Publiées au siècle des Lumières
Un choix présenté et annoté par Dominique TRONC
Madame Guyon (1648-1717) fut toute sa vie soucieuse d’aider des proches à mieux vivre le don reçu de la grâce divine. Elle leur éclaira un chemin mystique.
Une union se produisait souvent de cœur à cœur. Elle ne pouvait être directement décrite, car l’essentiel d’un contenu mystique demeure souvent caché aux yeux mêmes de ceux qui la vivent. Mais une trace secondaire nous a été parfois conservée sous forme de lettre(s) adressée(s) par madame Guyon à un ou à une dirigée.
Nombreuses et diverses, leurs correspondances furent conservées et partagées au sein de cercles spirituels qui survécurent à la dame directrice qu’ils appelaient leur « mère ». Les membres de ces cercles s’échangeaient ces écrits qui furent rassemblés puis publiés par deux fois au XVIIIe siècle [1].
Nous proposons un volume de lettres choisies adressées à des destinataires anonymes. Le nom du grand Fénelon (1651-1715) apparaîtra, mais seulement lors de la seconde édition (1767-1768), lorsque les condamnations des quiétismes ne risquaient plus guère d’atteindre sa renommée établie à travers toute l’Europe [2].
Les quatre-vingt-quinze lettres proposées ici [3] sont vivantes par leur justesse psychologique comme par une Vérité intemporelle atteinte au-delà des singularités propres à divers états vécus par leurs destinataires. On se demande aujourd’hui comment une telle clarté et finesse sont restées si longtemps ignorées, même en invoquant l’opprobre longtemps entretenu vis-à-vis de tous les quiétismes [4].
Les noms des destinataires ne nous sont généralement pas parvenus parce que l’on a voulu protéger ceux dont la mémoire était encore tout proche lors de la première édition (1717-1718) et évidemment tous ceux qui étaient encore vivants.
Le grand intérêt des lettres que l’on va lire réside dans les réponses précises apportées à des difficultés très diverses rencontrées par les pèlerins tout au long de leur chemin mystique. Par exemple une fois l’enchantement propre à la découverte de la vie intérieure disparue survient la difficulté dont témoigne ce début de la lettre dix-septième :
M. m’a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m’a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n’avez plus le doux recueillement d’autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu’Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu’Il les affermit dans Son amour et qu’Il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.
Après l’onction savoureuse passive, l’on craindra souvent d’avoir perdu ce chemin en foi nue parce que tout aperçu est retiré. Peut-être par notre faute ? Recourbé sur nous-mêmes nous le craindrons avant d’être forcés à l’abandon par une véritable chasse :
La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grands que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins.
La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. [5]
Très tard, tout s’achèvera dans l’ « état d’une âme perdue en Dieu ». Il est décrit au début de notre choix à la lettre quatrième [6]. L’état succède après l’expérience fondamentale de l’amour pur rapportée au premier paragraphe de la citation suivante :
…Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde7.
L’état que je porte, autant que je le puisse comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.
Entre le début perceptible et savoureux illustré par le premier extrait de notre brève présentation et la fin, qui ne se peut dire, mais que tente d’évoquer le dernier paragraphe du deuxième extrait que nous venons de lire, un torrent [8] peut traduire par analogie la carrière ou chemin mystique. Le torrent doit surmonter de nombreux obstacles entre sa source et la mer ou lieu sans limites où se termine sa course.
Le pèlerin sera animé par l’intérieur pendant son parcours puisque selon le début de la « Voie pour devenir une créature nouvelle » :
Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité…
Lisons donc la suite de la phrase dans cette première de quatre-vingt-quinze « thèses » ou courriers adressés à des dirigé(e)s :
Publiées au siècle des Lumières
Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité. Si l’âme ne perdait point son innocence après son baptême et qu’elle fût instruite de se tourner au-dedans et d’invoquer Dieu, elle y découvrirait cette pente à la réunion et, demeurant sans cesse tournée vers ce je ne sais quoi qu’elle y découvrirait, sans se tourner vers elle ni vers aucune créature, elle découvrirait d’une manière admirable ce Dieu caché dans le fond d’elle-même. Elle éprouverait ce principe vivant qui animerait toutes ses actions.
Mais ceci est très rare que, dès l’enfance, on cherche Dieu de la sorte, ce que l’on aurait fait dans l’état d’innocence et que la grâce de Jésus-Christ [311] nous communiquerait si nous ne perdions pas la grâce du baptême. Mais elle est offusquée1 par le venin du Serpent, ce qui fait que l’âme devient propriétaire et que l’amour-propre, qui se glisse partout, qui se mélange avec toutes les œuvres de justice et porte sans cesse l’âme à se recourber sur elle-même, à attribuer à son soin et à sa fidélité une grâce si éminente, fait qu’elle se détourne de Dieu. C’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver des âmes qui aient conservé l’innocence de leur baptême, et entièrement fidèles à ne se recourber jamais sur elles-mêmes et à ne se rien attribuer ni approprier, qu’il est inutile d’en écrire.
Il faut en revenir à la conversion. Si une âme, après avoir péché, et qui sent les pointes des remords et un désir véritable de se convertir, prenait la route de son intérieur, c’est-à-dire qu’elle cherchât Dieu au-dedans d’elle-même et qu’elle se tournât à Lui dans son fond de tout le cœur, sa conversion serait tout d’un coup véritable, et elle se perfectionnerait d’autant plus qu’elle s’attacherait plus fortement à Dieu habitant en elle. Elle s’éloignerait de plus en plus de la créature, et par conséquent du péché, car pour retourner au péché, il faudrait qu’elle se détournât encore de Dieu et s’en séparât, car l’homme ne pèche jamais qu’en s’éloignant de Dieu, se détournant de Lui et se retournant vers la créature. Il est donc certain que celui qui, dès le moment de sa conversion, retournerait à Dieu dans son intérieur, et L’y chercherait avec une constante fidélité et y adhérerait sans cesse, serait parfaitement converti du péché à la grâce.
Mais comme la cupidité et les mauvaises [312] habitudes sollicitent sans cesse l’homme animal d’adhérer à elles, et que l’homme spirituel est affaibli par la contradiction que lui donne l’homme animal et par l’empire qu’il a eu sur son esprit, il faut, dans le commencement de la conversion, châtier son corps et vivre dans une mortification continuelle sans se ménager, sans quoi on n’avance pas, et l’on vit toujours dans la nature. La lumière étant alors donnée pour se combattre soi-même, on doit y travailler de toutes ses forces, et se roidir contre ses passions. À mesure que l’âme adhère à Dieu, Dieu la soulage dans son travail ; et la douceur de Sa présence, la paix, tout concourt à rendre ce travail aisé.
Il faut remarquer qu’il est de la dernière conséquence de travailler à la correction des défauts pendant que la lumière est tournée de ce côté-là, car, l’intérieur croissant, la lumière des défauts se perd peu à peu, et l’âme pour ne s’être pas servie de la lumière actuelle, vit avec un mélange de grâce et des défauts considérables. De plus, c’est que, ne travaillant pas avec la lumière actuelle pour ses défauts extérieurs, Dieu ne travaille pas par l’application de la divine justice à purifier les défauts fonciers, l’amour-propre et la propriété. Ainsi sans la fidélité à ce premier travail, on ne devient jamais une nouvelle créature en Jésus-Christ, on n’arrivera jamais en cette vie à son origine et perdra des biens immenses et infinis.
Tout dépend donc d’abord d’une mortification générale, entière et sans interruption, avec une adhérence continuelle à Dieu, soit dans [313] l’oraison soit durant le jour. Et comme Dieu nous aide dans nos faiblesses, Il fait la principale partie de l’ouvrage, car Il ne le fait pas alors entier, laissant occupée la propre activité de l’âme contre elle-même, ce qui l’amortit peu à peu et enfin fait tomber l’âme dans l’état passif. Il faut ajouter à ces mortifications une grande fidélité à remplir les devoirs de son état et préférer l’ordre de Dieu à tout le reste. Dieu donne ordinairement un grand goût pour la croix, et la divine Providence n’en laisse pas manquer. La volonté par cette adhérence continuelle à Dieu se gagne de plus en plus, et devient peu à peu souple, pliable, et conforme à celle de Dieu. L’âme se soumet sans cesse à Dieu et perd aussi toute facilité de raisonner, l’esprit se simplifie insensiblement, en sorte qu’à mesure que la foi s’empare de l’esprit et fait tomber le raisonnement, la charité s’empare de la volonté et lui ôte peu à peu toute activité, comme la foi a ôté celle de l’esprit.
L’âme arrivée ici croit n’avoir plus rien à faire tant elle goûte de paix et de tranquillité. Ce n’est néanmoins que le commencement ; c’est un état tantôt actif, tantôt passif, jusqu’à ce que Dieu, par Son opération en foi et amour, ait absolument détruit toute l’activité de l’âme, et qu’elle devienne passive. Alors non seulement son oraison est passive, mais ses épreuves le sont aussi. L’âme avait bien eu quelques tentations, mais c’était peu de chose : elle discernait fort bien sa résistance, qui lui paraissait d’autant plus vigoureuse que son activité était plus forte. Mais cette résistance même, si démêlée, si aperçue soutenant sa propriété, Dieu lui envoie de plus fortes tentations de toutes [314] manières, car il est alors question d’une purification foncière ; et comme elle a perdu son activité, elle ne résiste que passivement, de sorte qu’elle entre dans des craintes terribles, ne démêlant pas assez sa résistance. Au commencement, elle la discerne encore, mais plus elle devient passive, moins elle la peut discerner. C’est ce qui la met dans des désespoirs effroyables par la crainte d’offenser Dieu. Elle croit même souvent que ses tentations et ses peines lui sont venues par sa faute, quoique cela ne soit point. De sorte que, si elle n’a pas une personne éclairée, elle retournerait sur ses pas, et se trouvant encore plus misérable, ou elle quitte la piété, ou elle se désespère presque.
Que faut-il donc faire en cet état ? Faut-il combattre activement ? Point du tout. Cela est presque impossible, et l’âme rentrant dans sa propre conduite tomberait dans le péché. Que faut-il faire ? S’abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il détruise en nous nos ennemis. S’Il ne le fait pas sitôt, c’est à cause de cet amour-propre qui est comme identifié à nous, et qui se nourrit de ce qu’il discerne, et qui s’attribuerait la victoire que Dieu remporte. Enfin plus les tentations durent longtemps, plus nous devons conclure que notre amour-propre et notre propriété sont fortement enracinés en nous.
Il est d’une grande conséquence de mourir sans cesse à soi-même dans cet état d’épreuve, ne cherchant ni en soi ni en aucune créature de l’appui et du soulagement, se laissant dévorer à la peine, sans se multiplier par actes formés, ni aussi se divertir avec les créatures sous prétexte de détourner sa peine ou de ne pas s’en occuper. Il faut demeurer mort et renoncé [315] entre les mains de Dieu, en Lui faisant un sacrifice de tout soi-même en temps et en éternité. L’âme est, par cette peine, si prodigieusement humiliée qu’elle ne voit qui que ce soit qu’elle ne croie meilleure que soi, même les plus grands pécheurs. Elle se livre à la divine Justice afin qu’elle s’exerce sur elle sans l’épargner, et que, si elle a été assez malheureuse pour offenser Dieu (ce qui lui est impossible de démêler, ne pouvant être assurée du pour ni du contre,) qu’elle la punisse des châtiments les plus rigoureux. Elle désire d’abord d’être punie en cette vie, mais enfin elle se résigne totalement aux décrets éternels de Dieu sur elle.
Peu à peu, de cette profonde humiliation et de cette haine qu’elle conçoit contre elle-même, elle tombe dans le néant. Elle n’a plus ces peines véhémentes, ce qui lui est une douleur bien plus profonde : elle croit être devenue insensible, elle se croit endurcie, et qu’elle a perdu Dieu. Car plus l’âme est exercée par les peines et tentations, plus Dieu Se cache, jusqu’à ce que l’âme désespérant de toute chose et d’elle-même, elle tombe dans un repos de mort et de néant.
Lorsqu’elle n’attend plus rien qu’elle n’espère plus rien d’elle ni en elle, c’est alors que Jésus-Christ, cette divine lumière, vient éclairer ses ténèbres et lui dit comme à Lazare3 : « Sors dehors ». Elle sort effectivement de ce sépulcre et est dans un étonnement le plus grand du monde d’apercevoir ce nouveau jour qui n’est encore qu’en son commencement. Elle sent une paix profonde et intime, non sensible. [316] Elle se trouve vivante après une si profonde mort. Elle ne comprend pas encore tout son bonheur, qui croît peu à peu comme le jour. Ce commencement n’est que comme l’aube du jour ou crépuscule, qui s’éclaircit insensiblement. L’âme se trouve si différente de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle ne se connaît plus elle-même ; elle est dans l’admiration et dans un profond anéantissement devant Dieu, se tenant dans sa bassesse et laissant à Dieu faire en elle et d’elle ce qui Lui plaît, sans y prendre aucune part. C’est ici le commencement de la nouvelle créature qui emporte avec soi des états sans nombre. Mais j’ai tant écrit de ces derniers états que ceci suffit.
Cette première lettre est aussi la première éditée en conclusion du dernier volume du Directeur mystique (1726) qui rassemble les œuvres de Monsieur Bertot, directeur de Madame Guyon. C’est aussi la pièce n°1 de Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques, Édition critique établie par Dominique Tronc, Honoré Champion, 2005. Il en est de même pour les lettres 2 (n°3 de l’édition critique), 3 (n°5), 4 (n°20).
1Offusquer signifie pendant très longtemps « arrêter dans son fonctionnement régulier ». (Rey).
21 Jean 4, 1. 3Jean 11, 43.
[319] Il est vrai, les écrits pour les commençants sont plus à la portée de tout le monde, tout le monde les entend. Mais il y a aussi un inconvénient en cela, que ceux qui ne voient que des écrits pour les commençants, y demeurant attachés toute leur vie sans avancer d’un pas, ne meurent point à eux-mêmes, ne rendent point justice à Dieu, ne restituent point leurs usurpations, et par conséquent ne Lui rendent pas une grande gloire.
Sans s’attacher si fort aux détails des moyens, ceux qui ont appris qu’il faut se renoncer continuellement et mourir par tous les événements de la Providence dans l’état et la condition où Dieu nous a mis, ceux, dis-je, qui savent cela et qui ont une oraison simple, doivent se contenter de ce détail : se beaucoup abandonner à Dieu, se tenir dans un anéantissement profond, n’attendre rien de soi, attendre tout de Dieu, et néanmoins faire tout ce qui se présente à faire à chaque instant. Celui qui saura ces choses, qui sera assez petit pour assujettir les lumières de la raison à la foi, ne manquera pas d’arriver, ayant plus de détails qu’il ne lui en faut. Mais l’esprit de l’homme veut toujours voir un détail pour s’y attacher et pour s’en nourrir, et rentre par là dans la circonférence de lui-même dont on le veut faire sortir ; il ne fait plus que décrire un cercle sans trouver le point central ; et étant arrêté à la circonférence, il n’arrivera [320] jamais au but quand il marchera sans cesse.
Presque tous les hommes sont arrêtés par leur propre raison, qui veut juger elle-même de ce qui est fort au-dessus de sa portée, et qui, au lieu de devenir assez petite pour en faire faire l’expérience, veut juger des plus profondes expériences. Ces personnes veulent, disent-elles, marcher par la foi nue et l’abandon, et cependant raisonnent sans cesse sur l’un et sur l’autre, et ne veulent point sortir des bornes de leur capacité propre parce qu’ils ne veulent point mourir à leur propre raison ; ces personnes au bout de trente ans seront les mêmes et, se tenant fixées à leurs idées et à leur raisonnement, ne passeront point outre. Tous les détails du monde ne leur serviront de rien, car ils ne feront que les rejeter encore dans la circonférence du raisonnement : ils reculent au lieu d’avancer. Celui qui sait mourir à soi à chaque moment, croire et s’abandonner deviendra bientôt savant par son expérience. Celui qui ne veut rien pour soi, qui veut Dieu pour Dieu, qui ne cherche que la gloire de Dieu, qui aime Dieu purement, qui ne veut d’autre récompense dans son amour que l’amour même, sera bientôt parfait, non selon ses vues, mais selon Dieu.
Mais pourquoi changer de route ? Pourquoi avez-vous abandonné celle que vous suiviez ? « Je voulais vous tailler à ma mode, dit le Seigneur, je voulais vous rendre selon mon cœur, mais vous n’avez pu porter votre nudité : vous cherchez des habillements : vous êtes autant et plus rentré en vous-même que vous avez fait de pas pour en sortir. Rentrez dans votre simplicité, abandonnez-vous à Moi tout de nouveau, laissez-vous conduire [321], reprenez votre chemin. Ne cherchez que Moi pour Moi, et non pour vous satisfaire en vous-même, et vous rentrerez dans votre voie : Je vous conduirai par tout le soin de Ma Providence, vous serez Mon peuple et Je serai votre Dieu ». Sinon, vous irez toujours dans une route contraire, vous vous éloignerez de plus en plus, vous vous dessécherez, vous irez non dans les ténèbres de la foi, mais dans les ténèbres de vous-même.
Tant que nous désirons des assurances dans notre voie, nous sommes accablés d’incertitude, et c’est une peine qui dure longtemps et qui augmente toujours considérablement. Cette peine sert à exercer l’âme, mais elle ne la fait point avancer et ne la purifie que médiocrement, l’arrête et recule même souvent, à moins qu’elle n’en fasse l’usage que je vais dire : c’est de s’abandonner totalement à Dieu et de redoubler son abandon à mesure que l’incertitude augmente. Lorsqu’on en use de la sorte, l’incertitude fait beaucoup avancer l’âme, la purifie, la fait mourir à elle-même, et fortifie son abandon à un point qu’elle arrive à se déprendre d’elle-même, s’abandonnant au-dessus de tout intérêt propre, croyant au-dessus de toute foi comprise, espérant contre l’espérance même. Comme la foi et l’abandon ôtent tous les appuis, l’âme reste incertaine, car le [325] plus fort appui est la certitude. Il n’y a qu’à s’abandonner toujours plus fortement au-dessus de toute certitude ; alors, sans trouver de certitude, on trouve l’immuable.
L’incertitude ou plutôt la peine de l’incertitude ne vient que de l’amour de nous-mêmes, et de ce que nous n’abandonnons pas assez à Dieu tout ce qui nous concerne pour entrer dans l’amour de Son ordre et de Ses desseins éternels sur nous. L’incertitude vient de retour sur nous-mêmes : tout retour sur nous-mêmes vient d’amour-propre, sous quelque bon prétexte qu’on le fasse et quel nom qu’on lui puisse donner. Le parfait amour est comme une pure flamme qui monte toujours en haut et qu’on ne recourbe point vers soi-même.
Vous me répondrez : « Mais je ne sais si ce que je fais déplaît à Dieu, et c’est ma peine ». Si vous n’êtes qu’incertain, allez votre chemin en vous abandonnant sans réserve à Celui qui ne peut se méprendre et qui ne veut pas vous tromper. Si vous êtes certain de ne pas faire Sa volonté, donnez- vous bien de garde de ne jamais faire ce que vous êtes certain que Dieu ne veut pas de vous. À l’incertitude, il faut l’abandon total, mais à la certitude d’un mal, il faut plutôt mourir que de le commettre ; cette règle est certaine. Évitez tout ce que vous connaissez avec certitude être mal ; lorsque vous avez fait quelque chose qui ne vous a pas paru mal avant que de le faire, et qu’ensuite la réflexion vous fasse douter et hésiter, il n’y a alors qu’à s’abandonner à Dieu sans réserve. Il ne faut pas agir dans le doute ; mais quand une chose est faite, il faut agir avec Dieu en enfant et s’abandonner [326] pour tout ce qui en peut être et arriver. De cette manière, l’incertitude, loin de vous nuire, vous servira : ce sera comme un coup d’éperon pour réveiller votre abandon, empêchant qu’il ne s’engourdisse.
Ô Lumière éternelle, conduisez vous-même N. dans ces sacrées ténèbres qu’il faut franchir pour vous trouver, puisque, selon l’Ecriture1, un nuage épais vous environne, et ailleurs2, une eau ténébreuse et profonde. Mais à quoi servent les paroles, ô Seigneur, si Vous-même ne les imprimez dans le fond de son cœur ? L’habitude de raisonner fait un obstacle si grand à l’abandon, à la foi nue, au pur amour, que c’est à vous, Seigneur, à détruire cette habitude. Nous frappons à la porte : Vous seul la pouvez ouvrir. Et quand vous l’aurez une fois ouverte, qui pourrait la refermer ?
Ô Tout immense, il n’importe de quel moyen vous vous servez pour nous enfoncer dans notre néant, pourvu que nous puissions dire avec le Prophète-Roi : « J’ai été réduit au néant et je ne l’ai pas su3 ». Car tant que dure la voie de l’anéantissement, nous ne comprenons point que c’est pour nous anéantir que Dieu permet tout ce qui nous arrive ; nous ne le connaissons que quand il est arrivé. Et à quoi le connaît-on ? Écoutons Job : « J’ai été réduit à néant, il a emporté mon désir comme un vent4. » Ainsi qu’un vent impétueux enlève tout ce qui est léger, le néant enlève tous les désirs ; or, c’est à cette impuissance de désirer qu’on connaît qu’on est anéanti. Celui qui ne désire [327] plus, se contente de tout, se trouve bien partout, ne cherche et ne craint rien.
Voilà le néant où Dieu vous appelle. Vous n’y arriverez que par un abandon généreux qui vous fasse outrepasser toute vue et tout sentiment, par une foi dénuée de tout appui, par un amour pur qui exclut tout intérêt propre.
1 Ps. 96, 2. 2 Ps. 17, 12.
3 Ps. 72, 22. 4 Job 30, 15.
Le livre que je vous envoie, surtout le 13e chapitre, me paraît très conforme à l’état que j’ai passé il y a déjà longtemps. Cette pensée ne peut subsister en moi par réflexion, à cause qu’il met cet état si relevé que je ne sais que dire. Cependant mon expérience me fait voir qu’il y en a encore un plus simple, plus nu, plus rien, plus Dieu. Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde.
L’état que je porte2, autant que je le puis comprendre selon la vue présente qui m’en est donné est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. [365] Mais elle est non seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.
Autrefois, elle était insensible aux peines dans les temps de jouissance à cause de la profonde paix qu’elle goûtait, qui lui durait longtemps, et aussi aux faiblesses mêmes. Mais ici, ce qui la rend insensible est qu’elle l’est pour tout, aussi bien pour Dieu comme pour tout le reste, pour tous ses intérêts, qu’elle ne distingue jamais s’ils ne lui sont montrés par quelqu’un. Elle est comme une chose qui ne se peut exprimer, tant pour le créé que pour l’incréé. Et il semble quelquefois que les grâces viennent comme chatouiller la partie propre, qui est dans un fort grand éloignement, mais la volonté reste en ce qu’elle est : l’âme ne peut distinguer ni la nature ni la grâce, ne sachant si la grâce est devenue naturelle, ou si la nature est devenue grâce. Mais lorsque certaines faveurs viennent qui semblent revivifier cette nature, elle paraît alors dans un étage bas et éloigné ; mais pour l’ordinaire, il n’y a nulle distinction.
Je cherche dans les livres, et je ne trouve rien pour moi, ni qui exprime, non ce que je sens, mais ce que je ne sens pas. Cela m’étonnerait, si je pouvais ou douter ou être étonnée ou être incertaine, mais tout cela est bien éloigné de ceci. Je trouve seulement une chose, qui est que, lorsque je me vois abandonnée de toutes créatures, la nature ou la grâce veut pour un instant s’en réjouir ; mais toute joie est ôtée aussi bien que toute tristesse : l’âme ne [366] correspond ni à l’une ni à l’autre, et ne peut qu’être immobile, soit que vous la laissiez ou non.
Il me semble cependant que Dieu veut que je vous dise tout, et je le fais sans me mettre en peine du succès. Si je vous ai celé quelque chose sur ce qui regarde les autres, c’est l’appréhension de blesser la charité, non que j’ai cette vue actuelle, mais c’est que je crois facilement le bien des autres, et j’oublie presque tout. Cet oubli incommode le prochain humain, à qui peut-être je ne rends pas les devoirs civils et humains, mais je ne puis faire autrement.
Tout intérêt est tellement ôté de mon âme, que si on pouvait comprendre cela, on l’estimerait folie ou bêtise. Si je pouvais le voir ou discerner ou craindre, j’aurais lieu de le croire mauvais, mais je ne puis faire tout cela. Je n’ai plus de scrupules. Et si je veux réfléchir, je ne trouve que cela qui me fasse sortir de mon état et qui me nuise. Tout le reste ne me donne aucun reproche, non plus que si je n’avais point de conscience. Je suis toute bête, et ne puis ni penser ni savoir les raisons de ce qui me concerne, à moins qu’elles ne me fussent données. Il faut demeurer telle que je suis.
2Admirable description qui conclut le contenu spirituel de la série de lettres concluant l’édition du Directeur mystique. Elle établit Madame Guyon comme succédant à Monsieur Bertot dans la lignée passant par le franciscain Chrysostome de Saint-Lô et par Monsieur de Bernières. - On peut rapprocher cette description du dernier état constant livré dans certaines pages de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation (du Canada) avec ici plus de sobriété.
Il ne faut point avoir de regret, mon cher E[nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence : tout ce qu’Il fait est bien ; lorsqu’Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. Je voudrais que vous fissiez passer au public l’ouvrage dont vous me parlez1, mais après cela je voudrais que vous ne fissiez plus rien. L’occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous nuit infiniment : cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire.
Je vous demande donc deux choses : l’une de ne rien faire de nouveau, l’autre d’éviter toute dispute. Il faut se calmer et prier, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de [523] bon, surtout dans une personne qui a tant besoin de se calmer. Comment voulez-vous qu’après vous avoir livré volontairement vous-même à la divagation, vous n’en ayez pas lorsque vous voudriez bien n’en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille autres choses pour n’être pas sec à l’égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur tranquille pour goûter le don de Dieu, et vous n’êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que ne fussiez pas sec : l’impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu de l’eau de la grâce que vous pourriez avoir ; et comme un grand vent sèche en un moment, de même votre vivacité dessèche tout l’humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l’entretiennent. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le divin Maître.
Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous [524] les hommes comme des épis de blé. Je voyais tant de têtes et point de cœurs. Je disais : « Divin Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes : qu’il n’y ait plus que des cœurs ! »
Ce n’est pas votre corps qu’il faut tuer, mais l’esprit. Laissez votre corps en repos, mais travaillez infatigablement à détruire l’esprit, car c’est ce que Dieu abhorre. Si vous venez, vous serez le bienvenu. Bon courage ! La perfection n’est pas l’ouvrage d’un jour.
Ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n’y avait point de péché. Nous parlerons de tout cela ; il y avait même de la bonne volonté, et un zèle mal réglé. Hélas ! nos propres intérêts sont la seule chose qui nous touche : l’intérêt de Dieu et de Son Église ne nous touche point ! Adieu, mon cher E[nfant].
Cette cinquième lettre de notre choix correspond à la pièce n°31 de notre édition critique Correspondance Tome III Chemins mystiques, 2005 et à la pièce 134 du tome quatrième de Dutoit : « 5[31-D.4.134] ».
1Il s’agit probablement des Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, 2 vol., précédé d’une Préface qui commence ainsi : « Depuis que l’homme s’est éloigné de Dieu, il vit dans une espèce de frénésie perpétuelle. Tout change en lui, excepté son inconstance. Son esprit et son cœur sont sans cesse agités par une foule tumultueuse de pensées vagues et de passions contraires, qui se détruisent successivement. […] »
Vous me parlez d’abandon, monsieur, et vous me dites une chose qui ne m’est pas nouvelle, lorsque vous me parlez du goût que vous avez pour tout ce qui y a quelque rapport : il y a déjà quelque temps que j’en ai ... [illis.] les semences en vous, et j’espère de la bonté de Dieu qu’Il en fera porter les fruits en son temps. Au lieu des lettres que vous me demandez, je vous envoie sur cela deux pages d’un petit livre qui court depuis quelque temps, que je vais vous transcrire. Vous jugerez de la pièce par l’échantillon. Cela ne m’empêchera pas de vous envoyer quelquefois les lettres que vous souhaitez.
L’abandon est une donation de tout soi-même à Dieu, ce qui se fait par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment, est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut. Cette conviction nous rendra contents de tout et nous fera regarder en Dieu, et non du côté de la créature, tout ce qui nous arrive. Je vous conjure, qui que vous soyez qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donné à Lui, et de penser qu’une chose donnée n’est plus en notre disposition.
L’abandon est ce qu’il y a de plus de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait ; il faut donc se tenir ferme dans l’abandon, sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon : il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance1. L’abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s’abandonner, car c’est à tous qu’il est dit : ne soyez pas en souci pour le lendemain, car notre Père céleste sait tout ce qui nous est nécessaire2. Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même nos pas3. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même4. L’abandon doit donc être, autant pour l’extérieur que pour l’intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s’oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu’à Dieu, le cœur de même, par ce moyen, toujours libre, content et dégagé.
La pratique en doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès Son éternité. Être indifférent à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’âme ; pour les biens temporels et éternels, selon le bon plaisir de Dieu, laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence, et donner le présent à Dieu : vous contenter du moment actuel qui nous apporte avec foi l’ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et imitable pour tous ; ne rien attribuer à la créature de ce qui nous arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de Sa main, à la réserve de notre propre péché. Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur ou pour l’extérieur.
Voilà, monsieur, à quoi je vous crois appelé. Mais c’est un ouvrage de toute la vie, et vous en aurez longtemps le goût et le désir avant que d’en avoir la réalité. Je prie Dieu qu’Il vous la donne.
1Rom. 4.18. 2 Mt. 6.36.
3 Mt 13.6. 4 Jean 36 .4.
Puisque vous voulez que je vous dise mon sentiment, ma très chère, je ne crois point que les sentiments de mademoiselle votre fille aient été une vraie vocation. Nourrie qu’elle a été dans la religion, à entendre relever l’état religieux fort au-dessus de celui du mariage elle s’est imprimé cela dans son cœur. Comme son cœur est bon, elle a voulu se former un état parfait, que Dieu n’a point approuvé par les terribles oppositions qu’Il lui a données. Le fond mélancolique et d’humeur noire que cette pensée lui donne n’est point de Dieu. Sitôt qu’elle n’y a plus pensé, son esprit et son cœur se sont développés ; ainsi entrant dans le mariage, conservant la crainte de Dieu et la liberté de l’esprit, elle sera plus propre à ce que Dieu veut d’elle, et plus en état d’être tournée du côté de l’intérieur.
Je crois, ma chère N., que c’était une tentation du démon qui vous faisait garder en vous-même les choses qui vous faisaient de la peine : rien n’est plus contraire à la simplicité. C’est ce qui vous faisait croire aussi que les choses que vous me mandiez tournaient contre vous, car j’avais un désir sincère de vous dire la vérité, et jamais vous n’avez été plus chère à mon cœur que lorsque je vous l’ai dite sans ménagement. Je vous ai crue capable de l’entendre, ou plutôt Dieu vous en voulait rendre capable. Je ne la dis pas à tous : il ne m’en vient pas même la pensée. Si vous connaissiez mon cœur, vous verriez que c’est la plus forte preuve d’amitié [189] que je puisse vous donner. Dieu, à cause de votre humeur naturelle, qui est haute et sèche, a voulu vous tirer d’une certaine domination, parce que le naturel se mêlait avec la grâce. Il vous a ôté, par une bonté infinie, tout ce qui pouvait vous accrocher, pour vous rendre petite et souple.
La nature souffre étrangement de cela, et lorsqu’on lui ôte d’un côté, elle tâche à se dédommager de l’autre. Mais lorsque Dieu aime une âme et qu’Il la choisit pour être à Lui d’une manière particulière, Il la poursuit dans tous ses retranchements, de sorte que la nature effarouchée ne sait à qui s’en prendre, mais c’est alors que nous devons avoir plus de courage. La nature nous fait voir le tort des autres, et nous cache le nôtre ; la grâce fait tout le contraire : elle ne nous laisse voir que notre tort à l’égard des autres, et nous fait croire que ces autres ont raison. La nature veut être écoutée, est bien aise de donner conseil et que son sentiment soit préféré à celui d’autrui. La grâce au contraire est ravie de n’être bonne à rien et de n’être comptée pour rien. Ceci ne se fait ni par pensée, ni par réflexion [190] ni par se vouloir humilier ; mais la bonté de Dieu, qui chasse la nature, met cela dans notre fond sans que nous le cherchions : on est plutôt étonné que les autres s’adressent à nous, il nous paraît que c’est qu’ils ne connaissent pas notre misère, qu’ils sont trompés sur nous quoique nous ne voulions pas les tromper, et ce qu’on nous dit à notre avantage nous paraît un songe.
Pour en venir là, il faut nous laisser en la main de Dieu, afin qu’Il nous mène à Sa mode par des chemins rompus et inaccessibles. Comme ce que je vous dis est un travail efficace de Dieu, qui ne veut que la correspondance de la créature par un total abandon, vous ferez bien des fausses démarches en voulant aller droit ; mais ces fausses démarches mêmes vous seront utiles pour vous faire connaître la dépendance où vous devez être de la grâce, car, lorsqu’il faut devenir par grâce tout autre qu’on est par nature, c’est un chemin long et raboteux. Au lieu de nous décourager, il faut au contraire être remplis de joie de ce que Dieu veut bien travailler Lui-même à l’ouvrage de notre salut. [191]
Livrons-nous entre Ses mains, quoi qu’il nous en puisse coûter, et lorsque nous sentons les vivacités et les délicatesses de la nature, disons à Dieu de cœur : « Voilà ce que je suis ! » S’il y a du bien, de la lumière, ou quelque correction, disons-Lui aussi dans notre silence : « Voilà ce que vous êtes ! » Tout bien est Dieu, tout mal est nous. Soyons donc bien petites, ma très chère, bien simples, bien souples. Vous voulez garder1 vos peines comme les grandes personnes : Dieu veut que vous vous plaigniez comme les enfants qui apportent à leurs mères leurs petites mains qu’ils ont salies en tombant. J’espère que tout ira très bien dans la suite et que Dieu, en vous ôtant vos yeux, vous donnera les Siens. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.
1Garder par-devers soi.
Monsieur,
Tout se fait et s’opérera toujours pour vous par la souplesse de votre volonté et par l’enfance, parce que ces deux choses, qui n’en sont qu’une, sont le moyen le plus contraire à votre sagesse naturelle et à votre bon esprit, et Notre-Seigneur l’a choisi pour vous. Ne croyez pas aussi que vos épreuves doivent être de fortes tentations. Il y a longtemps que je vous l’ai dit, mais je l’ai vu ce matin plus clair que le jour.
Tout ce que Dieu fera, c’est de vous conduire contre toute raison, rendant votre volonté aussi souple dans l’effet qu’elle l’est dans l’instinct, et (faisant) qu’elle se trouve conforme à la lumière qui vous découvre l’étendue du domaine de Dieu. Cette souplesse exclut toute propriété, et par conséquent toute réserve, dans l’effet comme dans l’intention.[3]
Vous savez assez que ce qui s’appelle véritablement la mort est le passage de notre volonté en celle de Dieu. Ce qui fait changer l’homme charnel en l’homme spirituel, c’est le passage du sensible charnel au spirituel, qui fait qu’à mesure qu’il passe d’une manière (même active au commencement) dans ce qui est de l’esprit, il s’éteint à tout ce qui est des plaisirs extérieurs, des sentiments et des goûts pour les choses du monde. De sorte qu’il est aussi essentiel à l’homme de commencer par mourir aux plaisirs (et c’est ce que l’on appelle communément pénitence)1 comme il lui est essentiel de perdre sa volonté pour passer en Dieu : ceci arrête presque tout le monde et est l’écueil général des bons et des mauvais. Les bons ne peuvent quitter cette première mort ou mortification : c’est ce qui fait qu’ils ne passent pas outre. Les mauvais ne sauraient se résoudre à l’embrasser, et comme elle est la porte nécessaire, ne passant point par elle, ils demeurent toujours dehors, et par conséquent toujours dans le péché. Mais lorsque l’homme meurt véritablement à ces choses, il devient spirituel. [4]
Et comment devient-il spirituel ? C’est qu’en mourant activement et volontairement à tous les plaisirs des sens, même aux plus innocents, il aperçoit en soi un autre plaisir, plus délicat à la vérité, mais aussi plus délicieux, et ensemble sensible, qui affine son goût de telle manière que ce qui lui causait autrefois du plaisir (parce qu’il n’avait rien goûté de plus délicat) ne lui en cause plus, parce qu’il est accoutumé à une autre nourriture. D’où vous voyez, monsieur, qu’il est de conséquence de laisser aux commençants le sensible spirituel jusqu’à ce qu’ils soient affermis dans la mortification ou mort des choses extérieures, et qui voudrait leur ôter le sensible spirituel avant ce temps et avant que Dieu le fasse Lui-même, sous prétexte de les avancer, leur nuirait infiniment. Il faut que les directeurs soient extrêmement possédés de l’Esprit de Dieu pour ne point précéder la grâce, et aussi pour ne point l’arrêter. Il la faut suivre avec un courage merveilleux, et se servir du goût sensible spirituel pour mourir infatigablement au sensible matériel. [5]
Ceci est d’une si extrême conséquence que sans cela l’on demeure toujours charnel ; et il arrive ou que le sensible spirituel se perd et se dessèche par le goût du monde, ou qu’il se fait un malheureux mélange de l’esprit et de la chair qui produit des monstres, et qui attire, au lieu d’un déluge de grâce qui nous était préparée, un déluge de la colère de Dieu. N’est-il pas dit dans l’Écriture qu’il sortit de l’alliance contractée entre les fils de Dieu et les filles des hommes, des géants, qui étaient les puissants du siècle ? Ce furent eux qui attirèrent ce déluge, et ce mélange est une chose abominable devant Dieu. C’est pourtant de cette alliance abominable de l’esprit et de la chair que tous ceux qui paraissent dans le monde comme les grands du siècle se soutiennent et se produisent.
Il est donc d’une extrême conséquence de se servir du goût sensible spirituel pour exterminer tout goût sensuel ; et qui voudrait se défaire avant le temps du goût sensible spirituel sous prétexte d’avancement, se nuirait [6] beaucoup. Mais aussi, lorsque Dieu ôte le goût spirituel, et qu’Il substitue un goût délicat en la place, qui est perceptible, mais qui n’a rien de sensible, il s’y faut laisser tout entier et ne point s’attacher au sensible spirituel, [ce] qui serait [alors] un dommage irréparable, et qui est encore une pierre d’achoppement à la plupart des spirituels.
Vous voyez et vous savez, monsieur, que Dieu conduit l’âme de dénuement en dénuement de cette sorte, et tout cela s’appelle mort ; et les personnes peu éclairées qui voient un extérieur fort éteint par cette première pratique, qui est pourtant essentielle, disent : voilà un homme bien mort ! Oui, il est mort aux choses extérieures, quoiqu’il soit souvent tout plein de vie pour les choses du dedans. Tous ces passages sont des morts à l’égard des choses qui leur sont inférieures ; mais la mort totale, qui se fait par quantité de passages presque imperceptibles que nous appelons dénuements, n’est autre que la perte entière de notre volonté en celle de Dieu, non seulement quant au sentiment, quant à la foi et à l’intention, mais quant à la [7] réalité. Et comme les autres passages ne se font que par l’extinction entière de tout ce qui nous faisait vivre ou dans le monde ou dans les choses sensibles spirituelles, de même la mort totale et le passage de notre volonté en celle de Dieu ne se fait que par la perte entière et sans exception de tout ce qui nous peut arrêter, même dans une volonté bonne et juste.
Que fait donc Dieu ici, et que fera-t-Il, monsieur ? C’est que, par une autorité autant douce que puissante, Il Se sert de Son pouvoir pour accommoder ce qu’Il veut de nous, et de telle sorte que le consentement que nous donnons est aussi doux et suave qu’il est infaillible : Il n’arrache rien avec violence. Mais comme Il est aussi habile que puissant, Il ajuste toutes choses de telle manière qu’il faut Le suivre, mais Le suivre agréablement à travers les plus étranges précipices. Mais Il est si adroit, ce cher divin Maître, et Il entend si bien Son métier de nous dérober à nous-mêmes, qu’Il ne fait infailliblement ce qu’il veut pour ce dernier passage qu’après avoir si bien fixé [8] notre volonté vers Lui, qu’il n’est plus en état de retourner en arrière.
Il me semble que vous me dites : « quelles sont donc les infidélités que l’on peut faire, puisque Dieu nous prend alors infailliblement ? Car s’Il nous prend infailliblement, nous ne Lui sommes plus infidèles. Et pourquoi tous ne passent-ils pas en Lui ? Comment y en a-t-il si peu qui y passent ? » Il faut vous le dire, et peut-être le savez-vous déjà. Pour l’ordinaire, tous les arrêts des âmes viennent avant que d’en venir jusqu’ici ; or étant alors libres et leur volonté n’étant pas encore fixée, elles se reprennent aisément et se tiennent arrêtées sous de bons prétextes, croyant faire merveille, quoiqu’elles fassent tout par amour-propre, mais diversement, selon que l’amour-propre est plus grossier ou plus spiritualisé. L’infidélité dans la voie consiste à ne se pas laisser dépouiller du sensible, ou spirituel (selon les degrés que nous avons marqués), et de ne pas se laisser conduire par un directeur intérieur duquel les avis sont plus ou moins aperçu selon l’état de l’âme : directeur qui est si délicat, et qui doit être si fort ménagé [9] que, comme il ne manque jamais lorsque l’on est fidèle à le suivre, et qu’il devient plus délicat à proportion de l’avancement, aussi il se dépite, se retirant aisément lorsque l’on ne le suit pas avec fidélité ; et autant qu’il est fidèle à ceux qui le suivent fidèlement, autant est-il se cachant et s’éloignant de ceux qui le négligent. C’est proprement ce que saint Paul appelle ne point éteindre l’esprit2. Ce sont donc les deux choses que je viens de dire, qui arrêtent toutes les âmes, et c’est l’amour-propre charnel ou spirituel qui fait cet arrêt ; et comme on ne demeure pas toujours en une même place, on ne fait alors qu’aller et venir, et l’on ne passe point un certain terme, qui, étant une fois franchi, ferait avancer l’âme infiniment.
La raison illuminée, ou la foi même en tant qu’elle est appuyée, estce qui sert à arrêter l’âme. Mais comment cela ? C’est que la volonté est une aveugle, qui irait aveuglément par tout ce qui l’entraîne, et qui suivrait infatigablement un certain goût, ou aperçu ou caché, qu’elle trouve dans les choses ; [10] mais comme elle ne voit pas où elle va, elle se contente de courir après les parfums de l’Époux sans rien examiner. Mais la raison et ensuite la foi appuyée de la sagesse lui servent de flambeau pour l’éclairer et l’arrêtent tout court, et c’est ici [que se trouvent]a tous les combats et toutes les peines de la vie intérieure. Car cette volonté, incapable de raison, et de ne rien voir, mais très capable de goûter, de se nourrir, et de suivre son maître à la piste sans rien examiner, veut courir de toutes ses forces après cet inconnu qui l’entraîne. Mais elle se sent arrêtée tout court par la raison et par la foi revêtue de la sagesse : elle ne peut passer outre ; cependant elle se sent toujours tirée. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’elle est comme déchirée ; et ce sont là les grandes peines de la vie spirituelle dont quantité de gens ont écrit, et où presque personne ne donne de remèdes, faute de connaître le remède spécifique. On fait ici, comme les médecins, des raisonnements infinis ; on donne quantité de remèdes qui augmentent ou flattent le mal, mais ne le guérissent point. Il arrive quelquefois ou [11] que l’on rencontre par hasard un médecin qui, connaissant la nature du mal, indique le remède, ou bien que le pauvre malade, fatigué de tant de remèdes qui ne servent qu’à le tourmenter, recouvre la santé en abandonnant les médecins et les remèdes, et suivant un appétit secret contre lequel souvent il a combattu longtemps, et contre lequel les médecins se gendarmaient, l’assurant que s’il suivait cet appétit, il se ferait mourir. Combien alors est étonné ce pauvre malade, de voir que ce qu’il avait fait comme en tremblant et suivant un appétit qui l’entraînait comme malgré lui, lui rend la santé et la vie ! Il en arrive autant à une âme : souvent la raison illuminée, ou la foi sage, l’arrête toute la vie ; elle fait cent efforts, parce qu’elle est déplacée ; elle n’est plus nourrie, car elle a affaire à des maîtres qui lui disent sans cesse que la nourriture qu’elle prend est une nourriture empoisonnée : ils lui donnent des craintes mortelles de l’appétit qu’elle a de s’en nourrir, mais ils ne lui donnent nulle nourriture ; elle est affamée et ne sait que devenir, car elle n’est point nourrie, ni n’ose satisfaire son appétit ; [12] et c’est ce qui la fait languir et gémir jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un qui lui enseigne la vérité, et qui lui fasse prendre ce qu’elle souhaite, ou qu’elle le fasse elle-même par entraînement et désespoir. Qu’elle est étonnée alors de voir qu’elle trouve la vie, la joie, et la liberté dans ce qu’elle croyait lui devoir causer la mort3 !
La souplesse de la volonté est donc ce qui est le plus nécessaire. C’est pourquoi lorsque Dieu veut pousser une âme aussi loin qu’Il a résolu de pousser M..., non seulement pour lui, mais pour bien d’autres pour lesquels Il le destine, Il travaille incessamment sur sa volonté, obscurcissant l’esprit en apparence, mais l’éclairant en effet4. Je dis donc que Dieu rend cette volonté souple, et c’est son travail : Il la rend dans le commencement souple à suivre la raison illuminée, ensuite à suivre la foi sage. Mais après l’avoir rendue souple de cette sorte, Il lui fait [13] quitter les routes de la raison et de la foi sage pour la conduire par des sentiers qui lui sont inconnus, et qui, paraissant la dérober à la raison et à la foi, la font entrer dans la sagesse de Jésus-Christ, si différente de tout ce qui a été jusqu’alors que, sans le témoignage de la filiation divine qui reste dans le fond d’une manière cachée, et sans l’aisance et la liberté que l’on trouve en la suivant, on croirait s’égarer incessamment. Aussi faut-il bien se donner [alors] de garde d’en croire la raison ni la foi sage ; il ne faut pas même les écouter un moment, car la volonté étant alors fixée (comme je l’ai dit) selon le dessein de Dieu, elle ne doit plus être conduite ni de la raison ni de la foi sage ; mais elle doit les conduire elle-même en les perdant en Jésus-Christ d’une manière inconnue.
Et c’est alors que toute sagesse humaine et raisonnable étant perdue, la Sagesse-Jésus-Christ s’élève dans une âme et y croît jusqu’au jour parfait ; mais cela ne se fait (comme j’ai dit) qu’en perte, et lorsque la volonté n’a plus quoi que ce soit (pour bon et juste qu’il paraisse) qui la puisse arrêter, et [14] qu’ayant outrepassé les limites de la raison et de la foi sage, elle court sans ordre ni raison par un chemin inconnu aux autres et à elle-même, dont elle ne désire avoir aucune connaissance, mais elle trouve qu’il la met dans une région, qui, pour être éloignée d’elle-même, ne lui est plus étrangère.
C’est là son lieu propre, où elle serait dans un bonheur achevé (parce qu’elle passerait par là en Dieu), si elle pouvait ne point envisager les premières routes qu’elle a suivies, ni les crieries de la raison illuminée et de la foi sage. Mais comme l’eau rapide a pris alors son cours dans une pente où il est impossible de l’arrêter tout à fait, elle se donne bien quelque peine elle a des craintes, des frayeurs, des hésitations lorsque la raison crie contre elle de toutes ses forces, et que la foi sage semble la condamner ; cependant, comme elle est fixée par Dieu même et qu’il lui est impossible de retourner d’où elle est venue, il faut qu’après des souffrances inutiles qu’elle se cause, elle se laisse entraîner en se débattant du mieux qu’elle peut. Elle ne sent la violence que lorsqu’elle se veut défendre, car, hors de là [15] elle est dans un état qui lui est aussi naturel qu’il est naturel à l’eau de suivre sa pente. Souvent même, l’aisance et le naturel de cet état fait de la peine, mais qu’elle n’en ait point de peine, car c’est l’état simple, dans lequel nous sommes créés : il est aussi naturel à l’homme d’être en Dieu et d’y être dans une parfaite largeur, simplicité, et innocence, qu’il est naturel à l’eau de s’écouler. Si l’homme est comme il doit être, son état est d’une aisance infinie et sans bornes, parce qu’il est créé souverain, et qu’il ne peut être assujetti par nulle chose créée, quoiqu’il soit assujetti par son Dieu, si l’on peut appeler assujettissement ce qui, le rendant peu à peu un même esprit avec Dieu, semble l’égaler à Dieu.
Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave ; s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour-propre la cause, ou parce qu’il nous reste encore quelque intérêt du temps et de l’éternité, et que bien qu’on ait souvent [16] abandonné à Dieu l’un et l’autre, néanmoins lorsqu’Il tient sur nous une conduite qui semble les faire perdre, cela nous étonne, et cela trouve des répugnances. Ce n’est cependant en Lui qu’un jeu, quelque effrayant qu’il nous paraisse. Mais lorsqu’ayant franchi tout ce qui nous retarde, tout nous est rendu égal, alors nous courons sans que rien nous fasse tomber, parce que nous n’avons plus ni désirs ni répugnances qui nous arrêtent. Et c’est de cette sorte que, rien de ce qui est en nous ou hors de nous ne nous arrêtant plus, nous sortons de nous-mêmes, perdant tout amour rapportant à soi, ou même distinguant quelque chose en Dieu qui n’est pas Dieu même, comme honneur, gloire de Dieu, et le reste, car il y a différence entre ne rien distinguer en Dieu dans l’usage, et lorsqu’Il nous conduit par des routes contraires à nos idées [par des routes] nues et générales.
Lors donc que toutes ces choses sont, [17] la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible5, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [à savoir la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté.
Alors cette âme est faite volonté de Dieu : elle a des volontés, et il faut qu’elle les suive, mais volontés qui sont Dieu, et qui ne tenant plus rien de leur première nature, n’en empruntent plus les défauts, même dans les choses qui paraissaient défauts dans cette volonté lorsque l’homme en était le principe. Cette volonté [étant] ainsi en Dieu est nécessairement changée en Lui-même, comme c’est le propre de toute fin, et surtout d’une fin parfaite, de [18] changer en soi-même tout ce qui lui est rapporté et tout ce qui passe en elle. Elle passe donc en Dieu, elle est changée et transformée en Lui, et c’est ce que les mystiques appellent résurrection. Ce mot, s’il n’était pas de l’usage, me paraîtrait impropre : pour ressusciter, il faut revivre de la vie dont on vivait ; mais ici, la volonté ne vit plus de la première vie : elle est mangée, digérée, transformée, de sorte que Dieu veut d’une volonté absolue. Or comme la volonté est le siège de l’amour, celui-ci, bien que nous n’ayons point parlé de lui, n’a pas laissé de faire le même trajet que la volonté, de changer comme elle, de courir avec elle ; il passe aussi avec elle en Dieu, et alors il est fait Amour-Dieu, amour pur, où l’âme n’aime plus par amour, mais Dieu S’aime en cette âme et transforme son amour en Lui.
Vous voyez que toute la Trinité travaille à cette transformation indistinctement. Le Saint-Esprit change en Lui la volonté d’amour et de jouissance. Le Verbe change en Soi la sagesse et la connaissance, en sorte que cette raison illuminée [19] et cette foi sage disparaissent et ne s’opposent plus à l’entraînement aveugle de la volonté et meurent peu à peu, parce que, ne vivant que pour la tourmenter, elles ne peuvent vivre sans elle. Elles meurent, dis-je, et passent dans le Verbe, Sagesse éternelle qui devient la lumière et la vie de l’âme avec l’Esprit-Saint en unité parfaite. Et c’est alors que le Père engendre incessamment Son Verbe dans l’âme et que le Saint-Esprit y est produit, mais l’âme n’entre en rien : elle est anéantie quant à son propre, mais elle est en même temps rendue divine.
Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre : elle se communique où le fleuve se communique, arrose ce qu’il arrose, entraîne en soi toutes les petites rivières qui, se trouvant dans son passage, sont destinées à se perdre avec elle dans le fleuve. Vous voyez ici qu’il se fait non seulement un mélange de toutes ces rivières dans le fleuve, mais que ces mêmes [20] rivières sont mélangées et sont réduites en unité dans celle qui est destinée à les perdre avec soi (dans le même fleuve Voilà la consommation des âmes en un : c’est le pur Évangile selon que Jésus-Christ l’a dit de la consommation d’unité6.
Or de même que toutes les rivières qui se perdent dans la mer (pour retenir la même comparaison) n’entrent dans leur fin qu’en se perdant toutes dans les rivières destinées à les y porter, il en est de même de plusieurs âmes à l’égard de celle qui doit leur servir de moyen à les mener en Dieu. Si ces rivières disaient : « Nous ne voulons point passer dans cette rivière où nous aboutissons, mais nous voulons nous perdre directement dans la mer », ne leur dirait-on pas qu’elles ne peuvent y aller sans ce moyen qui, loin de leur servir d’empêchement, les y conduira sans doute, et que, si elles se refusaient, elles s’ôteraient pour jamais toute voie de se perdre dans leur fin, et qu’alors, se changeant en de misérables marais, elles se conserveraient à la vérité sans être mélangées, mais [21] conserveraient aussi la corruption, au lieu qu’elles se fussent conservées pures en se perdant et se mélangeant7.
Ceci est plus réel que l’on ne le peut dire, et il serait difficile de comprendre sans expérience ce que c’est que cette unité des esprits. Combien y a-t-il de rivières qui marchent longtemps à côté les unes des autres sans se perdre et se mélanger que lorsque le moment est venu ? Et combien y en a-t-il aussi qui semblent ne se rencontrer que pour se perdre d’abord avec précipitation ?
Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela sont des moyens ou éloignés ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
C’est la découverte de cette lumière [22] qui ravit ; cette lumière, du moins en netteté et distinction, ne précède point l’état de l’âme, mais elle le suit, comme un homme dans une caverne sombre ne découvre les endroits cachés qu’après y avoir un peu demeuré .
C’est là la pure Théologie8 que Dieu enseigne aux anges et aux saints. Tout autre est un discours : ou des moyens par rapport à Dieu, ou de Dieu par voie de raisonnement, mais c’est ici une théologie d’expérience que Dieu n’apprend qu’à Ses enfants qui, ayant perdu toute leur sagesse pour Son amour, ont mérité par là qu’Il devienne leur sagesse, leur esprit et leur vie. Ceci est la loi de la sagesse pour vous et la voie du Seigneur en vous, et de vous en Lui-même, en qui je suis, sans distinction, par un mélange inexplicable en unité divine, ce que vous savez.
1Cet ajout qui paraît inutile veut aller contre l’inflation du mot pénitence qui ne veut plus dire la mort aux plaisirs.
2I Thes. 5, 12.
3Son expérience personnelle des confesseurs.
