, elle oublie sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir : car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter. Car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et si agréablement que rien plus. Ô pauvre torrent, vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé ! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux : les créatures s’y mirent et les trouvent très belles. Mais vous voilà bien surpris lorsque en coulant si doucement sur le sable, vous rencontrez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand qu’auparavant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent, mais il tombe de rochers en rochers, il se précipite sans ordre ni raison, il effraye tout le monde de son bruit, chacun craint de l’aborder.
5. Ô pauvre torrent, que ferez-vous ? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point : vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps. Vous ne faites que commencer votre course. Enfin ce torrent courant sent qu’il723 trouve encore le bas de la montagne et le pays uni. Il reprend son premier calme et même plus grand ; et après avoir passé de longues années dans ces alternatives [suit] le troisième degré, [dont724 on remet à parler après avoir touché les dispositions à y entrer, et ses premières démarches725].
6. L’âme, après avoir passé quelques années726 dans le lieu tranquille dont nous avons parlé, qu’elle croyait posséder pour toujours et avoir acquis les vertus (ce lui semblait) dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, et lorsque elle pensait jouir avec727 plus d’assurance d’un bonheur qu’elle croyait posséder sans crainte de le perdre, elle est toute étonnée qu’au lieu de monter728 plus haut ou du moins de demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout à coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l’une l’autre ; l’âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.
7. Elle est toute étonnée de ce changement. Elle voudrait ou remonter d’où elle descend, ou du moins s’arrêter là, mais il n’y a pas moyen. La pente de la montagne est trouvée : il faut que cette âme tombe729. Elle fait de son mieux pour se relever de ses chutes. Elle730 fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses pénitences. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit que731 c’est sa faute ; elle se résigne à souffrir l’abjection732 qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen : il faut que ce torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose. L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de soutien, va cherchant si elle en trouvera dans la créature ; mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.
8. Enfin cette pauvre âme ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est toute étonnée qu’Il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait L’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’Il a apporté avec Lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement, et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de Lui déplaire et qu’Il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de Lui être plus fidèle et de ne pas faire la fin des moyens.
9. Cependant ce repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité ou la gourmandise spirituelle. L’arracher de la solitude ou de l’oraison, c’est lui arracher l’âme. Elle est encore plus propriétaire, ce qu’elle goûte étant plus délicat et son goût étant devenu plus fin par la peine qu’elle a souffert. Il semble qu’elle soit dans un nouveau repos733.
10. Elle va doucement lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus forte et plus longue que la première. Elle entre tout d’un coup dans734 une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers de rocher en rocher. Elle735 est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui cause la mort.
+ Elle736 ne sent plus de paix, mais un trouble et une agitation plus forte que jamais, tant du côté des passions, qui737 se réveillent avec d’autant plus de force qu’elles paraissaient plus éteintes, que du côté des croix qui se redoublent au-dehors : l’âme se trouve plus faible pour les porter. Elle s’arme de patience, elle pleure, elle gémit, elle s’afflige, elle se plaint à son Époux de ce qu’Il l’a ainsi abandonné ; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Plus elle s’afflige, plus elle se plaint de nouveau : tout lui devient mort, elle trouve tout ce qui est bon difficile ; elle sent pour le mal une pente qui l’entraîne.
+11. Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course. Elle est comme la colombe de l’Arche qui ne trouvant pas sur la terre de quoi reposer ses pieds est obligée de retourner738. Mais, hélas ! Que fera cette pauvre colombe lorsqu’elle veut retourner en l’Arche ? Noé ne lui tend sa main pour la reprendre. Elle ne fait que voltiger autour de l’Arche, cherchant du repos sans en pouvoir trouver. Elle grommelle autour de cette Arche, jusqu’à ce que le divin Noé, ayant compassion de sa persévérance et de ses gémissements, ouvre enfin la porte et la reçoive agréablement739*.
+12. O invention toute admirable et toute amoureuse de la bonté de Dieu ! Il n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir. Il laisse tomber en apparence pour avoir le plaisir de soutenir et de relever. O âme forte et vigoureuse qui n’avez jamais éprouvé ces jeux d’amour, ces jalousies apparentes, ces fuites, aimables à l’âme qui les a passées, mais terribles à celle qui les expérimente, vous, dis-je, qui ne savez ce que c’est que les fuites740 d’amour parce que vous êtes enivrée d’une possession continuelle de votre Bien-aimé — ou que, s’Il se cache, c’est pour si peu que vous ne sauriez juger par une absence longue et ennuyeuse du bonheur de sa présence, — vous n’avez jamais éprouvé votre faiblesse et le besoin que vous avez de son secours. Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ses douceurs plus souhaitables.
+13. Ces âmes font souvent des fautes741 à cause de leur affaiblissement et que leurs sens ne trouvent plus d’appuis ; et ces fautes les rendent si honteuses qu’elles se cacheraient elles-mêmes, si elles pouvaient, de leur Bien-aimé. Hélas ! Dans l’horrible confusion où elles se trouvent, Il leur montre sa face pour un moment. Il les touche de son sceptre742, comme un autre Assuerus, afin qu’elles ne meurent pas, mais ses caresses si courtes et si tendres ne servent qu’à augmenter leur confusion de Lui avoir déplu. D’autres fois, Il leur fait sentir par ses rigueurs combien leur infidélité Lui déplaît. O Dieu, si ces âmes pouvaient devenir en poudre, elles y deviendraient ! Elles se mettent en cent postures pour réparer l’injure faite à Dieu. Et si par quelques légères promptitudes, qu’elles regardent comme des crimes, elles ont offensé le prochain, quelles satisfactions ne lui font-elles pas ! Elles portent cela si loin qu’elles s’en croient coupables comme d’injures qu’elles lui auraient faites et lui en demandent pardon. Mais c’est grande pitié de voir l’état de cette pauvre âme qui a pu chasser son Bien-aimé. Elle fait tous ses efforts pour se corriger. Elle ne cesse de courir après Lui, mais plus elle court et plus Il fuit ; et s’Il s’arrête, ce n’est que pour des moments, afin de lui faire reprendre haleine. Ensuite elle rencontre un peu de repos, mais plus elle avance, plus ce repos devient court et délicat.
+14. Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort. Plus de goût à rien : ni aux pratiques des vertus ni au secours des malades ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peine et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement, et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur à la mort et aux allées et venues de son Bien-aimé, Lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il Lui plaît. Elle connaît alors que de Le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse : elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau. Mais avant que d’en parler, il faut dire que plus l’âme avance, plus [aussi] ses jouissances sont courtes, simples et pures, et plus ses privations sont longues, rudes et angoisseuses, et cela jusqu’à ce que l’âme ait perdu toute jouissance pour ne la plus retrouver jamais743. Et c’est ici le troisième degré que l’on appelle perte, sépulture et pourriture. Celui-là [le second744] se termine à la mort et ne passe pas outre.
+1. Vous voyez ces moribonds, lorsque on les croit expirés, reprendre tout d’un coup une nouvelle force et faire cela jusqu’à ce qu’ils expirent. Comme une lampe qui n’a plus d’humeur, jette au milieu de l’obscurité quelques feux, mais ce n’est que pour mourir plus promptement, l’âme jette des feux, mais qui ne durent que des moments. Enfin on a beau combattre contre la mort, il n’y a plus d’humide radical dans cette âme : le soleil de Justice l’a tellement desséchée qu’il faut qu’elle expire.
+2. Mais que prétend-il autre chose, cet aimable soleil avec ses ardeurs rigoureuses, que de consumer cette âme ? Et cette pauvre âme ainsi brûlée se croit toute glace ! C’est que le tourment qu’elle souffre ne lui laisse pas connaître la nature de son supplice. Tant que le soleil s’est couvert de nuages et lui a fait sentir ses rayons d’une manière tempérée, elle sentait bien sa chaleur et croyait brûler, bien qu’elle ne fût que très peu échauffée ; mais lorsqu’il a dardé à plomb ses rayons, elle se sentait rôtir et dessécher sans croire avoir seulement de la chaleur.
+3. O aimable tromperie : ô Amour doux et cruel, n’avez-vous des amants que pour les tromper ainsi ? Vous blessez ces âmes, et puis Vous cachez votre dard et Vous les faites courir après ce qui les a blessées ! Vous les attirez ensuite et Vous montrez à elles. Et lorsque elles veulent Vous posséder, Vous Vous enfuyez. Lorsque Vous voyez l’âme réduite aux abois et qu’elle perd haleine à force de courir, Vous Vous montrez un moment afin de lui faire reprendre vie pour la faire mourir mille et mille fois avec plus de rigueurs. O rigoureux Amant, innocent meurtrier, que ne tuez-Vous tout d’un coup ? Pourquoi donner du vin à ce cœur qui expire et redonner la vie pour la lui arracher de nouveau ? C’est donc là votre jeu : Vous blessez à mort, et lorsque Vous voyez le malade près d’expirer, Vous guérissez sa blessure pour lui en faire de nouvelles ! Hélas, on ne meurt ordinairement qu’une fois et les plus cruels bourreaux dans les persécutions allongeaient bien la vie aux criminels, mais ils se contentaient qu’ils la perdissent une fois. Mais Vous, plus impitoyablement, Vous nous ôtez mille et mille fois la vie et en donnez de nouvelles !
+4. O vie que l’on ne peut perdre sans tant de morts ! Ô mort que l’on ne peut avoir que par la perte de tant de vies ! Tu viendras à la fin de cette vie. Mais pour quoi faire ? Peut-être que cette âme, après que tu l’auras dévorée dans ton sein, jouira de son Bien-aimé. Elle serait trop heureuse si cela était, mais il faut essuyer un autre supplice. Il faut qu’elle soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh ! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même.
+5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler.
+On746 me dira à cela : c’étaient des saints et consommés selon leur degré et dans leur degré. Mais ils n’avaient pas passé celui-ci, ce qui n’empêche pas que ce ne fussent des saints ; et grand nombre sont canonisés de l’Église qui n’ont éprouvé ce degré qu’en mourant ; et plusieurs n’y sont jamais entrés. Aussi quand je vois des âmes qui disent qu’elles courent si vite, je ne puis m’empêcher de dire qu’elles se trompent. Elles sont toutes consommées, je le veux, oui, dans les états inférieurs qu’elles ne passent peut-être pas ; mais pour avoir parcouru celui-ci747, je dis que cela n’est pas. Et cela se vérifie dans la suite.
+6. Aussi les âmes qui sont dans l’union au premier degré qui commence la voie de la foi nue dont je parle, se font tort de prendre pour elles les avis des états les plus avancés. Il faut laisser à Dieu de dénuer l’âme. Il le fera bien en Maître, et l’âme secondera le dénuement et la mort sans y mettre d’empêchement. Mais748 de le faire par soi-même, c’est tout perdre et faire un état vil d’un état divin. Vous voyez aussi des âmes qui, pour avoir lu ou avoir entendu parler du dénuement, s’y mettent d’elles-mêmes et demeurent toujours ainsi sans avancer : car comme elles se dénuent d’elles-mêmes, Dieu ne les revêt pas de Lui-même. Car il faut remarquer que le dessein de Dieu en dépouillant, n’est que pour revêtir. Il n’appauvrit que pour enrichir et Il devient dans le secret le remplacement de tout ce qu’Il ôte à l’âme. Ce qui n’est pas en ceux qui se dénuent d’eux-mêmes : ils perdent bien à la vérité par leur faute les dons de Dieu, mais ils ne possèdent pas Dieu pour cela.
+7. Dans ce degré, l’âme ne saurait trop se laisser dépouiller, vider, appauvrir, tuer ; et tout ce qu’elle fait pour se soutenir sont des pertes irréparables, car c’est conserver une vie qu’il faut perdre. Comme une personne qui, ayant dessein de faire mourir une lampe sans l’éteindre, n’aurait qu’à n’y point mettre d’huile : elle s’éteindrait d’elle-même ; mais si cette personne, en disant toujours qu’elle veut faire mourir cette lampe, ne cessait pas d’y mettre de temps en temps de l’huile, la lampe ne s’éteindrait jamais. Il en est de même de l’âme qui prend vie pour peu que ce soit en ce degré. Si elle se soulage, si elle ne se laisse pas dénuer, enfin quelque acte de vie qu’elle fasse, elle retardera sa mort autant et plus de temps que sa vie sera longue.
+8. O pauvre âme, ne combattez pas contre la mort, et vous vivrez par votre mort. Il me semble que je vois ces gens qui se noient : ils font tous leurs efforts pour venir sur l’eau : ils se tiennent à ce qu’ils peuvent, ils se conservent la vie autant de temps qu’ils ont de force, ils ne se noient que lorsque les forces leur manquent. Il en est ainsi de ces âmes : elles se défendent tant qu’elles peuvent pour s’empêcher de périr. Il n’y a que le défaut de force et de puissance qui les fait expirer. Dieu, qui veut avancer cette mort et qui a pitié de cette âme, lui coupe les mains par où elle se tenait attachée et l’oblige ainsi de tomber dans le fond749*. Cette âme crie de toutes ses forces pour la douleur qu’elle ressent, mais il n’importe, Dieu est impitoyable et c’est une grande miséricorde de n’en point recevoir en cette rencontre.
O directeurs, soyez les aides de Dieu dans cette œuvre : ne donnez pas secours à cette âme750. Et comme il ne vous est pas permis de contribuer à sa mort en l’enfonçant vous-mêmes dans l’eau, il ne vous est pas permis non plus de lui tendre la main pour la soutenir. Ne lui souffrez point d’appui et soyez inexorables à leurs plaintes. Devenez de bronze pour elles, aussi bien que le Ciel l’est devenu, et si vous la voyez mourir, ne donnez pas de sépulture à son corps751. L’Amour lui en donnera une telle qu’Il saura : la sépulture et la poussière viendront ensemble752.
+9. Les croix suivent, les croix augmentent ; et plus les croix augmentent, plus l’impuissance de les porter devient forte, en sorte qu’il semble à l’âme qu’elle ne les peut plus porter. Ce qui est plus pénible en cet état est que l’état de peine commence toujours par quelque chose qui paraît faute à l’âme : elle croit avoir contribué à ce mauvais état. Enfin l’âme devient dans un état presque insensible. Elle commence à s’accoutumer à la peine, à être convaincue de son impuissance, de son inutilité et à désespérer d’elle-même. Elle consent même753 à la perte de toutes les faveurs + et il semble754 que Dieu les lui a ôtées justement. Elle n’espère plus même les posséder jamais.
Lorsqu’elle voit quelque âme de grâce, sa peine redouble et elle se sent enfoncée dans le plus profond de son néant. Elle voudrait pouvoir les imiter, mais voyant ses efforts inutiles, elle est contrainte de mourir et d’expirer. C’est alors qu’elle dit avec l’Écriture755 : Tout ce que je redoutais m’est arrivé. Quoi ! Perdre Dieu, dit-elle et le perdre pour toujours sans l’espoir de Le retrouver jamais ! Quoi ! Être privé d’amour pour le temps et pour l’éternité ! Ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable ! Oh ! N’est-ce pas assez, divin Amant, de rebuter votre créature, de vous détourner d’elle sans qu’elle perde l’amour, et le perdre (ce semble) pour toujours ? Elle croit, cette pauvre âme, l’avoir perdu ; mais cependant elle n’aima jamais plus fortement ni plus purement756. Elle a bien perdu la vigueur, la force sensible de l’amour, mais elle n’a pas perdu l’amour757 : au contraire elle n’aima jamais mieux. Cette758 pauvre âme ne le peut croire ; cependant, il est aisé de le connaître, car le cœur ne peut être sans amour. Si elle n’aimait pas Dieu, il faudrait qu’elle aimât quelque autre chose, mais ici l’âme est bien éloignée de prendre plaisir à quoi que ce soit.
10. Ce n’est pas que les sens ne se courbent vers les créatures ; et c’est ce qui fait alors la grande peine de l’âme, qui regarde la révolte des passions et ses défauts759 involontaires comme des fautes horribles, qui lui causent la haine de son Époux. Elle voudrait se laver, se blanchir et se purifier760, mais elle n’est pas plutôt lavée qu’elle s’imagine retomber761 dans un cloaque plus sale et infect que celui dont elle est sortie762. Elle ne voit pas que c’est à force de courir qu’elle763 se crotte, qu’elle se laisse tomber, et que l’amour la transporte si fort et la fait courir après lui avec tant de vitesse qu’elle ne voit pas les mauvais pas. Cependant elle est si honteuse de courir en cet état qu’elle ne sait où se mettre. Elle va avec une robe toute déchirée. Elle perd tout ce qu’elle a à force de courir.
11. Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali764 ses habits si beaux et si magnifiques +par ses vaines complaisances et qu’elle s’est appropriée les dons de Dieu par quantité de réflexions et de regards d’amour propre+ ; la765 seconde parce qu’en courant, elle serait arrêtée766 par cette charge : même la crainte767 de perdre tant de richesses l’empêcherait de courir.
12. Ô pauvre âme, qu’êtes-vous devenue ? Vous étiez autrefois les délices de votre Époux lorsque Il prenait tant de plaisir à vous orner et embellir : à présent, vous êtes si nue, si déchirée, si pauvre que vous n’oseriez ni vous regarder ni paraître devant Lui. Les hommes qui vous regardent, après vous avoir admirée autrefois et qui vous voient ainsi déchirée, croient ou que vous êtes devenue folle, ou que vous avez commis les derniers crimes, qui ont porté l’Époux à vous abandonner. Ils ne voient pas que cet Époux jaloux, qui n’aime cette âme que pour Lui, voyant qu’elle s’amusait à ses ornements, qu’elle s’y plaisait, qu’elle s’y admirait, qu’elle s’aimait elle-même, voyant, dis-je, cela, et qu’elle cessait quelquefois de Le regarder afin de se regarder elle-même, et qu’elle diminuait l’amour qu’elle avait pour Lui à force de se trop aimer, +la dépouille et fait disparaître toutes ses beautés et ses richesses de devant les yeux.
L’âme dans l’abondance de ses biens+ trouve768 du plaisir à se contempler : elle voit des amabilités en elle qui attirent son amour et le dérobent à son Époux. Pauvre folle qu’elle est ! Elle ne voit pas qu’elle n’est belle que des beautés de son Époux et que s’il les lui ôtait, elle deviendrait si laide qu’elle se ferait peur. De plus, elle néglige de suivre l’Époux dans ses courses, dans les déserts, et partout où Il va : elle craint de gâter son teint, de perdre ses pierreries. Ô Amour jaloux, que vous faites bien de venir traverser cette orgueilleuse et de lui ôter ce que Vous lui avez donné, afin qu’elle apprenne à connaître ce qu’elle est, et qu’étant nue et dépouillée, rien ne l’arrête dans sa course.
13. Notre Seigneur769 commence donc à dépouiller cette âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs770, qui sont comme des pierreries qui la chargent ; ensuite Il lui ôte toutes ses facilités au bien771, qui sont comme ses habits ; après quoi, Il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus772 qu’elle ne peut pratiquer773 activement.
14. Le774 premier degré de son dépouillement se fait des grâces, dons et faveurs, amour sensible et aperçu. Elle s’en sent peu à peu dépouillée. Elle voit que son Époux775 reprend peu à peu ce qu’Il lui avait donné de richesses. Elle s’afflige d’abord beaucoup de cette perte. Mais ce qui l’afflige le plus, n’est pas tant la perte des richesses que la fâcherie de l’Époux. Car elle croit776 que c’est par colère qu’Il lui reprend ainsi ce qu’Il lui avait donné. Elle voit bien l’abus qu’elle en a fait et les complaisances qu’elle y a eues, ce qui la rend si honteuse qu’elle meurt de confusion. Elle Le laisse faire et ne777 Lui ose dire : « Pourquoi reprenez-Vous ce que Vous m’avez donné ? » Car elle voit qu’elle le mérite par l’abus qu’elle en a fait et, dans un silence profond, elle Le regarde d’une manière si pitoyable qu’elle Lui fait bien voir sa peine.
15. Quoiqu’elle garde le silence, il n’est pas profond comme dans la suite : elle l’interrompt par des pleurs et des soupirs entrecoupés. Mais elle est bien étonnée qu’en regardant l’Époux, elle Le voit tout en colère de ce qu’elle pleure la justice qu’Il lui fait, de la mettre hors d’état d’abuser de ses biens, et de ce qu’elle pense peu à l’abus qu’elle en a fait. Cette778 âme s’aperçoit d’abord de sa faute et de sa méprise. Elle s’efforce de faire connaître à son Époux qu’elle ne se soucie point de ses dons pourvu qu’Il ne soit pas fâché contre elle. Elle lui témoigne que ses larmes et sa douleur viennent de Lui avoir déplu. Il est vrai qu’alors779 la colère de l’Époux, justement irrité, lui est780 si sensible qu’elle ne pense plus à la perte de toutes ses richesses, mais à la colère781 de son Époux. Elle se met en cent postures pour L’apaiser. Ses soupirs, ses gémissements et ses larmes sont les expressions de sa douleur. Ceci est encore un défaut qui offense l’Ami, mais comme l’âme est encore faible782, Il le dissimule.
16. Après l’avoir laissée pleurer longtemps, Il fait semblant d’être apaisé : Il essuie Lui-même ses larmes et la console. O Dieu, quelle joie pour cette âme de voir ces nouvelles bontés de l’Amour, après ce783 qu’elle a fait ! Il ne lui rend pas cependant ses premières richesses et l’âme ne s’en met pas en peine, se trouvant trop heureuse d’être regardée, consolée et flattée de son Bien-aimé. Au commencement, elle reçoit ses caresses avec tant de confusion qu’elle n’ose lever les yeux. Mais comme les biens présents font oublier les maux passés, elle s’abîme et se noie dans ces nouvelles caresses de son Époux et ne songeant plus à ses misères passées, elle se repaît et se repose dans ces caresses et oblige par là l’Époux de se fâcher de nouveau et de la dépouiller davantage.
17. Il faut remarquer que Dieu n’ôte à l’âme ses richesses que peu à peu : une fois, l’une, et après, l’autre. Plus les âmes sont faibles, plus le dépouillement784 est long, et plus elles sont fortes, plus tôt il est fait, Dieu les dépouillant plus souvent et de plus de choses à la fois. Mais quelque rude que soit ce dépouillement, il n’est cependant que des choses de dehors et superflues, c’est-à-dire que des dons, des grâces et faveurs, mais non d’autres choses. Cela ne se fait que l’une après l’autre, à cause de la faiblesse de l’âme. Cette conduite est si admirable, c’est un si grand amour de Dieu pour l’âme que l’on ne le croirait jamais à moins de l’expérimenter : car l’âme est si pleine d’elle-même et si pétrie d’amour-propre que si Dieu n’en usait ainsi, elle se perdrait.
18. On dira peut-être : si les dons de Dieu font un tel dommage, pourquoi les donner ? Dieu les donne par un excès de sa bonté, pour tirer l’âme du péché, de l’attache aux créatures785, et la faire retourner à Lui ; et s’Il ne les lui donnait pas, elle serait toujours criminelle. Mais ces mêmes dons, desquels Il la gratifie pour786 la détacher des créatures et d’elle-même, pour se faire aimer d’elle du moins par reconnaissance, cette créature est si misérable qu’elle s’en sert pour s’aimer et s’admirer, qu’elle s’y amuse ; et l’amour-propre est si enraciné dans la créature que ces dons l’ont augmenté : car elle trouve en elle-même de nouveaux charmes qu’elle n’y trouvait pas autrefois ; elle s’enfonce, elle s’accroche à elle-même, s’approprie ce qui était à Dieu et, se familiarisant trop avec Lui, oublie l’esclavage dont Il l’a tirée et mille autres choses de cette nature. Il est vrai que Dieu pourrait l’en délivrer comme Il peut délivrer l’homme de son fond de concupiscence, mais Il ne le fait pas pour des raisons connues à Lui seul.
19. L’âme ainsi dépouillée des dons de Dieu perd un peu de l’amour d’elle-même et elle commence à voir qu’elle n’est pas si riche qu’elle croyait et que ses richesses sont à son Époux. Elle voit, dis-je, qu’elle en a abusé et consent qu’Il les garde et qu’Il les787 reprenne. Elle dit : « Je serai riche des richesses de mon Époux et quoiqu’Il les garde, nous serons toujours en788 communauté de biens : Il ne les perdra pas ». Elle devient même bien aise d’avoir perdu ces dons de Dieu : elle se trouve déchargée789, plus légère pour marcher. Enfin elle s’accoutume peu à peu à ce dépouillement, elle connaît qu’il lui a été utile et avantageux. Elle n’en a plus de chagrin. Elle s’ajuste du mieux qu’elle peut avec ses habits et comme elle est belle, elle se contente de ce qu’elle ne laissera pas de plaire à son Époux par ses agréments et par ses habits propres autant qu’elle faisait avec tous ses ornements.
20. Lorsqu’elle792 ne pense plus qu’à vivre en paix dans cette perte et qu’elle voit clairement le bien qu’elle lui procure et le dommage qu’elle s’était causé par le mauvais usage qu’elle a fait [des dons qu’on lui a repris], elle793 est toute étonnée que l’Époux, qui ne lui avait donné trêves qu’à cause de sa faiblesse, vienne avec plus de violence lui arracher ses habits.
Ô pauvre âme, que ferez-vous à ce coup ? C’est bien pis que l’autre fois, car ces habits sont nécessaires et il n’est pas de la bienséance de s’en laisser dépouiller. Oh ! C’est alors que l’âme s’en défend tant qu’elle peut. Elle fait voir à son Époux les raisons qu’elle a pour ne pas aller ainsi nue : que cela lui serait honteux à Lui-même. « Hélas, dit-elle, j’ai perdu toutes les richesses que Vous m’aviez données, vos dons, la douceur de votre amour. Mais je pouvais encore faire des actions extérieures de vertus. Je faisais des charités. Je faisais l’oraison avec assiduité, quoique vous eussiez ôté vos grâces sensibles ; mais de perdre tout cela, c’est à quoi je ne puis consentir. J’étais encore habillée selon ma qualité, et l’on me considérait encore dans le monde comme votre Épouse. Mais si je perds mes vêtements, cela Vous fera honte à Vous-même. — N’importe, pauvre âme, il faut consentir à cette perte. Vous ne vous connaissez pas encore. Vous croyez794 que vos habits sont à vous et que vous pouvez toujours vous en servir. — Mais je les ai acquis avec tant de soin. Vous me les avez donnés comme une récompense des travaux que j’ai souffert pour vous. » N’importe : il les faut perdre.
21. L’âme, après avoir fait de son mieux pour les conserver, se sent dépouiller peu à peu. Tout lui devient insipide. Elle ne trouve plus de goût à rien, au contraire tout lui vient à dégoût et elle est mise dans l’impuissance de le faire. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances. Mais ici tout pouvoir lui est ôté795. Les forces du corps et de l’âme lui manquent. Elle en796 perd même le souvenir797 longtemps. L’inclination lui en reste, qui est comme la dernière robe, qu’il faut perdre à la fin798.
22. Ceci se fait très peu à peu et d’une manière pénible, parce que l’âme voit toujours que cela est venu799 par800 sa faute. Elle n’ose plus rien dire, car ce qu’elle dirait ne servirait qu’à irriter son Époux, dont la colère lui est plus rude que la mort. Elle commence à se connaître mieux, à voir qu’elle n’a rien à elle et que tout est à son Époux. Elle commence à entrer en défiance d’elle-même. elle perd peu à peu l’amour qu’elle avait pour elle-même. Mais elle ne se hait pas encore, car elle est toujours belle, quoique nue. Elle regarde de temps en temps l’Amant avec un regard pitoyable, mais elle ne dit pas un seul mot, elle s’afflige de son courroux. Il lui semble que ce serait peu d’être dépouillée, si seulement elle n’avait pas fâché son Époux et si elle ne s’était pas rendue indigne de porter ses habits nuptiaux.
23. Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses, la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux, tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état partout. Quoi ! ne lui sera-t-il pas permis de se cacher ? Non : il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : « Est-ce là cette801 âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges ? Voyez comme elle est déchue ! » Sa confusion redouble par ces paroles, parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il l’a revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout, ce qui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était.
24. C’est une chose bien étonnante pour une âme qui croyait être bien avancée dans la perfection, de se voir ainsi déchoir tout d’un coup. Elle croit que ce sont de nouvelles fautes, dont elle s’était corrigée, qui reviennent ; mais elle se trompe : c’est qu’elle était cachée sous ses habits qui l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. C’est une chose802 horrible qu’une âme ainsi nue des dons et grâces de Dieu, et l’on ne pourrait à moins d’expérience [savoir ni] croire ce que c’est803.
25. Mais c’est encore peu, si elle conservait sa beauté : mais Il [l’Époux] la fait devenir laide et la fait perdre806. Jusqu’ici807, l’âme s’est bien laissé dépouiller des dons, grâces et faveurs, facilité au bien : elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain, mais elle n’a pas perdu les divines vertus. Cependant ici808 [il] les faut perdre quant à l’usage : car pour la réalité, elles s’impriment plus fortement dans l’âme. Elle perd la vertu comme809 vertu ; mais c’est pour la retrouver en Jésus-Christ810.
Cette âme toute humiliée devient811* toute superbe à ce qu’elle croit. Cette âme si patiente, qui souffrait si aisément toutes choses et qui en faisait ses plaisirs, trouve qu’elle ne peut rien souffrir. Les sens812 perdent813 leur économie +et semblent vouloir se révolter.+ Elle814 ne peut ni se mortifier815, ni se garder816* de rien +par ses propres efforts comme auparavant+ et 817 qui pis est, cette âme ainsi défigurée se salit à tout moment, à ce qu’elle croit : elle se blesse818* avec les créatures. Elle se plaint avec l’Épouse que les sentinelles l’ont trouvée et l’ont navrée819.
+ 26. Je dois pourtant dire ici que les personnes de cet état ne font aucune faute volontaire. Dieu leur fait voir en général un si grand fond de corruption qui est en elles, qu’elles diraient volontiers avec Job820 : Qui me donnera que je me cache dans l’Enfer jusqu’à ce que la colère de Dieu soit passée ? Car il ne faut pas croire qu’ici ni dans la suite, Dieu permette que cette âme tombe dans aucun péché réel ; et cela est si vrai que, quoique elle paraisse à ses propres yeux la plus misérable des créatures, lorsque Il s’agit de se confesser, elle ne trouve aucune faute en détail qu’elle ait fait et s’accuse seulement qu’elle est pleine de misères et qu’elle n’a que des sentiments contraires à ses désirs. Il est de la gloire de Dieu qu’en faisant expérimenter à l’âme jusqu’au fond de sa corruption, Il ne la laisse pas tomber dans des péchés. Ce qui fait sa douleur si épouvantable, c’est qu’elle est comme accablée de la pureté de Dieu, et cette pureté lui fait voir jusques aux moindres atomes d’imperfection comme d’énormes péchés, à cause de la distance infinie qu’il y a entre la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, de cet homme Adam pécheur. Elle voit qu’elle était sortie toute pure des mains de Dieu et qu’elle a contracté non seulement le péché d’Adam, mais encore mille et mille fautes actuelles, de sorte que sa confusion est au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer. Ce qui fait que les hommes la méprisent, n’est point aucune faute particulière qu’ils remarquent en elle ; mais c’est que, ne la voyant plus faire tout ce qu’elle faisait autrefois avec tant d’ardeur et de fidélité, ils jugent par là de son déchet : en quoi ils se trompent beaucoup.
+ Ceci doit servir pour la suite et pour tout ce qui peut être exprimé trop fortement et que ceux qui n’ont point l’expérience pourraient prendre en mauvaise part. Il faut remarquer encore quand je parle de corruption, de pourriture, de saleté, etc., que j’entends la destruction et la consomption du vieil homme par la conviction centrale et une expérience intime de ce fond d’impureté et de propriété qu’il y a en l’homme, qui le faisant voir à lui-même ce qu’il est en soi sans Dieu, le fait crier avec David821 : Je suis un ver et non pas un homme ; et avec Job822 : Quand j’aurais été blanchi comme la neige et que la blancheur de mes mains éblouirait par son éclat, vous me feriez voir à mes yeux tout couvert d’ordure et mon vêtement aurait honte de me toucher. 823.+
27. Ce n’est donc pas824 que cette pauvre âme fasse les fautes qu’elle s’imagine de faire : car elle ne fut jamais plus pure dans le fond ; mais c’est que les sens et les puissances étant sans soutiens, principalement les sens, ils errent vagabonds. De plus, comme la course de cette âme vers Dieu redouble et qu’elle s’oublie davantage elle-même, il ne faut pas s’étonner si, en courant, elle se salit par825 les endroits pleins de boue où il lui faut passer ; et comme toute son attention est tournée vers son Bien-aimé, quoique elle ne s’en aperçoive pas à cause de son état de course, elle ne pense point à elle, elle ne songe pas où elle met ses pas. Cela est si vrai que cette âme qui se croit la plus criminelle de toutes les créatures, ne fait pas une faute de volonté, quoique elles lui paraissent toutes volontaires, mais bien de surprise : souvent même elle826 ne voit ses fautes que lorsque elles sont faites.
28. Elle crie à son Époux afin qu’Il lui tende la main ; mais Il n’a garde de le faire, du moins d’une manière aperçue, quoique Il la soutienne d’une main invisible. Cette âme pense quelquefois de mieux faire, mais c’est alors qu’elle fait plus mal : car le dessein de son Époux lorsque Il la laisse tomber, sans cependant qu’elle se blesse827, est afin qu’elle ne s’appuie plus sur elle-même, qu’elle reconnaisse son impuissance, qu’elle entre dans un entier désespoir [d’elle-même] et828 qu’elle puisse dire : J’ai perdu tout espoir829 et je ne vivrai plus830.
29. C’est ici que l’âme commence à se haïr véritablement et à se connaître, ce qu’elle ne ferait jamais si Notre Seigneur ne lui faisait sentir ce qu’elle est. Toutes les connaissances que l’on a de soi831 par lumière, de quelque degré qu’elles soient, n’ont pas le pouvoir de faire que l’âme se haïsse véritablement. Celui qui aime son âme la perdra et celui qui la hait, la sauvera832. Il n’y a, dis-je, que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de833 misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où834 l’impureté est cachée et non exprimée et sortie.
