Madame GUYON




La Vie par elle-même

III ‘Paris’


Les Prisons



Compléments biographiques












Série Madame Guyon

1. La Vie par elle-même I ‘Jeunesse’ – Témoignages
-II ‘Voyages’
2. Explications des Ecritures
3. Oeuvres mystiques : Moyen Court – Torrents – Abrégé – Cantique - Poèmes
4. Correspondance I Mme Guyon dirigée puis directrice de Fénelon
5. Correspondance II Autres directions - Lettres jusqu’à fin juillet 1694
6. Justifications I clés 1 à 44
7. Justifications II clés 45 à 69 – Autorités des Pères grecs
8. La Vie par elle-même III ‘Paris’ – Les Prisons – Compléments (ms.2257)
9. Correspondance III Août1694 à Mai 1698 
10. Correspondance IV Chemins mystiques 
11. Les années d’épreuves, emprisonnements et interrogatoires
12. Discours sur la Vie intérieure
13. Biographie & Etudes

14. Des Tables & des Index








Avertissement



Ce tome contient :

La reprise de la Vie par elle-même à partir de l’arrivée de madame Guyon à Paris jusqu’à son emprisonnement à Vincennes. Le récit des Prisons à Vincennes puis en Bastille achève un récit dramatique1.

La seconde moitié du volume ‘Compléments biographiques’ est consacrée à la découverte de Textes complémentaires et surtout de Pièces des procès (Protestations… pièces judiciaires).

Les Variantes portant sur l’ensemble de la Vie ont été regroupées en fin de tome.


Associer les récits de ce tome à :

9. Correspondance III Août1694 à Mai 1698 (pour les témoignages transmis par la « petite duchesse » de Mortemart).

13. Biographie & Etudes.




La Vie par elle-même 

III ‘Paris’


TROISIÈME PARTIE, depuis son retour en France, jusqu'à peu d'années avant sa mort.

3.1 INTRIGUES A PARIS

[1.] A peine fus-je arrivée à Paris, qu'il me fut aisé de2244 [variante] découvrir par le procédé des personnes, les mauvais desseins qu'elles avaient contre le père La Combe et contre moi. Le père La Mothe, qui est celui qui a conduit toute la tragédie, se dissimulait autant qu'il pouvait et en la2245 manière dont il en a toujours usé, donnant des coups fourrés2, et faisant semblant de flatter lorsqu’il donnait de plus dangereux coups.

Dès que j’étais à Verceil, mon frère, celui qui est marié, m’écrivis que je devais aller demeurer à Montargis3 qui est le sujet pourquoi2246 l’on m’a tant fait d’affaires, me disant que2247 j’y étais obligée en conscience afin d’élever mes enfants. Comme je suis fort simple et que je ne pénétrais pas encore les desseins d’intérêt que l’on avait contre moi, je... avec2248 ma simplicité ordinaire que si Dieu me voulait pour l’éducation de mes enfants, il ne me voulait donc pas à Montargis puiqu’ils2249 n’y demeuraient pas, mais à Paris; comme sans y penser je mis d’abord le doigt sur le mal, l’on se mit fort en colère contre moi et l’on m’écrivit d’une manière si emportée que je ne fus pas peu surprise d’un procédé comme celui-là ; je n’en pénétrais pourtant pas la cause.

Comme j’étais2250 en Piémont, le père La Mothe m’écrivit afin de me brouiller avec le tuteur de mes enfants et d’avoir par là occasion de m’ôter tout support, afin de mieux réussir dans les desseins qu’il avait projetés, il m’écrivit qu’on était [250] résolu, parlant du tuteur, de2251 me faire perdre2252 le peu que je m'étais réservé par ma donation. Comme je ne trahissais jamais les sentiments de mon coeur, je répondis selon ce à quoi j’étais résolue en effet, que2253 je ne plaiderais point, mais si l’on voulait ôter le peu que je m'étais réservé, quoique de si peu de conséquence au prix de ce que j'avais laissé, que je le céderais de bon coeur, étant ravie d'être non seulement pauvre mais dans l'extrémité de la disette, à l'imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ.

[2.] Après que Notre Seigneur nous eut bien fait souffrir, le père La Combe et moi, dans notre union, afin de l'épurer entièrement, elle devint si parfaite, que ce n'était plus qu'une entière unité, et cela de manière que je2254 ne peux plus le distinguer de Dieu. Je n’ai pu décrire en2255 détail les grâces que Dieu m'a faites, car tout se passe en moi d'une manière si pure que l'on n’en peut rien dire. Comme rien ne tombe sous le sens ni sous l'expression, il faut que tout demeure en celui qui se communique lui-même en lui-même, aussi bien qu'une infinité de circonstances qu'il faut laisser en Dieu avec le reste des croix. Ce qui a fait mes souffrances d'auparavant avec le père La Combe, c'est qu'il n'avait point encore de connaissance de la nudité totale de l'âme perdue en Dieu, et qu'ayant toujours conduit les âmes en dons, grâces extraordinaires de2256 visions, révélations, paroles intérieures, et ne sachant pas encore la différence de ces communications médiates à la communication immédiate du Verbe en l'âme, qui, n'ayant nulle distinction, n'a nulle expression, il ne pouvait comprendre un état dont je ne pouvais presque lui rien dire. La seconde chose était2257 la communication en silence à laquelle il avait peine à s'ajuster, la voulant voir par les yeux de la raison4. Mais lorsque tous les obstacles ont été levés, ô Dieu, vous en avez fait une même chose avec vous et une même chose avec moi dans une consommation d'unité parfaite. Tout ce qui se connaît, s'entend, se distingue et s'explique, sont des communications médiates, mais pour la communication immédiate, communication plus de l'éternité que du temps, communication du Verbe, elle n'a rien d'exprimable, et l'on n'en peut rien dire que ce que saint Jean en a dit : qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était dans le Verbe5. Le Verbe est dans cette âme, et cette âme est en Dieu par le Verbe et dans le Verbe. Il est de grande conséquence de s'accoutumer de bonne heure à outrepasser tout le distinct de l'aperçu2258 6 µ et les paroles médiates, pour donner lieu au parler du Verbe, qui n'est autre qu'un silence ineffable mais toujours2259 éloquent.

