Madame Guyon IV Correspondance I
IV
PUIS
DIRECTRICE DE FÉNELON
édition critique par Dominique Tronc
Opus « Madame Guyon »
Quinze ouvrages
Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies
I Vie par elle-même I & II. — Témoignages de jeunesse.
II Explication choisie des Écritures.
III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).
IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis directrice de Fénelon.
V Correspondance II. Autres directions — Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.
VI Les Justifications. Clés 1 à 44.
VII Les Justifications. Clés 45 à 67 — Pères de l’Église.
VIII Vie par elle-même III. — Prisons — Compléments — pièces de procès.
IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.
XI Années d’épreuves — Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.
Éléments biographiques, Témoignages, Études.
Indexes et Tables.
Ce tome quatrième « Madame Guyon dirigée puis directrice de Fénelon » reprend et corrige ce qui parut dans Correspondance Tome I Directions spirituelles1, 1-585, complété par Correspondance Tome III, Chemins mystiques2, 15-67.
Il rend compte des directions mystiques (I) d’une jeune femme puis (II) d’un jeune abbé. Formation de deux futurs maîtres ! Car ils reprendront le flambeau, délivrant à des proches ce qu’ils ont reçu.
Aucun témoignage aussi complet et intime ne nous est parvenu pour d’autres mystiques chez lesquels on ne dispose ni de formations ni de dialogues mais seulement de directions délivrées le plus souvent à des inconnus3.
Voici quelques précisions pour ces deux directions et des textes révélateurs indispensables à associer à ce tome IV :
(I) Correspondance entre le directeur Monsieur Bertot et la jeune Mme Guyon en se limitant aux pièces d’attributions certaines4. L’attribution est fort probable pour de nombreuses lettres omises. Voir les réponses de Bertot à « dix demandes » de Guyon5. Elles couvrent cent vingt pages ! Appréciez l’œuvre intégrale du maître de Madame Guyon6. S’y ajoutent les lettres de Maur de l’Enfant-Jésus adressées à Madame Guyon. Appréciez ce dernier : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Toulouse, Éditions du Carmel, 2007, 5-36 pour une présentation du grand carme7 ; 37-64 pour « Lettres à Jeanne-Marie Guyon, jeune femme mariée » ici reprises.
(II) De Guyon à Fénelon en se limitant à deux tomes retrouvés. Deux autres ont échappé aux recherches8. Appréciez la direction spirituelle reprise par le disciple Fénelon : Fénelon mystique, Un Florilège, Lulu, 20169.
Les lettres de Madame Guyon confirment et complètent la connaissance biographique apportée par la Vie par elle-même10. Elles situent leur auteur comme la représentante par excellence du christianisme intérieur de la seconde moitié du Grand Siècle. Elles expliquent des comportements inattendus, telle la fidélité de son disciple Fénelon, qui ne la renia jamais.
Madame Guyon (1648-1717) fut formée spirituellement par Monsieur Bertot (1620-1681), un ecclésiastique lui-même formé par le laïc Jean de Bernières (1602-1659), qui animait un groupe de prière, l’Ermitage, à Caen. Elle prit la succession de Jacques Bertot, animant le cercle qui s’était formé autour de lui en liaison avec le couvent des bénédictines de Montmartre. Elle dirigea ses membres, dont les ducs de Chevreuse et de Beauvillier ainsi que Fénelon.
Ceux-ci lui demandèrent aussi des avis pratiques sur la conduite à tenir lorsque la chasse aux mystiques de la fin du siècle dégénéra en l’affrontement public connu sous le nom de « Querelle du Quiétisme ». Querelle est d’ailleurs un terme qui rend mal compte des épreuves subies par les perdants, dont cinq années d’isolement total à la Bastille en ce qui concerne Madame Guyon : ses amis proches ne savaient pas en 1700 si elle vivait encore ! Mais elle survécut et reprit une correspondance qui devint abondante et européenne dans les toutes dernières années de sa vie à Blois.
On ne la prend pas en défaut sur les événements, sinon sur quelques précisions de dates. Plus profondément, cette correspondance apporte le matériau expérimental nécessaire à toute étude sérieuse des thèmes mystiques sur lesquels portent les affrontements. Louis Cognet, auteur du Crépuscule des mystiques ou les éditeurs de la Correspondance de Fénelon y recourent constamment, rétablissant le déroulement historique de la « querelle », mais sans en souligner l’exemplarité spirituelle.
[...]11
On est très surpris de l’absence de toute édition critique pour un pareil creuset d’études, alors que le nom de l’écrivain est si célèbre : la moitié de la Correspondance de Madame Guyon, active et passive, est restée inédite jusqu’à maintenant ! Pour l’époque de la « vie publique », où ce manque se fait particulièrement sentir, on trouve certaines lettres et des soumissions12 éparpillées dans les correspondances de Bossuet, de Tronson et de Fénelon. Mais les témoignages plus intimes et plus riches humainement autant que spirituellement, portant sur l’approfondissement de la direction de Fénelon en 1690, puis transmis par son « tuteur », le duc de Chevreuse, enfin par la « petite duchesse » de Mortemart, avant l’interruption brutale de 1698 due à l’isolement renforcé de Madame Guyon, restèrent sous forme manuscrite de copies faites par les fidèles ou d’autographes. Ces derniers sont très difficiles à déchiffrer : parfois le papier manquait et Madame Guyon en utilisait les plus petites parties dans tous les sens ; sa vue était de toute façon médiocre, effets de l’enfermement et d’une variole contractée dans la jeunesse.
L’autre moitié des lettres, postérieures à la période des prisons, fut publiée au XVIIIe siècle par deux pasteurs protestants, Pierre Poiret et Jean-Philippe Dutoit, pour l’édification des membres des cercles guyoniens. En effet le très grand intérêt de cette correspondance, au-delà d’une spontanéité à laquelle nous sommes devenus sensibles aujourd’hui, consiste en ce qu’elle offre un témoignage unique sur la vie mystique vécue et mise à l’épreuve dans les tribulations. La part consacrée aux « affaires » d’intérêt devenu aujourd’hui bien secondaire est réduite, ce qui n’est pas toujours le cas des correspondances de personnages fondateurs, par exemple de Thérèse d’Avila, ou occupant des fonctions notables dans la société, tel Fénelon. La primauté reste ainsi à la description des états intimes, d’intérêt permanent. L’auteur, qui n’a aucun but littéraire, n’élabore en rien son récit, mais simplement témoigne d’une vie intérieure intense, caractérisée par une entière disponibilité à la grâce.
Ce témoignage personnel s’inscrit dans des séries suivies de directions spirituelles : Madame Guyon, dirigée par Bertot, devient la « Dame directrice13 » de Fénelon, de Chevreuse, du marquis de Fénelon, du baron de Metternich, de Poiret et de Holmfeld, de fidèles écossais et suisses. Ces séries se suivent souvent dans le temps, ce qui permet de ne pas trop compromettre l’ordre chronologique lorsque nous choisissons de regrouper les lettres par destinataires, comme dans ce premier volume.
La chance nous est donnée de pouvoir présenter d’assez nombreuses lettres reçues par Madame Guyon, alors que la correspondance passive a disparu pour la plupart des spirituels du siècle, qui furent mis en valeur au détriment de leurs correspondants.
Mais de plus, cas unique à notre connaissance, nous disposons ici de plusieurs séries de correspondances actives et passives au cours d’une longue vie. L’ensemble constitue un témoignage unique sur les deux volets de toute vie intérieure achevée : formation reçue puis transmise. Madame Guyon a moins de trente-trois ans lorsqu’elle est dirigée par Maur de l’Enfant-Jésus et surtout par Bertot, elle devient à quarante et un ans la directrice de Fénelon, à soixante-six ans elle dirige le marquis neveu de Fénelon et des disciples étrangers : Poiret et ses amis, Metternich, des Écossais, des Suisses.
Ces séries montrent comment un appel est transmis par des sensibilités différentes, celle de l’abrupt Monsieur Bertot, celle de la lyrique Madame Guyon. Mais le message mystique reste remarquablement identique : la grâce divine est toujours et partout active. Le rédacteur de la notice « Bertot » dans le Dictionnaire de Spiritualité avait noté leur ressemblance et suggérait une intervention de sa dirigée dont on entendrait même la voix dans Le Directeur Mystique14. Pour notre part nous avons difficilement dissocié Bertot de son prédécesseur Bernières.
Présentons brièvement les contenus des trois volumes, de dimensions comparables, constituant la Correspondance active et passive de Madame Guyon ; elle est augmentée de quelques témoignages directs échangés entre tiers et de ses actes de soumission ou de protestation.
[...]15
Malgré sa relative abondance, cette correspondance s’avère fragmentaire puisqu’elle comporte deux périodes courtes séparées par le silence des prisons. La très grande majorité des lettres ne couvrent finalement que le septième de la durée de vie de leur auteur.
L’histogramme suivant 16couvre la plus grande partie de la vie de Madame Guyon, comprise entre 23 ans et 69 ans (soit de 1671 à 1717). On note l’absence de lettres pendant de longues périodes. Dix années seulement livrent plus de vingt lettres dans l’année : 1688-1690 (Fénelon), 1693-1695 (Chevreuse), 1697 (« petite duchesse » de Mortemart), 1714-1716 (disciples de la période de Blois).
Cette brève chronologie17 met en relief les influences reçues et exercées (noms propres en capitales) ainsi que les textes qui nous sont parvenus (ils sont indiqués en italiques ; entre guillemets figurent les noms des sections de cette édition de la Correspondance).
On distingue cinq périodes : jeunesse et vie provinciale, voyages en Savoie et Piémont, période parisienne de la notoriété et des combats, enfermements, retraite à Blois.
I
1648-1681
1648 : le 13 avril naissance à Montargis de Jeanne-Marie Bouvier de La Mothe.
Éveil affectif et culturel de la petite fille auprès d’une de ses deux demi-sœurs religieuses.
1664 : mariage à seize ans avec Jacques Guyon Du Chesnoy, beaucoup plus âgé.
1667 : rencontre du franciscain Archange Enguerrand et naissance de sa vie mystique.
21 septembre 1671 : Rencontre de Jacques Bertot, disciple de Bernières.
1674 : décès de sa mère spirituelle Geneviève Granger, supérieure du couvent de bénédictines de Montargis, qui lui fut un soutien constant au travers des difficultés familiales. Nuit intérieure qui durera en s’approfondissant durant près de sept années.
1676 : cinquième enfant ; décès de son mari.
1680 : fin de la nuit intérieure et transformation.
1681 : décès de son directeur Jacques Bertot, confesseur au couvent des bénédictines de Montmartre après avoir été celui des bénédictines de Caen. Enguerrand, Granger et Bertot faisaient partie de la « famille » mystique issu du cercle normand animé par le franciscain régulier Jean Chrysostome de Saint-Lô et illustré par Bernières, Renty et d’autres.
De cette première période subsistent les correspondances de directions reçues de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus, disciple de Jean de Saint-Samson. Elles sont éditées dans Correspondance, I Directions, sous le titre : « Madame Guyon, dirigée, 1671-1681. »
II
1681 : après avoir pris conseil auprès de spirituels, dont le fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), elle part s’occuper en juillet des « Nouvelles Catholiques » à Gex, près de Genève.
Le caractère ambigu de cet apostolat, dont le but était de convertir de jeunes protestantes, lui fera refuser un supériorat. Elle vivra alors plusieurs années dans le royaume de Savoie-Piémont (Thonon, Turin, Verceil) et en Savoie française (Grenoble), exerçant à l’état laïque avec succès une activité apostolique auprès de tous, incluant des religieux.
1682 : communications intérieures à Thonon avec son confesseur, le père Lacombe.
La Vie par elle-même : première rédaction ordonnée par ce dernier. Torrents.
1684 : Activités apostoliques à Turin, où elle a la faveur de l’évêque Ripa, ainsi qu’à Grenoble.
Moyen Court et très facile de faire oraison.
Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament.
La correspondance de cette seconde période est perdue à l’exception des quelques lettres éditées dans ce volume I Directions comme « Lettres et témoignages 1681-1688 » et du début de la correspondance avec le père Lacombe éditée en fin du volume II Combats sous le titre de « Relations avec le P. Lacombe ».
1686 : retour à Paris.
1688 : courte période de captivité.
Vie par elle-même : suite de la rédaction.
Sa sortie au bout de huit mois est suivie de son activité à la cour par suite de la faveur de Madame de Maintenon et à Saint-Cyr, alors dirigée par sa cousine Marie-Françoise-Silvine Le Maistre de la Maisonfort.
Correspondance avec Fénelon (1688-1690 ; la suite est perdue à l’exception de quelques pièces dont une lettre de 1710 comportant questions et réponses). Elle est éditée dans ce volume I Directions sous le titre : « La direction de Fénelon ».
Correspondances avec le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart, qui sont les intermédiaires avec le cercle quiétiste ; avec Bossuet, Tronson, etc. Ces correspondances forment la plus grande partie du volume II Combats ; il suit l’ordre chronologique (destinataires mélangés).
1694 : La perte de la faveur de Madame de Maintenon est rendue publique.
Justifications.
Examens doctrinaux d’Issy.
1695 : signature par Bossuet, Tronson, Noailles et Fénelon des 34 articles d’Issy, condamnation des écrits de Mme Guyon. Elle est arrêtée le 27 décembre (arbitraire permis par le système des lettres de cachet) et menée à Vincennes.
1696 : début de la longue période « des prisons », qui durera sept années et demie, dont plus de quatre en isolement (en 1700 ses amis la croiront morte).
La Vie par elle-même : reprise, rapidement interrompue.
Elle est successivement interrogée à Vincennes, enfermée à Vaugirard, puis à partir du 4 juin 1698 à la Bastille.
Fin de la correspondance avec la « petite duchesse » de Mortemart.
On ne peut lui extorquer les dépositions compromettantes demandées par Madame de Maintenon et Bossuet.
1703 : elle sort le 24 mars — sous condition — de la Bastille pour se rendre avec son fils Armand-Jacques au château de Diziers à Saint-Martin de Suèvres près de Blois.
1705 : achat d’une maison à Blois, dont l’Évêque Berthier est ami de Fénelon.
1709 : Fin de la rédaction de la Vie et du Récit des prisons.
Activité apostolique auprès de disciples français (cercle fidèle des ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, de Fénelon et du marquis son neveu, etc.) et étrangers (allemands, suisses, hollandais, écossais).
Quelques-uns peuvent venir la voir et d’autres entretiennent une abondante Correspondance. Les lettres dont on connaît les destinataires, Fénelon et le marquis de Fénelon, Poiret et Homfeld, Metternich, Ramsay, disciples suisses et écossais, figurent au volume I Directions, sous diverses sections : « Autres directions et relations après 1703. » La grande masse des lettres sans dates ni destinataires forme le volume III Mystique selon une présentation thématique.
1717 : décès paisible le 9 juin.
L’approche des sources de la Correspondance est grandement facilitée depuis que leur liste a été établie par monsieur I. Noye sous le titre : « État documentaire des manuscrits des œuvres et des lettres de Madame Guyon », à l’occasion des Rencontres autour de la Vie et l’œuvre de Madame Guyon18. En ce qui concerne le fonds « Guyon » propre aux A.S.-S.19, qui inclut la grande majorité des manuscrits, cette présentation donne une vue synthétique de ses quelque huit cents pièces20 en les regroupant par destinataires21.
Les sources22 de la correspondance guyonienne peuvent être distribuées en quatre sous-ensembles : Lettres publiées de Madame Guyon, Directeur mystique de Monsieur Bertot, manuscrits sous forme de « livres de lettres », autographes et copies de lettres séparées. Nous décrivons brièvement ces sous-ensembles en suivant souvent l’État documentaire… d’I. Noye.
1° Aux quatre tomes de Lettres publiés par Poiret23 en 1717 fut adjoint un cinquième tome lors de leur réédition par Dutoit24 en 1767, présentant une partie de la « Correspondance secrète » avec Fénelon. Dates et données personnelles sont effacées et les manuscrits sont perdus. Heureusement un Indice fourni par Dutoit en conclusion de son édition situe quelques destinataires. Ce premier sous-ensemble fut longtemps la seule partie connue des lettres, sinon reconnue25. Il constitue la source d’une moitié du présent volume (I Directions) ainsi que de la quasi-totalité du troisième volume (III Mystique). Il s’agit des deux éditions suivantes :
a) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, [Pierre Poiret], Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718.
Il n’y a ni classement chronologique ni nom d’auteurs. Les références personnelles ont été soigneusement retirées, ce que l’on constate en comparant les lettres imprimées à celles dont on a conservé l’autographe ou une copie fidèle. Les originaux ont été perdus lors de la dispersion de la bibliothèque Poiret. Les rares comparaisons possibles montrent cependant une grande fidélité en ce qui concerne les textes conservés pour leur intérêt spirituel. Le tome IV comporte, outre trois parties de lettres de Madame Guyon, une « Quatrième partie contenant quelques [16] discours chrétiens et spirituels » p. 402-509, suivie d’une « Lettre d’une paysanne, sur l’anéantissement du Moi de l’âme et le pur amour » p. 510-522, enfin de la « Table des matières principales ».
b) Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur. [Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol.
Cette seconde et dernière édition est très fidèle à celle de Poiret (au point d’en respecter la pagination), mais plus complète, parce qu’elle n’a plus à tenir compte du caractère brûlant d’événements trop récents.
Tome I : « Avertissement sur cette seconde édition » [par Dutoit] p. I-XVIII. « Avertissement qui était à la tête de l’Édition de Hollande, sous le nom de Cologne » [par Poiret] p. XIX-XXVIII. Table des lettres [classées en trois parties par thèmes spirituels allant de : « (1) Règles et avis généraux », à : « (20) Dieu seul »] p. XXIX-XLIII. Lettres I à CCXL p. 1-694. - Tome II : Lettres I à CC p.1-614, Table [lettres classées en trois parties] p. 615-623. - Tome III : Table [lettres classées en trois parties] p. III-IX. Lettres I à CLVI p. 1-694. - Tome IV : « Préface sur ce quatrième volume » p. III-VIII. Table [lettres classées en trois parties] p. IX-XVI. Lettres I à CXVI p. 1-403. - Tome V : « Anecdotes et réflexions » [par Dutoit] I-CLX. Première partie contenant quelques Discours chrétiens et spirituels, p. 1-188. Ils sont introduits par la note : « Ces discours dans l’édition de Hollande faisaient la clôture du quatrième volume… » puis suivis de la lettre de la « simple paysanne » précédant les lettres adressées à Fénelon. On trouve ensuite les apports nouveaux, soit : Correspondance de l’auteur avec Fénelon, p. 189-559. Table p. 560-567. « Table [alphabétique] des matières », p. 568-627. « Indice des noms de quelques-uns de ceux à qui les lettres… sont adressées », p. 628-63 Ce tome V donne ainsi la « correspondance secrète » avec Fénelon et comporte des renvois à des compléments distribués dans les volumes précédents, Dutoit s’étant abstenu d’effectuer tout regroupement qui aurait modifié les quatre volumes reproduits de l’édition Poiret.
Nous avons pris pour base cette édition. En outre notre exemplaire comporte parfois de soigneuses corrections « provenant d’un manuscrit de la bibliothèque de M. Pétillet » qui fut un disciple de Dutoit, libraire à Lausanne. Elles s’accordent avec des sources manuscrites préservées aux A. S.-S.
2° Le Directeur Mystique en 4 tomes, préparé par Madame Guyon en hommage à son maître Jacques Bertot26, fut publié tardivement par les amis de Poiret en 1726. Il contient une grande partie de la correspondance reçue par Madame Guyon de Bertot et de Maur de l’Enfant-Jésus — outre 21 lettres qui lui sont nommément attribuées27. Il est malheureusement très difficile de dissocier les lettres destinées à Madame Guyon de celles destinées probablement à la duchesse de Charost ou à des religieuses, compte tenu de l’effacement systématique des dates et des données personnelles. Nous avons opté pour la plus sévère circonspection, ne retenant que les lettres pour lesquelles nous avons un quasi-certitude d’attribution. Nous détaillons ci-dessous le contenu de ces volumes :
Le directeur Mistique [sic] ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon..., Poiret, 4 vol., (respectivement de 453, 430, 526, 368 pages), 1726. Il en existe une réédition partielle28.
Le tome I est composé de 12 traités : (1.) p. 1. « Conduite de Dieu sur les âmes » […]29 (12.) p. 292-453. « Éclaircissements sur l’oraison et la Vie intérieure. » —Le tome II est composé de lettres de Bertot et d’une addition : p.1. Lettres 1 à 70, p. 43 « Addition : conseils d’une grande servante… Marie des Valées [sic]. » —Le tome III est composé de lettres de Bertot : p.1. Lettres 1 à 70, p. 526. « Additions 1 à 4 » —Le tome IV est composé de lettres de Bertot, Maur de l’Enfant-Jésus et Madame Guyon : p.1. Lettres 1 à 81, p.265. Lettres 1 à 21 de P. Maur, p.310-368. Lettres 1 à 21 de Madame Guyon.
3° Nous abordons ici la partie manuscrite très partiellement exploitée à l’occasion de la publication d’autres correspondances, dont en premier lieu celle de Bossuet. Elle ne se retrouve que très exceptionnellement dans les imprimés précédents30.
Les originaux, souvent autographes, étaient fréquemment recopiés en vue d’en rendre facile la consultation (les personnages assumant une fonction notable avaient souvent à leur service un secrétaire tenant à jour des « livres de lettres ») ou dans le cas des disciples de Madame Guyon afin d’en permettre entre eux la circulation (fait attesté pour les Écossais).
Quatre « Livres de lettres » se détachent ainsi de la masse manuscrite : trois sont conservés aux A.S.-S., respectivement de Dupuy, de La Pialière, du marquis de Fénelon ; ils reprennent une partie des autographes et des copies du même fonds des A.S.-S. tout en apportant de nombreuses lettres nouvelles. La comparaison ainsi rendue possible montre que ces copies sont très fidèles. Le quatrième livre, conservé à la B.N.F., fournit une suite aux lettres de direction adressées à Fénelon qui sont connues. Nous donnons maintenant quelques précisions sur ces livres en suivant cette fois l’ordre chronologique de leur contenu épistolaire :
La copie par Isaac Du Puy31, A.S.-S. ms. 2055 « lettres au duc de Chevreuse », 229 ff., 22,4 cm., appartint au duc de Chevreuse, puis finalement à Mme de Giac, veuve Chaulnes. Ce long ms. couvre la période de juillet 1693 à janvier 1698. Il s’arrête abruptement, probablement amputé des dernières pages.
La copie par Durand de la Pialière32, A.S.-S. ms. 2173, va jusqu’à mai 1698. Isaac Du Puy l’a eue entre les mains, car il y a apporté quelques corrections, a développé des abréviations pour les noms propres et placé à la fin une page d’index portant sur les abréviations et les pseudonymes.
I. Noye a découvert33 le complément de la correspondance avec Fénelon (ms. B.N.F., Nouv. acq. fr. 11010) : cela fait suite à ce qui est connu depuis le XVIIIe s. et présente de ce fait un intérêt majeur dû à l’approfondissement spirituel. Il s’agit d’un petit volume de 9 cm x 13 cm, relié peau, intitulé sur le dos, en doré, « lettre spirituelle », sans autre indication. En tête, le verso de la page de garde porte la signature « Carbon », et, d’une autre main, en tête du f° 1, « de la bibliothèque des théatins ». En règle générale, ce manuscrit n’a ni parenthèses ni références de citations, ni passages à la ligne, ni soulignement. De la main d’Isaac Dupuy, auquel nous devons donc beaucoup pour la préservation des lettres de Madame Guyon, il donne copie de 70 lettres formant un « dialogue » spirituel. Les 20 lettres de Fénelon ont été éditées dans le vol II, en 1972, de la Correspondance de Fénelon. Les 50 lettres de Madame Guyon, qui s’apparentent parfois à de petits traités spirituels, seront une découverte pour notre lecteur. D’après un inventaire ancien, les théatins auraient eu quatre volumes dont le premier servit à Poiret et Dutoit et dont le second vient d’être décrit. La découverte — majeure — d’une suite à la direction de Fénelon constituée par les deux derniers n’est donc pas à exclure pour le futur34 !
La copie du marquis de Fénelon, ms. 2176, 195 pages, reprend la correspondance qui lui fut adressée surtout à partir de 1714, à la fin de la vie de Madame Guyon. Figurent aussi dans ce manuscrit un échange choisi de lettres avec des étrangers et même quelques chansons.
4° L’imposant fonds manuscrit des A.S.-S. comporte de très nombreux autographes ou des lettres dictées par Madame Guyon à un secrétaire (tel que le chevalier Ramsay), ainsi que des copies.
Les autographes, lettres ou billets, ont été récemment regroupés, montés sur onglets et reliés en volumes. Il s’agit essentiellement de la collection des lettres adressées au duc de Chevreuse ou à la « petite duchesse » de Mortemart, de la période « des combats » à Paris couvrant les années 1693 à 1698 (A.S.-S. ms. 2172 & 2174), et des lettres plus tardives adressées aux disciples ou reçues de ces derniers : marquis de Fénelon, comte de Metternich, etc., lors de la période d’enseignement à Blois couvrant (hormis quelques lettres de 1711) les années 1714 à 1717 (A.S.-S. ms.2177 à 2179). Ainsi la grande majorité de la correspondance couvre deux périodes brèves — au total dix années.
Les lettres du premier groupe, qui forment l’essentiel de notre second volume, sont rarement datées par Madame Guyon, mais le sont souvent par Chevreuse, qui notait le jour où il recevait les lettres, parfois en ignorant le délai de la livraison, d’où beaucoup d’approximations : « Reçue le 26 déc. 93 ; écrite un ou deux jours plus tôt », ou : « Je crois cette lettre entre celles du 11e et du 14e juillet 1693 ».
Les lettres du second groupe sont moins nombreuses. Elles sont reprises dans les « Directions » de la fin de notre premier volume. Leur datation exacte pose des problèmes souvent insurmontables.
Il existe une liste informatisée du fonds A.S.-S. « Guyon »35.
5° Enfin des lettres diverses sont éparses dans d’autres sources, aux A.S.-S., à la B.N.F., aux Archives nationales, à la bibliothèque de Lausanne, en Écosse.
En France :
(1) dossiers « Bossuet », à la B.N.F., soit 9 lettres, dont 8 autographes, absentes de la Correspondance de Bossuet d’Urbain & Levesque (UL) — dans un recueil de Ledieu, son secrétaire, conservé à Saint-Sulpice (ms. 2059), — dans la publication de Phélipeaux, Relation… (lettre de Mme Guyon à l’évêque de Genève d’Arenthon d’Alex et à Mme de Maintenon ; v. UL, t. VI, appendice),
(2) dossiers « Guyon » : dans sa Vie par elle-même, où elle reproduit d’assez nombreuses lettres, outre celles qui sont rassemblées à la fin de cette autobiographie,
(3) dossier du P. Léonard de Sainte-Catherine, aux Arch. Nat. L22, no.15 : 5 lettres de Mme Guyon (v. UL, t. VI...) au P. de la Motte et à ses deux fils.
(4) dossier « Fénelon », une lettre autographe constituant un petit traité de vie intérieure, relevé par I. Noye en octobre 2001.
On n’a pas conservé, semble-t-il, de dossiers Noailles, Godet-Desmarets, dom Le Masson, abbé Boileau…
À l’étranger :
(1) lettres à ses disciples écossais, qui furent conservées par Lord Deskford à Cullen House, Banffshire, Écosse. Actuellement dispersées, elles furent publiées par Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, 1934,
(2) lettres à des disciples suisses, dont 3 copies de lettres à Lausanne (Dorigny).
À partir des sous-ensembles de sources que nous venons de décrire brièvement, de nombreuses lettres ou témoignages furent imprimés au cours du dernier siècle. Ces éditions apportent des compléments — apparat critique, lettres entre tiers, autres pièces — que notre édition ne peut reprendre. Quelques publications importantes doivent donc être citées. Nous suivons l’ordre chronologique de leur apparition36 :
[1904] Bertrand L., Correspondance de M. Louis Tronson, tome troisième, livre cinquième : les « lettres relatives au quiétisme », p. 451-690, incluent de nombreuses lettres échangées entre Tronson et Mme Guyon et soulignent l’attitude ambiguë de Tronson si on les compare aux lettres échangées avec des tiers.
[1907] Masson M., Fénelon et Mme Guyon, Paris. Cet érudit originaire de Lausanne (qui, jusqu’à 1830 environ, abrita un cercle guyonien) publie ici la correspondance avec Fénelon reprise du tome V de Dutoit avec des adjonctions à partir des tomes précédents. Il omet certains passages spirituels jugés trop longs. L’apparat critique précis et utile par ses nombreux rapprochements avec des textes de Fénelon — il fallait prouver l’authenticité de cette « correspondance secrète » mise en doute au XIXe siècle par des éditeurs trop soucieux de protéger la mémoire de ce dernier — fut souvent repris par Orcibal dans la Correspondance de Fénelon.
[1909-1925] Levesque publie dans la Correspondance de Bossuet en 15 volumes, outre des lettres de Mme Guyon à Bossuet qui suivent l’ordre chronologique de la série principale (lettres no. 921, 933, 938, 986 etc.), divers appendices consacrés à Mme Guyon. On se reportera en particulier au tome VI, appendice III, section I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531-565 — tome VII, appendice III, section II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485-505 — tome VII, appendice III, section III37 Actes de soumission de Mme Guyon et attestations à elle données par Bossuet, p. 505-52 & section IV Protestation de Mme Guyon, p. 521-524.
[1910-1913] Griselle E. édite dans sa Revue Fénelon : « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », lettres extraites d’un recueil de la main du marquis de Fénelon, suivies des cinquante premières lettres adressées au duc de Chevreuse ou exceptionnellement au duc de Beauvillier.
[1982] Le travail de Masson [1907] est fautivement réédité, sans apparat critique, mais les passages spirituels omis par l’érudit furent toutefois rétablis, sous le titre : Madame Guyon et Fénelon, la correspondance secrète, Paris, Dervy.
[1972 et ss.] Fénelon, Correspondance, établie par Jean Orcibal ; puis par Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye, Paris, Klincksieck, puis Genève, Droz. Le tome I porte sur la famille et les débuts de Fénelon, voir Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts, Paris, Klincksieck, 1972 ; le tome II contient les lettres 1 à 300, dont la majorité de celles qui furent adressées à Madame Guyon (mais omet les nombreuses lettres de cette dernière) ; le tome III contient les notes correspondant aux lettres précédentes ; les tomes suivants adoptent la même alternance entre texte édité et apparat (et contiennent un complément de lettres adressées à Madame Guyon). L’ensemble forme une irremplaçable source d’informations sur le milieu guyonien et son influence.
Quelques mots enfin sur la façon d’écrire de Madame Guyon peuvent contribuer à l’appréciation de cette correspondance envisagée et sentie par le lecteur comme un dialogue exemplaire sur l’intériorité. Ces lettres soutiennent une relation plus profonde, mais ne s’y substituent pas.
Madame Guyon écrit très rapidement, sans majuscules ni paragraphes, d’une écriture liée souvent illisible à première vue. Sans recherche littéraire, elle entre directement dans le vif du sujet comme le montrent les débuts ou incipit des lettres qui se révèlent pratiquement tous différents. Elle s’arrête le plus souvent parce qu’elle est limitée par la fin du feuillet disponible : cela suspend la conversation écrite. L’effort nécessaire pour apprécier ces « messages » est récompensé par leur spontanéité et leur vigueur, expressions d’une vitalité que nourrit l’énergie profonde de la grâce. Il existe une similitude entre la vitalité et la spontanéité que traduisent les lettres de Madame Guyon et celles de Thérèse d’Avila38.
Au fil de la lecture se détache parfois un petit traité spirituel. Toujours jailli sans souci de composition ni contrainte, sans autocensure, la célèbre « écriture automatique » n’est que désir de ne pas interférer par des repentirs avec la liberté intérieure. Les Correspondances du Grand Siècle sont irremplaçables parce qu’elles sont les lieux secrets de liberté au sein d’une contrainte sociale généralisée.
Elles n’ont guère d’équivalent de nos jours parce que l’écriture n’est plus le seul moyen de communication à distance. Les plaintes de Thérèse d’Avila achevant de nuit ses lettres, ou celles de Marie de l’Incarnation du Canada devant répondre au flot des missives entre l’arrivée des bateaux au printemps et leur départ en automne, témoignent d’un monde presque disparu. La relation verbale et le courrier électronique tendent à se substituer au message écrit ; bientôt nous serons délivrés de tout clavier. Cette évolution vers le fugace fait plus que justifier, elle prescrit d’éditer ou de rééditer les traces fixées par l’écriture d’une « même chose mystérieuse ». Ce travail de remémoration et de communication d’une expérience intérieure vécue par plusieurs personnes risque d’être négligé davantage dans les temps qui viennent ; et pourtant une telle relation écrite sait donner la preuve par invariance de la réalité d’un vécu intérieur dont les similitudes transcendent les distinctions propres aux représentations religieuses.
Nous avons cherché à faciliter l’accès à une correspondance qui intéresse les mystiques comme les érudits, tout en respectant les sources. Nous avons modernisé l’orthographe et introduit ou revu la ponctuation : cette dernière est absente des manuscrits et trop abondante dans les éditions. L’introduction de paragraphes est souvent nécessaire. Parfois nous avons ajouté, placés entre crochets dans le texte, un ou quelques mots éclairant un sens voilé par les lourdeurs et les incorrections de style propres à l’époque où vivait Bertot, ou propres à l’écriture voulue sans repentir de Madame Guyon39.
Nous avons unifié l’orthographe des noms propres, ce qui suppose parfois un choix arbitraire, tel Lacombe pour La Combe. Ils sont rétablis en leur entier dans le texte chaque fois que cela s’avère possible, ce qui est parfois signalé à l’aide de crochets lorsque l’attribution n’est pas évidente. En vue d’alléger la lecture, des initiales récurrentes sont transcrites uniformément en entier sans crochets : ainsi M. en monsieur, J. C. en Jésus-Christ, p. m. en petit Maître, P L C en Père Lacombe…
Nous indiquons le plus souvent la pagination ou le folio de la source entre crochets, ce qui facilite le recours aux sources, lequel deviendra progressivement facilité par la mise en réseau prévisible de reproductions des manuscrits40.
Notre apparat critique est tributaire des travaux d’Urbain et Levesque, éditeurs de la Correspondance de Bossuet, de Maurice Masson et de Jean Orcibal (un des éditeurs de la Correspondance de Fénelon).
Le titre de chaque pièce (lettre ou parfois document complémentaire tel que protestation, soumission…), mentionne son numéro, l’auteur ou le destinataire autre que Madame Guyon (ou les deux dans les cas rares d’un document échangé entre tiers, tel qu’un témoignage de première main sur Madame Guyon), ainsi que la date. Un très bref résumé d’une ligne italique, constituant en quelque sorte une « signature », reprend souvent quelques mots jugés significatifs du texte, et sera repris en table des matières. Suit le texte principal, édité en corps différents selon qu’il s’agit d’une correspondance active ou passive. Sources, variantes et notes sont données en corps réduit à la fin de chaque pièce.
Nous utilisons parfois les abréviations suivantes lorsque les références se répètent :
DM (volume). (numéro de lettre)= Le directeur Mystique ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guyon […], Poiret, 1726, 4 vol. — Exemple : 3,06 DM réfère à la sixième lettre du troisième volume.
Dutoit ou D (volume). (numéro de lettre) = Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de Mr de Fénelon avec l’auteur, [Par Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 vol. — Exemple : Dutoit, vol II, lettre 26 ou D2.26 réfère à la vingt-sixième lettre du second volume des Lettres chrétiennes […].
Fénelon (1828) = Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai, publiée pour la première fois sur les manuscrits originaux et la plupart inédits, Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol. [Cette édition, dite « de Versailles », dont les vol. 7 à 11 constituent la « Section VI. Correspondance sur l’affaire du Quiétisme », comporte 669 lettres, dont de très nombreuses entre tiers, dont Madame Guyon, Lacombe, etc. Elle est reprise telle quelle, avec ses notes inchangées, au vol. IX de l’édition de 1851-1852 par Gosselin qui s’avère moins fiable.]
Fénelon (Gosselin) = Fénelon, Œuvres complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852, 10 vol. (édition donnée par M. Gosselin).
Fénelon (Orcibal) = Correspondance de Fénelon, établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye ; Paris, Klincksieck, 1972 et ss. ; puis Genève, Droz. [Au-delà des sources manuscrites, deux correspondances se révèlent donc finalement utiles : lorsque Fénelon (Orcibal) omet certaines pièces entre tiers se rapportant à Madame Guyon, on peut en effet consulter Fénelon (1828).]
Fénelon (Le Brun) = Fénelon, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Édition présentée, établie et annotée par J. Le Brun, Paris, Gallimard, vol. I (1983) & vol. II (1997).
Henderson (M.N.E.) = Henderson, Mystics of the North East, Aberdeen, Spalding club, 1934.
Masson ou [M] = Masson (Maurice), Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, Hachette, 1907.
Orcibal ou [O] = Fénelon (Orcibal). Il s’agit le plus souvent de l’apparat critique du tome III relatif aux lettres du tome II de la Correspondance de Fénelon couvrant les années 1670 à 1695.
Poiret Explic. = des traductions données par Poiret de citations bibliques dans les Explications du Nouveau et de l’Ancien Testament par Madame Guyon (20 vol.).
UL = Urbain & Levesque, Correspondance de Bossuet, Paris, 1909-1925, 15 vol.
Vie (partie). (chapitre). (paragraphe) = Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, […], Honoré Champion, Coll. « Sources Classiques », Paris, 2001 — Exemple : Vie 3.9.10 réfère au dixième paragraphe du neuvième chapitre de la troisième partie (sur les cinq parties des écrits biographiques : « jeunesse », « voyages », « Paris », « prisons », « compléments biographiques »).
Ce volume commence en 1671 et couvre la décennie dont la correspondance, surtout passive, témoigne de la formation spirituelle de Madame Guyon par le prêtre Jacques Bertot, mort en 1681, et par le carme Maur de l’Enfant-Jésus41. Elle est du plus grand intérêt parce qu’elle permet de comparer l’enseignement mystique que Madame Guyon reçut et celui, très semblable, qu’elle donnera.
C’est le seul cas à notre connaissance où les traces écrites intimes d’un mystique dans ses relations avec autrui nous sont parvenues « dans les deux sens », passif puis actif, mettant au jour toute une dynamique intérieure animée par la grâce. En outre la qualité propre des deux directeurs se révèle par leurs lettres, derrière un style parfois abrupt.
Le début de la période parisienne — Madame Guyon a quarante et un ans lorsqu’elle revient de ses voyages et connaît donc la pleine maturité — s’illustre par la direction de Fénelon en 1689-1690, ici augmentée de la première édition des lettres de Madame Guyon de 1690, comme de la restitution du dialogue traduit par la lettre en deux colonnes de mai 1710, l’une où figurent les questions de Fénelon, l’autre réservée aux réponses de Madame Guyon.
§
Suivent les séries de lettres de direction postérieures à 1703, date de la sortie de la Bastille. Elles seront éditées en « V. Correspondance II « Autres directions… »
Elles furent adressées au marquis de Fénelon et bien préservées par ce disciple aimé qui les copia dans son livre de lettres ; il conserva de nombreux autographes que l’on retrouve aux A.S.-S. Enfin on reproduit des séries adressées à des disciples étrangers (les proches n’avaient pas besoin de lettres). À part le cas du dialogue avec Metternich, abondant, car bien conservé, nous les regroupons souvent géographiquement : on sait que ces lettres circulaient au sein des petits groupes entourant Poiret42, en Écosse43, à Lausanne44, ce qui justifie de les considérer comme des séries. Elles datent surtout des années 1714-1717, qui furent actives pour la vieille dame de Blois, malgré l’usure physique. Elles traduisent la douceur de cet automne de la vie45.
Nous présentons tour à tour au début de chaque section les correspondants.
Une correspondance de 467 lettres se répartit en cinq sections (les numéros de l’édition Champion seront repris) :
1. Madame Guyon dirigée 1671-1681 : 61 lettres (n° 1 à 61) dont : Maur de l’Enfant-Jésus 21 et Monsieur Bertot 40,
2. Lettres et témoignages 1681-1688 : 22 lettres (n° 62 à 83),
3. Direction de Fénelon : 231 lettres (n° 84 à 314) dont : 136 pour l’année 1689, 74 pour l’année 1690, 3 après 1703, 18 poèmes,
4. Direction du Marquis de Fénelon après 1703 : 69 lettres (n° 315 à 383),
5. Directions étrangères (des « Trans ») après 1703 : 84 lettres (n° 384 à 467) dont : Poiret-Homfeld 13, Metternich 39, Écossais 24, Suisses 8.
64 % des lettres sont écrites par Madame Guyon, 32 % lui sont adressées, 4 % sont des témoignages ou des lettres échangées entre tiers.
En attendant une « table générale des lettres », indiquant leur contenu en reprenant le résumé bref donné en italiques en tête de chacune d’entre elles, qui est prévue en fin du volume III de cette correspondance de Madame Guyon, indiquons certaines lettres remarquables, ouvrant à des thèmes très divers, dont ceux de la direction spirituelle et de la transmission mystique. La liste suivante suit leur ordre d’édition dans ce premier volume :
Lettre 61 (de Bertot) sur « l’état d’anéantissement parfait en nudité entière où l’âme est et vit en Dieu ». Lettre 124 sur la mort de la volonté. Lettre 157 sur la prière du silence et l’union. Lettre 263 sur la bonne ambition spirituelle. Lettre 271 sur l’union en Dieu. Lettre 276 et 283 sur la transmission. Lettre 289 sur la paternité spirituelle de Fénelon enté en Madame Guyon. Lettre 292 témoignant d’une grande tendresse. Lettre 385 sur le sentiment ressenti à la mort de Fénelon. Lettre 397 sur divers sujets dont la condition du mariage. Lettre 401 évoquant l’exposition au divin soleil. Lettre 420 sur les états et les conditions de vie. Lettre 426 sur deux manières de présence de Dieu. Lettres 430 et 431 (de Metternich) sur la nécessité d’avoir un directeur et sur la liberté protestante. Lettre 434 sur l’emploi divin du néant. Lettre 438 sur la concentration dans le cœur et contre l’abstraction. Lettre 445 qui donne un programme simple de spiritualité guyonienne.
Les lettres de Madame Guyon sont un témoignage exceptionnel sur le rôle de la « prière des saints » dans la progression spirituelle. Cette expérience n’est pas nouvelle : elle est attestée dans le monde entier, chez les pères du désert Barsanuphe et Jean de Gaza, chez les orthodoxes comme Séraphin de Sarov, chez les soufis, en Orient, mais elle est restée voilée chez les catholiques.
Ce thème apparaît de façon très discrète chez le père spirituel de Madame Guyon, M. Bertot : pour lui comme ce le sera pour elle, la « conversation » silencieuse est supérieure à tout enseignement oral :
Je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé46.
Il lui révèle qu’il porte ses amis dans sa prière et que, lorsqu’il rentre en oraison, il les emmène avec lui dans l’Unité divine :
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous êtes attentive, vous l’entendrez (…) Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que, si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui47.
On sait aussi que la jeune Madame Guyon allait tous les jours au monastère de Montargis rendre visite à la mère Granger, dont la présence mettait en paix profonde tous les visiteurs48.
Madame Guyon a abordé très franchement le sujet de la transmission mystique avec ses intimes, tout en leur recommandant une grande discrétion et en prenant des précautions pour sauvegarder le secret de leur correspondance, ce qu’elle n’avait pu faire pour sa Vie : ces lettres qui témoignent de leur expérience commune n’étaient pas destinées à être publiées, ce qui explique leur franchise absolue ou les épanchements qu’elles contiennent.
La transmission de la grâce est la base même de sa direction spirituelle : elle insiste sur son rôle central, conseillant de quitter tout autre appui rituel ou sacramentel, puisque la grâce seule suffit. Ceci constitue un objet de scandale à son époque comme pour nos contemporains peu habitués à de si nettes affirmations d’une réalité hors de l’expérience commune. Madame Guyon l’a explorée sans guide puisque son père spirituel, Jacques Bertot, était mort avant qu’elle ne prenne conscience de son rôle de mère spirituelle.
Elle affirme l’existence d’une transmission de la grâce d’une personne à une autre dans un cœur à cœur silencieux qui existe aussi bien dans la proximité que dans la distance :
C’est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes49.
Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. […] Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction. Il suffit qu’il ne soit point opposé, et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. […] C’est la communion des saints50.
J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. Il me semble que l’on ne peut être unie plus intimement selon l’état présent, que mon âme [ne] l’est à la vôtre51.
Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes (…) dans une si grande unité qu’ils se trouvent perdus en Dieu, (…) l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. (…) Dieu fait aussi des unions de filiation, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce52.
Cette communication est indissociable de la direction spirituelle puisqu’elle en constitue la pratique même. Madame Guyon se voit comme « un aimant qui les attire pour les perdre en Dieu53. » Le lien avec la personne n’a rien de naturel, est voulu par Dieu et le guide n’y est pour rien :
Ce mouvement qui paraît vie et l’est en effet, n’est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l’âme, opère. Il est plus puissant, plus fort, et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n’ont nulle part à ces choses. […] Comme de moi je n’ai nulle activité pour le prochain, s’Il ne me réveillait pas incessamment pour vous, je vous oublierais comme tout le reste. C’est Lui qui […] me donne un réveil pour les personnes qu’Il veut que j’aide et ce réveil est accompagné d’une tendresse foncière, qui est comme le véhicule qui pousse et fait agir une chose inanimée54.
[C’] est une inclination du centre que Dieu incline comme il Lui plaît en Lui selon qu’Il penche Lui-même […] sans que l’on puisse là-dessus se donner aucun mouvement55.
A cause de leur union en Dieu, le père spirituel connaît son disciple de l’intérieur :
Celles [les âmes] qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles56.
Outre le goût général et continuel que j’ai de votre âme, où je ne trouve ni entre-deux ni milieu, et une certaine pénétration par laquelle il me semble que j’atteins de l’un à l’autre bout, Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et ce qui en fait le fond et l’essentiel57.
Pendant le chemin qu’il a lui-même parcouru, la volonté personnelle du guide a disparu, il ne projette plus rien sur le disciple :
Le directeur éclairé de l’esprit de Dieu a peu à faire, il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête et montrer la route de l’intérieur et la fidélité aux plus simples mouvements de la grâce, car ce n’est pas le directeur qui fait faire le chemin et donne des lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même. Il conduit droit à Dieu…58
Les mêmes dispositions où Dieu l’a mise [l’âme] pour Sa propre gloire, de désintéressement consommé et de souplesse infinie, elle l’a pour le bien du prochain59.
Ce que confirmait le Dr. Keith après sa mort :
Notre mère, en communiquant l’esprit de l’onction à ses enfants, les détachait du canal et ne souffrait point qu’on s’attachât à l’instrument60.
Cependant le directeur est à reconnaître comme signe de Dieu. Sa parole est là pour « avertir » : même combattue, elle s’accordera avec la substance de l’âme et fera son travail en profondeur61 : « Mes paroles sont pour vous esprit et vie62. »
Les défauts même qui restent de sa personnalité humaine sont une épreuve adaptée à chacun. Elle déclare avec humour à Fénelon :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis63.
Ses mouvements spontanés proviennent de la grâce, il lui est insupportable de les contrecarrer : elle ne le peut pas et Fénelon y perdrait si elle le faisait64.
Si elle transmet la grâce, elle porte aussi les épreuves et les angoisses du dirigé au prix de souffrances dont elle se plaint parfois :
Hier matin étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet […] Celui qui le faisait en moi […] me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que j’en busse jusqu’à la lie65.
Nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants66.
Le directeur mystique étant uni à Dieu comme une goutte d’eau à la mer, il est participant de la paternité divine. La communication de la grâce au niveau humain se fonde sur la circulation de la grâce entre les Personnes divines, car le père spirituel transmet le Verbe :
Le flux et reflux de communication […] nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité67.
Dès lors, ose-t-elle dire, l’efficacité qu’elle a sur les âmes est celle même de Dieu68, puisque Dieu Se sert d’elle comme d’un canal. Elle écrit dans une admirable lettre rédigée peu avant sa mort au baron de Metternich :
Dieu Se sert des instruments les plus méprisables pour faire Son ouvrage. Il est digne d’un tel Ouvrier d’opérer sur le néant et par le néant. Que dis-je ? Il n’emploie que le néant pour faire ce qu’Il fait. Je ne suis rien et moins que rien. Je ne sais ce qu’Il fait en moi ni par moi : il ne reste aucune trace. Il ôte et Il donne, je Le laisse faire. S’Il le veut, je puis tout en Lui, s’Il me laisse, je suis un néant vide, un canal sans eau. Chacun trouve par ce canal selon sa foi, afin que rien ne soit attribué à la créature69.
De même M. Bertot lui écrivait-il :
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant70.
Fait exceptionnel, nous avons ici le témoignage que la possibilité de transmettre la grâce s’est transmise sur trois générations. Si les lignées de pères spirituels sont bien connues en Orient, elles sont beaucoup plus cachées dans le christianisme. C’est cependant cette réalité qu’elle affirme avec simplicité à propos de M. Bertot qui l’a guidée autrefois :
M. B [ertot] en mourant m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi71.
Lorsqu’elle croit mourir, elle lègue sa mission à Fénelon :
Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié72.
On sait que Fénelon mourra avant elle, mais on voit clairement dans leur correspondance qu’il remplissait le même rôle que Madame Guyon auprès de son propre entourage73.
La mort ne peut dissoudre l’union entre un père spirituel et ses enfants : leur lien est indissoluble, car en Dieu ils auront le même lieu74. Madame Guyon rassure Fénelon en lui disant qu’il pourra faire appel à elle, même morte :
Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin75.
Après la mort de Fénelon, elle incite ses amis à penser à lui afin d’y puiser de l’aide76, et elle déclare pour elle-même :
Mon cœur le trouve dans le centre commun. Il répand sur moi un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité et sans détour. Il m’est un canal de grâce77.
Madame Guyon s’émerveillait souvent de la réalité de la direction spirituelle et de l’union totale qu’elle ressentait avec ses disciples. Nous laisserons la parole à Metternich, qui la remerciait en ces termes, sachant combien leur expérience était incompréhensible à ceux qui ne la partageaient pas :
Un directeur expérimenté peut beaucoup. Je crois qu’il est presque impossible de faire ce passage sans une telle aide, car il renverse toute la raison, toute idée qu’on aurait et que tout le monde a de la spiritualité. Si l’on en parle, personne ne l’entend pos [sible], et si l’on en voulait parler clair à quiconque n’est pas dans ce cas, il en serait extrêmement scandalisé. Il faut donc souffrir et se laisser juger, ma très chère mère78.
La correspondance couvrant la jeunesse de Madame Guyon précède ses voyages en Savoie et en Piémont. Elle aurait totalement disparu si elle-même n’avait rassemblé des textes en mémoire de son père spirituel, Jacques Bertot, sous le titre Le Directeur mystique79, en s’appuyant bien naturellement en premier lieu sur les nombreuses lettres qu’il lui avait adressées.
La dirigée a bénéficié du soutien direct de la mère Geneviève Granger, supérieure du couvent des Ursulines de Montargis et elle-même liée à Bertot, puis de la direction écrite de celui-ci, qui demeurait éloigné et résidait à Paris quand il ne visitait pas des monastères en Normandie ; elle a brièvement rencontré Archange Enguerrand, qui se rattache, par Jean Aumont, à la source commune du milieu de l’Ermitage de Jean de Bernières et du Père Chrysostome de Saint-Lô.
L’influence de Maur de l’Enfant-Jésus, qui vivait dans un ermitage du sud-ouest de la France, est attestée par la présence de vingt et une de ses lettres dans Le Directeur mystique. Son rattachement à Jean de Saint-Samson peut expliquer pourquoi Madame Guyon cite ce dernier si souvent dans ses Justifications, ne pouvant par contre reprendre Bernières, condamné80.
Nous avons présenté ces diverses influences du milieu normand de l’Ermitage sur la jeune Madame Guyon dans notre préface à l’édition critique de la Vie par elle-même.
La section présente est constituée d’une correspondance passive, éparse dans les trois derniers volumes du Directeur Mystique. Les preuves formelles permettant de les attribuer à coup sûr sont quelques rares indices qui ont échappé au « nettoyage » visant à enlever tout caractère personnel à des textes publiés en vue de la seule édification intérieure des disciples guyoniens. Entre deux extrêmes, réduire ces lettres aux très rares exemplaires qui ont conservé, inclus dans le fil de l’écrit, un trait biographique précis pouvant être attribué à Madame Guyon avec une absolue certitude, ou présenter de larges suites sur la base de leur continuité stylistique et de sens profond par rapport à ces exceptions, nous avons choisi un compromis qui ne garantit pas contre toute erreur, Bertot ayant dirigé d’autres laïques appartenant au même milieu social81. Sans doute avons-nous laissé de côté un nombre de lettres supérieur à celui des lettres retenues. Ces dernières suffisent cependant à reconstituer une direction qui reflète fidèlement l’ensemble très vaste, couvrant les trois-quarts du Directeur mystique. Les thèmes abordés sont d’ailleurs classiques, mais présentés de façon très directe et sans compromis : rien que Dieu et tout à Dieu !
La fin du quatrième volume du Directeur comporte 21 lettres du Père Maur de l’Enfant-Jésus. Elles se placent plutôt au début de l’évolution de Madame Guyon et ouvrent donc cette section.
Ces 21 lettres forment le début de la seconde partie du volume IV du Directeur mystique, pages 265 à 309, sous le titre « Seconde partie,/ contenant/ Quelques Lettres Spirituelles du R. P. Maur de l’enfant Jésus et de Madame Guyon,/ qui n’ont point encore vu le jour. / Première section ou/ Lettres du R. P. Maur de l’enfant Jésus, Religieux Carme/ [Ces lettres sont écrites à une même personne et dans le même ordre] ».
Elles sont localisées entre 11 lettres très probablement adressées par Bertot à Madame Guyon et 21 lettres (en fait 22 si l’on intègre la « lettre » qui leur apporte une conclusion) qui lui sont nommément attribuées ; le nombre 21 est probablement symbolique, ce qui implique un choix préalable fait dans une correspondance plus large.
Nous avons relevé chez Maur quelques indices précis ayant échappé au nettoyage éditorial. La première lettre fait référence à « une personne mariée qui a grande famille… » ; la seconde lettre précise une localisation loin du sud-ouest où résidait Maur : « mais il faut qu’on paie le port à Paris » ; la lettre 8 revient sur la condition évoquée déjà dans la première lettre : « Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille » ; la lettre 10 indique un voyage de Maur et une certaine familiarité : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ. » ; la fin de la lettre 19 reprend : « Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille. »
Le carme Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 - 1690)82 fut un disciple privilégié du maître spirituel de la Réforme de Touraine, Jean de Saint-Samson, ce qui explique la place prioritaire que ce dernier occupera dans le choix de textes mystiques qui constitue les Justifications rassemblées en 1695 par Madame Guyon. Maur vécut dans la région de Bordeaux, mais fit de nombreux voyages malgré un profond désir de solitude. Recherché comme directeur spirituel, il prit place au sein d’un réseau spirituel qui couvre Loudun, Rennes et Paris. Il décrit une dynamique de la transformation de l’âme :
Il faut renoncer à ses propres opérations, c’est-à-dire à l’amour propre qui « prétend se donner soi-même par là sa propre perfection. » À mesure que l’homme renonce à sa propre activité, Dieu commence à agir en lui comme premier principe. Tel est l’abandon total, même de l’opération consciente de s’abandonner83.
Vient la nuit, et l’âme se démet de toute opposition à Dieu. C’est alors :
… l’entière consommation. À ce niveau, c’est « l’opération divine » qui fait agir l’homme, non pas qu’il y ait suppression de l’activité humaine, mais il n’y a plus dualité d’action. … cet état de consommation semble être appelé aussi par Maur un état de résurrection, dans lequel « Dieu S’unissant à l’âme non plus par sa vertu, mais par Lui-même, prend possession de toutes ses puissances84.
On retrouvera cette résurrection, accomplissement de la vie mystique, possible dès ici-bas, active mystiquement sous le nom « d’état apostolique », dans les Torrents, les Discours et les lettres de Madame Guyon.
La voie mystique présentée par Maur de l’Enfant-Jésus est sévère. Elle consiste à faire passer l’homme de son établissement, où règne sa volonté propre, au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement. La perte de tout repère ou « vide » sera finalement rempli de Dieu. Maur est un praticien des âmes qui se soucie peu de méthode. Ses constats sont radicaux :
Il lui semble que […] tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions85.
Il encourage celui qui en éprouve la dure réalité au cours de son « voyage vers Dieu ». Au départ :
… chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner86.
Comment ? Il n’existe aucune méthode :
Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu87.
À défaut de méthode, dont l’application renforcerait notre volonté propre, on peut quand même orienter la fine pointe de l’être :
… regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle88.
De fait,
… la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même89.
S’en suivent pertes douloureuses, chemin ardu, mise à l’épreuve :
C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie90.
Lorsque la nuit intérieure atteint sa dirigée,
Dieu […] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions91.
Un tel dépouillement est nécessaire, car :
… pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature92. […] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os93.
Quoi qu’il en soit, « marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes94 ! »
Ce qui conduit à une perte de tout repère :
… l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu95. […] L’abandon et le néant ne nous paraissaient plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau96.
Alors le vide peut être rempli :
Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions97. […] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes98.
Ce qui permet à Maur de conclure :
Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien99 !
L’essentiel de la vie de Jacques Bertot (1620-1681) est résumé, longtemps après sa mort, dans l’Avertissement placé en tête du premier volume des œuvres rassemblées par Madame Guyon sous le titre, à première vue étrange, mais à la réflexion très juste de Directeur Mystique :
Monsieur Bertot… natif de Coutances… grand ami de… Jean de Bernières… s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses… [à diriger] plusieurs personnes… engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre… Il continua cet exercice jusqu’au temps que la Providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans jusqu’à sa mort… [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur.… [Il fut] enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes… ont toujours conservé un si grand respect… [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières.
Catherine de Bar (1614 - 1698), qui, devenue la mère du Saint-Sacrement, fut appréciée par Madame Guyon au monastère de la rue Cassette, témoigne de son rayonnement spirituel100 :
Monsieur Bertot sait mon mal… s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le moi confidemment.
M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection… je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur.
Il animait un cercle au-delà des murs de l’abbaye de Montmartre :
… où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient … MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école101.
On retrouve la duchesse de Charost auprès de la toute jeune Madame Guyon, puis plus tard les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Enfin Saint-Simon le désigne comme :
… le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait102.
Bertot apparaît donc comme le « passeur » entre le cercle mystique normand animé par Bernières (ainsi que par le franciscain Chrysostome de Saint-Lô) et le cercle parisien dont la direction sera reprise par Madame Guyon103. Il se place directement au début de la vie mystique de foi nue :
Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.
104.
Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences, qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdreIl faut maintenant se soumettre à :
… la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation ; les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage. Ainsi votre âme deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale, comme vous voyez qu’un cristal étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie, on le clarifie et on lui donne son lustre. Et cette pureté se traduit par le repos, la petitesse et l’abandon dans les rencontres, au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée105.
Pour pouvoir s’abandonner ainsi au divin sculpteur, il est utile de :
… savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu, et qu’ainsi une âme qui peu à peu, par la fidélité et par l’oraison, s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie […] La chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets106.
En clair il s’agit de découvrir l’action de la divine Providence en tout, sans séparer le surnaturel et la vie concrète. Rude et direct, parce qu’il est profondément optimiste quant au terme s’il est recherché vigoureusement, Bertot affirme sans détour l’efficience d’une transmission de la grâce et assure du terme :
Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement107.
Vingt et une lettres, nommément attribuées à Madame Guyon, achèvent avec autorité le Directeur mystique, ce qui la place comme le successeur de M. Bertot108.
Nous n’avons pas les lettres de la jeune Madame Guyon adressées à ses directeurs, mais le premier volume du Directeur mystique présente des opuscules de Bertot avant ses lettres (qui constituent la plus grande part des trois volumes suivants). Certains opuscules traduisent une relation avec Madame Guyon qui a dû constituer primitivement une correspondance ou du moins un dialogue oral appartenant encore à sa jeunesse spirituelle. Voici quelques extraits de ces opuscules :
[284] Avis sur l’état d’une âme qui commence à se perdre en Dieu par la foi nue109.
M. Bertot m’a dit que, si je suis fidèle, j’irai très loin, que j’en ai la vocation et les qualités nécessaires. Il dit que le dénuement doit aller si loin, et que je dois me tellement perdre en Dieu par le centre, qu’en effet mon intérieur soit si absolument perdu qu’une goutte d’eau ne le soit pas plus quand elle est dans la mer. Et que, quand cela sera, je ne trouverai plus d’intérieur quel qu’il puisse être, ni selon les sens ni selon la raison et les puissances, sans pouvoir avoir rien sans exception sur quoi m’appuyer : en sorte que je ne posséderai plus ni paix ni calme, et ne verrai que passions, inutilités et perte entière de temps sans pouvoir seulement me recueillir ; et que mon âme par son propre poids tombera dans ce néant comme une pierre tombe dans son centre.
Sur ce que je lui ai dit que j’étais dans un grand dénuement et que je ne voyais point d’intérieur en moi, il m’a fait connaître que cela n’était pas au point que je crois, puisqu’il y a des moments que je suis convaincue que j’en ai et que Dieu est le principe de mes actions, enfin que je possède mon esprit, mais qu’en ce temps je ne le posséderai plus. […]
[289] M. B [ertot] assure que Dieu m’a fait de plus grandes grâces dans ma petite retraite de janvier 1676 qu’Il ne m’avait encore fait, qu’Il a dessein de me communiquer très abondamment le don d’oraison, et que je serai très passive […] C’est pourquoi il veut que je sois bien réjouie, et tienne mon âme libre et gaie, ne la laissant jamais abattre. Il dit qu’une des choses que j’ai le plus à craindre, est la tristesse et la mélancolie ; parce que j’y ai du penchant à cause de mon tempérament, qu’aussitôt que je m’en apercevrai, je dois passivement me remettre dans ma lumière générale…
[408] Question : Cette lumière de foi […] ne me paraît pas lumière, […], car il me semble que durant tout le temps que les sens et les puissances se simplifient et se perdent je ne sais où, […][j’éprouve] obscurités, sécheresses et pauvretés […] Réponse : Il est vrai que tout ce que vous me dites paraît ainsi. Mais […] il ne faut pas croire ce qu’en croient ces pauvres sens et ces pauvres puissances. […] Ils n’expérimentent qu’un défaut de lumière, qu’une vraie disette et un manque de tout ; et ainsi ils sont contraints malgré eux de cesser et de mourir à leur opération. Il ne faut pas les croire, mais marcher sur la foi des âmes éclairées qui vous aident et certifient. [...][409] Pour lors ils vous diront […] qu’ils défaillent heureusement, sans à la fin jamais plus se retrouver en leur manière propre, mais bien en la manière de Dieu et en Dieu, dont ils sont capables par l’excès de la lumière de la foi qui les fait disparaître. […]
[411] … Les sens et les puissances étant fort simplifiés et perdus en leur opération, on n’aperçoit qu’une simplicité obscure et très sèche, qui ne marque aucune opération ? […] Je dis plus, un temps considérable même se passe, […] sans que l’on aperçoive et voie aucune opération […] Étant désunies de leur premier principe, en agissant elles le faisaient sans union perceptible : les sens ayant leurs sentiments à part, les passions, les appétits, la mémoire, l’entendement et aussi la volonté, ayant leur action propre. Quand, par la perte d’elles-mêmes, elles sont heureusement réunies à leur premier principe, alors elles retrouvent leur opération, mais dans une union admirable. C’est une harmonie que la seule expérience peut faire connaître, […][413] capable des vertus et des merveilles de Dieu […] dans une vaste et pleine fécondité.
[414] Je vous prie de me dire s’il arrive des extases et des visions à telles âmes ? […] Cette grande et générale extase de tout elles-mêmes les élève au-dessus de la faiblesse des extases particulières. Pour ce qui est des visions, elles n’en ont presque jamais […] Cette lumière est comme infiniment supérieure à toutes celles des visions, quelque sublimes qu’elles puissent être.
[414] Dites-moi encore si la perte et le recoulement des sens et des puissances est long […] ? […][415] L’entendement commence le premier, […] ensuite la volonté suit, et en dernier lieu la mémoire. La foi, au lieu d’occuper et de remplir l’entendement, le met en vide et dans une vaste et très pure lumière, qui ne peut occuper ni être occupée de rien. La volonté suit ensuite par une secrète foi amoureuse […] dans une vastitude […] dénuant et perdant la volonté, la faisant sans amour, sans désirs, sans inclination à quoi que ce soit […] [418] Une si grande augmentation de la foi en pureté et nue lumière […] abîme et perd aussi la mémoire ; mais cela est une grande peine : […] ne pouvant comprendre comment on peut vivre dans la terre parmi les créatures sans se ressouvenir des affaires et des nécessités, non plus que sans idées saintes du côté de Dieu, [l’âme] se défend, […], mais enfin après bien du temps […] elle est mise comme dans une région sereine où tout lui est donné sans vue, sans ressouvenir et sans soin. Aussi, c’est un grand repos, […] possession sans recherche.
[430] Comment il faut garder ses sens et tout l’intérieur et l’extérieur pour vivre en pureté ? […][442] C’est une tromperie […] de croire que les âmes les plus passives […] soient fainéantes. […] Tout au contraire, un degré de plus grande élévation est aussi un degré de plus grande purification. […] Dieu étant Lui-même un abîme dont jamais aucune créature ne peut trouver le fond.
Traverser le désert intérieur, demeurer en repos110.
Madame, la conduite que vous mandez que Notre Seigneur a tenue sur votre âme depuis vos premières années, fait voir les grandes [266] miséricordes dont il a usé en votre endroit. Vous ne devez pas être en peine de votre état, puisqu’il est comme vous me dites. Mais comme il demande une grande fidélité et un grand dépouillement de toutes choses pour correspondre aux desseins de Dieu, il faut préparer votre âme à soutenir des choses encore plus rudes que celles qui se sont passées. Cela ne se fait pas néanmoins tout d’un coup, car la divine Majesté qui accommode Sa conduite à notre faiblesse, nous fortifie peu à peu par Sa grâce, avant que de nous mettre dans des épreuves qui nous écraseraient par leur poids, au lieu de nous conduire par une douce et volontaire mort de nous-mêmes à la vie ressuscitée en Jésus-Christ.
C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. Ce sera seulement dans votre perte où vous trouverez votre assurance. Et parce qu’il vous faut trouver Dieu au-delà de tout ce que l’esprit humain peut concevoir ou penser, il vous faudra quitter toutes les façons et les moyens humains et naturels dont on se sert pour l’ordinaire pour arriver à ce que l’on désire, parce que tous les efforts de la créature ne sauraient atteindre à Dieu que d’une distance fort éloignée. Mais pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature et que la créature, succombant sous la force et la vertu divine, se laisse [267] transporter comme dans une autre région, où l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. En cet état elle ne se voit ni ne se sent plus, ni aucune autre chose qui ne soit pas Dieu.
Peut-être que je m’avance trop, et que je ne regarde pas que je parle à une personne mariée qui a grande famille et engagée dans le monde par la nécessité de son état. Je n’y saurais que faire et je ne fais que répondre à ce que vous m’écrivez, afin que, si vous êtes comme vous dites, vous continuiez à accomplir les desseins de Dieu sur vous. Je ne vous dis rien de vos obligations extérieures ni de la manière ou de l’esprit dans lequel vous les devez faire, parce que vous ne m’en dites rien : c’est, à ce que je crois, parce que rien ne vous y donne de la peine. Dieu en soit loué !
Pour la retraite que vous désirez faire, je vous conseille de prendre le temps pour cela. Si vous le trouvez, vous n’avez besoin de personne pour vous y aider. Il n’est pas aussi nécessaire de vous servir des méthodes dont on use ordinairement. Tâchez seulement d’oublier tout et de vous mettre en la présence divine, sans vous en former d’autre idée sinon que Dieu vous est intimement présent et comme une même chose avec vous. Et après, laissez cela même que vous vous formez, et demeurez en repos en Dieu, soit qu’Il vous fasse goûter Sa bonté, soit qu’Il vous laisse en sécheresse et dans l’impuissance de rien faire. Car tout vous doit être égal ; et Dieu est au-dessus de tout cela, qui Se fait quelquefois comme sentir en la pointe de l’esprit, et d’une façon qu’on [268] ne peut expliquer, tant elle est subtile et digne de Dieu. De quelque manière que ce soit, il n’importe, pourvu que vous ne mettiez pas d’empêchement de votre part à ce que Dieu fasse en vous toutes Ses opérations comme Il les fait dans le ciel. Il faudrait être bien morte pour cela, et bien ressuscitée avec Jésus-Christ, pour mener une telle vie. Prenez garde surtout à ne pas faire des efforts qui puissent nuire à votre santé, ni vous incommoder la tête, car si Dieu ne fait Lui-même Son ouvrage en nous, tout ce que nous faisons est comme rien.
Si vous m’écrivez une autre fois par cette même voie, peut-être vous me donnerez plus d’éclaircissement de votre état présent et je pourrai vous donner des lumières plus convenables. Je vous ai parlé selon que Dieu vous a conduite jusqu’ici. Je vois que Sa Majesté fait tout ce qu’il Lui plaît en tous les états et en toutes les conditions. J’admire ce que vous me dites et en loue Dieu, quoique vous ayez encore un très grand chemin à faire.
Ne vous étonnez pas de vos imperfections : Dieu vous en délivrera quand Il le verra à propos pour votre bien. Ne vous plaignez pas aussi de ce que Notre Seigneur met votre famille dans les croix, puisque c’est pour Se la conserver : ce qui est hors de là est sujet à la corruption. La croix est un champ d’immortalité. Tout le monde n’y est pas admis. Je prierai Dieu pour toute votre famille. Je suis votre frère Maur. [269]
Dans cette première lettre : « … votre famille dans les croix… Je prierai Dieu pour toute votre famille. », fait peut-être allusion à l’épreuve des varioles (octobre 1670). Madame Guyon aurait ainsi tenté de trouver un appui auprès de Maur de l’Enfant-Jésus avant la rencontre décisive avec Bertot datée du 21 septembre 1671. Sinon l’allusion au « désert intérieur » placerait cette lettre plus tardivement, par exemple après la mort de le Mère Granger en octobre 1674, lorsque Madame Guyon eut l’impression que Monsieur Bertot ne la comprenait plus.
À la fin de la dixième lettre, on lira : « Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite, me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse ses bénédictions sur vous tous. » Cela indiquerait un mari encore en bonne santé (il meurt en juillet 1676).
Nous situons donc le début de cette correspondance au plus tôt en 1670 et sa fin au plus tard en 1675. D’autres indices relevés dans les lettres suivantes nous font échelonner quelques dates plausibles favorisant plutôt l’option tardive.
Madame, je vous aiderai de bon cœur en tout ce que je pourrai. Je ne refuse pas aussi d’aider les personnes que vous me dites qui veulent aller à Dieu ; mais il faut qu’on paie le port [des lettres] à Paris, car je suis un pauvre religieux qui n’a point d’argent.
Je vois par votre lettre que votre extérieur va bien et j’approuve fort que vous vous récréez avec votre famille : cela fait beaucoup de bons effets.
Pour votre oraison, encore que, si le cœur est bien à Dieu, tous les temps lui soient égaux et qu’il ne fasse point de différence de celui de l’oraison et celui des autres occupations, je vous dirai cependant qu’il faut en prendre tous les jours quelque peu pour s’appliquer plus particulièrement à cela. Ce n’est pas qu’il soit nécessaire de prendre des sujets particuliers pour s’occuper, mais c’est pour rappeler l’esprit des occupations des sens et de l’imagination, dans lesquelles on est contraint de se laisser aller dans les actions extérieures que l’obligation et la condition de l’état veulent qu’on fasse, et pour remettre l’esprit dans son repos, dans lequel, oubliant toutes choses et se purgeant de toutes les idées des créatures et de tout ce que l’on a fait, dit et entendu, il s’abîme et se perd en Dieu, qui [270] est son centre et son bien infini. Mais d’autant qu’on ne peut pas sitôt anéantir toutes ces espèces, et trouver ce repos dans l’unité des puissances, il faut peu à peu le faire, et tout doucement, sans se bander la tête. Si votre imagination est trop vive ou que vous ne puissiez pas faire autre chose, ne sentant rien du côté de Dieu, soyez aussi contente que si vous aviez reçu bien des lumières et toutes les grâces sensibles que vous sauriez désirer. Je ne dis pas que vous preniez beaucoup de temps pour votre oraison, mais ce qu’il en faut pour vous plonger en Dieu par un anéantissement tant de vous-même que de tout autre chose.
Vous dites bien que Dieu vous a mise dans le chemin de la croix pour éloigner le monde de vous, et vous de toutes les créatures. Hélas ! Où seriez-vous à présent si toutes choses étaient allées du train qu’elles avaient commencé ? Vous le verrez un jour. Suivez donc cette voie avec fidélité, et vous dégagez de toutes les créatures, excepté de celles que Dieu vous oblige d’aimer pour l’amour de Lui. C’est ce qu’Il demande de vous, et que vous ne Lui avez pas encore assez donné.
Vous dites bien que vous ne vous êtes pas encore donnée totalement à Dieu, si ce n’est de désir et de bonne volonté. Mais Il veut la réalité et l’effet, et que vous parveniez en un état où vous ne voyiez plus rien pour vous sur la terre, et que vous ne preniez plus intérêt à rien, sinon à ce que Dieu soit tout et vive uniquement en vous. C’est beaucoup demander à une personne séculière, étant engagée dans le monde ; mais ce n’est point trop pour une âme chrétienne à qui Dieu a fait tant de grâces, et qu’Il a retirée [271] de l’abîme de la vanité pour l’écrire au nombre de Ses amis.
Ne vous arrêtez point aux austérités corporelles, puisque Dieu vous prive de la santé nécessaire pour cela. Mais au lieu de ces austérités, Il demande que vous soyez fidèle à mourir dans toutes les occasions qui se présenteront dans lesquelles la nature sentira de la contrariété. Ne prenez jamais rien comme venant des créatures. Recevez tout de la main de Dieu, et regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. Cette divine volonté est partout, excepté dans le péché.
N’ayez pas peur de la mort ; vous n’êtes pas prête pour cela. Mais quand il plairait à Dieu de vous retirer, abandonnez-vous à Sa miséricorde, et ne vous souciez que d’aimer en mourant. Je vous avoue qu’il faut être plus morte que vous n’êtes à présent pour ne plus réfléchir ni sur la vie ni sur la mort. Vous avez bonne volonté. Dieu vous a attachée, et non pas encore clouée à la croix. Vous avez mortifié quelque chose ; mais à dire vrai vous êtes encore quasi toute à vous-même, et il est nécessaire d’être morte pour passer en Dieu.
C’est là le passage qui arrête quasi toutes les âmes dévotes, car lorsqu’il faut entrer dans les pertes universelles et passer par des chemins inconnus, ni hommes ni femmes n’y peuvent presque entrer ; car personne ne veut se perdre à soi-même : chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, les autres en bonnes œuvres extérieures. Mais il [272] faut mourir et tout abandonner. Mon Dieu, qu’il s’en trouve peu !
Je vous dis tout ceci pour vous persuader de vous avancer et de ne mettre pas votre perfection dans les hautes choses et élévations d’esprit, mais dans une parfaite mort à vous-même et dans un total abandon entre les mains de Dieu pour disposer de votre vie, de votre honneur, de votre santé et de vos biens comme il Lui plaira. Que vous ayez le temps de faire oraison ou que vous ne l’ayez pas, pourvu que votre cœur soit tout à Dieu en tout et partout, c’est assez.
Vous verrez, en lisant mon livre, où il faut venir pour arriver à Dieu. La mort et l’abandon ne sont pas votre fin, mais il faut passer par là pour y arriver. Je crois qu’en voilà assez pour cette fois.
Lettre de 1673 ? En juillet, Madame Guyon fait un pèlerinage avec son mari à Alise Sainte-Reine près de Semur-en-Auxois.
Vous dites que vous êtes toujours dans le néant, et que vous y retournez aussitôt s’il vous arrive d’en sortir. Je suis bien aise que vous m’ayez donné occasion de vous parler sur ce sujet, qui est un des plus importants de la vie spirituelle.
Il est vrai que Dieu nous avait tirés du néant par Son amour et par Sa grâce, par laquelle nous étions et nous vivions en Lui ; mais depuis que [273] nous en sommes sortis par le péché, nous sommes retournés dans le chaos du néant, non pas de celui de notre être naturel, mais de notre être surnaturel. En sorte que nous n’avons été plus rien à Dieu ni en Dieu selon cet être surnaturel et de grâce, mais nous avons pris dans la région du péché un être tout opposé à Dieu, dans lequel nous avons vécu tout à nous-mêmes, n’ayant d’autre principe de notre vie que notre amour propre qui a tellement pénétré tout notre être naturel qu’il est devenu tout tourné au mal, et toujours porté à ne chercher que soi-même en toutes choses ; et ce venin s’est glissé si avant qu’il est arrivé jusqu’au centre de notre âme, comme nous l’avons si souvent éprouvé.
Voilà l’état dans lequel Dieu nous a trouvés, lorsque par Sa grâce et miséricorde Il nous a appelés à Lui. Nous étions dans l’incapacité de nous élever vers Lui, qui est notre unique bien. Il a été nécessaire qu’Il nous ait donné Ses grâces et Ses lumières pour nous faire traverser ces régions de mort et de ténèbres dans lesquelles nous étions éloignés et écartés. Il a fallu donner beaucoup de combats, et souffrir les horribles répugnances que la nature corrompue a ressenties en se dépouillant de ce qu’elle avait de plus cher. Et après que Dieu nous a tirés de ces ténèbres et misères pour nous mettre dans une région de lumières par le moyen desquelles nous avons vu quelque étincelle des beautés de sa Majesté, et connu que c’est pour Dieu seul que nous sommes et que nous devons vivre, Il nous a fait faire des résolutions de retourner à Lui tout à fait, et au prix de tout ce que nous sommes et de tout ce que nous avons, pour nous remettre en Son entière et absolue conduite, ne prenant [274] plus de règle en toutes choses que Sa seule volonté.
Voilà par où il a fallu commencer le voyage vers Dieu, lequel ne finira point que dans la pleine jouissance véritable et réelle de Dieu, de la manière qu’on la peut avoir en ce monde. Mais pour arriver à cette jouissance, il faut que l’homme perde cet être de propriété duquel il s’est revêtu dans l’état et la vie du péché, et qu’il soit revêtu de l’être de la grâce, qui le fasse vivre et opérer selon Dieu seulement, et non plus pour ses propres intérêts.
Or afin que l’être de propriété et de péché soit détruit, il est nécessaire que la créature soit réduite au néant de tout ce qu’elle avait de propre sans rien excepter. Et d’autant que cela a une étendue presque infinie à laquelle nous ne pourrions jamais atteindre, Sa divine Majesté qui nous attire à Lui, et qui veut nous donner toutes les dispositions nécessaires pour y arriver, nous fait entrer et nous présente mille occasions de mourir à nous-mêmes pour détruire cet être de péché et d’amour propre.
Ceci nous doit arrêter un peu, afin que je vous dise un secret des plus importants de la vie spirituelle sur lequel on ne s’avise guère de réfléchir, qui est que, depuis qu’une âme s’est abandonnée à Dieu et à Sa conduite, tout ce qui se fait désormais en elle et à l’entour d’elle, au-dehors et au-dedans, soit par Dieu soit par les créatures, soit bien soit mal, tout cela est tellement ordonné par la volonté de Dieu, à dessein de réduire cette âme dans l’état où Il la veut, que de s’en détourner et ne se pas accommoder à soutenir tous ces effets de la divine conduite, c’est empêcher Dieu d’accomplir en nous Ses desseins. Et faute de s’y rendre fidèle, nous voyons un [275] très grand nombre de personnes, fort excellentes d’ailleurs, qui rôdent le reste de leur vie sans avancer davantage, encore qu’elles voient par expérience qu’il y a encore fort à faire.
C’est ce point-là que je vous donne pour réponse à la vôtre, afin que vous vous rendiez si soumise à tout ce que Dieu fera en tout et par tout ce qui vous regarde, que n’y prenant et n’y voyant que Sa seule volonté, la vôtre se fasse tout aussitôt une avec celle de Dieu. Laissez-vous mener partout où il Lui plaira, en peines, en tentations, en chagrins, par les impuissances à s’élever à Dieu, dans les vues de votre perte, dans les craintes de la mort, enfin dans la dernière misère de vous voir et de vous sentir toute seule comme un néant et comme s’il n’y avait rien au monde pour vous, c’est à tout cela qu’il faut vous résoudre, si vous voulez être en état d’approcher et de vous unir à Dieu. Et cet état de néant et d’extrême abandon et pauvreté n’est que le fondement sur lequel Dieu a dessein d’établir votre perfection : c’est pourquoi Il le purge et le purifie par tant de manières. Car sachez qu’il y a encore une espèce de purgatoire à traverser, où les âmes sont purgées de toutes les affections terrestres et élevées aux inclinations des choses célestes. Et cet état de privation est divers dans les âmes selon qu’il plaît à Dieu, mais il n’y en a aucune qui arrive à l’union parfaite de Dieu qui n’y ait passé selon ce qu’il a plu à Dieu. C’est pour cela que tout ce qui fait mourir la nature est très bon et très utile.
Lorsque l’âme est purgée des restes du péché, Dieu S’établit une demeure en elle, et Se [276] fait dans son fond comme une même chose avec elle par le moyen de la grâce, en sorte qu’Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions et de sa vie. Et après Il l’élève encore au-dessus d’elle-même dans une véritable jouissance de Sa divine présence réelle qu’elle expérimente et qu’elle goûte, quoiqu’avec beaucoup de différence de la béatitude.
Quand vous serez là, je vous dirai ce qui vous arrivera et ce qu’il vous faudra faire. Servez-vous de tout ceci comme vous pourrez. Les vrais morts et les vrais abandons ne se font et ne se passent bien qu’en solitude : c’est Dieu qui les opère dans l’âme lorsqu’elle est seule à seul avec Lui. Rien n’est si difficile à soutenir à la créature que l’immensité divine : ce poids lui est insupportable. Adieu.
Vous dites que Dieu ne vous laisse point sans croix : c’est parce qu’Il ne veut vous donner de quoi vous appuyer, jusqu’à ce que vous soyez arrivée au bout du chemin qu’Il veut que vous fassiez pour Le posséder parfaitement. Sa divine Majesté opère merveilleusement en nos âmes par les souffrances. Si nous savions bien nous y soumettre et Le suivre par où Il nous conduit, nous nous trouverions infailliblement au terme qu’Il nous a désigné, sans que nous nous en soyons presque aperçus. Cette amertume que [277] la nature trouve dans les souffrances, la fait retirer avec ses inclinations aux choses créées, et la purifie des impuretés qu’elle a contractées par leur commerce. Je ne vous dis pas ceci pour vous persuader d’aimer tout ce qui vous fera souffrir. Je crois que vous savez bien que c’est par là qu’il faut passer pour mourir à soi-même et pour arriver à Dieu : ce qui se fait d’autant mieux que les croix sont plus sensibles et plus pesantes.
Il n’y a qu’à les porter lorsque Dieu les a mises sur nos épaules ; car leur poids opère sur nous par lui-même, sans autre application ni effort de notre part que la soumission à la volonté et aux ordres de Dieu. C’est cette simple soumission qui, nous unissant à la volonté divine, fait que Dieu opère secrètement en nous et qu’Il fait Son ouvrage, pendant que la nature corrompue est forcée de se purifier sous ce divin pressoir et de se vider de ses inclinations qu’elle avait vers les créatures. C’est pourquoi l’on doit se rendre attentif dans ce temps précieux pour n’en perdre pas un moment s’il est possible. Il n’y a autre chose à faire pour cela qu’à soutenir ce poids en paix et en repos, tant qu’il plaira à Dieu. Car ce ne sont pas nos propres efforts qui nous font atteindre à Dieu : il faut que ce soit Sa divine opération qui nous y fasse entrer. Et pour nous disposer et nous rendre capables d’un si grand bien, Il nous purifie par ces morts, ces abandons et ces croix, dans lesquelles Il crucifie et fait mourir en nous le vieil Adam, qui est notre amour propre, l’ennemi de Dieu et de Jésus-Christ, qui ne peut être le Maître ni régner en nos âmes, pendant que Son ennemi y aura sa demeure.
Ce n’est donc pas tant par notre industrie [278] et par nos opérations que nous devons parvenir à la perfection à laquelle Il nous destine, selon la mesure des grâces qu’Il nous a données et nous donne continuellement pour cela, que par une fidèle correspondance à suivre les divines opérations, en nous laissant aller à ce que Dieu fait en nous, soit par la rigueur des souffrances, soit par l’attrait de la douceur de Ses grâces, qui nous élèvent, lorsqu’il Lui plaît, au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes, pour nous faire goûter dans la plénitude du repos inconcevable, la grandeur des richesses de la gloire qu’Il a préparée pour ceux qui se consommeront totalement pour Son divin amour.
En toutes ces deux manières, l’action de la créature est plus à soutenir Dieu et tâcher de ne point mettre d’obstacles à Ses desseins et à Sa divine opération, qu’à s’efforcer pour se mêler d’avancer par soi l’ouvrage de Dieu en elle ; et son occupation ne doit proprement s’étendre en ce temps-là qu’à recevoir vitalement et comme avec appétit les impressions de Dieu, sans chercher ni vouloir savoir où elle mèneront, et à quoi s’aboutira tout ce négoce. Car ici l’âme ne doit plus regarder rien pour soi, ni avancement, ni perfection, ni aucun autre intérêt, mais seulement celui de Dieu, qui veut anéantir tout ce qui lui est propre pour S’introduire Lui-même et Se faire un avec elle afin de lui servir de premier principe de sa vie et de ses actions.
Vous faites bien de vivre à chaque moment de ce qui se fait et passe, faisant que votre volonté veuille cela, parce que celle de Dieu le veut aussi. Il ne faut pas d’autre occupation. Et c’est n’être pas seulement passive, car cette [279] union actuelle, et comme vivante, de votre volonté à celle de Dieu dans tout ce qui se passe par Son ordre, est une action, ou, si vous voulez, une vie qui nous fait vivre sans cesse unis à Dieu. Il n’est pas besoin de faire autre chose ni d’autres actes.