30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l’âme son impureté +foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire.+ Il835 la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors,836 mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : Il serre cette âme837 d’une manière pénible et douloureuse, puis Il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Lorsque l’âme sent cette puanteur, elle croit que c’est une nouvelle ordure et qu’elle se salit ; et c’est une tout838 au contraire. Cette ordure y était et elle ne la voyait pas, elle ne la sent à présent que parce qu’on la lui ôte. Une personne qui aurait une apostume839 en quelque endroit, n’en a pas de dégoût tant qu’on ne la lui ouvre pas ; mais lorsque le chirurgien fait une incision et qu’il fait sortir le pus, le malade se plaint de la puanteur qui lui fait mal au cœur. Cette apostume était aussi puante lorsqu’elle était cachée et qu’elle était plus dangereuse, cependant on ne se plaignait pas de sa mauvaise odeur. On840 croit être sali parce qu’elle suppure, et c’est le contraire. Il est vrai que le dehors en est sali pour quelque temps ; mais c’est afin que le dehors et le dedans soient purifiés dans la suite. Si Dieu ne faisait ainsi, l’amour propre, cette apostume effroyable, ne sortirait jamais, et plus elle serait couverte de beaux habits841, plus aussi serait-elle enfoncée, et plus elle se tournerait au-dedans et gâterait sans qu’on s’en aperçût toutes les parties nobles.
31. Je dis donc que cette voie si abjecte842, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement ; et sans elle on serait toujours sale, quoique l’on parût bien843 propre. Il faut donc que Dieu fasse sentir à l’âme ce qu’elle est jusqu’au fond. Cette grâce de foi, de dépouillement, s’attache toujours aux défauts les plus essentiels et les plus cachés dans l’amour-propre, à certains défauts mignons que la nature resserre, qu’elle conserve avec844 soin et que les autres ne voient pas comme des défauts : + au contraire, ils paraissent vertus, de sorte qu’en les perdant, il semble que l’on perde la vertu. Car la vertu845 ne s’acquiert véritablement que par les tentations contraires, ainsi qu’il est écrit : Celui qui n’est pas tenté, que sait-il ? Plus846 nous avons d’attache à une vertu, plus nous sommes exercés sur cette même vertu.+ Les défauts des autres voies sont connus847 plus superficiellement. Ceux que Dieu va chercher dans le plus intime de ces âmes, passeraient pour perfections chez les autres, lesquelles ont en effet une prudence848 admirable, une sagesse grande, mille propriétés qu’elles conservent chèrement. Elles ont du courage : ce sont de grandes âmes. Mais celles-ci n’ont plus rien du tout. Ce n’est plus que faiblesse sur faiblesse, impuissance849 sur impuissance. On ne leur laisse pas la moindre propriété. Les autres vont par ce qui est et elles subsistent par quelque chose de grand : elles vont850 de sainteté en sainteté, et celles-ci vont851 par ce qu’elles n’ont pas. Aussi sont-elles bien éloignées de s’attacher à rien, ayant tout perdu : étant si laides et si sales, à quoi s’attacheraient-elles ?
32. +Les plus favorisées de+ ces852 âmes-ci, pour l’ordinaire, sont le rebut853 du monde : elles sont toujours contrariées. Ce que les autres font est admiré ; +mais pour elles, il semble qu’+elles854 gâtent tout ce855 qu’elles entreprennent. Elles ne réussissent à rien et ne sont approuvées en rien. Enfin, il faut que, malgré elles, elles se rendent justice et qu’elles voient tout bien être en leur Époux et tout mal être en elles. On ne saurait croire, sinon par expérience, de quoi la nature abandonnée à elle-même est capable. Oui, oui, notre856 être propre abandonné à lui-même est pire que tous les diables857*.
33. C’est pourquoi il ne faut pas croire que cette âme ainsi dans la misère soit abandonnée de Dieu. Elle n’en fut858 jamais mieux soutenue, mais c’est la nature qui est laissée un peu seule et qui859 fait tous ces ravages sans que l’âme y ait aucune part. Cette pauvre Épouse désolée courant çà et là après son Bien-aimé non seulement se salit beaucoup860, comme j’ai dit, mais elle se blesse avec les épines qu’elle rencontre. Elle se fatigue si fort qu’il lui faut861 mourir et expirer dans sa course sans secours.
Le plus grand bien de l’âme en cette voie est que Dieu lui soit impitoyable et lorsqu’Il veut bien faire avancer une âme, Il la laisse courir jusqu’à la mort ; s’Il l’arrête pour des moments (ce qui ravit et vivifie cette pauvre âme), c’est à cause862 de sa faiblesse et qu’Il craint qu’elle ne perde courage et que la lassitude863 ne l’oblige à se reposer.
34. Lorsqu’Il voit cela, Il la regarde pour un moment, et cette pauvre âme par ce regard se trouve prise et blessée864 de nouveau, mais d’une manière si forte qu’elle est hors d’elle-même et demeure comme défaillie. Elle Lui dirait volontiers : « Hélas ! Pourquoi m’avez-vous tant fait courir ? Donnez-moi un peu de repos afin que j’avale ma salive865. Qui me donnera que je Le trouve seul et que je Le mène dehors866 et que je le voie face à face ! » Mais, hélas ! lorsque elle croit Le tenir, Il s’enfuit derechef : Je L’ai cherché (dit-elle) et je ne L’ai point trouvé867. Comme, par ce regard de l’Époux, l’âme est devenue plus amoureuse, elle redouble sa course afin de Le trouver868. Cependant elle s’est arrêtée869 autant de temps que son regard a duré. C’est pourquoi l’Époux ne la regarde que le moins qu’Il peut et que lorsque Il voit qu’elle perd courage. Et si elle était assez forte, elle irait bien plus vite sans s’arrêter : si un voyageur pouvait toujours marcher sans besoin ni de repos ni de nourriture, il irait bien plus vite ; mais il lui faut et l’un et l’autre à cause de sa faiblesse, et l’un et l’autre lui donnent de nouvelles forces qui lui sont données à cause de son besoin et que la nature défaillirait s’il en était privé. Il en est ainsi dans cette voie.
35. Cette âme870* meurt donc ici véritablement à la fin de sa course, parce que toute force active lui manque pour courir : car quoique elle ait été passive, elle n’avait pas pourtant perdu sa force active quoique elle ne lui parût pas à elle-même ; l’attrait871 la faisait courir sans qu’elle le sût et connût. L’Épouse dit : Tirez-moi et nous courrons872 : elle court à la vérité, mais de quelle manière ? C’est en perdant tout. C’est comme le soleil qui court incessamment sans sortir de son repos.
L’âme perd tout ici par le trépas mystique, pour courir sous un autre pôle ou pour mieux dire [c’est comme un soleil qui] s’éclipse de notre hémisphère, où il ne paraîtra plus, étant caché dans873 la mer. C’est là le sépulcre où l’âme éprouve une874 tout autre mort et sa875 puanteur, ainsi qu’il sera dit.
36. L’âme ici se hait si fort elle-même qu’elle ne se peut souffrir : elle n’a des yeux que pour se regarder de travers, elle n’a que du mal à dire d’elle. C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu ni devant les créatures ni devant elle-même. Elle croit que c’est avec raison que l’Époux la traite de la sorte. Elle croit que c’est sa puanteur876 qui lui cause du dégoût. Elle ne voit pas que c’est tout le contraire : c’est pour la faire courir qu’Il fuit, c’est pour la purifier qu’Il semble la salir877. Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. Il ne lui fait expérimenter ses faiblesses qu’afin qu’elle perde toute force et tout appui propre et que, désespérant de tout, Il la porte Lui-même et qu’elle se laisse porter : car quelque forte que soit sa course, elle marche en enfant, mais lorsque elle est en Dieu et que Dieu la porte, quoique elle paraisse se reposer, ses démarches sont infinies, puisqu’elles sont celles d’un Dieu.
37. Cette âme voit encore les autres parées de ses dépouilles. Lorsqu’elle voit une sainte âme, elle n’ose l’aborder et elle la voit parée avec admiration de tous les ornements que l’Époux lui a ôtés. Mais, quoique elle l’admire et qu’elle se sente enfoncée jusques dans l’abîme878 du néant, elle ne peut pas cependant désirer de les avoir, tant elle s’en trouve indigne. Elle croit que ce serait les profaner que de les mettre sur une personne si couverte de boue et d’infection. Elle se réjouit même de voir que, si elle fait horreur à son Bien-aimé, il y en a d’autres qui font ses délices. Elle est bien éloignée de la jalousie des commencements où elle Le voulait toujours garder et retenir : au contraire, elle est bien aise qu’Il ne la regarde pas afin qu’Il n’en ait pas mal au cœur et qu’Il prenne ses délices avec les autres, qu’elle croit fortunées d’avoir gagné les amours de son Dieu, car pour les ornements, quoique elle les en voit parées, elle879 ne croit pas que ce soit cela qui les rende heureuses. Si elle trouve du bonheur pour elles à les en voir parées, c’est parce que ce sont les gages de l’amour de son Bien-aimé.
38. Lorsqu’elle se tient si petite auprès de ces âmes qu’elle regarde comme des reines, elle ne sait pas le bien que lui doit produire sa nudité880, sa mort et sa pourriture. Il ne la rend nue que pour être son vêtement : Revêtez-vous de Jésus-Christ, dit saint Paul881. Il ne la tue que pour être sa vie : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec Lui882. Il ne l’anéantit que pour la transformer en Lui.
Cette perte de vertu883 ne se fait que peu à peu, ainsi que les autres pertes, et cet entraînement apparent au mal est involontaire, car ce mal884 qui rend ces âmes si sales885 à leurs propres yeux n’est point un mal véritable ni dangereux dont elles soient propriétaires, car ici elles n’ont ni de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit. Ce qui les salit sont des précipitations et promptitudes, qui ne font que passer et qui ne laissent pas de les remplir de confusion, ce sont certains886 défauts qui ne sont que dans les sentiments887. Sitôt qu’une âme voit la beauté d’une vertu, elle tombe incessamment dans le vice contraire à ce qu’elle croit : par exemple, si elle aime la vérité, elle dit des paroles précipitées ou d’exagération, elle croit mentir à tout moment, quoique en effet elle ne le fasse pas, ne parlant pas contre son sentiment. Si elle aime la douceur, une promptitude inopinée lui survient et il en est ainsi de toutes les autres vertus. + Et plus les vertus sont de conséquence et que l’âme y tient plus fortement, (parce qu’elles lui paraissent plus essentielles,) plus lui sont-elles arrachées [en cette manière] avec plus de force et de douleur.+
39. Cette890 pauvre âme après avoir tout perdu, doit enfin se perdre elle-même891 par un entier désespoir de tout ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles892*. L’oraison de ce degré est fort pénible parce que l’âme ne pouvant plus se servir de ses puissances dont l’usage lui est entièrement ôté, et Dieu ayant retiré un certain calme doux et profond qui la soutenait, elle reste comme ces pauvres enfants qui vont courant çà et là pour trouver de la nourriture sans trouver personne qui leur en donne. + C’est ce qui fait qu’ici l’oraison paraît entièrement perdue, comme en ceux qui ne l’ont jamais faite, mais avec cette différence que l’on sent la peine de sa perte, parce que l’on a connu sa valeur par sa possession et que les autres n’en ont pas de peine parce qu’ils n’en connaissent pas le prix.+ Elle893 ne peut plus trouver de soutien dans les créatures et, si elle s’y sent courbée et portée894, c’est par impétuosité sans cependant y trouver rien qui la satisfasse. Ce n’est pas que souvent elle ne s’égare et qu’elle ne voulût se jeter à corps perdu dans les choses qu’elle a goûtées autrefois, mais, hélas ! elle y trouve tant d’amertume qu’elle s’en retire au plus vite, et il ne lui reste que la douleur de son infidélité.
40. L’imagination895 est entièrement détraquée896 et ne laisse presque point de repos. Les trois puissances de l’âme [l’entendement, la mémoire et la volonté] perdent897 peu à peu leur vie, en sorte que sur la fin elles n’en ont point du tout, ce qui est très pénible à l’âme et particulièrement à la volonté, qui avait appris de goûter un « je ne sais quoi » tranquille et doux, qui rassurait les autres puissances dans leur inaction et898 dans leurs morts et impuissances.
41. Ce je ne sais quoi, qui soutient dans le fond, est ce qui coûte le plus à perdre et que l’âme tâche avec plus de force à retenir ; car d’autant plus est-il délicat, d’autant plus lui paraît-il divin et nécessaire, et elle consentirait aisément à ne se servir jamais des deux autres puissances ni même de la volonté d’une manière distincte et aperçue, pourvu899 que ce « je ne sais quoi », qui est son favori, lui demeure : car le moyen qu’une âme puisse subsister sans moyens, et sans ce moyen si pur qu’il semble que c’est la fin à laquelle tout aboutit et la récompense de tous les travaux ? Car que veut une âme dans tous ses travaux, que d’avoir ce témoignage dans le fond qu’elle est900 un enfant de Dieu ? Et toute la spiritualité se termine à cette expérience.
Cependant il le faut perdre901 comme le reste et ensuite entrer dans902 la funeste expérience de toutes les misères dont on est plein903. Et c’est ce qui opère véritablement904 la mort de l’âme : car, quelque misère que puisse avoir l’âme, si ce « je ne sais quoi » qui fait la vie de l’âme, ne se perdait, elle ne mourrait pas ; et aussi, si ce « je ne sais quoi » se perdait sans qu’elle sentît ses misères, elle se soutiendrait et ne mourrait jamais. + Elle sait et comprend facilement qu’il faut passer de longues et effroyables ténèbres, qu’il faut perdre tout goût, tous sentiments, quelque délicats qu’ils soient. C’est pourquoi elle porte les privations des soutiens et des goûts avec force, surtout les personnes éclairées et905 savantes ; mais de perdre un certain soutien presque imperceptible et tomber de faiblesse, tomber dans la misère et la boue906, c’est à quoi l’on ne peut consentir parce que l’on n’y doit jamais consentir. C’est où la raison se perd. C’est où les frayeurs et les transes mortelles s’emparent du cœur, qui semble n’avoir de vie que pour sentir sa mort.+ C’est907 donc la perte de cet imperceptible moyen et l’expérience de ses misères qui causent la mort.
42. L’âme doit être bien fidèle, dans un temps si nu et si rude, pour ne point laisser ses sens se courber vers les créatures volontairement, cherchant du soulagement et du divertissement volontaire : je dis volontaire, car908 pour des mortifications et attentions [réfléchies] sur soi-même, ces âmes en sont incapables ; et plus elles ont été mortifiées (ce qui paraissait mort aux non expérimentés), plus ont-elles de penchant vers le contraire sans909 s’en apercevoir, comme un fou qui va errant et vagabond partout ; et si vous vouliez les retenir trop rigoureusement, outre910 que cela serait inutile, c’est que cette application au-dehors retarderait et empêcherait la mort.
43. Que faut-il donc faire ? C’est d’observer de ne rien faire qui soulage les sens d’une911 manière criminelle et imparfaite, de les souffrir et de les récréer quelquefois en choses innocentes en charité, car comme ils ne sont pas capables de ce qui s’opère au-dedans, ce serait ruiner la santé et même les forces de l’esprit, et peut-être l’intérieur, que de les vouloir gêner. Il faut mépriser cela comme des enfances et n’être pas trop rigoureux en refusant les choses permises.
44. Ce que je dis est pour ce degré : car si l’âme en voulait user ainsi dans le temps de la force et vigueur de la grâce, elle ferait mal. Et même notre Seigneur tout plein de bonté fait bien voir Lui-même la conduite que l’on doit tenir, car dans les commencements, Il presse de si près les pauvres sens qu’Il ne leur donne aucune liberté ; c’est assez qu’ils veuillent quelque chose pour les en arracher : un regard, une parole, la moindre satisfaction ferait souffrir infiniment, et Dieu fait cela pour tirer les sens de leur opérer imparfait, pour912 les faire entrer au-dedans et, en les sevrant au-dehors913, Il les lie au-dedans d’une manière si douce914 qu’il ne leur coûte presque rien de se priver de tout ; ils y trouvent même plus de douceur que dans la possession de toutes choses. Mais quand ils sont suffisamment purifiés et introvertis, Dieu915 qui veut tirer l’âme d’elle-même par un mouvement tout contraire, permet que les sens s’extrovertissent et se répandent vers le dehors, ce qui semble à l’âme une grande impureté. Cependant la chose est [alors] de saison et faire autrement, c’est se purifier autrement que Dieu ne veut, et se salir.
45. Cela n’empêche pas qu’il ne se fasse des fautes dans cette extroversion des sens, mais la confusion que l’âme en reçoit et la fidélité à en faire usage, fait le fumier916 où elle pourrit plus vite : Tout917 coopère en bien à ceux qui aiment918. C’est aussi ici où l’on perd entièrement l’estime des créatures. Elles vous regardent avec mépris919 et disent : « N’est-ce pas là celle que nous admirions autrefois ? Comment est-elle devenue ainsi défigurée et laide ? ». Hélas, leur dit-elle : Ne me regardez pas par ma couleur noire, car c’est le soleil qui m’a ainsi décolorée920. C’est ici qu’elle entre tout d’un coup dans le troisième degré, qui est d’ensevelissement et de pourriture.
1. Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu contre les rochers : ce n’était que chutes de rochers en rochers, mais il a toujours paru et on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il y avait encore un marcher, quoique si précipité, si confus et si rompu ; mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. On est longtemps sans le voir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue ; mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice, jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la922 mer même923.
2. L’âme après bien des morts redoublées expire enfin dans les bras de l’Amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plus tôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il fût : +tout désir, inclination, penchant, choix, répugnances et contrariétés foncières.+ Plus924 elle s’approchait de la mort, plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore vie ; et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance, quoique sa mort fût inévitable925. Mais ici, il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et qu’on ne l’aperçoive plus.
3. O Dieu, qu’est-ce que ceci ? Ce qui n’était que des précipices devient des abîmes. L’âme tombe avec entraînement dans un abîme de misères d’où il n’y a nul jour de sortir. Au commencement, cet abîme est moindre ; mais plus elle avance, plus elle en trouve de plus étranges, en sorte que c’est aller de mal en pis, car il est à remarquer que lorsque l’on commence un degré, il tient beaucoup de celui qui précède dans son commencement, et dans sa fin, il commence déjà beaucoup à se ressentir de celui qui doit suivre. Il faut aussi remarquer que chaque degré en renferme une infinité d’autres.
4. L’homme après926 sa mort, avant que d’être enseveli, est encore parmi les vivants : il a encore figure d’homme, quoique il fasse peur. Cette âme aussi, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu’elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. Cette âme se présente à l’oraison, à la prière, mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre non seulement toute oraison, tout don de Dieu, mais Dieu même927 à ce qu’il paraît, et ne Le pas perdre pour un, deux928 ou trois ans, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toute vertu active lui929 sont ôtées. Elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde qui l’estimait autrefois tant, commence à en avoir peur930. On lui rend encore certains devoirs de bienséance, mais ce n’est que pour l’ensevelir, la cacher dans la terre et ne la plus voir.
+ Il faut remarquer que ce n’est aucune faute visible qui produit le mépris des hommes, mais l’impuissance de pratiquer ce que l’on faisait autrefois avec tant de facilité : on passait les jours entiers à l’église ou dans la visite des pauvres malades, souvent même contre son devoir ; on ne peut plus faire ces choses.+
5. Elle sera bientôt, cette pauvre âme, dans un entier oubli. Peu à peu931 elle perd tellement toute chose qu’elle est toute pauvre. Les créatures la jettent dans la terre, puis on n’y pense plus. Tout le monde jette de la terre dessus et on la foule aux pieds. Ô pauvre âme, il faut que tu te vois faire tout cela. Si un corps se voyait enterrer, quelle peine n’aurait-il point ? L’âme voit tout cela, et le voit932 avec frayeur, sans cependant y pouvoir mettre ordre. Il faut se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures.
6. C’est ici où sont les bonnes croix, et d’autant meilleures que l’âme croit mieux les mériter. Elle commence aussi à avoir horreur d’elle-même. Dieu la rejette si loin qu’Il paraît la vouloir abandonner933 pour toujours. Il faut, pauvre âme, que vous preniez patience et que vous demeuriez gisante dans le sépulcre.
7. Elle y demeure en paix, quoique avec des horreurs terribles, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas d’apparence d’en sortir et qu’il y faut demeurer pour toujours ; et aussi bien voit-elle que c’est le lieu qui lui est propre à présent, tout autre étant plus fâcheux pour elle. Elle fuit les créatures de bon cœur, parce934 qu’elle voit bien qu’il n’y a plus rien à faire pour elle et qu’elles en ont de l’aversion. On parle mal d’elle. On ne la regarde plus que comme une charogne qui a perdu la vie de la grâce et qui n’est plus propre qu’à être enfoncée dans la terre.
8. L’âme porte son abjection. Mais, hélas, que cet état est encore doux ! Et qu’il serait aisé de rester dans le sépulcre s’il ne fallait pas pourrir ! Le vieil homme corrompt935 peu à peu : autrefois c’était des faiblesses, des défaillances ; ici l’âme voit le fond de sa corruption + qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car il lui était impossible d’imaginer ce que c’est que l’amour propre et la propriété. Tout ceci se passe dans l’intime de l’âme sans que les sens y participent.+ O Dieu936, quelle horreur pour cette âme de se voir ainsi pourrir ! Toutes les peines, les mépris et les contradictions des créatures ne la touchent plus. Elle est même insensible à la privation du soleil de Justice : elle sait qu’il n’éclaire pas dans les tombeaux. Mais de sentir sa corruption, c’est ce qu’elle ne peut souffrir. Ô Dieu ! Que ne souffrirait-elle pas plutôt ? C’est cependant un faire le faut937. Il faut expérimenter jusqu’au fond ce que l’on est. Mais ce sont peut-être des938 péchés ? Dieu a horreur de moi. Mais939 que faire ? Il faut souffrir, il n’y a point de remède940.
9. Mais encore si je pourrissais sans être vue de Dieu, je serais contente ; ce qui me fait peine est le mal de cœur que je Lui fais. Mais, pauvre désolée, que ferez-vous ?941 Il vous doit suffire de n’aimer pas la corruption, mais de la porter. Encore942 ne savez-vous pas si vous ne la voulez pas : vous ne sauriez en juger vous-même. Les autres en jugent par la peine qu’elle943 vous cause.
10. Cette âme ainsi dans944 la corruption est si pleine d’horreur d’elle-même qu’elle ne peut se souffrir. La peine de souffrir sa propre puanteur est si forte qu’elle n’a plus de peine de tout ce qu’on lui pourrait faire au-dehors. Rien ne la touche plus. Elle se voit digne de tout mépris. Les autres ne la voient plus qu’avec horreur, mais cela ne lui fait point de peine, le mal de cœur qu’elle sent, et sa propre puanteur945, lui faisant voir que l’on a raison. Et si elle voit des âmes vivantes en Dieu, elle se croit indigne d’en approcher : elle s’enfonce946 dans la pourriture comme dans le lieu qui lui est propre.
11. Elle n’a pas de peine que947 Dieu la rebute, car elle voit si clair le mériter que rien plus. Elle948 est même ravie qu’Il ne la regarde plus, qu’Il la laisse dans la pourriture et qu’Il donne aux autres toutes ses grâces, que les autres soient l’objet de ses actions et949 qu’elle ne cause que de l’horreur950. Mais ce à quoi elle ne se peut résoudre, c’est que la mauvaise odeur de sa corruption monte jusqu’à Dieu. Elle951 ne voudrait pas pécher. N’importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l’Enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas. Elle ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Elle s’en croit incapable952. Il n’y a plus d’amour pour elle. Elle est devenue bien pis que dans le pur naturel, puisqu’elle est dans la corruption ordinaire au corps privé de vie.
12. Enfin peut-être que cette corruption durera peu ? Hélas ! C’est tout le contraire. Elle durera plusieurs années et ira toujours en augmentant, si ce n’est sur la fin que la pourriture devient poussière et que ce qui est cendre redevient cendre.
13. Ce pauvre torrent va comme un fou, d’abîme en abîme, de précipices en précipices. Cette âme va de pourriture en pourriture : tous953 ses membres sont attaqués presque en même temps. Il n’y a plus rien pour elle, plus954 de règlements, plus d’austérités. Il lui semble que tous les sens et toutes les puissances sont955 dans la confusion956. Pauvre957 âme, que ferez-vous dans cet état ? Il vous faut résoudre à être éternellement la pâture des vers. Votre propre958 conscience vous reproche l’état où vous êtes tombée. Quelle différence pour ce torrent de couler si agréablement dans la plaine ou de se précipiter dans des gouffres affreux ? C’est pourtant son sort et sa destinée.
Enfin peu à peu l’âme s’accoutume959 à la corruption : elle la sent960 moins et elle lui devient naturelle, si ce n’est dans de certains moments961 qu’elle exhale une puanteur capable de la faire mourir si elle n’était pas immortelle. Ô pauvre torrent, n’étiez-vous pas mieux sur le haut de la montagne qu’à présent ? Vous aviez quelque légère corruption, mais à présent, quoique vous courriez avec rapidité et que rien ne vous arrête, vous passez dans des lieux si sales, si corrompus de soufre, de salpêtre et de vilenies, que vous entraînez avec vous la méchante odeur !
14. Enfin cette pauvre âme commence à ne plus tant sentir sa puanteur962, à s’y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ses membres, sa chair, tout elle-même s’anéantit et devient poussière. Et c’est alors que commence l’anéantissement, car auparavant, quelque puanteur qu’elle pût avoir, il restait [encore] des marques de l’humanité : un cadavre puant, un reste d’homme. Mais ici, il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur : elle est naturalisée à ces choses, elle ne voit plus rien, et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal963.
15. Autrefois964 elle se faisait horreur : elle n’y pense plus. Elle est dans la dernière misère sans en avoir plus d’horreur. Autrefois elle craignait encore la Communion, de peur d’infecter ou déshonorer Dieu965 : à présent, il lui semble qu’elle y va tout966 naturellement967 ! Tout ce qui est de grâce se fait comme de nature et il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir. Tout ce qu’il y a, c’est que ses cendres demeurent cendres en paix, sans espoir d’être jamais autre chose que cendres. Lorsqu’elle sentait sa puanteur, elle connaissait encore qu’elle pourrissait ; mais ici elle est pourrie, et rien de dehors ni de dedans968 ne la touche plus.
16. Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve969 dans ses cendres un germe d’immortalité qui se conserve sous cette cendre, et qui prendra vie dans sa saison. Mais elle n’a pas cette connaissance et ne pense pas se voir970 jamais revivre ni971 ressusciter.
17. La fidélité de l’âme en cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu’un mort ; à souffrir sa puanteur dans sa fosse et à se laisser pourrir dans toute l’étendue de la volonté de Dieu972, sans aller chercher de quoi éviter la putréfaction973. Il y en a qui voudraient mettre du baume ou des senteurs pour ne point sentir la puanteur de leur corruption. Non, non : laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes. Sentez votre puanteur : il faut que vous la connaissiez et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume n’est autre chose que de tâcher par974 quelques moyens vertueux et bons de couvrir la corruption et d’en empêcher l’odeur. Oh975, ne le faites pas ! Vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien : pourquoi ne vous souffririez-vous pas ?976 Si vous y regardez de près, vous verrez même que ce que vous ferez pour détourner la puanteur est un état violent pour vous et qu’il vous est plus naturel et meilleur de la sentir.
18. Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de977 secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. Car si cela n’était pas, il faudrait la soutenir : autrement, elle pourrait se perdre par la pénétration de la peine, car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os. Les autres peines sont plus extérieures et ne pénètrent pas si avant. Mais pour les âmes fortes, moins elles sont secourues, soutenues et fortifiées, plus tôt sont-elles réduites en poussière. Ne leur portez donc pas compassion et laissez-les dans leurs ordures apparentes, qui font cependant les délices de Dieu, jusqu’à ce que, de978 ces979 cendres, renaisse une nouvelle vie980.
19. L’âme réduite au néant y doit demeurer, sans vouloir, lorsque elle est poussière, sortir de cet état ni, comme autrefois, désirer981 de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus, et c’est pour lors que le torrent s’abîme et se perd dans la mer pour ne se retrouver jamais en lui-même, mais pour devenir une même chose avec la mer982*.
20. C’est pour lors que ce mort sent peu à peu sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie ; mais cela se fait si peu à peu qu’il semble983 que ce soit un songe et un sommeil où l’on a bien rêvé : c’est comme un ver984 qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu. Et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure, qui enferme des degrés sans nombre, et où l’on avance toujours infiniment, de même que ce torrent peut toujours avancer dans la mer et en prendre tant plus les qualités que plus il y séjourne985.
1. Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable : on aperçoit son mouvement, et enfin peu à peu il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L’âme tout de même, sortant de ce degré et commençant de se perdre, conserve encore quelque chose de propre ; mais après quelque temps, elle perd tout ce qu’elle avait de propre. Ce corps dont la pourriture a été réduite en cendre, est encore987 poudre et cendre, mais si une personne avalait ces cendres, il ne resterait plus rien de propre et il en serait fait une même chose avec la personne qui les prendrait. L’âme jusqu’à présent, quelque morte et pourrie qu’elle ait été, a toujours conservé son être propre et ne l’a point perdu. Il n’y a qu’en ce degré qu’elle est véritablement tirée hors d’elle-même.
Tout ce qui s’est passé jusqu’à présent, s’est passé dans la capacité propre de la créature : mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense en Dieu même. Et comme ce torrent, (par exemple,) lorsque Il entre dans988 la mer, perd son être propre en sorte qu’il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer, ou plutôt il est tiré de soi pour se perdre en la mer, de même989 cette âme perd l’humain pour se perdre dans le divin, qui devient son être et sa substance990, non essentiellement, mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer, et autant qu’il a été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.
2. C’est donc dans ce tombeau que l’âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement991. C’est alors qu’on peut dire avec vérité que ceux qui reposent dans les ténèbres ont vu une grande lumière ; et que le jour s’est levé sur ceux qui demeuraient dans la région et dans l’ombre de la mort992. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection993, où les ossements reprennent vie peu à peu ; puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur994.
3. O âmes995 qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu’à demeurer996 en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n’est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s’emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne plus la perdre, (du moins autant que l’on peut être assuré en cette vie), ce qui n’arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois : c’est une vie en Dieu997. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus998, n’opère plus par elle-même ; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s’augmentant peu à peu, en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse ; elle aime de son amour.
4. L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant999 le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. Quel gain n’a-t-elle point fait pour toutes ses pertes ? Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d’elle, mais pour être possédé de Dieu. Ses1000 richesses sont immenses : elles sont Dieu même. Elle sent1001 tous les jours sa capacité s’accroître et une largeur et étendue qui augmente chaque jour. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont redonnées1002, mais en Dieu.
5. Il faut remarquer que, comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande, comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense, n’ayant point d’autres bornes que la mer : il en participe toutes les qualités. L’âme devient forte, immense1003, ferme : elle a perdu tous les moyens, mais elle est dans la fin1004. Comme une personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer, se servirait de ce moyen [de marcher] pour y arriver et le perdrait pour s’y abîmer.
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien1005 de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances1006. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais1007 elle ne sait plus rien sinon que DIEU EST et qu’elle n’est plus1008, ne subsiste et ne vit plus qu’en Lui. Ici l’oraison est l’action et l’action est l’oraison. Tout est égal, tout est indifférent à cette âme, car tout lui est également Dieu.
7. Autrefois il fallait pratiquer la vertu pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d’actions est ôtée, les actions n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse comme la1009 plus relevée, pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu et dans le mouvement1010 divin, car ce qui serait de choix propre, s’il n’est dans cet ordre, ne ferait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l’infidélité. Non que l’âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement1011 divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu, non par vue, application et pensée, mais par état, en sorte que l’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s’y laisse aller comme naturellement.
8. Cette vie est rendue comme naturelle et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin1012 ni souci d’elle, n’y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler : l’âme n’en a plus. Il n’est plus question ni de recueillement ou de divagation : l’âme n’est plus au-dedans, elle est1013 toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s’enfermer dans son fond1014 : elle ne pense plus à L’y trouver, elle ne L’y cherche plus. Comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer : elle n’aurait besoin ni d’un lieu ni d’un autre, mais de se tenir comme elle serait.
9. Aussi cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien1015 faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit1016. Mais que fait-elle ? Rien, rien et toujours rien1017. Elle fait tout ce qu’on lui fait faire. Elle souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable, mais toute naturelle. Elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain ? La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache et auparavant c’était1018 la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, ce semble ; mais1019 elle vit contente, paisible, faisant d’une manière agile et inébranlable ce qu’on lui fait faire1020.
Dieu seul est son guide1021, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté : ici, l’âme n’en a plus de propre, et si vous lui demandiez ce qu’elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut plus choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu’étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité, comme il perd toute répugnance et contrariété. Ce1022 torrent n’a plus de pente ni de mouvement. Il est dans le repos et dans la fin1023*.
10. Mais de quel contentement cette âme est-elle contente ? Du contentement de Dieu, immense1024, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente, car ici1025 tous sentiments, goûts, vues, notices particulières, quelque délicats qu’ils soient sont ôtés : rien ne touche l’âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence. Ce certain je ne sais quoi qui l’occupait autrefois sans l’occuper est ôté, et1026 il ne lui reste rien.
Mais cette insensibilité est bien différente de celle de mort, sépulcre, pourriture : alors, c’était une privation de vie, de mouvement pour les choses, un1027 dégoût, une séparation, une impuissance de mourant et une insensibilité de mort ; mais1028 ici, c’est une élévation au-dessus de ces choses, qui n’en prive pas, mais les rend inutiles. Un mort est privé de toutes les fonctions de la vie par une impuissance de mort ou par un dégoût de mourant, mais s’il est ressuscité glorieux, il est tout plein de vie sans moyens de se la conserver par usage de ses sens et, étant au-dessus de tous moyens par son germe d’immortalité, il ne sent pas ce qui l’anime quoique il se voie en vie1029.
11. Je ne saurais mieux expliquer cela que par la mort. Lorsque l’on meurt, on sent la séparation de son âme d’avec le corps. Cette âme est-elle séparée, on ne sent plus rien, mais c’est sans vie et la mort fait la séparation de tout. L’homme1030 ressuscite-t-il, il se sent revivifié. Lorsque il est réanimé, il éprouve en cet état que Dieu est l’âme de son âme, la vie de sa vie et1031 d’une telle manière qu’il s’en rend le principe comme naturel, sans que l’âme le sente1032 ou l’aperçoive à cause de son unité et intimité, s’il est permis de se servir de ce mot. L’âme sent bien qu’elle vit, agit, marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.
12. Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu’il soit, que l’on connaît ses [sic] enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n’est point ce degré ici, mais1033 bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct1034 de nous. Si une personne pouvait vivre sans manger dans un grand dégoût, elle sentirait d’abord son dégoût, ensuite son impuissance de manger, mais elle ne sentirait pas de plénitude. Ici l’âme n’a de pente ni de goût pour rien. Dans l’état de mort et de sépulture, il1035 en est bien ainsi, mais non pas de même. Là, c’est par dégoût et impuissance, mais ici c’est par plénitude et par abondance, comme1036 si une personne pouvait vivre d’air, elle serait pleine sans sentir sa plénitude ni comment elle lui serait venue. Elle ne serait pas vide ni impuissance de1037 manger, de goûter, mais hors de nécessité de manger, par plénitude, sans savoir comment l’air entrant par tous ses pores ferait une pénétration égale1038.
13. L’âme ici est en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie, et elle ne Le sent pas plus que nous ne sentons l’air que nous respirons. Cependant elle est pleine et rien ne lui manque : c’est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. La paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l’état passé, c’était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l’état de poudre, elle était en paix, mais c’était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer : il ne les sentirait pas ni n’en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici, c’est que l’âme est mise au-dessus, comme si, d’une montagne, elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques, ou, si vous voulez, comme si on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité, à cause que Celui qui le possède est immuable.
14. Ceci suppose la fidélité de l’âme, car en quelque état qu’elle soit, elle peut déchoir et retomber en elle-même. Mais ici l’âme fait des démarches presque infinies dans Dieu et elle peut avancer incessamment, de même que si la mer était sans fond, une personne qui y serait tombée s’enfoncerait jusqu’à l’infini et, allant toujours plus approfondissant cet Océan, plus en découvrirait-elle les beautés et les trésors. Il en est ainsi de cette âme en Dieu.1039*.
15. Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu ? Rien, et1040 moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien augmenter1041 ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison, ni sans y penser, mais comme par entraînement, sans penser à ce qui est de meilleur et de plus parfait, mais se laissant aller comme naturellement à tout cela, demeurant dans l’état égal et de consistance où Dieu l’a mise, sans se mettre en peine de rien faire, mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter : non que l’on fasse des actes d’abandon ou de délaissement1042, mais on y demeure par état.
16. L’âme ne saurait agir pour peu que ce soit sans faire une infidélité : comme dans l’état de mort et de pourriture, elle doit se laisser pourrir sans rien faire et sans avoir envie de rien faire. L’homme qui expire, sent un dégoût de tout ce qui peut entretenir la vie, ensuite une impuissance d’en user ; il meurt1043 et tout lui devient inutile. Dans tous ces états, il faut bien de la fidélité pour se laisser dénuer, quitter1044 la nourriture lorsque le dégoût en prend et laisser toutes choses dans le temps, quelque1045 délicates qu’elles soient. Mais ici l’âme a tout sans rien avoir. Elle a la facilité pour tout ce qui est de son devoir, pour agir, dire et faire, non1046 plus à sa manière, mais en la manière de Dieu. Ici la fidélité1047 ne consiste pas à1048 tout cesser comme celui qui est mort, mais à ne rien faire que par le principe vivifiant qui l’anime. Une âme en cet état n’a pente pour rien, mais elle se laisse aller comme1049 on veut et ne fait rien qu’être comme on la met et sans s’en mettre en peine.
17. L’âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas, mais bien des1050 actions de vie qu’elle exerce, +, car, quoique il y ait alors bien des choses extraordinaires, elles ne sont plus comme dans les premiers états où la créature y avait quelque part (ce qui était être propriétaire) ; mais ici les choses les plus divines et miraculeuses sont comme toutes naturelles à l’âme, elle les fait sans y penser, et c’est le même principe qui la fait vivre qui les fait en elle et par elle. Elle a comme un pouvoir souverain sur les démons1051 et même sur les esprits des personnes dont elle est chargée, mais tout cela hors d’elle. Comme elle n’est plus propriétaire, elle n’a plus de réserve et, si elle ne peut rien dire d’un état si sublime, ce n’est point qu’elle craigne la vanité, car cela n’est plus ; ce n’est point non plus faute de lumière pour s’exprimer, comme dans les degrés inférieurs. C’est à cause que ce qu’elle a, sans rien avoir, passé toute expression par son extrême simplicité et pureté. Ce qui n’empêche pas qu’il ne se passe mille choses qui sont comme les accidents de cet état et qui n’en sont pas le fond, dont elle peut fort bien parler. Ces accidents sont comme les miettes qui tombent du festin éternel que l’âme commence dans le temps. Ce sont des bluettes qui font connaître qu’il y a là une source de feu et de flammes.+, Mais de parler de leur principe1052 et de leur fin, elle n’en peut ni n’en veut rien dire, n’en ayant de connaissance qu’autant qu’il plaît à Dieu d’en donner dans le moment pour1053 le dire et pour l’écrire.
L’âme ne voit-elle pas ses défauts ou n’en commet-elle point ? Elle en commet et les connaît mieux que jamais +surtout dans ce commencement de vie nouvelle.+ Ceux1054 qu’elle commet sont bien plus subtils et délicats qu’autrefois. Elle les connaît mieux parce qu’elle a les yeux ouverts ; mais elle n’en a pas de peine et ne peut rien faire pour s’en défaire. Elle sent bien, lorsque elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s’élever ; mais elle retombe d’elle-même sans que l’âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s’en nettoyer ; outre que tous les efforts de l’âme seraient pour lors inutiles et ne serviraient même qu’à augmenter l’impureté, et l’âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. Il ne s’agit point ici de retour, quelque simple qu’il puisse être, parce qu’en disant retour, on suppose éloignement ; et si on est Dieu1055, il ne faut que demeurer en Lui. De même que, quand il s’élève quelque petit nuage dans la moyenne région de l’air, si l’air souffle, il agite les nuages et ne les dissipe pas ; au contraire, il faut laisser au soleil de les dissiper lui-même : plus les nuages sont subtils et délicats, plus tôt le soleil les a dissipés.
18. Oh, si l’âme avait assez de fidélité pour ne se jamais regarder elle-même, quelles démarches ne ferait-elle pas !1056 Ses vues propres sont comme de certains petits arbrisseaux qui soutiennent dans la mer et qui empêchent que l’on ne tombe plus avant tout autant que leur soutien dure : si les branches en sont très délicates, le poids du corps les abat et l’âme n’est arrêtée que des moments ; mais si, par infidélité notable, l’âme se regardait volontairement et longtemps, elle serait arrêtée autant de temps que son regard durerait et sa perte serait très grande.
19. Les défauts de cet état sont certaines légères émotions, ou vues de soi, qui1057 naissent et meurent dans le moment : certains vents de vue propre qui passent1058 sur cette mer calme, font des rides, mais ces défauts se dissipent peu à peu et deviennent toujours plus délicats.
20. L’âme au sortir du tombeau se trouve, sans savoir comment cela s’est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état, les trouvant toutes dans l’occasion lorsque elle en a à faire, sans qu’elle y pense : comme une personne qui aurait un trésor enfermé, sans y penser le trouve1059 dans le besoin. L’âme est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations1060 depuis1061 les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve1062 imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, soumission et le reste des vertus de Jésus-Christ. L’âme1063 trouve que tout cela se fait en elle, mais si aisément qu’il semble qu’elles1064 lui soient devenues naturelles.
21. C’est alors que son trésor est en Dieu seul, où elle puise sans cesse et sans fin ce qui lui est propre sans le diminuer ni tarir. C’est alors que l’on est revêtu1065 véritablement de Jésus-Christ, et c’est proprement Lui qui est agissant, parlant, conversant en l’âme, Notre Seigneur Jésus-Christ étant1066 le principe de ses mouvements. C’est pourquoi le prochain ne l’incommode plus : son cœur s’élargit tous les jours pour le contenir. Elle n’a plus d’inclination ni pour l’action ni1067 pour la retraite, mais pour être ce qu’on la fait1068 être à chaque moment.
22. Comme l’âme peut faire ici des démarches infinies, je laisse à ceux qui en ont l’expérience, de les écrire, la lumière ne m’en étant pas donnée pour les degrés supérieurs et mon âme n’étant pas assez avancée en Dieu pour les voir ni les connaître1069. Ce que je dirai est qu’il est aisé de remarquer par la longueur des démarches qu’il faut que l’âme fasse pour arriver en Dieu, que l’on n’y est pas arrivé si tôt que l’on s’imagine, et que les âmes les plus spirituelles et les plus éclairées prennent la consommation de l’état passif de1070 lumière de d’amour, pour la fin de celui-ci ; et ce n’en est que le commencement. C’est pourquoi les âmes n’avancent pas, pour ne se pas laisser assez dénuer ou pour le faire trop tôt1071.
23. Tant que l’on trouve goût à quelque pratique ou prière, il ne la faut jamais quitter que le dégoût n’en vienne avec1072 une certaine difficulté et peine de la faire : car d’attendre l’impuissance absolue, c’est attendre des miracles : Dieu les donne à certaines âmes qui n’ont pas la lumière du dénuement1073 et qui n’ont personne pour les y conduire, leur faisant faire d’autorité absolue ce qu’elles ne connaissent pas.
24. Il faut remarquer que, dans la voie de lumière et d’amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis ; mais le tout n’est ni1074 de la longueur ni de la qualité de celles que j’ai décrites dans la voie de foi nue. C’est pourquoi il faut prendre garde de ne s’y méprendre. C’est au directeur de juger de tout. Heureuse l’âme qui1075 en trouve un expérimenté !
25. Il faut aussi remarquer que1076 ce que je dis des inclinations de Jésus-Christ, se commence dès que la voie de la foi nue commence1077 : quoique l’âme dans toute sa voie1078 n’ait point de vue distincte1079 de Jésus-Christ1080, elle a cependant un désir de s’y conformer. Elle désire la croix, la petitesse, la pauvreté ; ensuite ce désir se perd ; et il reste une pente1081, une inclinaison secrète pour1082 les mêmes choses, qui va toujours de plus en plus s’approfondissant, se simplifiant, devenant tous les jours plus intime et plus cachée. Mais qui dit inclination, pente, tendance, quelque délicates qu’elles soient, dit une chose que l’on ne possède pas et qui est hors de nous. Mais ici les inclinations de Jésus-Christ sont l’état de l’âme, lui1083 sont propres, habituelles et comme naturelles, comme choses non différentes d’elle, mais comme son propre être et comme sa propre vie, Jésus-Christ les exerçant1084 Lui-même sans sortir de Lui et l’âme les exerçant avec Lui, en Lui, sans sortir de Lui, non comme quelque chose de distinct1085 qu’elle connaît, voit, propose, pratique, mais comme ce qui lui est le plus naturel. Toutes les actions de vie comme la respiration, etc., se font naturellement, sans y penser, sans règle ni mesure, mais selon le besoin, et cela se fait sans vue propre de la personne qui les fait. Il en est ainsi des inclinations de Jésus-Christ en ce degré, qui va toujours en augmentant, plus l’âme est transformée en Lui et devenue une même chose avec Lui.
26. Mais n’y a t-il donc point de croix en cet état ? Comme l’âme est forte de la force de Dieu même, Dieu lui donne plus de croix et plus pesantes ; mais elle les porte divinement. Autrefois la croix la charmait, et elle l’aimait et la chérissait. À présent, elle n’y pense plus, elle la laisse aller et venir, et cette croix lui devient Dieu, comme le reste, ce qui n’empêche pas la souffrance, mais la peine, le trouble et l’occupation de la souffrance. Il est vrai que les croix ne sont plus croix, mais elles sont Dieu : aussi ne sanctifient-elles point1086, mais elles divinisent. Dans1087 les autres états, la croix est vertu et se relève d’autant plus que les états s’avancent ; ici, elle1088 est Dieu pour l’âme, comme le reste, tout ce qui fait la vie de cette âme, tout ce qu’elle a de moment en moment lui étant Dieu.
27. L’extérieur de ces personnes est tout commun1089 et l’on n’y voit rien d’extraordinaire1090*. Plus elles avancent, plus elles deviennent libres, n’ayant rien d’extraordinaire +qui paraisse au-dehors qu’à ceux qui en sont capables.+ Ici1091 tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’Il est. C’est pourquoi cet état n’est point sujet1092 à la tromperie. Il n’y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n’est point de cet état qui est fort au-dessus de tout cela. Cette voie est simple1093, pure et nue, ne voyant rien qu’en Dieu, comme Dieu le voit, et par ses yeux.
CONCLUSION de l’Auteur en forme de lettre à son confesseur :
Il1094 ne m’est pas permis de poursuivre ici, tout manquant. Je crois avoir trop pris sur mes1095 lumières naturelles. Vous les discernerez aisément. J’ai fait des réflexions, que peut-être c’était plus par nature que par grâce que j’ai eu instinct d’écrire ; et je veux bien en faire ici1096 ma confession et avouer franchement que j’ai même fait sur la fin quelques fautes, ayant retenu dans mon esprit certaines lumières qui m’étaient venues à l’oraison sur cet état, au lieu de les perdre. De plus, je n’ai rien distingué, en l’état1097 où je suis, ce qui est naturel ou divin, ce qui est Dieu1098 et ce qui est mien. Je prie Dieu de vous le faire connaître.
Je n’ai point lu ce papier après l’avoir écrit et j’ai été beaucoup interrompue. Lorsque j’avais laissé le sens à moitié, je relisais une ligne ou deux, ou quelques mots, pour poursuivre. Je ne sais si j’ai fait contre votre intention. Cela m’est arrivé quelquefois, mais je n’ai rien relu depuis. Je n’ai point pris garde aux états si j’ai tout dit de chacun ou si j’ai répété. Je laisse tout cela à vos lumières, priant Notre Seigneur de vous éclairer pour vous faire discerner le faux du vrai, et ce que mon amour propre aurait voulu mélanger avec ses lumières1099.
1. J’avais oublié à dire que c’est ici où la véritable liberté est donnée : non une liberté, comme quelques-uns s’imaginent, qui prive ou exempte de faire les choses (ce qui est plutôt1101 une privation qu’une liberté, ces âmes se croyant libres parce qu’ayant du dégoût pour les choses bonnes, elles ne les pratiquent plus). La liberté dont je parle n’est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l’ordre de Dieu et de son état, et elle les fait d’autant plus aisément qu’elle en a été privée longtemps et d’une manière plus pénible.
J’avoue que je ne comprend pas l’état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l’impuissance et dans la perte de tout, car ici l’âme reprend une véritable vie. Les actions d’un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l’âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu’elle est morte ou1102 ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté ; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant ? Et Jésus-Christ après sa résurrection a voulu même manger et converser avec les hommes. C’est un exemple de ceci. Aussi ceux qui se croient en Dieu et qui sont gênés, qui ne peuvent faire oraison, je dis1103 qu’ils ne sont pas ressuscités. Car ici, tout est rendu à l’âme au centuple.
2. Il y a une belle figure de cela dans Job, que je regarde comme un miroir de toute la vie spirituelle. Vous voyez comme Dieu le dépouille de ses biens1104, qui sont les dons et grâces ; ensuite de ses enfants, qui est le dépouillement de ses puissances ; des bonnes œuvres, qui sont nos enfants et nos productions les plus chères ; ensuite, Dieu lui ôte la santé, qui est la perte des vertus, puis Il le fait pourrir, Il le rend un objet d’horreur et d’infection et de mépris. Il semble même que ce saint homme fasse des fautes et qu’il manque de résignation : il est accusé par ses amis d’être puni justement à cause de ses crimes ; il ne reste aucune partie saine en lui. Mais après qu’il est pourri sur le fumier et qu’il ne lui reste que les os, qu’il est un cadavre, Dieu ne lui rend-t-Il pas tout, et ses biens et ses enfants et sa santé et sa vie ?
Il en est de même après la résurrection : tout est redonné, avec une facilité admirable d’en faire usage sans se salir, sans s’y attacher, sans se l’approprier comme autrefois. On fait tout en Dieu et divinement1105, usant des choses comme n’en usant point. Et c’est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection1106. Est-ce être libre que d’avoir des impuissances, des restrictions ? Non : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres1107, mais de sa liberté.
3. C’est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut, et si une personne est appelée à instruire, à prêcher, etc., elle le fait avec une facilité merveilleuse qui ne lui coûte rien, sans qu’il soit nécessaire de préparer ses discours, pouvant fort bien pratiquer ce que Notre Seigneur Jésus-Christ dit1108 à ses disciples : qu’ils ne pensent point à ce qu’ils diront, mais que lorsque Il sera temps de parler, Il leur donnera1109 une sagesse à laquelle nul ne pourra résister ni contredire1110.
Ceci n’est donné que tard et après qu’on a éprouvé des impuissances terribles, et plus elles ont été grandes, plus la liberté est grande. Mais il ne faut pas se mettre là de soi-même, car comme Dieu n’en serait pas le principe, cela n’aurait pas l’effet qu’on prétendrait. C’est là où l’on fait des conversions admirables sans y penser. On peut bien dire de cette vie ressuscitée que tous les biens sont donnés avec elle1111.
4. Dans cet état, l’âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu : elle ne peut pas même la voir ni la distinguer ; mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu’elle les pratique toutes sans les voir ni les connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction1112*. Lorsqu’elle voit quelque personne dire des paroles d’humilité et s’humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu’elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d’une léthargie, et si elle voulait s’humilier, elle en serait reprise comme d’une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l’état d’anéantissement par lequel elle a passé l’a mise au-dessous de toute humilité, car pour s’humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s’abaisser au-dessous de ce qu’il est. L’état présent qu’elle porte l’a mis au-dessus de toute humilité et de toute vertu par la transformation en Dieu1113 : ainsi son impuissance vient et de son anéantissement et de son élévation.
5. C’est pourquoi ces âmes sont fort communes au-dehors, et n’ont rien qui les distingue des autres, si ce n’est qu’elles ne font de mal à personne, car pour l’extérieur, il est très commun. C’est ce qui fait qu’elles sont1114 très peu connues ; et c’est ce qui conserve leur état et les fait vivre en repos, sans soin ni souci de quoi que ce soit.
6. Elles ont une joie immense, mais insensible, qui vient de ce qu’elles ne craignent ni ne désirent ni ne veulent rien. Aussi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie. David l’avait éprouvé lorsque Il dit1115 : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie. Une personne ravie de joie ne1116 se sent plus, ne se voit plus, ne pense plus à elle et sa joie, quoique très grande, ne lui est pas connue à cause de son ravissement.
7. L’âme est bien en effet dans un ravissement et une extase qui ne lui cause [nt] aucune peine, parce que1117 Dieu a élargi sa capacité presque à l’infini. Les extases qui causent perte des sens, ne causent cela qu’à cause du défaut1118 du sujet, et font pourtant l’admiration1119 des hommes. Le défaut vient de ce que, Dieu tirant l’âme comme d’elle-même pour la perdre en Lui, mais que l’âme n’étant ni assez pure ni assez forte pour le porter, il faut ou que Dieu cesse de tirer l’âme, ce qui termine l’extase, ou que la nature succombe et meure, ainsi qu’il est arrivé bien des fois. Mais ici l’extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu’il est nécessaire pour porter cette admirable extase.
Il me semble que lorsque Dieu sort hors de Lui-même, Il fait une extase ; mais je n’ose dire cela de crainte de dire une erreur. Ce que je dirai donc est que l’âme tirée hors d’elle-même éprouve qu’il se fait en elle une extase, mais extase fortunée parce qu’elle n’est tirée d’elle-même que pour être abîmée et perdue en Dieu, quittant ses imperfections, ses qualités bornées et retirées pour participer à celles de Dieu.
8. O heureux rien, à quoi te termines-tu ! O misères, pauvretés, fatigues, que vous êtes bien et trop bien récompensées ! O bonheur qui ne se peut exprimer ! O âme, quel gain n’avez-vous pas fait pour toutes vos pertes ! L’auriez-vous cru, lorsque vous étiez dans la fange, dans la poussière, que ce qui vous faisait tant d’horreur vous eût dû procurer un bonheur si grand que celui que vous possédez ? Quand on vous l’aurait dit, vous ne l’auriez pu croire. Apprenez à présent par votre propre expérience comme il fait bon s’en fier à Dieu et que ceux qui mettent en Lui leur confiance ne seront jamais confondus1120. Ô abandon, quel bien ne produis-tu pas dans une âme ! Et quelles démarches ne ferait-elle point si elle te savait trouver dès le commencement ! De combien de fatigues ne se délivrerait-elle pas si elle savait laisser faire Dieu !
9. Mais hélas, on ne veut point s’abandonner et s’en fier à Dieu ! Ceux qui le font et1121 qui croient y être si bien établis, ne sont abandonnés qu’en figure et non en réalité. On veut s’abandonner dans une chose et non dans une autre. On1122 veut composer avec Dieu et se borner dans ce qu’on Lui laissera faire. On veut se donner, mais à telle et telle condition. Non : ce n’est point s’abandonner, c’est se figurer de l’être sans l’être. Un abandon1123* entier et total n’excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni Paradis ni Enfer.
Ô pauvres âmes, jetez-vous à corps perdu dans cet abandon : il ne vous en arrivera que du bien. Marchez en assurance sur cette mer orageuse, appuyées sur la parole de Jésus-Christ, qui a promis de prendre soin de ceux qui se perdront et s’abandonneront à Lui. Mais si vous vous enfoncez avec saint Pierre, croyez que c’est votre peu de foi.
Si nous avions la foi et que, sans hésiter, nous allassions tête baissée affronter tous les dangers1124, quel bien ne nous arriverait-il pas1125 ! Que craignez-vous ? Cœur lâche, vous craignez de vous perdre. Hélas ! Pour ce que vous valez, qu’importe !1126 Oui, vous vous perdrez si vous avez assez de force pour vous abandonner à Dieu, mais vous vous perdrez en Lui. Ô heureuse perte ! Je ne le saurais assez répéter. Que ne puis-je persuader à tout le monde cet abandon ? Et pourquoi les prédicateurs prêchent-ils autre chose ?
10. Mais, hélas, on est si aveugle que l’on regarde cela comme une folie, un défaut de prudence, une chose qui n’est propre qu’aux femmes ou aux esprits faibles ; mais pour les grands esprits, cela est trop bas pour eux : il faut qu’ils se conduisent eux-mêmes avec leur mesure de prudence. Ce sentier leur est inconnu parce qu’ils sont sages et prudents à eux-mêmes, mais il est révélé aux petits qui savent se laisser anéantir1127 et qui veulent bien être le jouet de la divine Providence, lui laissant tout pouvoir de les exercer et traiter comme elle veut, sans résistance, sans se mettre en peine du qu’en — dira-t-on. O qu’elle a de peine, cette prudence propre, à devenir1128 rien et à ses propres yeux, perdant toute estime de soi-même à cause de sa corruption et à ceux des créatures voulant bien être le rebut d’elles.
On veut se maintenir pour glorifier Dieu à ce que l’on dit, mais c’est pour se glorifier soi-même. Mais vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même, se donner à Lui lorsque l’on est le plus rebuté, s’y laisser et ne se pas regarder soi-même lorsque l’on est sur le bord de l’abîme, c’est ce qui est très rare et c’est ce qui fait l’abandon parfait1129*.
11. Il s’écoule quelquefois dès cette vie quelque1130 chose sur les puissances et sur les sens, qui est comme un épanchement de gloire du dedans ; mais cela n’est pas ordinaire : c’est comme Jésus-Christ dans sa transfiguration. Ce qui est très éminent et une grande pureté1131.
1. L’âme, après être parvenue à un état divin, est, comme je l’ai déjà dit, un rocher immuable et inébranlable à1133 toutes sortes d’épreuves et de coups, si ce n’est lorsque le Seigneur veut1134 que cette âme fasse quelque chose contre l’ordinaire et l’usage commun : alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, Il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qu’elle ne peut expliquer, de faire ce qu’Il veut.
De dire les épreuves étranges qu’Il fait de ces âmes dans1135 l’abandon parfait, qui ne Lui résistent en rien, c’est ce qu’il ne se peut1136 et ne serait pas compris. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’Il ne leur1137 laisse pas l’ombre d’une chose qui puisse se nommer ni en Dieu ni hors de Dieu1138.
Et Il les élève1139 tellement au-dessus de tout par la perte de tout que rien moindre que Dieu Lui-même, ni au ciel ni en terre, ne saurait les arrêter. Rien ne peut les captiver, parce qu’il1140 n’y a plus pour elles de malignité en quoi que ce soit, à cause de l’unité qu’elles1141 ont avec Dieu, qui, en concourant avec1142 les pécheurs, ne contracte rien de leur malice, à cause de sa pureté essentielle1143.
2. Ceci est plus réel que l’on ne peut dire ; et cette âme participe à la pureté de Dieu ou plutôt toute pureté propre (qui n’est qu’une pureté1144 grossière) ayant été anéantie, la seule pureté1145 de Dieu en Lui-même subsiste dans ce néant, mais d’une manière si réelle que l’âme est dans une parfaite ignorance du mal1146 et comme impuissante de le commettre. Ce qui n’empêche pas que l’on ne puisse toujours déchoir, mais cela n’arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l’âme qui ne lui laisse aucune propriété ; et la seule propriété1147 peut causer le péché, car qui n’est plus ne peut pécher.
3. Et cela est si vrai que les âmes dont je parle ont beaucoup de peine à se1148 confesser, car lorsque elles veulent s’accuser, elles ne savent1149 qu’accuser, que condamner, ne pouvant rien trouver en elles de vivant et qui puisse avoir voulu offenser Dieu, à cause de la perte entière de leur volonté en Dieu1150. Et comme Dieu ne peut vouloir le péché, elles ne le peuvent non plus vouloir. Si on leur dit de se confesser, elles le font, car elles sont très soumises, mais elles disent de bouche ce qu’on leur fait dire, comme un petit enfant1151 à qui on dirait : « Il faut vous confesser de cela » ; il le dit sans connaître ce qu’il dit, sans savoir si cela est ou non, sans reproche ni remords. Car ici l’âme ne peut plus trouver de conscience et tout est tellement perdu en Dieu qu’il n’y a plus chez elle1152 d’accusateur : elle demeure contente, sans en chercher. Mais lorsque on lui dit : « Vous avez fait cette faute », elle ne trouve rien en elle qui l’ait faite ; et si on dit : « Dites que vous l’avez faite », elle le dira des lèvres, sans douleur ni repentir1153.
4. Sa paix pour lors est si invariable et si inaltérable que rien au monde ni en tout l’enfer ne peut l’altérer un moment. Les sens sont toujours susceptibles des souffrances ; et lorsque ils en sont accablés et que, comme des enfants, ils crient, si on demande à cette personne et qu’elle se sonde, elle ne trouvera rien en elle qui souffre : parmi des douleurs inconcevables, elle dit : « Je ne souffre rien », sans pouvoir dire ni avouer qu’elle souffre, à cause de l’état divin et1154 de la béatitude qu’elle porte dans le centre ou partie suprême.
Et alors il y a une séparation1155 si entière et si parfaite des deux parties, l’inférieure et la supérieure, qu’elles vivent ensemble comme étrangères qui ne se connaissent pas ; et les peines1156 les plus extraordinaires n’empêchent pas la parfaite paix, tranquillité, joie et immobilité de la partie supérieure1157, comme la joie et l’état divin n’empêche [nt] pas l’entière souffrance de l’inférieure, et cela sans mélange ni confusion en aucune manière.
5. Si vous voulez attribuer quelque chose à cette âme ainsi1158 transformée et devenue Dieu, elle se défendra d’abord, ne pouvant rien trouver en elle qui puisse se nommer, affirmer, entendre ; mais l’âme est dans une négation parfaite. C’est ce qui fait la différence des termes et les expressions qu’on a peine à faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi.
Cela vient aussi de1159 ce que cette âme, par son anéantissement, ayant perdu tout ce qu’elle avait de propre, Dieu subsistant en elle, elle ne peut se rien attribuer non plus qu’à Dieu, parce qu’elle ne connaît plus que Lui seul, dont elle ne1160 peut rien dire.
6. Aussi tout est Dieu à cette âme : car ici il n’est plus question de voir tout en Dieu, car voir les choses en Dieu, c’est les distinguer en Lui. Par exemple, dans une chambre, je vois ce qu’il y a de différent de la chambre quoique renfermé en elle. Mais tout étant transformé dans la même chambre ou que tout fût ôté de la chambre, je ne verrais plus que la même chambre.
Toutes créatures célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même comme Il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout, et tout lui est Dieu : non par pensée, vue, lumière, mais par identité d’état et consommation d’unité, qui1161 la rendant Dieu par participation, sans1162 qu’elle puisse plus se voir elle-même, elle1163 ne peut aussi rien voir partout. Ainsi cette âme serait aussi indifférente d’être toute une éternité avec les démons qu’avec les anges. Les démons1164 lui sont comme le reste, et1165 il ne lui est plus possible de voir un être créé hors de l’Être incréé, le seul Être incréé1166 étant tout et en tout, tout Dieu aussi bien dans un diable que dans un saint, quoique différemment1167.
7. Mais cela est si réel qu’il est impossible que cette âme soit autrement. Aussi toutes les créatures1168 la condamneraient que cela lui serait moins qu’un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme l’on s’imagine, mais par impuissance de se mêler de soi, parce qu’elle ne se voit plus. Vous demanderez à cette âme : « Mais qui vous porte à faire telle ou telle chose ? C’est donc que Dieu vous l’a dit, vous l’a fait connaître ou entendre ce qu’Il voulait ? - Je1169* ne connais rien, je n’entends rien, je ne pense pas à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu, et je ne sais plus ce que c’est que volonté de Dieu parce que la volonté de Dieu m’est devenue comme naturelle. - Mais1170 pourquoi faites-vous plutôt cela que ceci ? - Je n’en sais rien. Je me laisse1171 aller à ce qui m’entraîne. - Hé, pourquoi ? - Il m’entraîne parce que1172 n’étant plus, je suis entraînée avec Dieu et Dieu seul fait1173 mon entraînement. Il va là, Il agit et je ne suis qu’un instrument que je ne vois1174 ni ne regarde. Je n’ai plus d’intérêt distinct, parce que par ma perte j’ai perdu tout intérêt1175. Aussi ne suis-je1176 capable d’entendre nulle raison ni d’en rendre aucune de ma conduite, car je n’ai plus de conduite. J’agis cependant infailliblement tandis que je n’ai point d’autre principe que le Principe infaillible1177. »
Et1178 cet abandon aveugle est une chose d’état à l’âme dont je parle, parce qu’étant devenue une même chose avec1179 Dieu, elle ne peut voir que Dieu : car ayant perdu toute dissemblance, propriété, distinction, il n’est ici plus question de s’abandonner, parce que pour s’abandonner, il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.
8. L’âme dont je parle est par cet état1180 perdue en Dieu avec Jésus-Christ, comme dit saint Paul, mêlée1181 avec Lui comme ce fleuve dont j’ai parlé est mêlé dans la mer en sorte qu’il ne se trouve plus : il a le flux et reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par état1182, parce que la mer immense ayant absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C’est la mer qui l’entraîne, et cependant il n’est pas entraîné, puisqu’il a perdu tout son propre ; et n’ayant point d’autre mouvement que la mer, il agit comme la mer1183 même, non que par sa nature il ait ces qualités, mais1184 c’est qu’en perdant toutes ses qualités propres, il n’en a plus d’autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer.
Ce n’est pas, comme j’ai dit, qu’il ne conserve tellement sa nature que, si Dieu le voulait, en un moment Il le tirerait de la mer, mais Il ne le fait pas. Aussi cette âme ne perd pas sa nature de créature et Dieu pourrait la rejeter de son divin sein1185, mais Il ne le fait pas. Cette créature, comme nous avons dit, agit donc comme divinement1186.
9. Mais, me dira-t-on, vous ôtez ainsi à l’homme sa liberté. Non, car il n’a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu’il a perdu librement1187 toute liberté créée, il participe à la liberté incréée1188, qui n’est plus rétrécie, limitée, bornée pour1189 quoi que ce soit ; et cette âme est si libre et si large que toute la terre ne lui paraît qu’un point, sans en être enfermée1190. Elle est libre pour tout faire et pour ne rien faire. Il n’y a point d’état et de condition où elle ne s’accommode ; elle peut tout faire et ne1191 rien faire de ce qu’ils font.
10. O état, qui te pourra décrire et que pourrais-tu craindre et appréhender ? Perte, mort, damnation ? O1192 saint Paul, vous disiez : Qui pourra jamais nous séparer de la charité de Jésus-Christ ? Nous sommes assurés que1193 ni la mort, ni la vie, ni les puissances, etc., ne pourront nous en séparer1194. Or ce mot, nous sommes assurés, exclut tout doute. Hé1195, grand saint, où était votre certitude ? Elle était dans l’infaillibilité de Dieu seul. On lit si souvent les Lettres1196 de ce grand apôtre, ce Docteur mystique et on ne l’entend pas. Cependant toute la vie mystique, son commencement, son progrès et sa fin, sont décrits par saint Paul, et même la vie divine ; mais on n’en a pas l’intelligence, et1197 une personne à qui l’intelligence est donnée, les y voit plus clair que le jour.
11. O. si les hommes qui ont tant de peine à se laisser à Dieu, pouvaient éprouver ceci ! Ils avoueraient que, quoique la voie qui y conduit soit extrêmement dure, un1198 seul jour de cet état récompense bien tant d’années de peines. Mais par où Dieu conduit-Il là ? Par des chemins tout opposés à tout ce que l’on s’imagine. Il édifie en abattant, Il donne la vie en tuant.
O. si je pouvais dire ce qu’Il fait et les inventions étranges dont Il se sert pour arriver ici ! Mais1199* silence ! Les hommes n’en sont pas capables, ceux qui y sont passés m’entendent. Ici il n’est plus besoin de lieu ni de temps. Tout est égal, tous lieux sont bons et si l’ordre de Dieu conduisait en Turquie, on s’y trouverait également bien, parce que tous moyens sont inutiles et infiniment outrepassés ; étant dans la fin éminemment, il n’y a plus rien à chercher.
12. Ici tout est Dieu : Dieu est partout et en tout ; et ainsi, cette âme est égale en tout. Son oraison est Dieu même, toujours égale, jamais interrompue, non que l’âme l’aperçoive autrement que par un état de consistance. Et si quelquefois Dieu fait rejaillir quelque écoulement de sa gloire sur ses puissances et sur ses sens1200, cela ne fait rien à ce fond qui demeure toujours le même. Marie, qui possédait cet état dans un degré le1201 plus parfait qu’une créature le puisse avoir, était indifférente de rester sur la terre après l’Ascension de son Fils ; et elle y serait restée toute l’éternité si tel eût été le bon plaisir de Dieu. Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus à être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu : ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée en l’objet de son amour, ce qui fait qu’elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d’un amour-Dieu, et par état1202, quoique non pas inamissible.