[3.] J'arrivai à2260 Paris la veille de Sainte-Madeleine2261 1686, justement cinq ans après mon départ. Sitôt que je fus à Paris le père La Mothe me voulut loger à sa manière afin de se rendre maître absolu de ma conduite et de disposer de moi comme il lui plairait, mais les choses étant d’une manière que je ne le pouvais pas, toute ma famille s’y opposant parce que cela était contre la bienséance, je ne le fis pas, j’allai2262 donc loger dans un autre endroit où je fus d’abord en réputation dans le quartier ; le père La Mothe y vint à qui mon hôtesse témoigna la même joie2263 qu’elle avait de m’avoir, que j’étais une personne de piété ; il la prit à part et lui dit, faisant semblant de m’aimer, il est vrai : « C’est une bonne personne mais elle a fait telle et telle chose  » disant des choses capables de me perdre de réputation et dont j’étais fort innocente. Cette femme conçut dès lors pour moi autant de mépris qu’elle avait eu d’estime, et m’alla décrier de telle sorte dans tout le quartier que je fus trop heureuse de la quitter 2264; il en a toujours usé de même dans tous les lieux où j’ai été depuis2265. Je faisais ce2266 que je pouvais pour gagner son amitié, et il se dissimulait à mon égard et à celui du [251] Père La Combe. Tout ce que le Père La Combe remarquait2267 était, que lorsqu’il lui parlait de moi ou qu’il lui annonçait que j’étais fort malade, il n’y prenait nul intérêt2268, au contraire témoignait plus que de l’indifférence

Peu de temps2269 après que le père La Combe y fut arrivé, il fut fort2270 suivi2271 et applaudi pour ses sermons. J'aperçus bien quelque petite jalousie de la part du père La Mothe, mais je ne croyais pas que les choses dussent aller si loin. Le Père provincial était fort brouillé avec le Père La Mothe ou du moins cela paraissait ainsi. Il fit son possible pour faire entrer le Père La Combe dans ses intérêts, mais comme le père La Mothe témoignait au Père La Combe qu’il n’avait point d’autres intérêts que ceux de la régularité, le Père La Combe qui le crut droit, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y remarquer quelques détours qui devenaient ensuite continuels2272, ne quitta jamais les intérêts du père La Mothe qui le livra ensuite à la passion du père (Provincial), car le père voyant2273 qu’il ne l’avait pu attirer à lui, changea2274 son amitié en aversion, disant hautement qu’il le perdrait.

Deux choses achevèrent de lui en faire prendre la résolution, la première fut que Mgr l’Archevêque de Paris qui2275 avait refusé le Carême des Quinze-Vingts à2276 un père intime ami du provincial parce2277 qu’il ne prêchait pas à son gré, l’envoya au Père La Combe qui ne le demandait2278 point. Tous ceux qui étaient du parti de ce père auquel on avait refusé le Carême, se déclarèrent d’abord contre le Père La Combe et résolurent sa perte, mais comme ils craignaient de trouver de l’obstacle du côté du père La Mothe qu’ils ne connaissaient point assez pour le persuader2279 qu’il leur voulût livrer un homme qui se sacrifiait pour lui, ils feignirent de vouloir ôter au père La Mothe la supériorité, attendu qu’il y avait plus de vingt ans qu’il était supérieur, quoique cela leur soit défendu par la règle2280; la peur d’être dépossédé porta le père La Mothe à s’unir avec le père dans2281 le dessein de perdre le Père La Combe, mais comme il avait ses intérêts particuliers à ménager et que de l’autre côté il me voulait faire aller à Montargis pour des raisons et intérêts2282 de famille, il proposa au Père La Combe d’aller faire ce voyage avec moi. Il me fut aisé de découvrir le piège. Le Père La Combe lui dit qu’il n’était point à propos qu’il fît cette promenade avec moi qui ne servirait que de matière à la médisance. Le père La Mothe voyant qu’il ne pouvait rien obtenir de ce côté-là, m’en fit la proposition, je lui dis que je n’avais garde de faire cela, que si le Père La Combe voulait aller à Montargis, il pouvait y aller sans moi. Lorsqu’il vit que je ne voulais pas donner dans le piège qu’il me tendait, il ne garda presque plus de mesures, il me décriait partout, et ses pénitentes parlaient de moi à emporter la pièce. Un de ses amis m’en donna avis et me dit que ce qui le surprenait le plus était le soin que les pénitentes du père La Mothe prenaient de me décrier, disant que j’avais des attaches criminelles avec le Père. Ils commençèrent à ne plus donner de bornes à leurs calomnies. Il se2283 faisait plaindre disant que je le rendais malheureux.

[4.] Il écrivait avec soin à toute la famille pour la prévenir, disait que le père La Combe22847 m'avait accompagnée depuis Turin jusqu'à Paris sans aller dans leurs maisons, et qu'il demeurait dans l'hôtellerie avec moi au grand scandale de leur ordre. Il ne disait pas qu'il n'y avait point de couvent de leur ordre sur la route, mais au contraire, il faisait comprendre qu'il y en avait et que ç'avait été à la honte de ces maisons qu'il n'y avait point été. Qui n'aurait pas cru une calomnie dite avec tant d'artifice ? Cela commença à animer tout le monde contre moi ; mais les excellents sermons du père La Combe et le profit qu'il faisait dans la conduite des âmes contrebalançaient ces calomnies.

[5.] J'avais donné une petite somme en dépôt au père La Combe avec la permission de ses supérieurs, que je destinais pour faire une fille religieuse. Je [252] croyais le devoir en conscience, car elle était sortie à mon occasion des Nouvelles Catholiques. C'est la demoiselle dont j'ai parlé, que le prêtre de Gex voulait gagner. Comme elle est belle2285, quoiqu'elle soit extrêmement sage, il y a toujours à craindre lorsqu'on est exposé sans aucun établissement. J'avais donc destiné cette somme assez médiocre pour2286 cette bonne demoiselle. Le père La Mothe la voulait avoir2287, et faisait entendre au père La Combe que s'il ne me la faisait donner pour une muraille qu'il voulait refaire à son couvent, que l’on lui ferait des affaires. Mais le père La Combe, qui va toujours droit, dit qu'il ne pouvait en conscience me conseiller autre chose que ce qu'il savait que j'avais résolu de faire en faveur de la demoiselle. Tout cela joint à la jalousie des bons succès2288 des sermons du père La Combe, le firent déterminer à s'unir avec le provincial, et de livrer le père La Combe chacun pour satisfaire sa passion.

[6.] Ils ne songèrent plus qu'aux moyens d'en venir à bout, et pour le faire avec succès, ils envoyèrent à confesse au père La Combe un homme et une femme qui sont unis pour2289 faire impunément toutes sortes de malices, et pour persécuter les serviteurs de Dieu. Je crois qu'il n'y a jamais eu de pareils artifices aux leurs. L'homme écrit toutes sortes d'écritures, et est propre pour exécuter ce2290 que l'on veut. Ils contrefaisaient les dévots, et parmi un si grand nombre de bonnes âmes qui venaient de toutes parts au père La Combe à confesse, il ne discerna jamais ces esprits diaboliques, Dieu le permettant ainsi parce qu'il avait donné puissance au démon de le traiter comme Job.