Il ne se faut pas former une idée du néant dans lequel il faut entrer, parce que tout ce que nous pouvons avoir en objet par notre pensée, soit de Dieu, soit de l’abandon, soit du néant, n’est point une chose qui puisse faire notre bonheur ; puisque ce n’est qu’un effet de notre pensée, et Dieu est encore au-delà de tout ce que nous pouvons penser. L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés : nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau, sans l’aller chercher hors du lieu où ils sont.
Lorsque les tentations et les passions nous tirent de ce repos et de cette mort, pour nous rappeler au-dehors et pour rallumer le feu de nos inclinations naturelles et corrompues, il ne faut point s’enfuir pour chercher à se cacher dans le repos et dans cette paix de l’âme qui tenait toute l’humanité en bon ordre. Il faut soutenir, dans la pauvreté et stérilité de votre âme, les combats que les racines de corruption et de péché qui ne sont pas encore mortes vous présentent. Il ne faut pas aussi vous amuser à les combattre par violence, mais, les soutenant comme des effets de la volonté de Dieu, empêcher que votre volonté ne se laisse aller à ce qu’elles demandent de vous, parce que Dieu veut que Sa grâce surmonte le péché en son propre trône, et qu’elle le chasse du fond de l’âme qui en était [280] infectée et empoisonnée. Ce qui se fait lorsqu’on soutient, par la vertu de cette même grâce et par une généreuse fidélité, ces attaques qui semblent vouloir tout renverser en un seul moment ce qu’on a jamais eu de bon. Il n’y a qu’à souffrir et soutenir toutes ces attaques et tous ces troubles sans s’y laisser aller.
Vous n’avez qu’à travailler à détruire le principe qui vous fait faire des fautes. Il faut que l’indifférence que vous dites que vous avez pour toutes choses vienne de ce que tout ne vous est rien, et qu’il n’y a que Dieu qui vous est toutes choses, auquel et duquel vous devez vivre par-dessus tout. Car la simple indifférence de la seule raison naturelle est comme plusieurs philosophes l’ont eue : ce n’est pas assez pour une âme chrétienne, qui doit agir et vivre par des principes surnaturels. Laissez anéantir en vous-même toute l’activité naturelle, afin de passer par le moyen de la foi [dans la vraie passiveté]. Mais soyez ferme, et vous arriverez où est la vraie lumière.
Ne vous ennuyez1 pas. Le chemin est aussi long qu’il plaît à Dieu et que nous sommes fidèles à marcher et avancer toujours, nonobstant les doutes et les craintes que le démon et la nature nous présentent pour nous épouvanter, sous prétexte de craindre de se perdre, de s’abuser et de se tromper. Il faut traverser tout ce qui arrive de plus fâcheux en ce temps-là, peines, [281] tribulations, tentations, et toutes autres choses fâcheuses, et avancer toujours sans s’arrêter à quoi que ce soit. Il faut que tout vous soit bon : doux et amer, vert et sec. Vous ne devez chercher qu’à vous perdre en Dieu ; et tout vous y aidera, excepté l’amour propre, qui ne sait ce que c’est de se perdre.
1 Ne vous faites pas de souci. Le verbe ennuyer a eu le sens fort de « causer des tourments ». (Rey).
Travaillez pendant que vous avez le temps de le faire. Si vous saviez combien le chemin est long pour trouver Dieu comme Il veut se donner à nous, vous ne vous amuseriez pas. Qui peut se perdre soi-même a trouvé le vrai et droit chemin. Mais la pratique en est si difficile à la nature qu’elle ne peut souffrir que nous y entrions ; et néanmoins grands et petits y passent pour arriver à Dieu. Tâchez de vous écouler au travers des petites peines que Dieu vous enverra en les soutenant amoureusement et fortement.
Il ne faut faire autre chose durant la maladie que de soutenir en paix et repos le poids que Dieu fait sentir et supporter, sans vouloir ni hausser ni abaisser rien de ce qu’on souffre en l’offrant à Dieu ou en s’humiliant. C’est assez qu’on accepte Sa volonté ; et c’est à Lui à en [282] faire l’application et à en tirer le fruit qu’Il veut, qui est d’anéantir les propres lumières et efforts de la créature, et Se rendre le maître de sa conduite, sans qu’elle sache où Il la mène, ni à quoi Il veut terminer cette affaire. C’est assez, encore un coup, qu’elle aille avec Lui, et qu’elle Le suive chargée de son fardeau et de sa croix. En voilà assez pour une malade.
Je suis bien aise, ma très chère fille, que vous ayez fait amitié avec N. Faites ce que vous me dites que vous êtes résolue de faire, car il se faut donner à Dieu tout à fait, et sans aucune réserve, conservant toujours à un chacun ce qui lui est dû, car si vous vouliez vivre en religieuse, vous vous tireriez de la volonté de Dieu. Il faut que vous portiez le poids et les croix d’une femme mariée et mère de famille, tenant votre cœur dégagé, pour être toujours libre pour le donner à Dieu dans tous les emplois que votre obligation demandera de vous, hors desquels vous pouvez et devez le laisser écouler en Dieu de toute son étendue et de toute sa force, oubliant tout le créé pour vous abîmer dans l’infini Objet qui est le Bien souverain où toutes les créatures raisonnables se doivent perdre, pour n’être plus à soi-même, mais pour devenir une même chose avec cette mer immense de tous biens. [283]
Quand voulez-vous travailler à vous mettre dans la disposition que Dieu veut pour Se donner totalement à vous ? Jusque ici, vous avez roulé dans les bons désirs et dans quelques pratiques de mort ; mais vous n’êtes pas encore entrée dans la perte totale de vous-mêmes, où il n’y a plus rien de la créature, et où Dieu règne purement après des agonies qu’Il a fait supporter à l’âme, qui sont inconcevables à ceux qui ne les ont pas éprouvées.
Mais comme Sa Majesté a mis une mesure à toutes Ses grâces, et qu’Il destine un chacun au degré de sainteté conforme à la mesure de Sa grâce, chacun doit travailler à remplir Son dessein et à se conformer à cette mesure de sainteté qu’Il nous a destinée. Il y aura de quoi contenter tout le monde, puisque tous Le posséderont parfaitement et autant qu’ils le voudront.
Je vous ai écrit depuis peu. Je vous demandais des nouvelles de toute la famille. Celle que vous m’avez écrite me donne bien de la joie, voyant que Notre Seigneur verse Ses bénédictions sur vous tous. Je ne puis vous dire rien de bien particulier jusqu’à ce que je sache ce qui s’est passé en vous depuis mon départ1.
[284] Il est vrai que nous avons toujours tant à travailler, pour passer par la mort et par l’anéantissement de nous-mêmes à la vraie vie et au tout de Dieu, qu’on a toujours grand sujet d’en parler, et d’exciter les âmes que Dieu attire à Soi à entrer et s’avancer dans ces chemins de mort où la nature ne voit goutte, parce qu’il faut contrarier tous ses sens et se dépouiller de tout ce qui leur est agréable.
Si l’on pouvait bientôt traverser cette mort et cet anéantissement de toutes choses, Dieu qui nous attire sans cesse à Lui, ne manquerait pas de Se communiquer à l’âme et de la remplir de tout Soi-même. Mais c’est un abîme si profond que notre amour propre nous a causé, qu’il n’a presque point de fond. Il est vrai que le poids des croix que Dieu envoie dans la vie à ceux qu’Il veut sanctifier, les fait merveilleusement avancer dans l’expérience de leur propre néant et détruit cet amour de nous-mêmes qui nous éloigne de Dieu.
Travaillez avec la grâce à ne prendre rien hors de Dieu, si ce ne sont les souffrances et les humiliations ; et encore, il faut les recevoir et les porter en Dieu. Il ne doit y avoir rien hors de Dieu, qui nous doive attirer ni émouvoir. C’est assez que nous supportions tout ce qui arrive, s’il est fâcheux avec patience ; s’il est agréable en le rapportant à Dieu, sans s’y arrêter.
1 Madame Guyon rencontra peut-être Maur à la suite d’un voyage de celui-ci, dont on sait qu’il vivait en retraite dans le sud-ouest de la France.
Je voudrais bien, chère fille, vous apprendre pendant que je suis en vie, les détours qui empêchent les âmes que Dieu attire à Lui, et qui font qu’elles n’y arrivent que fort tard, et quelquefois point du tout, au moins selon le degré de perfection que Sa divine Majesté leur avait destinée.
Un des plus grands qui se rencontrent, c’est que les personnes dévotes qui ont lu plusieurs livres spirituels et mystiques, voudraient entrer par leurs propres efforts dans les états fort hauts et relevés qu’elles ont trouvés dans ces livres. Et comme leur état n’est pas encore d’une si haute portée, et que c’est une maxime véritable que nous ne pouvons agir qu’autant que nous sommes en vertu et puissance intérieure, de là vient que ces personnes font des efforts inutiles et languissent toute leur vie, sans s’avancer vers ce qu’ils désirent de tout leur cœur. C’est une des causes qui fait que plusieurs âmes se dégoûtent et quittent tout, s’imaginant que la vie spirituelle n’est pas ce qu’elles avaient cru.
Ce malheur vient de ce qu’elles ne savent pas que Dieu veut qu’après que nous nous sommes servis de nos propres efforts et de toutes nos puissances pour nous retirer de l’esclavage du péché par l’acquisition des vertus, et que ces mêmes puissances étant épuisées à force de s’écouler [286] en Dieu par l’activité de leur amour, Dieu, dis-je, veut qu’elles cessent cette façon d’agir pour entrer par les obscurités de la foi dans un abandon universel de tout elles-mêmes et de tout ce qui les regarde. Et pour les y mieux faire entrer, Il retire Son concours sensible et laisse l’entendement et la volonté comme à sec et sans pouvoir se mouvoir ni de côté ni d’autre ; et comme si tout ce qui s’est passé en ces âmes était un songe, elles demeurent à elles-mêmes sans savoir que devenir. Mais si elles savent bien faire usage de cette disposition, c’est ici où elles doivent se préparer pour recevoir un jour les trésors du ciel.
Il faut donc qu’elles veuillent cela même et qu’elles se laissent sous ce pressoir de la volonté et opération de Dieu, qui les veut purifier jusque au fond et en tirer toutes les racines de l’amour propre. Et au lieu de vouloir s’efforcer pour s’élever au-dessus de soi et de tout ce qui se passe en elles, [ce] qui est assez souvent fort fâcheux parce que la nature corrompue se réveille, elles doivent se laisser anéantir, et porter avec foi et vigueur tout ce poids qui semble être tout péché. Car l’âme ne ressent ici que sa propre misère, qui l’accable comme un poids de dessous lequel il lui semble qu’elle ne pourra jamais sortir. Aussi faut-il que ce soit Dieu qui l’en retire, pour Se faire goûter à Sa créature d’une manière plus excellente qu’elle n’avait jamais éprouvée. Cela dure tant qu’il plaît à Dieu et quelquefois assez longtemps. Mais il faudra y être replongée plusieurs fois, et plusieurs fois d’autant plus excellemment relevée que le fond de l’âme aura été plus purifié.
Il faut remarquer que, quoique ce soit [287] Dieu qui fait ceci comme premier principe et agent principal, Il le fait néanmoins toujours conjointement avec l’âme qui s’abandonne à l’action de Dieu et agit par elle. On ne doit donc se mouvoir que par ce principe, ni vouloir autre chose que ce qu’il fait en nous. Car Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-mêmes, gouverne tout l’intérieur : c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-mêmes pour y mettre Sa grâce, qui fait de notre être naturel purifié un être surnaturel et déiforme, selon lequel Dieu vit en nous et nous ne vivons qu’en Lui et par Lui. En voilà assez pour cette fois.
Vous voulez, chère fille, que je vous donne une règle générale que vous puissiez suivre toujours, tant pour la messe que pour la sainte communion. Vous ne me dites pas quelle difficulté vous y avez. Mais si ce n’est que pour satisfaire au précepte de l’Église, vous y satisfaites en allant à l’église à intention d’entendre la messe et assistant réellement lorsqu’on la dit, encore que vous vous occupiez de Dieu, sans avoir autrement votre esprit occupé aux cérémonies ni à tout ce qui s’y fait ; et pour les distractions et divagations qui y peuvent venir, cela n’empêche pas que vous ne vous acquittiez de votre obligation, surtout si vous ne les admettez pas volontairement.
Pour la sainte communion, il n’est pas nécessaire de changer votre façon ordinaire de vous occuper avec Dieu, parce qu’Il est de même partout. [288] C’est l’amour qui est la vraie disposition pour le recevoir. Aimez-Le selon que le pouvoir vous est donné de pouvoir aimer, et ne vous mettez pas en peine de faire d’autres actes, ni d’autres préparations.
Pour ce que vous dites que vous avez de la peine à trouver la volonté de Dieu dans les troubles que la nature excite au-dedans de vous-même, qui semblent porter tout au péché, sachez que, quoique Dieu ne veuille pas le péché et qu’Il n’y porte point, Il souffre et permet et veut que la créature qu’Il veut purifier, pâtisse non seulement dans l’esprit, en l’élevant par Son divin esprit et par Sa grâce jusqu’à sa parfaite jouissance, mais aussi dans la chair et dans toute la partie animale jusque au plus bas étage de l’humanité, en lui faisant part de la vertu de Jésus-Christ crucifié. Marquez ceci : Il retire de cette créature Son concours et Ses grâces sensibles ; Il l’abandonne, ce semble, à toute la corruption de la nature, et permet qu’elle ressente et qu’elle porte toutes les faiblesses, les misères et les bassesses auxquelles le péché l’a réduite, et veut que dans cet état et ces dispositions elle détruise et surmonte par la vertu de Jésus-Christ le péché dans le péché même, je veux dire dans toutes les attaques du péché, dans lesquelles on doute si on a péché. C’est assez que la volonté supérieure ne se soit pas déterminée à vouloir toutes les abominations que l’imagination fournit, quoiqu’il semble que toute l’animalité ne goûte et ne veuille autre chose.
C’est donc Dieu qui veut triompher par la fidélité de la créature et par la grâce qu’Il lui donne à soutenir ces peines infernales de Son ennemi, [289] le péché, qui était le prince de ce petit monde, et qui en sera chassé entièrement si on soutient fidèlement en s’abandonnant à Dieu, qui ne permettra jamais que le péché prévale, si on se confie en Sa divine Majesté.
Ce n’est point à la créature de vouloir choisir son chemin : c’est à Dieu à la conduire par où il Lui plaira, pour la faire arriver au terme qu’Il lui a destiné. Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu, qu’Il nous manifeste par ce qui se passe en nous et hors de nous, car excepté le péché, la volonté de Dieu est partout. Qu’Il mette en repos, en passiveté, au néant : tout cela n’est point encore Dieu, et il faut le trouver au-dessus de tout cela. Et tant que nous pourrons nous former une idée de notre voie et de notre manière de nous tenir avec Dieu, nous ne sommes pas encore bien perdus à nous-mêmes. Ceci est beaucoup dire à une personne qui a beaucoup peur de se perdre, mais puisque Dieu vous y mène par la croix, ne vous souciez que de marcher par là, sans voir où cela s’aboutira.
Il n’y a rien de plus dangereux que de vouloir se faire son chemin, et c’est néanmoins ce qui est assez ordinaire dans la vie spirituelle. On se veut mettre dans des états qu’on a vus dans des livres ou des écrits, et Dieu veut mener par ailleurs. Je vous ai dit que nous ne saurions avoir une plus assurée connaissance de la voie de Dieu sur nous et de Sa divine volonté, que ce qui se passe en nous et à l’entour de nous, sans que nous l’ayons fait ni recherché, [290] et par conséquent il faut vouloir et s’accommoder à tout cela. Les imperfections même dans lesquelles on tombe, servent à nous faire ressentir la peine du péché. Ce n’est pas qu’on ne doive faire mourir en nous la cause de ces imperfections et vaincre dans l’occasion, mais lorsqu’elles sont commises, il faut supporter la peine qu’on en ressent au-dedans et s’en confesser à la première occasion.
Vous voudriez savoir si Dieu vous aime ou non. Ce n’est pas ce que doit chercher une personne abandonnée à Dieu, non pas même à l’heure de sa mort. Si vous vous confiez en Dieu, laissez-Le faire : votre affaire est de L’aimer et de mourir à tout.
Vous devriez bien, chère fille, vous appuyer plutôt sur la fidélité de Jésus-Christ que sur la parole des hommes, pour vous assurer de la bonté de votre voie, qui sera toujours très certaine tant que vous vous tiendrez attachée au Principe et à l’Auteur de notre salut, en faisant avec humilité tout ce que vous pourrez pour Le suivre par tous les chemins difficiles qu’Il vous présentera pour vous conduire au Calvaire, où il faudra mourir avec Lui sur la Croix. Je ne puis vous rien dire de plus certain, ni vous donner une marque plus assurée de Son affection que les croix et les peines qu’Il vous envoie.
Et quoiqu’il y ait parmi ces peines des choses [291] qui semblent vous porter à ce qui déplaît à Dieu, néanmoins si vous les soutenez comme des effets de Sa volonté, laissant ce qui Lui pourrait déplaire, et retenant votre volonté en sorte qu’elle ne descende pas vers le péché, tout cela vous servira à vous sanctifier et à purifier votre âme des choses qui sont contraires à Dieu, qui veut que nous triomphions par sa grâce du péché dans ce qui nous porte au péché.
Pour tout le reste qui ne semble avoir d’autre effet que d’affliger l’âme, et qui la tient dessous la presse dans une oppression et douleur presque inexplicable, il ne faut que soutenir ce poids le mieux que vous pourrez. Portez ce chagrin et cette tristesse avec force et patience : c’est la main de Dieu, qui est d’autant plus proche de vous que cela vous est sensible. Mais aussi il n’y a rien qui pénètre si bien le fond de l’âme et qui le prépare si dignement, que ces angoisses intérieures, de quelque part qu’elles viennent. C’est bien en ce temps qu’il faut être passif, sans faire autre chose que soutenir, vouloir et suivre, en se laissant aller où Dieu nous conduit par cela, encore que nous ne sachions pas où c’est. Mais il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. Il ne faut rien faire pour nous tirer de cette presse ; il faut rendre l’âme à Dieu et faire mourir dans ce gibet le vieil homme avec son amour propre. Cela dure quelquefois assez longtemps, mais non pas toujours dans de si grandes agonies. [292]
Il n’y a autre chose à faire durant tout ce temps. Tout cela est votre oraison, votre pratique, vos exercices et le reste. Vous pouvez et devez faire vos pratiques extérieures accoutumées, comme s’il ne se passait rien en vous. Vous pouvez aussi vous soulager pour ce qui regarde le corps, plus qu’en un autre temps. Je ne manquerai pas de prier Dieu qu’il vous fasse une âme d’oraison, et qu’Il vous aide à porter votre fardeau.
Je vous mandais dans ma dernière lettre, chère fille, qu’il y a un grand nombre de personnes qui travaillent à la vie spirituelle et qui ne parviennent point à l’intime et réelle union avec Dieu, parce qu’ils s’y veulent introduire par leur propre industrie et leurs propres efforts ; au lieu qu’ayant épuisé tous ces mêmes efforts pour s’écouler vers Dieu, et sentant qu’ils ne peuvent avancer davantage d’eux-mêmes, ils devraient se contenter de leur impuissance et soutenir la privation que Dieu leur fait de Son concours sensible, afin de les réduire à s’abandonner à Lui par la foi, et à demeurer dans les ténèbres et dans l’impuissance d’agir ni de se mouvoir. Mais faisant le contraire, ils se tournent de tous côtés pour se tirer de cette [293] presse où ils se trouvent, et ne font rien que s’enfoncer davantage dans l’obscurité et la peine.
Ceux de qui je veux parler aujourd’hui, sont tout à fait opposés à ceux-ci qui, ayant lu dans les livres spirituels qu’il faut anéantir toute l’activité de la créature et que ce soit Dieu qui fasse tout en elle, se jettent d’eux-mêmes dans un certain état qu’on peut appeler d’oisiveté, où ils disent qu’ils anéantissent toutes choses, et demeurent là sans rien faire, croyant arriver à Dieu par ce moyen. Ils se persuadent que ce repos vaut mieux que tous les efforts qu’on puisse faire. Parce que, disent-ils, la créature ne pouvant atteindre Dieu réellement par son opération, il faut qu’elle attende en cette disposition d’anéantissement qu’Il l’élève par Son opération à un état plus haut et [parce] qu’il n’y a rien de meilleur pour elle que de se tenir ainsi anéantie devant Dieu, puisque après le néant il n’y a plus rien à faire pour elle. C’est en ce point où s’arrête la plus grande partie de ceux qui croient être plus avancés dans la vie mystique.
C’est un manquement irréparable de se mettre soi-même en cet état qui ne doit venir que de l’épuisement de toutes les puissances de l’âme à force de s’écouler en Dieu tant par la vue de tous les divins mystères que par l’acquisition des vertus, et enfin par l’exercice de l’amour, qui l’ayant fait surpasser toutes les raisons et considérations qu’elle pourrait avoir pour se donner à Lui, l’a réduite dans une simplicité et unité si grande qu’il semble qu’elle ne peut plus passer outre et qu’elle ne voit plus rien que Lui vers qui elle puisse tendre. Mais ne pouvant rien faire davantage, elle est contrainte de [294] succomber devant la face divine, qui la cache du voile de la foi, et la réduisant dans une impuissance d’agir et de s’élever vers Dieu par ses propres efforts ordinaires, la laisse à soi-même et permet que, dans une pauvreté de toutes les lumières et secours spirituels, ses ennemis viennent fondre sur elle pour achever de l’accabler par des peines si horribles et des tentations si étranges que, se croyant perdue, elle se sent attaquée de désespoir. Elle n’a pas même la force ni le courage de se tourner à Dieu, qui la laisse ainsi en proie à ses ennemis ; la nature corrompue, qui semblait être morte, se réveille et lui fait éprouver des combats bien plus furieux que ceux qu’elle a soutenus dans le commencement de sa conversion. Elle ne voit plus rien, ni en haut ni en bas, sur quoi elle puisse s’appuyer ; et toutes les autres peines qu’il faut qu’elle souffre, sont si grandes et en si grand nombre qu’il faudrait un livre pour les expliquer.
Il n’y a guère d’âmes qui arrivent à la souveraine et dernière union avec Dieu qui ne passent par ce purgatoire, qui est plus long et plus affreux selon que Dieu veut élever davantage les âmes dans la jouissance qu’Il leur veut donner de Soi-même dans cette vie. Ce purgatoire et ces peines sont données à ces âmes pour purifier leur fond de la corruption du péché, et pour les rendre capable d’une vie toute divine qui leur est donnée par la grâce, qui les trouvant ainsi purifiées les pénètre dans la suite du temps dans une plénitude entière, en leur donnant un être surnaturel par lequel elles opèrent d’une manière digne de Dieu.
C’est pourquoi les directeurs de ces personnes qui sont ainsi traitées de Dieu doivent [295] bien prendre garde de ne les tirer de leur voie ni de ces peines, ni elles de s’en vouloir retirer en agissant et se servant de leur propre industrie pour reprendre leur activité première, ni leur simple tendance vers Dieu. Car toute leur affaire est au fond d’elles-mêmes, où Dieu opère secrètement par tout ce qu’elles ressentent de plus fâcheux dans la partie inférieure où elles sont pour lors toutes réduites, ne leur restant que leur simple bonne volonté, et qui même ne se sent pas quelquefois. Mais il n’importe : il n’y a rien à faire pour elles, quoi que ce soit qui se passe en elles, sinon de soutenir tout ce poids de la main de Dieu qui les tient sous ce pressoir, pour en faire sortir ce soi-même qui est l’amour propre, que le péché a si profondément enraciné en elles qu’il n’y a que Dieu qui l’en puisse arracher. C’est ce qu’Il fait en les jetant dans ces états de misères où elles croient être perdues.
Il y a bien de la différence entre les peines passagères qui arrivent ordinairement aux âmes dévotes en toutes sortes d’états, et entre celles-ci qui vont jusqu’à la moelle des os ou jusqu’à la substance de l’âme, s’il est permis de parler ainsi. Les autres sont pour peu de temps. Celles-ci durent quelquefois plusieurs années, et même sont réitérées assez ordinairement, parce qu’il se trouve peu de personnes qui puissent les soutenir ou assez longtemps ou assez fortement pour pénétrer toute l’âme et la purifier entièrement. Outre qu’elles peuvent toujours recevoir de nouveaux degrés de purification, selon lesquels la grâce s’étend aussi de plus en plus en elles, et les rend capables de jouir plus parfaitement de Dieu, parce que leurs opérations par lesquelles elles jouissent de Lui sont d’autant [296] plus nobles et plus étendues que leur être surnaturel et divin s’est amplifié par la grâce, les opérations devant suivre la grandeur de l’Être d’où elles sortent et du Principe qui les produit.
Vous pouvez juger de ce que je viens de vous dire que ce n’est pas aux âmes à se jeter elles-mêmes dans ces états passifs, mais il faut attendre que Dieu les y mette, et qu’aussi il ne faut pas s’en tirer lorsqu’Il y a mis, mais s’abandonner à Sa conduite et demeurer dans ce dépouillement de toutes choses et dans cette pauvreté spirituelle autant qu’il plaira à Dieu et de la manière qu’Il voudra, se laissant abîmer dans son néant, duquel Il retire lorsque Sa divine Majesté le juge à propos.
Je sais bien que ceci n’est pas suffisant pour satisfaire des âmes qui seraient dans ces états pénibles, où elles auraient besoin presque continuellement d’être soutenues par des personnes expérimentées. Néanmoins si elles se veulent bien persuader qu’il ne faut que se perdre et s’abandonner et se laisser abîmer aveuglément par les divines opérations, sans regarder ce qui en arrivera ni où on les mène, elles se pourraient passer de tout. Il est vrai qu’il faut beaucoup de foi et de force pour soutenir toujours et pour outrepasser une infinité de doutes et de craintes qui se présentent. Les divers[es] rencontre[s] de la vie où il faut mourir aident beaucoup, conduisant à cette disposition si on est fidèle à les supporter dans la conformité à la volonté de Dieu, laquelle doit être notre règle en toutes choses, soit pour agir soit pour pâtir.
Je vous écris ces choses afin que, si je meurs devant1 vous, vous ayez au moins cela qui pourra vous servir. Je pourrai avec le temps vous parler plus au long de cet état de purification entière dans laquelle le vieil Adam est mis à mort et par laquelle on passe à une vie meilleure et fondée en Jésus-Christ, auquel nous sommes faits semblables par Sa grâce, et notre nature humaine est toute renouvelée et réformée, en telle sorte que c’est Lui qui vit et opère en nous, et non plus ce nous-mêmes de propriété et d’amour propre, qui nous a fait vivre si longtemps sous l’esclavage du péché, duquel nous avons été délivrés par Jésus-Christ. Je prie bien Dieu pour vous.
aentre : ajout inutile.
1avant.
Si Notre Seigneur ne vous tenait sur la croix, comment voudriez-vous qu’Il consommât Sa rédemption en votre âme et en votre corps ? Il a rempli par Sa mort les obligations dont Il s’était chargé pour la rédemption de tout le genre humain. Mais pour le salut et rachat d’un chacun de nous, il est nécessaire qu’Il nous fasse participants de Sa Croix et qu’Il nous y fasse mourir, afin que nous Lui soyons semblables et qu’Il nous fasse aussi ressusciter avec Lui, en nous faisant participants de Sa vie divine. Ne vous étonnez donc pas de voir qu’Il vous attache si souvent à la croix : c’est parce qu’Il veut que vous y mourriez bientôt afin de vous donner cette divine vie qu’Il vous a préparée. Les croix qui vous approchent le plus de la mort sont les meilleures pour vous. La nature y souffre à la vérité de furieuses [298] agonies, mais il faut passer par là, et toutes ces peines cessent après la mort.
C’est encore où vous mène ce désert où vous êtes, dans lequel vous ne recevez ni goût ni vie de quoi que ce soit qui se présente à vous. Il ne faut pas même que vous en cherchiez, mais il faut vous laisser anéantir avec les actes de votre propre vie, sans vous mouvoir ni tourner de côté ou d’autre pour vous appuyer. Laissez-vous perdre et abîmer, jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien de vous que le seul être naturel qui ne soit soutenu que de la grâce sans la sentir, et d’une foi toute nue, par la force de laquelle vous souteniez tout ce poids de la main de Dieu autant et aussi longtemps qu’il plaira à Sa divine Majesté. C’est sous cette pesanteur de la grandeur infinie de Dieu qu’il faut que la créature rentre comme dans son néant, et qu’elle rende tout et se purifie de tout ce qu’elle a pris pour elle-même par son amour propre et sur quoi elle s’est appuyée en laissant et oubliant Dieu, son premier et unique principe qui seul la peut faire subsister par Sa grâce et par Sa vertu.
Laissez-vous donc conduire par ces profonds abîmes où toute la nature est aveugle et où il n’y a que Dieu qui y puisse mener. C’est ce qu’Il nous a conseillé lorsqu’Il nous a ordonné de prendre nos croix et de Le suivre1. C’est pour cela qu’Il retire les lumières qu’Il avait accoutumé de donner, pour faire entrer dans les morts qu’Il préparait. Mais lorsqu’il faut soutenir une mort totale à toutes choses, Il ôte tout, et lumière et vue et désir. Il faut que tout cesse, et que la créature se rende toute elle-même à Dieu dans son amertume, qui lui semble infinie parce qu’il n’y a rien que d’amer. C’est à cela que [299] vous disposent ces attaques que Dieu vous envoie. Vous seriez heureuse si elles vous pouvaient enfoncer si profondément que vous ne vinssiez jamais à vous-même et que tout fût perdu pour vous, car vous retrouveriez cent fois autant et plus en Dieu que ce que vous auriez perdu. Attendez ce que Dieu fera et vous perdez sans cesse, ne vous arrêtant point à chicaner avec Dieu sur votre conscience. Abandonnez-Lui tout et Le laissez faire.
1Matt. 10, 38 ; Matt. 16, 24 ; Marc 8, 34 ; Luc 14, 27.
Je vois que la croix vous pèse beaucoup sur les épaules, et que vous voudriez vous en soulager en voyant ce que vous faites et où vous marchez. Mais ne voyez-vous pas que, Dieu vous conduisant comme Il fait, vous ne devez pas vous mettre en peine du chemin, puisque vous ne savez pas où Il vous veut mener ? Vos actes, votre application et tout ce que vous devez faire, c’est de demeurer dans votre abandon, dans votre obscurité, et marcher par où Dieu vous conduira. Suivez seulement, et soutenez ce qui se passe en vous-même et ce qui se fait au-dehors de vous qui vous touche. Et prenez tout cela, soit doux ou amer, comme des opérations de Dieu, qui veut purifier le fond de votre âme et le préparer pour sa demeure actuelle et réelle et pour y servir de principe d’une vie surnaturelle et déiforme qu’Il veut vous donner. Vous ne pouvez empêcher une infinité de pensées [300] de toute façon, qui viennent plutôt de la sécheresse et du vide de la nature où elle se trouve en cette grande privation qu’elle a de toutes choses et de Dieu même, que de quelques objets où le cœur soit attaché. Ainsi il faut laisser voltiger tout cela comme des mouches qui passent et ne s’y pas arrêter.
Ne vous inquiétez pas pour vos confessions. Quand vous ne sentez rien sur votre conscience, vous pouvez sans difficulté vous approcher de la Sainte Table. Si l’on vous a permis autrefois de le faire tous les jours, faites-le. Si vous ne le faisiez pas si souvent, faites-le quatre fois la semaine. Ne vous étonnez pas de vous voir si pauvre et si chétive devant Dieu. Supportez votre misère avec humilité et patience, et Dieu vous fera autre quand il Lui plaira.
Si vous pouvez vous abandonner si parfaitement à Dieu que vous ne veuillez plus prendre soin de vous-même, ni de ce que vous êtes devant Lui, mais Le laisser faire tant pour le présent que pour l’éternité, tous les retours sur vous-même s’évanouiront et vous demeurerez en repos dans les mains de Dieu comme un enfant entre les bras de sa nourrice. Ne vous mettez donc plus en peine de votre état. Il est bon : soutenez-le seulement en regardant la volonté de Dieu qui l’opère. Mourez à tout le dehors autant que vous pourrez, et ne cherchez point à être autre que vous êtes que quand Dieu le fera. Il n’y a rien autre chose présentement à faire pour vous.
Pour ce qui est de la disposition qu’il faut que vous ayez à l’heure de la mort, c’est celle qu’il faut que vous ayez présentement, qui est de demeurer et de vous laisser entre les bras de Dieu sans vous mettre en peine de ce qu’Il voudra faire. [301] Ne retournez plus à la recherche de ce qui s’est passé en votre vie, et si vous vous en êtes bien confessée ou non. Il faut tout abandonner et demeurer seulement unie à Dieu en paix et en repos après avoir reçu les saints sacrements de l’Église. Si l’on vous fait faire des actes en vous exhortant, faites-les avec humilité, et si l’on vous importunait trop, priez humblement que l’on vous donne un peu de repos pour vous occuper avec Dieu. Voilà tout ce que vous avez à faire quand la mort arriverait présentement. Ce que vous avez lu touchant les croix qui purifient les fautes que l’on fait, est vrai. Ne vous mettez pas en peine du degré où vous êtes, Dieu sera votre tout et Sa main sera votre degré : appuyez-vous y seulement. Je Le prie bien pour vous.
Notre Seigneur S’est donc servi de ces sottises du monde, pour vous faire goûter le bien qu’Il vous a fait de vous retirer de ses vanités, pour vous tenir dans les prisons obscures de Son amour, où il fait meilleur pour l’esprit que dans tous les palais des Grands de la terre, quoique la nature y souffre beaucoup ! Si Dieu trouvait des âmes assez fortes et assez fidèles pour soutenir les rigueurs de Son amour, Il les rendrait bientôt parfaites et purifiées des ordures du péché. Mais il faut qu’Il S’accommode à nos faiblesses et qu’Il mêle Ses amertumes de douceurs pour nous mener à la fin qu’Il nous a destinée.
Recevez tout ce qu’il Lui plaira de vous donner et demeurez dans toutes les dispositions [302] où Il vous mettra, toujours soumise à Sa conduite, acceptant tout ce qu’Il fera en vous, de bon cœur, sans vouloir savoir si cela vous est bon ou non. Car votre abandon entre Ses mains doit être votre seul appui dans lequel vous devez vivre de foi et laisser passer toutes choses en vous et hors de vous comme n’y prenant plus d’intérêt, non pas même à votre propre perfection que vous devez laisser ménager à Dieu. Vous n’avez donc qu’à soutenir tout ce qu’Il fera en vous, en suivant Sa divine volonté qui est que vous acceptiez sans cesse toutes choses comme elles se passent et comme des effets de cette divine volonté, qui opère votre perfection par des choses qui semblent n’être rien. Tâchez d’entrer en ces pratiques et vous vous en trouverez bien.
Vous voulez savoir quel temps il fait dans notre ermitage. Il n’y fait ni chaud ni froid : tout y est égal comme en paradis. Jugez par là si je dois m’y bien porter.
Mais vous, que devenez-vous ? Que faites-vous ? Les croix commencent-elles à vous rassasier ? Il n’est pas temps. S’il faut aller avec Jésus-Christ à Son Père éternel, il faut délaisser tout et être délaissée de tout à son exemple. La nature frémit de passer par des chemins si terribles, mais c’est pour être unie à Dieu et pour en jouir réellement dès cette vie d’une manière inconcevable. Pourquoi est-ce donc qu’on ne s’abandonnerait pas à une totale abnégation de [303] toutes choses et de soi-même pour posséder ce bien inestimable ?
Allez donc sans regarder si c’est sur les épines et dans de la boue que vous marchez. Pourvu que vous vous tiriez des chemins et que vous passiez par-dessus tout, c’est assez. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois.
Ne vous étonnez pas lorsque vous sentirez des tempêtes dans votre intérieur et que votre imagination excitera du bruit dans toute l’animalité, sur laquelle elle exerce un empire absolu, qui durera jusqu’à ce que la grâce et votre fidélité l’ait réduite sous l’empire de la justice et de la raison. Mais tous ces efforts et tous ces mouvements de rébellion qu’elle excite ne sont criminels devant Dieu qu’autant que la volonté y descend pour y prendre une complaisance libre et volontaire, car tant que nous tenons bon sans nous y laisser emporter, ces combats sont toujours avantageux pour nous, et il est nécessaire que les âmes que Dieu a choisies pour être tout à Lui soient éprouvées et purifiées par toutes sortes de voies, surtout celles qu’Il a destinées pour être unies à Lui et être Ses amies particulières. Il faut que la nature humaine soit crucifiée en chaque personne que Dieu veut préparer pour n’en faire qu’une même chose avec Soi. Et pour cela on la fait passer par toutes les épreuves du bien et du mal, par les tentations qui portent à rechercher tout ce qui serait [304] doux et agréable, et par les humiliations et les peines qui la pénètrent jusqu’au fond de l’âme et lui font rendre tout ce qu’elle pourrait avoir pris de plaisirs, par une amertume et une douleur de cœur qui ne s’explique qu’à ceux qui la ressentent.
Et si l’on demande ce qu’il faut faire et quels remèdes à tant de maux si contraires, il n’y en a point de meilleur ni de plus assuré que de se laisser abîmer et noyer en ces amertumes, où il faut mourir au plaisir que la nature se propose et qu’elle voudrait, et vivre de douleurs qu’elle fait ressentir dans les agonies qu’elle souffre par toutes les peines et les abandons qu’il faut traverser pour arriver au pays de la paix et du repos, que personne ne pourra plus ravir à l’âme qui sera assez heureuse et assez courageuse pour soutenir jusqu’à la fin et en marchant toujours dans son abandon et dans sa perte, sans vouloir savoir où elle est, ni où elle va, se contentant de s’être jetée avec confiance entre les bras de Dieu et de ne se soucier plus de soi-même.
Voilà ce que vous devez faire en tout ce qui vous peut arriver de plus fâcheux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Allez toujours par les chemins que Dieu vous présente, ne vous conduisant plus que par Sa sainte volonté, qui vous est déclarée tant par ce qui se passe en vous-même que par les divers accidents extérieurs qui vous arrivent et aux personnes auxquelles vous prenez intérêt. Tout vous doit être un dans cette volonté de Dieu, et le bien et le mal, quand il n’y a pas de péché. Car c’est par ce moyen d’anéantissement de tout le créé que Jésus-Christ Se forme dans la créature qu’Il a rachetée par Son sang.
C’est un ouvrage si grand et si précieux, et [305] nous retranchons si peu de nous-mêmes pour en venir à bout, que ce n’est pas merveille qu’il soit si long à faire. Car il faut premièrement détruire tout ce qui est en nous de contraire à Dieu, qui est l’amour propre qui nous a pénétrés jusqu’aux os, puis édifier la demeure et le tabernacle de Dieu, qui doit être notre âme et notre corps et toute notre humanité, que Jésus-Christ doit et veut réformer à la façon de la Sienne, et s’y unir par Sa grâce comme Il était uni à Son humanité par Sa nature divine. Voilà à quoi vous devez aspirer. Jugez donc si toutes ces croix que vous me mandez que Notre Seigneur vous a envoyées, vous doivent être chères puisqu’elles vous conduisent à ce bien. Avalez tout ce qu’Il vous présentera de semblable et en vivez : c’est votre partage, laissez anéantir tout le reste. Acquittez-vous tout le mieux que vous pourrez de vos obligations de mère de famille, et allez votre train par la voie par laquelle Dieu vous conduira.
Il est vrai que la créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même et qu’elle n’ait détruit toute la propriété qu’elle a acquise en se retirant de la conduite de Dieu pour s’abandonner à la recherche et à l’amour des créatures par sa propre volonté. Et comme ce retour vers Dieu est si difficile et si [306] éloigné, et cette vie de péché et de dérèglement est si profondément enracinée dans nos âmes que nous ne savons presque plus par où nous y prendre pour le bien faire, il faut que la miséricorde de Dieu y mette la main, autrement nous n’en viendrions jamais à bout.
Il est vrai qu’il faut donner de si grands coups pour nous redresser, que la douleur que nous en ressentons semble nous porter à la mort, tant elle est violente. Car bien que nous soyons parfaitement persuadés qu’il faut souffrir et mourir à soi-même pour retrouver la vie divine que nous avons perdue par le péché, Dieu cependant, qui ne demande de l’âme sinon qu’elle le veuille bien, la voyant en cette disposition, la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu sont des illusions.
Mais cette pénétrante douleur qui la vient attaquer au milieu de ce pitoyable état, brise son cœur d’une telle force qu’elle ne voit plus de jour pour en revenir jamais. C’est en ce point que se fait et passe le véritable abandon, par lequel la créature sort comme hors d’elle-même pour se perdre totalement en Dieu, qu’elle ne voit et ne connaît plus que comme un abîme sans fond et sans rive, dans lequel elle est jetée par une main invisible qui l’arrache de soi-même par l’excès de la douleur qu’elle éprouve, pour la précipiter et la perdre dans cet abîme.
Ce n’est pas merveille que rien ne la puisse [307] consoler en cet état, puisqu’elle est tirée au-dessus de ses puissances et de tout ce qui lui pourrait être représenté pour sa consolation. Aussi n’y a-t-il rien à faire pour une âme en cet état, que de se laisser abîmer par le poids de la main qui pèse sur elle et qui l’enfonce dans cette perte. Ce n’est plus à la créature à vouloir savoir ce que Dieu prétend faire d’elle : c’est assez qu’Il le sache et qu’elle se laisse aller à son amoureuse conduite, encore qu’elle ne voie pas même quelquefois que c’est Dieu qui opère ces choses en elle, particulièrement si cet état est accompagné de tentations et de révoltes de la nature, qui ne représentent à l’âme que l’image du péché, en lui en faisant ressentir les effets, qui ne sont cependant que des effets de nature parce que le consentement ni la volonté n’y est pas. Il faut demeurer fort et ferme en sa perte et abandonner tout à Dieu, avalant toutes ses misères en les soutenant comme ce qui nous est donné pour nous réduire à rien et nous faire éprouver notre propre néant. Il n’y a rien de plus cruel à la nature, ni de plus utile à l’âme qui sait vivre de foi et demeurer abandonnée et perdue entre les mains de Dieu. Aussi est-ce par ce moyen qu’Il veut nous rétablir dans la jouissance, et nous redonner la vie de grâce et de sainteté que nous avons perdue dans le règne de l’amour propre et de la nature corrompue.
Aimez donc cette vie et vous estimez heureuse lorsque Dieu vous en fait goûter quelque chose. Ne vous étonnez et ne vous arrêtez à rien de tout ce qui se passe dans la partie animale. Traversez toujours votre chemin et [votre] désert. Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes. C’est assez que vous sachiez que [308] vous vous perdez et que Dieu vous recouvrera. Il aura soin de tout, si vous Lui confiez totalement toutes choses. Il vous aime, puisqu’Il vous tient avec Lui dans la croix.
Vous êtes un peu plus à votre aise, chère fille, que vous n’étiez les autres fois que vous m’écriviez. J’en loue Dieu, vous faites bien de ne courir pas après les croix et de vous contenter seulement de celles que Notre Seigneur vous envoie. C’est Lui qui en est le véritable dispensateur et qui les a faites selon qu’Il a jugé que chacun en avait besoin selon son état et condition et selon la mesure de la grâce qu’Il lui voulait donner. C’est donc à nous à Le laisser faire cette distribution qu’il Lui plaira, et Le suivre partout où Il voudra nous conduire.
Si l’on pouvait se bien accommoder à ne vouloir plus se mêler de soi-même, mais en laisser tout le soin à Dieu, l’on ferait bientôt de grands progrès. Mais parce que l’on veut voir ce que l’on fait et où l’on va, c’est cela qui fait qu’on ne peut entrer dans cette perte par laquelle il faut passer pour entrer en Dieu et qu’on roule la vie dans ses opérations propriétaires, qui semblent ne tendre qu’à Dieu ; et en effet elles n’ont point d’autre objet. Mais parce qu’il faut que la créature meure à tout ce qui est d’elle-même pour entrer en Dieu, tant qu’elle [309] se servira de ses propres efforts, elle ne jouira pas de ce bonheur.
Vous ne faites donc pas bien lorsque vous faites des actes pour vous assurer de votre voie. Car pour ce qui est de la peine que vous avez à n’avoir point de goût ni de sentiment sur nos mystères, elle est mal fondée, puisque ce sont des mystères de foi qui sont au-dessus de tous les goûts et sensibilités. Et Dieu ne vous les donne pas afin que vous vous éleviez à l’Auteur de ces mêmes mystères, qui nous les a laissés comme des marques de Son amour par lesquelles nous devons nous élever à Lui. Mais lorsque nous y sommes arrivés par Sa grâce, nous trouvons en Lui tout, et ce qui est dans ces sacrés mystères infiniment mieux.
Il n’est donc pas nécessaire, lorsque nous possédons la fin, de nous servir des moyens pour nous y faire arriver. Ils peuvent quelquefois servir pour nous y entretenir, et quoique l’on n’y sente pas grand goût, c’est parce que l’on a tout dans la fin qu’on possède. Les saints sacrements sont toujours nécessaires, parce que Dieu y est réellement, ou Sa grâce, par laquelle nous sommes plus profondément unis à Lui.
Ne jugez jamais de la vérité de l’état de votre âme par le goût et le sentiment, mais par la vérité et fidélité à suivre en tout, et par goût ou non-goût, la volonté de Dieu, qui vous est manifestée par tout ce qui se passe en vous et hors de vous, et qui vous regarde. Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien, et mettez votre salut dans l’abandon entre les mains de Dieu, et ne pensez qu’à L’aimer et à bien mourir à vous-même : tant que vous ne voudrez que ce que Dieu veut et ce qu’Il fait et permet en vous, vous irez bien. Mais faites-le donc sans réfléchir sur vous-même.
Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire qu’il m’a fallu y succomber, afin de vous dire la certitude que Sa [429] bonté m’a donnée de votre état intérieur et de ce que vous devez faire pour y être constamment fidèle.
Je suis très certain que Dieu est dans votre âme et que l’état qu’elle a est de Lui. Vous devez en être très assurée et, par cette certitude, vous tenir ferme, nonobstant les incertitudes, les obscurités, les divagations de vos puissances, et généralement tout ce qui peut vous arriver qui vous pourrait donner lieu de douter et ainsi vous solliciter à retourner aux actes, aux pensées et autres aides, qui sont de saison dans les commencements quand l’âme va à Dieu et qu’elle n’y est pas encore arrivée.
Votre âme commençant d’être en Dieu, elle y sera et subsistera en obscurité, en croix, en bouleversements continuels et en une infinité de vicissitudes que vous expérimenterez que Dieu amène avec Lui, afin que l’âme par ce moyen se déprenant d’elle-même peu à peu, se perde et se laisse en la main de Dieu, qui lui est inconnue. [430]
L’âme allant à Lui, et faisant par conséquent usage de ses puissances, s’en approche et s’avance vers Lui par le moyen de ses intentions saintes, de ses actes et du reste, qui sert à élever ses puissances et les tenir attachées à Lui par un million de retours et autres exercices, que l’âme pratique utilement et saintement et sans quoi elle serait vagabonde et oisive. Mais dès aussitôt que l’âme commence d’entrer en Dieu, cet usage des puissances par les moyens susdits commence de cesser. Et l’âme n’a qu’à se laisser, non par actes, mais par état, qu’à s’abandonner, non formellement et en produisant un abandon, mais en se laissant en Dieu où l’on est, c’est-à-dire se laissant à la croix, à la peine, et généralement à tout ce qui lui arrive de moment en moment, et qui pour lors lui est et devient Dieu. Il suffit qu’elle se laisse et qu’elle souffre telles choses, et tout cela lui devient Dieu assurément, sans intentions, sans actes ni autres choses, sinon se laisser perdre, [431] souffrir et agir comme l’on est, de moment en moment. Et en poursuivant de cette manière, l’âme trouve à la suite que tout est si bien fait que rien de mieux ne se peut ni n’a pu être pour son bien et pour la gloire de Dieu en elle.
Comme mon âme voit clairement la vérité de ce que je vous dis, qui est générale à toutes les âmes qui sont assez heureuses que d’être à Dieu, je vous pourrais dire une raison de ce procédé, qui assurément convaincrait toutes personnes savantes ou autres gens d’esprit, mais cela se ferait présentement hors de raison. Il vous suffit que je vous dise en simplicité la vérité de l’état que votre âme porte et aussi de ce que vous y devez faire simplement, sans quoi vous n’iriez pas droit et feriez de grands circuits, ne faisant peut-être pas en plusieurs années ce que vous pouvez faire en un jour en vous laissant simplement et en abandon dévorer, perdre et à la suite, consommer au moment des croix, des providences et généralement de tout ce que Dieu [432] ordonne, quel qu’il soit et en quelque manière qu’il vous arrive, ce qui alors vous est Dieu, vous y laissant et abandonnant de moment à moment. D’où découlera la prudence et la sagesse pour faire tout ce qu’il sera bon de faire autant que vous vous laisserez posséder par cet heureux moment, lequel vous sera autant avantageux que les croix et les peines vous seront dévorantes, pénibles et vous perdant. Cela sera votre oraison, votre préparation à la sainte communion, votre action de grâce, et votre présence de Dieu durant le jour.
Quand l’âme est dans les puissances, si élevée qu’elle soit, il faut qu’elle ait un emploi d’actes et des objets de présence de Dieu, un objet à l’oraison, et le reste qui est de l’état de puissance. Mais, comme je vous l’ai dit, quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée [433] de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen, par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu. Si bien que dans la vérité, si elle est fidèle, le paradis commence dès la terre : non un paradis de gloire, mais un réel et véritable, puisque l’âme a Dieu et jouit de Dieu véritablement, mais en croix, en perte, en nudité et en obscurité de foi, ce qui est l’avantage de la vie présente, d’autant que de cette manière Dieu est en l’âme un moyen sans moyen, à chaque moment, qui donne et est Dieu sans fin ni mesure. Et ainsi sans être autrement dans le paradis, l’âme jouit de Dieu d’une manière si facile et si avantageuse pour son augmentation et son accroissement qu’il n’y a rien en la vie qui ne lui soit et ne lui puisse être Dieu, quoique il ne paraisse à l’âme et aux personnes qui conversent avec elle que [434] croix, souffrances et une vie assez commune, à la réserve qu’elle est pleinement contente et satisfaite de chaque moment de sa vie en tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir.
Si je pouvais vous exprimer comment tout est Dieu à une telle âme arrivée à ce degré de simplicité et de nudité, et comment par conséquent l’âme pour tout exercice et moyen n’en doit avoir que de se laisser et se perdre, non par acte, mais ayant, faisant et souffrant seulement de moment en moment tout ce qu’elle a à faire et à souffrir, et que de cette manière Dieu est et vit en elle et par elle, cela vous surprendrait. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais il suffit que je vous dise ce peu, afin que vous vous ajustiez à ce que Dieu demande de vous et qu’Il vous présente. Et si votre âme est fidèle aux pertes, aux croix, et généralement à être, à faire et à souffrir ce que vous aurez de moment en moment, vous trouverez la vérité de ce que je vous dis et infiniment davantage. Car tout cela étant Dieu, comme en vérité il [435] l’est à une telle âme, il y a une suite de providences surprenantes comme, Dieu aidant, je pourrai vous le dire à la suite.
Je prie Notre Seigneur de vous donner Sa lumière pour comprendre dans Sa vérité ce que je vous dis, car la raison purement humaine ou bien éclairée d’une lumière des puissances seulement, ne peut entrer ni pénétrer ce mystère. Dieu seul peut le révéler et assurément c’est une révélation divine qui n’est pas pour tout le monde. Quoique les croix, les souffrances et les providences pénibles de la vie soient saintes et sanctifient les âmes qui en font saintement usage, elles ne sont et ne deviennent pas Dieu sinon aux âmes qui, par dénuement et perte de leurs puissances en foi, sont devenues simples et nues et ainsi commencent de trouver Dieu non dans l’éternité de gloire, mais dans le moment où elles sont, ce qui est un commencement d’éternité à telles âmes. Et cela est si vrai que je crois que jamais aucune âme n’a [436] trouvé Dieu par la perte de soi, qu’au moment qu’elle a commencé de Le trouver, elle ne L’ait trouvé par le moment présent de ce qu’elle a à faire ou souffrir, tout ce qui est dans son état et condition lui devenant Dieu véritablement en réelle et véritable jouissance, sans fin ni mesure.
[Comme] Jésus-Christ, étant sur la terre quoique Dieu, était crucifié, peiné, et le reste qu’Il a porté, aussi une telle âme jouit de Dieu et a Dieu en croix et souffrances. Je dis plus : toutes les âmes n’étant pas en tout semblables, elles n’ont pas toutes des croix et des souffrances. Il y en a dont la vie est assez commune. Cela n’importe : ayant Dieu, le moment de ce qu’elles ont à faire ou à souffrir, ou, pour mieux dire, leur moment, leur est Dieu véritablement, quel qu’il soit, car nous ne devons jamais ajouter ni ôter à l’ordre de Dieu, tel ordre étant ce qui nous est Dieu. Je le dis encore une fois que, si les âmes savaient cet avantage, elles ne cesseraient [437] d’être fidèles, car assurément, étant arrivées à tel degré de trouver Dieu, pour lors la vie présente leur devient infiniment heureuse, car tout leur devient Dieu.
Soyez donc fidèle, et que chaque moment vous soit infiniment précieux pour en faire usage comme je vous l’ai dit : ce qui est infiniment à considérer, car retourner aux puissances, pour peu que ce soit dans cet usage, est une perte sans remède et par conséquent infiniment de conséquence. Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire et à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme qui en fait l’usage susdit, j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit et naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état. Vous m’entendez. Et toute âme de ce degré m’entendra assurément. Et comme [438] vous ne faites que commencer, dans plusieurs années vous m’entendrez, Dieu aidant, tout autrement, car telles expressions qui paraissent du grec et de l’arabe sans la lumière divine, quand on y est, paraissent et deviennent si manifestes que le soleil n’est pas si évident ni si clair que ces choses le deviennent aux âmes. On a de la peine et les choses ne sont pénibles que durant le temps que les âmes sont en elles-mêmes. Il est vrai que dans ce temps-là on fait les choses à force de bras et que l’on gagne son pain à la sueur de son visage ! Mais quand on sort de soi et que l’on commence de trouver Dieu, tout devient si aisé si facile et si clair que l’on goûte par expérience la vérité de ces paroles : Mon joug est léger1.
Je dis cela pour exprimer que ce qui est au commencement obscur, devient facile, quoique en croix, pertes et morts continuelles, telles choses étant le bonheur et la béatitude de la vie présente selon le degré que la divine volonté les donne et les [439] ordonne, car, comme j’ai dit, il n’y a que le point et le moment de l’ordre de Dieu qui fasse la vérité et l’excellence de cet état. Or plus la divine volonté donne de croix et autres choses pénibles, plus aussi Dieu est donné excellemment. Mais cette excellence n’est pas dans le choix de l’âme, c’est assez qu’elle soit contente du moment de l’ordre de Dieu, en la manière que les bienheureux le sont dans l’éternité, où un saint bien moindre en gloire est pleinement content de ce qu’il a, sans avoir aucun désir de la sainteté des autres. Ainsi en est-il des âmes qui sont heureusement en Dieu dès cette vie. Elles y sont et y subsistent par l’ordre de Dieu, et c’est assez pour être contentes.
Mais ce divin ordre est infiniment différent, et c’est ce qui cause la distinction et la différence des âmes en Dieu en cette vie. Car ce divin ordre donnant des croix, des souffrances et autres choses pénibles à une âme en un degré plus relevé qu’à une autre personne qui est par ordre de Dieu dans une vie plus [440] douce, elle est aussi plus en Dieu que l’autre, et participe plus excellemment à Sa divine Majesté, mais le choix d’avoir plus de croix ou d’être d’une sorte ou d’une autre ne dépend aucunement que du divin ordre. Car pour peu que l’on y change, soit en augmentant ou en diminuant, ce n’est plus ordre de Dieu : ainsi ce n’est plus Dieu à une telle âme, mais bien chose sainte et vertueuse. Et ainsi il faut conclure qu’il n’y a purement que le divin moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, qui lui soit Dieu : tout le reste, si saint qu’il puisse être, est vertu ou sainte pratique, mais non essentiel.
De là vous voyez la conséquence d’être fidèle en tout pour non seulement ne point perdre un moment de l’ordre de Dieu sur l’âme, quel qu’il soit, mais aussi pour s’y perdre et s’y abandonner sans réserve, car pour peu que l’on rabaisse ce divin ordre, on déchoit autant de Dieu que l’on y est infidèle.
Tout ceci, qui paraît, je m’assure, difficile à comprendre aux [441] âmes qui ne sont point éclairées de la divine lumière, est cependant si facile que le soleil n’est pas plus clair ni facile à voir à nos yeux corporels que ceci est facile à voir aux âmes éclairées de la foi en ce degré d’avoir commencé à trouver Dieu. Que cette divine lumière de foi en commencement de sagesse éclaire l’âme d’une pauvre paysanne, elle la rendra capable de voir et d’entendre de telle manière ce divin mystère (si caché aux sages du monde, quoique éclairés de la doctrine de l’école) qu’elle verra ces choses plus clairement que nos yeux ne voient les objets par le moyen de la clarté du soleil, qui nous est si naturelle et par laquelle nous voyons très facilement et agréablement. Mais en vérité, c’est encore ici tout autre chose, non seulement par la beauté que la divine lumière découvre en Dieu, mais encore par la manière facile, aisée et naturelle, s’il faut ainsi parler, avec laquelle elle donne Dieu, et en Dieu toutes choses. Car la lumière [442] du soleil est bien un moyen par lequel notre œil voit autant que sa capacité s’en sert, mais non en donnant la capacité même, et de plus elle n’a ni ne fait voir ce qu’il découvre par sa clarté, que hors de lui, dans l’objet que vous regardez. Mais pour ce qui est de la lumière essentielle, lumière de foi en commencement de sagesse, non seulement elle fait voir les choses en vérité, mais encore elle est elle-même la capacité même, nous la communiquant et nous la donnant : si bien que l’âme qui en est honorée, voit autant que sa lumière est forte et pure, et non autrement, sa lumière lui donnant et lui étant sa capacité, dans laquelle elle voit et jouit de ce que cette divine lumière, qui lui est Dieu, lui découvre volontairement, non en objets et objectivement, mais en Dieu, où toutes choses ont vie et font la vie.
Dans le commencement que cette divine lumière éclaire et lorsque l’âme par conséquent commence à voir de cette façon, elle est [443] fort surprise, n’étant pas son ordinaire manière de voir. Et elle ne croit rien voir, car ceci est ténèbres à l’égard de l’âme. Mais quand elle est fidèle à mourir à soi et à sortir de soi en se quittant soi-même, pour lors elle voit et entend peu à peu ce secret qui ne se peut jamais voir ni découvrir que quand on est hors de soi et qu’autant que l’on tombe dans le rien de soi.
C’est ce qui fait que cette manière d’être et de voir n’est jamais propre à notre vue ni à notre propre être, mais qu’elle est très facile quand nous perdons tout notre propre pour être vivifiés et éclairés par un principe vivifiant, qui est cette lumière de foi en sagesse divine. Et ceci est cause que l’âme qui commence à goûter et jouir de cette admirable lumière hors de soi, n’a pas de cesse que peu à peu elle n’en soit absolument sortie. C’est pourquoi afin de lui correspondre, elle tâche peu à peu et sans relâche de se simplifier et de se dénuer de tout ce qui lui est propre, soit en actes, [444] intentions, pratiques et autres choses, afin de s’ajuster de son mieux à cette divine lumière, qui lui devient toutes choses en toutes les choses qui lui arrivent et qui lui sont vraiment Dieu, dans Lequel elle trouve tout par une correspondance qui lui donne la vie, et qui lui est vie : si bien que non seulement tout ce qu’elle a à souffrir et ce qui lui arrive lui est Dieu, et par conséquent vie et toutes choses en Dieu, mais tout ce qu’elle a à faire dans son état, soit petit ou grand, soit travail ou prières, tout lui est et devient Dieu d’une manière qui la vivifie admirablement. Si elle prie même vocalement, soit en disant les prières d’obligation comme les prêtres le saint Office, soit comme les séculiers [en disant] les prières de dévotion, sans s’appliquer à des intentions ou autres dispositions, toutes telles prières lui sont et deviennent vraiment Dieu. Tout de même quand elle est en oraison, elle est en Dieu, et Dieu lui devient son oraison même, quoique très souvent il ne lui paraisse que des obscurités et des distractions dans les sens. [445]
Ce divin ouvrage se fait et est seulement dans le centre de l’âme ; parfois aussi il en peut rejaillir dans les puissances. Mais il faut être arrivé dans un degré d’une très éminente communication pour que ce qui rejaillit dans les puissances lui soit Dieu. À la suite, cela est, même ce qui en rejaillit dans les sens, mais il faut être encore plus avancé. C’est pourquoi dans le degré dont nous parlons, ce mystère et cette grâce ne se passent et ne s’opèrent que dans le centre de l’âme où est Dieu et où Il opère en Lui-même, car cette partie de l’âme a cette capacité d’être et de se perdre en Dieu sans qu’aucune créature y puisse entrer. C’est là où se font les grands ouvrages, et c’est là où l’âme a la capacité d’être et de devenir tout ce que Dieu veut. C’est là où elle cesse d’être elle-même, perdant son propre2, étant et vivant en Dieu, quoique son être ne se perde jamais réellement, mais bien par une désappropriation qui, la faisant tomber dans le néant, la fait être en Dieu véritablement. [446]
Ce que je viens de dire des prières est aussi véritable généralement des actions, et cela jusqu’à la moindre de celles qui sont de l’état et de la condition de cette heureuse créature tombée dans le néant d’elle-même. Ce qui est cause que telles créatures sont et deviennent infiniment fidèles à la moindre action ou circonstance d’action que Dieu veut d’elles dans l’état où Dieu les a mises, sans s’amuser à voir et regarder telles actions en elles-mêmes pour en faire la distinction par leur excellence propre, telles actions en telles âmes ne prenant leur excellence que du principe d’où elles viennent. Et comme ces âmes sortent d’elles-mêmes par la mort de leur propre, Dieu en devient vraiment le principe, et ainsi l’excellence et la grandeur, si bien que la moindre [action] leur est Dieu même. Un pauvre artisan travaillant à sa boutique et honoré de cette grâce a aussi bien Dieu, et chaque petite chose qu’il fait dans son travail lui est autant (ou davantage) Dieu que l’action la plus grande [447] et la plus éminente d’un autre état, pourvu que le principe soit plus excellent, c’est-à-dire qu’il soit plus hors de soi-même et plus perdu en Dieu. Car c’est de ce principe, et du plus et du moins en ce principe, que la grandeur des actions des différentes personnes de ce degré de grâce et de lumière de foi essentielle, prend la différence et non des choses en elles-mêmes. Ce qui trompe quantité d’âmes, lesquelles ne sachant ce secret mesurent toutes choses selon la grandeur et la sainteté qu’elles ont en elles-mêmes, et ainsi ne travaillant pas à mourir à soi pour trouver ce divin principe, elles demeurent toujours à chercher d’autant plus avidement les choses que plus elles leur semblent grandes et saintes en elles-mêmes.
Ce fut de là que Dieu voulut tirer un saint homme sur la fin de sa vie, comme il est rapporté dans la Vie des Pères3, lequel étant consommé dans les austérités et grandes pratiques, et ne voyant que leur grandeur et leur sainteté [448] dans laquelle il avait vieilli, Dieu lui révéla un jour qu’il allât dans une ville qu’Il lui nomma, et qu’il y trouverait trois pauvres filles, lesquelles étaient dans une sainteté sans comparaison plus excellente et plus relevée que la sienne, et qu’enfin elles étaient selon Son cœur. Ce pauvre homme fut extrêmement touché, et étant très pénétré du désir de plaire à Dieu, il crut aussitôt qu’il trouverait des personnes d’une austérité, d’une pénitence et d’une mortification infiniment au-dessus de la sienne, ce qui l’humilia et le réjouit au même temps : l’humilia, voyant qu’il avait fait toute sa vie ce qu’il avait pu pour se faire souffrir pour Dieu et que cependant il n’avait pu encore trouver le moyen de se faire souffrir et de se mortifier autant que Dieu désirait ; le réjouit, d’autant que, ne sachant rien de plus saint ni de plus relevé que ce qu’il avait pratiqué jusques là, il l’apprendrait de la bouche même de Dieu, puisque Sa Majesté divine le renvoyait à l’école de ces saintes filles. Il [449] alla donc en grande hâte en cette ville. Il demanda où demeuraient ces saintes filles, mais comme elles étaient fort inconnues, vivant à petit bruit et très inconnûment, il eut bien de la peine à les découvrir. Enfin il les chercha tant qu’il les trouva. Les ayant trouvées, il s’informa d’elles quels étaient leurs exercices et leur façon de vivre. Elles lui dirent tout simplement et sans façon que, pour leurs exercices, elles priaient Dieu une fois le jour et ainsi le laissaient à la volonté divine pour faire tout ce qu’elles avaient à faire par l’ordre de cette divine volonté. Que pour ce qui était des emplois de leur vie, Dieu les ayant fait naître pauvres, elles n’avaient de quoi vivre sinon en le gagnant, et qu’ainsi l’ordre de Dieu étant qu’elles travaillassent pour vivre, [qu’] elles filaient tout le jour afin de gagner à vivre et que de cette manière elles passaient leurs vies. Ce saint homme, après avoir entendu tout ce discours, fut fort étonné, ne trouvant nullement ce qu’il pensait et ne sachant pourquoi Dieu [450] l’avait envoyé à des âmes si communes et si peu relevées, et comment ce que Dieu lui avait révélé se trouverait vrai, [à] savoir que ces trois filles étaient plus relevées et plus saintes que lui, et que vraiment elles étaient selon le cœur de Dieu. Le voilà fort embarrassé si la révélation était vraie, n’en voyant nulle marque. Cependant il disait : « C’a été vraiment et assurément Notre Seigneur qui m’a parlé. Comment comprendre ce mystère ? » Il les interroge encore plus et elles, sans y entendre finesse, lui répètent tout simplement et humblement ce qu’elles faisaient sans même qu’elles l’entendissent elle-même, sinon que leur cœur était pleinement content et dans le repos de leur centre, d’autant qu’il y a plusieurs âmes simples lesquelles jouissent de ce trésor sans savoir son prix, parce que cela ne leur est pas nécessaire quand on n’est pas appelé à aider aux autres. Ce bon homme est encore plus embarrassé que la première fois, car, comme j’ai dit, c’est un mystère que [451] Dieu doit donner avant qu’on puisse comprendre. Enfin, Dieu lui fait voir que ces pauvres filles étaient vraiment pleines de Dieu par la mort d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles faisaient seulement ce que Dieu demandait d’elles dans l’état où Il les appelait, mourant véritablement à tout, ne vivant que par l’ordre de Dieu, qui leur était marqué par la divine Providence de leur condition.
Étant éclairé de cela, il vit que vraiment le principe de leur vie et de leur opérer était Dieu, perdues qu’elles étaient dans le bon plaisir divin, qui les voulait telles et non autrement, et de cette manière ayant perdu tout mouvement et tout désir dans l’ordre divin, et ce divin ordre leur étant devenu toutes choses. Ce saint homme, étant éclairé de ce divin secret, fut fort étonné, et il découvrit qu’il voyait la sainteté des choses, mais non Dieu en ces choses, ce qui était cause que son cœur foisonnait en désirs et qu’il n’avait pas plus tôt fait une austérité ou une sainte [452] pratique qu’il était dans l’impatience d’en avoir une autre, et que de cette manière son âme était infiniment multipliée dans les bonnes et saintes choses, la sainteté éminente devant cependant se trouver dans l’unité parfaite en repos véritable. Une lumière donne jour à une autre lumière, et il remarqua (ce qu’il n’avait jamais vu) que son âme était extrêmement multipliée et agissante, et que celles de ces simples et pauvres filles étaient dans un calme et une unité admirable. Ce qu’il ne pouvait voir au commencement que comme fort commun, (le regardant en soi-même) ses yeux étant ouverts, il le voit si divin qu’il ne s’en peut contenter, et il serait bien demeuré toute sa vie à admirer l’intérieur très petit, mais infiniment grand, de ces âmes divinement éclairées. Cette source divine l’enivra et le charma tellement qu’enfin étant contraint de s’en retourner en sa solitude pour faire comme elles en son état, il les quitta en frappant sa poitrine. « Hélas, disait-il, ma vie [453] s’est passée parmi les saintes créatures, et voilà qu’aujourd’hui j’ai trouvé Dieu et le secret de Le trouver de plus en plus jusqu’à ce que Sa divine Majesté me fasse mourir corporellement ! J’ai présentement le moyen de Le trouver, mourant à moi spirituellement. C’est donc vous, chère mort, qui serez le principe de mon bonheur et qui serez l’emploi de ma vie. Je ferai ce que Dieu voudra de moi dans ma solitude, mais sans attache ni empressement. Je ne le ferai pas comme mon principal, mais comme l’accessoire, qui sera une suite de la mort à moi-même, vivant plus de l’ordre de Dieu sur moi que je n’ai fait jusqu’ici, car j’ai toujours vécu de ces saintes choses, bien plus que de Dieu en ces saintes choses. » Ce saint homme, charmé de ce bonheur, rentre tout de nouveau, comme l’on dit, dans le ventre de sa mère, se rendant vraiment simple et se simplifiant peu à peu, afin que, sortant insensiblement de soi, il trouvât Dieu, le vrai centre de son cœur, et la fin et le repos de tous [454] ses désirs. Ce qu’il fit avec tant de plaisir, ou plutôt avec tant de cœur, qu’il allait et voguait admirablement dans l’océan de la Divinité, tout d’une autre manière qu’il ne faisait par l’effort de ses bras, comme l’on voit en jetant les yeux sur de petites nacelles qui sont conduites et animées par des avirons et ces grands vaisseaux qui ont le vent en poupe et à leur aise : les unes font très peu de chemin et très difficilement, et les autres en font beaucoup sans presque aucun travail et même sans y penser.
Ce saint homme n’a pas été le seul éclairé divinement et instruit de cette manière. L’histoire nous en fait voir encore quantité d’autres, mais ceci peut suffire et servir pour faire voir la lumière et l’esprit qui n’est pas découvert dans de telles histoires, rien n’y étant décrit que le matériel entendu de diverses personnes selon la lumière et le degré où elles sont et qui approche plus ou moins de telle grâce.
Nous lisons dans les Chroniques de quelque ordre d’un religieux [455] qui était fort simple et d’une inclination fort candide, que sans y penser et sans aucune réflexion, il faisait à tout moment des miracles. Tout ce qui le touchait en faisait autant, ce qui mit fort en peine son supérieur (mais non lui, car il n’y pensait et n’y réfléchissait pas), d’autant que ce supérieur remarquait bien que ce religieux était fort simple, fort obéissant et fidèle à faire ce qui était de son obligation, mais que pour le reste, il était dans un très grand repos et sans rien d’extraordinaire, de telle manière que, ne paraissant que comme un homme du commun à ce supérieur, celui-ci ne savait que juger de ce qui pouvait être la cause de telle grâce. Dans cette peine il va trouver le religieux et lui commanda par la sainte obéissance de lui dire ce qu’il faisait pour être la cause de tels miracles continuels. Il lui répondit tout simplement qu’il n’en savait rien non plus que lui, mais que dans la vérité il ne s’y amusait pas, que c’était à Dieu à faire ce qu’Il voulait et qu’il n’y [456] prenait nulle part. Que pour lui, il faisait en tout, autant qu’il avait de lumière, la divine volonté, et que ce divin plaisir était tout son plaisir et rien autre chose dans la terre. Que c’était cela même qui était la cause pourquoi il était fait comme ses frères, et qu’il ne faisait rien autre chose qu’eux. Enfin ce supérieur par la grâce de sa charge fut éclairé, et il vit clairement que ce n’était pas en la grandeur ou en la différence des choses qu’il faisait que consistait cette grâce de miracles continuels, mais qu’assurément cette âme était perdue à elle-même et par là perdue en Dieu, ne vivant et ne subsistant que par ce bon plaisir divin. Et qu’ainsi c’était ce fond et ce principe qui étai [en] t la source de cet extraordinaire, et non un extraordinaire d’actions et de souffrances. Ce qui fut cause qu’il le confirma dans son même degré. « Demeurez, lui dit-il, en Dieu tel que vous êtes. Vous n’en savez rien, il n’importe. Et ne faites que ce que vous reconnaîtrez [457] par le mouvement paisible de votre âme qui s’accordera admirablement avec l’ordre de Dieu dans votre condition. Cet inconnu habitant [en vous] et opérant ce que vous faites est le principe seul de tous ces miracles. C’est assez, vivez sans réflexion, car ces choses n’étant pas votre ouvrage, vous n’avez que faire d’y penser : c’est à Dieu qui les fait d’en avoir soin. » Ce bon religieux, sans autre réflexion, continua d’être, de souffrir et de faire ce que Dieu voulait de lui au moment, et par là Dieu était en lui et faisait par lui toutes ces merveilles.
En d’autres, Dieu y est, y vit et y opère, mais cela dans une obscurité et une incertitude assez ordinaire, sinon que ce Dieu caché, mais vivant en l’âme, en laisse sortir quelquefois certains éclairs qui marquent Sa grandeur et Sa divine présence. Ces éclairs ne sont pas pourtant l’essentiel de l’état, mais bien des choses qui suivent assurément tel état, spécialement quand la Providence ne donne pas des directeurs dans le sublime de [458] cet état. Car quand elle en donne, les certitudes sont moindres et moins fréquentes, le don du directeur étant un très grand don qui a la source de sa grâce dans le divin mystère de la vie soumise de Jésus-Christ à Nazareth : Et il leur était soumis4.
Ces sortes de gens vivant et jouissant de Dieu en Dieu, de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu, sont fort inconnus. Leurs exercices, comme j’ai dit, étant fort simples et pour l’ordinaire n’étant que ce que Dieu demande dans leur état, Dieu S’en réserve la connaissance et le plaisir, de même que Dieu est leur seul plaisir, et ils ne trouvent guère de plaisir ni dans les choses créées ni dans les saintes pratiques. Toute leur inclination est de n’être plus ou le néant, afin que Dieu soit, vive et ensuite agisse par eux à Son éternel plaisir. Cela fait qu’ils sont très inconnus et, à moins que Dieu ne S’en serve pour en certifier [459] d’autres, Il les laisse dans leur néant, aussi bien à leur égard qu’à celui des autres. Il n’en va pas de même des âmes saintes dans les puissances et dont la sainteté est éclatante. Elles ont plusieurs choses saintes et belles qui touchent et animent le commun, et elles sont pour l’ordinaire en vénération, car le dessein de Dieu est qu’elles soient honorées dans l’Église et qu’elles servent à L’y faire honorer par les autres. Mais pour celles-ci, qui vivent et qui habitent dans l’inconnu de Dieu, Dieu Se les réserve pour Lui, et l’éternité sera leur jour et leur règne. Et voilà la cause pourquoi une infinité de saints et de saintes dont la vie a été admirable et prodigieuse de cette manière [cachée] seront, dans le temps présent, dans un oubli absolu et qu’ils n’éclateront que dans l’éternité seule.
De plus (comme je vous l’ai dit et comme il est vrai) ces âmes-là sont déjà ainsi dans le moment de l’éternité, car le moment de l’ordre de Dieu sur elles leur est Dieu et ainsi leur est éternité. C’est pourquoi [460] très assurément, quand elles y sont beaucoup avancées, elles sont dans le moment éternel dès cette vie, et par conséquent elles sont du règne éternel et non du présent, qui est dans une vicissitude continuelle. Au lieu que ces âmes, étant et vivant du moment et par le moment qui est Dieu, elles sont et font toujours la même chose, quoique, par l’ordre de leur vocation, il paraisse qu’elles en fassent et en souffrent tant et de si différentes. Enfin c’est ce moment qui réunit tout et qui fait tout trouver sans le chercher (ce qui n’est pas de la manière présente5). Et ainsi ces âmes ne sont et ne vivent pas du temps, bien que dans la vérité elles soient dans le temps, et toutes semblables aux autres, étant fort affables, communes et accortes avec les personnes qu’elles fréquentent, n’ayant rien de particulier qui les distingue. Mais leur moment n’est pas du temps, comme j’ai dit. [461]
Que tout ceci ne vous étonne pas. Il suffit que vous mouriez comme vous pourrez à vous-même, que vous souffriez et soyez comme Dieu vous fera être, et vous verrez que toutes ces choses, sans savoir comment, viendront en votre âme et qu’elle les trouvera en Dieu à mesure qu’elle mourra et sortira de soi. Il n’y a qu’à se laisser peu à peu dénuer et ensuite se laisser être le jouet de la Sagesse divine, soutenant toutes ces choses en soi. Et assurément votre vous-même se perdant, vous trouverez Dieu, toutes choses vous deviendront Dieu et ainsi tout ce que je vous viens de dire se fera en vous.
Recevez toutes les divines lumières qui éclatent et émanent de cette Source, lesquelles seront pour vous faire voir ce qu’il y aura à corriger et rectifier en vous soit au-dehors ou au-dedans. Et l’exécution de cela doit être en la même manière susdite, c’est-à-dire en perte de votre propre et non par effort de vous-même. [462]
Voilà sans y penser un long discours, et beaucoup sur l’état où Dieu vous appelle et où vous ne serez pas sitôt arrivée. Allez, allez, à la bonne heure ! Et soyez forte et constante, car je crois que ce que je vous dis est très vrai et que vous en verrez la vérité si vous êtes fidèle. Ne vous étonnez pas si vous trouvez ici plusieurs choses que vous ne compreniez pas entièrement. Ayez patience et, peu à peu, la lumière divine et essentielle vous éclairera, et par l’expérience en la mort de vous-même vous verrez et découvrirez ce que vous ne pouvez encore comprendre.
§§§b
[460] Il me vient en pensée de vous avertir qu’il est très rare de voir des personnes de grande qualité et spécialement de votre sexe faire progrès en cette grâce. Vous en trouvez plusieurs qui en ont des commencements et où ce don commence, mais peu où il s’avance, encore moins où il se perfectionne. Pour moi, dans cette expérience, j’admire un saint Louis ou une sainte Élisabeth, qui assurément l’ont eu en grande perfection, mais aussi les considérant de près, vous voyez qu’ils se sont très parfaitement précautionnés contre les obstacles que les personnes de qualité ont en cette grâce.
Je remarque donc que les personnes de qualité, pour l’ordinaire sont extrêmement propriétaires de leur volonté, et c’est leur arracher l’âme du corps que de les toucher en cette partie. Elles ont cela dès leur jeune âge et l’ont fomenté et augmenté incessamment, toutes les personnes qui les approchent ne faisant autre chose que de les flatter en cela. Et de plus, ayant par leur état l’autorité de commander et de ne jamais obéir, c’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver en elles cette petitesse et nudité d’esprit qui réside spécialement et radicalement en la volonté et qui cependant est essentielle à cette grâce.
D’ailleurs vous remarquerez en elles une [461] humeur et une inclination tellement gluante et courbée vers la créature que si la grâce par violence les a tirées d’une attache, celle-là ne commence pas plus tôt à diminuer qu’une autre recommence sans qu’elles s’en aperçoivent. Et cela, selon ma pensée, parce que leur qualité les a insensiblement tellement pétries en la créature qu’elles ne peuvent subsister qu’en ces suppôts dont elles reçoivent aveuglément les mouvements et de telle manière que la raison en est même offusquée, si bien que quand elles pensent être délivrées d’un piège (qu’elles ne découvrent que quand leur nature commence à s’en saouler) aussitôt elles commencent à être conduites et entraînées par un autre. Ce malheur est épouvantable et sans remède, car il prévient la raison et il faut un miracle de grâce pour remédier à ce désordre, à moins de quoi il subsiste jusques à la fin de la vie et cela sans que ces âmes s’en aperçoivent, sinon dans le déclin de telles liaisons et jamais dans le commencement ni dans le progrès.
L’amusement de leur vie dans les créatures par la nécessité de leur condition leur est encore un grand obstacle, car elles passent toujours du nécessaire à l’inutile et de l’inutile insensiblement à une perte et profusion grande à moins d’un grand courage pour s’expédier6 avec raison éclairée afin de passer de la créature au Créateur. Enfin elles ont un amour de soi si extrême, ou pour la fainéantise d’esprit, ou pour être louée, ou pour être quelque chose dans l’esprit des autres, que c’est un miracle surprenant qu’elles puissent passer dans le rien qui donne Dieu et par lequel l’âme en jouit. Ce qui fait qu’elles sont toujours à soi-même [462] un objet qu’elles couvent du cœur et des yeux et auquel il ne faut toucher qu’avec respect et délicatesse.
J’ai pris garde avec plaisir que saint Louis et sainte Élisabeth que j’ai étudiés avec plus d’application, ont été très exempts de ces défauts, Dieu ayant pris plaisir de les exercer impitoyablement en cela. Vous en pouvez voir facilement le détail dans les actes de leurs vies, et assurément vous conviendrez de la vérité de ce que je vous dis par précaution afin que vous ne vous regardiez pas par vos yeux propres, mais par l’aide de ceux de Jésus-Christ qui pénètrent plus avant et avec vérité, mais pour les nôtres c’est toujours (à moins d’un miracle) avec un amour secret pour soi-même.
Les personnes de médiocre condition ont quelque chose de ce que je viens de dire, mais non si foncièrement et avec un si profond et délicat amour de soi comme les personnes de qualité. C’est ce qui est cause qu’elles sont plus ajustées et arrivent plus tôt à cette grâce, à moins que les personnes de qualité ne fassent de très grands efforts et n’emportent de très grandes victoires sur soi, ce qui est encore très difficile à cause de l’humeur changeante et variable qui leur est fort ordinaire.
Pour les pauvres, ils ont un avantage admirable : ils sont déjà faits aux coups et quand la grâce devient forte elle les trouve déjà tellement appropriés à Jésus-Christ à cause de leur humilité, pauvreté, soumission et le reste, qu’il n’y a qu’à faire voile. C’est comme un vaisseau déjà équipé et qui n’attend que le vent en poupe pour cingler en pleine mer.
Voyez et revoyez ceci, et cela ne vous nuira [463] pas, mais au contraire vous servira infiniment et vous précautionnera contre des choses que vous ne remarqueriez peut-être que bien tard.
Je crois encore qu’il ne sera pas hors de propos que vous fassiez quelques réflexions sur certains défauts assez communs aux personnes de votre condition, souvent sans qu’elles le veuillent et y fassent réflexion : elles sont toujours quelque chose dans leurs idées et vous ne sauriez croire combien il est difficile d’effacer cette fausse idée d’une femme de qualité, si bien que c’est toujours un empêchement essentiel au néant par lequel l’âme est perdue en Dieu et par lequel elle en jouit. On juge toujours faussement, se conduisant par ce que les sens voient, qui sont trompeurs ; et comme les personnes de qualité sont distinguées des autres, aussi, insensiblement, suivent-elles la tromperie de leurs sens au lieu de se servir de la foi, qui est la lumière véritable et qui juge au vrai des choses. Si elles consultaient la foi, elles verraient que les pauvres, par leur grande ressemblance à Jésus-Christ (en qui est la complaisance du Père éternel), sont plus dans son agrément, et de cette manière plus dans l’estime de Dieu que les riches, ce qui fait qu’ils sont plutôt quelque chose que les personnes de qualité. C’est la cause pourquoi Dieu traite avec respect un pauvre, je ne dis pas un pauvre seulement de corps, mais qui est aussi pauvre de cœur dans sa pauvreté corporelle, car de cette manière il est humble et a une infinité de suites que la pauvreté de Jésus-Christ mène avec soi dans un vrai pauvre.
De plus, quand les femmes désirent quelque chose, pour l’ordinaire elles y vont tête [464] baissée, sans aucune réflexion raisonnable ni aucune modération par le conseil et vont ainsi tant que la terre les porte, ce qui est cause d’un million de défauts. Tout au contraire, quand quelque chose les incommode, c’est une fourmilière de réflexions qui les embarrassent et leur entortillent l’esprit si bien qu’elles sont raisonnables sans raison quand il ne le faut pas, ayant pour lors besoin de la vraie simplicité chrétienne qui les soutienne en repos vers Dieu, et elles sont déraisonnables quand il faut qu’elles soient raisonnables. Car dans tous les desseins il faut toujours suivre un bon conseil afin de modérer le feu, la vivacité et la précipitation de l’esprit du sexe.
Vous voyez comment je vous parle simplement, mais en vérité le désir que j’ai que vous fassiez grand fruit du don que Dieu vous a donné me fait passer les bornes d’une prudence purement humaine, sachant la difficulté que l’on a à se démettre de tous ces défauts, nonobstant toutes les précautions et lumières de conseil.
Quoique ma méthode ne soit pas de faire des citations, renvoyant plutôt à la lecture des livres sans les copier, je n’ai pu cependant en finissant cette longue lettre m’empêcher de vous faire faire une réflexion sur une chose très particulière. C’est une déclaration que la très digne mère de Chantal fait de son intérieur à son très saint père, saint François de Sales. C’est donc une âme fort éclairée et expérimentée dans les voies de Dieu qui écrit à un saint très éclairé et expérimenté, non seulement selon le sentiment des sages, mais encore du Saint-Esprit, la Sainte Église l’ayant déclaré saint et sa doctrine très sainte. [465]
Cette déclaration est telle :
« Mon très cher père, je ne sens plus cet abandon et cette douce confiance, et je ne peux plus faire aucun acte ; cependant il me semble que mes dispositions présentes sont plus solides et plus fermes que jamais. Mon esprit se trouve en une très simple unité quant à sa partie supérieure. Il ne s’unit pas, parce qu’aussitôt qu’il veut faire un acte d’union, ce qu’il tente trop souvent, il y sent de la difficulté et connaît clairement qu’il n’est pas nécessaire de s’unir, mais de demeurer uni. Mon âme ne veut autre chose que cette union pour lui servir d’exercice du matin, de la sainte messe, de préparation à la communion et d’Action de grâces. »
Prenez garde à chaque parole, cette déclaration étant très forte et disant en peu de mots tout ce que j’ai dit avec un plus long discours — c’est la même chose plus développée. Car vous devez remarquer que cette unité a des degrés à l’infini et de cette sorte, quoique l’âme y soit arrivée, elle y va et quelquefois y court sans y trouver ni fond ni rive. Cette unité a un commencement, mais jamais de fin. Elle se consomme seulement en l’Éternité. Et heureuse l’âme qui peut dès cette vie vivre en unité, mais encore plus heureuse celle qui se perd et enfin très heureuse celle qui est perdue sans plus se trouver soi-même ! Il est vrai qu’afin que cela soit en tout point, il faut que les croix, les pertes et les précipices [466] soient et deviennent la nourriture de telle âme. 16 727.
– Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles, Nouvelle édition [par J.-Ph. Dutoit-Mambrini], Londres [Lyon], 1768, t. IV, Lettre « d’un grand serviteur de Dieu » qui suit la Lettre CXXI que nous abrégeons par D 4 121, adressée au baron de Metternich. – Le Directeur mystique, vol. III, lettre 67, pages 438 ss. que nous abrégeons par 3.67 DM438).
Nous reproduisons la lettre en suivant le texte donné par la Correspondance de Madame Guyon par Poiret en 1716 qui constitue la première édition, reproduite très fidèlement par Dutoit. Dans cette lettre, Mme Guyon donne la précieuse indication suivante soulignant la filiation spirituelle : « Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu qui est mort il y a plusieurs années. Il était ami de monsieur de Bernières et il a été mon Directeur dans ma jeunesse. » Elle est précédée par le titre-annonce suivant : « Lettre d’un grand [b] Serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente, sur la même matière, et de l’état où l’on trouve que Dieu est toutes choses en tout. » Ce titre est accompagné de la note suivante de Poiret : « [b] C’était un saint gentilhomme nommé Monsieur Bertot, dont on a plusieurs autres lettres qui n’ont pas encore été rendues publiques. »
Nous y ajoutons la suite qui ne faisait pas partie de l’envoi au baron de Metternich — cette suite fut adressée à Madame Guyon comme convenant aux personnes « spécialement de votre sexe », v. son début — qui figure dans le DM, III, toujours sous la « Lettre 67 », à partir du § 22 (sic : on saute du § « 2… comprendre » au § « 22. Il me vient… » ; nous ne reproduisons pas ici les numéros de paragraphes). Elle est séparée nettement de ce qui précède par une marque interlinéaire §§§ reprise ici.
serait (inutile, add.) vagabonde DM
marque interlinéaire entre la lettre et sa suite du DM.
1 Matthieu, 11, 30 : « Car mon joug est doux, et mon fardeau est léger. » (Amelote).
2 Au sens de propriété.
3 Sans doute les Vies des saints Pères des déserts, traduites par Arnauld d’Andilly (1647-1653), souvent rééditées.
4 Luc, 2, 51 : « Il s’en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses dans son cœur. » (Amelote).
5 « Ce qui, hors de cet état, n’est pas une manière de conduite ordinaire. » (note de Poiret).
6 Au sens de travailler à l’exécution [du détachement des créatures] avec rapidité.
7 La jeune Madame Guyon a vingt-quatre ans. Cette lettre suppose une grande expérience de la vie intérieure et l’on devine le problème posé par ses écrits à venir (elle aura plus de trente-six ans lorsqu’elle écrira les Torrents) qui traitent de la vie mystique sans s’étendre sur quelque transition préparatoire.
Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par Sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de choses, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres.
Pour commencer de le faire, je vous dirai que le Bon Dieu vous ayant donné le désir d’être toute à Lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés et la perte de toute chose : cela est bientôt dit, mais non pas sitôt exécuté ! Cependant il faut mettre la main à l’œuvre et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment et vous verrez par [27] expérience qu’Il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les, car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions à vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers Lui.
Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’Il vous aime et que vous L’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré et, si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux, car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que Sa bonté désire de vous, soit pour votre oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour et la pratique des vertus dans l’état où Il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières ou goûts ; et de cette manière, un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par la lumière et les goûts que l’on se procure adroitement.
J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur et l’on ne fait point usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus que la divine Providence vous ayant liée à un ménage [28] et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions, car agir de cette manière, c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et, en vérité, quand les providences de notre état quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun, il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu Sauveur des hommes est et devient un pauvre enfant, ensuite un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis, Le faisant naître fils de la sainte Vierge et de saint Joseph en apparence. Ô qu’il y a de profondeur en cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition, ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait comme une eau qui coule d’un rocher.
L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion, puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animé de ferveur et de zèle ; et tout au contraire, la mort causée et opérée par le mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle, Dieu par Sa bonté suspendant toujours la lumière afin que la mort et la croix cruelles fassent mieux ce que Dieu désire.
Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.
Mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre. Lisez et relisez souvent ceci, car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi et qu’Il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne, car à moins de cette fidélité et de ce courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.
Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre :
(1) Vous devez observer que si le Bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les mystères du Temps1, vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de Sa bonté ce qu’il Lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application il ne faut que continuer votre simple occupation.
(2) Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.
(3) Conservez doucement ce je ne sais quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
(4) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à à y réfléchir par scrupule, mais souffrez la peine qu’elle vous cause, [ce] que vous dites fort bien être un feu dévorant qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
(5) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes et sans mesures. Souffrez tout ce que la divine Providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence et ne vous mortifiez pas trop en vous en privant, car vous en avez besoin.
(6) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter ; mais au lieu de cela, ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autre pénitences est encore bien loin.
(7) Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage, ce qui est un devoir indispensable.
(8) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez, mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
(9) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira. Perdez autant que vous le pourrez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.
(10) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne vous mettez point en peine si vous les oubliez, et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes.
Je suis tout à vous en Notre Seigneur.
– 2,06 DM. Cette lettre précède certainement la mort de son mari datée de juillet 1676 : « J’ai bien de la consolation de ce que vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour monsieur votre mari… » Elle précède probablement la mort de la mère Granger datée d’octobre 1674 si l’on admet que l’ordre d’édition respecte la chronogie : une lettre qui suit fait allusion à l’aide intérieure apportée par cette dernière.
On sait par la Vie que le quotidien de la jeune Madame Guyon ne fut pas facile. Le « décalogue » final qui associe heureusement rigueur, précision et encouragement implicite semble indiquer que cette lettre se situe au début de la conduite par Monsieur Bertot, lorsque la dirigée, ayant déjà franchi une période de découverte savoureuse, rencontre les premières difficultés, surtout extérieures (« nuit des sens »), et a besoin de s’appuyer sur une règle de conduite.
1 Temps liturgique.
Il faut que vous preniez courage : ne vous étonnez pas si vous êtes si bouleversée et que vous perdiez votre route. Ayez patience, et pour toute assurance en cet état et au milieu de vos obscurités et insensibilités, soutenez-vous seulement par l’abandon et par la fidélité à exécuter ce que l’on vous marque d’extérieur. C’est bien marcher que d’aller par un chemin que l’on ne connaît pas et même d’aller sans s’en apercevoir. Tout le mal est que la nature est toute encline à réfléchir : on ne croit pas pouvoir être en assurance si l’on ne s’y voit et que l’on ne s’y sente.
La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine Providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillée et sculptée selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation : les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage.
Et assurément si vos yeux [120] s’ouvrent à la divine lumière, vous verrez que cet ouvrage est admirable.Ceci est un secret que la seule lumière divine découvre et il est difficile de l’entendre à moins de participer à cette divine lumière de foi. Les autres connaîtront et goûteront la dévotion en priant Dieu et en faisant des œuvres de piété. Cela est bon aux âmes qui n’ont pas de part à la lumière de foi ou à la lumière divine. Mais pour celles qui l’ont, elles s’appliquent à leur état et par là elles font et opèrent la mort comme chose absolument nécessaire pour donner lieu à l’argumentation et à l’accroissement de cette lumière, laquelle étant encore petite est incertaine et fort obscure, de manière qu’il faut marcher par elle et par ce que l’on nous dit, sur la foi d’autrui. Mais si vous êtes fidèle et qu’elle s’augmente beaucoup, vous verrez vous-même ce que je dis et vous estimerez le bonheur que vous possédez, puisque par là vous pouvez être formée et taillée par la bizarrerie, par la peine, la contrariété et ce qui arrive de moment en moment en votre état, qui pourra opérer un travail autant relevé que votre foi sera grande par la fidélité à en faire usage.
Je vous le dis encore une fois : il n’y a que la vérité divine de la foi qui découvre ce secret et qui puisse attacher et fixer l’âme dans ce divin et admirable travail. Ne vous étonnez point si vous n’y êtes pas si tôt maîtresse ; vous ferez bien des essais avant que de réussir, mais cela étant, vous trouverez votre âme préparée admirablement pour la foi qui vous donnera peu à peu la présence de Dieu et l’oraison.
[121] Ne laissez pas de prendre votre temps d’oraison de la manière que nous l’avons arrêté. Allez généreusement au travers des obscurités, peines et incertitudes, soit à l’oraison ou hors l’oraison ; et quoique vous croyiez n’y rien faire ou vous tromper, poursuivez sans vous inquiéter.
Vos passions ni vos inclinations ne sont pas mortes, il s’en faut bien : c’est pourquoi vous tomberez et retomberez, mais par là vous apprendrez à vous connaître et à vous combattre utilement. Quand les passions se réveillent fortement, ne vous embarrassez point à examiner si vous y avez offensé Dieu ou non : si la chose vous est claire faites-là, si vous en êtes incertaine ne vous accoutumez pas à examiner et à tant réfléchir. Allez bonnement avec Dieu et ne pensez pas à ce qui vous fait de la peine, l’abandonnant à Dieu afin de devenir généreuse et résolue.
Ayez soin de vos enfants et domestiques et quand ils ont failli corrigez-les ; quoiqu’il vous paraisse quelquefois un peu d’émotion, ne vous en mettez pas en peine, faites-le toujours avec charité et douceur, mais aussi avec force quand il est nécessaire. Soyez fort complaisante à monsieur votre mari, lui faisant voir que vous avez plus de joie d’être avec lui et de lui obéir que de toutes les autres choses que vous pourriez faire. Cependant quand vous jugerez que les choses ne lui désagréeront pas, vous pouvez les lui représenter quand il y a nécessité.
– 2,25 DM119).
Dans tous les avis et dans toutes les pratiques il faut un milieu, à moins que l’expérience ne fasse voir autre chose. C’est pourquoi quand je vous ai dit que vous deviez dire vos raisons à monsieur votre mari, j’entends suavement, humblement, et dès que vous croyez que l’effet ne réussit pas, cessez aussitôt humblement et adroitement. Les [mot omis] purement humains sont déraisonnables, et il est bien difficile de s’assujettir à leur humeur à moins que de prendre par grâce toutes figures : la prudence chrétienne vous doit instruire en cette rencontre.
Pour ce qui est de cette créature servante, vous ferez mieux de ne prendre à tâche de la corriger : souffrez et vous en servez pour mourir à vous-même, et si elle en devient à la suite trop insolente, vous pourrez lui dire quelques mots de correction1, mais rarement et avec grande prudence. Il vaut mieux véritablement mépriser ces boutefeux que s’amuser à les contredire, cela les humilie davantage. La paix dans votre mariage est l’ordre de Dieu préférable à tout : votre mari désire cela.
Souffrez avec abandon, quoique sans abandon qui vous satisfasse, les sécheresses et les [123] rebuts qui vous arrivent. Convainquez-vous bien une bonne fois que les sécheresses, les rebuts de Dieu, les défauts expérimentés et une infinité de choses qui suivront infailliblement cela — [à] savoir : des défauts plus fréquents, des divagations, les passions plus faciles à s’émouvoir, l’insensibilité plus ordinaire et le reste qui met l’âme dans un procédé naturel dans lequel il faut faire tout à force de bras sans agrément ni de Dieu ni de soi-même, au contraire en perdant tout2 — que tout cela, dis-je, étant soutenu humblement et en confiance, c’est-à-dire en faisant ce que l’on doit faire et en souffrant ce que l’on a à souffrir sans se mettre en peine que Dieu le regarde et qu’il soit bien, étant fait de notre mieux, est très fructueux et à la suite très utile. On peut par là sortir de soi et de ses défauts et par conséquent arriver à Dieu, plus en un mois que, par les douceurs, les assurances des vertus, du goût et de l’agrément de Dieu, en plusieurs. Cependant cela est très peu connu. C’est ce qui est cause que l’on en fait peu de fruit et que l’on demeure toujours autour de soi. Ne vous pardonnez rien durant ce temps, car c’est pour lorsque Dieu laboure en votre terre pour en recueillir à la suite les fruits des vertus et autant devez-vous être fidèle pour travailler à les avoir, quoique sans effet à ce qu’il paraît.
Pour ce qui est de la confession, en ce temps brouillé et renversé, il faut seulement y dire ce que vous voyez de plus clair, et le reste d’inconnu et de brouillé ne laisse pas d’y être remédié. Il faut vous habituer à une grande netteté et liberté en ce divin sacrement : deux ou trois choses [124] principales, c’est assez ; pour le reste il suffit d’en être humilié.
Habituez-vous autant que vous pourrez aux vigilances nécessaires dans votre état : tels ressouvenirs sont de l’ordre de Dieu et ne gâtent jamais rien en quelque état que l’âme soit, mais quand par un vrai oubli on a laissé quelque chose, il ne faut pas s’en inquiéter, mais en être humilié.
Ne vous étonnez pas que, plus vous voulez vous donner à Dieu, plus vous travaillez pour cet effet efficacement et avec courage, plus aussi vous expérimenterez votre corruption de votre côté. C’est un signe que la lumière s’augmente qui vous découvre ce qui était déjà et que vous ne voyiez pas, ce qui vous le rend sensible, ces choses étant insensibles de soi : c’est la lumière de Dieu qui secrètement les découvre. Ce n’est pas que vous soyez ni plus colère, ni plus prompte, ni généralement ce que vous expérimentez présentement. Autrefois vous y étiez et vous vous laissiez emporter sans le voir ni le discerner, mais présentement que vous voulez un peu travailler de la bonne manière, vous le voyez et vous le sentez davantage. Et plus vous travaillerez à la destruction de vos défauts, plus aussi la lumière de Dieu s’augmentera et vous découvrirez encore davantage et sentirez plus puissamment et avec plus d’incommodité et d’inquiétude vos défauts, la corruption de votre naturel et de tout vous-même. Et cette lumière et découverte de vos défauts avec sentiments véritables ne cessera d’augmenter, si vous êtes fidèle autant que la lumière s’augmentera, jusqu’à ce [125] que la pureté de votre âme soit suffisamment augmentée pour que cette lumière ne vous soit plus si pénible. La lumière du soleil qui donne dans un œil malade lui fait voir avec peine les objets : cette peine ne vient pas de la lumière, mais du mal de l’œil. Ainsi en est-il de la lumière de Dieu : elle est toujours et en tous temps suave quant à soi, mais comme elle trouve au commencement une âme impure tournée vers soi, pleine d’elle-même et remplie d’une infinité d’autres maux que la lumière rencontre, cela la rend pénible à l’âme. Mais quand l’âme par un courage généreux ne se laisse pas abattre, mais plutôt s’encourage pour combattre tous les défauts qu’elle découvre de jour en jour, elle vient peu à peu à bout de son impureté et ainsi guérit ce mal et cette peine en remédiant à ses défauts et en tendant à la pureté et à la rectitude de la lumière divine.
Voyez par tout ce discours que ce n’est pas une chose nouvelle que vous découvriez vos défauts, car ils étaient. Et tout ce que vous avez à faire, c’est d’être bien reconnaissante de la lumière de Dieu et de mettre la main à l’œuvre afin de vous en défaire peu à peu et de les corriger, mais avec une longue patience et longanimité et non avec précipitation comme la nature voudrait. Car au fait de voir et de découvrir ses défauts, la nature se voyant imparfaite crève, et par fougue elle voudrait venir à bout tout d’un coup de ce qui l’incommode et des défauts qu’elle découvre ; et quand l’âme se laisse conduire par ce sentiment naturel, pour l’ordinaire le découragement suit et à la suite l’on voit le mauvais état des instincts de la nature [126] qui a mal usé de la grâce. Au contraire, ce qui est de Dieu et de grâce est patient et longanime3, insinuant à l’âme qui se gouverne par son moyen les sentiments d’humiliation et d’humilité pour avoir patience dans sa pauvreté et misère, pour travailler ainsi peu à peu, mais avec courage et sans relâche à ruiner le rocher de notre propre corruption.
Ce que vous me dites de votre humeur contrariante est une chose très vraie en vous à laquelle vous devez beaucoup travailler afin d’acquérir une humeur vraiment complaisante et agréable, ce qui sera fort difficile, car il faut saper la nature dans son fondement et par grâce devenir autre que l’on n’est. Cependant une telle humeur contrariante commet sans y penser quantité de défauts et n’arrive jamais à la perfection que Jésus-Christ demande d’un cœur, d’autant qu’il y a une impureté perpétuelle avec le prochain par la différence des inclinations. La promptitude de votre naturel est la cause de ce premier défaut, laquelle il faut tâcher de rectifier par une douceur et une patience grandes. Mais combien la nature pâtira-t-elle en elle-même avant que cela soit ! Cependant vous devez vous observer par une longue et grande fidélité sur vos actions, vos paroles et vos desseins, afin de vous posséder en tranquillité, et de cette manière rectifier peu à peu cette promptitude et calmer ce torrent qui assurément est cause de quantité d’imprudences et de défauts, et qui met à la suite un empêchement trop grand à l’opération divine. Par là vous remédierez à quantité de paroles inutiles et qui sont [127] précipitées, quoique non des mensonges, d’autant que mentir c’est dire contre son sentiment.
De plus vous empêcherez beaucoup de productions de l’amour propre qui s’exhale merveilleusement et avec plaisir par ces sortes de promptitudes qui insensiblement salissent l’âme et encore plus dangereusement moins l’on s’aperçoit pour l’ordinaire des méchantes productions du naturel, lequel n’étant pas rectifié avec la lumière divine comme il faut dans le commencement se mêle malheureusement et demeure avec la même lumière. Et de cela se fait un mélange qui est un monstre fâcheux qui à la suite a des productions en l’âme très malignes et très opposées à Jésus, ce qui était facile au commencement à déraciner et à extirper par la grâce et par la lumière de Dieu, d’autant qu’elle découvrait tels défauts. Mais, ne l’ayant pas fait en son temps et ce naturel avec ses effets étant demeuré comme caché sous la grâce et la lumière (outre qu’il en diminue beaucoup), à la suite il a sa production et se découvre ; et comme souvent ce n’est pas un péché qui soit grief4, il demeure avec la grâce et la lumière, et ainsi se fait un mélange que, sans un miracle, l’on ne peut jamais extirper et détruire quand l’âme est beaucoup avancée et que la lumière est beaucoup [ac]crue, par la raison qu’en ce temps on prend souvent les mouvements de la nature pour ceux de la grâce et les qualifie ordinairement ainsi.
Le seul remède que je trouve quand ce malheur est arrivé est que Dieu donne à une âme déjà avancée beaucoup dans la lumière de Dieu — et qui n’a pas combattu son naturel et [128] ses défauts au commencement qu’il était temps — une personne d’une lumière beaucoup plus avancée, qui lui découvre ses défauts et les inclinations naturelles mélangées avec la grâce. Sans quoi l’âme même ne le fera jamais par la raison des inclinations qu’elle a pour elle-même. Le degré de lumière de Dieu l’a même augmentée encore plus subtilement, si bien que les recherches propres d’une âme éclairée sont plus fines et plus délicates sur soi sans comparaison que d’une autre non éclairée. Et ainsi, vous voyez la difficulté qu’une âme qui n’a pas combattu son naturel et ses inclinations dans le temps qu’elle avait la lumière pour cet effet rencontre à [par] la suite.
Pour moi, j’ai vu qu’il est comme impossible qu’une âme qui est déjà avancée dans la lumière puisse revenir sur ses pas par la même lumière pour s’en servir à faire ce qu’elle aurait fait dans le commencement et rectifier ainsi par un état supérieur les défauts de l’inférieur. C’est en quelque façon obliger un homme d’un âge déjà avancé de rentrer dans le ventre de sa mère pour y devenir enfant. Cependant il se peut, quand une âme devient assez petite et assez souple pour devenir enfant afin de voir et de travailler par la lumière d’autrui — car c’est ce seul moyen que je vois pour pouvoir faire voir distinctement les défauts du naturel et des inclinations mélangées avec la lumière et la grâce, non combattues et détruites dans le commencement.
Quelqu’un me pourrait dire que, s’il y a beaucoup de lumière et d’oraison, telle grâce doit découvrir ces défauts. Je réponds que non, et que ce qu’elle découvre est seulement une [129] inquiétude générale avec une peine sujette à tomber et retomber, mais non une vue distincte avec une facilité pour s’appliquer aux défauts du naturel et des inclinations, ce qui était facile au commencement. Cela cause un million de maux pour l’intérieur, qu’il n’est pas nécessaire de dire présentement. Tout ce que je vous ai dit ici a été seulement pour vous faire voir la conséquence infinie de travailler et faire usage de la lumière en son commencement, découvrant et éclairant l’âme pour se connaître et par conséquent pour travailler à soi-même afin de se rectifier et s’ajuster sur les inclinations de Jésus.
Remarquez qu’au fait de la lumière qui fait voir les défauts pour les combattre en son commencement, plus elle est poursuivie et plus l’âme est fidèle, plus aussi découvre-t-elle de défauts, ce qui doit encourager, car plus on se connaît, plus on se doit haïr et travailler à se défaire de soi. Les âmes qui ne savent pas ce procédé de la lumière insensiblement se découragent, voyant que plus elles travaillent moins elles font, à ce qu’il leur paraît, et ainsi elles retournent en arrière. Ne faites point de cette manière. Travaillez fortement et augmentez votre désir et votre travail, plus vous vous voyez et vous découvrez imparfaite : portez-en l’abjection et aimez que les autres voient votre misère et convainquez-vous bien que, plus vous vous verrez pauvre et imparfaite, travaillant à vous en défaire, plus Dieu s’approchera de vous. Et quoique souvent le sentiment de Son éloignement vous fasse peine, Son éloignement est Son approche, pourvu qu’avec patience [130] et humilité, vous travailliez pour vous purifier.
Dans ce temps que la lumière travaille à nous purifier et que l’âme y correspond de sa part de son mieux, la présence de Dieu n’est pas facile et suave. Il suffit à l’âme d’avoir quelques amoureux retours qui marquent à Notre Seigneur ses désirs, car l’occupation à laquelle Dieu l’applique dans son état et condition lui est dans l’ordre de Dieu Sa présence. Ainsi il faut s’y perfectionner et s’y appliquer, et elle prouvera par la suite que la pureté intérieure, ayant élevé l’âme, la rendra capable de la présence de Dieu en agissant et en exécutant Son ordre, et qu’elle lui sera facile dans le même ordre, — ce qui n’était pas au commencement —, l’ordre de Dieu pour lors étant Sa présence.
Quand on ne sait pas bien le procédé de la grâce, on est souvent étonné des fougues de la nature que l’on combat, jusque-là même que beaucoup prennent pour les instincts du diable ce qui n’est cependant très souvent que l’effet d’une nature opprimée, mal contente, qui n’a pas son compte soit en soi, soit vers Dieu. Tout ce qu’il y a à faire c’est d’avoir patience et de la combattre avec générosité, toutes ces sortes de productions étant une manifestation de ce qu’elle est et ainsi une découverte de ce qu’il y a à combattre. Ce qui étant fait comme il faut, l’âme trouve à la suite que, quoiqu’elle crût n’avoir point de présence de Dieu en ce temps et en être tout au contraire indigne, Dieu étant fâché contre elle, elle voit que la destruction de la nature et de ses inclinations par la pureté qu’elle acquerra en combattant et en souffrant, lui devient un beau calme. Et ainsi elle trouve [131] et découvre ce qu’elle ne pouvait au commencement, quelque effort qu’elle se fît, qu’envisager seulement en passant.
Enfin il ne faut pas se tromper : chaque chose a son commencement, son progrès et sa fin, et faire une confusion de ces trois degrés c’est tout gâter. Le commencement de la perfection, c’est la destruction véritable de soi-même et de ses inclinations : c’est pourquoi toutes les lumières et les grâces qui sont données en cet état sont pour cela uniquement, et qui voudrait y mélanger les autres degrés y perdrait tout. Travaillez donc et remplissez la grâce de ce premier degré, mettant les fondements avec générosité comme il faut, et vous verrez et expérimenterez que l’ayant fait de la bonne manière, et avec ordre, les autres degrés suivront ; et si cela n’était, vous ne verriez jamais d’ordre, mais toujours une confusion pénible et ennuyeuse.
Vous devez avoir pour un principe général qui vous doit infiniment servir jusqu’à la fin de votre vie, de vous défier incessamment de vos sentiments, de vos vues et inclinations, d’autant qu’il y a dans la créature un amour propre si secret et une telle délicatesse pour soi-même qu’il est inconcevable, à moins d’une grande lumière de Dieu, et impossible de pouvoir exprimer jusqu’à quel point qu’il faut être pour en être à couvert. Jugez donc comment on doit être au commencement que l’on travaille et combien il faut s’éloigner des sentiments d’estime et d’inclination pour soi, et avoir pour suspectes toutes les inclinations que l’on a et où il y a quelque regard de soi et de ce qui nous regarde ; et encore plus au fait des choses de Dieu [132] quand l’âme commence d’être plus avancée qu’au commencement où elle est tout entièrement dans les sens et dans le péché. Car si l’on n’y prend garde et que l’on n’ait un combat très rigoureux et généreux contre son amour propre pour se haïr et ne se rien pardonner, cet amour propre se spiritualise et se nourrit aussi bien des choses de Dieu, comme dans les sens des choses du monde ; et ainsi, n’y prenant suffisamment garde, secrètement il s’accroît, se dilate et s’augmente, avec cette différence seulement qu’il se cache plus finement et se couvre plus adroitement des prétextes et des inclinations saintes. Mais plus il est caché et raffiné, plus il est intime, ce qui fait que sans y penser, faute de s’être assez bien connu et combattu au commencement, on a nourri dans son sein un ennemi qui, quoique déguisé sous l’apparence de quelque piété, est plus orgueilleux, plus amoureux de soi, plus suffisant et plus méprisant les autres qu’il n’était dans le commencement ouvertement. À découvert, dans le sensible, on avait peur de lui, car il était habillé en loup dévorant, mais ensuite il se travestit en avançant dans les pratiques de la piété et les exercices de dévotion, si on ne le poursuit à outrance, le découvrant tel qu’il est, quoique déguisé.
Je vous dis tout ceci afin de ne plus jamais plus le redire, et pour vous avertir une bonne fois qu’au fait de vous persécuter et de mourir à vous-même vous ne devez ni consulter ni suivre vos inclinations, mais les lumières que la Providence vous donnera par autrui, car tout dépend de la véritable haine et ensuite de la destruction de vous-même. Toutes [133] ces vérités bien conçues, vous n’avez qu’à travailler d’ici à un très long temps selon elles et vous servir de la consolation et de l’aide de la bonne mère5 que vous avez auprès de vous. Il faut beaucoup faire et peu dire ; mais à cause de la faiblesse, cette bonne mère vous servira beaucoup pour vous consoler.
– 2,26 DM122).
1 L’allusion à la « créature servante » à supporter — tout en donnant des explications ou « raisons à monsieur votre mari » correspond à plusieurs passages rapportés dans son autobiographie : Vie 1.7 — Vie 1.12.1 : « Comme elle vit que je ne lui résistais plus […] elle prit de là occasion de me maltraiter davantage ; et si je lui demandais pardon des offenses qu’elle m’avait faites, elle s’élevait, disant qu’elle savait bien qu’elle avait raison. Son arrogance devint si forte que je n’aurais pas voulu traiter un valet, même le moindre, comme elle me traitait. » - Vie 1.16.1 (ce dernier passage peut être postérieur à la rencontre « depuis peu » avec Bertot qui est rapportée en Vie 1.19.1) : « Cette fille donc connaissait mon attrait pour le saint sacrement, où, lorsque je le pouvais librement, je passais plusieurs heures à genoux. Elle s’avisa d’épier tous les jours qu’elle croyait que je communiais : elle le venait dire à ma belle-mère et à mon mari, à qui il n’en fallait pas davantage pour les mettre en colère contre moi. C’étaient des réprimandes qui duraient toute une journée. »
2 Nous mettons en incise l’énumération de cette très longue phrase.
3 Longanime : patient avec indulgence, magnanime (Rey).
4 Grief : douloureux, motif de plainte (Rey).
5 Geneviève Granger, supérieure du couvent voisin, où se rendait souvent la jeune Madame Guyon. Elle joua un rôle caché peut-être comparable à celui de Bertot dont elle était la dirigée — mais aussi, il faut le souligner, l’aînée de vingt ans (on sait combien il est difficile d’introduire une « hiérarchie » autre qu’apparente dans les relations spirituelles : voir par ex. la mère de Chantal et François de Sales). Sur cette sainte religieuse, voir notre présentation en introduction à la Vie.
Je ne puis vous dire à quel point s’augmentent ma joie et ma satisfaction d’être au Bon Dieu et comme je suis résolue de ne me point épargner ; je me trouve si bien d’avoir été un peu plus fidèle que cela m’encourage à mieux faire et à vouloir mourir en tout. Je ne laisse point parmi ces bons desseins d’y manquer souvent dans des occasions, mais elles ne sont pas si fréquentes qu’à l’ordinaire.
Je goûte fort l’ordre de Dieu et j’ai un plaisir d’être auprès de N.1, quoique naturellement tout m’y répugne. Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m’y trouvais fort recueillie, de me retirer pour m’en aller faire oraison croyant aller faire merveilles et j’expérimentais tout le contraire : c’était une inquiétude et une dissipation qui me peinai [en] t beaucoup et je ne pouvais pas être là en repos voyant que ce n’était pas l’ordre de Dieu2. Je me trouve un grand penchant à le suivre lorsqu’il me sera connu.
Pour mon oraison, j’y ai grande inclination et ordinairement beaucoup de facilité ; quelquefois aussi j’y demeure sans pouvoir [149] penser à Dieu, y étant fort distraite. Je ne m’en inquiète point, je n’y fais pas de réflexion aux distractions et je ne les combats pas, quoique ce soit de méchantes choses : je tâche de demeurer devant Dieu comme un aveugle attendant qu’Il veuille m’éclairer, d’autres fois comme un pauvre exposant mes misères, et ainsi du reste qui me vient dans l’esprit, songeant seulement qu’Il me regarde et que cela doit me suffire. La communion, ce me semble, me met dans le calme, car quelquefois, d’avant que de m’en approcher, je me sens toute en trouble, et dans le moment la paix revient et j’y expérimente plus de force. Je vous prie d’être bien persuadé de l’attachement que j’ai pour vous et combien Dieu m’y lie.
1son mari malade.
2 V. Vie 1.16.7 : « Mon mari regardait à sa montre si j’étais plus d’une demi-heure à prier et, lorsque je la passais, il en avait de la peine. Je lui disais quelquefois : “Donnez-moi une heure pour me divertir, je l’emploierai à ce que je voudrai”, mais il ne voulait pas me la donner pour prier, quoiqu’il me l’eût bien donnée pour me divertir […] je retombais souvent dans la misère de vouloir prier et de prendre du temps pour cela, ce qui n’était pas agréable à mon mari. Il est vrai que ces fautes furent plus fréquentes au commencement : dans la suite je priais Dieu dans sa ruelle [partie de la chambre à coucher] et je ne sortais plus. »
J’ai bien de la joie de vous voir expérimenter les fruits de votre grâce et de la fidélité que vous avez à mourir. Croyez que vous ne faites encore que goûter un peu sur les lèvres : que sera-ce quand cette mort ira au cœur et ensuite au plus intime ? Cela ne se peut exprimer, car il est très certain que Dieu a mélangé dans la mort et dans les croix de nos (150) états le paradis qui un jour, Dieu aidant, nous glorifiera.
Quoi ! le croiriez-vous que la croix et la mort de soi en son état et par les providences qui l’accompagnent communiquent et donnent en substance en cette vie ce que la gloire étale dans l’autre vie ! C’est pourquoi une âme fidèle reçoit en chaque mort un goût de foi qui est vraiment amer aux sens, mais qui est divin au cœur ; et à mesure que l’âme est plus fidèle, la croix et la mort aussi augmentent et ainsi le goût divin devient plus grand. Si bien que tout ce que l’on en dit et tout ce que l’on en peut dire n’est rien étant comparé à l’expérience, et les âmes qui se veulent contenter d’en entendre seulement parler (pour divinement que ce puisse être) ont bien, par la pureté et l’effet de la grâce qui est dans l’expression, un grand goût et une solide joie, mais en vérité ce n’est rien étant comparé à l’expérience. Gustate et videte1 : goûtez et voyez, c’est-à-dire : expérimentez et vous comprendrez. Demeurez bien ferme, au nom de Dieu, au point que vous en expérimentez, afin que ce peu vous dise incessamment au cœur : « Courage, mourez et vous goûterez. »
Ne vous étonnez pas de faire bien des fautes et même quantité. Observez-vous et revenez après vos chutes à la source, c’est-à-dire à ce que Dieu demande de vous. Et remarquez bien ce que vous me dites que l’ordre divin en votre état est fort contraire à vos inclinations naturelles. Je dis plus : vous trouverez toujours que vous désirerez incessamment toute autre [151] chose selon votre inclination. Et vous me faites grand plaisir me disant que vous goûtez extrêmement cet ordre divin et que vous commencez à découvrir sa beauté si cachée à l’esprit humain. Car de dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition soit à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l’expérience pour le croire ; cependant cela est vrai. C’est pourquoi vous trouverez toujours, lorsque l’ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution qu’à faire oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices, car l’un vous sera Dieu et l’autre ne vous peut être tout au plus qu’une sainte et vertueuse pratique.
Vous me demandez pourquoi cela ? Je vous réponds que c’est d’autant que ce qui est d’ordre divin sur nous en notre état, et quelque petit qu’il soit, est réglé de Dieu, et ainsi Il en est le principe et par conséquent cela nous est Dieu. Mais dans toutes les bonnes choses où nous nous portons par une bonne et sainte intention, Dieu n’en est pas toujours le principe et ainsi, tout au plus, la sainte intention avec laquelle nous travaillons ne peut rendre ce que nous faisons que vertueux et saint.
C’est pour cet effet que votre âme étant occupée au service ou à la récréation de N.2 par ordre divin expérimente en ce temps tant de récollection. Voulant donc, pour goûter encore davantage cette disposition, aller faire oraison et quitter votre emploi vous trouvez du vide en votre oraison et vous ne pouvez trouver ce que vous aviez durant cet emploi. Cela est très vrai et vous l’expérimenterez toujours et [152] même de plus en plus, et plus votre âme sera avec pureté dans ce divin ordre, car vous trouverez qu’il mettra la récollection et le repos dans le fond de votre âme et qu’au partir de là votre esprit sera très disposé pour l’oraison.
Soyez, je vous prie, fidèle à conserver ces expériences comme étant d’infinie conséquence pour votre intérieur, car trouvant une fois cette source d’eau vive dans l’ordre de Dieu, vous pourrez en boire incessamment, n’y ayant rien de plus commun et de plus proche de nous que ce divin ordre. Tout ce que vous me mandez de votre oraison et de la manière de vous y comporter et de rejeter les tentations et les distractions est très bien et dans le degré de votre grâce. Ce que vous dites de la sainte communion est aussi fort bien. Continuez, au nom de Dieu, et ayez humblement patience.
En vérité vous avez bien peu souffert et patienté à la porte de la bonté divine sans qu’elle vous ait enfin ouvert : vous devez avoir infiniment de la reconnaissance pour une Majesté si infinie qui vous regarde si amoureusement et avec une bonté si bienfaisante pour votre chère âme. Mourez donc un million de fois et vous humiliez et soyez petite comme un atome. Où est le temps que vous vous mutiniez ? Voyez, au nom de Dieu, le secours de Sa Majesté et comme Il vous a cherchée et vous a regardée sans que vous pensassiez à Lui, et que Son cœur tout plein d’amour n’a que des desseins d’amour sur vous ! Que vous êtes heureuse non seulement de le savoir, mais de savoir où est la source pour y boire à l’aise et sans vous en rassasier ! Si vous avez de la [153] bonté pour moi je vous assure que j’ai pour votre âme tout ce que vous pouvez désirer3.
– 2,28 DM.
1 Ps., 33, 8 : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux : heureux est l’homme qui espère en lui. » (Sacy).
2 Monsieur Guyon.
3 v. Lettre de Bertot ci-dessous, 4.75 DM : « … si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre ; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. »
Quoique je sache que vous êtes assez occupé, et que vous ayez peu de temps à nous répondre, cela ne me peut empêcher de vous écrire ; et comme vous voulez qu’on agisse simplement et suivant ses besoins, c’est ce qui fait que je suis bien aise de vous dire mes dispositions.
Depuis dix ou douze jours, M. N. a eu la goutte1. J’ai cru qu’il était de l’ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J’y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n’en ai expérimentées de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables, je ne puis désirer autre chose et j’y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu aussi manifeste que quand je suis auprès de M. N. J’ai trouvé pendant ces temps-là plus de force à embrasser les petites occasions de mort qui se sont présentées, et il me semble que je suis attentive pour y être fidèle. Tout cela assurément me porte à Dieu et je suis en récollection durant le jour quoique [154] je fasse de mon mieux pour divertir mon mari.
Je suis à mon oraison assez en paix, peu de chose m’y occupe. Depuis quelques jours mon sujet se perd assez souvent et quoique j’y veuille toujours revenir doucement, comme vous me l’avez ordonné, je demeure sans rien avoir que j’aperçoive : mais pourtant il y a quelque chose dans le fond de mon âme qui m’occupe et qui me fortifie. Je ne sais si je dis comme il faut, mais vous suppléerez à mon ignorance. J’en fais sans manquer quatre heures, à moins qu’il ne m’arrive quelque providence qui m’en détourne. J’en ferais encore autant sans peine si j’en avais le loisir, en sentant toujours le désir dans mon âme.
La bonne mère [Granger] m’aide infiniment. Je suis bien heureuse qu’elle souffre que je lui conte mes misères : tout ce qu’elle me dit va bien avant dans mon cœur et j’ai fort envie d’en profiter.
– DM 2,29 p. 153. Question précédant la lettre 29 et la mort de la mère Granger, qui eut lieu le 5 octobre 1674.
1 Vie 1.22.1 : « Comme mon mari approchait de sa fin, son mal devint sans relâche. Il ne sortait pas plus tôt d’une maladie qu’il rentrait dans une autre. La goutte, la fièvre, la gravelle se succédaient sans cesse les unes aux autres… »
Réponse à la lettre de Madame Guyon.
Vous avez très bien fait de m’écrire et vous pouvez être sûre, madame, que j’ai une [155] joie extrême de vous pouvoir être utile en quelque chose. J’en ai reçu une que je ne vous puis exprimer, remarquant en votre lettre non seulement l’accroissement de la lumière divine en votre âme, mais encore ses grandes démarches. Car vous ne pouvez être plus certaine par aucune chose de la vérité de cette divine lumière en votre âme que par cette paix et joie à vous contenter de l’ordre de Dieu dans le service que vous rendez à monsieur. Remarquez donc que non seulement tout ce service est ordre de Dieu sur vous, mais encore tout ce que ce divin ordre opère en votre âme. Autrefois vous auriez désiré un million de choses et auriez été chagrinée en ce bas emploi. Mais l’Esprit de Dieu vous employant par sa divine lumière en cela, vous y fait trouver Dieu qui vous met dans le repos et qui vous y fera trouver une plénitude où vous trouverez toutes choses, quoique vos sens et souvent votre raison n’y trouvent rien que petitesse et bassesse, ce qui humilie beaucoup l’âme et souvent même la peut faire descendre de sa lumière divine si elle n’est pas fort constante à se soutenir en cette fidélité.
C’est pourquoi soyez donc certaine que cette providence pour monsieur vous marque infailliblement l’ordre de Dieu pour votre emploi. Et de plus, voyant cet effet de grâce en vous par la joie et le repos, tâchez de vous soutenir afin d’être constante et fidèle, non seulement en cette rencontre, mais encore dans toutes les autres qui vous seront marquées par la même Providence. Et vous verrez par votre expérience non seulement que la paix et le repos s’accroîtront toujours, mais encore que votre âme [156] deviendra de plus en plus lumineuse, non pas par des lumières particulières qui feront élancement en vous, mais bien par une pureté générale qui ennoblira et purifiera votre âme, comme vous voyez qu’un cristal, étant sali et plein de boue, à mesure qu’on l’essuie on le clarifie et on lui donne son lustre ; et cette pureté est beaucoup remarquée par le repos, la petitesse et l’abandon où se trouve l’âme dans les rencontres qui lui arrivent. Au lieu que, quand l’âme vit en elle-même et en ses désirs, elle est toujours agitée, et les choses ne se trouvent jamais comme il faut. Tout au contraire elle en est toujours contrariée et par conséquent émue, ce qui la brouille et la rend ténébreuse. Ainsi elle ne saurait se trouver en bonne situation pour être en lumière et pour être comme elle voudrait, ce qui met toujours en elle un certain mécontentement, qui non seulement la rend non satisfaite de toutes choses qui lui arrivent, mais encore d’elle-même. Et de cette manière elle porte toujours les créatures sur ses épaules, et soi-même aussi, pour en être crucifiée incessamment sans aucun fruit, mais plutôt tout lui causant un déplaisir continuel, sans grâce, au lieu que l’âme s’ajustant à l’ordre divin en son état trouve insensiblement tout le contraire, comme vous voyez et devez bien remarquer par ce qui se passe en votre âme.
Courage donc, et vous trouverez que ce que vous jugiez qui vous devait être un empêchement vous sera un moyen très divin ! Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, à aimer et faire tout ce que vous pourrez pour vous servir humblement et suavement de ce que Dieu vous met entre les mains en votre condition. Regardez [157] M. N. comme donné de Dieu à votre âme pour lui être un principe de beaucoup de grâces par les rencontres qu’il vous causera de quelque manière que tout vienne, et ainsi étant malade, servez Jésus-Christ en sa personne. Quand son humeur vous causera de la peine et qu’il vous en donnera par un million de manières et de rencontres que la Providence diversifiera admirablement pour votre bien, voyez-y et y goûtez Jésus-Christ couvert de peines et défiguré par sa croix. Et sachez que, si l’on pouvait trouver l’entrée de cette divine Sagesse de Jésus-Christ, l’on rencontrerait un torrent d’eau vive qui donnerait la vie en infinies manières quoique toutes semblables, étant en Jésus-Christ.
Je ne puis vous exprimer ma joie remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive et que, comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable vous est présentement délicieux et que non seulement vous y trouvez la vie, mais une souveraine consolation. Ce qui est la cause que vous ne trouvez pas dans vos lectures et dans vos autres exercices intérieurs ce goût divin que vous rencontrez dans cette captivité petite et humble à servir et à obéir à Mr N., ne pouvant pas voir si sûrement l’ordre divin en ces exercices que dans ces providences humiliantes. Vous trouverez toujours que dans l’usage de cela il y aura pour vous plus de force et plus de lumière pour mourir que dans toute autre chose, quelque sainte et grande qu’elle puisse être. C’est pourquoi vous trouverez que ce que vous faites pour le divertir et pour le [158] soulager ne vous causera pas des distractions : au contraire cela vous recueillera et vous ouvrira la porte pour trouver Dieu, autant même que ces choses vous donneront de peine.
Tout ce procédé de grâce dépend de la fidélité que vous aurez à mourir par toutes ces rencontres de providence, ce qui non seulement purifiera votre âme, mais aussi vous simplifiera en vous retirant du multiplié1 et en vous appropriant pour voir votre sujet et pour en jouir en simplicité. C’est pourquoi faites doucement ce que vous pourrez pour vous comporter comme je vous ai déjà dit, en vous simplifiant, mais en vous soutenant en votre sujet. Et votre sujet s’échappant de votre esprit après ces humbles et douces diligences, pour lors soutenez-vous simplement, alors vous trouverez, quoique vos sens aient peu de multiplicité, que votre fond aura un je ne sais quoi, c’est-à-dire une nourriture en votre sujet par la foi simple qui l’occupe, qui vous fera bien voir qu’encore que vous n’ayez pas bien du distinct, vous ne laisserez pas cependant d’être très occupée intérieurement.
Vous faites bien d’être fort fidèle aux quatre heures d’oraison que vous faites, mais quand la Providence vous en dérobera, pour lors laissez-vous heureusement surprendre à cette aimable larronne qui ne vous dérobe jamais rien que pour vous donner au centuple. Et ce que vous me dites marque très assurément que l’Esprit de Dieu y est, savoir que quand vous quittez l’oraison après ces quatre heures, vous seriez encore toute prête pour en faire davantage, car assurément l’Esprit de Dieu affame et altère toujours, mais très agréablement et sans [159] inquiétude lorsqu’on ne peut en faire davantage. Vous ne m’avez jamais mieux exprimé votre intérieur ni mieux dit ce qui s’y passe, soyez-en certaine : c’est pourquoi je renvoie votre lettre avec celle-ci afin qu’en gardant l’une et l’autre elles vous servent, d’autant que cela vous sera utile pour toute votre vie.
L’Esprit de Dieu est dans nos âmes et y fructifie comme nous voyons que les plantes viennent dans nos jardins : elles croissent toujours par le dedans et par leurs racines ; et ces racines s’augmentant peu à peu et fructifiant, les arbres croissent toujours et dans la suite produisent les fleurs et les fruits, sans changer, quoique qu’il [sic] y ait toujours et incessamment du changement. Ainsi il est bon de savoir que notre intérieur est un vrai arbre de vie qui doit toujours croître, et, quoiqu’il nous paraîsse différent selon les divers temps, que cependant dans la vérité c’est le même qui dans ces divers temps prend ses augmentations. Je ne vous ai jamais tant aimée que je le fais, car il est très vrai que votre intérieur change infiniment. Soyez, au nom de Dieu, bien petite et bien humble, car j’espère que tout ce que je vous ai dit arrivera. Et en vérité j’en vois et en remarque de beaux commencements de grâce qui vous doivent infiniment consoler. Prenez donc courage et cultivez avec plaisir ce petit et agréable arbre que la main du Très-Haut a planté.
– 2,29 DM.
1multiplié et non multiple. Idée dynamique.
Je me réjouis que votre voyage se soit bien passé et que vous soyez de retour. Je vous assure que la solitude fait respirer tout un autre air que le monde. L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières, mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.
Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui à la suite lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si [313] belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui se donnant à l’âme et l’âme L’ayant trouvé elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.
En vérité les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. Je l’espère par le règlement de toutes choses qui sont, Dieu merci ! en Sa main, et si je me vois une fois en ce printemps de la solitude, qui que ce soit ne me raccrochera, avec l’aide de Dieu…
Je vous avoue que les choses de la terre, les dignités et les grands biens sont une pauvre affaire. N. avec tous ses biens est peut-être bien empêché. Les biens modérés ne sont bons en cette vie que pour être des murs afin que les créatures ne viennent pas inquiéter les personnes solitaires que Dieu n’appelle pas au grand don de pauvreté. Mais en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, [314] de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.
Je prie Dieu de vous y donner part et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé. Mais cela ne sera que goûtant la sérénité, le repos et le plaisir de cette agréable solitude. Comme j’en parle, l’une découvre l’autre et sans y penser. On se trouve entrant en cette solitude comme une personne qui serait dans le milieu de Paris les yeux fermés et les oreilles bouchées, qui, en ouvrant les uns et les autres, est fort surprise du tumulte et de l’embarras qui se découvre. « Eh ! mon Dieu ! dit l’âme, où étais-je ? je ne voyais ni entendais cet effroyable chaos, mais retrouvant mes yeux et mes oreilles par le don de la solitude en Dieu, je vois tout autre chose. Cependant un doux contentement, une tranquillité admirable, un éloignement du créé et généralement une satisfaction par une jouissance de toutes choses ayant perdu toutes choses, me fait goûter le printemps dans la solitude. »
Voilà quelque petit crayon de ce que la divine lumière en cette solitude donne peu à peu à chacun selon sa capacité et ainsi en n’étant rien elle est toutes choses et en ôtant tout elle donne tout. Et c’est pour cet effet que Jésus-Christ dans tous les états de sa vie a toujours été solitaire et a opéré tous Ses mystères en solitude. Prenez-y garde, ce serait un détail agréable à voir ; mais vous le pouvez facilement observer dans chaque mystère. Je prie Notre Seigneur qu’il vous donne une sainte année.
2,58 DM, que l’on peut relier aux épisodes décrits dans Vie 1.20.3-4 (Petit voyage. Péril en carrosse. Pèlerinage à Sainte-Reine, juillet 1673) et Vie 1.20.10 (La légèreté de son frère risque de ruiner son mari, novembre 1674).
Il faut être bien convaincu que toute âme qui est appelée au don de soi et qui, par fidélité, doit consommer cette grande miséricorde ne le fera jamais que par la mort et autant qu’elle aura à mourir. Dieu n’opère dans notre âme aucun changement que par amour, et cet amour est le feu qui doit consumer et nos imperfections et nous-mêmes. Or cet amour a une opération en croix et par les croix : ainsi jusqu’à la fin, l’amour ne cessant point, la mort sera toujours et ira toujours croissant. C’est pourquoi, comme l’amour dans le fond de notre cœur et de notre âme ne dit jamais : « c’est assez », aussi la mort ne cesse jamais, mais va plutôt toujours augmentant, de même que nous voyons que le feu s’augmente toujours par son opération même et qu’un petit feu devient un grand incendie en consumant et changeant son sujet.
Or ces morts sont différentes selon le degré où l’âme en est : car comme l’amour est la cause de la mort, aussi la mort a ses différents degrés comme l’amour les a. Au commencement les morts sont palpables et sensibles. Dans la suite que ces morts s’avancent, peu à peu les morts deviennent davantage dans l’esprit, et ainsi plus déraisonnables, c’est-à-dire que les morts nous sont causées par un million de [161] choses, soit par le dedans de nous, soit par le dehors, où la raison ne trouve point où s’appuyer, de manière qu’elle perd sa route. Au commencement que la mort touche les sens, on règle facilement, quoique avec peine, ses fidélités pour les occasions de mourir, mais à la suite que les morts deviennent plus fréquentes et qu’elles touchent la raison et l’esprit, insensiblement, elles font perdre les lumières qui aident à se conduire. Et l’esprit et la raison perdant fond par les morts et dans les morts, n’ont plus d’autre conduite et d’autres moyens pour se conduire que les morts mêmes et les occasions de mourir, qui sont si fréquentes en ce temps-là que tout ce qui est au-dedans et au-dehors devient occasion de mourir par une sagesse divine, qui sait tellement se servir de tout et qui sait si bien ajuster et si bien ordonner naturellement tout le dedans et le dehors de nous-mêmes, c’est-à-dire tout ce qui est de providence sur nous tant intérieurement qu’extérieurement, qu’en tout nous y trouvons des précipices pour mourir.
Au commencement de ce degré, Dieu ne commence que par quelque occasion particulière comme celle que vous me marquez, mais dans la suite que l’âme est beaucoup fidèle et qu’elle fait grand usage de morts, tout devient occasion de mort et l’âme s’en voit tellement affligée que, si Dieu ne la soutenait fortement, comme Il fait, elle aurait un million d’occasions de tristesses. Car elle ne voit que des occasions de mourir, tout se changeant (par un secret qu’elle ne peut jamais comprendre) en mort, et dans la suite même tout devient tellement mort et providence de mort sur elle qu’elle n’a [162] aucune consolation et aucun appui qu’en mourant et se laissant mourir. De dire les petites tristesses de la nature, les incertitudes des sens et de l’esprit, les égarements continuels de l’âme, cela ne se peut au commencement ni même un long temps. Car comme Dieu a dessein non seulement de purifier les sens, mais même l’esprit, il faut qu’Il détruise la propre conduite de l’âme, et pour cet effet Il ajuste par sa Sagesse les occasions de mourir, afin de nous retirer de ce qu’il y a de plus délicat en nous, comme est l’assurance de notre perfection, de notre salut, et ainsi afin de pouvoir trouver quelque appui en quelque effet divin en nous.
Dieu donc, pour détruire tout cela et ainsi pour nous perdre plus profondément en Lui, nous fait mourir et nous donne les occasions de mourir par nos propres misères, par nos propres faiblesses et par un million de choses qui sont prises de nous-mêmes, dont Dieu se sert sans que nous puissions jamais nous ajuster et à en faire usage qu’en mourant et en nous perdant. De même aussi de toutes les choses extérieures : Dieu les tourne et les ajuste de manière que nous avons beau faire pour nous précautionner et ajuster raisonnablement notre conduite, les occasions de morts seront toujours présentes malgré nous par toutes les choses qui nous arrivent par notre état auxquelles nous sommes de toute nécessité obligés de vaquer, ce qui assurément est un effet de Sagesse divine sur nous et comme le feu du purgatoire, lequel est invisible et va s’attachant au-dedans et au-dehors de nous. Aussi Dieu par Sa divine Sagesse conduit l’âme à l’obscur, et insensiblement par l’obscurité de la foi la fait ainsi tomber comme [163] dans un précipice où elle ne voit goutte pour se conduire et où par conséquent elle ne trouve que mort.
De dire tout le détail, cela est impossible : il suffit que l’âme sache que la foi commençant peu à peu dans une âme, la conduit imperceptiblement à la mort et que la foi augmentant, la mort augmente, et que pour toute conduite et aide, quand l’âme s’aperçoit que sa raison perd fond dans ces croix et dans ces morts, elle doit se tenir ferme à mourir, sans en voir le moyen ni découvrir la fin de sa mort. Et pourvu qu’elle se laisse mourir avec fidélité ou que même, paraissant être infidèle à la mort même, elle tâche encore de mourir par cela même et ainsi de mourir à l’infini par toutes les occasions de mort, elle trouvera que la mort sera son appui sans appui, car qui dit mourir ne dit pas fond ou assurance, mais bien perte sans ressource. Et ainsi par diverses morts on apprend sans apprendre perceptiblement que la mort est le tout, et que mourir est le bien et le tout qui nous fait trouver un bonheur qu’on ne peut exprimer, mais qu’en vérité l’âme goûte.
Où il faut savoir que la raison du procédé de la Sagesse divine sur Jésus-Christ, et par conséquent sur les âmes qu’Il destine pour Lui, de les conduire par la mort et de les faire vivre de mort est que, comme Dieu n’est rien de ce que nos sens et notre esprit peuvent comprendre et que même Il est infiniment au-dessus, Dieu voulant Se donner à une âme il faut qu’Il S’y donne et qu’insensiblement Il S’y écoule par le moyen de la mort : autrement il serait impossible que l’on pût jamais arriver à autre chose qu’à ce que les sens et l’esprit comprendraient, [164] conservant toujours quelque chose de conforme à la nature pour les nourrir et pour les soutenir. Et voilà même la raison pourquoi la Sagesse dans la mort et par la mort se sert de ce qui est en nous et hors de nous plus propre à égarer et mettre hors de conduite notre raison : autrement elle irait toujours par ce qu’elle connaîtrait et qu’elle trouverait de plus avantageux, et ainsi elle ne se laisserait jamais conduire à Dieu qui veut être pleinement le maître de nous-mêmes et qui jamais ne prend plaisir d’étaler Ses miséricordes et Ses grâces que dans une âme où Il peut régner pleinement et à Son gré. D’où vient qu’autant qu’une âme s’aperçoit qu’elle n’est pas pleinement aveugle et soumise en toute manière à Dieu, prenant son seul plaisir dans Son inclination ou dans ce qu’Il désire, quoiqu’elle n’y comprenne rien, elle ne pourrait jamais aborder en terre ferme, d’autant qu’il n’y a que le seul plaisir divin et par conséquent l’ajustement à son ordre qui puisse affermir et assurer l’âme.
C’est ce que l’on a vu en Adam : Dieu attache Son règne entier et la confirmation de Sa grâce à une chose si petite comme de s’abstenir de manger d’une pomme afin qu’Adam captivant son jugement et tout soi-même en cette obéissance, Dieu fût pleinement le maître de tout lui-même. Car de considérer le précepte en soi, il n’est de rien : il le faut seulement envisager dans la soumission totale et la dépendance souveraine que Dieu voulut qu’Adam eût de Lui, afin de faire subsister Ses dons très magnifiques en son âme et même Sa pleine autorité sur toutes les créatures. Il y a dans l’Écriture Sainte quantité d’exemples [165] semblables pour nous faire comprendre cette vérité, et il est très vrai que nous ne venons jamais et n’arriverons aucunement à la pleine liberté de nous-mêmes que par l’entière soumission à la conduite de Dieu, ce qui ne se peut exécuter que par la suite des morts tant intérieures qu’extérieures que la Sagesse ordonne sur nous.
Mais la nature a des difficultés infinies à mourir, soutenant toujours ses droits, tantôt se tenant à une chose, tantôt à une autre, comme nous voyons qu’un homme se noyant s’attache à tout ce qu’il peut pour conserver sa vie ; et ainsi l’âme dans les morts, selon le degré où elle en est, a ses arrêts et ses soutiens. Et je ne m’étonne point que vous ayez tant de peine à perdre ce calme et cette paix qui certifient votre âme, d’autant qu’il faudra qu’elle soit bien dans un avancement plus grand qu’elle n’est pour se laisser aller au long et au large par les morts sans avoir d’autres appuis ni certitude que la mort. Et cependant il faut tant et tant mourir qu’on en vienne là ; autrement on n’arrivera jamais à Dieu même. Car comme il est impossible que la foi fasse aucune démarche dans notre cœur qu’autant que la mort le prépare, aussi il est impossible que l’on vienne à approcher Dieu que par la pointe cruelle des occasions qui nous font mourir. Et toutes les personnes qui n’ont point l’âme assez généreuse pour vraiment mourir par toutes les occasions que je viens de dire ne doivent point s’attendre au bonheur de trouver Dieu et de vivre en Lui en cette vie.
La science même de la mort est en quelque manière l’unique nécessaire, puisqu’il est vrai que Dieu y attache le moyen d’arriver en cette [166] vie à notre bien et même d’en jouir : ainsi il faut tâcher non seulement de se confirmer pour porter avec fidélité les morts, mais même faire tout son possible pour ajuster doucement et humblement sa correspondance selon le degré de ces mêmes morts. Ainsi il est d’importance que vous soyez fidèle passivement à vous laisser en croix autant que Dieu le voudra, tâchant peu à peu de vous y conserver par la foi nue qui vous certifie de ce bonheur. Il ne faut pas rejeter les petites consolations et certitudes que Dieu vous donne pour vous faire demeurer en croix et en mort, mais quand Dieu vous les ôte et qu’Il vous laisse en nudité pure, laissez-vous y autant qu’Il voudra, quoique vous n’aperceviez nul bien de ces croix : il suffit seulement que vous mouriez et qu’elles vous fassent mourir, c’est-à-dire qu’elles vous crucifient, et vous verrez dans la suite que leur effet sera [d’autant] plus solide et plus véritable que moins il aura été perceptible et compréhensible à votre raison.
C’est pourquoi l’âme est sollicitée selon les démarches qu’elle fait d’accompagner la mort qu’elle a à souffrir intérieurement et extérieurement de sa correspondance selon son degré d’oraison. Car quand elle commence à se simplifier, elle doit être plus simple en ses morts, et quand sa simplicité augmente, de même elle doit agir à l’égard de ces morts selon le degré de simplicité ou de passivité où elle en est. Et si dans le degré de simplicité, les morts sont difficiles à porter à cause que l’âme y demeure en simplicité, dans les degrés de passivité c’est encore tout autre chose, d’autant que pour lors, l’âme étant beaucoup destituée de son soutien et [167] de sa correspondance, elle y est aussi plus au pouvoir de la mort pour la traiter au gré de Dieu, sans que l’âme puisse s’aider d’autre manière que passivement souffrant les croix et se laissant dévorer à la mort passivement, comme elle agit dans l’oraison passivement. Ce que l’âme peut avoir pour la certifier, c’est de se consoler de fois à autre un peu dans la lumière de la foi, laquelle ne s’éclipse jamais pour les occasions de mourir, pourvu que l’âme soit fidèle à vouloir mourir et à faire même ce qu’elle peut. Et quand par faiblesse l’âme tombe et qu’elle se voit accablée de quantité de défauts, si elle est fidèle à se servir de la pointe de mort et de crucifiement que toutes ces choses contiennent (quoiqu’elles viennent de notre mauvais cru), elles ne laissent pas de nous donner le moyen de mourir ; et la foi, très obscure dans ces occasions-là, et si vous voulez même très obscurcie, ne laisse pas de demeurer cependant foi et lumière divine, qui se sert de toutes ces misères pour nous faire pénétrer encore plus avant dans nous-mêmes et nous faire mourir plus hautement et plus profondément.
Où il faut remarquer que les choses extérieures en la main de la foi sont merveilleuses pour nous faire mourir. Mais c’est encore tout autre chose de nos pauvretés, de nos misères et de nos péchés, en la main de cette divine lumière allant bien plus profondément, furetant et cherchant notre propre vie et notre propre soutien jusque dans le fond de nous-mêmes pour y porter le glaive de mort ; et l’âme qui est assez heureuse de soutenir la foi en ces occasions reçoit un bien et un [168] avantage de la mort qui ne se peut concevoir.
C’est pourquoi il suffit de se laisser comme on peut et de suivre de son mieux les occasions de mourir en se soutenant en foi sans foi même, d’autant que tout le perceptible de la foi qui peut demeurer dans nos sens s’évanouit, et l’âme déchéant de cette manière de tout soutien devient bien plus en état, si elle est fidèle, de se laisser aller au gré de Dieu, comme nous voyons qu’une pierre n’étant arrêtée de rien roule par son propre poids dans un abîme d’eau sans jamais y pouvoir trouver la fin. Et la marque même que l’âme qui est avancée en passivité peut avoir pour assurance qu’elle est bien dans ces morts et dans ce que je viens de dire est qu’elle ne trouve point de fond ni d’appui en rien, c’est-à-dire qu’elle n’a d’assurance ni par ses morts ni par sa lumière, ni enfin rien qui la puisse appuyer.
Et supposé que l’âme ait la fidélité suffisante pour se perdre beaucoup par ses morts, quoiqu’elle ne voie ni ne puisse voir le moyen comment les vertus divines naîtront en elles, cependant cela sera, d’autant qu’il est certain que c’est par cet unique moyen que Dieu laboure la terre qui les doit produire ; et comme Dieu seul est la racine et le fond de telles vertus, aussi est-il impossible qu’elles viennent jamais dans une âme que par la mort et autant qu’elle meurt. Si bien que dans la suite que l’âme meurt beaucoup à soi, insensiblement et sans que l’âme puisse jamais apprendre le moyen, elle trouve que de sa pourriture et de ses cendres naissent les vertus, conformément aux morts qui l’ont pénétrée et dévorée. Ainsi l’âme peut [169] juger des vertus divines qui l’ennobliront dans la suite par toutes ces occasions de mort et de mourir qui lui sont ordinaires. C’est pourquoi laissez-vous mourir autant que vous pouvez, et même, que la vue du défaut des vertus vous y aide, et vous verrez que ce que je vous dis est vrai.
Ces principes généraux vous instruiront en particulier de ce que vous devez faire, sans que j’aie besoin de vous tout particulariser. Ce que vous me dites de votre domestique est ce qu’il vous faut pour vous humilier et vous faire souffrir : bien de telles occasions vous seront utiles et j’espère que la bonté de Dieu vous en fournira assez en toute manière. Ce que vous avez fait ensuite est bien et de la manière qu’il faut pour purifier les fautes qu’on y peut avoir commises.
Il est de grande conséquence, dans le degré où vous êtes, de soulager votre âme autant que vous pourrez en la tenant gaie : autrement, sans s’en apercevoir, elle serait toujours en réflexion sur certaines peines qui causent les morts, et, par là et en voulant trop mourir à soi selon son gré, on ne mourrait pas. N’ayez donc pas de crainte que votre travail vous nuise : c’est un petit soulagement des sens de l’ordre de Dieu, et ne vous étonnez pas des espèces qu’il vous cause. Laissez-les doucement évanouir en les remettant en foi.
2,30 DM ; avant la mort du mari, si l’on admet que l’édition suit l’ordre chronologique. Indice d’attribution : allusion à la fille, domestique insolente.
Je ne manquerai pas, Dieu aidant, d’aller à Notre-Dame de la Délivrance et de faire la neuvaine que je commencerai la veille de Noël. Je vous prie de dire à N. que le mal1 a cela, tout de même que les croix, qu’il contient en soi l’oraison et les applications à Dieu, qu’il les faut faire seulement selon que l’on voit que le mal le requiert pour ne pas s’intéresser, que l’ordre de Dieu demande seulement en ce temps l’abandon, la paix et le silence pour souffrir en ces dispositions avec quelques retours amoureux, non par acte, mais par abandon et par état : ce qui retranche insensiblement la corruption de la nature, qui flue aussi bien en [305] ce temps-là qu’en un autre, spécialement quand l’âme ne se tourne pas vers Dieu selon son biais et selon le dessein de Dieu sur elle. Il faut donc retrancher prudemment tout ce que l’on peut voir qui pourrait incommoder, car la foi supplée à tout et contient toutes les opérations extérieures et fait que l’âme étant dans sa disposition privée soit d’oraison soit de communion, les retrouve éminemment en ce qu’elle souffre ou fait par ordre divin, qui est souvent plus efficace non seulement pour produire la grâce, mais pour détruire les défauts, par la raison qu’étant dans le divin ordre chaque chose manifeste les défauts qui sont en l’âme par la pratique et expérience. Je ne sais si vous m’entendrez et elle aussi2.
Je vous ai tant parlé de la petitesse et comment vous la devez pratiquer qu’à moins d’une lumière actuelle pour cet effet précisément je ne puis vous en dire davantage. Peut-être le divin enfant m’en donnera-t-il quelque chose à Noël. Mais lisez et relisez mes lettres et vous y trouverez plus que vous ne croyez, la divine lumière y ayant été, car la divine lumière qu’elle contient tout et dit tout selon la disposition des yeux qui la voient, et en vérité elle a tant été pour vous et pour N.2 que j’en suis étonné.
Sachez que jamais vous ne trouverez rien que dans l’Enfance et que là vous trouverez tout : ce sera votre trésor. Cette Enfance dit simplicité, joie en docilité d’un enfant, si bien que, pour que cela soit et que cette divine lumière qui vous est propre soit avec étendue selon l’ordre divin, il faut que la nature meure à tant de choses : précipitations etc. et enfin [306] que vous tâchiez de vivre toujours en esprit. Rien ne vous fera entrer dans cette divine lumière d’enfance qui vous est propre que la foi qui retranche l’usage des sens élevant l’âme en esprit. C’est dans cet esprit de petitesse que vous pouvez trouver seulement la solidité et la confiance. Au contraire, cela n’étant pas, votre esprit est toujours comme un oiseau sur la branche en avidité et en recherche. Enfin, sachez que tout de même qu’un enfant ne peut jamais trouver que son malheur dans sa propre volonté, sa volonté n’étant pas accompagnée de sagesse, jamais aussi vous ne trouverez rien en votre propre volonté, et au contraire par la divine conduite vous trouverez la divine Sagesse dans la soumission aveugle à la volonté d’autrui. Remarquez cela pour toujours.
Il faut non seulement que vous preniez garde par la lumière divine aux choses qui accompagnent l’état d’Enfance de Jésus-Christ, comme la pauvreté, l’abjection et le reste, mais [aussi] à ce qui le constituait qui était cette petitesse d’un enfant, ce manque de volonté et de conduite et tout le reste qui constitue l’enfance, car c’est en cela qu’est le fond de la lumière et Sagesse divine, sans quoi vous n’aurez jamais l’état d’Enfance en vérité. Ceci est fort et il y aurait infiniment à dire étant d’une lumière très grande. Appliquez-vous à chaque parole, non pour en prendre l’écorce, mais pour en puiser avec l’âme de la divine lumière le fond et l’essence, car c’est en cela que consiste l’Enfance divine pour vous ; et si vous pouviez perdre heureusement votre volonté pour une autre que Dieu vous a choisie, [307] vous trouveriez par là la divine Sagesse et vous ne le ferez jamais autrement.
Par là, la divine Sagesse vous donnera la pauvreté, l’abjection et le reste de ce qui accompagne l’Enfance ; et jamais rien de cela ne vous viendra qui soit effet de la divine Sagesse que par perte de volonté, de conduite, et en vous laissant conduire par autrui comme un enfant. Autant que cela arrivera, autant vous entrerez dans votre grâce ; cela manquant rien ne viendra, et cela est si vrai qu’au cas que vous soyez fidèle et que vous quittiez le passé pour entrer dans cette grâce, Dieu ne manquera pas jusqu’au dernier moment de votre vie de vous donner un homme qui par son ordre aura effet de grâce sur vous, et quand cela ne sera pas ce sera une marque que vous ne serez pas fidèle à votre grâce. Quand Jésus enfant ou plutôt quand l’état de l’Enfance de Jésus eut cessé, Saint Joseph est mort. Sans y penser, en écrivant, la lumière est venue abondamment.
Prenez, au nom de Dieu, garde à votre grâce et aux renouvellements intérieurs qui la marquent, car ils sont vrais comme je vous l’ai mandé. Faites application forte à ce qui constitue essentiellement votre état et par où vous doit par conséquent venir la lumière et la grâce qui sera la mère qui engendrera le reste, je veux dire les accompagnements de la Sainte Enfance. Vous n’aurez d’oraison que par là, et tout le reste vous y sera communiqué. Omnia bona mihi venerunt pariter cum illa, et innumerabilis [b] onestas per manus illius3.
– 2,56 DM. L’attribution est incertaine, v. note 2.
1 Allusion possible au mal du mari, atteint de la goutte.
2 Une personne accompagnant Madame Guyon ?
3Sag., 7, 11 : « Tous les biens me sont venus avec elle, et j’ai reçu de ses mains des richesses innombrables. » (Sacy).
Il est de la dernière conséquence de reconnaître beaucoup Dieu et la conduite de Sa divine Providence dans tout ce qui nous arrive, non seulement par le ministère des hommes, mais encore par les saisons et les incommodités naturelles qui surviennent comme cela est beaucoup naturel et ordinaire. L’on y est presque toujours surpris et l’âme par conséquent s’y laisse insensiblement conduire naturellement, mais quand elle est fidèle à réserver sa vue surnaturelle en foi pour y découvrir Dieu et Son divin ordre, elle L’y trouve aussi purement et même souvent plus que dans les autres natures de croix et de peines qui surviennent et où Dieu y paraît plus clairement, où il faut remarquer que plus les choses qui nous peinent, nous renversent et nous crucifient, sont naturelles et qu’ainsi Dieu y est plus caché et inconnu, plus Dieu s’y trouve quand, par la foi, l’âme meurt assez à soi pour outrepasser tout ce naturel et cet inconnu afin d’y rencontrer cette divine et adorable Providence à laquelle rien n’échappe et qui est le principe général de tout ce qui est et de tout ce qui arrive dans la terre, de manière [f. 1 v°] qu’autant que l’âme envisage tout cela en foi et que par ce moyen elle en surnaturalise l’emploi et généralement tout ce qu’elle souffre, par telles occasions elle y trouve Dieu très hautement.
Donc l’on peut tirer une consolation très avantageuse pour une âme amoureuse de Dieu, [à] savoir que tout ce qui est de plus naturel dans la vie de l’homme peut être relevé très éminemment dans la jouissance de Dieu et qu’ainsi une âme qui peu à peu par la fidélité et par l’oraison s’approprie à l’usage de la foi, peut rendre surnaturel tout ce qu’il y a de plus naturel en sa vie, non seulement pour les souffrances et ce qui nous fait souffrir, mais généralement pour tout ce qui peut être l’occupation et l’emploi de la vie.
De là on peut voir la perte que font les âmes peu éclairées de la foi et qui ont peu d’usage de son exercice par l’intérieur, d’autant qu’il y a infiniment des temps vides en leur vie à cause que n’ayant pas en elles le moyen de trouver Dieu en toutes choses, tout ce qu’elles peuvent faire au plus c’est de pouvoir Le reconnaître dans les plus grandes croix et afflictions qui leur arrivent, demeurant [f. 2 r°] comme toutes naturelles dans tout le reste, car tout de bon il n’y a que la foi et les yeux éclairés en foi divine qui puissent découvrir et pénétrer Dieu dans tous les moments de la vie, si naturel comme est tout ce qui nous arrive de moment en moment, soit par les saisons, les mauvaises rencontres, les embarras de la vie, le boire et le manger, et le reste qui fait tout l’emploi de chaque jour.
De prime abord cette lumière de la foi demande de l’application et beaucoup de fidélité pour y découvrir Dieu par la Providence et par la conduite, mais à la suite, peu à peu, par telles fidélités, les yeux s’ouvrent comme si naturellement que la chose devient très facile à peu près comme nous voyons que nos yeux corporels étant capables de la lumière du soleil, nous voyons et nous découvrons sans peine la beauté des objets et nous discernons facilement leur mérite1. Vous faites très bien d’être fidèle autant que vous le pouvez à votre oraison et quand la Providence vous fournit des embarras qui semblent nous en ôter la commodité, ne vous embarrassez pas : tâchez plutôt d’ajuster votre correspondance et l’emploi de votre esprit [f. 2 v°] selon que vous voyez que vous le pouvez, car étant à cheval ou au milieu des distractions de votre emploi, vouloir faire votre oraison aussi tranquillement que si vous étiez dans une profonde solitude, c’est hors l’ordre de Dieu. Quand vous faites donc votre oraison dans ces temps, ou souffrez patiemment les distractions qui vous y viennent, ou contentez-vous de vous tenir doucement en la présence de Dieu par une inclination amoureuse et paisible et pour lors cela suppléera aux lumières et à l’occupation intérieure que vous pourriez avoir étant plus à vous.
Vous faites très bien de continuer vos dévotions autant que vous le pouvez, car vous en tirerez toujours et beaucoup de fruit et beaucoup de consolation, Dieu prenant plaisir dans ces temps de remplir les fidélités aux autres occasions où il y a à mourir. Continuez aussi à vous conduire comme nous l’avons dit, étant mieux et plus utile pour l’intérieur et pour la gloire de Dieu d’avoir un peu de faute et de force dans votre emploi que dessus languissant de faiblesse, ce qui vous embarrasserait beaucoup.
– Pièce 7248 du ms. 2174 des Archives Saint-Sulpice, référence que nous abrégeons par A.S.-S. 7248. Il s’agit de la copie par Isaac Dupuy de la seule lettre que nous possédions de Bertot datée et adressée nommément à Mme Guyon.
sont ms.
1anacoluthe.
Je vous aurais écrit pour vous consoler et pour vous dire deux ou trois mots de la disposition où vous deviez être selon votre grâce dans votre mal : vous m’avez prévenu [ce] dont je vous remercie et dont j’ai bien de la consolation.
Pour répondre à la vôtre, je vous dirai que pour l’ordinaire le grand effet de grâce que Dieu prétend en donnant des maladies aux personnes qui sont amoureuses de la sainte oraison et qu’il destine pour l’union en simplicité de foi est de les dénuer par là peu à peu et de leur ôter un million d’appuis que la nature ne quitterait jamais. Souvent même quand les âmes sont fortes, Dieu se plaît en cet état de les mettre en telle déréliction et tout ensemble de laisser leur pauvre nature comme des chevaux échappés sans être domptés ni arrêtés par rien, car, comme en ce temps le corps étant affaibli il ne leur reste nulle correspondance ni force, ainsi sont-elles du côté de Dieu et de leur part aussi dénuées de toutes choses aperçues, oubliant tout à la réserve des douleurs qui les pressent et d’un million d’instincts naturels qui les tourmentent.
Quand les âmes ne savent pas le secret divin et qu’elles regardent naturellement leur mal, attribuant seulement cet affaiblissement et cette pauvreté intérieure au mal qui naturellement [309] affaiblissant le corps diminue la vigueur de l’esprit, elles se tourmentent et souvent elles se font du mal et, bien plus, elles perdent tout le dessein de Dieu par telle maladie, ne faisant ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire ne correspondant pas à Dieu par leur activité, car elles ne le peuvent, et ne faisant pas usage du mal, se contentant de la bonne intention qui le souffre par pénitence ou autre motif au lieu de s’unir au dessein de Dieu qui dénue, fait perdre et prive de tout, non seulement des précédents exercices, mais encore de toute correspondance. Si bien que, si l’âme fait application, la maladie est une merveilleuse grâce pour dénuer et faire tout perdre afin de conduire et traîner l’âme insensiblement et sans s’en apercevoir dans l’abîme de Dieu, pourvu que dans le mal la pointe du cœur soit seulement vers Dieu en abandon : je le veux, je suis à vous, faites comme il vous plaira. C’est donc l’abandon unique, en repos et paix, perdant tout soin de ce que l’on est ou de ce que l’on devient, qui est la grande correspondance au dessein de Dieu dans les maladies des âmes où la foi a bien commencé. Car les âmes qui ne sont pas là doivent prendre leurs motifs et s’aider de la vigilance pour la pratique de la vertu. Et ici le repos et l’abandon fait pratiquer toute vertu dans le mal quand l’âme est fidèle selon que je dis.
N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré [310] de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer1. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’effacent, devenant dénués de tout.
Quand l’âme a été bien fidèle de cette manière, les forces revenant peu à peu en l’esprit, et l’esprit se dépêtrant de la faiblesse comme d’un bourbier où il était abîmé, s’il n’y prend garde il devient fort actif et ainsi il se trouble. Mais il y faut prendre garde et continuer doucement son simple abandon en repos et en nudité trouvant là toute la simple et sainte multiplicité des divins mystères de Jésus-Christ par les saintes fêtes jusqu’à ce que le corps et l’esprit soient entièrement fortifiés et capables d’agir. Et vous remarquerez que, comme la main de Dieu par la maladie vous a dénuée et fait trouver tout en votre simple repos et abandon perdu, l’activité revenant par la main de Dieu, sans précipitation de votre part, vous retrouverez la sainte et féconde multiplicité des divins mystères avec bien de la grâce.
Il faudrait du temps pour vous parler de tout cela. Seulement je vous prie de vous faire souvent lire et relire ceci et vous y trouverez votre affaire. Ceci est fondé sur un grand et infaillible principe de la foi qu’il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et [311] conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement, mais tout divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes, spécialement les âmes étant dans quelque simplicité de foi par vocation. D’où vient que quand une âme qui a déjà quelque commencement de cette grâce serait tellement avancée en âge que la vieillesse commencerait à l’affaiblir je ne doute point que cette faiblesse aussi bien que la maladie ne contribuât à la simplifier davantage, quoiqu’elle soit une cause naturelle, mais qui devient divine par le commencement de cette grâce surnaturelle et divine de simplicité ou de foi.
Vous dites fort bien que dans ce repos et dans cet abandon où l’âme perd tout soit du côté de Dieu ou d’elle-même, à la réserve de son nu abandon, elle a une délicatesse de conscience plus grande qu’auparavant quoiqu’elle ait moins et qu’elle fasse moins. Cela vient de ce qu’elle est plus purement et plus nuement sans son secours abandonnée à Dieu, et ainsi Dieu est son sensible, y ayant moins de naturel. Cela est certain, et c’est le moyen le plus solide et le plus infaillible pour connaître quand la privation, le dénuement et la simplicité sont de Dieu ou par une paresse naturelle. Car s’ils sont de Dieu, le sentiment devient délicat à cause que Dieu y devient le sensible de l’âme, qui ne peut rien faire de mal sans Le bien sentir ; et au contraire, s’ils ne sont pas de Dieu, mais par une intervention de l’âme, l’âme devient hébétée et aveuglée à ses défauts, à cause que, bien qu’il paraisse à l’âme qu’elle ne fait rien [312], cette paresse est multipliée secrètement et éloigne par conséquent de Dieu.
Prenez courage, demeurez comme Dieu vous met ; et à mesure que vos forces reviendront, reprenez simplement et en abandon vos petits exercices selon que votre cœur s’y trouvera porté et que l’ouverture par la lumière divine vous en sera donnée. Voilà une grande lettre que je prie Notre Seigneur de vous faire comprendre, car elle est d’infinie conséquence. Je suis à vous de tout mon cœur.
– 2,57 DM ; attribution incertaine.
1les Torrents développeront ce thème.
J’ai de la consolation que vous vous portez mieux. Tâchez de vous appliquer à ce que je vous écris, car c’est votre affaire et vous devez agir comme je vous le mande. Toutes ces pauvretés que vous me dites et que vous me direz encore sont une aide pour vous perdre et vous laisser en plus grande perte. Il faut y faire de votre mieux en tâchant avec abandon de vous corriger, mais quand la vue et même l’expérience de ces misères vous accable, il faut vous relever, non par force, mais vous calmant et vous abandonnant. Si vous pouviez une fois bien comprendre cette leçon, vous seriez heureuse, car vous remédieriez à vos défauts et vous arriveriez au même temps où Dieu vous veut qui est la mort de vous-même.
La corruption n’est-elle pas le principe d’une autre génération ? Ne voyez-vous pas qu’il faut qu’un oignon de tulipe pourrisse avant qu’il produise ? Comment se vider de la plénitude, de l’estime de soi, de la suffisance, de l’orgueil et de la promptitude qu’en voyant et expérimentant ce fumier ? Mais le malheur est quand l’âme ne se sert pas de ces vues et expériences en paix et abandon pour s’en défaire en cessant ou défaillant et non en opérant. Vous ne cesserez jamais de voir et d’expérimenter ces pauvretés jusqu’à ce que vous preniez ce procédé comme il faut et qu’ainsi [316] vous deveniez petite par ces vues comme une fourmi, non en vous décourageant, mais en vous unissant à Jésus-Christ qui prend plaisir d’être dans un cœur et d’en prendre possession quand il est vraiment humilié.
Travaillez donc doucement et simplement comme je vous ai dit et écrit tant de fois1, faisant oraison et étant fidèle à chaque moment, et laissez travailler Notre Seigneur chez vous par vos pauvretés et par le fond de corruption qui se découvrira encore bien plus. C’est une chose admirable que ces vues étant dans un cœur humilié et doucement tranquille par l’ordre de Dieu, l’on trouve dans cette pauvreté et dans ce bourbier Jésus-Christ, et qu’au contraire se forçant par une secrète suffisance qui fait que l’on se veut remplir de vertus, pensant que ce soit un remplissement secret de Jésus-Christ, l’on s’éloigne de Lui.
Heureuse l’âme qui pourrit et pourrit encore un million de fois, car, pourrissant en paix et en abandon, elle germe à la suite ! Mais le tout est de faire ce que Dieu vous laisse à faire en cet état et de souffrir ce qu’Il veut faire Lui-même. Il veut, comme je vous viens de dire, que vous fassiez de moment en moment ce qu’il y a à faire et Il veut que vous souffriez en abandon ce que vous ferez.
Je prie Notre Seigneur qu’Il vous donne lumière, car voilà le fond de votre conduite. Si vous aviez entendu le secret de Jésus-Christ incarné, vous auriez marché à grands pas et peut-être ne l’auriez-vous pas pu, votre nature étant trop forte dans son commencement. Je crois de plus que ce défaut passé vous servira encore infiniment pour pourrir, le portant avec [317] la même disposition que les pauvretés journalières. Soyez pour le passé et pour le présent en abandon paisible, faisant ce que vous avez à faire et à la suite, Dieu aidant, le grain étant pourri il germera, et ce que je vous pourrais dire arrivera ; mais ce ne sera jamais que vous ne soyez pourrie ! Vous m’entendez, car je ne parle point de la pourriture corporelle.
Lisez et relisez ceci, et sachez que jamais vous ne le mettrez en pratique de manière que votre esprit en soit content ; quand cela sera votre pourriture sera achevée et elle commencera à germer. Je ne sais si vous comprendrez ce dernier.
– 2,59 DM.
1 Allusions à la nature volontaire voire impérieuse de la jeune femme.
On ne saurait assez se convaincre combien il est de conséquence de s’ajuster aux providences de Dieu, et quoiqu’elles semblent nous empêcher et même souvent détruire nos desseins pour Dieu, il n’importe, pourvu qu’on s’y tienne avec une entière et nue fidélité. Un très long temps Dieu prend plaisir de faire passer et repasser les lumières pour convaincre l’âme et l’établir dans ce principe et dans cette vérité, mais quand il est suffisamment établi en l’âme, Dieu pour le purifier davantage efface toutes ces vérités, et soutient en nudité l’âme par ce principe même.
De vous pouvoir exprimer ce qu’Il produit [318] dans une âme vraiment nue et fidèle à mourir à tout et à tout intérêt, tant humain que divin, pour subsister uniquement dans l’ordre divin sans en découvrir aucune excellence ni où il conduit, ni où il prétend, cela ne se peut. Car il est vrai que ce que Dieu opère dans une âme vraiment nue de toutes choses subsistant de moment en moment par ce que Dieu fait en elle, est si grand qu’il donne de l’étonnement à l’âme qui en a l’expérience. Car comme Dieu par Sa pure opération ne peut dire que Lui-même, aussi l’âme mourant à toutes choses et à elle-même et recevant seulement ce que Dieu lui donne ou ce qu’elle a, soit intérieur soit extérieur, a la seule opération de Dieu. Et ainsi, quoiqu’elle voit souvent qu’elle ne fasse pas grande chose et qu’il lui paraisse aussi que Dieu ne lui fait rien, mais seulement qu’elle est occupée comme naturellement des choses qui lui arrivent et qui sont ordinaires dans son état et condition, au milieu de tout cela et en tout cela en mourant à soi pour y trouver seulement l’opération de Dieu, elle l’y trouve sans y rien trouver de différent. Et c’est cela proprement qui, la faisant mourir à un million de choses, travaille magnifiquement et fait vraiment l’ouvrage d’un Dieu et qui est vraiment à la suite de Dieu en elle quand Il l’a purifiée de tout ce qu’il y avait de contraire. Car il est certain que si nous savions bien nous laisser entièrement et nous abandonner entièrement à tout ce que Dieu fait en nous et autour de nous, c’est-à-dire à tout ce qui nous arrive, quelque naturel qu’il puisse être et même quelque détruisant et quelque renversant qu’il soit, nous [319] trouverions qu’il n’y a rien de mieux ni de meilleur pour faire tout ce qu’il faut faire en nous que ce qui nous arrive.
C’est pourquoi il vous est de grande importance d’ajuster votre âme peu à peu à ce procédé. Et cela étant, assurez-vous qu’elle aura souvent des régals intérieurs qui viendront du fond comme ceux que vous me marquez. Et je vous dis plus que je vous puis assurer qu’au degré où vous êtes vous ne devez pas accepter du premier abord la mélancolie et le petit abattement qui vous pourra arriver et qui vous arrive. Mais qu’au contraire pour correspondre à Dieu comme il faut et pour entrer dans Son dessein conformément à Son opération divine, vous devez contribuer à vous donner de petites joies et à réveiller votre cœur en Dieu toujours présent pour être Son aimable demeure. Mais quand vous avez fait doucement et humblement ce que vous avez pu et qu’il vous paraît que Dieu n’y correspond pas, mais que vous êtes laissée en quelque tristesse, de quelque lieu qu’elle vous vienne souffrez-la comme opération divine, mais que cependant la pointe de votre cœur ait toujours quelque réveil pour la joie aussitôt qu’elle paraîtra et que Dieu permettra que cette aurore se représente sur votre âme.