1. Il me vient dans l’esprit une comparaison qui me paraît assez propre à ce sujet : c’est celle du grain1204 qui est premièrement séparé du mauvais, ce qui marque la conversion et la séparation du péché. Après que ce grain est seul et pur, il faut qu’il soit moulu par l’affliction, croix et maladies, etc. Lorsque il est ainsi broyé et réduit en farine, il faut encore ôter, non l’impur, car il n’y en a plus, mais ce qu’il y a de grossier qui est le son. Et lorsque il1205 ne reste plus que la fleur très fine et épurée de matière, on en fait du pain que l’on pétrit. Il paraît que l’on salit la farine, qu’on la noircit et la flétrit, qu’on lui ôte sa délicatesse et sa blancheur pour en faire une pâte qui paraît bien éloignée de la beauté de cette farine ; ensuite on met cette pâte au feu. Or il faut qu’il en arrive autant à ces âmes. Mais après que ce pain est cuit, il sert à la bouche du Roi, qui non seulement se l’unit par l’attouchement, mais le mange, le digère, le consume et l’anéantit pour le changer en soi et le faire passer en sa substance.
Vous remarquerez que le pain a beau être touché et mangé même du Roi, qui est le plus grand avantage qu’il1206 puisse recevoir, et sa fin, il ne peut cependant être changé en la substance du Roi s’il n’est anéanti par la digestion, perdant toute forme et qualité propre.
2. O que ceci exprime bien tous les états de l’âme : celui d’union, bien différent de la transformation où il faut nécessairement que l’âme, pour devenir une avec Dieu, transformée et changée1207 en Lui, soit non seulement mangée, mais digérée, pour, après avoir perdu ce qu’elle avait de propre, devenir +une même chose avec+ Dieu1208. Cet état est très peu connu, c’est pourquoi il ne s’en parle point. Ô état de vie ! Que1209 le chemin qui y conduit est étroit ! Ô amour le plus pur de tous, puisque1210 tu es Dieu même ! Ô amour immense et indépendant, qui ne peut être rétréci par quoi que ce soit !
3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l’ai dit, parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une1211 liberté infinie qui1212 scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes1213 à qui, comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, tout1214 ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent paraît mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint ; et c’est en ce sens que s’entend ce passage qui dit que l’iniquité de l’homme vaut mieux que la femme qui fait bien1215, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls porter la qualité d’hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés, qui font le bien si faiblement, quoique si servemment1216 en apparence ; parce que leurs œuvres n’ont pas plus de force que le principe1217 d’où elles partent, qui est toujours par l’effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d’une faible créature. Mais ces âmes consommées dans l’unité divine, agissent1218 en Dieu par un principe d’une force infinie ; et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d’actions héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.
4. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment1219*. Ô que faisiez-vous, Marie, sur terre après l’Ascension de votre Fils ? Vous mettiez-vous en souci de convertir bien des âmes ? De faire de grandes choses ? Une telle âme fait plus, sans rien faire, pour la conversion d’un royaume, que cinq cents prédicateurs qui ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l’Église ne faisant rien, que tous les apôtres ensemble. Ce n’est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient connues : non tout à fait, mais quantité de personnes1220 leur sont adressées, à qui1221 elles communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d’autres à Jésus-Christ1222. Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.
O. si on savait la gloire que ces personnes1223, qui sont souvent le rebut du monde, rendent à Dieu ! On en serait étonné et ravi. Car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire digne de Dieu, sans penser à Lui en rendre, parce que Dieu agissant en elles en Dieu, Il tire de Lui-même en elles une gloire digne de Lui.
5. Ô combien d’âmes toutes séraphiques en apparence, sont éloignées de ceci ! Mais dans cet état il y a, comme dans tous les autres, des âmes plus ou moins divines. La divine Marie a été privilégiée et, après elle, plusieurs y1224 avancent plus ou moins, selon le dessein de Dieu ; et ceux qui arrivent durant cette vie à cet état, n’y arrivent d’ordinaire que peu avant de mourir, si ce n’est par un dessein tout particulier de Dieu qui, voulant se servir d’elles et en faire des prodiges, les avance de cette sorte. Mais cela est si rare que rien plus.
6. Car Dieu les cache dans son sein et sous l’extérieur de la vie la plus commune, afin qu’elles ne soient connues qu’à Lui seul, quoique elles fassent1225 ses délices. Ici les secrets de Dieu en Lui, et de Lui en ces pures créatures, sont manifestés, non en manière de parole, vue, lumière, mais par la science de Dieu qui demeure en Lui. Et lorsque il faut qu’une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fond divin sans qu’elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable que l’on ne remarque que lorsque on est obligé de le manifester, et c’est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi.
Lorsqu’une telle âme écrit, elle est étonnée qu’elle écrive des choses qu’elle ne connaît et ne croyait1226 pas savoir, quoique elle ne puisse douter de les posséder en les écrivant. Il n’en est pas de même des autres, leurs lumières précédant leur expérience, parce que1227 c’est comme une personne qui voit de loin les choses qu’il ne possède pas : il décrit ce qu’il a vu, connu, entendu, etc. Mais celle-ci est une1228 personne qui renferme en elle-même un trésor : elle ne le voit qu’après la manifestation quoique elle le possédât.
7. Cela n’exprime pas encore bien ce que je veux dire. Dieu est dans cette âme, ou plutôt cette âme n’est plus : elle n’agit plus, mais Dieu agit, et elle est l’instrument. Dieu renferme en Lui tous les trésors, Il les fait manifester par cette âme aux autres, et elle connaît alors, en les tirant de son fonds, qu’ils1229 y étaient, quoique sa perte ne lui eût jamais permis d’y réfléchir. Et je m’assure que toute âme de ce degré m’entendra, et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit ces choses et en jouit comme nous jouissons du soleil, mais le second est devenu lui-même le soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.
8. Cet état est fort permanent, et il n’y a nulle vicissitude quant au fond qu’un avancement plus grand en Dieu. Et comme Dieu est infini, Il peut diviniser une âme toujours plus et cela en élargissant sa capacité. Marie, comme je l’ai dit ailleurs, était toute remplie de grâce au commencement1230 de sa conception. Et ceci est bien découvert à l’âme. Elle était dans la plénitude de Dieu lorsque elle conçut le Verbe ; et cependant elle croît presque à1231 l’infini jusqu’à sa mort. Comment, si elle était pleine, comme l’ange l’en assure, pouvait-elle se remplir encore ? C’est que Dieu élargissait chaque jour sa capacité, + la perdant et dilatant en Lui, comme l’eau dont nous avons parlé, s’étend toujours plus à mesure qu’elle est plus perdue dans la mer, où elle s’abîme incessamment sans en sortir jamais.+
Il en fait1232 de même à ces âmes : toutes celles qui sont en ce degré ont Dieu, mais les unes plus, les autres moins. Elles sont1233 toutes en plénitude, mais elles ne sont pas toutes en égale quantité de plénitude. Un petit vase plein est aussi bien rempli qu’un grand, mais il ne contient pas pareille quantité. Il en est de même de ces âmes : elles ont toutes la plénitude de Dieu, mais selon leur capacité de recevoir ; et ainsi il y en a à qui Dieu accroît chaque jour cette capacité. C’est pourquoi plus les âmes vivent dans cet état divin, plus elles sont agrandies et leur capacité devient toujours plus immense, sans qu’il y ait rien à désirer ni à faire pour elles, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de vide en elles. A mesure qu’Il croît et élargit, à mesure Il remplit de Lui-même, comme l’air : une petite chambre est pleine d’air, mais une grande a plus d’air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement, quoique imperceptiblement, l’air y entre toujours : de même sans changer d’état ni de disposition, et sans rien sentir de nouveau, l’âme augmente en plénitude et en largeur. Mais1234 jamais la capacité de l’âme ne peut être accrue de cette sorte que par l’anéantissement, parce que jusqu’alors cette âme a une opposition à être étendue1235.
+10. Il est bon d’expliquer ici une chose de conséquence qui est qu’il paraît une contrariété en ce que je dis, qu’il faut que l’âme soit anéantie pour passer en Dieu, et qu’elle perde ce qu’elle a de propre ; et cependant, je parle de capacité, qu’elle retient.
+Il y a deux capacités. L’une est propre à la créature et cette capacité est petite et bornée : lorsque elle est purifiée, elle est propre pour recevoir les dons de Dieu, mais non pas Dieu, parce que ce que nous recevons en nous est moindre que nous, comme ce qui est renfermé dans un vase est moins étendu, quoique plus précieux, que le vase qui le reçoit.
+Mais la capacité dont je parle ici est une capacité de s’étendre et de se perdre toujours plus en Dieu après que l’âme a perdu sa propriété, qui la fixait en elle-même ; et que n’étant plus arrêtée ni rétrécie, (parce que son anéantissement lui ôtant toute forme particulière, l’a disposée à s’écouler en Dieu de sorte qu’elle se perd et s’écoule en Celui qui ne peut être compris,) plus elle s’y abîme, plus elle s’étend et devient immense, participant à Ses perfections.
+11. C’est une capacité de s’accroître et de s’étendre toujours plus en Dieu, y pouvant être de plus en plus transformée, comme l’eau étant jointe à sa source se mélange toujours plus avec elle. Dieu étant notre être original, Il nous a créés d’une nature propre à être unie et transformée et ne faire plus qu’un avec Lui.+
1. L’âme1237 donc n’a rien à faire ici qu’à demeurer comme elle est, et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les1238 premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c’est sa conduite infaillible. Il n’en est pas de même aux états inférieurs, si ce n’est lorsque l’âme a commencée à goûter du centre ; mais il n’est pas si infaillible, et qui garderait cette règle sans être dans l’état bien avancé se tromperait.
2. C’est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion1239*. Ici toute réflexion est bannie et l’âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire1240. Mais comme, en s’efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l’homme en lui et de le tirer1241 de Dieu. Or je dis que, si l’homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais ; et s’il pèche, c’est qu’il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété ; et l’âme ne peut se reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer pareil à ce qui arriva au premier ange1242 qui, en se regardant avec complaisance et par préférence de ce qu’il devait à Dieu, s’aima et devint démon. Et1243 cet état serait d’autant plus horrible que l’autre aurait été plus avancé.
3. On m’objectera à cela que l’on ne souffre donc rien en cet état. Non, quant au fond1244, mais bien dans les sens ainsi que je l’ai dit. Parce que, dira-t-on, pour souffrir, il faut réfléchir, et c’est la réflexion qui fait la partie principale et la plus douloureuse de la souffrance. Tout cela est vrai en certain temps1245 et, comme il est réel que des âmes bien inférieures à celles-ci souffrent tantôt par réflexion tantôt par impression, je dis qu’il est aussi véritable que celles de ce degré ne pourront souffrir autrement que par impression. Ce qui n’empêche pas les douleurs d’être sans bornes et bien plus fortes que celles qui sont réfléchies, comme la brûlure de celui à qui l’on imprimerait le feu serait plus forte que celle d’un autre qui se brûlerait à la réverbération du feu1246.
4. On dit : mais Dieu les appliquera par réflexion pour les faire mieux souffrir. Dieu ne le fera pas par réflexion. Il pourra leur montrer en un instant ce qu’elles doivent souffrir, par une vue directe et non réfléchie sur elles-mêmes, comme les Bienheureux voient en Dieu ce qui est en Lui et ce qui se passe hors de Lui dans les créatures et en eux-mêmes, sans se regarder ni réfléchir sur eux, mais demeurant fermement attachés, abîmés et perdus en Dieu.
5. C’est ce qui trompe quantité de spirituels qui croient qu’on ne peut rien connaître ni souffrir que par réflexion. Tout au contraire, les connaissances et souffrances de cette manière sont bien petites en comparaison des autres.
6. Toute souffrance qui se distingue et connaît, quoique exprimée en des termes si exagérants, n’égale point celle de ces âmes qui ne connaissent pas leurs souffrances, et qui ne peuvent avouer ce qu’elles souffrent à cause de la grande séparation des deux parties. Il est vrai qu’elles souffrent des maux extrêmes, il est vrai qu’elles ne souffrent rien et qu’elles sont dans un contentement parfait1247. Je crois que si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé ; et c’est ce qui fait l’indifférence1248 de ces âmes pour tout état1249. Cela n’empêche pas, comme j’ai dit, l’extrémité de la souffrance, comme l’extrémité de la souffrance n’empêche pas le bonheur parfait. Ceux qui l’auront éprouvé, le sauront bien comprendre.
7. Ce n’est point ici comme dans l’état passif d’amour, où l’âme est si remplie de suavité ou d’amour pour la souffrance et le bon plaisir de Dieu. Ce n’est point tout cela. C’est par une perte de volonté en Dieu, par un état de déification où tout1250 est Dieu sans voir que cela soit ainsi. L’âme est établie par état dans son Bien Souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien1251* ne peut traverser ce bonheur parfait lorsque il est par état permanent : car plusieurs l’ont passagèrement avant que de l’avoir par état permanent. Dieu donne, premièrement les lumières de l’état ; ensuite Il donne le goût de l’état ; enfin Il le donne par une notice confuse et non distincte ; puis Il donne l’état d’une manière permanente et y établit l’âme pour toujours.
On me dira que l’âme étant établie dans l’état, il n’y a rien de plus pour elle. C’est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature1252. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu. Puis, comme j’ai dit, Il augmente la capacité de l’âme, qu’Il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable. O Dieu, que Vous réservez de bien à ceux qui Vous craignent1253 et qui Vous aiment ! Et c’était la vue de cet état qui faisait écrier1254 David si souvent après qu’il se fût purifié de son péché.
9. Ces âmes ne peuvent plus s’étonner, ni pour aucune grâce qu’on leur raconte, ni pour aucun péché que l’on puisse commettre, + connaissant à fond et la bonté de Dieu qui cause l’une et la malice de l’homme qui est la source de l’autre.+ Toute1255 la terre périrait qu’elles n’en auraient pas de peine, + si Dieu ne leur imprimait cette même peine+. Est-ce1256 donc qu’elles ne sont plus jalouses de l’honneur de Dieu, puisqu’elles ne s’affligent plus des péchés qui se commettent ? Non, ce n’est point cela. C’est qu’elles sont jalouses de la gloire de Dieu comme Dieu.
10. Dieu est1257 nécessairement obligé d’aimer sa gloire plus que tout autre, et tout ce qu’Il fait en Lui et hors de Lui dans les autres, Il le fait par rapport à Lui1258. Cependant Il ne peut être fâché des péchés de tout le monde ni de la perte de tous les hommes, quoique, pour les sauver + tous, Il se soit incarné et ait pris un corps passible et mortel+, Il1259 ait donné sa vie. Elles donneraient aussi mille vies1260 pour les sauver, parce que Dieu, qui les a transformées, les fait participer à ses qualités, et qu’elles voient tout cela comme Dieu. Et quoique Dieu veuille véritablement le salut de tous les hommes, qu’Il leur donne à tous les grâces nécessaires pour le salut, quoique non pas toujours efficaces par leur faute, Il1261 ne laisse pas de tirer sa gloire de leur perte, parce qu’il est impossible que Dieu permette chose au monde en quoi Il ne soit pas nécessairement glorifié, ou par justice ou par miséricorde. Ce n’est pas l’intention de celui qui L’offense et qui Lui rend un déshonneur actif : de la part de Dieu, il n’y a pas de déshonneur passif, et il faut nécessairement, contre la volonté de celui qui L’offense, que son péché retourne à la gloire de Dieu.
11. Quoique Dieu ne puisse être offensé de sa nature, celui qui L’offense mérite des punitions infinies, à cause de la volonté maligne qu’il a d’offenser cette Bonté infinie et de la déshonorer : et s’il ne le fait pas du côté de Dieu, il le fait toujours par son action et par sa volonté. Et cette volonté est si maligne que si elle pouvait ôter à Dieu sa divinité, elle la Lui ôterait. C’est donc1262 cette volonté maligne de la part du sujet qui fait l’offense et non l’action : car si une personne dont la volonté serait perdue, abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité absolue à faire les actions du péché, +comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres+, elles1263 les feraient sans péché1264. Cela est clair.
12. Mais pour revenir, je dis que ces âmes ne peuvent avoir de peine du péché, parce que, quoique elles le haïssent infiniment, elles ne souffrent plus d’altération, le voyant comme Dieu le voit. Et quoique s’il fallait donner leur vie pour en empêcher un seul, si Dieu le voulait, ils la donneraient. Cela est sans actions, sans désirs, sans inclination, sans choix, sans empressement de leur part, mais dans une mort parfaite, ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit et n’en jugeant plus que comme Dieu en juge.
Le Petit abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu fut composé à la même époque que les Torrents, sans que l’on puisse fixer de manière certaine une antériorité de l’un par rapport à l’autre. Il fut sans doute adressé au même destinataire, le père Lacombe1265 : « Je ne dois que vous obéir », lui dit-elle. Mais malgré l’obéissance due à son confesseur, l’autorité sur lui s’affirme : « … il me suffit d’avoir marqué en gros ce que vous souhaitiez savoir. L’expérience vous enseignera le reste et, vous faisant comprendre ce que je vous dois être, vous jugerez de ce que je vous suis en Notre Seigneur. » Cette autorité et la précision dans l’exposé du terme de la voie mystique nous font penser que l’Abrégé est une suite donnée aux Torrents. Il peut s’agir d’un écrit complet réservé au cercle des intimes (les nombreuses copies des Torrents suggèrent une plus large distribution de ce dernier traité). Le Petit abrégé fut publié par Poiret en 1712 puis en 1720 : c’est cette dernière édition que nous reproduisons.
Mme Guyon parle de l’Abrégé dans une lettre à Fénelon écrite en décembre 1688, peu après leur rencontre, qui date du 4 octobre1266 :
Il y a six ans que je fis par obéissance un écrit de toute la conduite de Dieu sur l’âme, depuis la conversion jusqu’à la consommation : il n’est pas long et il est plein des vérités que je crois. J’ai eu un fort mouvement de le faire écrire au net et de vous en faire un petit présent. Sitôt qu’il sera achevé, je vous l’enverrai par la même voie : je vous prie, monsieur, de le garder comme un témoignage de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne pour vous.
Fénelon en accuse réception le 11 août 1689, et analyse six degrés ou états tout en explicitant ses difficultés qui portent sur la désappropriation et sur les ténèbres de la pure foi1267. Nous citons des extraits de sa longue lettre parce qu’elle révèle par son résumé du texte la perception qu’en eut Fénelon, et ses objections au début de sa vie mystique. On constate qu’il réécrit le texte en éliminant les images dont il déteste le flou : elles reflètent l’expérience vivante, mais ne satisfont pas une analyse rationnelle rigoureuse. On comparera ce texte compliqué et intellectuel, qui tient à distance son sujet, avec son Gnostique de 1694, plein de fougue et de vie : entre temps, la révolution de l’expérience mystique avait eu lieu dans sa vie.
Je comprends et je goûte, Madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit, que vous avez la bonté de m’envoyer sur les divers états de la voie et de la pure foi. […]
Le premier degré [Abrégé Partie I, §II1268] qui commence à distinguer cette voie est donc le recueillement et l’oraison simple, où l’on se sent attiré à mortifier les sens extérieurs, mais d’une manière active, quoique moins multipliée […]
Le second degré [P. I, §III] est celui de la foi passive, où Dieu ôte peu à peu les goûts sensibles, en sorte qu’on perd peu à peu les sentiments intérieurs, comme on perdait dans le degré précédent les extérieurs, mais avec cette différence que, dans le degré précédent, on mourait par effort et par vue active aux sens extérieurs, et que, dans ce second degré, on meurt au goût et aux sentiments intérieurs d’une manière qui commence à être passive […]
Le troisième degré [P. I, § IV, foi nue] est un dépouillement universel, qui se fait peu à peu, des dons aperçus. Comme le degré précédent avait déjà ôté les dons sensibles et intérieurs, ainsi dans ce troisième degré la foi qui commençait déjà à être sèche et dépourvue des goûts sensibles, devient peu à peu nue, en sorte qu’elle parvient enfin à n’avoir plus rien qui se fasse apercevoir à l’âme. […]
Le quatrième degré [P.I, §V, mort mystique] est celui de la mort : il consiste dans une entière extinction de toute répugnance à tous les divers moyens dont Dieu se sert pour désapproprier l’âme d’elle-même. En cet état, l’âme […] cesse à répugner à tout ce que Dieu veut en elle : dès ce moment, elle est comme un corps mort, insensible à tout, qui ne résiste à rien et que rien n’offense.
Le cinquième état [P.I, § VI, mais surtout Partie II, §I] est celui de résurrection, où Dieu rend peu à peu à l’âme, et avec une alternative de vie et de mort, tout ce qu’Il lui avait ôté dans le troisième degré, qui est celui de la nudité, c’est-à-dire que Dieu, après avoir peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu, après l’avoir mise dans l’entière cessation de toute action propre pour la désapproprier de son mouvement naturel et propre, lui rend en passiveté tout ce qu’elle avait autrefois dans son activité. Au lieu qu’avant la mort et le dénuement, elle agissait par elle-même pour le reste, alors elle ne fait plus que laisser faire à Dieu tout ce qu’Il veut en elle. […]
Le sixième et dernier état [P.II, §II] est celui où l’âme, ayant achevé de ressusciter et de recevoir la vie divine en la place de la vie propre, se trouve anéantie et transformée : elle est alors anéantie, parce qu’il ne lui reste plus rien de sa volonté propre, ni pour agir ni pour pâtir ; elle est transformée, parce que la vie et la volonté de Dieu sont en la place de la sienne propre. C’est l’état de saint Paul, qui vivait, mais ce n’était plus lui : c’était Jésus-Christ, vivant dans sa volonté morte à tout [Galates, 2, 20, le verset qui est le plus souvent cité par Madame Guyon]. […] Dieu devient l’âme de cette âme, elle n’a qu’à agir naturellement, et elle se trouve arrêtée avec douleur toutes les fois qu’on lui veut faire vouloir ce que Dieu ne veut pas. Mandez-moi si j’ai bien compris votre écrit.
Supposant dans l’esprit du siècle que « l’âme n’a rien d’impur que la propriété volontaire », Fénelon objecte :
Pour la désappropriation de la volonté, je ne la puis croire entièrement parfaite au moment de la mort mystique. […] L’âme, étant un pur esprit, n’a point de rouille, mais elle a un reste d’attachement à elle-même que nous appelons propriété, et qui la ternit comme la rouille ternit les corps. Je ne puis rien comprendre d’impur dans l’âme que ce qui est volontaire et de propriété : je conclus donc qu’aussitôt que l’âme sort d’elle-même, elle entre immédiatement en Dieu.
Je dis bien davantage, car je soutiens qu’elle ne peut sortir d’elle qu’autant qu’elle entre dans Dieu, et qu’elle n’achève de sortir d’elle que quand elle achève de se perdre en Dieu. Quoique l’ouvrage de la grâce paraisse toujours commencer par le dépouillement et par la privation, et que la possession ne vienne qu’ensuite, il est pourtant vrai dans le fond qu’on ne se vide de soi qu’à mesure qu’on se remplit de Dieu. Ce n’est pas le vide de l’âme qui attire la plénitude de Dieu, car comment se viderait-elle seule si Dieu même n’y était pas pour la vider ? Mais c’est la plénitude de Dieu, qui, entrant, se fait faire place à la plénitude. Ainsi le cœur n’est jamais un instant vide : Dieu se l’ouvre Lui-même, en poussant au-dehors l’amour propre qui remplissait l’espace. Être en Dieu, c’est être entièrement désapproprié de sa volonté, et ne vouloir plus que par le mouvement purement divin : c’est ce qui n’arrive à l’âme que par l’anéantissement, transformation et résurrection consommée.
Il ne supporte pas l’idée d’une foi « obscure » et avec une certaine condescendance, l’évêque tance cette femme ignorante au nom de l’Évangile et de principes de théologie. Le mot « ténèbre » n’apparaît pas dans l’Abrégé, mais Fénelon l’emploie :
Ma seconde difficulté est sur les ténèbres de la foi [P.I, § 2, section 3]. La foi ne consiste point à ne rien voir du tout ; il y aurait de l’impiété à le croire […] En quoi consiste donc cette conduite de la pure foi, qui va toujours par le non-voir, comme disent le bienheureux Jean de la Croix et les autres ? Le voici : c’est que l’âme voyant clairement la vérité de l’Évangile et étant certaine que Dieu parle aux hommes, elle se laisse aller sans mesure et sans réflexion à l’impression de ces vérités. Sa conduite est tout ensemble raisonnable et obscure : raisonnable puisque la voie de la pure foi où elle marche, et qui n’est autre que la pure perfection de l’Évangile, lui est certifiée par l’autorité de l’Évangile et par tous les principes de la sainte théologie. […]
Cette conduite est en même temps obscure, parce que les choses proposées sont aussi incompréhensibles que l’autorité qui les propose est certaine ; aussi tout se réduit à la définition que saint Paul donne de la foi1269 : c’est une conviction des choses qui ne paraissent pas, voilà la certitude de l’autorité. Des choses qui ne paraissent pas, voilà l’obscurité des mystères. Si je suis sûr d’un guide, je m’abandonne à lui dans un chemin que je ne connais pas : le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. Le chemin de la foi est ténébreux et impénétrable, mais Dieu, qui est le guide, nous le rend clair par son autorité : c’est pourquoi saint Paul dit : Je sais à qui je me confie1270. Vous-même, dans l’état de la foi dénuée, dites tous les jours : « Je ne puis résister à Dieu. » Vous savez donc que c’est Dieu qui vous mène, quoique vous ne sachiez pas où est-ce qu’Il vous mènera. […]
Il est donc vrai qu’il vient un temps où Dieu se cache, où l’on ne sait si on L’aime ou si on en est aimé. On sait bien certainement en général que la voie est de Dieu, mais on ne sait pas si on la suit. Je comprends que Dieu pousse quelquefois jusqu’à certaines extrémités où l’on ne voit plus aucunes traces du chemin et où il faudra, quoi qu’on fasse, hasarder son éternité. Mais alors ce n’est pas l’indifférence de tomber dans l’illusion ou de n’y tomber pas, qui mène librement dans cet état de doute et de hasard : au contraire, on y est poussé violemment et involontairement par une puissance supérieure, qui ne laisse aucune relâche. Alors, quoi qu’on fasse et quelque parti qu’on prenne, on croit tout hasarder, on croira même que tout est perdu. Mais remarquez qu’alors, quoi qu’on fasse, ce n’est pas l’âme qui quitte sa lumière, c’est la lumière qui la quitte tout à coup malgré elle, encore même la lumière pure et véritable ne quitte jamais, car, comme nous le disions, si on lui proposait ce qui serait véritablement mal, sa conviction intérieure se réveillerait, elle dirait : j’aime mieux mourir que de résister à Dieu et de violer la loi. Dieu donc prend plaisir à l’embarrasser, pour la réduire à lui sacrifier son éternité tout entière.
Mais, dans cette agonie, elle tient toujours par le fond de la volonté à tout ce qui lui paraît le plus droit selon Dieu. Si elle ne peut plus suivre Dieu clairement à la piste, elle va du moins à tâtons le plus près qu’elle peut de Lui. Il y en a là assez pour trouver la certitude de la conscience dans cette droiture d’intention, pendant que d’un autre côté cette âme, faute de pouvoir réfléchir sur sa droiture d’intention et sur sa conviction certaine, ne laisse pas de se croire aussi perdue pour l’éternité que si elle avait abandonné toute droiture et toute règle de conscience. Mais en cet état même, tout ténébreux qu’il est, il y a une lumière simple et sans retour de l’âme sur elle, qui est plus pure, plus lumineuse, plus certifiante et plus chère à l’âme que toutes les consolations et toutes les certitudes sensibles des autres états : ce qui paraît par son horreur pour d’autres choses vraiment mauvaises. […] Il s’ensuit de ces principes que la plus pure foi sans raisonnement est non seulement raisonnable, comme saint Paul nous l’assure, mais encore que c’est le comble de la raison parfaite. […]
§I. Le premier degré est le retour à Dieu, où l’âme véritablement convertie subsiste par le moyen de la grâce.
§ II. Il lui est donné ensuite une touche dans la volonté qui l’invite au recueillement, et lui apprend que Dieu est dedans d’elle, que c’est le lieu où il Le faut chercher, qu’Il est présent à son cœur, que c’est dans ce lieu qu’il en faut jouir. Cette découverte est au commencement d’un très grand goût à l’âme, lui donnant comme une notice, ou, si vous voulez, un gage d’un bonheur à venir, qui, ne faisant que commencer, ne laisse pas de découvrir à l’âme la route qu’elle doit tenir, qui est celle de l’intérieur.
Cette découverte est d’autant plus avantageuse qu’elle est la source de tout le bonheur de l’âme et le fondement solide de tout l’intérieur, puisque les âmes qui ne tendent à Dieu que par la pensée, quoique elles contemplent, même d’un regard de l’esprit, ne parviendront jamais à l’union intime si elles ne quittent leur route pour entrer dans celle de la touche intérieure, où toute l’opération se fait dans la volonté.
Les personnes qui sont conduites par cette voie sont celles qui éprouvent la science savoureuse, quoique conduites par un abandon aveugle. Elles ne vont jamais par les lumières de l’esprit, comme les premières, qui reçoivent des lumières distinctes pour leur conduite et qui, voyant les routes par où elles sont conduites, ne marchent jamais par les routes impénétrables de la volonté cachée, ce qui n’est que pour les dernières. Les premières marchent sur les témoignages que leurs lumières leur donnent, aidées de leur raison ; et elles font bien. Mais les secondes, destinées à suivre aveuglément une conduite inconnue qui leur paraît toute naturelle, quoique elles semblent aller à tâtons, vont cependant plus sûrement que les premières, qui peuvent se tromper dans les lumières de leur esprit ; et celles-ci [les secondes] sont conduites par une Volonté souveraine qui les mène comme il lui plaît. De plus, toutes les opérations les plus immédiates se font dans le centre de l’âme, qui n’est autre que les trois puissances réduites dans l’unité de la volonté, où elles s’absorbent toutes, suivant insensiblement cette route que la touche dont nous avons parlé, leur a découverte.
2. Ces dernières personnes sont celles qui suivent le chemin de la foi et de l’abandon total. Elles n’ont de goût et de liberté que pour cela. Tout ce qui n’est point cela, les gêne et les embarrasse. Elles sont conduites par une plus grande sécheresse que les premières, car, comme elles n’ont rien dans l’esprit qui les fixe, leur esprit est souvent divagué et n’a rien qui les puisse arrêter. Et comme il y a de deux sortes d’âmes, de celles qui sont conduites par la volonté : les unes sont plus affectives, les autres plus sèches. Les affectives ont plus de goût, et moins de solide, et elles doivent mettre le holà à la nature trop empressée, laissant tomber les saillies qui paraissent toutes brûlantes d’amour. Les autres ont un état plus dur et plus insensible, et leur état paraît tout naturel ; cependant, elles ont dans le fond de la volonté quelque chose de délicat qui leur sert d’aliment, et qui est comme le précis de ce que les autres ont dans l’esprit et dans l’ardeur de la volonté.
Cependant, comme ce soutien est très délicat, il est souvent imperceptible, et la moindre chose le couvre. C’est ce qui fait bien de la peine, surtout dans le temps des épreuves et des tentations, parce que, comme le goût et le soutien est délicat et caché, la volonté est aussi fort délicate et cachée, de manière que ces personnes n’ont point de ces fortes volontés. Leur état est plus indifférent, plus insensible, leur voie plus unie. Quoique cela soit la sorte, elles ont souvent autant et plus de peine que les premières, car rien ne se faisant en elle par entraînement, tout s’y opère comme naturellement ; et cette volonté toute faible, insensible et cachée ne se trouve point pour faire tête aux ennemis. Cependant la fidélité de ces derniers surpasse souvent celle des autres. La différence de saint Pierre et de saint Jean est remarquable : l’un fait paraître un zèle extraordinaire, et cependant tombe à la voix d’une servante ; l’autre, sans rien témoigner au-dehors, demeure fidèle jusqu’au bout1272.
Mais, me direz-vous, si cette âme n’a point d’entraînements violents et qu’elle marche dans l’aveuglement, fait-elle la volonté de Dieu ? Elle la fait plus véritablement, quoique elle n’en ait aucune certitude distincte : la volonté de Dieu demeure gravée dans le fond de cette âme avec des caractères ineffaçables, de sorte qu’elle fait par un abandon froid, languissant, mais ferme et inviolable, ce que les autres font par l’entraînement d’un goût fort marqué.
3. L’âme, par le moyen de cette touche, va de degrés en degrés par la foi savoureuse plus ou moins sensible, où elle éprouve des alternatives continuelles de sécheresses et de goût de la présence de Dieu, trouvant toujours que le goût s’approfondissant devient moins aperçu et qu’ainsi il est plus délicat et intime. Elle éprouve aussi que, sans nulle lumière distincte, et toute pleine de sécheresse, elle ne laisse pas d’être éclairée, car cet état est lumineux en lui-même quoique il soit si obscur par rapport à l’âme qui le possède. Et cela est si vrai qu’elle se trouve plus instruite de la vérité, je veux dire de cette vérité qui est imprimée dans le fond d’elle-même, qui fait que tout cède à la volonté de Dieu. Cette divine volonté lui devient plus familière et elle pénètre mille choses par un goût insipide que la lumière de la raison et de la science ne lui peut point découvrir. Elle est insensiblement et peu à peu, sans savoir comme cela se fait, dressée pour les états qui doivent suivre.
Les épreuves de cet état sont des alternatives de sécheresse et de facilité. La sécheresse purifie l’attache ou même la tendance et le goût naturel que l’on a pour la jouissance de Dieu. De sorte que tout ce degré est composé d’alternative de goût, de sécheresse et de facilité, sans qu’il soit fait mention de tentations, si ce n’est de fort passagères, ou de certains défauts : car dans tous les états dès le commencement, lorsque l’on est dans la sécheresse, on tombe plus facilement dans les défauts naturels que dans le temps du goût intérieur, où l’onction de la grâce garantit de mille maux. Dans tous les états précédents et jusqu’ici l’âme combat les mauvaises habitudes, tâche avec effort de les vaincre, et se sert pour cela de toutes sortes de pénitence.