[7.] Avant ce temps, un soir, étant seule enfermée dans ma chambre à genoux devant une image de l'Enfant Jésus2291, où je faisais ordinairement ma prière, tout à coup je fus comme rejetée de cette image et renvoyée au crucifix : tout ce que j'avais dans l'état2292 d'enfance me fut ôté, et je me trouvai liée de nouveau avec Jésus-Christ crucifié. De dire ce que c'est que cette liaison, cela me serait très difficile, car ce n'est point une dévotion comme l'on s'imagine. Ce n'est plus un état de souffrance par conformité avec Jésus-Christ, mais c'est le même Jésus-Christ porté très purement et nuement dans ses états. Ce2293 qui se passa dans cette nouvelle union d'amour à ce divin Objet, lui seul le sait, mais je compris qu'il n'était plus question alors pour moi de le porter enfant, ni dans ses états de dénuement, qu'il le fallait porter crucifié, que c'était la fin de tous ses états. Car dans le commencement, j'ai porté des croix, comme on l'a pu voir dans le récit de ma vie qui en est toute pleine, mais c'était mes propres croix, portées par conformité avec Jésus-Christ. Ensuite mon état devenant plus profond, il me fut donné de porter les états de Jésus-Christ, ce que j'ai porté dans le milieu de ma vie, dans le dénuement et les croix. Et dans le temps que l'on porte de cette sorte les états de Jésus-Christ, l’on2294 ne pense point à Jésus-Christ8 : il est alors ôté, et même dès le commencement de la voie de foi l’on ne l'a plus objectivement. Mais cet état ici est bien différent. Il est d'une étendue presque infinie, et peu d'âmes le portent de cette sorte. C'est porter Jésus-Christ lui-même dans ses états. Il n'y a que l'expérience qui puisse faire comprendre ce que je veux dire. Dans ce temps ces paroles me furent imprimées : il a été mis au rang des malfaiteurs et il me fut mis dans l'esprit qu'il fallait porter Jésus-Christ en cet état dans toute son étendue. O Dieu, s'il n'y a pas assez d'opprobres et d'ignominies, achevez, consommez-moi par le dernier supplice ! tout me sera doux venant de vous. Votre2295 bras est levé, j'attends les coups de moment en moment ; que celui qui a commencé, achève et que j'aie cette consolation, qu'en me tourmentant cruellement il ne m'épargne pas !9 Je ne suis propre qu'à souffrir, et à souffrir les opprobres; c'est le contrat de notre sacré mariage10; c'est là ma dot, ô mon amour ! Vous2296 en avez été libéral à l'endroit de votre servante.

Sitôt que je fus arrivée à Paris ou peu de temps après, le dessein du père La Mothe étant de me brouiller avec le tuteur de mes enfants [253] afin de m’ôter cet appui, il me tourmenta beaucoup, et mon frère de Montargis me faisant croire qu’il2297 dissipait tout le bien de mes enfants, qu’il les ruinerait absolument. Il me disait cela2298 avec des démonstrations d’amitié et des assurances si fortes que cela était véritable, que j’aurais cru faire mal de ne le pas croire. Il me disait que2299 j’étais obligée en conscience d’y mettre ordre, me montrait des pièces et consultations d’avocats, de telle sorte que je crus ce qu’il me disait véritable. D’un autre côté je ne pouvais croire que cela fût, et je disais : « quel intérêt aurait cet homme à ruiner mes enfants, n’en ayant point lui-même ni ses plus proches ? » Cela me faisait beaucoup de peine. Ils me pressaient cependant disant2300 que Dieu ne m’avait fait venir que pour empêcher la ruine de mes enfants. Je leur demandai ce qu’il fallait donc faire pour empêcher cette ruine, car je croyais qu’ils agissaient de bonne foi ; ils me dirent qu’il me fallait charger de la tutelle; cela me paraissait extraordinaire qu’après m’être défaite de ma garde noble et avoir même donné tout mon bien je vinsse à me charger d’une tutelle.

Je m’adressai à Notre-Seigneur, le priant de me faire faire sa volonté, que j’étais prête à m’en charger dans la vue de la même volonté, ces paroles de l’Epouse m’étant venues dans l’esprit : «  j’ai dépouillé ma robe, comment la revêtirai-je2301, j’ai lavé mes pieds, comment les salirai-je ? J’ai fait tout cela en me dépouillant des biens de la terre.  » Je demerais donc abandonnée à Dieu persuadée qu’il ne ferait que ce qui serait pour sa gloire. Le jour pris pour en parler au tuteur, je vis que lorsque l’on m’eut brouillée avec lui, mais brouillée à2302 n’en pas revenir, l’on me laissa dans la nasse, l’on se mit de son parti et l’on me blâma de mes imaginations et l’on me dit qu’il fallait que2303 j’allasse demeurer à Montargis. Je dis que je ne voulais pas y aller. L’on me dit qu’on m’y ferait bien aller de force. Je compris d’abord qu’il y avait là-dessous du mauvais dessein, et ces personnes m’ayant brouillée et croyant que2304 je n’avais plus d’appui de ce tuteur, se déclarèrent plus ouvertement contre moi. Ils virent bien qu’il n’était pas difficile de détruire une personne sans soutien et sans appui, et qu’ils2305 me feraient faire tout ce qu’ils voudraient pour leur intérêt particulier qui2306 était la raison pour laquelles ils voulaient que je fusse à2307 Montargis. L’on fit encore une tentative au Père La Combe afin qu’il m’obligeât d’y aller demeurer, il dit2308 qu’il n’était point d’humeur à me violenter et qu’il me fallait laisser libre, ce fut après cela que l’on rompit entièrement avec lui.

[8.] Il m’en écrivit en2309 ces termes : «  Le temps est bien changé, » parlant de l'humeur du père La Mothe à son égard, «  je ne sais quand les foudres tomberont, mais tout sera bien venu de la main de Dieu.  » Cependant le mari de cette méchante créature qui contrefaisait la sainte, désista d'aller2310 à confesse au père La Combe afin de mieux jouer son jeu. Il y envoya sa femme, qui disait qu'elle était bien fâchée de ce que son mari avait quitté ce père; que2311 son mari était un homme changeant; qu'elle ne lui ressemblait pas. Elle contrefaisait la sainte, disant que Dieu lui révélait des choses à venir, et qu'il allait avoir de grandes persécutions. Il ne lui était pas difficile de les connaître, puisqu'elle les tramait avec le père La Mothe, le Père provincial et son mari.

[9.] Durant ce temps j'allai à la campagne chez M[adame la d. de C11...]2312. Il m'arriva plusieurs choses extraordinaires, et Dieu m'y fit de grandes grâces pour le prochain. Il semblait qu'il me voulait disposer par là à la croix. Il se trouva là plusieurs personnes de celles que Notre Seigneur me faisait aider pour [254] l'intérieur, et qui étaient de mes enfants spirituels. Il me fut donné un fort instinct de me communiquer à eux en silence, et comme ils n'étaient point faits à cela et que c'était une chose inconnue pour eux, je ne savais comment le leur dire. Je manquai en cela de fidélité à Dieu par timidité naturelle, / cependant la plénitude que je sentais et que je savais m’être donnée pour (4.420) communiquer aux autres, faisait que je ne pouvais parler, et j’en crevais même : j’étais obligée de me retirer plusieurs heures et me tenir sur un lit. Une fois que j’étais plus pleine qu’à l’ordinaire, // l’on lut là un endroit de l'Ecriture, que l'on expliqua d'une manière toute différente de l'intelligence qui m'en fut donnée, et cela fit en moi une telle contrariété, parce que je n'osais parler à cause de certaines personnes qui étaient là et qui me gênaient2313, qu'on fut obligé de me délacer. L'après-dîner, j'eus occasion de parler au P. G12. et à deux autres personnes, ce qui me soulagea. J'ai encore eu d'autres plénitudes qui m'ont fait beaucoup souffrir.