Où il faut que vous remarquiez ceci comme de conséquence pour votre âme que la tristesse et l’abattement ne sont pas opération divine sur vous, qu’ayant fait de votre part ce que vous pouvez et devez pour l’outrepasser par la raison que cette mélancolie, cette tristesse et ce petit chagrin étant dans le fond de votre complexion naturelle, vous devez [320] toujours tâcher de vous en défaire afin de la surnaturaliser. Mais ayant par détour de vous-même fait ce que vous avez pu, pour lors Dieu s’en sert comme Il se sert de toute autre chose pour exécuter ce qu’Il prétend en vous. Et vous trouverez qu’agissant de cette manière, tout ce qu’Il fera en vous quelque souffrant et détruisant qu’il soit, vous mènera beaucoup au large n’y ayant que notre nous-même qui nous rétrécisse et nous captive.
Il n’est pas temps de quitter les lectures et autant que vous remarquerez qu’elles sont nourriture à votre âme et qu’elles vous causeront de la joie, continuez car c’est une marque de l’ordre divin. Il ne faut jamais se priver des moyens divins que par surabondance. Ce n’est point en se privant de nourriture que l’on meurt à soi-même en l’état divin, mais plutôt par abondance de nourriture. Et ainsi il est d’importance durant que tel effet des lectures subsistera en vous de les continuer ; et par là insensiblement la lumière divine ira toujours s’augmentant, et vous verrez par là quand il faudra même cesser, car qui a suffisamment n’a pas besoin de chercher. Et quand vous apercevez que ce n’est pas seulement nourriture, mais qu’il y a trop d’enjouement naturel [321] vous arrivant, ce qui arrive aux hommes trop gloutons, lesquels ne se contentent pas de se nourrir, mais prenant de la nourriture par excès, pour lors cessez, afin de digérer ce que vous en avez pris. C’est pourquoi, quand vous avez lu, digérez-le tout doucement et posément à mesure que vous lisez, et quand vous vous apercevez de l’excès, demeurez un peu, car vous ne lisez que pour vous nourrir. Le faisant de cette manière vous verrez que les lectures vous seront très utiles et même que très souvent vous y verrez et y remarquerez ce que secrètement votre âme aura reçu ou cherché en l’oraison, et par ce moyen votre âme non seulement sera au large, mais aussi trouvera de la joie dans la voie de Dieu rencontrant très souvent ce que vous avez de plus caché en vous par ce moyen.
– 2,6 DM L’attribution demeure incertaine, à cause du style et de la référence à des « hommes trop gloutons ». Les lectures sont conseillées, même aux mystiques ! Cette lettre, si elle s’adresse à Madame Guyon, correspondrait à la période d’abandon ou d’épreuve décrite en Vie 1.24.3 : « M. Bertot parlait aux âmes qu’il croyait d’une plus grande grâce, et me laissait comme celle où il n’y avait presque rien à faire. […] il me voulut remettre dans les considérations… » Ce dont témoigne — avec la même réserve d’attribution — la lettre suivante.
L’âme dont il est question doit être certifiée de plusieurs choses qui lui importent infiniment pour sa conduite et pour la paix imperturbable de son âme, savoir : elle doit être assurée que sa vocation à l’oraison n’est pas depuis son renouvellement, mais bien dès le commencement de sa conversion, et du temps qu’elle commença à se donner à Dieu ; et faute d’y être fidèle en la manière de Dieu, [322] elle s’est reculée de sa vocation et a pris un chemin pour l’autre par lequel elle ne pouvait jamais rencontrer le terme de sa vocation, ni arriver où Dieu la voulait. Sa vocation donc dès le commencement, a été de sortir hors de soi-même, pour arriver à Dieu par une soumission et une perte en la Providence : ce qui lui devait fournir incessamment un moyen divin et comme infini de passer en Dieu, qui est le vrai infini, qui doit calmer et rassasier notre âme et toutes ses opérations et désirs. Et au lieu d’aller selon les instincts de cette vocation, par la paix, par la perte, et par où elle n’avait rien, elle a sensibilisé toutes ces choses, se servant de ces instincts et des saints désirs, pour se porter et s’enfoncer dans les choses mêmes ; et au lieu d’en sortir pour aller d’elles à Dieu, elle y est demeurée, se repaissant avidemment d’austérités et d’actes de vertu pratiqués à sa mode. Et ainsi les mouvements de sa vocation ont été pervertis par sa nature empressée et précipitée, tournant à soi, ou plutôt consumant pour soi l’obéissance, la mortification, les actes de vertu et le reste qui était saints de soi à la vérité ; mais par leur mauvais usage ces choses n’ont pas fait fructifier sa vocation.
Quand donc le temps est arrivé que la divine Providence toujours adorable l’a voulu éclairer pour la mettre dans sa voie, elle n’a pas découvert ni vu une chose nouvelle, mais bien une chose qui était il y a longtemps, quoique cachée et encombrée par toutes les bonnes choses qu’elle avait faite jusqu’alors, lesquelles lui paraissant être quelque chose de grand et de saint lui cachaient sa voie, qui ne devait faire autre chose que l’apetisser1, la perdre et [323] la faire sortir de soi, de ses efforts et de tout ce qu’elle pourrait jamais être et avoir. Et ainsi ce sont les bonnes choses mal prises qui l’ont aveuglée et qui lui ont caché Dieu : d’autant que par là s’augmentaient la plénitude de soi, la suffisance, la faim précipitée et un million de fautes, qui loin de calmer son âme, la mettaient incessamment en action pour soi et vers soi, au lieu de la porter à sortir de soi par un oubli véritable et par une paix et un abandon dont la fin serait Dieu trouvé en nue obéissance et joui en nue et très obscure providence, prenant de moment en moment ce que cette divine Providence lui donnerait et ordonnerait d’elle, et n’ayant rien et ne cherchant autre chose ni assurance que la nue obéissance et perte de soi lui communiquerait véritablement et foncièrement, quoiqu’elle n’en eût nulle connaissance.
Pour la pratique donc de tout ceci et pour rectifier tout le passé, il n’y a qu’à se bien convaincre de cette vocation et de ce procédé divin, tâchant surtout de vivre incessamment en paix et en abandon total, ne s’appuyant jamais sur rien qu’elle ait et dont son âme soit en possession, mais bien sur l’étendue infinie de sa soumission à l’ordre divin qui lui fournira toujours, sans rien avoir en soi, ce dont elle aura besoin, la divine Providence marchant de pas égal avec cet ordre divin par la soumission, pour lui être toutes choses en toutes choses, pourvu que s’oubliant, elle demeure en la main de la divine Providence. Et ainsi peu à peu elle verra que n’ayant rien elle aura tout, et par ce moyen elle passera insensiblement et imperceptiblement du créé à l’incréé, du fini à l’infini. Car il faut remarquer que tout ce qui est [324] de Dieu, aussitôt qu’il est reçu en nous, quelque relevé qu’il soit, devient limité et fini, et qu’afin qu’il demeure dans son excellence et grandeur il faut qu’il demeure et qu’il soit toujours hors de nous.
Ainsi Dieu voulant conduire une âme par la dépendance il faut qu’elle demeure nûment et pauvrement en elle. J’en dis autant de la divine Providence ; et par là, se tenant ferme en cette pure soumission et en cette dépendance totale de la divine Providence, n’ayant pour soi que la perte et l’abandon, elle aura tout d’autant qu’elle aura et trouvera Dieu même. Mais le malheur est que l’on juge et que l’on veut toujours voir cette dépendance, non en elle, mais en quelque chose qui soit en nous. J’en dis autant de la Providence, laquelle doit être poursuivie de moment en moment pour faire et souffrir ce qu’elle donne et ordonne sans s’amuser à remarquer où elle va ou ce qu’elle donne. Il suffit que l’âme la suive en paix et en abandon, faisant ou ne faisant pas ce qu’elle marque. Et ainsi quoique l’âme croie n’avoir rien ou peu qui la contente, qu’elle se perde ou demeure en repos et elle verra que sa nue obéissance la fera aller et courir sans jamais s’arrêter et enfin lui fera trouver Dieu où elle trouvera tout ce qu’elle peut désirer.
Voilà la raison pourquoi ne remédiant pas à vos défauts, ne pratiquant pas les vertus et ne courant pas à Dieu de cette manière, vous n’avez pas rempli votre vocation ni marché selon elle : et ainsi au lieu d’aller, vous vous êtes garottés les pieds et les mains ; au lieu de trouver Dieu, vous vous êtes enfuie de lui [325] et au lieu d’avoir la paix et la jouissance conformément à votre vocation, vous avez eu la précipitation et des désirs anxieux pour compagnie, sans avoir rencontré nulle plénitude. N’allez donc plus cette route, marchez à l’aveugle en sécheresse et pauvreté de votre esprit ; et vous verrez que Dieu viendra, ou plutôt que votre âme courra pour être en Dieu autant qu’elle sera en paix et en nue perte, soutenue sans soutien qui soit en vous, par l’unique soumission et par la perte, et par la divine Providence, sa chère compagne, qui ne manqueront jamais de vous tenir la main et de vous donner toutes choses en leur manière. Mais ne vous attendez ni aux lumières ni aux goûts : elles vous traiteraient trop mal et diminueraient votre grâce. Contentez-vous de ces divines princesses qui ont en soi toute la beauté et l’excellence qu’un cœur peut désirer, sans qu’elles fassent montre de ce qui peut sortir d’elles en vous, qui est toujours infiniment moindre qu’elles-mêmes quoiqu’il nous paraisse beau et admirable. Il vous suffit de les suivre et vous aurez tout, en vous perdant par elles.
Arrêtez-vous et vous fixez donc à n’avoir et à n’être rien que ce que l’obéissance et la soumission vous fera être ; et pour tout soyez en paix et en abandon, vous perdant sans ressource en cette divine conduite, laquelle vous suffira en l’oraison et hors l’oraison pour être continuellement en pleine lumière. La dépendance et par conséquent la mort de vous-même en soumission vous sera une lumière et une source continuelle de lumière, laquelle selon votre fidélité sera en tout féconde, jusque [326] là qu’enfin, à force de vous quitter et de mourir peu à peu à vous-même, c’est-à-dire à vos inclinations, passions et recherches, l’âme tombant dans un vrai calme elle viendra en la vraie et nue lumière comme une personne dans une rase campagne que nul objet n’arrête, et ainsi en ne voyant rien elle voit tout, car ce rien est le tout de l’âme.
Par là vous voyez que ce qui remplit l’âme d’objets sont les passions et les inclinations, et que les objets sont ce qui termine l’âme. Otez votre vous-même : vous ôtez les objets et vous donnez de cette manière la paix à votre cœur, le réduisant en simplicité et unité en la vraie lumière. Otez enfin la créature et vous trouverez Dieu assurément. C’est ce qui fait que les âmes qui, avec le don de Dieu, entreprennent cet ouvrage tout de bon et en simplicité, n’ont pas besoin de tant de choses ni de tant de pratiques ; plus même elles approchent, plus leur affaire s’avance, plus deviennent-elles calmes, simples et nues, jusque là qu’enfin tout leur devient lumière, non aperçue et manifeste aux sens, mais certaine et véritable à l’esprit, marchant en assurance sans rien voir, et voyant tout par la dépendance et la soumission, n’ayant rien et cependant ayant toutes choses par ce même moyen. Ce qui est cause que s’habituant peu à peu à ce dénuement et à ne rien réserver pour leur assurance, elles marchent incessamment en lumière selon ce que j’ai déjà dit, comme une personne qui serait dans une rase campagne où aucun objet ne terminerait sa vue : elle ne verrait rien, mais cependant elle serait dans une bien plus ample et étendue lumière. Ainsi en est-il d’une âme, laquelle [327] se laisse peu à peu dénuer pour n’être ni subsister et n’avoir que ce qu’elle a de la divine Providence en pure dépendance et soumission, par lequel moyen Dieu lui donne toutes choses sans que rien lui manque ni qu’elle fasse réserve ni magasin de quoi que ce soit. Et ainsi elle est acheminée au pur dénuement en lumière nue de foi, laquelle plus elle est nue et sans rien communiquer, plus elle est féconde et remplie ; et si elle communique et manifeste quelque chose c’est toujours pour corriger l’âme de quelque défaut qui est en elle ou pour lui découvrir quelque vertu qui lui manque ; et l’âme doit se servir de ces lumières pour son bien, mais en marchant toujours vers Dieu.
Il est à remarquer qu’il n’y a que les seuls défauts et l’infidélité qui arrêtent l’âme. Car de la part de Dieu, Il va et court toujours dès qu’Il a donné le don, et ainsi Il n’est jamais arrêté en sa course selon le dessein éternel de la divine Sagesse ; mais c’est l’âme qui s’arrête et c’est son grand malheur qu’il faudrait tâcher d’éviter par une constante fidélité et par la pureté, la mort et la séparation de ses inclinations. Pour finir cet éclaircissement, vous devez savoir que dès que l’âme a le don, tout dépend de sa pratique et que, tant que l’âme est pure et vide de soi-même, jamais le Soleil éternel ne manque de Se communiquer. Ainsi tout consiste à s’ajuster à cette manière de communication par la nudité, et tout cela selon l’ordre divin communiqué par la dépendance selon que je vous ai dit tant de fois, outre ce que j’en dis en cet écrit.
– 2,61 DM. L’attribution demeure incertaine compte tenu du ton particulier de cette lettre. Madame Guyon f ait allusion à des difficultés avec Monsieur Bertot (Vie 1.24.3). La conduite rigoureuse dont témoigne cette lettre est typique non seulement de Bertot, mais aussi du « bon franciscain » Archange Enguerrand (comme en témoigne ses lettres de direction à des religieuses) qui appartient au même réseau mystique.
1Rendre plus petit. V. glossaire.
Il y a déjà plusieurs jours que je suis pressée de vous écrire la disposition où je me trouve. Je vous prie d’avoir la bonté d’y répondre un peu au long puisque de là dépend toute la certitude de ma vocation.
Mon âme tend continuellement au repos, à la solitude et au silence et en même temps je suis dans une activité continuelle, mon esprit me fournissant toujours de nouvelles lumières sur ce que j’ai à faire dans ma famille et ici, ce qui entretient mes sens dans une vivacité perpétuelle plus grande que je ne puis dire. Il est vrai que ce qui fait que je n’y résiste pas et même que je trouve un goût que je ne puis expliquer à tout ce que je fais, c’est l’assurance que vous m’avez donnée que tout cela est l’ordre de Dieu : je le crois même connaître en ce sens que cette activité ne laisse pas d’être en unité et, pour l’ordinaire, sans aucun trouble.
Cependant je ne laisse pas d’en avoir de l’inquiétude parce que j’expérimente deux choses si contraires, savoir un état de repos et une activité sans bornes. Je vous prie donc [380] de me dire si cela doit être comme cela. Car, quoique je voie bien que ces lumières et ce repos viennent de Dieu, je ne laisse pas en même temps de craindre beaucoup parce qu’Il distribue ses dons bien différemment et que j’ai tout lieu de croire que Son dessein n’est pas de me faire aller bien loin, puisqu’Il me donne un tempérament si vif et si actif qu’à peine puis-je gagner sur moi de demeurer une heure dans mon cabinet en oraison actuelle tant mon imagination me fournit de choses à faire.
J’avoue à ma confusion que j’ai une peine incroyable à m’assujettir à ce seul point non plus qu’à aucune prière vocale. Je ne voudrais faire d’oraison que quand le mouvement m’en vient et quitter quand il passe, sans regarder au temps, au reste travailler en silence quand je le puis, et me retirer dans mon cabinet dans tous les petits moments où j’en ai la liberté.
Cette humeur libertine me fait croire ou que je me trompe ou que je recule. Il m’a passé aussi très souvent dans l’esprit que vous êtes convaincu que je n’irai pas loin, puisque vous me dites en partant que si je faisais autant d’oraison que les autres je me perdrais. Vous ajoutâtes encore que si un jour mes affaires et mes croix diminuaient, il me faudrait régler quelques pratiques de visites ou d’assemblée(s) pour les pauvres afin d’occuper mes sens.
Après toutes ces réflexions il m’en vient encore une à ajouter : c’est que je ne me corrige presque point et que j’ai tant de défauts que je ne me puis quelquefois [381] supporter moi-même. Je voudrais bien me faire quelque punition ou me prescrire quelque aumône chaque fois que je tombe dans mon défaut principal afin de voir si je ne m’en déferais pas plus tôt. Mandez-moi votre avis sans me flatter, et si je dois tout de bon prétendre où mon cœur aspire plus que jamais, c’est-à-dire à la véritable destruction de moi-même et trouver véritablement Dieu par le néant.
Voilà tout ce que j’ai lumière de vous dire à présent. J’ajoute à ce que j’ai écrit que je vois bien que j’aurai encore grand besoin d’être aidée et que si l’on me laissait, je reculerais bientôt, quoique j’ai plus envie, dans le fond, de bien faire que jamais. Je m’aperçois bien que je ne suis encore guère avant en pleine mer et que la terre n’est pas loin, pour me servir de ces comparaisons. J’ai cru quelquefois en être loin, mais j’y retournerais présentement sans m’en apercevoir d’abord si Dieu n’avait pitié de moi. Je ne me perds pas assez selon toute l’étendue que Dieu demande de moi : insensiblement je veux être quelque chose tout au moins à mes yeux. À l’oraison je ne puis m’empêcher de vouloir dire quelque mot pour témoigner mon amour à Dieu, le désir que j’ai d’être fidèle, de Le vouloir prier qu’Il ne me laisse point reculer, enfin plusieurs petits mouvements de la volonté qui, quoique délicats, ne laissent pas ce me semble de venir de mon activité propre et marquer que je veux toujours tenir à quelque chose quand ce ne serait qu’à un filet. Et cependant je ne souhaite que le néant, et il semblait par [382] mes lettres passées que j’en approchais davantage les autres années. Vous voyez que je suis encore beaucoup en moi-même et je n’y voudrais plus être. Je sais que ce n’est pas l’ouvrage d’un jour et je ne m’ennuie pas, mais ce que je souhaite est de ne pas m’égarer.
Étant aujourd’hui à nos Bénédictines1 en oraison, ce que je viens d’écrire m’est venu si fortement à l’esprit que, ayant vu sur la table une écritoire, je l’ai écrit tout à genoux. J’espère que si je demeure dans la suite en solitude comme je suis en comparaison des autres années, je me remettrai dans le bon chemin et j’aurai d’autres lumières. Je suis si peinée que je ne puis dire autre chose.
1 Le couvent de Montargis dont la mère Granger fut supérieure.
Ne vous étonnez pas de cette inclination que vous appelez libertine pour faire oraison seulement quand vous en avez l’instinct et pour vous laisser ensuite aller selon la nécessité des affaires pour y donner ordre. Cela en vous n’est pas sans conduite de Dieu. C’est pourquoi vous ne devez pas absolument la forcer, mais vous y ajuster doucement afin que l’Esprit de Dieu soit le principe aussi de [383] votre temps d’oraison comme de votre action ; et lorsque vous voyez que l’un ou l’autre prédomine trop, rajustez-le doucement jusqu’à ce qu’enfin ce que je vous viens de dire soit en pratique en vous. Et quoique je vous aie dit autrefois que vous aviez besoin de soins et d’affaires pour occuper vos sens, ce n’est pas une marque que vous ne soyez appelée à une grande oraison. C’est tout le contraire, comme vous le pouvez voir par tout ce que je vous ai dit. Mais comme vos sens sont fort agiles et actifs, vous devez être assurée que demeurant fort fidèle en la main de Dieu, Il ne manquera jamais de les occuper.
Pour ce qui est des défauts, en l’état où est votre âme présentement, vous devez être fort exacte pour vous en défaire, mais avec beaucoup d’humilité et de patience, pour ne pas vous étonner de vos rechutes, mais plutôt vous animer à un combat tout nouveau. La peine et la vue que vous en avez est fort bonne et une suite de l’intérieur. Mais comme ce rocher ne se mine que par la patience, toutes les pratiques que vous pourriez vous donner par vous-même ne vous seraient pas utiles. S’observer en vrai esprit d’humiliation est plus nécessaire que tout le reste ; et assurément, quand l’âme l’observe et est exacte, insensiblement elle en vient à bout et par ce moyen elle acquiert un grand fond de patience et d’humilité.
Selon ma pensée vous devez prétendre incessamment non seulement où votre cœur aspire selon l’intérieur et l’oraison, mais encore au degré de pureté et de perfection qu’il voudrait bien obtenir. Ce sont des instincts [384] inséparables de l’Esprit de Dieu qui au lieu de diminuer vont toujours en augmentant, jusqu’à ce qu’on trouve enfin la jouissance de ces désirs : ce que la sécheresse, la pauvreté, l’insensibilité ne peuvent jamais effacer dans le plus intime de l’âme, car, quoique souvent on ne s’en aperçoive pas par les sens à cause de ces sécheresses, cependant cela y est si bien gravé par l’Esprit de Dieu qui pénètre l’âme que plus elle travaille et plus elle est fidèle incessamment, plus cela augmente et se doit augmenter.
Comme tout dépend de la subordination et de la dépendance à Dieu et que ce n’est point dans ce qui est et dans ce qui paraît de plus grand à nos yeux et aux yeux des autres que consiste [nt] la perfection et la pureté de l’oraison, il est de grande conséquence de prendre bien les choses selon la vérité. Car le néant n’est pas de n’avoir rien et de ne tendre à rien, mais de n’être rien et de ne tendre à rien que par le mouvement et selon que l’Esprit de Dieu nous conduit et nous l’ordonne. C’est pourquoi un très long temps que nous faisons un peu notre néant nous-mêmes, nous aidons à notre esprit et à nos sens à n’être rien et à n’avoir rien. Mais à la suite que Dieu devient davantage le maître et notre premier principe, le vrai néant est d’avoir purement ce que Dieu nous fait avoir. Quand donc à l’oraison notre âme a quelque inclination de laisser aller quelques paroles amoureuses vers Dieu ou qu’elle est inclinée à quelque vue, sentant bien que ce n’est pas par soi-même ou par inquiétude à cause de la douce inclination, il faut la laisser aller doucement et se laisser conduire à l’Esprit [385] de Dieu. Quand au contraire l’instinct intérieur est de n’être rien et de n’avoir rien, il faut doucement patienter quoique les sens pétillent pour prendre quelque chose et pour se soulager.
Où il faut remarquer qu’avant que l’âme ait cette liberté de pouvoir s’ajuster justement à l’Esprit de Dieu pour prendre le véritable et l’essentiel néant, un très long temps elle tend par ordre de Dieu au néant, c’est-à-dire à n’être rien et à ne faire rien par choix. Quand je dis qu’elle tend à n’avoir rien et à n’être rien, ce n’est pas à dire qu’elle n’ait rien et qu’elle ne fasse rien, car elle serait inutile, mais bien de se contenter de la pauvreté et du rien que Dieu veut qu’elle ait, qui lui cache sous ce rien bien des richesses qu’elle ne connaît pas ; et par ce moyen elle arrange un million de choses dans son esprit multiplié en désirs inutiles. Et voilà le premier degré du néant qui a une étendue presque infinie quoique un peu dans le choix de l’âme à cause que Dieu n’est pas pleinement le maître et le premier principe jusqu’à ce que ce premier degré de néant soit parfait.
Mais à la suite que l’âme est devenue en quelque façon une table rase et bien polie entre les mains de Dieu, ou bien si vous voulez une autre comparaison, une boule parfaitement ronde qui n’a aucune inclination d’un côté plus que de l’autre, pour lors l’Esprit de Dieu commence à devenir le principe de tout en l’âme, et ainsi le néant commence à n’être pas seulement ce qui n’est rien, mais à être tout ce dont Dieu est le principe. Ce qui a été cause que les âmes les plus actives comme un [386] saint François Xavier et autres personnes vraiment apostoliques, quoique infiniment multipliées non seulement dans les productions de leur esprit, mais encore dans la diversité des opérations de leurs sens pour tout ce qu’ils avaient à faire soit pour eux soit pour la conversion des autres, étaient et opéraient tout dans le néant, Dieu étant vraiment le principe : c’est pourquoi non seulement ils faisaient infiniment des affaires et des ouvrages sublimes en la conversion des âmes et en tout ce qu’ils avaient à faire, mais encore ces mêmes choses étaient très relevées devant Dieu.
De ceci vous pouvez tirer une instruction et juger comment vous devez tendre au néant, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, car il est certain que la Sagesse divine ne nous conduit pas toujours d’une même sorte et que, pour consommer en nous Son dessein éternel, S’ajustant à notre faiblesse, Elle agit un temps d’une manière, un autre d’une autre. Et ainsi l’âme par conduite de Dieu tend tantôt au néant premier, quelquefois aussi elle est mise dans l’opération du second, et de cette façon, par diverses allées et venues, ce divin néant où Dieu fait tous Ses beaux ouvrages se perfectionne en l’âme.
Et il faut remarquer que, afin que Dieu la fasse courir à plus grands pas, Il lui donne des occasions de tout perdre intérieurement, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; et par là elle a des occasions de se perdre, de s’abandonner et de se délaisser entre les mains de Dieu qui sont les moyens pour tomber peu à peu dans le néant. Car qui ne sait se passer de tout et se pouvoir appuyer sur Dieu seul, ne [387] peut tendre au néant comme il faut. Et voilà pourquoi Dieu par une providence toute particulière donne en toute manière, soit intérieurement soit extérieurement, des moyens et des occasions de s’abandonner et de se perdre, ce qui doit être beaucoup précieux, le néant en dépendant.
– 2,69 DM.
I. Les sens peuvent-ils être féconds en manière divine avant que d’être morts et anéantis entièrement ? Les miens ne le sont pas, assurément, puisque leur activité est souvent pleine de défauts. La vivacité qu’ils ont ne vient-elle pas plutôt de leur activité première et imparfaite qui est commune à tous ceux qui ont de la vivacité et qui sont agissants ? [388]
Les sens ne sont vivifiés que fort tard et il faut par nécessité que le centre et les puissances le soient premièrement, par la raison que la vie du centre et des puissances est la source d’où émane leur vie.
Cette vie du sens consiste en une plénitude de jouissance des états de Jésus-Christ. Et, comme ce divin Sauveur a paru visible, corporel et sensible à nos sens, aussi les sens, qui ne sont capables que des images, reçoivent-ils par elles, en cette vie qui les vivifie, capacité d’être remplis de ces images divines qui sont un don et une grâce très spéciale à l’âme. Car, comme Jésus-Christ est la plénitude des miséricordes du Père éternel sur nous, ainsi la jouissance de Jésus-Christ dans les sens et par les sens est le comble de ses communications en cette vie.
Cette sorte de communication sensible en images divines de Jésus-Christ est très différente des images premières que nos sens prennent et reçoivent pour considérer Jésus-Christ et s’entretenir de Jésus-Christ soit dans la méditation ou bien dans les autres degrés d’oraison, même dans celui de contemplation.
Peu d’âmes arrivent ici en cette vie, ceci étant un don très relevé et un effet d’union à Dieu très sublime dont Dieu honore les âmes [389] qui ont été fidèles à parcourir les degrés d’oraison en mourant véritablement à elles-mêmes pour vivre de Jésus-Christ. Car pour parler avec grande sincérité, quoique l’on puisse dire que Jésus-Christ vit dans les âmes où la vie divine commence à être dans le centre d’elles-mêmes et aussi dans leurs puissances, cependant cela n’est point encore ce que l’on doit appeler véritablement la vie de Jésus-Christ, parce c’est en ce seul degré où les sens sont vivifiés en images divines de Jésus-Christ que l’âme est assez heureuse de recevoir la conformité divine de Jésus-Christ. Et la raison est d’autant que ce divin Sauveur non seulement a été Dieu, mais Dieu-Homme ; et par conséquent, afin de jouir de Sa conformité, il faut arriver au degré qui nous donne le moyen de l’avoir sensiblement et d’être capable des lumières sensibles de Son humanité sacrée.
Il faut remarquer ici une chose de grande conséquence : que ces images divines que les sens reçoivent pour leur donner la conformité de Jésus-Christ, ne sont en aucune manière visions ni choses qui paraissent extraordinaires. C’est une élévation de la capacité des sens par principe de grâce, par laquelle les sens voient comme ordinairement et naturellement tout ce qui touche les mystères de Jésus-Christ. Et ainsi cela paraît fort ordinaire quoiqu’il soit très extraordinaire, tant en son principe qu’en la profondité des lumières que l’âme a pour découvrir les merveilles de Jésus-Christ et pour y voir tant de raison, tant de Sagesse et tant de plénitude d’amour pour les créatures, qu’il paraît à l’âme qui en est honorée que [390] tous les degrés de grâce qui ont précédé ne sont point dans la plénitude d’amour que celle-ci communique.
C’est vraiment
là où l’on commence à découvrir le grand don du Père éternel
fait à la terre en lui donnant Jésus-Christ. C’est là où l’âme
a un si facile accès à jouir de Dieu que, comme nous voyons qu’il
n’y a rien de si facile à découvrir et dont nous pouvons jouir
plus à l’aise que ce que nos sens peuvent apercevoir, ainsi cette
faculté de jouir de Jésus-Christ par les sens est si facile et si
aisée que l’âme en est plus surprise que d’aucun autre don qui
a précédé. Et toute cette merveille vient à l’âme par le grand
et infini don que Dieu a fait à la terre en lui donnant un
Jésus-Christ, ce qui fait remarquer à l’âme la grande différence
qu’il y a entre le don de Dieu dans la Justice originelle et dans
l’Ancien Testament d’avec celui de la grâce chrétienne dans le
Nouveau. Comme le premier était le don de Dieu, ce second est le don
de Jésus-Christ Dieu-Homme en surabondance merveilleuse :
« Veni ut vitam habeant, et abundantius habeant2 ».
C’est vraiment dans ce degré des sens revivifiés que l’on
commence à comprendre cette abondance par le don de l’Humanité
Sacrée.
On pourrait ici dire beaucoup de choses sur cela,
mais il n’est pas temps. J’ai voulu seulement en dire ce peu afin
de faire voir un échantillon de l’emploi de la vie des sens.
Or pour arriver à cette vie, il est impossible que cela se fasse ni s’opère que par la [391] mort. Et, comme cette grâce de la vie des sens est un si grand don, il est certain aussi que la mort qui doit précéder est très longue, et commence même dès les premiers degrés d’oraison. Je viens de dire que peu d’âmes arrivent à cette vie des sens, je dis aussi que peu d’âmes y sont disposées par les morts qui sont préalables et nécessaires pour cette vie. Et comme il est certain que cette vie des sens est un dessein spécial de Dieu sur les âmes, aussi Dieu dispose-t-Il et donne-t-Il des sens qui soient vifs, actifs, forts et soutenus d’un bon esprit naturel, mais spécialement fort judicieux. Et comme ces sortes de sens sont vifs et actifs, ils ont des croix pour mourir fort violentes et pénétrantes de manière qu’il faut bien de la force pour soutenir leur opération en les faisant mourir. Nous avons parlé en beaucoup d’endroits de ces sortes de morts, et il faut remarquer que l’amplitude et la profondeur de cette mort des sens est autant étendue que la vie divine le doit être. C’est pourquoi, s’il était nécessaire d’en parler, il faudrait pour le moins un temps aussi long et une lumière divine presque aussi profonde que pour parler de la vie divine des sens revivifiés.
Il ne faut donc pas s’étonner si au degré où vous êtes, vous ne sentez que la vivacité de vos sens qui vous peinent, de la sécheresse et un million d’autres petites croix qui vous pénètrent de toutes parts : c’est ce qu’il vous faut présentement et c’est le moyen divin par lequel Dieu Se communique en votre degré. Car, comme si vous étiez assez heureuse d’arriver par la suite à la vie divine des sens, [392] cette vie communiquerait grâce et serait le canal par lequel les lumières et la participation de Jésus-Christ vous seraient données, la mort et les croix de vos sens qui la causent doivent être présentement le canal et le moyen des dons de Dieu et de Ses miséricordes.
Ainsi il est certain que l’âme étant fidèle, il n’y a point de moment que la moindre contrariété, la moindre peine et le reste que le naturel et la vivacité des sens vous peu[ven]t causer ne puissent être un moyen de grâce, l’étant de mort. Toute la difficulté est que l’on veut toujours vivre avant que de mourir et que l’on ne peut comprendre que la mort soit une vie (quand je dis la mort, c’est-à-dire la peine que l’on a à mourir, et tout ce qui nous cause la mort) ; cependant il est certain que ces moments sont infiniment précieux et qu’ils renferment le don de Dieu, non seulement pour le donner au moment, mais pour le conserver pour les états futurs, si l’âme est fidèle.
N’est-il pas vrai que qui aurait considéré les pensées et l’agitation des saints Apôtres au temps de la mort de Jésus-Christ et tout ce qui s’opérait en l’Église ou en la personne de ce divin Sauveur, aurait vu des gens non seulement tout écrasés et en perplexité à l’égard de ce qui devait arriver, mais bien plus tout doutant et hésitant sur la vérité de ce que Jésus-Christ était et de Ses promesses ? Cependant c’était pour lors le temps de la source du bonheur qui devait suivre. Mais si vous tournez de face la médaille et que vous voyez leurs esprits et leurs cœurs dans la première apparition de Jésus-Christ, vous les trouverez dans un transport de joie et dans des sentiments tout [393] pleins de reconnaissance et de fidélité, étant vraiment humiliés de ce qui était arrivé auparavant.
Si nos yeux étaient dessillés pour découvrir la vérité telle qu’elle est, nous serions surpris de la situation de notre cœur et de notre esprit dans les temps des morts, des peines et des humiliations de ce même esprit et de nos sens et nous verrions que nous n’avons qu’une incrédulité continuelle et un affaiblissement de cœur toujours semblable à celui de ces saints Apôtres. Nous ne parvenons presque jamais à la lumière et à la fidélité constante pour estimer les morts et pour en faire usage. Je sais bien que très souvent cette faute vient de ce que l’on croit que ce sont des choses naturelles et qui viennent par nos défauts. Mais il n’importe, il en faut être humilié et en faire usage comme de choses divines d’autant que tout doit et peut servir à la mort.
II. Puisque l’on ne peut rectifier les puissances ni les sens à moins que de les détruire entièrement, puis-je croire que les lumières qui me viennent sont purement de Dieu, n’ayant point passé par toutes les agonies qui précèdent la mort réelle et véritable ? [394]
RÉPONSE :
Il ne faut pas attendre que les puissances et les sens soient actuellement morts et rectifiés pour pouvoir espérer d’avoir des lumières et des grâces en ces parties de notre âme. Il est vrai qu’elles ne sont pas si pures. Mais il est toujours constant qu’il y en a et d’aussi pures que leur mort est avancée : ainsi à mesure qu’elles se rectifient, les grâces s’augmentent et deviennent plus pures. Au commencement de la mort, les désirs de mourir commencent à faire naître ces miséricordes, et à mesure que ces désirs se changent en effets, ces lumières augmentent et de cette manière successivement chaque chose se perfectionne.
Les personnes qui ne sont pas suffisamment expérimentées en l’oraison et au discernement de la conduite de Dieu jugent toujours que la grâce et les lumières ne peuvent demeurer avec les défauts et les imperfections. Cela ne se trouve pas tel, car quoiqu’il y ait encore bien des défauts de mort en nous, les lumières ne laissent pas d’y être et la divine Bonté ne manque pas à nous les communiquer afin de nous encourager de plus en plus et nous animer à mourir fidèlement.
Ce n’est pas donc une raison pour dire qu’il n’y a point de grâce ni d’oraison en une âme quand on remarque encore bien des défauts, et l’on ne doit pas juger par là que ce que l’on voit de lumière en cette âme [395] soit faux. Mais quand on voit que ces lumières ne portent pas à mourir peu à peu à soi et n’endorment pas les instincts, c’est bien pour lorsque l’on doit soupçonner quelque chose de mal et travailler peu à peu pour s’animer afin de faire usage de la grâce et de la lumière.
III. (Lettre à l’auteur). De même, ma mémoire ne doit-elle pas se perdre entièrement avant que de devenir si féconde ? Je vous ai ouï dire qu’elle se perdait en un point que dans les affaires on se trouvait fort embarrassé. Et même à présent je suis souvent comme cela dans tout ce que j’entends dire et dans tout ce que je vois qui ne regarde pas mon état présent. Car même pour le passé, je ne retiens rien de toutes les choses que j’ai vues que si confusément que je ne pourrais rapporter aucune particularité. Cela est pénible dans les conversations et attire de l’humiliation. Enfin, elle est très vide de toute idée excepté [396] (comme je vous ai mandé) pour le présent de ce que je puis faire dans mon état. Cependant je ne la crois pas morte pour les raisons ci-dessus. Et, par une route contraire, d’où vient que la vôtre qui est morte il y a longtemps et qui est revivifiée, manque souvent à vous fournir dans les affaires ce qui est nécessaire ? Pardonnez-moi si j’approfondis trop, mais cela m’est venu sans y penser, et c’est pour le bien public.
RÉPONSE :
Pour ce qui est de la mort de la mémoire de l’entendement et de la volonté, c’est une sorte de mort bien différente de celle dont nous parlons et dont nous avons parlé jusqu’à présent, car la mort des sens et des puissances dont nous parlons est une mort pour les rectifier en vertu et en pureté des pratiques chrétiennes. Mais la mort de ces puissances dont vous me parlez en cette [397] demande se fait par un écoulement de ces puissances en Dieu qui en est le principe, et qui supplée à l’office qu’elles nous rendraient ; et ainsi cette mort est toute autre chose et une suite dont il n’est pas temps de parler présentement.
La mort de la mémoire dont vous voulez parler est une rectification en pureté par laquelle l’âme est purifiée d’un million de ressouvenirs et d’usages de son pouvoir et de sa capacité par elle-même, et comme Dieu veut toujours attirer l’âme de plus en plus à Soi pour la simplifier et pour l’unir, aussi par providence lui retranche-t-Il les ressouvenirs et les soins de diverses choses non absolument nécessaires ; et à mesure que l’âme se laisse conduire à Dieu et qu’elle est fidèle à cette simplicité et à son union, Dieu ne manque pas à lui fournir les choses selon le besoin. Ce n’est pas que Dieu ne permette très souvent, par providence, qu’elle les oublie, mais c’est pour lui donner lieu de mourir, et selon son degré de mort ces oublis ne laissent pas de lui servir, Dieu S’en servant pour son bien.
Il est donc très vrai que cette simplicité et cette union s’avançant, la volonté devenant plus amoureuse et inclinée vers Dieu, la mémoire, comme un papillon, peu à peu se brûle et perd ses ailes et sa capacité d’entendre et de se ressouvenir par ce même amour, c’est-à-dire par son approche plus grande de Dieu. Les degrés de cette perte de mémoire sont très grands et très longs, correspondant à la grâce qui nous fait trouver Dieu. Cette perte ne nous doit point brouiller ni inquiéter, mais aussi nous ne devons pas l’avancer ni la [398] procurer d’autant que nous pourrions nuire aux affaires et à ce qui serait ordre de Dieu sur nous. Il faut en ces rencontres se comporter comme nous avons déjà dit à l’égard de la simplicité.
Mais de juger promptement que ces oublis et ces étourdissements de mémoire sont des morts de la mémoire, et par conséquent des pertes de cette puissance en Dieu où elle se trouve non seulement comme en son origine, mais encore plus comme dans sa source très féconde, il ne faut pas le croire facilement. L’entendement et la volonté sont perdus un très long temps bien plus tôt que la mémoire, et la perte de cette puissance est le dernier point que Dieu nous fait trouver en cette vie. Ainsi il est certain que ces manques de mémoire qui viennent même par grâce ne sont pas de vraies pertes, mais bien des dispositions et des approches de Dieu qui peu à peu fait éclipser et diminue un peu l’éclat de cette puissance. Les étoiles ne se perdent pas au lever du soleil, mais se cachent un peu : ainsi en est-il de la mémoire dans l’approche de la lumière divine. Il faut ménager doucement les choses en cette rencontre et les abandonner beaucoup à la Providence. Car, comme vous me parlez, vous devez faire ce que vous pourrez pour vous souvenir des choses, et si cependant après ce soin vous les oubliez, laissez-les à la divine conduite.
Je dis bien plus : les âmes même plus avancées où cette perte commence à se trouver et dans lesquelles la mémoire récoule en Dieu, ne laissent pas d’avoir ces oublis tout de même. Car en cette vie, quelque perdue [399] que puisse être une puissance, Dieu ne la donne jamais au gré et à la volonté propre de l’âme, mais bien à la Sienne, et ainsi ces âmes, même plus avancées en perte de leur mémoire ou de leurs autres puissances, ne les ayant que par dépendance de Dieu, en ont souvent des éclipses. Tout ce qu’elles ont de plus que le commun, outre le bonheur de leur perte, est qu’étant davantage en Dieu par cette même perte, elles ont leur puissances plus vives qu’elles ne les avaient naturellement, et cette vivacité augmente selon la perte plus grande de la puissance. Ce ne serait pas même un bonheur à l’âme en cette perte de jouir de la mémoire ou de quelque autre puissance à son gré sans qu’elles demeurassent en la conduite de la Providence, ce qui leur est un très grand bien par les diverses rencontres de morts que la divine Providence leur cause par les oublis inopinés et par les surprises des autres puissances. Ainsi généralement quand on parle de mort de l’âme et de ses puissances, et de les retrouver, cela ne s’entend jamais et ne doit jamais s’entendre que par disposition amoureuse de la divine Providence et de la conduite divine qui en devient le principe.
Et je ne puis ici me passer de dire un mot de certaines âmes qui se croient si élevées en lumière de Dieu et en Dieu qu’elles ont à leur gré selon leur volonté Ses communications, de manière qu’il n’y a qu’à leur dire une chose pour avoir, aussitôt qu’elles le veulent, lumière et réponse divine. Ces choses ne sont point telles dans la vérité profonde : Dieu est un miroir volontaire, qui fait voir comme il Lui plaît les choses ; et ainsi notre âme [400] approchant de Lui et se perdant par ses puissances en Lui, ne fait pas usage d’elles et de toutes choses comme elle le veut, mais bien comme Dieu veut. Si bien qu’il est très véritable que c’est contrarier l’ordre divin, en toutes ces voies d’oraison, de ne pas se soutenir autant que l’on peut dans l’ordinaire, et ensuite s’abandonner à la conduite de Dieu.
IV. (Lettre à l’auteur). Pour cet instinct de pureté intérieure, je l’ai toujours ressenti, mais présentement c’est comme un flambeau qui me fait voir un abîme d’imperfections naturelles dont je ne vois point le fond, et dont sans un miracle je ne crois point pouvoir sortir ; et à présent mes fautes continuelles sont des sottises et des imprudences, ce qui m’attire de bonnes humiliations. Je suis néanmoins tranquille sur cet article après ce que vous m’avez mandé.
RÉPONSE :
Il est très vrai que plus la lumière divine s’augmente dans une âme et plus elle perd [401] le moyen distinct, devenant plus lumineuse, plus aussi découvre-t-elle ce que l’on est en vérité. Les instincts que Dieu met en nous pour la pureté et pour les vertus nous découvrent bien quelque beauté des vertus, et ainsi nous anime à nous purifier pour les avoir. Mais quand ces instincts deviennent lumière et sont lumineux, ils nous découvrent vraiment ce que nous sommes selon leur degré de lumière, et à mesure que leur lumière augmente, la découverte de notre nous-même et notre impureté foncière se manifeste. C’est même par ce moyen que l’on discerne la pureté véritable et la vérité de telles lumières, ce qui souvent humilie beaucoup et nous fait voir bien des sottises que nous faisions auparavant sans les connaître. Un enfant dont le discernement n’est pas encore assez avancé fait bien des faiblesses et a quantité de manques de jugement sans qu’il les voit et en soit humilié, mais à la suite que la raison s’avance elle lui fait voir les bassesses de sa jeunesse.
V. (Lettre à l’auteur). Je ne puis m’empêcher de parler d’un autre instinct quoiqu’il n’en soit pas parlé dans la lettre, que j’ai ressenti dès le commencement que j’ai été touchée de Dieu, et qui, quoique souvent caché par mes fautes et par les ténèbres et sécheresses, a toujours augmenté : c’est un certain principe de vie, tantôt [402] comme un amour secret et inconnu, tantôt comme une faim insatiable de Dieu, enfin comme une pierre qui tend à son centre, ou plutôt tout cela ensemble, car tout est renfermé dans cette simplicité. Au commencement j’en parlais comme d’une chose que je croyais commune à tous ceux qui voulaient être à Dieu, mais cela n’est pas à ce que je crois. C’est ce que j’ai appelé présence de Dieu. Je n’en ai jamais eu d’autre, et cela plus ou moins : selon les degrés cela est plus ou moins simple.
RÉPONSE :
Cet instinct et ce penchant de votre âme vers Dieu est un don que Dieu communique à l’âme qu’Il veut approcher de Lui par l’oraison et par les communications de Ses plus particulières grâces ; ce don est plus ou moins fort selon le dessein éternel d’une plus grande ou moindre approche. Ce don qui est proprement un instinct, une pente, un poids, une tendance, une inclination, vient par une véritable touche de Dieu dans le centre et dans les parties de notre âme pour les faire vraiment recouler vers Dieu. Cette touche est un mouvement de notre âme vers son centre. Et [403] tout de même que nous voyons que chaque chose tend à son centre par son inclination — une pierre tend en bas et a toujours son poids qui l’y incline, le feu tend en haut, et ainsi du reste — il en est de même de l’âme touchée de Dieu. Et ce mouvement, ce penchant et cette inclination est lumière, est amour, est tout : par conséquent, est présence de Dieu, est oraison, est toute chose qui se réveille différemment selon la diversité des grâces et des exercices dont l’âme est réveillée.
Cette touche est générale et commune à toutes les âmes appelées spécialement pour recouler3 vers Dieu, leur origine, mais elle est différente en chacune selon le degré du dessein de Dieu. Toutes les âmes ne l’ont pas : les unes ne sont touchées que pour éviter le péché mortel, les autres de plus pour les vertus, les autres un peu plus davantage pour quelques pratiques plus avancées. Mais pour ce qui est de cette touche qui donne le penchant et l’inclination à toute l’âme secrètement et inconnuement pour recouler vers Dieu comme son centre, c’est par une touche de Dieu même qu’elle se réveille en l’âme. Il y a des âmes où ce réveil et cette touche est si forte qu’on la peut comparer à un torrent qui va incessamment se précipitant jusqu’à ce qu’enfin il arrive dans son centre qui est la mer4. Ainsi cette touche est très différente en toutes les âmes qui sont touchées de Dieu, mais il est toujours vrai qu’il faut par nécessité qu’elle survienne avant que l’âme ait le penchant continuel pour y arriver.
Comme c’est une grande grâce, il faut tâcher de la ménager et faire tout ce que l’on [404] peut pour la mettre peu à peu en liberté, et par ce moyen elle entraîne insensiblement l’âme en son origine. Une pierre retenue a bien son poids et sa pesanteur pour tendre à son centre, mais elle n’a pas le mouvement : dégagez-la et lui ôtez les empêchements qui l’arrêtent et vous verrez que selon son poids elle se précipitera sans arrêt jusqu’au lieu où est son véritable repos.
VI. (Lettre à l’auteur). Pour le repos dont j’ai parlé ce qui me le rend un peu suspect, c’est parce qu’il me rend à l’extérieur moins gaie. Car comme je n’ai personne à qui je puisse ouvrir mon cœur, toute ma joie et mon contentement est de me taire. Je ne puis prendre plaisir à ce qui divertit les autres : hors ce qui est de mon devoir, le reste souvent me resserre le cœur et me peine ; je l’ai bien éprouvé depuis peu, n’ayant pas eu la même liberté. Quoique je sois pleinement contente comme je ne vois que des objets tristes, je crains de la [le] devenir. Ayez la bonté de m’expliquer pourquoi vous m’avez dit souvent que vous ne le craignez pas pour moi, car j’en ai [405] quelquefois de petites attaques qui font en moi des effets très mauvais qui seraient trop longs à dire.
RÉPONSE :
Il faut beaucoup estimer le repos intérieur comme la fin où Dieu tend en ses opérations et même comme le moyen de ses grâces plus particulières. Cependant comme, par une sagesse admirable de Sa divine Majesté, Ses dons sont en cette vie mélangés de nos faiblesses et que peu d’âmes arrivent à les recevoir purement sans mélange, il est d’importance de les ménager en y conservant la nature ; autrement les plus grands et les plus purs dons pourraient l’affaiblir à la suite et lui causer du mal. L’oraison qui est le véritable commerce avec Dieu est le plus grand [don] que nous puissions recevoir actuellement. Cependant étant reçu sans conduite, il peut lasser et ainsi non seulement affaiblir la nature, mais encore l’oraison même, le sujet se gâtant.
J’en dis autant du repos intérieur : il faut y être fidèle pour soutenir et élever l’âme, mais il est bon de le ménager afin qu’elle ne se laisse pas insensiblement accablée à la fainéantise d’esprit qui peu à peu attire à soi la mélancolie. De quoi il faut extrêmement se donner de garde, comme d’un venin non seulement très pernicieux, mais très présent : c’est pourquoi faites ce que vous pourrez pour vous en sauver. Je vous ai [406] dit autrefois que je ne la craignais pas tant pour vous, parce que vous êtes plus en état de discerner le mal qu’elle vous peut causer, mais en la vérité, si vous n’y prenez garde, ayant tant d’occasions qui vous y peuvent faire tomber, insensiblement vous vous en trouveriez accablée. C’est pourquoi il est de conséquence de la prévenir, et même de la soupçonner en bien des occasions où la nature ne voudrait pas la qualifier de mélancolie, afin que, la découvrant, vous tâchiez de la combattre en toutes manières, tant en l’outrepassant qu’en vous retournant amoureusement vers Dieu pour en faire par ce moyen usage divin d’abandon en Son divin ordre. Un cheveu, ni une feuille ne tombe pas sans mon Père, dit Notre Seigneur4.
Ainsi tout est ordre divin et effet de Sa divine Sagesse pour notre honneur et pour notre conduite. Qu’y a-t-il de plus consolant pour une âme désireuse de lui plaire ?
– D. M. 2.7
1 Les questions sont des « lettres à l’auteur [Bertot] », comme indiqué entre parenthèses à partir de la question III.
2 Jean, 10, 10 : Je suis venu afin qu’elles aient la vie, et qu’elles l’aient plus abondante.
3 Couler de nouveau (Littré, qui cite Bossuet).
4 Comparaison qui sera reprise par Madame Guyon : « … elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. » (Les Torrents, chapitre I.)
5 Luc, 21, 18 ; Matthieu, 10, 29-30.
Je vous assure, madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de [127] cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu.
Assurez-vous donc, madame, que j’ai et que j’aurai grande joie de vous pouvoir être utile en quelque chose en vous répondant et vous disant en simplicité les petites lumières que Sa Bonté me donnera et que je souhaite vous être fort efficaces. Pour ce qui est de la reconnaissance, il n’en faut point d’autre sinon de se voir et de se trouver en union en Dieu, chacun selon sa manière et son degré ; et là, on se rendra plus que tous les compliments humains ne pourraient nous dire.
C’est la misère présente du monde qui ne fait agir que par les sens et qui tient toute autre manière comme une chose chimérique et non réelle. D’être privé de ses amis et de toutes choses généralement dès que les sens ne les aperçoivent plus, cette manière des sens est l’origine de tant de croix pour les hommes et les rend si misérables dans la vie présente qu’on peut dire sûrement qu’une personne commence d’être malheureuse dès cette vie aussitôt qu’elle naît, et qu’elle ne finit son malheur qu’en mourant, supposé qu’elle soit sauvée. Mais au contraire les âmes qui sont assez heureuses de pouvoir trouver Dieu en soi dès cette vie, commencent leur bonheur dès aussitôt que cette lumière commence, et ce même bonheur va toujours augmentant autant qu’elle leur donne Dieu [128] de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin elles soient en état de pouvoir voir et converser par ce moyen : car assurément l’âme, dans la suite, peut être si bien en Dieu qu’elle y trouve toutes choses et y jouit de tout. Les sens n’ont pas toujours là leur compte, mais, à la suite que la divine lumière qui cause ce bonheur s’augmente, elle les calme et réduit peu à peu à la raison, voyant qu’encore qu’ils ne trouvent pas toujours selon leurs désirs toutes choses, ils ne laissent pas de les avoir plus abondamment sans comparaison que s’ils les avaient par leur moyen. Et ainsi comme Dieu est l’infaillibilité même et le principe de toute fidélité, bonté et amour pour les créatures, ayant le moyen d’en jouir fort facilement, on trouve là sans peine le moyen de se contenter. Il est donc d’importance très grande de mourir peu à peu au procédé des sens, à leurs façons d’agir et à leurs lumières, afin que, se servant de la foi qui nous fait être et demeurer facilement en Dieu et y trouver tout notre nécessaire, nous y trouvions aussi notre joie véritable, et généralement tout ce qui nous manque.
Ceci paraît fort difficile et souvent impossible aux personnes qui n’en ont pas l’expérience et jugent selon les sens, mais en vérité, je ne saurais exprimer combien il [cela] est facile aux âmes qui sont assez heureuses d’avoir le don de la foi et qui ne s’amusent à rien discerner selon les sens, mais bien qui voient tout et jouissent de tout selon la foi. C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière, car en les trouvant on ne laisse pas [129] d’avoir Dieu et de jouir de Lui. Et au contraire, quand on a ses amis et qu’on est occupé par les sens, pour l’ordinaire on est peu en Dieu et on leur est peu utile. Ce n’est pas [le cas lors] qu’ayant trouvé Dieu par la foi, quoique l’on soit avec ses amis et que l’on travaille pour eux avec les sens, on ne laisse pas d’être en Dieu et qu’ainsi ils n’occupent pas, mais plutôt renvoient l’âme en Dieu par le petit travail et service qu’on leur rend à cause de la charité qui est exercée.
Il faut bien savoir qu’une âme destinée à arriver en Dieu et à jouir de Dieu en foi de la manière susdite est destinée à la mort et qu’elle peut bien s’attendre incessamment à mourir par toutes choses. Il y a une Sagesse qui accompagne tous les moments de telle âme pour lui faire trouver l’occasion de mourir et des morts en toutes choses : je dis une Sagesse, car assurément ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui font mourir au point qu’elles nous causent la mort, mais bien un secret de Sagesse de Dieu qui s’y rencontre et qui nous les approprie si bien que nous trouvons à chaque moment de notre vie que c’est vraiment cela qu’il nous faut pour mourir à nous-mêmes.
Ce n’est donc point pour l’ordinaire les grandes choses qui nous donnent la mort en nous accablant, mais bien un million de petites qui se rencontrent dans notre état et qui semblent fourmiller et naître à l’improviste, si bien que nous ne sommes pas plutôt crucifiés par une qu’une autre succède. Et ainsi il nous paraît (si l’âme est fidèle à sa lumière et à Dieu) que selon que l’âme avance ses démarches, les [130] croix aussi la précèdent et font vraiment le vide que Dieu qui suit ces croix remplit. Car telles croix vont toujours faisant mourir l’esprit et la raison en attaquant un million de petites recherches d’amour propre que nous remarquons bien ensuite à la venue de Dieu, qui faisaient plénitude et qui, par conséquent, l’empêchaient. Tout ce qu’il y a à faire c’est de mourir sans mesure, sans règle, sans ordre. Dans la suite on trouvera que ce procédé de mort par toutes les petites rencontres de notre état et condition faisant beaucoup naître la lumière de Dieu en nous et nous mettant de plus en plus en Dieu, y met ordre et arrange merveilleusement bien ce que nous croyons se gâter et se renverser par les morts et par les croix.
[C’est là] où il faut remarquer que toutes telles croix et morts attaquent toujours puissamment les sens, la raison et par conséquent tout le procédé humain et font par là insensiblement, et comme sans s’en apercevoir, régner magnifiquement la foi au-dessus des sens et de l’esprit. C’est par là que l’âme se dérobe de ses sens, de sa raison et de tout son peuple, je veux dire de ses passions et de ses appétits pour entrer et vivre dans la région de l’esprit ou, pour mieux dire, dans la région de la foi où elle trouve Dieu en vérité et plus facilement que nos yeux ne trouvent le soleil en rase campagne et en plein midi. Mais, ô malheur ! le procédé des sens est si difficilement détruit, et les morts et les croix leur sont si amères qu’incessamment ils attirent l’esprit éclairé de la foi à leur compatir et à s’amuser à ce qui les étourdit.
Soyez donc fidèle, je vous prie, à ne pas laisser passer le moindre moment de ce qui vous arrive par providence parce que chaque moment de mort est infiniment précieux, la vie divine y correspondant. D’abord l’âme est en peine au milieu de ces morts comment elle en usera et comment elle s’en servira. Mais un peu de courage et de patience, et vous trouverez que votre âme s’y ajustera si bien qu’elle y trouvera son bonheur, y trouvant Dieu. N’avez-vous jamais vu travailler à une statue de pierre ou de marbre ? Les premiers coups de ciseau et de marteau qu’on y donne semblent gâter et défigurer cette masse, mais quand à force de coups elle commence ensuite à recevoir quelque figure, pour lors, on remarque avec joie ce que les coups qui suivent font pour former et polir cette statue.
Il est vrai que du premier abord que l’âme entre dans le procédé de la divine Sagesse en mort, ce n’est que comme une confusion, quoique en paix, à laquelle on s’abandonne par une lumière au-dessus de soi, et comme se soumettant à l’ordre de Dieu. Mais à la suite que ces croix et ces morts donnent Dieu, l’âme est [si] surprise du bonheur qui lui vient par ce moyen qu’elle devient paisiblement amoureuse des croix et des morts, d’autant qu’elle remarque par un miracle qu’elle ne comprend pas ni ne peut comprendre que, comme cette statue vient en quelque manière du fond de la pierre, aussi ces morts font rencontrer Dieu ou deviennent Dieu par le fond de l’âme, si bien qu’autant qu’elle meurt autant elle vit et voit pour lors la mort comme source de sa vie. [132] Ce qui fait qu’elle estime infiniment toutes les petites occasions qui lui arrivent, ne pouvant faire aucun choix pour ce qui les concerne et aussi ne pouvant ne les pas recevoir avec un accueil tout plein d’amour quoique souvent insensible. Et ainsi l’âme trouve que tout son bonheur est de se laisser en la main de la Providence pour tout choix, pour toute élection et pour toute sa conduite.
Car les âmes qui sont destinées à mourir de cette manière en foi, doivent tellement mourir à elles-mêmes que dans la suite elles ne voient pas un moment qu’elles doivent choisir pour être d’une manière ou d’une autre, pour être dans un lieu ou dans un autre, pour être d’une façon qu’elles pourraient désirer ou d’une autre. Mais plutôt elles demeureront toujours dans la main de Dieu pour tout et toutes choses leur seront égales. Et au contraire, quand l’âme y a quelque part, il n’en va pas de même. Car toutes choses déchoient autant de leur opération pour donner Dieu à [une] telle âme qu’elles sont dans Son choix et dans Sa volonté.
Oui, mais, me dira-t-on, c’est donc une étrange captivité de n’user et de ne pouvoir user en rien de sa propre volonté ! C’est là au contraire que commence la vraie liberté, et autant que nous sommes en la main de Dieu pour n’avoir que Son unique conduite, autant le cœur se trouve vraiment en liberté.
Si l’âme n’avait expérimenté cet effet admirable de toutes les petites morts et croix de l’état d’une âme en foi, elle ne croirait jamais que telles dispositions pussent arriver à un si sublime état ; cependant il est très vrai et il n’en faut nullement douter. Il est même [133] de grande conséquence d’accommoder peu à peu par la lumière d’autrui les sens et l’esprit à cette divine lumière afin de recevoir de moment en moment toutes les morts et toutes les croix qui arrivent, sans hésiter pour s’en délivrer, en les côtoyant et en se laissant perdre et mourir avant qu’elles le peuvent faire. Car par là, la divine lumière s’augmentera beaucoup et, peu à peu, elle nous fera voir par notre propre fond la vérité que nous découvrons par la lumière d’autrui, de manière qu’à la suite qu’une âme commence de s’avancer en Dieu, elle soupçonne l’accroissement et l’augmentation des démarches de Dieu par les croix et les morts qui lui surviennent, de sorte qu’après plusieurs expériences chaque moment de croix ou de mort lui devient infiniment précieux, ce qui la sollicite à demeurer en pauvreté et perte autant qu’elles sont et subsistent.
Et afin d’expliquer davantage ceci comme une chose fort nécessaire, posons une âme qui soit en Dieu et en lumière divine : une affaire de son état, un embarras, un procès, une faiblesse qu’elle commettra (et ainsi de tout ce qui peut arriver généralement, car je n’excepte rien) y mettant l’abjection et la confusion qu’on peut avoir dans le monde, quelque chose, donc, de pareil lui embarrassera l’esprit, y jettera de l’obscurité et du trouble et un million d’autres effets qui paraissent effacer les traces de Dieu, embourber l’âme en elle-même, la jeter dans les embarras et lui causer un million d’effets tout contraires à ce qu’elle juge lui être nécessaire selon son degré d’oraison. L’âme, désireuse de sa perfection en [134] son commencement, voit tels effets de mort, travaille aussitôt, et même doit travailler pour trouver Dieu et ajuster ce que tels effets ont pu gâter. Mais au degré que j’écris, à telle âme il n’y a qu’à subsister passivement et porter l’effet de la mort en passivité nue tout le temps qu’elle durera, et l’on verra que la pointe de la mort donnera la vie et fera ainsi autant de jour qu’elle a été longue, pénible et renversant tout notre procédé propre et toute notre façon d’agir envers Dieu. Et cette manière dure jusqu’à la fin de la vie, changeant cependant selon le degré de lumière de plus au moins.
Par là, madame, vous voyez combien vous devez priser chaque moment de mort et de croix de quelque part qu’elles viennent et que vous leur devez donner un favorable accueil dans votre âme. Il est vrai, madame, que nous avons un grand voyage à faire et dont on ne voit l’éloignement que lorsque l’on est déjà beaucoup avancé dans le chemin, ce long voyage étant d’aller du fini à l’infini, du créé à l’incréé, de l’impur à la pureté même, et enfin de la créature en Dieu. Or quand l’âme commence déjà à sortir d’elle-même et par conséquent à goûter un peu de l’Être infini qui est infiniment au-dessus de la créature et infiniment éloigné de ce qu’elle peut avoir et de ce qu’elle peut goûter, il se fait en elle un certain désir, un instinct inconnu de tout outrepasser et de ne se pouvoir contenter de rien qu’elle ait. Il semble que l’esprit dit toujours en sa course et en s’avançant : « ce n’est point ce que j’ai que je cherche », et qu’il se fait un certain mouvement [135] inconnu, d’avancer toujours, que l’on a et que l’on n’a rien, que l’on désire tout et que l’on ne désire rien, et qu’ainsi en vérité l’âme est en tout ce qu’elle a pour l’intérieur et en tout ce qui lui arrive comme un voyageur est pour les hôtelleries : il y passe et il y demeure autant que la nécessité le requiert, mais non pas pour s’y arrêter, et ainsi il est toujours en mouvement, quoique en repos. Cette disposition de votre esprit est vraiment une touche de Dieu et une disposition certaine de Son approche, laquelle doit augmenter autant que Dieu S’approchera encore davantage. Et même, les âmes qui sont beaucoup arrivées en Dieu et qui ainsi sont au-dessus d’elles-mêmes, ne jouissent jamais un moment de ce qu’elles ont, ne jouissant jamais de Dieu que par ce qu’elles n’ont pas.
Il faut qu’une âme ait un peu d’expérience pour entendre ceci et pour comprendre l’agilité et la course que Dieu imprime en une âme aussitôt qu’Il l’approche de Lui et la met en Lui. Il suffit que je vous assure que cela doit être tel sans plus nous étendre sur cela qui serait de longue déduction, d’autant que cela est inséparable de Dieu et propre à toutes les âmes qui approchent de Dieu et qui commencent d’être en Lui. Si bien que celles qui sont déjà fort avancées en cet Être infini et par conséquent qui boivent abondamment à la source, et sont jugées heureuses parce qu’elles possèdent abondamment les merveilles qu’on leur communique (soit des perfections de Dieu ou des mystères et enfin de la jouissance de cet Être infini), sont cependant les plus pauvres d’autant que, quoiqu’elles aient abondamment [136], elles n’ont rien en comparaison des âmes moins avancées : car leurs sens et leurs puissances ne peuvent rien retenir et il faut par nécessité que cette source qui découle abondamment en elles recoule dans la même source en les faisant recouler elles-mêmes avec autant de vitesse en la même source que ce qu’elles reçoivent est grand. Et ainsi il ne leur demeure rien qu’une agilité bien plus grande pour outrepasser tout et aller en se reposant après cet Être infini qui les attire.
Vous n’avez donc qu’à vous laisser doucement et suavement aller et faire votre voyage, et autant que vous serez nue et déchargée de tout vous serez plus en état d’avancer. Ne rien avoir de cette manière est beaucoup avoir. Courir de cette manière est vous reposer et jouir pour vous remplir quoique en vous vidant et cela en unité et sans que vous ayez rien à craindre, car pourvu que vous vous laissiez aller et que votre âme se laisse mourir de cette manière en courant après Dieu, elle Le trouvera assurément.
– 3,32 DM. L’attribution demeure incertaine.
J’ai bien de la consolation de recevoir de vos nouvelles et d’apprendre par vous-même le désir que vous avez de votre perfection et de travailler tout de bon à la rectification de tout ce qui n’est point selon l’ordre de Dieu en vous. Je vous assure que je [137] désire de tout mon cœur vous pouvoir être utile à cela qui est capital et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour vous y aider.
Votre solitude et l’état libre1 dans lequel vous êtes présentement ne vous sera pas une petite aide puisque au contraire c’est un très grand secours d’être toujours attentif sur soi-même pour empêcher ces trop grands épanchements de nature sur les choses où notre inclination se trouve trop naturelle.
Les rencontres qui nous contrarient et auxquelles nous avons peine de nous ajuster en mourant à nous, ne nous dissipent pas tant dans nos conditions et nos états comme celles qui rendent nos inclinations trop pétillantes en nous dissipant et nous faisant trop courber vers les créatures. Usez donc du bon temps que vous avez et l’estimez fort cher afin de retourner plus facilement vers Dieu et de vous animer encore davantage à mourir plus efficacement à vos propres inclinations.
Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. L’oraison et la solitude sont bien des moyens que vous devez aimer et que vous devez pratiquer, quoique par ordre et par dépendance à tout ce que Dieu demande de vous en votre condition. Mais pour les occasions de mourir et de vous contrarier incessamment plus selon les vues d’autrui [138] que les vôtres, cela ne vous est pas seulement nécessaire, mais indispensablement de conséquence. Sans quoi vous erreriez, toujours vagabonde, désirant Dieu et Le cherchant de tout votre cœur sans jamais Le pouvoir trouver, par la raison que votre inclination naturelle et votre esprit sont toujours alertes pour pouvoir se contenter des choses grandes selon leurs inclinations et selon qu’un certain esprit de suffisance et de grandeur leur donne de mouvement. Et comme vous êtes beaucoup naturelle en toutes choses, votre mort est extrêmement difficile et vous ne devez pas vous étonner de sa longueur ni des difficultés que vous trouvez dans les rencontres. Ainsi il est très certain que cette mort est l’essentiel pour votre intérieur et que vous ménageant doucement le moyen d’oraison et de retraite en mourant à vous, vous devez beaucoup espérer d’arriver et d’approcher de Dieu en gagnant Son cœur et en vous ajustant à Ses inclinations.
Ce que je vous dis est de si grande conséquence qu’il est certain que manquant en ce point vous manquez en tout, et que faisant tout le reste sans faire ceci, vous ne faites rien. Au contraire vous faites bien moins que rien, d’autant qu’étant solitaire et travaillant à l’oraison sans une véritable mort, insensiblement on se croit fort avancé et fort intérieur, et dans la suite on trouve qu’on s’est trompé, remarquant ses fautes et ses défauts d’autant que la source en était cachée sous la magnifique apparence de cette oraison solitaire.
Je ne puis m’empêcher de vous dire un mot en passant de l’étonnement où j’ai été [139] souvent de remarquer plusieurs personnes s’appliquant beaucoup, soit aux bonnes œuvres, soit à la solitude et à l’oraison, et que cependant je ne remarquais point du tout leur avancement et leurs démarches efficaces vers Dieu : au contraire souvent ces choses les approchaient davantage d’elles-mêmes en leur causant quelque estime, quelque distinction dans le monde, quelque hardiesse et liberté auprès de Dieu, et un million d’autres défauts où l’inclination naturelle prenait secrètement sa vie. Et quand, par providence, venant à découvrir ce secret et la cause de ce désordre, elles remarquaient que tout cela venait du manque de mort et d’usage de chaque chose pour mourir, insensiblement elles se sont aperçues que l’oraison et la solitude qu’elles n’ont pas quittées ont eu un autre effet dans leurs âmes, la mort en vraie humiliation étant la vie qui vivifie l’oraison, la solitude et la retraite. Et de cette manière elles ont fort bien jugé que cette mort devait être leur capital et qu’elles devaient se servir de l’oraison, de la retraite et de la solitude comme de moyens divins pour élever insensiblement l’âme à Dieu en la faisant sortir d’elle-même et de ses inclinations, remarquant très bien que cette mort a des yeux perçants pour pénétrer les moindres atomes des imperfections et pour faire échapper tous les pièges dans lesquels l’âme pourrait tomber sans ce moyen, quoique remplie et ornée de tous les autres moyens qui rencontrent tout leur bonheur en elle et par son moyen.
Cette mort donc se sert de tous ces moyens divins admirablement et il faut l’avoir expérimenté pour le bien savoir comme il est. Et [140] lorsque cette mort de soi-même remarque par une raison éclairée qu’il se faut priver de ces divins moyens à cause des empêchements que notre état nous fournit et ainsi que l’ordre divin nous impose pour lors, [cette mort] étant vraiment une Reine et une Souveraine en nous infiniment riche et abondante, elle supplée à tout et fait que l’oraison et la retraite ne pouvant se pratiquer se trouvent merveilleusement en la mort et par la mort de soi-même. De sorte que l’âme expérimente de jour à jour qu’en mourant fidèlement, non seulement elle trouve tout bien, mais encore [qu’] elle élève tous moyens divins et tous les exercices de piété de telle manière qu’il n’y a rien qui ne la fasse approcher de Dieu et qui ne fasse un effet en elle merveilleusement efficace pour sa pureté intérieure, [effet] qui la rend non seulement agréable à Dieu, mais aussi beaucoup aimable aux créatures avec lesquelles elle est et avec lesquelles elle doit agir.
Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années. N’avez-vous jamais pris garde que ces ouvriers qui jettent en fonte ont bien plus tôt donné la figure à un crucifix ou à quelque autre image que ne font ceux qui les font par le moyen de la sculpture ? Il me semble que cette comparaison est fort juste pour exprimer la manière dont Dieu forme Jésus-Christ en nous par le moyen de la mort à soi-même. Ce [141] moyen divin est vraiment une fonte par laquelle tout ce qui est en nous de raison propre, de propres jugements, d’inclinations naturelles, de passions, se fond et se liquéfie et étant ainsi ajusté par la solitude et par l’oraison, se forme en un Jésus-Christ. Ne mourez pas à vous-même, [et] vous vous donnerez bien des coups inutiles et qui produiront peu : faites-le [mourir à soi-même]. Il est vrai que si c’est de la bonne manière, vous vous écraserez et un long temps vous serez embarrassée à cause d’une certaine confusion que cette mort cause. Mais prenez courage : cette confusion et ce mélange qui humilie cause désunion de notre cœur d’avec nous-mêmes, et ainsi fait et exécute vraiment cette fonte dont je vous parle, amollissant notre cœur et le rendant vraiment souple entre les mains de Dieu.
Pour ce qui est de votre oraison vous ne devez pas vous étonner de vos sécheresses : au contraire elles vous seront toujours très utiles et nécessaires, supposé que cette mort dont je vous parle soit vraie en vous, car si cela n’était pas, la sécheresse et les divagations vous nuiraient beaucoup. Et au contraire elles vous serviront et vous servent beaucoup en mourant efficacement, et non seulement en vous donnant des moyens de mourir, mais encore en vous ajustant pour peu à peu vous tranquilliser davantage. C’est pourquoi ne vous étonnez pas de ces sécheresses ni de ces distractions : soyez seulement fidèle à en faire usage de mort. De plus ne laissez pas de continuer de prendre simplement vos petits sujets et lorsqu’ils vous sont ôtés, patientez et vous possédez un peu, car, quoique [142] vous ne les ayez pas si fort dans l’imagination et dans l’esprit, elles [ils] ne laissent pas d’opérer en votre âme. Et étant trop effacés, revenez doucement par ces mêmes sujets, ou, si vous ne pouvez, remettez-vous un peu en paix en la présence de Dieu. Et y étant recueillie et ainsi votre âme étant plus calme, renvisagez doucement votre même vérité.
Où il faut remarquer qu’au degré où vous êtes, la présence de Dieu et par conséquent la paix et la tranquillité que vous y trouvez, ne vous est pas un moyen, mais bien la fin à laquelle vous tendez par la simple vue des sujets et des vérités dont vous vous devez nourrir, selon la lumière et la manière que Dieu vous donnera en l’oraison. Ainsi ce ne serait pas bien faire que tout d’un coup vous vous tinssiez à la fin, quittant vos moyens ; mais vous devez plutôt humblement vous nourrir et tendre à votre fin par l’exercice de ces mêmes moyens, ménagés et exercés doucement, selon la capacité actuelle que vous avez en l’oraison, tantôt plus perceptiblement tantôt moins.
Et quand vous avez ménagé doucement et de votre mieux ces moyens en l’oraison et qu’enfin vous vous voyez si pauvre que vous ne pouvez recouler vers Dieu par ces mêmes moyens, il ne faut pas laisser de le faire par leur privation, d’autant que la sécheresse pour lors vous y renvoie en vous faisant désirer Dieu. Et ainsi vous êtes en repos, en inclination et en désir vers Dieu, ménageant toujours les moyens, comme je vous le viens de dire, qui est proprement l’exercice de l’oraison en votre degré, qui vous fait insensiblement arriver à leur fin, qui [143] est la présence de Dieu. Et sans ce ménagement d’oraison on se tourmente souvent en cet exercice, sans avancer, croyant toujours que le plus grand et le plus beau est le meilleur ! Et cela n’est pas, n’y ayant de vrai et de moyen divin pour faire l’oraison que ce qu’il nous faut dans le degré où nous sommes, où la mort ménage tout merveilleusement bien, sans laquelle il est bien difficile d’aller tant à pas comptés comme il est besoin, spécialement pour les esprits impétueux qui voudraient tout faire sans moyens, et passer à la fin sans milieu, ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut beaucoup réussir dans la piété et dans l’oraison.
Lisez et relisez souvent cette lettre, elle vous pourra être utile un très long temps. Je suis à vous sans réserve. 16 782.
– 3,33 DM.
1 Depuis son veuvage.
2 Dans l’original.
Quand Dieu me donne le mouvement de vous écrire pour vous rendre compte de l’état de mon âme, je le fais : autrement je ne ferais rien qui vaille.
Il me semble pouvoir dire qu’elle fait du progrès au moins en une chose, qui est dans l’assujettissement à l’ordre de Dieu à chaque moment. Ce n’est pas depuis un jour, il y a longtemps que je l’expérimente. Ce qui fait que dans toutes les choses qui arrivent dans mon état et dans toute ma famille je suis inébranlable, mais cela par la fidélité à mourir et à porter mes croix : j’en ai de plusieurs façons. Vous avez su la dernière, qui m’a touchée sensiblement. Je ne puis dire ici les autres ; elles ne sont pas moins humiliantes et renversantes1. Nonobstant cela je suis dans mon fond dans une espèce d’immutabilité qui tient plus de l’éternité que du temps, me laissant mouvoir à Dieu comme Il Lui plaît, pour être dans la croix ou dans les consolations, demeurant seulement passive à la croix présente, et aux vu(es) de celles de l’avenir qui me semblent indubitablement devoir être plus grandes. Hors des petits moments où la pointe de la croix est pressante et accablante, je suis toujours gaie et contente ; il ne serait pas en mon pouvoir de souhaiter plutôt une [431] chose qu’une autre, d’être dans un lieu que dans un autre.
Au milieu de tant de croix et d’occupations différentes, on est en liberté et l’on agit en unité. Cela me fait comprendre quelque chose de la fécondité et multiplicité des opérations de Dieu dans Son unité et Son repos. Car quoique l’âme n’ait aucune action ni aucune vertu en vue que de mourir dans les occasions, elle se trouve toute vertu et toute action. Je n’ai pas ces lumières dans le temps, mais après il en paraît quelquefois quelque chose. Mais pour peu que je veuille agir de moi-même pour suivre mon inclination, quand ce ne serait qu’en une bagatelle, je commence à sentir que je sors de ma nudité et généralité pour tomber dans le distinct, dans la désunion et souvent dans l’inquiétude. Tout cela me fait comprendre pleinement l’importance d’être fidèle aux petits moments puisque dans les moindres choses nous pouvons jouir de Dieu par la foi de cette manière.
Si j’étais toujours fidèle, je sens bien que tous les moments seraient pleins, mais il n’est pas possible de comprendre jusqu’où va ma faiblesse pour me défaire du plus petit défaut, qui est toujours cette petite sécheresse pour quelques-uns de mes domestiques dont j’ai peine à supporter les manières. Il semble que je sois réduite dans une entière impuissance, quelque envie que j’aie de m’en défaire, car souvent dans l’instant même que je me relève, je retombe dans tous ces défauts les uns sur les autres que je supporte patiemment. Il se fait un fumier qui [432] sert merveilleusement à me faire pourrir ; je ne laisse pas (comme j’ai dit), nonobstant la peine que je sens dans ces défauts, d’être en repos.
Je fais le bien que la Providence me présente ici comme en passant, sans en faire mon capital. Notre bonne Mère N.2 me donna il y a quatre ou cinq mois la vue de faire faire ici, où le désordre est grand, une Mission ; et comme elle était toute de feu pour cette œuvre elle ne me donnait point de relâche. Et moi j’étais dans un état tout contraire, car, quoique je le souhaitasse aussi, je ne me pouvais résoudre à agir sans que je visse le moment de l’ordre de Dieu, parce que sans cela rien ne réussit et que tous les grands obstacles qui se rencontrent ne viennent souvent que de n’avoir pas pris ce moment. Enfin il est venu, et elle est ici il y a huit jours où elle fait tous les biens que l’on peut souhaiter pour si peu de temps.
Je craignais fort que l’assiduité que je suis obligée d’avoir aux sermons ne me brouillât, en me tirant de ma généralité pour me mettre dans la multiplicité, ou ne me fût à charge, mais jusqu’à cette heure ils me font un effet tout contraire, car ils me réjouissent et me nourrissent. C’est une manne qui a toutes sortes de goûts sans me faire sortir de ma situation ordinaire. Je me trouve depuis si pleine que j’en suis surprise sans pouvoir dire de quoi, et néanmoins si affamée et pressée d’outrepasser tout que je cours sans savoir où par tout ce qui se rencontre. [433]
Voilà ce que je puis remarquer : je ne sais s’il est dans la lumière de vérité ou non. Vous en jugerez mieux que moi ; j’espère que vous m’en manderez votre avis sans me flatter. Je ne vous parle point de mon oraison en particulier, car je n’en vois point, tout ce que je fais étant mon oraison.
– DM, page 430 : « Lettre à l’auteur ».
1 Vie 1.24.1 : « Sitôt que je fus veuve, mes croix, qui semblaient devoir diminuer, augmentèrent. »
2 Il s’agit probablement non pas de la mère Granger, morte en 1674, mais de sa belle-mère (« … elle ne me donnait point de relâche »), dont elle reconnaît par ailleurs des qualités : « … elle avait de la vertu et de l’esprit, et ôté certains défauts que des personnes qui ne font pas oraison ne connaissent pas, elle avait des bonnes qualités. » Vie 1.27.1.
J’ai beaucoup de joie, madame, d’apprendre de vos chères nouvelles et l’état de votre santé. Je vous remercie de tout mon cœur. Pour répondre à tout ce que vous me dites, je vous dirai que vous faites très bien de suivre les instincts de votre intérieur pour parler de votre âme, autrement on pourrait brouiller toutes choses, et Dieu nous en parlant par nos nécessités ou par les instincts qu’Il nous donne, Il ne manque pas de nous donner des grâces, suivant Ses manières, de nous ouvrir ou de nous communiquer.
Il est vrai que ce principe divin pour se conduire et pour mourir à soi est admirable et l’on n’a pas besoin d’aller chercher bien loin ni le martyre, ni aussi les maîtres de [434] notre perfection. Laissons-nous en abandon à Dieu de moment en moment et croyons fortement que toutes les providences de notre état, quelles qu’elles soient, sont la voix qui nous parle de Dieu et qui nous marque Son divin ordre. L’âme fidèle à suivre cette conduite trouve la paix promptement et ne manque jamais de trouver Dieu en toutes choses, pourvu qu’elle n’hésite pas à voir Dieu en tout ce qui lui arrive. Et ainsi, mourant incessamment par là et en tout, quand peu à peu l’âme est beaucoup fidèle à cette conduite la Sagesse ne manque pas de lui causer un million de croix afin de la polir et l’affiner davantage. Et de pouvoir deviner par où et en quelles manières elles nous viennent, cela ne se peut : tout ce qu’il y a à faire est de baisser la tête et accepter sans examen la divine conduite, et voir Sa main en tout. Vous avez eu occasion d’adorer la Providence en cette croix humiliante qui vous est arrivée : je crois que (Dieu aidant) ce ne sera rien, car il n’y a pas de raison en tout ce que j’en ai vu. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait un mélange fâcheux. Ce ne sera pas l’unique qui vous arrivera : il y en aura incessamment en toutes rencontres, non seulement en votre intérieur, mais encore dans votre état et dans l’extérieur qui seront selon votre besoin, car assurément vous avez besoin d’humiliations et aussi de moyens qui vous fasse perdre votre raison et votre suffisance. Ne vous mettez pas en peine de leurs excès : c’est Dieu qui les ordonne. Il suffit pourvu que vous soyez fidèle à mourir selon leur étendue ; et quand cela n’est pas ne vous troublez pas, mais revenez doucement [435] et humblement en vous remettant en votre place. Par ce moyen vous trouverez, sans savoir comment, votre fond, car vous trouverez une stabilité admirable.
[C’est là] où vous devez remarquer que le fond de notre âme ne se trouve pas, comme plusieurs personnes le croient, [dans le] savoir par pensée et par des lumières : ce ne sera jamais par là, mais bien par les morts et par les renversements. C’est pourquoi plus la Providence en fait rencontrer, tant mieux, car, s’égarant et se perdant insensiblement, on se trouve en son fond. Ainsi croyant avoir tout perdu et aussi soi-même, c’est pour lorsque l’on commence à trouver son fond où est la stabilité : hors de là il n’y a jamais que du trouble et de l’inquiétude. Et en vérité cette disposition commence à tenir de l’éternité par l’abandon à la conduite de Dieu, qui nous veut comme Il veut, soit en joie ou en croix, et qui fait voir les croix futures pour s’y abandonner, et de cette manière demande la passivité totale pour être comme Dieu désire. Quand vous vous voyez si bouleversée par la croix et par la vue des croix qu’il vous semble que vous ne vous possédez pas ni que même vous ne le pouvez pas, pour lors laissez-vous et vous perdez en la pointe de la volonté en passivité pure comme vous le pouvez ; et vous verrez qu’en suite [de cette perte], sans savoir comment, tout cela réussit et se calme en perte en son fond.
Toutes ces croix embarrassent sans embarras, comme je dis, étant en cette disposition. J’en dis autant des divers embarras de providence dans notre état. Rendons-nous y selon ce que Dieu demande et nous verrons que tout s’ajustera et qu’insensiblement cette multiplicité crucifiante tombe en unité et fait [436] aussi tomber l’âme en unité où elle agit admirablement, quoique fort embarrassée (à ce qu’il semble). Et par là l’âme comprend merveilleusement comment Dieu étant si multiplié en tout ce qu’Il fait est cependant en Son opération même si un et en unité que c’est là le soutien de tout le monde. L’âme mourant fidèlement à soi et à sa manière d’agir par soi-même, tombe dans cet opérer en unité où elle a tout quoiqu’elle n’ait rien. Et elle fait tout quoiqu’elle fasse peu et, bien qu’il paraisse qu’elle agit en grande multiplicité, cependant elle est en vraie unité. Et pourvu que l’âme ne fasse rien par elle-même, quoiqu’elle fasse, elle ne sort jamais de son unité encore qu’il lui paraisse qu’elle ne fait et n’est occupée que de bagatelles. Et aussi dès qu’elle est dans la bagatelle par elle-même, c’est-à-dire sans anéantissement, au même elle est dans la multiplicité et par conséquent dans le trouble.
Cela demande une grande pureté intérieure et une mort à soi-même extrême, mais ayez courage. Mourez peu à peu à cette sécheresse dont vous me parlez et aussi aux autres défauts, et vous verrez que, mourant et vous dérouillant, vous tomberez sans vous en apercevoir en unité de repos. Et quand il vous paraît que nonobstant votre travail vous ne laissez d’être prévenue de vos défauts, possédez-vous et vous verrez qu’en vérité tout cela sera un fumier qui vous fera pourrir et germer en vie divine, et ainsi tout sera mis en usage par principe divin.
Vous faites très bien de faire le bien extérieur que la Providence vous fournira, sans [437] en faire votre capital, mais vous y laissant aller selon la divine Providence qui vous marque l’ordre divin.
Vous avez très bien fait de côtoyer l’Esprit de Dieu et d’observer Ses démarches, car sans Sa conduite toute sainte intention est peu de chose, et quoiqu’elle ne déplaise pas à Dieu et que même elle lui soit agréable, sans cette application par l’Esprit et par l’ordre de Dieu, ces choses n’ont pas source de vie pour vivifier l’âme. Et c’est proprement ce que vous expérimentez, car, ayant entrepris cette Mission par l’ordre divin, vous expérimentez que la multiplicité qui s’y rencontre cause unité, et que cette unité est multiplicité en vous donnant une faim qui ne se rassasie pas et qui cependant n’est pas famélique, mettant la paix et le repos en vous. Ces sortes d’opérer en toutes rencontres sont très féconds et vous doivent beaucoup éclairer afin de vous instruire et vous convaincre que mourir n’est pas une perte et une oisiveté, mais plutôt une plénitude et une vie qui remplit en vidant.
Prenez courage au nom de Dieu, car j’espère que la grâce rendra votre âme féconde et qu’étant fidèle selon le degré de Dieu vous vous trouverez qu’après une grande patience, en souffrant la nudité, la mort et la sécheresse, quasi sans s’en apercevoir tout devient fécond et ensuite la fécondité même. Mourir est donc le tout de cette vie et la foi est la source véritable de cette mort.