Dans les commencements que Dieu1273 l’attire au-dedans, Il la tourne de telle sorte contre elle-même qu’elle ne peut que se priver de tous les biens, de tous les plaisirs les plus innocents, et se procurer toutes sortes de maux. Il y en a à qui Dieu ne donne aucune relâche là-dessus, jusqu’à ce qu’ils aient détruit dans la nature, c’est-à-dire dans le sens extérieur, les appétits ou répugnances.
4. La destruction des appétits ou répugnances des sens extérieurs appartient au second degré, que j’ai appelé touche efficace dans la volonté ; et c’est dans ce degré, surtout lorsque l’attrait est vigoureux et l’onction fort savoureuse, que se pratiquent les plus grandes et les plus fortes vertus. Car il n’y a point d’invention que Dieu ne fasse trouver à cette personne pour se vaincre et se surmonter en toutes choses, de sorte que, par cette pratique continuelle accompagnée de l’onction de la grâce dont nous avons parlé, l’esprit prend le dessus de la nature, et la partie inférieure se trouve lui être assujettie sans résistance, et ne lui fait non plus de peine que s’il n’y avait plus de sentiments extérieurs. Les personnes peu éclairées prennent cela pour la mort. C’est bien la mort des sens, mais1274 il s’en faut bien que ce ne soit celle de l’esprit.
5. Lorsque l’on a goûté quelque temps le repos d’une victoire qu’on avait remportée avec tant de peine, et que l’on croit être affranchi pour toujours d’un ennemi dont toute la violence a été détruite, on entre dans le troisième degré, qui est une suite de celui-là, qui est toujours foi savoureuse, plus ou moins, selon l’état de la personne. On entre dans une alternative de sécheresse et de facilité comme je l’ai dit. Dans cette sécheresse, l’âme éprouve de certaines faiblesses extérieures, certains défauts naturels, pourtant légers, qui la surprennent ; et elle sent en même temps que cette force qui lui avait été donnée pour combattre, s’affaiblit. Cela vient de ce que la force intérieure active se perd, car, quoique dans le second degré l’âme s’imagine d’être en silence devant Dieu, elle n’y est pas tout à fait. Elle est bien dans un silence de toute parole, soit de cœur, soit de bouche ; mais elle est toute en opération de tendance vers Dieu, et d’exhalaison d’amour, de sorte qu’ayant ce qu’il y a de plus fort dans l’activité amoureuse, qui est l’opération de ce même amour vers son divin objet, elle saillit, pour ainsi parler, continuellement vers son objet, de sorte que son activité amoureuse est liée d’une paix savoureuse et presque rendue continuelle. Et comme toute la force du combat contre notre nature vient de la force de l’activité amoureuse, c’est dans ce temps que se pratiquent les plus fortes vertus et que se font les plus fortes mortifications.
Mais à mesure que l’activité amoureuse se perd et s’éteint par la passiveté amoureuse, la force active pour se combattre se perd, et à mesure que ce degré avance et que l’âme devient1276 plus passive, elle devient plus impuissante de se combattre. Plus Dieu devient fort chez nous, plus nous sommes faibles. Il y a des âmes qui regardent comme de fortes épreuves cette impuissance de se combattre. Elles ne voient pas que tout notre travail, aidé et secouru de la grâce, ne peut jamais aller qu’à combattre et vaincre les sens extérieurs, après quoi Dieu s’empare peu à peu de notre fond, devient Lui-même notre purificateur. Et comme Il a voulu tout notre soin tant qu’Il nous a laissés dans l’activité amoureuse, Il veut aussi toute notre fidélité pour Le laisser faire lorsque Il commence à se rendre le maître par l’assujettissement de la chair à l’esprit.
Car il faut remarquer que toute notre perfection extérieure doit dépendre de l’intérieure, et ne doit suivre que celle du dedans, de sorte que, lorsque nous avons une oraison active, quoique simple, nous sommes activement retournés contre nous-mêmes, quoique simplement.
6. Si le second degré détruit les sens extérieurs, le troisième est pour détruire les sens intérieurs, et c’est ce qui se fait par la passiveté savoureuse. Mais comme alors le travail de Dieu est au-dedans, Il semble abandonner le dehors. C’est ce qui fait reparaître, quoique faiblement pourtant, les défauts qui semblaient éteints, et ils ne paraissent que dans le temps de la sécheresse.
Plus le troisième degré approche de sa fin, plus les sécheresses sont longues et fréquentes, et la faiblesse augmente. C’est une purification qui sert à détruire les sentiments intérieurs, comme l’activité amoureuse a détruit les sentiments extérieurs. Et dans chaque degré, il y a des alternatives de sécheresse et de jouissance. La sécheresse sert de purgatoire à la jouissance qui doit suivre. Ce purgatoire est toujours pénible à cause du dessèchement et de l’affaiblissement. Sitôt que l’on cesse de faire ces sortes de mortifications volontaires par les impuissances où l’on est, celles de la Providence prennent la place, qui sont les croix que Dieu choisit conformément au degré. Ce ne sont point des croix choisies par l’âme, mais l’âme conduite intérieurement de Dieu a les croix que la Providence lui ménage1277.
7. Le quatrième degré est la foi nue, où il n’est parlé que de dépouillement intérieur et extérieur : car l’un suit toujours l’autre.
Chaque degré1279 a son commencement, son progrès et sa fin.
Tout ce qui avait été donné et acquis avec tant de peine est ôté peu à peu.
Ce degré est le plus long, et n’est terminé qu’à la mort totale, au cas que l’âme se laisse assez détruire pour mourir entièrement à elle-même. Car une infinité d’âmes ne passent point les premiers degrés et de celles qui entrent en celui-ci, très peu le consomment entièrement.
8. Ce dépouillement se fait dans les unes d’une manière violente et, quoique ces personnes souffrent une douleur plus sensible que les autres, elles sont moins à plaindre, parce que la violence de leur douleur leur est un appui. Mais les secondes n’éprouvent leur dépouillement que comme une faiblesse et un certain dégoût des choses, qui paraît une lâcheté et une involonté de les faire.
On est dépouillé d’abord des choses de surérogation1280, et l’on devient impuissant de faire ce que l’on faisait dans les degrés précédents. À mesure que l’on est dépouillé de ces choses, on se sent une faiblesse générale sur toutes sortes de sujets, qui croît chaque jour, loin de diminuer. Cette faiblesse et cette impuissance augmentant ainsi peu à peu, on entre dans un état où l’on commence de dire : Je ne fais pas le bien que j’aime, et je n’ai de pente que pour le mal que je hais1281.
Après que l’on a été dépouillé des choses extérieures et intérieures qui ne sont pas nécessaires, on est peu à peu dépouillé de celles qui le sont ; et à mesure que l’on est dépouillé au-dehors1282 de tout ce qui entretenait une certaine vie vertueuse qui remplissait une vie chrétienne, on est dépouillé au-dedans d’un certain goût ou soutien substantiel. Plus ce soutien devient délicat et subtil, plus sa perte devient sensible. Il faut remarquer cependant qu’il ne se perd point si ce n’est à notre connaissance, n’ayant rien au monde qui le puisse faire discerner, parce qu’il est dans l’âme comme sans nulle action qui lui puisse servir d’appui. Si cela était autrement, il empêcherait la mort et la perte l’âme. Mais il se retire au-dedans et se concentre si fort que l’âme ne l’aperçoit plus.
9. Et pourquoi, me direz-vous, cette conduite ? Elle a été conduite depuis le commencement de la voie jusqu’à présent, pour faire passer l’âme du multiplié1283 au distinct sensible sans multiplicité, du distinct sensible au distinct insensible, ensuite au sensible indistinct, qui est un goût général bien moins sensible que le premier. Ce goût est vigoureux au commencement et introduit l’âme dans l’aperçu, qui est un goût plus pur et moins fort que le premier ; de l’aperçu, dans la foi soutenue et opérante en charité, passant de cette sorte du sensible au spirituel, et du spirituel à la foi1284 nue qui, en nous faisant mourir à toutes les vies spirituelles, nous fait mourir à nous et passer en Dieu pour ne vivre plus que de la vie de Dieu.
L’économie de la grâce est donc de commencer par les choses sensibles, de continuer par les spirituelles, et enfin de conduire insensiblement l’âme par l’une et par l’autre de ces choses, suivant le premier attrait qui lui est été communiqué, afin de l’attirer dans son fond et la réduire en unité.
Plus cet imperceptible soutien s’enfonce, plus il réunit l’âme, et lui ôte la facilité de se multiplier en mille choses qu’elle ne peut plus ni opérer ni apercevoir même, de sorte qu’ainsi nue, elle est obligée de se laisser peu à peu elle-même.
On la dépouille donc sans miséricorde également et en même temps de tout ce qui est hors d’elle et de ce qui est dedans ; et ce qui est pis, c’est qu’on la livre aux tentations ; et plus on la livre aux tentations, plus on lui ôte la force pour combattre au-dehors ces mêmes tentations, l’affaiblissant1285 davantage lorsque on la fait attaquer plus fortement ; et on lui ôte un soutien intérieur qui, en lui servant de refuge et d’asile assuré, lui serait un témoignage de la bonté de Dieu et de sa fidélité1286 à elle-même.
C’est comme un homme qui, poursuivi d’un autre homme puissant, combat et se défend en approchant cependant toujours d’un lieu fort pour se mettre en sûreté : plus il combat, plus il trouve qu’il s’affaiblit et que les forces son adversaire augmentent. Que fera-t-il ? Il gagnera avec le plus d’adresse qu’il pourra la forteresse, parce qu’il y aura un secours puissant ; mais s’il la trouve fermée et que, loin de lui donner du secours, il trouve que l’on a bouché tous les endroits qui pourraient lui servir de retraite, il faut qu’il tombe entre les mains de cet ennemi puissant qu’il connaît, — après qu’il a réduit aux abois, qu’il est sans défense et qu’il est tombé entre ses mains, — être son plus véritable ami.
Comptez donc que ce degré est composé de toutes ces choses : d’une privation de tout bien, d’un assemblage de toutes sortes de faiblesses, d’une impuissance de se défendre, point de refuge au-dedans ; Dieu souvent même paraît irrité ; et avec cela, des tentations.
10. Mais, me direz-vous encore, si je sentais toujours que la volonté n’est point d’accord avec la malignité de la nature et la faiblesse des sens ? Si cela était, on serait trop heureux. Et cela ne peut point être, parce qu’à mesure que vous êtes affaibli et dénué de toute opération et activité amoureuse, pour petite et délicate qu’elle soit, vous l’êtes en même temps de cette volonté qui naît de cette vigueur amoureuse, de sorte que la volonté, s’affaiblissant chaque jour, disparaît peu à peu ; et disparaissant de la sorte, il est certain qu’elle n’entre en rien de tout ce qui se passe dans l’homme. N’y entrant pas, elle en est séparée, mais comme elle ne se fait connaître par aucun signe, elle ne sert à l’âme d’aucun soutien qui la puisse assurer : au contraire, ne trouvant plus cette volonté résistante, on croit qu’elle consent à tout et qu’elle est de concert avec une volonté animale, qui est la seule qui paraît.
11. Vous aurez encore là-dessus une autre difficulté, sur ce que je vous ai dit, que, par ce premier combat de l’activité amoureuse, les sens et la nature sont demeurés comme éteints et assujettis à l’esprit ; et cela est vrai. Mais comme cet esprit propriétaire s’est fortifié par les victoires que la grâce lui avait fait remporter, il est par là même rendu plus élevé, plus fixe dans ce qu’il croit bon, et plus indomptable. Dieu, qui veut se l’assujettir, se sert pour cela des réveils et des sentiments de cette même nature qui était comme domptée ; et par sa révolte apparente, Dieu s’assujettit l’esprit. Mais remarquez qu’Il ne se sert de la nature que lorsque Il en a ôté la malignité, qu’Il a détruit, ou plutôt séparé la volonté supérieure de ce qui la rendait forte et criminelle : Il a ôté le venin de cette vipère, après quoi Il s’en sert d’antidote contre l’esprit. Qui connaîtrait l’économie admirable de la grâce et de la sagesse de Dieu pour conduire l’homme à la désappropriation générale, en serait charmé et, quelque insensible qu’il pût être, il mourrait d’amour. Le peu qui en est découvert à mon cœur le charme souvent et l’enlève.
12. La fidélité de ce degré doit être de se laisser dépouiller dans toute l’étendue des desseins de Dieu, sans se mettre en peine de soi-même, sacrifiant à Dieu tous les intérêts du temps et de l’éternité. Il ne faut rien réserver ni retenir sous quelque prétexte que ce puisse être, car la moindre réserve cause une perte irréparable, empêchant la mort totale. Il se faut donc laisser au plein gré de Dieu battre de toute part des vents et de la tempête, souvent submergé et enfoncé dans les ondes mutinées.
On éprouve une chose étrange, que, loin que les misères que l’on souffre éloignent de Dieu, au contraire, c’est dans ce moment qu’Il paraît ; et s’il est arrivé quelque faiblesse, c’est alors que Dieu se fait connaître présent, comme pour servir dans ce moment de témoignage à l’âme qu’Il était avec elle dans cette tribulation. Je dis : dans ce moment, car cela ne lui peut servir d’assurance dans la suite, et est plutôt pour certifier la direction, et aussi pour éviter l’âme à se perdre davantage.
Ces états ne sont pas continuels dans leur violence : ils ont des alternatives qui, servant à reprendre haleine, servent en même temps à rendre la peine plus pénible. Car la nature se nourrit de tout ; et l’homme qui se noie, ne trouvant point d’autre soutien que des rasoirs tranchants, s’y tient attaché sur l’eau sans se mettre en peine de la douleur qu’ils lui causent.
13. À force d’être de cette sorte attaqué de toute part de tant d’ennemis, sans vie, sans soutien, il faut expirer entre les bras de l’Amour. Lorsque la mort est entière, les états les plus terribles ne cause plus de peine. Ce n’est pas par la fin de ces états que l’on connaît sa mort, mais par l’impuissance absolue de ressentir de la peine, de penser à soi, d’y soigner1288, et par l’indifférence d’y rester toujours, sans qu’il reste nul signe de vie. La vie est dans la volonté de quelque chose, ou dans la répugnance : [mais ici, dans cette mort de l’âme,] tout lui est égal. Elle reste morte et insensible à tout ce qui la regarde, et à quelque extrémité que Dieu la réduise, rien ne répugne chez elle. Tout lui est égal, d’être ange ou démon, parce qu’elle n’a plus d’yeux pour se voir elle-même. C’est alors que Dieu a réduit tous ses ennemis comme les escabeaux de ses pieds1289 et que, dominant seul sur cette âme, Il s’empare d’elle-même et la possède d’autant plus qu’elle s’est plus quittée elle-même. Ceci ne s’opère que peu à peu.
Après la mort, il reste longtemps un reste de chaleur vivante, qui se perd peu à peu. Tous les états ont leur purgation ; et celui-ci est l’entier purgatoire.
Il n’en est pas de la mort intérieure comme de la mort naturelle. On meurt peu à peu, on est souvent vif et mort : tantôt l’un, tantôt l’autre, jusqu’à ce que la mort ait surmonté la vie.
Il en est de même dans l’état de résurrection : une alternative, jusqu’à ce que la vie ait surmonté la mort.
14. Ce n’est pas que la nouvelle vie ne vienne tout à coup, et celui qui était mort, se trouve vivant et ne peut jamais douter qu’il n’ait été mort et qu’il ne vive. Mais il n’est pas d’abord établi dans cette vie : c’est plus une disposition vivante qu’une vie établie par état.
Au lieu que la première vie de grâce a commencé par le sensible et s’est toujours enfoncée dans le centre jusqu’à ce que, réduisant l’âme dans l’unité, elle l’ait fait expirer par des moyens étranges entre les bras de l’Amour, car, quoique toutes les âmes éprouvent cette mort, les moyens sont singuliers pour chacune d’elles. Ici, la [nouvelle] vie1290 qui lui est communiquée vient du fond. C’est comme un germe de vie qui a toujours subsisté dans l’âme, — quoique elle ne le distingue pas, — et qui fait voir que la vie de la grâce ne l’a jamais abandonnée, quoi qu’il lui soit arrivé et que ce germe de vie ait été si caché : il ne laissait pas d’être et de subsister dans la mort, sans que la mort cessât d’être véritable, comme le ver à soie est véritablement mort très longtemps, quoique il conserve dans sa mort un germe de vie qui le faire redevenir vivant. Cette vie donc germe dans le centre, et naît du fond ; puis elle s’étend et se répand peu à peu sur les puissances et sur les sens, leur communiquant sa vie et sa fécondité.
L’âme vivant de cette sorte éprouve un contentement infini, non en elle, mais en Dieu, surtout lorsque la vie est fort avancée.
15. Mais avant que de poursuivre les effets de cette vie admirable, il faut dire qu’il y a des personnes qui n’éprouvent pas ces douloureuses morts : elles n’éprouvent qu’une langueur et défaillance mortelle, qui les anéantit et fait mourir à tout.
Quoique bien des personnes spirituelles aient donné le nom de mort aux premières purifications, qui sont bien une mort en effet par rapport à la vie qui est communiquée, ce n’est point pourtant la mort totale. C’est bien une privation de quelqu’une des vies, soit de nature, soit de grâce ; mais ce n’est point une privation générale de toutes vies.
La mort a plusieurs noms, suivant les différentes manières de s’exprimer et de le concevoir. C’est un trépas, c’est-à-dire une séparation de soi-même pour passer en Dieu. C’est une perte entière de la volonté de la créature, qui la fait défaillir à elle-même pour ne subsister qu’en Dieu. Or comme cette volonté est en tout ce qui subsiste dans la créature, quelque bon et saint qu’il soit, il faut que toutes ces choses soient nécessairement détruites en ce qu’elles ont de subsistant dans la créature, et où la bonne volonté de l’homme est enfermée, afin qu’il ne reste que la volonté de Dieu. Tout ce qui est né de la volonté de la chair et de la volonté de l’homme, est détruit. Il ne reste que la volonté de Dieu, qui devient le principe de la nouvelle vie et qui, animant peu à peu cette volonté détruite, prend sa place et la change en soi.
16. Dès que l’âme meurt mystiquement, ainsi que je l’ai dit, elle est séparée généralement de tout ce qui peut lui être un obstacle à la parfaite union à Dieu ; mais elle n’est pas cependant reçue en Dieu : c’est ce qui fait sa plus forte peine. Vous me répondrez à ce que je viens de vous dire, que, lorsque elle est entièrement morte, elle ne souffre plus. Je m’explique : elle est morte sitôt qu’elle se sépare d’elle-même ; mais la mort (ou trépas mystique) n’est consommée que lorsque l’âme est passée en Dieu. Jusqu’à ce temps-là, elle souffre une peine très grande, mais peine générale et indistincte, qui vient uniquement de ce qu’elle n’est pas établie dans le lieu qui lui est propre.
17. La peine qui précède la mort, est causée par la répugnance des moyens de mort ; et cette répugnance se réveille toutes les fois que ces moyens se réveillent, ou qu’ils deviennent plus fort. Mais à mesure que l’on meurt, cela devient plus insensible ; et il semble qu’on s’endurcisse dans les coups, jusqu’à ce qu’enfin on meurt véritablement par une entière privation de toute vie, Dieu la poursuivant sans miséricorde dans les lieux où elles se cantonne : car elle a tant de malignité qu’à mesure qu’on la serre de plus près, elle se fortifie dans les lieux qu’elle choisit pour refuge, et se sert de tout ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus saint pour se faire vivre. Mais étant poursuivie partout et en tous lieux dans1291 quelques âmes (ô qu’elles sont rares !), elle est contrainte de les abandonner absolument.
18. Il ne reste plus alors de douleur pour les moyens dont on se sert pour ôter la vie, et qui sont tout contraires à ce qui la fait subsister : plus ce qui la couvre est raisonnable, plus le moyen dont on se sert pour la faire mourir, est déraisonnable ; plus il est saint en apparence, plus le moyen de mort paraît opposé.
19. Mais après la mort, qui est aussi ce qui fait que l’âme sort d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle perd toute propriété quelle qu’elle soit (car on ne connaît ce que l’on possède que par la perte que l’on en fait : tel qui croit ne tenir à rien, est souvent bien trompé, tenant à mille choses qu’il ne connaît pas), la mort, dis-je, étant arrivée de cette sorte, l’âme est bien sortie d’elle. Mais elle n’est pas d’abord reçue en Dieu : il lui reste encore un je ne sais quoi, un reste d’homme, une forme : cela se perd. C’est une rouille qui est détruite par une peine générale, indistincte, qui ne regarde nuls moyens de mort, puisqu’ils sont tous outrepassés et finis ; mais un défaut d’aisance, parce qu’étant chassé de chez soi, on n’est pas encore reçu dans l’Être original. L’âme sortant d’elle-même, perd toute possession de soi, sans quoi elle ne serait jamais reçu dans son Être Original ; mais elle n’est pas pour cela entièrement possédée de Dieu. C’est ce qui ne se fait que peu à peu, et par le moyen de la nouvelle vie, qui est toute divine.
Réunion à Dieu, (sujet de la partie qui suit), mais encore sans sentiment.
20. Sitôt que l’âme est morte, elle est morte à la vérité dans le baiser du Seigneur, c’est pourquoi elle Lui est véritablement unie, et unie1292 sans milieu, puisqu’en perdant tout, et même les meilleures choses, elle a perdu par conséquent les moyens et entre-deux qui subsistaient dans ces meilleures choses ; et ces bonnes choses étaient elles-mêmes des entre-deux. Elle est donc dès ce moment unie à Dieu immédiatement. Mais elle ne connaît et ne jouit des fruits de son union que lorsque Il l’anime et devient son principe vivant : comme une épouse évanouie entre les bras de son époux est bien unie à lui, quoique elle ne goûte pas le plaisir de cette union et qu’elle l’ignore même souvent, mais lorsque, après l’avoir considérée quelque temps défaillie1293 par l’excès de son amour, il la fait revenir par ses douces caresses, alors elle connaît qu’elle possède celui qu’elle aime, et qu’elle en est possédée.
1. L’âme ainsi possédée de Dieu, éprouve qu’Il est tellement maître d’elle-même, qu’elle ne peut plus faire que ce qui Lui plaît, et comme il Lui plaît ; et cela devient toujours plus de cette sorte. Son impuissance ne lui est plus pénible, mais elle lui est agréable, parce qu’elle est toute pleine de vie et du pouvoir de la volonté divine.
L’âme morte est donc unie, mais elle ne jouit du fruit de son union que dans le moment de la résurrection, où Dieu, la faisant passer en Lui, lui donne des gages et des assurances réelles de la consommation du mariage divin de Dieu et d’elle, dont elle ne peut douter, parce que cette union immédiate est quelque chose de si spirituel, de si délicat, de si divin, de si intime qu’il est également impossible que l’âme se la puisse figurer ni en douter. Car il est à remarquer que toute la voie dont nous venons de parler est infiniment loin de toute imagination ; et même, ces âmes ne sont nullement imaginatives, n’ayant rien dans la tête, et tout se passe au-dedans, étant parfaitement dégagées des fantômes et espèces.1295
Tout le temps de la voie de la foi, les âmes n’ont rien de distinct ; et cette distinction est entièrement opposée à la foi, de sorte qu’elles ne peuvent même goûter le distinct, ayant une certaine généralité qui fait le fondement de toutes choses, et par laquelle tout leur est donné. Mais il n’en est pas de même lorsque la vie est éminente en Dieu, car, quoique elles n’aient rien de distinct1296 pour elles-mêmes, elles en ont pour les autres ; et les lumières pour les autres sont d’autant plus sûres, (quoique non toujours goûtées de ceux auxquels on les dit,) qu’elles sont plus immédiates et comme naturelles.
2. À mesure que Dieu ressuscite une âme, c’est-à-dire qu’Il la reçoit en Lui, et que ce germe vivant, qui n’est autre que la Vie et l’Esprit du Verbe, vient à paraître et à se manifester, c’est la manifestation de Jésus-Christ1297, qui vit en nous par la perte de la vie d’Adam subsistante dans la propriété.
Elle est donc reçue en Dieu. Et après y être reçue, elle est peu à peu changée et transformée en Lui, comme la nourriture se change en celui qui la prend. Ce qui n’empêche pas que l’être de la créature ne subsiste toujours, comme il a été expliqué ailleurs.
Sitôt que la transformation se commence, cela s’appelle anéantissement, parce qu’à mesure que l’on change de forme, on s’anéantit quant à la sienne propre pour prendre celle du sujet qui nous change en soi. Et ceci s’opère toute la vie, où l’âme est transformée de plus en plus en Dieu. Plus Dieu la change en Lui, plus elle participe à ses qualités divines ; et c’est ce que Dieu fait, la rendant en Lui immuable, insensible, etc. Mais aussi Il la rend féconde en Lui-même, et non hors de Lui.
3. Cette fécondité s’étend sur certaines âmes que Dieu lui donne et attache, et Il lui communique son amour, plein de charité. Car l’amour de ces âmes divinisées pour les personnes qui leur sont données, quoique éloigné des sentiments naturels, est infiniment plus fort que les amitiés des pères et des mères de pour leurs enfants ; et quoique cet amour paraisse empressé, il ne l’est point par rapport à celui qui l’éprouve, qui ne suit que le moment qu’on lui donne.
Pour comprendre ceci, il faut savoir que Dieu n’a point privé les sens et les puissances de leur vie pour les laisser dans cet état : leur privation serait une mort, et quoique que la vie fût dans le fond de l’âme, les puissances et les sens resteraient dans la mort si cette vie ne leur était pas communiquée. Cette vie croît peu à peu, et s’étend dans les puissances et dans les sens, les dilatant à mesure qu’elle se communique à eux, de sorte que ces puissances et ces sens, qui jusqu’alors avaient été stériles et inféconds, sont rendus actifs, mais d’une activité divine, selon que Dieu les anime et les dispose selon ses desseins, de sorte que les personnes qui sont dans l’état mourant ou dans la mort, ne doivent point regarder l’activité de ces âmes pour en juger : car elles ne seraient jamais mises en activité divine si elles n’avaient passé par la plus étrange mort. En tout le temps de la foi, l’âme reste sans mouvement pour chose quelconque ; mais après que Dieu a mis l’âme dans cette activité divine, son activité est d’une étendue très grande ; mais quoique cela soit tel, elle ne peut se donner du mouvement par elle-même.
4. Nous ne parlerons plus de degrés ici, n’y en ayant plus que celui de la gloire, tous moyens étant outrepassés : il n’y a plus qu’une plus longue étendue de vie, et une vie plus abondante1299. Car à mesure que Dieu transforme davantage l’âme en soi, sa vie lui est communiquée plus abondamment. L’amour de Dieu pour la créature est incompréhensible, et ses empressements inexplicables. Il y a des âmes qu’Il pousse sans relâche. Il les prévient. Il est assis à leur porte. Ses délices sont d’être avec ces âmes, de leur donner des marques de son amour. Il imprime ce même amour tout chaste et pur en toutes choses, et tout plein de tendresse. Saint Paul et saint Jean l’évangéliste sont ceux qui ont le plus participé à cet amour de tendresse maternelle. Il faut1300, pour avoir les qualités dont je parle, qu’elles soient données à l’âme dans l’état que je viens de décrire, sans quoi ce serait pur naturel.
5. L’oraison de l’état de foi est un silence absolu de toutes les puissances de l’âme, et une cessation d’opération, pour délicate qu’elle soit, surtout dans la fi, de sorte qu’alors l’âme n’apercevant plus d’oraison, ne pouvant plus prendre de temps réglé, parce qu’on la dépouille de cela, croit avoir absolument perdu toute sorte d’oraison. Mais lorsque la vie lui est rendue, l’oraison lui est rendue, même avec une merveilleuse facilité ; et à mesure que Dieu s’empare des puissances et des sens, son oraison est rendue douce, suave, très spirituelle, mais oraison en Dieu, qui la tire toujours plus d’elle : au lieu que la première l’enfonçait en elle pour jouir de Dieu, celles-ci la tire d’elle pour la perdre et changer toujours plus en Dieu.
Cette différence est très notable, et ne peut être faite que par l’expérience. Quoique l’âme dans l’état de mort soit en silence, c’est un silence stérile, accompagné d’une furieuse divagation, qui ne laisse aucune marque de silence qu’une impuissance de pouvoir parler de Dieu ni ce à Dieu de cœur ni de bouche. Mais après la résurrection, ce silence est fécond et accompagné d’une très pure et très délicate onction, qui, dans sa délicatesse, se répand délicieusement sur les sens, mais si purement que cela ne fait nul arrêt et ne contracte rien de leur grossièreté.
C’est alors qu’il est impossible à cette âme de se donner ce qu’elle n’a pas ni de s’ôter ce qu’elle a. On l’imprime de ce qu’on l’on veut : elle s’en laisse imprimer. Son état, quelque renversant qu’il pût être, serait toujours sans peine, si Dieu qui la meut vers certaines choses libres, donnait à ces choses la correspondance nécessaire. Mais comme leur état ne le porte pas, il faut qu’à force de souffrir pour eux, on leur communique ce que Dieu veut qu’ils aient.
6. Ce serait un abus à ces personnes de dire : « Mais je ne veux point de ces moyens : je ne veux que Dieu ». Dieu les leur ayant choisis pour les faire mourir à un je ne sais quoi qui se soutient, qui fait que l’on ne voudrait que Dieu1301, si on venait à se retirer de ces moyens, on se retirerait de l’ordre de Dieu et on s’arrêterait. Mais ces moyens n’étant donnés que comme des aides pour arriver à la fin, mais aides féconds, qui communiquent grâce et vertu, quoique secrète et cachée, ils se perdent dans la fin, où l’âme étant arrivée se trouve unie en Dieu avec ce moyen, qui ne lui sert plus1302, quoique il Lui soit très uni, Dieu se communiquant par Lui-même. Alors Dieu tire Lui-même ce moyen, à qui Il ne donne plus de mouvement vers la personne à laquelle on est attaché, parce qu’alors elle lui pourrait servir d’appui, ayant enfin connu son utilité1303. Alors on ne peut plus avoir ce que l’on avait, et on demeure dans sa première mort à leur égard, quoique avec une très étroite union.
7. C’est dans cet état de résurrection qu’est donné le silence ineffable, par lequel non seulement on subsiste en Dieu, mais on communique avec Lui, se faisant, dans cette âme ainsi morte à ces opérations et à sa propriété générale et foncière, un flux et reflux de communications toutes divines, sans qu’il y ait rien qui salisse cette communication, car rien ne la retient.
C’est alors qu’elle est rendue participante du commerce ineffable de la Trinité, où ce Père des esprits lui communique sa fécondité spirituelle et la fait participante de ce qu’Il est, l’ayant fait un même Esprit avec Lui1304. C’est là qu’elle se communique aux autres âmes lorsque elles sont assez pures pour Le recevoir en silence selon le degré où elles sont et l’état qu’elles portent. C’est là où les secrets ineffables sont découverts, non par lumière momentanée, mais en Dieu même, où ils demeurent tous, sans que cette âme les possède pour elle-même ni les ignore.
8. Quoique j’ai dit que l’âme a alors du distinct, ce distinct n’est point à son égard, mais à l’égard des personnes avec lesquelles elle s’explique1305, car les choses qu’elle dit et qui paraissent extraordinaires, se disent tout naturellement et sans y penser. Elles paraissent toutes extraordinaires à celui auquel on les dit, qui, les voyant arriver ou qui ne voyant pas même en lui ce qu’on lui dit, quoique cela y soit, regarde cela comme une chose distincte extraordinaire ou chimérique. Les âmes [qui sont] dans les dons, ont des lumières distinctes et momentanées en elles-mêmes ; mais celles-ci n’ont qu’une lumière sans lumière, générale, qui est Dieu même, où elles puisent tout ce qu’il faut, en distinction même par rapport à ceux auxquels on parle, sans qu’il reste quoi que ce soit de ce que l’on dit.
9. Il y aurait une infinité de choses à dire sur la vie intérieure et céleste de cette âme toute vivante en Dieu, que Dieu conserve très chèrement pour Lui, et qu’Il couvre d’abjection au-dehors, parce qu’Il est un Dieu jaloux. Mais il faudrait un volume, et je ne dois que vous obéir. Dieu est la vie et l’âme de cette âme, subsistante en Dieu sans interruption (comme le poisson dans la mer) dans un bonheur ineffable, quoique tout plein des souffrances que Dieu lui fait porter pour les autres.
10. Cette âme est si simple, surtout lorsque la transformation est fort avancée, qu’elle va toujours son train sans se soucier d’aucune créature ni d’elle-même. Elle n’a qu’une seule chose à faire, qui est de faire la volonté de Dieu. Mais comme elle a à faire à bien des créatures qui ne sont pas capables de cet état, les unes la font souffrir en voulant l’obliger de se soigner, précautionner, et le reste, ce qu’elle ne peut ; et les autres, par défaut de correspondance à ce que Dieu veut.
11. Les croix de ces âmes sont des plus fortes ; et Dieu les conserve sous les plus fortes humiliations et par un extérieur tout commun et tout faible, quoique elles soient ses délices. C’est là que Jésus-Christ est communiqué Lui-même dans tous ses états, et que l’âme est revêtue et de ses inclinations et de ses souffrances. Elle comprend ce que les hommes Lui ont coûté, ce que leur infidélité Lui a fait souffrir, ce que c’est que la Rédemption de Jésus-Christ, et comme Il a enfanté les prédestinés.
12. On connaît la transformation par l’indistinction qu’il y a entre Dieu et l’âme, qui ne peut plus se distinguer de Dieu, et à qui tout est également Dieu, étant passée1307 dans son être original, réunie à son tout, et changée en lui. Mais il me suffit d’avoir marqué en gros ce que vous souhaitiez savoir. L’expérience vous enseignera le reste et, vous faisant comprendre ce que je vous dois être, vous jugerez de ce que je vous suis en Notre Seigneur.
13. L’âme transformée en Dieu éprouve qu’à mesure que sa transformation se consomme et se perfectionne, elle a une qualité plus étendue. Tout est dilaté et étendu chez elle, Dieu la faisant participer à son infinité, de sorte qu’elle se trouve souvent immense ; et toute la terre ne lui paraît qu’un point au prix de cette largeur et étendue admirable. Tout ce qui est ordre et volonté de Dieu la dilate ; et ce que Dieu ne veut pas d’elle, l’étrécit, et ce rétrécissement l’empêche de passer outre. La volonté étant celle par qui la transformation est faite (car le centre n’est autre que toutes les puissances réunies dans la volonté), plus l’âme est transformée, plus la volonté est changée et passée dans celle de Dieu, plus Dieu veut Lui-même pour l’âme. L’âme agit et opère dans cette divine volonté, qui lui est donnée en la place de la sienne, d’une manière si naturelle que l’on ne peut distinguer si la volonté de l’âme est faite la volonté de Dieu, ou si la volonté de Dieu est faite la volonté de l’âme.