/ Sitôt qu’ils furent dehors je restai avec M. et son fils, je leur dis que je me mourrais de (4.421) plénitude et que cela se répandait sur mes sens au point de me faire crever. M. me délaça charitablement pour me soulager, ce qui n’empêcha pas que par la violence de la plénitude, mon corps ne crevât des deux côtés, quoi qu’il fut délaçé. Tout ce que je pus faire fut de me mettre sur le lit et me laisser consumer de cette plénitude. L’après-midi j’eus occasion de parler au confessionnal au p. de g. et de demeurer en silence ; je me soulageais un peu lui communiquant (4.422) de ma plénitude, à M. et à son fils. Ces plénitudes-là m’ont beaucoup fait souffrir // en différents temps, et souvent je m'en déchargeais sur mes enfants les mieux disposés, quoiqu'ils fussent absents; et je sentais qu'il s'en écoulait2314 de moi dans leurs âmes, et eux lorsqu'ils m'écrivaient, me mandaient que dans tel temps il leur avait été communiqué beaucoup de grâces13. Notre Seigneur m'avait aussi donné un certain esprit de vérité, que j'appelais l'esprit du Verbe, qui fait réprouver le mal et choisir le bien14. Lorsque l'on prêchait ou disait quelque chose de dévotion, pensées pieuses, ou opinions probables sur2315 quelque matière que ce fût, ou des sentiments sur les dispositions de la Sainte Vierge ou des saints, je sentais en moi un je ne sais quoi qui d'abord rejetait ce qui était de l'opinion humaine, et acceptait ce qui était pure vérité; mais cela sans attention ni réflexion.

[10.] Le père La Combe m'écrivit dans le temps que j'étais à la campagne, qu'il avait trouvé une âme admirable, me parlant de cette femme qui2316 contrefaisait la sainte, et me manda de certaines circonstances qui me firent appréhender pour lui. Cependant comme Notre Seigneur ne me donna rien de particulier là-dessus, et que d'ailleurs j'appréhendais que si je disais ma pensée, cela ne fût mal pris comme les autres fois, et que Notre Seigneur ne me pressait pas de rien dire, car s'il l'eût exigé de moi, quoiqu'il m'en eût dû coûter, je l'eusse fait, mais il me laissait en repos. Je lui mandai que je l'abandonnais à Dieu pour cela comme pour le reste.

[11.] Durant que cette femme contrefaisait2317 la sainte, et marquait beaucoup d'estime et d'affection pour le père La Combe, son mari, qui contrefaisait toutes sortes d'écritures, fut poussé, apparemment par les ennemis du père La Combe, ainsi que la suite l'a bien fait voir. Ils faisaient écrire par cet homme qui contrefaisait toutes sortes d’écritures des2318 libelles diffamatoires auxquels ils attachaient les propositions de Molinos15, qui couraient depuis deux ans en France, disant que c'étaient les sentiments du père La Combe. L’on les portait partout dans les communautés, et le père La Mothe et le provincial qui avaient plus d'habitude, se2319 faisaient renvoyer ces libelles, puis contrefaisant les personnes bien attachées à l'Eglise, ils portaient eux-mêmes ces libelles à l'official qui était de leur intrigue, et les faisait voir à Mgr l'archevêque, disant que c'était par zèle, et qu'ils étaient au désespoir qu'un de leurs religieux fût hérétique et exécrable. Ils m'y mêlaient aussi doucement, disant que le père La Combe était toujours chez moi, ce qui était très faux car à peine ne pouvais-je le voir qu'au confessionnal, et encore pour des moments. Ils renouvelèrent leurs anciennes calomnies des voyages, et allaient dans toutes les maisons d'honneur dire que j'avais été en croupe derrière le père La Combe, moi qui n'y fus de ma vie; qu'il n'avait pas été dans leurs maisons le long de la route, mais qu'il était resté dans l'hôtellerie2320.

[12.] J'avais eu avant ce temps plusieurs songes mystérieux qui me disaient tout cela. Ils s’avisèrent d’une chose qui [255] réussit tout à fait bien à leur entreprise : ils surent2321 que j'avais été à Marseille, ils crurent qu'ils avaient trouvé un bon moyen pour fonder une calomnie. Ils contrefirent une lettre d'une personne de Marseille, je crois même avoir ouï dire de Mgr l'évêque de Marseille, adressant à Mgr l'archevêque de Paris ou à son official, où ils mettaient que j'avais couché à Marseille dans une même chambre avec le père La Combe ; qu'il y avait mangé de la viande le carême et fait des choses très scandaleuses. L’on porta cette lettre, l’on débita cette calomnie partout, et après l'avoir bien débitée, le père La Mothe et le p(rovincial), qui avaient concerté cela ensemble, se résolurent de me le dire.

Le père la Mothe me vint2322 voir comme pour me faire tomber dans le piège, et me faire dire en présence des gens qu'il avait amenés, que j'avais été à Marseille avec le père La Combe. Il me dit : « Il y a des mémoires horribles envoyés contre vous par l'évêque de Marseille, que vous y avez fait scandale effroyable avec le père La Combe : il y a2323 bons témoins de cela. » Je me pris à sourire, et lui dis : « La calomnie est bien imaginée, mais il fallait savoir auparavant si le père La Combe avait été à Marseille, car je ne crois pas qu'il y ait été de sa vie ; et lorsque j'y passai, c'était le carême. J'étais avec tels et tels, et le père La Combe prêchait le carême à2324 Verceil. » Il demeura interdit, et se retira, disant : « Il y a pourtant des témoins que cela est vrai », et il alla de ce pas demander au père La Combe s'il n'avait pas été autrefois à Marseille. Il l'assura n'avoir jamais été en Provence, ni passé Lyon et la2325 route de Savoie en France, de sorte qu'ils furent un peu étourdis, mais ils trouvèrent un autre expédient. A ceux qui ne pouvaient savoir que le père La Combe n'avait jamais été à Marseille, ils laissaient croire que c'était Marseille, et aux autres, ils disaient que c'était Seyssel, qui était dans la lettre; et ce Seyssel est un lieu où je n'ai jamais été, et où il n'y a point d'évêque.

[13.] Le père La Mothe et le p(rovincial) portaient de maison en maison les libelles et ces propositions de Molinos, disant que c'étaient les2326 erreurs du père La Combe. Tout cela n'empêchait pas que le père La Combe ne fît un fruit merveilleux par ses sermons et au confessionnal. On y venait de tous côtés. Cela les désolait. Le p(rovincial) venait de faire sa visite et avait passé tout proche de la Savoie sans y aller, parce qu'il ne voulait pas, disait-il, faire la visite cette année. Ils complotèrent, le père La Mothe et lui, d'y aller afin d'apporter quelques mémoires contre le père La Combe et contre moi, et d'obliger16 M. de Genève, qu'ils savaient être fort animé contre moi et le père La Combe pour les raisons que j'ai décrites. Le p(rovincial) partit donc, tout arrivant de visiter la province, pour23272328 aller en Savoie, et donna les ordres au père La Mothe de ne rien épargner pour perdre le père La Combe.