4(ce qui est si vrai, que celui que la Sagesse divine obscurcit, est aussi éclairé que celui qu’elle illumine d’une manière connue ; comme il se voit en ce qu’ils pensent et goûtent les mêmes choses) Ajout probable qui rompt la lecture.
5(car la mort ne se sent pas quoique ses approches soient douloureuses) Ajout.
6cf. Jean 17, 21-23.
7Ce paragraphe souligne la nécessité d’avoir un maître spirituel.
8Majuscules chez Dutoit que nous rendons par des italiques.
Demeurez en repos, ne songez plus à aucun état, sinon présentement à demeurer comme vous êtes sans vous occuper de l’avenir et de choses qui n’arriveront peut-être jamais. Vous pouvez vous conseiller ou au ** ou à …1 : ce sont des hommes doctes, leur science vous appuierait ; et vous avez raison de vous défier d’une personne sans étude, décriée de tout le monde, en qui vous ne voyez que des choses méprisables. Pardonnez-moi ma hardiesse, de m’être mêlée de choses qui ne sont peut-être pas de ma portée ! C’est que la raison chez moi n’a point d’entrée : je suis aveuglément [74]
Un je-ne-sais-quoi que j’ignore
Autant que je l’aime et l’adore.
Je n’ai jamais prétendu que vous vous fiassiez à moi, mais je vous dis ma pensée, car vous l’avez voulu. Je ne me sens nulle envie d’aider aux âmes, quoique je sois prête à m’exposer aux flammes pour celles dont Dieu m’a chargée2.
Dieu éprouve les âmes différemment : Il est maître de faire ce qui Lui plaît. Et une personne n’est jamais la règle d’une autre, puisqu’on en voit très peu de semblables : il y a des personnes que Dieu se plaît de sanctifier et d’autres de détruire. Nul ne doit jamais par soi-même se mettre dans aucun état, mais suivre la Providence. Je crois que vous ferez bien pour votre repos de vous mettre dans un qui soit plus assuré : vous serez par là hors de tout embarras. Comme vous croyez de le pouvoir, vous ferez bien de le vouloir.
Pour moi, je n’ai qu’une route et une voie, qui est la volonté de Dieu, ou connue ou inconnue. Ceux qui veulent suivre la volonté connue, ne doivent point marcher sans appui ; ceux qui suivent l’inconnue, doivent toujours marcher en perte. Ne croyez pas cependant que j’ai moins d’affection pour vous servir : nullement. Je serai toujours votre pis-aller : essayez de tout le reste auparavant, afin que vous n’ayez rien à vous reprocher. Votre âme me sera toujours très chère.
1 Les points de suspension sont de Dutoit, comme les astérisques qui précèdent.
2 Notre mouvement propre ne doit jamais se substituer à celui de la grâce.
Comme il me faut suivre tous les mouvements de mon cœur, sitôt que je vous eus promis de demeurer le reste de la matinée, je sentis en moi qu’il fallait partir et que vous aviez reçu selon votre portée tout ce que vous pouviez contenir : ce que l’on verse dans un vase plein se répand1. Dieu ménage Ses grâces comme il Lui plaît. Je m’en retournai encore très pleine, mais fort contente, vous laissant entre les mains de Celui qui est l’amour même, qui vous aime et qui aime véritablement tout ce qui est à moi, parce que tout ce qui est à moi est à Lui. Ah ! madame, ne croyez pas que votre cœur soit assez grand pour contenir ce qui est dans le mien. Il ne borne pas les conquêtes de celui qui le possède. Dieu vous a unie à une planche pourrie pour passer une mer orageuse, mais je vous assure que vous ne la pouvez passer sans elle, et que, si vous la quittez, vous croyant assez forte pour nager, vous tomberez. Je sais des personnes qui après avoir commencé à naviguer à sa faveur, l’ayant méprisée ou se croyant assez fortes pour s’en passer et voulant faire les braves, ont perdu leur voie ; quelques-uns, l’ayant reconnu, sont venus la reprendre, d’autres sont enfin sortis de leur voie. Il n’en sera pas de même de vous. Ô si vous étiez assez infidèle pour le faire, je ne voudrais point d’autre témoin contre vous-même que votre propre cœur.
Je ne vous demande qu’un cœur docile : ce sera dans la docilité que vous trouverez la véritable sagesse. C’est cette docilité qui vous a fait déjà goûter bien des choses que d’autres, après un grand nombre d’années, n’ont pas encore goûtées. Tout ne s’opérera en vous que par la croix, la mort à vous-même et la docilité à la grâce. Apprenez le reste dans le silence : c’est où je prétends vous parler et vous éclaircir de vos doutes ; c’est où je prétends vous communiquer ce qui m’est donné pour vous ; c’est où je vous apprendrai des secrets ineffables. Si vous voulez bien vous unir à moi dans le silence, toutes espèces vous seront ôtées : le seul pur silence, qui est le parler du Verbe, vous communiquera toutes choses. Tout autre parler vous sera ennuyeux si vous êtes assez petite pour goûter celui-là : la seule petitesse en fait l’expérience, ainsi que vous le savez. Combien de fois, ô Amour sacré, vous ai-je demandé des cœurs dociles avec qui je puisse communiquer de cette sorte ? Combien en ai-je désiré dans mon extrême abondance ? Mais hélas, qu’ils sont rares ces cœurs, et qu’ils sont peu larges ! La réflexion, les retours diminuent encore leur étendue.
Que votre cœur soit donc celui qui reçoive, et qu’il soit choisi entre mille autres. Ô que vous découvrirez de grandes choses dans la suite ! Mais sachez un secret qui arrête la plupart des âmes, c’est que, lorsque la vie leur est communiquée, le goût et le plaisir qu’ils sentent engagent leur fidélité ; mais hélas ! quand le temps de l’hiver et de la mort est venu et que ce même cœur, en qui l’on trouvait la source de la vie, semble devenir une source de mort et d’amertume, on s’en éloigne, et c’est cependant le temps où l’on a plus besoin de fidélité. Car, ma chère fille, c’est bien plus donner, de communiquer la mort que la vie. Il se trouve assez de cœurs vivants, mais où en trouve-t-on de véritablement morts ? Mais après que ce cœur a communiqué la mort, il donne une nouvelle vie qui ne se perd plus jamais. Et presque tous les hommes sont privés de cette noble vie parce qu’ils ne veulent pas éprouver les rigueurs de la mort.
1Témoignage sur la transmission de cœur à cœur.
J’ai reçu beaucoup de consolation, monsieur, de votre lettre, voyant que vous voulez être [2] à Dieu sans réserve, et que vous comprenez que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes, puisqu’elles en sont aussi éloignées que le ciel l’est de la terre. L’égarement de tous les hommes vient de ce qu’ils ne connaissent point d’autre voie que leurs propres voies : les moins sages suivent celle des sens, et ceux qui se croient éclairés celle de leur propre raison. Mais les uns et les autres sont infiniment loin de la voie qui conduit à la vie. Quoique leur éloignement soit différent, ils ne peuvent [unanimement] souffrir la lumière de la vérité ; ils la fuient avec autant de soin que le hibou fuit la lumière du soleil. Ils font plus, ils la combattent avec une chaleur étonnante, ils blasphèment sans cesse contre des mystères qu’ils n’entendent pas. Ils s’éloignent toujours plus de la vie, et suivant une voie qu’ils croient droite, et qui néanmoins conduit à la mort1, ils ne veulent point entrer dans la voie de la vérité, ni souffrir que les autres y entrent.
Vous êtes heureux, monsieur, que Dieu vous ait retiré de cette route [3] de perdition pour vous montrer le chemin de la véritable vie. Mais ce n’est pas assez : il y faut marcher avec une grande fidélité et un grand courage, nous défiant beaucoup de nous-mêmes et de notre propre raison pour suivre la foi.
Quoique le sentier de la foi paraisse plus obscur que celui de la raison à ceux qui sont accoutumés à raisonner, il est néanmoins infiniment plus lumineux. La foi, si certaine en elle-même, paraît obscurcir notre raison parce qu’une plus grande lumière en absorbe une moindre. La raison a des brillants comme par secousses, qui éblouissent sans éclairer, ainsi que les éclairs qui percent un nuage : on croit, par elle, voir les objets tels qu’ils sont, et on se trompe. La foi, au contraire, a une lumière douce et suave, qui ne blesse point la vue, elle se discerne moins en elle-même, mais elle fait voir les objets tels qu’ils sont, sans s’y méprendre. Ce qui fait que la lumière de la foi paraît plus obscure que celle de la raison, c’est que rien ne la borne et ne la termine. Ce qui borne et termine renvoie [pour ainsi dire] des [4] rayons qui paraissent plus brillants ; aussi sont-ils plus éblouissants, mais une lumière pure, simple indistincte, étendue et sans borne, n’a rien de tout cela.
Il est donc de grande conséquence d’aller au-dessus de la raison pour suivre la foi. Plus on veut voir par les yeux de la raison, moins la foi nous éclaire de la suprême vérité. Il faut donc mourir sans cesse à notre raison, et y mourir d’autant plus que plus on a été élevé dans l’habitude de raisonner.
C’est là cette pauvreté d’esprit2, si recommandée par Jésus-Christ, à qui le royaume de Dieu appartient, c’est-à-dire, pour cette vie, le royaume intérieur. Il est impossible même d’arriver au pur amour que par cette mort de notre propre raison : nous pouvons bien l’avoir en spéculation, mais non le posséder réellement, car une vérité comme celle du pur amour charmera tout cœur droit, mais pour entrer dans l’expérience de ce même amour, il faut mourir à notre propre raison pour nous laisser conduire jusqu’à lui par la foi simple et nue [5].
1Prov. 14, 22. 2Mt 5, 3.
J’ai eu beaucoup de consolation, monsieur, de voir la simplicité qui est dans votre lettre, et le désir sincère que vous avez d’être à Dieu. Nul ne désire si ardemment d’y être qui n’y soit, quoique non dans toute la perfection que Dieu demande, car vous savez que Dieu exauce le désir du pauvre et la préparation de son cœur1. Ce n’est pas de la pauvreté temporelle dont il est parlé ici, mais de la spirituelle, car la plus grande grâce que Dieu puisse nous faire est de nous faire éprouver ce que nous sommes. Aussi le prophète Jérémie disait-il, pour faire voir qu’il était un [6] pur instrument à la main de Dieu, qu’il était un homme qui voyait sa pauvreté2.
Pour répondre par ordre à votre lettre, je vous dirai que vous avez fait comme bien d’autres qui, mettant leur appui dans leurs propres œuvres, croient assurer leur salut par des pénitences immodérées, ce qui est certainement une tromperie du démon pour nous mettre hors d’état d’entrer dans les desseins de Dieu et d’y persévérer. Une austérité fort modérée, et continuée de la même manière, ne débilite point ni le corps ni l’esprit et s’accorde très bien avec l’intérieur. Le démon craint extrêmement que l’on s’adonne à l’intérieur parce que c’est le chemin de la parfaite abnégation ; c’est pourquoi il pousse les âmes de bonne volonté à des austérités excessives, afin que mettant tout leur travail au-dehors, elles ne songent pas à établir le véritable fondement, qui est à l’intérieur. Il le fait aussi afin de mettre les âmes hors d’état de pouvoir continuer une vie presque impraticable ; et il est ordinaire aux personnes [7] qui, dans leur jeunesse, ont fait de ces austérités immodérées de se relâcher facilement et de devenir plus sensibles aux plaisirs des sens que ceux qui ont vécu d’une manière plus modérée.
Je crois donc que ce que vous devez faire à présent est de vous appliquer sérieusement à l’intérieur et à l’oraison, car c’est là la source de la vie. Autrement, c’est bâtir un édifice sans fondement, c’est le bâtir sur le sable3 ; les vents et les orages l’abattent ; mais celui qui fonde son édifice sur l’intérieur n’est point abattu par le vent et les orages. Remarquez que Notre-Seigneur dit que, quand les tempêtes, les grands vents, les débordements arrivent, ils demeurent inébranlables ; ce qui nous fait voir que les âmes intérieures, dont ce bâtiment est la figure, ne sont pas exemptes de tempêtes, des vents, de l’orage, des inondations, mais, quoiqu’elles en soient battues au-dehors, elles demeurent fermes parce qu’elles sont fondées en Jésus-Christ par l’intérieur [8] et l’abnégation de tout soi-même. Il n’en est pas ainsi de ceux dont le travail est purement extérieur : la moindre tempête les abat et l’inondation les emporte. Travaillez donc, monsieur, à faire un édifice solide, mais souvenez-vous que, pour être tel, il faut qu’il soit bâti en Jésus-Christ et non sur nos œuvres, puisque l’édifice de la main des hommes doit être détruit afin que Jésus-Christ en bâtisse un nouveau, qui ne soit point fait de la main des hommes.
Tâchez donc de commencer à vous appliquer sérieusement à une oraison simple. Préférez cette oraison à toutes les choses qui ne sont point absolument nécessaires à votre état, et vous éprouverez un grand changement en vous. Les hauts et bas dont vous vous plaignez viennent du défaut d’oraison, car tout ce que la créature fait sans ce fondement est comme un bateau exposé sur les eaux sans avoir un bon pilote qui le conduise. Le pilote qui vous manque est l’intérieur. Vous dites et vous craignez de n’être pas encore chrétien ; vous l’êtes véritablement, mais vous n’êtes pas [9] parfait Chrétien puisque l’intérieur chrétien vous manque.
Ayez une grande défiance de vous-même, mais non de ces défiances qui abattent et découragent, mais de celles qui vous portent à vous abandonner totalement à Dieu afin que, comme dit l’Écriture, Il fasse en vous toutes vos œuvres4. Lorsque notre intérieur est bien abandonné à Jésus-Christ, et qu’Il s’en est rendu le maître par le moyen de l’oraison, Il répand une sagesse simple sur le dehors, en sorte qu’Il ne permet pas qu’on excède ni dans le boire ni dans le manger, ni dans aucun des plaisirs de la vie, mais Il donne cette juste médiocrité qui fait mener une vie tempérante et non trop austère : cette sagesse fait éviter le trop et le trop peu dans le boire et le manger. Et comme Dieu fait bien plus de cas de ce qu’Il opère Lui-même dans l’âme que de nos actions extérieures, Il inspire cette juste médiocrité afin que par une ferveur précipitée nous ne ruinions pas notre santé et que nous ne nous dérobions pas à ses desseins ; et le travail intérieur est beaucoup [10] plus fort et plus étendu, et même plus pénible, que tout l’extérieur. Dieu inspire cette sagesse simple dans les choses de la vie afin de pouvoir travailler au-dedans sans affaiblir le dehors.
Je ne puis donc vous dire autre chose sinon : faites l’oraison - mais une oraison simple, une oraison du cœur, et non de raisonnement, une oraison toute d’amour, qui puisse s’étendre sur toutes les actions de votre vie, par une présence de Dieu intime qui empêche toutes les évaporations des sens, qui donne une gaieté simple sans gêne ni contrainte. L’occupation de la présence de Dieu, pour être de durée, doit venir du fond de la volonté, et ensuite de l’intime de l’âme, et non de la pensée qui ne peut pas durer et qui échappe facilement. Vous pouvez vous servir de la méthode qui est dans le petit livre que vous savez5, et vous vous en trouverez très bien. Vous vous trouverez changé en un autre homme, car tout votre mal vient du défaut d’oraison, et d’avoir trop compté sur vous-même.
Que vous soyez dans un état ou [11] dans un autre, c’est de quoi il n’est pas question à présent, mais bien de vous donner à Jésus-Christ, afin qu’Il vous conduise dans Sa sainte volonté, non selon vos vues et vos idées, mais selon les Siennes. Dites avec saint Pierre : Seigneur, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais sur votre parole je jetterai mes filets6, c’est-à-dire : « Je ne veux plus d’action que la vôtre, plus de volonté que la vôtre, plus de moi ni de rapport à moi, mais vous, Seigneur, soyez toutes choses en moi comme vous êtes tout en votre Père, que je puisse parvenir à cette bienheureuse unité que vous avez demandée pour tous, et qui nous rassemble de cette dispersion que la multiplicité du dehors avait causée ». C’est ce que je demanderai de tout mon cœur à Dieu pour vous. Et lorsque vous aurez commencé de cette sorte, si Dieu me laisse en vie et que vous ayez besoin d’autres éclaircissements, j’espère qu’Il voudra bien vous les donner par moi.
On m’a dit que vous étiez dans un emploi qu’il n’était pas facile de quitter, c’est pourquoi je ne crois pas [12] absolument nécessaire que vous veniez, à moins que Dieu ne vous en pressât très fort. Il n’est pas nécessaire non plus, à la distance où nous sommes, de m’écrire un plus long détail des fautes que vous pourriez avoir commises : je comprends aisément toutes celles qui viennent d’une personne dont l’intérieur n’est point établi. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle ; ne craignez point trop votre faiblesse, parce que Dieu nous aide dans nos faiblesses, alors qu’Il laisse marcher celui qui se croit fort. Commencez donc, au nom de Dieu, l’œuvre de votre intérieur par un abandon total entre Ses mains, et soyez persuadé que je m’intéresserai toujours dans le bien de votre âme, priant Dieu de fortifier votre homme intérieur par la destruction de l’extérieur.
1Ps 9, 38. 2Lm 3, 1.
3Mt 7, 25-26. 4Es 26, 12.
5Probablement le Moyen court et très-facile de faire oraison.
Si je ne vous écris pas, monsieur, aussi souvent qu’aux autres, ce n’est pas que je n’aie pour vous toute la considération que vous méritez, mais je me suis toujours tenue dans les bornes des réponses à moins que je n’eusse un mouvement contraire. Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait, n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est pas la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur sans nul effort de tête, car souvent Dieu cache sous des distractions vagues ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme, afin de le dérober à la connaissance du démon et de notre amour-propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients, car, outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit beaucoup à la santé et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté : plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans ce même amour et plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse point par ce divin exercice : au contraire, elle reprend chaque jour une force toujours nouvelle, non pas toujours une force aperçue, mais réelle.
Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté, qui ramassent les autres puissances en elle sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le Bien souverain, ainsi que l’Écriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : Passez en Moi, vous tous qui me désirez avec ardeur1. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu, et non par la contention de la tête. Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber par un retour amoureux au-dedans de nous la distraction de l’esprit, non par une contrainte de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement : alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est là la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit, et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer nous-mêmes l’esprit, mais à la longue, cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu et ces dernières ne servent qu’à la couvrir.
Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire et Il ne le fait pas d’ordinaire pour les raisons que je vous ai dites. Lorsque l’âme est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit que l’on ferait autour de nous ne nous empêcherait point ni d’aimer ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré les tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un très grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, cela étant comme une chose séparée d’elle ; lorsqu’on s’occupe à se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu : ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté. Il fera le reste Lui-même.
Il me vient dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez à présent, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension de l’esprit qui se peut faire même naturellement sans aucun don particulier d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté, est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction de l’esprit étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint. Quoiqu’on croie par là acquérir des lumières, ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans nulle lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser et à s’anéantir devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, consume et détruit tout ce qui est de l’homme-Adam en nous, pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence et je vous prie de la peser.
J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelque petite aspiration vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces petites aspirations courtes et éloignées les unes des autres, lui soient moins faciles qu’au commencement, il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est fort utile aussi pendant le jour, au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur.
Cette oraison dont je parle n’incommode jamais : plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se fait par la tête augmenterait de beaucoup la maladie et qu’il faut la cesser quand on est malade. Cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation (qui est beaucoup plus facile que l’abstraction2) défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrances, ce qui donne à l’âme une liberté si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux.
Il y a un grand abus, c’est qu’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit donnée directement à l’entendement et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire ! La véritable lumière vient de l’amour, le feu en chauffant éclaire ; c’est pourquoi il est dit gustate et videte3, parce que la lumière qui vient de ce goût du cœur ou de la volonté est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas : la lumière vous enseignera toute vérité, mais «l’onction», et cette onction n’est reçue que dans la volonté par l’amour. Le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.
1Eccl. 24, 26.
2L’abstraction du philosophe.
3Goûtez et voyez.
[117] Il est certain, monsieur, que ce ne sont pas toujours les temps consacrés aux mystères de notre salut que l’on est le plus recueilli : Dieu permet souvent le contraire pour [118] exercer notre foi et nous dégager du sensible ; et d’autres fois, le démon imprime sur les sens des sentiments tout contraires à ceux que l’on voudrait avoir. Il faut négliger tout cela et se tenir au solide, qui est la foi et l’abandon. Le néant et pauvreté est notre partage.
Deux choses m’ont fait rire dans votre lettre. La première est que vous me dites que je vous fasse entrer dans un état permanent et qui ne soit point sujet aux vicissitudes. Si l’on pouvait entrer dans cet état comme dans une chambre, cela serait bientôt fait, mais hélas : que la porte qui y conduit est étroite, et qu’il y a des morts à passer avant que d’y arriver ! Il est impossible de passer de notre propre vie à la vie en Dieu, où se trouve uniquement l’état permanent, sans passer par la mort à toutes choses ; non, il faut mourir, sans quoi point de bonheur, point d’état assuré. Mais qu’il est rare de trouver des personnes qui veuillent bien mourir dans toute l’étendue des desseins de Dieu ! Et qu’il faut être petit pour passer par une porte si étroite ! Il ne se faut point flatter : tant que nous resterons en nous-mêmes, nous ne passerons point en Dieu. Je ne sais qu’un sentier, qu’une voie, qu’un chemin, qui est celui du renoncement continuel, de la mort et du néant. Tout le monde le fuit et cherche avec soin tout ce qui fait vivre, nul ne veut être rien ; comment trouver ce que l’on cherche par un chemin contraire à sa possession ? Cela ne se peut.
L’autre chose qui m’a fait rire est que vous me mandez que vous allez travailler à former votre intérieur et à lui donner la situation qu’il doit avoir. Bon Dieu ! pouvez-vous avoir de pareilles prétentions ? Et ne savez-vous pas ce que vous pouvez par vous-même, qui êtes misère, pauvreté et péché ? Travaillez plutôt à laisser opérer Dieu en vous ; laissez-Lui tous les droits que vous avez sur vous-même, commencez à vous renoncer véritablement, et Il prendra soin de former votre intérieur, non pas peut-être à votre mode, mais à la sienne. Il en coûte un peu pour en venir là ; c’est pourquoi nul n’y tend purement. [120]
Quoique je vous aie vu, je ne laisse pas de vous écrire ma pensée sur la lettre que j’ai trouvée. Dieu vous veut assurément pour Lui-même et Il vous a choisi pour cela préférablement à bien d’autres. Mais vous n’y arriverez que par un chemin entièrement opposé à tout ce que vous vous en étiez figuré ; et Dieu le fait pour deux raisons : la première est pour [135] détruire votre propre vie en toutes choses, et la seconde pour arracher votre amour-propre, qui est tel que, si vous le voyiez, vous en seriez effrayé. Je veux bien, parce que Dieu le veut, - sans regarder ni les désagréments ni les peines qu’il y a à souffrir pour moi, - servir à Dieu d’instrument de votre destruction et il faut même en cela que vous creviez sous votre raison et sous votre inclination naturelle qui voudrait tout autre chose que ce que vous avez, quoique Dieu vous donne infiniment plus que vous ne sauriez espérer ni prétendre. Vous ne connaîtrez que tard le don que Dieu vous a fait, et vous ne le connaîtrez que lorsque vous ne l’aurez plus. Il faut vous faire un petit détail comme votre propre intérêt se rencontre en toutes choses : vous vous rapportez tout, vous vous regardez en tout, et il faut vous oublier vous-même, avoir en horreur vos propres intérêts et rapporter tout à Dieu. Vous n’arriverez à cela que par la destruction de tout vous-même, et cette destruction ne s’opérera que par le renversement de tous vos [136] desseins, de toutes vos vues et de toutes vos lumières. Dieu se plaira de salir ce que vous voudrez purifier, de rendre horrible ce que vous voudrez faire beau, de détruire ce que vous voulez édifier.
Dieu vous aimerait plus dans la boue et dans la fange que dans la propriété où vous êtes, car Il regarde le premier comme une chose indifférente et Il a de l’horreur pour le dernier. Il se sert même de la boue pour purifier, comme d’un savon qui semble salir ce qu’il nettoie. Il veut vous éclairer comme l’aveugle-né, mais il faut en même temps que vous entriez dans le parfait renoncement de vous-même, que vous vous haïssiez autant que vous vous aimez. Vous cherchez votre intérêt spirituel ou temporel ; il faut au contraire ne chercher ni l’un ni l’autre, mais demeurer abandonné à Dieu sans réserve. Vous tendez à tout ce qui est élevé, soit devant Dieu soit devant les hommes, et il ne faut tendre qu’à l’abjection et à la petitesse. Vous ne vouliez dans l’intérieur que le beau, que le grand, que le sublime, et Dieu vous a donné tout le contraire, la boue pour partage. [137]. Vous vous estimiez être quelque chose, et vous n’êtes rien.
Vous me démentirez là-dessus parce que vous ne vous connaissez pas, quoique je tienne votre âme en mes mains et que je la voie à nu. Vous vous cherchez dans le temporel, vous fuyez la pauvreté, vous pensez à des établissements, et si vous vous abandonniez à Dieu, Il y penserait pour vous. Vous êtes continuellement occupé de vous-même, et il faut vous vider : vous devez éviter avec plus de soin un retour sur vous-même que vous n’éviteriez la rencontre d’un démon, car le démon ne vous nuira qu’autant que vous serez plein de vous-même. Il n’attaque point ceux qui marchent par le sentier par où Dieu veut que vous marchiez ; au contraire il les craint et les fuit ; mais il se plaît à attaquer les âmes qui s’attachent aux choses grandes et aux lumières de l’esprit. Tout ce que vous faites ne tend qu’à être, selon l’esprit, quelque chose : si vous lisez, c’est pour vous remplir l’esprit, et il faudrait le vider afin que Dieu le remplît de Lui-même.
[138] Ne me dites point que vous êtes dans un poste où vous avez besoin de cela. Je vous dis que, dorénavant, vous ne serez plus rien par l’acquis, mais par l’infus. Mais, me direz-vous, je ne l’ai point cet infus ; non, vous ne l’aurez pas - que par la perte de tout. Vous vous tuerez l’esprit sans rien avancer, et tous vos soins ne serviront qu’à le rendre plus stupide ; mais, si vous vous laissez vider de vous-même et de toutes choses, vous aurez infiniment plus que vous n’attendiez et que toute l’étude ne pourrait vous donner. Mais comment me vider, me direz-vous ? Laissez-vous vider à Dieu, et avec un ferme courage, mourez à votre raison. Vous n’avez non plus de courage qu’une poule. Suivez simplement les instincts intérieurs qui vous portent ou à ne pas faire, ou à faire. Mais, me direz-vous, comment démêler ces instincts ? Rien de plus aisé pour une âme simple et fidèle, rien de plus difficile pour une personne qui ne l’est pas et qui veut se conduire par la raison, loin de se soumettre à la foi aveugle. Si vous êtes fidèle à suivre d’abord un [139] mouvement et un instinct, cette fidélité vous éclairera pour en suivre un autre ; ainsi vous apprendrez peu à peu, par votre expérience à connaître ce qui est de l’esprit de Dieu et à le suivre. Mais attendez, comme il fut dit à saint Pierre : Quand vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez, mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra et mènera où vous ne voulez pas aller1. Il en sera de même de vous. Vous êtes encore plein de votre intérêt de salut, de perfection, de fermeté, d’avancement, d’espérance, même temporelle, il faut que tout cela périsse. Plus vous rentrerez en vous-même suivant votre raison, et plus vous allongerez votre supplice ; plus vous sortirez de vous-même et de votre raison, plus tôt serez-vous mort et délivré.
Vous avez beau me dire que vous avez cent affaires que vous ne pouvez éviter. Je vous dis que vous vous en faites les trois quarts. Suivez Dieu, et Il vous ôtera peu à peu le superflu. Prenez ce temps pour demeurer en solitude et quand vous ne feriez autre [140] chose que demeurer en repos, vous feriez beaucoup, parce que par cette cessation de toute action vous donneriez lieu à Dieu de vous remplir. Vous êtes toujours plein : vous ne donnez aucun lieu à Dieu, soit parlant, soit lisant, soit écrivant. Je vous conjure de cesser toute action dans votre retraite, et de prendre ce temps pour, en cessant toutes choses, donner lieu à Dieu de vous vider de vous-même et de vous remplir de Lui. Vous voulez toujours faire, et Dieu veut que vous ne fassiez rien, puisqu’au contraire Il détruira toujours ce que vous édifierez ; et ainsi, si vous vous employez toujours, Dieu ne sera jamais occupé qu’à vider et détruire, et Il ne vous remplira pas de Lui-même.
Au nom de Dieu, entrez dans ce que je vous dis, croyez-moi sans hésiter et soumettez-vous sans raisonner à tout ce que Dieu me fait vous dire ; et soyez assuré que, si vous en usez de la sorte, vous trouverez bientôt le lieu tant désiré. Que si vous ne suivez pas ce que je vous dis, je ne pourrai vous dire autre chose que [141] ce que Debora dit de Ruben : Pourquoi s’amuser à demeurer entre deux termes2, tantôt dehors, tantôt dedans ? Tu écoutes ta raison ? Vous n’avancerez jamais, vous ne serez ni fort en Dieu, ni en vous, et vous souffrirez toute votre vie de ce partage. Prenez donc courage, et prenez à l’aveugle ce que Notre-Seigneur me fait vous dire, car c’est assurément ce qu’Il veut de vous, sans cela, mon âme n’aurait plus rien pour conduire la vôtre, et les lettres seraient des amusements. Soyez persuadé que plus vous entrerez dans ce que je vous dis, plus il me sera donné pour vous aider et conduire, et plus il vous sera donné à vous-même.
Lisez et relisez cette lettre, car elle est tout ce que Dieu veut de vous ; lisez-la sans raisonner, avec dépendance à l’Esprit qui l’a dictée, sans vous regarder, ni celle qui l’a écrite, et vous verrez qu’elle aura son effet, et que votre cœur se rendra témoignage de la vérité qui y est. Prenez donc courage et soyez persuadé que Dieu ne vous a pas pris pour vous [142] perdre ; que s’Il vous perd en apparence, c’est pour vous mieux sauver. Évitez les réflexions plus que la mort, et suivez en enfant ce que l’on vous a dit, et votre âme entrera peu à peu dans la vraie lumière du jour éternel. Ce sera là que, voyant les choses en Dieu, elle les verra bien d’un autre œil qu’elle ne les regarde : tout ce qu’elle voyait grandeur, pureté, élévation, vertu, lui paraîtra bassesse, impureté et néant.
1Jean 21, 18.
M. m’a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m’a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n’avez plus le doux recueillement d’autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu’Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu’Il les affermit dans Son amour et qu’il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.
Il tient cette conduite pour plusieurs raisons : premièrement, afin que nous ne nous attachions à aucune consolation, mais à Lui seul, purement et nûment, parce qu’il faut suivre Jésus-Christ nu sur la croix ; la seconde raison est que l’amour-propre [147] se nourrit de ces choses, quoique l’on ne s’en aperçoive pas. La troisième est pour nous faire marcher en foi nue et ténébreuse, et par un amour pur et dégagé de tout intérêt, aimant Dieu au-dessus de tous dons et de toutes récompenses, ne voulant rien de Dieu pour nous que Sa très sainte volonté, et ne désirant que Sa pure gloire, quand ce serait à nos dépens. La principale raison est pour nous tirer hors de nous-mêmes, nous faisant mourir à tout ce qui est du vieil homme et à toute propriété, afin d’être vêtus, animés et vivifiés par l’homme nouveau.
La foi nous épouille de toute lumière créée, soit de la raison, soit des illustrations, afin que, par la perte de ces choses, nous soyons remplis de la vérité pure et nue, sans quoi nous ne serions jamais renouvelés et régénérés. La charité, ou l’amour pur, détruit en nous toutes sortes d’affections et de désirs, toute volonté, tout goût, tout sentiment, afin que nous ne soyons imprimés que de la seule volonté de Dieu. C’est la foi qui opère la véritable pauvreté d’esprit, et c’est [148] l’amour qui nous sépare de toutes choses et de nous-mêmes, mais un amour nu et inconnu et non pas un amour goûté, senti et aperçu. Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous traite comme Il a traité Son Fils, qui dans les plus extrêmes douleurs extérieures, fut dans le plus extrême délaissement, lorsqu’il dit :Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-Vous abandonné1 ? Toute dévotion qui ne va point à nous rendre conformes à Jésus-Christ m’est un peu suspecte, mais celle où je vois la croix et le délaissement remplit mon cœur de joie.
J’avoue que c’est une chose bien dure que d’être obligée d’entendre tous les discours frivoles des créatures. Il faut supporter en patience tout ce qui est de notre état ou qui nous vient par providence, et éviter autant qu’on peut les conversations que l’on peut éviter. La solitude extérieure est fort agréable au cœur qui aime Dieu, mais quand elle nous est dérobée par la Providence et non par notre choix, il faut le porter en patience et pour [149] l’amour de Celui que ces choses semblent nous dérober. Je prie Dieu de vous être toute chose et de vous être par Lui-même, et non par Ses dons, votre force et votre soutien. Croyez-moi en Lui véritablement à vous. Je désire de tout mon cœur que nous soyons unies en Lui pour le temps et pour l’éternité.
La véritable tendance que Dieu donne à un cœur qui L’aime, c’est la simplicité et la petitesse. Il n’est véritablement honoré que par les enfants, et ce sont eux qui lui rendent une louange parfaite2. J’ai bien de la joie de ce que le divin Maître vous donne de l’inclination pour la petitesse. Quand serons-nous si petits que nous ne nous apercevrons plus nous-mêmes et qu’on ne nous apercevra plus ? Quand serons-nous tout enfantins ? Je vous avoue que tout ce qui est grand ne me convient point. Ah ! que l’enfance me fait un grand plaisir ! Je ne me trouve bien qu’avec les enfants, ou avec ceux qui le veulent bien devenir. [150]
1Mt 27, 46.
Je vous assure que c’est une grande consolation pour moi de voir les miséricordes que Dieu vous fait et le progrès de votre âme. Rien n’est plus doux et plus aisé que l’oraison lorsque Dieu en est le principe, et qu’Il nous la fait faire ; mais lorsque nous voulons nous-mêmes en [125] être le principe et la faire à notre mode, elle est bien plus pénible. Lorsque vous pouvez facilement rester en silence dans une simple occupation de la présence de Dieu, demeurez-y sans scrupule et sans retour sur vous-même pour voir ce que vous faites, et lorsque le silence vous devient pénible, servez-vous de votre action, ou en méditant, ou par affection entremêlée de silence. L’affection est même plus utile que la méditation, comme de dire à Dieu : « Faites que je sois toute à Vous, que je Vous aime pour Vous, car Vous méritez infiniment d’être aimé de la sorte. Ô mon Dieu ! soyez-moi tout et que tout ne me soit rien ! » et bien d’autres affections qui partiront de votre cœur.
Il faut entremêler les affections de silence, et ne point interrompre votre silence par les affections tant qu’il vous est facile d’y demeurer. Je vous assure qu’en suivant avec fidélité cette méthode, votre âme avancera beaucoup dans l’oraison et dans la pratique des vertus. Il faut aussi, dans les autres temps qui ne sont pas de l’oraison, tâcher de rentrer souvent [126] en vous-même par des affections ou par un simple souvenir que Dieu est présent dans votre cœur.
Faites tout ce que vous faites pour l’amour de Dieu et dans le désir de Le glorifier par les plus petites de vos actions comme par les plus grandes. Lorsque vous faites des lectures spirituelles durant la journée, il faut les entremêler de silence, vous arrêtant lorsque quelque chose vous touche, et de cette sorte la lecture vous sera fort utile et nourrira votre âme. Car notre âme a autant de besoins de nourriture que notre corps, sans quoi elle se dessèche et, ne trouvant plus au-dedans une douce correspondance, elle se répand dans les objets du dehors, perdant peu à peu son intérieur. J’espère qu’il n’en sera pas ainsi de vous et que Dieu qui a commencé en vous son œuvre, l’achèvera. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à suivre ces prémices de l’intérieur : c’est le véritable moyen de devenir heureux. Ô le grand bonheur, mademoiselle, d’appartenir à Jésus-Christ ! C’est le baume [127] qui adoucit toutes les douleurs et toutes les amertumes.
Ne songez point à faire des austérités, mourez au goût que vous en avez : votre santé ne le permet pas. Le démon ne manque pas, lorsqu’il voit une âme qui veut s’adonner à l’oraison et dont le corps est délicat et malsain, de lui donner un goût d’austérité. Il le fait pour deux raisons : la première, pour la jeter par là au-dehors et l’empêcher de tourner sa force au-dedans, la seconde est pour achever de détruire sa santé afin qu’elle se dérobe par là aux desseins de Dieu. Si votre corps était fort et robuste, dominé par le plaisir du goût, je ne vous parlerais pas de la sorte.
Je veux vous apprendre une autre mortification qui, sans nuire à votre santé, aura encore plus d’effet que les austérités que vous choisiriez : mortifiez vos goûts, vos penchants, vos inclinations, votre propre volonté, n’y adhérez jamais ; tournez contre votre esprit ce que vous voudriez tourner contre votre corps ; portez en patience vos grandes et [128] fréquentes douleurs ; souffrez pour Dieu tout ce qui se présente à souffrir de contradictions, de maladresse ou de négligence dans le service qu’on vous rend ; souffrez ce qui vous contrarie, qui vous déplaît, qui vous incommode, en union des souffrances de Jésus-Christ, et tout cela à chaque moment. Avec cette pratique, vous prendrez des remèdes très dégoûtants pour honorer le fiel et le vinaigre dont Jésus fut abreuvé ; vous perdrez cette envie de donner ce qui n’est pas à vous, car on ne doit faire des aumônes que de son propre bien, et celui qui doit ne peut rien donner qui n’appartienne à autrui. (On ne comprend pas assez l’obligation de payer ses dettes). Mourez à toutes sortes de magnificences, et vous ferez un plus grand sacrifice à Dieu que si vous jeûniez toute votre vie au pain et à l’eau. Tout dépend de mortifier l’esprit et non notre corps. C’est ce que saint Paul appelle circoncision du cœur2. La [129] nature veut ce qui brille et paraît. N’ayez point de scrupule de manger gras ; plût à Dieu que tous ceux qui le font en eussent un aussi grand besoin que vous. Communiez autant que vous pourrez. Jésus-Christ est le pain de vie qui nourrit et vivifie nos âmes. Je ne vous oublierai pas auprès de Lui, car je souhaite fort qu’Il règne et commande chez vous.
2Romains 2, 29.
Il y a une manière d’avoir de vos nouvelles et de converser ensemble, mon cher f[rère], qui ne demande pas de fréquentes lettres : on se trouve, on s’entend, on se connaît, on est présent dans le cœur de Jésus-Christ. Il l’a fait ouvrir, ce cœur, sur la croix pour y loger Ses vrais enfants ; c’est là que ces mêmes enfants sont ensemble quand leur[s] corps serai[en]t à mille lieues l’un de l’autre. C’est où je prie sans prière pour mon cher f[rère] ; c’est de sa fidélité à se trouver souvent dans ce divin cœur, où je lui ai donné rendez-vous, que j’espère sa persévérance, et qu’il augmente de plus en plus dans l’amour sacré ; ce cœur est une fournaise, quoique dans le froid de la mort. C’est là que nous apprendrons à trouver Dieu sans l’entremise du sentiment, et même de l’aperçu. C’est là que [184] notre amour deviendra si pur que nous ne chercherons que la gloire de notre divin Maître, sans retours sur nous, que nous serons tellement à toutes Ses volontés que, quoiqu’Il nous mette haut et bas, dans l’abondance ou dans la disette, qu’Il fasse semblant de nous rebuter ou qu’Il nous caresse, tout nous sera égal.
La mer rejette quelquefois sur son bord des coquillages qui semblent devoir y rester toujours, lorsqu’une vague favorable les reprend et les abîme dans son sein ; Dieu en use de même à notre égard. Laissons-Le faire, servons à Son plaisir et qu’Il se joue de nous. Que j’aurai de joie quand mon cher f[rère] sera de la sorte ! Je prie le divin Maître de lui être toutes choses.
Mon très cher f[rère] en Notre-Seigneur,
Je prierai Dieu pour M.***, et ne comprends pas comment on veut l’engager à la Cour ou dans les charges publiques, n’y étant point ; si la Providence l’y avait mis depuis du temps, il pourrait y rester et y faire de son mieux, mais le monde est présentement dans une corruption si effroyable que je crois que le mieux pour ceux qui veulent être à Dieu est de demeurer cachés. Pour [187] le mariage, je ne sais si c’est à propos de l’en détourner. L’inconstance humaine et les dangers qui se rencontrent dans la vie me font croire qu’il est plus avantageux pour les jeunes personnes de se marier que de rester dans un célibat où ils ne sont pas suffisamment appelés. Je soumets cela cependant à vos lumières, car vous connaissez son tempérament et sa situation mieux que moi. J’ai vu que des jeunes gens ayant, par une ferveur précipitée, renoncé au mariage, il en est arrivé des inconvénients qui déshonorent la piété. Il faut que les personnes soient déjà fort avancées, ou qu’on ait un mouvement particulier de leur déconseiller le mariage pour le pouvoir faire. C’est pourquoi, mon cher f[rère], en vous disant cela, je remets tout ce qui regarde ce monsieur à votre prudence, car, pour moi, après tous les inconvénients que j’en ai vus, je ne suis pas si hardie que de conseiller aux gens du monde un célibat qu’ils ne peuvent garder sans une vocation particulière. C’est tout ce que je puis vous dire sur ce jeune monsieur….1 [188]
Je vous suis très unie, mon cher f[rère], et je ne connais guère de personnes à qui je le sois davantage intérieurement. J’espère que Dieu achèvera Son œuvre en nous tous. Je ne sais point si les empêchements de ** n’empêcheront point M. ** de revenir. Hélas ! qu’est-ce que l’homme ? Ce n’est qu’embarras et confusion. Que celui qui est attaché à la terre est malheureux ! Que celui qui ne veut que Dieu est heureux ! Au milieu des malheurs apparents il ne trouve que paix et joie au Saint-Esprit, au lieu que ceux qui font cas de la fortune ou qui sont dans quelque parti ne sont pleins que de troubles et d’embarras, et semblent n’être faits que pour troubler le genre humain. Heureux [d’être] dans un petit coin du monde à ne voir rien de tout ce qui s’y passe et à jouir en secret de l’Immuable ! Rien n’altère notre bonheur, car, ne dépendant d’aucune chose créée, rien ne peut ni l’affaiblir ni le faire changer, plus content dans l’exil, dans la persécution, que ceux qui sont sur le trône. Si on connaissait la vanité de ces mêmes choses pour [189] lesquelles on se déchire les uns les autres, on les refuserait lorsqu’elles sont offertes, bien loin de vouloir les usurper de force. L’homme semble n’être fait que pour la terre. Ceux qui ne cherchent que les biens de la terre, cherchent l’estime et l’approbation des hommes, et c’est encore une plus grande vanité, le jugement des hommes étant presque toujours contraire à la vérité. L’homme charnel n’estime que ce qui est charnel, l’homme spirituel fait cas de ce qui est spirituel, mais l’homme divin n’estime que Dieu. Croyez-moi à vous pour jamais dans le divin petit Maître. Dominus illuminatio nostra et salus nostrum : quem timebimus2 ?
1coupure probable.
2Ps. 26, 1 : Le Seigneur est notre lumière et notre salut : qui craindrions-nous ?
Je ne doute point que vous n’ayez les défauts que vous me mandez et même encore davantage, car que sommes-nous que misère ! il me paraît même que vous n’avez jamais manqué de lumière pour connaître vos défauts, mais je doute fort que ce doive être une occupation pour vous de travailler à les combattre. Si on vous en dit quelques-uns, quand même vous ne les verriez ni sentiriez, un simple acquiescement suffit. Lorsque Dieu les montre, il faut les Lui présenter passivement afin qu’Il les détruise. Il me paraît que c’est rentrer dans le ventre de sa mère, en l’état où vous êtes, [345] que de travailler directement à vos défauts. Vous êtes un prodige d’esprit et de faiblesse, de hauteur et de petitesse, de génie supérieur et de puérilité, une grande grâce avec une grande misère. Je trouve cela si grand en Dieu que je ne crois pas vos défauts enracinés, mais plus superficiels qu’il ne paraît. Mais votre défaut essentiel, c’est d’agir extérieurement par goûts et sentiments. C’est pourquoi il paraît en vous des hauts et bas, parce que le goût ne peut avoir de stabilité, et qu’il n’y a que le fond qui en ait : ce qui est par le fond subsiste malgré toutes les variations qui peuvent arriver.
Vous n’avez donc à faire, lorsque vous voyez un défaut ou qu’on vous le dit, que d’y acquiescer et de laisser tout tomber, car, insensiblement, et à force de n’être mené que par cette vue de défauts, vous rentreriez en vous-même, reprendriez votre moi, qu’il est bien plus capital de perdre que de s’amuser à ces vétilles qui se perdront avec ce moi lorsqu’il sera une fois bien [346] perdu. Mais d’où vient qu’on vous fait prendre avec un hameçon ce poisson sous prétexte que son écaille est bourbeuse ? Allons à l’essentiel, qui est l’abandonnement de vous-même. Faire autrement, c’est donner et retenir, abandonner et gouverner.
Il y a des choses qui peuvent vous nuire beaucoup ; ce serait une attache à vos arrangements, à votre bien, le désir foncier d’être estimé, faire avec vue quelque chose de suivi pour plaire, quitter le silence et l’oraison lorsque vous pouvez l’avoir, un travail hors de l’ordre de Dieu trop poursuivi, qui remplit trop l’esprit et sèche le cœur ; tout cela est capital et il faut rompre avec ces choses. Mais pour les taches de la peau, il les faut laver dans l’abîme en s’y perdant.
N. est trop âpre sur les défauts, et je m’aperçois qu’insensiblement on tourne la casaque et qu’on rend extérieur ce qui doit être intérieur. Elle s’indispose contre les défauts d’autrui : on ne guérit point un défaut par un autre. Du reste, elle est fort excellente et le serait peut-être moins si elle n’avait pas ces défauts. Le plus essentiel [347] en elle, c’est de vouloir avec son âpreté et sa raideur détruire les défauts. Hé, laissons-nous nous-mêmes pour ce que nous sommes ; jetons au feu une fusée que nous ne pouvons jamais démêler. Je lui mande ma pensée sur tout cela.
Ce que je vous demande est d’aider ceux qui s’adresseront à vous avec petitesse, douceur, simplicité, patience, sans vous rebuter pour [par] vos dégoûts. Agissez avec les frères plus par le cœur que par l’esprit. Lorsque vous leur écrivez, ne suivez point dans leur conduite les vues des autres, si ce n’est pour des choses purement extérieures, mais suivez la lumière présente qui vous sera donnée sans vous arranger, préméditer, réfléchir, sans hésiter, et sans vous embarrasser après du conseil donné, vous en fiant plus à Dieu qu’à votre propre esprit qui, étant très éclairé et très subtil, prendrait la place de Dieu. Mais en agissant par ce fond simple, vous ne sauriez vous méprendre et vos méprises apparentes seraient même utiles.
Je vous assure que je prends bien de la part à toutes vos peines, mais je suis ravie que le divin Maître vous fasse perdre toute mesure et tous [349] restes d’arrangement. Il veut que nous soyons comme cette petite herbette qui se plie au moindre vent. Je vois une conduite admirable de Dieu sur vous, qui vous veut tout ôter afin de vous purifier et vous rendre digne de Lui. On ne connaît les attaches, surtout les plus profondes, qu’à mesure que Dieu les ôte. Il ne les ôte que peu à peu, avec une économie de sagesse qui ravit, car s’Il les ôtait tout à coup, la nature est si faible qu’elle ne le pourrait porter. Il n’en est pas de Dieu comme de la créature : celle-ci voudrait qu’on fût parfait tout d’un coup et l’on voudrait la même chose pour soi ; mais Dieu est longanime : Il fait les choses dans leur temps et peu à peu, Il ménage la nature selon qu’Il la connaît. Il n’en va pas de même d’une perfection qui ne va qu’à composer un certain extérieur ; cela est bientôt fait. Mais lorsque Dieu veut purifier radicalement une âme, cela est long et dure quelquefois toute la vie.
Laissez donc à Dieu de faire Son ouvrage en vous. Il n’appartient qu’à Celui qui a créé l’homme à Son image de reformer cette même image. Dieu [351] nous cache dans le secret de Son visage2 et nous rend défectueux au-dehors, afin que notre humilité soit à couvert sous le peu d’estime que les créatures, qui ne jugent que par le dehors, font de nous. Tout cela est nécessaire, car nous voulons être comptés pour quelque chose ou du moins être estimés. L’amour-propre fin peut aller même jusqu’à ne se soucier pas d’être estimé pourvu qu’on sente qu’on est estimable, et qu’on soit appuyé sur un je ne sais quoi qui nous persuade qu’on ne nous rend pas justice en nous méprisant. L’amour [véritable] se voit encore au-dessus de toute estime et de tous mépris : il connaît si clairement que tout appartient à Dieu, et à soi que le rien, que la moindre attribution qu’on fait à la créature est rejetée comme un charbon qui tombe sur la main et qu’on secoue vite ; cela est encore plus prompt et moins marqué. Courage donc, madame. Je m’unis à vos souffrances et je prie Dieu qu’Il ne vous laisse rien qu’Il ne [352] ruine et détruise. Laissez faire de vous à Dieu ce qu’il Lui plaira, et soyez comme un chiffon en Sa main.
2Ps. 30, 21.
Vous m’avez demandé si la sagesse, la prudence humaine et la prévoyance étaient des péchés. Ce n’en sont pas contre le Décalogue, quoique cela soit entièrement opposé au premier commandement de l’amour. Il est certain qu’on n’aime pas parfaitement lorsqu’on ne se confie pas parfaitement et qu’on ne s’abandonne pas entièrement à la conduite de Dieu, qui ne peut se méprendre dans nos méprises mêmes. Notre raisonnement est très fautif, mais la science de Dieu et Sa raison divine ne le peu[ven]t être.
Il y a encore une grande raison de ne point nous appuyer sur notre sagesse, c’est qu’outre qu’elle nous retient en nous-mêmes et nous remplit d’une présomption cachée qui fait que nous sommes contents de notre conduite, c’est, dis-je, qu’il est certain que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous pour y être le principe de notre vie, de notre conduite et de toutes nos œuvres, que cette fausse sagesse ne soit détruite. Or [383] comment se détruirait-elle lorsque nous l’écoutons ? Jésus-Christ, Sagesse éternelle, doit établir Sa propre sagesse. Il faut un vide de notre propre sagesse, laquelle fait une plénitude et qui lui ôte la place qu’Il veut occuper. L’homme ne sera jamais fort de sa propre force1 : il n’aura qu’une fausse sagesse tant qu’il ne perdra pas toute force et toute sagesse pour se prêter comme un instrument vide à la Sagesse de Dieu. C’est dans ce vide que Dieu répand Son Verbe, qui est Sa Sagesse.
Nous sommes créés à l’image de Dieu. Cette image n’est autre que son Fils : Il ne peut aimer véritablement que ceux en qui l’image de Son Fils est réparée, quoiqu’Il supporte les autres. Nul ne peut réparer cette image que Jésus-Christ ; il faut effacer cette première image d’Adam qui se conserve avec soin par notre sagesse trop humaine. Quoiqu’on veuille être à Dieu, qu’on ait du recueillement, de la bonne volonté, etc. on ne sera parfaitement à Dieu que par la destruction de notre propre sagesse. Nous ne serons dans la [384] vérité que par là. Quoi que nous lisions, que nous entendions, nous ne serons éclairés que par la lumière, Jésus-Christ, qui éclaire tout homme venant au monde2, c’est-à-dire tout homme qui, étant mort en Adam, renaît en Jésus-Christ. C’est pourquoi Il remercie Son Père d’avoir caché ses secrets aux grands et aux sages du monde et de ce qu’il les a révélés aux petits3.
La science et sagesse [humaines] n’éclairent point l’âme des secrets de Dieu, sa lumière suit sa portée : une raison et sagesse humaine n’a qu’une lumière humaine. Il n’y a que la petitesse, le rien, le vide total qui soit éclairé de la lumière de Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ étant reçu dans ce vide, Il y fait les trois fonctions de voie, de vérité et de vie4 ; comme vie, Il nous anime et devient le principe des toutes nos œuvres ; comme vérité, Il nous éclaire de Sa lumière, qui ne fait point voir les choses comme les hommes les regardent, mais comme Lui-même les voit, c’est pourquoi il dit : Je ne juge pas des choses5 comme les hommes en jugent ; et Il nous conduit comme voie, et c’est alors qu’Il nous dit : Mes voies ne sont pas vos voies6, elles sont tout opposées. Si nous voulons toujours marcher dans les voies de la sagesse humaine, Jésus-Christ ne deviendra pas notre voie. Si nous ne laissons pas détruire en nous l’homme pécheur et l’homme sage, Jésus-Christ ne rétablira pas en nous Son image ; c’est pourquoi il est dit dans Job : L’image empreinte se rétablira-t-elle7 ? Elle ne le peut : il faut que Celui sur lequel elle a été contre-tirée la rétablisse. Voilà de grandes choses pour un enfant, mais très petites pour un prudent. Que Dieu nous soit toutes choses ! Il ne le peut être que par notre rien. Heureux rien, que tu es inconnu et méprisé de tous les hommes et surtout des sages ! Le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrai-je8 ? , etc.
Vous m’avez encore demandé pourquoi la propriété de l’esprit, qui est une usurpation, est plus difficile à purifier que les taches de péchés ? C’est [386] que le pécheur qui se convertit sincèrement avant la mort, n’a garde de se rien attribuer. Il meurt dans une conviction profonde de sa misère, dans la confusion et l’humiliation, n’ayant plus rien à espérer que de la miséricorde de son Sauveur et rien à espérer de soi-même. Mais les autres meurent dans une sécurité, chargés du poids de leur nudité sur laquelle ils s’appuient, se rendant ce témoignage à eux-mêmes d’avoir servi Dieu et beaucoup travaillé pour Lui. Ainsi, ils attendent le Ciel comme leur étant dû en quelque manière, au lieu que les pécheurs pénitents, croyant qu’ils ne méritent rien, ne s’appuient que sur leur Sauveur. C’est en ce sens que le Ciel se réjouit plus d’un pécheur qui fait pénitence que de quatre-vingt-neuf justes9.
1I Rois 2, 9. 2Jean 1, 9.
3Mt 2, 25. 4Jean 14, 6.
5Jean 8, 15. 6Isaïe 55, 8.
7Job 38, 14. 8Ps. 26, 1.
9Luc 15, 7.
Votre lettre m’a fait un fort grand plaisir. Vous n’éprouverez que ce que vous devez éprouver dans l’état où vous êtes. L’intérieur est un paradoxe continuel. Plus le fond se perd en Dieu d’une manière pure et nue, plus les sens sont comme laissés à eux-mêmes, et la faiblesse des sentiments est comme les peaux du tabernacle qui le conservent en le couvrant. Je ne vous ai point oublié et, s’il y avait moins de vicissitudes à votre état, il serait moins sûr.