J’espère que, Dieu aidant, nous aurons bien de la consolation cet hiver, étant ensemble. Il n’est pas nécessaire en l’état où est votre âme de me marquer en particulier votre [438] état d’oraison : là tout est oraison et votre oraison ; c’est pourquoi je la comprends assez par ce que vous m’avez dit. Continuer son intérieur en ces diverses dispositions comme vous m’avez marqué est faire oraison selon votre état. Ce n’est pas que dans de certains temps on ne soit plus en repos et en solitude, et ainsi plus à la lumière divine, mais il faut se laisser à Dieu pour être conduite en tout, en l’action ou en l’oraison. Et par ce moyen tout se fait un, où cependant l’Esprit de Dieu, qui aime infiniment le repos et la solitude, tire souvent l’âme, la retirant de l’action pour cet effet et la mettant en oraison pure et en nue solitude, souvent aussi la tenant par un secret de sa Providence en action, où telle action est oraison.
– 3,66 DM : « réponse à la précédente lettre »
Ô que mon âme vous est obligée de lui avoir fait trouver et goûter la vie éternelle d’une manière que je cherchais secrètement, mais que je n’avais jamais éprouvée ! Il y a quelque chose en moi sans moi, qui entend, qui aime et qui jouit de Dieu dans une vérité et certitude plus évidente que le soleil en plein midi lorsqu’il répand ses rayons de toutes parts, et toutefois si éloigné des sens et si élevé au-dessus de l’esprit et de la volonté qu’ils demeurent l’un et l’autre sans connaissance ni expérience de ce qui s’y fait en Dieu, où l’âme semble être comme perdue et sans action propre dans un secret impénétrable qui ne se découvre que dans le moment de Dieu, je veux dire celui où Il Se donne et S’applique à l’âme en toutes les façons qu’il Lui plaît, l’âme ne faisant distinction et différence de rien, tout étant un ordre ou œuvre de Dieu, ou Dieu même, parce que tout se confond et renferme tout.
Il me semble que je n’ai point d’intérieur ni d’esprit et je n’en veux point avoir ni connaître. Si l’on m’en voulait entretenir sans l’ordre de Dieu envisagé, ce me serait une souffrance intolérable. Je m’aperçois que ce moment divin auquel vous m’avez [467] dit de m’arrêter, consume et dévore tout ce qui est en moi et hors de moi sans me laisser ou permettre la moindre réflexion sur quoi que ce puisse être hors la prière en la manière qui m’est donnée dans le moment et l’abandon à l’inconnu que j’ignore avec une félicité incomparable. Ce moment divin établit mon fond dans une simplicité et nudité extrêmes, me trouvant dépouillée entièrement du passé, du futur et même du présent puisqu’il s’écoule à chaque moment et que l’on ne fait que pâtir. Ce qui se fait et ce qui le fait n’est rien, si je le veux expliquer ; mais si je m’y veux perdre et abandonner, c’est la vie éternelle qui comble tous mes désirs, et qui m’est toutes choses en ne m’étant rien pour l’intérieur.
Mes sens sont fort vifs et dégagés, prompts et actifs à merveille et si fort à loisir qu’on ne leur donne rien à faire pour le dedans : l’occupation extérieure leur plaît et les divertit en Dieu. Toutefois ils sont fort disposés à regarder indifféremment toutes choses et ne discerner rien que par les règles de modestie et de mortification qu’on leur a autrefois prescrites, qui sont suivies encore dans l’ordre de Dieu. Le cœur est si content de son rien du tout que ses passions et ses désirs semblent morts et ne se réveillent point aux approches des objets les plus sensibles. Il semble qu’on parle, qu’on condamne, qu’on méprise une personne qui est à cent lieues et encore plus loin. Encore en voudrais-je avoir quelque pitié, mais non pas de moi qui ne suis plus à plaindre, parce qu’en me montrant mon rien on me [468] donne tout : le cœur et tout le fond s’ouvre pour le recevoir, et Celui qui en a la clef fait cette ouverture, car je n’y vois rien. Je suis toute à vous, Dieu vous a assujetti et donné mon âme, commandez-moi tout ce qu’il vous plaira.
Il me semble que je ne doute de rien dans le moment qu’il faut agir : il est tout rempli de lumière, de paix et de force. Je n’en sors que par quelque propriété que je ne connais que lorsque Jésus-Christ me la fait voir : sa lumière et sa guérison est ma liberté, mes liens se rompent en un moment, et mon âme affamée et altérée se rassasie dans le moment qui lui donne Dieu.
Dans les communions je quitte et abandonne la place à Jésus-Christ, mais en pure foi, sans aucune douceur ni attrait sensible, quoiqu’il y en ait une secrète et divine qui est tout ce qui se peut désirer. Je ne fais point du tout l’oraison, seulement je demeure en foi et devant Dieu en Jésus-Christ anéanti et victime dans le sacrement. Ses opérations cachées et invisibles en son Père et dans les âmes me sont montrées, et je m’y perds, m’y voyant comprise ; ou bien je les crois et adore en pure foi parce que je ne vois que cette foi nue dans mon âme.
Les goûts, les expériences, visions d’esprit, images ou espèces que j’ai éprouvés autrefois sont effacées ; et je ne suis pas peu contente de trouver et de recevoir à tous moments Jésus-Christ sans ces moyens. À présent leurs privations, les ténèbres, les sécheresses, les dégoûts, les rebuts, me sont lumières, douceurs, jouissances et [469] possession inséparable de ce divin Tout ; et cependant tout ceci me paraît comme une correction de mes anciennes erreurs et ténèbres, qui me rend petite et simple, attachée seulement à l’ordre de Dieu. Mon âme dans cet ordre goûte et embrasse tout et devient toute naturelle sans ce discernement qui me faisait autrefois tout sindiquer1 [sic] et condamner sous prétexte de perfection. Je vois que Jésus-Christ se donne autant dans les petites choses que dans les grandes et que la perfection est Dieu en toutes choses. Les actions spirituelles et les naturelles en Dieu me semblent une même chose et je me trouve aussi contente à dire le Pater et l’Ave sans goût que de faire une oraison plus tranquille et recueillie en Dieu. Il me semble que la foi fait tout pourvu que je ne me trompe point. Je vous puis dire que vous m’êtes très précieux en Jésus-Christ quoique je sois la plus indigne de vos filles.
– « Lettre à l’auteur » qui précède la réponse ci-dessous (3,68 DM). Cette lettre serait postérieure au 22 juillet 168 Voir Vie 1.28.1 : « Ce fut ce jour heureux de la Madeleine que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines… »
1scindiquer sur qqch (1622) : examiner d’un œil critique. (Rey).
Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui… etc1.
Il faut donc, quand on sent ces désirs et cette impression de Dieu, tendre passivement à Lui en mourant à soi et en se laissant appetisser2. Et par là, sans savoir le comment, cet instinct et cette inclination se déterrent dans la forêt de nos propres opérations et peu à peu l’on vient à un repos et à une cessation d’opération, en ayant une plus relevée en notre esprit et par là le moment est donné à l’âme que se simplifie non seulement l’esprit, comme je viens de dire, mais encore tout le dehors, pour se contenter de tout ce que Dieu ordonne en l’âme et sur l’âme. Par là aussi peu à peu, en mourant, tout devient un.
Voilà à peu près ce à quoi votre âme doit tendre en l’oraison et hors votre oraison pour vraiment mourir à vous. Je suis accablé d’affaires, ce qui m’empêche de vous répondre en détail : je ne puis vous dire que ces deux ou trois paroles.
1Ps. 4, 7 : « La lumière de votre visage est gravée sur nous. » (Sacy).
2Appetisser : « rendre plus petit » (Furetière).
J’ai vu clairement que le rayon divin est Jésus-Christ même, et que ce qui est de Lui, soit intérieur soit extérieur, se trouve par Son moyen, en demeurant dans le rayon même et s’y perdant, qu’il n’est pas besoin de lectures, mais seulement de le poursuivre, car l’ayant, la lecture ne donne que des images et il ne faut que demeurer en lui sans connaître ni goûter.
J’ai connu que la grâce de l’intérieur est semblable à un pépin, lequel contient en soi l’arbre et les fruits quoiqu’on ne les voie pas. Et comme le pépin est jeté en terre et qu’ainsi il germe et croît, ainsi Dieu donne à l’âme qu’Il appelle à l’anéantissement parfait un je ne sais quoi dans l’intime, lequel est la foi et la Sagesse qui communique peu à peu et en secret toutes choses. Et ce je ne sais quoi très caché contient implicitement tout ce qui est en Jésus-Christ même, lequel croît peu à peu, et si l’âme est vraiment fidèle, Jésus-Christ devient en elle intérieurement et extérieurement tout ce à quoi le dessein éternel a destiné l’âme, sans qu’elle y contribue autre chose que se laisser soi-même et se perdre.
J’ai vu par cette même lumière que je dois tout perdre en Dieu c’est-à-dire par ce je ne sais quoi, et aussi mon salut sans me mettre en peine de mes péchés, ni de quoi que ce soit ; mais bien, demeurant en Dieu et en mon rien, j’ai tout. Je ne me dois non plus mettre en peine de quoi que ce soit de distinct, quelque [125] divin qu’il soit, de Jésus-Christ ou de Dieu : l’intérieur, par cette divine lumière, croît par lui-même et devient Jésus-Christ. Enfin le tout est (selon la lumière de cet état) de me laisser beaucoup perdre par chaque moment de ma vie quel qu’il soit sans ajouter ni diminuer.
– 4,32 DM. Cette lettre serait peut-être à placer antérieurement : elle évoque les notes de retraite présentes dans A.S.-S., ms. 2057.
Notre Seigneur a fait sûrement connaître à une âme la différence qu’il y a entre la conduite de la foi toute nue et toute pure, et entre l’opération de Dieu dans le perceptible comme en une sainte Thérèse.
Premièrement la foi donne les mêmes choses et dans un degré plus éminent que le perceptible, faisant en l’âme et en son centre toutes les mêmes opérations que le perceptible et le connu que Dieu a donné en la voie d’oraison à plusieurs saints et saintes, mais cela, d’une manière plus pure, plus assurée et plus perdue en foi. Cette divine et amoureuse lumière par son imperceptible, mais très réelle, très efficace et très sublime opération, élève et perd l’âme en Dieu tout d’une autre manière. Cette lumière est terminée en cette âme en lui découvrant que comme l’opération de la foi est imperceptible en l’âme, aussi est-elle purement pour Dieu, n’y ayant que Lui seul qui y ait Son plaisir.
Il n’en va pas de même de l’autre grâce où il y a du perceptible : l’âme y trouve encore son compte en glorifiant Dieu, et en vérité quoiqu’elle y meure à soi-même selon son [126] degré d’union, elle y est en quelque manière toujours vivante tant par ce qu’elle reçoit et dont elle jouit perceptiblement que par l’assurance qu’elle y a de glorifier Dieu et d’être mise en acte perceptible vers Dieu.
Mais en la foi pure et nue qui fait et cause l’union de certaines âmes, tout y est et se trouve sacrifice, Dieu ayant choisi cette très divine lumière de la foi pour faire de Sa créature un éternel et entier sacrifice, la foi mettant son entendement et tout ce qu’elle est dans une soumission et un sacrifice entier. Par ce sacrifice de la foi, Dieu prend pour Soi tous les plaisirs des divines opérations de la foi en l’oraison et en l’union divine, et en jouit pour Soi et non pour la créature. Et ainsi tout ce qui se passe en cette divine foi est connu de Lui seul qui en jouit en un plaisir infini dont Lui seul est capable, d’autant que les opérations de la foi sont si sublimes qu’elles sont capables de faire le plaisir unique de Dieu, sans que la créature en puisse jouir que par quelques miettes qui en découlent de fois à autres, qui sont très peu de chose eu égard à la vérité et à la grandeur de l’opération de la foi, qui est connu de Dieu pour Son unique plaisir ; si bien que ces âmes destinées pour la foi nue sont les objets du plaisir divin, Dieu y prenant Son plaisir et S’y glorifiant sans qu’elles y aient part.
C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi, mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’] écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.
Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu.
Une telle âme destinée de Dieu pour ce [128] don de foi n’est que pour l’unique plaisir divin et ne s’y doit regarder que de cette manière, à moins que de déchoir incessamment de cette grâce, en l’oraison et hors l’oraison, son plaisir étant incessamment que Dieu Se plaise et jouisse de ce qu’Il fait en la foi et dans le centre de l’âme par la foi. Voilà sa certitude, et en chercher d’autre, c’est se tromper et chercher et demander ce qui n’est pas de ce degré de foi, mais bien du degré de lumière divine aperçue où l’âme s’élève en louange et en amour incessamment par la certitude et la vue des opérations divines aperçues en son oraison et en son union. Mais pour cette âme en foi, pour toutes louanges, amour, etc., elle n’a que le sacrifice d’elle-même qui contient et renferme tout acte, toute louange et qui est tout honneur souverain à Sa divine Majesté, et ceci en pure et très pure passivité, le néant et le vrai néant n’en étant que le vrai résultat.
Heureuse et mille fois heureuse l’âme destinée de Dieu pour la foi ! Elle est sans plaisir, quoiqu’avec [d’] infinies délices non en elle, mais en Dieu, non pour elle, mais pour Dieu ou, pour mieux l’exprimer, Dieu S’en repaissant et en jouissant comme Il le fait et le connaît en Son plaisir infini sans souvent que l’âme en ait rien selon les puissances et les sentiments, mais cependant ayant tout en foi véritable, — ce qui est l’avoir en grande réalité et vérité si pure qu’à la suite que cette divine lumière devient grande et qu’ainsi elle est beaucoup dans le centre par division des sens et des puissances, elle est à l’âme plus réelle infiniment que tout ce qu’elle peut avoir d’aperçu, quelque sublime qu’il soit et qu’il puisse être. De sorte qu’elle ne [129] voudrait pour rien au monde changer cette manière d’avoir en foi pour l’aperçu, quelque sublime qu’il puisse être, honorant beaucoup les âmes qui sont conduites à l’union divine par la lumière divine aperçue dont elle ne se pourrait cependant aider, tant à cause de sa petitesse, quoiqu’elle paraisse fort grande par les effets, qu’à cause que cette voie n’a pas le goût sublime et divin de Dieu même, dont la foi seule peut faire jouir selon qu’elle devient plus pure et qu’elle est plus nue et plus perdue pour les créatures, c’est-à-dire pour l’aperçu. O goût sublime, puisque vous êtes le goût d’un Dieu même et le manger dont Il Se repaît en telle âme ! Que les sens et les puissances se tiennent en leur manière parmi le créé et que le fond jouisse de Dieu non d’une manière aperçue, mais sacrifiée et perdue, c’est-à-dire en la manière de Dieu. Il suffit donc que l’âme soit en foi et qu’elle y demeure pour faire toutes choses.
Ô beauté de [la] lumière divine, secret de la Sagesse divine, que les yeux qui vous voient et qui en jouissent, ou plutôt qui par vous jouissent de Dieu, sont heureux ! Ils n’ont rien, à ce qu’il leur paraît, et ont tout ; ils ne voient rien et voient tout, car ils Vous voient, Vérité éternelle et Beauté sans pareille. Ils ont en leur divine lumière, sans lumière aperçue, toutes choses, et en Votre unité ils jouissent de tout. Ô ! que voir Dieu de cette manière est jouir éminemment et abondamment de toutes choses, non en particulier seulement, mais en unité qui dit tout en général et a tout en particulier ! Car jouir de cette manière en unité est jouir de tout en manière divine. [130] Mais que voir Jésus-Christ Homme-Dieu en cette divine lumière est un bonheur consommé ! C’est le commencement de la foi et la consommation de l’état de la lumière divine. Car Jésus-Christ vu en foi est une vue très éminente en l’union divine et qui ne trouve non plus de fin que Dieu même, étant un Dieu incarné.
Ma lumière finit ici jusqu’à ce qu’elle recommence pour voir en foi divine ce divin objet de la Sagesse, Jésus-Christ Homme-Dieu où elle trouve des trésors que le cœur humain ne peut concevoir et que la seule lumière divine excellente et très éminente et très sublime peut découvrir et dont elle fait jouir en Dieu même.
Ô beauté divine de Jésus-Christ, qu’un homme est heureux de vous voir, car il voit son bien et sa béatitude ! Ô que cette vue est différente de tout ce que nous pouvons concevoir ! La foi seule le peut donner à l’âme, et heureuse l’âme qui en jouit, car son salut éternel lui est appliqué par Dieu même en Dieu même. Ô, si les hommes savaient ce que c’est que Jésus-Christ, que ne feraient-ils point pour en jouir et pour être si heureux que d’arriver jusqu’à Sa connaissance par la foi qui seule est donnée pour Le voir, Le connaître et en jouir, qui sont trois degrés réservés à la seule nue et divine foi en degré passif.
Il faut donc que je réserve à cette divine lumière l’heureuse connaissance et jouissance de ce divin objet pour en parler et pour en savoir quelque chose ; autrement ce serait parler doctement et non divinement de ce divin objet, Jésus-Christ Homme-Dieu, l’objet de [131] nos cœurs et la béatitude de nos âmes. Je sais que pour voir et connaître Jésus-Christ, il faut que l’âme, par la foi, soit perdue en Dieu d’autant qu’il est impossible de le voir que dans cette manière et par cette manière au degré dont je parle ici. C’est par cette divine lumière, Dieu même et en Dieu même, que l’on voit les merveilles et les mystères admirables d’un Dieu-homme répandant son sang et mourant d’amour et par amour pour les hommes. Et si la foi réserve les merveilles qu’elle opère pour Dieu et pour le plaisir divin de Dieu qui en jouit en l’âme, cela se trouve encore bien plus vrai quand cette divine foi fait trouver Jésus-Christ et jouir de Jésus-Christ. C’est le plaisir unique du Père éternel, et ainsi Dieu se donnant par la foi dans le centre de l’âme, c’est à la charge que Dieu seul en aura le plaisir. Ce sont les délices de Dieu : Hic est Filius meus dilectus in quo mihi bene complacui1.
Il faut donc laisser la foi faire les merveilles et n’attenter pas à ce divin plaisir, mais le laisser à Dieu seul, et plus cela sera véritable en toutes manières plus la vérité sera en l’âme qui est uniquement pour Dieu en cette foi et par cette divine foi. Ainsi sans y penser, la loi du divin amour est très observée, savoir de rendre ce que l’on a reçu et l’âme y trouve plus de plaisir infiniment par sa foi dans le plaisir divin que dans tous les plaisirs qu’elle pourrait avoir et dont elle pourrait jouir perceptiblement en elle. Elle laisse toutes choses par la foi dans leur grandeur et vérité, et [132] de cette manière seulement, elles sont selon le goût divin, Dieu ne pouvant Se repaître de ce que nous goûtons et dont nous jouissons, cela étant tout rabaissé et sali par notre néant qui rabaisse infiniment toutes choses divines aussitôt qu’il les touche. Son plaisir donc est de les laisser et par sa perte passive les renvoyer en leur origine où Dieu en jouit pour Son plaisir éternel.
Voilà un faible crayon de ce que fait la foi en une âme où elle est en don passif et où, peu à peu, elle croît comme un divin soleil attaché au firmament de notre âme.
– 4,33 DM.
1 Matthieu, 17, 5 : « Lorsqu’il parlait encore, ils furent subitement couverts d’une nuée lumineuse, d’où il sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me plais uniquement. Écoutez-le. » (Amelote).
Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux, mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.
Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.
Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre, mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.
Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre, mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émané du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.
Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond — et leur centre — se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.
– 4,34 DM.
Pour satisfaire à l’inclination de madame votre sœur 1 et au désir que vous viviez en paix et mouriez en repos dans le baiser du Seigneur, je vous écris simplement ce qui me vient en l’esprit pour vous obliger d’entrer et de demeurer éternellement dans ce fond de paix et de repos que vous avez tant cherché sans le trouver jusqu’à présent. Ce n’est pas que vous n’en ayez eu souvent des attraits et des sentiments et même il y a eu des moments où vous y êtes assez laissée, mais parce que vous n’êtes pas encore assez abandonnée, il se lève toujours en vous de petites inquiétudes et des appréhensions.
Peut-être que je me trompe, et j’en suis bien aise, car je le veux bien être et je ne vous écris qu’au hasard : je suppose un petit mal pour y donner le remède. Si vous êtes dans la paix parfaite, je n’ai qu’à vous exhorter simplement d’y demeurer, sans jamais vous inquiéter et vous troubler, quoiqu’il vous arrive. Ne pensez pour [238] ce sujet ni à vie ni à mort, mais à Celui seul qui vivifie. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur2.
La vie et la mort sont tout un. Cette pensée je suis au Seigneur, doit être comme le rayon du soleil qui doit percer toutes vos obscurités, dissiper vos ténèbres et chasser tous les troubles de votre intérieur et vos petits soins extérieurs.
Un enfant dans le sein de sa mère s’inquiète-t-il ? Il suce le lait en paix et en repos, et même il s’endort, dit saint François de Sales 3. Et c’est ainsi qu’il vous conseille d’être collé au sein de Dieu.
Un serviteur fidèle dans la maison de son maître s’inquiéterait-il, aurait-il raison de le faire s’il était entré dans son cœur ? Et vous, ma chère sœur, vous êtes dans le cœur de Dieu ; pourquoi donc auriez-vous un mouvement hors de ce cœur ? Ô Dieu, que nous sommes insensés de nous inquiéter, puisque nous sommes infiniment éloignés de tout sujet d’inquiétude !
Vous me dites : « mais j’ai mes péchés ! ». Je vous réponds que vos péchés sont entre les mains de Dieu : Il en a fait ce qu’Il a voulu. Vous devez croire que Sa bonté les a anéantis ; et si pour rendre hommage à sa justice, vous jugez qu’Il vous en réserve de la peine, vous Le devez adorer et demeurer en repos, car vous devriez être contente qu’Il satisfasse Sa justice. Mais Il est si bon qu’ayant fait de votre côté votre possible, il faut croire qu’Il règnera sur vous par Son amour, qu’Il y couronnera Ses miséricordes et qu’Il y consommera ses grâces.
On demanda à votre bienheureux père en mourant s’il n’appréhendait rien. Il répondit [239] : « Celui qui a commencé achèvera. » Cette réponse marquait sa confiance, sa paix, son abandon et son repos en Dieu.
Vous êtes à Dieu et Il vous dit comme à sainte Gertrude4 : « ma fille, pense à Moi, et Je penserai à toi ». En vérité, je ne sais pas comment une âme peut être hors de Dieu un moment, faute d’abandon et de paix. Non seulement vous êtes au Seigneur, mais le Seigneur est à vous, et Il est plus vôtre que vous n’êtes Sienne. Si Dieu est à vous, vous avez tout ce qu’Il a et tout ce qu’Il est. Il est le paradis, la gloire, l’éternité, la paix, le repos. Donc le repos, la paix, la gloire, l’éternité est déjà à vous, elle vous appartient, elle est dans votre cœur, dans votre âme, vous en êtes toute pénétrée comme un éponge dans l’eau. Mais ce qui est encore meilleur, c’est que les sens n’en goûtent, n’en sentent et n’en voient rien. Et plus le tout est en fond, et moins il est au-dehors.
Réjouissez-vous donc d’être en cet état. Vous avez la foi qui vous dit : « Dieu est à moi ». Vous n’avez donc qu’à demeurer dans cette foi : Dieu est, et Dieu est mon Dieu. Si un damné pouvait dire : « Dieu est mon Dieu », il deviendrait bienheureux. Ah ma chère sœur, si vous saviez le don de Dieu ! Mais que dis-je ? Vous l’avez tant appris ! Cependant je vous dis simplement : si vous le saviez (car vous ne le savez pas assez), vous seriez toute abîmée, toute absorbée dans ce divin repos, vous seriez toute en Dieu seul. Vous diriez, ou plutôt vous ne diriez rien, sinon cette parole qui sortirait de votre bouche : « Rien, rien, rien, plus rien de créé, plus d’inquiétude ». Et ensuite : « Dieu seul ». Je vous laisse ici, à Dieu en Dieu.
– 4,70 DM.
1 Le texte est précédé de l’avertissement suivant : « Les onze lettres qui suivent ont été écrites dans le même ordre à une même personne et (apparemment) du même auteur [Bertot] que la 81e ou la dernière ». La première lettre de cette série pose problème : serait-elle adressée à la sœur religieuse âgée qui rejoignit — plus tard, après la mort de Bertot — Madame Guyon (qui serait ici « madame votre sœur ») en Savoie ? v. Vie 2.9.6. : « Comme l’on sut dans le pays que j’étais aux ursulines, que j’avais quitté Gex, et que j’étais fort persécutée, M. de Monpezat, archevêque de Sens, qui avait bien de la bonté pour moi, sachant que ma sœur, qui était ursuline de son diocèse, était obligée d’aller aux eaux pour une espèce de paralysie, il lui donna son obédience pour y aller et pour aller aussi dans le diocèse de Genève demeurer avec moi aux ursulines, ou me ramener avec elle. » On note que la 81e lettre ferait partie des 11 lettres si l’on excluait cette première ou 70e lettre que nous venons de donner, ce qui apparaît compatible avec l’avertissement : « … même auteur que la 81e ou la dernière » — dernière de l’ensemble des lettres du volume ou des « onze lettres qui suivent… » ?
2 Rom., 14, 8.
3saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre VI, chapitre IX : « … Théotime, vous les verriez fermer tout bellement leurs petits yeux et céder petit à petit au sommeil, sans quitter néanmoins le tétin, sur lequel ils ne font nulle action… »
[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.
Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le père en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.
– 4,71 DM.
[241] Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je [le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit1 ». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas ? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas ? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures… Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?
Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans son Père et que le père est dans son Fils, ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel, tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus2 ». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.
Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités ?
Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame votre Sœur 3 : solitude, silence, paix.
Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire de la voix intérieure : plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille4 ». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor, car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable, car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.
[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.
– 4,72 DM.
1 Jean 14, 8-9. Il = cela.
2Apoc. 4, 8.
3 Il s’agit cette fois-ci de la sœur religieuse, car la lettre doit être adressée à Madame Guyon : « … je me souviens autant de vous que vous le désirez… »
4Ps. 44, 12 : « Écoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy) ; 45 (44), 11 : « regarde et tends l’oreille… » (TOB), « vois, prête ton oreille… » (Dhorme).
[244] J’avais dessein de vous écrire bien des choses touchant l’état et la disposition où vous devez entrer, qui est une fermeté et une confiance inébranlable dans le vide de tout le créé et dans un soutien très pur et très simple en Dieu seul. Vous y entrez assez souvent, et même vous y demeurez assez longtemps. Mais une infinité de choses vous en font sortir : tantôt c’est un empressement pour les choses extérieures, tantôt un ennui de la nature, tantôt une recherche et un détour de l’abandon, quelquefois c’est une crainte. Je vous aurai spécifié cela plus au long, mais la Providence m’envoie du monde qui m’en empêche. Adieu en Dieu. Tout vôtre en Lui seul et pour Lui. Vous serez anathème si vous n’êtes toute en Lui uniquement, infiniment et éternellement !
– 4,73 DM.
Je vous écris ce mot pour vous dire de demeurer dans une profonde paix, reposant humblement en Dieu. Fuyez toute attention et application d’esprit, tous efforts de la volonté. Sachez que vous n’êtes rien et que vous ne pouvez rien, et ainsi laissez faire Dieu seul. Il n’est point oisif où Il est, et quoiqu’Il ne Se laisse pas sentir, Il ne laisse pas d’opérer en nous des choses infinies. Il y fait tout ce qu’Il a jamais fait et ce qu’Il fera dans toute l’éternité : Il y engendre Son Verbe et produit Son saint Esprit, et je ne doute point qu’Il ne produise en vous des participations de l’Esprit de Dieu. Demeurez donc toute abîmée et absorbée en Dieu, dans Ses divines grandeurs et dans ces opérations intimes de Dieu, en vous reposant en Lui par le fond, et non par contention d’esprit ou par une application trop forte de la volonté. Soyez toute perdue et anéantie. Ne réfléchissez jamais où vous êtes, ni ce que vous faites, ni sur ce que vous entendrez.
Quand une fois on est abandonné à Dieu, il ne faut plus penser à soi, car Dieu prend tout.
Ô, que vous seriez heureuse si vous pouviez vous laisser de la sorte et ne plus jamais penser à vous ! Servez un peu la divine Bonté comme s’il n’y avait ni paradis ni enfer. Dieu seul, Dieu seul encore une fois ! Et puis rien de tout le reste. C’est là toute ma science, ma force et tout mon fond. Ne faites rien : laissez-vous, et j’aurai soin de vous. Dieu fera tout, laissez-Le seulement [246] faire. Il opérera divinement en vous, et vous ne pourriez opérer que fort humainement.
Soutenez-vous toujours très simple et très pure dans le point de votre grâce, sans vous en détourner jamais, quoi qu’il arrive. Le point de grâce où Dieu vous veut est un vide de toutes les créatures, qui vous ne doivent être plus rien, et à qui vous n’êtes plus. Tout est mort et anéanti pour vous, et vous devez être morte et anéantie pour toutes choses. Le vide doit être encore de vous-même, car vous ne devez point penser à vous, c’est-à-dire particulièrement à vos misères et à vos impuissances — à moins que ce ne soit en paix et en repos. Souvenez-vous que la vue de vos impuissances et faiblesses seules vous met au désespoir. Vous ne devez donc point voir ces choses qu’en même temps vous ne regardiez Dieu, qui est votre force et votre tout. Oubliez donc toutes choses et ce que vous êtes : souvenez-vous uniquement de Dieu, et alors vous connaîtrez véritablement ce que vous êtes, et avec fruit.
Votre plus grand empêchement pour être toute à Dieu est ce trop de retour et de réflexion sur vous-même. À proportion que vous entrerez dans le vide, vous entrerez dans la conformité aux états de Jésus, sans que vous le connaissiez. Car la voie que Dieu veut tenir sur vous est très cachée : Il l’ordonne de la sorte pour remédier à votre orgueil. Marchez donc dans ce vide avec paix, silence, repos et amour, sans vouloir ni chercher ni voir autre chose que ce vide et repos en Dieu, autant que Sa bonté vous l’accordera.
Dans votre oraison, travaillez toujours à deux choses : la première à vous désoccuper des [247] créatures et de vous-même ; ensuite tâchez de vous occuper de Dieu ou de Jésus au fond de vous-même, ou en Lui-même. Que cette occupation soit douce, sans violence, paisible sans inquiétude, simple et en amour : un regard amoureux et tranquille de Dieu est tout ce que je vous demande. Que si Dieu par une conduite adorable ne vous accorde pas ce regard, pacifiez-vous et demeurez en repos dans votre néant, vous contentant de n’y voir rien, de n’être rien, et de ce que Dieu seul est tout.
Voilà votre attrait : ne le perdez pas ! Car il vous est facile d’en sortir par une recherche et inquiétude qui vous est naturelle. Toute autre vue, quoique sainte, est capable de vous embrouiller. Respectez tout ce qui conduit à Dieu et demeurez dans le petit point où Il vous met.
– 4,74 DM.
Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248] : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.
Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.
– 4,75 DM.
Jésus-Christ vous appelle à la solitude, pour y parler à votre cœur des choses qui surpassent tous les sens : vous n’avez qu’à L’écouter. Conservez-vous bien dans un profond silence ; ne vous laissez toucher d’aucune chose, ni au-dehors ni au-dedans de vous-même, mais vous tenant toujours dans un grand vide de tout, vous trouverez un profond abîme de Dieu, dans lequel vous vous perdrez, sans vous relâcher, sans cesser et sans vous borner.
Dieu est infini et dès le moment que nous entrons en Lui, nous devons nous y approfondir à chaque moment à l’infini, sans nous violenter pourtant, car tout s’opère en paix, en silence, en profondeur ; et par mort et anéantissement total de vous-même et de toutes choses, vous serez simple en Dieu, c’est-à-dire seule à Seul. Pensez que la simplicité de Dieu Le rend solitaire en Lui-même et séparé de tout ce qui n’est point Sa propre essence. Il faut aussi que la simplicité vous sépare de tout ce qui n’est pas le fond intime et profond de vous-même, afin que ce fond touche Dieu et qu’il ne soit qu’unité en Dieu au-delà de toutes les douceurs et sentiments, quoique cela soit bon.
[250] Demeurez pour jamais paisible, tranquille et en silence en Dieu, n’écoutant plus vos raisonnements, ni vos retours, ni aucune créature. La paix extérieure et intérieure est votre attrait, votre grâce et votre perfection. Je crois que naturellement vous y êtes entièrement opposée, mais Dieu fera un coup de Sa miséricorde, si vous Le laissez faire : car pour vous, vous ne devez rien faire et toute votre disposition doit être une connaissance humble, paisible et amoureuse de votre incapacité et de votre misère avec un abandon de tout vous-même à Dieu seul, qui peut tout et fera tout. Tâchez donc de mourir à toute inquiétude, n’attendez rien de vous ni d’aucune créature, mais attendez tout de Dieu et en Dieu.
– 4,76 DM.
J’ai bien conçu la disposition où vous êtes par votre infirmité : je vous dis qu’elle n’est pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, qui veut s’établir en vous. Vous avez trop peu d’abandon à la Providence et au bon plaisir de Dieu. Hé, quand il serait vrai que vous dussiez mourir dans le moment que vous lirez cette lettre, faudrait-il vous ébranler et vous inquiéter ? Il suffirait de vous jeter simplement et amoureusement en Dieu, et y demeurer en paix et en repos jusqu’au moment de la mort. Hélas, que nous servent nos inquiétudes, nos désirs et nos recherches ! Après avoir bien couru, bien travaillé, n’en faut-il pas revenir au [251] repos et à la paix, puisque c’est là qu’on trouve tout.
Je vous avoue que pour lors vous voudriez avoir fait pénitence, vous voudriez avoir au moins commencé : je vous assure que celui qui est en Dieu commence, avance et se perfectionne. Quand on est là, on fait tout autant que Dieu veut et ordonne, et l’âme qui se tient fidèle en ce seul point, ne désire point plus de perfection que Dieu ne lui en demande : elle n’aspire point à davantage que ce que Dieu lui donne. Elle est aussi contente de son peu, et même de son rien, que du tout ; elle demeure en paix partout, en repos au milieu de toutes choses. Ainsi elle se laisse conduire doucement et humblement à la Providence, elle se laisse mouvoir, agir, pâtir, vivre et mourir, sans jamais rien vouloir ni désirer que le bon plaisir de Dieu. Elle verrait tout renverser, elle verrait la mort et l’enfer même qu’elle ne s’étonnerait : car étant en Dieu pourquoi s’étonnerait-elle ?
Vivez donc ou mourez, il ne vous importe pas. J’ai lu de M. de Bernières, qu’un jour pensant mourir et voyant qu’il n’avait encore rien fait, il dit : « J’aime mieux que la volonté de Dieu s’accomplisse, elle m’est plus chère que toute la perfection de ma vie ». Entrez un peu dans ces sentiments, et ne vous découragez plus de vos misères et faiblesses. Allons à Dieu à l’infini, Lui donnant tout, ne regardant que notre néant : après cela, que les créatures disent et pensent ce qu’elles voudront.
– 4,77 DM.
[252] Il faut que je vous dise par écrit ce que je voudrais graver dans le plus profond de votre cœur. Mon Dieu ! Ne trouverons-nous point une âme qui soit à Vous autant que Vous le voulez, en qui Vous Vous reposiez amoureusement, et qui se repose en Vous absolument sans jamais sortir de Vous ? Je voudrais vous dire des choses assez touchantes et profondes pour vous faire mourir à vous-même et à tout le créé : courage, amour et abandon. Si vous saviez la bonté et patience de Dieu, vous ne vous abattriez jamais, mais vous seriez et vivriez toujours hors de vous-même. Je vois si clair le point où Dieu vous tire : vous êtes tout sur le bord, il n’y a plus qu’à vous laisser entrer. Vous voilà sur le bord d’un abîme infini, d’une chose inexplicable : ne branlez pas, mais laissez-vous là en Dieu, afin qu’Il vous jette et vous précipite, et qu’Il vous perde à jamais en cet abîme.
Si vous étiez dans un abîme extérieur, vous seriez perdue aux yeux des créatures et peut-être seriez-vous morte : ceci n’est qu’une figure. Tombez donc au plus tôt, Dieu le veut : laissez-vous tomber dans un abîme sans fond, sans lumière, sans bornes. Je dis sans fond, sans lumière, car c’est un abîme de foi et d’amour ; la foi est une nuit, l’amour est aveugle, un abîme sans bornes : car c’est l’infini, c’est l’éternité, l’incompréhensibilité, c’est Dieu et le Rien. Le néant n’est-il pas un abîme ? Ces deux abîmes s’appellent [253] l’un l’autre : Dieu appelle et demande votre anéantissement, et votre néant appelle Dieu. Et plus Dieu est en vous, et plus Il désire que vous ne soyez rien et que vous n’ayez rien, parce qu’Il est Celui qui est.
Il dit en vous : Ego sum1 ; et ainsi vous êtes celui qui n’êtes pas. Dieu au milieu de vous prend plaisir à dire : Ego sum. Et vous qui ne savez pas encore que c’est le plaisir de Dieu, vous vous attristez de n’avoir rien, de ne sentir rien, de ne goûter rien. Ah, que vous êtes encore peu intelligente, que vous avez peu de foi ! Si Dieu est tout, vous n’êtes pas ; si vous n’êtes pas, vous ne pouvez rien avoir ; si vous ne pouvez rien avoir, de quoi vous plaignez-vous de n’avoir rien ? C’est que vous vous imaginez être quelque chose ? Mais quelle folie ! Oseriez-vous dire : Ego sum, je suis ? Je crois que si vous prononciez cette parole, vous tomberiez écrasée de confusion ou d’un coup de la divine Justice.
Il n’y a que Vous, ô mon Dieu, qui êtes ! Je reconnais que je ne suis rien. Quand je ne dirais autre chose en toute ma vie, je dirais assez ; puis je dirais tout ce que je puis dire et tout ce que je puis être.
– 4,78 DM.
1 Exode 3, 14 : Je suis celui qui suis.
Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus1 , dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moi-même : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat2. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète3, il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.
Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici4 ! Oubliez votre peuple et la maison de votre père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot5 : que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre, car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.
Écoutez ce que l’Église souhaite6 en ce temps : Sit nobis in te requies 7. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Epoux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé. Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre, car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.
Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un, car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie, au lieu que l’infini doit être notre fin.
Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien ! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.
Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.
– 4,79 DM.
1 Ps., 21, 2 : Dieu, mon Dieu !
2 Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. Dutoit (D).
3 Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).
4 Ps., 44, 12 : « Écoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).
5Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » ( Amelote).
6 Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. D
7 Que notre repos soit en vous [toi]. D
Dieu est : je ne Le regarde pas en nous, ni dans le créé, mais dans Lui-même. C’est diminuer Dieu que de Le regarder hors de Lui-même, c’est Le magnifier que de Le contempler au-delà de tout ce qui est et de tout ce qui peut être. Je sais bien que Dieu est partout, mais afin que je sois en repos, c’est-à-dire où Il veut, il faut que je Le vois au-delà de tout le créé et que je demeure en Lui-même : Sit nobis in te requies.
Pourquoi tant de pensées qui roulent les unes après les autres dans votre esprit, comme les flots et les vagues dans la mer, puisqu’il ne faut qu’une pensée ? Cette pensée est celle-ci : Dieu, Dieu. Pourquoi un cœur aussi petit que le vôtre est-il gros de tant de désirs ? Vous cherchez et vous écoutez tout, et vous ne trouvez rien : c’est que vous n’allez pas au fond et au centre qui est Dieu. Sachez que votre appétit, [258] qui est infini, ne peut être contenté que de Dieu : donc vous ne devez point chercher d’autre milieu, d’autre moyen, d’autre fin, que Dieu. Anéantissez donc toutes les vues de votre esprit, toutes les inquiétudes et troubles de votre âme, tous les désirs de votre cœur, toutes les recherches de votre vie, toute l’activité de vos actions, puisqu’il ne faut que Dieu. Ne me dites plus que vous êtes misérable, parce que vous ne devez vous laisser toucher que du bonheur de Dieu.
Contentons-nous donc de cette grande vérité : Dieu est. Les démons la connaissent et la sentent, mais ils ne s’en contentent pas : c’est ce qui fait leur enfer. Les bienheureux connaissent que Dieu est, et ils s’en contentent : c’est ce qui fait leur béatitude, car les saints sont plus heureux de la béatitude de Dieu que de leur propre béatitude. Il ne faut avoir qu’un peu d’amour pour entendre cette vérité. Que les autres croissent en grâce, en sagesse et en vertu ; pour moi, je me contente de mon néant et de ce que Dieu est Dieu.
– 4,80 DM.
De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allanta toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien deb sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeurec dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nued, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition quie est très simple, et jouit d’une très grande tranquillitéf et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.
Etg dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni hauth ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’oùi vient que quelques uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraîtj plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plusk retirée, ramassée, recueillie et concentréel au-dedans d’elle-même ; maism elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’espritn dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’oùo vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.
Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, maisp d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elleq ne souhaite et ne désire rienr plus que ce qu’elle a, parces qu’ayant toujours Dieu et étant toute rempliet et possédée de lui dans son fond, quoiqueu d’une manière très simple et très nue, cela la rend siv contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dansw la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dansx cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Ily est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquellez lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, maisaa d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue unab miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âmeac se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet étatad est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible[s] qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rienae de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieuaf, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
Ilag est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’uneah paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dansai la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.
Enfinaj l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensibleak de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutesal choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmesam.
Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté àan la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternitéao ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirantap jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut niaq à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfinar dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dansas l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme parat un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligationsau.
– 4,81 DM. Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique.
Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée), mais sans dates, que nous reproduirons en ouverture du vol. III de cette Correspondance. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).
Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure, Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 200 Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin : « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J. — L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.
Prenant 4,81 DM comme leçon, nous donnons ici les nombreuses variantes de la pièce 6411 dénotée « A.S.-S. » en signalant une omission (probablement une erreur de copie, v. note), mais surtout des ajouts de cette pièce par rapport au texte de 4,81 DM. La pièce 6411, plus diluée, est donc très probablement d’une rédaction postérieure.
aet s’évanouit, allant variante A.S.-S. Rappelons que nous encadrons chaque variante de mots présents dans les deux versions, soit ici : « et [variante] allant. »
brien : et lors il ne reste plus rien de A.S.-S.
celle demeure A.S.-S.
dintérieure, et d’esprit avec la seule foi nue A.S.-S.
emais d’une certaine disposition intérieure, qui A.S.-S.
fet d’une grande tranquillité A.S.-S.
gun ciel ou un air serein, et A.S.-S.
hni fond, ni contrée, ni sommet, ni haut A.S.-S.
itrouvant plus aucune distinction, ni différence ; d’où A.S.-S. qui omet le membre de phrase :… entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction… (probablement par erreur de copie due à la répétition de : distinction ni différence).
jles dernières consommations de cet état, il ne reste ou ne paraît A.S.-S.
kc’est-à-dire qu’elle n’est plus A.S.-S.
lretirée, introvertie, recueillie, ramassée et concentrée A.S.-S.
md’elle-même, et même elle ne sent plus en elle aucune opération divine et distincte ; mais A.S.-S. ajout.
npauvreté intérieure et d’Esprit A.S.-S.
oétait dans le vide, quelquefois se trouvant comme un grand vaste au-dedans d’elle-même ; d’où A.S.-S. ajout.
pDieu ou dans la Nature ; mais elle reconnaît pourtant pour l’ordinaire qu’elle n’est point dans la nature ni dans le vide, mais qu’elle est en Dieu qui remplit tout son intérieur de lui-même par son immensité ; mais A.S.-S.
qperceptible ; mais pourtant qui contente tellement l’âme qu’elle A.S.-S.
rsouhaite rien A.S.-S.
sa ; non pas même le paradis et on lui fait même de la peine de lui en parler, parce A.S.-S. ajout.
tétant toujours remplie A.S.-S.
udans tout son intérieur, quoique A.S.-S.
vla laisse toujours si A.S.-S.
wqui le serait dans A.S.-S.
xmer, ou comme deux cires qui seraient fondues ensemble de manière qu’elle se trouve devenue une même chose avec Dieu sans distinction ni différence. De plus dans A.S.-S. ajout.
yégale. Elle ne sent plus même, ni paix, ni repos, tout cela étant et se trouvant perdu, évanoui et anéanti, à cause qu’elle est comme j’ai déjà dit comme toute fondue en Dieu. /,Mais il A.S.-S. ajout.
zessentielle qui procède de Dieu même et qui est Dieu, et laquelle A.S.-S. ajout — dorénavant nous omettons des variantes mineures.
aaobjective et par lumière distincte des puissances, mais A.S.-S. ajout.
abdevenue comme un cristal ou un A.S.-S. ajout.
acDieu étant, elle voit toutes choses en lui, l’âme A.S.-S.
adrepassent aussi dans l’air devant nos yeux et qu’on ne peut pas les empêcher de passer. /2e cet état A.S.-S.
aeDieu qui ont précédé même la paix et le repos sensible qui étaient dans le fond de l’âme après ces opérations sensibles, sont assez évanouies et comme anéanties. L’âme étant dépouillée de tout cela et restée nue sans avoir plus, comme j’ai déjà dit, rien A.S.-S. ajout.
afDieu, néanmoins reposant dans le repos de Dieu, qui est un repos simple et immuable. Et dans cet état elle se trouve toujours dans une égale disposition intérieure, hors l’oraison comme dans l’oraison, à savoir dans une disposition très nue sans rien sentir en elle de Dieu A.S.-S.
agl’oraison. /3e La personne la plus consommée que je connaisse être en cet état se sent quelquefois certaines jubilations et allégresses très simples qui la portent à dire Alleluia comme aussi elle sent quelquefois exhalaisons de bonne odeur très simples. Ces âmes n’ont plus d’attrait pour la sainte messe comme dans les précédents états, mais néanmoins elles ont toujours beaucoup d’estime et de vénération pour ce saint sacrifice et ne manquent pas de l’entendre tous les jours quand elles le peuvent. Elles n’ont plus aussi d’attrait pour la sainte communion comme pour les précédents états : mais elles ne laissent pas d’en avoir beaucoup d’estime et de la fréquenter autant de jours que cela leur est permis. /Il A.S.-S. ajout !
ahfond, ce qui ne se doit pas entendre d’une paix sensible, mais d’une A.S.-S. ajout.
aiinfaillible qu’ils la font en Dieu, car si elles étaient dans A.S.-S.
ajpaix dans le fond qui reste dans l’âme, mais qui pourtant ne paraît plus comme distinct des puissances. /Enfin A.S.-S.
akde la présence sensible A.S.-S.
aldistinct, elles voient néanmoins tout puisqu’elles voient toutes A.S.-S.
ampossèdent néanmoins tout puisqu’elles possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes A.S.-S. ajout.
anl’abandon, s’abandonnant à A.S.-S.
aovoudra dans le temps et dans l’éternité A.S.-S.
apl’éternité, ne désirant A.S.-S. omission !
aqni à l’avenir ni A.S.-S.
arenfer, non pas même à Dieu et elles ne prennent rien de ce qu’elles doivent dire, écrire et faire dans les occasions qui ne sont pas encore arrivées, mais laissent aussi tout cela à l’abandon et quant les occasions se présentent de dire, écrire ou faire quelque chose ; alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire, écrire ou faire et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir ou faire d’elles-mêmes. Enfin A.S.-S.
asparler et conserver dans A.S.-S. ajout.
atEt il est à remarquer que souvent ces âmes parlent sans réflexion sur ce qu’elles disent et par A.S.-S.
au dernier paragraphe absent. A.S.-S.
Libérée de la sujétion propre aux femmes mariées, la jeune veuve décida de prendre sa vie en main. Sur toute la période des voyages, de 1681 à 1686, on se reportera d’abord à la seconde partie de la Vie : le témoignage de Madame Guyon constitue pratiquement notre seule source. Il est toutefois conforté chaque fois que des documents le permettent. On consultera les travaux d’Orcibal111.
Madame Guyon posait avec clarté une ambition spirituelle fondée sur l’exemplarité112 :
… ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas.
Les résistances classiques du milieu familial furent surmontées. Elle montrait un grand détachement :
… je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H [uguet]113. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien.
Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H [uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi ; j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie.
Trois ans plus tard, âgée de trente-six ans, elle rendait compte de sa conduite intérieure à son frère dom Grégoire Bouvier114, « le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi » :
… que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien Se servir de ce néant où Il habite, pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette.
Mais ce que l’on peut livrer dans une lettre ne devrait pas être dit à tous. L’Église s’inquiète :
Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel115.
Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences ; cela n’était pas de mon goût…116.
La crise ouverte surviendra au début de son séjour à Paris, dans le sillage de la condamnation du quiétisme de Molinos à Rome, en 1687 :
… icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie117.
Commença alors la lutte dont témoignera plus abondamment la correspondance de notre volume suivant :
J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien. Je vous assure qu’elle est tout…118
Dieu seul aimable.
L’union de Jésus-Christ, qui a toujours fait entre nous une liaison plus forte que celle du sang1, ne me permet pas de m’adresser à d’autres qu’à vous pour se rendre dépositaire de mes secrets : le soutien de l’œuvre de Dieu, au-dessus de toute raison, de tout sentiment et de tout penchant naturel. Je vous eusse découvert plus tôt cette résolution, et même j’aurais pris conseil de vous, si je n’avais appréhendé que l’inclination naturelle ne vous eût rangé du parti de la raison et de la grâce ordinaire plutôt que de celui de la destination particulière que Dieu fait de moi.
Je ne doute point que l’on ne taxe mon procédé de téméraire, de défaut d’humilité, de peu raisonnable et de contraire à la tendresse naturelle, même d’opposé à l’ordre de Dieu. J’avoue que l’on aura raison, mais vous, mon très cher frère, que je prétends intéresser dans mon parti, non point comme un frère naturel2, mais comme ami à l’esprit de Jésus-Christ, comme le défenseur de Sa grâce, le protecteur de Sa vérité et le soutien de Sa gloire, pour vous, dis-je, mon très cher frère, que je crois plus désintéressé, plus propre à découvrir les impressions de la grâce dans les âmes et à les seconder, pour vous seul, [f° .10 v°] je veux bien vous satisfaire et vous donner quelque connaissance des raisons qui m’ont portée à faire ce que je fais. Ce n’est point témérité, puisque je ne m’y suis pas engagée par moi-même, mais parce que Dieu a fait connaître à plus de cinq personnes différentes en même temps, qu’Il voulait cela de moi, — ce qui m’a été confirmé par M. B [ertot], mon directeur, par le R. P. Général des bénédictins, pour lors prieur de Saint-Denis-en-France3, et quantité d’autres4.
Je ne parle point de mes propres lumières, car Dieu m’est témoin que je ne m’y suis jamais arrêtée : au contraire, je me suis toujours regardée comme la personne du monde la plus inutile, et j’en suis si convaincue que, si je réfléchissais sur ce que j’entreprends, je le croirais une folie. J’ai toujours cru, et le crois encore, que la grâce d’une femme chrétienne est d’être cachée dans son ménage et d’observer [sic] ses enfants chrétiennement. J’en ai que j’aime avec une tendresse que je ne veux pas dire, je sais la nécessité qu’ils ont d’être bien élevés. Cependant je les quitte, et pourquoi ? pour suivre la volonté de Dieu, qui m’est marquée par ceux qui me tiennent la place de Dieu. Il y a longtemps que je fais prier Dieu pour cela partout ; il y a un an que j’y pense. Je ne le fais point à la légère ni par mon propre esprit, au contraire je violente tous les sentiments de la nature pour suivre ceux de la grâce. J’aime beaucoup mes enfants, [f° 11r°], mais j’aime beaucoup plus Dieu. Je me dois à leur éducation, mais je me dois davantage à Dieu, et, sur cet article, je me suis toujours reconnue très incapable de m’en bien acquitter. Je suis leur mère, mais Dieu est leur père : c’est entre Ses mains que je les laisse, c’est à Son soin que je les abandonne. Ce que je ferais sans Lui serait défaut et misère, ce qu’Il fera sans moi sera très bien et tout divin. Ils auraient une éducation humaine et faite par un petit esprit borné et sans expérience, sans talent, sans conduite et sans prudence, ni sans jugement ; ils auront au contraire la conduite toute-puissante, toute sage, tout aimable de Dieu. Ils perdent une mère qui était tous les jours à la veille de mourir par ses fréquentes maladies, ils trouvent un père et une mère immortels, Jésus-Christ et Marie. Oh ! qu’ils feront de progrès sous une telle conduite ! Ils ne seront plus les enfants d’une pécheresse : ils seront les enfants du Très Haut.
Leurs affaires temporelles dépérissaient en mes mains par le peu de pouvoir que j’avais de me faire payer ; cependant, par le papier que je vous donne par M. H [uguet] 5, vous verrez que je ne leur fais aucun tort, que je n’emporte pas même, à beaucoup près, l’épargne que j’ai faite depuis mon veuvage. Je n’emporte qu’une rente de 11 000 livres en principal, qui est de mon bien et acquêt, une rente de 3000 livres aussi créée par moi, et un contrat de l’hôtel de ville de 300 livres sujet à suppression et une pension de 1200 livres pour moi et pour ma fille, que je veux entretenir honnêtement. Je laisse tout réparé dans les fermes et dans les métairies, ainsi que vous le verrez dans ce qui regarde le temporel. J’ai donc satisfait à tout ce qu’on peut dire contre moi.
Hé bien ! je passerai pour folle : que m’importe, [f° 11v°] après que mon Maître a passé pour tel, que saint Paul a dit que nous sommes estimés comme les baliures6 du monde ! Je veux bien faire la folie de quitter les richesses pour la pauvreté, les commodités et l’abondance pour l’incommodité et la disette, mes parents, mes amis et mes proches pour aller dans une terre étrangère où je ne connais personne, où l’on ne me promet que des croix et des persécutions, où je serai sujette, bien loin de commander. Jésus-Christ n’a-t-il pas fait beaucoup plus ? Sainte Paule7 n’a-t-elle pas quitté et plus d’enfants et plus de biens et plus de commodité ? Mme de Chantal8, de nos jours, ne l’a-t-elle pas fait ? La Mère Marie de l’Incarnation 9, ursuline, décédée depuis dix ans, ne l’a-t-elle pas fait aussi ? Vous me direz : Ce sont des saintes, des grandes âmes. Je l’avoue. Vous êtes une personne pleine de péchés, sans vertu, sans qualité : il est vrai. Mais ces saintes ont été femmes comme moi ; ce qui les a rendues saintes, c’est la fidélité à leur vocation et à suivre leur appel. Je prétends à la même sainteté qu’elles. Je dois donc suivre leurs pas. Mais elles avaient des attraits extraordinaires, des marques sensibles de leur vocation ! Il est vrai. S’y sont-elles arrêtées ? non. Qu’est-ce donc qui les a déterminées ? le conseil des serviteurs de Dieu. Qu’est-ce qui me détermine ? la même chose.
J’abandonne donc tout de bon cœur pour suivre la voix de Celui qui m’appelle. Demandez-Lui pour moi la grâce de ne me point rendre sourde à Sa voix, que je sois susceptible des impressions de Sa grâce : soyez mon protecteur, au lieu de vous déclarer contre ma conduite. Que si Dieu permet que vous improuviez mon procédé, je me consolerai dans la droiture de mon intention, dans le désir sincère que j’ai [f° 12r°] de plaire à Dieu et de faire Sa sainte volonté. Le rebut du monde et de toutes les créatures sera ma joie ; leurs haines et leurs disgrâces feront mon plaisir, et Dieu me fera la grâce de plutôt mourir que de me plaire en autre chose que dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Pour ce qui regarde Baptiste10, je vous prie que l’on n’épargne rien pour le rendre savant, car je crois que Dieu S’en servira pour Sa gloire : j’espère qu’Il l’appellera à la prêtrise. C’est pourquoi je vous prie de lui prêter la main pour exécuter ce grand dessein, et qu’il n’ignore rien de ce qu’il faut pour être parfaitement savant, tant dans la science des saints que dans celle des docteurs. Vous savez ce que je vous ai dit de lui. Si M. N. 11 veut bien encore se charger de sa conduite, je crois qu’on ne peut pas le mettre en meilleures mains, tant à cause de sa piété que de l’affection particulière qu’il a pour l’enfant, qu’il connaît mieux que personne. Que s’il en faisait difficulté ou que, pour des raisons que je ne prévois pas, vous vouliez le lui ôter, je vous prie qu’on ne le mette point ailleurs qu’à Saint-Charles12. Tenez ferme sur ce point, car je crois ce lieu plus propre pour la jeunesse et pour conserver son innocence que partout ailleurs.
Pour ma fille13, je crois devant Dieu ne la devoir confier à personne : c’est pourquoi je l’amène14 avec moi. Lorsqu’elle sera en âge de choisir un état, si Dieu la destine pour le monde, je la donnerai à sa famille pour la pourvoir.
Pour mon fils aîné15, je souhaite qu’il achève ses études et qu’on l’avance autant que l’on pourra. [f° 12v°]
Voilà, mon très cher frère, une marque de ma confiance que je vous donne : je vous choisis pour soutenir et seconder l’œuvre de Dieu en protégeant une famille orpheline sur la terre. J’espère que je ne serai point trompée dans mon attente et dans l’espérance que j’ai de vous avoir propice en Notre Seigneur Jésus-Christ. Je vous demande en Son nom de lire cette lettre en Sa présence, de vous dépouiller de l’humain et de Le consulter avant que de vous déclarer ou pour ou contre moi, et de n’oublier jamais dans vos saints sacrifices la personne du monde qui en a plus de besoin et qui est plus sincèrement en Notre Seigneur Jésus-Christ toute à vous.
– Papiers du P. Léonard, aux Archives Nationales, L 22, n° 15, f° 10 et ss. – Urbain et Levesque, Bossuet, Correspondance, Hachette, 1909-1925 [UL] : tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, 1°, p.531, que nous abrégeons UL, VI ap. III, 1°, p. 531. Cette lettre, comme les suivantes, est antérieure au départ à Gex de Mme Guyon, qui eut lieu le 2 juillet 1681.
1Le P. Dominique Bouvier de La Motte, frère consanguin de Mme Guyon, fut provincial et visiteur des barnabites, d’où « L’union de Jésus-Christ… liaison plus forte que celle du sang ». Il était né de Claude Bouvier de La Motte et de Marie Ozon, sa première femme, et mourut le 25 novembre 1701, à 77 ans. Sur les rapports difficiles entre eux, v. Vie 2.24.7 ; 2.25.1-2 & 6 ; 3.1.1 & 3 & 7 ; 3.2 etc.
2 Donné par la nature.
3 Le père Claude Martin (1619-1696), fils de Marie de l’Incarnation du Canada.
4 Voir Vie 1.29.1-6 : ses projets sont approuvés par un confesseur à Paris, un dominicain, l’évêque de Genève, la supérieure des Nouvelles Catholiques, Claude Martin, Jacques Bertot, des religieuses.
5 Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris, cousin germain du mari de Mme Guyon.
6 Baliures : voir I Cor., 4.13 : « … On nous traite comme les victimes des crimes publics, et comme les ordures de toute la terre ». « Le vulgaire dit, les ballaieures », note Amelote. « Balier et balaier sont bons tous deux, mais balier est plus en usage que balaier, parce qu’il est plus doux à l’oreille. » (Richelet).
7 Paula (347-404), Romaine qui descendait des Gracques et des Scipions. Devenue veuve, elle se retira à Bethléem, où elle fonda plusieurs monastères. Sa vie fut écrite par saint Jérôme.
8Jeanne-Françoise Frémyot (1572-1641), baronne de Chantal, grand-mère de Bussy-Rabutin et de Mme de Sévigné, mystique devenue la mère de Chantal, fondatrice des visitandines, amie de saint François de Sales.
9 Mère du P. Claude Martin. Née à Tours en 1599, Marie Guyard avait épousé Claude Martin. Lorsque son fils eut atteint sa douzième année, veuve, elle entra chez les ursulines de Tours, d’où elle partit en 1639 pour le Canada.
10Jean-Baptiste Denis Guyon, voir note 1 de la seconde lettre qui suit.
11 Sur l’ecclésiastique recommandé par Bertot, voir Vie 1.24.2 : « M. Bertot me trouva un prêtre dont on lui avait rendu de très bons témoignages, il me l’envoya. »
12 Le collège des barnabites à Montargis.
13Jeanne-Marie Guyon, née le 21 mars 1676. Elle épousa, le 25 août 1689, Louis Nicolas Foucquet, comtede Vaux, fils aîné du surintendant.
14pour l’emmène.
15Armand-Jacques Guyon, voir note 1 de de la lettre qui suit.
Je crois, mon très cher fils1, que vous ne serez pas peu surpris, lorsque vous apprendrez mon absence. Mais si vous faites un peu de réflexion au désir pressant où vous m’avez vue de tout quitter pour Dieu, vous verrez que je n’ai fait qu’une chose à laquelle je tâchais, il y a longtemps, de vous préparer. Vous n’ignorez pas l’amitié que j’ai pour vous et pour votre frère : ainsi il vous sera aisé de vous persuader que ce n’est point par indifférence que je vous quitte. Je ne vous eusse jamais quitté pour rien moins que pour Dieu2. Servez-vous de votre raison, et considérez que Celui qui m’a pensé ravir à vous par la maladie, m’enlève aujourd’hui par la force de Sa charité. Je vous Le laisse pour père, et la sainte Vierge pour mère. Oh ! que vous êtes bien mieux partagé. Si vous craignez et aimez Dieu, Il vous assistera, et la sainte Vierge, si vous avez soin de L’en prier. Je ne vous fais aucun tort, puisque, bien loin de vous prendre ce qui vous appartient, je laisse tout ce que je possède, mon trésor étant de n’avoir rien et de me faire pauvre pour Notre Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, comme dit saint Paul, j’ai estimé toutes choses comme de la boue3. J’espère qu’un jour, mon enfant, vous connaîtrez mieux les choses, et que vous verrez que je ne parais vous aimer moins que [pour] vous aimer davantage dans l’éternité bienheureuse que j’espère vous obtenir par mes prières. Je vous laisse pour gage de mon amitié le diamant et la montre de votre père.
– Archives Nationales, L 22 no 15, f° 14 v°. Copie — UL, tome VI, appendice III, 2°, p. 537. Lettre antérieure au départ de Mme Guyon.
1Armand-Jacques Guyon, né le 21 mai 1665, était au collège lorsque Madame Guyon quitta Montargis pour ses voyages. Il se fit émanciper en 1685 et entra au service en qualité d’enseigne, puis de lieutenant aux gardes françaises. Grièvement blessé à Walcourt en août 1689, il quitta l’armée et épousa à Orléans, par contrat du 24 juin 1692, Marie de Beauxoncle, fille d’Alexis de Beauxoncle et d’Anne Thoynard, et alla demeurer au château de Dizier, paroisse de Suèvres, au baillage d’Orléans, à l’est de Blois, près de la rive nord de la Loire. Il mourut vers 1720, laissant deux enfants. Le château existe toujours, situé près d’un bel étang, et l’on peut voir sa partie gauche, où Madame Guyon résida à sa sortie de la Bastille, avant de s’installer dans une modeste maison à Blois.
2 Le ton d’une telle lettre d’adieu nous paraît bien dur aujourd’hui. Ce comportement était pourtant courant au XVIIe siècle. On peut comparer cette lettre avec celle écrite par Marie de l’Incarnation à son fils, dom Claude Martin, et publiée en 1659 par ce dernier (Madame Guyon l’avait rencontré à cette époque pour lui demander conseil) : « … je me retire et vous laisse entre les mains de Dieu. Je ne vous laisse point de biens, car, comme Dieu est mon héritage, je désire qu’Il soit aussi le vôtre ; si vous Le craignez, vous serez assez riche […] C’est la Sainte Vierge à qui je vous recommande […] appelez-La votre mère […] En un mot, aimez Dieu, et Dieu vous aimera et aura soin de vous, en quelque état que vous soyez. Adieu, mon fils. » (Marie de l’Incarnation, écrits spirituels…, tome premier, 1929, Paris-Québec, La relation de 1633, p. 274).
3 Philip., 3,8 : « Car en effet j’estime que tout n’est qu’une perte, en comparaison de la haute science de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai renonçé à toutes choses, et je considère toutes choses comme de la boue, pourvu que je le puisse posséder. » (Amelote).
Pour vous, mon cher enfant1, pour qui j’ai une tendresse qui ne se peut exprimer, ne croyez pas que j [e vous] aime moins que votre frère et votre sœur, pour ne vous point laisser de bijoux que le monde estime. Non, non, mon cher enfant, vous êtes le mieux partagé. Je vous laisse donc une croix, une image de la Vierge et un reliquaire où il y a de la vraie croix. Je vous laisse les reliques des saints pour vous animer par leur exemple à répandre votre sang, s’il est nécessaire, pour soutenir votre foi et votre religion. Je vous les laisse pour vous animer à la souffrance ; mais je vous les laisse aussi comme un gage de votre héritage. Si vous faites ce qu’ils ont fait, vous posséderez la gloire dont ils jouissent : ce sont des arrhes de la promesse que je vous fais, mais, comme vous n’êtes pas en état de comprendre ce que je vous dis, ou plutôt ce que Dieu vous dit par moi n’étant que son organe, je vous prie de garder cette lettre avec ce que je vous laisse dans quelque lieu, afin de la relire lorsque vous serez plus en état d’en faire usage. Conservez comme votre plus grand trésor la grâce de votre baptême, mourez plutôt que de ternir cette belle robe blanche, dont notre Sauveur vous a revêtu par l’application de son sang ; pensez souvent aux trois vœux que vous avez faits à votre baptême, de renoncer au diable et à ses tentations, au monde et à ses pompes, à la chair et à ses convoitises. Si vous avez dessein de vous consacrer à Dieu, oh ! que vous serez heureux ! J’aimerais mieux vous voir bon prêtre que de vous voir roi ; mais je dis bon prêtre, car c’est un si [f° 15v°] grand caractère et une si grande dignité qu’il faudrait être ange pour avoir la pureté requise.
Priez pour moi, qui ne vous oublierai jamais. Non, mon cher enfant, je ne vous oublierai jamais devant Dieu, pour qui seul je vous ai quitté. Prenez saint Joseph pour le protecteur de votre pureté et innocence, et, comme tel, il vous obtiendra de Dieu la grâce de ne perdre jamais ni l’un ni l’autre, si vous l’invoquez tous les jours. N’y manquez donc jamais. Fuyez les mauvaises compagnies, les femmes et les filles, n’ayez jamais de commerce avec elles, et vous ferez ce que Dieu demande de vous et ce que souhaite votre mère plus que toutes choses mortelles.
– Archives Nationales, L 22, n° 15, f° 15. Copie « Au Cadet âgé de 7 ans » — UL, tome VI, appendice III, 3°, p. 538.
1Jean-Baptiste-Denis Guyon, connu sous le nom de Guyon de Sardière, né le 31 mai 1675, vécut célibataire. Il fut capitaine au régiment du Roi. Sa bibliothèque, riche en manuscrits français, a passé dans celle du duc de La Vallière. En 1722, il habitait rue de la Sourdière. Il mourut à Paris le 21 février 1752 (Catalogue de la Bibliothèque de feu M. J.-B. Guyon, sieur de Sardière, Paris, 1759).
Je vous suis sensiblement obligée, mon R. P. et cher frère, de la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Toute la première page est de vous et selon votre cœur, la seconde est de vous sans vous1. Pour y répondre, je vous dirai que je vous prie de ne point vous faire d’affaire pour justifier ma conduite, que l’on ne veut pas soutenir. Et, pour répondre à saint Paul par saint Paul même, nous dirons : Qui sommes-nous pour demander des raisons au Seigneur ? Le vase de terre en demande-t-il au potier2 ? Le Seigneur des lois leur est-il sujet ? C’est Lui qui agit et non pas nous, ou, si c’est nous, c’est en Lui que nous sommes et que nous nous mouvons3.
Mgr de Genève4 m’a procuré l’avantage de voir le R. P. de Lacombe5 : c’est un homme admirable et tout de Dieu, sa grâce est si grande qu’elle se répand sur ceux qui l’approchent. Vous connaîtrez un jour en Dieu la grandeur de cette âme.
Je vous prie de me faire avancer ma pension, n’ayant point d’argent pour payer celle de ma fille, que j’ai mise auprès d’une excellente fille, en attendant que nous soyons établies6. Si vous l’embrassez à présent avec douleur, vous la verrez un jour avec joie. Dieu est maître de tout : heureuse nécessité de Lui tout sacrifier sans pouvoir résister à Ses desseins ! C’est en Lui que je suis plus que jamais.
Depuis ma lettre écrite je viens de recevoir une multitude de lettres de toutes façons, la vôtre et celle de M. H [uguet]. L’on me menace de m’ôter ma fille. L’on dit que l’on fera ce que l’on pourra contre moi, et l’on craint que je donne mon bien. À tout cela, j’ai à répondre trois mots : pour ma fille, si je fais des actions qui me rendent [f° 13v°] incapable de la conduire, et que sur ce pied on me l’arrache, Dieu me fera la grâce de la Lui sacrifier comme le reste. Il ne l’a pas conduite ici pour la laisser : Dieu est un Dieu juste, et, étant conduite par Son esprit, je ne ferai point d’injustice. Je croyais que, loin de me blâmer, l’on me saurait gré de ma modération, puisque, laissant tout ce que je possède7, je suis bien éloignée de nuire à mes enfants. J’en donnerai telle assurance que l’on voudra, je ne prétends que ce que j’ai retenu, et, si l’on est exactesà ma pension, je ne ferai rien autre chose.
Pour les persécutions dont on me menace, je vous dirai que ni la mort, ni la vie, ni la faim, ni la nudité, ni l’affliction ne me sépareront jamais de la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ8, ni de ce que j’ai entrepris pour Son amour. Comme ce ne ne sont pas des créatures qui m’en ont inspiré le dessein, ce ne seront point elles aussi qui m’en détourneront. Ainsi l’on peut me compter comme n’étant plus. Pour la vocation, si elle est de Dieu, Il saura bien la soutenir, et si elle n’est pas de Lui, elle se détruira d’elle-même. Je suis, mon cher frère, en sa charité, toute à vous.
– Archives Nationales, L 22, n° 15, f° 13. Copie. – UL, tome VI, appendice III, 4°, p. 539.
1 Il n’y a pas laissé parler les sentiments familiaux.
2 Rom. 9, 20/21 : « Ô homme ! qui êtes-vous pour disputer avec Dieu ? Est-ce au vase de terre de dire à celui qui l’a fait : pourquoi m’avez-vous fait ainsi ? /Le potier ne peut-il pas d’une même argile, faire un vase d’honneur, et un vase de déshonneur ? » (Amelote).
3 Actes 17, 28 : « Car c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons, et que nous avons l’être ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race. » (Amelote).
4 Jean d’Arenthon d’Alex, évêque de Genève de 1660 à 1695. Sa Vie a été écrite par dom Innocent Le Masson, Lyon, 1697 (rééd. Annecy, 1895), qui donna ensuite des Éclaircissements, Chambéry, 1699.
5 Le P. Lacombe, revenu de Rome à Thonon en 1678, avait été nommé supérieur de la maison des barnabites de cette dernière ville. Mme Guyon et lui échangèrent alors plusieurs lettres (v. Vie 1.27.6-7, 1.28.5, 1.29.3 & 10). Aucune de ces lettres n’a été conservée.
6 En attendant l’établissement projeté d’une maison de Nouvelles Catholiques, Mme Guyon résidait au couvent de la Propagation de la foi, à Gex.
7 Mme Guyon avait laissé procuration pour administrer en son absence les biens de ses enfants mineurs.
8 Rom. 8, 39 : « Ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucuneautre créature, ne nous pourra jamais séparer de l’amour que Dieu nous porte en Jésus-Christ Notre Seigneur. » (Amelote).
J’ai reçu vos quatre lettres, mon très cher frère, et la procuration que vous me renvoyez. Je ne l’avais laissée que pour faire les choses avec moins de dommage pour mes enfants et moins de frais ; mais, puisque ma belle-mère n’en veut point, il faut faire comme si j’étais morte et élire un tuteur à mes enfants1. Ils ont assez de ce que je leur laisse pour en faire les frais ; si j’étais morte, il faudrait bien en user ainsi. Je renonce de bon cœur à tous mes droits et avantages, et quand je serais réduite à aller mendier mon pain, je ne changerai point de résolution. Je suis bien aise que M. H [uguet] et mes autres parents se déclarent aussi contre moi : j’aurais de l’appui si cela n’était pas, et je suis bien aise de n’en avoir qu’en Dieu seul. Je ne suis assurément point femme à visions, mais je suis disposée à faire la volonté de Dieu au péril de ma vie. Vos appréhensions ne me troublent point, parce que je ne cherche ni ma propre gloire ni mes avantages. Dieu sera toujours mon Dieu, et c’est assez pour moi. Je suis en Lui sans réserve toute à vous.
– Archives Nationales, L 22, n° 15, f° 14. Copie. – UL, tome VI, appendice III, 5°, p. 541.
1 C’est seulement après la mort d’Anne de Troyes, sa belle-mère, en 1683, qu’on donna un tuteur aux enfants de Mme Guyon.
29 juin 16831.
… Elle donne un tour à ma disposition à son égard, qui est sans fondement. Je l’estime infiniment et par-dessus le père de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle ; à cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable2.
– Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], chapitre premier — UL, tome VII, appendice III, Témoignages concernant Mme Guyon, [pièce] A , p. 485 — A.S.-S., ms 2170, pièce 7023, 2 ff. de 36,5 cm d’un auteur anonyme donnant et commentant les témoignages concernant Mme Guyon d’Aranthon d’Alex (dont un extrait de sa lettre du 8 février 1695), de Bossuet et de Fénelon ; mais ils sont tirés de la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme, ce qui situe cette pièce à une date tardive.
1 Nous éditons quelques lettres entre tiers : ils sont des témoignages particulièrement précieux parce qu’ils précèdent la période « publique », mieux documentée. Ils furent rassemblés dans UL, tome VII, appendice III, II Témoignages concernant Mme Guyon, p. 485 et ss. (Cette source ne doit pas être confondue avec la précédente : UL, tome VI, appendice III, I Lettres écrites par Mme Guyon, p. 531 et ss., qui reproduisait les lettres de 1681 écrites avant son départ, reproduites précédemment, ainsi que des lettres plus tardives que nous retrouverons par la suite.)
2 Ce fragment a été imprimé tout d’abord en 1698 dans la Réponse de Fénelon à la Relation sur le quiétisme de Bossuet (chapitre premier) : « Je la connus au commencement de l’année 1689 […] J’étais alors prévenu contre elle sur ce que j’avais ouï dire de ses voyages. Voici ce qui contribua à effacer mes impressions. Je lus une lettre de feu M. de Genève, datée du 29 juin 1683… » - « Phelippeaux n’en a cité (t. I, p. 8) que la fin, qu’il emprunta à l’ouvrage précédent. On ne sait à qui s’adressait l’évêque de Genève. C’est, semble-t-il, à une personne étonnée de la conduite de M. d’Arenthon, qui paraissait contradictoire. En effet, après avoir donné des marques de son estime pour Mme Guyon et l’avoir reçue dans son diocèse, il l’avait ensuite priée de s’en retirer. » (UL, note p.485) — « En 1685, au sortir de Verceil, Mme Guyon et le P. Lacombe essayèrent de rentrer dans le diocèse de Genève et informèrent l’un et l’autre le prélat de leur désir. M. d’Arenthon s’y opposa avec plus d’énergie. Comme le bruit s’était répandu, au commencement de 1688, que le P. Lacombe allait être renvoyé à Thonon, l’évêque de Genève demandait à son correspondant de Paris d’intervenir auprès de l’archevêque et du P. de La Chaise. “Vous verrez, disait-il, par ma dernière lettre circulaire (Lettre pastorale du 4 novembre 1687) les précautions que j’ai été forcé de prendre pour arrêter le progrès de sa mauvaise doctrine dans le diocèse. Si ce Père paraît ici, la moitié du Chablais est perdue” (UL, note, t. VII, p. 149). Mais selon la Vie de Mgr J. d’Arenthon d’Alex par dom Innocent Le Masson : “[Madame Guyon] lui paraissait d’une grande piété […] Elle s’offrit à quitter Paris et sa famille […] L’évêque n’eut point de peine à y consentir ; car l’action était héroïque par elle-même […] elle s’en alla à Gex […] y passa deux années et demi, faisant de grandes libéralités aux pauvres…” (rééd. 1895, p. 251) Cela se passait en 1680… Voir Orcibal, Le Cardinal Le Camus…, op. cit.
Ce 12 décembre 1684.
Vous ne devez pas1 douter, mon très cher frère, que ce ne soit avec beaucoup de plaisir que je reçois de vos nouvelles, mais je vous dirai simplement que votre dernière m’en a donné plus que nulle autre. Elle a le goût du cœur, vous êtes le seul de ma famille qui goûtiez la conduite de Dieu sur moi : elle est en effet trop impénétrable pour être comprise par la raison, le cœur la goûte, et la raison s’y perd.
Vous ne sauriez dire le bien que Notre Seigneur fait faire à Grenoble pour l’intérieur. Ah qu’il fait bon s’abandonner à Lui et qu’Il récompense bien pour un moment de perte en Lui ce qu’il a fallu souffrir pour y arriver ! Mais quand il n’y aurait point d’autre récompense que celle de faire Sa volonté sans réserve et sans résistance, oh qu’on serait très bien récompensée !
Il faut que je verse mon cœur dans le vôtre et que je vous dise que je trouve partout cette volonté essentielle de Dieu, non hors de Lui, mais en Lui-même, en sorte qu’Il m’a mise dans l’impossibilité de faire autre chose que ce qu’Il veut de moment en moment, sans que je puisse me regarder moi-même, ni aucune créature ; mais tout se fait en Dieu. Si je voulais me regarder, je ne puis plus me trouver, [65 v°] et ne sais plus ce que c’est de moi ni de mien : tout est à Dieu et tout est Dieu. C’est ce qui fait que n’ayant rien de propre, Il veut bien se servir de ce néant où Il habite pour S’attirer une quantité d’âmes de toutes conditions et états dans l’intérieur ; et vous ne sauriez croire le nombre des personnes de mérite, d’âge, prêtres, religieux, qui veulent bien chercher Dieu de tout leur cœur dans leur intérieur où Il habite, et agréer ce que Dieu leur fait dire par une petite femmelette ! Ils ne l’ont pas plus tôt fait avec docilité que Dieu, pour confirmer ce qu’elle leur dit, leur fait expérimenter Sa présence d’une manière très intime. Notre Seigneur me fait parler le jour et écrire la nuit ; et, quoique je n’aie point de santé, Il fournit à tout.
Je vous dis ceci dans le secret, ne sachant pas pourquoi le Maître me le fait dire. Il m’a fait écrire le sens mystique de la Bible, sans autre livre que cette même Bible. En moins de six mois, l’Ancien Testament a été achevé, qui est un ouvrage de plus d’une rame de papier, et en des maladies continuelles, sans que l’interruption interrompît le sens et sans qu’il me fùt nécessaire de le relire. Où j’en suis demeurée, je continue ; et tout s’est trouvé dans une suite admirable, sans rature que quelques mots mal écrits, mais dans un sens si propre et si beau, qu’il ne se peut rien de plus. [f° 66 r°] Je n’avais point d’autre part à cet ouvrage que le mouvement de la main, ce qui est aisé à voir, étant des choses si sublimes que je n’aurais pas pu les apprendre. Je vous dis ceci sous le sceau de la confession. Il a fallu obéir à Dieu selon tout ce qu’Il a voulu, sans que nul intérêt de famille, de biens, d’enfants, ni quoi que ce puisse être me puisse détourner.
Je n’ai parléa de ceci à personne. J’ai voulu quelquefois écrire mes dispositions d’abandon à Dieu au Père deb La Mothe : il n’y est point entré, il prend tout du côté de la tromperie. Je demeure abandonnée à Dieu, aussi contente d’être trompée que de ne l’être pas, parce que je n’ai point d’intérêt qui me soit propre, et quand je serais assurée d’être damnée, je ne me voudrais désister un moment de faire la volonté de Dieu, parce que je voudrais Le servir pour Lui-même, par cet esprit d’abandon à Sa divine conduite intérieure et extérieure.
Oh que si nous savions bien cesser d’agir2 pour laisser agir Dieu en nous, et nous abandonner pour l’extérieur à tous les mouvements de la Providence, que nous serions heureux ! Toutes nos peines ne viennent que de ce que nous voulons, pour l’intérieur ou l’extérieur, quelque chose que nous n’avons pas, ou que nous ne voulons pas [f° 66 v°] quelque chose que nous avons. Mais celui qui ne veut rien que ce qu’il a, quel qu’il soit, qui est aussi content de sa pauvreté intérieure que des plus grandes richesses, qui n’a pas de volonté, de penchant, de désir, d’inclination pour quoi que ce soit, quelque relevées pussent-elles être, celui-là est parfaitement heureux. C’est, mon très cher frère, l’état où je vous souhaite. La mort et la vie est égale à une telle âme. Je vous porterais envie si je pouvais vouloir autre chose que la volonté de Dieu, de ce que votre âge et votre infirmité vous disposent à vous aller unir encore plus étroitement à votre Dieu, et que vous allez voir Celui qui est plus aimable que toutes les vies. Pour moi, qui suis indigne d’un si grand bien, je me contente de la volonté de mon Dieu, qui est plus pour moi que tout le paradis.
– Sources : ms. B.N.F. Nouv. acq. fr. 16 316, Papiers Bossuet IV, f° 65-66 — UL, tome VI, appendice III, 7°, p. 546-549.
an’ai (point add. UL) parlé. Nous indiquons pour cette lettre les deux seules variantes mineures propres à UL. On peut juger ainsi du grand degré de confiance que l’on peut accorder à Levesque, par ailleurs bossuétiste avéré.
bau Père de UL.
1Le ms. de la B.N.F. porte : “copie d’une lettre de Mad. Guion du 12 décembre 1689 [sic] pendant qu’elle était à Grenoble au R. Père dom Grégoire Bouvier Chartreux de Gallion son frère, mort au mois de février 1698. Vous ne devez pas…” - UL apporte les précisions suivantes : “Publiée d’après une copie mise par Ledieu dans son Recueil de diverses pièces, actes, mémoires, concernant le Quiétisme, 4e pièce (Collection E. Levesque). Il la date du 12 décembre 1684, et non 1689, comme portent les éditions. Il a raison, car il y est fait allusion au séjour actuel de Mme Guyon à Grenoble. Cette lettre fut adressée par cette dame à son frère le chartreux.” - Dom Grégoire, de la chartreuse de Gaillon, mourra en 1698.
2 Ce qui soulève l’émoi de Levesque, caractéristique de l’esprit anti-mystique du début du XXe siècle : « L’inaction dans l’attente de la motion divine, et, un peu plus bas, l’exclusion de tout désir, même du ciel : ce sont bien là les erreurs fondamentales de ce quiétisme ». Mais, voulant participer au travail de la grâce, nous y substituons trop souvent un « agir », qui nourrit la volonté propre, la satisfaction, et p arfois l’orgueil. Noter l’ambiguité du terme « inaction » dont le sens moderne proche de paresse est différent de l’action de la grâce par l’intérieur, ou « in-action », propre aux mystiques du milieu du XVIIe siècle. Madame Guyon, proche de la fin du siècle, se place parfois déjà dans une certaine ambiguité à ce sujet.
À Grenoble, le 18 avril 1685.
Monseigneur,
J’ai répondu à toutes les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire ; je ne sais comment elles ne sont pas parvenues jusqu’à vous. Je n’ai rien à vous dire sur Mme de La Motte-Guyon : vous avez plus de lumière et plus de discernement que moi et vous avez eu plus de commerce avec elle dans le temps qu’elle a demeuré dans votre diocèse. Elle a été en Provence et est présentement au Piémont, où elle prétend que des dames de condition l’ont demandée. Elle témoigne toujours de l’inclination pour votre diocèse, pourvu que ce ne soit pas à Gex1, sous la direction d’une personne qui lui est opposée.
Elle a écrit2 qu’elle avait un grand éloignement de la confession, jusqu’à croire s’en pouvoir passer quinze ans entiers. Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence, étant auprès des hommes comme Eve était auprès d’Adam. Quand on lui a fait entendre où ces maximes allaient, elle a paru se soumettre. Elle a voulu ici tenir école de spiritualité et a instruit prêtres, religieux, femmes dans des conférences : cela n’était pas de mon goût, mais comme ce n’était qu’en passant, je l’ai dissimulé. Son directeur me paraît fort sage et fort posé, et je ne doute pas qu’il n’arrête cette attache sensible que cette dame a pour lui, et à laquelle les dévotes sont sujettes si on ne les réprime3. Elle a besoin d’être beaucoup humiliée et tenue dans le rabaissement ; je ne sais si elle le pourrait porter ; cela lui serait très avantageux [....] 4
– UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] B, 1°, p. 486. « L. a. Archives du département de la Haute-Savoie. Publiée en partie, et d’après une copie, par le P. Ingold dans les Lettres du cardinal Le Camus, Paris, 1892, in-8, p. 445, et en entier, sur l’original, par M. E. Ritter dans la Revue Savoisienne de 1893. » [UL].
1 Vie 1.29.4 : “M. de Genève approuva mon dessein [d’employer ses biens pour faire un établissement] et me dit qu’il y avait des Nouvelles Catholiques qui voulaient aller s’établir à Gex, et que c’était une providence. Je lui répondis que je n’avais point de vocation pour Gex, mais pour Genève”.
2 Il s’agit peut-être des calomnies d’un ecclésiastique jaloux rapportées dans la Vie 2.5.5 : « L’ecclésiastique, qui se voyait secondé, ne gardait plus de mesure. Ils disaient que j’étais une bête, que j’avais l’air niais. Ils ne pouvaient juger de mon esprit que par mon air, car je ne leur parlais guère. Cela fut si loin que l’on prêchait tout haut ma confession, et qu’elle courut même dans tout le diocèse […] on faisait le détail de tout ce dont je m’étais confessée mot pour mot » ; voir aussi Vie 2.6. Le P. La Mothe se mêla de cette affaire : « Il se déclara d’abord contre moi. M. de Genève, qui ne voulait ménager que lui, se trouva assez fort de l’avoir dans son parti. Il en fit même son confident » (Vie 2.7.1).
3Levesque ajoute : « En fait, il en avait autant pour elle ». Voir Lettre du P. Lacombe à Mme Guyon du 18 janvier 1693, dans la Revue d’histoire de l’Église de France, Paris, 1912, in-8, p. 72.