[14.] Ils complotèrent avec l'official, homme adroit et habile en ces sortes d'affaires. Mais comme il aurait été assez difficile de me mêler dans l'affaire, ils inspirèrent à cette femme2329 de désirer me voir. Elle disait au père La Combe que Dieu lui faisait connaître des choses admirables de moi, qu'elle avait pour moi un amour inconcevable, et qu'elle désirait fort de me voir. Comme d'ailleurs elle disait être fort en nécessité, le père La Combe me l'envoya pour lui faire la charité. Je lui donnai un demi-louis d'or. Elle ne me parut pas d'abord ce qu'elle était, mais après avoir conversé une demi-heure avec elle, j'en eus de l'horreur. Je me le dissimulais à moi-même par les raisons que j'ai dites. A quelques jours de là, je crois trois jours après, elle vint2330 me demander de quoi se faire saigner. Je lui dis que j'avais une fille qui saignait fort bien, et que si elle voulait, je la ferais saigner; elle rebuta fort cela, disant qu'elle n'était pas personne à se faire saigner que par des chirurgiens. Je lui donnai [256] quinze sols : elle les prit avec un dédain qui me fit voir qu'elle n'était pas telle que le père La Combe le croyait. Elle fut aussitôt jeter la pièce de quinze sols au père La Combe, disant si elle était une personne à donner quinze sols. Le père fut surpris. Mais2331 comme le soir elle eut appris de son mari qu'il n'était pas temps d'éclater mais de feindre, elle fut trouver le père La Combe, lui demandant pardon, disant que c'était une forte tentation qui l'avait fait agir, et qu'elle lui demandait la pièce de quinze sols.

Il ne me dit rien de tout cela, mais je fus plusieurs nuits à souffrir étrangement à l'occasion de cette femme : tantôt en dormant je voyais le démon, puis tout à coup je voyais cette femme, tantôt c'était l'un tantôt c'était l'autre, cela me réveillait en surprise. Je fus trois nuits de cette sorte, avec certitude que c'était une méchante2332 femme, qui contrefaisait la dévote pour tromper et pour nuire. Je le fus dire au père La Combe qui me réprimanda très sévèrement, disant que c'était de mes imaginations, que je manquais de charité, que cette femme était une sainte. Je2333 demeurai donc comme cela.

[15.] Je2334 fus fort étonnée qu'une bonne fille vertueuse que je ne connaissais pas, me vint trouver et me dit qu'elle s'était crue obligée de m'avertir, sachant que je prenais intérêt au père La Combe, qu'il2335 confessait une femme qui le trompait, qu'elle la connaissait à fond, que c'était peut-être la plus méchante femme et la plus dangereuse qui fût à Paris. Elle me conta des choses étranges que cette femme avait faites, et des vols à Paris. Je lui dis de le déclarer au père La Combe; elle2336 me dit qu'elle lui en avait dit quelque chose, mais qu'il l'en faisait confesser, disant que c'était des choses contre la charité, et qu'ainsi elle ne savait plus que faire. On surprit cette femme dans2337 une boutique où elle disait2338 du mal du père La Combe. L’on le lui vint dire, il ne le voulait pas croire. Elle venait quelquefois au logis, et lorsqu'elle y venait, moi qui n'ai point d'antipathie naturelle, j'en avais une si furieuse, et même tant d'horreur2339 pour cette créature, que la violence que je me faisais pour la voir, afin d'obéir au père La Combe, était telle que j'en devenais extraordinairement pâle et mes domestiques s'en apercevaient. Il y en avait une qui est17 très bonne, c'est celle qui m'a tant fait souffrir pour2340 sa purification, elle sentait2341 pour elle les mêmes horreurs que je sentais. L’on vint avertir le père La Combe qu'il y avait une de ses pénitentes qui l'allait décrier à tous les confesseurs, et dire de lui des choses exécrables : il me les écrivit2342 et me manda en même temps que je n'allasse pas m'imaginer que ce fût cette femme, et que ce n'était pas elle. J'eus une certitude que c'était elle. Une autre fois elle vint au logis : le père y était, elle lui dit quelque chose sur les connaissances qu'elle avait qu'il allait avoir de grandes croix. J'eus aussitôt une certitude que c'était elle qui les faisait. Je2343 le dis au père La Combe qui ne me crut pas pour cela, Notre Seigneur le permettant de la sorte afin de se le rendre semblable. Une chose qui paraît extraordinaire, c'est que le père La Combe, si doux et si crédule pour tout autre qui ne lui disait pas la vérité, ne l'était point pour moi. Il s'en étonnait lui-même et je ne m'en étonne pas, parce que dans la conduite de Dieu sur moi, mes plus intimes sont ceux qui me crucifient le plus.

3.2 INTRIGUES, SUITE

[l.] Un jour, un religieux qui m'avait confessée autrefois, à qui cette femme alla2344 débiter ses médisances hors du confessionnal, m'envoya prier de l'aller voir. Il me conta tout ce qu'elle lui avait dit et son mari, et les menteries dans lesquelles il l'avait surprise. Pour moi, je la [257] surprenais continuellement en2345 mensonge. Je le fus aussitôt dire2346 au père La Combe. Il fut éclairé tout à coup, et comme si des écailles lui étaient tombées des yeux, il ne douta plus de la malice de cette femme. Plus il repassait ce qu'il avait vu en elle et ce qu'elle lui avait dit, plus il était convaincu de sa malice, et m'avouait qu'il fallait qu'il y eût quelque chose de diabolique dans cette femme pour se faire passer pour sainte. Sitôt que je fus retournée chez moi, elle me vint voir. Je donnai ordre qu'on ne la laissât pas entrer ; elle voulait que je lui fisse l'aumône pour payer le loyer de sa maison2347. Je m'étais trouvée fort mal ce jour-là, et ensuite d'une furieuse altération, l'estomac fort enflé2348. Une de mes filles lui dit bonnement que je me trouvais mal, que l'on craignait parce que j'avais été hydropique et que j'avais depuis deux jours l'estomac fort enflé. Elle voulait entrer malgré cette fille ; lorsque celle qui savait une partie de ses malices fut pour l'empêcher d'entrer et lui dire que l'on ne pouvait me parler, elle les querella : ces filles le souffrirent patiemment. Elle fut de ce pas trouver un supérieur des prémontrés et lui débiter des calomnies effroyables. Elle dit que j'étais grosse2349. Cet homme qui ne me connaissait guère la crut, et envoya quérir une fille qui était à ma fille qu'il m'avait donnée. Il lui dit cette calomnie effroyable. Elle, qui savait particulièrement que2350 la chose était impossible, lui dit : « Mon père et de qui? Elle ne voit point d'homme et est très vertueuse. » Cela l'étonna. Elle me le dit. Cette2351 misérable alla débiter partout la même chose, croyant que je serais longtemps enflée2352 et qu'il lui serait aisé de le persuader, mais comme l'enflure d'estomac se passa en deux jours à la faveur d'un petit remède, cette2353 calomnie n'eut pas de suite. De plus, ils connurent que s'ils en venaient à la calomnie, il faudrait avoir affaire à des juges séculiers et qu'ils en seraient mauvais marchands18. Ils résolurent donc de m'attaquer aussi sur la foi, afin de me faire tomber entre les mains de l'official, et cela par le moyen du petit livre intitulé2354 Moyen facile de faire oraison, où2355 mon nom n'était pas, qui était approuvé des docteurs de Sorbonne commis à Lyon pour cela, et à Grenoble aussi. Mais avant que d'en venir à moi, il faut dire comment ils2356 s'y prirent.