Il faut vous accoutumer au pur amour et à la foi nue : l’une est inséparable de l’autre. Plus la foi est pure, destituée de témoignages et de soutiens, plus l’amour devient comme une flamme pure qui s’élève au-dessus de toute matière. Plus l’abandon est pur, plus il est privé d’assurance ; il faut, afin [423] que cela soit comme je l’ai dit, que la volonté perde toute tendance après avoir perdu tout choix.
Laissez-vous donc dans la main de l’amour qui sera toujours le même, quoiqu’il vous fasse souvent changer de situation et de disposition. Le Seigneur fait toutes les saisons, le froid et le chaud ; cela nous suffit pour être parfaitement contents. Celui qui préfère une disposition à l’autre, qui aime plus la plénitude que le vide, aime les dons de Dieu et non pas Dieu, puisque, où il y a plus de vide et de dépouillement, il y a plus de mort, et où il y a plus de mort, il y a plus de Dieu.
J’ai lu avec un fort grand plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, y voyant les progrès de l’amour pur qui s’avance en vous [481] malgré les sentiments, et qui se sert même d’eux, tout faible qu’ils sont, pour couvrir ses démarches.
Je suis assez peu capable de résolution d’une chose ou d’une autre, je ne sais pas même choisir ce qui paraît le meilleur, mais je me laisse de moment à autre telle qu’on me fait être, prête à tout et à rien. Dieu S’est servi de moi comme d’un misérable instrument sans que j’y eusse aucune part : dès qu’Il veut cesser de S’en servir, Il est le Maître, Il peut le laisser et le reprendre comme il Lui plaît. Celui qui ne prend intérêt à rien se laisse donner toutes les formes qu’on veut, et plus la volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de la sorte. Tout ce qui fait corps conserve toujours une forme, et par conséquent une opposition à être fait ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met ; elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu, et jusqu’à ce qu’elle [482] en soit venue là, elle n’est pas encore propre aux desseins de Dieu.
Mais, me direz-vous, comment connaître que la volonté en est là ? C’est lorsqu’elle se laisse mener sans résistance, et même sans répugnance où Dieu la veut : haut et bas, changeant aisément de formes, sans que tous ces changements lui causent aucune altération dans le fond, [n’] émeuvent les désirs ni les répugnances. Comment parvenir là ? Par la mort continuelle de toute volonté, par le renoncement de tous désirs, par une soumission continuelle à tout événement, et enfin par une continuelle oraison simple, par se laisser conduire par une foi obscure, quoique très certaine.
Ne vous étonnez point de la vivacité de vos sentiments. Il est excellent pour vous d’éprouver ce que vous êtes et ce que vous feriez sans une assistance spéciale du Saint-Esprit. Votre fond est tout à Dieu ; il est même affermi là-dedans. Il pourra arriver dans la suite que votre fond étant encore plus à Dieu et plus séparé des sentiments, [483] les sentiments en paraîtront plus vifs, quoique faibles dans leur vivacité. Ce n’est pas pourtant qu’ils soient plus vifs, mais c’est qu’étant sentiments imparfaits par leur nature, et n’étant plus soutenus de ce concours sensible que le fond leur donnait lorsqu’il était mélangé à eux, ils le font mieux sentir. Cependant quels qu’ils soient, vous discernerez fort bien qu’il y a quelque chose en vous qui en est entièrement séparé et qui est constamment à Dieu. Il est bon que vous soyez convaincu de ceci afin de ne pas vous accoutumer à juger de vous selon les sentiments, ce qui vous donnerait des hauts et bas à l’infini, au lieu que, méprisant les sentiments et ne vous attachant qu’à la vérité, vous poursuiviez votre chemin, malgré les doutes et les incertitudes qui s’élèvent dans les sens lorsqu’on suit une foi fort obscure, qui ne conduit pas l’âme par des assurances aperçues, quoiqu’elle la conduise très assurément. Lorsque vous vous trouverez porté à m’écrire, faites-le, je vous prie, sans façon. Je vous répondrai ce que Dieu me donnera ; s’Il ne me donne rien, je ne répondrai rien.
J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total. Or cette conduite est entièrement opposée à la sagesse humaine, qui veut tout voir, tout prévoir et tout ranger. Et cette sagesse prévoyante est opposée à l’abandon où Dieu veut l’âme, et c’est afin que l’âme reste abandonnée à son Dieu qu’Il la conduit à l’aveugle, voulant qu’elle reste comme un enfant, sans soins ni souci de soi-même. Voyez un enfant entre les bras de sa mère : se met-il en peine des lieux où on le conduit, songe-t-il à sa nourriture, à ses habits, à ce qu’il deviendra ? Non, il repose dans le sein de sa mère. C’est ce que Dieu veut de nous, et lorsqu’on en use de la sorte, on est propre à tout. Dieu veille pour nous lorsque nous nous reposons en Lui par un abandon total, ce qui n’exclut pas de faire de moment à autre [485] ce qui est de notre état ; au contraire, n’étant point occupé de mille choses, on fait plus parfaitement ce qu’il y a à faire dans le moment présent. Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire, et dans le temps qu’il faut faire ; mais il faut suivre cet esprit veillant avec une extrême promptitude : c’est lui qui vous réveillera de votre lenteur, vous incitant doucement à faire, sans vous amuser, ce que vous aurez à faire. Si vous le suivez d’abord, vous le trouverez toujours prêt, et tout se fera en son temps : c’est cette divine Sagesse toujours assise à notre porte1. Mais si vous le négligez, il se perd, et l’on fait mille fautes, ne faisant pas les choses à point nommé. Un enfant est simple dans ses pensées et dans ses actions : il faut nous simplifier, non seulement dans notre oraison et dans nos paroles, mais aussi dans le raisonnement et dans les actions.
1Proverbes, 1, 20.
Serez-vous toujours en vous-même ? Tout le mal vient de ce que, lorsque vous avez fait une faute, vous oubliez trop tôt les miséricordes passées et vous donnez des noms aux choses. Une faute qui affaiblit une personne empêche-t-elle qu’elle ne vive ? Les Apôtres, tout transformés et confirmés en [154] grâce qu’ils étaient, laissaient-ils d’en faire ? Et vous n’en voulez point faire, puis d’abord que vous en faites vous condamnez votre état ! Vous faites tort à Dieu en vous humiliant comme vous faites. Vous vous dites démon : ces termes exagérants viennent de votre nature peinée et de votre amour-propre. Je vous conjure de ne vous en plus servir et de dire simplement votre peine et vos fautes (puisque Dieu vous donne l’humilité de le faire, et de le faire à une femme, ce qui est pour vous un très grand anéantissement), et laissez-vous tel que vous êtes, sans vous attribuer ni bonté ni malice : cela se fera lorsque Dieu, qui fait tout avec ordre, vous aura mis où Il vous destine, ce qui sera bientôt. On n’a pas l’immobilité sitôt qu’on est ressuscité, mais seulement lorsque l’on est transformé ; et plus l’âme en approche, plus peu à peu elle devient immobile.
Chaque état mystique se fait peu à peu : il a son commencement, son progrès et sa fin, et c’est là la différence qu’il y a entre le mystique et le naturel. Si on meurt, on meurt tout à coup ; si on ressuscite, de même ; et l’on a d’abord [155] et toutes les qualités d’un mort et toutes celles d’un ressuscité. Il n’en est pas ainsi dans le mystique : tout s’y fait peu à peu, et le ressuscité tient encore quelque temps du mort, comme le mort a tenu longtemps du mourant. Il y a une belle figure de cela dans Ezechiel : les os se joignaient premièrement les uns aux autres, ils étaient ensuite couverts de nerfs, puis de peau ; et après ils eurent le souffle de l’esprit qui les revivifia1. Voyez tous ces degrés, comme ils sont différents et successifs ; je crois qu’ils représentent mieux la résurrection mystique que l’autre qui se fera tout à coup. Job en est aussi une figure. Mais c’est assez.
Pour ce que vous dites de vos vues, tout cela sert très peu à nous anéantir. Il faut l’expérience du péché, quoique sans péché. Ô si je pouvais vous faire comprendre ce que je conçois ! Ha ! pauvre Pierre, vos chutes seront plus fréquentes, mais non pas pareilles ; mais la grâce qui suit la chute est plus abondante : l’avez-vous donc oublié ? Et les dernières miséricordes vous paraissent-elles effacées parce qu’il y a [156] un petit rideau devant ? Il va être tiré et vous le verrez. Oh non ! pour être un peu barbouillé, vous n’avez pas perdu votre caractère. Ne faites pas ce tort à Dieu : Il vous aime et Il ne vous fait de légères incisions qu’afin que le reste de votre pus sorte plus vite. Pardonnez, je n’ai pu me retenir, et il faut bien que vous me supportiez.
J’ai bien de la joie, monsieur, que vous ayez fait avec docilité [197] et petitesse ce que je vous ai conseillé, malgré même vos répugnances. Dieu aime plus infiniment le simple et humble aveu de nos misères que toutes les retenues d’amour-propre que l’on regarde comme de grandes vertus. Lorsque l’on s’accoutume une fois à cette simplicité, le cœur se trouve dilaté, et les mêmes choses ne font plus de peine. Une tentation découverte est presque guérie. Je me doutais bien que N. entrerait en cela comme il le devait. Que l’on serait heureux si l’on pouvait agir avec tout le monde avec simplicité chrétienne !
Je vous ai déjà dit que vous ne vous étonniez pas de vous voir plus sale : lorsque le soleil paraît, on voit mieux les taches. De plus, comptez que l’on ne possède pas les pures vertus quoiqu’on croie les avoir. Au commencement les défauts sont assoupis, mais ils ne sont pas éteints : leur source bouillonne incessamment jusqu’à ce que le Seigneur la tarisse Lui-même, la desséchant peu à peu. Alors les défauts paraissent plus au-dehors parce qu’il faut faire une saignée qui fasse écouler ces eaux croupies dans le fond de [198] nous-mêmes, cachées souvent à nos yeux et à ceux des autres. Vous êtes encore bien loin de voir la fin de vos imperfections : il faut trop de temps pour en évacuer la source ; il vous en paraîtra souvent de nouvelles, mais souffrez cela avec paix et humilité. Laissez tomber votre activité soit pour vous en occuper, soit pour y remédier, car jusqu’à présent, par trop de bonne volonté, vous avez pris trop activement les conseils passifs, comme pourrait faire une personne à qui l’on dirait de laisser couler une rivière dont le cours est tout naturel, et qui voudrait, au lieu de demeurer en repos auprès de ce fleuve, le faire couler : cela ne servirait qu’à irriter les ondes, ou à retarder son cours. Délaissez donc toutes choses, et lorsqu’on vous dit qu’il les faut délaisser, n’allez pas vous en faire un travail, et ne faites pas une action d’une cessation d’action. C’est rendre le repos actif et faire un travail du sabbat.
J’ai encore à vous avertir de n’entrer jamais dans l’intérieur des [199] autres pour vouloir vous donner aucune de leurs dispositions. Car quoique la voie de la foi soit généralement la même, et qu’il y ait une infinité de conseils généraux (ce qui fait que l’on goûte ce qui est écrit sur cela), il y a cependant une conduite tellement singulière pour chacun de nous que ce qui fait l’état de l’un ne fait pas celui de l’autre ; et de cinq cents personnes qui marcheront dans la voie de la foi, il n’y en aura pas deux qui soient de la même manière. Disons-en autant de la perte et des moyens de mort et des destructions. C’est la merveille du parterre de Jésus-Christ : ce sont, si vous voulez, des tulipes toutes plantées dans la même terre, toutes arrosées des mêmes eaux et par le même jardinier, et cependant il n’y en a pas deux qui se ressemblent ni par la couleur ni par leurs panaches. Le Maître connaît Lui-même le prix et la valeur de toutes choses. Combien de pierres composent un édifice, toutes taillées par la même main, toutes placées par le même architecte, ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient toutes différentes !
Quand je vous dis de vous [200] oublier vous-même, vous vous faites une occupation de cet oubli. Vous ne pouvez vous oublier qu’en ne pensant pas même à vous oublier. Vous irez très vite si vous comprenez bien une fois ce que l’on vous dit, et si délaissant toutes choses vous laissez même le délaissement. L’occupation à vous désoccuper d’une occupation involontaire vous est un obstacle. Une personne qui voudrait que les mouches la piquassent, et qui s’occuperait tout le jour à prendre ces mouches pour se les appliquer, nous seulement ferait une action de folie, mais de plus il empêcherait ce qu’il prétend. On lui dirait : demeurez en repos, et vous aurez sans peine ce que vous souhaitez.
Travaillez autant que vous pouvez à la douceur et à la condescendance pour le prochain : cela est nécessaire. La peine et la révolte que nous sentons lorsque l’on nous avertit de nos défauts viennent de l’estime de nous-mêmes et du peu de connaissance que nous en avons.
Dieu fait bien toutes choses. La promptitude avec laquelle tous ces officiers vont exposer leur vie au moindre signal d’un commandant me fit une impression lumineuse que je ne puis exprimer. Celui qui me faisait comprendre comment les rois disposent de la vie de leurs sujets, me faisait entendre qu’étant maître absolu des âmes, Il devait trouver aussi la même souplesse pour les âmes, qu’on les doit livrer pour Lui avec plus de promptitude que ces officiers ne livrent leur vie : ils la livrent sans se retourner, sans [210] hésiter, ils vont à la mort comme à la noce. Je voudrais que Notre-Seigneur vous fit l’impression qu’Il me fit dans ce moment, et qu’Il vous éclairât de Son souverain pouvoir et de Son domaine sur la créature ; je suis sûre que vous verriez les choses par mes yeux.
J’ai bien de la joie que votre cœur soit devenu si large. Si vous étiez fidèle à ne vous regarder jamais, à ne point penser à vous, que vous seriez heureuse et que tout irait bien ! Mais ce malheureux nous-mêmes nous occupe si fort, qu’après l’avoir sacrifié une infinité de fois, nous nous en mettons encore en peine, et nous nous en occupons comme s’il nous appartenait encore. N’est-ce pas nous reprendre d’effet, quoique nous ne croyions pas nous reprendre de volonté ?
O ma chère N., mourons enfin tout de bon. Il en est temps : ne différons donc plus. Je ne demande pas mieux que de ne vous point épargner, et je ne le fais jamais qu’à regret, je vous en assure ; mais il y a des temps où il faut user de quelques ménagement et condescendance : le parchemin trop sec se déchire lorsque l’on veut l’étendre [211] ; mais il s’étend facilement lorsqu’il est humecté, et c’est alors qu’il le faut tirer. Dieu est sage et Il use avec nous de ménagement, parce que Sa bonté craint que notre amour et abandon ne Lui échappent. Le cœur glisse et échappe facilement : il faut donc aller dans le moment qu’il meut ; c’est alors que ce que l’on dit fait effet.
[235] Vous m’avez ordonné, madame, de vous écrire sans savoir ce que vous désirez de moi. Je ne puis m’empêcher de commencer par ce qui me tient le plus à cœur, qui est de rehausser votre courage par l’espérance et par une foi qui, quoique sèche, est très réelle. Vos affaires ne sont point aussi mal que vous pensez, et vous ne vous apercevez pas qu’en parlant de vous-même, vous vous cachez ce qui est le plus réel chez vous, pour ne produire que vos sentiments présents. Vos sentiments se présentent les premiers parce qu’ils sont plus proches de vous que le reste, mais après avoir, si vous voulez, fait quelques plaintes des sentiments qui ne dépendent guère de vous, rendez justice à la bonté de Dieu et à une grâce singulière, qui vous a fait persévérer contre vos sentiments et vous fait faire les mêmes choses que vous feriez si vous étiez portée par les sentiments.
Nous ne savons ce de quoi nous nous plaignons et ce que nous voulons. Votre condition est incomparablement meilleure que celle de ces personnes qui sentent si fort le goût de ce qu’elles font ; [236] hé ! qu’il est à craindre que ces mêmes personnes ne se relâchent lorsque ces goûts seront passés ! mais une personne qui persévère dans la plus grande sécheresse, est assurée qu’elle le fera encore plus dans la facilité. Ne voyez-vous pas que Dieu ne vous cache ce qu’Il fait en vous que pour empêcher une complaisance cachée, mille fois plus dangereuse que des sentiments involontaires ?
Je dis plus, que vous n’êtes point aussi sèche que vous vous le persuadez, et que la peine que vous avez à l’oraison ne vient que de ce que vous voulez un état plus sensible que celui où vous vous trouvez. Mais si vous pouviez vous contenter d’être telle que vous êtes et de ne vouloir que ce que vous avez, vous resteriez en paix et vous découvririez, à la faveur de cette même paix, que vous avez quelque chose que l’inquiétude de votre esprit vous empêche de connaître. Tant que vous ne vous découragez pas, il n’y a rien à craindre pour vous ; mais si vous vous découragiez, il y aurait sujet d’appréhender que vous n’abandonnassiez un parti dans lequel vous désespéreriez de pouvoir réussir.
Demeurez abandonné de moment en moment à Dieu et, de quelque [251] manière que vous soyez, pauvre ou riche, fervent ou tiède, dans l’obscurité et les misères, soyez toujours content parce que Dieu est toujours Dieu, et que Sa gloire ne dépend pas de l’état où vous êtes. Accoutumez-vous à ne vouloir rien pour vous et à vous oublier vous-même. C’est le moyen d’être heureux.
Ne vous étonnez pas de vos misères et pauvretés. Il faut que cela soit de la sorte, ressentant bien ce que vous êtes. Toutes ces misères étaient en vous et vous ne les y voyiez pas parce qu’elles étaient couvertes de la ferveur et facilité à opérer le bien. Il ne s’agit plus présentement de toutes ces choses qui ne vous ont été données par Notre-Seigneur que pour [252] vous attirer à Son service. Mais à présent il faut mourir absolument à vous-même par la perte des appuis et soutiens. Ne vous entortillez point en vous-même sous prétexte de retenir vos fautes et me les dire. Je vous connais bien plus misérable que vous ne croyez l’être. Vous m’en direz un jour des nouvelles lorsque tout votre fond de corruption se fera voir. Oubliez tout ce qui vous concerne, et vos fautes même, ne pensant qu’à vous outrepasser incessamment.
Vous faites bien de vous unir à moi : Dieu le veut. Vous ne sentirez pas toujours l’union. Elle deviendra plus sèche et pure à mesure que votre fond deviendra plus épuré par la mort de vous-même. Outrepassez-vous donc courageusement, sans regarder vos intérêts spirituels ni temporels. Car il est temps de tout perdre, du moins le sensible, selon votre degré, pour n’agir plus que par la foi et en mort totale, ce qui vous sera très rude durant très longtemps. Mais il faut du courage pour ne se soucier non plus de soi que d’un moucheron.
Il me semblait hier deux choses : premièrement, que ce qui fait que les communications de mon cœur au vôtre n’ont pas toute leur étendue est parce que vous êtes en attente de quelque chose et aussi que vous mesurez la communication selon le goût que vous en avez. Cela n’est plus de votre degré. Il faut que mon âme vous communique nudité et abandon plus profond, mais non par le goût aperçu : autrement [268] je vous ferais tort et vous tirerais de votre état. Soyez certaine que ce repos goûté est encore une hôtellerie pour vous soulager dans votre état, et non un état pour vous soulager.
Il faut que tout vous soit arraché. La nature craint et souffrira assurément de ne trouver ni dans la créature ni en Dieu rien qui l’accommode. Cela lui donnera un je ne sais quoi qui fera que tout ce qui n’est pas pour elle, ou rapportant à elle, l’incommodera. L’état des autres, même leur union, leur indifférence, tout cela servira à déprendre cette nature maligne qui a chez vous une délicatesse de malignité incroyable. Soyez persuadée que je vous dis la vérité. Il y en bien d’autres qui vous seront découvertes peu à peu.
Cette humilité et facilité à vous accuser, condamner et à être bien aise que l’on vous dise vos défauts, est un bien qui, lorsqu’il vous sera arraché (comme il le sera sans doute) ne vous laissera qu’une irritation de la nature contre ce que l’on vous dit qui vous improuve. Cela [cette irritation de la nature] [269] vient de deux sources : la première de ce que la nature est si maligne qu’elle se veut toujours cacher lorsque ce n’est plus un principe d’un vertueux amour-propre qui la fait agir. La seconde est l’impuissance où l’âme est de remédier à ses maux surtout lorsqu’elle perd un certain soutien foncier : elle veut toujours voir un motif, un ordre, une fin, une opération, une bonne chose, enfin un petit morceau. Cependant il faut que tout cela soit arraché : je dis tout, sans exception.
Je vois que Dieu vous ménage encore dans cette possession qui vous reste des choses et à la tendance à les avoir : c’est ce qui cause vos peines. Il faut suivre nue un Jésus nu. Ceci s’étend fort loin et comprend bien des choses, qui arriveront sans doute si vous voulez bien vous perdre de vue.
[270] Votre lettre, madame, me donne de la joie, y voyant les démarches de la grâce qui conduit votre âme avec une économie admirable. Ce rien pénible et affreux n’est pas sans misère. Vous ne savez pas à quoi vous vous êtes engagée lorsque vous avez consenti à tous les desseins que le Père a eus sur vous de toute éternité. Oh ! que cela aura de grandes et de fortes suites ! Vous avez fait la demande de la mère des enfants de Zébédée : Vous ne savez pas ce que vous avez demandé, mais pouvez-vous boire le calice que mon Père vous a préparé1 ?
L’état d’indifférence est celui dans lequel vous entrerez un jour aussi bien que celui de pur rien. Ce qui vous a été donné n’est que comme un gage de l’état que vous devez avoir un jour. Mais il y aura des morts à passer avant ce temps ! Il est aisé de vouloir bien aller en enfer lorsqu’on n’a rien fait pour le mériter ; mais si vous portiez la réelle [271] expérience de tout ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous seriez sans Dieu, oh ! alors l’enfer vous paraîtrait bien terrible ! Cependant j’aime beaucoup cette disposition parce qu’elle m’est un bon augure et comme l’assurance que Dieu vous fera passer par d’étranges abandons. Ce sera alors qu’il ne faudra pas vous reprendre. Mais vous oublierez alors ce que vous avez demandé et éprouvé.
La lumière que vous avez eue du peu d’utilité de nos propres opérations est très bonne ; quand Dieu nous fait entrer dans la voie d’anéantissement, elles nous servent d’obstacles puisqu’elles nous servent d’appui et de soutien, et nous empêchent d’entrer dans le néant. Ensuite de quoi, vos fautes vous brouillent, ce qui fait voir que vous n’avez le néant qu’en lumière et non en réalité. Car une âme bien dans le néant ne se brouille pour aucune faute qu’elle puisse faire, car elle sait que son propre est de faillir. Comment accorder l’indifférence pour l’enfer, la connaissance du peu d’utilité de nos opérations et se brouiller pour ses fautes ?
Vous avez bien d’autre amour-propre [272] que celui dont vous me parlez, que vous ne connaissez pas encore. Il est bon qu’il s’échappe au-dehors pour se faire connaître. Je vous ai déjà dit que dans l’esprit que sont vos sœurs, si vous ne les traitez pas avec fermeté, vous n’en viendrez pas à bout. Votre âme n’est pas encore en état de parler avec fermeté sans sentir quelque émotion. Vous devez négliger cette émotion lorsqu’il s’agit d’une correction nécessaire, parce que vous devez préférer l’utilité de votre sœur à une légère émotion. Lorsque la chose n’est pas nécessaire et que vous pouvez la remettre, attendez que votre émotion soit passée. Ne vous faites point de routine de confession, mais allez-y lorsque vous en aurez le mouvement et le besoin, et dites ce que Dieu vous reproche, et non ce que vous vous figurez être faute. Il vous arrivera souvent d’entrer dans ces troubles lorsque vous donnerez entrée aux réflexions. Il faut tout laisser mourir. Mais lorsque les réflexions vous importunent et qu’elles sont en vous malgré vous, souffrez-les, sans vouloir vous en défendre, car ce que vous faites est une propre action qui vous salirait plus [273] que les réflexions. Vous en aurez souvent de celles-là, à présent et dans la suite, pour vous faire perdre la possession où vous êtes de votre fond. Si vous n’aviez qu’à vous regarder vous-même sans envisager l’utilité de vos sœurs, le conseil de M. … serait admirable, mais dans l’état où vous êtes, je crois qu’il faut les reprendre avec fermeté et suivre le conseil de saint Paul : Courroucez-vous et ne péchez point2. Il viendra un temps que vous direz tout sans courroux ni fâcherie.
L’union que vous avez avec moi ne doit plus être sensible, car elle serait contraire au dessein de Dieu sur vous et l’état où Il vous a fait entrer, qui est de foi, de croix, de mort et d’anéantissement. Si elle produisait autre chose dans l’état où vous êtes, cela ne serait pas de Dieu. Les croix ne sont pas si loin que vous pensez, et vous serez dans la suite une bonne croix à vous-même. Quand Dieu fait entrer dans les croix, elles tombent dru et menu comme grêle. Laissez faire Dieu : Il la fera venir dans son temps. Je vous défends bien de faire des brouillons des lettres que vous [274] m’écrivez. Et ne réfléchissez pas si ce que vous dites de vous est vrai ou non : écrivez simplement les choses comme elles vous viendront à l’esprit, et ne faites point de retour sur vous ni sur ce que vous écrivez. Accoutumez-vous à agir bonnement et simplement.
1Mt 20, 22. 2Ephésiens 4, 26.
Je vous conjure de ne point réfléchir comme vous faites après que les choses sont faites. Si vous êtes [280] en doute de quelque chose, demeurez-en humiliée, mais ne réfléchissez point dessus pour l’examiner. Allez plutôt du côté de la largeur que du scrupule. Vous devez parler librement et simplement avec N., sans vous gêner comme vous faites. Vous êtes appelée à la liberté des enfants de Dieu, et vous vous donnez des tortures continuelles ! Cela passera.
Il vaut mieux sentir l’amour-propre que de ne le sentir pas : il plaît à celui qui l’ignore et il fait horreur à celui qui le connaît. L’amour désintéressé est un don de Dieu, qu’il faut attendre de Sa bonté et que nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes.
Oh ! La bonne lumière qui convainc de la nécessité de vous oublier vous-même, ne réfléchissant ni sur le passé ni sur l’avenir, ni sur le parfait ni sur l’imparfait ! Vous qui aimez d’être parfaite, c’est là la perfection. C’est un chemin qui vous est montré et qu’il faut suivre quoiqu’il vous coûte. Vous y broncherez souvent, car ayant l’esprit aussi réfléchissant que vous l’avez, il faut mourir à toute réflexion, et elles viendront en foule, mais il n’y a qu’à les laisser tomber. [281] L’ouvrage de la mort à soi-même n’est pas assurément si tôt achevé qu’on pense : nous vivons dans toutes les parties de notre corps et de notre esprit, même dans les bonnes et saintes choses. Lorsqu’il faut arracher ces vies, et qu’on s’aperçoit qu’une vie en couvrait une autre, et qu’une mort donne lieu à l’autre, cela surprend. Mais il faut avoir une grande patience avec nous-mêmes et nous persuader fortement que c’est à Dieu de faire cet ouvrage.
Demeurez souple entre Ses mains comme un linge mouillé. Au nom de Dieu, ne vous regardez plus vous-même : ne regardez que votre divin Époux. Lorsque vous L’aimerez comme il faut, il vous sera difficile de détourner les yeux de dessus Lui pour vous regarder vous-même : ils seront si forts attachés à ce divin objet qu’il vous serait presque impossible de vous en désoccuper un moment pour vous voir. Il est bien plus agréable de ne voir que Lui que de voir ce vilain soi-même : laissez-le là. La besogne en sera bien plus tôt faite. Quand sera-ce que vous ne connaîtrez plus rien en vous, ni bien, ni mal ? Allez librement, courez, sans vous amuser [282] à voir les haies qui bordent le chemin. Crottez-vous plutôt un peu et ne vous arrêtez pas. Bon courage ! Tout ira bien. Allons notre chemin et ne pensons plus au passé. Laissez-là ce vilain amour-propre : courez après le divin Maître, et ne retournez pas la tête pour une fausse sagesse, si vous ne voulez devenir statue de sel.
Vous vous expliquez fort bien et je vous entends à merveille. Il n’y a que la fin de votre lettre qui ne vaut rien, où vous dites que vous craignez d’avoir menti en expliquant vos dispositions : puisque vous ne le savez pas et que c’est une chose fort éloignée de votre naturel, votre crainte ne vient que de votre retour sur vous-même et par conséquent est vilaine. Vous avez cependant menti effectivement, car vous avez dit que vous ne réfléchiriez plus tant sur vous, et vous ne faites autre chose ! Il faudra bien retrancher tout cela, mais peu à peu. Vous êtes comme ceux qui font dessiner un bâtiment et qui le croient fait. Vous voyez en raccourci le dessein de votre édifice intérieur : laissez-le bâtir au grand Architecte. Il faut [283] des coups de ciseau et de marteau, il s’élève beaucoup de poussière, mais tout sert. Rien n’est plus laid qu’une maison qu’on bâtit, et elle n’est propre que lorsqu’on cesse d’y travailler. Si un homme se mettait en tête de nettoyer à mesure que les maçons salissent, ne perdrait-il pas sa peine, et son travail ne serait-il pas ridicule ? On lui dirait : « ou cessez de bâtir ou laissez achever l’ouvrage » : tout sera propre et rangé.
Je suis toujours fort ravie, monsieur, quand je reçois de vos nouvelles, remarquant le progrès de la grâce en vous. Tous ceux qui commencent de se donner à Dieu travaillent d’abord à la composition extérieure, et cela est nécessaire pour régler les sens et les mettre dans une certaine assiette où ils n’interrompent pas l’opération que la grâce veut faire au-dedans ; mais comme cet ouvrage est de la main de l’homme, sur lequel il croit devoir poser les fondements d’une vie vertueuse, où il met tout son appui et où il s’attache très fortement, Dieu, qui veut faire un ouvrage bien plus merveilleux au-dedans, quoique caché aux yeux des hommes, renverse cet édifice que nous avons bâti nous-mêmes et n’en laisse pierre sur pierre, afin d’en édifier un autre qui ne soit point bâti par la main des hommes. Plus l’édifice que l’on veut détruire est élevé, plus sa destruction est difficile, plus on voit de dégât et de poussière quand il est détruit. Ces pierres si bien rangées et qui faisaient le plaisir de la vue lorsque l’édifice était entier et rempli d’ornements, deviennent un chaos de matériaux épars et confus. Celui qui voit abattre ainsi sa maison se plaint beaucoup et croit qu’on lui a fait un grand dommage, et d’autant plus qu’il ne paraît pas que l’on rebâtisse l’édifice détruit. Mais qu’il prenne courage et qu’il attende en patience : il verra la main de Dieu en faire un autre tout différent. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ce même bâtiment paraît rester longtemps et toujours de la même manière, et l’on ne voit point qu’on se serve des mêmes matériaux et qu’on les mette dans un autre ordre. Mais il arrive tout à coup qu’on lui donne comme d’autres yeux, qu’on le mène dans de profondes cavernes : là, il trouve un édifice charmant, auquel il lui est permis d’habiter avec le divin Architecte.
Comme il n’y a rien dans la nature qui ne nous prêche l’intérieur, je crois que tous ces beaux palais enchantés que l’on trouve dans la fable après avoir traversé des cavernes obscures, ces souterrains si merveilleux que personne ne peut trouver par soi-même que celui à qui le secret est découvert, sont bien la figure d’un véritable intérieur. Rien ne paraît plus simple au-dehors. On couvre ces riches souterrains de vile poussière afin que personne ne puisse découvrir le trésor qui y est caché : c’est ainsi qu’en use le Seigneur pour dérober Ses grâces aux yeux des passants et à nos propres yeux. Il est bien permis de demeurer dans ces lieux admirables avec le Maître qui les a produits, mais non pas de s’en rien approprier. Celui qui voudrait se glorifier d’un pareil trésor et le dérober à Celui à qui il appartient, sera chassé dehors comme un voleur.
Vous pouvez faire vous-même l’application de tout cela et voir l’économie de la grâce dans l’âme du juste. Mais à peine, en cent mille, y en a-t-il un qui veuille bien laisser détruire cet édifice bâti de leurs propres mains : ils tâchent, à mesure qu’on l’abat, d’y remettre quelques pierres et de le raccommoder, et souvent toute la vie de l’homme se passe à rajuster ce que Dieu veut détruire. Mais quand nous avons assez de courage pour, par un abandon total, laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, nous parvenons à notre fin par ce qui paraît détruire en nous ce qui conduit à cette même fin.
Donnez-vous donc bien de garde de mettre la main à l’œuvre du Seigneur. Demeurez le plus passif que vous pourrez et soyez résolu à ne vous plus compter pour rien. Alors vous direz avec le Prophète : Vous m’avez élevé jusqu’aux nues et puis Vous m’avez brisé tout entier1. Il y a dans l’Écriture quantité de belles figures de ceci, dont j’espère que Dieu vous donnera l’intelligence. Il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’on veut noyer quelqu’un, on lui ôte les appuis qui le tenaient sur l’eau : on ôte d’abord les plus grossiers, et puis les plus subtils, en sorte que, n’ayant rien où se prendre, il faut tomber insensiblement dans cette mer immense de l’amour divin, amour tout pur, qui n’a nul égard pour soi-même, ce qui ne s’opère que par l’abandon.
Tenez-vous donc heureux, mon cher F[ils], de ce que Dieu commence à détruire ce que vous aviez bâti. Souvenez-vous qu’Oza ne fut frappé que parce qu’il avait voulu soutenir l’Arche2. J’espère que Dieu achèvera en vous l’œuvre qu’Il a commencée. Vous m’êtes bien cher en Notre-Seigneur. Soyez toujours bien fidèle à l’oraison. Quand même vous n’y trouveriez rien qui pût vous satisfaire, ne laissez pas de poursuivre votre route, et vous arriverez enfin par elle.
1Ps. 101, 11. 2II Rois, 6, 6-7.
[276] Il est vrai, madame, que vous ne pouvez faire autre chose à présent que de consentir au dessein de Dieu sur vous pour la perte, et entrer en même temps dans ce dessein selon les occasions qu’Il vous en donnera pour vous dénuer de plus en plus, et pour vous perdre enfin dans toute l’étendue qu’il Lui plaira, sans vous arrêter à nulle considération quelle qu’elle soit. Vos nouvelles infirmités serviront beaucoup à vous perdre, en deux manières : premièrement, en vous servant de couverture pour ne point faire certaines [277] choses que vous faisiez par bienséance, et dont Dieu vous dépouillera insensiblement ; (puis par) le dégoût qui est une certaine répugnance foncière (à les faire), contre laquelle vous connaîtrez bien que vous ne sauriez aller sans faire une infidélité. Votre disposition ne porte pas que vous [vous] attendiez à une impuissance entière pour ne point faire les choses ; cela ne sera point en vous, parce que vous n’êtes point conduite par rien d’extraordinaire, mais par une manière simple et toute naturelle, qui fait tomber comme tout naturellement dans ce que Dieu veut, en sorte qu’on ne sait plus si l’on se procure soi-même les choses, ou si elles viennent de Dieu. La perte en est plus grande, car celui qui est conduit par les violences et impuissances absolues, est soutenu par cela même qu’il croit se perdre et qu’il ne peut douter que ce ne soit Dieu qui fasse sa perte, ce qui fait que les âmes ne se perdent jamais tout à fait et qu’elles n’ont qu’une ombre de perte, et non une perte réelle.
Il n’en est pas de même des âmes qui sont conduites comme vous l’avez [278] été, et comme vous le serez jusqu’à la fin de votre vie : plus la perte avance, plus il leur paraît que c’est une mauvaise perte, et qu’ils la font eux-mêmes ; que c’est un état tout commun, et où il n’y a rien de divin, car autant que vous avez été soutenue dans la voie par les assurances que l’on vous donnait que votre état était de Dieu, autant faut-il, pour vous perdre, que, loin d’avoir des assurances que votre voie est de Dieu, vous soyez comme assurée d’avoir perdu votre voie et que celle où vous marchez est toute naturelle. Je dis « comme assurée », car ou vous serez dans l’oubli ordinaire de ces choses, et ce sera votre état le plus ordinaire ; ou lorsque vous l’envisagerez, et que vous y trouverez toutes les marques d’une perte réelle, vous ne pourrez, en sondant votre fond, porter un jugement positif pour être assurée que votre état soit bon ni mauvais : la résignation vous le fera croire bon, et cela jusqu’à ce que la perte soit si avancée que vous ne puissiez plus vous regarder.
[278] Lorsque je dis « vous oublier », je n’entends pas que vous cessiez d’écrire, [279] ni de demander les choses dont vous auriez envie : non. Ne craignez pas que les gens d’expérience vous servent de soutien, si ce n’est pour des moments, afin de vous faire toujours plus perdre. Mais ce que j’appelle « oublier », est ne jamais envisager volontairement comme vous êtes ou n’êtes pas. Lorsque l’on écrit ou que l’on parle de ses dispositions avec une personne de confiance, cela se fait par le mouvement de Dieu comme si une personne ouvre son cabinet à son ami : ce n’est pas une réflexion recourbée sur soi en nulle manière. De plus, il faut suivre l’instinct intérieur, qui est en vous (aussi bien qu’en moi) presque imperceptible, et non formé et fixe, de sorte qu’il faut une grande et très grande fidélité pour suivre cet instinct, si léger qu’il ne peut presque passer pour tel : c’est plutôt marcher à tâtons que suivre un instinct. Et cela ira de telle sorte que la même chose que vous avez faite par abandon et instinct, si vous la regardez le moins du monde, votre vue vous persuadera que vous n’avez rien fait qui vaille.
[280] Je crois que plus on est conduit par la même voie, plus on a de liaison. Une marque que ce que l’on nous dit est conforme au dessein de Dieu sur nous, c’est lorsque cela entre par le fond, et que Dieu donne cette liaison intime. Cependant, dans la suite, lorsque l’on se regarde par infidélité, Dieu permet que l’on ait quelquefois des mouvements d’aversion et de dégoût pour les personnes qui aident, afin de perdre davantage ; mais cela ne divise pas, et il ne sert qu’à cimenter l’union.
L’état où vous êtes, sans goût et sans répugnance, est l’état naturel où vous devez être. Cependant, je crois qu’il vous sera donné une légère répugnance pour ne plus faire certaines choses, laquelle vous paraîtra plutôt (comme vous l’exprimez en quelque endroit) un amour de la fainéantise et du repos qu’une répugnance à faire les choses. Demeurez dans cet état, qui est un repos de cessation, et non comme autrefois, un repos goûté, un repos nourrissant : cela n’est plus de saison pour votre âme. Je crois qu’il vous faut tout sacrifier, avancement, [281] déchet, mort, perte. Car si nous n’envisageons la perte et la mort que comme un avancement, cela ne serait plus tel, et ce serait pour vous un soutien. Il en faudra peut-être venir à ne plus rien espérer pour vous dans l’intérieur, et c’est alors que la cruauté de ceux qui aident est fort utile. Si Dieu n’avait pas voulu vous faire mourir, Il ne vous aurait pas donné instinct de vous adresser à cette misérable ennemie de la vie. Mais quoi qu’il en soit, la mort ne s’opère pas par la vie intime de grâce, mais par une vie qui paraît naturelle, et qui semblait éteinte il y avait longtemps, car comme la vie de grâce a fait mourir la vie de nature, il faut qu’avec l’apparence d’une vie toute naturelle, Dieu fasse mourir en vous cette vie qui paraît de grâce, et qui l’est en effet pour être Lui-même votre vie.
La séparation de votre fond et de vos sens se fera toujours de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun commerce entre eux ; et lorsque cela sera, vous serez dans une entière dureté sur vous-même dans vos défauts apparents, parce que le [282] fond n’y prendra plus de part et les regardera comme étrangers. Car il faut qu’après la perte de la volonté propre, la conscience se perde aussi1, parce que la conscience n’est autre chose qu’un discernement qui se fait, dans le fond, du bien et du mal : la volonté embrasse avec précipitation ce qui lui plaît ; cela n’est pas plus tôt fait que ce juge condamne ce qui est condamnable. Mais lorsque la division est entière, la conscience est dure comme un rocher, parce qu’il ne peut rien entrer en elle que par l’entremise de la volonté, qui, ne prenant plus de part à rien, ne lui fournit plus d’objets à approuver ou à condamner. C’est ce qui fait que les âmes mortes entièrement ne peuvent se confesser2 qu’avec bien de la peine, et il y a longtemps avant cela que l’on ne le peut presque faire si l’obéissance n’y oblige. Je vous en dis la raison, qui est causée par l’impureté de la réflexion, [283] et parce que nous voulons juger nous-mêmes de ce qui est jugement de Dieu seul.
Dieu vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il voudra de vous ; nous ne ferons autre chose, s’il Lui plaît, que de seconder Sa conduite toute sage et divine, et nous ne la précéderons pas. Il ne fait rien dire, quoiqu’Il paraisse quelquefois anticiper, qu’Il n’ait dessein de nous le faire expérimenter dans un temps ou dans un autre. La même raison, qui fait que les fautes ne sont pas volontaires, est celle qui empêche que les embarras ne vous retirent de votre unité. Le même fond, qui est invulnérable au péché, l’est à tout autre chose, quelle qu’elle soit ; et cela est d’autant plus que la division est plus entière. Cela vient à tel point que l’âme arrive dans un état de confirmation qui lui paraîtrait quasi d’une impeccabilité, parce que l’on n’a plus ni action, ni pouvoir, qui sont deux choses différentes.
Comme le dessein de Dieu est d’avancer votre perte en Lui, les bonnes et saintes choses doivent augmenter cet état. C’est vraiment le bonheur [284] de l’âme lorsqu’elle est assez avantagée de Dieu pour qu’Il opère en elle la mort totale et la division parfaite, car quel plus grand bonheur que celui de ne se plus voir, sentir, ni connaître, et d’être comme invulnérable à tout ? Quelque sublime que soit un état, il est toujours sujet à la peine tant qu’il est sujet au sentiment. Vous êtes comme suspendue, parce qu’il n’y a rien sur la terre pour vous, et que vous n’êtes pas encore assez purifiée et anéantie pour être pleinement reçue en Dieu.
L’état d’oisiveté vous est fort utile pour bien des raisons, dont vous en dites quelques-unes, quoique vous ne disiez pas tout. Songez que non seulement votre esprit est vif, mais qu’il aime l’ordre. La raison, et le bon sens sont forts en vous ; c’est pourquoi Dieu vous veut tirer par toutes manières de cet état d’ordre, qui était parfaitement bon dans la voie où vous étiez, et qui est fort utile tant que l’on se possède ; mais on ne perd pas plus tôt la possession de soi que l’on perd toutes ces choses. Dieu ne vous perdra pas par des choses extraordinaires [285], mais par des choses qui choqueront votre raison que vous verrez telles qu’elles sont.
O que je vois de choses qui vous seront ôtées peu à peu ! Mais il ne m’est pas permis de les dire à présent. À mesure que Dieu vous y fera passer, Il vous fera tout dire : Prenez courage, car il y a encore du chemin à faire3. Soyez fortifiée par le pain : il vous est nécessaire à présent ; communiez tant que vous pourrez, et que ce soit aussitôt que vous serez levée, c’est-à-dire avant toute affaire, afin que votre santé n’en souffre point. Communiez sans goût, avec peine, et peut-être avec répugnance, il n’importe ! Il faut faire un grand chemin. Ô le grand chemin que je découvre ! Il faut du cœur , mais que dis-je ? il ne faut que la dureté pour vous-même. Lorsque vous n’avez pas un particulier mouvement d’écrire de vos dispositions, ne le faites point ; je vous connais mieux que je ne le puis dire : cela vous empêcherait de vous oublier.
1Il s’agit d’une perte par laquelle on laisse tout et soi-même à Dieu, qui désormais deviendra le tout d’une telle âme. (Dutoit).
2Voyez sainte Catherine de Gênes en sa Vie chap. 33 et 44. (Dutoit).
3I Rois 19, 7.
C’est une imperfection, dans l’état où vous êtes, de vouloir agir, même par la foi, pour voir si vous êtes devant Dieu ou en Dieu. Votre oraison est telle qu’elle doit être, elle doit devenir toujours plus nue, et même à la suite se perdre tout à fait. Votre lumière est très fidèle lorsqu’elle vous découvre qu’il y a de l’imperfection et de l’infidélité de chercher, même indirectement, de l’appui et de la consolation.
Le calme qui vient sur la fin de votre oraison n’est point, comme vous le dites, une touche, ce qui serait un état inférieur au vôtre, mais c’est un petit écoulement de ce fond perdu qui se répand sur la volonté, qui n’éclaire pas, mais qui fait goûter. Et c’est comme une espèce d’assurance que l’âme, malgré la nudité de son oraison, ne laissait pas d’être appliquée à Dieu. C’est un effet aperçu de la Cause inconnue qui est toujours en vous.
Si vous agissiez présentement par les puissances, vous empêcheriez le centre de se perdre et vous arrêteriez l’écoulement du fond sur les puissances. Il faut agir par les puissances lorsque la grâce est toute dans le sensible, parce que, par cette simple action, vous la faites comme enfoncer dans les puissances ; mais lorsque l’état devient nu et commence à gagner le fond, il faut nécessairement cesser toute action des puissances, afin que le pur centre s’écoule sur les puissances et que les puissances reçoivent passivement ce qui leur est donné pour cela ; si elles agissent, elles s’opposent à la grâce et empêchent son action.
Tout ce qui se répand du centre à présent en vous ne doit point être lumineux, mais savoureux, tout tombant dans la volonté qui n’a ni connaissance ni souvenir. Vous ne sauriez trop vous laisser dénuer dans l’état où vous êtes: ne faites rien pour retenir cette faveur, mais que votre abandon supplée à tout.
[305] Il faut que votre état soit comme il est, et qu’il augmente même, car il ne faut pas qu’il reste pierre sur pierre qui ne soit détruit ; et ce temple, bâti de la main des hommes, sera renversé du fond en comble, afin qu’il y en ait un qui ne soit pas bâti de la main des hommes, mais de la main de Dieu. Dieu semble ne donner les vertus que par leur contraire. Ô que vous goûterez de bonheur lorsque cet hiver sera passé ! Mais il sera rude, car Notre-Seigneur me le fit comprendre. Mettez-vous au-dessus de vous-même pour entrer dans une généreuse perte de tout intérêt propre. La foi et l’espérance deviendront d’autant plus fortes en Dieu même que vous les perdrez toutes en vous pour ne les posséder qu’en Dieu.
Je serais fort fâchée que vous puissiez croire que cet état est surnaturel : [306] vous trouveriez en cela un appui dans votre perte. Non, il faut que vous croyiez qu’il est naturel, et que cependant vous vous y abandonniez à Dieu sans réserve, que l’insensibilité pour vous-même devienne toujours plus forte. Plût à Dieu qu’elle fut telle que, quand vous vous feriez horreur à vous-même, vous ne puissiez en avoir de peine, et que vous eussiez d’autant plus de haine pour vous-même que Dieu semble vous précipiter plus fortement. Dieu ne laisse pas de vous tenir de Sa main, quoiqu’Il semble vous abandonner. Si vous étiez ou possédé ou obsédé, votre état serait moins pénible, mais aussi serait-il moins détruisant, et par conséquent moins purifiant ?
Je veux pourtant que vous ayez quelques jours de relâche, et que le soleil retourne pour quelques moments sur votre hémisphère. Ah ! si vous étiez assez courageux pour porter la continuité de cet état sans soulagement, et si cette mort pouvait être sans un instant de vie, combien serait-elle et plus prompte et plus heureuse ! Mais si la faiblesse est trop grande, je prierai [307] l’Époux sacré de mon âme de vous donner quelque confortatif. Je ne le ferai pourtant qu’à regret, voyant combien il vous est avantageux que cela soit autrement. Si une personne était condamnée à mourir de faim, et que, lorsqu’elle serait prête à expirer, on lui donna un restaurant, n’est-il pas vrai que ce serait allonger son supplice tout autant que l’on ferait cela ? Parce qu’en allongeant sa vie, on lui ferait traîner une vie mourante. Comme nous portons tous en nous-mêmes la cause de notre mort, et que peu meurent d’une manière extraordinaire, il en doit être de même de la mort intérieure : le désordre de notre propre tempérament est ce qui la cause.
Ayez donc du courage, et laissez-vous perdre jusqu’à l’infini : ce sera dans votre perte que vous trouverez votre vrai repos. Mais quoi ! être insensible et dur à sa perte ? Oui, il faut trouver votre bonheur dans votre malheur : il faut devenir un rocher. Si vous lisiez le livre des Rois, vous y trouveriez de la consolation, mais peut-être ne pouvez-vous plus lire ? Laissez tout périr, au nom de Dieu, [308] et ne retenez rien volontairement. Il faut que l’on vous ôte toutes les marques de votre esclavage avant que de vous faire entrer dans la parfaite liberté. Cet état vous sera plus utile que vous ne pensez.
Je ne prétends pas retrancher mes lettres à votre égard si elles vous sont utiles. Je souhaite que celle-là vous donne un peu de vie, et vous soit comme le pain cuit sous la cendre1 de l’humiliation et affliction qui fût donné au Prophète Élie, car je vous assure que vous avez encore un grand chemin à faire. Je souhaite que vous puissiez marcher quelque temps dans la force de cette viande que Dieu vous présente par mon ministère.
Tâchez de mourir à la curiosité dans ce que vous lisez, car si vous voulez nourrir l’esprit par le désir de savoir, vous ferez mourir votre cœur, lui ôtant sa nourriture et sa vie ; c’est dont j’ai ordre de vous avertir. Et ne vous servez pas du prétexte de vos emplois où vous êtes : soyez persuadé que vos efforts seront vains. Laissez-vous [309] vider de tout ; et lorsqu’après un vide général, il plaira à Dieu de vous remplir de Son infusion divine, ce sera alors que, la vie vous étant communiquée, il vous sera donné de la communiquer aux autres ; c’est ce que le Maître a donné pour vous.
Au nom de Dieu, demeurez dans votre paix et dans votre abandon, car je vous assure que vous n’en sortirez pas plus tôt que vous en sentirez du reproche, et que vous verrez que vous aurez fait une infidélité. Je suis assurée qu’il n’y a pas en vous une disposition que je ne sente. [318] Je savais que vous n’étiez plus comme vous dites, mais cela reviendra ; vous n’en serez pas quitte à si bon marché : Dieu vous aime trop pour cela. Ô si vous saviez ce qu’Il me fait connaître de Ses desseins, vous vous estimeriez plus heureux dans vos misères que si vous possédiez tous les trésors du monde !
Je vous enverrai N. … quand il vous plaira, mais si vous aviez assez de force pour mourir à cette consolation, que je vous aimerais, et que vous vous en trouveriez bien ! Si vous saviez le bonheur de mourir entre les bras de son Sauveur lorsque l’on n’attend point d’autre salut que de Lui seul ! C’est une grâce inestimable. Ô si vous saviez vous sacrifier à Lui sans réserve, que je serais heureuse, parce que mon cœur trouverait en vous sa félicité ! Mais je veux compatir à votre faiblesse, car je veux vous contenter, et que vous jugiez vous-même, par votre propre expérience, combien l’abandon vaut mieux que toutes les assurances. Entrez dans le parti de Dieu contre vous même. Vous voulez être beau, et Dieu prend plaisir à vous enlaidir. Dites-moi simplement si ce que je vous écris fait quelquefois impression sur votre esprit et sur votre cœur.
Il faut que je vous dise quelque chose. Notre-Seigneur, après m’avoir fait les plus grandes grâces, prit plaisir de me tout ôter, et Il me fit mon jugement, outre qu’Il m’ôta si fort tout le bien que j’avais fait qu’il n’en restait plus. Il examina et éplucha tout de telle sorte que des vertus qui m’auraient fait canoniser si je fusse morte il y a seize ans, me paraissaient des monstres effroyables. L’intelligence me fut donnée de ce passage : Les montagnes s’évanouissent devant la face du Seigneur, devant la face du Dieu de Sinaï1. Ces montagnes sont toutes les vertus dont l’âme se trouve ornée ; mais Dieu ne paraît pas plus tôt Lui-même que toutes ces justices disparaissent et paraissent des ordures. Je me trouvais alors nue de tout bien, et ne voyais que le néant et le péché, et j’aurais voulu être écrasée pour ne plus paraître devant Dieu en cet état. Ce passage : Montagnes, [320] tombez sur nous2 ! me paraissait me convenir extrêmement. Cependant il me fallait mourir, et mourir en cet état. Je fus cinq semaines entre la mort et la vie, et réduite à tel état que je ne pouvais articuler une parole ; et quelque près que l’on approchât de moi l’oreille, la faiblesse était telle que l’on ne me pouvait entendre. Il me fallait mourir, et mourir sans secours, sans personne qui m’entendit en cet état. Je m’immolai en sacrifice à la Justice, je me jetai entre les bras de mon Sauveur, et j’entrai en complaisance de voir que je Lui devais tout, car Dieu m’avait tellement tournée contre moi que je ne voyais non seulement aucun bien, mais tout le bien me paraissait devant Dieu des ordures et des saletés.
Mandez-moi simplement si vous comprenez les choses que je vous écris, et si vous avez le goût assez délicat pour pénétrer la conduite de Dieu, et comment Il use de Son autorité, comment il y a des âmes de qui Il tire une gloire singulière, et qu’Il se sert de moyens singuliers pour cela. Pénétrez-vous un peu la pureté de la [321] lumière, et comme elle va chercher ce qu’il y a de propriété la plus cachée dans le cœur de l’homme pour l’en tirer ? Ô que si vous avez assez de courage pour vous laisser en la main de Dieu, que vous découvrirez de choses, que vous en pénétrerez, et que vous saurez bien, étant rempli du divin Emmanuel, réprouver le mal et choisir le bien ! L’état de misère ne durera pas toujours : la joie suit la douleur. J’aime bien votre état ; soyez bien petit, je vous prie. Ô si vous connaissiez bien cela, vous en seriez charmé ! c’est à quoi vous êtes destiné, je vous en assure.
Je veux vous obéir aveuglément3. Je vous assure que je ne passerai pas la moindre chose de ce que vous m’ordonnez, car Notre-Seigneur me donne, avec Son état d’enfance, la soumission d’un enfant.
1Ps. 97, 5 ; Ps. 68, 9.
2Apoc. 6, 16.
3Lettre adressée au « tuteur », le duc de Chevreuse.
J’ai reçu, ma très chère sœur, votre lettre avec plaisir, y remarquant les bontés de Notre-Seigneur en votre endroit, quoiqu’elles vous paraissent à présent plus cachées. Ô chère sœur, la grâce nous trompe souvent et, afin de nous donner Dieu, elle paraît nous abandonner elle-même. Vous avez vécu dans l’abondance, dans l’amour et dans la présence de Dieu : il vous faut à présent vivre de Dieu même dans la pure foi. Dieu a pris plaisir durant bien du temps de vous enrichir de Ses dons, et Il veut à présent vous en dépouiller pour vous revêtir de Lui-même. Ce que vous croyez perte est un grand gain. Ne croyez donc pas être plus [363] mal : au contraire, laissez vous ôter tous les dons de Dieu, et ne vous y opposez pas. Laissez-Le reprendre ce qu’Il vous a donné, et Il sera Lui-même le remplacement de tout.