14. Dieu exige souvent d’étranges sacrifices de ces âmes ainsi transformées en Lui, mais cela ne leur coûte plus rien ; et il n’est rien qu’elles ne Lui sacrifient sans répugnance. Les moindres sacrifices sont ceux qui coûtent le plus, et les plus extrêmes coûtent le moins, parce que l’on ne les demande que lorsque on est en état de les accorder sans peine, à quoi on s’incline comme naturellement. Ceci est fondé sur ce qui est dit de Jésus-Christ venant au monde : Il est écrit à la tête du livre que je ferai votre volonté. J’ai dit : me voici, Seigneur, etc.1308 Sitôt que le même Jésus-Christ vient dans une âme pour en être le principe vivant, Il en dit la même chose ; et c’est Lui qui est le Prêtre éternel, qui fait dans l’âme sans interruption l’office de son sacerdoce éternel. Ceci est très relevé, et dure jusqu’à ce que la victime soit portée dans sa gloire.
15. Ce sont ces âmes que Dieu destine pour aider les autres dans des routes impénétrables, parce que n’ayant plus rien à ménager ou pour elles-mêmes, et n’ayant plus rien à perdre, Dieu s’en sert pour faire entrer les autres dans les voies de sa pure, nue et sûre volonté, ce que les personnes qui se possèdent elles-mêmes ne pourraient pas faire, parce que, n’étant pas en état pour elles-mêmes de suivre aveuglément la volonté de Dieu, qu’elles mélangent toujours de leur raisonnement et de leur fausse sagesse, elles ne sont nullement en état de ne rien ménager pour suivre aveuglément la volonté de Dieu sur les autres. Lorsque je dis de ne rien ménager, j’entends de1309 ce que Dieu veut dans le moment présent, car souvent Il ne permet pas que l’on dise à la personne tout ce qui l’arrête, et tout ce que l’on connaît qui lui doit arriver, si ce n’est en termes généraux, à cause qu’elle ne le pourrait porter. Et quoique l’on dise quelquefois des choses dures, comme Jésus-Christ en disait aux Capharnaïtes, Il donne cependant une force secrète pour le soutenir, du moins pour les âmes que Dieu choisit uniquement pour Lui, et c’est là la pierre de touche.
Antoine Briasson Lyon1688
[décrit au chapitre I pas à pas avec exactitude les débuts de la vie mystique comme annoncé par la seconde moitié du titre « … et la vraie représentation des états intérieurs ». Les chapitres II et III sont moins intéressants, bridés par le commentaire du Cantique rédigé de façon assez classique comme les trop amples Explications (que nous avons réduit à un choix couvrant le douzième de l’ensemble de notre édition alors qu’ils représentaient la moitié de celles du dix-huitième siècle). L’intérêt reprend à partir des chapitres VI et suivants.]
Le baiser que l’âme demande à son Dieu est l’union essentielle, ou la possession réelle, durable, et permanente de son divin objet. C’est le mariage spirituel. Pour faire comprendre ceci, il faut expliquer la différence qu’il [2] y a, entre l’union des puissances, et l’union essentielle. L’une et l’autre de ces unions, est, ou passagère, et seulement pour quelques moments : ou permanente, et durable. L’union des puissances est celle, par laquelle Dieu s’unit l’âme fort superficiellement : c’est plutôt la toucher, que l’unir. Elle est pourtant unie à la Trinité des Personnes, selon les différents effets, qui leur sont appropriés : mais toujours comme aux personnes distinctes, et par opération médiate ; l’opération servant ici de moyen, et de fin ; en ce que l’âme se repose dans cette union qu’elle éprouve, ne croyant pas qu’il faille aller plus avant. Cette union se fait par ordre, dans chacune des puissances de l’âme ; et elle s’aperçoit quelques fois dans une, ou deux d’entre'elles, selon le dessein de Dieu ; et d’autres fois, dans les trois ensemble. Cela fait l’application de l’âme à la Sainte Trinité, comme aux Personnes distinctes. Lors que l’union est dans le seul entendement, c’est l’union de pure connaissance, et elle est attribuée au Verbe, comme personne distincte. Lors que l’union est dans la mémoire, ce qui se fait par un absorbement de l’âme en Dieu, et un profond [3] oubli des créatures ; elle est attribuée au Père, comme personne distincte. Et lors qu’elle se fait sentir dans la seule volonté, par une amoureuse jouissance, sans vue ni connaissance distincte ; c’est l’union d’amour, attribuée au saint Esprit, comme personne distincte ; et celle-ci est la plus parfaite de toutes, parce qu’elle approche plus que nulle autre de l’union essentielle ; et que c’est principalement par elle que l’âme y arrive. Toutes ces unions sont des embrassements divins ; mais ce n’est point encore le baiser de la bouche.
Il est de deux fortes de ces unions : l’une passagère, qui ne dure que très peu : et l’autre permanente, qui se soutient par une présence de Dieu continuelle, et par un amour doux, et tranquille, qui subsiste parmi toutes choses. Voilà en peu de mots, ce que c’est que l’union des puissances, qui est une union de fiançailles, et qui a bien l’affection du ceur, les caresses, et les presens reciproques, comme les fiancés ; mais qui n’a point la parfaite jouissance de l’objet.
L’union essentielle, et le baiser de la bouche, est le mariage spirituel ; où il y a [4] union d’essence à essence, et communication de substances : où Dieu prend l’âme pour son Épouse, et se l’unit : non plus personnellement, ni par quelque acte, ou moyen ; mais immédiatement, réduisant tout en unité, et la possédante dans son unité même. Alors c’est le baiser de la bouche, et la possession réelle, et parfaite. C’est une jouissance, qui n’est point stérile ni infructueuse ; puis qu’elle ne s’étend à rien moins qu’à la communication du verbe de Dieu à l’âme.
Il faut savoir que Dieu est tout bouche, comme il est tout parole ; et que l’application de cette bouche divine sur l’âme, est la jouissance parfaite, et la consommation du mariage ; par laquelle la communication de Dieu même et de son verbe se fait à cette âme. C’est ce que l’on peut appeler l’état Apostolique, par lequel l’âme est, non seulement épouse, mais aussi féconde, car Dieu comme bouche, est uni quelque temps à cette âme, avant que de la rendre féconde de fa propre fécondité.
Il y a des personnes qui disent, que cette union ne se peut faire, que dans l’autre vie : mais je tiens pour certain, qu’elle [7] se peut faire en celle-ci ; avec cette différence, qu’en cette vie l’on possède sans voir, et dans l’autre, l’on voit ce que l’on possède. Or je dis que quoique la vue de Dieu, soit un avantage de la gloire, lequel est nécessaire pour sa consommation ; elle n’est pas néanmoins l’essentielle béatitude : puis que l’on est heureux dès que l’on possède le bien souverain : et que l’on peut en jouir, et le posséder sans le voir. L’on en jouit ici dans la nuit de la foi, où l’on a le bonheur de la jouissance sans avoir le plaisir de la vue : au lieu que dans l’autre vie, l’on aura la claire vision de Dieu avec le bonheur de le posséder. Mais cet aveuglement n’empêche ni la vraie possession, ni la très réelle jouissance de l’objet, ni la consommation du mariage divin, non plus que la communication réelle du Verbe à l’âme. Ceci est très réel, et sera avoué de toutes les personnes d’expérience.
L’on peut encore ici résoudre la difficulté de quelques personnes spirituelles, qui ne veulent pas que l’âme étant arrivée en Dieu (ce qui est l’état d’union essentielle) parle de Iesus-Christ, et de ses états intérieurs : disant que pour une telle âme cet état est passé. Je conviens avec [6] eux que l’union à Jésus Christ, a précédé très longtemps l’union essentielle ; puis que l’union à J. C. comme divine personne s’éprouve dans l’union des puissances, et que l’union à J. C. homme Dieu, est la première de toutes, et qu’elle se fait des le commencement de la vie illuminative : mais pour ce qui regarde la communication du Verbe à l’âme, je dis qu’il faut que cette âme soit arrivée en Dieu seul, et qu’elle y soit établie par l’union essentielle, et par le mariage spirituel, avant que cette divine communication lui soit faite, comme les fruits, et les productions du mariage, ne se font qu’après qu’il a été consumé.
Ceci est plus réel, que l’on ne peut dire ; et comme Dieu poffede ici toute l’âme sans interruption, c’est ce qui fait la différence de l’union à Dieu même, d’avec les autres unions : en ce que dans les unions avec les êtres créés, l’objet ne se peut posséder, que pour des moments ; à cause que les créatures sont hors de nous, mais la jouissance de Dieu est permanente, et durable ; parce qu’elle est au dedans de nous-mêmes ; et que Dieu étant notre dernière fin, l’âme peut sans cesse s’écouler dans lui, comme dans son [7] terme, et son centre, et y être mêlée, et transformée, sans en ressortir jamais : ainsi qu’un fleuve qui est une eau sortie de la mer, et très distinct de la mer, se trouvant hors de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer ; jusqu’à ce qu’y étant enfin retombé il se perde et se mélange avec elle, ainsi qu’il y était perdu, et mêlé, avant que d’en sortir ; et il ne peut plus en être distingué.
Il faut encore observer que Dieu nous a donné, en nous créant, une participation de son être, propre à être réunie à lui ; et en même temps une tendance à cette réunion. Il a donné quelque chose de semblable au corps humain à l’égard de l’homme, dans l’état d’innocence ; le tirant de l’homme même ; afin de lui donner cette pente à l’union, comme à son origine : mais cela étant entre des corps fort matériels, cette union ne peut être que matérielle, et fort bornée ; puis qu’elle se fait entre des corps solides, et impénétrables. Pour mieux comprendre ceci, on peut se servir de la comparaison d’un métal, que l’on veut joindre à un autre de différente espèce : mais quoi [8] qu’on les fasse fondre pour les unir ensemble, ils ne peuvent être parfaitement alliés ; à cause qu’ils sont d’une nature dissemblable. Cela réussit mieux dans le mélange d’un métal avec un autre de même nature. Ou bien c’est comme une eau versée dans une autre eau, qui peut être tellement mêlée avec elle, qu’on n’y peut plus remarquer aucune distinction. Ainsi l’âme étant d’une nature toute spirituelle, elle est très-propre à être unie, mêlée, et transformée en son Dieu.
L’on peut être uni sans être mélangé. C’est l’union des puissances : mais le mélange est l’union essentielle, et cette union est toute entiere se faisant du tour dans le tout. Il n’y a que Dieu, à qui l’âme puisse être unie de cette manière ; parce qu’elle a été créée d’une nature à pouvoir être
mélangée avec son Dieu : et c’est ce mélange que S Paul appelle transformation. Et Iesus-Christ, unité, mêmeté, et consommation. Or cela se fait lors que l’âme perd sa propre consistance, pour ne subsister qu’en Dieu : ce qui se doit entendre mystiquement, par la perte de toute propriété, et par un recoulement amoureux, et parfait, de l’âme en Dieu : [9] et non pas selon le dépouillement reel de la subsistance intime, lequel est nécessaire pour l’union hypostatique. Mais c’est comme une goûte d’eau qui perd sa consistance sensible : lors qu’elle est mise dans une cuve de vin, où elle est changée sensiblement en vin ; quoi que son être, et fa matière en soient toujours distincts : et qu’un Ange pût, si Dieu le voulait, en faire la division : De même cette âme peut être toujours séparée de son Dieu, quoique la chose soit très-difficile.
C’est donc cette haute, et intime union, que l’Épouse demande à son Époux, avec tant d’instance. Elle la lui demande comme parlant à une autre personne : c’est une saillie impétueuse de son amour, qui sans regarder à qui il parle, donne essor à sa passion. Qu’il me baise, dit-elle, puis qu’il le peut faire, mais du baiser de sa bouche : toute autre union ne me peut point contenter : celle-là seule peut satisfaire tous mes désirs, et c’est celle que je demande.
§
LES mamelles, ô Dieu, dont vous nourrissez les âmes commençantes, sont si douces, et si agréable, qu’elles rendent vos enfants, et même vos enfants qui ont encore besoin de mamelle, plus forts que les hommes les plus robustes, qui boivent le vin. Elles sont si odoriférantes, qu’elles attirent, par leur charmante odeur, les âmes, qui ont le bonheur de les sentir : elles sont aussi comme un baume précieux, qui guérit routes les plaies intérieures. Si cela est déjà de la sorte dans ces premières approches, combien de délices y aura-t-il au baiser nuptial, au baiser de la bouche ?
Il est proposé au commencement de ce Cantique, ce qui en doit être la fin ; et comme la récompense, et la consommation parfaite de l’Épouse : parce qu’il est naturel, que la vue, et le désir de la fin, précède le choix des moyens. Ensuite les moyens d’y arriver sont décrits par ordre [11] en commençant par l’enfance spirituelle. C’est la vue de cette même fin, qui a porté l’Épouse à demander d’abord le baiser de la bouche : quoique ce soit la dernière chose qui lui doive être accordée, et qu’elle ne recevra, qu’après qu’elle l’aura achetée au prix de quantité d’épreuves, et de travaux.
LA grâce sensible, qui est ici exprimée par le nom de l’Époux, pénètre si fort toute l’âme par la douceur, dont Dieu prévient les cœurs, qu’il veut engager à son amour ; qu’elle est véritablement comme un baume répandu, qui s’étend et s’accroît insensiblement, à mesure qu’il se répand davantage : et avec une odeur si excellente, que l’âme commençante se trouve toute pénétrée de sa force, et de sa suavité. Cela se fait sans violence, et avec tant de plaisir, que l’âme qui est encore jeune, et faible se laisse prendre à ses charmes innocents. C’est de [12] cette sorte que Dieu se fait aimer de jeunes cœurs, qui ne savent encore aimer qu’à cause de la douceur qu’ils goûtent en aimant. C’est un écoulement de cette huile de joie, dont Dieu le père a oint son fils, plus que tous ceux qui participeront à sa gloire.
Cette jeune Amante prie l’Époux de la tirer par le centre de son âme, comme si elle n’était point satisfaire de la douceur de ce baume répandu dans ses puissances : car elle pénètre déjà par la grâce de son Époux, qui l’attire toujours plus fortement, qu’il y a une jouissance de lui-même, et plus noble, et plus intime, que ce qu’elle goûte à présent. C’est ce qui la porte à faire cette demande à fon Époux. Tirez-moi, dit-elle, dans le plus intime de mon fond : afin que mes puissances, et mes sens courent aussi-bien à vous, par cette voie plus profonde, quoique moins sensible. Tirez-moi, dis-je, ô mon divin Amant ! et nous courrons à [13] vous par le recueillement, qui nous fait sentir cette force divine, par laquelle vous nous attirez à vous même. En courant, nous suivrons une certaine odeur, que votre attrait fait sentir, laquelle est l’odeur du baume, que vous avez déjà répandu, pour guérir le mal que le péché avait causé dans les puissances, et pour purifier les sens de la corruption, qu’il y avait glissé. Nous outrepasserons même cette odeur pour aller jusqu’à vous, comme au centre de notre bonheur. Cet excellent parfum opère l’Oraison de recueillement : parce que les sens aussi bien que les puissances courent à son odeur, qui leur fait goûter avec ravissement, combien le Seigneur est doux.
I « Amante n’a pas plutôt témoigné à son Dieu, le désir qu’elle a d’outrepasser [14] toutes choses, pour courir à lui seul ; que pour la récompenser de cet amour déjà plus épuré, il la fait entrer dans ses divins celliers. C’est une grâce bien plus grande, que celles qu’il lui avait accordées jusqu’alors : parce que c’est une union passagère dans les puissances. Quand le cœur de l’homme est assez fidèle pour vouloir outrepasser tous les dons de Dieu, afin de ne s’arrêter qu’à Dieu même ; Dieu prend plaisir de le combler de ces mêmes dons, qu’il ne recherche pas : de même qu’il les enlève avec indignation, à ceux qui les préfèrent à la recherche de lui seul. Ce fut cette connaissance, qui obligea le Roy Prophete, d’inviter tous les hommes à chercher sans cesse le Seigneur ; à chercher sur tout son visage : comme s’il voulait dire : sans vous arrêter aux grâces ni aux dons de Dieu, qui sont comme des rayons sortants de son visage ; mais qui cependant ne sont point lui-même : montez jusqu’à son Trône, et là cherchez-le, cherchez sans cesse son visage ; jusqu’à ce que vous ayez été assez heureux de le trouver. Ce sera alors, dit l’Épouse, toute transportée de joie, pour le secret ineffable qui lui est manifesté ; [15] qu’étant en vous, ô mon Dieu, nous serons remplis de joie : nous en tressaillirons même d’allégresse, en nous souvenant de vos mamelles, qui sont meilleures que le vin ; c’est à dire que le souvenir de la préférence, que l’Épouse a faite de son Époux, à tout le reste, fera le comble de son bonheur, et de son plaisir. Elle avait déjà préféré la douceur de son lait, au vin des plaisirs du siècle : c’est pourquoi elle dit : En nous souvenant, que vos mamelles font meilleures que le vin. Ici elle préfère son Dieu à ses consolations spirituelles, et aux douceurs de la grâce qu’elle éprouvait en suçant le lait de ses mamelles. Elle ajoute : Ceux qui font droits vous aiment. Pour marquer que la véritable droiture, qui porte l’âme à outrepasser tous les plaisirs de la terre, et toutes les douceurs du Ciel, pour se perdre en son Dieu ; est-ce qui fait le pur, et parfait amour. Ô véritablement, mon Dieu, il n’y a que ceux qui sont droits de cette sorte, qui vous aiment comme il faut vous aimer. [16]
Comme les plus grandes grâces de Dieu tendent toujours à la connaissance plus profonde, de ce que nous sommes ; et qu’elles ne seraient pas de lui, fi elles ne donnaient, selon leur degré, une certaine expérience de la misère de la créature : cette âme ne sort qu’à peine des celliers de son Époux, qu’elle se trouve noire. Quelle est votre noirceur, ô incomparable Amante ? Dites-le-nous : nous vous en conjurons. Je suis noire, dit-elle, parce que j’aperçois à la faveur de mon divin Soleil, quantité de défauts, que j’avais ignorés jusques à présent : je suis noire, parce que je ne suis point purifiée de ma propriété. Mais cependant je ne laisse pas d’être belle, et belle comme les tentes de Cedar : parce que cette connaissance expérimentale de ce que je suis, plaît extrêmement à mon Époux, et l’engage à venir en moi, comme dans un lieu de repos : Je suis belle, parce que n’ayant [17] point de tache volontaire, mon Époux me rend belle de sa beauté. Plus je suis noire à mes yeux, plus je suis belle en lui. Je suis encore belle, comme les pavillons de Salomon. Les pavillons du divin Salomon sont la sainte Humanité, qui couvre au dedans d’elle le Verbe de Dieu fait chair. Je suis belle, dit-elle, comme ses pavillons ; parce qu’il m’a fait participante de la beauté, en ce que comme l’Humanité sainte couvre la Divinité ; aussi ma noirceur apparente cache la grandeur des opérations de Dieu dans mon âme. Je suis encore noire par les croix et les persécutions, qui me viennent du dehors. Mais je suis belle comme les pavillons de Salomon, puis que ces croix, et cette noirceur me rendent semblables à lui. Je suis noire, parce qu’il paraît des foibleffes dans mon extérieur ; mais je suis belle, parce que je suis au-dedans exempte de malice.
Pourquoi l’Épouse demande-t-elle que l’on ne la regarde pas dans la noirceur ? C’est que l’âme commençant à entrer dans l’état de la foi, et du dépouillement des grâces sensibles ; elle perd peu à peu cette douce vigueur, qui lui faisait pratiquer le bien avec facilité, et qui la rendait au-dehors toute belle. Et ne pouvant plus s’acquitter de ses premières pratiques, parce que Dieu veut autre chose d’elle ; il semble qu’elle soit retombée dans son état naturel. Cela paraît de cette sorte à ceux qui ne sont pas éclairés. C’est pourquoi elle dit : Je vous conjure vous autres mes compagnes, qui n’êtes pas encore arrivées si avant dans l’intérieur, vous qui n’êtes que dans les premiers [19] pas de la vie spirituelle ; ne jugez pas de moi par la couleur brune que je porte au-dehors ; ni par tous mes défauts extérieurs, soit réels, ou apparents ; car cela ne vient pas comme aux âmes commençantes, faute d’amour et de courage : mais c’est que mon divin Soleil, par ses regards continuels, ardents, et brûlants, m’a décolorée. Il m’a ôté ma couleur naturelle, pour ne me laisser que celle que son ardeur me veut donner. C’est la force de l’amour qui me sèche la peau, et la brunit ; et non pas l’éloignement de l’amour. Cette noirceur est un avancement, et non pas un défaut : mais un avancement, que vous ne devez pas considérer, vous qui êtes encore jeunes, et trop tendres pour l’imiter ; parce que la noirceur, que vous vous donneriez, serait un défaut : elle ne doit venir, pour être bonne, que du Soleil de Justice, qui pour sa gloire, et pour le plus grand bien de l’âme, mange, et dévore cette couleur éclatante du dehors, laquelle l’aveuglait elle-même ; quoiqu’elle la rendit admirable aux autres, au préjudice de la gloire de l’Époux. [20]
Mes frères me voyant noire de la forte, m’ont voulu obliger à reprendre la vie active, et à garder les dehors, sans m’appliquer à faire mourir les passions du dedans : j’ai longtemps combattu avec eux ; mais enfin ne pouvant leur résister, j’ai fait ce qu’ils ont voulu : et en m’appliquant au dehors, à des choses qui me font étrangères, je n’ai pas gardé ma vigne, qui est mon fond, où mon Dieu habite. C’est là ma seule affaire, et la seule vigne que je dois garder : et lors que je n’ai pas gardé la mienne ; lors que je ne me suis pas rendue attentive à mon Dieu, j’ai encore moins gardé les autres. C’est le tourment que l’on fait d’ordinaire aux âmes, lorsque l’on voit que la grande occupation du dedans fait négliger en quelque chose les dehors ; et qu’à cause de cela, l’âme toute renfermée au-dedans ne peut plus s’appliquer à certains petits défauts, que l’Époux corrigera en un autre temps. [21]
Ô vous, que mon âme aime, dit cette pauvre Amante, que l’on oblige de sortir de la douce occupation du dedans pour s’appliquer au-dehors à des choses fort basses ; O vous que j’aime d’autant plus, que plus je me vois contrariée dans mon amour ! hélas montrez-moi où vous paissez votre troupeau, et de quelle nourriture vous rassasiez les âmes, qui sont assez heureuses d’être sous votre conduite ! Nous savons, que pendant que vous avez été sur la terre, votre viande était de faire la volonté de votre Père ; et maintenant votre nourriture est, que vos amis fassent votre volonté. Vous paissez encore vos Amantes de vous-même, leur découvrant vos perfections [22] infinies ; afin qu’elles vous aiment plus ardemment : et plus vous vous manifestez à elles, plus elles demandent de vous connaître ; afin qu’elles vous puissent toujours plus aimer.
Apprenez-moi aussi, ajoute l’Amante, où vous vous reposez durant le midi ! elle entend sous cette figure l’ardeur de la pure charité, désirant apprendre de celui qui en est l’auteur et le maître, en quoi elle consiste ; de peur que donnant par malheur dans quelque conduite humaine, quoique couverte du manteau de spiritualité, elle ne prenne le change ; et ne satisfasse l’amour propre, lors même qu’elle penserait n’avoir en vue que le pur amour, et la seule gloire de Dieu. Elle craint avec raison une méprise de si grande conséquence, qui n’est que trop fréquente parmi les troupeaux de l’Église, c’est ce qui arrive lors qu’ils sont conduits par des Directeurs, que Jésus-Christ a véritablement rendu ses compagnons, se les associant pour le gouvernement des âmes : mais qui n’étant pas morts à eux-mêmes, ni crucifiés au monde avec Jésus-Christ, n’apprennent pas à [23] leurs dirigés, à se renoncer, et crucifier, et mourir en toutes choses ; afin de ne vivre qu’en Dieu seul, et que Jésus-Christ vive en eux. D’où il arrive que les uns, et les autres étant dans une vie fort naturelle, et immortifiée, leur conduite est aussi fort humaine, et par conséquent sujette à errer çà et là, et changer souvent de pratiques, et de guides ; sans s’arrêter à rien de solide. Et parce que cet égarement vient de ce que l’on ne consulte pas assez les maximes, et les exemples de Jésus-Christ, et que l’on ne s’adresse pas assez à lui par la prière pour obtenir ce que lui seul peut nous accorder : cette Amante déjà bien instruite lui demande avec beaucoup d’instances, l’intelligence de la parole, dont il nourrit les âmes ; et la fidélité à suivre ses exemples ; sachant que cela seul soutenu par la grâce peut l’empêcher de s’égarer. On s’arrête trop aux moyens créés, quoique pieux : Dieu seul peut nous apprendre à faire sa volonté : parce que lui seul est notre Dieu. Elle demande aussi au verbe, qu’il la conduise à son Père puisqu’il est la voie qui I'y doit conduire, Le sein de son Père [24] étant le lieu où il se repose dans le midi de sa gloire, et dans le plein jour de l’éternité : elle souhaite de se perdre en Dieu avec Jésus son fils, d’y être cachée, et d’y reposer pour toujours. Et quoiqu’elle ne le dise pas si clairement, elle le donne assez à connaître ; par ce qu’elle dit ensuite : Afin que je ne sois plus errante ça et là, comme je l’ai été, je serai là en toute assurance, je ne me pourrai plus tromper, et ce qui est encore plus, je ne pourrai plus pécher.
L’Époux répond à son Amante, et pour la disposer aux grâces qu’il lui veut faire aussi bien que pour lui apprendre à bien user de celles qu’elle a reçues ; il lui donne une excellente instruction : Si vous ne vous connaissez pas, lui dit-il, sortez. [25] Il veut dire qu’elle ne saurait connaître le divin objet de son amour, quoiqu’elle le désire si passionnément ; qu’elle ne se connaisse aussi soi-même : puis que le néant de la créature aide à connaître le Tout de Dieu. Mais parce que c’est dans ce Tout de Dieu, que se puise la lumière nécessaire, pour découvrir l’abîme du néant de la créature ; il lui ordonne de sortir : et d’où ? d’elle-même : Comment ? Par le renoncement, et par la fidélité à se poursuivre en toutes choses, sans se permettre aucune satisfaction naturelle, et sans prendre vie, ni en soi ni en rien de créé. Et pour aller où ? Afin d’entrer en Dieu, par un parfait abandon d’elle-même ; où découvrant qu’il est tout en toutes choses ; elle voit conséquemment son néant, et celui de toutes les créatures. Or le néant ne mérite aucune estime, puisqu’il n’a aucun bien : Il ne mérite non plus aucun amour ; puisqu’il n’est rien : Il n’est digne au contraire que de mépris, et de haine, à cause de la propre estime, et de l’amour de nous-mêmes, entièrement opposé à Dieu, que le péché y a glissé. Il faut [26] donc que la créature qui aspire à l’union divine, étant bien persuadée du Tout de Dieu et de son néant, sorte d’elle-même, n’ayant que du mépris, et de la haine pour soi ; afin de garder toute son estime, et son amour pour Dieu : et par là même elle sera admise à son union. Cette sortie de soi-même, par le renoncement continuel de tout propre intérêt, est l’exercice intérieur, que l’Amant céleste conseille aux âmes, qui soupirent après le baiser de la bouche : comme il le donne à entendre à son Amante par ce seul mot, sortez, qui lui suffit pour régler son intérieur.
Mais quant à l’extérieur, il veut qu’elle ne néglige rien de tout ce qui est de son devoir, dans l’état où il l’a mise. Ce qui comprend infiniment plus que tout le détail que l’on en pourrait faire. Il veut de plus que comme elle doit suivre en toute liberté l’attrait du saint Esprit, pour tout ce qui est de son intérieur : elle se conforme aussi aux usages de l’Église, et aux ordres des Supérieurs, en tout ce qui regarde son extérieur : ce qui est bien désigné, par marcher sur les traces des [27] troupeaux, c’est-à-dire dans un train commun, pour l’extérieur : et c’est aussi paître les boucs, qui signifient les sens près les tentes des Pasteurs.
L’Époux connaissant que les louanges qu’il donne à son Amante, l’anéantissent toujours plus ; loin de la rendre plus vaine ; lui en donne de magnifiques, afin d’augmenter son amour. Il lui dit : Je vous aie fait semblable, ma bien-aimée, à ma Cavalerie. C’est-à-dire que je veux de vous, une course, en moi si forte, et si rapide ; que pour cela je vous ai fait semblable vous seule, à une grande quantité d’âmes, qui courent à moi, avec une extrême vitesse. Je vous ai fait ressembler à mes Anges, et je veux que vous ayez le même avantage qu’eux, qui est de1310 contempler toujours ma face. Cependant afin de cacher de si grandes choses, durant que vous vivez sur la terre ; je [28] vous ai fait par dehors semblable aux chariots de Pharaon. Ceux qui vous voient courir avec tant de vitesse, et comme sans ordre, croient, que vous courez après les plaisirs, les vanités, et les multiplicités de l’Égypte : ou bien que vous vous recherchez vous-même dans vos grands empressements : mais vous courez à moi, et votre course se terminera en moi seul, sans que rien vous puisse empêcher d’y arriver, à cause de la force et de la fidélité dont je vous ai prévenue.
Ces joues signifient l’intérieur, et l’extérieur : elles sont belles comme celles de la tourterelle. La tourterelle a cela de propre que lors que l’une des deux périt, celle qui survit demeure seule le reste de ses jours, sans s’allier à une autre. De même l’âme qui se trouve éloignée de son Dieu ne peut prendre de plaisir en aucune créature, ni au-dehors ni au [29] dedans ; dans son intérieur elle se trouve réduite à une solitude d’autant plus étrange, que ne trouvant pas son Époux, elle ne peut s’appliquer à quoi que ce soit. Dans l’extérieur tout est mort pour elle : c’est cette séparation de tout le créé, et de tout ce qui n’est point Dieu, qui fait la beauté de cette âme aux yeux de l’Époux : son cou représente sa charité pure, qui est le plus grand soutien qui lui reste. Mais quoi qu’elle paroisse alors dans la dernière nudité, elle est cependant enrichie de la pratique de quantité de vertus, qui comme un filet de perles de grand prix, lui servent d’ornement : mais sans cet ornement, la seule charité la rendrait parfaitement belle ; ainsi que le cou de l’Épouse, quoique sans perles, ne laisse pas d’être très beau.
Quoique vous soyez déjà très belle, dans votre dénuement, qui marque un cœur pur, et une charité non [30] feinte ; nous vous donnerons encore de quoi rehausser l’éclat de votre beauté, en y ajoutant de précieux ornements. Ces ornements seront des colliers, en signe de votre parfaite soumission à toutes les volontés du Roi de gloire : mais ils seront d’or ; pour représenter, que n’agissant que par un amour très épuré, vous n’avez que la simple et pure vue du bon plaisir, et de la gloire de Dieu dans tout ce que vous faites, ou souffrez pour lui. Ils seront néanmoins marquetés d’argent, parce que quelque simple et pure que soit la charité en elle-même, elle doit se produire, et signaler au-dehors, par la pratique des bonnes œuvres, et des plus excellentes vertus. Il faut remarquer que le divin Maître en bien d’endroits, prend un soin particulier d’instruire sa chère disciple de la pureté souveraine de l’amour qu’il demande dans ses Épouses, et de sa fidélité à ne rien négliger, de tout ce qui regarde le service du bien aimé, ou l’assistance du prochain. [31]
VS.11. Lorsque le Roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur.
L’Amante n’est pas encore si dénuée, qu’elle ne reçoive de temps en temps quelques visites de son Bien-aimé. Mais que dis-je, une visite ? c’est plutôt une manifestation qu’il lui fait de lui-même, une expérience de la présence foncière, et centrale. L’Époux sacré est toujours dans le centre de l’âme, qui lui est fidèle ; mais souvent il y demeure si caché, que celle qui possède ce bonheur l’ignore presque toujours : excepté certains moments où il lui plaît de se faire sentir à l’âme amoureuse, qui pour lors le découvre en soi d’une manière intime et profonde. Il en use à présent de la sorte envers la plus pure de ses Amantes, ainsi que le témoigne ce qu’elle va dire. Lors que mon Roi, celui qui me gouverne, et me conduit en Souverain, était en son lit, qui est le fond, et le centre de mon âme, où il prend son repos : mon nard, qui est ma fidélité, a répandu son odeur, d’une manière si douce [32] et si agréable ; qu’il l’a obligé de se faire connaître à moi : alors j’ai reconnu qu’il se reposait en moi, comme dans son lit royal, ce que j’avais ignoré auparavant, car quoiqu’il y fût je ne l’y apercevais pas.
Lorsque l’Épouse, ou plutôt l’Amante (car elle n’est pas encore Épouse) a trouvé l’Époux ; elle est si transportée de joie, qu’elle voudrait d’abord s’unir à lui. Mais l’union de jouissance continuelle n’est pas encore arrivée. Il est à moi, dit-elle, je ne peux douter qu’il ne se donne à moi dans ce moment ; puis que je le sens : mais il est à moi comme un bouquet de Mirre. Il ne l’est pas encore comme un Époux, que je doive embrasser, dans son lit nuptial ; mais seulement comme un bouquet de croix, de peines, et de mortifications : Comme1311 un Époux de sang, et un Amant crucifié, qui veut [33] éprouver ma fidélité, en me donnant une bonne part à ses souffrances ; car c’est alors ce qu’il donne à l’âme. Pour marquer néanmoins l’avancement de cette âme, déjà héroïque, elle ne dit pas mon Bien-aimé me donnera le bouquet de la Croix ; mais il sera lui-même ce bouquet, car toutes mes Croix seront celles de mon Bien-aimé : le bouquet sera entre mes mamelles, pour marque qu’il me doit être un Époux d’amertumes, aussi bien pour le dehors que pour le dedans. Les Croix extérieures sont peu de choses, quand elles ne sont pas accompagnées des intérieures : et les intérieures sont rendues beaucoup plus douloureuses par l’union des extérieures. Mais quoique l’âme n’aperçoive que la croix de toutes parts, c’est pourtant son Bien-aimé, qui est lui-même cette croix, et il ne lui fut jamais plus présent, que dans ces amertumes, pendant lesquelles, il demeure au milieu de son cœur.