[2.] Le père La Mothe me vint trouver, disant qu'il y avait à l'archevêché des mémoires effroyables contre le père La Combe, qu'il était hérétique et ami de Molinos. Moi, qui savais fort bien qu'il ne le connaissait pas, je l'en assurai car2357 je ne pouvais croire au commencement qu’il agît2358 de mauvaise foi et qu'il fût de concert avec cette femme2359. Je lui dis de plus que je savais qu'il avait tout pouvoir auprès de Mgr l'archevêque, que je le priais d'y mener le père La Combe et que sitôt que Mgr l'archevêque lui aurait parlé, il serait détrompé. Il me promit de l'y mener le lendemain, mais il s'en donna bien de garde. Je lui dis la malice de cette femme et ce qu'elle m'avait fait. Il me répondit froidement que c'était une sainte. Ce fut alors que je commençai à découvrir que cela se faisait de concert, et je me vis réduite à dire avec David : Si mon ennemi m'avait fait cela, je n'en serais pas surpris, mais mon plus proche !19 C'est ce qui a rendu ces calomnies plus dures et toute cette affaire plus incompréhensible2360.

[3.] Je fus trouver le père La Combe au confessionnal, et je lui dis ce que le père La Mothe m'avait dit et qu'il le priât de le mener chez Mgr l'archevêque. Il y fut. Le père La Mothe lui dit qu'il2361 l’y mènerait, que2362 rien ne pressait et que les mémoires n'étaient pas contre lui, mais contre moi, et il fut près d'un mois à nous ballotter, disant au père La Combe que ces mémoires n'étaient pas contre lui mais contre moi, et à moi, qu'ils étaient contre lui et qu'il n’était pas fait mention de moi. Nous étions confus, le père La Combe et moi, lorsque nous parlions de toutes ces choses et duplicités2363. Le père La Combe ne laissait pas de prêcher et confesser avec plus d'applaudissements que jamais, [258] et cela augmentait la jalousie et la peine des gens. Le2364 père La Mothe alla pour deux jours à la campagne : le père La Combe restait comme supérieur en son absence, étant le plus ancien. Je lui dis d'aller chez Mgr l'archevêque, de prendre ce temps-là que le père La Mothe n'y était pas. Il me dit que le père La Mothe lui avait dit de ne pas s'écarter de2365 la maison en son absence, qu'il voyait bien qu'il lui serait très2366 nécessaire de voir Mgr l'archevêque, qu'il ne retrouverait jamais peut-être cette occasion, mais qu'il voulait mourir dans l'obéissance, et que, puisque son supérieur lui avait dit de rester en son absence, il le ferait. Il ne lui avait dit cela que2367 pour l'empêcher d'aller chez Mgr l'archevêque en son absence et qu'il ne fît connaître la vérité.

[4.] Il y avait un docteur de Sorbonne (c'est M. Bureau) qui me vint voir deux ou trois fois à l'occasion d'une visite de M. l'abbé de Gaumont, homme d'une pureté admirable, âgé de2368 près de quatre-vingts ans, qui a passé toute sa vie dans la retraite sans diriger, prêcher, ni confesser : il m'avait connue autrefois. Il m'amena donc M. Bureau contre qui le père La Mothe était indigné à2369 l'occasion d'une de ses pénitentes qui l'avait quitté et qui avait été trouver M. Bureau, qui est un très honnête homme. Le père La Mothe me dit à son sujet : « Vous voyez M. Bureau, je ne le souhaite pas. » Je lui en demandai la raison, lui disant que je ne l'avais pas été chercher, mais qu'il était venu me voir et cela assez rarement, que je ne trouvais pas à propos de le faire sortir de chez moi, que c'était un homme en très grande réputation. Il me dit qu'il lui avait fait tort. Je voulais2370 savoir quel était ce tort, j'appris que c'était parce que cette pénitente, qui avait donné beaucoup au père La Mothe et qui ne l'avait quitté que parce qu’il était intéressé, avait été vers M. Bureau. Je ne crus pas que cette raison fût juste pour écarter un homme qui m'avait rendu service et auquel j'avais obligation, et qui était d'ailleurs2371 un vrai serviteur de Dieu. Le père La Mothe alla déposer lui-même à l'officialité que2372 je faisais des assemblées avec M. Bureau et2373 qu'il en avait même rompu quelqu'une, ce qui était très faux. Il le dit encore à d'autres, qui me le redirent2374, de sorte que je le sus de M. l'official et des autres. Il m'accusa encore de bien d'autres choses. Sans autre forme de procès on attaqua M. Bureau. L’official était ravi d'avoir cette occasion pour maltraiter M. Bureau qu'il haïssait depuis longtemps. L’on fit travailler l'écrivain, mari de cette méchante femme, contre M. Bureau et2375 en peu de temps il y eut des lettres contrefaites des supérieurs des maisons2376 religieuses où M. Bureau dirigeait et confessait, qui écrivaient à2377 M. l'official que M. Bureau leur prêchait et enseignait des erreurs, et qu'il mettait le trouble dans les maisons religieuses. Il ne fut pas difficile à M. Bureau de prouver la fausseté de ces lettres, car les supérieurs les désavouèrent. Mme de Miramion20, amie de M. Bureau, en vérifia elle-même la fausseté; cependant, loin de faire justice à M. Bureau, l’on fit croire à Sa Majesté qu'il2378 était coupable, et on l'exila, comme je le dirai après, abusant du zèle de2379 la religion du roi pour faire servir l'autorité à la passion de ces gens-là.

[5.] Un jour le père La Mothe me vint voir, me disant que c'était tout de bon qu'il y avait des mémoires horribles contre le père La Combe2380 et m'insinuant de le porter à se retirer, pour par là le faire passer pour coupable ; car il était fort en peine (de trouver) comment2381 le perdre, parce qu'en le jugeant eux-mêmes, ou le renvoyant, le père général aurait2382 eu connaissance de tout et l'innocence du père La Combe et la malice des autres auraient été connues. Ils étaient embarrassés2383 à trouver des inventions. Je dis au père La Mothe que si le père La Combe était coupable, il fallait le punir, je2384 parlais bien hardiment connaissant à fond son innocence, et ainsi qu'il n'y avait rien à faire pour lui que d'attendre en patience ce que Dieu voudrait faire; qu'au reste, il devait21 bien l'avoir mené à Mgr l'archevêque2385 pour faire voir son innocence. Je l'en priai même avec toutes les instances possibles. Le père La Combe de son côté le [259] pria de2386 l'y laisser aller s'il ne voulait pas l'y mener, il disait toujours qu'il le mènerait lui-même demain ou un2387 autre jour, puis il y avait eu des affaires qui l'en avaient empêché, et il y allait seul bien des fois2388.