Mais, me direz-vous, je deviens toute naturelle. N’est-ce pas ce qu’il faut ? Ô chère sœur, l’horrible chose qu’une créature nue et dépouillée des dons et grâces de Dieu ! La vue en est capable de faire frémir. Cependant, cette créature ne peut être revêtue de Dieu même que par cette nudité. C’est pourquoi, lorsque Dieu veut prendre possession d’une âme, Il en use de cette manière, car la créature est si pleine d’amour-propre que, si Dieu ne prenait ce procédé, elle s’opposerait toujours à Ses desseins. Les grâces et dons de Dieu ne servent qu’à la rendre plus amoureuse de sa propre excellence ; et Dieu qui voit cela, commence à la dépouiller de Ses dons. L’âme qui n’est pas instruite de cela, s’afflige, croit devenir plus mauvaise, et que c’est de nouveaux péchés qu’elle commet ; ce n’est nullement cela, mais c’est que Dieu ôtant ce qui était Sien, [364] il ne reste plus que ce qui est nôtre, et alors nous éprouvons ce que nous sommes.
Que faut-il donc faire ? C’est de se laisser dépouiller avec plaisir, et être ravi que Dieu prenne ce qui est Sien. C’est l’amour-propre qui crève de sentir et connaître ce qu’il est ; et au contraire, il faut voir avec complaisance que toute perfection étant en Dieu, elle y doit retourner. Si nous étions bien vides de nous-mêmes, nous n’aurions pas de peine de voir nos misères, et après avoir détourné notre volonté de leurs affections, nous ferions notre plaisir de l’abjection qu’elles nous causent. C’est cette abjection qui nous fera pourrir, comme Job, sur notre fumier, jusqu’à ce que Dieu nous en tire Lui-même. Demeurez donc comme vous êtes, et demeurez en paix.
Mais le moyen de souffrir en paix des choses qui paraissent effacer Dieu de chez nous ? Non, chère sœur, il n’en efface que l’image (apparente), et il y imprime la réalité. Mais ceci est si peu connu que l’on consume sa vie à vouloir faire ce que Dieu détruit, et l’on n’y réussit pas. Au nom [365] de Dieu, laissez-vous en proie à toutes les misères, qui ne feront que vous anéantir si vous les portez avec paix, confiance et humilité. Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Prenez-le comme Samson fit le miel de la gueule du lion mort2 et priez pour nous.
Pour ce qui regarde notre union, ne vous ai-je pas dit qu’elle sera toujours la même en Dieu, indépendamment des lieux et des temps ? Ainsi donc, laissez vous conduire : Dieu sera toujours le maître, et Il saura bien changer les choses quand Il le voudra.
Pourquoi avez-vous de la peine de mes croix ? Hélas, chère sœur, elles ne le sont que dans l’apparence ; n’en ayez donc point de peine, et laissez-moi être le jouet de la Providence. Quand il ne me reviendrait pas d’autre avantage de tout ceci que cela, ne serais-je pas trop heureuse ? Je serai donc ici pour y recevoir les coups ou de la justice, ou de la miséricorde : [366] ils me seront également doux, venant d’une même main. Ainsi, vous voyez qu’il n’y a nulle apparence que je m’en retourne. On crie contre moi, mais je ne saurais qu’y faire. Je suis en repos et contente, non de mon contentement propre, mais de celui de Dieu.
La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grande que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins. La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. Cette foi nue dépouille l’âme peu à peu de tous dons, de tout soutien, de tout appui, afin que l’âme, par un abandon d’état, n’ait plus rien que Dieu seul et Sa volonté souveraine inconnue, à laquelle elle s’abandonne d’autant plus fortement qu’elle perd tous les soutiens créés.
La première foi est toute dans les dons créés, quoique relevés beaucoup par la grâce, mais comme tout se reçoit dans la capacité propre de la créature, ces mêmes dons qui, en Dieu, sont Dieu, dans la créature deviennent créature bornée et rétrécie, et souvent participants à son impureté, car ce qui est reçu en nous, est moindre que nous, comme une chose renfermée dans une autre est de moindre étendue que ce qui la renferme. La foi passive de jouissance et de lumière retient l’âme en elle-même : c’est ce qui fait le fort recueillement que vous avez dans le commencement et un long temps.
Mais la foi nue dépouille l’âme de toutes ces choses et [376] en la faisant sortir d’elle-même par le dénuement de tout ce qui la retenait et arrêtait en elle-même, par la perte de tous dons créés, quelque sublimes qu’ils paraissent, elle conduit insensiblement en Dieu même, car en perdant tout le créé, l’on tombe infailliblement dans l’incréé.
La première foi travaille à orner et embellir son sujet incessamment ; c’est ce qui fait que les âmes de cet état paraissent des saintetés consommées à ceux qui ne sont pas éclairés de la divine lumière, et qui ne connaissent point d’autre voie. La foi nue dépouille l’âme et la vide de tout ce qu’elle avait reçu dans la foi savoureuse, et la défigure si fort, la rend si nue, si affreuse, si hideuse, qu’elle se hait autant qu’elle s’était aimée et admirée. C’est pourquoi elle perd peu à peu l’amour d’elle-même et les propriétés, perdant les choses qui la rendaient propriétaire ; et en perdant tout de cette sorte, elle s’anéantit peu à peu, et Dieu prend la place, et remplit son vide et son néant, de sorte qu’en perdant tout, on trouve tout. Mais le malheur des âmes est [377] qu’en voulant conserver quelque chose, on perd l’incréé pour vouloir avoir le créé, et l’on quitte le donateur pour les dons, le Seigneur des vertus pour les vertus propriétaires.
Il est certain que l’abandon fait ce que vous dites, qui est d’adoucir toutes les peines, parce qu’il n’y a qu’une chose qui nous cause de la peine, c’est la propre volonté, qui répugne à ce que Dieu fait ; mais sitôt que par l’abandon nous nous conformons à Dieu, les peines sont des plaisirs. Et cela vient peu à peu ; à force de s’abandonner et de se résigner, on devient uniforme, et d’uniforme, transformé dans la volonté de Dieu, en sorte que l’on perd si fort en Lui toute volonté que l’on n’en trouve plus.
C’est pour faire perdre toute volonté, même des choses meilleures, et pour rendre l’âme souple et pliable à toutes les volontés de Dieu qu’Il lui fait passer les états que vous éprouvez. Elle devient après cela si morte et si indifférente qu’elle ne peut plus vouloir ou ne vouloir pas. Ce n’est pas dans l’abandon que l’amour-propre se trouve : au contraire, c’est dans la [378] résistance. Ayez donc bon courage, je vous en prie, car Dieu vous aime et vous a choisie entre une infinité d’autres pour vous faire être à Lui sans nulle réserve, et vous faire être Sa victime. Il vous choisit pour Lui, et non pas pour Ses dons ; Il veut Se sanctifier en vous, et non que vous vous sanctifiez vous-même. Il vous a choisis pour lui être un peuple particulier, son royaume sacerdotal, son propre acquêt1 et la demeure qu’Il s’est choisie Lui-même. Ce qui fait le bonheur des saints dans le ciel est la conformité à la volonté de Dieu, sans quoi le paradis même leur deviendrait plus insupportable que l’enfer, selon le témoignage même de l’Écriture. Lorsqu’il faut que les damnés paraissent devant Dieu, ne s’écrient-ils pas : Montagnes, tombez sur nous2 ! Ce qui leur fait tout le tourment de l’enfer, est la rébellion de leur volonté à celle de Dieu, sans quoi, l’enfer leur deviendrait un paradis. Tenez-vous donc heureuse d’être abandonnée, et vous serez d’autant plus heureuse dans [379] les plus grands malheurs que vous serez plus abandonnée à Dieu.
Il ne nous faudrait que très peu de temps pour rentrer dans notre premier principe et notre dernière fin si nous savions nous résigner parfaitement. Ce qui allonge si fort le chemin, et ce qui fait que presque tous les hommes demeurent arrêtés, c’est que chacun veut quelque chose de particulier, soit dans la nature, soit dans la grâce ; et nul ne sait se contenter de ce qu’il a et de ce qu’il est. Ne désirez jamais que ce que vous avez, soyez contente de ce qui vous arrive, quel qu’il soit ; supportez par abandon toutes les misères spirituelles, corporelles, et temporelles. Résignez-vous pour l’avenir, pour le temps et pour l’éternité. Ne mettez aucunes bornes à votre abandon, n’ayez aucunes réserves avec Dieu, et vous éprouverez dès cette vie une parfaite félicité puisque vous serez même contente de ne point éprouver cette félicité.
Demeurez dans cette indifférence parfaite : vous souffrirez moins qu’un autre de la perte totale, parce que vous tenez moins qu’un autre et [380] n’êtes pas beaucoup propriétaire. Vous avancerez aussi davantage, car à mesure que vous serez plus résignée, Dieu vous ôtera tous les obstacles qui empêchent votre perfection, et vous fera mourir insensiblement à bien des choses touchant l’honneur, l’intérêt, la santé, la réputation, et mille autres choses ; mais Il ne vous fera voir vos défauts qu’en les corrigeant, de sorte que la lumière suivra toujours le travail de Dieu en vous, et vous serez ravie d’éprouver comme Son opération tend toujours à détruire ce qu’il y a en nous de plus caché et intime. Il faut que vous suiviez nue Jésus-Christ nu.
1I Pierre 2, 9. 2Apoc. 6, 16.
Ce serait vous tirer de votre état que de vouloir vous donner une peine que vous n’avez pas sur des états où Dieu vous ayant mis, [381] Il saura bien vous donner les dispositions nécessaires pour ne point sortir de l’ordre de Sa suprême volonté. Il ne faut pas douter que vous n’ayez quelquefois des réveils, les choses n’étant pas finies, il s’en faut bien. Laissez-vous passif dans votre nudité. Il ne faut rien goûter, rien connaître, rien sentir. Cet état vous est très nécessaire, et même plus qu’à bien d’autres ; c’est pourquoi il ne faut rien faire du tout pour l’adoucir, pour vous appuyer, pour vous procurer une plus douce facilité à rester en repos. Laissez-vous dévorer à l’expérience des fautes et des misères sur l’avenir, mais ne vous donnez aucun mouvement pour changer de situation. Ce n’est pas à vous d’ajuster ce qui est gâté, mais de tout laisser à Dieu. Il saura dans l’occasion vous donner d’autant plus de force que vous avez plus de faiblesse à présent. Je crois que vous devez demeurer ferme sur vos défauts, comme sur le reste : Dieu saura bien vous les ôter ou vous les laisser autant qu’ils seront nécessaires.
Je vous assure que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai [382] point. J’ai peu de choses à vous dire, ne sentant pas même que vous en ayez besoin, ayant tout ce qu’il vous faut dans les écrits généraux, et Dieu vous donnant la facilité d’en faire usage. Vous devez être certifié que tout va bien chez vous et que votre âme est selon Son cœur, c’est assez, et c’est tout ce que je puis vous dire, car il m’est impossible, quelque effort que je fasse, de donner ce qu’on ne me donne pas.
Je vous assure que l’état que je porte est peu compris, et qu’il le sera toujours moins. Je ne me sens nulle inclination d’aider aux âmes, et si je pouvais trouver une volonté, ce serait que Dieu se servît d’autres, car de tous les fardeaux, nul n’est plus pesant que celui-là ni ne coûte plus de véritables souffrances, sans que ceux pour qui on les souffre en connaissent rien. Dieu me traite de telle manière qu’Il me fait le plus écrire pour ceux qui ne s’en soucient pas, et qui en sont peut-être importunés, et Il ne me donne rien à dire à d’autres qui le désirent : tout est en Sa main. Il faut répondre des événements de Sa [383] Providence ; et non content de faire payer au-dedans, avec une extrême rigueur, les infidélités des âmes qu’Il confie, Il rend souvent suspect à ces mêmes âmes, et il faut être le but et le blanc1 pour recevoir les coups réciproques de Dieu sur ces âmes, et de ces âmes contre ce que Dieu ordonne d’elles.
O Amour, Vous seul savez ce que Vous faites et pourquoi Vous le faites ! Cachez Votre œuvre tant qu’il Vous plaira. Mais il n’y a point de véritable salut que dans la plus étrange perte : ô route trop peu connue au cœur humain qui s’aime encore et qui a quelque intérêt propre, intérêt cependant si caché que l’on ne le connaît que lorsque Dieu va à l’encontre de ce propre intérêt et qu’Il l’attaque directement ! Ô salut, ô éternité, as-tu quelque chose pour moi, et la volonté souveraine de mon Dieu n’est-elle pas mon salut et mon éternité ?
1Tirer de but en blanc, terme d’artillerie, tirer sur un blanc placé à la distance où le boulet, qui décrit une courbe, revient couper la ligne de mire (Littré).
[396]Votre lettre, mon cher F[rère], m’a comblée de consolation, y voyant les dispositions de soumission où vous vous trouvez pour porter votre état de misère autant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le jugera à propos. Et vous ne devez vouloir être délivré que lorsqu’Il le voudra Lui-même.
Vous m’avez mandé que vous avez eu recours à tous les saints pour être délivré de votre peine, mais les saints sont trop abîmés dans la volonté de Dieu pour rien demander que [397] ce que Dieu veut accorder. Il y a deux sortes de temps, qui paraissent presque le même et qui néanmoins sont très différents : dans le premier, on est exaucé souvent en priant les saints, et surtout la Reine des saints ; dans le second, c’est tout le contraire. Comme Dieu ne veut de l’âme qu’un parfait abandon et un désintéressement achevé, on n’est point exaucé, et le mal ne finit que par un abandon si entier et si accompli qu’on n’ait plus de retour sur soi-même. On est bien éloigné en cet état de craindre pour soi, ni de se faire compassion ; et lorsque cela arrive, ce n’est que par infidélité. C’est alors qu’il est dit comme à saint Paul : Ma grâce te suffit : la vertu se perfectionne dans l’infirmité1. J’ai fait toutes les épreuves que j’ai pu faire de votre état : il ne me reste aucun doute que Dieu ne veuille de vous un abandon sans réserve et sans retour, et une perte entière de toute ressource et de tout intérêt propre, quel qu’il soit. C’est le plus grand sacrifice que l’âme puisse faire à Dieu, et j’ose dire le plus digne de Lui.
[398] Il y a en nous deux hommes, l’un qui est tout à Dieu et tout abandonné à Lui, et l’autre qui ouvre les yeux sur son bien ou sur son dommage. Il faut mépriser ce dernier, qui ne peut nous nuire qu’autant que, par infidélité, nous l’écouterons pour nous soigner et nous retirer en quelque sorte des mains de la divine justice, car elle a bien des manières de purifier et de faire souffrir. Jésus-Christ a guéri plusieurs aveugles, les uns par la parole, les autres par le toucher ; mais Il a guéri l’aveugle-né par de la boue. C’était l’aveuglement le plus dangereux de tous ; il était en même temps un symbole de l’aveuglement que nous apportons en naissant, et que nous avons tiré d’Adam, qui est l’amour de la propre excellence. Le démon Lui proposa qu’en mangeant le fruit défendu, Il serait semblable à Dieu, et qu’Il discernerait le bien et le mal : ce désir d’être semblable à Dieu, c’est-à-dire d’être grand et excellent en toutes choses, et celui d’avoir de profondes connaissances, est si enraciné en nous, qu’il faut que Dieu se serve de boue pour le détruire.
[399] Allez donc votre chemin avec courage, et soyez persuadé que si Dieu ne vous avait donné un contrepoids, vous seriez devenu un Lucifer. C’est ce contrepoids qui tient notre âme dans l’équilibre, qui l’empêche de s’élever par les faveurs et de se trop abaisser par le découragement. Cela fait encore un autre bon effet, qui est qu’un seul grain peut emporter la balance ; aussi le moindre grain de la volonté de Dieu la fait pencher comme il Lui plaît, lui donne un certain discernement de ce que Dieu veut d’elle, et une souplesse très grande pour Le suivre quoi qu’il en puisse coûter.
Je comprends fort bien que vous ne pouvez plus faire cette union à Jésus-Christ par des actes formels : cela n’est plus de votre état. Il n’est plus question de s’unir, mais de demeurer uni dans l’intime de votre âme. Il ne faut plus que vous fassiez d’actes par vous-mêmes, mais que Dieu soit le principe de tous vos actes, n’en faisant que par dépendance à Son Esprit, et lorsqu’Il vous les fera faire. On sent alors qu’ils coulent de source, au lieu que ceux qui viennent de nous-mêmes, nous distrairaient et causent des entre-deux, car il n’est pas besoin de perdre toute action, mais tout agir propre. La sagesse est simple et multipliée2 : la multiplicité qui vient d’elle ne tire jamais de la parfaite unité. Vous exprimez fort bien votre état par l’air serein, qui n’a rien de marqué, mais une certaine généralité et égalité exempte des vents et orages. Tout cela n’est que pour le fond : il ne doit y avoir là rien de sensible, même guère de fort aperçu.
Les enfants n’ont point de honte, et vous dites que vous en avez d’écrire ce que vous écrivez : c’est une marque qu’il y a encore de l’homme chez vous. Je vous prie d’écrire simplement et sans aucun retour sur vous-même tout ce qui vous vient. Quand ne pourrez-vous plus discerner le bien ni le mal en vous, comme dit saint Clément de son gnostique3, parce qu’il ignorait même tout mal, le bien n’appartenant qu’à Dieu ? Nous ne devons non plus le discerner en nous, puisque ce discernement ne se peut faire que par une vue recourbée sur nous-mêmes. [401] Vos yeux sont encore ouverts, parce que vous n’êtes pas encore renouvelé en Jésus-Christ. Ce renouvellement nous remet dans l’innocence. Les yeux d’Adam ne furent ouverts qu’après son péché ; les nôtres restent ouverts jusqu’à ce que nous soyons une nouvelle créature en Jésus-Christ. Laissez-vous entre les mains de Dieu, sans prendre aucune part à ce qui vous regarde pour le temps ni pour l’éternité. Rien ne serait plus lâche que de reprendre ce qu’on a une fois donné. Je sais que vous ne voulez pas vous reprendre, mais cessez de prendre intérêt à ce qui n’est plus à vous. Une marque que Dieu a accepté le don que vous Lui avez fait de vous-même, c’est que, comme Il veut vous dérober à votre propre vue, Il vous couvre de misères. Tant que vous prendrez le moindre intérêt à vous-même, vous aurez besoin que Dieu continue cette conduite de justice sur vous. Dieu a séparé le fond d’avec le dehors, afin que le fond ne prenne aucune part à ce qui se passe. Et c’est une des grandes miséricordes qu’Il puisse vous faire.
[402] Votre voie ne peut être illusoire, quoique pourtant vous dev[r]iez être abandonné à être trompé si Dieu le permettait. L’Ange de ténèbres se transforme en Ange de lumière, mais lorsqu’il le fait, c’est par visions, illustrations, lumières distinctes et extraordinaires. Comme le démon est l’orgueil même, il ne travaille pas à nous rendre humbles et petits, au contraire, il donne des apparences de dons, afin de nous enfler, nous remplir de nous-mêmes et de l’amour de notre propre excellence. D’ailleurs je dois vous dire que, par la route que vous tenez, qui n’est point dans la tête, mais dans l’intime de l’âme, le démon n’y a aucune entrée. C’est le Sancta Sanctorum, dont l’entrée n’est permise qu’au Grand Prêtre. Il peut bien investir les dehors, et y exciter la tempête, mais cela ne peut nous nuire tant que nous demeurons fermes au-dedans, dans la citadelle de notre cœur. Lorsque nous en sortons sous prétexte de regarder ce qui se passe au-dehors, nous pouvons recevoir quelque blessure. Demeurez donc ferme dans votre fond. Si Dieu donne quelque pouvoir au démon sur le dehors, il faut le souffrir, étant bien juste que Dieu se venge par là des résistances de notre cœur, de nos infidélités et de nos usurpations. Ne savez-vous pas que quand on a employé tous les remèdes pour guérir un mal et qu’on n’a pu en venir à bout, il n’y a plus d’autre ressource que dans la patience et la résignation ?
Quand on parle de ne rien vouloir, on parle d’une personne qui ne sent plus en soi ni choix ni penchant pour quoi que ce soit, tout vouloir lui étant étranger. Lorsque la volonté est passée en celle de Dieu, elle n’a plus, à la vérité, aucun mouvement qui lui soit propre ; et lorsqu’elle est plus avancée, son état étant fort simple, elle ne pourrait discerner la volonté de Dieu si Dieu n’inclinait et ne penchait son cœur plus d’un côté que de l’autre. C’est ce penchant (qui est comme le grain mis dans la balance, et auquel elle se laisse aller avec autant de simplicité que de fidélité), qui lui fait connaître la volonté de Dieu, et la suivre.
Ceci est seulement pour le fond, [404], car pour les choses extérieures, il faut aller tout simplement : Celui qui marche simplement, marche confidemment4. Mais ces volontés extérieures et apparentes ne sont point des volontés propres à l’âme ; ce sont des suites de providences qui nous font agir selon l’ordre de Dieu dans l’état où Il nous a mis, et celui qui voudrait pour toute action particulière une inspiration, voudrait un fanatisme, et sortirait par cela même de l’état de pure foi. Il faut aller par tout ce qui se présente, selon l’occasion et l’occurrence des choses, jusqu’à ce que quelque chose nous arrête, car Dieu est infiniment plus fidèle à l’homme que l’homme ne l’est à Dieu. S’il y avait quelque chose dans ce qu’on veut entreprendre qui fût contraire à Sa volonté, on sent une certaine répugnance à poursuivre l’action ; et alors il faut une grande fidélité pour s’en désister aussitôt. Remarquez que je suppose une personne d’une grande simplicité, dont le cœur est tout à Dieu et qui agit bonnement dans les choses qu’elle croit devoir faire. Qui voudrait trop éplucher à chaque action ce que Dieu veut ou ne veut pas, sortirait par cela même de sa simplicité, et perdrait cette conduite uniforme que Dieu veut en toutes choses. Une mère qui tient son enfant par la lisière, la lâche assez pour que l’enfant puisse marcher, mais s’il approchait de quelque endroit où l’enfant pût se blesser, elle tire alors fortement la lisière. C’est ainsi que Dieu en use avec Ses véritables enfants : Il les laisse aller leur chemin, mais lorsqu’il y a quelque chose qu’Il ne veut pas, Il tire la lisière, ce qui n’est autre chose que la répugnance du fond dont j’ai parlé.
Le non-vouloir, dans une personne moins avancée, est de n’avoir, comme vous le dites fort bien, aucune attache particulière ni propriété connue, ne cherchant point d’appui pour soi d’une manière délibérée, voulant d’une volonté fixe et générale que la volonté de Dieu s’accomplisse en toutes choses, soit en elle, soit en autrui.
Il faut faire une grande différence entre la volonté propre et une certaine droite raison qui nous fait faire les [406] choses selon qu’elles se présentent ordinairement. Car les personnes qui ont une volonté propre, l’ont plus ou moins ferme selon qu’elles sont plus ou moins avancées ; elles ont avec cela un esprit tenace et arrêté à leurs propres vues ; mais à mesure que la volonté diminue, le propre esprit la fuit et devient souple comme elle. C’est ce renoncement à nous-mêmes si recommandé dans l’Évangile, car c’est la souplesse de la volonté qui produit celle de l’esprit, et non pas celle de l’esprit qui opère celle de la volonté. Ceci est fort à noter, c’est pourquoi je recommande si fort qu’on marche par la voie du fond ou de l’amour, et non par l’abstraction et par les connaissances et lumières de l’esprit.
Comme la volonté est le siège de l’amour, c’est en elle et par elle que se fait la séparation des deux parties, dont vous avez eu quelque expérience ; c’est aussi par la volonté que l’âme se perd en Dieu, mais l’âme ne se perd en Dieu que par la volonté, le cœur et l’amour. C’est ce que j’ai [407] appelé une véritable extase, et qui demeure d’une manière permanente, sans faire aucune violence à la nature, parce qu’il est tout à fait naturel à la volonté de s’écouler par l’amour dans ce qu’elle aime, de sorte même que, dans l’amour profane, plus on aime, plus on est soumis à ce qu’on aime. Mais Dieu étant un objet immense, dont les amabilités sont infinies, l’amour sacré ne s’en tient pas à une simple résignation, mais il attire toute la volonté peu à peu en lui, l’y perd, l’y absorbe, et la change en la sienne. Les extases de l’esprit sont d’une autre manière. Comme l’esprit tend à son objet avec véhémence, sans pouvoir s’y perdre que par la volonté, cela cause ou des défaillances, par la sensibilité de la volonté qui n’est point perdue, ou des transports impétueux : le corps voulant suivre l’esprit s’est trouvé quelquefois même élevé en l’air comme on le dit de certains saints. J’appelle cela extase momentanée, parce qu’elle ne pourrait durer longtemps sans que l’âme se séparât du corps, à cause de l’impétuosité de l’effort.
La différence de ces deux voies [408] est comme celle d’une eau retenue en l’air par machine, et celle d’une rivière qui, sans sortir de son lit, s’écoule insensiblement dans la mer, s’y perd, et y demeure perdue d’une manière toute simple et naturelle, ordonnée de cette sorte par le grand Architecte de l’univers. Cette voie est simple, naturelle, uniforme. Les véritables directeurs, comme saint Jean de la Croix, font outrepasser à l’âme tout le sensible et tous les dons extraordinaires pour les ramener ici. C’est pourquoi ces grands hommes veulent que l’entendement n’ait que la foi, et une foi nue et obscure, afin que rien n’arrêtant l’esprit ne fasse diversion et ne l’empêche de suivre la route de la volonté, qui seule le conduit avec elle par un amour absorbant dans le Tout immense. C’est ce que les mystiques ont appelé perte en Dieu, transformation, unité, mêmeté, déification, et tant d’autres termes dont ils se sont servis. Vous le comprendrez facilement par ma comparaison de la rivière qui s’écoule dans la mer : en entrant dans la mer, elle conserve quelque temps sa qualité propre, mais ensuite elle prend [409] toutes les qualités de la mer, et se change en cette mer. On pourrait néanmoins en faire la division si l’on avait la puissance de Dieu, car il est certain que la créature demeure toujours créature et un être distinct de celui de Dieu, mais l’amour change tellement la volonté de l’homme en celle de Dieu qu’on peut appeler cela une « transformation ».
C’est pourquoi votre manière d’oraison est incomparablement meilleure que celle qui ne consistait que dans l’abstraction. C’est ce que j’insinue partout autant que je puis, et que les gens accoutumés à faire une oraison de tête et d’abstraction ont tant de peine à comprendre. Cependant c’est par cette oraison du cœur, comme vous la dépeignez, qu’on arrive à l’union, et que l’on va plus promptement et plus sûrement. Je bénis Dieu de vous avoir donné une véritable expérience.
Je comprends fort bien l’état où vous vous trouvâtes aux noces de madame votre nièce : votre état était alors plus perceptible, et même sensible. Mais à mesure que l’âme se simplifie, elle perd [410] ce sensible et cet aperçu, qui la retenait fortement, et il ne lui reste qu’une certaine largeur et sérénité qui ne se fait pas si bien remarquer. Tout état sensible et distinct, quoiqu’il paraisse plus fort, a pourtant quelque chose de plus resserré et rétréci, et il n’est si aperçu qu’à cause qu’il est extrêmement borné. Mais l’autre état est comme celui d’un oiseau sorti d’une cage, qui s’élance et se perd dans les airs de la divinité : il a partout même aisance, sans que rien le resserre. Cet état est beaucoup plus avancé, quoique moins satisfaisant à la nature. À mesure que moi se détruit, l’âme éprouve cette largeur et sérénité, avec une liberté presque immense. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres5 : ce qui signifie que lorsque le vieil homme est détruit et que l’homme nouveau s’est établi en nous sur ces ruines, on trouve en lui la parfaite liberté.
C’est ce que vous éprouverez de plus en plus dans la suite. C’était la même chose que demandait saint Paul [411] lorsqu’il disait : Qui me délivrera de ce corps de mort6 ?, c’est-à-dire du vieil homme, qui est véritablement le corps de mort, puisque c’est par lui que la mort est entrée dans le monde. Il ajoute : Ce sera la grâce de Dieu par Jésus Christ, c’est-à-dire quand, par la grâce de Dieu, l’homme nouveau, Jésus-Christ, sera établi en moi, je serai délivré de ce corps de mort. Lorsqu’il en fut délivré, il s’écrie comme par transport : Je ne vis plus, moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi7. Il n’était plus alors importuné par ce corps de mort, il n’en demandait plus la délivrance, il n’était plus occupé de lui-même, mais il laissait Jésus-Christ vivre et agir en lui : il en était animé comme le corps l’est de notre âme. Si, par impossible, une autre âme venait animer notre corps, notre corps n’obéirait plus qu’à cette nouvelle âme, elle serait le principe de ses fonctions comme notre âme l’avait été auparavant : il en est ainsi de Jésus-Christ à l’égard de l’âme perdue en Dieu.
Vous avez raison de dire qu’il [412] y a de la différence entre voir une ville de loin ou être dedans, mais c’est beaucoup que d’apercevoir cette ville chérie : on sait où elle est, il n’y a plus qu’à marcher sans s’arrêter pour y arriver. Mais le malheur est que la plupart vont à droite ou à gauche. Heureux celui qui la voit, quoique de loin, mais plus heureux celui qui y habite ! C’est véritablement la nouvelle Jérusalem, qui est descendue sur la terre : qu’elle est inconnue à présent ! Comment serait-elle connue, puisqu’il faut si fort se renoncer pour y arriver, et se quitter soi-même, et qu’on n’agit que pour soi, on ne vit qu’à soi, et le MOI est le prince de ce monde ! Quoique je n’aie fait qu’apercevoir cette ville, je ne laisse pas d’en être si charmée que tout le reste m’est comme de la boue en comparaison. Il se faut aussi peu soucier de soi que d’un linge souillé qui fait horreur : c’est à quoi Dieu par son Prophète8 compare nos justices propres. Toute justice qui est encore en nous et à nous, que nous pouvons regarder comme nous appartenant, est de [413] cette sorte : il n’y a de véritable justice qu’en Dieu et pour Dieu. Plus Dieu couvre votre homme extérieur de boue, plus vous devez être content que la justice divine se venge de toutes vos attributions, qu’elle vous en couvre si fort qu’il ne vous reste plus aucune figure d’homme que vous puissiez voir et dans laquelle vous puissiez vous complaire. De cette boue, Il formera un homme nouveau ; c’est pourquoi Il forma Adam de boue : ayant fait toutes les autres créatures de Sa seule parole, et connaissant l’orgueil si naturel à l’homme, Il voulut que son origine lui fût un contrepoids perpétuel. Il en use de même à présent sur nous, sans quoi nous serions comme les anges prévaricateurs : la complaisance que nous aurions en nous-mêmes nous ferait tomber du ciel intérieur comme l’ange tomba du Paradis.
Pour ce qui regarde la pensée que vous avez de quitter votre état, je vous ai mandé au bas de la lettre que j’ai écrite à *** que, quand la porte serait ouverte par la Providence, vous ne manquassiez pas de vous en servir pour vous retirer, puisque vous[414] n’y pouvez non seulement faire de bien, mais même point empêcher le mal. Je suis fort unie à vous, et votre âme m’est très chère en Notre-Seigneur.
1II Co 12, 9. 2Sg 7, 22.
3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, œuvre de Fénelon.
4Pr 10, 9. 5Jean 8, 36.
6Rm 7, 24-25. 7Ga 2, 20.
8Es 64, 6.
[425] J’ai toujours beaucoup de joie, mon cher F[rère] lorsque j’apprends des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que Notre-Seigneur vous comblera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. À mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination, c’est pourquoi je ne m’étonne pas que vous ne puissiez rien désirer. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue, aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire [426] que l’homme charnel ne comprend pas ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience et d’amour, scientia sapida ; il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins d’opinions et de raisonnement, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale ; aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est point encore apaisée.
Le vingt-cinquième de notre décembre, nouveau style, sera la grande fête de la Nativité de notre divin petit Maître ; je ne vous oublierai pas cette sainte nuit. Si vous recevez ma lettre avant ce temps, je vous prie de vous unir tous avec moi et avec les autres enfants de ce divin petit Maître dispersés par toute la terre, afin qu’Il nous réunisse tous dans Son sein, et qu’Il nous rende de vrais petits enfants comme Lui.
1I Co 2, 14.
Je vous assure, ma chère demoiselle, que vous êtes beaucoup mieux que vous ne pensez. Dieu veut à présent vous éprouver et vous purifier, et, après vous avoir instruite par une multitude de grâces, Il veut maintenant vous instruire par la tentation, selon ce qui est écrit : Celui qui n’est point tenté, que sait-il1 ? Si Dieu n’en usait pas de la sorte, nous nous croirions quelque chose, n’étant rien. Dieu nous cache [276] d’abord ce que nous sommes, afin que nous ne craignions point d’approcher de Lui. Mais, comme toutes les grâces Lui appartiennent, Il cache les mêmes grâces afin de nous faire sentir toute la corruption qui est en nous, et que, ne nous appuyant pas sur nous-mêmes, nous nous abandonnions entièrement à Lui. Plus vous vous croyez mauvaise, plus vous avez besoin de secours, plus faut-il aussi vous abandonner à Lui sans réserve. Surtout ne vous découragez point. L’âme véritablement humble n’est point étonnée de se voir misérable, elle sait que c’est son propre, elle se contente de ce que Dieu est. C’est dans cet état que le pur amour s’enracine le plus fortement dans l’âme, parce que, ne pouvant pas faire pour Dieu ce que l’on désire, on se trouve heureux de ce qu’Il n’a besoin de rien.
Dieu vous a conduit comme les autres qui lui sont les plus chers ; ne croyez pas qu’Il vous abandonne à présent. Vous tendiez à la perfection et vous ne tendiez qu’à devenir parfaite, mais Dieu vous apprend une autre route, qui est de chercher la perfection [277] en Lui, et non en vous-même. C’est en Lui seul que vous trouverez cette perfection si charmante. Quand tout ce que vous dites de vous serait véritable, il faudrait recommencer à vous donner à Dieu avec un nouveau courage. Mais je vois bien que Dieu vous tourne contre vous-même, comme Il fait de toutes les personnes qu’Il veut à Lui d’une manière singulière, afin de vous porter à vous haïr vous-même et à L’aimer d’autant plus que vous vous haïrez davantage. Si vous voyiez en vous une perfection poursuivie, vous vous estimeriez vous-même, vous vous approprieriez les dons de Dieu et l’amour de la propre excellence s’emparerait de votre cœur. Cet amour de la propre excellence est tout à fait odieux à Dieu, car c’est le péché de l’ange. Pour le détruire en nous, Dieu se sert de l’expérience de nos misères, qui lui sont bien moins désagréables qu’un orgueil caché.
Au nom de Dieu, ne vous laissez point aller à la crainte, mais soyez persuadée que vous êtes mieux que vous n’étiez lorsque vous étiez revêtue des dons de Dieu. Les dons de Dieu [278] ne sont que comme un vêtement magnifique qui cache, à nos yeux et à ceux des autres, notre pourriture ; mais lorsqu’il plaît à Dieu d’ôter le vêtement, nous sommes bien étonnés de voir ce que nous sommes. Il faut laisser reprendre à Dieu ce qui est sien et nous contenter de notre pauvreté. Si nous aimons Dieu plus que nous, nous serons contents de ce qu’Il est Dieu et, demeurant humiliés, nous nous enfoncerons dans notre néant comme le ver dans la terre. Vous n’avez jamais eu plus de sujet d’espérer, non en vous, mais en Dieu. Qu’espérerez-vous ? Que Dieu se glorifiera en vous dans le temps et l’éternité malgré vos misères.
Puisque vous voulez que je vous dise ce que je pense, je crois que vous n’avez jamais été plus agréable à Dieu que vous Lui êtes présentement parce que Dieu regarde avec plaisir les choses basses2. Puisque vous ne quittez point l’oraison et que vous êtes résolue de ne jamais la quitter, il n’y a rien à craindre pour vous. Laissez Dieu se satisfaire en vous, et vous traiter comme il Lui plaît : Il sait mieux que vous ce qu’il vous faut et c’est ce qui Le glorifie davantage. Il n’est que trop juste que nous Le servions à nos dépens. Celui qu’Il ne récompense point en apparence, est celui à qui Il réserve une plus grande récompense.
1Siracide 34, 9. 2Ps. 137, 6.
Je ne crois pas que vous deviez vous inquiéter pour votre chère épouse, s’il n’y a que l’état qu’elle a éprouvé quelque temps avant sa mort où elle n’avait plus ce goût de Dieu qu’elle avait dans les commencements : c’est un état où Dieu voulait la conduire par la foi, qui est beaucoup meilleur que celui des sentiments. Une marque qu’elle n’avait point perdu Dieu, comme elle se le persuadait, c’est la peine et la douleur qu’elle sentait de cette absence, et n’est-ce pas une présence de Dieu continuelle que la continuelle peine de ne L’avoir plus présent ? Il est certain qu’on aime celui qu’on cherche de tout son cœur et dont on pleure l’absence. Cette présence sensible, pour devenir plus pure, se concentre au-dedans, car tout ce qu’on sent, aperçoit, connaît, discerne, n’est point Dieu ; c’est un petit écoulement de Sa grâce que même les pécheurs éprouvent quelquefois. Mais cette constante recherche, quoique froide et languissante en apparence, est beaucoup plus certaine que le sentiment.
Ce qu’elle a cru un déchet était un avancement. Dieu purifie en nous ce sentiment que nous croyons si bon, et Il le purifie par la sécheresse afin que nous nous attachions à l’invisible au-dessus de tout. Dieu serait bien peu de chose si on ne Le possédait que par le sentiment. Mais Il est si grand, si vaste, si immense, si pur et si simple que le sentiment ne l’atteint que de bien loin. Il donne ce sentiment d’abord pour détacher les âmes de tous les plaisirs extérieurs, mais quand Il les a menées au point qu’Il veut, Il ôte ce sentiment pour faire courir par la foi à l’immuable, qui est si pur qu’il faut nécessairement que, pour s’unir une âme, Il ôte tous ses sentiments, qui sont grossiers et impurs spirituellement, pour aller par une voie d’autant plus pure qu’Il est plus simple et inconnu à l’âme. C’est la faute que font presque toutes les personnes qui ont un peu goûté Dieu, que de vouloir retourner au sensible, ainsi que les Israélites qui, ne pouvant se satisfaire de la manne, désiraient encore les oignons d’Égypte.
La plus grande marque qu’elle était à Dieu est son détachement universel. [292] La plupart des hommes font un monstrueux mélange des plaisirs du siècle, qu’ils appellent innocents, avec certains sentiments de Dieu, ce qui rend leur maladie incurable, parce qu’ils s’en croient bons à cause qu’ils ne commettent pas de crimes, mais leur vie n’est qu’une inutilité infructueuse dont ils rendront un jour un terrible compte. Ils pourraient dire ce qui est dans Job : J’ai passé des mois vains1. Il n’en est pas ainsi de madame votre épouse, qui n’avait de peine et de désir que pour Dieu.
Soyez donc en repos sur elle, quoiqu’il faille qu’elle satisfasse à la justice de Dieu ; elle ne voudrait pas n’y point satisfaire quand même il lui faudrait souffrir des tourments plus considérables, parce que l’âme détachée du corps connaît si parfaitement ce que Dieu mérite qu’elle se précipiterait plutôt en enfer que de ne point satisfaire à la divine justice. Ce qui pourtant n’empêche pas que nous ne devions prier pour elle. Vous le pouvez faire en deux manières : soit en acquiesçant à la justice de Dieu sur elle, voulant bien la partager avec elle, soit en disant quelques prières particulières pour son soulagement dans la volonté de Dieu.
1Job 7, 3.
Il est certain, mon très cher f[rère], que, quoique nous ne devions faire cas pour nous-mêmes que de la foi nue et de l’amour pur, Dieu n’a pas laissé de donner de temps en temps des lumières sur l’avenir à des personnes fort simples. Ce sont des grâces gratuites que Dieu leur communique pour les autres, afin qu’étant prévenus des malheurs dont nous sommes menacés, [299] nous tâchions de les éviter par une véritable conversion, et que nous ne puissions pas nous plaindre que Dieu nous ait manqué de Son côté. Nous avons des exemples de cela dans ce jeune homme1 qui ne cessa pendant plusieurs années de publier les malheurs qui devaient arriver à Jérusalem, sans qu’on y voulût faire aucune attention. Il y a longtemps que les malheurs de la chrétienté ont été prévus, mais sans toutes ces prévoyances, les désordres affreux que nous voyons parmi tous les Chrétiens ne sont que des arguments trop forts que la colère de Dieu va se répandre sur nous. J’ai admiré cent fois Sa longue patience et je disais : Dieu est patient parce qu’Il est éternel, et nous, impatients parce que notre vie n’est que d’un moment. Cependant Son bras est levé, et Il ne le rabaissera point qu’Il n’ait frappé Israël et qu’Il ne l’ait réduit comme la poussière.
Pour répondre à votre première lettre, je vous dirai que nous prenons des médecines pour nos maladies [300] corporelles sans y mettre notre confiance, parce que c’est une voie toute simple et naturelle et qu’il y aurait une sorte d’orgueil à les rejeter toutes, comme il y aurait de la mollesse et de l’amour-propre à vouloir trop s’en servir. Une simple indifférence fait éviter également l’affectation de n’en point prendre et l’empressement d’en avoir. Si c’est un remède purement naturel qu’on vous propose et qui puisse tempérer les chaleurs immodérées qui sont des vraies maladies, je crois qu’on peut s’en servir sans scrupule avec l’indifférence entière du succès et ne cessant point un moment de s’abandonner à Dieu sans réserve.
L’âme sacrifiée doit consommer son sacrifice quoiqu’il lui en puisse coûter, sans vouloir changer son sort. La victime volontaire ne remue point sous le couteau. Il fut dit à saint Paul qu’il était dur de regimber contre l’éperon2 ; cette parole fut efficace pour toute sa vie puisqu’il en a fait une longue et dure expérience. Je ne vous dirai rien sur l’article de Job : c’est à nous à demeurer sacrifiés sans nous informer [301] de la nature de notre sacrifice ni de l’état où nous sommes. Allons sans voir, mon cher f[rère], contentons-nous d’aimer et d’adorer la main qui nous frappe sans prendre d’intérêt pour nous-mêmes. L’amour-propre est ce serpent qui se glisse partout et qui a commencé de le faire aussi tôt que le monde, puisqu’il dit : «Vous serez comme des dieux si vous mangez du fruit défendu. » Il se sert du motif de l’amour-propre le plus raffiné pour procurer la désobéissance. Il se sert encore à présent des prétextes les plus spécieux pour mieux retirer de l’abandon. Il ne tomba du ciel que par une complaisance en lui-même et un amour outré de sa propre excellence, qui le porta à se vouloir égaler à son Créateur et à son Dieu. Oh ! que nous avons besoin de notre misère et de notre boue ! Plutôt pécheur que superbe ! Nous sommes tous des aveugles-nés, et c’est l’orgueil qui fait notre aveuglement, et nous l’avons tiré d’Adam ; c’est pourquoi Jésus-Christ, qui s’était servi du simple toucher pour guérir les autres aveugles, se sert de la boue pour guérir celui-là. Que nous devons être petits et anéantis ! Le vrai humble ne se décourage point, il ne laisse pas de servir son frère dans l’occasion. L’amour-propre est pusillanime malgré son enflure : sa misère le dépite et le décourage. Il faut avoir de la fermeté jusqu’au bout. Je n’ai pas besoin de patience avec vous ; au contraire, vos lettres me font un véritable plaisir, parce que vous m’êtes très cher en Notre-Seigneur.
Vous avez fort bien compris ce que l’on veut dire en parlant du désespoir : c’est de soi-même qu’on désespère, et de tout effort humain. Cela a été expliqué en tant d’endroits qu’il doit être supposé dans ceux où on ne l’explique pas, car qui voudrait tout expliquer en chaque verset ferait des volumes immenses et des répétitions infinies. On ne se confie que parce qu’on espère, et c’est le premier pas. Mais la perfection de la confiance est de s’abandonner sans réserve à celui à qui on s’est confié ; cet abandon est tel qu’on ne s’informe [303] pas même du chemin par lequel il conduit. Quoique l’âme désespère absolument d’elle-même, il ne lui arrive jamais de se défier de Dieu. Et comment s’en défierait-elle puisqu’elle ne veut que Lui pour Lui sans envisager son propre intérêt ? Lorsque l’abandon n’est pas encore parfait, si [l’âme] fait quelque retour sur elle-même, qu’elle voit si ceux qui se sont confiés à Dieu ont jamais été trompés. La confiance et l’abandon sont les plus fortes preuves de l’amour ; or celui qui aime assez Dieu pour s’abandonner totalement à Lui est assurément aimé de Lui, car la charité est toujours réciproque, et la nôtre est un effet de celle qu’Il a pour nous. Ce qui fait nos méprises sur tout cela, c’est que nous divisons des choses indivisibles, et l’abandon de la charité, mais rentrant dans le principe du pur amour, nous n’aurons plus aucune difficulté sur tout le reste. Qui ne voit que c’est l’amour-propre qui s’afflige d’être misérable? C’est nous-mêmes que nous plaignons, car Dieu ne perd rien de Ses droits. Mais qu’il est difficile, quand les peines durent [304] longtemps, de ne pas retomber sur soi-même, de ne pas craindre pour soi ! J’estime qu’une personne à qui cela ne serait jamais arrivé serait aussi rare qu’un phénix, et je crois que Dieu permet cela pour nous faire souffrir davantage afin que nous soyons humiliés de notre humiliation. Le seul remède est de rentrer dans l’abandon sitôt que nous en sommes sortis, dans l’amour désintéressé et dans le désir unique de la gloire de Dieu.
Il est vrai qu’il y a un état où l’âme ne voit plus rien que sa perte : elle est même hors d’état de réfléchir sur la gloire que Dieu en pourrait tirer ; elle se croit abandonnée de Dieu à cause de ses péchés : de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne trouve rien qui la rassure ni qui la soutienne. Cet état est fort pénible et est comme vous dite une espèce d’enfer. Cependant il y a une charité intime et profonde qui porte l’âme à s’abandonner totalement à Dieu, quoique son abandon soit très sec et environné de crainte, et c’est là le sacrifice le plus parfait de la charité. On dit que le scorpion lorsqu’il est entouré de feu, cherche partout une issue pour s’échapper et que n’en trouvant point, il se pique lui-même de sa queue et se donne la mort. Il en est ainsi de notre amour-propre : il meurt réellement par cet état, et son désespoir le porte à s’abandonner sans réserve à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre lui arriver.
Dieu n’a sur nous que des desseins de miséricorde, et c’est par la plus grande des miséricordes qu’Il exerce sur nous en cette vie la plus sévère justice. En détruisant en nous ses ennemis, Il détruit du même coup les nôtres, car nous n’avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes, notre amour-propre et l’amour de notre propre excellence en toutes sortes de manières, quoique cela ne nous paraisse pas toujours tel. Heureux celui qui est si pauvre et si rien qu’il est autant méprisé des autres qu’il se méprise soi-même ! Je salue M. V. F. [monsieur votre frère]. Je prie Dieu qu’Il lui donne la force de pouvoir se débarrasser de toutes choses, afin de mettre [306] un intervalle assez long entre sa vie et sa mort, car ce n’est pas trop que bien des années de solitude après avoir eu tant d’embarras. Je ne vous oublie pas ni l’un ni l’autre devant le Seigneur.
1Joseph, Guerre des Juifs, Livre VI Ch. 31.
2Actes, 9, 5.
M. * m’a lu la lettre que vous lui avez écrite, qui m’a fait beaucoup de plaisir, y remarquant les démarches de la grâce dans votre âme par la voie de la foi nue, qui est assurément la meilleure, la plus sûre et la plus glorieuse à Dieu. Toutes les autres voies semblent s’attribuer quelque chose de ce qui appartient au Souverain. Mais celle-ci non seulement Lui restitue toutes les usurpations que l’amour-propre lui avait fait faire, mais de plus elle met l’âme dans une expérience si foncière et si réelle de ce qu’elle est néant et péché, qu’elle est bien éloignée de vouloir dérober à Dieu Sa gloire. Elle demeure dans sa place, qui est le rien ; étant contente de ce même rien, elle est ravie que Dieu possède tout et Le trouve bien mieux en Lui qu’en soi-même. Ce que nous avons de propre se doit perdre. Soyons ravis que le bien retourne en sa place, qui est Dieu, et que le rien demeure dans le rien.
Plus l’âme avance dans la foi pure et nue, plus elle éprouve la délicatesse de l’amour pur et généreux qui, bien loin de s’attribuer quelque chose de ce qui est à cet Être suprême, Lui donnerait même tout ce qui serait sien si, par impossible, on avait quelque bien qui n’appartînt pas à Dieu. Plus la foi est nue, plus l’amour devient délicat : c’est une suite nécessaire. Je ne comprends pas les personnes qui, se croyant dans la foi nue, veulent toujours retenir pour eux-mêmes quelque chose de ce qui est à cet Être suprême et ne veulent pas le sacrifier, aussi bien que tout ce qu’ils sont, à cet Être immuable, qui mérite un amour si souverain qu’on ne doit avoir qu’un regard fixe sur le Bien-aimé et ne nous laisser point d’yeux pour nous regarder nous-mêmes. Il est dit dans le Cantique que l’épouse a blessé son époux par un de ses regards1, c’est-à-dire que son regard, étant toujours fixe et direct sur ce divin Objet, attire Son amour et Sa tendresse sur nous. Plus nous aimons Dieu purement, plus Il nous aime parce que nous L’aimons comme Il veut être aimé, par un amour qui ne retourne point sur soi-même et qui n’a aucun égard pour soi.
Je vois par votre lettre que Dieu vous appelle à l’amour le plus parfait, et c’est une des plus grandes grâces qu’Il vous puisse faire. Cet amour est rigoureux dans sa perfection, car il ne travaille qu’à détruire son sujet et il lui ôte tout ce qu’il croyait avoir, même pour Lui plaire ; enfin il le met à nu et le dépouille si absolument qu’il ne lui reste rien. Non content de cela, il le détruit et le consume : il ne veut pas qu’il le possède, mais qu’il soit perdu en lui comme en sa dernière fin, et c’est où aboutissent toutes les absences de l’amour, ses suites, ses cruautés apparentes.
Il se sert de la foi pour faire tous ces dégâts dans l’âme afin que ne s’appuyant sur quoi que ce soit, elle soit obligée de se perdre sans ressource dans son Bien souverain. C’est où je vous attends, c’est où je vous souhaite : ce sera alors que ni la distance des lieux ni la différence des climats ne nous empêcheront point de loger en même lieu. Je prie Dieu qu’Il achève en vous ce qu’Il a commencé et me recommande à vos bonnes prières, et je ne vous oublierai pas devant Dieu non plus que madame votre chère épouse.
1Cant., 4, 2.
Mon cher f[rère], oublions tout ce qui nous concerne pour nous jeter à corps perdu entre les bras de l’Amour sacré. Laissez absolument tout le passé dans l’oubli et redevenez une nouvelle créature en Jésus-Christ. N’écoutez ni les hommes ni les démons, et j’ose dire, ni les anges eux-mêmes s’ils voulaient vous porter à l’amour de votre propre excellence, ce qui est impossible. Ne dérobez rien à Dieu, mais ne cherchez uniquement que Sa seule gloire. Tout ce qui nous regarde ne mérite pas de nous occuper un moment. Occupons-nous uniquement de Lui, et laissons tout le reste à Sa Providence. Je vous embrasse, mon cher f[rère], des bras du divin petit Maître. Ne L’oubliez jamais et vous serez heureux.
Mon cher frère,
Nous avons enfin ici ** dont je suis tout à fait contente. C’est un cœur bien droit au Seigneur. J’espère qu’Il achèvera en lui l’œuvre qu’Il a commencée.
Je ne puis m’empêcher de vous dire que je ne puis douter que ceux qui se disent prophètes ne soient véritablement trompés. Je ne veux pas dire qu’ils trompent, car il peut y en avoir beaucoup parmi eux qui soient dans la bonne foi, mais ils sont certainement trompés. Rien ne fait tant de plaisir au démon que quand on s’attache aux choses extraordinaires, et quand on en fait cas : il prend occasion de là de se faire un jouet des pauvres créatures, qui se croyant bien, adhèrent à toutes ses suggestions. Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit que, dans les derniers temps, qu’il viendra des faux prophètes1. Et ce temps-là est venu. Laissons toutes ces choses extraordinaires pour ne nous attacher uniquement qu’à la foi simple, nue, dégagée de tout, et à l’amour pur. C’est là où il ne peut point y avoir de tromperie. Quant Notre-Seigneur nous dit de nous renoncer nous-mêmes2, Il entend non seulement les choses extérieures que nous devons renoncer, mais bien plus les intérieures sur lesquelles ne nous appuyons.
L’Esprit de Dieu n’a rien d’impétueux. Quoiqu’il soit descendu sur les Apôtres d’une manière impétueuse pour se faire connaître à la multitude, il a versé dans leur cœur cet esprit de paix et de tranquillité, et non point ces agitations extraordinaires, si éloignées de la voix de l’Esprit. Lorsque l’on donne pour raison les Prophètes de l’ancienne Loi, il y aurait bien de quoi réfuter un argument si fautif. Parmi ces Prophètes, il y en avait quantité qui étaient faux prophètes. Témoin les prophètes de Baal3, qui étaient beaucoup plus agités que les prophètes du Seigneur, qui à la vérité avaient quelques signes extérieurs parce que leurs actions devaient prophétiser comme leurs paroles, et cela même ne consistait point dans des agitations de cette sorte. Nous voyons que Saül, qui était entre les Prophètes, n’a pas laissé d’être réprouvé4. Élie paraît seul entre [contre] quatre cents prophètes de Baal qui s’agitaient extraordinairement, se découpaient eux-mêmes et faisaient tous des choses extraordinaires sans pouvoir attirer le feu [482] du ciel. Je ne crois pas non plus que tous ces gens-là, avec toutes leurs agitations, reçoivent le moindre pur amour de Dieu, qui est ce feu descendu du ciel pour consumer le véritable holocauste que le véritable Prophète du Seigneur avait dressé. Aussi le Prophète Élie se moque-t-il agréablement de leurs cris, de leurs agitations, de leurs incisions ; mais, lui, invoquant tranquillement le nom du Seigneur, ne faisant autre chose que d’assembler le bois pour le sacrifice et que de verser de l’eau dessus, plus propre, ce semble, à éteindre le feu qu’à l’attirer, ce feu descend du ciel sur son holocauste et le consume avec l’eau, qui signifie les larmes de la pénitence et la qualité que doit avoir notre âme pour retourner dans sa fin qui est Dieu : il faut qu’elle soit fluide comme l’eau, sans consistance propre, c’est-à-dire sans opinions, sans arrêt à quoi que ce soit, afin de pouvoir s’écouler en son Dieu ; il faut de plus qu’elle soit sans couleur, sans odeur, sans rien de fixe, afin de prendre toutes les impressions de la grâce. Tout ce qui n’est point cela, [483] n’est point le véritable Esprit de Jésus-Christ, mais un esprit étranger et suspect, qui se communique par les approches, par les bénédictions et par choses de cette nature. Le vrai Esprit de Jésus-Christ se communique par l’intime de l’âme, mais ses communications, bien loin d’agiter, tranquillisent : ce sont des communications d’esprit à esprit, de cœur à cœur, qui n’ont besoin d’aucun signe extérieur et qui portent leur efficacité dans le fond de l’âme, pour nous faire vraiment mourir à nous-mêmes et à tous les signes sensibles et extérieurs qui ne sont point pour la nouvelle loi, car l’Esprit du Verbe n’est point inquiet, mais doux et paisible. Et je vous assure que tous ceux qui se rangent du côté de ces prophètes prendront le change et que, loin d’acquérir un véritable esprit intérieur, ils perdront dans la suite celui qu’ils avaient déjà.