4 Le reste de la lettre ne concerne pas Mme Guyon.
[Verceil], 3 juin 1685.
Monseigneur,
Je ne pourrais être que de corps partout ailleurs qu’à Genève ou dans le diocèse. Tout m’est exil, et ce lieu seulement me paraît mon pays et la Terre promise. Si Votre Grandeur avait voulu recevoir les propositions que je lui avais faites, sans y comprendre Gex, j’aurais été la trouver au sortir de Grenoble ; mais, la voyant si prévenue et si portée à me donner à d’autres, lorsque je protestais ne vouloir avoir affaire qu’à elle seule, j’ai cru qu’il fallait différer jusqu’à ce que la Providence secondât mon inclination. Je ne saurais m’empêcher de témoigner en toute rencontre à Votre Grandeur combien je l’honore et combien ses intérêts me sont chers ; si elle me veut donner un trou à Saint-Gervais1, elle verra ma fidélité malgré tout ce qu’on lui aura pu persuader du contraire, avec quelle affection j’emploierai ce qui me reste de bien et de vie pour le service de ce cher diocèse. Votre Grandeur me trouvera toujours disposée, quand il lui plaira, à tout ce qu’elle voudra ordonner.
- Eclaircissemens sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève, A Chambéry, Jean Gorrin, 1699, p. 39. Cette lettre suit celle du P. Lacombe qui figure dans notre volume II : Combats, où nous avons regroupé la correspondance Lacombe — Seconde source : Phelippeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 15 ; en marge figure : « Eclairc. sur la vie d’Aranthon p. 39 ». - La lettre du P. Lacombe fut éditée d’après Phelippeaux par le bossuétiste Levesque (UL, tome VI, ap. III, 8°, p. 549), avec l’explication suivante : « […] D’abord bien vu par l’évêque de Genève, le P. Lacombe lui exposa un jour si clairement son quiétisme que le prélat ouvrit les yeux et frappa le religieux d’interdit : il pria ses supérieurs de le retirer du diocèse, où il lui fit défense de jamais rentrer. Mme Guyon fut également priée de se retirer. Elle partit pour Turin, et retrouva le P. Lacombe à Verceil en 1685. C’est de là qu’elle écrivit cette lettre pour obtenir l’autorisation de rentrer dans le diocèse de Genève, mais Mgr d’Arenthon ne voulut pas lui permettre de revenir. » —On se reportera à la section première des Eclaicissemens…, « L’intégrité de la foi : son zèle contre le quiétisme », p. 10 à 60, où dom Innocent Le Masson répond sans ménagement à « un libelle diffamatoire de la part des amis des deux personnes, […] imprimé à Genève, et de là répandu à Grenoble et par toute la France : on m’y accusait d’imposture et de calomnie, et on y relevait l’innocence et le mérite du Père la Combe et de la Dame… » (p.12 ; v. aussi la Préface, p. 4).
1 Trou désigne dès le XVIe siècle une petite localité à l’écart (1525), puis une maison, une retraite où l’on s’isole (1592) (Dict. Rey). — Saint-Gervais, quartier de la ville de Genève.
Grenoble 28 janvier 1688.
Je ne saurai refuser à la vertu et à la piété de Madame de La Mothe-Guyon la recommandation qu’elle exige que je vous fasse, monsieur, en faveur de sa famille dans une affaire qui est par devant vous. J’en ferais quelque scrupule si je ne connaissais la droiture de ses intentions et votre intégrité : ainsi trouvez bon que je vous sollicite de lui faire toute la justice qui lui est due. Je vous le demande avec toute la cordialité avec laquelle je suis, monsieur, à vous.
Le Cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.
– Copie La Pialière p. 142 — Fénelon (1828) [Correspondance de Fénelon, Archevêque de Cambrai […], Paris, Ferra jeune & A. Le Clere et Cie, 1828, 11 vol.], vol 7, « Section VI Sur l’affaire du Quiétisme », lettre 1.
Dans la Vie (3.18.5, p. 852 de notre édition), Madame Guyon reproduit cette recommandation pour s’opposer à « une lettre qu’ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu’il m’avait chassée de son diocèse… » (Vie 3.18.4), comme la lettre tardive de 1697 du cardinal Le Camus à l’évêque de Chartres semblerait le confirmer : « … Ils vinrent à Grenoble […] Mme Guyon profita de mon absence ; elle y dogmatisa… » Nous reproduirons cette lettre, qui constitue une lourde accusation, à l’occasion de l’édition du témoignage de 1695 du P. de Richebrac en faveur de Madame Guyon : « Madame, est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous… ». Sur toute cette affaire, mettant en lumière l’attitude ondoyante du cardinal, Orcibal conclut : « … l’austère cardinal a pris avec les données objectives des libertés, soit à un moment, soit à un autre : il subordonnait le sort de Mme Guyon à des intérêts majeurs. » (Études…, p. 799-817, « Le Cardinal Le Camus »).
Madame Guyon fait précéder dans sa Vie la recommandation du commentaire suivant : « M. de Grenoble écrivit en même temps à celui qui avait fait courir cette lettre prétendue, — c’était le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas [M. Marcel en 1677 ; l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas est liée à l’histoire du jansénisme] , d’une manière à lui faire sentir combien il était indigné qu’on le rendît l’auteur de pareilles calomnies. En effet comment aurait-il pu accorder les horreurs qu’elle supposait dans le temps de mon séjour à Grenoble avec les lettres qu’il avait écrites en ma faveur à messieurs ses frères à Paris pour leur recommander mes intérêts plus d’un an après que je fus sortie de son diocèse ? Voici la copie de celle qui était pour M. le lieutenant civil qu’il m’envoya dans la lettre qu’il me fit l’honneur de m’écrire : Je ne saurai refuser à la vertu […] monsieur, à vous. /Le Cardinal Camus. À Grenoble 28 janvier 1688. /Voici celle qu’il m’écrivait : Madame, je souhaiterais… » (Vie 3.18.5). Voir la lettre ci-après.
Grenoble 28 janvier 1688.
Madame,
Je souhaiterais d’avoir plus souvent que je n’ai des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers. Je bénis Dieu que vous vous soyez bien trouvée des avis que je vous avais donnés pour ceux-ci et je n’oublie rien pour engager M. Le lieutenant civil1 à vous rendre la justice qui vous est due pour les premiers, vous priant de croire que vous me trouverez toujours disposé à vous marquer partout que je suis véritablement, Madame, votre très affectionné serviteur.
Le cardinal [Le] Camus. À Grenoble 28 janvier 1688.
– Copie La Pialière p. 142 — Fénelon (1828), « Sur le Quiétisme », lettre 1.
1 « Mme Guyon était retournée à Paris à la fin de 1686 ou au commencement de 1687. Elle avait écrit de là au cardinal Le Camus, pour le prier d’écrire en sa faveur au lieutenant civil de Paris, frère du cardinal. » (Note de M. Dupuy sur la copie La Pialière).
« Je1 vous prie instamment, Messieurs, que l’on écrive deux choses : la première, que je ne me suis jamais écartée des sentiments les plus orthodoxes de la sainte Église, que je n’ai jamais eu des sentiments particuliers, que je n’ai jamais entré dans aucun parti, que je suis prête à donner mon sang et ma vie pour les intérêts de l’Église, que j’ai travaillé toute ma vie à me démettre de mes propres sentiments et à soumettre mon esprit et ma volonté. La seconde, que je n’ai jamais prétendu rien écrire qui ne fût conforme aux sentiments de la sainte Église, que si, par mon ignorance, il s’était glissé quelque chose qui ne fût pas conforme à Ses sentiments, j’y renonce et le soumets de tout mon cœur à Ses décisions, dont je ne veux jamais m’écarter. Que si je réponds aux interrogations que l’on me fait sur le petit livret, c’est par pure obéissance, et non pour le soutenir et défendre, le soumettant de tout mon cœur. Signé et daté le 8 février 1688. »
Je donnai cela avant l’interrogation, et celui qui suit, quelques jours après. Il est sans date. C’était sur ce qu’ils me voulaient persuader que toutes les âmes arrivées à l’union de Dieu tombaient en extase et que cette union ne se faisait que dans l’extase.
« Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent dans l’extase quoique pour cela elle ne perde pas l’usage des sens extérieurs comme dans l’extase, qui ne vient que de faiblesse ; mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet, qu’elle oublie tout ce qui la concerne. C’est alors qu’elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L’âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime sans pouvoir rendre raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n’y a que l’expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui Lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son cœur, autant qu’elle en est capable, les opérations de son Dieu, Le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour ; d’autres fois elle est si fort perdue et cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qu’elle ne distingue plus son objet, qui semble l’absorber en Lui-même. »
Il est ajouté dans le même papier, qui n’était pas signé :
« J’avoue que je suis fort interdite lorsqu’on m’interroge, par la peur de mentir sans y penser, ou plutôt de me méprendre, que je ne sais presque ce que je dis. Il me paraît que toute interrogation devrait finir, puisque je metsa toutes choses et les soumets entièrement. De plus, n’ayant pas le petit livre par devers moi, je ne peux dire les endroits qui justifient et expliquent les propositions qui pourraient paraître dures : comme, par exemple, sur celle des pénitences, je me suis souvenue qu’il y a dans le même chapitre un endroit où il dit que je ne prétends pas approuver les pénitences, puisque la mortification doit aller de pas égal avec l’oraison, et que même Notre Seigneur fait faire à ces personnes des pénitences de toutes sortes, et telles que ceux qui ne se sont pas conduits par là ne penseront pas même de faire. Il peut y avoir quantité de propositions qui à la rigueur sont condamnables, mais qui, après que l’on a vu la suite qui s’explique, paraissent très bonnes. Je ne dis point ceci pour faire valoir celles qui ne seraient pas approuvées, mais pour faire voir qu’il y en a beaucoup qui portent leur explication avec elles. »
– Vie 3.9.6 : « Copie des papiers donnés à M. [Cheron ajout Poiret] l’Official le 8 février 1688. /Je vous prie instamment…
L’official de Paris était Nicolas Chéron (voir sur lui UL III, 380, 506).
Il s’agit de papiers donnés au début de la première réclusion de Madame Guyon : « Enfin le 29 Janvier 1688, veille de Saint-François-de-Sales, il me fallut aller à la Visitation… » (Vie 3.5.1). En témoigne le récit « Par monsieur l’Abbé Pirot, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne et chancelier de l’Église de Notre-Dame de Paris » que l’on trouve dans les Papiers du P. Léonard, L 22, n° 11, f° 2 : « Cette Dame fut mise aux filles de la Visitation de Sainte Marie de la rue saint Antoine, dans le temps que le P. de Lacombe était aux pères de la Doctrine chrétienne. Elle y fut interrogée à la grille neuf ou dix séances par Mr Chéron, Mr Pirot présent… » Le même Pirot s’occupera durement de Madame Guyon en 1696, lors de la seconde période de prison.
aremets var. Saint-Brieuc & Poiret.
1 Nous reprenons la seule source disponible constituée par la Vie, ce qui explique la présence de guillemets ; nous conservons les gloses (texte principal de la Vie) par Madame Guyon liant ces papiers : elles sont reproduites ici en italiques.
Du samedi saint, [17 avril] 1688.
J’ai fait réflexion, monsieur, sur ce que vous eûtes la bonté de me dire hier, que la fausse lettre n’était rien1. Je vous assure qu’elle est tout, à causea des circonstances qui l’ont précédée et de celles qui l’accompagnent.
Premièrement, les gens qui l’ont écrite et ceux qui l’ont fait écrire (car j’ai des preuves également fortes contre les uns et les autres) ont pris tout le soin possible de me décrier partout comme une infâme et d’envoyer en cent endroits des libelles diffamatoires contre moi. C’est prouver la fausseté de leurs libelles que de prouver la fausseté de leur lettre. N’est-ce rien, pour une femme de mon caractère, de perdre l’honneur après avoir tâché de le conserver toute sa vie par la privation même des divertissements les plus innocents et les plus permis aux jeunes femmes ? Songezb, monsieur, que j’ai une famille, à qui cela fait un extrême dommage, surtout à ma fille, qui doit regarder son honneur et celui de sa mère comme son principal ornement. L’on m’a mise dans la Gazette, par le soin de ces personnes, comme une scélérate. Je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion.
Celui qui a été exprès en Savoie [f° 18v°] pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés, dit à une de ses parentes le beau dessein qu’ilc projetait contre moi, ne sachant qu’une autre religieuse de mes parentes était assistante du parloir2, qui me l’écrivit. Ainsid je savais ses desseins avant son arrivée3. Ne m’a-t-on pas menacée moi-même, parlant à moi, de ce que l’on a fait, si je ne voulais pas condescendre à des choses que je ne pouvais faire en conscience4, jusqu’à me menacer de vous, monsieur, ce que je ne craignais guère, parce que j’ai toujours été convaincue dee votre équité ? Cependant j’ai tu tout cela, de peur de leur nuire, et je peux dire que j’ai été faite victime de la charité, car j’avais des moyens, qui me furent offerts alors, de faire connaître tout cela. Je leur pardonne encore de tout mon cœur, et ne veux nullement les perdre.
Ils ont ensuite écrit contrefaisant mon écriture pour faire paraître que je faisais des assemblées et que j’avais concerté des affaires d’importance, peut-être contre l’État. Ils peuvent tous les jours, en contrefaisant mon écriture, me tramer def nouvelles affaires. Ces étranges persécutions que ces gens et d’autres m’ont faitesg par intérêt et jalousie, m’ont appris à mes dépens ce que peuvent ces deux passions. Malgré toutes ces choses, je leur pardonne et veux bien ménager leur honneur après qu’ils m’ont arraché le mien avec la dernière cruauté, jusqu’à faire courir l’infamie dans des royaumes étrangers, et je désire même, à l’exemple de mon Maitre, solliciter leur pardon. Mais, monsieur, je vous conjure, au nom de Jésus-Christ crucifié, de trouver un moyen qui répare mon honneur sans les perdre et qui fasse connaitre la vérité en faveur d’une famille désolée.
Je sais de bonne part que l’on a ajouté foi à leur médisance, car ils n’ont rien omis pour son [f° 19r°] assaisonnement. C’est à vous, monsieur, que je m’adresse pour avoir justice. Je pourrais recourir aux puissances, mais je ne veux la devoirh qu’à votre seule équité. Vous avez une extrême intelligence, et un discernement si fort au-dessus de bien des gens, qu’il ne vous sera pas difficile de réparer mon honneur sans perdre ceux qui me l’ont ravi. Je ne puis douter que Dieu ne fasse un jour une rigoureuse justice de ces choses, et vous n’en douteriez pas vous-même si vous saviez jusqu’où a été la persécution de ces personnes, [et] leurs violences. Cependant je prie tous les jours pour eux. Pouri vous, monsieur, soyez, je vous prie, persuadé que je conserverai une mémoire éternelle des obligations que je vous ai. Mon cœurj est d’une trempe qui pardonne aisément les injures, mais il n’oublie jamais les bienfaits. Faites voir, monsieur, en mon endroit que vous êtes le protecteur de la veuve, le père du pupille, le Daniel de l’honneur outragé et le Salomon quik découvre les injustices cachées sous le manteau de l’artifice.
Je suis avec une entière soumission et confiance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.
– Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, n° 15, f° 18 et 19. Copie. Publiée par M. Fr. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, 1877, p. 41. – UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 9°, p. 55 – Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc). – Lettre reproduite partiellement dans F. Mallet-Joris, Jeanne Guyon, p. 199 : « Jeanne Guyon ne fait pas mention de cette lettre authentique, adressée à Chéron, dans sa Vie : elle n’en est que plus probante. »
Cette lettre, ainsi que celle adressée à l’archevêque par l’intermédiaire de l’Official et éditée ci-dessous, sont rapportées avec des commentaires dans La Vie 3.5.13-14 (notre édition augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc) comme suit :
“M. l’Official me vint voir seul, sans être accompagné du docteur [l’Abbé Pirot] qui avait été aux interrogations, et il me dit qu’il ne fallait pas parler de la fausse lettre, que ce n’était rien, après m’avoir dit que c’était pour cela qu’on m’avait emprisonnée. Je lui dis : “Quoi, monsieur ! ne s’agit-il que de contrefaire l’écriture d’une personne et de la faire passer pour une personne qui fait des assemblées et qui a des desseins contre l’Etat ?” Il me dit aussitôt : ‘Nous en chercherons l’auteur […]’
“Je ne laissai pas d’écrire à M. l’Official une lettre très forte sur ce qu’il m’avait dit que ce n’était rien que la lettre qu’on avait contrefaite. J’ai cru en devoir mettre la copie et de celle que j’écrivis à Mgr l’archevêque pour faire tout connaître. [Suit le texte de la lettre ci-dessus pour M. l’Official jusqu’à : “… je ne me suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion…”]. Il est bon de couper ici la lettre pour dire qu’ils m’avaient fait mettre dans la gazette, outre bien des faussetés et infamies, que l’on m’avait trouvé des lettres de Molinos en quantité dans ma cassette, ce qui était la dernière fausseté, et l’on savait si bien que je ne connaissais pas Molinos que l’on ne m’a jamais interrogée là-dessus. [Suit la fin de la lettre depuis : “Celui qui a été exprès en Savoie… pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés…”]. J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque […]”
On note le procédé de la fausse lettre, courant à l’époque. Il sera repris dix ans plus tard où l’on forgera la célèbre lettre attribuée au P. Lacombe et datée du 27 avril 1698 : « C’est devant Dieu Madame, que je reconnois sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché… »Nous n’avons pas le contenu de la fausse lettre dont il est question ici, v. la note 1 ci-dessous.
asur ce que vous me dites hier que la fausse lettre n’était rien, je vous assure qu’elle est tout dans cette affaire, à cause Vie [il s’agit — pour cette variante — du texte donné par le ms. de Saint-Brieuc, 5,79]
bdivertissements les plus permis et les plus innocents ? Songez Vie
cparentes religieuses, les desseins qu’il Vie
dne sachant pas qu’une des miennes était assistante du parloir, ainsi Vie
ece que (5,83) je n’ai pas appréhendé, étant persuadée de Vie
fme faire de Vie
gaffaires. Les étranges persécutions que l’on m’a faites Vie
hjustice, ne la voulant devoir Vie
ipersonnes. Pour Vie (omission)
jvous aurai si vous me rendez justice : mon cœur Vie
koutragé qui Vie (omission)
1 « N’avait aucune importance. On avait représenté à Mme Guyon, dans son interrogatoire, une lettre qu’elle soutint être l’œuvre d’un faussaire et dans laquelle on lui faisait dire que, malgré l’incarcération du P. Lacombe, qui dérangeait de grands desseins, elle continuerait à tenir des assemblées secrètes. » (note de Ravaisson).
2 Dans certains couvents, une religieuse ne va jamais au parloir sans être accompagnée d’une Sœur.
3 Avant son retour à Paris.
4 Il s’agit du projet de mariage de sa fille à un neveu (de vie dissolue) de l’archevêque de Paris, Harlay.
Quoique vous gardiez, monsieur, à mon égard un silence que j’ose nommer cruel, puisqu’il répond si peu à l’estime que j’ai conçue pour vous, je ne laisse pas (parce que je suis si portée à bien juger de mon prochain) de me flatter que vous avez la bonté de travailler à me faire justice. Je vous prie de donner cette lettre1 à Mgr l’archevêque. D’où vient que vous m’êtes si rigoureux, vous, dont l’équité naturelle fait justice à tout le monde, vous, de qui la douceur voudrait faire des innocents de tous les coupables ? Auriez-vous changé votre naturel pour moi, et est-il chez vous quelque loi qui doive seulement pour une fois rendre l’innocence criminelle ? Je ne le crois pas. Oh ! que Dieu ne vous a-t-il donné le discernement de Daniel2 ! Je sais que mon innocence vous est connue : votre esprit est trop pénétrant pour l’ignorer. Quoi donc ? vous tairez-vous, parce que mes ennemis sont puissants et que je suis sans recours ? Non, non, monsieur, je crois de vous tout le contraire. Je tâche de tourner en ma faveur tout ce qui pourrait m’être désavantageux, et je me persuade à moi-même que vous agissez en vous taisant. Si je ne suis propre à rien, j’ai au moins un cœur susceptible de [re] connaissance. Je suis, etc.
– Archives Nationales, L 25, n. 15, f° 19 v°. Copie — UL, tome VI, ap. III, Lettres écrites par Mme Guyon, 10°, p. 552 — (Lettre omise dans la Vie augmentée des apports du ms. de Saint-Brieuc).
1 La lettre suivante.
2 Allusion au procès de Suzanne dans Daniel 13, 45-59 : « Et lorsqu’on la conduisait à la mort, il suscita l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel… » (Sacy).
Pâques, [18 avril] 1688.
Je me suis adressée à vous comme à mon père et à mon pasteur, mais Votre Grandeur m’a traitée en brebis égarée et en fille indigne de sa bonté, puisqu’elle m’en refuse les effets. Cependant, Monseigneur, le père de famille ne reçoit-il pas l’enfant prodigue, et le vrai pasteur ne va-t-il pas chercher la brebis égarée ? D’où vient donc que vous rejetez celle qui, bien loin de s’égarer, court de toutes ses forces après son pasteur ? Quoi! Monseigneur, Votre Grandeur, sia douce et si bienfaisante pour tout le monde, ne fera-t-elle essai de sa rigueur que pour moi seule ?
Quel est mon crime, pour que je sois privée des avantages de tous les criminelsb ? Le Roi, dont la bonté est aussi grande que sa justice est étendue, veut qu’on appelle en son nom pour les condamnés à la mort, afin de mieux examiner leurs forfaits. Et aujourd’hui l’on ne se contente pas de m’imposer1 des crimes que je ne fis jamais, de contrefaire mon écriture et de me fairec faire des lettres qui me font paraître coupable, après avoir pris soin de me décrier partout par les plus étranges calomnies, mais de plus l’on m’ôte tous les moyens de me justifier et de me défendre, m’ôtant tout commerce avec les personnes qui pourraient travailler à ma justification ! Qui empêchera, Monseigneur, ces faussaires, par leurs lettres supposées, de me faire renoncer2 mon Dieu, ma religion, et trahir mond Roi ? Votre Grandeur sera-t-elle [f° 20v°] elle-même à couvert, si l’on ne les punit pas, ou si l’on les justifie en condamnant les innocents ? Que si je suis coupable, Monseigneur, je ne demande point de miséricorde, mais que l’on me punisse. Songez, Monseigneur, que j’ai des enfants, que ce n’est pas moi seule que la calomnie déshonore, et que ces innocentes victimes en reçoivent plus de dommage que moi.
Je ne sais par quel endroit j’ai le malheur de déplaire à Votre Grandeur, n’ayant point l’honneur d’être connue d’elle. Et c’est là le sujet de ma disgrâce, car les personnes qui me persécutent aujourd’hui m’ont peinte aux yeux de Votre Grandeur avec de si mauvaises couleurs que je ne m’étonne pas qu’elle ait du dégoût pour l’original d’une copie si infidèle. Si elle voulait m’accorder la faveur que je la pusse entretenir, ou qu’elle me donnât la liberté de faire agir pour moi, ellee serait bientôt convaincue de mon innocence. Je prie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire envers une personne qui, quoique la plus disgraciée, est la plus à plaindre et est avec le plus de respect et de soumission, Monseigneur,
Votre très humble et très obéissante servantef.
– Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 2 Copie. Imprimée par M. Ravaisson, op. cit., p. 43. – UL, tome VI, ap. III, 11°, p. 553. – Vie 3.5.14 (p.706 de notre édition avec les apports du ms. de Saint-Brieuc).
Cette lettre ainsi que la première lettre à l’Official du 17 avril (la lettre secondaire « Je vous prie de donner cette lettre… » étant omise), sont rapportées avec des commentaires dans Vie 3.5.14 et suivie de : « J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque où je lui fis voir que j’étais accusée, innocente et emprisonnée, qu’il n’y avait point de criminels auxquels on ne donnât un avocat ou quelqu’un pour les défenses, que pour moi mes ennemis avaient tout pouvoir de m’accuser, et moi nul moyen de me défendre, n’ayant nul commerce, enfermée sous la clef dans une chambre, ayant une double prison, le monastère et cette chambre. Je lui écrivis la lettre du monde la plus forte et la plus soumise, mais comme je n’en ai point de copie, je ne la mets pas ici, je mettrai seulement celle que j’écrivis, ne pouvant avoir de réponse. [Suit le texte de la lettre]. Comme Monseigneur l’Archevêque est de lui-même doux, il ne se serait pas porté à me traiter avec tant de rigueur s’il n’avait été sollicité par mes ennemis. Il ne me fit nulle réponse sur tout cela, mais l’Official crut avoir trouvé un moyen de me perdre en disant que j’avais été rebelle… »
aGrandeur, qui est Vie
bles autres criminels Vie
cécriture pour me faire Vie
det mon Vie (omission)
eagir en ma faveur, elle Vie
finnocence. Je supplie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire et de s’en servir envers la personne du monde qui est la plus à plaindre et qui est avec le plus profond respect etc. Vie
1 Imposer, imputer faussement.
2 Faire croire que j’ai renoncé.
« Monseigneur, si j’ai gardé depuis si longtemps un profond silence, c’est que j’appréhendais de me rendre importune auprès de Votre Grandeur, mais à présent que la nécessité de mes affaires temporelles me demande1 indispensablement, je prie instamment Votre Grandeur de demander ma liberté à Sa Majesté. Ce sera une grâce dont je lui serai infiniment redevable. Je me flatte d’autant plus de l’obtenir que M. l’Official me dit avant Pâques que je ne resterais plus ici que dix jours, quoique ce temps ait été beaucoup multiplié. Je n’en aurai aucun chagrin s’il a servi à vous persuader, Monseigneur, de ma parfaite soumission et du profond respect avec lequel je suis, etc. »
– Vie 3.7.3-4 (p.720 de notre édition. Nous omettons les variantes du ms. de Saint-Brieuc).
Cette lettre est présentée ainsi : « Mon ami [le conseiller Huguet, tuteur des enfants de Madame Guyon] l’assura que l’Official ni le docteur n’étaient pas venus ici depuis quatre mois, c’est-à-dire depuis le Jeudi-Saint, [si ce n’est] que lorsqu’ils vinrent proposer le mariage de ma fille, où le conseiller était présent. Ainsi il vit bien que je ne signai rien, que je n’avais rien écrit à Mgr l’archevêque qu’une lettre que sur la prière de la mère, qui ne signifiait rien et dont elle avait la copie qu’elle montra. La voici : [suit le texte complet de la lettre]. Cette lettre ne disait rien du tout, cependant il assura d’en avoir une effroyable que je lui avais écrite contre le roi et contre l’Etat. Il ne fut pas difficile à cet écrivain, qui avait écrit la première fausse lettre, d’écrire les autres. Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l’on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. »
1 m’ordonne.
Mon Révérend Père1,
Si mes ennemis n’avaient attaqué que mon honneur et ma liberté, j’aurais préféré le silence à ma justification, ayant habitude de prendre ce parti, mais à présent, mon Révérend Père, que l’on attaque ma foi, disant que j’ai rétracté des erreurs, et étant même soupçonnée d’en avoir encore, j’ai été obligée, en demandant la protection de Votre Révérence, de l’informer de la vérité. J’assure Votre Révérence que je n’ai rien fait de tout cela. Et ce qui me surprend est qu’après que M. l’Official2 m’a avoué lui-même que les mémoires que l’on avait donnés contre moi étaient faux, et que la lettre que l’on avait forgée contre moi était reconnue venir d’un faussaire en suite des preuves incontestables que je lui ai données qu’elle n’était pas de moi, après que ceux que l’on m’a donnés pour examinateurs (qui ne m’ont jamais demandé de rétractation, mais bien de petits éclaircissements dont ils ont paru contents) m’ont déclaré innocente, que je leur ai même mis entre les mains des écrits que je n’avais faits que pour mon édification, les leur soumettant de tout mon cœur, qu’après, dis-je, ces choses, j’ai sujet de croire que Votre Révérence ne soit pas informée de mon innocence !
Je ne saurais, mon Révérend Père, dissimuler que pour tout autre article que celui de la foi, il me serait facile de souffrir la calomnie, mais comment pourrais-je garder le silence pour la plus juste douleur qui fût jamais ? J’ai toute ma vie fait une profession si ouverte des sentiments les plus orthodoxes que je me suis même sur cela attiré des ennemis. Si j’osais découvrir mon cœur à Votre Révérence, dans le secret qu’exige une confiance parfaite, il me serait bien facile de lui prouver par des faits incontestables que ce sont des intérêts temporels qui m’ont réduite où je suis : après avoir refusé des choses que je ne pouvais faire en conscience, on m’a menacée de me faire des affaires. J’ai vu les menaces, j’en ai senti les effets sans me pouvoir défendre, parce que je suis sans intrigue et sans parti, et qu’il est aisé, mon Révérend Père, d’imposer à une personne destituée de toute protection. Mais comment puis-je espérer que Votre Révérence me croie, n’étant par malheur connue d’elle que par la calomnie ? Cependant je n’avance rien que je ne puisse prouver si elle veut bien s’en laisser informer. Ce serait une grâce qui attirerait la reconnaissance éternelle de, etc.
– Vie 3.6.9 (p. 715 de notre édition ; les variantes du ms. de Saint-Brieuc sont omises ici).
Cette lettre est présentée comme suit : « Une dame séculière que la Providence m’a fait trouver dans cette maison, et qui a pris beaucoup d’affection pour moi et m’a rendu tous les services qu’elle a pu, se résolut, voyant l’injustice que l’on me faisait, de prier un père jésuite de sa connaissance de parler au père de la Chaise. Ce bon père le fit, mais il trouva le père de la Chaise fort prévenu contre moi parce qu’on lui avait fait croire que j’étais dans des erreurs et que j’en avais même rétractées, mais qu’il m’en restait beaucoup, de sorte que cette bonne dame me conseilla d’écrire au père de la Chaise et je lui écrivis cette lettre : Mon Révérend Père […] reconnaissance éternelle de, etc. 10.] Cette lettre fit un effet tout contraire à ce que l’on prétendait. »
1 La Chaize (François de la Chaize d’Aix, père de) dit le P. La Chaise (1624-1709). Provincial jésuite, il fut appelé en 1675 par Louis XIV qui en fit son conseiller spirituel et son confesseur.
2 Nicolas Chéron.
Si tous les juges de Madame Guyon ont toujours été sans reproches et si ceux qui la connaissent ont été les admirateurs de ses vertus, la divine Providence a voulu encore, pour l’honorer, faire sortir la lumière des ténèbres en ce que les horribles calomnies, que l’intérêt et la jalousie ont inventées contre sa renommée, n’ont servi qu’à faire éclater davantage son mérite. D’abord les religieuses crurent bien que la conduite extraordinaire qu’on tenait sur cette dame marquait qu’elle était accusée de quelque chose importante, la calomnie la dépeignit à leurs parloirs sous la figure d’une femme arrêtée comme quiétiste et d’une conduite folle et déréglée. D’ailleurs la captivité étrange où elle était ne permettait pas de la voir qu’à l’église. La supérieure de même ne pouvait l’entretenir. Les trois premiers mois se passèrent ainsi ne sachant rien que ce que les sœurs qui la servaient disaient de sa douceur, bonté, modération et dévotion. Car jamais dans ce temps-là on ne l’a vue ni se plaindre, ni nommer ses persécuteurs, ni s’inquiéter, ni demander des nouvelles de ses affaires. Elle ne pouvait pas même rien savoir de Mad [emoise] lle sa fille, qui lui était si chère, et jamais elle n’a demandé à se justifier sur les points sur lesquels on l’accusait : elle eut même fait scrupule de préparer quelque chose à répondre, lorsqu’on l’est venu interroger. Cependant elle l’a fait avec tant de force et de netteté que Mgr l’Archevêque a avoué publiquement qu’il n’y avait rien à y soustraire.
Mais depuis que la liberté de voir et parler à Madame Guyon dans la Maison lui a été donnée, elle a fait un des plus ordinaires sujets de l’admiration et des entretiens pieux des religieuses : il serait aisé d’en trouver une quarantaine qui sont ravies et embaumées de ses vertus, chacune avouant que sa piété qu’on y remarque a bien pu être imaginée et écrite dans les livres, mais qu’on voit tout cela en pratique en sa personne. Ce qu’elles y admirent surtout, est une disposition égale et constante de paix, et d’une si parfaite soumission aux ordres de Dieu qu’on ne l’a jamais vue triste, mais toujours dans une disposition uniforme […] 1
Si on vient à vouloir compatir à tant d’afflictions, on n’a d’autre réponse d’elle que tout va toujours bien dans l’ordre de Dieu […] Cette égalité non jamais vue faisait dire à la supérieure qu’elle avait bien vu des personnes vertueuses, mais qu’en vérité rien n’égalait cela […] Les religieuses ont aussi remarqué une dévotion sans grimace, un profond respect pour les choses saintes […] Elle passe souvent des journées, surtout aux jours de fête, en la présence du saint sacrement avec un attrait si doux et une modestie si respectueuse que sans ennui et aussi sans affectation. Cette dame est une amie si simple, si droite, si bonne et si charitable surtout aux maladies qu’on ne peut s’empêcher de l’honorer et de l’aimer. […]
Les personnes qui connaissent tant de belles qualités obscurcies par les opprobres des plus noires calomnies, ne peuvent s’empêcher d’en ressentir de la douleur et qu’elles ne lèvent les yeux et les mains au ciel pour supplier Celui qui mène aux portes de la mort et qui en retire quand il Lui plaît, de faire éclater la vertu d’une si illustre dame, qu’on menace d’envoyer à Montargis entre les mains de ses ennemis, dans un couvent prisonnière : en quoi elle sera un portrait de Jésus-Christ qui parut comme criminel dans une ville dont Il avait fait auparavant l’admiration, comme Madame Guyon l’a été par ses vertus et ses charités à Montargis envers les pauvres et les malades.
– Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, précédé du commentaire du P. Léonard : « Eloge de Madame Guyon, fait en 1688. Donne la preuve qu’elle était par ordre du Roi dans la communauté des religieuses de sainte Marie de la rue saint Antoine à Paris. » Suit la copie de cet éloge par la main que l’on retrouvera ensuite copier des lettres de Madame Guyon à son frère et à ses deux fils. Nous reproduisons environ la moitié du texte de l’éloge. Il confirme la relation que fait Vie 3.5 de ce premier enfermement.
1 Nous omettons les passages hagiographiques n’apportant pas d’information biographique. C’est à cette époque que Madame Guyon écrivait des poèmes : « Prisonnière, je suis libre ; Esclave je suis Roi… ». Ils sont rapportés dans la même source L22, no 15, ff° 26r° à 27 v°, avec le témoignage (f° 27v°) d’une religieuse à propos du dernier poème rapporté commençant par : « Un hôte survenu, d’un ramage nouveau… » : « Elle lui demanda si elle ne s’ennuyait point, Madame Guyon lui répondit qu’elle était contente, que néanmoins elle aurait souhaité la compagnie de quelque petit oiseau […] Et dans ce même moment, on vint avertir cette religieuse qu’on la demandait au parloir pour lui donner une cage… »
[reprise de Corresp. III 928sv.]
Pièce : 8 Sentiments de Madame Guyon. 1688.
Le principe fondamental1 est celui-ci, que Dieu est notre principe et notre fin ; qu’Il nous a créés comme principe pour nous faire rentrer dans Lui-même puisqu’Il est notre fin, que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. C’est pourquoi Il nous a créé à son image et semblance, nous formant d’une manière propre à être faits une même chose avec Lui, ce dont notre Seig [neu] r demande pour nous l’accomplissement, lorsqu’Il a dit : Mon Père, qu’ils soient un comme nous sommes un, et que tous soient consommés en unité2.Tous les saints dans le ciel sont consommés dans l’unité. Et il n’y en existe aucun qui ne soit uni à Dieu dès cette vie, quoique moins parfaitement. Et cette union se fait par l’exercice continuel des trois vertus théologales qui se trouvent renfermées ; que votre règne arrive, et que votre volonté soit faite. C’est l’exercicea de l’amour qui rend l’âme conforme à Dieu, lui donnant une volonté simple et pliable à tous Ses vouloirs. Et l’âme à force de se conformer à Dieu, par amour et par une union continuelle à toutes Ses adorables volontés, Lui est faite peu à peu conforme, et enfin est unie à Lui.
Au commencement, cela se fait par la résignation à la volonté de Dieu par amour. L’amour devenant plus fort et la volonté plus assujettie, [l’âme] se conforme à Dieu. Et de conforme (l’amour devenant toujours plus excellent) elle est faite une avec Dieu, par participation. Que cela puisse être dès cette vie, la demande que Notre Seigneur fait faire dans le Pater et celle qu’Il fait lui-même pour nous à la Cène nous le marque [nt] assez.
Cela posé je dis qu’il y a moyens pour arriver à cette fin, qui n’est autre que notre union à notre premier principe. Ces moyens ne sont point autres que Jésus-Christ lui-même. Car nul n’ira jamais à son Père, que par Lui. Mais aussi nul ne peut aller à Lui si Son Père ne l’attire. [f° 8v°] Cet attrait du Père est la grâce prévenante et Son divin amour, qui opère la véritable et parfaite conversion, et qui fait que l’homme — qui s’était détourné de Dieu, qui est son premier principe, auquel il avait été fait conforme par Sa création, s’en étant détourné par le péché, pour s’attacher à l’amour de la créature, a besoin de conversion c’est-à-dire de retour. Et il faut nécessairement que le Père l’attire pour, en le convertissant, le rendre de nouveau conforme à l’image de Son fils, comme Il l’avait créé.
Lorsque le pèrea attiré et converti l’âme de cette sorte à Lui, si elle Lui est fidèle et qu’elle ne se détourne plus de Lui, par de nouveaux péchés mortels (car tout autant qu’elle en commet, tout autant elle a besoin de conversion), lors dis-je que par une bonté singulière de Dieu, elle ne retourne plus à ses premiers désordres ; Jésus-Christ qui Se la trouve conforme la conduit par la grâce et par le ministère des prêtres jusqu’à sa fin, où Il l’a cachée avec Lui en Dieu, comme dit saint Paul. Il la conduit, dis-je premièrement, comme Voie ; Il l’instruit comme Vérité et l’anime comme Vie. Et ce dernier fait l’union à sa fin où étant arrivée, ce n’est plus elle qui vit ; mais Jésus-Christ qui vit en elle. Tout roule là-dessus. Et ce qui n’est point cela est une spiritualité que je proteste d’ignorer.
Il est vrai que Jésus-Christ prend les trois formes à l’égard de l’âme qu’Il conduit. Et c’est ce qui fait toute la voie intérieure, et les différentes routes, par où Il la conduit. Jésus-Christ comme voie mène l’âme par la pratique de toutes les vertus, et la fait marcher par où Il a passé, tant intérieurement qu’extérieurement. Il conduit l’âme par le renoncement continuel, la meut à tout. Il la crucifie continuellement de telle sorte qu’Il [f° 9r°] Se fait suivre d’elle. Mais comme il y a bien peu d’assez généreux pour vouloir aller avec Lui par une voie si opposée à la vie de la nature, c’est ce qui fait que peu d’âmes passent outre et parviennent à être instruites de Lui comme Vérité, et encore moins à être animées de Lui, comme Vie. La raison de cela est que pour être instruit de Jésus-Christ comme Vérité il faut se laisser détromper de la fausse lueur des maximes du siècle qui troublent notre raison. Et c’est ce qui s’opère par l’exercice continuel de la foi et de l’espérance. L’on ne peut non plus se laisser animer de Jésus-Christ comme Vie, parce que pour cela il faut mourir entièrement à la vie d’Adam, et détruire entièrement ce qui est du vieil homme, sans quoi le nouveau ne viendra point être notre vie.
Jésus-Christ comme Vérité n’instruit l’âme que de la vérité. Et quelle est cette vérité ? Car il ne s’agit point ici de brillant extraordinaire, visions, révélations, extases, etc. qui ne sont point de la voie dont je parle. Quoique Dieu par Sa miséricorde en puisse gratifier quelqu’un. Mais il ne s’agit pas de cela ici. Quelle est donc cette vérité dont Il instruit l’âme ? C’est de la grandeur de Dieu et de la bassesse de la créature. Ce qui fait que, considérant d’un côté la plénitude de cet Êtresuprêmeet d’un autre côté le vide qui se trouve dans l’être créé, elle ne peut se rien attribuer que le mal ; et voyant tout être de Dieu et à Dieu, elle demeure autant humiliée à son égard, — quelques grandes choses que Dieu puisse faire en elle et par elle, — qu’elle demeure souple et pliable sous Ses divins vouloirs qu’elle trouve justes, quelque rigoureux qu’ils lui paraissent. Elle ne croit point qu’on lui fasse du tort, quelque mépris qu’on ait pour elle. [f° 9v°] Parce que ce qui n’est rien par soi-même ne mérite aucune estime. Ainsi par cette vérité, elle demeure soumise et résignée à son Dieu, sans nul appui sur soi, comprenant qu’elle n’a de propre que le néant et le péché. C’est cette vérité qui la porte à se laisser détruire en toutes manières par les croix et les épreuves même, qui la fait aimer Dieu souverainement, espérer en Lui contre l’espérance même et se confier en Lui au-dessus de tout. Et c’est par là que peu à peu Dieu détruit cette vie d’Adam pour y substituer celle de Jésus-Christ. Et comme l’âme lui a été conforme dans sa résurrection jouissant même dès ici-basdes fruits de la nouvelle vie en Jésus-Christ où elle demeure cachée avec Lui en Dieu, perdue etabîmée dans ce souverain Être.
Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur, Mons [ieu] rc, à vos lumières. S’il y a quelque chose de mal expliqué, tant parce que j’ai voulu être courte que parce que mes forces ne me permettent pas d’écrire au long. Je vous dis simplement, comme un enfant, ce que je pense, non pour le soutenir, mais pour m’en éclaircir avec vous, et le soumettre à vos lumières.
– Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 8, « 1688 environ », d’écriture particulièrement rapide et illisible. Notre transcription partielle laisse cependant, tel un monument en ruines, deviner la grandeur de l’élan qui animait Madame Guyon.
1 Il s’agit d’une déclaration (plutôt que sentimens, terme repris du dernier paragraphe : « Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur… ») décrivant les principes qui sous-tendent la vie intérieure. Elle est adressée en lettre ou mémoire, et date de l’époque du premier enfermement.
2 Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […][23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).
alecture incertaine pour ce mot : rentrer. Nous attachons par la suite cette même lettre (a) aux mots de lecture incertaine.
bLa phrase omise ici nous est demeurée obscure (nous lisons : « que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. »).
cou Mons [eigneu] r.
Sire,
Huguet1, conseiller à la Cour, tuteur honoraire des enfants de la Dame Guyon, remontre très humblement à Votre Majesté qu’icelle Dame, ayant eu le malheur d’être soupçonnée d’être engagée dans certaine nouvelle doctrine appelée quiétisme, aurait été par lettre de cachet renfermée dans le couvent des Filles de Sainte-Marie, dans le mois de janvier dernier, où ayant été examinée et interrogée durant trois mois par l’Official2 de M. l’Archevêque de Paris et le Sieur Pirot3 docteur de Sorbonne, ils l’avaient trouvée non seulement éloignée de cette nouvelle doctrine, mais tout à fait soumise et attachée à l’Église romaine. C’est ce que M. l’Archevêque, lesdits sieurs Official et Pirot ont témoigné au suppliant et autres personnes de sa famille, et dont l’interrogatoire signé d’elle fait foi, et [c’est] ce qui obligea M. l’Archevêque d’adoucir la prison de cette Dame le jour de Pâques dernier, lui permettant de communiquer avec toutes les religieuses du couvent.
C’est ce qui donna lieu au suppliant de prier et solliciter M. l’Archevêque de demander à Votre Majesté son entière liberté : ce qu’il n’a pu obtenir jusqu’à présent, disant que Votre Majesté voulait connaître si les bons sentiments de religion où était cette Dame étaient véritables et sincères, et qu’à cet effet, il avait ordonné à la mère Eugénie4, supérieure de ce couvent, d’examiner de près les actions et la conduite de cette Dame. Le suppliant, qui connaît sa piété, sa vertu et bonnes mœurs, a recours à Votre Majesté pour la supplier, avec tous les respects possibles, de se faire représenter l’examen et l’interrogatoire de cette Dame, [et] même de se faire rendre le témoignage de la Supérieure et des religieuses du couvent où elle est depuis huit mois, espérant qu’Elle connaîtra qu’elle mérite sa liberté et d’être rendue à sa famille et à ses enfants, qui le demandent et le supplient avec toute l’instance, le respect et la soumission possible ; ce qui les obligera à continuer leurs prières pour la prospérité et santé de Votre Majesté5.
– Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 21 : « Extrait du placet présenté ensuite au Roi en sa faveur ». Copie. – UL, tome VI, ap. III, Témoignages…, [pièce] D, p. 499. Avant le 13 septembre 1688, v. note 6.
1 « Denis Huguet, conseiller au Parlement de Paris. Par sa mère, il était cousin germain du mari de Mme Guyon, étant né de Simon Huguet, procureur général en la Chambre des Comptes, et d’Élisabeth ou Isabelle de Troyes. À la mort d’Anne de Troyes, il avait été nommé tuteur honoraire des enfants de Mme Guyon, après avoir demandé qu’un tuteur onéraire, Hureau, notaire à Montargis, lui fut adjoint. Lorsque Mme Guyon était en Savoie on en Italie, il fit tous ses efforts pour la déterminer à revenir à Montargis. Lorsqu’il rendit compte de sa tutelle aux enfants émancipés de Mme Guyon, ceux-ci, estimant qu’il n’avait pas assez bien servi leurs intérêts, lui firent un procès (Bibl. Nat., Thoisy, 446, f° 255 et 263). » [UL].
2 Nicolas Chéron « fut, avec Coquelin, élu promoteur à l’Assemblée de 1682 ; la complaisance qu’il y montra lui valut l’abbaye de La Valasse… Il recevait en outre du clergé une pension de quatre mille livres sous prétexte de préparer un recueil des édits et arrêts concernant le spirituel et le temporel, travail dont il n’avait pas fait une page lorsqu’il mourut ». (UL, t. III, p. 380).
3Pirot (1631-1713) : le P. Léonard le considérait comme « l’esprit le plus éclairé de la Sorbonne », mais il ajoutait qu’« il fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient », de sorte qu’il donnait l’impression « d’une espèce de girouette pour la doctrine » (B. Neveu, Le Nain de Tillemont, La Haye, 1966, p. 308). Bossuet réussit à lui faire condamner l’Histoire critique du Nouveau Testament de R. Simon et les Maximes des Saints, qu’il avait d’abord approuvées. (UL, t. II, p. 65, n. 4 ; Fénelon Correspondance Orcibal, Lettre 7B note 2)
4 « Louise-Eugénie de Fontaine (1608-1694), fille d’un secrétaire du Roi, était née de parents protestants ; après la mort de son père, elle se convertit avec sa mère en 1613. Elle fit profession à la Visitation en 1630 et acquit bientôt la plus haute considération, jusqu’à passer pour une autre sainte Chantal ; aussi fut-elle à diverses reprises supérieure de son couvent, qu’elle gouverna pendant trente-trois ans. Même, lorsque Péréfixe voulut changer les dispositions des Sœurs de Port-Royal de Paris touchant le formulaire, il envoya dans cette maison, à titre de supérieure, la mère Eugénie accompagnée de six de ses visitandines (Vie de la Vénérable Mère Louise Eugénie de Fontaine, religieuse de la Visitation de Paris, rue Saint-Antoine, morte le 29 septembre 1694. S. l. n. d., in-12 ; [Quesnel] Lettre aux religieuses de la Visitation de Paris sur la vie de la R. Mère Louise Eugénie de Fontaine, s. l., in-12 ; Sainte-Beuve, Port-Royal, t. IV). » [UL].
5 Mme Guyon fut mise en liberté le 13 septembre 1688 et la copie porte à la suite de la transcription de la lettre : « C’est en suite de ce placet que la dite Dame Guyon, par ordre du Roi, fut rétablie en sa première liberté, et après que Sa Majesté fut informée que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d’une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde à cause de sa beauté et qui est devenue religieuse par le moyen de cette charitable Dame ». Cette note du P. Léonard est confirmée par une lettre conservée dans ses papiers (Archives Nationales, L 22, n° 15) et adressée de Paris, le 20 février 1689, au janséniste Mathurin Quéras, alors prieur de Saint-Quentin de Troyes.
Si j’avais fait la moindre des choses dont on m’a accusée, je n’aurais jamais été, madame, implorer [5 239] votre protection : ma disgrâce m’aurait paru si juste que je me fusse contentée, en me taisant, de souffrir ce que je me serais attiré par ma mauvaise conduite. Mais, madame, le témoignage que me rend mon innocence, a relevé mon courage et m’a fait comprendre que la personne la plus persécutée qui fut jamais trouverait en vous, madame, un asile que votre grand cœur ne refuse à personne. J’ai tout espéré, madame, de votre générosité malgré l’extrême décri où la calomnie m’a réduite. J’ai même cru dès le commencement que vous seriez [5 240] ma libératrice. J’ai cru, j’ai espéré : mon attente n’a point été vaine. Je vous dois tout, après Dieu. Cependant, madame, je me condamne au silence, mes obligations étant d’une nature à m’interdire tout autre parti que celui de demander à Notre Seigneur incessamment qu’Il récompense votre charité envers la personne du monde qui est avec le plus profond respect, etc.
- Vie 3.9.9 : « L’abbesse et le tuteur de mes enfants vinrent me prendre qui témoignèrent bien de la joie […] Ensuite j’allai voir Mme de Miramion […] J’y trouvai par providence Mme de Mont-Chevreuil [intime amie de Mme de Maintenon ajout ms. de Saint-Brieuc] qui témoigna beaucoup de joie de me voir délivrée et m’assura que Mme de Maintenon n’en aurait pas moins ; ce que Mme de Maintenon témoigna elle-même en toute rencontre. Je lui écrivis pour la remercier. Elle me dit que ma lettre lui avait entièrement plu. La voilà : Si j’avais fait… »
Monsieur,
Vous m’avez fait un fort grand plaisir de me donner de vos nouvelles par votre lettre du 12 mai parce que j’étais beaucoup en peine. Je vous remercie de votre charitable soutiena, de la part que vous continuez de prendre à mes intérêts, et du soin qu’il me paraît que vous avez de veiller aux choses qui me peuvent être avantageuses. Ce que vous me mandez de Mr B... 1 s’est trouvé véritable. J’ai suivi exactement votre conseil, et lui ai été rendre visite au lieu que vous m’avez indiqué. Après quelques compliments ordinaires et après s’être ressouvenu d’une lettre de recommandation que vous lui avez écrite en ma faveur, je lui dis que j’étais à [illis.], sans emploi, chez une personne de mes amies, en attendant l’offre de la Providence, qu’on m’avait refusé ma pension et que, ne pouvant me résoudre à plaider pour m’en attirer le paiement, je me trouvais réduite à chercher quelque secours auprès de mes amis, soit pour être placée au diocèse de Sens (d’où je lui dis que j’étais originaire, et dans lequel j’aurais sacrifié mes premières meilleures années pour le service de l’Église), soit pour trouver quelque moyen de m’établir dans d’autres diocèses si Mr l’Archevêque n’était pas [f° 22v°] dans la disposition de me recevoir au nombre de ceux qui travaillent à la vigne du Seigneur sous son autorité. […]
Je l’assurai que ce n’était qu’à l’occasion du livre de Madame G [uyon] — que j’avais acheté d’un libraire de Lyon [et] qui m’était interdit comme aux autres — que quelques personnes passionnées avaient excité quelques troubles contre moi, ce qui m’avait obligée de me retirer d’avec vous pour l’amour de la paix, etc... Il me dit qu’il aurait lui-même acheté volontiers ce livre s’il l’avait trouvé. Voilà comme se termina notre conversation.
Pour la dame dont je vous ai envoyé la Satisfaction2, elle continue toujours à jouir de sa liberté depuis qu’elle lui a été rendue par ordre du Roi. Elle demeure encore avec Madame de M.3 Elle est allée à la campagne pour un mois avec sa fille chez Madame la duchesse de C… 4 pour [illis.] un commencement d’hydropisie que lui a causé sa fièvre quarte dont on espère qu’elle guérira. Elle n’a point été remise entre les mains de ses [f° 23r°] adversaires. Le témoignage de sa conduite, que je vous ai envoyé et qui est venu du couvent de Sainte-Marie, où elle avait été détenue, et dans ce qu’il y est marqué qu’on croyait qu’on la rendrait à ses adversaires, a été [illis.] de sa délivrance. Et cette présomption n’était qu’un effet de la crainte qu’on avait qu’on ne la fît transférer au couvent des bénédictines de Mont [martre], où elle a dit qu’elle n’a point d’autres adversaires que quelques-uns de ses proches parents — entre lesquels on assure qu’il y [en] a de religion5, que ces mêmes parents ont engagés dans leurs intérêts, à dessein de s’assurer du bien de ses enfants. Car, étant aux Bénédictines, on s’était flatté de faire sa fille religieuse, de faire donner un bénéfice au cadet, et de laisser l’aîné occupé aux affaires de la guerre où la vie d’un capitaine, aussi bien que celle d’un soldat [illis.]. Pour cette fin un religieux de sa parenté6 a fait tous ses efforts pour avoir la direction de sa conscience, à quoi elle n’a pas cru devoir [illis.]. Il s’est ensuite ménagé les puissances, et quand l’occasion favorable s’est présentée, on ne l’a pas manquée, afin de la réduire en captivité. Et cela a été suivi de tant d’intrigues que je ne puis vous en faire le détail, outre qu’il faudrait une autre voie que l’écriture pour vous informer pleinement de toutes choses.
Il [y] a un docteur qui a fait comme une sorte d’Apologie pour sa défense7. Des amis même de Mr Arnaud8 ont même prié la dite Dame de leur fournir des mémoires sur toutes les persécutions qu’on lui a faites. Mais elle, craignant de blesser la charité et de ruiner de réputation ses adversaires, n’a pu encore se résoudre à faire éclater ce mystère d’iniquité. [f° 23v°]
C’est par le moyen de cette charitable dame que j’ai vu le livre intitulé l’I. R.9 fait à l’occasion de Mad. de M. et que je n’ai pu lire sans pleurer. Et elle m’a assuré qu’elle a éprouvé une grande partie des afflictions qu’on souffert les Filles de l’En. 10
Le Roi est équitable et quand on manque d’avoir justice dans sa cause, c’est quand Sa Majesté n’a pas connaissance de la vérité. Car quand on la lui fait connaître, on est assuré de sa bonté et de son équité naturelle. C’est ce qui doit bien obliger à prier Dieu pour sa conservation, et pour son conseil. Je vous envois quelques [illis.] que vous serez bien aise de voir. Je souhaiterai connaître votre bon Ecclésiastique que vous m’avez souvent nommé et qui vous envoie quelquefois des livres, etc. Je suis, etc.
– Papiers du P. Léonard, Archives nationales, L 22, no 15, f. 22 : « Je crois cette lettre de l’an 1689, car Madame Guyon fut mise en liberté dans l’automne 1688. »
aLecture incertaine.
1 Ce pourrait être Mr Boileau add. marg. du P. Leonard.
2 Probablement un document rédigé pour satisfaire à une demande d’éclaircissement.
3 Madame de Miramion, v. Vie 3.9.9.
4Charost je crois ou Chevreuse add. marg. du P. Leonard.
5 Ses demi-frères Dominique (barnabite) et Grégoire (chartreux), sa demi-sœur (religieuse ursuline)…
6Dominique de La Mothe. V. Vie 3.1-4.
7 François Lamy, bénédictin (1636-1711). V. DS art. quiétisme.
8 Arnauld — dont la position était modérée : « Le 11 décembre [1688], il jugeait même “fort bonnes et soutenables” plusieurs propositions condamnées ches Molinos… » Orcibal, Études…, « Le Cardinal Le Camus », p. 807, v. note 52.
9 L’Innocence Reconnue je crois add. marg. du P. Léonard.
10enfant Juste je crois add. marg. du P. Léonard. En fait il s’agit du monastère des Filles de l’Enfance, à Toulouse, persécuté et supprimé injustement. Antoine Arnauld venait de publier pour sa défense L’innocence opprimée (1687), ouvrage qui a contribué à la genèse de l’Esther de Racine (1689).
Notre documentation sur les années 1681 à 1688 doit tenir compte de la deuxième partie de la Vie écrite par elle-même et de lettres écrites en 1694 et en 1695 lors d’une enquête menée par le duc de Chevreuse. En voici la liste accompagnée d’extraits brefs rappelant pour chacune son thème principal. Les lettres seront éditées dans le volume II Combats.
Lettre de M. de PRUNEY à ? 6 novembre 1694. « …discorsi con mia madre, per avere l’informazione delle qualita di madama Guyon ; e mi disse che non poteva darle se non buone… » [… j’ai pris dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de madame Guyon ; elle m’a dit qu’elle n’en pouvait donner que de favorables…]
Lettre du CARDINAL LE CAMUS AU DUC DE CHEVREUSE. 18 janvier 1695 : « … J’y ai omis exprès une déposition très fâcheuse d’une Cateau Barbe, qu’elle avait emmenée à Gênes contre le gré de sa mère, parce que cela aurait été trop injurieux à Mme Guyon… »
Lettre de M. D’ARANTHON AU DUC DE CHEVREUSE. 8 février 1695. « … On vous a fait une injustice, si on vous a imputé d’être venu dans ce pays pour y prendre des armes contre la dame que vous me nommez… »
Lettre de Dom RICHEBRACQUE Au DUC DE CHEVREUSE ET A Madame GUYON. 14 Avril 1695. « Madame, Est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu’on m’en fasse l’instrument ? … »
Lettre de Dom RICHEBRACQUE au DUC DE CHEVREUSE. 23 avril 1695. « … que j’ai su en effet l’histoire de la fille [Cateau Barbe] qui se rétracta… »
Nous reprenons le texte constituant la conclusion du dernier volume du Directeur mystique (1726) qui rassemble (surtout, mais non exclusivement) les œuvres de Bertot, posant ainsi Madame Guyon comme héritière dans la lignée mystique. La pagination indiquée entrecrochets est celle du Directeur mystique. Elles sont précédées par l’indication : « Seconde section contenant quelques lettres spirituelles de Madame Guyon qui n’ont point encore vu le jour.. »
Ces lettres sont reprises par Dutoit, vol. 5, p. 464-559 sous le titre : « Quelques lettres spirituelles de Madame Guyon telles qu’elles se trouvent dans le volume IV des Œuvres de Mr. Bertot », avec la note suivante : « Les lettres qui suivent sont adressées au célèbre Mr. Poiret ». En fait seule la quatrième lettre lui aurait été adressée de manière sûre selon l’Indice, p. 630 du même volume : « A Mr. Poiret […] Quelques-unes des Lettres de Me. Guion, extraites du 4e volume de Mr. Bertot, singulièrement la 4e et non pas les 22 lettres, comme porte la note qui est au bas de la page 464. »
Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité. Si l’âme ne perdait point son innocence après son baptême et qu’elle fût instruite de se tourner au-dedans et d’invoquer Dieu, elle y découvrirait cette pente à la réunion et, demeurant sans cesse tournée vers ce je ne sais quoi qu’elle y découvrirait, sans se tourner vers elle ni vers aucune créature, elle découvrirait d’une manière admirable ce Dieu caché dans le fond d’elle-même. Elle éprouverait ce principe vivant qui animerait toutes ses actions.
Mais ceci est très rare que, dès l’enfance, on cherche Dieu de la sorte, ce que l’on aurait fait dans l’état d’innocence et que la grâce de Jésus-Christ [311] nous communiquerait si nous ne perdions pas la grâce du baptême. Mais elle est offusquée1 par le venin du Serpent, ce qui fait que l’âme devient propriétaire et que l’amour-propre, qui se glisse partout, qui se
1Offusquer signifie pendant très longtemps « arrêter dans son fonctionnement régulier ». (Rey).
mélange avec toutes les œuvres de justice et porte sans cesse l’âme à se recourber sur elle-même, à attribuer à son soin et à sa fidélité une grâce si éminente, fait qu’elle se détourne de Dieu. C’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver des âmes qui aient conservé l’innocence de leur baptême, et entièrement fidèles à ne se recourber jamais sur elles-mêmes et à ne se rien attribuer ni approprier, qu’il est inutile d’en écrire.
Il faut en revenir à la conversion. Si une âme, après avoir péché, et qui sent les pointes des remords et un désir véritable de se convertir, prenait la route de son intérieur, c’est-à-dire qu’elle cherchât Dieu au-dedans d’elle-même et qu’elle se tournât à Lui dans son fond de tout le cœur, sa conversion serait tout d’un coup véritable, et elle se perfectionnerait d’autant plus qu’elle s’attacherait plus fortement à Dieu habitant en elle. Elle s’éloignerait de plus en plus de la créature, et par conséquent du péché, car pour retourner au péché, il faudrait qu’elle se détournât encore de Dieu et s’en séparât, car l’homme ne pèche jamais qu’en s’éloignant de Dieu, se détournant de Lui et se retournant vers la créature. Il est donc certain que celui qui, dès le moment de sa conversion, retournerait à Dieu dans son intérieur, et L’y chercherait avec une constante fidélité et y adhérerait sans cesse, serait parfaitement converti du péché à la grâce.
Mais comme la cupidité et les mauvaises [312] habitudes sollicitent sans cesse l’homme animal d’adhérer à elles, et que l’homme spirituel est affaibli par la contradiction que lui donne l’homme animal et par l’empire qu’il a eu sur son esprit, il faut, dans le commencement de la conversion, châtier son corps et vivre dans une mortification continuelle sans se ménager, sans quoi on n’avance pas, et l’on vit toujours dans la nature. La lumière étant alors donnée pour se combattre soi-même, on doit y travailler de toutes ses forces, et se roidir contre ses passions. A mesure que l’âme adhère à Dieu, Dieu la soulage dans son travail ; et la douceur de Sa présence, la paix, tout concourt à rendre ce travail aisé.
Il faut remarquer qu’il est de la dernière conséquence de travailler à la correction des défauts pendant que la lumière est tournée de ce côté-là, car, l’intérieur croissant, la lumière des défauts se perd peu à peu, et l’âme pour ne s’être pas servie de la lumière actuelle, vit avec un mélange de grâce et des défauts considérables. De plus, c’est que, ne travaillant pas avec la lumière actuelle pour ses défauts extérieurs, Dieu ne travaille pas par l’application de la divine justice à purifier les défauts fonciers, l’amour-propre et la propriété. Ainsi sans la fidélité à ce premier travail, on ne devient jamais une nouvelle créature en Jésus-Christ, on n’arrivera jamais en cette vie à son origine et perdra des biens immenses et infinis.
Tout dépend donc d’abord d’une mortification générale, entière et sans interruption, avec une adhérence continuelle à Dieu, soit dans [313] l’oraison soit durant le jour. Et comme Dieu nous aide dans nos faiblesses, Il fait la principale partie de l’ouvrage, car Il ne le fait pas alors entier, laissant occupée la propre activité de l’âme contre elle-même, ce qui l’amortit peu à peu et enfin fait tomber l’âme dans l’état passif. Il faut ajouter à ces mortifications une grande fidélité à remplir les devoirs de son état et préférer l’ordre de Dieu à tout le reste. Dieu donne ordinairement un grand goût pour la croix, et la divine Providence n’en laisse pas manquer. La volonté par cette adhérence continuelle à Dieu se gagne de plus en plus, et devient peu à peu souple, pliable, et conforme à celle de Dieu. L’âme se soumet sans cesse à Dieu et perd aussi toute facilité de raisonner, l’esprit se simplifie insensiblement, en sorte qu’à mesure que la foi s’empare de l’esprit et fait tomber le raisonnement, la charité s’empare de la volonté et lui ôte peu à peu toute activité, comme la foi a ôté celle de l’esprit.
L’âme arrivée ici croit n’avoir plus rien à faire tant elle goûte de paix et de tranquillité. Ce n’est néanmoins que le commencement ; c’est un état tantôt actif, tantôt passif, jusqu’à ce que Dieu, par Son opération en foi et amour, ait absolument détruit toute l’activité de l’âme, et qu’elle devienne passive. Alors non seulement son oraison est passive, mais ses épreuves le sont aussi. L’âme avait bien eu quelques tentations, mais c’était peu de chose : elle discernait fort bien sa résistance, qui lui paraissait d’autant plus vigoureuse que son activité était plus forte. Mais cette résistance même, si démêlée, si aperçue soutenant sa propriété, Dieu lui envoie de plus fortes tentations de toutes [314] manières, car il est alors question d’une purification foncière ; et comme elle a perdu son activité, elle ne résiste que passivement, de sorte qu’elle entre dans des craintes terribles, ne démêlant pas assez sa résistance. Au commencement, elle la discerne encore, mais plus elle devient passive, moins elle la peut discerner. C’est ce qui la met dans des désespoirs effroyables par la crainte d’offenser Dieu. Elle croit même souvent que ses tentations et ses peines lui sont venues par sa faute, quoique cela ne soit point. De sorte que, si elle n’a pas une personne éclairée, elle retournerait sur ses pas, et se trouvant encore plus misérable, ou elle quitte la piété, ou elle se désespère presque.
Que faut-il donc faire en cet état ? Faut-il combattre activement ? Point du tout. Cela est presque impossible, et l’âme rentrant dans sa propre conduite tomberait dans le péché. Que faut-il faire ? S’abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il détruise en nous nos ennemis. S’Il ne le fait pas sitôt, c’est à cause de cet amour-propre qui est comme identifié à nous, et qui se nourrit de ce qu’il discerne, et qui s’attribuerait la victoire que Dieu remporte. Enfin plus les tentations durent longtemps, plus nous devons conclure que notre amour-propre et notre propriété sont fortement enracinés en nous.
Il est d’une grande conséquence de mourir sans cesse à soi-même dans cet état d’épreuve, ne cherchant ni en soi ni en aucune créature de l’appui et du soulagement, se laissant dévorer à la peine, sans se multiplier par actes formés, ni aussi se divertir avec les créatures sous prétexte de détourner sa peine ou de ne pas s’en occuper. Il faut demeurer mort et renoncé [315] entre les mains de Dieu, en Lui faisant un sacrifice de tout soi-même en temps et en éternité. L’âme est, par cette peine, si prodigieusement humiliée qu’elle ne voit qui que ce soit qu’elle ne croie meilleur que soi, même les plus grands pécheurs. Elle se livre à la divine Justice afin qu’elle s’exerce sur elle sans l’épargner, et que, si elle a été assez malheureuse pour offenser Dieu, (ce qui lui est impossible de démêler, ne pouvant être assurée du pour ni du contre,) qu’elle la punisse des châtiments les plus rigoureux. Elle désire d’abord d’être punie en cette vie, mais enfin elle se résigne totalement aux décrets éternels de Dieu sur elle.
Peu à peu, de cette profonde humiliation et de cette haine qu’elle conçoit contre elle-même, elle tombe dans le néant. Elle n’a plus ces peines véhémentes, ce qui lui est une douleur bien plus profonde : elle croit être devenue insensible, elle se croit endurcie, et qu’elle a perdu Dieu. Car plus l’âme est exercée par les peines et tentations, plus Dieu Se cache, jusqu’à ce que l’âme désespérant de toute chose et d’elle-même, elle tombe dans un repos de mort et de néant.
Lorsqu’elle n’attend plus rien, qu’elle n’espère plus rien d’elle ni en elle, c’est alors que Jésus-Christ, cette divine lumière, vient éclairer ses ténèbres et lui dit comme à Lazare3 : « Sors dehors ». Elle sort effectivement de ce sépulcre et est dans un étonnement le plus grand du monde d’apercevoir ce nouveau jour qui n’est encore qu’en son commencement. Elle sent une paix profonde et intime, non sensible. [316] Elle se trouve vivante après une si profonde mort. Elle ne comprend pas encore tout son bonheur, qui croît peu à peu comme le jour. Ce commencement n’est que comme l’aube du jour ou crépuscule, qui s’éclaircit insensiblement. L’âme se trouve si différente de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle ne se connaît plus elle-même ; elle est dans l’admiration et dans un profond anéantissement devant Dieu, se tenant dans sa bassesse et laissant à Dieu faire en elle et d’elle ce qui Lui plaît, sans y prendre aucune part. C’est ici le commencement de la nouvelle créature qui emporte avec soi des états sans nombre. Mais j’ai tant écrit de ces derniers états que ceci suffit.
21 Jean 4, 1.
3 Jean 11, 43.
J’ai vu par votre lettre que vous êtes en peine sur la filiation. Il y en a de deux sortes : l’une qui se connaît par des effets extérieurs. Celui qui nous engendre à Jésus-Christ est notre véritable Père, et N.1 vous doit tenir cette place, puisque Dieu s’est servi de lui pour cela. Il y a une autre filiation qui se fait par le cœur et d’une manière purement intérieure : Dieu donne mouvement à ce cœur supérieur de se répandre dans un autre. Et le divin petit Maître se sert de ce moyen, en sorte que celui pour lequel ce don est fait en ressent les effets d’une manière tranquille et recueillie. C’est une filiation intime et purement intérieure, plus rare que l’autre, qui a besoin d’une grande fidélité et d’une [317] correspondance entière de la part de celui qui doit recevoir, sans quoi la grâce que Dieu répandait par ce moyen, redonde2 sur celui que Dieu avait choisi pour se communiquer. On en trouve deux exemples dans l’Evangile. Lorsque l’hémorroïsse approcha de Jésus-Christ, Il demanda : « Qui est-ce qui m’a touché, etc. ? Une vertu secrète est sortie de moi3 ». Il en est de même de ce cœur maternel : il sent une vertu secrète qui sort de lui pour se communiquer à cet enfant de grâce. Mais lorsque le cœur de l’enfant est inappliqué ou qu’il manque de foi, on éprouve intérieurement ce que dit Jésus-Christ dans une autre endroit : S’ils sont enfants de paix, ils recevront la paix ; mais s’ils ne sont pas enfants de paix, cette paix retournera sur vous4. Ainsi je vous dis qu’il y a de ces filiations purement intérieures et que l’âme goûte en silence lorsqu’elle est préparée pour cela : ce silence est plus efficace qu’une multitude de paroles. Je ne crois donc pas que ce soit cette seconde filiation qui soit entre N. et vous, mais pour la première, dont parle saint Paul, vous n’en devez pas douter.
Il est certain que le démon fait ce qu’il peut pour empêcher l’union des saints. Jésus-Christne demande qu’à réunir tout en Lui, et le démon ne tâche qu’à tout diviser. Mon cher frère, défiez-vous de tout ce qui divise, sous quelque prétexte qu’on se puisse servir. Le démon se sert de l’inquiétude de l’esprit pour tourmenter les enfants de Dieu ; il se sert de certains défauts extérieurs que Dieu leur laisse pour les cacher et à eux et aux autres, pour diminuer [318] l’estime qu’on doit avoir d’eux, ne se souvenant pas assez que Dieu Se sert des choses faibles pour confondre les fortes5. Il est dit6 que, lorsque les enfants de Dieu étaient en Sa présence, Satan se trouvait avec eux. Il en fait de même à présent : il n’y a rien qu’il ne fasse pour diviser, il tente de toutes manières, et c’est une expérience que les plus grands serviteurs de Dieu ont faite. Il tenta Lot de quitter Abraham, sous prétexte que leurs serviteurs ne pouvaient vivre ensemble et qu’il n’y avait pas assez d’étendue pour leurs troupeaux ; vous savez tout ce qui lui arriva après qu’il eut quitté ce grand serviteur de Dieu. Roidissez-vous contre tout ce qui peut vous désunir, Dieu vous ayant unis pour achever ensemble votre course. Je vous dirais volontiers ce que disait le grand saint Antoine à Euloge7 : « vous êtes prêts à paraître devant Dieu, prenez garde qu’Il vous trouve ensemble, afin que vous ayez la récompense qu’Il vous a destinée. » Je ne doute point de votre droiture et de la sincérité de votre cœur, et je suis bien assurée que vous ne voudriez rien faire volontairement [qui pût déplaire à Dieu] 8, mais le démon pallie si fort les choses par ses artifices qu’il ne nous laisse rien à nous reprocher. Y avait-il une plus grande droiture que celle du bon Euloge ? Que n’avait-il point fait pour l’estropié ? Cependant saint Antoine le reprit sévèrement.
Prenez courage, mon cher frère, et notre chère sœur aussi. Je vous souhaite à tous deux toutes sortes de bénédiction. Vos âmes me sont très chères en Jésus-Christ.
1 Il s’agirait de Fénelon ? Nous pensons plutôt à Pierre Poiret, car l’allusion à « l’union des saints » et l’adresse finale à « mon cher frère… », suggère un correspondant protestant. Il pourrait s’agir de Godart van Evijk et de sa femme, membres du groupe de Poiret qui demeuraient à Rijnsburg. (v. M. Chevallier, Pierre Poiret…, p.116).
2 Redonder : au figuré, « être en excès, abonder en ». (Rey).
3 Luc, 8, 45-46.
4 Luc, 10, 6.
[319]Il est vrai, les écrits pour les commençants sont plus à la portée de tout le monde, tout le monde les entend. Mais il y a aussi un inconvénient en cela, que ceux qui ne voient que des écrits pour les commençants, y demeurant attachés toute leur vie sans avancer d’un pas, ne meurent point à eux-mêmes, ne rendent point justice à Dieu, ne restituent point leurs usurpations, et par conséquent ne Lui rendent pas une grande gloire.
Sans s’attacher si fort aux détails des moyens, ceux qui ont appris qu’il faut se renoncer continuellement et mourir par tous les événements de la Providence dans l’état et la condition où Dieu nous a mis, ceux, dis-je, qui savent cela et qui ont une oraison simple, doivent se contenter de ce détail : se beaucoup abandonner à Dieu, se tenir dans un anéantissement profond, n’attendre rien de soi, attendre tout de Dieu, et néanmoins faire tout ce qui se présente à faire à chaque instant. Celui qui saura ces choses, qui sera assez petit pour assujettir les lumières de la raison à la foi, ne manquera pas d’arriver, ayant plus de détails qu’il ne lui en faut. Mais l’esprit de l’homme veut toujours voir un détail pour s’y attacher et pour s’en nourrir, et rentre par là dans la circonférence de lui-même dont on le veut faire sortir ; il ne fait plus que décrire un cercle sans trouver le point central ; et étant arrêté à la circonférence, il n’arrivera [320] jamais au but quand il marcherait sans cesse.
Presque tous les hommes sont arrêtés par leur propre raison, qui veut juger elle-même de ce qui est fort au-dessus de sa portée, et qui, au lieu de devenir assez petite pour en faire faire l’expérience, veut juger des plus profondes expériences. Ces personnes veulent, disent-elles, marcher par la foi nue et l’abandon, et cependant raisonnent sans cesse sur l’un et sur l’autre, et ne veulent point sortir des bornes de leur capacité propre parce qu’ils ne veulent point mourir à leur propre raison ; ces personnes au bout de trente ans seront les mêmes et, se tenant fixées à leurs idées et à leur raisonnement, ne passeront point outre. Tous les détails du monde ne leur serviront de rien, car ils ne feront que les rejeter encore dans la circonférence du raisonnement : ils reculent au lieu d’avancer. Celui qui sait mourir à soi à chaque moment, croire et s’abandonner, deviendra bientôt savant par son expérience. Celui qui ne veut rien pour soi, qui veut Dieu pour Dieu, qui ne cherche que la gloire de Dieu, qui aime Dieu purement, qui ne veut d’autre récompense dans son amour que l’amour même, sera bientôt parfait, non selon ses vues, mais selon Dieu.
Mais pourquoi changer de route ? Pourquoi avez-vous abandonné celle que vous suiviez ? « Je voulais vous tailler à ma mode, dit le Seigneur, je voulais vous rendre selon mon cœur, mais vous n’avez pu porter votre nudité : vous cherchez des habillements : vous êtes autant et plus rentré en vous-même que vous avez fait de pas pour en sortir. Rentrez dans votre simplicité, abandonnez-vous à Moi tout de nouveau, laissez-vous conduire [321], reprenez votre chemin. Ne cherchez que Moi pour Moi, et non pour vous satisfaire en vous-même, et vous rentrerez dans votre voie : Je vous conduirai par tout le soin de Ma Providence, vous serez Mon peuple et Je serai votre Dieu ». Sinon, vous irez toujours dans une route contraire, vous vous éloignerez de plus en plus, vous vous dessécherez, vous irez non dans les ténèbres de la foi, mais dans les ténèbres de vous-même.
5I Corinthiens, 1, 27.
6 Job, 1, 6 - 2, 1.
7 Voir Vitae Patrum Rosweidi Lib. VII chap. 19. Lib. VII c.26 (Poiret).
8 Les crochets indiquent une addition probable de l’éditeur Poiret.
Je vous assure, N.1, que Dieu vous appelle à une foi très simple et très nue, à un certain général que vous éprouvez, et si je puis avoir certitude de quelque chose, c’est de cela. Loin qu’une foi particularisée et une oraison discursive vous fussent avantageuses, elles vous nuiraient beaucoup, parce qu’elles entretiendraient votre raisonnement, qui est tout ce qu’il y a de plus mauvais chez vous. Ce raisonnement, en vous tirant de la simplicité de la foi, vous jetterait dans un labyrinthe d’incertitudes, vous multiplierait en vous-même et serait contraire au dessein de Dieu sur vous.
Soyez donc certifié que Dieu vous appelle à une oraison très simple, à une foi pure, nue et générale. Il veut être le principe de votre oraison. Quand vous n’aurez qu’un simple recueillement, demeurez-y : c’est le meilleur pour vous, étant cela où Dieu vous appelle. Lorsqu’Il vous donnera quelque vue ou goût particulier, soit de Sa [322] volonté soit de Sa Providence, recevez-le de même : tout ce qui vient de Dieu, ne multiplie point. Ce qui pourrait vous nuire est ce que vous vous donneriez vous-même, sous quelque prétexte que ce puisse être, appréhendant d’être oisif et de vous dénuer 2 trop tôt. Laissez-vous en la main de Dieu qui prend soin de vous.
Les distractions vagues de l’imagination n’interrompent point l’oraison, pourvu qu’on ne s’y entretienne pas volontairement. Je crois comme vous qu’une oraison trop longue ne vous accommode pas : une faite par reprise vous conviendrait davantage. Cependant il ne faut pas vous étonner des sécheresses ; elles sont utiles. Lorsque vous êtes trop distrait, un simple retour au-dedans suffit, soit adorant la divine volonté qui vous tient en cet état pour vous purifier, soit en vous supportant vous-même et votre pauvreté, rendant hommage par elle à l’indépendance divine. Ne désirez ni un état ni un autre, mais d’être à chaque moment comme Dieu vous fait être.
Jusqu’à ce que l’âme ait une longue habitude au recueillement, il lui est fort pénible : Dieu tire d’un côté, l’habitude et les sentiments de l’autre. C’est quelque chose qui divise ; à la suite, cela vous sera plus facile. Je voudrais que sitôt que vous vous sentez attiré au recueillement, vous cessassiez toutes choses dans l’instant pour vous habituer au repos ; quand ce ne serait que pour des moments, ce moment aura toujours son effet, car ces moments sont des touches qui portent effet dans l’âme quoiqu’on n’en connaisse rien, car quoique les touches ne soient que pour des moments, l’effet reste subsistant, comme un coup de lancette laisse une [323] cicatrice : ainsi ces petits moments de grâce sont très efficaces, pourvu qu’on ait la fidélité de n’en laisser passer aucun sans y correspondre. C’est la voix du Verbe qui appelle. Cette fidélité à correspondre à ces moments est plus essentielle pour avancer qu’une longue oraison. La raison de cela est que c’est nous qui choisissons nos temps, mais, alors, c’est Dieu qui appelle et qui est le principe du temps et de la prière.
Dieu, qui vous appelle à la simple unité, n’a garde de vous donner du goût pour les mystères en particulier, etc., parce que cela, en vous multipliant, vous empêcherait de tomber dans l’unité. Mais lorsque étant réduit en unité, vous aurez trouvée Dieu Lui-même, qui vous invitera à vous perdre en Lui, vous trouverez en Lui tous les mystères sans vous multiplier, et d’une manière admirable. Mais le temps n’en est pas venu. Il faut donc à présent tendre à l’unité et éviter tout ce qui peut vous multiplier. Rien ne peut vous multiplier que votre propre action sous bon prétexte. Croyez ce qu’on vous dit au-dessus de vos vues, de vos lumières et de vos sentiments. Lorsque Dieu a choisi un moyen pour nous faire connaître ce qu’Il veut de nous, il Le faut croire sans envisager ce moyen, mais simplement Dieu qui nous a choisi un tel moyen : le plus faible et le plus pauvre est le plus propre en Sa main.
Si Dieu a les desseins sur vous qu’Il m’a fait connaître, et si vous n’y mettez point d’obstacle, vous éprouverez encore plus votre misère et pauvreté, afin que, n’attendant rien de votre propre industrie, vous vous jetiez à corps perdu dans le divin abandon.
Ce que vous dites de votre état est vrai, c’est — [324] à-dire cette tendance vers Dieu qui vous invite amoureusement et vous donne l’instinct d’y correspondre. Toutes les créatures paraissent peu au cœur qui a goûté Dieu. La plus grande marque que Dieu est dans un cœur, c’est qu’Il fait disparaître tout le reste, comme il est dit que les montagnes se sont évanouies en la présence du Dieu de Sinaï 1.
1 Cette lettre est adressée à Pierre Poiret, v. notre note qui introduit les 21 lettres présentes. Compte tenu de son caractère introductif à l’oraison simple, il s’agit peut-être ici de la première d’une série à laquelle certaines des lettres suivantes appartiendraient. Poiret fut un pasteur protestant philosophe disciple de Descartes et estimé par Leibnitz, ce qui explique la critique qui suit du « raisonnement ». On note l’inutilité d’une « foi particularisée » : Fénelon tenta en vain de convertir le pasteur.
2Dénuer : démunir.
1 Psaumes 96, 5 et 67, 9.
Tant que nous désirons des assurances dans notre voie, nous sommes accablés d’incertitude, et c’est une peine qui dure longtemps et qui augmente toujours considérablement. Cette peine sert à exercer l’âme, mais elle ne la fait point avancer et ne la purifie que médiocrement, l’arrête et recule même souvent, à moins qu’elle n’en fasse l’usage que je vais dire : c’est de s’abandonner totalement à Dieu et de redoubler son abandon à mesure que l’incertitude augmente. Lorsqu’on en use de la sorte, l’incertitude fait beaucoup avancer l’âme, la purifie, la fait mourir à elle-même, et fortifie son abandon à un point qu’elle arrive à se déprendre d’elle-même, s’abandonnant au-dessus de tout intérêt propre, croyant au-dessus de toute foi comprise, espérant contre l’espérance même. Comme la foi et l’abandon ôtent tous les appuis, l’âme reste incertaine, car le [325] plus fort appui est la certitude. Il n’y a qu’à s’abandonner toujours plus fortement au-dessus de toute certitude ; alors, sans trouver de certitude, on trouve l’immuable.
L’incertitude ou plutôt la peine de l’incertitude ne vient que de l’amour de nous-mêmes, et de ce que nous n’abandonnons pas assez à Dieu tout ce qui nous concerne pour entrer dans l’amour de Son ordre et de Ses desseins éternels sur nous. L’incertitude vient de retour sur nous-mêmes : tout retour sur nous-mêmes vient d’amour-propre, sous quelque bon prétexte qu’on le fasse et quel nom qu’on lui puisse donner. Le parfait amour est comme une pure flamme qui monte toujours en haut et qu’on ne recourbe point vers soi-même.
Vous me répondrez : « Mais je ne sais si ce que je fais déplaît à Dieu, et c’est ma peine ». Si vous n’êtes qu’incertain, allez votre chemin en vous abandonnant sans réserve à Celui qui ne peut se méprendre et qui ne veut pas vous tromper. Si vous êtes certain de ne pas faire Sa volonté, donnez — vous bien de garde de [ne] jamais faire ce que vous êtes certain que Dieu ne veut pas de vous. A l’incertitude, il faut l’abandon total, mais à la certitude d’un mal, il faut plutôt mourir que de le commettre ; cette règle est certaine. Evitez tout ce que vous connaissez avec certitude être mal ; lorsque vous avez fait quelque chose qui ne vous a pas paru mal avant que de le faire, et qu’ensuite la réflexion vous fasse douter et hésiter, il n’y a alors qu’à s’abandonner à Dieu sans réserve. Il ne faut pas agir dans le doute ; mais quand une chose est faite, il faut agir avec Dieu en enfant et s’abandonner [326] pour tout ce qui en peut être et arriver. De cette manière, l’incertitude, loin de vous nuire, vous servira : ce sera comme un coup d’éperon pour réveiller votre abandon, empêchant qu’il ne s’engourdisse.
Ô Lumière éternelle, conduisez vous-même N. dans ces sacrées ténèbres qu’il faut franchir pour vous trouver, puisque, selon l’Ecriture1, un nuage épais vous environne, et ailleurs2, une eau ténébreuse et profonde. Mais à quoi servent les paroles, ô Seigneur, si Vous-même ne les imprimez dans le fond de son cœur ? L’habitude de raisonner fait un obstacle si grand à l’abandon, à la foi nue, au pur amour, que c’est à vous, Seigneur, à détruire cette habitude. Nous frappons à la porte : Vous seul la pouvez ouvrir. Et quand vous l’aurez une fois ouverte, qui pourrait la refermer ?
Ô Tout immense, il n’importe de quel moyen vous vous servez pour nous enfoncer dans notre néant, pourvu que nous puissions dire avec le Prophète-Roi : « J’ai été réduit au néant et je ne l’ai pas su3 ». Car tant que dure la voie de l’anéantissement, nous ne comprenons point que c’est pour nous anéantir que Dieu permet tout ce qui nous arrive ; nous ne le connaissons que quand il est arrivé. Et à quoi le connaît-on ? Ecoutons Job : « J’ai été réduit à néant, il a emporté mon désir comme un vent4. » Ainsi qu’un vent impétueux enlève tout ce qui est léger, le néant enlève tous les désirs ; or, c’est à cette impuissance de désirer qu’on connaît qu’on est anéanti. Celui qui ne désire [327] plus, se contente de tout, se trouve bien partout, ne cherche et ne craint rien.
Voilà le néant où Dieu vous appelle. Vous n’y arriverez que par un abandon généreux qui vous fasse outrepasser toute vue et tout sentiment, par une foi dénuée de tout appui, par un amour pur qui exclut tout intérêt propre.