[6.] Voyant que le père La Combe attendait en patience sa mauvaise fortune, et n'ayant pas encore trouvé le dernier expédient qui leur a réussi pour le perdre, le2389 père La Mothe leva le masque et m'ayant fait avertir à l'église où j'étais de lui venir parler, ayant pris avec lui le père La Combe, il me dit devant lui : « C'est à présent, ma soeur, qu'il faut que vous songiez à vous enfuir; il y a contre vous des mémoires exécrables. On dit que vous avez fait des crimes qui font frémir. » Je n'en fus ni émue, ni étourdie, non plus que s'il m'eût dit une chanson qui ne m'eût en rien touchée. Je lui dis avec ma tranquillité ordinaire : « Si j'ai fait les crimes que vous dites, je ne saurais être trop punie, c'est pourquoi je suis éloignée2390 de vouloir fuir, car si ayant fait toute ma vie profession d'être à Dieu d'une manière particulière, je me suis servie de la piété pour l'offenser, lui que je voudrais aimer et faire aimer aux dépens de ma vie, il faut que je serve d'exemple, et que je sois punie avec la dernière rigueur. Que si je suis innocente, ce n'est pas le moyen de le faire croire que2391 de fuir. » Leur dessein était de rendre le père La Combe criminel par ma fuite, et de me faire aller par là à Montargis2392, comme ils l'avaient prétendu.

[7.] Comme il vit que, loin d'entrer dans sa proposition, je demeurais immobile et ferme dans le dessein de tout souffrir plutôt que de fuir, il me dit tout en colère : « Puisque vous ne voulez pas faire ce que je vous dis, j'en irai avertir la famille - parlant de celle du tuteur de mes enfants - afin qu'elle vous le fasse faire. » Je lui dis que je n'avais rien dit de2393 tout cela au tuteur de mes enfants, ni à sa famille, et que cela les surprendrait ; que je le priais de me laisser aller la première leur parler2394, ou du moins d'agréer que nous y fussions ensemble. Il demeura d'accord que nous irions ensemble le lendemain. Sitôt que je l'eus quitté, Notre Seigneur, qui voulait que je visse tout au long la menée de cette affaire, afin que je ne la pusse ignorer, - car Notre Seigneur n'a pas permis que rien m'ait échappé, non pour lui en vouloir du mal car je2395 n'ai jamais senti le moindre fiel contre mes persécuteurs, mais afin que rien ne me fût caché, et qu'en le souffrant tout pour son amour j'en fisse le fidèle récit, - il me frappa d'abord au coeur que2396 le père La Mothe était parti pour aller de ce pas prévenir la famille contre moi, et leur faire entendre ce qu'il voudrait.

J'envoyai mon laquais toujours courant pour voir si ma pensée était véritable et pour avoir un carrosse afin d'y aller moi-même. Le père La Mothe y était déjà, j'y allai. Lorsqu'il sut que j'avais découvert qu'il était là, il en devint si furieux qu'il ne put s'empêcher de le faire paraître, et sitôt qu'il fut retourné au couvent, il déchargea son chagrin22 sur le pauvre père La Combe. Il ne trouva pas le tuteur de mes enfants, mais il avait parlé à la sœur, femme d'un maître des comptes, personne de mérite. Lorsqu'il lui dit que l'on m'accusait de crimes effroyables et qu'il fallait me faire fuir, elle lui répartit : “Si N., parlant de moi, a fait les crimes que vous dites, je crois les avoir faits moi-même. Quoi? Une personne qui a vécu comme celle-là a vécu ? Je répondrais d'elle corps pour corps. Pour la faire enfuir? Sa fuite n'est pas indifférente, car si elle est innocente, c'est la déclarer coupable. » Il ajouta : « Il faut absolument la faire fuir et c'est le sentiment de Mgr l'archevêque. » Elle lui demanda où il fallait que je m'enfuisse. Il répondit : «  à Montargis. » Cela lui donna quelque soupçon. Elle2397 lui dit qu'il fallait consulter son frère et qu'il verrait Mgr l'archevêque. A cela il demeura tout interdit et pria qu'on n'allât point voir Mgr l'archevêque, qu'il y avait plus d'intérêt qu'un autre, et qu'il irait lui-même. J'arrivai2398 comme il venait de sortir ; elle me dit tout cela, et je lui contai d'un bout à l'autre tout ce qu'il m'avait dit. Comme elle a bien de l'esprit, elle comprit qu'il y avait quelque chose. Il revint ; il se2399 coupa quantité de fois devant elle et devant moi.

[8.] Le lendemain, le tuteur de mes enfants ayant pris l'heure23 de [260] Mgr l'archevêque, y alla. Il y trouva le2400 père La Mothe qui y était allé pour le prévenir, mais il n'avait pu y entrer. Lorsqu'il2401 vit le tuteur de mes enfants, conseiller du Parlement, il fut fort étonné, il pâlit et puis il rougit, et enfin en l'abordant, il le pria de ne point parler à Mgr l'archevêque, que c'était à lui à faire cela et qu'il le ferait2402. Le conseiller tint toujours ferme qu'il voulait lui parler. Le père, voyant qu'il ne pouvait l'en empêcher, lui dit : « Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que ma sœur a fait cet hiver », parlant d'une brouillerie que lui-même avait faite. Le conseiller lui répondit bien2403 honnêtement : « J'oublie tout cela pour me souvenir que je suis obligé de la servir dans une affaire de cette nature. » Voyant qu'il ne pouvait rien gagner, il le pria que pour le moins il pût parler le premier à Mgr l'archevêque. Cela fit croire au conseiller qu'il n'allait pas droit. Il lui dit : « Mon Père, si Monseigneur l'archevêque vous appelle le premier, vous y entrerez le premier, sinon j'y entrerai. - Mais Monsieur, ajouta-t-il, je dirai que vous êtes là. - Et moi, dit le conseiller, je dirai que vous y êtes. » Là-dessus, Monseigneur l'archevêque, qui ne savait rien de tout ce démêlé, appela le conseiller qui lui dit qu'on lui avait fait entendre qu'il y avait des mémoires étranges contre moi, qu'il me connaissait depuis longtemps pour une femme de vertu et qu'il répondait de moi corps pour corps; que s'il y avait quelque chose contre moi, c'était à lui qu'il fallait s'adresser et qu'il répondrait de tout. Monseigneur l'archevêque dit qu'il ne savait ce que c'était, qu'il n'avait pas ouï parler de moi, mais bien d'un père. Sur cela, le conseiller dit que le père La Mothe lui avait dit que Sa Grandeur me conseillait même de2404 m'enfuir. L'archevêque dit que cela n'était point vrai, et qu'il n'avait jamais ouï parler de cela. Sur quoi le conseiller lui demanda s'il agréerait de faire appeler le père La Mothe pour lui dire cela. L’on le fit venir, et Monseigneur l'archevêque lui demanda où il avait pris cela et que pour lui, il n'en avait jamais ouï parler. Le père La Mothe se défendit fort mal et dit que c'était du p(ère provincial) qu'il l'avait entendu. Au2405 sortir de chez Monseigneur l'archevêque, il était tout furieux et vint trouver le père La Combe pour décharger sa colère, lui disant que l'on se repentirait de l'affront qu'on lui avait fait et qu'il saurait en2406 faire repentir2407.