Je ne comprends pas que celui qui a goûté le don de Dieu dans l’intime de son âme puisse se laisser prendre par tous ces signes extérieurs. Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il [484] éclaire ces pauvres aveugles qui se croient bien clairvoyants, et qu’Il leur fasse voir qu’il n’y a point de lumière véritable que celle que Jésus-Christ est venu apporter qui éclaire tout homme venant en ce monde5, c’est-à-dire tous ceux qui veulent bien devenir nouvelles créatures en Jésus-Christ. Mais cette lumière luit véritablement dans les ténèbres6 de la pure foi, hors de la tromperie. Croyez ce que je vous en dis, mon cher frère, car c’est la pure vérité que vous découvrirez toujours plus, s’il plaît à Dieu, par votre expérience, en suivant le petit sentier de l’humilité et de l’entière désappropriation, qui fait que la créature ne tend pas à être quelque chose, mais à n’être rien, afin que Dieu soit tout en nous tous. Amen !
Ils parlent de l’intime de l’âme, mais ils ne savent ce qu’ils disent, car l’intime de l’âme est la portion où rien ne peut être admis que Dieu. Je vous assure qu’ils ne la connaissent pas : ce qu’ils prennent pour l’intime de l’âme est quelque sentiment dans les [485] puissances où le démon peut s’entremettre ; si cela n’était, saint Paul ne nous dirait pas que l’ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière7. Tous les saints qui ont été conduits par les choses extraordinaires ont souvent été trompés par le diable, et sainte Thérèse ne marque point d’autre différence des visions et des choses que le diable formait en elle d’avec celles qui étaient véritablement de Dieu, sinon que celles du démon étaient plus savoureuses que celles de Dieu, et qu’elles laissaient après elles une certaine agitation contraire aux visions qui venaient de Dieu, lesquelles, quoique moins savoureuses, laissaient après elles une profonde tranquillité.
Si l’on doit surpasser les choses extérieures, même les meilleures, pour tendre à Dieu seul, combien plus doit-on laisser celles qui sont suspectes pour ne tendre qu’à Dieu par l’inconnu de Dieu même, qui ne satisfait pas tant les sentiments, mais qui porte avec soi une entière solidité [486] et une réelle sûreté, non pas toujours connue de l’âme, qui ne veut rien admettre en cette vie que la seule volonté de Dieu et l’abandon à la Providence, sans nulle assurance en soi, mais en Dieu.
Croyez que je prends part à tout ce qui vous regarde et que je vous porte dans mon cœur. Je vous conjure, de la part de Dieu, d’éloigner tous ceux de votre connaissance, et qui veulent véritablement être à Dieu, de toutes ces tromperies, car je vous proteste, en la présence de Dieu, que ces états-là ne sont point de Lui, et il est très affligeant de voir des âmes de bonne volonté, qui pourraient beaucoup glorifier Dieu, s’amuser comme des enfants à des pouperies8 et à des bagatelles qui ne peuvent les conduire dans la vérité. Je crois que le diable a inventé cela pour combattre le véritable esprit intérieur, qui est paix et joie au Saint-Esprit9, mais d’une manière spirituelle et non sensible.
On ne peut opérer sans être, parce que l’œuvre ne peut être [487] plus élevée que son principe : Jésus-Christ qui était venu pour nous servir d’exemple et nous instruire, qui était Dieu en naissant comme Il l’était en mourant, a voulu être trente ans dans une vie cachée et tout intérieure avant que d’enseigner les autres pour nous apprendre que nous devons véritablement être formés dans l’intérieur et renouvelés dans lui avant que d’entreprendre d’aider aux autres. Il n’a pas même voulu que Ses Apôtres, quoiqu’instruits par Lui-même, prêchassent avant d’avoir reçu le Saint- Esprit, cet Esprit de renouvellement intérieur, qui, les ayant fait mourir au vieil homme, les avait renouvelés en Jésus-Christ et fait participants de l’homme nouveau. De même que le Saint-Esprit forma Jésus-Christ dans les entrailles de la Sainte Vierge, il lui est donné de former Jésus-Christ dans nos cœurs, et c’est après cette formation (qui suppose la mort en Adam) que l’on est propre à conduire les autres ; sans cela, ou l’on mélange ce qui est de soi avec ce qui est de la grâce, ou l’on s’approprie les dons de Dieu, ce qui est entièrement opposé à [488] la pure et nue opération du Saint-Esprit. C’est pourquoi, mon cher frère, vous avez fort bien dit lorsque vous avez assuré que, pour être propre à aider aux autres par le pur mouvement de la grâce, il fallait être régénéré en Jésus-Christ, surtout dans ces derniers temps où s’élèveront tant de faux Prophètes.
Quant à ce qu’ils disent, qu’ils mélangent quelque chose par leur propre imagination, les vrais Prophètes, pendant l’inspiration, ne peuvent mélanger ce qui est d’eux avec ce qui de l’Esprit de Dieu. Dès qu’ils parleront en prophètes, il faut qu’ils parlent toujours la vérité, parce que Dieu est la suprême Vérité : il ne leur sera pas même libre de parler autrement. Nous en avons un exemple bien sensible par le Prophète Balaam10 : quoiqu’il fût perverti, parce qu’il s’agissait de parler de la part de Dieu, [et] quoiqu’il voulût obliger le roi des Moabites, il ne put jamais dire autre chose que ce que Dieu voulait qu’il dise. Mais après avoir prophétisé selon [489] la volonté de Dieu, n’étant plus question de prophétie, il donna, comme homme particulier, un conseil au roi de Moab le plus détestable qui pût être ; mais tant qu’il parle comme inspiré de Dieu, il ne dit jamais que la vérité.
Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela (les nouveaux prophètes) ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n’occupe point la tête, mais c’est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L’aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l’esprit, et en est comme entièrement séparée. Souvent dans le recueillement de la volonté, l’imagination est plus vive qu’en [490] un autre temps, sans que cela distraie, l’un étant séparé de l’autre. Il est vrai que dans le commencement, l’âme n’étant pas accoutumée au recueillement de la volonté, et celle-ci ayant une grande supériorité sur les autres puissances, c’est comme si elle voulait les attirer à elle, et il semble que la tête se sente un peu tirée pour s’unir au cœur ; mais cela ne vient que de la volonté, et quand l’âme est plus avancée, elle ne sent plus ce tiraillement de la tête, mais la même volonté laisse (toujours) la tête libre, se contentant de s’unir de plus en plus à Dieu jusqu’à ce que, par la mort à toutes choses, et à force de se résigner à la volonté divine ayant contracté une souplesse très grande, elle se perde et s’écoule dans la volonté de Dieu, et, ne trouvant plus en elle aucune volonté propre, elle est transformée en Dieu.
Par cette transformation de la volonté, l’esprit devenant pur et simple à mesure que la volonté devient plus souple, il s’unit à l’Esprit de Dieu qui est un esprit tout pur et tout simple. La voie des prétendus prophètes [491] est en tout multipliée : ils ne peuvent jamais arriver à l’unité de l’esprit avec Dieu, parce qu’il faut que l’esprit de l’homme, pour être uni à celui de Dieu, lui ressemble en pureté et simplicité ; et, pour la volonté, il faut qu’elle se perde absolument dans la volonté de Dieu. C’est cette extase admirable, qui, n’étant point faite par l’entremise des sens intérieurs ou extérieurs, ne leur cause ni changement, ni mouvement, ni goût : aussi cette extase est-elle permanente, bien différente de ces extases de quelques heures qui causent une certaine perte de peu de durée dans le sentiment, après laquelle on revient à soi ; mais dans l’extase de la volonté de Dieu, qui n’est autre que la perte de cette même volonté, elle ne revient plus, et elle demeure toujours absorbée dans son être original. C’est ce qui fait cette voie si sûre, parce que tant que nous possédons notre volonté, nous pouvons toujours offenser Dieu et avoir une volonté différente de la Sienne, mais lorsqu’elle est perdue en Dieu, l’âme ne la retrouve plus pour en faire un usage propriétaire. Elle demeure donc [492] tellement perdue que, quand on lui ferait tous les tourments du monde pour lui demander : « Que veux-tu? Que désires-tu ? », elle ne pourrait trouver en elle aucune volonté pour quoi que ce soit, pas même pour désirer les dons les plus sublimes. Dieu veut en elle et pour elle, et Il ne peut vouloir que ce qui est conforme à Sa gloire et se rapportant à Lui-même.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu’il est bien éloigné de consister en ces choses. L’état de ces prophètes ne peut donner ce qu’on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j’appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu’il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu’une personne même qui possède ce silence intérieur, dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d’agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s’agitera jamais. Saint Jean dit en l’Apocalypse qu’il se fit un grand silence au ciel11. Lorsque ce silence est fait dans l’âme, il se communique jusqu’au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l’un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n’est pas pareil à : 2° l’autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c’est nous qui nous taisons ; dans le second, c’est l’amour qui fait taire, et l’âme sent bien que, lorsqu’elle veut parler, elle s’arrache à un je ne sais quoi qui l’attire au-dedans d’elle-même. Jusqu’à ce que l’âme soit parvenue à n’être plus distraite par ses paroles, Dieu la tire de cette manière : c’est pourquoi le silence extérieur et intérieur est si nécessaire dans le commencement surtout, mais celui que Dieu opère est tout autre chose. Il ne faudra pas s’étonner lorsqu’il se trouve quelqu’un qui abuse de ces termes, parce que l’on tâche toujours d’ajuster ce qu’on [494] voit dans les autres à ce que nous croyons qui nous convient, et toute personne d’expérience en fera le discernement.
Cet esprit intérieur ne porte point à courir çà et là, mais il fait que l’âme demeure tranquille, séparée de tout. Elle a une charité sans zèle pour la produire au-dehors, mais attend tranquillement que Dieu la manifeste Lui-même par Sa Providence. Ainsi vous voyez que cela est fort différent [de ce qui est dans ces prophètes] : il s’en faut bien que les mêmes termes n’expriment les mêmes choses. Leur manière d’entendre quand ils veulent écouter Dieu se fait par la tête et l’esprit qui est appliqué, espérant d’entendre quelque chose de distinct qui les détermine. Comme l’imagination entre beaucoup là-dedans, ils croiront entendre Dieu et ce sera leur propre esprit, ou peut-être l’esprit du démon. L’attention que l’on demande aux âmes intérieures est une cessation d’opération au-dedans d’elles-mêmes afin de pouvoir être pénétrées de la parole de Dieu, qui n’est point une parole distincte qui se fasse entendre par succession [495] de paroles et de pensées, mais c’est l’opération du Verbe dans l’âme.
Dieu ne peut parler que par Son Verbe, (qu’) Il a épuisé toute parole en Dieu puisqu’Il est Dieu comme Lui. On appelle donc Parole de Dieu l’impression et l’opération que Dieu fait dans l’âme, qui n’est autre que Son Verbe, une Parole opérante qui fait dans l’âme ce qu’Il y veut enseigner. Quoique l’âme n’en découvre rien autrement dans le moment présent que par une simple onction, elle trouve dans la suite, quand elle est morte véritablement à elle-même et ressuscitée avec Jésus-Christ, qu’elle est instruite de toutes choses, sans savoir qui les lui a apprises ni comme elle les a apprises. Cela ne fait aucune espèce : il ne lui en reste rien pour elle-même, mais lorsqu’il est question de parler ou d’écrire, tout lui est remis selon le besoin d’un chacun. Pour une telle âme, elle demeure toujours simple, nue, sans objet, sans pensée, sans volonté. Tout le long de la voie, qui est longue, doit s’opérer par la [496] foi nue dans l’Esprit et par l’amour dans la Volonté.
Je salue tous ceux de votre connaissance et je leur donne un rendez-vous dans le cœur de Jésus, où j’espère que nous nous trouverons toujours. Si vous voulez vous unir à moi, tout indigne que je suis, j’espère que Dieu, par cette union, vous éclairera de la vérité de ce que je vous ai dit, et que ceux qui sont trompés (quoique de bonne volonté), seront détrompés par la même union, qui les calmera ainsi que je l’espère, de la bonté de Dieu. Soyez persuadé que je vous honore en Jésus-Christ et que je vous porte tous dans mon cœur. Je prie Dieu d’éclairer de Sa véritable lumière tous les siens qui sont en vos quartiers, afin qu’ils ne prennent point le change. Je vous salue tous en Jésus-Christ, vous, mon très cher, en particulier12.
1Mathieu, 24, 24. 2Mathieu, 16, 24.
3III Rois 18, 28. 4I Roi 19-23.
5Jean 1, 9. 6Jean 1, 5.
7II Co 11, 14.
8Pouperies : jeux enfantins de poupées.
9Rom. 14, 17. 10Nb ch. 22 et ch. 31, 16.
11Apoc. 3, 1.
12Certains « Nouveaux Prophètes », jeunes Camisards émigrés qui visitèrent entre autres l’Écosse, se voyant désapprouvés, répliquaient qu’on voulait poser des bornes à la puissance de Dieu…
Comment sauriez-vous ce que je dois devenir, puisque je ne le sais pas moi-même et que j’attends à tout moment quelle sera ma destinée ? Comme je l’ai abandonnée à Dieu, je ne m’en mets pas en peine : je ne crains ni la prison, ni la mort. L’infamie dont on me couvre me serait bien plus douloureuse si je m’intéressais à moi-même. Bon courage ! Si l’on me fait mourir, venez me voir mourir, et faites comme la Madeleine qui ne quitta point celui qui lui avait enseigné la Gnose1. Croyez que vous me serez toujours très chère. Tant que je pourrai vous répondre, je ne refuserai point vos lettres.
1Science de l’intérieur et de l’amour pur que Jésus-Christ avait enseignée à la Madeleine, laquelle lui tint compagnie au pied de la Croix. (Dutoit).
[522] Pourquoi la sagesse humaine nous est-elle si fort nuisible ? C’est qu’elle est opposée à la Sagesse-Jésus-Christ et qu’il faut nécessairement qu’elle Lui cède la place, sans quoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne S’élèvera jamais dans une âme. On peut être vertueux et se tenir dans un certain train de piété sans perdre sa propre sagesse ; mais afin que Jésus-Christ vive et règne en nous, il faut nécessairement que cette sagesse soit détruite. C’est la raison pour laquelle Jésus-Christ fait paraître un transport extraordinaire, que l’on ne remarque point en un autre endroit, lorsqu’Il a dit : Je vous rends grâce, mon Père, de ce que Vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits1. Ceci n’est autre que la révélation de Jésus-Christ Lui-même, en qui tous les trésors de la Sagesse et de la Science sont renfermés2. Et comme tout le désir de Jésus-Christ est de Se communiquer aux [523] hommes et de Se manifester à eux, et que cependant Il ne peut Se communiquer à eux tant qu’ils restent dans leur sagesse, Il Se réjouit et rend à Son Père des actions de grâces de ce qu’Il ne les révèle pas à ceux qui sont sages et prudents, parce qu’Il ne pourrait habiter en eux. Aussi Jésus-Christ, selon l’Apôtre, est-Il scandale aux Juifs et folie aux Gentils3. La sagesse des hommes est folie devant Dieu4.
Il n’y a personne qui n’ait son favori et son Isaac à sacrifier, qui est-ce qui leur coûte le plus : dans les uns, c’est sa propre sagesse, dans les autres, c’est quelque autre chose. Mais c’est peu de sacrifier à Dieu tout le reste, si on ne lui sacrifie cet endroit favori. Mais, dit-on, faut-il faire des folies pour détruire notre propre sagesse ? Nullement, mais il faut une volonté réelle et toujours subsistante de la sacrifier au Seigneur lorsqu’Il le voudra. Il faut de plus suivre son train dans l’état où l’on est, sans l’écouter5. Par exemple, une personne est appelée pour être possédée [524] hautement de Jésus-Christ, et pour cela Il veut qu’elle aille non par le raisonnement de la sagesse humaine, mais par le premier mouvement, non que ce premier mouvement soit toujours infaillible, mais c’est pour accoutumer peu à peu l’âme à perdre la possession de soi et se laisser posséder par Jésus-Christ. Et Il aime mieux des fautes que la docilité fait faire, que tous les ajustements de la prudence dont il ne fait aucun compte, et qu’il a même en horreur dans une âme qu’Il veut détruire. Il veut de plus que dans les routes de destruction intérieure on n’écoute point la sagesse humaine, mais que, marchant à l’aveugle, on Le suive partout où Il mène. Quoique l’on doive simplement cette fidélité à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Il nous montre cependant ensuite que Sa sagesse est plus sage que toutes nos sagesses, car Il ajuste si bien toutes choses que, quoique dedans la sagesse humaine perde terre, au-dehors tout est si sage, surtout pour les personnes comme vous, qu’ils ne peuvent s’empêcher de dire : Bene omnia fecit6.
[525] N’attribuez le progrès que vous avez fait où vous êtes, et qui ira aussi loin que je vous ai dit (car je ne l’ignore pas, quoique vous n’en disiez rien), qu’à la petitesse, et ne croyez pas que votre sagesse y ait aucune part ; non, elle n’y en a ni aura aucune. Et si Dieu pouvait avoir quelque douleur, Il serait pénétré de douleur jusqu’au fond du cœur (comme parle l’Écriture) si vous ne Lui faisiez pas un sacrifice sans retour de votre propre sagesse, mais sacrifice tel qu’Il en pût disposer à Son gré, sans que vous fussiez en droit de vous en mêler ; sacrifice tel que, quelque route qu’il vous fît passer pour l’intérieur, vous ne Lui demandiez pas seulement pourquoi Il en use de la sorte. Je crois que je mourrais de douleur si je vous voyais manquer aux desseins de Dieu par quelque réserve et vous soustraire à Son domaine souverain sous quelque prétexte.
Depuis qu’on m’a fait faire, en votre faveur, une démission de toutes les miséricordes que Dieu m’a faites et que l’on m’a chargée des humiliations que vous deviez porter, Dieu fait qu’il n’y a pas un instant que je ne sois dans une [526] immolation continuelle pour vous. Soyez donc petit comme le petit Jésus, car c’est uniquement ce qu’Il veut de vous. Si vous n’êtes petit comme Lui, quoiqu’il semble que les choses soient sur un pied à ne pouvoir mal aller, elles mourront dans leur naissance. Quoique je vous écrive de cette sorte, ce n’est pas que je crois que vous manquiez de petitesse, oh non ! mais c’est pour l’avenir : il faut être si [aussi] petit pour passer où Jésus-Christ vous invite de Le suivre. Allez donc avec Lui, et que rien ne vous arrête ni ne vous fasse retourner la tête, comme à la femme de Loth. C’est un effet de la sagesse humaine que de regarder derrière soi, et c’est pourquoi elle fut changée en statue de sel. Je prie Dieu de tout mon cœur que mon cher petit Maître soit Lui-même le sel qui vous préserve, dès cette vie, de toute corruption.
1Lc 10, 21. 2Col 2, 3.
3I Co 1, 23. 4II Co 3, 19.
5Notre sagesse.
6Mc 7, 37.
Je ne puis douter que M. ne soit arrêté malgré sa bonne intention ; elle le porte à monter de degré en degré selon l’idée qu’il s’en est fait et, comme lorsqu’on est arrivé à une certaine hauteur, on y demeure toujours parce qu’il n’y a plus rien à monter et qu’il faut descendre, aussi quelque bonne intention qu’il ait d’avancer, il n’est plus question de marcher sur les mêmes traces : c’est une voie comprise de la [546] créature et suivie à la ligne selon cette compréhension. Il faut changer de conduite et laisser absolument derrière soi, comme choses inutiles et même oubliées, ce qui a servi jusqu’alors. On a toujours été conduit comme par une étoile, qui marque toutes les démarches, et en fait comprendre et goûter la beauté ; il faut désormais que cette même étoile soit outrepassée pour aller à tâtons et par l’inconnu.
Mais, me direz-vous, si cette étoile paraît toujours, que voulez-vous qu’il fasse ? Peut-il, par son effort, éteindre la lumière ? Il ne s’agit pas de cela. Il ne faut qu’outrepasser le lieu où elle réside. Il y a une lumière fixe dans un chemin qui me fait voir et marcher toujours ce même chemin ; tant que je n’en sortirai pas, j’aurais toujours sa lumière et je marcherai dans les mêmes pas ; mais si je passe outre le lieu où elle est, elle ne m’éclairera plus. J’ai suivi ces sentiers battus tant et tant de fois à la faveur de sa lumière. La providence marquée et aperçue est l’étoile fixe qui guide M. ; pourquoi ? Parce qu’il marche toujours les sentiers battus de la voie qu’il a comprise et [547] lorsqu’il arrive dans l’obscur, il retourne à sa lumière. Il faut l’aveuglement et le dérangement pour le tirer de la voie sainte, mais comprise, pour le jeter dans les sacrées ténèbres de la foi, où il n’y a plus d’autre flambeau qu’une volonté divine, mais cachée pour l’âme. Vous ne pourriez comprendre combien cela m’est montré clairement en lui. On me met dans l’esprit un passage pour exprimer ce que je veux dire : vous m’avez pris par ma main droite, vous m’avez conduit selon votre volonté et vous m’avez ensuite fait entrer dans votre gloire1. M. N. a été conduit jusqu’à présent par la main droite : il a suivi avec beaucoup de fidélité cette voie droite. On lui a manifesté avec un extrême plaisir tous les lieux par lesquels on le conduisait et les pas qu’on lui faisait faire. C’est donc ce qui est fini, et l’on restera toujours là si l’on ne se laisse conduire à la divine volonté, inconnue de l’âme, et qui est [548] d’autant plus infaillible que moins on la connaît. La première manière de marcher appartient à la foi savoureuse et lumineuse, et la seconde, à la foi nue.
Presque tous les serviteurs de Dieu sont arrêtés à ce premier passage, souvent pour vouloir trop bien faire et parce qu’ils envisagent la nudité comme un déchet. Et il se trouve peu d’âmes qui aient assez de courage pour se laisser conduire à l’aveugle, par des chemins qu’ils ont ignorés jusqu’alors et qui leur paraissent même, en quelque manière, contraires aux premiers. Cependant ils ne marcheront jamais dans cette pure, simple et nue foi, dans cette volonté divine et cachée, qu’ils ne se laissent entraîner en aveugles dans un chemin dont ils perdent peu à peu la trace.
Deux choses arrêtent ici cette personne : l’une, la bonté de la voie qu’il a tenue, qui l’a possédé et qui lui a fait faire toutes choses ; l’autre, certaines maximes de Monsieur B.2 , qui étaient pour lors de saison, et que M[onsieur] B. changerait assurément lui-même s’il était vivant. C’est un arrangement intérieur qui fait une âme toujours parée [549] et ornée, mais qui s’arrête sous le poids de ses trésors. Mais ce n’est point une âme avançante dans la voie.
Soyez persuadé que l’on restera toujours arrêté (quoique rempli de biens) jusqu’à ce qu’on entre dans ce que je vous dis. Je n’ai pu me défendre de vous le dire, afin que vous en fassiez l’usage que Dieu en prétend. S’il entre peu à peu dans ce que Dieu vous inspirera de lui dire, j’espère qu’il démarrera de sa place, comme un vaisseau auquel on donne un certain branle, et qu’entrant dans la volonté cachée, il entrera dans la gloire de Dieu. Cette gloire de Dieu n’est autre que Lui-même, où Sa volonté infaillible, mais cachée, nous conduit.
Je regarde M. N. comme le pilote : M. ne fera que le suivre. Vous croyez peut-être que c’est une folie ? Cependant, c’est une vérité certaine, qu’elle n’avancera qu’autant qu’il avancera lui-même, et je le connais clairement, car quoiqu’elle vous paraisse plus avancée qu’elle ne faisait, elle ne fait que s’approcher de lui. Mais c’est lui qui est comme le remords qui arrête tout, et M. comme le reste. Travaillez, je vous prie, sur lui. Je me sens poussée de [550] vous le dire. Il me semble qu’il vous est donné à présent mission pour cela. Ne dites pas que vous y avez peu réussi, mais dites plutôt avec saint Pierre : In verbo tuo, etc.3
Mon cœur est bien uni au vôtre. Je ne serai à mon aise que lorsque j’agirai avec vous sans nulle crainte et sans réflexion, comme un petit enfant. Je sens que Dieu le veut, que, hors de là, je suis mal à mon aise. Je fais même bien des fautes, sortant de mon agir simple et nu où Dieu est toujours ; mais hors de là, je trouve ce misérable moi-même que j’ai quitté si longtemps et qui m’est un supplice.
1Ps 72, 24.
2Monsieur Bertot.
3À votre parole je jetterai le filet : Lc 5, 5.
[561] Que je suis ravie que Dieu vous fasse sentir votre faiblesse ! Que Dieu vous aime bien plus faible que fort ! Car la force cause soutien en soi-même, mais notre faiblesse rend hommage à la force de Dieu et nous anéantit beaucoup. Je vous assure que rien n’est meilleur pour nous que de sentir notre faiblesse et le peu de fond que nous devons faire sur nous-mêmes. Le découragement n’est pas de même, car il marque un reste d’amour-propre, une certaine attente des choses qui, ne réussissant pas selon nos idées, nous fait croire que tout est perdu. Nous regardons le bien d’une certaine façon et Dieu le voit d’une autre, dans un certain lieu et Dieu le veut dans un autre.
Dieu n’a besoin de personne pour faire Son œuvre : Il Se fera des instruments exprès, et le salut viendra d’où on ne l’attend pas. Mais que de renversements auparavant ! Car la colère du Seigneur n’est pas encore apaisée.
Prenons donc courage dans la [562] volonté du Seigneur. Dans les événements même de Sa Providence, croyons que plus il y a de renversements, tout va mieux. Si nous ne voulons que la gloire de Dieu et Sa volonté, nous la trouverons en tout cela. Oui, Dieu est plus glorifié, et votre âme fait plus de chemin dans la sécheresse, l’incertitude, la nudité, les ténèbres que dans tout ce qui paraît grand. Que votre état me plaît ! Vous avez, en réalité et dans l’expérience, ce que vous n’aviez qu’en lumière. Laissez-vous donc en paix sèche et en abandon sans réserve, sans vous mettre en peine que Dieu fasse ou ne fasse pas. Souvenez-vous que rien n’est nécessaire à Dieu que Lui-même, qu’Il Se sert d’un instrument et le laisse. Il peut des pierres même, faire naître des enfants d’Abraham1.
Qui aurait pu croire, à la mort de Jésus-Christ, que l’Église se fût établie par une telle destruction ? Ô profondeurs des richesses de la science et de la sapience de Dieu ! Que vos voies sont cachées, etc.2 ! Dieu n’établit toutes choses, dans le général et le particulier, que sur la destruction. Les hommes ne [563] réussissent que par le succès, et Dieu au contraire par les renversements des choses qu’Il veut établir : c’est une conduite digne de Dieu, bien différente de celle des hommes. Laissons-Le faire. Souffrons petitement et faiblement ; c’est le mieux pour nous. Tout ce qui nous humilie, rapetisse et rabaisse, est ce qu’il nous faut. Dieu Se sert de choses faibles pour confondre les fortes3, et l’homme se sert des fortes pour combattre et détruire les faibles. Ô altitudo !
Jamais vous n’avez été mieux que vous êtes, jamais je ne vous ai été plus unie, plus une. Il faut que vous deveniez si petit, si rien, qu’il ne vous reste aucune chose de cette grandeur première ; c’est là la petitesse réelle et non en idée. Il n’y a qu’une chose qui pourrait me faire consentir à vous voir quitter votre poste, c’est votre santé. Conservez-vous afin que l’œuvre de Dieu s’achève en vous et par vous selon qu’Il le désire. Vous devriez prendre quelqu’un qui pût vous aider ; laissez ce que vous ne pouvez faire : Dieu fera le reste selon Sa sainte volonté : peut-être [564] serez-vous plus utile ainsi qu’autrement. Il faut que Dieu, s’Il le veut, le fasse par quelque événement de Sa Providence. Qu’Il soit béni à jamais ! Adorons Son indépendance de tous nos moyens. Amen, Jésus !
1Mt 3, 9. 2Rm 11, 33.
3I Cor 1, 27.
Je crois que N. me connaît assez. Je l’estime fort, mais pour moi, je crois que Dieu veut que je vive inconnue sur la terre. Ainsi je vous demande, par grâce, de ne vous point mettre en peine de me justifier à son égard, et ne parlez point de moi. Je dois aussi vous dire que ce n’est pas sur les choses extraordinaires qu’il faut juger les gens : [565] il y a une impression de fond, qui est très pure et qui porte grâce avec soi, et c’est par celle-là qu’il faut juger, nullement par les choses extraordinaires qui sont fautives, et qui peuvent arriver aux âmes communes. Croyez-moi, au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans : allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique, mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu’il pense, sans qu’il n’en reste rien après. Je n’y fais même nulle attention, et je suis aussi contente que les choses n’arrivent pas comme qu’elles arrivent. Dieu seul, et Son ordre divin, suffit. Lorsque j’ai dit à mes amis ce qu’il m’est venu de leur dire, je n’ai jamais voulu qu’ils agissent en conséquence de cela, mais que, laissant tout à la Providence comme s’ils ne savaient rien, lorsque les choses arrivent, elles puissent servir à éveiller leur foi et leur confiance, mais ils n’ont jamais rien fait en conséquence de cela. Obligez-moi de parler de tout cela à N. et, s’il vous dit autre chose, l’on donnera pour faire savoir à NN. ce qu’il vous plaira. Mais qui n’est pas convaincu par le [566] témoignage intime du cœur, ne le sera pas pour longtemps, quand bien [même] il verrait des miracles.
Pour moi, Notre-Seigneur m’a appris à ne pas juger par les apparences extérieures, mais à Le laisser juger Lui-même en moi, et c’est ce goût intime du cœur qui porte ce jugement. On m’a quelquefois dit que certaines gens me condamnaient absolument, qu’ils parlaient contre moi ; je les ai toujours estimés ni plus ni moins. Je comprenais qu’ils étaient prévenus et qu’ils faillaient en se laissant prévenir, mais j’éprouvais en même temps qu’ils agissaient de bonne foi, et je n’ai jamais diminué l’estime que j’ai eue pour eux. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l’approbation des hommes ne me rendra pas innocente [et si je suis innocente,] leur condamnation ne me rendra pas criminelle. Au reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre ; cela répugne à mon cœur : ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien.
Vous savez bien qu’étant unie à vous au point que j’y suis en [572] Jésus-Christ, tout ce qui vient de vous me fait un extrême plaisir, et d’autant plus grand que j’y remarque plus de Dieu. Il vous est aisé, comme à moi, de voir que Dieu veut tout faire en vous. Plus vous Le laisserez faire tout, plus tout ira bien. Dans l’état où vous êtes, il faut laisser tout autre industrie qu’un acquiescement à ce que Dieu fait : Sa bonté est si grande qu’Il vous conduit comme par la main. Il semble qu’Il vous dise : « Laissez-moi tout faire ». Il conduit les femmelettes comme moi par un entraînement inconnu, mais il semble que, S’accommodant à votre naturel, Il vous conduit en vous montrant votre chemin, afin que vous le voyiez et qu’il ne vous reste aucun doute et de la voie et de Celui qui vous y fait marcher.
Quand on a une fois trouvé le fond de l’âme où Dieu habite seul et où le démon et la nature ne peuvent atteindre, on est heureux, parce qu’on démêle alors, avec expérience, ce qui est du fond ou des autres parties de l’âme plus superficielles, ce que nulle science ne peut découvrir, sinon cette science savoureuse, sans [573] bruit de paroles, et qui est si opposée à l’étude et au raisonnement. C’est cette manne cachée1, qui a tous les goûts sans en avoir aucun, et qui instruit, corrige, purifie, perfectionne.
Je trouve dans votre lettre deux choses que vous regardez comme des infidélités. Il peut y en avoir, mais je regarde comme infidélité que de ne pas suivre une inspiration connue. Or, de connaître l’inspiration, cela ne dépend pas de nous. Et même à mesure que Jésus-Christ nous cache avec lui en Dieu2, les inspirations distinctes et aperçues se perdent avec le même Jésus-Christ dans Son Père pour donner lieu à un agir simple et naturel qui, pour n’avoir rien de marqué, n’en est pas moins de Dieu. Nous ne sortons point de cet état pour les choses extérieures qui sont de son ordre, à moins que nous ne nous tirions et de l’ordre de Dieu extérieurement (faisant plus ou moins ce qu’il nous demande), et de cette dépendance à Sa conduite cachée et continuelle au-dedans ; tant que nous ne nous mêlons point de nous, que nous ne voulons pas voir ni examiner trop [574] notre état, nous n’en sortons point.
Vous dites encore que vous ne vous anéantissez pas assez. Qui peut s’anéantir soi-même3 que Jésus-Christ ? Tout ce que vous feriez pour vous anéantir retarderait votre anéantissement. Car, pour être anéanti, il faut cesser d’être quelque chose, de voir et de faire quelque chose. Celui qui nous a créés peut seul nous mettre dans l’anéantissement spirituel ou intérieur. Vous êtes en bateau sur une rivière : vous y paraissez, vous y voyez les objets quoique vous ne remarquiez aucun sentier. Il n’y a qu’à laisser aller le bateau : par la pente du fleuve, il vous mènera et vous précipitera dans la mer où, vous abîmant, vous ne serez vu ni de vous ni des autres. Si vous faisiez quelque chose dans ce bateau sous prétexte de le mieux faire aller, vous l’empêcheriez de se submerger. La lettre de ... est très excellente, mais il ne se faut borner ni au plus ni au moins, mais suivre Dieu simplement, qui vous fera outrepasser toute mesure pour vous perdre en Lui. Amen !
1Apoc. 2, 17. 2Col 3, 3.
3Philippiens 6, 7.
[578] Quoique votre lumière soit très profonde pour votre degré, je connais pourtant qu’il y a bien des choses que vous verrez un jour d’un autre œil, soit par rapport à vous, soit à l’égard des autres. Lorsque la charité de Jésus-Christ se sera emparée entièrement de vous, vous aurez pour les autres une certaine compassion de douceur, et vous changerez quelque chose de dur qui vous reste encore. N’inspirez jamais aux autres de la dureté : la compassion est la vertu de Jésus-Christ. Toutes les personnes dont le naturel est sec ne comprennent point assez jusqu’à quel point doit aller la miséricorde et ce que c’est que la faiblesse humaine ; aussi, les personnes qui doivent beaucoup aider aux autres, éprouvent ordinairement elles-mêmes les faiblesses et les infirmités de la chair. Plus les saints ont été consommés en charité, plus l’ont-ils été en douceur. L’extrême douceur de saint [579] Jean l’Évangéliste était la marque de son profond anéantissement et de sa charité parfaite. On voit comme un bien, dans un temps, une chose selon la lumière présente, mais on la voit ensuite d’une autre manière. Je ne vous dis point cela pour vous imposer un travail de radoucissement, mais parce que l’on me le fait dire. Et je crois que Dieu ne permet que je vous dise cela que parce qu’Il veut vous communiquer cet esprit de douceur.
Les personnes dont le naturel est sec sont d’une exactitude plus rigoureuse. Ne jugeons jamais les serviteurs de Dieu, car Il leur permet des faiblesses en des temps pour leur faire éprouver davantage le besoin qu’ils ont du secours de Sa grâce. Tel qui a pu avoir en un temps de grandes faiblesses est revêtu souvent de la force divine. Il n’y a que Dieu Lui-même qui puisse juger de Ses saints, car tel dont la vie est sans reproche, est souvent très propriétaire, durant que l’autre est entré par sa même misère dans l’expérience de son néant. Dieu a deux manières d’anéantir les âmes : les unes le sont souvent par des expériences secrètes [580] et cachées aux yeux des hommes de mille manières que Dieu connaît ; ou bien il permet des liaisons de cœur qui sont d’autant plus fortes que le même cœur est plus abattu et plus affaibli ; cependant le corps est pur et chaste et n’a pas une faiblesse, durant que le cœur ne peut se retirer à ce qui l’entraîne et qu’il est comme contraint de faire connaître aux yeux des autres ce qu’il ne peut tenir caché à cause de sa violence ; il me paraît que ces personnes sont incomparablement plus humiliées que les autres, parce que leur confusion surpasse de beaucoup leur faute et qu’il paraît beaucoup de mal où il n’y a aucune malice, mais bien de la faiblesse.
Il y a aussi des personnes en qui Dieu permet des chutes réelles et véritables, et ces personnes ne laissent pas de se sanctifier. Il n’est point de saint du Seigneur qui n’ait quelque éclipse dans sa vie, et une vertu qui est toujours demeurée debout est ou à la veille de sa décadence, ou bien c’est une vertu fort suspecte. Si vous examinez [ces personnes] de près, vous y trouverez beaucoup de force, de [581] confiance en eux-mêmes, beaucoup d’assurance, au lieu que les autres ne se peuvent promettre la moindre chose de leur fidélité, ni attendre quoi que ce soit. Les plus grands saints ont été ou de grands pécheurs ou terriblement battus de la tentation, non d’une tentation soufferte avec force, mais d’une remplie de mille faiblesses qui leur paraissaient des chutes.
Oh ! que les jugements de Dieu sont impénétrables ! Il y aura au ciel infiniment plus de femmes perdues que de Pharisiens : Jésus-Christ qui exerce Son zèle contre les derniers, n’a que de la douceur pour les premières. Et saint Augustin même, qui avait été si grand pécheur, puis si fort affranchi du péché dont il croyait l’habitude insurmontable, n’éprouve-t-il pas, à la fin de sa vie, des tentations et des faiblesses dans ses sentiments qu’il n’avait point eus auparavant. J’ai connu un vieillard d’une sainteté consommée, vierge de corps et d’âme, ayant conservé son innocence, éprouver sur la fin de ses jours les dernières misères et se voir contraint d’avouer, sous des cheveux blancs, une passion qui le dévorait et qui [582] lui était d’autant plus cruelle qu’elle lui était nouvelle, malgré l’expérience dans laquelle il avait vieilli. J’entendrais dire tous les maux du monde d’une personne que je ne serais nullement étonnée ; je ne pourrais pas même sentir d’émotion de zèle contre ses défauts : je me trouve là-dessus comme si la chose n’était point. Dieu, dans un instant, peut faire le plus grand saint du plus grand des pécheurs. Une sainteté complète et arrivée au plus haut fait ne me cause ni admiration ni estime pour la personne : je ne vois et ne puis voir que Dieu en toutes ces choses. Il n’y a que la perte totale qui instruise de la vérité ; on en découvre de loin quelque chose à la faveur d’une lumière anticipée, mais ce n’est que dans la vérité du néant que l’on pénètre l’impénétrable conduite de Dieu et les jugements inscrutables de Celui qui tire du sein de la corruption le germe de l’immortalité. Je prie Celui qui m’a pressée de vous écrire ceci de vous faire découvrir dans une grande étendue ce qu’Il me fait vous dire.
Je vous assure que rien ne peut me donner une plus forte joie que d’apprendre que vous avancez dans l’amour de Dieu simple et véritable et dans le renoncement à vous-même, ce qui se remarque parce que votre cœur s’étend. C’est le propre de l’amour pur d’étendre et de dilater le cœur, au lieu que l’amour de nous-mêmes, sous prétexte de vertu et de bien, rétrécit le cœur, le resserre et le renferme dans une certaine capacité que la créature se prescrit. Car il est certain que tout ce que nous renfermons en nous, étant moindre que nous, n’a garde d’étendre notre cœur puisqu’il y reste des vides, quelque plénitude que nous y sentions, au lieu que l’amour sacré, comme l’air, s’insinue partout, remplit les vides, dilate ce qui lui fait obstacle, et enfin étend si fort la capacité de notre âme que, la rendant simple et pure, il se l’unit et la change en soi.
L’or, à force d’être étendu, devient comme un fil très subtil. Encore reste-t-il à ce fil si délié une consistance propre. Mais l’âme redevenue simple est rendue comme une eau pure, propre à s’écouler dans la mer, où elle devient sans borne dans la mer et participante à ses qualités. C’est en ce sens qu’il nous est dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1, c’est-à-dire non pas autant, ce qui ne se peut, mais d’une perfection proportionnée à la Sienne. Or la perfection de Dieu est qu’Il est pur, simple et sans mélange. Sa pureté, et sa simplicité infinie, fait Son immensité. Il faut donc être simple comme un enfant et aimer purement pour devenir presque immense.
Mais comme notre qualité de créature ne nous permet pas d’avoir une immensité divine, Dieu nous dilate, nous rend simples et nous reçoit dans Son immensité, où il n’y a plus ni temps, ni lieu, ni saisons, ni chaud, [598] ni froid, ni lumières, ni ténèbres, parce qu’une chose qui n’a plus de consistance n’a plus de qualité propre ; n’en ayant plus de propre, elle prend celle que lui donne son Dieu qui ne peut lui en donner d’autre que celle qui la rend semblable à Dieu. Vous savez que l’eau prend toutes les couleurs, toutes les formes, tous les goûts parce qu’elle n’a ni couleur, ni goût, ni forme. Soyons de même : ne nous fixons à rien, mais laissons-nous entraîner par la Providence en tout événement, quel qu’il soit.
Je vous sais bon gré d’être ferme pour ne pas terminer le procès d’une manière injuste. J’aimerais mieux perdre tout mon bien que de donner un dépôt que l’on m’aurait confié, et que de défaire d’une manière indigne ce que j’ai cru faire justement. Dieu est toujours le même. Sa main n’est point abrégée. Humilions-nous profondément sous la puissante main de Dieu. Espérons en Lui et Il agira Lui-même. Je vous suis plus unie que jamais en notre divin Tout.
1Mt 5, 48.
Je vous prie de ne vous confesser que lorsque Dieu vous en donnera le mouvement. Comme c’est un Dieu d’ordre, Il vous le donnera assez souvent pour ne point indisposer vos domestiques. Abandonnez-vous donc à Lui sans réserve, car Il veut prendre beaucoup de soin de vous.
Il est assez naturel de condamner ce qu’on n’éprouve pas, car le raisonnement n’atteint jamais là, ni la science. Ainsi je ne suis point surprise de voir tant de gens de bien condamner les voies intérieures qu’ils ne connaissent pas. Il faut que Dieu leur en donne l’intelligence par une expérience qui les fasse revenir de leur raisonnement qui, étant trop borné, ne peut jamais s’étendre sur tout ce que Dieu [649] opère. Dieu ne serait pas Dieu s’Il n’avait d’infinis moyens de Se communiquer à Ses créatures, que ces créatures mêmes ignorent. Ô altitudo, etc.1
Plus vous avancerez, plus vous trouverez un chemin inconnu à la raison, connu de la seule foi et de l’abandon entier, où Dieu Se plaît de conduire, dans le secret, ceux qui se livrent à Lui sans réserve : il y a le chemin battu par le commun, mais il y a le secret sentier de l’ami, connu seulement de l’amant et de l’aimé ; plus on meurt d’esprit et de volonté, plus on le trouve. Il est parsemé d’épines. L’ami conduit son aimé longtemps sans lui faire éprouver ses aimables cruautés, mais quand il s’agit de le faire sortir de lui-même pour le faire passer en lui, par une extase d’autant plus merveilleuse qu’elle est sans changement extérieur et qu’elle est durable, oh ! qu’il faut qu’il en coûte ! Il faut mourir à tout sans réserve. Les dons nous sont donnés pour nous faire mourir aux choses extérieures et sensibles, mais Dieu vient Lui-même nous faire mourir [650] à ces mêmes dons et aux choses spirituelles pour nous faire passer en Lui. Mais que la porte qui introduit à cette vie divine est étroite2. Il faut être nu pour y passer. C’est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, d’une manière que peu entendent, qu’il serait plus facile qu’un chameau passât par le trou d’une aiguille qu’un riche n’entre au Royaume des cieux3. Le Royaume des cieux est la perte de nous-mêmes en Dieu, mais cela ne se fait que par Dieu même. Aussi Jésus-Christ ajoute-t-Il : Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu.
Je me trouve très unie à vous. Vous avez bien raison de dire que ces sortes d’unions n’ont rien de rapportant à tout ce qui est d’amitié extérieure. Il est impossible qu’elle soit divisée de Dieu puisqu’elle nous unit davantage à Lui. C’est en ce sens qu’Il demande que nous soyons un et que tout se réduise à l’unité 4. La vie intérieure est une vie évangélique. L’Évangile s’exprime et s’explique dans les âmes intérieures sans qu’elles sachent comment cela se fait.
1Rom. 11, 33. 2Mt 7, 14.
3Mt 19, 24-26. 4Jean 17, 21-23.
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment [317]. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. Je prie de tout mon cœur Notre-Seigneur de vous faire entrer dans ce qu’Il me fait vous dire, quoiqu’il ne soit peut-être pas selon votre goût. Si je vous peine pour quelques moments, la peine sera pour vous une source de biens si, par docilité, vous entrez dans ce que je vous dis. Peut-être direz-vous : c’est me brouiller que de me faire démêler une chose que je ne veux point démêler, voulant tout laisser à l’abandon. Dieu la démêlera pour vous et vous n’en serez point brouillé si votre docilité vous fait entrer, malgré vos sentiments, en ce que je vous dis.
Ne jugez donc jamais les choses par le goût du sentiment : il vous est même plus nuisible que la raison. Tout ce qui peut être excité chez vous par une prévention ou par un objet extérieur, ne peut point être chez vous le juge ni pour vous ni pour autrui. Il faut que ce juste juge vienne du fond, sans l’entremise d’aucune de ces choses. Si vous vous accoutumiez à juger par le goût du sentiment, il étoufferait peu à [318] peu ce goût sans goût intime de la foi, par lequel seul vous pouvez juger des choses, non selon l’apparence, mais selon ce qu’elles sont en effet.
C’est seulement cet état qui se peut appeler état simple puisqu’il est conduit par un seul moteur. C’est lui qui est exempt de toutes les méprises dans la conduite des âmes. Sans cela, on ne pénètre point la moelle du cèdre, on demeure à l’écorce.
N’allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d’abord, et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu’il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n’êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu’il s’en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d’en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
Notre-Seigneur me fait concevoir cela d’une extrême conséquence pour [319] vous (à cause des desseins qu’Il a sur vous pour les autres), que c’est la clé de la vérité de la pure conduite. Les choses de cette nature ne laissent rien d’indéterminé. On peut être sans réponse sur ce que l’on demande, Dieu ne le donnant pas, mais pour ce qui regarde la conduite, sitôt que la réponse se donne, elle se donne comme l’oracle du Seigneur, sans qu’elle puisse varier. On peut bien vous faire taire, ou vous accabler de raisons et vous faire déporter1 des choses, mais non pas changer un décret intime, qui est un décret éternel.
C’est là marcher en pure lumière, qui discerne dans le cœur des hommes même ce qui est de Dieu. Si Samuel se fût arrêté au goût, il n’aurait point sacré David pour roi2. Telle personne nous déplaît d’abord, lorsque l’on en juge sur les sentiments, qui dans l’usage est tout autre chose. Agir par le sentiment rend l’esprit léger, inconstant et imprudent, mais en cessant d’agir par notre raison et nous laissant à l’intime du cœur, qui ne se démêle que par la perte de la raison et du sentiment, on juge des choses comme Dieu en juge, et [320] Sa divine sagesse devient le remplacement de la raison et du sentiment. Oh ! si vous pouviez comprendre combien cela vous est nécessaire jusqu’à ce que la pure Sagesse de Dieu se soit élevée chez vous sur les débris de la raison et du sentiment !
Cessez d’agir par la raison et le sentiment et cette vérité, plus simple que l’on ne peut dire, deviendra votre conduite. Soyez-moi à cet égard comme un petit enfant bégayant et je vous dirai les oracles de la Sagesse de Dieu, trop heureuse si, vous ayant servi d’étoile dans ce que Dieu me fait vous être, je vous conduis à Lui seul et que Sa pure vérité soit la seule lampe qui vous éclaire ! C’est là le don des dons que Dieu ne donne qu’à ceux qu’Il destine par vocation à l’état apostolique. Les autres ne le connaissent pas même. C’est juger de Dieu par l’Esprit de Dieu, en juger non seulement en Lui-même par Lui-même (ce que vous faites déjà), mais dans les autres. C’est ce caractère de la mission qui fait découvrir jusqu’aux moindres obstacles dans les âmes et jusqu’aux moindres tromperies.
Courez par ce chemin-ci, puisque le Seigneur veut que je vous y conduise [321]. Que rien ne vous empêche de me suivre, non par le goût du sentiment qui empêcherait votre course, mais par la vérité de la foi qui est l’endroit par lequel vous tenez à moi. Aussi est-ce le chemin par lequel je vous dois conduire. Ce que vous avez pour moi ne contente ni votre raison ni vos sentiments, parce qu’il est au-dessus de l’un et de l’autre. Il est pourtant si ferme et si réel que vous quitteriez pour cet inconnu tout ce qui est au monde qui vous est de plus agréable. Il en est de la voie par laquelle je vous dois conduire comme de moi : rien qui vous contente, mais tout vous y suffit avec excès. Vous quitteriez tout, dis-je, pour cet inconnu, mais avec la même peine d’un enfant à qui l’on ôte une pomme, qui s’en afflige et qui cependant est apaisé par quelque chose de meilleur. Mais il ne connaît ce meilleur que dans l’usage, si l’on peut appeler connaissance ce qui ne l’est pas.
Que rien ne vous amuse. Croyez ce qui a été, qui est et qui sera toujours pour vous vérité de Dieu. N’anticipez jamais rien. Allez toujours par le moment présent. Si vous prévenez [322] le moment, vous serez toujours hésitant pour faire ou ne pas faire. Le moment même vous détermine par lui-même.
1Se déporter : s’abstenir de renoncer à.
Je vous ai si souvent dit qu’il faut une perte et mort sans ressource parce que votre vie n’est plus de la nature : il y a longtemps que cet animal est dompté, mais elle réside dans la pointe de l’esprit. C’est une vie [351] subtile et délicate qui est bien plus difficile à tuer que la première, parce qu’elle ne se perd qu’en faisant vivre celle-ci. De tous les animaux, il n’y en a point de si difficiles à tuer que ceux qui ont les esprits plus subtils. Un bœuf se tue de quelques coups de maillets, mais une vipère vit plusieurs jours sans tête et sans cœur et, après être écorchée, elle tâche de se mouvoir, et elle ne cesse de vivre que lorsqu’elle n’a pas la moindre humeur et qu’elle est entièrement desséchée : sa tête séparée de son corps mord encore et peut tuer un homme vivant. Telle est la vie de l’esprit illuminé et raffiné par les exercices de vertus comprises1 et de l’oraison.
Mais hélas ! on [ne] veut qu’à peine sortir de cette vie, on la conserve tant que l’on peut. On ne regarde les choses qu’en elles-mêmes, et les moyens de l’arracher paraissent effrayants quand ils sont regardés seuls. Mais mesurés sur cette effroyable vie et sur sa malignité (si on la connaissait bien, et qu’on la vît seule), il n’y a point de moyens, quelque hideux qu’ils fussent, dont on ne se servît, il n’y a point [352] d’abîmes, quelque épouvantables qu’ils parussent, où l’on ne se jetât volontiers à corps perdu pour se défaire d’une vie d’autant plus dangereuse qu’elle est plus subtile. Mais comme elle ne se perd qu’en perdant tout bien, et que l’âme ne peut s’y résoudre, c’est ce qui fait que la mort est si longue et que la vie se passe à mourir. Perdez-vous donc ainsi avec courage et votre perte sera le plus grand de tous les biens, non à ce qui vous paraîtra, mais selon ce qui est en vérité au seul honneur et bon plaisir de Dieu, qui prend plaisir de voir Ses créatures qui n’ont plus ni gloire spirituelle, ni intérêt propre de salut ni d’éternité, puisqu’ils sont sacrifiés à l’honneur unique de Dieu par le plus grand de tous les sacrifices au seul vouloir inconnu de Dieu.
Tous les autres sacrifices sont des dispositions à celui-là et ne peuvent trouver leur perfection que dans lui. Mais, ô mort et perte terrible de la nature, que tu es effroyable ! Tu ne l’es cependant que parce que la créature s’aime subtilement. Elle ne saurait se [353] résoudre à tout perdre pour trouver tout, non en elle, mais en Dieu. Car la misérable est si rusée que, lorsqu’elle se perd, elle ne se perd que dans l’espérance de se retrouver encore mieux, ce qui ne sera jamais. Il faut qu’elle se perde d’abîme en abîme dans l’inconnu, sans espoir et sans rien pour elle ; car si, dans le temps de son état le plus consommé, elle voulait quelque chose en elle et pour elle, elle ne trouverait qu’un enfer. C’est en Dieu et pour Dieu qu’elle trouve tout son bonheur lorsqu’elle est dégagée de tout propre intérêt de temps et d’éternité2.
Mais où trouvera-t-on des âmes qui n’aient plus d’intérêt ni pour l’un ni pour l’autre ? C’est cette difficulté de trouver des âmes dans un simple, pur et entier sacrifice, qui fait toute ma douleur sur la terre et qui me ferait même désirer d’en sortir si je pouvais désirer quelque chose. Mon penchant pour ne plus aider aux hommes et pour en être séparée augmente chaque jour, car il faut leur cacher et adoucir les vérités, ce qui m’est [354] insupportable. Il faut les ménager ou s’attendre à des écarts furieux, car s’ils savaient les abîmes qui les attendent, ils quitteraient tout. Je vous avoue qu’on pourrait dire avec saint Paul que nous gémissons sous la captivité de notre corps3, parce qu’il n’y a point de purs esprits sur la terre.
1Vertus bien comprises, dépendantes de la grâce divine, etc.
2Voyez l’Imitation, Livre 3, chap. 25, 3. (Dutoit).
Je vous plaindrais extrêmement si je n’étais assurée de la bonté de Dieu sur vous. Mais il faut porter toutes les agonies de l’état : on ne meurt qu’en mourant. Dieu pousse les gens [364] autant qu’Il les aime et selon les desseins qu’Il a sur eux. Quelquefois Dieu veut une fidélité aveugle des âmes et veut être obéi au moindre signal. D’autres fois, Il ne veut que les éprouver et les faire souffrir. Il faut suivre Dieu. Tout ce qui vous pacifie est de Lui. Vous avez bien fait. Il faut faire des coups hardis et croire que Dieu n’est pas moins dans cette chose que dans l’autre. Mais de quoi servent les paroles des créatures lorsque l’on a au-dedans une parole qui ne laisse pas ignorer ce que le Maître veut ? Dieu a d’étranges manières de détruire. Il est Maître, Il est tout-puissant, cela suffit.