1 Ps. 96, 2.
2 Ps. 17, 12.
3 Ps. 72, 22.
4 Job 30, 15.
Ce serait une idée bien illusoire de croire qu’il fallût, par des péchés, risquer son éternité pour l’amour de Dieu. Celui qui n’aime pas assez Dieu pour ne pas appréhender de Lui déplaire, ne L’aimera jamais assez pour Lui abandonner, absolument et sans restriction, son sort pour le temps et l’éternité. Ce même Sauveur qui a dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être son disciple1, nous a aussi assuré2 que nul ne peut assez donner pour sauver son âme ; que, quand on donnerait tout ce qui est au monde pour la sauver, ce n’est rien en comparaison du prix de notre âme, qui a coûté tout le sang d’un Dieu. Il dit aussi : Celui qui veut perdre son âme pour l’amour de moi, la sauvera par cette perte3 ; mais Il ne parle de la perdre pour Lui qu’après avoir perdu tout le reste pour la sauver. Comment celui qui tient à mille choses serait-il en état de perdre son âme pour Dieu ? [328]
Lorsque nos péchés sont effacés par la pénitence, et que nous sommes dans une résolution sincère de plutôt mourir que d’offenser Dieu, alors l’âme peut et doit abandonner son sort entre les mains de la Justice pour le temps et l’éternité. Il faut pour cela qu’on n’ait que des péchés passés, et non des présents. J’appelle péchés présents ceux qu’on a encore inclination de commettre, et lorsqu’on n’est pas prêt de les éviter au dépens de sa vie. Celui qui n’est pas résolu d’en éviter pour jamais l’occasion, qui flatte ou entretient le penchant de son cœur, est bien éloigné de cette charité qui fait dire à saint Paul : Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, etc. ne sauraient nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ4. Celui qui a des attaches est bien loin de donner tout son bien aux pauvres et de livrer son corps aux flammes, qui sont des actions qu’on peut néanmoins faire sans charité. Comment aurait le pur amour celui qui, étant tout enfoncé en soi-même, est plein de soi, de raisons et d’opinions ?
Le pur amour est si grand, si élevé, que rien moindre que Dieu ne peut l’arrêter un moment. Son feu monte toujours en haut et ne penche jamais d’aucun côté. C’est cet amour que la multitude des grandes eaux ne saurait éteindre, car, comme il est dit dans le Cantique5 : « Quand l’homme donnerait tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, il le compterait pour rien au prix de la charité. » Cette charité a porté Jésus-Christà quitter le sein de Son Père pour notre amour, et nous craignons d’abandonner [329] un pays où nous trouverions immanquablement la perte de ce même amour ! « Ecoutez6, ma fille, quittez la maison de votre père, et le roi concevra de l’amour pour votre beauté. » Votre âme sera véritablement belle, si vous renoncez toutes choses et vous-même pour son amour.
Mais, grand Dieu, que nous en sommes loin ! Nous avons quitté le péché, mais nous en conservons l’inclination. Nous ne combattons pas nos penchants : loin d’en avoir de l’horreur, nous y pensons avec plaisir. Nous nous éloignons toujours plus de la vérité en nous affermissant dans nos pensées et nos inclinations. Or la vérité est charité, et la charité ne se trouve point en dehors de la vérité. On trouve bien quelque ressemblance de charité, mais ce n’est point elle-même, comme ces fausses pommes qui ressemblaient si fort aux véritables, qu’on ne pouvait les discerner qu’en les ouvrant. Il ne faut pas flotter entre deux termes : il faut choisir l’un ou l’autre.
Je prie Dieu de vous envoyer Sa véritable lumière, d’éclairer votre esprit, d’embrasser votre cœur, et de vous faire faire la véritable Pâque. Après que les Israélites eurent passé la Mer rouge, ils ne la repassèrent plus pour retourner en Egypte. Je prie Dieu qu’Il vous donne quelque Moïse. [330]
1 Luc 14, 33.
2 Marc 8, 37.
3Matth. 10, 39.
4 Rom. 8, 38-39.
5 Cant. 8, 7.
6Ps. 44, 11-12.
Dieu ne détruit jamais les vertus comme vertus, mais il détruit la propriété de ces mêmes vertus. Dieu, loin de détruire les vertus théologales, les rehausse et ennoblit admirablement. La foi n’a donc garde d’être détruite en l’âme ; au contraire, elle est tellement fortifiée dans les choses essentielles à la religion qu’elle y devient inébranlable, et ce qui avait paru douteux à la raison faible et flotteuse est imprimé dans l’âme avec des caractères ineffables et ineffaçables. Ce que Dieu détruit est le propre raisonnement. Car, quoique la foi soit si conforme à la raison, elle ne peut admettre le propre raisonnement. Il faut marcher de foi en foi d’une foi qui ne nous est obscure qu’à cause de la faiblesse des yeux de notre entendement, dans une foi nue. Remarquez que c’est toujours foi, et non destruction de foi, ce qui serait une folie.
Nous l’appelons foi nue parce qu’elle est si pure qu’elle n’admet aucun raisonnement pour croire. Elle croit parce que cela est, sans chercher de certitude ni de lumière. Car loin que les lumières et les certitudes servent à la foi, elles la détruisent, car qui dit croire suppose qu’on ne voit point, qu’on ne sait point. On ne croit point ce qu’on voit ni ce dont on est certain. La foi a en elle-même une certitude infaillible, mais cette certitude est en elle [331] et non en moi1 ; ainsi je dois m’attacher uniquement à elle, sans chercher en moi des certitudes qui lui seraient entièrement contraires et qui ne m’assureraient jamais moi-même. Car les mêmes raisons qui m’assurent aujourd’hui, seraient détruites demain par d’autres raisons qui me paraîtraient plus probables2 ; ainsi, je rendrais ma foi sujette à mon raisonnement, au lieu de captiver mon raisonnement sous le joug certain et infaillible de la foi.
Dieu ne détruit donc pas la foi : Il l’affermit et la perfectionne par la destruction de tout raisonnement, de toute lumière acquise et infuse, qui sont entièrement opposés à la foi. L’amour pur et généreux n’admet rien non plus de toutes ces choses : il soutient la foi en l’âme, lui faisant sentir que tout ce qui n’est point Dieu est indigne d’elle. Ainsi la foi sert, également avec la pure charité, à perdre l’âme en Dieu, où la foi se trouve absorbée et surmontée par la charité et non pas détruite ; au contraire, elle acquiert dans l’amour une dignité qu’elle n’avait point auparavant. [332]
1 La foi étant un élan ne peut s’appuyer sur nous-même.
2 On trouvera un écho de ce recours à la foi seule jusques chez S. Kierkegaard, influencé par G. Tersteegen disciple de Poiret : ainsi dans son Post-scriptum il nous présente un philosophe âgé qui découvre le nouveau livre qui remet son système en cause.
Nous1 sommes bien éloignés de vouloir poser des bornes à la puissance de Dieu, et nous sommes persuadés qu’il y a différentes routes, quoiqu’elles doivent toutes aboutir au même chemin, qui est Jésus-Christ. Mais si on ne pouvait pas se méprendre, saint Jean ne nous dirait pas1a d’éprouver les esprits, et2 : « Ne croyez pas à toutes sortes d’esprits. Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes poussés », dit Jésus-Christ. Le zèle peut donc venir d’un bon et d’un mauvais esprit, c’est pourquoi le discernement des esprits est si nécessaire. Notre-Seigneur Jésus-Christn’a-t-Il pas dit3 que, dans les derniers temps, il y aurait des faux prophètes ? Et plus ces derniers temps approchent, plus nous devons craindre et pour nous et pour nos frères : la charité chrétienne demande cela de nous. Il ne suffit pas d’une bonne intention pour n’être pas sujet à la méprise, car les apôtres avaient [333] de bonnes intentions dans leur zèle. Et si l’Ange de ténèbres ne se transformait pas en Ange de lumière4, il n’y aurait pas tant de méprises, et on ne nous en aurait pas précautionnés.
L’Esprit souffle où il lui plaît5 : c’est au fruit qu’on connaît l’arbre6, car les voies extraordinaires doivent porter des fruits extraordinaires. Quand cela n’est pas, nous devons les suspecter. Les prophètes de Baal étaient en grand nombre, mais il n’y avait qu’un prophète du Seigneur7, et je vous assure que l’Esprit du Seigneur ne se communique guère de la sorte. Le prophète Balaam a dit8 des choses plus admirables que les autres prophètes.
Lorsqu’une impulsion extraordinaire fait agir, et qu’un esprit étranger commande avec empire, tout ce qui se dit dans ce temps doit être la vérité et ne doit point impliquer contradiction. S’il est vrai que ce soit Dieu, tout ce qui se dit dans ce temps actuel de l’impulsion d’un esprit étranger doit être absolument véritable ; si cela n’est pas, il faut conclure que l’Ange des ténèbres s’est transformé en Ange de lumière.
J’estime tout à fait la droiture et les bonnes qualités de N., mais qu’il se souvienne que les Pères des déserts envoyèrent éprouver saint Siméon Stylite et ne l’éprouvèrent que sur son obéissance9, tant les voies extraordinaires ont toujours été suspectées et examinées de près. Ce grand saint ne fut-il pas trompé lui-même lorsqu’il allait monter sur le chariot de feu, croyant être enlevé au ciel comme un autre Elie10 ? [334]
L’attache et l’amour de l’extraordinaire vient ordinairement d’un goût secret de notre propre excellence, ce qui fait que nous nous imaginons facilement que Dieu nous meut et nous pousse ; et cet amour ou certitude en nous-mêmes des choses extraordinaires est [le lieu] où la propre excellence se mêle le plus, et par conséquent ce que le démon contrefait plus facilement. Si le démon ne faisait faire que des choses mauvaises, il serait bientôt reconnu, et le cœur droit le discernerait d’abord et s’en défierait. Le diable est éloquent, il parle de Dieu parfaitement, il est chaste, il souffre ; mais il est toujours démon, parce qu’il ne saurait être humble, simple et docile. Le démon paraît zélé, charitable ; il n’est rien moins que cela. Ce fut l’amour de la propre excellence qui le fit tomber du Ciel ; il tâche de nous inspirer la même chose. C’est pourquoi saint Paul dit11 : Quand je donnerais mon corps aux flammes, etc. Si je n’ai la charité, je ne suis que comme un airain battu, car l’airain fait grand bruit lorsqu’on le frappe, mais il est vide par le dedans.
Ce qui est impétueux au-dehors est souvent vide. L’Esprit du Seigneur, dit Elie12, n’était point dans le vent impétueux, lorsqu’il était à la porte de sa caverne ; il n’était ni dans le feu ni dans la commotion ou tremblement de terre ; mais il se trouva dans le zéphir, parce que l’inspiration du Seigneur est délicate. Mais dira-t-on, le zèle d’Elie a été fort impétueux ? Cela ne venait que pour des grandes choses, et la prophétie était accompagnée de la vérité et du don de miracles : hors de cela, il passait sa vie dans la solitude et sur la montagne, ou dans les cavernes. [335]
Tout se passait dans l’Ancien Testament par l’extraordinaire. Mais depuis la naissance de Jésus-Christ, plus les choses sont simples et paraissent arriver comme tout naturellement, plus elles sont de Dieu. Ce qui arrive à Jésus-Christ, lorsqu’Il naît dans une étable, arrive comme tout naturellement : la Sainte Vierge est obligée de se faire enrôler, étant de la race de David, et obéissant aux puissances temporelles ; ne trouvant point de place dans les hôtelleries, Il est obligé de naître en une étable ; Il fuit en Egypte pour éviter la persécution comme un homme ordinaire. Il n’y a que les dernières années de Sa vie où, étant obligé de fonder Son Eglise et de détruire celle qui était établie sur des miracles si éclatants, Il fait quelques miracles et guérisons. Sa doctrine est simple et naïve, mais pleine d’une grâce divine. Il ne laisse pas, dans cet état tout simple, d’accomplir les Ecritures. La vie cachée a été Sa nourriture : il semble que le peu qu’il y a eu d’éclatant, Lui échappait comme malgré Lui, car durant trente années il n’est rien dit de Lui que ces paroles : Et il leur était soumis13, à la réserve de Sa dispute au milieu des docteurs. Mais pour faire voir qu’Il ne faisait des miracles éclatants que pour gagner un peuple mené par l’extraordinaire et dont le goût était l’extraordinaire, Il a voulu mourir pauvre et nu au rang des malfaiteurs, préférant la pauvreté, la souffrance, l’humiliation, le mépris et la confusion à tout le reste. Il semblait détruire par Sa mort ignominieuse ce qu’Il avait établi par l’éclat de ses miracles, tant Il préférait l’un à l’autre. La Sainte Vierge a mené une vie commune. [336]
Mais enfin, tendons à n’être rien ni à nos propres yeux ni à ceux des hommes, etnous serons dans la vérité. Le démon n’entre point dans ce sentier, il s’en éloigne, parce qu’il est naturellement superbe. Je prie Notre-Seigneur de faire entendre la vérité de ces paroles et de les imprimer dans le cœur d’une personne que j’estime véritablement, et auquel je souhaite le vrai bien, qui est qu’il soit animé de Jésus-Christ, simple, petit, tranquille, renoncé et mourant à tout. Amen, Jésus.
1Ecrite à l’occasion de certains nouveaux prophètes qui, se voyant désapprouvés de l’auteur dans une lettre (Voir la lettre 124 du 4e volume des lettres [éditée dans ce volume, D.4.124]), répliquèrent là-dessus qu’on voulait poser des bornes à la puissance de Dieu, etc. (Dutoit). — Il s’agit decamisards émigrés, « french prophets » qui firent sensation en Angleterre et en Ecosse, (ils passèrent à Edinburgh en 1709) : « their whole bodies trembled and twitched […] the messages which came from the lips of these unconscious instruments were of destruction because of God’s wrath. They called for repentance… » (v. la notice qui leur est consacrée par Henderson, Mystics of the North-East, p. 191-196). Toute une littérature de controverse se développa autour d’eux ; Henderson édite une correspondance à leur sujet entretenue par G. Garden, ami de Poiret et guyonnien (Id., p. 224).
1aI Jean, 4, 1.
2 Luc, 9, 25.
3 Mt, 7, 15.
4II Corinthiens, 11, 14.
5cf. Jean, 3, 8.
6cf. Mt, 7, 16-20.
7III Rois, 18, 22.
8 Voir Nombres, chap. 23 et 24.
9Voir Rosweidi Vit. Part. L. I. p. 177. (Dutoit).
10 Voir sa vie, chap. 6, dans les Vies des saints Pères des déserts. (Dutoit).
11I Corinthiens, 13, 1-3.
12III Rois, 19, 11-13.
13 Luc, 2, 51.
Quand je ne serais pas aussi convaincue que je la suis, ma chère sœur, que tout ce qui n’est pas fait par amour, mais avec gêne et contention, ne saurait subsister longtemps, votre lettre m’en aurait persuadée. L’homme est tellement né pour la liberté que tout ce qui le contraint lui est un supplice, parce qu’il le met dans un état violent ; et cette nature contrainte est comme un oiseau, qui a rompu le filet qui le retenait, et qui prend d’autant plus d’essor qu’il avait été plus gêné. Il vous est arrivé de même : vous vous êtes jetée dans l’autre extrémité, et vous avez donné l’essor à vos passions parce que vous vous étiez gênée avec excès. L’amour sacré fait faire sans gêne les choses les plus gênantes, et tout le bien dont il n’est pas l’auteur, est un supplice.
Vous avez eu grand tort de vous prendre à [337] Dieu de toutes vos peines, puisque, loin qu’Il en soit l’auteur, c’est vous qui vous [vous] les êtes causées, par la résistance que vous lui avez faite. Et vous avez éprouvé par là la vérité de ce passage : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix1 ? Dieu vous avait fait une très grande grâce qui était de vouloir vous conduire Lui-même à Sa mode et non à la vôtre. Au lieu de vous soumettre à Lui, vous Lui avez toujours résisté, et cette résistance a été la source du dérèglement de vos passions et ensuite de toutes vos peines. Si vous aviez soumis votre cœur et votre esprit au fort et puissant Dieu, Il vous aurait conduit, et vous auriez éprouvé une liberté douce, ainsi que Jésus-Christle dit Lui-même : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libre2.
Or, cette liberté consiste à être assujetti à ce Fils bien-aimé qui est à notre égard voie, vérité et vie3 : voie pour nous conduire, vérité pour nous éclairer comme notre lumière et nous instruire comme notre Maître, et vie pour nous animer. Vous vous êtes opposée à tout cela : vous avez voulu suivre votre propre voie que vous vous étiez tracée vous-même, et vous n’avez pas suivi Jésus-Christdans le chemin où Il voulait vous mener ; et vous avez voulu suivre les règles et les méthodes de votre propre raison, et n’avez pas reçu la vérité ou lumière, Jésus-Christ ; vous avez voulu vivre en vous-même et dans votre bien-être, et Jésus-Christ voulait être votre vie, que vous ne vécussiez [sic] plus, et qu’iI vécût seul en vous. Dieu est infiniment [338] jaloux de Son domaine et de Sa sainteté : Il voulait vous assujettir à Son empire, et vous Lui avez résisté pour agir à votre mode ; Il voulait être saint en vous, et que vous Le laissassiez agir en vous sans vous en mêler, et qu’Il fût Lui-même votre sainteté, ainsi qu’il est écrit : Je me sanctifie moi-même pour eux4.
Que faut-il faire pour remédier à cela ? C’est de laisser Dieu faire tout en vous, sans vouloir vous en mêler ni y mettre la main, sous quelque prétexte que ce puisse être, car, ma très chère sœur, toutes peines de révolte contre Dieu ne viennent que de nos résistances. Lorsque nos peines viennent simplement d’épreuves de Dieu, elles font souffrir à la vérité, mais ces souffrances, quelques grandes qu’elles soient, sont accompagnées, si ce n’est d’une résignation aperçue, du moins d’un fond soumis qui ne résiste pas. Le trouble vient de la même chose lorsque ce trouble dure. Car la paix sèche et le non-trouble ne quitte point une âme qui ne résiste pas à Dieu. Que faut-il donc faire ? Rien, rien, rien, mais vous abandonner à Dieu sans réserve. Il faut le laisser maître de votre oraison et de toute votre conduite, et vous vous trouverez tout autre. Que votre oraison soit une simple exposition devant Lui ; restez abandonnée ensuite. Vos actes, vos prières ne sont que des assurances que vous cherchez et des appuis à la nature que Dieu rejette, et où vous ne trouverez jamais la paix. Vous vous éloignez toujours plus par votre activité du but que vous cherchez. Si vous saviez vous abandonner à Dieu en temps et en éternité, ce serait la meilleure préparation à la mort que vous puissiez faire, et votre salut serait [339] d’autant plus assuré en Dieu, qu’il le serait moins en vous.
Il ne faut pas croire que Dieu rejette tout le bien que vous voulez faire. Ce n’est pas le bien que Dieu rejette : Il en est incapable, puisqu’Il est la sourcede tout bien. Mais le bien n’est bien, qu’autant qu’Il le connaît pour tel et qu’il est selon Sa volonté. Ce que Dieu rejette, ce sont les œuvres propriétaires, ou la propriété dans le bien, c’est-à-dire ces œuvres dont nous sommes en quelque sorte le principe, quoique la grâce les accompagne, l’opération du moi , ce qui m’est propre, qui sont les œuvres de la volonté de l’homme, et non celles de la volonté de Dieu qui sont les vraies bonnes œuvres, et non une multitude d’œuvres propriétaires qui n’ont que très peu de valeur devant Dieu. Dieu vous avait choisie pour vous conduire, et pour faire, comme dit l’Ecriture5, en vous, toutes vos œuvres. Loin de céder à ce Dieu plein d’amour et de bonté, vous Lui avez résisté de toutes vos forces, et avez été par cette résistance la cause de toutes vos peines. Il voulait vous rendre heureuse, et vous vous êtes rendue misérable.
Quittez donc toute action, toute pratique, qui ne sont pas absolument nécessaires dans votre état : abandonnez-vous à Dieu pour le temps et l’éternité. Laissez-Lui opérer votre salut, qu’Il vous prépare Lui-même à la mort. Vous retrouverez la paix, la liberté, la joie, et peut-être la santé, car la peine de la résistance altère souvent l’esprit, cause la folie ou le désespoir. Laissez tout faire à Dieu, ne vous mêlez plus de l’œuvre. Vous avez fait trop de tentatives inutiles [340] et trop vu votre impuissance. Il y a trop longtemps que vous résistez à Dieu ; cédez-Lui une bonne fois pour ne vous plus reprendre et ne plus vous mêler de vous.
Méprisez les ruses du démon, qui veut vous donner de la vanité. C’est pour vous tirer de l’oraison simple qu’il vous embarrasse l’esprit de tout cela. Car comment prendre de la vanité d’une chose où vous n’avez aucune part, et dont Dieu seul est le principe ? Ayez de la vanité de ce qui est à vous, on vous le permet. Or vous n’avez en partage que le néant et le péché ; c’est ce qui vous appartient, tout le reste est à Dieu. C’est donc à Dieu, selon l’Écriture, qu’appartient la gloire de toutes nos œuvres 6. Ne nous glorifions comme saint Paul7 que de nos faiblesses.
Je vous porterais compassion de toutes vos peines que vos résistances ont causées, si je n’espérais qu’elles vous rendront fidèle à vous laisser conduire à Dieu, et que vous étant si mal trouvée de vous être mêlée de vous, vous n’aurez plus envie de le faire. Pour le mépris de vos sœurs, c’est une excellente chose qu’il faut recevoir de tout le cœur. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses8.
1 Job 9, 4.
2 Jean 8, 36.
3 Jean 14, 6.
4 Jean 17, 19.
5 Isaïe 26, 12.
6 Isaïe 26, 12 et Matt. 5, 16.
7II Cor. 11, 30.
8 La destinataire inconnue pourrait être sa cousine, Melle de la Maisonfort.
Ce que fait la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison ; elle combat [341] souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé ; et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable qui avait ajusté toutes choses dans la même raison autant juste qu’éclairée, est de sentir que peu à peu cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude. Cela est toujours plus de cette sorte jusqu’à ce que la foi, par son obscurité sèche et pénible, ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons, et ensuite, ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.
L’âme conduite de la sorte, voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle, et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on ne parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement, et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christde la ruine de la raison ; c’est alors qu’Il devient notre propre conduite et qu’Il semble que la foi disparaisse pour [342] donner lieu à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.
Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille, en la manière que je l’ai dit, sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout dégoût, tout vouloir et non-vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne tout ce qui Lui plaît et en la manière qu’il Lui plaît.
Quoique la foi travaille en même temps, le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plus tôt détruite que la raison, et qu’elle perd très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner ; cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, l’on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consume le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.
Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même, et c’est elle cependant qui se perd la première, car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car l’on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.
Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes1, d’expliquer les choses plus au long : il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on vous veut conduire [343] et où l’on vous conduira sans doute, parce qu’il faut qu’un autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous possédez vous-même, mais de quoi vous peut servir votre raison lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis avec Jésus-Christ parlant à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne vouliez point aller1.Oh ! n’est-il pas juste que Jésus-Christ règne ! qu’Il règne et que je périsse !
1Poiret ?
2 Jean 21, 18.
La lettre que je vous avais écrite a fait dans votre âme l’effet que Notre-Seigneur en prétendait, qui est de vous élargir le cœur et vous communiquer paix et force pour passer l’état qu’il veut assurément vous faire passer. Ce qui a duré tout le temps que vous êtes restée fixe et ferme à ne vous épargner en quoi que ce soit de tout ce que Dieu pourrait vouloir de vous ; ce qui comprend bien des choses. Car quoique l’on ne pénètre pas en détail ce que Dieu pourrait vouloir, ce qu’Il ne montre pas toujours, ce consentement implicite suffit, comme la Sainte Vierge, en consentant à être la mère de Dieu, consentit implicitement à tous les travaux et les suites de cette maternité.
Soyez donc assurée que Dieu ne fait jamais rien faire d’extraordinaire à une âme qu’Il n’ait tiré son consentement, ou implicitement ou en [344] détail. Si vous étiez restée ferme à cette résolution de vous abandonner sans réserve, votre paix aurait toujours duré ; mais la nouvelle qui est venue vous a mise en réflexion et en retour sur vous-même, et par cela vous êtes rentrée en vous, car vous deviez agir, n’ayant un quart d’heure, comme devant y être plus longtemps. Étant rentrée en vous, vous êtes tombée dans la réflexion, et les avis du P.1, étant venus au secours de votre raison, ont fait du ravage en votre âme. Vous ne devez pas vous étonner de cela. Cela vous arrivera bien des fois avant que vous soyez établie dans l’état ferme d’abandon. Plus vous avancerez et vous précipiterez avec courage, plus vous serez forte, mais non pas à couvert de ces vicissitudes d’embarras, de peines et de scrupules, qui seront d’autant plus violents que l’état sera plus poussé et que la raison y perdra toute prise.
Le P., n’étant pas hors de la raison illuminée de la foi, ne peut pas conduire dans un chemin qui le passe absolument, de sorte qu’il est impossible que vous entriez sans vous troubler dans ce qu’il vous dit, ni qu’il entre dans votre voie, qui sera toujours pour lui abîme impénétrable. Et c’est la différence des âmes poussées violemment par le démon d’une manière ouverte ou cachée qu’il leur reste toujours l’appui de la violence ; et quoiqu’elles ne le voient pas et se croient bien perdues, la marque qu’elles ne le sont pas autant qu’elles se le persuadent, est qu’une perte plus naturelle, plus insensible, et où il ne paraît rien de violent, les effraie, et ils ne la peuvent supporter même en choses de moindre conséquence.
Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, non à [345] vous regarder et à suivre une fidélité qui vous paraisse telle, mais à vous perdre à l’infini : c’est la voie de Dieu sur vous. Tout ce qui n’est point cela, quelque grand et saint qu’il vous paraisse, et qu’il le soit en effet pour les autres, ne l’est point pour vous. Les conseils qui ne sont pas perte totale peuvent bien vous arrêter quelque temps, vous brouiller et vous faire entrer en vous-même ; mais ils ne vous communiqueront jamais paix et joie au Saint-Esprit, largeur et immensité dans l’immensité même. Je ne m’étonne point du dégoût ; cela vous fera un bon exercice. Mais portez tout avec courage ; c’est le temps de tout dévorer.
Quoique les dispositions où vous ont mise les conseils du P. soient bonnes en elles-mêmes et admirables pour une âme autre que la vôtre, elles ne vous sont pas utiles, parce que votre défaut n’est pas la présomption, mais la timidité, et que vous avez besoin de courage pour avancer et de vous perdre absolument de vue, de sorte que tout ce qui vous arrête en vous pour peu que ce soit, quand ce serait pour y pratiquer les plus admirables vertus, n’est plus ce qu’il vous faut. Aussi Dieu, qui a de vous un soin particulier, en vous remettant dans votre place a réveillé en vous l’instinct d’avancer et d’outrepasser tout, ce qu’il a appuyé d’un nouveau courage pour vous perdre, puisque vous ne pouvez avancer qu’en vous perdant.
Laissez donc tous les conseils et votre raison pour vous perdre dans l’abîme inconnu où Dieu vous conduira Lui-même si vous Le laissez faire, et si vous suivez en paix Ses démarches, sans vous regarder un moment sous quelque prétexte que ce puisse être. Ceci est ce que Dieu [346] veut de vous ; n’hésitez plus. La conformité de ces avis à ceux de M. Bertot2 devrait vous assurer. Mais il ne s’agit pas de chercher d’assurance, mais de vous perdre. Il vous viendra souvent dans l’esprit que vous êtes trompée et que l’on vous trompe. Ne cherchez point dans la raison des arguments pour prouver le contraire, mais dévorez tout cela, et soyez affamée de votre perte, vous mettant avec générosité au-dessus de vous-même et de tout intérêt quel qu’il soit. Je sais bien à qui je parle, et ces avis ne sont que pour vous.
1 Le P [ère] n’est pas connu.
2Des lettres et opuscules de Bertot (1620-1681), le maître de Madame Guyon, circulaient entre la France et la Hollande avant l’édition du Directeur Mystique.
Qui peut mettre des bornes au pouvoir divin pour dire : « Si l’état a été de Dieu, il doit suivre telle et telle chose » ? On veut se soutenir par quelque endroit, et lorsque tout soutien manque, c’est alors que l’esprit subtilise1 pour en trouver en quelque chose. Se reprenne et se garde qui pourra ! Pour moi, je ne puis ni ne veux faire autre chose que de me laisser davantage. Plus ma perte est assurée, et plus je suis bien, puisque celui qui n’a prétendu que de se perdre doit être entièrement content lorsque sa perte est plus sûre. Mais vouloir trouver son salut en soi-même lorsqu’il faut tout perdre en Dieu, ou prétendre sortir de sa perte, c’est n’être qu’à demi-perdu.
O vous qui êtes à Dieu, et qui valez quelque chose, conservez ce qui vous reste, ou tâchez de retrouver ce que vous avez perdu. Mais [347] pour ce cœur, il demeure perdu sans ressource, et a plus d’horreur de se regarder soi-même que du diable. Que Dieu garde ce qui est à Lui, ou qu’Il laisse perdre ce qu’il ne veut pas, que Sa volonté soit faite ! Mais il est impossible à une âme perdue en Dieu de se trouver pour s’observer, non seulement comme dans l’état passif, où cela est bien d’une autre manière ; mais c’est que celui qui n’est plus ne peut s’observer ; s’il se trouve pour cela, il est quelque chose. L’âme peut bien voir ce qu’on lui fait voir, mais ce n’est plus en elle ou comme à elle, mais hors d’elle. Il n’y a rien que le rien et la perte totale pour cette âme. Oh ! brûlez, perdez, s’il y a encore à perdre, ou s’il reste quelque chose ou au-dehors ou au-dedans qui ne soit pas perdu ! Ô Dieu, vous avez tout pouvoir ! Traitez du moins cette créature à Votre gré, mais j’aimerais mieux périr mille fois que de me trouver pour faire le moindre bien par moi-même.
Ô homme, tu veux toujours subsister en quelque chose ! Tu veux te trouver dans ta perte ! Tu veux ton salut pour toi où tu disais te vouloir perdre ! Ô Dieu, soyez seul Dieu ! Faites à jamais de ce méchant néant tout ce qu’il Vous a plu ! Qu’il soit effectivement perdu ! Il n’a pas prétendu autre chose lorsqu’il s’est jeté dans l’abandon entier, il n’a point espéré qu’un secours favorable l’en tirerait. D’où vient donc que lorsqu’il se voit comme dans l’abîme, il frémit, il pâlit, il regarde de tous côtés s’il lui peut venir quelque secours, et n’en trouvant point, il se plaint à soi-même d’y être tombé ?
Ô âme, demeure dans ton rien ! Il faut y mourir, il faut y suffoquer, il faut tout perdre sans [348] espoir de le retrouver jamais. Mais hélas ! Où est le cœur qui est absolument sans tendance ou sans espérance, ou qui, après la perte de toute espérance conçue et de tout appui, n’a pas quelque sombre douleur ? … 2
1 Entre dans des subtilités.
2 Le reste de cette lettre manque. (Dutoit).
Vous demandez trop de raison, et vous voulez trop raisonner et trop d’assurance. Je n’ai nulle règle à vous donner, vous ferez ce que Dieu vous inspirera : soit que vous résistiez, ou que vous suiviez Ses mouvements, Il vous instruira par votre expérience, et Il ne vous laissera jamais égarer, ni rien retenir, sans vous faire sentir, par la gêne où Il vous mettra, ce qu’Il veut de vous. Soit que vous mouriez de douleur ou d’autre chose, c’est toujours mourir, mais, croyez-moi, si vous mourez, ce sera d’une bonne mort. Plus vous serez peinée, plus vous aurez de santé : Dieu est assez fort pour soutenir votre santé et votre esprit. Et quand il les faudrait perdre, tout n’est-il pas à Lui ? Je n’ai donc rien à vous dire là-dessus, sinon de vous laisser à Dieu : Il saura fort bien faire de vous tout ce qui Lui plaira. Pour M., il s’étrangle et le doit toujours faire, ne suivant rien que le mouvement de Dieu, et non de la cupidité.
Je n’ai aucune assurance à vous donner : peut-être serez-vous perdue1 tout de bon, je ne suis [349] caution de rien. Vous voulez des règles et des mesures dans ce qui est fait pour faire perdre toute mesure. Laissez-vous à Dieu, et faites ce qu’Il vous fera faire. Quand je ne serais plus au monde, Dieu saurait bien vous faire tomber dans l’abîme.
Communiez le plus souvent que vous pourrez. Ne craignez point ce que vous m’avez mandé, Dieu ne le permettra jamais. Je ne suis nullement surprise de toutes les pensées que vous avez, si cela n’était pas de la sorte, vous ne mourriez jamais à vous-même. Il est bon qu’il y ait quelque chose en vous de particulier qui vous fasse perdre toute assurance.
Soyez persuadée que N. est capable de tout ; si vous avez mouvement de lui parler, il ne vous en faut point retenir par les considérations de votre raison. N. a passé des trajets qu’assurément vous ne passerez pas. Je n’ai jamais parlé à lui, mais je n’en suis pas moins savante. Il y a une manière de se connaître qui n’attend pas la découverte des personnes mêmes.
Vous voudriez être perdue et trouver des assurances dans votre perte, cela est tout à fait impossible. Il faut que tout périsse, il ne doit point y avoir de réserve pour Dieu. Vous n’êtes pas à bout de douleur et d’angoisse. Il est inutile que vous cherchiez de l’appui dans l’exemple d’autrui. Dieu ne permettra pas que vous en trouviez. Et quand vous verriez plusieurs exemples semblables au vôtre, Dieu permettra plutôt que vous crussiez toutes ces personnes dans l’illusion que de vous les laisser voir comme appui.
Laissez-vous donc sans autre soutien que la perte même où le cœur se glace par l’assurance de sa perte totale, qui sera bien autre lorsque [350] vous verrez les choses augmenter, loin de diminuer, et aller contre les idées d’état et de perfection, même dans cet état que vous vous êtes figurée selon vos vues. Plus vous avez été sage et prudente, plus vous avez eu d’égard2, plus tout vous paraîtra étrange. Je ne dis pas de vous précipiter, car je serais bien fâchée que vous prissiez de loin des idées de faire ou de ne pas faire. Mais je vous laisse à Celui qui saura bien vous faire faire Sa volonté, et après, ôter toute idée que vous l’ayez faite pour ne vous laisser voir que la nature toute pure. Et ce qui est pis, c’est que souvent l’on fait les choses comme une bête sans savoir pourquoi on les fait.
1 Au féminin chez Dutoit. On appréciera la vigueur de la direction donnée.
2 Avoir égard : surveiller, examiner.
Les esprits purifiés non par leur propre vertu, mais par l’abandon parfait et par le passage de leur volonté en celle de Dieu, s’écoulent les uns dans les autres, et tous ces ruisseaux ainsi mélangés se perdent dans la mer et ne font qu’une même chose avec elle. L’âme de David1 fut collée à celle de Jonathas lorsqu’il le vit, parce qu’ils se trouvèrent conformes : c’est un échantillon de la pénétration des esprits bienheureux. Il me semble que tous les mystères du temps et de l’éternité s’éprouvent dès cette vie.
Vous verrez bientôt comme Dieu ôte à [351] l’âme toute répugnance quelque légère qu’elle soit, pour tout ce qu’Il peut ordonner d’elle, et cela à tel excès qu’elle ne voit rien de bon ou de mauvais que ce que Dieu voit pour elle. Elle n’a plus nul retour, comme elle n’a plus d’intérêt. Si elle craint plus une disposition qu’une autre, quelque étrange et pleine de misères qu’elle lui paraisse, elle vit et subsiste encore, et n’est point propre à être perdue en Dieu. Un corps mort se laisse jeter par les vagues de la mer également dans la boue ou sur le sable, dans les abîmes ou sur les rochers. Le corps vivant se défend de tout cela, et tâche avec un reste de force de gagner le rivage et d’approcher du bord ; à mesure que ses forces se perdent, il se laisse emporter au gré des ondes, mais il se laisse emporter comme malgré lui ; il a ou quelques rayons d’espérance, ou bien il est saisi de transes mortelles et accablé de désespoir. Mais sitôt qu’il est expiré, il n’a plus aucune de ces choses, ni crainte, ni désespoir, ni répugnances : il est balloté et le jouet des vagues ; cependant il n’a aucun intérêt pour soi, quel qu’il puisse être ; il en est incapable. Et si l’âme est bienheureuse, ne voit-elle pas avec plaisir son corps être le jouet des ondes, comme elle a été le jouet de la Providence ? C’est la fortune d’un homme abandonné à Dieu que d’être de cette sorte le jouet de la Providence.
Je vous dis ceci, car c’est à quoi vous êtes particulièrement destiné, à cette souplesse infinie sous la main de Dieu. Il vous jettera quelquefois dans la boue, d’autres fois Il vous mettra sur le sable ; et lorsqu’il vous paraîtra être arrivé au port, de cette même main, comme une vague, Il vous enfoncera dans le plus profond [352] de Lui-même2, et tout cela sans que vous changiez de situation.
Regardez-vous donc comme une personne qui n’est plus à soi, et qui étant achetée d’un grand prix, est dans l’absolue disposition de celui qui l’a acquise. Votre affaire est de vous laisser en la main de Dieu : qu’Il sauve ou qu’Il perde, qu’Il tue s’Il veut, qu’importe ? Ô M [onsieur], que j’embrasse de tous les bras de mon cœur, soyez à Dieu de cette sorte, et avec tant de dégagement pour vous-même, qu’à quelque état qu’Il permette que vous soyez réduit, vous ne tâchiez pas d’y apporter de remède. Ne vous regardez pas même, mais portant les intérêts de mon Dieu et de Sa volonté souveraine, entrez dans Son parti contre vous-même : frappez ce qu’Il frappera, laissez tout enlever sans exception. Qu’Il profane, s’Il veut, Son lieu saint, qu’Il détruise les sabbats, qu’Il renverse les autels, qu’Il y mette la désolation ; tout cela ne vous touche plus. Plus vous serez appauvri, couvert de boue en apparence, et plus vous serez bien, supposé l’entière désappropriation et la perte de tout intérêt. Vous verrez que le ver est fait pour la boue, et non pour être dans des lieux ornés, qu’il trouve là son centre et son repos. Et à mesure que la suprême partie de nous-mêmes est abîmée en Dieu et y trouve son parfait repos, ce qui est de nous en nous, ou plutôt ce qui appartient proprement à l’homme, trouve le sien 3 dans la misère et la faiblesse. Il n’y a que l’expérience qui puisse parfaitement instruire de ceci.
1I Rois 18, 1.
2Peut-être : de vous-même. (Dutoit).
3 II Cor. 4, 7-12, 9-1
A L’AUTEUR :
Je suis comme une personne bannie de son pays, qui ne sait ni où elle est, ni où elle va, et à quoi aboutira la vie qu’elle mène, et qui néanmoins ne s’inquiète de rien et va au jour la journée, persuadée qu’elle perd son temps, et qui passe par-dessus tout, et est contente, gaie et libre plus qu’elle n’a jamais été. Mes fautes mêmes ne peuvent me toucher, quoique tout le monde les voie, et que je sois presque toujours convaincue que mon état n’est point ce que l’on pense ; que je suis sortie de ma voie par ma faute, pour n’avoir pas assez rempli chaque degré, et pour avoir trop peu nourri mon âme, n’avoir pas fait toutes mes actions, mes lectures, mes oraisons et communions avec assez de préparation, c’est-à-dire avoir suivi ma vivacité, et m’y être laissée emporter ; et qu’enfin mon état est tout naturel ; que je ferais bien de me soumettre à recommencer et à reprendre mes règles pour toute ma journée et de m’y attacher malgré ma répugnance, qui n’est peut-être que naturelle, — le néant et la cessation de toutes choses que j’aime, et où je retombe toujours pour tout exercice, n’étant qu’inutilité en moi. Je me persuade que, si mon état est de Dieu, mes forces diminueront encore : car souvent je ne laisse pas d’avoir une paix ou calme aperçu ; souvent aussi il n’y a que l’égarement et la distraction.
RÉPONSE :
[354] Vous dites bien que vous êtes comme une personne bannie de son pays, car le dessein de Dieu est de vous chasser de chez vous, où vous avez toujours demeuré d’une manière tranquille et paisible dans un fond vaste : il faut perdre toute demeure et être bannie de tous les êtres pour entrer dans le parfait néant. Si Dieu a de plus grands desseins sur votre âme, vous verrez par les pertes infinies qu’Il vous fera faire, combien vous êtes éloignée du parfait dénuement ; et ce que vous nommez perte et dureté, vous paraîtra un grand salut au prix de ce qu’il vous faudra éprouver. Dieu est impitoyable : ce que la guerre laisse, la famine le tue ; ce que la famine a laissé, est détruit par la peste ; et le feu consume ce que ces trois fléaux ont épargné. Voyez combien il y a encore à perdre avant que d’être perdue en votre être original.
Si vous croyiez que votre état fût bon, ce serait un grand soutien : il faut perdre toute confiance que cela soit. Je ne voudrais ni vous assurer, ni que vous fussiez assurée de n’avoir pas perdu votre voie et de ne l’avoir pas perdu par votre faute. Si vous ne perdiez jamais votre voie, comment vous égarer et vous perdre ? Celui qui se perd, ne se perd que parce qu’il s’égare et s’écarte de la route ordinaire qu’il ne peut plus retrouver. S’il marchait un chemin battu [355] et connu, quand il ne le serait que de lui seul, il ne s’égarerait jamais. Perdez donc toute voie, tout sentier, et n’en trouvez plus. Vous avez jusqu’à présent possédé votre voie, quoique d’une manière fort simple ; il faut à présent vous égarer pour vous perdre. Mais comment vous perdre ? Peut-être d’une manière toute divine, qui charme l’âme et l’enlève ? C’est tout le contraire : toutes ces assurances vous soutiendraient sur l’eau, et vous empêcheraient de tomber dans le fond de la mer où vous devez trouver tout votre bonheur. Il faut vous perdre dans la perte même, dans un précipice autant affreux qu’il est inconnu.
Comment recommencer une voie que l’on ne possède plus ? On est égaré, il est aussi difficile de trouver le commencement que la fin. Il ne faut plus penser à reprendre une voie, mais à marcher errant et vagabond dans le désert tant qu’il plaira à Dieu nous y laisser. Que si nous mourons en chemin, qu’importe ? Dieu sera glorifié de notre défaite. Si nous trouvons un abîme, et que nous tombons dedans sans trouver de main favorable pour nous en tirer, à la bonne heure : nous en serons plus tôt perdus. Il ne faut non plus se soucier de soi-même que d’un chien mort, ni de toutes les créatures. Dieu suffit à Lui-même, c’est assez. Notre intérêt n’est rien.
Oubliez-vous le plus que vous pourrez, et si vous tombez dans l’abîme, ne le regardez pas pour avoir compassion de vous-même. Je n’en aurai point non plus, je vous assure ; au contraire, comme cruelle, je me rirai de votre perte, votre égarement fera mon plaisir. Dieu semblera rire de vous, comme Il fait des pécheurs. [356] Oh ! que cela sera grand si cela vous contente ! comme il plaît infiniment à Dieu ! Dieu dissimule, pour ainsi dire, que cela Lui plaît, Il semble même S’irriter quelquefois. Tout cela ne doit point faire reculer : il faut demeurer dans l’abîme jusqu’à ce que Dieu en tire Lui-même. Vous avez raison de croire que vos forces diminueront encore. Soyez persuadée que la perte n’est qu’à peine commencée.
Je prie Celui qui m’a fait vous écrire cela de vous le mettre dans le cœur, vous donnant le courage qui vous est nécessaire pour vous perdre autant qu’Il le désire.
J’ai beaucoup de joie lorsque je reçois de vos nouvelles, parce que vous m’êtes chère en Notre-Seigneur, et vous la serez d’autant plus que vous vous perdrez davantage. Il est vrai que je ne le puis assez dire, qu’il se trouve peu d’âmes qui veulent bien se perdre sans ressources et entrer dans l’abîme sans fond avec un courage infini. C’est là où il n’y a plus de vue de récompense, puisqu’il n’y a plus qu’une assurance de perte totale sans rien qui puisse paraître de Dieu. C’est bien en se perdant que l’on sert Dieu pour Lui-même, et sans aucune vue de récompense, puisqu’il n’y a plus de propre intérêt et que l’on ne pense non plus à soi-même, pour le temps ni pour l’éternité, que si l’on n’était pas au monde. [357]
O heureuse perte, tu apportes tout bien ! Mais où te trouvera-t-on ? Hélas ! que tu es rare ! Je ne vois de tous côtés que des gens qui s’éloignent de toi et qui te regardent avec horreur, comme si tu devais leur apporter tous les maux, ignorant que tu es la source de tous biens, mais biens qu’ils ne trouveront jamais en eux-mêmes. Ils ne les trouveront qu’en Jésus-Christ, s’y perdant sans ressources, et après s’être perdus sans espoir, mais perdus dans la perte même.
J’avoue, N., que l’abîme dans toute son étendue est encore loin. Vous êtes cependant sur le bord de l’abîme, et déjà sur le penchant du précipice. Perdez-vous y sans retour, perdez-vous. Oh ! que si vous aviez assez de cœur pour vous y jeter comme une folle ! Mais patience ! Perdez-vous donc peu à peu, puisque les choses sont disposées de la sorte. Souffrez, soutenez, mourez par les agonies effroyables qui vous sont préparées de toutes manières. Ne faites non plus d’état de votre âme, de votre corps, de votre santé, de votre propre salut, du temps et de l’éternité que d’un moucheron.
Mais que dis-je ? Ne fais-je point un blasphème ? Non. Courage ! Dévorez, consumez. Perte, perte sans vue, sans retour, sans s’effrayer des folies de l’imagination, des désirs qui semblent venir du cœur, et de mille autres choses. Vous ne serez jamais mieux que lorsque vous croirez être absolument mal. Mais à quoi cela aboutira-t-il ? A l’abîme, à la perte, et perte sans ressource. Mais cela est horrible à penser ! Il le sera bien plus à dévorer. Ne vous épargnez donc pas, et ne dites pas : « Je pouvais éviter cela. » Vous ne l’avez évité que trop, puisqu’il [358] y a longtemps que vous avez été arrêtée en vous-même sous bons prétextes. Et vous y seriez peut-être restée toute votre vie, si Dieu n’avait pris soin de vous envoyer quelqu’un pour vous en tirer. Oh ! que vous étiez bien chez vous pour vous ! L’ordre et la paix y étaient admirables. Mais que vous y étiez mal pour Dieu, qui était privé de Son plaisir lorsqu’Il vous comblait de plaisirs ! Ne vous mettez non plus en peine des fautes que vous voyez dans les autres que de celles que vous faites vous-même. Laissez tout tel qu’il est.
Vous éprouverez souvent de pareilles angoisses à celles que vous avez souffertes. Mais courage ! Le temps de la mort est venu : il faut mourir sans miséricorde. Mourez par tout ce qui se présente à chaque moment, quel qu’il soit, sans vouloir ni ajouter ni réfléchir sur quoi que ce soit. Dieu saura vous faire des morts proportionnées à ce que vous êtes. Vous ne mourrez point selon vos vues, mais selon la volonté deDieu, et Ses desseins éternels. Vous verrez que Dieu agira en maître, et qu’Il vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il veut de vous. Courage sans courage ! Car la mort est longue, ennuyeuse et angoissante pour les sens.
Prenez les petits soulagements nécessaires pour votre santé. Oubliez-vous profondément, devenez cruelle sur vous-même. Il est temps de témoigner à Dieu votre amour. Vous L’avez aimé en vous, en goûtantl’amour : il faut L’aimer en Lui, sans goûter l’amour, dans la perte de toutes choses. Ô heureuse mort qui produit une si divine vie ! Ô heureuse perte qui opère un tel salut, non en nous, mais en Dieu ! Ô heureux néant qui donne le Tout. Mais que [359] dis-je ? Perte, mort, néant qui fait passer dans le Tout immuable, et change ce rien en Son Tout, sans qu’il cesse d’être rien : Dieu lui tient lieu de tout, sans y rien prendre pour soi. Dieu Se suffit à Lui-même, et c’est assez.
Ô Amour ! Jusqu’à ce que l’âme soit en la main de Dieu comme un chiffon serait en la main d’une personne pour se laisser tourner, mener, salir, et blanchir, elle n’a point le pur amour et l’abandon parfait. Tant qu’elle a quelque réserve, quelque reste de ménagement, pour petit puisse-t-il être, l’amour pur n’est point satisfait. Ô Amour, je commence de comprendre et de connaître, du milieu du profond abîme de boue où je suis descendue, quel est votre règne parfait.
Dieu n’est point parfaitement souverain, si, au moindre signal, l’âme ne se précipite sans ordre ni raison dans Son bon plaisir. Ici, il n’est plus question d’un commandement, d’une force, d’un entraînement puissant, il suffit du moindre signal. Oh ! afin qu’une âme ait cette souplesse et cette suprême indifférence, et cette égalité parfaite à suivre sans aucune réserve tous les premiers mouvements de la grâce, les plus légers et imperceptibles, par quels étranges renversements et précipices la faites-vous passer ! Je comprends, ô mon Amour-Dieu, que c’est pour cette seule chose que vous faites passer de si [360] étranges états. On est longtemps dans la disposition de tout cela hors de l’état, mais sitôt que l’état est arrivé, qu’il est réel ! Oh ! l’on se défend, l’on ne s’y laisse aller que le plus tard que l’on peut, et après s’être défendu ! Mais où trouve-t-on des âmes qui ne résistent plus ?
Ô Amour ! c’est ainsi que vous me voulez ; vous me le faites assez entendre par votre langage muet. C’est à cette seule chose que vous me destinez. Ô loi, ô oraison, ô vertu, ô méthode, ô prudence, ô sagesse, ô soin pour Dieu, pour les créatures, ou pour soi, vous n’êtes plus de saison pour cette âme ! Ô Amour, achève et fais tout sans résistance ! Oh ! qu’il me semble que tu es bien véritablement le maître en cette maison qui commence à être tienne ! Oh ! si je pouvais dire ce que je conçois de ton véritable honneur, de ta véritable gloire ! Mais je ne serais pas comprise ni entendue. Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; pour moi, tout mon bien est de laisser régner Dieu.
Ô mon Dieu, il me semble que c’est à présent que je Vous aime, ou plutôt que l’Amour-Dieu est Dieu souverainement. Oh ! non, non, je ne puis ne pas avoir cet amour pur, sans bornes ni limites ! Oh ! non plus de résistance, d’hésitation, de défiance, ni de défense ! Ô Amour maître, Amour souverain. Je ne puis l’expliquer, mais il est aussi réel [qu’il est réel] que j’ai un être, que cet Amour est tellement étendu dans toutes ses parties par cet abandon total, non d’actes, mais d’action et d’effet, que je ne le puis exprimer. Oh ! la créature n’a pas ce pur amour, si elle n’en suit à l’aveugle le plus simple et léger mouvement !
[361] Je ne puis vous expliquer l’abîme d’abjection où je suis, et quelque chose en moi en crie : « Encore plus ! ». Quoique ce renfoncement soit extrême, je ne puis rien exprimer là-dessus, car cet état encore ne dit point comme ces âmes sont, qui veulent l’abjection et la croix avec courage et comme quelque chose de glorieux. Mais c’est d’une manière terrassée comme un morceau qui m’est propre, comme, si vous voulez, les damnés dirent 1 : Montagnes, écrasez-nous. Ce n’est pas cela encore, car c’est quelque chose de plus abject que l’abjection, mais plus paisible que la paix même. Quand vous avez dit à la messe2 : Je suis un ver et non un homme, mais l’opprobre des hommes, c’était, ce me semble, mon endroit. Je me suis mise en repos, en posture d’oraison, et il m’est venu dans l’esprit comme si Notre-Seigneur me disait : « Je ne veux plus que tu te justifies, mais Je veux que l’on croie, et que tu laisses croire, tout ce que l’on voudra de toi, sans dire un mot ». Et il m’est venu plusieurs fois ces paroles3 : Vous serez tous scandalisés en moi.
1Apoc. 6, 16.
2Ps. 21, 7.
3 Marc, 14, 27.
Oh ! comment pourrais-je exprimer l’état où je me trouve1 ? Quelque chose en moi [362] voudrait crier de toutes ses forces, mais la voix est arrachée, et il ne se trouverait personne pour entendre ces cris. Cette créature pleure et se lamentesans pouvoir dire ni connaître ce qui la réduit à cet état, car elle ne voit ni n’aperçoit nulle cause de sa peine. Et elle ne peut pas dire même que ce soit peine, parce qu’il y a une distance quasi infinie entre l’esprit et cette partie abandonnée, et quoique la douleur soit extrême, il semble qu’elle me soit étrangère. Le corps brisé et moulu ne demanderait que la terre, ou du moins un lieu de repos, mais il ne lui est pas accordé ; et cette nature abandonnée d’une manière indicible regarde comme une insensée de tous côtés, d’où pourrait lui venir du secours, sans qu’elle en puisse demander pour peu que ce soit, ni même en désirer.
Mais loin d’en trouver du côté du ciel, qui est fermé pour elle, et qu’elle n’ose même envisager, ni du côté de l’Esprit, — c’est que cet Esprit est bandé contre elle d’une manière qui ne se peut comprendre, et s’Il pouvait ou la plaindre ou la regarder, ce serait avec indignation de ce qu’elle n’a pas assez de maux ; non qu’Il lui souhaite des maux et des peines pour la purifier, car il n’y peut penser ; mais la voyant livrée, Il ne saurait s’en soucier ni l’envisager, mais la laisser comme une chose qui ne Le touche pas — cependant cette créature crie, se lamente et ne sait que faire, parce qu’elle ne trouve personne qui ait pitié de son mal et veuille la soulager : elle ne peut même penser au soulagement.
Elle ne peut ni ne doit espérer la fin de ses souffrances, elle se désespère de ce qu’elles ne sont pas plus extrêmes : leur augmentation serait un rafraîchissement qu’elle demandait autrefois ; [363], mais elle n’ose ni l’espérer ni le prétendre : c’est une grâce dont elle est indigne et dont elle se voit rejetée. Oh ! tout ce qui sert pour punir et les plus misérables et les plus criminels n’est pas pour cette créature abandonnée et bannie de tout refuge ! On ne saurait croire comme tout ce qui serait le plus cruel et le plus extrême serait un refuge pour cette créature, si on voulait la recevoir. Mais ce n’est pas pour elle. Ô Seigneur, Vous avez créé l’abîme pour les démons, et les démons seraient infiniment plus malheureux qu’ils ne sont s’ils ne le trouvaient pas ; et il m’est aisé de comprendre que ce lieu infiniment cruel, étant ordonné pour les recevoir, est pour eux un lieu de miséricorde, parce que s’ils ne le trouvaient pas, ils seraient bien plus à plaindre.
1 S’agit-il de la nuit mystique ? Cette série de lettres nous semble antérieure ou située au début de la rencontre avec le Père Lacombe. Le style ressemble à des pages écrites par la jeune Madame Guyon (A.S.S., ms. 2057).
Le livre que je vous envoie, surtout le 13e chapitre, me paraît très conforme à l’état que j’ai passé il y a déjà longtemps. Cette pensée ne peut subsister en moi par réflexion, à cause qu’il met cet état si relevé que je ne sais que dire. Cependant mon expérience me fait voir qu’il y en a encore un plus simple, plus nu, plus rien, plus Dieu. Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder1. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde.
L’état que je porte2, autant que je le puis comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée, est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. [365] Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.
Autrefois, elle était insensible aux peines dans les temps de jouissance à cause de la profonde paix qu’elle goûtait, qui lui durait longtemps, et aussi aux faiblesses mêmes. Mais ici, ce qui la rend insensible, est qu’elle l’est pour tout, aussi bien pour Dieu comme pour tout le reste, pour tous ses intérêts, qu’elle ne distingue jamais s’ils ne lui sont montrés par quelqu’un. Elle est comme une chose qui ne se peut exprimer, tant pour le créé que pour l’incréé. Et il semble quelquefois que les grâces viennent comme chatouiller la partie propre, qui est dans un fort grand éloignement, mais la volontéreste en ce qu’elle est : l’âme ne peut distinguer ni la nature ni la grâce, ne sachant si la grâce est devenue naturelle, ou si la nature est devenue grâce. Mais lorsque certaines faveurs viennent qui semblent revivifier cette nature, elle paraît alors dans un étage bas et éloigné ; mais pour l’ordinaire, il n’y a nulle distinction.
Je cherche dans les livres, et je ne trouve rien pour moi, ni qui exprime, non ce que je sens, mais ce que je ne sens pas. Cela m’étonnerait, si je pouvais ou douter ou être étonnée ou être incertaine, mais tout cela est bien éloigné de ceci. Je trouve seulement une chose, qui est que, lorsque je me vois abandonnée de toutes créatures, la nature ou la grâce veut pour un instant s’en réjouir ; mais toute joie est ôtée aussi bien que toute tristesse : l’âme ne [366] correspond ni à l’une ni à l’autre, et ne peut qu’être immobile, soit que vous la laissiez ou non.
Il me semble cependant que Dieu veut que je vous dise tout, et je le fais sans me mettre en peine du succès. Si je vous ai celé quelque chose sur ce qui regarde les autres, c’est l’appréhension de blesser la charité, non que j’ai cette vue actuelle, mais c’est que je crois facilement le bien des autres, et j’oublie presque tout. Cet oubli incommode le prochain humain, à qui peut-être je ne rends pas les devoirs civils et humains, mais je ne puis faire autrement.
Tout intérêt est tellement ôté de mon âme, que si on pouvait comprendre cela, on l’estimerait folie ou bêtise. Si je pouvais le voir ou discerner ou craindre, j’aurais lieu de le croire mauvais, mais je ne puis faire tout cela. Je n’ai plus de scrupules. Et si je veux réfléchir, je ne trouve que cela qui me fasse sortir de mon état et qui me nuise. Tout le reste ne me donne aucun reproche, non plus que si je n’avais point de conscience. Je suis toute bête, et ne puis ni penser ni savoir les raisons de ce qui me concerne, à moins qu’elles ne me fussent données. Il faut demeurer telle que je suis.
1ou : embrassée et possédée ? cf. paragraphe suivant : L’âme ne peut faire aucune différence de Dieu et d’elle.
2 Admirable description qui conclut le contenu spirituel de cette série de lettres (la 21e étant une conclusion donnée en forme de « mode d’emploi »). On peut rapprocher cette description du dernier état constant livré dans certaines pages de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation (du Canada). Il faut reconnaître ici plus de sobriété.
Ou conclusion de tous les écrits de Mme G [uyon].
Si jamais ces écrits tombent entre les mains de quelqu’un devant ou après ma mort, je [367] le prie de ne point les examiner scrupuleusement, mais d’en tirer le fruit que Dieu prétend, soit par Son onction, soit pour instruire et animer à l’amour divin. Si on lit quelque chose qu’on [n’] entend pas, et qu’on travaille à mourir à soi-même, Dieu en donnera l’intelligence lorsqu’on sera plus avancé. Chacun y peut trouver quelque nourriture selon son degré, laissant ce qui le passe sans vouloir anticiper la lumière, l’attendant humblement de la bonté de Dieu.
Si on les lit de cette manière, ils ne nuiront à personne et serviront à beaucoup ; et Dieu, par cet humble procédé, donnera la lumière pour les comprendre. Ou du moins ils béniront Dieu de ce qu’Il a départi Ses faveurs aux hommes avec tant de profusion ; ils travailleront courageusement à se renoncer et à mourir à eux-mêmes, afin de se rendre dignes par là des communications divines.
Que si Dieu ne leur donne rien, ils se complairont dans le bon plaisir de Dieu qui dispense Ses faveurs comme il Lui plaît ; et alors ils auront tout croyant ne rien avoir : ils supporteront leurs misères avec petitesse, se perdant sans cesse dans la volonté de Dieu et dans Son ordre divin, se tenant volontiers dans leur néant, attendant plus de la bonté divine que de leur travail, sans cesser de travailler néanmoins à la mort à toutes choses tant intérieures qu’extérieures, recevant également de la main de Dieu ce qui les crucifie et vivifie, s’accoutumant à perdre sans cesse toute volonté propre dans celle de Dieu, chérissant les croix que Sa Providence envoie comme le plus grand des biens et la plus éminente faveur.
Qu’ils soient persuadés qu’on n’obtient rien [368] que par un renoncement continuel, une mort à toute chose et une conformité entière à Jésus-Christ, qui a été dans les travaux dès sa jeunesse1, qui a choisi la croix plutôt que la joie2, qui assure qu’il est écrit qu’Il fera la volonté de Dieu. C’est par ces choses qu’on Lui devient conforme suivant Ses maximes évangéliques, et par un pur et parfait amour soumis à tous les ordres de la Providence. C’est où il n’y peut avoir de tromperie ; il y en peut avoir dans tout ce que nous choisissons, mais non dans l’obéissance à Dieu, la pauvreté d’esprit, le renoncement continuel, la croix et la mort à toute chose. Je crois qu’on n’y trouvera rien qui ne se trouve dans les saints Pères et les saints Docteurs mystiques. Je prie Dieu de donner l’intelligenceaux petits.
1 Cf. Ps. 87, 16 : « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse, et après avoir été élevé j’ai été humilié et rempli de trouble. » (Sacy).
2 Cf. Hébr. 12, 2.
Les lecteurs munis d’une formation littéraire classique pardonneront ce bref repérage de l’auteur du Télémaque119 :
Méridional à l’esprit vif, il naquit en 1651. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des « Nouvelles Catholiques ». Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente sept ans, en octobre 1688, il fit la rencontre, décisive, de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il fut nommé l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, et le succès de sa méthode éducative ouvrit tous les espoirs au parti dévôt, auquel appartenaient les membres du cercle guyonien. Mais l’affrontement avec Madame de Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus — qui parut mystérieux — d’abandonner la mystique, le conduisirent à une disgrâce relative : il fut éloigné de la Cour par sa nomination comme archevêque de Cambrai à quarante-quatre ans. Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées en mars 1699 (bref Cum alias), le prélat, obéissant, cessa immédiatement le combat. Par la suite il se révèla un pasteur attentif aux misères de la guerre qu’il soulagea autant que possible. Il mourut pauvre à soixante-quatre ans en janvier 1715. Jusqu’à la fin, il conserva des relations étroites avec Madame Guyon, qu’il reconnaissait comme son directeur spirituel et ne renia jamais.
On trouvera ici un dialogue remarquable par son recul vis-à-vis des phénomènes « mystiques ». La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion — qu’il reconnaît — pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rienpar elle-même, mais toute efficiente par grâce.
La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon est d’un exceptionnel intérêt : elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu. Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider.
Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :
Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. (Lettre 154).
Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révèla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :
Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. (Lettre 132).
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
Lorsqu’on a une fois appris ce langage […], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. (L. 157).
Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).
Sa mission est souvent lourde à supporter :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).
Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :
Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.
Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. »
La tâche est immense et ne souffre aucune relâche :
Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. (L. 220).
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Il rend les armes et ironise sur lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver […] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :
Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit, — cela n’est plus pour nous —, mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Eglise à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l. 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249). Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : “Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant.” (L. 169). Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : “Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi.” (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712. De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : “Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné […] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié.” (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.
Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».
Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : “Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu.” (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ; “les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté.” (L. 271). Même la mort ne pouvait les désunir :
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).
La relation avec Fénelon couvre le sixième environ du total de la correspondance et constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon ; encore en avons-nous perdu les deux derniers volumes sur quatre repérés. Le premier, utilisé par Dutoit, reconnu authentique par Masson depuis 1907, ouvre cette direction, suivi du second volume, édité ici en totalité pour la première fois.
Nous éditons cette correspondance en quatre sections :
I La « Correspondance secrète » de l’année 1689, premier volume publié au XVIIIe siècle, reconnue authentique depuis 1907, couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689) ;
II Le complément de l’année 1690 couvre presque la même durée (fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690). Cet apport du ms. de la B.N.F., découvert par I. Noye, est édité ici pour la première fois en ce qui concerne sa majeure partie, celle des lettres écrites par Madame Guyon120 ;
III Lettres écrites après 1703 reprend les rares témoignages qui nous sont parvenus de la correspondance postérieure à la période des prisons. En particulier le dialogue daté de mai 1710, qui a fait le voyage de Cambrai à Blois, puis le retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay, a été écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon : il est édité ici pour la première fois de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions121. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai (comme vers l’étranger, en particulier l’Écosse et la Hollande, ainsi qu’en témoigneront les séries de directions réunies à la fin de ce volume).
IV Poésies spirituelles. Il s’agit de lettres en vers échangées entre Fénelon et Madame Guyon, rassemblées pour la première fois en 1907. On relira avec intérêt les préfaces (générale et aux poésies) de Masson ; l’étude d’Orcibal : « Fénelon vu par Madame Guyon122 », apporte le complément historique.
Cette série de direction I à IV couvre un temps bref : le tableau I ci-dessous donne le nombre des lettres, par années et trimestres, de la correspondance totale et de sa partie passive.
Tableau I : Direction de Fénelon par Madame Guyon.
Année |
Trimestre |
Corr. totale
|
C. passive |
1688 |
4 |
9 |
1 |
1689 |
1 |
28 |
4 |
1689 |
2 |
39 |
14 |
1689 |
3 |
36 |
13 |
1689 |
4 |
28 |
5 |
1690 |
1 |
20 |
9 |
1690 |
2 |
28 |
8 |
1690 |
3 |
9 |
1 |
1690 |
4 |
12 |
1 |
Après 1703 |
|
3 |
2 |
L’essentiel de ce qui nous a été conservé couvre six trimestres (janvier 1689 — Juin 1690) et présente une répartition uniforme. La moyenne relative à la correspondance totale, pour cette année et demie, atteint trente lettres par mois, soit une lettre par jour — la correspondance passive issue de Fénelon y contribuant en moyenne pour neuf lettres par mois, soit une lettre tous les trois jours.
On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant123. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse ; elle fut interrompue par l’emprisonnement à la Bastille de Madame Guyon, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres. La moitié (soit deux « cahiers de lettres ») de ce qui suit le corpus des années 1689-1690 est perdu — ou reste à découvrir.
Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants pendant les deux années d’abondance :
Pour l’année 1689, les 49 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (37), Chevalier Colbert (5), Mme de Maintenon (3), autres (4).
Pour l’année 1690, les 54 lettres de Fénelon, éditées par Orcibal, sont adressées à : Madame Guyon (19), Mme de Maintenon (7), la comtesse de Gramont (9), Seignelay (6), d’autres (13).
Plus de la moitié des lettres sont ainsi adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.
Il est enfin utile d’évoquer le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance : elle est d’ailleurs courte, car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant ces deux années heureuses sans histoire124 :
13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.
« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes125.
Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Celle-ci découvre les calomnies du P. la Mothe126.
2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.
Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)
Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.
A partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne127.
20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie128.
17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours129 ».
24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.
25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié130.
26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.
29 août 1689 : Fénelon, prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.
Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre131.
Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon132, « sur ses défauts. »
Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite…133 »
L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde…134 » Longue période sans événements datés.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 169 (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).
8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.
29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.
11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.
Voilà quelques petits écrits, dans lesquels on vous prie en démission1 de réprouver tout ce qui n’est pas de l’Esprit de Dieu, et de faire à l’égard de ces écrits l’office de juge et de censeur2, car celle dont on3 s’est servi pour les écrire souhaite fort que tout ce qui se sera glissé d’elle soit ôté. Que de bon cœur l’on exposerait tous les autres à votre lumière, et avec quel plaisir vous prierait-on de brûler tout ce que le propre esprit aurait produit, si l’on ne craignait de vous fatiguer de leurs lectures ! Si cependant vous ne les jugez pas indignes de votre application, je vous enverrai ceux qui sont transcrits, les originaux étant trop difficiles à lire, que je vous ferais voir dans la suite, si vous vouliez.
Vous devez par retour ne rien épargner dans ces écrits, puisque je vous les présente avec autant de soumission que de simplicité. Si les propositions que j’ai mises sur cette feuille trouvent chez vous du rebut4, rayez-en ce que vous n’approuverez pas. J’ai un instinct de vous faire juger de ce que j’ai écrit. Lorsque vous aurez lu ce que je vous envoie, vous aurez la bonté de me les renvoyer avec la correction. Je ne vous enverrai aucun autre, [à moins] que vous ne me marquiez précisément que vous n’en serez pas importuné, mais cela sans nulle façon. Ne regardez pas à la personne, qui n’a rien que de méprisable. Dieu l’a choisie de la sorte afin que la gloire de Ses œuvres ne fût point dérobée. Dieu me donne en vous beaucoup de confiance, mais elle ne vous sera jamais à charge, car cela n’exigera aucuns soins qui puissent se faire remarquer. Si vous voulez bien que je m’adresse à vous dans la suite, je le ferai par la voie que je vous ai marquée, et non autrement. Si Dieu vous inspire de me refuser, faites-le sans façon ; mais pour moi, je suivrai toujours le mouvement de vous soumettre toutes choses. J’ai suivi votre conseil pour la confession.
Je suis depuis quelques jours dans un état continuel de prière pour vous. Non que je désire rien de particulier, ni que je demande chose aucune : c’est un état qui peut être comparé à une lampe, qui brûle sans cesse devant Dieu5. C’était l’état de prière de Jésus-Christ, et c’est pourquoi les sept Esprits qui sont devant le trône de Dieu, sont bien comparés aux sept lampes qui brûlent jour et nuit6. Comme ce que Dieu veut opérer en vous par cet état de prière trouve chez vous encore quelque opposition et n’a pas son effet, cela me fait souffrir une peine très forte qui est comme un resserrement de cœur, en sorte que j’éprouve que celui qui prie en moi7 n’est pas exaucé entièrement. Cette prière n’est nullement libre en moi ni volontaire, mais l’esprit qui prie n’a pas plutôt eu son effet que la prière cesse et donne lieu à l’effusion de la grâce. Cela m’arrive souvent pour les âmes, mais moins fortement et pas si longtemps. Il faut que les desseins de Dieu sur vous s’accomplissent. Vous pouvez bien les reculer par un arrangement presque imperceptible, mais non les empêcher. Leur retard ne servira qu’à augmenter la peine et allonger la rigueur. Souffrez ma simplicité.
- Dutoit, t. V, Lettre I, p. 191-194 (par la suite, cité Dutoit ou [D]) —Maurice Masson, Fénelon et Madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907, Lettre I, p. 13-15 [par la suite cité Masson ou [M] —Madame Guyon et Fénelon, La Correspondance secrète, Paris, Dervy, 1982, Lettre I, p.45. [Cette dernière édition préparée par B. SAHLER reproduit fautivement celle de M. Masson, sans notes, mais en rétablissant les passages spirituels omis par ce dernier].
La chronologie des lettres est souvent incertaine. En l’absence d’arguments contraires déterminants nous suivons l’ordre établi par Masson. La présente lettre « est certainement la première ou l’une des premières de cette Correspondance, puisque Mme Guyon y fixe elle-même les conditions et la nature de leurs relations épistolaires », [M] note 2, p.15.
Les circonstances de la rencontre initiale entre Fénelon et Madame Guyon sont résumées ainsi par [O] : « La première rencontre de Fénelon et de Mme Guyon, sortie de la Visitation de la rue Saint-Antoine le 13 septembre 1688… avait eu lieu au château de Beynes, appartenant à la duchesse de Charost… un peu avant le 3 octobre, date à laquelle l’abbé écrivit une lettre de Paris, où ils étaient revenus dans le même carrosse. Fénelon était encore “prévenu contre elle sur ce qu’il avait ouï dire de ses voyages”… mais d’après A. M. Ramsay… un séjour qu’il fit à Montargis… (il pouvait y être allé voir les filles des Beauvillier, pensionnaires chez les bénédictines) le rassura… » [O], T.III p. 153, note 1 à la lettre de Fénelon n°. 44. Pour plus de précisions on se reportera à [M], Introduction, p. 13 et suivantes.
1 En démission d’esprit ou abandon à la conduite divine.
2 « L’auteur quoique infiniment plus avancé que Fénelon, puisqu’elle était dans la vie divine, veut bien soumettre ses écrits […] pour donner en sa personne l’exemple de la démission où se trouve toute âme qui n’a plus de moi et de propriété […] » D
3Dieu.
4 Rebut : action de repousser.
5 « O mon Dieu !... je ne veux subsister que pour me consumer devant vous, comme une lampe brûle sans cesse devant vos autels… » Fénelon, Instructions et Avis, [G] t. VI, p.108, d, cité par [M].
6Apoc. 4, 5.
7 Rom. 8, 26 : L’Esprit aussi aide notre faiblesse : car nous ne savons ce qu’il faut demander, ni nous ne le savons pas demander comme il faut ; mais l’Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables. (Rom., 8, 26.) ; v. l’Index des citations bibliques pour les citations reprises deux ou plusieurs fois par Madame Guyon.
Depuis hier au matin que je me suis donnée l’honneur de vous écrire, surtout cette nuit que j’ai passée sans presque dormir, j’ai été si fort appliquée à Dieu pour vous, et la1 suis encore, qu’il me semble que mon âme se consume devant Lui pour vous. Vous m’êtes très uni, et mon cœur se répand dans le vôtre sans peine. La sécheresse me paraît moindre : il me semble que Dieu verse dans ce cœur tout ce qui vous est nécessaire pour soutenir votre emploi, et que plus Il vous élève d’un côté, plus Il vous abaisse de l’autre, voulant que Ses grâces passent par un si misérable canal2. Mais je me sens depuis ce temps très renouvelée dans l’application à Dieu pour vous, de manière que Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur. Je ne puis douter que ce ne soit pour vous, car mon âme est appliquée par Dieu même à la vôtre de telle sorte qu’il n’y a que l’expérience qui le puisse faire concevoir.
Je suis toujours plus certaine de ce que je vous ai mandé. Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles. Dans le moment, je sais que cela est, et je le dis ou l’écris sans savoir pourquoi je le dis : cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur, et qu’il ne reste rien (rien ne causant espèces et tout étant comme devenu naturel), lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais quoi répondre.
Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire. Les lumières ou paroles intérieures que reçoivent quelques-uns ont souvent des significations différentes de ce qu’ils s’imaginent, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent. C’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise, ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : et celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser ; elles viennent cependant du fond, et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir, et celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette science simple (qui est le fruit d’une extrême mort), que tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose eût le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.
Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela. Mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu et vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous. Et Dieu l’a voulu de la sorte, afin de vous faire voir que Son esprit est vérité, et à mesure que, dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous, afin de vous servir de contrepoids.
C’est donc un moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu par la distance des lieux. Il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance3 de votre part, qui, jugeant cela inutile et même croyant par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, se tromperait. Car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui : alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure, qui se déchargera dans une autre, mais comme deux rivières portées l’une dans l’autre à la mer ne font plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau. Je ne sais si je m’explique bien.
Recevez donc ce pauvre cœur, puisque Dieu le veut de la sorte. Et soyez assez petit pour agréer ce moyen, qui glorifie d’autant plus Dieu qu’il est plus bas et misérable. C’est assurément, oui assurément, dans cette union que Dieu vous donnera ce qui vous sera nécessaire pour tout. Je crois que vous serez assez abandonné pour être content de manquer à tout. Mais vous devez vouloir cela, parce que Dieu le veut. On ne peut être plus unie à vous que je la suis. J’y trouve même assez de correspondance.
Dutoit, t. I, Lettre LV, p. 180-185 — Masson, Lettre I, p. 15-17.
1 « Vaugelas […] signale cet accord […] comme une faute, que font toutes les femmes « et de Paris et de la Cour », [M] note 2, p.17.
2 Mme Guyon. Vie 1.18.1 : “Dieu lui fit tant de grâces par ce misérable canal, qu’il [le P. Lacombe] m’a avoué depuis qu’il s’en alla changé en un autre homme.” ; Vie 3.10.1 : “… et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il [Fénelon] ne lui serait rien donné que par ce misérable canal.”
3 Vie 3.9.10 : « Il me fut demandé un consentement : je le donnai ; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermés en carrosse ; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle ».
Outre le goût général que j’ai pour votre âme, qui m’est une certitude continuelle qu’elle est comme Dieu la veut, c’est qu’il est aisé de juger même par vos paroles, que, quoique l’extérieur soit fort éteint chez vous, il y a cependant une vie profonde, et d’autant plus pure que Dieu en est seul le principe et la fin : il y a une activité amoureuse, quoique secrète et cachée ; et la volonté, qui est le siège de la vie intérieure, comme le cœur est celui de la vie animale, a une activité continuelle, mais profonde.
Ce qui fait que cette vie est fort cachée, c’est qu’elle est toujours tendante directement à sa fin et que, ne se recourbant point par le propre intérêt, elle est comme une flamme toujours droite, qui ne gauchit point, parce que le propre intérêt est fort amorti quant au fond, quoique non pas quant aux sentiments extérieurs. C’est pourquoi cette même bouche qui dit : « Je ne désire aucune perfection ; je suis indifférent que Dieu verse les grâces dans un autre vase que dans le mien ; je laisse prendre à Dieu ce qu’Il veut, mais je ne Lui donne rien », dit en même temps : « Lorsque Dieu demande un morceau, je donne toute la pièce1. » Cela ne fait-il pas voir un sacrifice réel, un abandon qui se forme dans l’intime de l’âme, sans qu’elle s’en aperçoive, à cause de sa souplesse ? C’est comme celui à qui l’on prend quelque chose de ce qu’il tient, et qui ouvre la main pour laisser prendre tout le reste, parce que son inclination est qu’on le prenne. L’amour est donc vivant dans ce cœur, quoiqu’il soit couvert de la cendre d’un extérieur plus éteint.
D’où vient que l’on paraît plus mort dans l’état où vous êtes, que dans un état plus avancé ? C’est que les sens ne sont pas réveillés, ils sont plus éteints, et que Dieu conduisant l’âme peu à peu, de foi en foi, de mort en mort, il s’agit présentement de mourir à tout désir et à toute tendance quelle qu’elle soit. Or comme une tendance vers un bien, comme serait la perfection, serait une vie propre (puisqu’elle a notre propre satisfaction pour objet, quoique l’on n’y pense pas actuellement), Dieu, qui ne veut que Lui-même, ôte à la volonté toute tendance propriétaire2 par rapport à Lui-mêmea : elle ne songe ni à perfection ni à sainteté, et ne pourrait faire un pas pour toute la sainteté possible, parce qu’elle ne peut rien vouloir pour elle, ni par rapport à elle ; il faut qu’elle demeure comme on la fait être de moment en moment et, comme le désir d’un bien propre serait en effet de l’amour propre, il lui est ôté, car on ne désire un bien pour soi qu’autant que l’on s’aime soi-même.
Il n’en est pas de même des sentiments extérieurs pour les biens extérieurs, honneurs et le reste : ils se réveillent souvent parce que, comme ils n’appartiennent qu’àb la volonté animale, celle-ci semble se fortifier par l’amortissement de la supérieure. On est souvent surpris qu’en perdant toute[s] sorte[s] de bons désirs, il en naît d’imparfaits à sa place : il semble que l’on cesse de vivre dans le bien pour vivre dans le mal. Cela n’est pas pourtant, quoiquec cela paraisse de la sorte. Le plus grand de tous les biens est de n’avoir point d’autre volonté que celle de Dieu, quoiqu’elle semble détruire notre être moral et vertueux, et de n’avoir d’amour que pour Dieu seul.
L’amour pur et direct exclut toute vue de bien propre de la créature, quelque sublime qu’il paraisse, même celui de l’éternité par rapport à nous, mais on accepte en même temps tous les maux par rapport à soi. Et c’est le degré le plus parfait de l’amour, qui semble rendre à l’âme la vie qu’elle avait perdue, et lui donner quelque chose d’actif extérieurement : ceci paraît plus vivant, quoiqu’il procède d’une plus profonde mort et d’un amour plus épuré.
L’état où vous êtes exclut tout désir de bien par rapport à vous, ce qui marque beaucoup de mort et de désintéressement. Cela n’a besoin d’aucune action que de celle de se laisser éteindre tout à fait : c’est pourquoi vous ne trouvez point en vous de vie, ni rien qui vous pousse à vous sacrifier vous-même, parce que l’on ne vous demande rien. On ne vous ôte que l’amour propriétaire qui pourrait tendre à quelque bien par rapport à la foi ; mais on ne vous met pas encore dans le degré du sacrifice, qui, s’immolant soi-même et se voulant toute douleur possible, marque une action qui n’est point vie dans l’âme, mais un mouvement qu’on lui donne. Les uns se laissent ôter la vie, les autres se livrent à la mort : ils suivent en cela le principe différent qui les anime.
L’amour qui se laisse dépouiller est un amour pâtissant, et non-agissant. L’amour qui, après s’être laissé dépouiller, se livre lui-même à la mort, est souffrant et agissant. Or l’état de sacrifice est ce dernier, après que Dieu a pris plaisir d’ôter toute tendance au bien par rapport à la foi. J’entends : bien propre. Je mets au rang des biens propres tout ce qui n’est pas essentiel. Il n’y a d’essentiel à la gloire de Dieu que cette même gloire et Sa propre félicité, qu’Il sait trouver dans notre destruction. Il sera glorieux et content, quand je serais éternellement misérable. Ainsi, je puis non seulement être indifférente sur ma perfection, mais sur ma perte même : je puis et dois m’immoler à cette perte, lorsqu’on l’exige de moi. Et tout cela [n’est que] par rapport au principe du pur amour, qui ne regarde comme bien et comme mal que ce qui peut procurer quelque avantage ou causer quelque perte à la personne aimée : il est certain que, quoi qu’il puisse arriver de moi, Dieu n’en recevra nulle altération dans Sa gloire, ni dans Son plaisir.
Je ne dois donc, quoi qu’il m’arrive, si je n’ai point d’intérêt propre, recevoir nulle altération, quant au fond, d’aucun bien, ni d’aucune peine : je dis, quant au fond, car le sentiment (qui est et sera toujours un [sic] animal) en reçoit souvent, durant que toute l’âme ne plie pas, ni n’a pas la moindre émotion pour les douleurs les plus extrêmes.
Je dis donc qu’après que Dieu a dépouillé l’âme de tout ce qui la faisait subsister dans le bien, Il l’invite souvent au sacrifice. Alors Il lui donne une vigueur pour s’immoler sans cesse. Et, comme Il ne dit jamais : « C’est assez de désintéressement », Il ne dit non plus jamais : « C’est assez de haine de soi-même. » Ce n’est pas assez, ô amant, que tu laisses enlever à l’Amour tout le bien qu’Il t’a fait : il faut que tu t’immoles pour ce même Amour à toutes sortes de rigueurs, et rigueurs d’autant plus cruelles qu’Il ne dit jamais : « C’est assez3 », qu’Il prend au mot de tous les sacrifices qu’Il fait faire, et qu’Il prend d’autant plus qu’on Lui donne davantage. C’est un Amour nu, qui, s’étant une fois emparé d’une âme, fait un effet tout contraire à ce que l’on attribue à l’amour. On dit que l’amour ne se laisse jamais vaincre en bienfaits, mais cet Amour cruel et impitoyable fait tout le contraire : plus on Lui donne, plus Il exige. Plus le sacrifice est pur et désintéressé, plus Il fait perdre à l’homme ce qu’il estime le plus, plus aussi Il découvre de nouvelles matières de sacrifice ; et lorsqu’il semble que tout soit fait, et qu’il n’y ait plus rien à sacrifier, c’est alors qu’Il découvre cent choses qu’Il veut encore qu’on Lui immole. Et comme, lorsqu’Il ne fait que dépouiller l’âme et qu’Il ne lui donne aucune pente pour se sacrifier, Il ne lui donne non plus aucune vue de ce qu’Il veut qu’on Lui sacrifie (du moins en détail), et alorsd il ne s’agit pas de s’immoler par pratique, de même, lorsque Dieu invite au sacrifice, il faut une fidélité inviolable pour se sacrifier.
Au commencement Dieu le veut plus fortement, et comme Il instruit l’âme par son expérience, Il l’exige aussi avec une autorité souveraine. Ensuitee cela se fait plus doucement. Mais enfin plus jaloux, Il veut que le moindre signe de Sa volonté soit un commandement absolu et plus le sacrifice devient fort et terrible, plus Celui qui le commande Se cache : Il ne donne qu’un petit signal et Il est obéi en Souverain d’un cœur qui L’aime souverainement.
Combien au commencement est-Il appelé impitoyable et cruel ? Combien Lui fait-on de requêtes que l’on ne veut pas qu’Il accorde ? Car dans le même temps que l’on voudrait être affranchi de Ses cruautés, on craint plus que la mort d’être épargné par Lui et, se laissant conduire aveuglément par un amour très éclairé, cet amour fait que l’âme s’immole elle-même et n’attend pas un commandement ; mais la moindre vue qui lui est donnée de la volonté de Dieu a plus de force pour se faire obéir que toutes les violences dont Il a usé au commencement. Ô Amour, celui qui ne t’éprouve point ne te saurait connaître ! Car Tu vis si fort déguisé que tous ceux qui ne Te possèdent pas, ne Te pourront jamais reconnaître.
Jésus-Christ, modèle de tous les états, dit de Lui-même par Son prophète : Il est écrit de moi que je ferai votre volonté4 ; c’est le premier état du sacrifice, qui est l’état de pure souffrance, ou l’état passif. Puis parlant de sacrifices et d’immolations libres et volontaires, il ajoute : J’ai dit : me voici, ce qui marque une immolation entière, libre et volontaire, une action très passive, et une passivité très agissante. Il est écrit à la tête du livre. Ceci marque quelque chose de tout passif dans la volonté, qui est toujours soumise au décret éternel et qui se laisse sans vie à ce qu’il ordonne de l’âme ; mais cet endroit, me voici, marque un sacrifice que l’on fait et une immolation volontaire.
L’âme éprouve en même temps deux choses qui paraissent contraires : l’une marque qu’il n’y a point de liberté et l’autre est un argument invincible de cette même liberté. Premièrement l’âme est impuissante de refuser ouf [de] ne pas faire ce que l’on exige d’elle, et dans ce temps elle ne trouve plus de liberté. Je sais que cela est comme je le dis, quoique j’en ignore la cause. Mais lorsqu’il s’agit de souffrir, elle souffre librement ; et si elle ne le fait pas, elle arrête et suspend les desseins de Dieu, de sorte que cette âme reste arrêtée, tant que son refus (qui est souvent très délicat) subsiste. C’est ainsi qu’il y a continuellement en cette âme des choses qu’elle veut très librement, et d’autres où elle est nécessitée sans pouvoir s’en défendre, car la violence qu’on lui fait est telle qu’il est impossible de la concevoir sans expérience.