Mon Bien-aimé, continue cette Amante, m’est comme une grappe de cypre ; elle ne s’explique qu’à demi. C’est comme si elle disait : Il n’est que proche de moi ; car je n’ai pas l’avantage de l’union intime, par laquelle il doit être tout en moi, et moi tout en lui : Il est néanmoins auprès de moi, mais il y est comme une grappe de cipre (c’est un arbrisseau qui produit un baume très odoriférant) puisque c’est lui qui donne la bonne odeur, et tout le prix, à ce qui se fait par ses Amantes. Cette grappe de cipre croît aux vignes d’Engaddi, qui sont très belles, et dont le raisin est excellent. L’Amante compare son Bien-aimé à la bonne odeur, et à la rare vertu du baume, à l’agrément, et à la force du vin, pour exprimer sous ces figures, que qui par le goût intérieur de Dieu, a appris à se plaire en lui, ne peut plus trouver de plaisir, [35] en aucune autre chose : Et que l’on ne cherche pas plutôt quelques autres délices, que l’on perd les divines.
Le Bien-aimé voyant la docilité de son Amante à se laisser crucifier, et instruire par lui, est charmé de l’éclat des beautés, qu’il a mises en elle. C’est pourquoi il la caresse, et la loue, l’appelant belle, et sa Bien-aimée. Que vous êtes belle, lui dit-il, ma Bien-aimée, que vous êtes belle ! Ô douce parole : Il lui parle d’une double beauté ; l’une intérieure, et l’autre extérieure : mais il veut qu’elle le sache, comme voulant dire : Voilà que votre beauté est déjà formée dans le fond, quoique non encore perfectionnée : sachez aussi que dans peu vous serez parfaitement belle au dehors, lorsque je vous aurai consommée, et tirée de vos faiblesses. Cette louange est accompagnée de la [36] promesse d’une beauté plus achevée, dont l’espérance doit donner à cette âme beaucoup de courage et la tenir aussi dans l’humilité, par la connaissance de ce qui lui manque. Mais pourquoi lui dit-il qu’elle sera dans peu, belle de cette double beauté ? C’est que ses yeux, et ses regards font déjà comme ceux des colombes ; en ce qu’elle est simple au-dedans, ne se détournant point de la vue de son Dieu ; et au-dehors, dans toutes ses paroles, et actions, qui sont sans déguisement. Cette simplicité colombine est la plus sure marque de l’avancement d’une âme ; car n’usant plus de détours ni d’artifices elle est conduite par l’Esprit de Dieu. L’Épouse conçut dès le commencement la nécessité de la simplicité, et la perfection de la droiture, lors qu’elle dit : Ceux qui sont droits vous aiment,) mettant la perfection de l’amour dans la simplicité et la droiture de ce même amour. [37]
corus. Lectulus no.
L’âme amante voyant que son Époux l’a louée d’une double beauté, et ne voulant rien s’en attribuer, lui dit aussi : Que vous êtes beau, mon Bien-aimé ; et que vous êtes agréable ! Elle lui rend toutes les louanges qu’elle reçoit de lui, et elle lui en donne de très grandes à son tour. Nul bien n’étant à nous, nulle louange, nulle gloire, nul plaisir ne se doit arrêter en nous : Tout se doit renvoyer à celui qui est l’auteur, et le centre de tous biens. L’Épouse dans tout ce discours nous enseigne cette importante pratique, glorifiant par tout le Seigneur, de tout ce qu’il a mis en elle. Si je suis belle, lui dit-elle, c’est de votre beauté même ; c’est vous qui êtes beau en moi de cette double beauté, dont vous me louez. Notre lit, ajoute-t-elle, ce fond où vous habitez en moi, que j’appelle nôtre, pour vous inviter à venir m’y donner ce baiser nuptial [38] que je vous demandai d’abord, et qui est ma fin ; notre lit, dis-je, est préparé, et orné par les fleurs de mille vertus.
Lorsque l’Époux caché dans le fond et le
centre de l’âme (comme il a été dit) prend plaisir d’envoyer
de ce Sanctuaire, où il habite, quelques épanchements de ses grâces
sensibles, lesquelles produisent dans l’extérieur de l’Épouse,
quantité de vertus différentes, qui sont comme autant de belles
fleurs, dont elle se voit ornée : surprise, et charmée qu’elle
en est, ou bien faute d’expérience, elle croit que son édifice
intérieur est presque achevé : les couvertures, dit-elle, sont
déjà mises : les chevrons, qui sont la pratique des vertus
extérieures, sont de bois de cèdre : il me semble qu’elles
ont pour moi une odeur agréable ; et que je puis les pratiquer
avec autant de force, que de facilité. Le règlement des sens me
paraît [39] dans un ordre aussi juste que des lambris bien
travaillés, et d’un bois exquis. Mais, ô Amante, cela ne vous
paraît tel, que parce que ce lit est fleuri ; et que l’état
doux, agréable, et plaisant, que vous sentez au dedans, vous fait
croire, que
vous avez tout acquis pour le dehors : mais
songez que les lambris sont de cyprès, que le cyprès signifie la
mort, et ce que vous voyez si beau, et si paré, n’est préparé
que pour la mort.
O Dieu, vous reprenez agréablement votre Épouse de ce qu’elle voulait si tôt se reposer dans un lit bien fleuri, avant que de s’être reposé comme vous, sur le lit douloureux de la Croix. Je suis, dites-vous, moi-même la fleur du champ, une fleur que vous ne recueillerez pas dans le repos du lit ; mais dans le champ [40] de combat, de travail, et de souffrance. Je suis le lis des vallées, qui ne croît que dans les âmes anéanties. Ainsi si vous voulez que je vous tire de votre terre, et que je prenne vie en vous, il faut que vous soyez dans le dernier anéantissement : et si vous voulez me trouver, il faut que vous entriez dans le combat, et dans la souffrance.
L’Époux par ces paroles, donne à connaître l’avancement de son Amante, laquelle est comme un lis très-pur, très agréable, et de bonne odeur devant lui : lors que les autres filles, au lieu d’être souples et pliables, et de le laisser conduire par son esprit ; sont comme des buissons d’épines, qui se hérissent, et piquent ceux qui veulent les approcher. Telles sont les âmes propriétaires et attachées à leur volonté, qui ne veulent pas se laisser conduire à Dieu. Et c’est là ce qu’une âme bien abandonnée à son Dieu [41] souffre parmi celles qui ne le sont pas : car les autres font tout ce qu’elles peuvent, pour la retirer de la voie ; mais de même que le lis conferve, et fa pureté, et fon odeur, au milieu des épines, sans en être nullement endommagé ; aussi ces âmes sont conservées par leur Époux, au milieu des contrariétés, qu’il faut qu’elles essuient, de la part de ceux qui n’aiment qu’à se conduire eux-mêmes, et à se multiplier dans leurs propres pratiques ; n’ayant point de docilité, pour suivre le mouvement de la grâce.
Cette comparaison est très-naïve : l’Amante se voyant persécutée par les spirituels, qui ne sont pas de sa voie, leur dit en parlant à eux, et à son Bien-aimé, en même temps : ce que le pommier très [42] fertile, est entre les arbres des forêts, mon Bien-aimé l’est entre les enfants : c’est à dire, entre ceux, soit des Saints du Ciel, ou des Justes de la terre, qui sont les plus agréables à Dieu. Ne vous étonnez donc pas, si je me suis assise à son ombre, et si je demeure en repos sous sa protection. Je suis seulement sous l’ombre des ailes de celui dont j’ai tant désiré la possession ; mais quoique je ne sois pas encore arrivée à un si grand bien, néanmoins je peux dire que son fruit, qui est la croix, la douleur, et l’abjection, est doux à mon goût. Il n’est pas doux à la bouche de la chair : car la partie inférieure le trouve âpre et bien rude ; mais il est doux à la bouche du cœur, après que je l’ai avalé : et pour moi qui ai le goût de mon Bien-aimé, il est préférable à tous les autres goûts : [43]
La bien-aimée du Roi, sortant du doux entretien, qu’elle vient d’avoir avec lui, paraît à ses compagnes comme ivre, et toute hors de soi. Elle l’était bien en effet ; puis qu’ayant bu du plus excellent vin de l’Époux, elle ne pouvait du moins qu’elle ne fût embrasée de la plus forte ardeur. Aussi l’était-elle de telle forte, que s’en apercevant fort bien elle-même, elle prie ses compagnes de ne pas s’étonner de la voir dans un état si extraordinaire. Mon ivresse, leur dit-elle, m’est tout à fait pardonnable ; puisque mon Roi m’a fait entrer dans ces divins celliers. C’est là qu’il a ordonné en moi la charité. La première fois qu’il me fit une grâce si singulière, j’étais encore si fort enfant, que j’eusse volontiers préféré la douceur des mamelles divines, à la force de cet excellent vin : aussi l’Époux se contenta-t-il de me découvrir l’effet de ce vin, sans m’en donner que très peu [44] à boire. Mais aujourd’hui, que mon expérience, et sa grâce m’ont rendue forte et mieux instruite, je n’en agirai plus de même : j’ai bu si abondamment de son vin pur, et fort ; qu’il a ordonné en moi la charité.
Quel est cet ordre que Dieu met dans la charité ? ô amour ! Dieu-charité ! vous seul le pouvez révéler : c’est qu’il fait que cette âme, laquelle par un mouvement de charité, se voulait tout le bien possible, par rapport à Dieu, s’oublie entièrement de toute elle-même, pour ne plus penser qu’à son Bien-aimé. Elle s’oublie de tout intérêt, de salut, de perfection, de joie, de consolation ; pour ne penser qu’à l’intérêt de son Dieu. Elle ne pense plus à jouir de ses embrassements ; mais à souffrir pour lui. Elle ne demande plus rien pour elle ; mais seulement que Dieu soit glorifié. Elle entre dans les intérêts de la divine justice, consentant de tout son cœur à tout ce qu’elle fera d’elle, et soit pour le temps, ou pour l’éternité, en elle. Elle ne peut aimer, ni en soi, ni en aucune créature, que ce qui est à Dieu, et pour Dieu ; et non ce qui est en elle [45] pour elle, quelque grand et nécessaire qu’il paraisse. Voilà l’ordre de la charité, que Dieu met en cette âme, son amour est devenu parfaitement chaste. Toutes les créatures ne lui sont rien ; elle les veut toutes pour son Dieu : et n’en veux aucune pour soi. O Que cet ordre de la charité donne de force, pour les états terribles qu’il faudra passer dans la suite ! mais il ne peut être connu, ni goûté de ceux qui n’y sont pas ; pour n’avoir pas encore bu de ce vin de l’Époux.
L ’Époux n’a pas plutôt ordonné de la sorte cette charité dans l’âme ; qu’il lui fait une grâce signalée, pour la préparer aux souffrances qui doivent suivre. Il lui donne son union passagère dans le fond, laquelle de là, se répand dans les puissances, et sur les sens. Et comme l’âme n’est pas encore bien forte, il se fait comme une suspension, ou un absorbement [46] du sens, qui l’oblige à s’écrier : soutenez-moi avec quelques fleurs, aidez-moi de quelques petites choses, que je puisse pratiquer au-dehors : ou bien couvrez-moi des fruits de quelque exercice de charité ; afin que je ne meure pas dans un attrait si fort. Car je sens que je languis d’amour. Ô pauvre Amante, que dites-vous ? Pourquoi vous appuyer sur des fleurs, et sur des fruits, sur des consolations extérieures, sur des bagatelles ? vous ne savez ce que vous demandez ; pardonnez-moi si je vous le dis. Si vous succombez à cette défaillance, vous ne tomberez qu’entre les bras de votre Époux. Ah que vous seriez heureuse d’y expirer ! mais il n’en est pas encore temps.
Vs. 6. Sa main gauche est sous ma tête, et il m’embrassera de sa droite.
Elle commence à comprendre le mystère ; c’est pourquoi comme si elle se repentait du secours étranger qu’elle a demandé, elle dit : sa main gauche est sous ma tête : il me soutient d’une protection [47] singulière puisqu’il m’a honoré de son union dans les puissances de mon âme ; qu’ai-je donc à faire de fleurs, ni de fruits, c’est-à-dire, de chercher encore les choses sensibles, et humaines, puisque les divines me sont communiquées ? il fera même quelque chose de plus dans la suite, m’unissant à lui essentiellement, et alors je serai féconde, et je produirai à mon Époux des fruits incomparablement plus beaux que ceux que je demandais : car il m’embrassera de sa main droite ; qui est la toute-puissance, accompagnée de son amour, dont les chastes embrassements produisent dans l’âme sa parfaite jouissance, qui n’est autre que l’union essentielle. Il est vrai que dans les commencements, cet embrassement de la main droite, est bien les fiançailles de l’âme, mais non encore le mariage. Il m’embrassera, dit-elle, il me liera premièrement à lui d’un lien de fiançailles, qui me fait espérer, qu’il m’honorera un jour du mariage ; et c’est pour lors qu’il m’embrassera, et me liera si fortement à lui que je ne craindrai plus aucune défaillance, parce que le propre [48] de l’union essentielle, est d’affermir l’âme de telle forte, qu’elle ne peut plus avoir de ces défaillances qui arrivent aux âmes commençantes, dans lesquelles la grâce étant encore faible, elles éprouvent des éclipses, et font encore des chutes, mais par cette union l’âme est confirmée (si l’on peut user de ce terme) dans la charité, puisqu’alors, elle demeure en Dieu ; et celui qui demeure en Dieu, demeure en charité ; car Dieu est charité.
L’âme dans ce doux embrassement de fiançailles s’endort du sommeil mystique ; où elle goûte un repos sacré qu’elle n’avait jamais goûté. Dans les autres repos elle s’était bien assise à l’ombre de son Bien-aimé, par la confiance : mais elle ne s’était jamais endormie sur son sein, ni entre les bras. C’est une chose étrange, comme les créatures, même spirituelles, s’empressent de retirer l’âme de ce doux sommeil. Les filles de Jérusalem, sont les amies charitables, et incommodes, qui s’empressent si fort pour la tirer de là, quoique sous les plus beaux prétextes : mais elle est si endormie qu’elle ne peut sortir de son sommeil. L’Époux parle donc pour elle, et la tenant serrée entre ses bras, il prie ces personnes, et les conjure même par tout ce qu’elles estiment davantage, qui est la pratique des vertus les plus fortes et les plus agissantes, de ne point éveiller sa Bien-aimée, et de ne la point tirer de son repos : parce qu’elle lui plaît plus dans ce repos, que dans tout ce qu’elle pourrait faire hors de là. Ne l’éveillez point, leur dit-il, ni directement ni indirectement, vous servant pour cela de quelques moyens recherchés à ce dessein ; jusqu’à ce qu’elle-même le veuille bien : parce qu’elle ne le voudra que lorsque je le voudrai. [50]
Cette âme qui est endormie à tout le reste, est plus attentive à la voix de son Bien-aimé : elle l’entend et le distingue d’abord : Voilà la voix de mon Bien-aimé, dit-elle : je le connais, je l’entends, et l’effet qu’il opère en moi, ne me permet pas d’en douter. Mais que dites-vous, ô Amante ? L’amour vous fait peut-être rêver : vous dormez entre les bras de votre Bien-aimé, et cependant vous dites qu’il vient jusque sur les montagnes, et qu’il outrepasse les collines ! ô que tout cela s’accorde bien ensemble ! L’Époux embrasse son Amante, et il est en elle : Il l’entoure au dehors, et il la pénètre au dedans : elle sent que dans ce sommeil mystique, il s’enfonce en elle, qu’il s’unit à elle, non seulement comme autrefois, par les puissances, qui font les collines : mais que de plus outrepassant les collines [51] il vient sur la montagne qui est le centre, et là il la touche véritablement de son action immédiate. Elle sent bien que cet attouchement est bien différent de celui des puissances, et qu’il lui fait de très grands effets, quoique ce soit un attouchement passager, qui n’est pas encore l’union permanente, et durable.
Lorsque l’âme jouit des doux embrassements de fon Époux, elle croit qu’ils doivent toujours durer ; mais s’ils sont les gages de son amour, ils sont aussi la marque de sa fuite. À peine cette Amante a-t-elle goûté la douceur de cette union, que l’Époux disparaît tout à fait. Voyant donc une fuite si prompte, elle le compare à un chevreuil, et à un fan de biche, à cause de la légèreté, et [52] de la vitesse de la course : et se plaignant amoureusement de lui, ensuite d’un abandon si étrange ; lorsqu’elle le croit bien loin, elle l’aperçoit tout proche. Il s’était seulement caché, pour éprouver sa foi, et sa confiance ; cependant il n’ôte point les regards de dessus elle ; parce qu’il la protège, plus particulièrement que jamais, étant plus uni à elle par la nouvelle alliance qu’il vient de faire, qu’il ne l’avait été jusqu’alors. Mais quoiqu’il la regarde incessamment, elle ne le voit pas toujours. Elle ne l’aperçoit que pour quelques moments ; afin qu’elle ne puisse ignorer ce regard, et qu’elle l’apprenne un jour aux autres. Il faut remarquer que l’Époux est debout, parce qu’il n’est plus temps de se reposer, ni de demeurer assis ; mais de courir. Il est debout, comme prêt à marcher. [53]
Dieu ayant entièrement tourné l’âme en elle-même, et l’ayant conduite à son centre, après l’avoir fait jouir de ses chastes embrassements, pour la disposer au mariage spirituel ; il lui fait prendre une route toute contraire en apparence : il la fait sortir d’elle-même par le trépas mystique. Le Bien-aimé venant lui-même parler à cette âme l’invite à sortir promptement : Il ne lui dit plus de se reposer ; au contraire il lui commande de se lever de son repos. C’est une manière bien différente de celle qu’il avait autrefois : Il défendait qu’on l’éveillât, et à présent il veut qu’elle se lève promptement. Il l’appelle d’une manière si douce, et si forte, que quand elle ne serait pas aussi passionnée de lui obéir qu’elle l’est, elle ne pourrait s’en défendre. Levez-vous [54] ma Bien-aimée, que j’ai choisie pour en faire mon Épouse, et ma toute belle ; car je vous trouve belle à mes yeux, remarquant en vous mille traits de ma beauté. Ma colombe, simple, et fidèle ; levez-vous et sortez, puisque vous avez toutes les qualités nécessaires, pour sortir de vous-même. Vous ayant attirée au dedans de vous, je sors pour ainsi dire hors de vous-même, pour vous obliger d’en sortir en me suivant.
Cette sortie est bien différente de celle dont il a été parlé ci-dessus1312, et beaucoup plus avancée : car la première était une sortie des satisfactions naturelles pour ne vouloir plaire qu’au Bien-aimé, mais celle-ci est une sortie de la possession de soi-même, afin de n’être plus possédée que de Dieu : et que ne s’apercevant plus en elle, elle ne se trouve plus qu’en lui. C’est un transport de la créature dans son origine, ainsi qu’il sera déclaré dans la suite. [55]
Il faut savoir qu’il y a deux hivers ; celui du dehors, et celui du dedans : et que tous deux sont réciproquement contraires. Lorsque l’hiver est au dehors, l’été est au dedans, qui porte l’âme à s’enfoncer davantage en soi, par un effet de la grâce qui opère un profond recueillement : et lorsque l’hiver est au dedans, il se fait un été au dehors, qui oblige l’âme à sortir de soi-même, par l’élargissement que cause une grâce d’abandon plus étendue. L’hiver dont l’Époux parle ici, disant qu’il est déjà passé, est l’hiver extérieur, durant lequel l’âme pouvait être glacée par la rigueur du froid, salie par les pluies, et accablée sous les orages, et sous les neiges des péchés, et imperfections que l’on contracte facilement dans le commerce des créatures. L’âme qui a trouvé le centre a été si fortifiée, qu’il n’y a plus rien à craindre pour elle au-dehors : toutes les pluies sont essuyées ; et il [56] lui serait impossible, à moins d’une infidélité la plus noire qui ne fût jamais, de prendre aucun plaisir dans les choses du dehors. De plus cette manière de parler, l’hiver est déjà passé, veut dire, que comme l’hiver amortit toutes choses, de même pour cette âme la mort est passée sur toutes les choses extérieures : en sorte qu’il n’y a plus rien qui la puisse satisfaire. S’il y paraît encore quelque chose, c’est un renouvellement d’innocence, qui n’a plus rien de la malignité d’autres fois. Les pluies de l’hiver sont aussi passées, elle peut sortir sans plus craindre l’hiver : et avec cet avantage, que l’hiver a détruit, et fait mourir ce qui était autrefois vivant pour elle, et qui l’aurait fait mourir elle-même : ainsi que la rigueur de l’hiver purge la terre des insectes. [57]
Afin de l’obliger à venir, il lui fait entendre qu’il la veut emmener en sa terre : Il l’appelle, notre terre, parce qu’il la lui a acquise par sa rédemption, et qu’elle est à lui pour elle, et à elle par lui. Il dit que les fleurs ont déjà commencé à paraître en ce lieu-là ; mais fleurs qui ne se flétrissent jamais : fleurs qui n’appréhendent plus les approches de l’hiver. Le temps, dit-il, de tailler la vigne est venu. Il faut que cette Bien-aimée, qui s’était elle-même comparée à la vigne, soit taillée, qu’elle soit retranchée, coupée, et détruite. La voix de la tourterelle de mon humanité, vous invite à venir vous perdre, et vous cacher avec elle dans le sein de mon Père ; vous entendrez mieux cette voix, lorsque vous serez dans la terre, où je vous appelle, que vous ne faites à présent, qu’elle vous est encore inconnue : [58] Cette voix de ma simplicité et de mon innocence, dont je vous veux gratifier, est bien différente de la vôtre.
Là le printemps est éternel, et il s’allie très bien avec les fruits de l’automne, et avec les ardeurs de l’été. L’Époux par ces fleurs et par ces fruits, marque assez clairement trois saisons : mais il ne parle point de l’hiver ; parce que, comme il a été dit, lorsque l’âme arrive dans cette nouvelle terre, elle trouve que l’hiver, non seulement l’extérieur, mais l’intérieur même, est passé. Il n’y a plus d’hiver pour une âme arrivée en Dieu ; mais il y a un composé de trois autres saisons, qui se trouvent toutes réunies en une, et comme immortalisées par la perte de l’hiver. Car avant que d’arriver à l’hiver intérieur, l’âme a passé toutes les saisons de la vie spirituelle : mais après l’hiver intérieur, [59] elle rentre dans un printemps, un été, et un automne continuels. La douceur du printemps n’empêche point la force de l’été, ni la fécondité de l’automne : comme la chaleur de l’été, ne diminue en rien la beauté du printemps, ni la fertilité de l’automne : et les fruits de l’automne n’incommodent, aucunement, ni l’agrément du printemps, ni les ardeurs de l’été. O Terre fortunée ! que ceux qui ont le bonheur de vous posséder sont heureux ! nous sommes tous conjurez avec l’Epoufe, de sortir de nous-mêmes, pour y entrer. Elle nous est promise à tous ; et celui qui la possède, et à qui elle appartient, par le droit de sa naissance éternelle, et parce qu’il se l’est acquise au prix de son sang ; nous invite avec instance d’y aller. Il nous donne tous les moyens pour cela : Il nous attire par ses pressantes inspirations ; que ne courons-nous ? [60]
Ma colombe, dit cet Époux, ma pure, chaste, et simple colombe, qui êtes concentrée dans le fond de vous-même, comme dans l’enfoncement d’une muraille, et qui là êtes cachée dans mes plaies, qui sont les trous de la pierre vive ; montrez-moi votre visage. Mais que dites-vous, Ô Époux ? Votre Bien-aimée n’est-elle pas toute tournée vers vous ? comment dites-vous qu’elle vous montre fon visage ? Elle est comme toute cachée en vous ; ne la voyez-vous pas ? Vous voulez entendre sa voix, et elle est muette pour tout autre que pour vous. O Invention admirable de la sagesse Divine ! cette pauvre âme voyant que pour correspondre à son Époux, il faut faire comme autrefois [61] se recueillir, et s’enfoncer davantage au dedans de soi ; elle le fait de toutes ses forces : mais c’est le contraire. Comme ici il l’appelle au dehors, au plus haut d’elle-même, il veut qu’elle se quitte : C’est pourquoi il lui dit, Montrez-moi votre visage, que j’entende cette voix par le dehors, et tournez-vous vers moi, car j’ai changé de situation. Il l’assure que sa voix est très-douce, très-calme, et très-tranquille ; qu’elle s’est conformée au langage de l’Époux, qui n’est pas une voix qui se fasse entendre par le bruit des paroles. : Votre visage, ajoute-t-il, est beau. La suprême partie de votre âme est déjà belle, et elle a tous les avantages de la beauté : Il ne vous manque plus qu’une chose qui est de sortir de vous-même.
Si l’Époux n’attirait son Amante au-dehors, avec tant de force, et de douceur, elle ne sortirait jamais d’elle-même. Il semble qu’autant qu’elle s’est trouvée autrefois recueillie, et enfoncée au-dedans ; autant elle se sent maintenant tirée au-dehors ; et même avec plus de force : Car il faut bien d’autres forces, pour tirer l’âme d’elle-même, que pour l’y enfoncer. [62] La douceur qu’elle goûte au-dedans, par le recueillement savoureux, l’y invite assez ; mais quitter cette douceur du dedans, pour ne trouver que des amertumes au dehors, c’est ce qui est très-difficile : outre que, par le recueillement, elle vit, et se possède ; mais par la sortie d’elle-même, elle meurt, et se perd.
L’Amante fidèle prie l’Époux d’ôter les petits renards, qui sont quantité de petits défauts, lesquels commencent à paraître ; parce qu’ils gâtent cette vigne intérieure, qui est, dit-elle, fleurie : et c’est ce qui rend cette vigne plus agréable, et qui fait qu’elle l’aime davantage espérant d’en voir bientôt le fruit. Que ferez-vous, pauvre âme, pour abandonner cette vigne, à laquelle vous êtes attachée sans le connaître ? Ah le Maître y mettra lui-même de petits renards, qui la ravageront, et en abattront les fleurs [63] et y feront un étrange dégât. S’il n’en usait de la sorte, vous êtes si amoureuse de vous-même, que vous n’en sortiriez jamais.
O Bonheur inestimable d’une âme, qui est toute, et sans réserve à son Bien-aimé, et à laquelle le Bien-aimé est toutes choses ! L’Amante est fi fort enivrée des bontés, et des caresses que lui fait son Époux, pour l’obliger à sortir d’elle-même ; qu’elle croit déjà être arrivée au comble du bonheur, et au plus haut degré de la perfection, et que le mariage se doit bientôt consommer. Elle dit que son Bien-aimé est à elle, pour en disposer, comme il lui plaît ; et qu’elle est aussi toute à lui, pour toutes ses volontés : qu’il prend son repos en elle, parmi les lis de la pureté. Il se repaît lui-même de ses grâces, et de ses vertus, il vit d’innocence et de pureté, afin de nous en nourrir. Il nous invite de manger avec [64] lui de la viande qui lui plaît le plus, comme il le donne à connaître par ces paroles, dans un autre endroit ; buvez, et mangez, mes amis ; nourrissez-vous de la bonne nourriture que je vous donne, et votre âme en étant engraissée, sera dans la joie.
L’âme commençant à s’apercevoir qu’elle ne voit plus le Verbe, croit qu’il s’est seulement caché pour une nuit, ou plutôt, qu’il s’est endormi dans son lieu de repos : elle lui dit donc : O mon cher Époux, puisque je suis avec vous sous un même toit, et que vous êtes si proche de moi, revenez un peu à moi, me permettant de vous sentir ! Que je jouisse de vos doux embrassements, jusqu’à ce que le jour vienne, et que je sois plus [65] certaine de votre présence ; et que les ombres de la foi soient dissipées, par la douce lumière de la vision et claire jouissance : Puis se souvenant de cette union passagère, qu’elle a éprouvée autrefois, elle lui dit : Passez promptement, fi vous voulez comme un petit cerf qui bondit ; mais que ce soit sur la montagne ; que je jouisse encore de cette union centrale, qui me fut si douce, et si avantageuse, lors que vous me la fîtes éprouver.
L’âme voyant que l’Époux ne lui accorde pas une grâce, à laquelle elle s’attendait ; après la lui avoir accordée dans un temps, où elle ne l’espérait pas, est étonnée de cette si dure absence. Elle le cherche dans le fond d’elle-même, qui [66] est son petit lit, et pendant la nuit de la foi : mais hélas elle est bien surprise de ne l’y plus trouver : elle avait quelque raison de l’y chercher ; puisque c’est là qu’il s’était découvert à elle, et qu’il lui avait donné le plus vif sentiment de ce qu’il est qu’elle eut encore éprouvé. Mais ô Amante, vous n’avez garde de trouver là votre Époux ! ne savez-vous pas qu’il vous a conjurée de ne le plus chercher en vous, mais en lui-même ? Ce n’est plus hors de lui que vous le trouverez : sortez hors de vous-même au plus vite, pour n’être plus qu’en lui ; et ce sera là qu’il se laissera trouver. Ô artifice admirable de l’Époux ! Lors qu’il est plus passionné pour sa Bien-aimée, c’est alors qu’il fuit avec plus de cruauté ; mais c’est une cruauté amoureuse, sans laquelle l’âme ne sortirait jamais d’elle-même, et conséquemment ne se perdrait jamais en Dieu. [67]
O Miracle opéré par l’absence d’un Dieu ! combien de fois avait-il convié son Amante à se lever de son repos, et elle ne le pouvait encore faire ? Il la pressait avec des paroles les plus tendres du monde. Cependant elle était si enivrée de la paix, et de la tranquillité qu’elle goûtait, qu’elle n’en pouvait sortir. Ô âme fidèle, le repos que vous goûtez en vous-même n’est qu’une ombre de repos, au prix de celui que vous trouverez en Dieu. Il était néanmoins impossible de la faire lever ; mais dès qu’elle ne trouve plus son Bien-aimé dans le lit de son repos ; ô ! dit-elle, que je me lèverai bien à présent, ce lit de repos qui m’était autrefois un paradis, m’est maintenant un enfer, depuis que mon Bien-aimé est absent ; [68] et avec lui l’enfer me serait un paradis. Cette ville, ce monde, que j’ai haï autrefois, sera désormais le lieu de ma recherche. Car cette âme, non encore pleinement instruite, quelque passionnée qu’elle paroisse, et avec raison, pour la possession de son bien souverain, et de sa dernière fin, témoigne ici des sentiments d’enfant. Elle est si faible, qu’il lui est impossible de chercher d’abord Dieu en lui-même ; quoiqu’elle ne le trouve plus dans son fond : elle le cherche dans toutes le créatures, dans mille endroits, où il n’est pas ; et étant ainsi répandue au-dehors, elle s’amuse avec la créature, sous prétexte de chercher le créateur. Elle cherche pourtant, car son cœur aime ; et il ne peut trouver de repos, qu’en ce qu’il aime : mais elle ne trouve rien, parce que Dieu n’est pas sorti d’elle, pour se faire chercher dans d’autres créatures. Il veut être cherché dans lui-même, et lorsqu’elle sera arrivée en lui, elle y découvrira une autre vérité, dont la beauté la ravira ; qui est, que son Bien-aimé est par tout, et en tout, et que tout est lui-même ; sans qu’elle puisse rien distinguer de lui, qui est [69] en tous lieux, sans être renfermé en aucun.
Comme j’ai vu que je ne trouvais pas mon Bien-aimé dans aucune créature mortelle, je l’ai cherché parmi les esprits bienheureux, qui gardent la ville ; ils m’ont trouvée, parce qu’ils sont toujours veillants. Ce sont des gardes que Dieu a établis sur les murs de Jérusalem1313, qui ne se tairont jamais, ni durant le jour, ni durant la nuit. Je leur ai donc demandé des nouvelles de mon Bien-aimé, de celui pour lequel je brûle d’ardeur : mais quoiqu’ils le possèdent pour eux, ils ne pouvaient me le donner. Il me semble que je vois Madelaine, qui ne trouvant pas Iesus-Christ dans le sépulcre, le cherche partout, le demande aux Anges, et aux hommes ; mais nul ne peut rendre raison du Bien-aimé, que lui-même. [70]
Vs. 4. Après que je les ai eu un peu passés, j’ai trouvé celui que mon âme aime : je le tiens et ne le laisserai plus aller ; jusqu’à ce que je l’aie fait entrer dans la maison de ma mère ; et dans la chambre de celle qui m’a engendrée.
L’âme s’étant quittée
soi-même, et ayant outrepassé toutes les créatures, rencontre son
Bien-aimé, qui se montre à elle avec de nouveaux charmes : Ce
qui lui persuade que le moment fortuné de la consommation du mariage
est proche, et que l’union permanente se va lier. Dans le transport
où elle est, à cause du bonheur qu’elle possède, elle s’écrie :
J’ai mon Bien-aimé, je l’ai trouvé, je le tiens, je ne le
laisserai plus aller. Car elle croit qu’elle peut le retenir, et
qu’il ne s’est éloigné d’elle, qu’à cause de quelque faute
qu’elle a faite. Je le tiendrai et fortement, continue-t-elle de
dire, et je m’attacherai à lui avec tant de fidélité, que
je ne le laisserai plus aller, jusqu’à ce que [71] je l’aie fait
entrer dans la maison de ma mère, dans le sein de Dieu, qui est la
chambre de celle qui m’a engendrée ; puis qu’il est mon
principe et mon origine. Mais que dites-vous, âme innocente ?
N’est-ce pas à lui à vous y conduire, et non à vous à l’y
mener ? l’amour croit tout possible, comme il persuada à
Madelaine, qu’elle pourrait emporter le corps de son Seigneur :
La passion qu’elle a d’y aller, fait que sans considérer qu’elle
y doit être avec lui, et revêtue de lui, elle dit qu’elle veut
l’y introduire.