Rentrez donc dans votre abandon sans faire autre chose que de vous donner en proie à la volonté de Dieu, et ne reculez point sous quelque prétexte que ce soit. La tentation de tout quitter viendra souvent, mais que peut une masse d’argile contre un plus puissant que la mort ? Vous voyez que l’abandon vous donne la paix et le large : qu’y a-t-il qui vous marque plus Dieu ? La paix, la joie, la liberté sont les fruits du Saint-Esprit, comme le [365] trouble, la tristesse et la gêne sont les fruits de l’amour-propre.
Je vois que vous aurez beaucoup à souffrir, car, comme il est impossible à cause de votre avancement que vous retourniez en arrière - Dieu vous a trop affiné le goût par la paix et la liberté dont vous avez joui - vous ne pourriez sortir de là sans entrer dans un état violent qui ne pourrait point être de durée, la lumière vous poursuivant sans cesse, et il ne vous refléterait que la peine de votre infidélité sans consolation ; ces violences viennent de ce que Dieu pousse fortement. Il faut rentrer dans la paix et ne point penser au passé ni à l’avenir.
Vous éprouverez une infinité d’états et de dispositions dans un seul état. Vos alternatives sont d’une nature que, quand vous vous délaissez, tout vous paraît divin, et lorsque vous êtes mal, ce n’est que désespoir. Mais faites attention que Dieu n’est pas un trompeur, que c’est Lui-même et Lui seul qui vous a engagé dans Ses filets, que, s’Il Se sert en quelque chose d’une misérable créature, ce n’est que pour soutenir et confirmer, mais Il fait tout [366] lui-même. Avec Dieu, plus on fait les choses promptement, moins on souffre.
Dieu ne Se laisse jamais ignorer de l’âme lorsqu’Il la porte au sacrifice. Plus les sacrifices sont grands, plus ils sont dignes de Dieu. Le pis qui puisse arriver, c’est de se tromper, car il ne peut y avoir de péché. Mais peut-on se tromper en honorant Dieu et en Lui obéissant ? Courage donc, sans courage ! Ne précédez pas la grâce, mais aussi suivez-la. J’espère qu’avant qu’il soit peu, tout sera pacifié.
Je vous aime de tout mon cœur. L’amour [divin] est fort comme la mort et sa jalousie est dure comme l’enfer1. Vous éprouvez quelque chose, ma très chère, de la jalousie de l’amour. Sa loi n’est et ne sera jamais écrite que dans le fond de votre cœur. Ce sera votre cœur qui vous rendra toujours témoignage de lui, mais cet amour jaloux jette dans un enfer ceux qui se regardent eux-mêmes et leur intérêt, quel qu’il puisse être. Ô Amour, une crainte vous déplaît ! Et souvent vous rejetez le cœur que vous avez [367] contraint de vous obéir. Il veut, cet Amour, qu’une seule invitation suffise pour s’abandonner à lui. Mais je vous en dis trop. Ô Amour cruel et impitoyable, pourquoi me fais-tu parler lorsqu’il semble que je devrais me taire ? Tu le sais et cela me suffit.
1Cant. 8, 6.
La peine que vous avez vient assurément de votre infidélité en ce que vous donnez entrée à la réflexion, qui est comme une bonde levée après quoi on ne peut empêcher le torrent de se déborder. Il ne faut pas présentement travailler à vous tirer de la peine. Il faut laisser à la peine de faire l’effet que Dieu prétend. Vous n’en sortirez que par un nouvel abandon sur les choses que vous appréhendez le plus.
Il n’y a rien à craindre du côté du désespoir. Tout ce que vous sentez là-dessus vient d’une nature irritée [374] et d’une infidélité qui vous fait toute rentrer en vous-même. La peine qui vient de Dieu n’est point de cette sorte : elle humilie en tranquillisant. Tout ce que vous me dites n’est que nature qui ne veut pas mourir : on craint pour soi. On ne craindra plus sitôt que l’on s’abandonnera à Dieu ; ainsi du reste. Plus nous vivons en nous-mêmes, plus nous avons de peine. Plus nous sommes morts, moins nous avons d’intérêt pour nous-mêmes, soit éternel ou spirituel, soit temporel.
Je n’ai jamais ouï dire que l’on juge bien d’un état dans le temps de la peine, mais dans le calme et la bonasse. Je n’ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et la réalité de l’état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles.
[375] Après avoir porté la paix de l’amour, il faut porter la rigueur de l’amour. Le premier amour est un amour possédant son objet, quoiqu’en pure et nue foi. Le second amour est un amour détruisant son sujet, sans sortir de la même foi. Il y a assez d’âmes (quoiqu’elles paraissent rares) qui veulent bien posséder Dieu, quoiqu’en nudité totale, mais qu’il y en a peu qui veuillent bien se laisser détruire sans qu’il en reste rien ! On veut être détruit et se conserver entier ou avec quelque figure ou trace de ce que l’on a été : cela ne se peut.
Laissez-vous donc défigurer par l’amour et qu’il ne reste nulle trace de ce que vous avez été, mais cela, si réellement que, ne vous reconnaissant plus vous-même, vous ne sachiez plus si vous avez été quelque chose. Toute autre voie que celle de l’abandon n’est pas pour vous. Toute autre nourriture ne convient point à votre estomac accoutumé à la délicatesse de cette viande. Laissez-vous donc à l’amour cruel et impitoyable. Il est prêtre et victime : il immole et il fournit la matière de l’immolation.
[381] Vous ne devez pas douter, madame, de ma fidélité pour votre service. Il ne me manque que les moyens de le faire. Je suis toujours plus convaincue que vous devez vous arrêter aux lumières que Dieu vous a données par ce misérable canal, sans l’envisager lui-même, car elles sont de source, et elles seront pour vous des paroles de vie. Je vous avais écrit dès le commencement un billet de ce que je sentais de N. : je vous l’envoie. Je ne le crois pas assez fort pour vous. Il est nécessaire qu’il boive la lie du calice avant de pouvoir vous servir. Vous n’aviez garde de trouver la paix, puisque vous êtes hors de l’ordre et de la disposition divine sur vous. Vous ne viendrez point à bout de ces choses en les violentant, mais en acquiesçant. Tenez-vous donc ferme à votre première manière et n’expliquez plus ces choses à N., puisque son estomac n’est pas assez fort pour les digérer.
Pour vous, chère dame, défiez-vous de votre timidité. Vous n’avez besoin que de largeur et non de rétrécissement. Vous savez que je vous ai dit dès le commencement que Dieu [382] m’avait donné grâce pour votre âme. Je le crois toujours plus. Abandonnez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu et suivez les lumières de notre cher *** : je crois qu’elles vous seront plus propres que celles de N. Ces bons messieurs ont bien de la peine à se laisser détruire : ils veulent des conduites qui ne passent pas les idées qu’ils s’en sont faites ; mais sitôt que Dieu conduit les âmes par des routes impénétrables à l’esprit humain, ils perdent terre. Sitôt que Dieu pousse une âme à l’abandon, c’est une marque que Dieu veut la conduire. Ceux que Dieu ne conduit pas de cette sorte n’ont aucune de ces lumières : aussi ne faut-il jamais leur découvrir les secrets de cette voie.
Mais pour vous, vous avez toujours vu que Dieu vous a prévenue par Sa lumière et que l’on n’a fait que suivre pas à pas. Car, quoique vous ayez hésité quelquefois, il a toujours fallu en revenir au large abandon, sans quoi votre âme perdait sa situation ordinaire. Vous savez ce que je vous dis sur votre agonie qui venait de la répugnance naturelle qu’il y a à se [383] perdre au point qu’il faut. Dieu qui voit votre bonne foi, n’a pas voulu vous laisser égarer longtemps, ayant permis que *** vous ait remis dans votre voie. Tenez-vous y ferme, au nom de Dieu, car sans cette fermeté, on est longtemps à faire et à défaire.
Comment pouvez-vous accorder un abandon sans réserve, et une attention continuelle sur vous-même pour ne point passer les bornes que l’on vous a prescrites ? Vous voyez que cela se contrarie. Il faut ou rompre tout à fait ou aller bonnement et simplement comme vous faisiez. Ne craignez point, laissez élargir votre cœur, je vous en prie. C’est à Dieu à borner Lui-même les choses. Je ne pense pas qu’en suivant le chemin de l’abandon, Il permette que vous vous égariez. Au nom de Dieu, ne vous gênez plus, ni ne vous rétrécissez plus, et suivez les mouvements de votre cœur, car Dieu est avec vous et Il ne vous abandonnera jamais un moment. Si vous étiez fidèle à poursuivre à travers de tous les dangers apparents sans vous regarder vous-même, vous passeriez bientôt le trajet. Il faut se jeter à corps perdu dans [384] l’abîme et franchir avec assurance tous les précipices, puisqu’il est certain que vous ne trouverez votre salut que dans votre perte totale. Hésitez tant qu’il vous plaira, suivez tous les conseils que vous voudrez, il faudra toujours en revenir au point qui vous a été marqué : perte, abandon, largeur, immensité, sortie de vous-même, perte en Dieu. Mais par où ? Par des routes inconnues aux oiseaux du ciel, cachées à ceux qui vivent1 encore en eux-mêmes, en dons créés, quelque saints qu’ils paraissent.
Demeurez donc ferme et inébranlable dans ce que nous avons dit tant de fois ; vous éloigner de là, c’est allonger votre supplice et faire de longs circuits. Tous les conseils qui vous conviennent vous causeront toujours la paix, la joie et le large. Défiez-vous des autres, quelque bons qu’ils vous paraissent, car ils ne sont point de Dieu, mais de la raison humaine illuminée : ce n’est plus votre état ni votre route. Il ne vous faut plus des conduites humaines raisonnables, mais [385] une plus divine, laquelle vous trouverez dans la perte totale et dans les avis qui vous seront donnés conformément à votre état. Votre âme recevra, avec joie et paix, la nourriture qui lui est convenable, mais elle se soulèvera contre celle qui ne lui est pas propre.
Pour vous, monsieur, je suis contente de votre disposition et je ne doute point que Dieu ne vous mène loin. Allez à travers les insensibilités, les sécheresses, les peines, les nudités, la foi sans goût et l’abandon, et vous irez bien. Moins vous aurez et plus vous aurez. Que l’on trouve peu d’âmes capables d’entrer dans les pures voies de l’Esprit ! Et qu’il y en a encore moins de propres à y conduire les autres !
Le diable remue toute la terre pour empêcher le règne de la volonté de Dieu dans les âmes anéanties et abandonnées, mais il n’en viendra pas à bout. Plus il fait d’efforts pour s’opposer à l’empire d’un Dieu souverain, plus cet empire s’étendra partout. Pour moi, je me moque de sa rage. Il y a déjà longtemps qu’il m’a menacée. Il fait agir les créatures ; mais son pouvoir est borné et il sera lié sur le grand [386] fleuve de l’Euphrate2. qui n’est autre chose que l’abandon. Il ne pourra plus nuire aux serviteurs de Dieu. Jusqu’à ce temps, il faut tout essuyer et tout souffrir. Ô mon Dieu, si cela Vous donne quelque plaisir, ne nous épargnez pas ! Vous êtes un assez grand Dieu pour avoir des victimes de Votre Providence et de Votre volonté.
1Job 28, 21.
2Apoc. 9, 15.
Oui, il faut que vous soyez anéanti, mais dans le plus profond de l’anéantissement, ce qui s’entend bien moins encore pour l’extérieur que pour l’intérieur et, quoique ce premier doive être extrême, c’est peu. Il faut que cette plus noble partie de vous, qui est l’intérieur, le soit infiniment davantage. Il me semble que vous mettez plus d’opposition à ce dernier qu’à l’autre, quoi que cela ne vous paraisse point parce qu’il est plus subtil. C’est pourtant celui que Dieu veut, et vous ne serez point propre à Le glorifier comme Il veut que cela ne soit fait. Prenez garde, s’il vous plaît, à une vie secrète, à un certain soutien : sans le vouloir, vous voulez quelquefois aimer et faire aimer. On a peine de se perdre entièrement et l’on veut un témoignage intérieur que l’on est enfant de Dieu. On ne se soucie pas de lumière [392] et dégoût, c’est trop peu, mais il faut un amour secret, une adhérence simple.
Oh non ! Il faut perdre tout cela, et se perdre pour ne se jamais retrouver. Non, il ne faut pas aimer par votre cœur étroit et borné, mais il faut que l’amour s’aime lui-même dans l’étendue de son amour, sans que vous voyiez ni goûtiez, pour peu que ce soit, cet amour-Dieu. Le rien n’aime ni ne fait rien, il ne prend part à rien de ce qui se fait et il est rien pour tout. Ceci est d’une étendue infinie et demande une fermeté inébranlable pour ne pas se tirer un moment de ce rien véritable : pas une parole, pas une pensée, pas un respire. Tout ce que la nature veut faire [que l’on croit grâce] doit mourir comme des vagues contre le rocher. Il est temps de n’avoir plus de résistance.
Je sentis hier, à l’heure que vous vous donnâtes à Dieu, du soulagement dans ma peine, et je connus par là, avant que de recevoir votre lettre, que vous l’aviez fait. Mais c’est peu, il faut y demeurer par état, sans en sortir jamais sous prétexte de devoir, d’obligation, de nécessité. Il n’y a point de [393] devoir pour vous à présent que d’être anéanti et vous laisser anéantir sans le voir, ni le vouloir voir.
Vous dirai-je qu’il me paraît qu’il y a un entre-deux qui empêche que nous soyons véritablement unis ? Et j’ai connu qu’il n’est autre que la répugnance naturelle que vous avez à vous laisser anéantir dans toute l’étendue que Dieu veut. Et comme je ne savais d’où venait que Dieu voulait que l’on ne soit et ne subsiste que par le néant, l’intelligence de ces paroles m’a été donnée : Mon Père, je vous prie qu’ils soient un comme nous sommes un et que tous soient consommés en unité1. Je n’avais jamais compris que cela s’entendît des créatures. Or c’est par l’intérieur, comme je le vois, et cette union est unité en Dieu lorsque les créatures, par leur anéantissement total, sont conformes et perdues en unité en Dieu : alors tout est unité.
La peine que je sens à votre égard, qui est moins forte qu’hier depuis votre sacrifice, vient de ce que votre mort n’est pas parfaite et que l’anéantissement n’est pas au degré que [394] Dieu le veut. Et je le sens comme quelque chose de distinct qui me fait souffrir, et cette souffrance ne peut cesser que la distinction ne soit ôtée. C’est comme un purgatoire qu’il me faut souffrir pour vous, et qui sera plus ou moins fort que vous serez plus ou moins fidèle à vous laisser anéantir.
1Jean 17, 21-23.
Il est vrai que j’ai souhaité que vous perdissiez toute voie [402] parce que je vous souhaite dans le terme où elles aboutissent toutes, croyant bien que c’est la volonté de Dieu qui vous destine pour Lui-même. Si vous devez perdre votre voie, tout ce qui la vous fait perdre vous doit beaucoup consoler, quelque désavantageux qu’il paraisse à vos sens et à votre raison. La perte de la voie doit vous faire perdre vous-même parce que, possédant votre voie et votre conduite, vous vous possédez vous-même. La perdant, vous vous perdez aussi vous-même en cessant de vous posséder. Si vous conserviez quelques moyens extérieurs, quelque bons ou indifférents qu’ils fussent, vous n’entreriez jamais dans la fin, et si vous aviez quelque soutien intérieur, pour petit qu’il fût, il entretiendrait votre vie propre. Il faut donc que la perte et l’impuissance du dedans deviennent égales à celle du dehors, ou plutôt que celle du dehors seconde celle du dedans. Laissez-vous posséder à Dieu qui vous possédera dans votre inutilité et dans votre pauvreté, sans que vous Le possédiez, ni que vous compreniez Sa possession. C’est alors qu’Il vous possédera selon Ses délices, parce que vous [403] deviendrez du nombre des enfants des hommes, qui n’étant propres à rien, font cependant les délices de Dieu1.
Comme votre esprit est éclairé, ces sortes de pertes sont plus propres pour vous faire mourir que des états plus violents, qui vous soutiendraient d’une manière secrète, à cause de la finesse de l’esprit propre qui serait de lui-même fort adroit à s’y soutenir. Imaginez-vous deux sortes de personnes : les premières sont vigoureuses et fortes, d’une santé à résister à de violents maux ; cependant huit jours de fièvre bien enflammée les couchent dans le tombeau avec toutes leurs forces, sans qu’elles songent à chercher des remèdes pour éviter la mort, parce que la maladie les surprend et d’une manière à laquelle, ne s’étant pas attendus, ils n’ont pu se préparer de remèdes. Dieu tient cette conduite sur certaines âmes, vous savez à qui en faire l’application. Il y en a d’autres qui n’ont presque point de vie, une longue suite de maux les ayant réduits dans une faiblesse si grande qu’il semble que le moindre mal devrait la leur arracher. [404] Cependant ces personnes ont quantité de préservatifs2 : elles ont un petit train commun, un régime et mille secrets de se soutenir qui les font vivre en les empêchant de mourir, les conservent dans leur langueur des quantités d’années, qui les ennuient à ce qu’elles disent, et cependant elles les allongent le plus qu’elles peuvent. Ces personnes à demi tuées ont plus de peine à mourir que les premières dont la vie était forte et que la mort surprend tout à coup.
La nature a des artifices pour se soutenir qui sont inconcevables, surtout dans les personnes éclairées de leur voie ainsi que vous l’avez été. Quand je dis des personnes éclairées, je ne parle pas de celles qui ont des lumières extraordinaires, mais je parle d’une personne éclairée par le don de la foi, dont l’âme est préparée, qui a porté son âme en ses mains dans l’abandon même. Dieu tient une voie toute particulière pour les perdre : Il leur fait perdre pied et les conduit où toutes leurs lumières n’ont jamais pu arriver. D’un mal on entre dans un autre, mais maux de langueur et non de violence, [405] maux inconnus d’impuissance, de faiblesse, et non maux violents. Perdez donc tout, sans vouloir même savoir si c’est une bonne perte. Qui peut vous dire si elle est bonne ? Et qui le connaît ? Ou si on le connaît, qui voudrait vous le dire ? Si je comprends que c’est une bonne perte, où est la perte ? Et si je me jette dans la mer dans un lieu où je suis assurée de prendre pied, où est la perte ? Et que je dise que je me perds, ne suis-je pas assurée dans ma perte et ne me sauverai-je pas moi-même ? Mais si je me jette au hasard, peut-être ce lieu est sûr, peut-être ne l’est-il pas : le risque est entier, et c’est ce qui fait la frayeur naturelle malgré le courage. Il ne faut donc pas songer à être bien ou mal perdu, mais à être entièrement perdu : autrement ce serait un égarement, pas une perte.
Il faut faire ce que vous pourrez pour vous amuser et divertir comme un enfant à des jeux, si vous le pouvez. Si vous ne pouvez vous divertir à rien, il vous faut souffrir. Mais N. défend surtout la mélancolie parce qu’elle empêche d’arriver et de marcher. J’en conviens. Mais il n’est plus [406] question de marcher, puisqu’il ne s’agit pas même de vivre et que les mêmes choses qui empêchent de marcher, contribuent à la mort. La maladie arrête, mais la maladie fait mourir. Tout ce que vous avez à faire ou à éviter dans l’ordre de la raison, de la direction et même dans l’ordre ordinaire (le dirais-je ?) de la foi passive, vous sera ôté, ou vous sera donné pour vous empêcher de vivre et pour vous accabler. Ce que vous éprouvez pour vos maux temporels n’est qu’une légère figure de ce qui se passera pour les spirituels. Si vous vouliez comprendre ou guérir les uns et les autres, vous n’y avanceriez rien et vous vous casseriez la tête inutilement. Lorsque l’on croit se soulager d’un côté, on s’incommode d’un autre. Je vous assure que tant que votre infirmité sera nécessaire pour votre âme comme elle l’est, vous n’en guérirez point, et je crois que les remèdes vous affaibliraient toujours de plus en plus s’ils n’irritent pas vos maux. Vous verrez que je vous dis la vérité. Dieu est plus fin que nous, si j’ose me servir de ce terme. Oh ! qu’Il est sage ! Oh ! qu’Il est sage !
Cette sagesse est inconnue à tous ceux qui vivent : elle est même cachée aux oiseaux du ciel3. N’en demandez donc point de nouvelles à tous ceux qui vivent encore en eux-mêmes à quelque degré sublime qu’ils puissent être arrivés, ni à ceux qui sont dans les dons les plus extraordinaires, car ils ne la connaissent pas : Il la règle selon la mesure de leur propre sagesse ou de leurs pensées. Mais qu’ils sont trompés ! Ceux-là seulement pourront vous en dire quelque chose que la mort a enlevés et que la perte a dévorés, parce qu’ils en savent quelque petite chose. Ils ont seulement ouï quelque bruit de sa réputation4, et quel est ce bruit ? Leur expérience et la conduite qu’elle a tenue sur eux pour les perdre. Mais c’est encore si peu de chose que ce n’est, dit Job, que comme le bruit d’une réputation qui vient de loin sur les ailes des vents, mais qui n’est qu’une connaissance éloignée et comme étrangère, quoique ce bruit frappe les oreilles. Ô Sagesse éternelle, qui pourrait vous comprendre ? Il faudrait être Dieu comme vous pour vous [408] concevoir et celui qui penserait vous connaître et comprendre vos voies, serait dans l’erreur et dans la folie.
Cependant nous voulons mesurer les voies de Dieu selon la faiblesse de nos petits raisonnements. Nous faisons plus, car nous voulons raisonner des voies de Dieu comme si nous étions ses conseillers, ce que saint Paul avait bien connu lorsqu’il disait Ô altitudo5, et le reste du passage qui est admirable. À quoi j’ajoute que Dieu ne serait pas Dieu s’Il n’avait des voies entièrement inconnues à la raison et à l’esprit humain qui fissent perdre à l’un et à l’autre toute mesure. Oh ! qu’il y a peu d’âmes, ô mon divin Roi, Sagesse incréée, qui veuillent bien se laisser conduire à Vous-même dans vos routes impénétrables à tout autre qu’à Vous ! Tant que la voie par où Vous conduisez Vos créatures ne passe point leurs idées, elles se laissent conduire admirablement, elles goûtent et aiment l’abandon qui les soutient. Mais sitôt qu’elles entrent dans vos sentiers inconnus, elles y avancent un pas, puis elles veulent s’arrêter, et passent ainsi [409] toute leur vie à faire et à défaire. Ô Dieu ! ayez au moins quelques âmes choisies pour être les victimes de Votre divine Volonté, qui est votre divine Sagesse dans une même et parfaite unité, quoiqu’elles soient différentes dans leurs effets : le Verbe est la Sagesse, le Saint-Esprit est la divine Volonté, quoique ce ne soit qu’un seul et même Dieu. La Sagesse est celle qui conduit tout dans la Volonté de Dieu, qui est le terme où tout aboutit, comme le Saint-Esprit termine les personnes divines dans la Trinité. C’est pourquoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, disait à Ses Apôtres que le Saint-Esprit ne parlerait point de Lui-même, mais qu’Il donnerait ce qu’Il aurait reçu de Lui6.
O mystères ineffables qui s’opèrent dans les âmes qui se laissent conduire par la Sagesse ! Elles entrent infailliblement dans la Volonté de Dieu. Et c’est une chose admirable comme, après que l’âme a demeuré longtemps dans l’unité de Dieu seul, qui est-ce qui fait toute la voie de la foi pure et nue et abandon, après, dis-je, que l’âme a été longtemps perdue dans [410] cette unité divine, Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’élève, qui la fait entrer dans la Sagesse, Jésus-Christ, qui commence et finit les routes et les sentiers impénétrables. L’âme perd toute route et son unité même quant à ce qu’il y a de connu pour tel, pour entrer dans la Sagesse éternelle, qui n’est autre que Jésus-Christ lui-même. C’est alors que l’âme ne vit plus et que Jésus-Christ vit en elle7, et c’est alors qu’elle n’est plus maîtresse d’aucun de ses mouvements ni d’aucune de ses actions : Jésus-Christ entraîne peu à peu sa liberté. Mais que fait-Il en même temps ? Il mène la captivité captive8 parce que sa liberté était une captivité au prix de la captivité de Jésus-Christ, qui est une liberté infiniment plus libre que toute liberté. Cette liberté [auparavant captive] de nos passions étant devenue captive de Jésus-Christ, elle est emmenée avec Lui dans le ciel où elle devient liberté. Elle devient aussi Volonté de Dieu, et c’est alors que la Sagesse incréée se retire [pour ainsi dire] et laisse la place au Saint-Esprit qui vient mettre [411] l’âme dans la Volonté essentielle de Dieu (qui n’est autre que Lui-même) , la perdant dans Sa charité parfaite et la consommant dans son terme de fécondité pour la perdre de nouveau dans l’unité de Dieu seul.
C’est alors qu’elle est très féconde et qu’elle produit dans les âmes quantité de choses qui leur sont inconnues9. C’est par le Saint-Esprit que lui est donné de produire dans les autres Jésus-Christ, qui lui est donné comme fécond pour la rendre féconde elle-même et non pas pour produire seulement en elle seule. Si je ne m’en vais, disait Jésus-Christ à Ses disciples, le Consolateur ne viendra pas10.
Ceci a un sens infini, car il n’y a pas une parole de Jésus-Christ qui n’ait son sens conforme au degré présent de l’âme, soit qu’elle soit commençante, soit qu’elle soit consommée. La même parole sert à l’un et à l’autre selon son état. C’est la manne qui a tous les goûts et tous les aliments propres. Saint Jean le connaissait, lorsqu’il dit que si ce que Jésus-Christ a dit et fait était écrit, le monde ne [412] serait pas capable de contenir les livres qui en seraient faits11. Ce qui s’entend en deux manières : l’une à cause de ce que je viens de dire, qui est que l’on en pourrait écrire selon la disposition de chaque âme, l’autre parce que l’on écrirait des choses si sublimes et si relevées que le monde ne serait pas capable de les comprendre et l’esprit des savants en serait blessé.
Tenez-vous donc heureuse, au nom de Dieu, si vous perdez tout usage de vous-même, sans regarder ce qui cause la nature de votre perte. Il suffit de ne vous gouverner plus vous-même, pour que vous deviez être contente sans vous mettre en peine si vous êtes bien ou mal conduite. Ce que je vous écris est relevé. Mais je ne saurais qu’y faire, cela ne dépend pas de moi ; je l’écris comme il m’est donné. Si quelque chose vous en fait peine, laissez-la à Dieu ; Il connaît le vrai d’avec le faux. Je ne garantis rien ; Lui seul est infaillible et garant de Son infaillibilité.
1Pv 8, 31.
2Un remède préservatif. (Littré).
3Jb 28, 21. 4Jb 28, 22.
5Rm 11, 33-34 : Ô abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et que ses voies sont inaccessibles ! Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? (Amelote).
6Jean 16, 13-14. 7Ga 2, 20.
8Ep 4, 8.
9C’est l’état apostolique.
10Jean 16, 7. 11Jean 21, 25.
Lorsque Dieu nous donne quelque impression comme celle qu’il vous a donnée, que votre volonté n’a pas été droite, c’est une opération qui ne demande rien de votre part que d’y demeurer mort et anéanti. Ce n’est pas qu’elle ne fût droite selon votre lumière présente, car je n’ai jamais vu en vous un véritable gauchissement, elle était donc droite alors selon sa portée, mais elle ne l’était pas autant que Dieu veut, puisque la parfaite droiture de notre volonté fait sa consommation en Dieu. Lorsque Dieu fait voir cela, c’est que véritablement Il la redresse et la façonne à Sa mode, car vous ne verriez jamais votre défaut de droiture si Dieu ne la redressait. Or cette opération se fait apercevoir et découvre en même [459] temps le défaut. Lorsque Dieu opère en l’âme pour l’âme même, dès qu’Il Se fait distinguer, il n’y a jamais de douleur qu’il n’y ait aussi de la suavité, plus ou moins que la douleur est plus ou moins forte. La suavité se remarque même plus que la douceur, qui n’est souvent qu’un abattement ou terrassement. Nous n’avons rien à ajouter ni à diminuer de l’opération de Dieu. Tout ce que nous ferions, pour la faire continuer ou cesser, la terminerait.
Il vous est de conséquence, et je vous l’ai dit bien des fois, d’aller par le premier mouvement ; cela vous accoutume d’aller sans hésiter et toujours droit. Quelquefois, en suivant ce premier mouvement, Dieu arrête court et fait tourner tout à coup la girouette ; ce n’est point quitter le premier mouvement pour cela, mais encore le suivre dans une chose qui paraît contraire et que Dieu ne fait de la sorte que pour rendre souple. Rien n’honorera tant Dieu que cette conduite. C’est la plus forte preuve de l’abandon ; on se fie à Lui sans penser à soi. Tout réussit, du moins selon la volonté de Dieu, et pour l’ordinaire aussi selon [460] celle de l’homme. Si nous ne sortions point de là, tout irait bien. Cet état est d’une grande mort et pureté, quoique vous ne la voyiez pas.
Ne vous étonnez pas des réveils de votre humeur. Ce sont des causes purement naturelles de bile, etc. qui servent à cacher le don de Dieu. Le chardon pique lorsque ses pointes viennent, il ne pique plus lorsqu’elles tombent. Pauvre hérisson ! souffrez-vous et vous serez bien, car c’est votre nature d’être plein de pointes. Toute la pureté de l’âme, en l’état où vous êtes, ne consiste pas dans une pureté extérieure qui ne fait qu’environner la maison, mais dans une pureté essentielle qui consiste (comme vous faites) à ne rien retenir volontairement, pas la moindre vue et réflexion. Alors l’âme est toujours pure et toute nette, quoique ses avenues paraissent sales : l’esprit est souillé par l’esprit même et non par ce qui est matériel. Dieu barbouille les dehors afin d’ôter à l’âme toute trace de sa voie et la tenir dans une ignorance continuelle d’elle-même.
Vous savez ce [461] que je vous ai mandé depuis, que la perfection de la pureté consistait dans cette ignorance qui vient de la plus extrême nudité, et la plus extrême nudité fait la plus éminente pureté. La raison est que tout ce qui se peut distinguer, sentir, connaître, apercevoir est un objet et un terme plus ou moins spirituel, mais c’est comme un corps plus ou moins épais qui fait que le soleil ne le pénètre pas de tout lui-même, comme l’air. Aussi par cet état nu, votre âme conserve-t-elle une pureté à laquelle je vois peu de semblable. Comptez que cet état nu est un plus grand don de Dieu que tout ce qui serait le plus saint et le plus brillant aux yeux des hommes ; c’est qu’étant destiné à porter Dieu même en pure nudité, ou à être un avec Lui1. Il vous dépouille impitoyablement de tout ce qui n’est point Lui-même. Il en fait autant à toutes les âmes qui sont comme vous : Dieu, pour l’ordinaire, livre leur extérieur à mille faiblesses, Il fait une totale division de l’âme d’avec Lui et la laissant toute couverte de misères, Il trompe tellement [462] les sentiments intérieurs que l’homme ne peut voir et par conséquent ternir l’opération de Dieu.
Dieu travaille en nous pour Lui-même ; c’est pourquoi il n’y a rien pour nous en cet ouvrage. Nous n’y prenons point de part et nous ne mangeons pas même notre pain, car tout nous est dérobé. Hors de là, il ne peut y avoir de véritable pureté. Quand vous verriez l’extérieur le plus composé du monde, c’est un sépulcre, au lieu que l’âme, pure et nette en la manière que je viens de dire, quoique salie par le dehors de mille petits défauts, est un vase de pierres précieuses environné de boue afin de le conserver et le dérober à la vue et à la main des hommes.
Il me semble que votre cœur comprend ce que je lui dis. Peu le comprendraient comme vous ; cet état étant pour vous et pour bien peu, peu le comprendront. D’où vient que, dès le commencement, vous aviez même du dégoût pour le distinct ? C’est que votre estomac délicat n’était point fait pour tout autre viande que pour cette nue et pure substance, et substance de [463] Dieu en l’âme. Cela est plus simple qu’une opération, car l’opération est ce qui se peut distinguer, comme ce que vous avez eu de vues sur votre volonté. Mais ce dont je parle est l’état ordinaire pur et nu, qui est toute substance divine, cachée en soi-même pour soi-même. La nudité des autres est bien différente, et j’en ferais un livre. La différence est celle d’un cristal épais pénétré du soleil : il renvoie une lumière bien plus éblouissante que celle de l’air, mais combien s’en faut-il qu’elle ne soit ni aussi pure, aussi simple, ni aussi pénétrée ?
1Jean 17, 21-23 ; I Co 6, 17.
Comme je me doutais de l’occupation que vous avez, je [464] vous mandais de ne pas vous mettre en peine. Il faut savoir que Dieu vous donne cette occupation pour vous faire sentir que Ses grâces sont communiquées par elle. Cela se passera de soi-même. Ne vous mettez pas en peine de combattre ce souvenir, car il vous est utile. Le combat vous brouillera et l’occupation, reçue doucement et en paix, vous communiquera la grâce qui vous est donnée. Le combat vous sera inutile : souffrez cela tel qu’il est, je vous assure que vous n’en recevrez point de dommage. Sainte Thérèse a écrit sur cela à cause de la peine que l’on se fait de ces choses. Prenez courage tout va bien. Le souvenir reçu en paix vous donnera Dieu dans lequel toutes les espèces se perdront. Vous voyez bien que Dieu veut opérer seul en vous. Ne songez donc plus qu’à vous délaisser totalement, recevant également toutes les dispositions où Il vous met. Demeurez en silence devant Lui ; c’est là votre unique occupation.
Je ne crois pas que les hommes nous séparent jamais, puisque étant unis en Dieu, rien ne peut diviser ce qui est ainsi uni. Ils vous diviseront [465] plutôt de vous-même. Vous prenez sur cela le change : vous ne comprenez pas encore la pureté des unions faites en Dieu. Qu’est-il nécessaire de se voir, ni de se parler, si la Providence ne le fait ? Il se faut voir au commencement et à cause de la faiblesse de la créature, mais dans la suite l’on se voit et se goûte en Dieu, l’esprit se purifie, toutes les espèces se perdent, et il ne reste qu’une union pure et sainte.
Je crains que vous ne vous retardiez en voulant vous donner à vous-même une disposition contraire à celle que vous avez. Laissez faire Dieu. Je sais ce que c’est que ces choses pour y avoir passé autrefois ; on est toujours embarrassé là-dessus jusqu’à ce que l’on sache que c’est un moyen dont Dieu Se sert, et qui se perd peu à peu, non par l’industrie de la créature, mais par le pouvoir de Dieu. Dieu vous laissera du secours tant qu’il vous sera nécessaire, et vous devez le recevoir sans retour. Sainte Thérèse dit que la crainte de ressentir de l’inclination pour les personnes qui nous portent à Dieu, est une ruse du démon pour empêcher le bien que l’on reçoit par [466] ces personnes. Lorsque l’heure est venue, cela se perd, et Dieu reste seul.
Il me semble que vous devez croire sans hésiter comme un enfant ce que l’on vous dit, car c’est la vérité. Abandonnez-vous sur cela. Ne vous inquiétez plus de vous-même, car Dieu prend soin de vous : Il saura vous conduire dans Ses volontés. Je vous conjure de vous laisser conduire comme un enfant. Laissez-vous porter sans retour et sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas. Si vous vous laissiez tant occuper de vous-même, jamais vous n’avanceriez. Il faut franchir tous les pas et croire ceux qui ont passé le chemin dans lequel Dieu vous engage.
Pour comprendre la conduite de Dieu sur les pécheurs, il faut prendre [la chose] dès le commencement du monde : Dieu souffrit1 que l’homme innocent devînt criminel pour avoir le plaisir de le sauver. La perte [de l’homme] était en la main de l’homme, mais son salut lui était impossible, et quoiqu’il fût livré à la plus grande des peines2 et condamné à la mort, toutes ces choses, qui paraissent égaler et même surpasser son [476] péché, lui étaient entièrement inutiles. Il lui fallut un Rédempteur.
Dieu est infiniment jaloux de Sa divinité, et le plus grand de tous les outrages est de l’attaquer. Et Jésus-Christ est infiniment jaloux de Son titre de Rédempteur, et le plus grand outrage qu’on Lui puisse faire est de lui porter atteinte. C’est pourquoi le désespoir est le plus grand des péchés contre le sang de Jésus-Christ, comme l’idolâtrie est le plus grand contre la divinité.
Jésus-Christ a toujours pris plaisir de sauver ce qui était perdu3, soit dans l’Ancien, soit dans le Nouveau Testament, et Il a fait voir dans l’un et l’autre que [là] où le péché avait abondé, c’était là que la grâce surabondait4. Il a pris plaisir de prendre des esclaves vendus au péché pour en faire les glorieux trophées de Ses miséricordes. Avec quelle bonté reçoit-Il les pécheurs, et avec quelle rigueur et quelle condamnation parle-t-Il aux Pharisiens qui s’appuient sur leur propre justice ? Il n’est venu sauver [477] que les brebis perdues de la maison d’Israël5. Ô le grand mot, qui nous instruit aussi de la perte totale ! Tout son soin, étant sur la terre, a été de nous assurer que le salut est en Lui seul. Il nous a porté à tout attendre de Lui, à nous confier entièrement à Sa bonté. Vous dites que vous examinerez nos justices6. Vous n’examinez pas de même le pécheur : Vous le plongez dans une mer de sang et d’amour. On croit honorer Dieu par la force : c’est s’égaler à Lui. Nous L’honorons par notre faiblesse. Il nous a appris par Son exemple qu’il fallait être faible et abattu. N’a-t-Il pas toujours pris plaisir de relever ce qui était abattu, de nettoyer ce qui était sali ? Lorsque les maux étaient à leur comble, Il a su les guérir. Il a abattu ceux qui étaient debout, Il a relevé ceux qui étaient comme morts sur la terre.
Si je pouvais vous faire comprendre ce que Dieu veut de vous et vous y faire entrer, que je serais contente et que vous changeriez bientôt d’un homme en un autre homme ! Ce qui vous paraît présentement des [478] abîmes à cause de la lueur qui vous conduit, vous paraîtrait des chemins unis à la lumière du soleil de justice. Si vous connaissiez Jésus-Christ et l’étendue de Sa Rédemption, toutes vos œuvres de justice vous paraîtraient ainsi que des linges souillés7. Toute votre confiance et tout votre amour seraient pour votre Sauveur. Vous connaîtriez Sa valeur et Son prix. Vous vous abandonneriez à Lui sans réserve et alors, quand vos péchés seraient aussi rouges que l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige8 parce que vos vêtements seront blanchis dans le sang de l’Agneau9. Mais que faire ? Si je me tais de ces choses, ô mon Dieu, Vous me tourmentez parce que Vous voulez que je les déclare. Si je les lui dis, on ne m’écoutera pas. C’est à Vous à le mettre dans les dispositions nécessaires.
Oh ! si vous aviez assez de cœur pour vous jeter à corps perdu dans les bras de l’amour nu, vous trouveriez le plus grand des saluts dans la [479] plus grande de toutes les pertes ! Pourquoi croyez-vous que Dieu ait enveloppé tous les hommes dans le péché d’Adam10 ? Est-ce pour les perdre ? Non. C’est afin d’avoir le plaisir de les sauver et qu’ils ne dussent pas leur salut à leur fidélité, mais à la pure bonté de Dieu. Ce sont les présomptueux qui se perdent, car pour les pécheurs, quiconque invoque le nom de Seigneur est sauvé11. Mais comment me croiriez-vous si vous en voulez croire aux partisans de l’amour-propre et de la propre justice ? Que ne vous abîmez-vous promptement en Dieu ? Les commencements vous effraieraient sans doute, car vous croiriez vous briser contre les rochers. Mais vous éprouveriez bientôt ce que dit le Roi-prophète, que lorsque vous tombez, Dieu met Sa main sous vous pour empêcher que vous ne vous blessiez12 et pour vous relever avec plus de vitesse que vous n’êtes tombé.
Je me sens affamée de votre perte et je serai languissante jusqu’à ce qu’elle soit entière. Ne croyez pas que vous [480] entriez en Dieu par voie d’élévation, mais par voie d’humiliation. Dieu est au-dessous de nous comme Il est au-dessus. Il est plus aisé de descendre que de monter. Ô Dieu, vous aimez une âme terrassée et abattue, Vous résistez aux superbes, Vous abattez ces géants qui se croient forts. Pourquoi Pierre tomba-t-il ? Parce qu’il devait paître les troupeaux du Seigneur.
Que ne puis-je vous entraîner avec moi dans l’abîme infini ! Eh, que craignez-vous ? Pour ce que vous valez, pourquoi appréhender de vous perdre ? Vos résistances allongeront votre supplice et retarderont votre bonheur. Oh ! si vous vouliez bien entendre ma voix et comprendre ce que Dieu veut de vous ! Vous le comprenez sans doute. Vous avez au-dedans le témoignage de la vérité de ce que Dieu veut de vous. Mais vous faites le sourd, et vous vous dites à vous-même que ce n’est pas cela. Votre résistance vous plaît et vous vous en faites même un mérite devant Dieu. Ne vous fâchez pas, car il ne dépend pas de moi de me taire : je Le sens animé à votre poursuite et je vous poursuivrai [481] partout, jusqu’à ce que vous m’accordiez l’effet de ma demande et que je vous introduise où je suis. Tournez tant que vous voudrez, différez, craignez, soutenez. Il faudra toujours en venir là. Je ne crains plus de vous dire la vérité : je m’y sens trop fortement poussée.
Le Seigneur est le tout-puissant, et qui a pu lui résister et vivre en paix13 ? Pour moi, je ne puis le faire. Il faut voir saint Paul sur cette doctrine. Il en sera de vous comme de l’aveugle-né : vous ne serez jamais éclairé que par la boue. Que celui qui veut être jugé avec moi, vienne. Pourquoi suis-je consumée en me taisant14? Quand Il me tuerait, j’espérerai en Lui, je ne laisserai pas de répandre mes voies en Sa présence et Il sera mon Sauveur15.
O Dieu, achevez ce que Vous avez commencé, je vous en conjure. Si Vous m’aimez, ne lui donnez point de repos que Vous ne l’ayez introduit où Vous l’appelez.
1C’est-à-dire Dieu laissa tomber l’homme sans pour cela l’abîmer comme le démon, aimant mieux avoir le plaisir de le sauver. (Dutoit).
2Qui était de labourer la terre.
3Lc 19, 10. 4Rm 5, 20.
5Mt 15, 24. 6Ps 74, 3.
7Is 64, 6. 8Is 1, 18.
9Ap 7, 14. 10Rm 11, 32.
11Ps 36, 24. 12Ps 90.
13Jb 9, 4. 14Jb 13, 19.
Je vous prie instamment de travailler à vous rapetisser en toutes choses, car c’est à présent ce que Dieu veut de vous. Ne tendez pas à être quelque chose, mais à n’être rien. Défaites-vous de votre propre esprit, de la pensée et du désir de le faire paraître, car il faut tendre à l’entière destruction de vous-même ; autrement il vous sera impossible de posséder Dieu pleinement et comme Il désire être possédé de vous. Oh ! si vous saviez combien les lumières de notre propre esprit, quoiqu’illuminé et éclairé par les brillants de la science, sont éloignées de la pure lumière de la vérité essentielle !
Vous devez sur toutes choses travailler à présent à former votre intérieur. Ce doit être pendant un temps votre unique occupation, laissant [483] toutes les autres, quelque prétexte que vous croyiez avoir de les conserver. Ne voyez-vous pas que l’amour-propre est niché dans tout cela ? Quittez tout et vous trouverez tout. Si vous voulez faire des progrès à l’intérieur, il faut vous y donner tout de bon, sans cela vous ne ferez rien. Et pour y réussir comme il faut, il faut donner le plus de temps que vous pourrez à l’oraison et à la lecture des choses intérieures. Privez-vous pour quelque temps de tout autre lecture, afin de mortifier votre esprit de sa curiosité, car il ne s’agit plus de le faire vivre comme autrefois, mais de le faire mourir, afin que Jésus-Christ substitue Son Esprit en la place. Si vous ne faites pas avec courage ce que l’on vous dit là-dessus, vous manqueriez à votre grâce et aux desseins de Dieu sur vous et mon âme n’aurait point de grâce pour conduire la vôtre. Il arriverait de votre intérieur ce qui est dit dans l’Évangile de la semence : elle aurait germé en vous, mais elle serait étouffée par les épines1. Vous verrez que vous n’aurez jamais [484] davantage pour le prochain que lorsque vous renoncerez à vos propres lumières et à votre propre conduite pour recevoir les pures et simples lumières de Jésus-Christ, auxquelles les lumières naturelles de la raison et les acquises sont opposées.
Ne vous pardonnez rien, je vous en prie, dans ces commencements de voie où il faut jeter les profondes racines de la petitesse, qui est la véritable humilité. Toute autre humilité n’est qu’apparente et n’a rien de réel. Si votre édifice n’est pas bien fondé, il ne pourra jamais subsister parmi la tempête qui le menace. Quoi ! Seriez-vous assez faible pour ne pas vous renoncer absolument vous-même en toutes choses ? Votre curiosité et votre amour-propre se servent des plus beaux prétextes du monde pour se soutenir ; mais je connais trop leurs ruses pour leur rien tolérer. Ne me dites pas que l’on n’est pas parfait d’un coup : je le sais bien, mais vous avez été appelé à la perfection tout d’un coup quoique vous soyez bien éloigné d’être parfait. Étant appelé à la perfection, il faut suivre les moyens qui vous y [485] doivent conduire ; ce que je vous demande n’est pas une chose parfaite, mais un moyen d’y arriver. Si vous n’embrassez pas ce premier moyen, vous ne pouvez atteindre les autres, et ainsi vous resterez toujours en vous-même.
Si je vous aimais moins, je vous serais moins sévère parce que votre perfection me serait plus indifférente, ou si je connaissais moins les desseins de Dieu sur vous, je pourrais tolérer bien des choses. Mais je suis très certaine que vous n’aurez rien ni pour vous ni pour les autres que par la mort à vous-même. J’aime mieux pour vous un renoncement de cette nature qu’un jeûne d’un an et une discipline très sanglante. Au nom de Dieu, croyez-moi, car je vous dis la vérité. Si Dieu ne permettait pas que je connusse par moi-même vos attaches et vos défauts, vous ne me les diriez pas, et c’est cependant cela qu’il faut dire, car au fait de se poursuivre soi-même, il faut être fort fidèle à ne se rien pardonner quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité.
Voulez-vous [486] posséder un trésor en Dieu seul ? Perdez tout le reste. C’est à quoi assurément vous êtes appelé. Sans cela, il serait impossible qu’il y eût d’union entre mon cœur et le vôtre, le mien ne logeant plus autre chose que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, et Son seul intérêt. Je me soucie moins de moi que d’une paille, et cependant j’ai trouvé qu’en quittant tout pour Dieu, Il m’a donné infiniment davantage que je n’aurais osé espérer. Il faut que Jésus-Christ devienne à présent votre voie. Abandonnez-vous bien à Lui afin qu’Il vous conduise Lui-même. Il ne vous égarera pas, car étant Lui-même votre voie, vous marcherez en Lui. Il faut qu’Il soit votre vérité qui n’est autre que cette belle lumière qui éclaire tout homme venant au monde et qui luit même dans les plus épaisses ténèbres de la foi, qui fait faire des œuvres qui ne sont point opérées ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l’homme, mais par la volonté de Dieu2.
1Mt 13, 7. 2Jean, 1, 12.
Ce que vous trouviez grand me paraît moins que des fourmis en comparaison de la grâce qui vous [492] a été communiquée depuis, et vous avez fait plus de progrès que vous n’en aviez fait en toute votre vie. Il y a la même différence qu’il y a entre l’ombre et le corps, la figure et l’original. Ce premier amour vous paraît grand parce qu’il remplissait une petite capacité bornée, rétrécie, limitée, mais à présent cet amour n’est plus ; et Dieu vous ayant tirée par une merveilleuse extase de votre capacité propre pour vous perdre en Lui, votre amour n’est plus palpable, parce que vous ne le renfermez plus. Mais il est immense, n’ayant rien qui le borne.
Ne craignez point : votre esprit et votre volonté étant infiniment éloignés et séparés de cet homme extérieur, quoiqu’ils éprouvent des faiblesses, ils n’en sont nullement souillés ; et il me semble même que c’est tout l’état de saint Paul qui, ayant demandé avec un esprit imparfait d’en être dépouillé, sitôt qu’il en connaît le prix, il y demeure paisible et très content, et c’est alors qu’il est ravi que son injustice relève la justice de Dieu. Ne m’alléguez pas la différence [qu’il y a] puisque vous ne pourriez pas ne point [493] convenir avec moi de la séparation de votre esprit, et que ce n’est plus à vous à porter jugement de vous-même, mais à vous laisser telle que vous êtes. Il m’est venu dans l’esprit la différence de saint Jérôme à saint Paul sur ce sujet, et comme dans ce premier, la séparation n’était point faite de l’esprit et du sens, c’est pour cela qu’il pouvait et devait prendre les moyens pour se défaire de sa peine et la diminuer. Et vous verrez que l’Esprit de Dieu, qui est toute sagesse et amour pour conduire les âmes des saints selon le degré de perfection qu’Il leur a choisi, inspire à saint Jérôme mille manières de se défendre de ses ennemis : ses épîtres en font foi. Saint Paul, dans le commencement, en fait de même, mais lorsque l’amour pur est devenu le maître, qu’ayant chassé Paul de chez lui pour devenir Paul lui-même, ou plutôt pour faire Paul être Dieu, alors, dis-je, il demeure muet, content et paisible sur son fumier, rapportant lui-même comme un défaut la prière qu’il avait faite d’en être délivré, puisque Dieu Lui-même l’en avait délivré, lui disant que [494] Sa grâce lui suffisait1. Ô divin Paul, je m’assure que quand vous fûtes encore plus perdu dans l’amour pur et nu, vous ne vous informiez plus si la grâce vous suffisait, et vous estimiez que la grâce des grâces est de n’en plus connaître, distinguer, posséder, vouloir, etc. Vous laissâtes volontiers votre esprit en Dieu et votre corps ramper sur terre, et vous étiez ravi, après la division de ces deux choses si inséparables, que chacune rendît gloire à Dieu en sa manière : la bassesse du corps rehaussant infiniment l’agilité et la grandeur de l’esprit, et la félicité de l’esprit n’étant interrompue par l’avilissement du corps, il recevait un nouveau plaisir de voir son homme extérieur dans la place qui lui est due.
J’avoue que dans le temps que cette division se fait, elle est très rude à la nature, et c’est proprement ce qu’on appelle mort, la mort n’étant qu’une séparation de l’esprit d’avec le corps, comme cette mort est une division de l’esprit et de sens. Ces deux morts sont très douloureuses, et plus ou moins douloureuses selon le degré de vie qui doit suivre. Saint Paul crie [495] dans ses agonies comme : je veux la loi de Dieu quant à l’homme intérieur, etc.2, parce qu’il sentait alors ces deux parties se diviser ; il souhaite même le coup de mort, désirant être délivré de la prison du corps, et non du corps. Le corps n’étant plus prison sitôt que par la division achevée, l’âme est mise en pleine liberté. Il en est comme d’un oiseau enfermé dans une cage à qui on donnerait l’air : il ne serait plus captif. C’est ainsi que vous allez être bientôt ; rien ne pourra, sur la terre, vous emprisonner, resserrer, incommoder ; l’air divin sera le lieu immense où vous prendrez vos ébats. Ce sera alors que vous aimerez plus vos travaux passés que toute votre gloire. Vous chanterez le cantique de votre délivrance. Vous verrez avec plaisir que vous avez passé la mer sans être submergée, ni même (oui, je l’ose dire), ni même sans boire de ses eaux ! Oh ! que les jugements de Dieu sont différents des nôtres et que ce qui paraît saint à nos yeux, est souillé devant Lui ! Il examinera nos justices, mais Sa justice à Lui-même ne sera point [496] sujette à cet examen. Oh ! que toute notre justice périsse et que notre lumière disparaisse ! Devant la Sienne, tout n’est que ténèbres et péché. Dieu seul, Dieu seul et Son pur amour.
La foi de l’ancienne loi était appuyée sur les promesses en s’y assurant. Mais la foi du christianisme est une foi nue, qui dépouille de tout et qui va arrachant et détruisant. Dieu Se faisait des amis dans l’ancienne loi pour les couronner, et Il S’en fait à présent pour les couvrir d’ignominie. Et même plus l’Église sera sur sa fin, plus la foi sera pure, dénuée de témoignages et plus les adorateurs adoreront en esprit et en vérité1. C’est pourquoi vous ne voyez plus les vrais dévots de ces derniers siècles abondants en miracles et en [497] dons extraordinaires, si ce n’est quelques- uns à la dérobée. Mais la grâce est une grâce de vérité qui fait connaître et sentir à l’homme ce qu’il est.
Mais on a d’autant plus de peine à marcher que la voie de certitude, quand on y a marché, revient toujours à cause des appuis qu’il y a2 et que les prophéties y paraissent accomplies et les miracles visibles. Car Dieu fit de bien plus grandes choses pour établir la Synagogue que pour l’Église, et c’est pourquoi les Juifs avaient bien plus de peine à se faire chrétiens que les gentils, car ils disaient : « Nous savons les prodiges que Dieu a faits par nos pères, mais celui-ci est mort comme un criminel. » Dès qu’ils avaient voulu un miracle, un témoignage, ils l’avaient, mais ici ils disent : S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix et nous croirons en lui3. Cependant Jésus-Christ fait plus d’état de l’ignominie de la croix que de la foi [498] de tant de gens fondée sur des témoignages.
Oh ! que ne puis-je vous faire entendre ce que je connais là-dessus ! Non pour me tirer de l’opprobre - Dieu le sait -, mais pour vous tirer, autant qu’il me serait possible, de toutes vos réflexions sur les prédictions et de tout appui sur ce qui arrive. Mais, vous laissant tel que vous êtes, croyez sans foi4 et sans assurance ce qui est au-dessus et au-dessous de toute apparence. Je vous le dis encore que vous n’aurez aucune assurance pour moi tant que vous en voudrez chercher quelques-unes. Mais ce que vous aurez, c’est que vous perdrez vos répugnances à mesure que vous perdrez et que vous entrerez dans la foi et la simplicité. Mais pour l’assurance, vous n’en aurez point, sinon une facilité pour les choses et que toutes répugnances vous seront ôtées, mais en manière de perte et non [en manière] de certitude : la foi ne le porte pas.