Quoique ce que je vous écris vous paraisse peut-être peu utile, si vous aviez la bonté de mettre à part cette lettre, vous verriez un jour que je vous ai dit la vérité. Toutes les âmes d’expérience ne peuvent ignorer la conduite de l’Amour pur qui Se montre dans l’immolation avec tous Ses attraits et qui souvent dans l’exécution ne Se montre plus, qui Se cache et disparaît sitôt que l’amante a fait ce que veut l’Amour, de sorte qu’après l’avoir engagée par Ses charmes à lui obéir, Il ne lui laisse pas la douceur de connaître si elle Lui a obéi ni s’Il a agréé son obéissance. Ô Amour, plus doux dans Tes plus étranges rigueurs que Tu n’as été aimable dans Tes douceurs ! Tu possèdes si fort celui duquel Tu t’es rendu maître que plus Tu lui es sévère et impitoyable, plus Tu le tyrannises, plus est-il passionné de Toi ! Ce n’est point ici de ces ardeurs naissantes, qui ont plus de sentiment que d’effet. Celle-ci a tout l’effet sans aucun sentiment, une force infinie sans nulle vie, une ardeur invincible sans nulle chaleur.
Prenez garde que, dans l’état d’amortissement où vous êtes, le fond est même vivant, quoique les sentiments soient morts. Souvent vous éprouverez des sentiments vifs, et un fond mort ; mais ensuite les sentiments sont morts pour certaines choses, et le fond très vif. Dieu seul connaît ce qu’Il me fait vous être.
- Dutoit, t. II, Lettre CXLV, p. 418-429 —Masson, Lettre III, p. 17-23 —A.S.-S. ms. 2057 f° 253r° à258v° [259 r° à 260 v° puis 240 r° à 241 v° appartiennent à une autre lettre]. Ce ms. très probablement de la main d’une fille de Madame Guyon donne un texte continu à la ponctuation très réduite et sans aucune parenthèse. Nous donnons en notes ses rares variantes par rapport à Masson.
aà elle-même. Elle A.S.-S. ms. 2057 f° 254r°.
bcomme il n’appartient qu’à A.S.-S. ms. 2057 f° 254r°.
cCela n’est pas quoique A.S.-S. ms. 2057 f° 254v°.
d qu’alors D que nous corrigeons.
eAvec autorité de souverain. Ensuite A.S.-S. ms. 2057 f.257r°.
fliberté la première [f.258r°] est impuissance de refuser ou A.S.-S. ms. 2057.
1 « Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe, dès qu’on lui en demande un échantillon ! » Fénelon, Instructions, [G] t. VI, p.124, g. [M].
2 « Ce motif d’intérêt spirituel qui reste toujours dans les vertus tandis que l’âme est encore dans l’amour intéressé, est ce que les mystiques ont appelé propriété. » Fénelon, Explication des Maximes des Saints… article XVI, vrai. Fénelon (Le Brun) I, p. 1050.
3 « Votre amour est tyrannique ; il ne dit jamais : c’est assez ; plus on lui donne, plus il demande. » Fénelon, Instructions, [G] t. VI, p.109, g. [M].
4Ps. 39, 9-10 : « Vous n’avez voulu ni sacrifice ni oblation, mais vous m’avez donné des oreilles parfaites. — Vous n’avez point demandé d’holocauste ni de sacrifice pour le péché, et j’ai dit alors : Me voici, je viens. » (Sacy).
Vous m’avez promis, monsieur, que vous ne me manqueriez pas, surtout lorsqu’il n’y aurait rien à risquer pour le dehors. Trouvez donc bon, s’il vous plaît, que je suive dans ma simplicité le mouvement qui m’est venu de vous consulter sur deux choses. La première, sur cette disposition : elle est ancienne, comme vous voyez. Ne laissez pas, s’il vous plaît, de m’en dire votre sentiment et de me la renvoyer cachetée.
La seconde chose que je vous demande est que l’on me commanda, il y a quelques années, d’écrire ma vie : l’on m’avait ordonné de la poursuivre, et je l’ai fait par pure obéissance1. Je n’ai eu aucune peine d’y écrire et mes misères et les miséricordes de Dieu. Les premières sont ce qui est à moi, et le reste est tellement à Dieu que je n’y ai point de part. À présent que Dieu m’a ôté les personnes auxquelles j’obéissais2 et qu’Il me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans3, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l’on m’a fait écrire ou continuer ? Cela me serait, que je crois, encore plus pénible que jamais, à cause de l’extrême simplicité de mes dispositions, dont je ne puis plus rien dire : je ne puis parler que des faits particuliers ou de ce qui s’exprime, qui est la moindre partie de l’état que je porte ; et encore j’ai si peu de mémoire que j’oublie ou j’use de redites.
Si vous voulez bien m’honorer d’un petit mot de réponse, je vous prie qu’elle soit cachetée et que l’on ne sache point ce que vous aurez décidé là-dessus. Je vous obéirai aveuglément, n’ayant rien de propre, et je vous promets aussi ou de brûler votre réponse ou de vous la renvoyer, et que le secret sera inviolable. Mes importunités seront rares, quoique mon estime et ma soumission soient continuelles : vous connaissez le caractère. J’ai des excuses à vous faire de vous avoir envoyé des papiers mal copiés et souvent sans sens, pour ne les avoir pas relus.
– Dutoit, t. V, Lettre II, p. 195-197 — Masson, Lettre IV, p. 23-24.
1 « Fait ce 21 d’août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j’aime et chéris en mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos. », Vie 3.8.4.
2 Le Père Lacombe, en prison.
3 « Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, passage rétabli à partir du ms. A.S.-S. 2057 (746) et du ms. de Saint-Brieuc (5 257). Le songe du bel oiseau mystérieux, qui se donne tout à fait à Mme Guyon, eut lieu à Turin, peu de temps avant son départ pour Grenoble et Paris. Vie 2.17.5.
L’écrit que vous m’avez envoyé, madame, m’a fait un grand plaisir, et je n’y ai rien trouvé qui ne m’édifie beaucoup. Vous pouvez compter que je parle sans complaisance ou compliments, et que vous pouvez prendre toutes les paroles à la lettre, sans en rien rabattre.
Pour les choses de votre vie qu’on vous a obligée d’écrire, je n’hésite pas à croire que vous ne devez pas les brûler. Elles ont été écrites simplement par obéissance. Dieu en tirera peut-être quelque fruit en son temps et quand Il n’en tirerait jamais d’autre que celui de vous faire renoncer là-dessus à toute réflexion, ce sera assez. La même simplicité qui vous a fait écrire doit supprimer tous les retours par lesquels on serait tenté de brûler ce qui est déjà écrit.
Je raisonnerais autrement pour la suite. Vous ne devez écrire qu’autant que vous vous y sentez poussée. Non seulement vous devez suivre votre grâce, mais encore ceux qui vous donnent leur avis doivent l’observer et la suivre, ce me semble, en tout. Dans l’état où vous êtes, c’est gêner1 l’esprit intérieur que d’entreprendre de soi-même un travail : il faut seulement se prêter à ce que Dieu veut faire. Si donc vous sentez une grande répugnance à écrire, vous devez vous en abstenir, à moins que vous n’ayez un mouvement intérieur qui vous pousse à surmonter cette peine même. De plus, la simplicité et l’uniformité de votre état font qu’il doit être très difficile à représenter. Je m’imagine, sans le savoir, qu’on ne voit plus que Dieu, sans Le voir d’une manière à pouvoir exprimer cette vue. C’est toujours Dieu seul, toujours la même chose qui échappe à tous les termes. Je croirais seulement que vous feriez bien de dire sur cette disposition ce que Dieu vous donnerait d’expliquer, et cela une seule fois. Je suppose en tout ceci que vos dispositions de Dieu à vous ne varient point, parce que je conçois2 que plus on se simplifie, moins il y a de variété.
Pour les dispositions qui vous viennent soit à l’égard des autres personnes, soit à l’égard des dispositions extérieures, je crois que vous feriez bien de les écrire librement, courtement et avec les précautions nécessaires pour la sûreté du secret, ne marquant jamais aucun nom qu’on puisse ni lire ni deviner si vos papiers viennent à être lus3, et laissant néanmoins à quelque personne affidée4 la clef de tous les noms qui seraient en blanc ou en chiffre5. J’ai dit que vous pourriez écrire les choses courtement : ceci n’est pas par rapport à vous, qui avez peu besoin de cette règle, mais par rapport à ceux qui liront peut-être ces choses dans la suite et auxquels il en faut faciliter la lecture. Mais enfin, par préférence à tout le reste, il faut se conduire dans la liberté de l’Esprit de Dieu6. Je suis en Lui, madame, très fort dévoué à votre service.
Quand vous aurez lu cette lettre, je vous supplie de la renvoyer cachetée à M. le duc de Chevreuse7. Pour les vues que Dieu vous donne sur les mystères ou sur les sens des passages de l’Écriture ou sur les vérités de la religion, je crois que vous n’avez qu’à les écrire selon le mouvement de votre cœur. Ce 2 décembre.
- Dutoit, t. V, II bis, p. 197-200 —Masson, V, p. 24-27 —Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 44.
1 Soumettre à une contrainte pénible.
2 Concevoir, « comprendre », mot plus fréquent qu’aujourd’hui. Mme Guyon répondra : « Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans » (Lettre suivante, 5e à Fénelon). [O].
3 « Fénelon reconnaîtra les 16 avril, 12 juin, 11 juillet et 16 octobre 1689 son caractère précautionneux. Cependant son conseil était sage puisque le principal de ces noms n’était autre que celui de l’archevêque de Paris, Harlay. » [O].
4 Affidé, « en qui l’on a confiance ».
5 Mme Guyon a suivi ces conseils dans les pages de son autobiographie relatives à Fénelon lui-même.
6II Cor., 3, 17 : « Or le Seigneur est Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (Amelote).
7 « Né le 7 octobre 1646, Charles-Honoré d’Albert fut créé duc de Chevreuse en 1667, année de son mariage avec Jeanne-Marie-Thérèse Colbert (fille aînée du ministre) […] Après avoir fait sa première campagne au Saint-Gothard et avoir été colonel au régiment d’Auvergne, il était capitaine-lieutenant des chevau-légers de la Garde depuis 1670… » [O] consacre la suite de sa note sur le duc de Chevreuse à discuter de l’origine des relations de celui-ci avec Fénelon. Il éclaire aussi le milieu du cercle de Montmartre, dirigé par Monsieur Bertot avant d’être repris par Madame Guyon. Il conclut en accord « avec le témoignage de Cl. Fleury : M. de Chevreuse vit Mme Guyon en passant en 1689 [1688 ou plus tôt] et fit plus grande connaissance avec elle en 1693. Après avoir eu plusieurs conversations et lu ses ouvrages, il en parla à M. de Meaux, le priant de l’examiner. M. de Chevreuse lui donna le Moyen Court et les Torrents. »
Je vous obéirai, monsieur, en tout ce que vous me dites. Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure, ce qui n’empêche pas que Dieu ne donne quelque claire connaissance de Ses opérations en Lui-même et dans Ses créations, et qu’Il ne découvre Ses secrets d’une manière ineffable qu’Il fait exprimer Lui-même comme il Lui plaît. Il y a plus de quatre ans et demi que j’ai fini les écrits sur la Sainte Ecriture1, et ainsi je n’ai plus rien à écrire là-dessus.
Pour les originaux de ma Vie et de mes écrits, j’ai eu la pensée, monsieur, de les remettre entre les mains de M. d [e] C [hevreuse] dans une cassette dont je retiendrai la clef. Je lui ferai même la prière de les remettre entre les vôtres en cas que je vienne à mourir, afin que vous en fissiez ce qu’il vous en plairait et que vous les jetassiez au feu, si vous le jugiez à propos. L’on vous donnerait aussi les copies qui en sont faites.
Il y a six ans que je fis par obéissance un écrit de toute la conduite de Dieu sur l’âme, depuis la conversion jusqu’à la consommation2 : il n’est pas long et il est plein des vérités que je crois. J’ai eu un fort mouvement de le faire écrire au net et de vous en faire un petit présent. Sitôt qu’il sera achevé, je vous l’enverrai par la même voie : je vous prie, monsieur, de le garder comme un témoignage de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne pour vous. Le défaut de secret de ma part ne vous fera jamais de peine.
....a Ce que vous me dites de l’état intérieur est la pure vérité. Il est bon pourtant de vous dire que quoique, dès que l’âme entre dans la simplicité de la foi, elle éprouve quelque chose de semblable à ce que vous dites, cela est cependant bien différent de ce qui est dans la suite, ainsi que vous l’éprouverez aisément lorsque Jésus-Christ, sagesse éternelle, vous sera révélé. Et après l’expérience la plus profonde de votre misère, je suis certaine qu’Il se manifestera à vous et qu’Il vous choisira d’une manière singulière.
– Dutoit, t. V, Lettre III, p. 200-202 — Masson, Lettre VI, p. 27-28.
aPoints de suspension signalant un texte perdu (Dutoit).
1 Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, divisés en douze tomes…, À Cologne chez Jean de la Pierre, 1715 —Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explications… Divisé en Huit Tomes. Soit 20 volumes édités par P. Poiret.
2 Petit Abrégé de la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu dans Les Opuscules spirituels », p. 317 à 348 de l’édition de 172 Mme Guyon tiendra sa promesse. Le petit écrit sera envoyé à Fénelon, qui en parlera longuement dans sa lettre du 11 août 1689 : « Je comprends et je goûte, madame, beaucoup de choses dans ce dernier écrit… ».
Comme je ne puis rien vous cacher, il faut que je vous dise qu’hier et cette nuit à plusieurs reprises, je me suis sentie attirée intérieurement avec grand goût pour penser à la personne que vous savez1, et j’ai eu une certitude plus grande des desseins de Dieu sur lui. Il m’a semblé que Dieu le dispense de la manière ordinaire dont Il fait marcher les autres, pour le plus avancer. Il me paraît que l’oraison que Dieu veut de lui est une liberté entière à suivre l’Esprit de Dieu, qui le portera beaucoup plus à se taire et à s’exposer au milieu de ses occupations qu’à prendre des temps réglés. C’est pourquoi il doit tout cesser au moindre signal qu’il en aura. Il doit conserver sa santé, ruinée par le travail de son esprit. Il lui faut peu de remèdes : le repos lui fera plus de bien que tous les remèdes du monde. Il n’a rien du tout à faire de son côté à présent : il est tel que Dieu le veut. Ce sera Lui qui fera tout en lui, dans l’oubli où il est de soi-même. Je ne vous dis pas cela pour le lui dire, à moins que vous n’en ayez un fort mouvement, mais seulement pour ne rien vous cacher, car je vois, je sens, je goûte que cette âme est à Dieu pour Lui-même, et qu’il faudra la bâtir à sa mode.
J’ai oublié de vous dire que la personne dont je viens de vous parler arriverait à la perte des puissances par un certain travail sans travail (je ne puis m’expliquer autrement), qui est une négation de tout, qui le met en nudité et en vide et lui donne ce non-vouloir qu’il a. Cela se fait en lui de cette sorte à cause des grandes lumières acquises qui font qu’il entre aisément dans ce qui est le plus parfait. Il n’en est pas de même en nous autres qui ne savons rien : ni voie, ni moyen de nudité ; Dieu nous a dénués en surmontant notre opération par l’abondance de la Sienne. Il arrivera sans cet ordre ; mais Dieu, avant ce temps, le mettra non dans la nuit active ou de négation, mais dans une nuit passive, qui sera une obscurité grande : jusqu’à présent il a possédé sa voie et son anéantissement, mais alors il sera réduit au néant, et il ne le saura pas2. Encore une fois, il n’y a rien à faire à présent pour lui. Il est bien qu’il suive son chemin jusqu’à ce qu’on le lui bouche de pierres carrées3. Ce que je vous dis ici est la vérité de son état et la conduite de Dieu sur lui, et vous le verrez.
Faites de ceci l’usage que Dieu vous inspirera, car, pour moi, je suis si fort à Dieu que je n’ai rien à ménager, pourvu que je sois fidèle à dire ce qu’Il veut que je dise. Je ne pourrais le faire sans Lui déplaire.
– Dutoit, t. III, Lettre CII, p. 449-452 — Masson, Lettre VII, p. 29-31.
1 Fénelon.
2 Ps., 72, 21-22 : « … je me suis vu comme réduit au néant, et dans la dernière ignorance —… devenu comme une bête en votre présence… » (Sacy).
3Jer., Lament., 3, 9 : « Il a fermé mon chemin avec des pierres carrées ; il a renversé mes sentiers. » (Sacy).
La nuit ou mort, opérée par l’activité simple de la créature, se fait de cette sorte : c’est une privation de tout, n’admettant dans l’esprit nulle curiosité, ni dans la volonté nul goût, nulle inclination, nul désir, en sorte que la fidélité de la créature consiste à laisser tomber tout ce qui s’élève. Ceci est très important pour l’âme qui, à force de ne rien admettre, trouve que peu à peu tout désir lui est ôté, et toute envie de désirer : elle n’a de tendance ni de goût pour rien, et elle regarderait même comme imperfection d’en admettre quelqu’un. C’est jusqu’où peut aller la fidélité active, quoique simple, de la créature. Ceci est un amortissement, et non une mort. Cet amortissement fait le même effet que le dégoût de manger : un homme dégoûté n’appète rien, mais il répugne à quantité de choses.
Il n’en est pas de même du mort, qui n’a plus ni appétit ni répugnance : et c’est ce que Dieu fait en opérant la mort, que Lui seul peut causer. La volonté véritablement morte, ou pour mieux dire perdue à l’égard de l’homme qui la possédait, est passée en celle de Dieu, ce qui est le véritable trépas de la volonté. Elle se trouve également impuissante à répugner comme à désirer. Et, lorsqu’elle est réduite à cet état, elle est dans la consommation de l’unité, puisque ce que l’on appelle union plus ou moins parfaite, est le passage plus ou moins parfait de notre volonté en celle de Dieu.
Pour comprendre ce que je veux dire, il faut savoir que Dieu, attirant l’âme à Lui, le fait d’ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu’elle goûte sans pouvoir ni l’exprimer ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu’un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C’est ce qui s’appelle union des puissances, qui n’exige point la mort ou le trépas dont je viens de parler, puisque ce n’est qu’un acheminement à ce trépas. Il exige cependant le renoncement ou négation de toutes choses, en la manière que je l’ai dit, sans quoi les puissances resteraient toujours multipliées dans leurs opérations et ne seraient jamais réunies.
Sitôt que les puissances sont toutes réunies, Dieu fait une autre opération, qui est de perdre ces puissances en Lui dans la même unité, attirant toute l’âme en Lui qui en est le centre, et la réduisant peu à peu dans Son unité, même en la faisant passer en Lui : ce qui s’appelle trépas. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. C’est une véritable extase, mais extase permanente, qui ne cause point d’altération à l’âme qui la souffre, ni dans les sens, parce qu’avant que cette transformation se fasse, il faut que l’âme ait été purifiée de tout ce qu’il y avait en elle de répugnance naturelle ou spirituelle (cause de l’extase d’altération). Et toutes les peines de la vie spirituelle ne sont que pour détruire l’âme dans ses répugnances et contrariétés, pour la détruire, dis-je, foncièrement et non en superficie. Car tel croit n’avoir nulle répugnance, parce qu’il n’est point exercé et que Dieu ne lui demande rien, qui ensuite éprouve le contraire lorsque Dieu commence d’user de Son pouvoir souverain : car alors toutes ses répugnances, qui paraissent mortes, se réveillent de telle sorte qu’elles vont jusqu’à la résistance. Il y a un passage dans le livre des Rois qui dit, que c’est comme le péché d’enchantement de répugner, c’est comme une espèce d’idolâtrie que de ne vouloir pas se soumettre1.
Toutes les opérations de Dieu sur l’âme, les gratifiantes et les crucifiantes, ne sont que pour S’unir l’âme. Les gratifiantes unissent les puissances entre elles, et c’est où il y a plus de douceur que de peine ; les crucifiantes sont pour perdre l’âme en Lui, et elles sonta très pénibles. C’est ici ceb qui s’appelle union immédiate, union essentielle. Et lorsque cette âme est beaucoup passée en Dieu, que la volonté est disparue en ce qu’elle a de désir ou de répugnance, et qu’elle ne se découvre plus, c’est alorsque l’union essentielle est véritable, que l’âme est passée de la mort à la nouvelle vie, que l’on appelle Résurrection. L’âme alors, ne vivant plus en elle-même, étant morte à tout et passée en Dieu, vit de Dieu, et Dieu est sa vie. Plus cette vie nouvelle et divine s’augmente et se perfectionne, plus la volonté se trouve perdue, passée, et transformée en celle de Dieu. C’est alors que toute l’âme, réduite en unité divine, est retournée à son principe dans toute la simplicité et pureté où Dieu la demande.
Toutes les peines spirituelles, qu’on décrit avecc des termes si fort exagérants, ne sont que ce passage de l’âme en Dieu, qui est d’autant plus rude et plus long que l’âme résiste davantage. Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse, comme Il est lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. Mais comme sa volonté répugne naturellement, même sans Le connaître (c’est ce qui s’appelle propriété), comme, dis-je, elle répugne à perdre tout ce qui est d’elle-même et tout ce qui la fait subsister en quelque chose que ce soit, bonne, juste ou raisonnable (car elle se retranche en tout), il arrive de là que plus la résistance est forte, plus ses peines deviennent violentes, jusqu’à ce que, l’âme étant réduite dans l’impuissance de résister, un plus fort qu’elle l’enlève. Alors elle se rend, non de son plein gré (à moins qu’elle ne soit extrêmement éclairée), mais comme une personne qui, n’ayant plus de force, se laisse entraîner au courant des eaux. Cependant elle fait souvent quelques essais (de résistance) 2, sed persuadant qu’elle a encore des forces, mais ses efforts ne servent qu’à lui faire sentir sa faiblesse et son impuissance ; et cela lui arrive tant de fois qu’enfin elle fait volontairement ce qu’elle ne peut point nee pas faire, qui est de céder à Dieu. Et c’est alorsque Dieu la reçoit en Lui-même.
Cette purgation est la même que celle du purgatoire, et elle est passive. Si l’âme ne passe en cette vie dans ce purgatoire, elle y passera en l’autre. Jusqu’alors, quelques grâces, dons et faveurs que l’âme ait reçues, elle a été comme fixée en elle-même. Mais par la voie que l’on vient de marquer, elle passe en Dieu, se perd en Lui, et lui est unie sans milieu. Et ce sont ces âmes qui sont les délices de Dieu et qui font Sa volonté sur la terre comme les bienheureux dans le ciel.
Je n’ai pu me défendre d’écrire ce qui m’est donné. C’est pour la personne que vous savez. J’aime mieux la fatiguer que de déplaire à Dieu. Si elle voulait bien garder cette lettre par petitesse, elle trouverait dans quelques années que je lui ai dit la vérité et que c’est un abrégé de la conduite que Dieu tiendra sur son âme. Si vous voulez cependant la supprimer, vous le pouvez. Pourvu que j’obéisse à Dieu, il ne m’importe ce que les choses deviennent : ni le bon ni le mauvais succès ne me touche plusf.
- Dutoit, t. V, Lettre IV, p. 203-210 —Masson, Lettre VIII, p. 31-35. - A.S.-S. ms. 2057 f° 259r° à 260 v° puis 240 r° à 241 v°. Ce ms. est une copie continue, peu ponctuée, probablement d’une fille de Madame Guyon.
Cette lettre, sauf le dernier paragraphe, se retrouve dans les Discours chrétiens et spirituels, t. II, Discours XXXV, p. 192-196, comme l’indique Dutoit. Masson ajoute : « J’ai suivi le texte des Discours, qui corrige heureusement sur quelques points celui des Lettres. » Nous reprenons ce texte des Discours tout en indiquant les rares variantes du ms. 2057 (en fait le plus sûr ?). Selon Masson (note 5 p. 35) : « Il est probable que cette lettre de Mme Guyon répond à une lettre perdue de Fénelon, lui demandant des explications sur la fin de la lettre précédente [lettre 6e à Fénelon]. »
aEt celles-là sont A.S.-S. ms. 2057 f° 240r°.
bC’est ce A.S.-S. ms. 2057 f° 240r°.
cToutes les peines que les personnes spirituelles ont décrites avec A.S.-S. ms. 2057 f° 240r°.
dsouvent [f° 241r°] des essais se A.S.-S. ms. 2057.
ePeut pas [ne pas add. interl.] faire A.S.-S. ms. 2057 f° 241r°.
ftouche pas. A.S.-S. ms. 2057 f° 241v°.
1I Rois, 15, 23 : « Car c’est une espèce de magie de ne vouloir pas se soumettre ; et ne se rendre pas à sa volonté, c’est le crime de l’idolâtrie… » (Sacy).
2 L’addition entre parenthèse a été probablement ajoutée par Dutoit (v. la variante du ms. 2057). L’édition Poiret-Dutoit ajoute ainsi souvent entre parenthèses une précision qui s’avère parfois inutile ; mais généralement il ne nous a pas été possible de distinguer sûrement entre : texte et parenthèses ajoutées, parenthèses seules ajoutées, parenthèses présentes dans l’original (le plus souvent perdu). Nous nous sommes donc généralement tenu au respect de D.
L’on m’a rapporté mon petit-Maître1. Je n’eusse jamais osé espérer un si grand bien, si monsieur notre curé ne me l’était venu offrir. Jugez avec quel plaisir (cette fête étant pour moi ce qu’elle est) mon petit-Maître s’est donné à moi avec un naturel amour. Il n’a2 pas plutôt été dans ma poitrine que j’ai ressenti un renouvellement de candeur, d’innocence et d’enfance que je ne vous puis exprimer. Je lui ai demandé qu’Il vous mît dans l’état où Il vous voulait, et qu’Il vous fît entrer dans Ses desseins, qu’Il fût votre voie et votre conduite, qu’Il vous fît marcher dans Sa volonté, et non selon les idées de perfection et de vertus que vous vous êtes faites. Il me semble que cela sera. Ô, si vous pouviez comprendre ce qui est de l’entière désappropriation de toutes choses, le peu de cas que Dieu fait de la justice de la plupart des hommes, comment Il les examinera même avec rigueur, durant qu’Il prend Ses délices dans une petite âme bien humiliée et bien anéantie par l’expérience de ses misères et qui, n’attendant plus rien d’elle-même, espère tout de son Sauveur !
Qu’est-ce que les anges nous annoncent aujourd’hui qu’Il vient faire sur la terre, ce divin petit-Maître que j’aime infiniment ? Car je L’aime de Son amour même, comme je Le connais par Lui-même. Ô si vous saviez ce que c’est de connaître par le Verbe et aimer par le Saint-Esprit ! Vous l’apprendrez un jour. Qu’est-Il venu faire, dis-je, sur la terre, ce divin Sauveur ? Apporter la paix aux hommes de bonne volonté 3 et glorifier son Père. La gloire a été au plus haut des cieux par Son anéantissement, lorsqu’Il a pris la forme du pécheur et qu’Il S’est fait péché pour détruire le péché. La paix est venue en ceux qui sont de bonne volonté. Qu’est-ce que d’avoir une bonne volonté ? C’est l’avoir conforme au vouloir divin, et l’avoir même perdue dans ce divin vouloir. Il est certain que notre volonté propre est une volonté maligne, vide de tout bien et pleine de tout mal. Il faut que notre volonté, pour être bonne, se perde dans le vouloir divin. Et comme Adam ne devint coupable que parce qu’il manqua de soumettre sa volonté à la volonté divine, l’homme redevient innocent par la soumission de sa même volonté à celle de Dieu, qui Se plaît d’exercer cette volonté de l’homme en toute manière, afin de la rendre toujours plus souple : car il n’y a rien dans l’homme d’opposé à Dieu que la volonté propre et la propriété, de manière que la moindre action de propre volonté serait reprochée avec des tourments inconcevables à une âme qui aime purement.
Mais, me direz-vous, comment connaître (en nous) la volonté de Dieu ? À ceci : lorsque Dieu exige quelque chose de Son autorité d’une âme qui Lui est entièrement soumise et qui est accoutumée aux mouvements de tous Ses vouloirs, et qu’elle fait ce que Dieu veut d’elle, son cœur est dilaté et entre dans la paix. Mais lorsqu’elle ne le fait pas, son cœur se rétrécit, se dessèche, et souvent se trouble : c’est que Dieu, qui la purifie, ne lui laisse pas passer la moindre imperfection sans la reprendre, et qu’Il l’éclaire même toujours plus sur la vérité de ce qui Lui déplaît. Quand l’âme est abandonnée à Dieu, elle éprouve, lorsqu’elle veut faire quelque chose que Dieu ne veut pas, cela. Si elle poursuit, elle est troublée dans l’action, et après l’action dans le moment son trouble augmente et continue, ce qui est une marque assurée de la faute. Au lieu que, lorsqu’elle fait quelque chose que Dieu veut d’elle, elle n’a ni aucun trouble dans l’action, ni aucun reproche immédiatement après l’action. Et s’il arrive dans la suite que les réflexions et le trouble n’attaquent que la surface de l’âme, ce trouble alors n’est point un reproche de la faute, ni une douleur intime et foncière, mais un trouble de réflexion, fort superficiel. Ce trouble a un effet qui fait voir qu’il est un trouble de nature et non de grâce : c’est qu’il cause un regret qui est tout mélangé d’amour propre, de vue de soi, de sa perfection, de son déchet, de la pensée des créatures et de leur mépris. On s’occupe de cela et de la faute : enfin tout est intéressé.
La douleur du pur amour n’a nul regard sur soi : c’est pourquoi, n’envisageant que Dieu seul, on serait ravi d’être chargé de toutes les confusions et misères et de les porter en enfer pour procurer à Dieu un instant de gloire ! Le pur amour se hait soi-même : c’est pourquoi il fait son plaisir de sa douleur. Il se voue à la justice parce qu’elle n’a nul regard sur l’homme, mais qu’elle est toute dévouée aux intérêts de Dieu seul. Ô si je pouvais un peu vous inspirer ce pur amour que Jésus-Christ est venu apporter au monde y apportant la vérité et la justice qui en étaient bannies !
Il est dit dans les Psaumes : la justice a regardé du ciel4. Que regardait-elle ? Elle regardait qu’elle ne pouvait venir sur terre que par Jésus-Christ et qu’il fallait que le père éternel, en regardant favorablement les hommes, y envoyât Son Verbe, afin que la justice y fût établie. Cette justice restitue tout à Dieu et tient l’homme dans un dépouillement total de toutes ses usurpations. Ô homme, que tu me plais couvert de boue ! que tu me plais dans le limon dont tu as été pétri ! Non, vous ne serez jamais propre à être fait un homme nouveau que quand vous serez redevenu boue. Aussi l’Église chante-t-elle dans la suite du Gloria in excelsis ces belles paroles : Tu solus sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus6.
Non, il n’y a que Dieu seul de saint, et Il n’est honoré que des petits enfants. Entrez dans une complaisance et une joie de votre humiliation. Dieu ne perd rien de Ses droits. Le soleil ne se salit point lorsqu’il darde ses rayons sur le fumier. Courage ! Vous ne serez jamais heureux que lorsque vous saurez aimer votre boue et votre misère. Soyez ravi que Dieu vous traite comme vous méritez : ne Lui dérobez plus rien ! Que ce petit ver demeure dans sa boue, qu’il rampe sur la terre et qu’il ne soit pas si hardi que d’aller sur les meubles précieux des rois : s’il le fait, il sera immanquablement écrasé.
Ô bonheur infini de l’humiliation et de n’être rien ! Entrez une bonne fois dans les intérêts de Dieu. Aimez la justice qu’Il vous fait, et celle qu’Il Se rend à Lui-même. Je vous proteste dans cette nuit de sa naissance qui m’est si chère que, quand je serais mille fois perdue, j’aurais toujours un plaisir infini de ce qu’Il S’est bien voulu servir de moi pour vous faire entrer dans les voies de l’anéantissement. Entrez donc dans un amour désintéressé, je vous en conjure, pour réciproquer5 l’amour gratuit d’un Dieu, et donnez-vous à Lui en sacrifice, afin qu’Il vous jette jusqu’au plus profond de l’abîme de boue, où Il jeta le roi-prophète7 [et] dont Il ne pouvait plus sortir. Soyez persuadé que vos efforts pour en sortir ne serviront qu’à vous y enfoncer davantage. Et c’est la différence qui se trouve entre l’abîme de boue et l’abîme d’eau que, dans ce dernier, en faisant quelques efforts, on vient sur l’eau et, à force de nager, on peut en sortir. Mais l’abîme de boue est bien différent : plus on se remue, plus on s’enfonce, plus on veut s’aider, plus on se nuit ; il faut, pour n’y être pas suffoqué, demeurer tranquille et sans se remuer : de cette sorte, l’on est supporté de la boue, loin d’en être accablé.
Demeurez donc dans la profondeur d’un cœur humilié, et soyez persuadé avec Job que, quand vos mains (c’est-à-dire vos actions) seraient éclatantes comme le soleil, Dieu les enfoncera dans la boue8 ; et aussi que, quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les blanchira comme neige9. Ce que Dieu veut de vous à présent est que, désespérant entièrement de vous-même, vous attendiez tout de votre Sauveur, que vous ne vouliez même point d’autre salut que celui qu’Il Lui plaira de vous donner.
Si vous voulez bien lire cette lettre dans l’esprit de foi et la recevoir de la part de Celui qui m’a fait vous l’écrire, vous y découvrirez des caractères de vérité que vous ne sauriez vous dissimuler à vous-même sans vouloir vous tromper.
C’est jour de Noël, à deux heures après minuit.
– Dutoit, t. II, Lettre CLIV, p. 447-455 ; début et dernière phrase, t. V, p. 406 — Masson, Lettre IX, p. 35-38.
1Jésus dans l’Eucharistie, Maître intérieur des âmes.
2 Le t. II de Dutoit commençe en résumant l’introduction : « Mon divin Maître s’est donné à moi cette nuit dans la communion avec un nouvel amour. Il n’a pas plutôt… »
3 Luc 2, 14.
4Ps. 84, 12 : « La vérité est sortie de la terre, et la justice nous a regardés du haut du ciel. » (Sacy).
5 Réciproquer : « rendre la pareille, le réciproque » (Furetière).
6 Vous êtes le seul saint, le seul Seigneur, le seul très-haut. D.
7 David : Ps. 68, 2 : « Je suis enfoncé dans une boue profonde, où il n’y a point de fermeté. » (Sacy).
8 Job 9, 30-31 : « Quand j’aurais été lavé dans l’eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, — Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d’ordure, et mes vêtements m’auraient en horreur. » (Sacy). Citation souvent reprise par Madame Guyon (4 fois dans ce volume) : elle souligne le travail considérable que la grâce seule peut accomplir avant l’approche du divin.
9 Isaïe 1, 18 : « Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche. » (Sacy). Une des citations citée souvent (3 fois), pour la même raison que la précédente.
Il y a des défauts passagers, et il y a des défauts essentiels. Ceux qui seraient essentiels pour vous, seraient : le défaut de souplesse à l’Esprit de Dieu en chose qui vous paraîtrait même de peu de conséquence, le moindre défaut d’abandon, de petitesse, de docilité à recevoir ce que Dieu vous donne ; le moindre arrêt sur votre raison, les retours, réflexions volontaires et de durée, l’agir propre, se mêler de soi sous bon prétexte. Tout cela sont des défauts essentiels, qui arrêtent l’âme, empêchent sa course, causent des milieux1 entre Dieu et l’âme.
Un agir choquera la raison ; on ne peut s’y rendre, et l’on demande : pourquoi ceci plutôt que cela ? Dieu n’est-Il pas autant dans cette manière que dans l’autre ? Il est vrai qu’Il est tout en tout, mais, outre les moyens généraux pour toutes les âmes de foi, il y a des moyens spécifiques pour chaque âme en particulier. Et c’est ce qui fait voir la magnificence de Dieu et la raison pour laquelle Il nous donne des guides, qui nous seraient peu utiles dans la voie de l’abandon et de la pure foi s’Il n’avait des moyens spécifiques et des volontés particulières sur chaque âme, lesquels moyens Il veut qu’on leur déclare. Chacun a son attrait divin : le vôtre est et sera toujours la docilité et la petitesse, non seulement pour le général, ce qui sera fort aisé, étant disposé comme vous l’êtes, mais pour le particulier, exigeant de vous mille choses et aussitôt ne les exigeant plus, afin de vous rendre souple et que votre raison n’entre point dans la conduite qu’Il tient sur vous. Il exerce chacun selon qu’Il Lui plaît, mais Il veut exercer votre souplesse à l’infini : tout dépend de là, et tout vous sera donné par là.
La souplesse s’exerce en deux manières, du moins celle que Dieu veut très certainement de vous. La première (envers Lui) qui vous fasse toujours marcher par le premier mouvement sans mouvement, en manière qui deviendra toute naturelle, suivant toujours votre chemin et vous rendant au moindre signal, sans que la réflexion ou la raison du meilleur et plus parfait vous arrête : il n’y a de bon pour vous que ce que Dieu veut de vous. L’autre souplesse est un acquiescement non seulement de volonté (qui embrasse, sans vouloir répugner aux choses que l’on vous dit), mais de plus une docilité dans l’usage des choses, les faisant par petitesse, comme on vous les marque, à moins que vous n’eussiez au-dedans un mouvement contraire. Je ne dis pas une raison contraire, mais un mouvement. Comptez donc que l’essentiel de votre état est une souplesse infinie2. Tant que vous ne faillirez pas en cela, vous marcherez sans que rien vous fasse tomber.
Il y a des défauts accidentels et passagers. Ceux-là, quoiqu’ils vous fassent chopper3, ne vous arrêtent pas, parce qu’ils ne sont point subsistants, comme par exemple une parole dite avec précipitation. L’habitude de la raillerie et l’envie de plaire3 vous nuiraient plus. Ce n’est pas pourtant que cette envie, quand elle n’est que dans le sentiment sans que vous fassiez rien pour cela, ne vous soit un exercice, mais elle n’est pas un mal. Je dis donc que les défauts passagers ne vous nuiront pas, pourvu que vous ne vous arrêtiez pas un moment à les regarder et que vous vous serviez d’eux pour courir plus fortement par l’oubli de vous-même et l’extrême souplesse. Il en doit être comme d’une personne, qui court dans un chemin et qui rencontre des petites pierres qui, à la vérité, la font broncher, mais qui n’interrompent point sa course pourvu qu’elle ne s’amuse point à regarder ce qui l’a fait broncher. Rien n’empêche tant que de s’arrêter à voir, à considérer, à douter si l’on est dans le chemin, à entrer dans un autre, parce qu’il paraît plus battu. Celui qui court toujours sans penser à la course arrive enfin heureusement.
Dieu sait à quel point Il me fait être à vous en Lui seul4.
– Dutoit, t. II, Lettre LVI, p. 160-164 — Masson, Lettre X, p. 38-4 [M] place cette lettre dans les premiers mois de la correspondance, invoquant son « caractère didactique ».
1 « Le plus grand bien qu’on puisse faire à une âme, c’est de la déprendre de ces lumières et de ces dons, qui peuvent être un piège, et qui tout au moins sont certainement un milieu entre Dieu et elle. » Fénelon, Lettre à une Religieuse…, t. VIII, p.459, d. [M].
2 « Cet état passif ne suppose aucune inspiration extraordinaire. Il ne renferme qu’une paix et une souplesse infinie à se laisser mouvoir. » Explication des Maximes, art. XXX, Vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1074.
3 Trébucher.
4 Masson note « la ressemblance entre les formules d’adieu des lettres de Mme Guyon et celles que Fénelon affectionnera plus tard en écrivant à ses dirigées », donnant pour exemple la Lettre à la comtesse de Montberon du 11 février 1708 : « … Dieu sait […] de quel cœur Il me fait être à jamais tout à vous… ». Masson devait en 1907 prouver l’authenticité de la correspondance avec Madame Guyon : nous omettrons par la suite la reprise de nombreuses notes de celui-ci visant un but désormais atteint.
L’âme arrivée à la parfaite simplicité et qui a outrepassé tout moyen ne trouve que Dieu seul. Tout ce qui n’est point Lui-même, quelque grand et relevé qu’il paraisse, la gêne et l’embarrasse. Tout ce qui se voit, s’entend, se pratique, n’est point ce qu’il lui faut.
Il ne faudrait pour elle que le repos du Seigneur et l’entière cessation de toutes choses. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit. Et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu’il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l’entière simplicité que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin, dans laquelle elle trouve que toutes actions sont finies et réduites dans leur principe.
Il lui semble même que la purification commune et générale n’est plus pour elle et que Dieu seul peut consumer en elle tout défaut et toute dissemblance, ce qu’Il fait assurément, car Il n’en peut souffrir aucun. Ce qui paraît défaut aux hommes ne l’est pas toujours devant Dieu, au lieu que ce que l’on prend souvent pour justice et perfection est réprouvé de Lui. C’est Lui qui choisit le bien et le mal.
Tout autre moyen de purification ne convient pas à cette âme. Toutes les âmes conduites par les dons surnaturels sont ordinairement éprouvées par les démons. Il n’en est pas de même des âmes conduites en foi : leur épreuve paraît n’avoir rien d’extraordinaire et être toute naturelle, elle fait beaucoup plus mourir que la première épreuve des âmes conduites par les dons, d’autant que l’épreuve des premiers leur sert de soutien. Nous ne pouvons jamais par nos soins, et même par l’assiduité à retrancher tous les mouvements de notre propre vie, nous causer la mort intérieure. Nous pouvons bien amortir l’extérieur, mais l’esprit vivra même de cette application. Il n’y a que la sortie de nous-mêmes qui puisse véritablement porter le nom de mort. Dieu tolère plutôt de gros défauts extérieurs, qu’Il corrige dans la suite par l’activité de Son amour, que la moindre résistance ou le plus petit empêchement à l’étendue de Son domaine dans l’âme. Plus Dieu est libre en nous, plus Il nous donne Son esprit sans mesure.
C’est la gloire qu’Il prétend en nous que de voir tous les ennemis comme les escabeaux de Ses pieds, c’est-à-dire de voir terrasser en nous tout ce qui s’oppose à Son empire. Aussi est-il écrit : Le Seigneur dit à mon Seigneur : asseyez-vous à ma droite1, comme pour nous apprendre que cet Esprit demeure en Lui-même et ne se répand en nous avec plénitude qu’autant que tout Lui est assujetti dans nous. Mais qui est-ce qui assujettit tout au Fils, sinon le père, puisque c’est Lui qui réduit Ses ennemis à être l’escabeau de Ses pieds ?
Je donnerais ma vie afin que la personne que j’ai l’honneur de connaître ne donnât aucune borne à l’esprit de Jésus-Christ. Pour continuer de lui parler dans ma simplicité, Notre Seigneur me paraît lié dans son âme et qu’Il n’est pas libre d’y opérer tout ce qu’Il Lui plaît. Cela me fait souffrir une peine intérieure très forte. Sitôt qu’il donnera tout pouvoir à Dieu en lui, mon âme sera au large et mon cœur content, et certaines répugnances lui seront ôtées.
– Dutoit, t. II, Disc. LIX, p. 336-338 — Masson, Lettre XI, p. 41-43 : « Cette lettre est très importante pour la définition de l’idéal quiétiste… ».
1Ps. 109, 1. L’image de l’escabeau est empruntée à ce même psaume.
N.1 a raison de ne pas craindre ce goût simple de Dieu qui lui est donné parce qu’il est très différent du sensible. Il faut le recevoir et s’en nourrir lorsqu’il est donné, parce que c’est par lui que les puissances sont réduites en unité et [qu’] il est très nécessaire à l’âme. C’est ce principe de vie qui la prépare à la mort et qui lui est d’autant plus utile que Dieu a de plus grands desseins sur lui2. Plus le goût intime et simple de Dieu est fort, vigoureux et de longue durée, plus la mort qui suit est profonde. Il faut donc se laisser à Dieu et se laisser remplir de Son infusion divine avec beaucoup de correspondance et de liberté. J’éprouve que mon âme, ainsi que je vous l’ai dit, s’écoule sans cesse dans la sienne, et Dieu fait cela afin de la réduire où Il le veut. C’est une grâce d’onction, c’est un germe de vie et d’immortalité, qui subsiste dans la mort même, quoique d’une manière entièrement cachée et imperceptible. Qu’il ne lise que le moins qu’il pourra : ce n’en est pas le temps à présent, mais de se taire et se reposer.
Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l’autre jour avec moi. C’est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes. Vous en aviez besoin. La joie dilate, et la tristesse resserre le cœur. C’est en quoi on se méprend, surtout dans cette voie, lorsque l’on veut par une composition extérieure retenir certains instincts et mouvements de joie, qui pourtant sont bien éloignés de cette joie sensible et toute naturelle des commençants qu’il est bon de réprimer à cause de son impureté.
Il n’est pas nécessaire que N. s’unisse à moi en distinction3. Il suffit qu’il ne soit point opposé et qu’il se laisse aller à ce je ne sais quoi qu’il doit goûter, pour que mon âme ait toute liberté de se communiquer à la sienne. Dieu l’ayant voulu de la sorte, je m’en trouve bien et en suis soulagée. Ô commerce des cœurs et des esprits sans l’entremise des corps, que vous êtes pur, simple, divin et digne de Dieu ! c’est ce qui rend les vrais enfants de Dieu un en Lui. C’est ce commerce admirable — que Jésus-Christ a apporté sur la terre par son Incarnation —, qui fait que ce divin Verbe, s’écoulant en l’âme, la perd en Lui et la rend une avec autant d’âmes qu’il y en a de disposées à Le recevoir. C’était ce que Jésus-Christ demandait pour ses disciples : Mon père, qu’ils soient un, comme nous sommes un4. C’est ce commerce qui sanctifia saint Jean dans le ventre de sainte Élisabeth. C’est une participation de la hiérarchie céleste, où les esprits bienheureux se répandent ensemble et se pénètrent les uns les autres : c’est la communion des Saints. Ô, si les hommes chrétiens savaient à quoi ils sont appelés ! mais, hélas ! tous sont morts en Adam, et nul ne veut vivre en Jésus-Christ.
Je vous écris, monsieur, avec ma simplicité ordinaire ce que j’ai mouvement d’écrire sur N., laissant à Dieu et à vous d’en faire l’usage qu’il lui plaît. Vous savez que je n’ai rien ni à ménager ni à craindre, n’ayant plus rien ni à perdre ni à gagner. Je ne sais si vous m’entendez, car j’écris aussi cela pour vous. Si vous ne m’entendez pas encore tout à fait, cela viendra un jour. Mais N. surpassera, à cause qu’il doit être une lumière dans l’Église. Je n’entends pas le fond de perfection ni d’anéantissement, mais je dis que la lumière ira plus loin pour le bien des autres. Je vous le dis une fois : vous ne devez avoir aucune jalousie sur l’âme de personne.
– Dutoit, t. II, Lettre CLVIII, p. 466-469 ; dernier paragraphe, t. V, p. 210-211 — Masson, Lettre III, p. 17-23.
1 Fénelon lui-même.
2 « Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne », Vie 3.9.10 : il s’agit de Fénelon. De même pour le père Lacombe, Vie 2.17.4.
3 « C’est-à-dire, d’une manière explicite, avec l’image particulière et précise de la personne ». Voir Fénelon, Lettre à la comtesse de Montberon du 13 janvier 1708 : « Dieu vous a unie à moi et vous me trouverez en lui sans distinction » [t.VIII, p.690, g] ; voir encore Lettres spirituelles, t. VIII, p.548, g : « Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. » [M].
4 Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […] [23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).
Je me trouve sec et distrait dans l’oraison. Cela peut provenir des choses extérieures qui me dissipent, mais ma volonté est, ce me semble, très ferme. Je sens un ennui et un mésaise1 fréquents dans mes occupations extérieures. Mes amis même m’importunent2, et toutes les conversations me paraissent inutiles : il me tarde d’être seul, et dès que je suis seul, le recueillement s’enfuita. Je sens une certaine peine unissante, quand la présence de Dieu m’empêche et que les hommes m’occupent ; mais en tout cela il n’y a point d’impatience volontaire. Quelquefois il ne me reste rien dans le cœur pour Dieu tant je me trouve sec, vide et occupé de choses communes. Mais la peine que j’en ressens, et l’abandon que j’aperçois encore, me soutient3. Ayez la bonté de me renvoyer le billet, quand vous l’aurez lu, ou de le garder pour me le rendre.
- Dutoit, t. V, lettre V, p. 211-212 —Masson, XIII, p. 45-46 —Jean Orcibal, Correspondance de Fénelon, tome II, Paris, Klincksieck, 1972, Lettre 45. Après Dutoit, Masson intercale ici sept lettres de Mme Guyon pour lesquelles il n’y a pas de réponses de Fénelon.
as’ensuit : erreur probable du copiste, corrigée compte tenu du contexte de sécheresse.
1 Mésaise, « malaise, désagrément », mot que Richelet considérait déjà comme vieux.
2Voir [M] p. LXXXII-LXXXVI. Le contexte montre que Fénelon ne voit pas là un fait névrotique, mais une étape de sa vie spirituelle : « Dans ce premier attrait sensible… l’âme se déprend de toutes les consolations extérieures, et celles de l’amitié sont aussi retranchées… Il ne reste plus que les amis auxquels on est lié par conformité de sentiments… tout le reste devient à charge » (Instruction XXIII, t. VI, p. 126).
3 « C’est un soutien infini de penser que l’on n’est plus soutenu de rien et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve… Il faut tout perdre, même l’abandon aperçu, par lequel on se voit livré à sa perte » (Instruction XXIII, t. VI, p. 125). M. Masson rapproche aussi les lettres des 11 août 1689 et 12 août 1689, mais les perceptions dont il y est parlé sont plus banales. [O].
La personne1 pour laquelle Notre Seigneur me donne toujours plus de correspondance intérieure éprouvera souvent de semblables vicissitudes de sécheresses et de distractions.
Quoique les occupations extérieures y contribuent un peu, ce n’en est pas la première cause, mais bien le dessein de Dieu, qui est d’épurer la foi et d’affermir la volonté par le desséchement de l’esprit. L’ennui et mésaise fréquent que j’en éprouve dans les occupations extérieures, l’approche des amis et des conversations qui paraissent inutiles, viennent d’une bonne et d’une mauvaise cause. La première est que le cœur qui est attiré de Dieu et qui est destiné pour Le posséder lui-même, ne peut trouver hors de Dieu rien qui le contente ; et, passionné qu’il est de son divin objet, il n’a que du dégoût pour tout ce qui interrompt ou empêche sa jouissance. Si cela est un effet de l’amour, c’est en même temps une marque de l’imperfection de l’amour, et que l’âme est encore bien vivante en elle-même. Celui qui aime parfaitement n’aime parfaitement que parce qu’il est entièrement mort à lui-même : étant parfaitement mort, il est passé dans sa fin et, étant dans une union essentielle, il est dans une possession qui ne peut être interrompue par l’embarras des créatures, ni distraite par toutes les affaires possibles, parce que l’âme est au-dessus des moyens et consommée dans sa fin.
Mais comme il ne s’agit pas à présent de cela, je n’en dirai pas davantage. Je dirai seulement que cette personne doit mourir à soi-même sur cet article et recevoir avec égalité et mort toutes les différentes choses qui l’arrachent comme malgré lui à sa chère solitude, ne voulant uniquement pour soi que ce qu’il y a, quel qu’il soit. On croit souvent n’avoir plus de penchants, quoique l’on en soit tout plein. On n’a plus de penchants aperçus lorsque l’on n’est pas contrarié dans ses penchants, mais on en découvre facilement sitôt qu’ils sont contrariés2.
Ce que je viens de dire fait que l’âme tend continuellement au recueillement et à la retraite. Et plus son attrait est violenté, plus il se réveille avec force, Dieu le faisant de la sorte afin que l’âme ne se laisse pas épancher dans les occupations et qu’elle tende toujours à Lui comme à sa fin. Mais sitôt qu’elle peut se recueillir, tout cela s’évanouit, tant parce qu’il n’est plus alors nécessaire et que la foi nue prend la place, que parce que le désir de se recueillir était un effet de la bonne volonté, à laquelle même Dieu veut que cette personne meure. C’est une conduite qu’elle éprouvera encore quantité de fois. La peine cuisante que l’on ressent lorsque l’on perd la présence de Dieu aperçue marque que l’on n’est pas parfaitement indifférent et que l’on tient au don de Dieu, car cette présence aperçue est un don créé.
Que faut-il conclure de là ? qu’il ne faut pas laisser de goûter Dieu en repos, autant qu’Il vous en donne le moyen, qu’il ne faut point se surcharger par soi-même d’occupations contre l’ordre de Dieu. Mais, cela supposé, il faut laisser Dieu aller et venir comme Il Lui plaît, étant égal dans toutes les dispositions, et portant en mort les incommodités quasi continuelles que causent toutes les créatures par leur peu de raison et leur inutilité : ce qui n’est pas une mort médiocre, lorsque l’on y est fidèle, car il y en a des sujets continuels.
J’enverrai le livre, sitôt qu’il sera achevé. L’on soumet tout aux lumières de la personne, à laquelle l’on écrit simplement pour obéir3.
– Dutoit, t. I, Lettre LXXXVII, p. 267-271 — Masson, Lettre XIV, p. 46-48 et Poésie XVII p. 367.
1 Fénelon.
2 « Chacun tient à une infinité de choses, qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y est attaché que quand on les lui ôte… » Fénelon, Instructions, XXII, t. VI, p.121, d. [M].
3 Cette lettre est suivie d’une poésie, publiée à sa suite par Dutoit :
« Vous m’arrachez ma solitude
M’accablant de soins superflus ;
Mon cœur languissant ne peut plus
Supporter un état et si dur et si rude.
[…]
Il fera de mon cœur un temple,
Où malgré l’orage et le bruit,
J’aurai le calme de la nuit ;
Et rien n’empêchera que je ne le contemple. »
Nous reproduisons cette poésie en entier en conclusion de notre section : IV, Poésies spirituelles.
Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge d’un état dans le temps de la peine, mais bien dans le calme et la bonace1. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime, qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles. Ce caractère de vérité est accompagné de justice et donne une sainte émulation, qui est une participation de la jalousie de Dieu, qui anime contre la créature une justice impitoyable, afin de lui arracher toutes choses pour donner tout à Dieu.
Cette justice, comme on vous l’a dit tant de fois, étant fille du pur amour, est une justice de dépouillement. Elle a sa violence et sa délicatesse, car l’amour jaloux se sert tantôt de l’une et tantôt de l’autre. Il use d’une impétueuse autorité en de certaines âmes, et pour des temps seulement. Souvent il n’use point de violence, et sa délicatesse est infinie. Persuadé qu’il est du mérite infini de Celui qui l’anime, il se rebute du moindre refus. Il n’use plus de violence, mais plein de dépit amoureux, il punit par des froidures et par une cessation de poursuite l’âme à qui il a donné une assez grande connaissance du mérite et de la volonté de Celui qu’elle doit aimer par-dessus toutes choses en L’aimant aux dépens de tout ce qui n’est point Lui sans nulle exception, et auquel elle doit obéir non seulement lorsque le bâton à la main Il fait faire ce qu’Il ordonne, mais d’une obéissance d’amour, qui incline doucement le cœur et qui fait non seulement obéir au moindre signal, mais même prévenir le vouloir de celui que l’on aime.
Il ne vous faut point d’autre maître que l’expérience, et vous en avez assez pour juger de ce que l’on vous dit. N’attendez plus de Dieu de ces violences extrêmes : Il veut à présent de vous des sacrifices plus libres et plus volontaires, vous ayant donné assez de connaissance pour juger lequel des deux est le plus avantageux, de vivre à soi ou hors de soi.
Quel intérêt ai-je à tout cela que l’intérêt de Dieu et votre propre bien ? Cherché-je quelque avantage ? Il n’y en a point d’autre que la peine. Et si je voulais abuser de la facilité des personnes et m’attirer des partisans, je prendrais d’autres routes. Mais il me suffit que Dieu connaisse mon cœur et ce qu’Il me fait souffrir pour des âmes qui, loin d’en avoir de la reconnaissance, n’en ont pas même la connaissance.
Il ne faut chercher que Dieu dans la créature, ou plutôt Dieu en Lui-même, sans vouloir chercher dans cette créature (quoi que ce soit) pour s’appuyer des traces de vertus que Dieu a Lui-même détruites, vertus à notre mode et non à la Sienne. Si nous regardons cela pour nous fixer dans notre état, nous serons toujours trompés ; et Dieu ferait plutôt paraître en cette créature des défauts qui n’y sont pas, ou Il en ferait naître, pour nous tirer de cet appui. Allons, sans regarder le guide que l’on nous donne, ni le chemin2. Suivons Jésus-Christ, qui marche le premier, et la volonté divine qui, quoique cachée en apparence, nous est très manifeste par le caractère3 imprimé dans le plus intime de nous-mêmes.
Tant que nous verrons autre chose que Dieu en Lui-même et la créature en Lui, sans regarder si cette créature est couverte de boue ou de diamants, nous mènerons toujours une vie rampante, quoique flattés d’une bonne et droite volonté. Celui qui se perd autant que Dieu le veut ne sait plus si sa volonté est droite, car il n’en trouve plus. Celui-là ne serait pas perdu qui, se tenant du mieux qu’il peut sur la pointe d’un rocher, dirait incessamment : j’ai la volonté droite de me rouler dans le fond pour m’unir à celui qui a le premier franchi ce danger, mais j’attends une main puissante qui me précipite ; cependant il examine le péril et, se laissant gagner à la raison et aux répugnances naturelles, il s’éloigne insensiblement du lieu où il était posté, au lieu que celui qui est une fois en train de rouler ne connaît plus de volonté et se laisse précipiter sans ordre ni raison jusqu’au lieu où on l’attend.
Pour moi, je ne vous demande rien : mon office est de vous faire voir Jésus-Christ qui, s’étant précipité du haut faîte de la Divinité dans l’abîme du néant pour l’amour qu’Il vous porte, vous invite à Le suivre selon votre portée. Je vous Le montre, et c’est assez pour moi. Je vous dis qu’Il vous appelle, je vous apprends à entendre Sa voix. Pouvez-vous dire en conscience que vous ne Le connaissez pas et qu’Il est trop défiguré de la chute que Son amour lui a fait faire pour vous ? C’est parce qu’Il est si fort défiguré, qu’Il est comme un lépreux, que vous devez plutôt vous unir à Lui, et ne pas conserver une vaine beauté qui ne Lui saurait plaire, si elle vous empêche de vous précipiter pour Le suivre. Vous me direz : « Je ne vois en vous nulle trace de la Divinité. Vous qui me parlez, vous êtes si fort défigurée4 que je tremble d’être comme vous. » Ma laideur, vous répondrai-je, fait mon plaisir5. Et si j’étais autrement, je voudrais être précipitée de nouveau dans des abîmes plus profonds, afin qu’il ne me restât d’autres traces qu’une personne qui n’a plus de figure humaine et à laquelle il ne reste qu’un effroyable débris de ce qu’elle a été et de ce qu’elle n’est plus.
L’on veut se perdre et se conserver tout entier, [vous voulez] que Dieu aplanisse pour vous les pointes de rocher et les couvre de coton ? Non, non, il faut périr et être véritablement perdu. Vouloir toujours se perdre et vouloir en même temps des signes que l’on n’est pas perdu, c’est se perdre en figure et non en réalité6, c’est se reprendre après s’être livré, quoique l’on ne le croie pas. C’est vouloir allier deux choses inalliables. Il ne se faut point flatter : l’on ne sort de soi qu’en se perdant. Si j’ai véritablement quitté ma maison et que je n’y prenne plus d’intérêt, que m’importe qu’elle soit au pillage, que l’on en arrache toute la beauté, que l’on ne voie plus que des masures ruinées où l’on met encore le feu ? Si je m’en afflige, si je la plains, je ne l’ai point quittée. Si dans l’état effroyable où je suis réduite, j’en ai de la douleur, j’en gémis, je me plains, je suis encore en moi-même, j’ai peine à abandonner une maison que l’on ne détruit de la sorte que pour me faire perdre toute envie d’y retourner.
Dieu sait si j’ai envie que l’on me croie, ni que l’on suive mes avis. Si je pouvais disposer de moi-même, avec quel plaisir me déroberais-je à la vue des hommes ! Mais lorsqu’on me fera parler, je ne dirai jamais que la vérité, mais vérité aussi certaine que la souveraineté de Dieu est infaillible. Je me rapporte à votre expérience.
Je n’ai pu écrire à monsieur votre neveu7 davantage que ce que j’écrivis hier. Je viens de la messe : l’on a dit l’épître du sacrifice d’Abraham8.
– Dutoit, t. III, Lettre XCIII, p. 414-419 — Masson, Lettre XV, p. 48-52.
1 Bonace : état d’une mer très tranquille.
2 « Conseil que Fénelon reprendra souvent sous une autre forme : « Marcher, comme Abraham, sans savoir où » (Lettre du 17 juillet 1689)… mais il n’ira pas jusqu’à dire « sans regarder le guide que l’on nous donne ». Voir Lettre du 11 août 1689 : « le chemin m’est obscur, le guide m’est clair. »[M].
3sans doute le sceau baptismal.
4 Par la variole.
5 « Allusion probable à une poésie de Mme Guyon ; voir Poésies et cantiques spirituels, éd. de 1790, t. III, n° XIX, p. 29 : Nécessité et sûreté du mépris de soi : Que j’ai horreur de la beauté ! / Elle rendrait mon âme vaine : / Ma laideur fait ma sûreté. / Aussi n’en ai-je point de peine. / Je la regarde comme un bien,/ Qui me fait cacher en mon Rien. » [M].
6 “Fénelon a développé plusieurs fois cette idée avec une éloquence ardente ; voir Instructions, XXII, t. VI, p.125, g : « On dit qu’on ne tient à rien, et on est effrayé des moindres pertes ; on veut Vous posséder, mais on ne veut point se perdre, pour être possédé par Vous… » [M].
7 Il s’agit sans doute de François de Salignac, marquis de la Mothe-Fénelon, neveu de l’archevêque de Cambrai, et père du marquis de Fénelon.
8 Cette épître (Heb. 11, 8-20) était lue dans le diocèse de Paris le lundi de la Quinquagésime. La lettre se trouve ainsi datée du 21 février. [M]. — Heb. 11, 8-9 : ‘C’est par la foi que celui qui fut appelé Abraham, obéit [au commandement] d’aller au lieu qu’il devait avoir pour héritage ; et qu’il sortit de son pays. — C’est par la foi qu’il demeura comme étranger dans la terre qui lui avait été promise…’ (Amelote).
Dieu a voulu en peu de temps vous faire comprendre par expérience et ce qu’Il peut, est et opère en vous, et ce que vous êtes, et ce que vous pouvez par vous-même.
La disposition de votre retraite est l’état où Dieu vous veut continuellement. Et vous n’aurez jamais la lumière pure et nette sur ce qu’Il veut de vous que vous ne soyez dans cet état de dépendance continuelle à l’Esprit du Verbe qui vous a appelé pour être votre vie. Vous n’avez garde d’avoir goûté jusqu’à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l’avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l’on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire. Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. La mort est un sujet peu propre à une personne que Dieu attire à sa présence.
Je suis ravie qu’Il vous ait fait connaître que l’oraison de simple exposition1 est celle qui vous convient, car cela est assurément. Mais vous ne vous arrêtez point fixement au conseil, parce que vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l’assurance : tant que vos lumières et votre goût vous confirment ce que l’on vous dit là-dessus, vous y entrez ; mais, sitôt que la sécheresse s’empare de votre cœur et l’incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions.
Croyez-moi donc, je vous en conjure, et laissez-vous une bonne fois à cela. Il faut lire pour vous recueillir et non pas pour vous former un sujet2. Et, du reste, exposez-vous simplement devant Dieu, pour y être ou dans l’obscurité ou dans la lumière, ou dans le goût de la présence ou dans la sécheresse. Tout doit être égal à celui qui, ne voulant rien pour lui-même, veut Dieu pour Dieu. Ceci est relevé, mais, quoique cela ne soit pas en vous, vous y êtes appelé. Cessez donc votre activité du côté de Dieu afin de faire place à Son Esprit ; et employez-la contre vous-même, pour mourir efficacement par tous les événements de la divine Providence qui vous fourniront tout ce qui vous est nécessaire pour vous détruire vous-même, qui êtes vivant encore. Mais, si vous ne tenez pas la conduite que je vous marque, tous vos efforts seront employés à empêcher l’étendue de l’Esprit de Dieu en vous, et non pas à vous détruire vous-même. Accoutumez-vous à aller par l’inconnu et par la foi, et non par le sentiment. Et vous irez bien, car c’est le seul moyen de laisser écouler l’Esprit du Verbe dans votre âme.
Je ne m’étonne pas de vos échappées et de votre sensibilité sur les croix3. Cela vient de deux causes : la première, de ce que, marchant trop par le sensible et l’aperçu et ne donnant pas assez de lieu à la mort intérieure, vous êtes vivant en toutes choses ; la seconde est que, comme la mort des sentiments intérieurs est la source de la mort des sentiments extérieurs, votre mort extérieure ne peut point surpasser l’intérieure. Le découragement ne vient que de votre amour propre et du fond que vous faisiez sur vous-même et sur l’acquisition de la vertu : car celui qui ne présume rien de soi, ne se décourage jamais, quoi qu’il arrive, parce que, n’attendant rien de soi, mais de Dieu seul, il ne s’étonne point des échappées de la nature, car c’est son propre ; et, étant persuadé que Dieu seul peut le garder et qu’Il n’est nullement obligé de le faire, il Lui a une obligation infinie lorsqu’Il le fait et se supporte en patience lorsqu’Il le laisse à soi-même.
Vous n’êtes point déchu, car le fond que vous éprouvez a toujours été en vous ; et quoique ses productions aient été un peu amorties par l’onction de la grâce, vous étiez toujours le même, et Dieu ne permet ces échappées que pour vous faire voir ce que vous êtes.
Vous ne pouvez être jamais dans l’illusion, tant que vous suivrez avec soumission l’Esprit de Dieu pour le dedans, et tant que vous travaillerez à mourir à vous-même, soit par la fidélité à vous renoncer incessamment vous-même, ou en vous laissant détruire et humilier par les événements de la Providence, par vos défauts, et par le fond de votre naturel qui n’y contribuera pas peu.
Evitez plus que la mort le découragement ; et quand Dieu vous précipiterait dans le plus profond de votre corruption, il faudrait toujours tenir la même conduite à son égard et avoir une patience infinie avec vous-même. Il y a bien d’autres misères à éprouver. C’est pourquoi il faut faire bonne provision de fidélité et de courage. Entrez donc tout de bon en ceci ; sans quoi, vous serez toujours enfoncé en vous-même, vous travaillerez beaucoup et vous avancerez peu4.
– Dutoit, t. II, Lettre LXXX, [jusqu’au paragraphe 8 inclusivement] p. 223-228 — Masson, Lettre XVI, p. 52-55.
1 « C’est proprement vous tenir en repos, non en arrêtant votre esprit… mais… le laissant comme il lui plaira. » (réponse à la lettre de Fénelon du 10 octobre 1689).
2 « Quand le recueillement nous fait tomber le livre des mains, il n’y a qu’à le laisser tomber sans scrupule… L’amour, quand il enseigne par son onction, surpasse tous les raisonnements que nous pourrions faire sur les livres… » Explication des Maximes, art. XX, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p. 1058.
3 ‘[La croix] me fait frémir, et me donne des convulsions dès qu’elle se fait sentir ; et tout ce que j’ai dit de ses opérations salutaires s’évanouit dans l’agonie, où elle me met le fond du cœur.’ Lettres spirituelles, t. VIII, p. 565, d. [M].
4 « Cette lettre et la précédente répondent à des lettres de Fénelon perdues. » [M].
Je suis toujours plus convaincue des desseins de Dieu sur vous. Vous ne sauriez aller trop simplement avec Lui : c’est ce qu’Il veut de vous. Il ne demande pas vos œuvres, mais votre obéissance. Je vous prie en Son nom de ne point examiner trop scrupuleusement vos fautes, mais de vous laisser tel que vous êtes. Dieu ne manquera pas de vous faire sentir ce qui Lui déplaira ; mais ce qu’Il ne vous fera pas voir Lui-même, ne le cherchez pas. Votre volonté est droite et comme Il la désire. Soyez assuré que tout ce qui n’est pas volontaire ou opéré par rapport à nous n’est pas obstacle, quoique ce soit une faiblesse ou imperfection. Ces derniers défauts servent beaucoup plus qu’ils ne nuisent. Des personnes qui paraîtront extérieurement sans défauts, parce que leur prudence ajuste tout, ou même souvent la vue et l’amour de leur perfection, ne seront toujours pas selon le cœur de Dieu. Il veut être votre principe, comme Il est votre fin ; et Il vous veut tellement tout à Lui qu’il n’y ait rien qui vous soit propre, nul intérêt de temps ni d’éternité.
Dieu ne demande rien autre chose de vous ni de toutes les créatures qu’Il veut pour Soi, que cette volonté droite, toujours exposée sans retour à la volonté divine, qui seule peut rendre féconde la volonté de l’homme, comme nous voyons une terre exposée continuellement au soleil recevoir dans son sein les plus riches trésors de la nature, sans qu’elle y contribue autrement que de sa simple exposition au soleil et par sa capacité de devenir féconde. Ô si je pouvais expliquer ce que je conçois là-dessus, et comme tout autre travail pour nous n’est point ce que Dieu veut : qu’Il renversera même avec plaisir les idées de perfection que vous pourriez avoir, parce que l’unique plaisir qu’Il veut prendre en vous est que vous Lui laissiez tout faire ! Il vous salira quelquefois pour avoir le plaisir de vous purifier ; et ce qui vous étonnera le plus (sans vous étonner cependant) est qu’Il ne vous paraîtra pas moins difficile de vous salir que de vous purifier, car il est presque impossible à une âme que Dieu tient fortement en Sa présence de se détourner de Dieu. Tout détour de Dieu est une saleté. Dieu ne nous salit point autrement qu’en nous éclairant, comme le soleil ne salit pas l’air, pour en faire voir les atomes. Souvent le même soleil d’un même rayon purifie sur la terre les endroits bourbeux, et il salit ceux que la glace paraissait avoir rendus nets.
Enfin, sans regarder les choses dans leurs effets, ni autrement que dans leur source, restez abandonné à Dieu, et que votre volonté reste droite envers Lui et souple sous Lui. C’est l’unique chose qu’Il veut de vous.
Ce sera Lui qui comme un Océan divin vous rejettera sur le sable et dans la bourbe ; et de la même vague dont Il vous aura rejeté et sali, Il vous reprendra pour vous perdre en Lui plus fortement. Il ne faut aucun retour, tendresse ni pitié sur soi-même, mais entrant uniquement dans les intérêts de Dieu contre nous, frapper où Il frappera, nous voir avec la même égalité dans la boue que nous nous sommes vus dans Son sein ; et lorsqu’il n’y aura plus pour nous d’intérêt propre, nous aurons autant de plaisir de nous voir de la manière du monde la plus odieuse, que de nous voir revêtus du soleil. Plus d’amour pour la vie, plus d’intérêt pour nous : Dieu seul, Sa seule gloire et Son seul plaisir. Ce qui n’est plus à nous ne nous touche plus. Souvent plus nous sommes arrachés à ce qui est bon, plus nous sommes livrés en apparence à ce qui est mauvais : alors la même égalité, la même situation, et la même indifférence. Le démon ne saura nous nuire que par une chose, qui est de nous faire retourner sur nous-mêmes par crainte, ou par pitié, ou par amour secret de notre propre excellence. Il faut perdre tout le créé, tout appui, tout moyen, pour tomber dans l’incréé.
– Dutoit, t. III, Lettre CIII, p. 452-456 — Masson, Lettre XVII, p. 55-57.
Deux choses appartiennent à la volonté : la première est la souplesse qui la meut incessamment selon tous les vouloirs divins, la seconde est ce qui l’emplit et lui sert d’aliment.
Il y a des âmes qui ne se laissent jamais assez manier par le divin vouloir. Celles-là sont pour l’ordinaire rétrécies. C’est l’article sur lequel on a plus de peine à se rendre, c’est ce qui arrête presque tous les hommes et les empêche de poursuivre la route qu’ils ont embrassée, surtout lorsque les volontés de Dieu paraissent répugner à leur raison, et combattre des idées qu’ils s’étaient faites de la perfection.
Ce qui les arrête encore est que dans les âmes bien mortes et bien nues, la volonté de Dieu est délicate. Et à moins d’expérience, si ce n’est que la résistance ne mette dans un état violent, elle paraît [être] à l’âme une volonté qui lui est propre en sorte qu’elle se dit souvent que ce n’est point Dieu qui veut en elle ou par elle, que c’est elle-même qui veut et se donne cette volonté ; et c’est pour elle une matière de souffrance, surtout lorsque cette volonté, qui paraît lui appartenir, combat sa raison.
Ceci n’arrive qu’aux âmes très simples, et en qui la volonté de Dieu devient leur volonté propre et naturelle. Car ce n’est plus, à ce qu’il paraît, une volonté supérieure qui meut la leur — ce qui supposerait encore une propre volonté, qui, quoique soumise et très pliable, appartiendrait cependant à l’âme — mais ici il n’en est plus de la sorte. On éprouve que cette volonté, — qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu’autant qu’elle était mue, — se perd, et qu’une volonté, autant divine qu’elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre, mais volonté si propre et si naturelle à l’âme qu’elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n’en trouvant plus d’autre.
Vous comprendrez aisément qu’il faut que l’âme soit réduite en unité pour être de la sorte, et que, par le baiser ineffable de l’union intime, l’âme soit faite une même chose avec son Dieu pour n’avoir plus d’autre volonté que celle de son Dieu, ou, pour me mieux expliquer, pour avoir la volonté de son Dieu en propre et libre usage. Cependant dans le commencement que l’on est honoré d’un si grand bien, comme il paraît quelque chose de bien différent de la souplesse [face] à une volonté supérieure à laquelle l’âme s’était toujours laissé conduire très sûrement, quoique aveuglément en apparence, et que maintenant il ne paraît plus qu’une volonté seule et unique qui ne se peut distinguer et qui semble être la volonté propre de l’âme, on a peine à se laisser transformer au point qu’il le faut.
Mais pourquoi, me direz-vous, me parler de cela, puisque ce n’est pas mon état présent ? Je n’en sais rien : Dieu le sait. Tout ce que j’en comprends est que c’est ce qui arrivera chez vous, et même plus tôt qu’à bien d’autres ; et cette volonté vous étant donnée en libre et pur usage semblera déranger un peu les choses, quoiqu’elle les établisse admirablement et d’une manière inconnue.
Il y a de plus ce qui nourrit et réveille la volonté, car il y a de la différence entre la souplesse et la nourriture. On dilate une chose pour lui donner une étendue proportionnée à ce qu’on lui veut faire contenir ; mais comme une étendue trop forte romprait tout, on nourrit les endroits qui paraissent plus faibles et, en les nourrissant, on les fortifie.
Dieu fait ces deux sortes d’opérations dans la volonté de l’homme : Il la rend souple et pliable pour l’élargir selon la mesure du don qu’Il lui veut faire de Lui-même. Mais il y a la nourriture de cette volonté, qui est une onction savoureuse, délicate et souvent insensible, qui la fixe dans son souverain objet et la rend plus propre à être étendue selon les desseins de Dieu. C’est à cette sorte d’opération qu’il faut être fidèle autant qu’à l’autre, et ne pas vouloir s’en dénuer par une mort qui, quoique très parfaite en apparence, serait nuisible à l’âme et la dessécherait à un point qu’elle ne serait pas assez propre pour les desseins de Dieu, comme on voit qu’une peau desséchée se déchire plutôt que de s’étendre.
C’est l’onction toute sainte et divine qui donne à cette âme la souplesse pour être étendue, de même que l’on huile la peau que l’on veut étendre : aussi est-il écrit, parlant de Jésus-Christ, qu’il a été consacré par l’onction de la Divinité1. Et pourquoi ? C’est qu’il était écrit à la tête du livre de Sa naissance temporelle qu’Il ferait Votre volonté, Ô mon Dieu2. Puis Il dit : Me voici, ce qui marque ce fameux consentement et cette disposition à toute chose. Et pour nous faire comprendre l’unité de cette volonté, Jésus-Christ dit ailleurs : mon Père et moi ne sommes qu’un3.
Laissez-vous donc consacrer par l’onction de la grâce. Tout ce qui aura de l’onction vous conviendra toujours. Je n’entends jamais que vous vous donniez de la vivacité extérieure, mais aussi ne vous faites pas une vertu de réserve. Que la simplicité vous conduise en toutes choses. Vous avez besoin d’être réveillé quelquefois : égayez vos sens et laissez-vous comme un enfant4. Enfin ne travaillez pas à vous éteindre : ce n’est pas ce qu’il vous faut. Ne raisonnez jamais des autres comme de vous, ni de vous comme des autres, cela étant très différent.
Il y a cette différence entre le voir et le goûter que le premier ne doit jamais être réveillé, mais [que] le second doit être nourri par tout ce qui peut lui servir d’aliment. Lorsque je parle de goûter , je n’entends pas le sensible, mais le plus spirituel et délicat.
– Dutoit, t. II, Disc. XLV, p. 248-251. Masson, Lettre XVIII, p. 57-59.
1Heb. 1, 9 : « Vous avez aimé la justice, et vous avez haï l’injustice : c’est pourquoi, ô Dieu, votre Dieu vous a sacré d’une huile de joie par dessus tous ceux qui participeront à votre gloire. » (Poiret Explic.).
2Heb. 10, 7 : « Alors j’ai dit : Me voici ; je viens, selon ce qui est écrit de moi à la tête du livre, pour faire, mon Dieu, votre volonté. » (Poiret Explic.).
3 Jean 10, 30 : « Mon Père et moi nous sommes une même chose. »
4 Fénelon recommandera souvent à ses dirigés « d’amuser leurs sens » et de se « délasser l’esprit par de petits intervalles d’amusement innocent et de gaieté… enfantine » ; voir Lettre à Mme de Maintenon de février 1691, Lettre au marquis de Blainville du 7 juin 1689. [M].
Il a été certifié d’une manière ineffable la filiation spirituelle1 et comme [nt] ces âmes étaient destinées à être un en Dieu : ô que vos démarches sont belles dans la volonté de Dieu ! Il a été confirmé qu’il y aura de fortes bourrasques de tentations, mais il ne faut ni craindre ni s’étonner : le vaisseau demeurera toujours dans le même équilibre, quoique battu de la tempête ; s’il reste abandonné, le naufrage même le jettera dans un port assuré.
Il a fallu me sacrifier pour souffrir pour vous. L’âme découvre en Dieu même (par rapport à vous) comment Dieu, perdant toujours plus l’âme en Lui, la rendant de plus en plus féconde par un même acte pur, simple et nu, fait que du même lien dont Il s’unit intimement l’âme et la possède, Il la serre étroitement avec votre âme en sorte qu’elle porte ses langueurs. Elle comprend la nature de l’union hypostatique du Verbe avec l’homme, la part qui nous y est donnée d’une manière très sublime. Et elle découvre en même temps une manière très haute par laquelle l’homme est créé à l’image de son Dieu, ce qui la rend participante d’une qualité productrice de fécondité et d’écoulement dans les autres âmes ; et par là elle se les unit du même acte que Dieu S’unit toutes choses en sorte qu’il lui paraît que c’est elle en Dieu, et Dieu en elle comme une cause première, qui attire et pénètre le premier objet qui attire, et par cet objet, ou plutôt par la pénétration dans cet objet, en attire un autre, et ainsi plusieurs de cette sorte2.
Quoique ces rayons attirants pénètrent ce premier objet et semblent s’en servir pour attirer les autres, c’est pourtant Lui qui les attire par Son efficacité. Et Il communique cette efficacité aux sujets qui Lui sont plus proches avec plus de véhémence, en sorte que c’est Lui-même — et c’est aussi ce premier objet —, qui attire les autres par un même et seul acte, sans que ce premier objet (à cause de sa pureté et simplicité) fasse aucun entre-deux, quoiqu’il soit la première cause mue par le souverain Moteur.
Et cela est continuel et de telle sorte qu’il [le premier objet] ne cesse de tirer avec son Moteur, et par le même acte de son Moteur, jusqu’à ce qu’il ait attiré jusqu’à lui l’objet qui lui est le plus proche et qu’il l’ait confondu en lui en unité parfaite, le rendant pur, simple et nu comme lui et propre à recevoir avec lui sans nulle distinction2 les rayons purs et toujours féconds de son Moteur, si bien qu’il devient tellement un avec lui que l’on a peine à discerner le rayon d’avec le corps du soleil, quoiqu’il en soit toujours très différent3.
Je ne me saurais mieux expliquer. Un je ne sais quoi me persuade que vous m’entendrez et que vous suppléerez par votre lumière au défaut de mon expression. Ayez la même simplicité à me dire ce qui vous rebute, que j’ai à vous écrire ce que le Maître veut.
– Dutoit, t. II, Lettre CLIX, p. 469-472 — Masson, Lettre XIX, p. 59-61.
1 De Fénelon par rapport à Mme Guyon.
2 Comme une pierre d’aimant peut communiquer son pouvoir à plusieurs morceaux de fer qui se tiennent dès lors les uns aux autres.
3 De cette union en Dieu « sans distinction », v. la définition dans Explication des Maximes des saints, art. XXVII, vrai, Fénelon (Le Brun), I, p.1067 : « La contemplation pure et directe est négative, en ce qu’elle ne s’occupe volontairement d’aucune image sensible, d’aucune idée distincte et nominable, comme parle saint Denys ; c’est-à-dire, d’aucune idée limitée et particulière sur la Divinité ». V. Mme Guyon, De la Voie et de la Réunion de l’âme à Dieu, II, §I, Opuscules II, p. 337 : « Tout le temps de la voie de la foi, les âmes n’ont rien de distinct ; et cette distinction est entièrement opposée à la foi ; de sorte qu’elles ne peuvent même goûter le distinct, ayant une certaine généralité, qui fait le fondement de toute chose, et par laquelle tout leur est donné ».
Je vous plaindrais extrêmement, monsieur, ayant autant d’esprit naturel que vous en avez, si je n’étais persuadée de votre amour pour Dieu et du dessein que vous avez de mourir à tout pour être à Lui sans réserve. C’est un droit qu’Il s’est acquis sur la créature au prix de Son sang, quoiqu’il Lui appartînt déjà, afin que Sa domination (sur l’âme) fût d’autant plus glorieuse qu’elle est plus volontaire et que le pouvoir de gouverner absolument une volonté toute libre est élevé au-dessus de toute autre domination. C’est donc cette volonté de l’homme qui fait toute la jalousie d’un Dieu, et c’est ce qu’Il prétend par toute la conduite de sa Providence sur nous que de voir une volonté toute libre Lui être si fort assujettie qu’elle perde tout pouvoir d’user de sa liberté, sans laisser d’être infiniment libre.
Dieu, pour venir à bout de Son dessein, Se sert des vertus théologales. Il nous en donne le principe et l’habitude dès notre baptême, pour nous faire voir que, sitôt qu’Il se consacre un homme, Il l’attire à la filiation et que le titre de chrétien nous met dans un engagement indispensable d’être assujettis à Jésus-Christ. Cet assujettissement consiste à Le faire régner absolument en nous, et ce règne s’étend sur une volonté libre que l’on assujettit librement et qui s’est rendue plus libre par ce qui paraît la captiver davantage. Et, lorsque notre volonté est si parfaitement assujettie à Dieu qu’elle disparaît absolument et qu’il ne paraît plus chez nous d’autre volonté que celle de Dieu, — qui fait en l’homme sans nulle résistance ni répugnance ce qui Lui plaît —, cela s’appelle être arrivé dans sa fin et au but que Dieu s’est proposé en nous créant et en nous rachetant. C’est donc là le droit du Créateur et du Rédempteur.
Dieu met dans l’homme trois vertus qui lui sont infuses par le baptême. Ces vertus sont communes à tous les chrétiens, mais elles n’ont une activité vraiment efficace pour mettre l’homme dans le dessein de sa création que sur ceux qui savent s’abandonner à Dieu et qui comprennent la nécessité qu’il y a de Lui céder le pouvoir que nous avons sur nous-mêmes, ou plutôt le droit d’user de nous-mêmes.
Tous les hommes chrétiens ont donc les trois vertus théologales en infusion. Elles sont dans la plupart comme mortes et sans action ; mais dans presque tous les hommes vertueux elles ont une habitude qui, quoique accompagnée d’actes distincts, n’a pourtant presque point d’activité, parce qu’il se trouve, soit dans la raison de l’homme, soit dans sa volonté, une opposition presque continuelle qui s’augmente même tous les jours. On n’agit que par la raison et par une bonne volonté propriétaire qui se fortifie d’autant plus que ses productions paraissent meilleures à l’esprit, ce qui, quoique bon en apparence, est cependant opposé au domaine de Jésus-Christ. De sorte qu’il n’y a que les âmes qui sont assez heureuses que de comprendre ce secret, sur lesquelles Jésus-Christ puisse régner absolument. C’est ce qui l’a obligé de se faire homme, puisqu’Il n’est venu que pour être Roi. Nous ne devons pas douter du dessein de Jésus-Christ là-dessus : Il s’en est trop fortement expliqué. Nous ne pouvons pas douter non plus que la perfection de l’homme ne gît en rien de particulier, mais à entrer dans la fin de sa création et de sa rédemption.
Jésus-Christ est toujours assis à la droite de son Père : Il n’exerce point Son empire sur l’homrne que lorsque le père a réduit dans ce même homme tous les ennemis de Jésus-Christ à être l’escabeau de ses pieds. Qui sont ces ennemis ? C’est la raison, et la propre volonté qui doivent être assujetties à Jésus-Christ. Et comment lui sont-elles assujetties ? par les vertus théologales, non seulement comme elles sont dans le commun des chrétiens, mais par une activité d’autant plus forte que l’homme par sa soumission leur donne plus de lieu de faire leur ouvrage, qui n’est autre que de surmonter les puissances de l’âme et de se substituer en la place.
Ce que fait donc la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison. Elle combat souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé. Et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable — qui avait ajusté toutes choses dans la même raison, qui s’était conduit longtemps par une raison autant juste qu’éclairée —, est de sentir peu à peu que cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude ! Cela est toujours plus de cette sorte, jusqu’à ce que la foi par son obscurité sèche et pénible ait réduit l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons ; et ensuite ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.
L’âme conduite de la sorte voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie, et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on n’y parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christ de la ruine de la raison. C’est alors que Jésus-Christ devient notre propre conduite et qu’il semble que la foi disparaisse pour donner lieu à Jésus-Christ, sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.
Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille en la manière que je l’ai dit sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout goût et tout dégoût, tout vouloir et non vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne (en lui) tout ce qu’il Lui plaît, et en la manière qu’il Lui plaît.
Quoique la charité travaille en même temps (que la foi), le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plutôt détruite que la raison, et qu’elle perde très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner. Cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consomme le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi, et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.
Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même et c’est elle cependant qui se perd la première : car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.
Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes d’expliquer les choses plus au long. Il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on veut vous conduire et où l’on