L’Époux plein de compassion, après cette première épreuve de son Épouse (qui du moins est la première épreuve forte, et intime) depuis qu’elle a commencé [72] à se lever, pour venir dehors, lui fait part encore une fois de son union essentielle. Alors cette pauvre âme est si ravie d’un bien qui lui paraît infiniment plus grand, que l’autrefois ; parce qu’il lui a coûté plus cher ; qu’elle s’endort, se pâme, se perd, et semble expirer entre les bras de l’amour. L’on peut voir par là que quoique l’âme souffre beaucoup, à la recherche de son Bien-aimé ; toutefois ses peines sont des ombres de peines, étant comparées au bonheur de la possession de cet objet adorable. C’est pourquoi saint Paul disait1314, que les peines même les plus grandes de cette vie, n’ont nulle proportion, avec la gloire qui sera découverte en nous. Son Bien-aimé ne veut point qu’on l’éveille ; à cause que ce réveil empêcherait sa mort, et retarderait son bonheur. [73]
Les amis de l’Épouse la voyant ornée de tant de perfections, et comblée de tant de grâces, par un effet de la visite de l’Époux, en témoignent leur étonnement par ces paroles : qui est celle qui monte par le désert comme une petite vapeur d’aromates ? C’est que l’Amante s’épure si fort entre les bras de son Époux, qu’elle en sort comme une vapeur subtile, que le feu de l’amour a presque consumée. Elle est comme une vapeur qui tendrait en haut, à cause de la droiture, et de sa justice ; et une vapeur subtile, pour faire voir qu’elle est déjà tout esprit. Cette vapeur est composée des odeurs les plus choisies de toutes les vertus : mais il faut remarquer que les odeurs, dont cette vapeur est composée, sont des gommes propres à être fondues, et des poudres [74] qui ne sont point de corps solide ; la solidité, et la consistance en elle-même ne sont plus de son état. Et d’où monte cette vapeur si droite, et si odoriférante ? Elle monte du désert de la foi. Et où va-t-elle ? Elle veut aller se reposer en son Dieu.
Notre Amante, se sentant déjà beaucoup dégagée d’elle-même, crois qu’il n’y a plus qu’une seule chose à faire ; et il est vrai : mais hélas ! qu’il y a d’obstacles à vaincre, avant que d’y réussir. C’est d’aller en Dieu, qui est le lit de repos du véritable Salomon. Mais pour y arriver, il faut passer au travers de soixante des plus forts d’Israël. Ces vaillants guerriers sont les Attributs divins, qui environnent ce lit royal : et qui en empêchent l’accès à ceux qui ne sont pas entièrement anéantis. Ils sont les plus vaillants d’Israël, parce que c’est en ces Attributs [75], qu’Israël qui désigne le contemplatif, trouve sa force : et que c’est aussi par eux, que la force de Dieu est manifestée aux hommes.
Tous sont armés de leur épée, pour combattre avec force contre cette âme, qui par une secrète présomption, veut s’attribuer ce qui n’appartient qu’à Dieu : c’est ce qui leur fait dire d’une commune voix : qui est comme Dieu ? la Justice divine, est la première qui vient pour combattre, et détruire la propre justice de la créature, et la force vient ensuite pour terrasser la force propre de l’homme, et le faisant entrer par l’expérience de son extrême faiblesse dans la puissance du Seigneur, lui apprend à ne se plus souvenir que de la seule justice de Dieu.
La providence se déclare contre la prévoyance humaine ; et ainsi de tous les [76] attributs. Ils sont tous armés, parce qu’il faut que l’âme soit détruite en toutes ces choses, pour être admise dans le lit de Salomon, pour être épouse, et afin que le mariage s’achève, et se consomme. Ces vaillants guerriers ont toujours l’épée au côté. Cette épée n’est autre que la parole de Dieu la plus intime, et la plus pénétrante ; mais parole efficace, qui en découvrant à l’âme sa plus secrète présomption, la lui arrache en même temps.
Cette parole, est la parole incréée, qui ne se manifeste dans le fond de l’âme, que pour y opérer ce qu’elle y exprime. Elle ne se déclare pas plutôt, que comme un coup de tonnerre, elle réduit en poudre ce qui s’oppose à son passage. Cette divine parole en s’incarnant en usa tout de même : Elle dit, et il fut fait, et elle imprima en son Humanité les caractères de sa Toute puissance. Elle vint dans la bassesse de la créature, pour détruire son élévation ; et dans la faiblesse, pour en abattre la force : et elle prit la forme du pêcheur, pour terrasser la propre justice. Elle fait le même dans l’âme, elle l’abaisse, elle l’affaiblit, elle la couvre de [77] misères : mais pourquoi l’Écriture dit-elle qu’ils sont tous armés de la sorte, à cause des craintes de la nuit ? Cela veut dire que comme la propriété, est celle qui tient l’âme dans l’obscurité, et qui lui cause toutes ses nuits funestes : les Attributs divins s’arment ainsi contre elle, afin qu’elle n’usurpe point ce qui n’appartient qu’à Dieu.
Le fils de Dieu, Roi de gloire, s’est fait un trône de l’humanité, à laquelle il s’est uni par son Incarnation, à dessein de s’y reposer éternellement, et de s’en faire aussi comme un char de triomphe, sur lequel il veut être porté avec éclat et magnificence., à la vue de toutes les créatures. Ce Siège royal est fait des arbres du Liban ; parce que Jésus-Christ est descendu, selon la chair, des Patriarches, et des Prophètes, et Rois, tous éminents par leur sainteté, et leur caractère. Le Verbe de Dieu est donc dans [78] l’homme, ainsi que sur le trône de la majesté, comme dit saint Paul, que Dieu était en Jésus-Christ, dans lequel il rétablissait le monde en sa grâce.
Dans chaque âme, Jésus Christ se fait aussi un trône, qu’il orne avec beaucoup de magnificence, pour en faire le lieu de sa demeure, aussi bien que de son repos, et de ses délices éternelles ; et y régner souverainement, après l’avoir acquis au prix de son sang, et sanctifié par ses grâces. Car de même que Dieu règne en Iesus-Christ, aussi Iesus-Christ règne dans les cœurs purs, où il ne trouve plus rien, ni qui lui résiste, ni qui lui déplaise : ce qui est nous préparer son Royaume, et nous rendre participants de la Royauté, ainsi que son Père lui avait preparé son Royaume, et lui a communiqué sa Royauté. Ce trône donc du Roi des Rois, est fait des arbres du Liban : C’est le fond naturel de l’homme, qui sert de base, et de fondement à l’édifice spirituel : et ce fond imite bien la hauteur, et le prix des arbres du Liban ; puisqu’il tire son origine de Dieu même, et qu’il est fait à son image, et ressemblance. L’Épouse de ce [79] Cantique, est donnée pour modèle de cet auguste trône, à toutes les autres Amantes de l’Époux céleste ; afin de les animer à la poursuite d’un semblable bonheur. C’est elle-même qui fait la description du trône de l’Époux, ayant reçu une nouvelle lumière, pour le connaître avec plus de pénétration, dans l’union essentielle, quoique passagère, dont elle vient d’être gratifiée, c’est pourquoi elle ajoute.
Les colonnes de l’Humanité sainte de Jésus-Christ, sont d’argent ; son âme avec ses puissances, et son Corps avec ses sens, et toutes ses parties étant d’une pureté achevée, bien figurée par l’argent le plus brillant, et le plus épuré. Son appui, qui est la Divinité même, dans laquelle Iesus-Christ subsiste, par la personne du [80] Verbe, est clairement exprimé par l’appui de ce siège mystérieux, qui était tout d’or. Car souvent dans l’Écriture l’or se prend pour Dieu même. La montée de ce trône divin est ornée de pourpre, ce qui exprime très bien, que quoique le sein de Dieu le Père, qui est la demeure du Verbe, lui fût acquis par sa génération éternelle ; et qu’il ne pût en avoir d’autre ; quoiqu’il se fût fait homme, par le décret de la divine Iustice, à laquelle il s’était volontairement soumis ; cependant il n’a pu remonter à son Père pour entrer dans la plénitude de la gloire, que par la pourpre de son Sang : Puisqu’il a fallu que le Christ endurât de grands maux, et mourût, et qu’ainsi il entrât dans sa gloire. Le milieu, et tout le dedans de ce lieu de triomphe, est garni d’ornements de très grand prix, qui sont bien compris sous le nom de charité, comme étant ce qu’il y a de plus grand, et de plus précieux. Et n’est-ce pas en Iesus-Christ que sont tous les trésors, et la plénitude de la Divinité ? C’est à lui que le Saint Esprit a été donné au-delà de toute mesure. Le saint Esprit donc remplit le milieu et tout [81] le dedans de ce trône majestueux ; puisqu’il est l’amour du Père, et du Fils ; et aussi l’amour par lequel Dieu aime les hommes : et que comme il est l’union des personnes divines ; il est aussi le nœud, qui lie les âmes pures avec Jésus-Christ. Or le divin Salomon a fait tout cela en considération des filles de Jérusalem, qui sont ses élus pour lesquels il a tout fait et tout souffert.
Dans le Santuaire que Dieu se dresse en son Amante, il y a de même des colonnes d’argent, qui sont les dons du saint Esprit, établis sur la grâce divine, qui est comme l’argent pur, et éclatant, qui leur tient lieu de matière et de fond. L’appui en est d’or ; car une âme qui mérite de servir de trône, et de lit royal à Iesus-Christ, ne doit plus avoir d’autre appui, que Dieu seul : et il faut qu’elle soit entièrement dépouillée de tout soutien créé. La montée en est toute de pourpre, car si l’on ne peut entrer dans le Royaume du Ciel, que par beaucoup d’afflictions : Et si l’on ne peut régner avec Jésus-Christ, qu’après avoir souffert avec lui : cela va encore plus avant pour ceux, qui sont appelés [82] aux premières places du Roiaume intérieur ; et pour les âmes, qui dès cette vie, doivent être honorées de la noce de l’Époux céleste ; que pour le commun des chrétiens, qui sortent bien de ce monde en voie de salut, mais chargés de beaucoup de dettes, et d’imperfections ; il est incroyable combien il faut que ces âmes choisies dévorent de croix, d’opprobres, et de renversements. Enfin tout le dedans est rempli de charité, puisque ces trônes vivants du Très-Haut étant pleins d’amour, ils font aussi parés de tous les fruits, et ornements de l’amour : qui sont les bonnes œuvres, les mérites, les fruits du Saint Esprit, et la pratique des plus pures, et des plus solides vertus. C’est à quoi vous êtes appelés, ô filles de Ierufalem, Épouses intérieures, âmes d’oraison ! C’est aussi ce que le Roi des Rois, le Roi pacifique vous a mérité, et qu’il vous offre, si vous voulez bien l’aimer. C’est sur ce riche fond, que l’Époux et l’Épouse appuient les louanges magnifiques, qu’ils se vont donner l’un à l’autre, dans les Chapitres suivants. [83]
Jésus-Christ invite toutes les âmes intérieures, qui sont les filles de Sion, à sortir hors d’elles-mêmes, et de leur imperfection ; pour contempler le Roi Salomon, couronné de la couronne de gloire, couronné de Dieu même ; la nature Divine tient lieu de Mère, à l’égard de la nature humaine, c’est elle qui la couronne, et qui est tout ensemble son Diadème. Elle couronne donc Jésus-Christ le jour de ses noces, d’une gloire autant sublime, qu’elle est infinie, et immortelle. Mais quel est le jour des noces de l’Agneau ? c’est le jour qu’il monta au Ciel, où il fut reçu à la droite de son Père : jour de joie éternelle. Regardez-le, filles de Sion, dans tous ses avantages divins ; parce qu’il les veut partager avec vous. [84]
Quoique l’Époux ne puisse encore mettre l’Amante dans son lit nuptial, qui est le sein de son Père ; il ne laisse pas pourtant de la trouver très-belle, et plus belle que jamais : car ses fautes ne sont plus des péchés notables, ni presque des offenses ; mais des défauts, qui sont dans sa nature, encore dure et rétrécie, laquelle a une peine incroyable à être étendue pour se perdre en Dieu. Elle est donc très-belle, et dans l’intérieur, et dans l’extérieur ; et plus belle que jamais, quoiqu’elle ne le croie pas ; à cause du [85] refus qu’on lui a fait, d’être reçue en Dieu. C’est ce qui fait que l’Époux l’assure qu’elle est très-belle ; sans ce qui lui est caché à elle-même, qui est bien plus beau que tout ce qui paraît au dehors, et que tout ce qu’on en peut exprimer, ou même conjecturer. Vos yeux par votre fidélité, droiture, et simplicité sont comme ceux des colombes. Cette droiture est pour le dehors et pour le dedans. La vertu de simplicité, tant recommandée dans les Écritures nous fait agir à l’égard de Dieu, incessamment, sans hésitation ; directement, sans réflexion ; et souverainement, sans multiplicité de desseins, de motifs, ou de pratiques : mais uniquement pour plaire à Dieu : et même quand la simplicité est consommée, on le fait d’ordinaire sans y penser. Agir simplement avec le prochain, c’est agir avec naïveté, sans affectation, avec sincérité, sans déguisement, et avec liberté, sans contrainte ; ce sont là les yeux et le coeur de la colombe qui charment Jésus-Christ. Vos cheveux, qui représentent les affections qui naissent de votre cœur, et qui sont son ornement, sont si éloignés des [86] choses de la terre, qu’ils s’élèvent au-dessus des dons les plus excellents, pour ne s’arrêter qu’à moi seul. Ils ressemblent en cela aux chèvres qui montent sur les montagnes les plus inaccessibles.
Les dents représentent l’entendement, et la mémoire, qui servent à mâcher, et à ruminer les choses que l’on veut savoir. Ces puissances ont déjà été purifiées, aussi bien que l’imagination et la fantaisie ; en sorte qu’il n’y a plus d’embarras : elles font très-bien comparées aux brebis tondues, à cause de la simplicité qu’elles ont acquise par leur union avec les personnes divines, où elles ont été dépouillées de la pente excessive, et même de la facilité à raisonner, et à agir avec réflexion, et avec trouble, comme elles faisaient [87] autrefois ; mais quoiqu’elles soient dépouillées de leurs opérations, elles ne sont pas pour cela stériles ni infructueuses : au contraire, elles rapportent du fruit au double, et un fruit très pur, et très-parfais : car les puissances ne sont jamais plus fécondes, que lorsqu’elles sont perdues par rapport à la créature, et écoulées en Dieu par leur centre.
Les lèvres représentent la volonté, qui est la bouche de l’âme, parce qu’avec l’affection, elle serre et embrasse fortement ce qu’elle aime. Et comme la volonté de cette Amante n’aime que son Dieu, et que toutes ses affections sont pour lui ; l’Époux la compare à un ruban teint en écarlate, qui signifie les affections réunies en une seule volonté, laquelle [88] est toute charité, et tout amour ; toutes les forces de cette volonté étant réunies dans leur divin objet.
Votre parole, ajoute-t-il, est charmante : parce que votre cœur a un langage, que nul autre que moi ne peut entendre ; à cause qu’il ne parle qu’à moi seul. Vos joues sont comme un quartier de grenade. La grenade a plusieurs grains, qui font tous renfermez dans une écorce : de même vos pensées sont comme réunies en moi seul par votre amour pur et parfait, et tout ce que je décris ici, qui appartient aux puissances, n’est rien au prix de ce qui est caché dans votre plus profond centre. [89]
Le cou est la force de l’âme : elle est bien comparée à la tour de David ; parce que toute la force de cette âme est en son Dieu, qui est la maison de Iesus-Christ, et de David. Car ce grand Roi proteste en tant d’endroits de ses Pseaumes : que Dieu seul est son appui, son refuge, son rempart : et surtout, la tour de sa force. Les bastions et les remparts, qui l’environnent, sont l’abandon total qu’a fait cette âme d’elle-même à son Dieu. La confiance, la foi, l’espérance l’ont fortifiée dans son abandon. Plus elle est faible en elle-même plus elle se trouve forte en Dieu. Mille boucliers y sont prêts, pour la défendre contre autant d’ennemis visibles, et invisibles : et elle est armée de tant de force en Dieu, qu’elle ne craint aucune attaque, tant qu’elle demeurera de la forte : car ici son état [90] n’est pas encore permanent.
L’Époux reçoit ici la facilité d’aider aux âmes, désignée par les mamelles ; mais elle ne la reçoit pas avec toute la plénitude, qui lui sera communiquée dans la suite : cette facilité lui est seulement imprimée, comme un germe de fécondité, dont l’abondance ett marquée par les petits jumeaux de la chevrette. Ils sont jumeaux, parce qu’ils sortent d’une seule source, qui est Jésus-Christ ; ils paissent entre les lis, puis qu’ils se nourrissent de la pureté de la doctrine, et parmi les exemples du même Jésus-Christ.
Ce passage est expliqué plus au long au Chap. VII. Vs. 3.
L’Époux interrompt l’éloge de son Amante, pour l’inviter à le suivre vers la montagne où croît la myrrhe, et jusques aux collines sur lesquelles l’encens se recueille. Jusqu’à ce, dit-il, que le jour de la vie nouvelle, que vous devez recevoir en mon père, commence à paraître et que les ombres, qui vous tiennent dans l’obscurité de la foi la plus nue, s’abaissent, et se dissipent : je m’en irai sur la montagne de la myrrhe ; parce que vous ne me trouverez plus que dans l’amertume et dans la croix. Ce fera néanmoins pour moi, une montagne d’une odeur très-agréable ; puisque l’odeur de vos souffrances montera vers moi, comme un encens ; et ce sera par elles que je prendrai mon repos en vous. [92]
Jusqu’à ce que l’âme se fût toute fondue en amertumes, et en croix, quoi qu’elle fût belle, elle n’était pas néanmoins toute belle : mais depuis qu’elle s’est fondue sous le poids des traverses et des afflictions, elle est toute belle, et il ne reste en elle aucune tache ni difformité. Elle serait par là disposée à l’union permanente, si sa qualité encore dure, et rétrécie, bornée, et limitée n’empêchait ce bonheur. Cette qualité n’est pas une tache, qui soit en elle, ni rien qui offense Dieu : c’est seulement un défaut de sa nature, prise en Adam, que son Époux détruira insensiblement. Mais pour elle, et puis que la croix l’a toute défigurée aux yeux des hommes, elle est toute belle aux yeux de son Époux ; et depuis qu’elle n’a plus de beauté, elle a trouvé la véritable beauté. [93]
L’Époux l’appelle ici du nom d’Épouse, et la convie à se hâter de se laisser consommer, détruire, et anéantir, et d’accepter le mariage spirituel. Il l’appelle pour être épousée, et couronnée. Mais Ô Époux, le dirai-je ? Pourquoi inviter si fortement ; et si longtemps une Épouse, à des noces, pour lesquelles, elle est si fort passionnée ? Vous l’appelez du Liban, quoi qu’elle soit dans Jerusalem : Est-ce, ou parce que vous donnez quelquefois le nom du Liban à Jérusalem, ou pour marquer par la hauteur de cette célèbre montagne, l’élévation, où elle est déjà arrivée devant vos yeux ? Elle n’a presque plus de chemin à faire, pour être unie à vous d’un nœud immortel ; et lorsqu’elle paraît approcher de votre lit, elle en est [94] repoussée par soixante hommes forts. N’y a-t-il pas de la cruauté, à l’attirer fi fortement, quoi qu’avec tant de douceur, pour posséder un bien qu’elle estime plus que mille vies, et lors qu’elle est près de sa possession, la rebuter si rudement ? Ô Dieu vous conviez, vous appelez, vous donnez la disposition de l’état avant que de donner l’état ; comme l’on donne à goûter d’une liqueur exquise, afin de la faire plus désirer. O Que ne faites-vous pas souffrir à ćetre âme par le retardement de ce que vous lui promettez ! Venez donc, lui dit-il, mon Épouse ? Car il n’y a plus qu’un pas à faire pour l’être réellement. Jusqu’à présent ; je vous ai appelée Ma belle, ma Bien-aimée, ma colombe ; mais je ne vous ai point encore appelée du nom d’Épouse. O que ce nom est doux ! Mais la possession en sera bien plus douce et plus charmante ! Venez, dit-il, encore, du sommet des plus hautes montagnes : c’est-à-dire de la pure pratique des plus éminentes vertus, désignées par les montagnes d’Amana, de Sanir, et d’Hermon, qui sont proches du mont Liban. Quelque relevé, que tout cela vous paraisse, [95] et quoi qu’il le soit en effet ; il faut encore monter plus haut, et outrepasser toutes choses pour entrer avec moi dans le sein de mon Père, et vous y reposer sans milieu, et par la perte de tout moyen : l’union immédiate, et centrale, ne se faisant qu’au-dessus de tout le créé. Mais venez aussi des repaires des lions, et des montagnes des léopards : car ce ne fera qu’à travers les plus cruelles persécutions des hommes, et des démons, comme d’autant de bêtes féroces, que vous pourrez arriver à un état si divin. Il est temps de vous élever plus que jamais au-dessus de tout cela, puisque vous êtes prête d’être couronnée en qualité de mon Épouse. [96]
Vous êtes ma sœur, puisque nous appartenons à un même Père : Vous êtes mon Épouse ; puisque je vous ai déjà épousée, et qu’il ne tient plus qu’à très peu, que notre mariage ne soit consommé. Ma sœur, mon Épouse. O Paroles trop douces, pour une âme affligée, de ce que la beauté qu’elle aime, et de qui elle est si tendrement aimée, ne se laisse point posséder ! Vous m’avez blessé au cœur, lui dit-il, vous n’avez blessé au cœur. Vous lui avez fait, ô Épouse, une double plaie : une, par un regard de vos yeux ; comme s’il disait : ce qui m’a blessé, et charmé en vous, c’est que tous vos malheurs, toutes vos disgrâces, et vos déplaisirs les plus extrêmes ; tout cela ne vous a point portée à retirer votre œil de dessus moi, pour vous envisager vous-même : vous [97] n’avez pas seulement regardé les blessures que je vous faisais faire ; ni celles que je vous faisais moi-même ; non plus que si elles ne vous eussent point touchée : parce que votre amour pur et droit, qui vous tenait appliquée uniquement à mol ; ne vous permettait pas de vous regarder vous-même, ni vos propres intérêts : mais seulement de m’envisager avec amour, ainsi que votre souverain objet. Mais hélas ! dira cette Amante affligée, comment vous aurais-je regardée, puisque je ne sai où vous êtes ? Elle ne sait pas que son regard est devenu si épuré, qu’étant toujours direct et sans réflexion, elle ne connaît pas son regard, et ne s’aperçoit pas qu’elle ne cesse point de voir. De plus dès que l’on ne peut plus le voir, et que l’on s’oublie soi-même, aussi bien que toutes les créatures, il est nécessaire que l’on regarde Dieu : et c’est sur lui que s’arrête le regard intérieur. L’autre plaie que vous m’ayez faite, c’est, dit encore [98] l’Époux, par l’union de vos cheveux bien tressés. Cela marque assez clairement que toutes les affections de l’Amante ont été réunies en Dieu seul, et qu’elle a perdu toutes ses volontés en celle de son Dieu : de sorte que l’abandon de toute elles-même à la volonté de Dieu, par la perte de toute volonté propre, et la droiture avec laquelle elle s’applique à Dieu sans faire plus de retour sur soi-même, sont les deux flèches qui ont blessé le cœur de son Époux.
L’Époux prévoyant toutes les conquêtes que son Épouse lui doit faire, et combien de lait il doit fortir de son sein, pour nourrir un nombre innombrable d’âmes, en est dans l’admiration : car il faut remarquer [99] que plus l’Épouse avance, plus ses mamelles deviennent pleines, l’Époux les lui remplissant toujours davantage, ce qui lui fait dire : Que vos mamelles font belles ! elles me ravissent bien et me charment. Elles sont plus belles que le vin ; car elles ont du vin et du lait ; du vin pour les forts, et du lait pour les enfants. Les odeurs par lesquelles vous attirez à moi les âmes, surpassent infiniment tous les parfums : il y aura en vous une odeur qu’elles ne connaîtront que lors qu’elles seront bien avancées : une odeur qui les attirera, et les fera courir après vous, pour venir à moi, et elles me seront amenées par vous. Cette odeur secrète étonnera ceux qui ne sauront pas ce mystère. Cependant leur expérience les forcera de dire : Je ne sai ce qu’il y a en vous qui m’attire : C’est une odeur admirable, dont on a peine à se déffendre, quoi qu’on ne pénètre pas ce que c’est : Il faut que ce foit l’onction de l’Esprit, que le seul Christ du Seigneur peut communiquer à ses Épouses. [100]
Sitôt que l’âme est arrivée au bonheur d’être reçue pour toujours en son Dieu, elle devient mère, et nourrice : la fécondité lui est donnée ; elle est mise par état dans la vie Apostolique, et dès lors les lèvres de cette personne sont comme un raïon de miel, qui distille continuellement en faveur des âmes. Ce ne sont que ses lèvres, et non ses paroles ; parce que c’est l’Époux qui parle par son Épouse, et les lèvres de son Épouse lui servent d’organe pour exprimer sa parole divine. Le miel et le lait, lui dit-il, sont sous la langue que je vous donne : c’est moi qui mets ce miel et ce lait sous votre langue, et qui les fais répandre par vous en faveur des âmes, selon [101] leur portée. L’Épouse est route miel, pour ceux qu’il faut gagner par la douceur des consolations. Elle est tout lait, pour les âmes devenues simples et enfantines. L’odeur de vos vertus et de vos bonnes œuvres, qui vous fervent comme de vêtements, et auxquelles vous ne tenez plus, depuis que la propriété en est bannie, se répand par tout, comme un encens très-odoriférant.
L’Époux sacré ne se rend le panégyriste de son Épouse que pour nous faire voir ce qu’il souhaite que nous devenions en suivant son exemple1315. Ma Sæur et mon Épouse, dit-il, est un jardın clos, par dehors, et par dedans. Car comme il n’y a rien au dedans d’elle, qui ne soit entièrement à moi, il n’y a rien non plus au dehors d’elle, ni en toutes [102] ses actions, qui ne soit tout pour moi : elle n’est propriétaire d’aucune action, ni de quoi que ce puisse être : elle est close par tout ; il n’y a rien en elle pour elle ni pour aucune créature. Elle est aussi une fontaine, puis qu’elle est unie intimement à moi, qui suis la source, dont elle doit répandre les eaux par toute la terre, mais que je tiens scellée, en sorte qu’il n’en sortira jamais une goûte, que par mon ordre : et ainsi les eaux qu’elle distribuera, seront très-pures, et sans mélange, comme étant sorties de ma source :
Votre fécondité sera si étendue, qu’elle ressemblera à un jardin délicieux plein de grenades ; en ce que l’union à la source vous rendant [103] utile à tout le monde, l’esprit de Dieu se communiquera par vous en divers lieux, comme on voit la grenade, qui représente les âmes unies en charité communiquer sa sève à tous les grains qu’elle renferme. Il est vrai que le sens principal de ce passage regarde l’Église, mais l’on ne saurait croire les grands fruits qu’une âme bien anéantie produirait en faveur des hommes sitôt qu’elle serait appliquée à les aider, Il y a dans ce jardin des fruits de toute façon, chaque âme ayant avec les qualités qui sont communes aux autres, son caractère particulier ; l’une excède en charité, et c’est la grenade, l’autre se signale en douceur, et c’est la pomme ; une autre se distingue par la souffrance, et par l’odeur de son bon exemple, et c’est le cipre : quelque autre distille la dévotion, le recueillement, et la paix ; et c’est le nard, et toutes sont aidées par l’Épouse anéantie selon leurs besoins. [104]
Il continue de faire un portrait des qualités particulières des âmes, dont il a rendu mère son Épouse par un pur effet de sa bonté ; et en faisant le récit des caractères des autres, il les fait voir en même temps tous renfermés en son Amante, comme dans le principe de communication par lequel ils sont distribués.
LA fontaine des jardins est l’Époux même, qui est la source des grâces, lesquelles font naître, reverdir, croître, et fructifier les plantes spirituelles : L’Épouse est comme [105] un puits dans lequel les eaux vives et vivifiantes sont renfermées : et ces eaux coulent de l’Époux par l’Épouse, descendant impétueusement de la hauteur de la divinité, représentée par celle du mont Liban, pour inonder toute la terre : c’est-à-dire toutes les âmes qui veulent bien entrer dans le royaume intérieur, et en supporter les travaux, dans l’espérance d’en recueillir les fruits
L’Épouse invite l’Esprit saint, l’Esprit de vie, de venir souffler en elle ; afin que ce jardin si rempli de fleurs, et de fruits répande son odeur, pour l’utilité de plusieurs âmes. C’est aussi l’Époux qui demande que la résurrection de cette Épouse se fasse bientôt, et qu’elle [106] reprenne une nouvelle vie, par le souffle de cet Esprit vivifiant, qui est celui qui doit ranimer et faire revivre cette âme anéantie, afin que le mariage soit parfaitement consommé.
Que mon Bien-aimé vienne en son jardin, afin qu’il mange du fruit de ses pommiers. — Je suis venu en mon jardin, ma sœur, mon épouse : j’ai recueilli ma myrrhe avec mes senteurs ; j’ai mangé mon rayon de miel, et j’ai bu mon vin avec mon lait ; mangez, mes amis, buvez bien et faites bonne chère, mes bien-aimés. (Verset 1)
L’épouse qui, comme son Bien-aimé lui a dit, est un beau jardin, toujours plein de fleurs et de fruits, le prie instamment d’y venir, pour jouir de ses délices et manger de ses fruits, comme si elle disait : « Je ne veux de beauté, ni de fécondité que pour vous : venez donc en votre jardin, y posséder toutes choses, les manger et vous en servir en faveur des âmes choisies, sans quoi je n’en veux point ». Le Bien-aimé consent à ce que son épouse désire, Il veut bien manger de tout, mais Il veut que l’épouse y soit présente, et qu’elle soit témoin comme Il s’est nourri le premier de ce qu’Il veut faire manger à ses amis : « J’ai recueilli, dit-Il, ma myrrhe ; mais c’est pour vous, ô mon épouse, car c’est votre mets, qui n’est que d’amertumes, parce qu’il y a toujours à souffrir dans cette vie mortelle ». Cette myrrhe pourtant n’est jamais seule, elle est toujours accompagnée de senteurs très agréables. L’odeur est pour l’Époux et la myrrhe amère est pour l’épouse. « Pour moi, dit cet Époux, j’ai mangé de tout ce qu’il y avait de doux, j’ai bu le vin et le lait, je me suis nourri de la douceur de votre charité ». Ravi qu’Il est de la générosité de son épouse, Il convie tous ses amis et ses enfants à venir se nourrir et se désaltérer auprès de son Épouse, qui est un jardin chargé de fruits et arrosé de lait et de miel. Une âme de cette force a de quoi pourvoir aux besoins spirituels de toutes sortes de personnes et peut donner d’excellents avis à tous ceux qui s’adressent à elle.
Ceci se peut encore très bien expliquer de l’Église qui invite Jésus-Christ à venir manger le fruit de ses pommiers, ce qui n’est autre chose que de recueillir le fruit de ses mérites par la sanctification de ses prédestinées, ainsi qu’Il le fera dans son second avènement : l’Époux répond à son épouse très chère qu’Il est venu en son jardin, lorsque Il s’est incarné ; qu’Il a recueilli sa myrrhe avec ses senteurs, lorsque Il a souffert les amertumes de sa Passion, qui était accompagnée de mérites infinis et dont l’odeur montait jusqu’à Dieu son Père. J’ai, ajoute-t-Il, mangé mon rayon de miel. Ce qui s’entend de ses actions et de sa doctrine, car Il pratiquait ce qu’Il annonçait ; et Il ne nous ordonnait aucune chose qu’Il ne la mît le premier en exécution, nous méritant, par ces choses mêmes qu’Il pratiquait, la grâce de ce qu’Il exige de nous. De sorte que la vie de Jésus-Christ était comme un rayon de miel, dont l’ordre divin, aussi bien que la douceur, faisait sa nourriture et sa félicité, dans la vue de la gloire que son Père en recevait et de l’utilité qui en revenait aux hommes.
J’ai bu mon vin et mon lait. Quel est-ce vin que Vous avez bu, ô divin Sauveur, et dont Vous fûtes si fort enivré que Vous Vous oubliâtes vous-même ? Ce vin fut l’amour excessif qu’Il portait aux hommes, qui Lui fit oublier qu’Il était Dieu, pour penser seulement à leur salut. Il en fut si enivré qu’il est dit de Lui-même par un prophète qu’Il sera rassasié d’opprobres, tant sa charité était forte1316. Il but son vin et son lait, lorsque Il but son sang en la Cène, qui, sous l’apparence du vin, était un lait virginal. Ce lait fut encore les écoulements de la divinité de Jésus-Christ sur son humanité. Ce divin Sauveur invite tous ses élus, qui ont envie de se nourrir comme Lui de souffrances, d’opprobres et d’ignominies, de l’amour de ses exemples et de sa pure doctrine qui sera pour eux un vin et un lait délicieux, un vin qui leur donnera de la force et du courage pour faire ce qui leur est ordonné, et du lait qui les charmera par la douceur de la doctrine qui leur est enseignée. Nous sommes donc tous invités à écouter et à imiter Jésus-Christ.
Je dors et mon cœur veille, j’entends la voix de mon Bien-aimé qui heurte. — Ouvrez-moi ma Sœur, ma Bien-aimée, ma colombe, ma toute belle et sans tache : car ma tête est toute chargée de rosée et mes cheveux entortillés sont baignés des gouttes de la nuit (Verset 2).
L’âme qui veille à son Dieu éprouve que, quoique son extérieur paraisse mort et comme interdit et éteint ainsi qu’un corps endormi, néanmoins ce cœur a toujours une vigueur secrète et inconnue, qui le tient uni à Dieu. De plus les âmes fort avancées éprouvent souvent une chose surprenante, qui est qu’elles n’ont, la nuit, qu’un demi-sommeil et Dieu opère plus, ce semble, en elles durant la nuit et dans le sommeil que pendant le jour. L’âme, dans ce sommeil, entend bien la voix de son Bien-aimé, qui vient frapper à la porte. Il veut se faire entendre, Il lui dit : « Ouvrez-moi, ma Sœur ; je viens à vous, ma Bien-aimée, que j’ai choisie par-dessus toutes pour en faire mon Épouse, ma colombe en simplicité, ma toute parfaite, ma toute belle et sans tache. Considérez que ma tête est pleine et encore dégouttante de ce que j’ai souffert pour vous durant la nuit de ma vie mortelle, et que j’ai essuyé pour votre amour les gouttes de la nuit de la plus cruelle persécution. Je viens donc à vous de la sorte, afin de vous faire part de mes opprobres, de mes ignominies et de mes confusions1317* ! Jusqu’à présent, vous avez eu part à l’amertume de ma croix. L’un est bien différent de l’autre, vous en allez faire une expérience terrible ».
Je me suis dépouillée : comment me revêtirai-je ? J’ai lavé mes pieds : comment l