Lorsque les Juifs demandèrent un signe à Jésus-Christ, Il ne leur donna [499] point d’autre que celui de Sa mort et de Sa sépulture5. Ô mystère caché et infiniment caché à toute raison ! Ô mystère de foi, tu ne t’accompliras que par la foi ! Et il m’est mis dans l’esprit que vous ne représenterez pas seulement Jésus-Christ, mais vous serez un autre Jésus-Christ parce qu’Il vivra en vous6, que vous serez crucifié comme Lui et que ce ne sera que par la croix que vous entrerez dans la gloire. Mais, hélas, combien de doutes et d’hésitations lorsqu’on se verra dans un chemin de perte, d’opprobres et d’ignominies, plus encore intérieurement qu’extérieurement ? Oh ! combien regrettera-t-on les chairs d’Égypte et quelle peine n’aura-t-on pas à s’accoutumer à cette viande pure de la manne, qui ne satisfait pas les sens quoiqu’elle nourrisse l’esprit !
1Jean 4, 23.
2 marques ou preuves aperçues et sensibles. (Dutoit).
3Mt 27, 42.
4Appuyée perceptiblement.
5Mt 12, 39-40.
6Ga 2, 19-20.
J’ai1 admiré, madame, la bonté de Dieu en voyant votre lettre. Dans l’état où vous êtes, vous ne sauriez trop mourir, et vous vous feriez un tort irréparable si vous vous arrêtiez à la moindre chose sous prétexte d’assurance de salut, de vertu apparente ou de sainteté propriétaire. C’est, madame, dans la perte totale et générale de toutes choses que l’on trouve Dieu même, qui vaut infiniment plus que [501] toutes sortes de vertus et de saintetés hors de Lui. Il vous faut, madame, perdre tout ce qui n’est pas Dieu Lui-même, je ne dis pas pour avoir Dieu, mais pour demeurer dans votre néant, laissant Dieu vous être toutes choses pour Lui-même et en Lui-même. Pour nous, il n’y a chose au monde qu’un abandon le plus extrême et la perte la plus achevée.
Oh ! madame, le grand bonheur que celui d’une âme qui a tout perdu sans réserve, soit intérieurement, soit extérieurement ! Elle ne s’inquiète plus de son salut puisqu’elle a perdu son salut même pour l’auteur de son salut. Il vous faut maintenant un tel oubli de vous-même que vous ne songiez pas même volontairement si vous êtes d’une manière ou d’une autre. Il faut faire le saut de la perte totale, qui consiste à se laisser à Dieu pour le temps et l’éternité en sorte que tout ce qui nous touche ne nous regarde plus. Que Celui à qui je me suis donnée, me fasse tout ce qu’Il veut : ce n’est plus mon affaire ; mon affaire est de Lui laisser faire de moi dans le temps et dans l’éternité ce qu’il Lui plaira [502], sans Lui dire une parole. Lorsqu’Il me jette dans l’abîme le plus profond, Il ne me permet pas un regard sur moi-même. Je suis à Lui : qu’Il me brise, qu’Il me condamne. Je suis à Lui : je consens à tout ce qu’Il fera, non par un consentement formé, mais par un état de délaissement total. Vous ne sauriez croire les démarches qu’une âme qui est fidèle à ne se regarder jamais elle-même, à ne s’arrêter à rien lorsqu’elle s’abîme et se noie, fait en peu de temps, et le bonheur infini qui suit cet état.
L’âme arrivée à cette perte totale ne se regarde plus, ni ne peut ni ne veut plus se regarder. Elle n’a plus ni yeux ni volonté [pour le faire]. Il faut que la foi la plus nue qui fut jamais absorbe tellement toute sa raison, même celle qui est la plus illuminée, qu’il ne lui en reste plus, que l’espérance absorbe sa mémoire et la charité, sa volonté, en telle sorte qu’elle ne trouve de choix ni de penchant pour chose au monde.
Mais pour en venir là, il faut que Dieu tienne sur nous une conduite intérieure, et souvent extérieure, qui [503] détruise toute raison, et qu’après nous avoir conduit dans les choses raisonnables pour lesquelles nous nous sommes abandonnées sans réserve, y ayant épuisé tout l’abandon possible, Il nous fasse entrer dans une conduite ou un état qui paraît tout opposé à notre raison afin de nous la faire perdre tout à fait. Pour cela, Il nous conduit de précipice en précipice, d’abîme en abîme plus profond. Au commencement, Il donne quelque barque pour voguer sur cette mer orageuse. Ensuite Il ne laisse qu’une planche, puis Il ôte cette planche et alors, sentant que nous nous enfonçons, nous nous accrochons à tout ce que nous pouvons pour nous empêcher de tomber. Mais enfin après nous être défendus de toutes nos forces, tout manque et tombe des mains : les forces quittent, il ne reste plus que la faiblesse. Cela arrive tout naturellement et sans rien d’extraordinaire. Souvent Dieu voyant notre opiniâtreté à nous attacher à quelque chose nous coupe les mains, et alors nous sommes contraints de tomber. Mais combien d’efforts ne fait-on pas pour se soutenir sur les ondes, [504] jusqu’à ce que la faiblesse soit si grande que, n’en pouvant plus, on est contraint d’aller au fond ! Et encore, la nature et l’esprit ont une si extrême frayeur et répugnance à se perdre que du fond de l’eau souvent on reparaît. Et c’est un jeu qui dure longtemps de paraître et se perdre, jusqu’à ce qu’on se noie et se perde tout à fait par la perte de tous les appuis créés, humains et divins, tant des perceptibles que de ceux qui ne le sont pas.
L’âme perd ainsi peu à peu toute vie, expire tout à fait et entre, non dans l’état de vie, ni aussi dans l’état mourant - il est passé -, mais dans un état de mort qui tient longtemps de l’état de mourant, et ensuite la mort devient consommée et si entière qu’il n’y a même plus l’idée du moribond. On se perd si parfaitement de vue et de sentiment qu’il n’en reste pour chose au monde, ni du côté même de Dieu, ni de la part des créatures. On reste comme des morts éternels, qui sont oubliés de tout le monde2 et qui n’ont plus aucun sentiment ni de bien ni de mal. On reste de cette sorte tant qu’il plaît à Dieu, jusqu’à ce qu’Il vienne Lui-même comme vie nous rendre une vie nouvelle et nous faire sortir des ombres pour nous mettre dans le jour éternel de Sa gloire. Mais de dire comment tout ceci s’opère, cela ne se peut ici, quoique j’en aie écrit bien amplement3 et d’une manière qu’il n’y a que la seule expérience qui en puisse donner une entière intelligence.
Courage donc, madame ! Celui qui a commencé de tout faire en vous, achèvera tout. Oh ! le grand bien que d’être ainsi anéantie et perdue de telle sorte qu’on ne puisse plus ni se voir, ni se retrouver ! Tout ce qui arrive à une âme de foi arrive comme tout naturellement. Il faut que tout tombe des mains peu à peu et que l’on soit mis dans l’impuissance de faire ce que l’on faisait auparavant. Je ne parle pas des choses multipliées, car cela est passé il y a longtemps, mais des choses les plus simples et les plus passives, je dis plus, les plus nécessaires et essentielles. Et il faut dire avec Job [506] : Ce que je n’osais toucher du doigt est devenu ma nourriture4. Je dis ceci à l’oreille de votre cœur et non à aucune autre. Oh ! qu’il est rare de trouver des âmes assez courageuses pour se perdre ! On vient bien au bord du précipice, on s’expose même aux flots de la mer avec courage, mais lorsque l’on enfonce, qui est-ce qui ne crie pas avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons5 ! Comme vous êtes tout abandonnée à Dieu pour l’extérieur, vous laissant de moment en moment comme l’on vous fait être, soyez-la de même pour l’intérieur. Ne craignez point, au nom de Dieu, et soyez persuadée qu’après les miséricordes que Dieu vous a faites et l’état où Il vous a mise, vous ne sauriez trop vous perdre. La moindre hésitation, crainte, frayeur, retour sur soi-même, offense plus Sa bonté que de grandes fautes en une autre âme. Je vous parle avec toute la sincérité de mon cœur. Ne craignez ni pour le passé, ni pour le présent, ni pour l’avenir. Mais laissez-vous comme une [507] chose à laquelle vous ne devez plus penser.
Mais, me direz-vous, je risque peut-être mon salut. Il n’est plus à vous ce salut ! vous l’avez abandonné. Votre salut à présent doit être votre perte. Mais s’il fallait mourir ? Oh ! c’est alors qu’il faut un courage invincible pour ne se point même regarder, bien loin de se reprendre. Et Dieu ne vous envoie ces sortes de maux où vous êtes tantôt expirante, tantôt en santé, que pour exercer votre foi et voir si vous serez fidèle à ne craindre rien, à ne rien faire pour vous assurer, mais vous délaisser à pur et à plein à Sa divine justice pour qu’elle fasse de vous, sans miséricorde pour le temps et pour l’éternité, tout ce qu’il Lui plaira. C’est là le comble de l’amour pur, du parfait anéantissement et du délaissement entier. Mais je n’ai rien qui m’assure pour mon salut, au contraire. N’importe : fiez-vous à Dieu seul. Oh ! si une telle âme mourait dans cet amour si pur si généreux et si désintéressé, il n’y aurait point de purgatoire pour elle ! C’est à une telle âme [508] qu’il est dit par Isaïe : Quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme la neige6. C’est d’une telle âme que les vêtements sont lavés dans le sang de l’agneau7. Mais je dis plus : c’est qu’il en faut venir là pour arriver à l’union immédiate, union centrale, union permanente et durable. Nul n’y arrivera jamais par une autre voie que par la désappropriation générale, et cette désappropriation générale ne se trouve que dans la perte totale.
Je crois, madame, que Dieu vous a arraché pour un temps toute direction pour vous faire davantage perdre en vous ôtant cet appui et ce secours. Mais il me semble que le temps vient qu’il vous en donnera une autre qui ne vous tirera pas de votre état de perte, au contraire, qui vous y fera enfoncer davantage. Car il vient un temps que ce qui servait de soutien devient le moyen d’une perte plus profonde et plus étendue. Cette direction vous sera donnée [509] comme la première, par un coup de Providence et d’une manière que vous ne l’attendez pas. Jusqu’à ce temps, les craintes que vous avez servent même à vous arracher à vous-même. Et quoiqu’elles soient des marques infaillibles que l’âme n’est pas parfaitement anéantie, bien qu’elle soit dans un degré d’anéantissement, elles ne laissent pas de servir de moyens d’anéantir davantage, faisant perdre l’assurance et le soutien que cette paix générale que l’âme avancée éprouve lui pourrait donner ; car si l’âme sentait qu’elle se perd avec courage, sa perte même lui serait un appui, et si elle comprenait ce qu’elle est selon les idées que l’on se peut former d’un état de perte, n’étant par parfaitement perdue, cette seule assurance empêcherait tout à fait sa perte.
Laissons-nous donc en la main de Dieu aussi contentes de n’avoir point de courage que d’être courageuses. Il faut nous laisser dans nos faiblesses, et ce sera dans ces faiblesses mêmes que nous trouverons notre force8. Tout se doit faire par [510] degrés. Quoique les craintes soient une marque que la perte ne soit pas entière, elles ne laissent pas de favoriser la perte pourvu qu’elles ne fassent point changer de conduite, ce qui serait extrêmement difficile à une âme comme la vôtre ; car si elle voulait faire quelque chose pour s’assurer, cette même chose ne servirait qu’à la perdre davantage, comme il arrive de vos petits actes et intentions : ils ne servent qu’à vous faire voir et toucher au doigt que vous n’êtes pas perdue, que vous manquez de courage et que vous cherchez des appuis. Cependant tout cela ne peut ni vous assurer, ni vous appuyer, car quoiqu’il vous semble que cela assure dans le moment, néanmoins comme ce n’est pas le propre état de l’âme, cela ne peut pas subsister dans la suite et cela lui fait voir encore davantage sa faiblesse.
Presque toutes les âmes, même celles qui ont fait de plus grands progrès et qui ont plutôt volé que marché durant presque tout le chemin de la foi, se sont arrêtées en cet endroit de la perte totale, faute de courage à se délaisser sans réserves à toutes les [511] volontés de Dieu quelles qu’elles soient, sans connaître même [alors] si c’est volonté de Dieu et croyant souvent le contraire. Et à moins que Dieu ne les prenne Lui-même pour les faire passer ce trajet, comme Il prit Habacuc par ses cheveux9, elles ne le passent guère, parce que la nature a une si extrême répugnance à se perdre, et surtout la raison, que cela est surprenant : elle souffrirait plutôt toutes les peines possibles par son choix que de perdre ainsi toute subsistance. C’est une étrange chose que de se perdre devant Dieu, devant les hommes et devant soi-même. Oh ! qu’il est dur de se perdre de cette sorte ! mais qu’il est doux et avantageux d’être perdu tout à fait ! Alors il n’y a plus de peine pour chose quelconque, plus de crainte - car celui qui se perd, craint -, mais celui qui est perdu, ne peut plus craindre : il trouve dans sa perte la plus extrême et la plus achevée un bonheur inestimable.
Mais où trouve-t-on des cœurs qui veuillent bien se perdre de cette sorte ? Oh ! qu’ils sont rares ! Oh ! qu’ils [512] sont rares ! J’en connais si peu qu’à peine en pourrais-je nommer trois, quoique plusieurs semblent y courir de toutes leurs forces. Les uns se précipitent dans une perte imaginaire et n’ayant ni l’état intérieur ni la force de porter cette perte, ou ils quittent tout et entrent dans une vie licencieuse et criminelle, ou ils entrent dans des désespoirs surprenants. Mais pour ceux qui se perdent dans un abandon total et généreux, ceux que Dieu a mis dans un degré de foi conforme à cette perte, ô Dieu, quel bonheur pour eux après les agonies les plus étranges qui se pussent imaginer ! Au commencement, la perte est plus sensible. Peu à peu elle devient plus insensible. Ensuite elle devient presque indifférente. Puis elle ne touche plus, et alors l’insensibilité devient plus pénible que la perte même, parce que la peine est encore un soutien et une secrète assurance que l’on est à Dieu. Enfin, peu à peu, on perd toutes choses et l’on reste tellement perdu que l’on ne peut pas même voir si on est perdu, ni s’en soucier, ni y penser. Et c’est le [513] dernier degré de perte qui achève l’anéantissement et met l’âme dans la parfaite pureté, non toujours dans la pensée de celui qui est de cette sorte, qui ne pense pas même s’il est pur ou impur, et qui, faisant encore des fautes extérieures, pourrait tirer des conséquences de son impureté qui lui feraient de la peine ; car, pour la pureté, il ne la découvre plus, mais tout est tellement détruit qu’il n’y a plus moyen de penser à rien, sinon être tel que l’on [nous] fait être de moment en moment, soit pour l’intérieur, soit pour l’extérieur, sans qu’il reste le moindre penchant, ni la moindre vue d’être autrement, d’être plus ou moins perdu. On est aussi content d’être perdu que de ne l’être pas. Aucune chose qui nous regarde, quelle qu’elle soit, ne nous peut occuper, et s’il s’agit de trouver un soi-même, on ne le trouve plus, ni pour faire le bien, ni pour faire le mal.
1Cette matière, qui n’est que pour des âmes bien avancées dans la vérité, se trouve déduite plus amplement et avec toutes les précautions et les avis nécessaires dans le Traité des Torrents… (Dutoit).
2Ps 84, 9.
3Voyez le Traité des Torrents.
4Jb 6, 7. 5Mt 14, 3.
6Is 1, 18. 7Ap 7, 13.
8II Co 12, 10. 9Dn 14, 35.
Il n’est plus temps d’être malade. Il faut vous fortifier pour porter les bonnes croix et abjections qui viendront fondre sur votre tête. Ne craignez plus vos sens : ils ne vous feront plus de mal, et si vous sentez la pourriture, ce n’est proprement qu’un reste qui va être réduit en poussière. Oui, vous ressusciterez avec Jésus-Christ. Et au lieu qu’Il fut crucifié avant que de ressusciter, vous ne serez véritablement crucifié qu’après la résurrection.
La paix extraordinaire que vous avez goûtée est un commencement de résurrection et, bien qu’il puisse arriver qu’elle ne soit pas encore invariable parce que la vie nouvelle n’est donnée que peu à peu, cependant je vous assure qu’elle vous sera donnée. Dieu, pour cela, a avancé votre perte et votre mort d’une manière surprenante. Il vous a fait courir à pas de géant dans la voie de mort et d’anéantissement [532] malgré les répugnances naturelles que vous aviez à cause que votre voie avait été toute contraire à celle-là. Comme Il avance la mort, Il avancera la résurrection. Mais la perte qui suit la vie ressuscitée sera bien profonde et bien longue, et suppléera à l’état de mort et de pourriture qui a été court. Car la mort et la pourriture précèdent la résurrection. Mais jusque-là, il n’est point parlé de perte, et la perte proprement ne se fait qu’après être ressuscité. Ce qui sera tout autre chose et un pays nouveau. Ne craignez donc plus la peine des sens : elle sera légère et, s’il en reste, ce ne sera que pour achever de pourrir, mais elle ne vous nuira pas et vous sortirez du sépulcre comme l’époux de son lit nuptial.
Tout se consomme en moi. Et à mesure que le tout s’avance, tout se perd et se détruit, non en manière ordinaire de perte, mais de rien total, en sorte qu’il n’y a plus chose au monde qui se puisse nommer ni connaître. Et il me semble que cela va jusqu’à l’infini, faisant des démarches inouïes [533]. Depuis ce matin, c’est encore un rien plus rien, et s’il y avait quelque chose au-dessous du rien, ce serait mon affaire. Mourez, vivez, perdez-vous, puis vous en ferez l’expérience. Je ne possède plus de paix, mais il me paraît que l’état est au-dessus ou hors de toute paix, parce que la paix est quelque chose de distinguible, et qui peut croître ou diminuer et ne peut faire un état invariable.
[561] Votre lettre m’a donné une extrême joie voyant que vous avez bien voulu soumettre votre esprit. Vous verrez que Dieu sera Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, et je vous dis ce qu’Il a dit à Abraham1. Je vous assure que lorsqu’on se renonce pour Dieu en de petites choses, Il donne les grandes. Avec Dieu, il ne faut point de réserve : Il est un sacrificateur impitoyable. Trouvez bon que, malgré la plus forte amitié, que je me mette du parti de Dieu contre vous, que je sois pour vous l’interprète de Ses volontés, et je prétends en cela vous donner les plus fortes preuves de ce que je vous suis.
Si vous voulez bien suivre avec docilité ce que je vous dis, je vous promets un succès avantageux et un grand avancement. Vous vous dégagerez en peu de temps de vous-même, et vous vous trouverez d’autant plus possédé de Dieu que vous vous séparerez plus courageusement de vous. Dieu fera en vous et par vous de grandes choses si vous Lui êtes fidèle. [562] Je ne veux que la docilité de votre cœur et de votre esprit, afin que vous ayez tout ce qu’il faut. Je vous ai fait une démission [sic] de tout ce que j’ai souffert et de ce que Dieu m’a fait faire pour Son amour : vous recueillerez les fruits de mes travaux. Je vous dis comme Jésus-Christ à Ses Apôtres : je vous envoie recueillir ce que vous n’avez pas semé2. Je veux bien souffrir jusqu’à la fin afin que vous soyez selon le cœur de Dieu.
Je vous assure de Sa part que vous trouverez la solitude là où vous êtes, et que si vous vous retiriez en solitude, vous trouveriez le monde dans la solitude. Croyez que ce que Notre-Seigneur m’a fait vous dire est la vérité : ainsi, soit que Dieu permette que je sois enfermée, soit que je reste dans le monde, tenez-vous à ce que je vous dis. Lorsque Dieu ne vous voudra plus là où vous êtes, Il vous en retirera par des providences admirables. Devenez l’enfant de la Providence. Ne disposez plus de vous, car vous n’êtes plus à vous-même3 ; non [563] seulement n’en disposez plus par les effets, mais même par les désirs : cela est entièrement contraire à l’abandon. Les désirs vagues des choses les plus parfaites ne laissent pas d’occuper l’âme et de la tenir en possession d’elle-même. Votre sort est de suivre pas à pas la divine Providence, de vous laisser conduire par elle et de ne penser plus à vous-même. Vivez de foi et d’abandon, et vous trouverez la solitude partout. Soyez sans foi et sans abandon, vous ne la trouverez en aucun lieu.
Il vous suffit de tendre à Dieu dans vos occupations et demeurer uni à Lui : c’est ce que j’appelle faire oraison, puisque ce n’est ni le temps, ni le lieu, ni la situation du corps qui fait l’oraison, mais la disposition du cœur pour Dieu. Si je pouvais partager un peu avec vous la disposition du mien, que j’aurais de joie ! le ciel n’est pas plus tranquille que mon âme ; elle possède une immensité si grande que toute la terre ne lui paraît qu’un point de son étendue immense. Oh ! si un jour vous pouviez goûter le bonheur d’une âme que rien ne rétrécit [564] et n’arrête ! Non, je ne changerais pas ma condition à celle des monarques, disposition d’autant plus grande et ineffable qu’elle est éloignée du sensible : elle n’est plus sujette à aucune vicissitude, et l’âme participe dans son fond à l’immutabilité divine. Je laisse tout faire et tout dire sans me remuer le moins du monde. Toutes mes croix redoublent mon contentement parce que je ne puis aimer que la volonté de Dieu. Ô volonté de mon Dieu, c’est toi qui rend tous les saints heureux et tous les hommes contents ! Peut-on être content sans toi en quelque lieu que ce soit ? Et peut-on être affligé dans quelque malheur lorsque l’on est avec toi ? Ou y a-t-il un malheur autre, pour le temps et l’éternité, que celui de ne t’être pas conforme ? Ce qui a fait de l’ange un démon et de l’homme innocent un coupable, ce qui a creusé l’enfer, c’est la rébellion à la volonté de Dieu. Il me semble, ô mon Dieu, que l’amour que j’ai pour Votre divine volonté est si grand, si étendu, si immense qu’il m’a fait devenir votre même volonté, et que si vous [565] m’envoyez avec cette disposition dans l’enfer, j’en ferai fuir tous les démons comme ils me fuient déjà sur terre.
C’est dans cette disposition que je vous quitterais sans peine, mais si vous veniez à vous séparer de la volonté de Dieu, je souffrirais beaucoup. Je me possède si peu qu’il me serait impossible de rien faire par moi-même : aussi je vois que Dieu prend soin de moi. Pourquoi m’a-t-Il accablée de misères ? C’est que tel a été Son bon plaisir. Je L’adore et je L’aime, et je suis assurée que celui qui a perdu toute volonté, tout être et tout soi-même pour son Dieu, fait infailliblement Sa volonté.
Il serait aisé d’empêcher ce coup qui me menace, mais je ne le puis vouloir : si Dieu permet que quelqu’un l’empêche, à la bonne heure ! Il est assez puissant pour l’empêcher Lui-même s’Il le veut, et les conseils des hommes sont inutiles contre le conseil de mon Dieu. Ne vous séparez jamais de Lui, je vous en prie, car c’est en Lui que la source de vie vous sera communiquée.
Choisissez toujours plutôt la petitesse [566] que l’élévation, la bassesse que l’éclat. Désirez de n’être rien, ou plutôt demeurez dans votre rien : c’est dans ce rien que vous ferez les plus grandes choses. Quittez l’élévation de l’esprit pour entrer dans la petitesse de Jésus-Christ.
1Gn 15, 1. 2Jean 4, 38.
3I Cor 6, 19.
Il y a je ne sais quoi dans mon cœur pour madame que je ne puis bien vous dire, et ce je ne sais quoi m’est comme une confiance ferme que vous serez un jour à Dieu pour Lui-même. Que vous êtes heureuse, quoique remplie de faiblesses, que Dieu vous ait choisie lorsque vous étiez plus éloignée de Lui et dans un temps où vous courriez à votre perte entre une infinité d’autres personnes, afin de vous faire goûter les prémices de Son Esprit et vous communiquer Son pur amour ! Cet amour est d’un tel prix que rien de tout ce que peut faire la créature aidée de la grâce ordinaire, ne peut point ni le mériter ni lui être comparé. Un seul grain de ce pur amour vaut mieux que tous les biens, même spirituels, rassemblés ensemble.
Le pur amour est le partage des enfants de Dieu. Tout le reste est celui des mercenaires. C’est ce pur [586] amour qui, étant sorti directement de Dieu même, a seul le pouvoir de nous faire rentrer en Lui. C’est ce pur amour qui glorifie Dieu comme Il doit être glorifié, qui Le prie en nous comme Il veut être prié. C’est lui qui fait les délices de Dieu en nous, puisqu’il nous marque du propre caractère de Jésus-Christ qui, S’étant incarné par l’opération du Saint-Esprit dans les entrailles de la sainte Vierge, Se produit en nous par le même Esprit, qui est charité et pur amour. Aimez Dieu, madame : que ce soit votre continuelle occupation. Aimez Dieu et que ce soit votre prière. Mais aimez-Le tellement pour Lui-même, que le moindre propre intérêt vous soit en horreur. Si vous L’aimez de la sorte, vous ne vous plaindrez jamais ni de Dieu, ni de vous-même parce que, ne voulant que Lui et Le voulant pour Lui-même et non pour votre satisfaction, vous serez contente de toutes les manières où il Lui plaira vous mettre. Vous ne vous plaindrez point de vous, car que pouvez-vous attendre de vous-même que la misère et la faiblesse ?
Donnez-vous à Dieu afin qu’Il soit votre [587] force. Contentez-vous de L’aimer dans le fond de votre cœur d’une manière réelle, qui n’est pas toujours sensible. Plus vous L’aimerez de la sorte, plus Il régnera en vous, plus Il vous possédera à Son gré, et vos faiblesses involontaires n’empêcheront point qu’Il ne vous aime. Soyez persuadée que le moindre grain de pur amour de Dieu procède de l’excès de ce même amour de Dieu pour nous, de sorte que celui qui est assez heureux pour découvrir en soi un germe d’amour sans intérêt, doit avoir cette confiance qu’il est aimé de Dieu, car il est aussi peu possible que Dieu n’aime pas un cœur dans lequel il y a de Son amour, pour peu que ce soit, qu’il est possible qu’Il ne soit pas Dieu.
Il ne faut point mesurer l’amour que Dieu a pour l’homme sur toutes les grandes œuvres que l’on voit faire, mais sur la pureté de Son amour. Plus il y a de ce pur amour dans un cœur, plus le même cœur fait les délices de Dieu. Mais c’est votre amour, ô mon Dieu, qui venant le premier dans ce cœur, lui communique le germe du pur amour, et plus ce germe croît [588] par la chaleur de l’amour que Dieu nous porte, qui est fécondité de vie, plus il attire l’amour de Dieu pour nous. Et cet amour que Dieu a pour nous augmente par une suite nécessaire celui que nous avons pour Lui, de sorte que toute la perfection est que Dieu nous aime, et que, l’amour qu’Il nous porte produisant en nous un amour pur qui n’a rien de dissemblable de sa cause, les deux amours augmentent et s’accroissent mutuellement jusqu’au point de devenir un seul et même amour. Quoique ceci paraisse élevé, il ne laissera pas de vous être utile, car je suis certaine que vous êtes appelée à aimer Dieu purement. Lui seul sait à quel point je vous aime dans le même amour.
Vous me demandez, mes chers enfants, ma disposition : je n’en ai qu’une extérieure, qui est simplicité, enfance, une certaine candeur, etc. Et pour le dedans, c’est une gouttelette d’eau perdue et abîmée dans la mer qui ne se discerne plus ; elle ne voit que la mer : non seulement elle en est environnée, mais absorbée. Dans cette immensité divine, elle ne se voit plus, mais elle discerne en Dieu les objets, sans les discerner autrement que par le goût du cœur. Tout est ténèbres et obscurité à son égard, tout est lumière de la part de Dieu, qui ne lui laisse rien ignorer, sans savoir ni ce qu’elle fait, ni comme elle le fait, ni sans qu’il lui reste aucune espèce. Il n’y a là ni clameur, ni douleur, ni peine, ni plaisir, ni incertitude, mais une paix parfaite, non en soi, mais en Dieu : nul intérêt pour soi, nul souvenir ni occupation de soi. Voilà ce que Dieu est en cette créature. Pour elle, misère, faiblesse, pauvretés, sans qu’elle pense ni à sa misère, ni à sa dignité. Qui a des oreilles entende.
Voilà mon état depuis plus de trente ans, quoique dans ces dernières années tout soit plus approfondi. Imaginez-vous que la mer soit infinie : ce que l’on jetterait dedans s’y enfoncerait toujours par son propre poids sans jamais en trouver la fin. La chose jetée n’aurait autre agitation que celle d’un poids, presque imperceptible ; ainsi l’amour divin, qui est le poids de l’âme, l’enfonce toujours plus en Dieu. Tout la différence de cette vie à l’autre ferait que, dans l’autre, je verrai ce bien immense qui me possède et dont je suis remplie, quoique mon âme ne sente point sa plénitude autrement que par un parfait contentement et une impuissance absolue de rien désirer. Tout se passe ici en obscurité de foi, et là en lumière de gloire. L’amour parfait est le poids de l’âme, qui en cette vie absorbe notre volonté en celle de Dieu.
Tous les désirs et les inquiétudes viennent d’une volonté qui n’est pas parfaitement satisfaite ; c’est pourquoi il est besoin dans le commencement de marcher par une résignation continuelle de tout vouloir, de tout désir, de tout penchant, entre les mains de Dieu, même pour les choses les plus parfaites, afin de ne vouloir uniquement pour nous que ce que Dieu veut et a voulu de toute éternité. L’âme qui s’accoutume à se soumettre incessamment, trouve que peu à peu sa volonté disparaît pour toutes choses, sans exception, et que la volonté de Dieu prend la place de la nôtre. Tout ceci ne s’opère que par la charité, qui réside dans la volonté, et qui entraîne avec elle cette volonté en Dieu, parce que « Dieu est charité » et que « celui qui demeure en charité demeure en Dieu ».
L’âme perdue en Dieu ne trouve plus que rien lui puisse servir d’entre-deux, parce qu’elle est abîmée et changée en son Être original. Lorsqu’elle tend à cet Etre original, elle craint tout ce qui sert d’entre-deux, parce que ce sont des obstacles et empêchements d’arriver à sa fin ; mais lorsqu’elle y est arrivée, qu’elle y est perdue et transformée, rien ne sert d’empêchement. L’Écriture est rendue nouvelle : Jésus-Christ est l’exemple de cela, qui a pris Son plaisir à expliquer les Écritures et à les accomplir. Elles [les Écritures] auraient servi d’entre-deux et de moyen [ailleurs], mais [ici] rien n’est moyen, et lorsqu’on a outrepassé tous moyens, on a outrepassé tout entre-deux.
Ce qui nuit en un temps et dont Dieu ne permet pas qu’on fasse usage, fait les délices d’un autre temps, non pour soi, mais pour accomplir la volonté de Dieu en autrui et lui servir d’instruction.
Si je pouvais faire comprendre comme Dieu démêle en moi tous les états des âmes, même de celles qui ont paru les plus parfaites, on en serait surpris. Cela ne me donne nulle dignité ni avantage sur les autres, et je suis bien éloignée de m’estimer plus puisque je suis un vil néant ; mais la lumière de vérité est si pure et si subtile que rien ne lui échappe ; et les états des saintes âmes lui paraissent clairs comme le jour pour voir leur période1. Ô Amour pur, nu, simple vérité, Tu es toi-même la vérité qui s’exprime non par moi, mais par toi-même.
1Le plus haut point où une personne puisse arriver.
[439] Ma très chère sœur et amie en Notre-Seigneur Jésus-Christ, [440] votre lettre m’a donné une véritable consolation par sa simplicité, qui est ce que Jésus-Christ demande particulièrement de nos âmes. Quelle satisfaction n’est-ce point aussi pour moi de voir le règne de Jésus-Christ dans vos cœurs ! C’est ce qu’Il désire le plus de nous tous.
Vous me demandez quand est-ce que Son règne arrivera ? Il ne faut pas se persuader que cela se fasse par des choses bien extraordinaires, mais par la possession de nos cœurs : plus l’intérieur s’étendra et plus Jésus-Christ régnera ; il n’y a point d’autre voie de Le faire régner. Le malheur est que tout le monde s’oppose à ce règne. Il y a encore de bonnes âmes au monde dont la plupart désirent à la vérité le règne de Jésus-Christ, mais ils ne se mettent pas assez en peine de le faire régner en eux, de Lui donner tout pouvoir sur eux-mêmes, de L’aimer d’un amour pur et désintéressé qui ne regarde que Sa seule gloire sans nous regarder nous-mêmes. Commençons par travailler intérieurement à étendre ce règne en nous et dans les autres [441] cœurs, car, depuis Jésus-Christ jusques à nous, il y a une tradition constante qu’Il doit régner sur la terre, mais on a trop regardé cela extérieurement. Dès qu’Il sera maître de tous les cœurs, Il régnera partout, Il sera le Roi des Rois. Alors tous Ses ennemis Lui seront assujettis et Lui serviront comme de marchepied. Pour le temps auquel cela arrivera, tenons-nous aux paroles de Jésus-Christ qui dit que les temps et les moments sont dans la puissance du Père1, et ne sont connus que de Lui2. Il y a apparence qu’il y aura avant ce temps encore une plus grande destruction, mais Dieu, dont la bonté est infinie, attend avec une grande patience que la mesure des péchés soit venue à son comble. Il prépare jusqu’à ce temps des cœurs où il Lui plaît d’habiter parce qu’ils L’aiment, et qu’Il les aime aussi, et c’est cet amour de Dieu si gratuit et si bienfaisant envers nous, qui produit le nôtre envers Lui. Le plus grand contentement que je puisse avoir en cette vie, c’est [442] d’apprendre qu’en divers endroits il y a des âmes qui veulent être à Lui sans réserve : je puis vous assurer même que c’est l’unique. Continuez donc, ma chère sœur et véritable amie, à vous laisser conduire, posséder et gouverner par l’Esprit de Jésus-Christ.
Je ne crois pas que le service que vous avez rendu aux pauvres puisse vous nuire, parce que le mouvement du corps n’empêche pas le repos de l’âme, et l’on est souvent plus recueilli et plus uni à Jésus-Christ dans ces sortes d’occupations que dans une solitude entière. La raison de cela est que ce Dieu de bonté nous tient d’une manière plus serrée et plus ferme, même plus aperçue, dans les occupations qui sont de notre état que dans une solitude entière où, n’ayant point d’occasions de distractions, Dieu prend plaisir d’éprouver notre amour par de rigoureuses absences, ce qu’Il ne fait pas lorsqu’il y a du danger pour nous que nous nous laissions trop aller aux choses extérieures. Je ne veux pas dire par là qu’il faille par soi-même se mettre dans un état d’activité ; au contraire, il faut toujours choisir [243] la retraite ; mais lorsque la Providence nous a mis dans un état actif au-dehors que nous n’avons point choisi, il faut redoubler sa fidélité afin que l’agitation extérieure ne nous détourne pas de l’application de notre cœur. Cela nous engage dans de simples retours amoureux et plus fréquents vers notre divin objet qui est au-dedans de nous, qui y habite et qui veut que nous L’aimions sans cesse en nous occupant au-dedans de Sa divine présence.
Ne vous inquiétez pas lorsque tout se perd et s’oublie : c’est le meilleur pour nous, car quand nous voyons notre opération en Dieu ou l’opération de Dieu en nous, nous y prenons toujours quelque chose à cause des ruses de l’amour-propre ; c’est ce qui oblige l’Amour sacré à nous tout enlever et à nous faire tout perdre, afin de nous perdre ensuite en Lui. Dès que nous apercevons quelque chose, la nature y prend une secrète complaisance. Vous n’avez donc autre chose à faire qu’à vous abandonner totalement à l’Amour divin, soit pour faire ou omettre, demeurant seulement [444] attentive à Lui pour exécuter Sa sainte volonté lorsqu’Il vous la fera connaître. Qu’Il soit Lui-même votre action : priez-Le qu’Il agisse en vous, afin que vous n’agissiez plus vous-même. Nous ne sommes propres qu’à gâter Son ouvrage. Mettez donc dans Son sein toutes vos inquiétudes : laissez-vous porter en Ses bras comme un petit enfant. Un enfant que sa mère porte ne fait point d’autre action que de se laisser porter et de regarder amoureusement cette tendre mère.
Il est vrai que les sens se dépitent parfois parce qu’ils n’ont rien qui les satisfasse, mais il les faut laisser sans s’en mettre en peine ; nous ne sommes pas à Dieu pour les satisfaire, au contraire nous devons nous réjouir de leur amertume et de leur destruction. Tenez-vous heureuse de ce que Dieu vous a choisie dans ce siècle pervers afin que vous fussiez à Lui d’une manière singulière. Quand vos sens se dépiteraient encore, il faut s’en moquer, comme on se moque d’un petit enfant à qui l’on ôterait une mauvaise chose pour lui en donner une bonne, et qui s’en fâcherait : [445] on ne laisserait pas de faire toujours la même chose. Lorsque Dieu nous ôte le sensible, Il nous ôte ce qu’il y a d’imparfait en nous, quoique plus agréable, pour nous donner la foi pure, une entière soumission à toutes Ses volontés, une souplesse pour toutes les manières où Il nous met. Il nous ôte de plus par là une certaine fixation que nous avons en nous-mêmes, une attache à ce qui nous paraît bon selon nos idées, et qui ne l’est pas toujours selon ce que Dieu veut de nous, de sorte que l’âme est rendue par là pliable et souple pour faire sans hésitation ce que Dieu demande d’elle, quand même il ne nous paraîtrait pas si parfait, parce que la perfection ne consiste ni dans une chose particulière ni dans une autre, mais à être parfaitement soumis à Dieu, à Le laisser régner en souverain, à Lui obéir au moindre signal. Voilà ce que Dieu aime parce que ce sont là des effets de la plus parfaite charité et de la plus pure foi.
Je ne comprends point, ma chère amie, de quelle sorte d’exercice spirituel vous voulez parler, car c’est un [446] grand exercice spirituel que de s’abandonner à Dieu, L’aimer, tâcher de vivre en Sa présence, se tenir attaché à Lui sans se courber vers soi-même ni vers aucune créature ; si vous entendez parler de quelque chose d’extérieur, vous faites bien de n’agir que par obéissance. Demeurez dégagée et libre, sans vous charger de rien par vous-même. Soyez souple en la main de Dieu pour tout ce qu’Il pourra vouloir de vous. Vous avez bien raison de dire que vous n’avez aucune peine quand vous demeurez dans votre amour : nous ne pouvons avoir de peine qu’en nous détournant de ce même amour pour nous regarder nous-mêmes, sous quelque prétexte que ce soit, soit de nous avancer, de mieux faire, et d’une plus grande perfection, soit pour examiner même nos défauts. Dès que vous vous apercevez de quelque retour sur vous-même, replongez-vous de nouveau en Dieu pour n’en plus sortir. Ce que vous pouvez faire de mieux pour vous perdre davantage en Dieu, c’est de demeurer en Lui sans action propre que celle du poids qu’Il donne à [447] votre âme, comme une pierre qu’on jette dans la mer s’enfonce toujours plus dans cette même mer par son propre poids ; si elle était capable de quelque action, elle irait à droite ou à gauche et ne tomberait pas par le poids direct qui lui est naturel : ainsi notre âme en s’abîmant en Dieu n’a qu’à suivre le mouvement que Dieu lui donne. Pour peu qu’elle s’en écarte par son action propre, elle sort de cette rectitude, et loin de s’abîmer davantage en Dieu, elle s’arrête pour autant de temps qu’elle se regarde elle-même et qu’elle veut agir.
Vous dites que votre âme est insatiable. Quand vous serez parfaitement abîmée dans l’amour, vous serez dans un plein rassasiement, parce que l’amour est une nourriture profonde, et lorsqu’il est dans l’âme en plénitude, elle ne sent plus de besoin sans savoir comment cela se fait, car si elle se regardait, elle ne trouverait rien en elle qui pût la satisfaire, elle n’apercevrait qu’une entière indigence. Ce qui l’étonnerait, c’est que, dans une si grande pauvreté, elle ne pourrait désirer ni d’avoir plus ni d’être [448] autre que ce qu’elle est. Mais comme ce n’est pas à nous de nous donner aucune disposition, demeurez dans la vôtre jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de vous en faire changer. Recevez tout ce qu’Il vous donne, et lorsqu’il Lui plaira de vous l’ôter, soyez encore contente qu’Il reprenne ce qui est à Lui et ne vous laisse que ce qui est à vous, c’est-à-dire le néant et la pauvreté. Car il faut aimer Dieu tellement pour Lui-même qu’il Lui faut laisser faire en nous et de nous tout ce qu’il Lui plaît ; pourvu qu’Il soit content, cela doit nous suffire, sans chercher même en Lui notre contentement.
Croyez que je vous suis très unie. Nous n’avons pas besoin d’être proches pour cela : l’union des esprits atteint à toutes les extrémités de la terre. Vous faites bien de ne point découvrir votre intérieur qu’à des gens sûrs, et qui, comme vous, veulent être à Dieu sans réserve. Il faut un grand secret sur les voies de Dieu, car le démon, qui ne travaille qu’à empêcher le règne de Dieu, se sert du trop d’ouverture pour susciter des [449] persécutions et détourner les âmes faibles de suivre Dieu et Lui être fidèles. Vous pouvez m’écrire tout ce que vous voudrez, et autant que vous voudrez selon vos besoins, et je me ferai un grand plaisir de vous répondre dans la volonté de notre bon Maître, car il y a des temps où je suis si malade que je ne pourrai pas répondre si tôt. Je salue vos amis et je souhaite que Dieu leur donne la persévérance.
1Ac 1, 7. 2Mt 24, 36.
[477] Vous me demandez comment est-ce qu’une âme perdue en Dieu distingue ce qui vient de Dieu de ce qui est de son propre jugement ? Une âme simple ne cherche point à rien discerner : elle dit simplement ce qui lui vient au bout de la plume ; elle est persuadée que ce qui est bon est de Dieu et nullement d’elle ; elle ne cherche aucune certitude : la vérité est certaine en elle-même quoique l’âme ne voie ni certitude ni incertitude, demeurant dans son rien. Lorsqu’on dit : « Je ne demande pas qu’on me croie », on le dit souvent par rapport aux âmes faibles qui ne discernent pas la vérité et qui attribuent à la créature ce qui n’est dû qu’à Dieu. La vérité demeure en elle-même ce qu’elle est, et c’est elle qu’il faut croire et non pas ce chien mort qui ne mérite aucune croyance. La vérité se dit de prime abord, et l’homme qui meurt à soi la sent telle qu’elle est ; mais celui qui, voulant faire vivre la nature, dispute contre la vérité et veut trouver des raisons pour la combattre, cette vérité s’échappe de lui [478] ; alors il entasse raisons sur raisons pour plier la vérité selon son désir. Cette vérité est pourtant inflexible et ne plie point, mais dès que je vois qu’on la regarde du côté de l’homme, je ne demande pas qu’on me croie, car, si vous ne sentez pas la vérité et que votre amour-propre vous la cache, elle cesse d’être vérité pour vous quoiqu’elle reste vérité en elle-même. Pour moi, je ne mérite aucunement croyance, et je n’en exige de personne. Ces personnes méritent d’être trompées par leur incrédulité. Pour ce qui est des choses temporelles, je dis ce que je pense et ne me soucie pas qu’on croie ce que je dis.
Ceux qui ne veulent parler que des inspirations connues, donnent pour l’ordinaire dans l’enthousiasme, et deviennent souvent le jouet des démons : mais celui qui marche simplement, marche confidemment1. Il marche sans certitude connue, mais il agit aussi sans doute, et c’est de la manière que l’Être parfaitement simple agit avec les âmes simples et les meut d’une manière qui paraît toute naturelle, [479] à cause de leur souplesse extrême. Celui qui résiste en quelque manière a [et sent] une action marquée, parce qu’il faut une espèce d’agir fort pour le mouvoir, mais celui qui est sans consistance et sans résistance est entraîné par le tourbillon éternel comme faisant partie de ce tourbillon, sans différence ni rien de distinct et de séparé, tout comme la mer donne le même mouvement que le sien, sans qu’on s’en aperçoive, aux eaux qui se sont écoulées et perdues en elle, mais ce qui est sur son dos et qui fait corps, se distingue bien.
Toutes les personnes qui, parce que Dieu leur a accordé quelque chose qu’elles Lui ont demandé, ne veulent plus ni répondre ni agir qu’après avoir importuné Dieu afin qu’Il leur fasse quelque réponse positive, redisent les paroles qu’ils croient avoir entendues comme très certaines, ce qui pourtant est fort sujet à l’illusion, parce que le diable s’en peut mêler et le propre esprit s’y mêle. Cependant on est sûr que ces choses sont de Dieu, et on s’y appuie fermement ; cela fait qu’il s’y trouve souvent des [480] contradictions manifestes. C’était bien la pratique de l’ancienne Loi ; elle était alors sûre, parce que Dieu avait choisi cette voie-là pour se communiquer aux hommes ; mais il est à remarquer qu’on se tenait fixement à la première réponse de l’oracle, sans prier pour que cette parole changeât ou fût d’une autre manière, ce qui aurait fort déplu à Dieu, comme ce qui arriva au prophète Balaam 2 en est un exemple : il consulte Dieu, et Dieu lui répond par Son ange qu’il n’aille point avec les ambassadeurs du roi de Moab ; il fit alors son devoir : il les renvoya ; mais le roi de Moab lui ayant envoyé d’autres ambassadeurs, la cupidité et l’envie de plaire au roi lui firent faire de nouvelles prières à Dieu, et plus longues, pour avoir une nouvelle réponse favorable pour ces ambassadeurs ; Dieu lui dit : Allez avec eux ; il crut aller infailliblement dans la volonté de Dieu, et c’était tout le contraire : l’ange voulut le tuer à son passage..., etc.
Depuis l’avènement de Jésus- [481] Christ, Dieu se contente d’une inspiration qui est d’autant plus pure qu’elle est moins marquée. La parole du Verbe est une parole pleine de silence, qui s’imprime dans l’âme en caractères ineffaçables et que l’âme ne remarque que dans le besoin ; alors, plus elle agit simplement et sans s’y mêler le moins du monde, plus elle agit véritablement et sûrement, parce qu’elle n’est que comme un simple instrument que le Verbe (qui est en elle) remue, et sans aucune résistance de sa part, de sorte que c’est le Verbe lui-même qui fait dire ou écrire ce qu’Il veut et fait, et que l’âme ne veut ni ne fait qu’à mesure qu’on le lui montre.
C’est pourquoi, selon ma pensée, Dieu se sert de sujets les plus faibles et les plus pauvres, pourvu qu’ils soient souples, afin qu’il n’y ait point de mélange ni de la science ni du propre esprit. Il est difficile à un homme savant d’écrire d’une manière simple et nue, parce qu’il veut toujours mêler quelque chose qu’il a su de ce qu’il a appris, qu’il compare ce qu’il écrit avec ce que les auteurs ont [482] dit, craignant toujours de se méprendre et d’en avoir quelque confusion. Mais une personne qui n’a point de talents ni de science, est exempte et de la crainte de mal dire, et de l’envie que sa science paraisse. Cela fait que Dieu s’en sert plus volontiers parce que ces personnes sont toujours persuadées que s’il y a quelque chose de mal dit, cela vient d’elles, et que ce qui est de bon vient de Dieu immédiatement.
Comme ce qui est sans distinction se passe sans l’entremise des anges, aussi les démons ne s’y peuvent mêler. Tout ce qui est distinct, particulier, parole, ou qui laisse des traces, se fait par le ministère des bons anges, et les mauvais peuvent le contrefaire ; mais il n’en est pas de même de ce qui est pur, simple et nu, où la créature ne prend point de part : elle dit simplement ce qui lui vient, sans y chercher aucune certitude, ce qu’elle ne pourrait trouver, parce que rien ne fait d’impression ni ne laisse de traces chez elle, au lieu que les autres se croient sûrs par l’impression qui leur reste de ce qui leur a été montré ou dit. Ces âmes peuvent dire ou écrire des choses qui sont distinctes en elles-mêmes, mais non par regard à l’âme qui les écrit couramment comme tout le reste sans y faire aucune attention, toutes les opérations de Dieu sur elles étant devenues si simples, si intimes qu’elles paraissent comme naturelles à l’âme qui n’y distingue rien de particulier ni d’extraordinaire, quoique ce qu’elle écrit puisse regarder des choses particulières et extraordinaires.
Je conclus donc que tout ce qui est le plus simple et nu approche le plus de l’Être simple et parfait, et qu’ainsi l’âme simple et redevenue une en Dieu, où rien d’étranger ne peut se mêler, approche plus la pure Divinité. Et Dieu ne traite point avec cette âme en manière propre à la créature, mais en manière de Dieu, qui est pure et simple sans aucune entremise ni opération distincte.
1Pr 10, 2. 2Nb 29.
Dieu me donne les choses de telle sorte qu’elles me viennent comme des pensées purement naturelles dans le moment. Je sais que cela est, et je le dis et l’écris, sans savoir pourquoi je le dis ; cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m’a point encore trompée, parce que je n’ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se [509] trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur et qu’il n’en reste rien1, lorsque l’on m’en reparle, je ne sais pourquoi j’ai dit cela et je ne sais que répondre. Cependant, Dieu vérifie ce qu’Il a fait dire.
Les lumières ou les paroles intérieures qu’on a ont souvent des significations différentes de ce qu’on s’imagine, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent : c’est comme une chose qui est, sans savoir qui l’a apprise ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d’autres qui se disent tout naturellement et sans y penser : elles viennent cependant du fond et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir : celles-là n’ont rien de fixe ni d’assuré. Et qui voudrait que, parce [510] qu’une personne est à Dieu au point d’avoir cette [première] science simple2, [que] tout ce qu’elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu’on lui propose, ait le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.
Il y a des âmes qui ne m’appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela, mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu en me les appliquant intimement me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu’Il a sur elles. Je l’ai connu, et je vous l’ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n’avais point de commerce de lettres avec vous ; et Dieu l’a voulu de la sorte afin de vous faire voir que son Esprit est vérité. Et à mesure que dans plusieurs années d’ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu’Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l’accomplissement de Ses desseins sur vous afin de vous servir de contrepoids. C’est donc un [511] moyen d’avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu pour [par] la distance des lieux : il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance de votre part, si vous veniez à juger cela inutile, et même à croire par indifférence qu’il est mieux de ne point vouloir son avancement, en quoi vous vous tromperiez, car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu’à ce qu’Il vous ait entièrement perdu en Lui. Alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d’une fontaine supérieure qui se déchargerait dans une autre, mais comme deux rivières qui, portées l’une dans l’autre à la mer, ne sont plus qu’un seul lit égal, qui n’est plus qu’une même eau.
1Rien ne causant espèces, et tout étant comme devenu naturel. (ajout Dutoit entre parenthèses).
2Qui est le fruit d’une extrême mort. (ajout Dutoit).
[512] Il semble que je vous porte partout sitôt que je suis seule en paix, et il se fait en moi une prière continuelle qui est comme un état inséparable de mon fond, lequel est fixe et invariable quoique la disposition varie. En effet cet état d’immolation et de prière continuelle, d’unité foncière, ne varie jamais, mais la disposition varie très souvent. Pour l’ordinaire, c’est d’une manière sèche et avec peu de correspondance ; d’autres fois, c’est plus aisé, doux et suave, et j’éprouve des moments d’une correspondance qui fait que rien n’est suspendu, sans que je fasse la moindre chose pour l’entretenir, pas même par un souvenir. Cela me paraît si pur, [513] si indépendant, si parfait, qu’il me semble qu’à moins d’un avancement extraordinaire en Dieu, il est difficile d’être unie de cette sorte et de posséder ces âmes en Dieu plus réellement que les amis les plus présents qui ne sont pas de même. C’est la Communion des Saints, et c’est de cette sorte que Dieu se communique à Ses saints, qui lui sont d’autant plus chers qu’ils lui sont plus ou moins proches. En cette manière les saints et les anges ne sont point proches de Dieu seulement pour occuper dans le Ciel un lieu plus élevé et plus proche de Lui, mais pour Lui être plus unis.
Je comprends par mon expérience, toute misérable que je suis, que Dieu ne pourrait pas ne point aimer, ne point s’écouler et ne point se communiquer sans cesse dans une âme qui Lui est unie de cette sorte ; et, quoique ce soit en Dieu une action libre de s’unir à la créature et de la purifier assez par les moyens qu’Il choisit Lui-même pour se la rendre conforme au point qu’elle Lui soit proche ainsi que je le dis, ce n’est point cependant une action libre en Dieu de ne point [514] aimer et de ne point se communiquer à cette créature qu’Il a disposée de la sorte : Il s’y communique nécessairement après qu’Il l’a disposée librement ; et, plus cette créature est proche de Dieu en manière de centre éminent, plus Dieu nécessairement l’aime et se communique à elle. Dieu cesserait aussitôt d’être Dieu qu’Il cesserait de se communiquer par amour à une âme bien disposée. Sa nature est communicable à tous les êtres propres à recevoir ses communications, et il serait, pour ainsi parler, plus violent à Dieu de ne se point communiquer à l’être purifié et préparé pour cela qu’à cet être préparé de ne point recevoir la communication, de même que la précipitation de l’air à se communiquer dans un vide est plus forte que l’attrait de ce vide pour attirer l’air.
Cette comparaison ne me paraît point encore assez propre. Dieu donc se communique nécessairement à tous les êtres propres à recevoir ses communications, car il est aussi essentiel à Dieu d’être un être communicatif que d’être un être simple. Il est vrai qu’Il était content [515] de la communication qu’Il avait en Lui-même de toute éternité avec Ses divines Personnes, et que comme la Trinité en Dieu est aussi essentielle à la Divinité que l’Unité, qui est en Dieu le terme de Ses communications, Il était suffisant à Lui-même de se communiquer autant qu’Il était communicatif. Mais ayant pris le dessein de créer des êtres propres à recevoir au-dehors une extension de Ses communications qui dussent toutes retourner à leur principe, il fallait nécessairement qu’Il se communiquât à ces êtres disposés pour cela, et il est après cela impossible qu’Il ne s’y communique pas.
Or, ces êtres ne sont disposés qu’autant qu’ils sont désappropriés parce que par cette désappropriation ils rendent à Dieu tout ce qu’ils en reçoivent, car Dieu ne peut communiquer qu’à proportion que ce qu’Il communique retourne à Lui ; c’est comme une circulation, et il faut que tout se termine dans le principe d’où il dérive. Je dis donc que Dieu se communique à Ses saints à proportion de l’étendue de leur désappropriation. [516] Or, comme les sept Esprits bienheureux sont ceux des anges qui sont les plus proches de Dieu et auxquels Il se communique plus abondamment, c’est pour cela qu’ils ne quittent jamais le trône de l’Agneau. Les Séraphins sont les plus aimés et les plus aimants parce que ce sont eux, de tous ces esprits, qui reçoivent une plus abondante communication ; et quoique Dieu se communique abondamment aux autres esprits bienheureux, ce sont pourtant ceux qui sont plus proches de Lui qui reçoivent les plus fortes communications et qui servent de moyen, sans moyen qui termine.
Pour la communication des autres esprits, la Sainte Vierge est de toutes les créatures celle qui reçoit le plus abondamment : elle est comme la première hiérarchie de tous les hommes. Elle est le moyen, sans milieu cependant, par qui toutes les grâces leur sont communiquées. Je m’explique. Tant que nous sommes en nous-mêmes, tous les moyens des grâces de Dieu, quelque saints et relevés qu’ils soient, sont [517] aussi des entre-deux, parce qu’en servant à attirer la grâce ou servant de moyen à la communiquer, ils la terminent. Mais lorsque l’âme est entièrement désappropriée et sortie de soi, ces moyens de communication étant d’eux-mêmes sans nulle propriété et ne pouvant rien arrêter, sont alors des moyens sans milieu ni entre-deux, et Dieu se communique alors Lui-même avec la même abondance par eux que s’ils ne l’étaient pas, et quoiqu’ils servent encore de moyens de communication, la communication ne laisse pas d’être immédiate.
Il y a deux moyens par lesquels le fleuve s’écoule dans la mer : il y a son lit, qui lui sert de moyen si nécessaire que sans lui il ne s’écoulerait jamais ; cependant tant que ce fleuve est dans ce lit, il peut être arrêté et détourné par l’artifice. Il y a de plus la pente de l’eau à s’écouler, et sa fluidité, qui est un moyen ; ce moyen est aussi nécessaire que le premier, cependant c’est ce même moyen qui le rend facile à être [518] détourné de son cours rapide. Cette pente et fluidité le conduit à la mer et, dans la mer même, il lui sert à se mêler et à s’enfoncer encore plus en elle ; alors ce moyen n’est plus ni milieu ni empêchement, et quoiqu’il soit un moyen qui fait le mélange admirable d’une eau avec une autre eau, il ne fait plus d’entre-deux, et ce même moyen fait une communication immédiate. J’ai peine à trouver une comparaison juste pour bien exprimer ce que je veux dire.
Je dis donc que les moyens qui ne sont point mélangés par la propriété n’empêchent point que l’union soit immédiate. Ce qui fait un empêchement en un temps n’en fait point en un autre. La Sainte Vierge et les saints nous sont donnés à la vérité comme des moyens de monter à Dieu, mais ces moyens nous serviront de milieu et d’entre-deux si nous nous y arrêtons un instant. C’est de cette sorte que Jésus-Christ disait à ses Apôtres qu’il était expédient qu’Il les quittât1 parce qu’Il devait leur servir de moyen pour monter à Son Père, [519] et ce moyen devait être quitté, comme tous les autres, afin de les faire perdre en Dieu sans moyen. Mais ces moyens, nous ayant conduits en Dieu et ayant été perdus comme moyens de monter et comme moyens qui terminent, ils servent en Dieu à nous communiquer Dieu même avec plus d’abondance, comme une eau prompte et rapide entraîne quantité de gouttelettes qui s’arrêteraient seules, et les abîme avec elle dans l’océan.
Or, je dis que Dieu, comme être communicatif communiquant à tous les êtres épurés Ses qualités, Il les rend Lui-même des êtres communicatifs quand ils sont assez purs pour ne communiquer que Lui-même, et alors c’est en eux aussi bien qu’en Dieu, une nécessité de se communiquer sans choix et sans élection. Il leur est rendu nécessaire de se communiquer à proportion que les âmes leur sont plus proches et plus unies en charité. Et, comme tous ces petits moyens de communication (que j’appelle petits à l’égard du Tout qui se communique) sont disposés de telle sorte qu’il n’y a [520] pour eux nul choix ni nulle inclination. Le Maître les gouverne comme un excellent jardinier qui arrange des canaux : Il dispose l’un d’une façon et les autres d’une autre, en sorte que, quoique ces canaux ne reçoivent de la même source que pour répandre, il faut qu’ils ne répandent nécessairement qu’aux endroits où ils sont situés, et qu’ils se déchargent sans choix sur ceux qui leur sont les plus proches. L’eau qui se répand dans d’autres canaux différents est la même, il est vrai, et en source elle ne fait qu’une même et seule eau, comme elle n’en sera éternellement qu’une même y étant retournée ; mais cette eau n’a pas pour cela aucune pente marquée vers aucun côté : il faut que nécessairement elle suive celle qui lui est donnée sans choix et sans élection. De cette sorte, le moyen ne sert jamais d’empêchement et d’entre-deux.
Saint Jean était le seul des Apôtres disposé à recevoir la communication du Verbe en cette manière, aussi quoiqu’il fût le plus jeune des Apôtres, il ne laissait pas d’être l’Apôtre de la dilection. Et pourquoi était-il le bien-aimé ? [521] C’est qu’il était celui qui pouvait recevoir cette communication immédiate, comme nous l’avons dit. Et comme la communication du Verbe est une communication d’amour, il aime nécessairement ceux dans lesquels il se communique de cette sorte. Saint Jean nous a appris qu’il recevait cette communication sans moyen, puisqu’en reposant sur le cœur de Jésus-Christ, il recevait et approfondissait des secrets infinis dans un silence ineffable dont sûrement il n’était pas apprenti. Ô divin Maître, qu’il y avait longtemps que Vous Vous communiquiez de cette sorte à votre disciple et que vous vous écouliez en lui ! Il s’était fait une transfusion si admirable de Jésus-Christ dans saint Jean, et le Maître s’était tellement écoulé dans le disciple en manière ineffable que Jésus-Christ ne fit aucune difficulté d’assurer à la croix que Jean n’était plus Jean, mais qu’il était Lui-même2 car, à mesure que Dieu s’écoule en nous, Il nous perd en Lui. C’est le même mouvement que celui des vagues de la mer : la même vague qui pousse, ce semble, [522] dehors, perd et abîme en soi ce qu’elle avait poussé. Jésus-Christ passe chez saint Jean et le chasse de chez lui, mais Jean ne sort de chez lui que pour passer en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ, lorsqu’on Lui parla de Jean, dit : Si je veux qu’il reste de cette sorte jusqu’à ce que je vienne3, marquant qu’il n’y aurait plus de changement à faire en lui puisqu’il était parvenu dans sa fin par le moyen de cette communication si ineffable. Il n’en était pas de même des autres Apôtres qui, n’ayant reçu la communication que par le moyen de la parole, étaient encore dans les moyens qui se doivent perdre, parce qu’ils terminent et servent d’entre-deux. Aussi il fallut qu’ils changeassent tous, mais Jean, affermi dans l’amour, étant devenu un autre Jésus-Christ, ne change plus et demeure ferme jusqu’à ce second avènement de Jésus-Christ qui est celui de Sa gloire.
Comme il est impossible que Dieu, étant Dieu, soit un moment sans se communiquer, et que s’Il pouvait un moment cesser Ses communications, [523] Il cesserait d’être Dieu, de même il est impossible que l’âme en qui Jésus-Christ vit et règne seul, et en qui Il opère continuellement par Lui-même, (l’ayant disposée pour cela) soit un moment sans se communiquer. L’effet n’en est pas sensible ni aperçu pour l’ordinaire, à moins que Dieu ne le manifeste pour l’instruction de l’âme, mais il est très réel. Car il faut savoir que Dieu n’est point autre hors de Lui qu’il [n’]est en Lui-même : comme donc Il se communique sans cesse en Lui-même, aussi Il se communique sans cesse hors de Lui-même.
Son terme est proportionné à Sa communication, et ce terme étant Dieu, Il se communique tout Dieu. Mais il n’en est pas tout à fait de même dans Ses créatures qui sont bornées : Il s’y communique bien incessamment et Il communique tout Dieu, à la vérité, parce qu’Il est un tout indivisible, mais Il ne se [524] communique qu’à proportion de la capacité qu’Il a mise en chacun de nous. C’est le même Dieu qui est tout en nous, mais quoiqu’Il se communique tout en tous, Ses communications sont aussi différentes que les hommes sont différents. Et c’est là la magnificence d’un Dieu qui n’envisage que Lui-même dans ce qu’Il opère, comme Il ne peut opérer que par Lui et pour Lui, parce qu’Il est également et principe et fin de toutes choses.
Les hommes Lui sont d’autant plus proches qu’Il se les [est] rendus plus semblables. De sorte que l’homme ne peut être proche de Dieu pour être l’objet de Ses complaisances, de Son amour et de Sa communication immédiate, qu’Il ne soit comme Dieu, c’est-à-dire que Dieu soit son seul principe et sa fin, ce qui ne peut jamais être que par l’entière désappropriation. De là vous pouvez voir que ce ne sont point les œuvres en elles-mêmes, quelque saintes qu’elles paraissent, ni les extrêmes misères qui nous approchent ou nous éloignent de Dieu, mais la parfaite désappropriation.
Vous voyez de plus que ce n’est pas [525] de nous qu’il dépend de nous donner un penchant ni un mouvement de communication. Mais ce qui dépend de nous, c’est de nous laisser en la main de Dieu comme un pur instrument, afin qu’Il nous dispose comme il Lui plaît, en sorte que, lorsqu’Il nous a disposés et tournés d’un côté, nous n’y avons point de part ; et, quoique la personne à laquelle on nous donne, doive avoir à notre égard une souplesse et une docilité infinie, elle n’a cependant nulle obligation à la créature par qui ces miséricordes lui sont faites, et cette créature n’en est ni meilleure ni plus sainte. Tout ce qu’il y a, c’est qu’elle est souple et désappropriée, que les communications qui se font en silence et sans l’entremise des sens, lorsque l’âme est assez pure pour s’y ajuster, sont les plus efficaces, et avancent plus l’âme en une heure que plusieurs mois [526] de tout autre communication ; que c’est la fin et le terme de toutes les communications de Dieu dans la créature. Et c’est ce qui rend la communication ferme et continuelle. Tout autre communication ne peut point avoir ces qualités. Enfin, c’est ce qui nous rend entre nous un même esprit et qui nous fait être un même esprit avec Dieu.
1Jean 16, 7. 2Jean 19, 26.
Comme je ne veux et ne puis résister à la grâce, je vous dirai ce que j’ai eu sur vous lorsque je vous parlais et que votre âme n’acquiesçait pas parce qu’elle était dans un état naturel. Je voyais que la moindre résistance faisait tomber insensiblement l’Esprit qui est en moi à votre égard. Là, il me fut montré et la délicatesse de l’Esprit directeur, et la force de la liberté de l’homme, et comment cet Esprit s’arrête par la moindre résistance et qu’Il semble respecter cette liberté. Je voyais en même temps mon impuissance d’agir par moi-même, car je voyais qu’à mesure que cet Esprit se retirait, toute action m’était ôtée, et j’avais un plaisir infini de voir que [544] Lui seul conduisait par moi, de sorte que pour rien au monde je ne voudrais ajouter ni diminuer à cet Esprit. Aussi m’était-il montré que cet Esprit étant infiniment libre, Il était plutôt prêt à se retirer que de souffrir des bornes et des limites.
Je ne parle pas de l’Esprit de grâce, mais de l’Esprit directeur. Cet Esprit se présente, mais il ne force à rien : il est tout prêt de se retirer, sans cependant cesser de faire du bien à l’âme. Et je voyais aussi que si je pouvais vous promettre d’agir d’une manière ou d’une autre, j’agirais contre cet Esprit, Esprit si pur qu’il rejette toute raison et n’en veut aucune de son procédé que lui-même : aussi n’a-t-il nulle inclination impétueuse de faire quelque chose, mais il demeure fixe dans sa délicatesse. Ô esprit pur et nu, heureux celui qui se laisse conduire nûment à vous !
Ce fut pour cela que je vous dis que si vous n’acquiescez pas, je n’aurai plus rien pour vous aider. Ô que cette conduite si pure et nue est différente de celle de la raison et de la science ! Dieu ne fait d’œuvre achevée [545] que sur le néant ; c’est pourquoi Il fait passer les âmes par des états terribles, pour leur ôter tout vouloir et non-vouloir, tout penchant et toute répugnance.
Quelque grâce qu’ait une personne pour la direction, non seulement par l’écoulement de la [550] parole, mais de plus par la communication intime, qui est la direction la plus parfaite et la plus sûre, toutes ces grâces deviennent inutiles sans la foi, la docilité de l’esprit et la correspondance du cœur1. Le défaut d’une de ces choses arrête et suspend la grâce, combien plus celui de toutes ensemble ? Aussi le directeur éprouve-t-il que tout lui tombe des mains et qu’il devient inutile à ces âmes, non que Dieu manque à lui fournir ce qui lui serait nécessaire, le défaut d’ouverture est aussi un obstacle. Ainsi il se trouve que quantité de personnes que Dieu adresse à un directeur d’une grâce éminente, n’en profitent pas pour les raisons que j’ai dites ; ce qui est un grand dommage pour l’âme et un grand sujet de douleur pour la personne qui dirige, car ces personnes [les directeurs] n’ayant rien de distinct pour elles-mêmes à cause de leur perte en Dieu, demeurent à sec à cause du défaut de correspondance, ce qui cause plus de douleur qu’on ne peut dire et une certaine suspension obscure qui est une grande peine pour l’âme, et d’autant [551] plus grande que ces personnes avaient été données d’une manière plus spécifique. Mais lorsque la foi, l’obéissance, l’ouverture et la correspondance sont entières2, tout coule fort abondamment et l’âme profite plus en un mois qu’en plusieurs années d’une autre manière, ce qui est d’un grand soulagement et d’une grande consolation au directeur. Dieu semble verser d’autant plus abondamment dans son âme que le dirigé est plus fidèle.
Mais comme Dieu ne fait rien d’inutile, et qu’autre est la grâce donnée pour le directeur même, autre celle qui lui est donnée pour le dirigé, si le dirigé ne correspond pas, Dieu referme le robinet, et comme rien ne lui est perceptible que ce qui lui est donné pour les autres, il demeure comme desséché par le défaut de correspondance, ce qui met son âme dans une grande amertume et qui lui fait dire avec Moïse : Ai-je porté ce peuple dans mes entrailles3 ? Il semble que Dieu punisse [552] le père pour le défaut de ses enfants, comme le même Moïse le disait au peuple : Le Seigneur s’est mis en colère contre moi à cause de vous4. Dieu punit ces pères de l’infidélité de leurs enfants. Il fut dit à un prophète : Porte l’iniquité de mon peuple5 On se trouve affaibli6 quand ils le sont. Il semble qu’on commette leurs propres fautes. Enfin, on ne se connaît plus.
Jésus-Christ a voulu porter nos langueurs, avec cette différence qu’Il pouvait porter la peine que nous méritions, mais non pas nos imperfections et nos fautes en réalité. De quoi se plaint ce Sauveur ? Du défaut de foi et de docilité. Ô race incrédule et perverse ! Ô gens de peu de foi7 ! Dieu n’a-t-Il pas dit par Son Prophète : Si ce peuple m’avait obéi, je l’aurais en peu délivré de tous ses ennemis8 ? Si Dieu pouvait souffrir quelque passion, Il souffrirait lorsque le directeur est attristé. L’Écriture dit que Dieu [553] en est comme blessé jusqu’au fond du cœur9.
Ce n’est donc pas toujours lorsqu’on ne réussit pas dans la conduite des âmes, le défaut de lumière et d’une grâce éminente : c’est la faute des personnes dirigées. Et je crois que, de même que le directeur doit se déporter, par humilité, des âmes dont la grâce est supérieure à la sienne, il se doit aussi déporter de celles qui, n’ayant ni foi ni confiance ni ouverture de cœur, ne peuvent profiter de sa conduite, car, ces personnes ayant plus d’estime et de confiance en d’autres, profiteraient davantage sous leur conduite pourvu qu’elles prissent des personnes conformes à leur grâce et non opposées. Il y a néanmoins cette différence que Dieu n’ayant pas choisi ces personnes pour conduire les âmes d’une manière spéciale, comme il avait fait le premier directeur, ces personnes ne passeront pas à un certain degré qu’elles auraient passé peut-être moins à leur contentement, [554], mais aussi plus à la gloire de Dieu et à l’avantage de ces mêmes âmes.
Il est donc de conséquence de suivre le dessein de Dieu sur nous, sans nous amuser à réfléchir de façon ou d’autre, et d’aller courageusement, malgré les tentations de l’ennemi, qui empêche autant qu’il peut cette correspondance nécessaire, voyant bien le grand dommage qu’il en recevrait, car Dieu, voulant nous conduire par une voie, nous donne tous les moyens nécessaires pour y marcher. Si cela est pour le commun des hommes, cela et bien plus pour les personnes intérieures qu’Il a choisies d’une manière spéciale : Il leur donne un moyen conforme au choix qu’Il a fait pour les conduire dans les routes qui sont inaccessibles à ceux qui n’y ont pas marché eux-mêmes et que Dieu n’y appelle pas. Je crois que de ceci dépend la perfection de la vie, et de remplir les desseins de Dieu sur nous. C’est à Lui de vous éclairer de Sa lumière.
1De celui qui reçoit.
2Dans les dirigés.
3Nb 11, 12. 4Dt 1, 37.
5Ez 4, 5-6. 6II Co 11, 29.
7Mt 8, 26 ; 17, 16. 8Ps 81, 14-15.
J’ai lu votre lettre, mon cher F[rère], avec consolation, voyant la continuation des miséricordes de Dieu sur vous. Pour ce qui est de la filiation spirituelle, c’est une chose très véritable et très réelle qui a même été éprouvée de quantité de personnes d’une raison opposée à ces sortes de choses qui demandent beaucoup de petitesse. Ceux que Dieu unit à Sa paternité divine ont un don de se communiquer intérieurement à leurs enfants de grâce, et Dieu s’en sert comme d’un canal de communication. Ils ont encore une autre qualité qui leur coûte cher, qui est de souffrir pour leurs enfants, de porter leurs [567] faiblesses et leurs langueurs, et les enfants éprouvent de leur côté qu’ils ont auprès de leur père ou mère de grâce une onction toute particulière, c’est pourquoi ils éprouvent qu’il leur est communiqué quelque chose par le fond qu’ils ne reçoivent de nulle autre part.
S’ils se désunissaient volontairement de ces parents de grâce, ils se trouveraient aussitôt désunis de Dieu et dans le trouble, et n’auraient la paix qu’en se remettant dans leur place, c’est-à-dire demeurant unis de cœur et de volonté à ces personnes. L’union n’est point interrompue par la distance de lieux, elle ne l’est que par l’infidélité. Les parents de grâce goûtent de loin, d’une manière très simple et très pure, la disposition de ceux qui leur sont unis de la sorte. Il n’y a assurément que Dieu seul qui puisse faire ces sortes d’unions. C’est ce que disait saint Paul : Vous avez plusieurs pédagogues, mais vous n’avez qu’un Père en Christ1.
La raison et l’amour-propre sont les choses les plus opposées à ces sortes de grâces de paternité et de filiation spirituelle. Il faut, du côté du père, une souplesse infinie à l’Esprit de Dieu pour dire et faire ce que Dieu veut sans se regarder soi-même ; il faut aussi, de la part des enfants, une docilité et une petitesse très grandes pour obéir sans hésitation et sans raisonnement à tout ce qu’on leur ordonne. Comme ce n’est point la créature qui ordonne, mais Dieu, plus ils sont fidèles en ce point, plus ils avancent dans la pureté de cœur, dans la simplicité, dans la petitesse et dans l’amour de Dieu ; ils sont même plus éclairés sur leurs défauts, car, quoiqu’ils ne vissent pas ces mêmes défauts avant qu’on les leur eût dit, le simple acquiescement à ce qu’on leur dit, malgré la persuasion qu’ils n’ont pas tels défauts, les éclaire et mérite que Dieu les en délivre peu à peu. Si, au contraire, ne voulant pas se soumettre, ils demeurent dans la persuasion qu’ils n’ont pas ces défauts et qu’on se trompe à leur égard, ils deviennent tous les jours plus propriétaires, plus refroidis, plus attachés à eux-mêmes, et s’éloignent insensiblement de la source qui devait leur communiquer tout [568] bien. L’aveu ingénu de leurs fautes les délivre du trouble et de l’inquiétude, et de toutes les suites des défauts qu’on conserve.
Vous voyez par là, mon cher F[rère] combien nous devons mourir à nos propres raisonnements, combien nous devons nous défier de nous-mêmes. Car il est certain que lorsqu’on nous avertit d’un défaut et que nous cantonnons en nous-mêmes, que nous nous justifions, ne croyant pas l’avoir, ou que nous en sommes blessés, c’est la plus sûre marque qu’il est en nous quoique nous ne le voyions pas. Celui qui n’a pas le défaut dont on le reprend croit sincèrement l’avoir, n’en est jamais blessé, est plein de reconnaissance pour ceux qui le reprennent, et s’accuse lui-même d’aveuglement. Vous ne trouverez jamais tout cela dans les règles de la raison ni de la science ordinaire, ce n’est qu’en Dieu, qui est le maître souverain des cœurs, les instruit et opère en eux et par eux ce qu’il Lui plaît.
Nous voici dans le saint temps de Pâques où Notre-Seigneur ne disait autre chose à Ses Apôtres après Sa résurrection que Pax vobis. C’est cette paix, qu’Il était venu apporter dès sa naissance aux âmes de bonne volonté, que je vous souhaite. Il y a la paix avec Dieu, qui ne peut être parfaite que par l’entière désappropriation. Cette paix parfaite nous donne la paix avec nous-mêmes et avec le prochain, sans quoi on a toujours certaines petites difficultés les uns avec les autres qui viennent du fond de vie propre qui est en nous, car si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous aurions cette charité mutuelle qui supporte tout, qui ne s’offense de rien, qui ne juge jamais de rien, qui ne voit le mal qu’en nous-mêmes et non pas dans notre frère. Je vis, il y a environ deux mois, Satan menaçant d’aller mettre la division parmi les enfants du Seigneur. Ne lui donnons aucun lieu ; au contraire, renouvelons-nous en charité, c’est le moyen de le terrasser. Croyez-moi toute à vous et à votre chère épouse.
Il m’est venu dans l’esprit pourquoi Dieu se servait des pauvres femmelettes1 pour faire ses meilleurs coups : c’est afin de confondre la sagesse des sages et la prudence des prudents2, et afin qu’il ne soit rien attribué à l’homme, mais à Dieu seul. C’est aussi parce que les hommes mêlent leur science et leur raison dans ce qu’ils disent, et ne demeurent jamais guère dans un vide où l’opération immédiate de Dieu puisse agir et où Dieu seul puisse tout faire sans que la créature y ait part. C’est pourquoi vous voyez que tous les ouvrages des hommes sont appuyés de science et ne sont pas si pleins d’onction que ceux des femmes.
La seule Écriture sainte a [571] l’avantage d’être écrite sans mélange de l’humain, aussi voyez-vous qu’il n’y a point de preuves de ce qu’elle avance. Elle met seulement : cela est, ou : cela n’est pas, et, si elle use de preuves, ce n’est que de la même Écriture qui est plus opposée que conforme aux raisonnements. Pour les hommes, ils veulent ordinairement accorder la raison, la science, l’expérience avec ce que Dieu leur donne, en sorte qu’ils font presque toujours quelque mélange et peuvent s’approprier quelque chose de ce qu’ils font ; au lieu que les femmes, restant nues, vides, dépouillées de tout, sans science, sans distinguer si ce qu’elles disent est bien ou mal, sont plus propres à faire couler les vérités nues ; et c’est pourquoi ordinairement les grandes âmes que Dieu veut humilier et illuminer, non en lumière de raison, mais de vérité, Il les attache à des pauvres femmelettes, se servant d’elles ou pour leur conversion, ou pour leur conduite, ou du [572] moins, les associant à elles par union réelle et conformité de sentiments et de pensées, afin que ces grands hommes ne puissent rien attribuer ni à eux, ni à la science, ni à la force, ni à rien de créé.
Il me semble à présent que je suis choisie pour confondre et détruire la propre sagesse et la propre raison, pour être un spectacle aux hommes et aux anges, pour être le jouet de la Providence, une image vivante de la foi pure et nue, et que Dieu la fera passer en moi aussi avant qu’elle puisse aller dans une créature.
1Comme des sainte Thérèse, sainte Catherine, sainte Angèle, etc. (Dutoit).
2I Co 1, 19.
Il m’est venu de vous dire que je n’ai point du tout l’envie d’aider. Que si vous ne jugez pas à propos [577] que j’aide aux âmes, je m’en départirai volontiers. Je ne me regarde pas comme un conducteur, et il me semble qu’il y a de la différence de moi aux autres directeurs [comme] d’un paysan à un gouverneur : le gouverneur conduit un enfant avec autorité et par raison ; et, comme il le mène par un chemin, il vient à lui un pauvre paysan qui lui dit : « Monsieur, je sais un chemin bien plus beau et bien plus court que celui que vous suivez : j’y passe tous les jours, suivez-moi et je vous y mènerai. » On suit ce pauvre paysan à cause de son expérience et non par nulle autorité qui soit en lui.
Il me semble de plus que Dieu a mis Son esprit de discernement en moi, mais Il me fait la miséricorde d’être également prête de passer le reste de ma vie cachée avec mon divin Maître, sans donner en aucun endroit nul signe de vie, comme je la suis d’aller sur l’échafaud pour servir les âmes selon la volonté de Dieu.
Je croyais que vous vouliez laisser tout de bon ce méchant néant dans sa solitude où il espère de finir ses jours afin de ne communiquer à personne son décri, son opprobre, et son ignominie. Dieu sait bien que je ne m’ingérerai point moi-même de conduire personne. Je me regarde comme un balai usé qui, ayant servi selon le dessein du maître, n’est plus à présent propre qu’à brûler. C’est à Dieu à en faire ce qu’il Lui plaira. Je n’ai jamais eu sur vous qu’un seul sentiment qui ne peut varier, je n’ai plus rien à décider là-dessus, les choses étant toujours les mêmes ; mais quoique je ne puisse [618] varier en mes sentiments ni penser aujourd’hui une chose et demain une autre, parce que cela ne dépend pas de moi, je puis, avec la miséricorde de Dieu, me soumettre ; c’est ce que je fais, vous laissant à la lumière des personnes plus éclairées que moi. C’est à vous de suivre les penchants de votre cœur et ceux que vous croyez que Dieu vous donnera. Pour moi, je ne suis qu’un sujet de confusion, mais, telle que je suis, il n’est pas en mon pouvoir de me changer ni de me donner nul sentiment.
J’ai essayé trois fois à répondre à votre lettre et je ne l’ai pu. Il m’a semblé que Notre-Seigneur ajusterait tout Lui-même et qu’Il vous ferait connaître ce que je vous suis. Cette pensée m’a mise dans un renouvellement très grand, dont la plénitude redonde même sur mes sens, avec une certitude intérieure que Dieu n’était point fâché contre moi. Il veut la démission de mon esprit et de mon cœur ? de même que je suis prête à me charger pour Lui de qui il Lui plaît, de même aussi je me trouve disposée à Lui remettre tout lorsqu’Il [619] le voudra, préférant la mort à la moindre propriété ; mais aussi, lorsqu’Il voudra m’employer, le fer ni le feu ne m’empêcheront point de Lui obéir. Tout tourne en bien à ceux qu’Il aime : Il se sert des misères et pauvretés qui sont en nous pour exercer la foi de ceux qu’Il nous donne. Ô profondeur de la Sagesse de Dieu, que vos voies sont difficiles à connaître ! Il n’y a qu’une foi sans nul appui qui puisse vous découvrir. Il n’y a rien chez Dieu de hasard ni de méprise. Si je pouvais faire comprendre ce que je conçois, ce que j’en goûte, et dont je suis pénétrée dans le plus intime de moi-même, on en serait surpris. Ô que je me trouve bien d’être abandonnée pour tout sans réserve ! Demeurez en paix et que le calme succède à la tempête.
Je vous avais écrit, selon le mouvement que j’en avais eu, le [620] billet ci-joint. Vous avez raison de n’être point en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu’Il doit disposer de moi en souverain.
Je me trouve mieux aujourd’hui et j’ai dans le fond du cœur cette confiance secrète que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m’a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait, après Dieu, celle qui me viendrait de vous, je ne désire point cependant de vous voir : je sais que cela ne se pourrait faire sans vous causer quelque peine. Je me repose et me console dans l’étroite union que j’éprouve avec vous, laquelle surpasse tout témoignage sensible.
J’éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu’il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais, son extrême simplicité et nudité n’empêche point sa force.
Si vous croyez que je doive faire quelque autre préparation pour mourir, outre ce que je fais qui [621] n’est rien du tout, mandez-le-moi et vous serez obéi. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m’en trouve bien (que je crois), je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour ni sans hésitation.
Mon cher et vén[éré] F[rère] en Jésus-Christ, je vous assure que mon cœur est toujours bien uni au vôtre et que je ne doute point de la protection de Notre-Seigneur sur vous, qui vous rendra au centuple la peine que vous prenez pour vos frères. Ce sont de ces sortes de choses qu’Il ne laisse jamais sans récompense, et, quand il n’y en aurait point d’autres que de Le faire régner dans les âmes, n’est-ce pas beaucoup ?
Hélas ! je ne songeais autrefois qu’à Lui, et je goûtais en Lui une paix parfaite, mais depuis qu’Il m’a voulu charger du prochain, toutes les blessures que ce prochain reçoit de ses ennemis ou de lui-même, qui est le plus [635] grand de ses ennemis, portent coup sur mon cœur, surtout celles de certaines âmes sur lesquelles Dieu a le plus de desseins. Je Lui disais un jour : « Mon cher Maître, pourquoi me chargez-Vous des autres ? Je croyais n’avoir plus à répondre qu’à Vous, et qu’après les tourments par lesquels Vous m’aviez fait passer pour m’unir si étroitement à Vous, je n’avais plus qu’à consommer ma vie dans cette étroite union ! » Il me fit sur cela une forte réprimande, me faisant entendre qu’Il était parfaitement heureux dans le sein de Son Père puisqu’Il était Dieu comme Lui, que rien ne pouvait troubler Son suprême bonheur, et que, cependant, l’amour qu’Il avait pour les hommes l’avait comme obligé de se rendre passible1 et mortel ; qu’ainsi, la plus grande gloire qu’on pouvait rendre à Son Père, après le renoncement et la mort à toutes choses, était de s’immoler pour ces mêmes hommes pour lesquels Il était devenu passible et mortel, d’impassible et d’immortel qu’Il était. Je n’eus pas un mot à Lui répondre là-dessus, car je trouvais qu’Il avait raison. [636]
Travaillons donc, mon cher F[rère], pour l’avancement de ceux pour lesquels Il est mort, et achevons par là ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2. Ô quand sera-t-il véritablement roi ! Toutes les créatures Lui obéissent : il n’y a que l’homme qui se serve de sa liberté pour Lui faire une résistance d’autant plus cruelle que les biens qu’il a reçus sont plus grands. Je prie Dieu, mon cher F[rère] de vous conserver pour Son œuvre.
1Passible : capable de souffrir la Passion.
Je vous plaindrais dans ce que vous souffrez, si je ne connaissais le prix et la valeur des souffrances, tant intérieures qu’extérieures. La disposition où vous êtes de l’expérience de vos misères est meilleure pour vous que celle du sentiment et du goût intérieur que vous aviez autrefois. Cependant, c’est ce qu’on a peine à croire : tout ce qui donne à la créature et la fait être quelque chose, la rend propriétaire et pleine de propre estime ; ce qui lui ôte tout, restituant tout à Dieu, la met dans sa place, qui n’est autre que le néant. La force vient de Dieu et la [515] faiblesse est notre partage. Il faut s’apprivoiser avec nos misères, nos faiblesses et nos défauts, car c’est ce qui nous fait compagnie plus ordinaire. Lorsqu’il plaît à Dieu de nous cacher à nous-mêmes et aux autres ce que nous sommes, nous paraissons bien parfaits : les dehors sont à l’aise et couverts de l’onction de la grâce... [Le reste de la lettre manque.]
Dieu me poursuit, depuis que je suis ici, comme avec un flambeau, pour me faire voir les défauts de mes enfants, je veux dire les défauts qui lui font obstacle, de sorte que j’en suis comme assiégée. C’est une lumière qui a une impression douloureuse pour moi, si bien que je puis dire : Je paie1.
Il faut, sans rien dire, tout supporter, car les âmes ne sont pas assez fortes pour porter cela. Vous êtes celui que je ménage le moins, et je vous épargne encore. Les choses paraissent peu en elles-mêmes, cependant je les vois en Dieu d’une manière si étrange, par rapport aux miséricordes qu’Il fait aux âmes, et aux desseins qu’Il a sur elles, que je ne sais comment on peut supporter sans mourir une pareille vie. Hélas ! mon cher fils, que j’engendre chaque jour, soyez ma consolation et ma couronne. Plus les personnes sont avancées, plus je sens d’une manière pénétrante leurs moindres obstacles.
1Ps 61.
Je sens toujours au cœur cette plaie dont je vous ai écrit ; elle augmente en profondeur. Mon cœur est le cœur de mon divin petit Maître : ô qu’Il enserre de cœurs ! Je me trouve plus serrée à vous que jamais, et plus pleine. Il me vient de vous expliquer cette plénitude, et par là, mon cher Maître, vous fera comprendre ce que vous m’êtes et ce que je reçois pour vous.
Il y a de la différence entre le non-besoin, le rassasiement et la plénitude. Le non-besoin éteint tous les désirs, mais les mêmes désirs ne sont pas pour cela remplis et rassasiés. Le rassasiement est mon état continuel : il n’y a en moi aucun vide à remplir. Cela commence dès que l’âme commence de se perdre en Dieu, et quoique sa capacité croisse chaque jour, elle n’a point de vide, parce que la source la tient toujours dans une égale plénitude. Elle ne voit en elle ni avancement ni disette, et son état lui paraît continuel, quoiqu’il soit certain qu’elle augmente chaque jour, mais comme l’augmentation de la capacité est imperceptible, il en est de [554] même du remplissement [sic]. Rien n’est donc aperçu dans cet état, mais l’âme est parfaitement contente et rassasiée.
Je voyais ce matin votre état. Lorsque je dis « voir », c’est pour m’expliquer, car je ne vois jamais rien : les choses se trouvent imprimées en moi sans que je sache d’où elles viennent, ni comment elles viennent. J’ai un goût certain de votre âme. Vous n’avez garde de rien voir parce que vous êtes dans un parfait dénuement, et qu’étant conduit par la foi, vous n’avez et n’aurez jamais de vue ; mais ce que Dieu voudra vous faire connaître, Il le fera par l’expérience, ou par un goût caché dans la volonté, par un je ne sais quoi que l’on ne sait d’où il vient ni ce que c’est. Et ce je ne sais quoi ne fait pas une certitude, comme dans les âmes de lumières, mais il attire la croyance sans qu’on sache pourquoi il l’attire, car si on raisonnait là-dessus, on ne saurait comment on croit ces choses, ni pourquoi on les croit. Il en est de même de la confiance que l’on a aux âmes de grâce que Dieu nous donne pour nous aider. On les croit [555] sans pouvoir dire une raison de cette foi ; au contraire, si l’on écoutait la raison, on y verrait une infinité de raisons de douter, et nulle de croire. Cependant on croit, malgré les raisons de douter et sans nulle raison de croire ; et cette foi insensible est plus forte que toute raison : quoique sa force soit cachée, rien ne la surmonte.
Le rassasiement ne peut jamais venir que de Dieu. Il est seulement pour l’âme. C’est le propre de Dieu que de remplir avec surcroît le cœur de l’homme, qu’Il a créé pour cela. Ce rassasiement cause une certaine aisance, il ne se sent point, comme une personne ne sent point son rassasiement. Lorsque l’on a trop mangé, on sent un superflu qui incommode, comme l’on sent la faim lorsque l’on n’est pas rempli, mais le juste rassasiement ne se sent point, ni ne s’aperçoit pas même. Il en est comme d’une personne qui aurait au-dedans d’elle un aliment qui lui entretiendrait la vie sans le savoir : elle serait étonnée de n’avoir ni appétit ni besoin. Tel qui n’a point d’appétit ne laisse pas d’avoir besoin, [556], mais celui qui est rassasié n’a ni appétit ni besoin, et il se trouve dans une certaine abondance qui, loin de l’incommoder, le satisfait. Il me vient que votre état est un non-besoin, qui appartient à la nudité et marque une union médiate, quoique non pas consommée.
La plénitude n’est point tout cela, du moins celle dont je veux parler : c’est quelque chose de surabondant et qui se décharge. Par exemple un bassin qui serait plein autant qu’il peut contenir, on ne s’aperçoit point de sa plénitude que lorsqu’on décharge dans son sein une eau superflue ; cette eau lui est inutile à la vérité, mais elle ne l’est pas par rapport aux autres bassins qui l’environnent, parce qu’ils seraient toujours vides s’ils n’étaient remplis de sa surabondance. Je suis ordinairement comme un bassin plein auquel rien ne manque, je suis toujours pleine pour moi-même d’une plénitude immédiate qui ne laisse pas un moment de vide, mais il m’est donné à connaître à présent que je vous communique par [557] le fond nu ce que Dieu vous communique Lui-même, qui est simplicité et nudité. Or cela ne se distingue point, que par une aisance que la seule réflexion peut troubler. Il y a dans cette communication centrale un repos non goûté, mais plus approfondi, et c’est ce que mon Maître vous donne par moi.
Mon affaire est d’être toujours, comme je l’ai été, un canal sans propriété. Que le divin Maître l’ouvre Lui-même ou que vous l’ouvriez, il ne m’importe. Que ce même Verbe qui se peut communiquer immédiatement aux hommes et qui le sait, se serve aussi du pain et de la parole du prêtre pour le faire, n’est-ce pas toujours le même Dieu et un excès d’amour ? Vous me serez utile de loin si vous voulez bien me correspondre de tout votre cœur et entrer aveuglément dans tous les desseins de Dieu. C’est ce que je vous demande par tout ce qu’Il est, et pour étrennes, un plein acquiescement et une correspondance entière. J’ai eu besoin de cette correspondance dès le commencement pour vous communiquer les grâces que Dieu vous voulait faire, sans quoi elles demeureraient suspendues en moi.
Je viens de recevoir votre lettre qui m’a consolée dans mon exil, car je vous assure que je puis bien dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est1 ! Je suis ici comme déplacée, et dans un lieu où Dieu ne me veut point : il me semble qu’il y a une infinité d’enfants qui demandent du pain, et il ne se trouve personne pour leur en rompre durant que je suis ici dans un état violent. Si je puis tant faire que d’y demeurer jusqu’à la mi-août, je crois que ce ne sera pas sans souffrir. Je suis ici absolument inutile, mais ce n’est pas ce qui me fait parler : c’est que je suis tiraillée par le fond pour en sortir. Un mot là-dessus.
Les vicissitudes extérieures servent à affermir l’âme dans un état de consistance. Il faut que l’extérieur se fonde et se perde, comme le dedans. Ainsi il faut qu’il perde tout ce qui le pourrait fixer, à mesure que le plus intime se fixe en Dieu même, dont j’espère qu’il ne sortira jamais.
Que vous êtes heureux d’être la girouette du bon Dieu, laquelle se laisse mouvoir au moindre petit vent de l’inspiration, qui n’a aucune situation que celle que l’esprit lui donne, et qui perd même incessamment celle que l’on vient de lui donner pour se laisser mouvoir de nouveau ! Enfin, comptez que, toute votre vie, vous serez girouetté.
Comment tenir et donner des paroles lorsque l’on n’a point de volonté ? Cela est impossible. Ceux qui sont maîtres d’eux-mêmes doivent tenir inviolablement leurs paroles, parce qu’ils sont en état de les exécuter, mais celui qui n’est plus à lui-même, comment donnera-t-il et gardera-t-il des paroles, puisqu’il ne peut répondre d’aucune de ses actions ? Ne vous mettez nullement [597] en peine de garder avec moi des paroles : je veux des effets. Si vous cessiez d’être à Dieu sans réserve et que vous fussiez inconstant, vous seriez alors une méchante girouette, qui seriez rebelle, et qui ne vous laisseriez plus conduire par le vent du Saint-Esprit. Laissez tout perdre et tout échapper. Contentez-vous d’être la girouette de mon divin petit Maître.
Adam, avant son péché, ne voyait pas qu’il était nu : l’innocence ignore le bien et le mal ; c’est par le péché que l’on connaît que l’on est nu ; la parfaite innocence supprime toutes ces vues. Dieu met le Chérubin pour chasser Adam du Paradis terrestre, pour faire voir que la science du bien et du mal est opposée à la pure connaissance2 d’intelligence, qui vient de Lui.
1Ps 119, 5 : Hélas, que mon exil est long !
2On attribue l’intelligence ou la connaissance aux Chérubins. (Dutoit).
Puisque vous voulez savoir ma disposition, je vais vous la dire, mon Maître le voulant bien. Ce n’est pas que je vois en moi ni misère ni mal, je ne vois aussi aucun bien : il me semble que je suis comme ce qui n’est plus. Je ne me trouve aucune humilité, mais je trouve en moi un poids qu’on y met et que je n’y mets pas, ce me semble, qui me ferait mettre au-dessous des démons pour satisfaire à Dieu pour les usurpations des hommes, en sorte que la moindre attribution me serait un enfer. Je suis bien éloignée de penser que Dieu ait fait par moi de grandes choses ; cela me paraît très loin et très passé. Je n’en serai pas moins prête à servir aux desseins de Dieu, mais plus éloignée que jamais de m’en rien attribuer, non par quelque conviction ou par humilité, mais par mon propre état, qui se trouve toujours plus approfondi et séparé de soi, joint à cela une démission d’esprit et de volonté si entière que je recevrais la correction d’un enfant. Loin que je fusse peinée pour cela de tous les maux qu’on me dirait être en moi, je les croirais sans peine et sans retour, dans une simplicité qui augmente chaque jour.
Je n’ai pas la moindre peine, par exemple, d’être livrée, quoique je ne me livre point. On dit que N. a dit que j’avais sur cela des transes et des frayeurs ; si Dieu l’avait permis, cela serait, et je n’en aurais point de peine ; mais cela n’a point été, et je ne sens ni cela, ni abandon, car il y a longtemps que je ne le vois plus. Je porte ceci sans le porter, et sans faire attention si c’est nonchalance, abandon ou autre chose. Je ne sais pas si vous m’entendrez.
Je vois plus que jamais l’amour-propre de la créature, mais les âmes qui le sentent, qui s’en défient et qui sont fidèles à leur degré, ne me font point de peine. Les manquements, les infidélités des âmes avancées me font bien plus de peine, sans peine de réflexion ; par exemple, je connais que N. et N. se faisaient mille peines qu’ils disaient d’impression, et que j’ai fait voir être des peines d’infidélité. Ils ne veulent pas en tomber d’accord, car, quoique leurs défauts [614] crèvent les yeux, ils ne les veulent pas voir : cela me paraît bien éloigné de l’Esprit de Jésus-Christ.
Pour vous, ma très chère, défiez-vous du penchant secret que vous avez d’être quelque chose dans l’estime des bons et des amis, car c’est la peste. Mais ne vous étonnez pas de ne point sentir d’humilité : l’humilité ne se sent point. Retenez seulement ceci de moi, et oubliez tout le reste, que tout ce qui vous fait être quelque chose sous le meilleur prétexte du monde, est pour vous le diable. La véritable charité et le pur amour ne se trouvent que dans l’anéantissement parfait, et cet anéantissement parfait ne s’opère que par la désappropriation générale.
Qui est-ce qui n’a pas de propriété et dans l’esprit et dans la volonté ? Y a-t-il une plus grande propriété que de demeurer ferme dans son sens, de préférer ses lumières en toutes choses, d’user même de mensonge et d’artifice pour faire sa volonté ? On dit que l’on n’est plus propriétaire de la vertu, et on le veut être du vice, de l’aheurtement1 à Son [615] esprit et à Sa volonté ! J’aimerais mieux, puisque l’on veut être propriétaire, qu’on le fût du bien plutôt que du mal. Il n’y a presque point de pur amour dans nos cœurs. Il n’y a point de pure souffrance, car on exagère ses peines.
Prenez dans tout ceci ce qui est de Dieu, et si vous m’y trouvez, rejetez-moi bien loin. Ne raisonnez point de moi comme croyant que je me donne quelque sentiment, mais comme étant plongée dans l’abîme de la désappropriation, au-dessous des démons, pour réparer les usurpations des créatures : les miennes sont du nombre.
Si les enfants savaient à quoi leur qualité les engage, ils fuiraient, plus que l’enfer, la moindre appropriation et le moindre rapport à soi. Tous les enfants, grâce à Dieu, connaissent ce langage, mais où en est la pure et réelle pratique ? Quoi ! Vouloir être quelque chose devant Dieu dans son propre esprit, et désirer de l’être dans l’estime des hommes ! Ô horreur des horreurs! Si je pouvais graver ceci dans vos cœurs avec le burin, ô que je le ferais de bon cœur ! Faut-il que la persécution donne aux enfants de mon divin Maître de la fausse sagesse, des vues de prudence ! faut-il que les enfants veuillent entre eux une primauté de grâce et d’avancement ! je vous dis en vérité que les premiers seront les derniers, et les derniers les premiers.
1Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).
Publiées au Siècle des Lumières 3
Publiées au Siècle des Lumières 11
1[1]. Voie pour devenir une créature nouvelle. 11
2[3]. Mourir à soi et s’abandonner. 16
3[5]. Usage des incertitudes. Anéantissement. 18
4[20]. État d’une âme perdue en Dieu. 21
5[31-D.4.134[]]. Au Marquis de Fénelon. Avis. 24
6[35]. Au Duc de Chevreuse ( ?). 25
7[90-D.1.49]. Ne point se former de propre vocation. 27
8[97-D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature. 28
9[121-D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu. 31
10[144-D.2.25]. Tentations d’incertitude. 43
11[169-D.2.50]. Nécessité des secours et moyens. 44
12[170-D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles. 46
13[171-D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison. 48
14[175-D.3.6]. Avis sur l’oraison. 52
15[192-D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi. 56
16[198-D.3.35]. Pour être à Dieu. 58
17[201-D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts. 62
18[223-D.4.51]. Oraison. Mortification. 64
19[231-D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus. 67
20[232-D.4.66]. Avis de conduite. 68
21[256-D.1.105]. « Laver dans l’abîme… » 70
22[258-D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu. 72
23[270-D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine. 73
25[311-D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin. 77
26[320-D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel. 80
27[331-D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu. 82
28[338-D.2.73]. Abandon absolu. 84
29[348-D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit. 85
31[354-D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible. 87
32[361-D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique. 88
33[362-D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement. 89
34[365-D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc. 92
35[375-D.3.51].Construction divine du vrai intérieur. 94
36[385-D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses. 96
37[386-D.3.70]. Oraison sans action des puissances. 102
38[388-D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 103
40[395-D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres. 108
41[399-D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon. 110
42[400-D.3.89]. Être passif. Être chargé d’âmes. 114
43[402-D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc. 116
44[406-D.3.97]. Union. Corruption. Enfance. 126
45[412-D.4.91]. Dépouillement, avancement. 127
46[418-D.4.97]. Décès en état de sécheresse. 129
47[419-D.4.99]. Du sacrifice de l’âme. 131
48[428-D.4.116]. Foi nue. Amour pur. 136
49[432-D.4.120]. Oublier tout. 138
50[433-D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes. 138
52[446-D.1.182]. Perdre la sagesse humaine. 148
53[454-D.1.192]. S’avancer du connu, etc. 151
54[458-D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes. 154
55[459-D.1.198]. Comment juger des choses divines. 156
56[460-D.1.200]. Diverses opérations, etc. 158
57[462-D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu. 160
58[469-D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur. 162
59[482-D.1.229]. Opérations de Dieu, etc. 164
60[491-D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi. 166
61[496-D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre. 169
62[502-D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant. 171
63[506-D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu. 173
64[507-D.2.132]. Abandon absolu. 174
65[511-D.2.136]. Abandon sans réserve. 175
66[513-D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement. 178
67[515-D.2.141]. Perte et abandon. 180
68[527-D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc. 187
69[528-D.2.157]. Impressions divines et passagères. 190
70[530-D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu. 192
71[531-D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine. 196
72[534-D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit. 198
73[535-D.2.166]. État et voie de la foi nue. 201
74[536-D.2.167]. De la perte totale du soi. 203
75[539-D.2.172]. Mort, résurrection, perte. 211
76[550-D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité. 212
77[555-D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur. 215
78[557-D.2.196]. État de l’âme réunie à Dieu. 218
79[562-D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur. 220
80[563-D.3.107]. Communications, etc. 226
81[570-D.3.115]. Certitude des communications divines. 229
82[571-D.3.116]. Communications divines. 231
83[577-D.3.124]. Esprit divin de direction. 239
84[580-D.3.127].[Les souffrances du directeur]. 240
85[582-D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle. 243
86[583-D.3.131]. Écrits des femmes. 246
87[586-D.3.134]. Petitesse et détachement, etc. 247
90[602-D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain. 250
91[606-D.4.131]. Sentir ses misères. 252
92[610-D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui. 252
93[613-D.4.144]. Communications intérieures et divines. 253
94[616-D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes. 256
95[621-D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation. 258
[2000] Madame Guyon, De la Vie intérieure, Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, présentés et annotés par Dominique Tronc, Paris, Phénix Éditions - La Procure Librairie, Collection « La Procure », 2000, réédition 2004, 482 pages [Tirages limités épuisés ; sur ce choix de 80 Discours (156 pièces furent éditées au XVIIIe siècle) 15 ont été repris en 2005 : Madame Guyon, Écrits sur la vie intérieure, pp. 23-193 ; puis 50 en 2008 : Madame Guyon, Oeuvres mystiques, « Discours spirituels », pp. 531-762.]
[2001] Madame Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Édition critique avec introduction et notes par Dominique Tronc, Étude littéraire par Andrée Villard, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2001, 1163 pages. [Les 3 volumes de la Vie connus depuis leur publication au XVIIIe siècle et repris sous les titres « 1. Jeunesse, 2. Voyages, 3. Paris », sont suivis de : « 4. Prisons, 5. Compléments biographiques » ; l’édition rétablit l’ordre du ms. d’Oxford et inclut des additions provenant du ms. ‘de jeunesse’ de St-Brieuc.]
[2003] Madame Guyon, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, Édition critique établie par Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2003, 928 p. [Directions reçues de Maur de l’Enfant-Jésus et de monsieur Bertot, 1671-1681 ; lettres et témoignages, 1681-1688 ; direction de Fénelon, 1688-1689, complément édité pour la première fois de l’année 1690 ; directions du marquis de Fénelon et de disciples étrangers, après 1710]
[2004] Madame Guyon, Correspondance, Tome II Combats, Édition critique établie par Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2004, 952 p. [Les lettres de l’animatrice du cercle quiétiste couvrent surtout les années 1693-1698 ; elles sont augmentées de Témoignages ; l’ensemble constitue le « dossier » utile pour étudier les aspects de la « querelle » relatifs au vécu intérieur].
[2005] Jeanne-Marie Guyon, Explications de la Bible, L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, introduites et annotées par Dominique Tronc, Paris, Phénix Éditions & hors commerce 2005, 441 p. [tirages limités épuisés ; aperçu in Madame Guyon, Oeuvres mystiques, 355-382]
[2005] Madame Guyon, Correspondance, Tome III Chemins mystiques, Édition critique établie par Dominique Tronc, Paris, Honoré Champion, coll. « Correspondances », 2005, 934 p. [Ce volume qui achève l’édition de la Correspondance reprend l’ensemble de lettres de direction publié en 5 volumes au XVIIIe siècle].
[2005] Madame Guyon, Écrits sur la vie intérieure, présentation par Dominique et Murielle Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2005, 195 p. [15 Discours]
[2008] Madame Guyon, Oeuvres mystiques, éd. critique avec introductions par Dominique Tronc, Étude par le P. Max Huot de Longchamp, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2008, 796 p. [Un « compagnon » sous forme d’un volume maniable. Il reprend des œuvres brèves connues – Moyen Court, Torrents, Petit Abrégé, une partie du Cantique... Sa seconde moitié ouvre à la partie encore méconnue datant de la pleine maturité mystique : notes apportées aux Justifications, choix de Lettres et de Discours…]
[2009] Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement par Dominique Tronc. Étude par Arlette Lebigre. Paris, Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009, 488 p. [mise en ordre chronologique de pièces de procès incluant les interrogatoires et des témoignages issus de la Vie et de la Correspondance ; ce dossier est précédé d’une synthèse et s’achève sur des témoignages concernant la ‘décennie silencieuse’ vécue à Blois après les prisons.]
[2020] Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies [mise en forme achevée en recherche d’éditeur. Les tomes II, VI, VII, XII, XIII hors droits Honoré Champion sont disponibles en communication privée].
I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.
III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).
IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis dirigeant Fénelon.
V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.
VI Les Justifications. Clés 1 à 44.
VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.
VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.
IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.
XI Années d’épreuves – Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.
XIII Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.
XIV Indexes et Tables.
www.cheminsmystiques.com présente des ouvrages publiés chez Honoré Champion, au Centre Jean-de-la-Croix, chez Arfuyen, chez Parole et Silence.
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1 Des cercles actifs existaient à Blois auprès de Madame Guyon, à Cambrai auprès du « père » archevêque Fénelon, en Hollande auprès de Pierre Poiret (1646-1719), érudit et premier éditeur d’une œuvre pour laquelle il rassembla de nombreuses sources, en Écosse, enfin en Suisse dont le groupe de disciples fut par la suite animé par le second éditeur Jean-Philippe Dutoit (1721-1793).
2 Nous éditons intégralement la correspondance entre madame Guyon et Fénelon dans la même série (La direction de Fénelon par Madame Guyon). Le volume reprend la correspondance couvrant un peu plus d’une année (1688-1689), bien connue, car éditée par Dutoit, puis couvre les années 1690 à 1711, suite méconnue, car redécouverte récemment.
3 Elles font partie des 623 lettres que nous avons publiées en Correspondance Tome III Chemins mystiques, Honoré Champion, 2005 ; ici les notes sont réduites. Nous rappelons entre crochets leurs n° de l’édition critique et de l’édition Dutoit (à partir de la cinquième lettre retenue).
4 Méfiance en terres catholiques après les condamnations du quiétisme (1687, Molinos ; 1699, Fénelon) comme en terres protestantes vis-à-vis de la mystique en général. L’œuvre inspira cependant des piétistes (dont Poiret et Dutoit), des méthodistes, des quakers. Elle est aujourd’hui lue et appréciée plus largement.
5 Lettre 41. « Foi passive et nue. Abandon ».
6 Lettre 4. « État d’une âme perdue en Dieu ». - En contrepoint à notre citation : Madame Guyon, La vie par elle-même, « 3.21 L’état simple et invariable », Honoré Champion, 2001, page 873 : « …Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable […] tout est perdu dans l’Immense, et je ne puis ni vouloir ni penser. » - Les premières lettres données infra 1 à 4 sont « récapitulatives », car elles proviennent en conclusion d’une autre source, signalée en fin de lettre n°1.
7 Expérience mystique reconnue dans toutes les traditions, par exemple sous le nom de bhakti en Inde.
8 Les Torrens (1683) de la jeune Madame Guyon demeure le texte le plus reconnu pour son élan et pour ses suggestives comparaisons empruntés à la nature. C’est un « poème » pour certains, une carte spirituelle pour nous.
9 Dutoit, tome IV, lettre CXXXIV..