3.3 ARRESTATION DU PERE LA COMBE

[1.] A quelques jours de là, après avoir consulté avec M. Charon24 l'official2408, ils trouvèrent le moyen de perdre le père La Combe, voyant que je n'avais pas voulu m'enfuir. C'était2409 celui qui leur avait paru le plus sûr : ils firent entendre à Sa Majesté que2410 le père La Combe était ami de Molinos et dans ses sentiments, supposant, sur2411 le témoignage de l'écrivain et de sa femme, qu'il avait fait des crimes qu'il ne fit jamais. Sur cela Sa Majesté, avec autant de justice que de bonté, croyant2412 la chose véritable, ordonna avec autant de justice que de bonté, que le père La Combe ne sortirait point de son couvent, et que l'official irait s'informer de lui-même quels étaient ses sentiments et sa doctrine. Il ne se trouva jamais un ordre plus équitable que celui-là; mais il n'accommodait point les ennemis du père La Combe, qui jugèrent bien qu'il lui serait très aisé de se défendre de choses aussi fausses. Ils concertèrent entre eux un moyen d'ôter cette affaire à la2413 connaissance des généraux et d'y intéresser Sa Majesté. Ils n'en trouvèrent point d'autre que celui de le faire paraître réfractaire aux ordres du roi, et afin de réussir, - car2414 ils savaient bien que l'obéissance du père La Combe était telle que s ‘il savait l'ordre du roi, il n'y contreviendrait pas, et2415 qu'ils ne viendraient point à bout de leurs desseins, - ils résolurent de cacher cet ordre au père La Combe, afin que, sortant pour quelque exercice de charité ou d'obéissance, il fût pris comme rebelle. Le père La Combe prêchait et confessait à son ordinaire, et même fit deux sermons, l'un aux Grands Cordeliers à Saint-Bonaventure, et un autre à Saint-Thomas de Villeneuve25, aux Grands-Augustins, sermons qui enlevèrent tout le monde. Ils lui cachèrent, dis-je, avec soin les ordres du roi et complotèrent avec M. l'official tout ce qu'ils firent, parce qu'ils ne pouvaient rien faire en ce point qu'ils ne fussent de concert.

[2.] Quelques jours auparavant, le père La Mothe me dit que M. l'official était son intime ami et qu'il ne ferait en cette affaire que ce qu'il lui plairait; et il feignit de faire une retraite spirituelle afin de n'être point obligé de s'écarter de la maison [261] et de mieux faire réussir son2416 affaire, et pour avoir aussi un prétexte de s'exempter de servir le père La Combe et de le mener chez Mgr l'archevêque. Un après-dîner l’on2417 vint dire au père La Combe qu'un cheval avait passé sur le corps d'une de ses pénitentes et qu'il la fallait aller confesser2418. Ce père, sans tarder, va demander permission au père La Mothe d'aller confesser cette femme. On la lui donna volontiers. A peine fut-il parti que M. l'official vint, qui fit son procès-verbal comme il ne l'avait pas trouvé et qu'il était un rebelle aux ordres du roi que l’on ne lui avait pas déclarés2419. Ils dirent tout haut à M. l'official qu'il était chez moi, quoiqu'ils sussent bien le contraire, car il y avait plus2420 de six semaines qu'il n'y était venu et ils firent entendre à Mgr l'archevêque qu'il était toujours chez moi. Mais comme une seule sortie par l'ordre du supérieur n'était pas suffisante à leur gré pour faire paraître le père La Combe aussi noir à Sa Majesté que l'on voulait le faire paraître, il fallut venir d'autres fois. Cependant le père La Combe résolut2421 de ne sortir pour rien au monde. Ce qui les embarrassant un peu, ils firent venir M. l'official un matin, et sitôt qu'il fut entré, on dit au père La Combe, qui ne savait pas qu'il fût là, de venir dire la messe. Il fut surpris parce que ce n'était pas son rang, et il eut assez tôt dit la messe pour voir sortir M. l'official. Il alla trouver son supérieur et lui dit : « Mon père, est-ce qu'on veut me surprendre ? Je viens de voir sortir M. Charon l'official2422 ? » Le supérieur lui dit : « C'est qu'il me voulait parler ; je lui ai demandé s'il voulait vous parler, il m'a dit que non. » Cependant l’on avait ce matin dressé un second procès-verbal comme26 le père La Combe n'y était pas, et qu'il était encore rebelle aux ordres de Sa Majesté2423. M. l'official vint une troisième fois ; le père le vit de la fenêtre et demanda à lui parler ; l’on ne voulut pas qu'il2424 parût, disant qu'il avait des affaires avec le supérieur et qu'il ne venait pas pour lui. Il me vint trouver à son confessionnal où je l'attendais, et me dit qu'il craignait fort une surprise, que M. l'official était là, et qu'on ne voulait pas le lui laisser parler. L’on fit encore un troisième procès-verbal comme le père La Combe s'était trouvé pour la troisième fois rebelle aux ordres du roi.

[3.] Je demandai le père La Mothe et je lui dis que je le priais que l'on n'en usât pas comme cela, qu'il2425 m'avait dit qu'il était fort ami de M. l'official et qu'assurément l’on voulait user de surprise. Il me dit assez froidement : « Il n'a pas voulu voir le père La Combe : il ne venait pas pour cela. » Je conseillai au père La Combe d'écrire à l'official et de le prier de ne lui pas refuser la grâce qui ne se refuse pas aux plus criminels, qui est de les entendre, et de lui faire la grâce de venir et de le demander. J'envoyai moi-même la lettre par une personne inconnue. M. l'official dit qu'il irait l'après-dîner sans2426 y manquer. Le père La Combe eut quelque peine d'avoir écrit cette lettre sans la permission de2427 son supérieur, car il ne se pouvait persuader les choses au point où elles étaient. Il le fut trouver pour le lui dire ; aussitôt qu'il le sut, il envoya deux religieux à M. l'official, apparemment pour le prier du contraire, ainsi que l'événement l'a bien fait voir. Comme je passais pour aller à une maison que j'avais louée, je trouvai ces deux religieux : je me doutai du fait car Notre Seigneur voulut que je fusse témoin de tout; je les fis suivre, et ils allaient chez M. l'official. Je ne [262] doutai plus que le père La Combe n'eût fait2428 confidence au père La Mothe de la lettre écrite. Je fus trouver le père La Combe pour le lui demander, il me l'avoua ; je lui dis que j'avais trouvé ces deux religieux2429 en chemin et que je les avais fait suivre. Nous2430 parlions encore lorsque le père La Mothe vint dire que M. l'official ne viendrait point, que les choses avaient changé. Le père La Combe vit bien dès lors que cette affaire serait de pure surprise.

[4.] Cependant le père La Mothe feignit de le vouloir servir. Il lui dit : « Mon père, je sais que vous avez des attestations de votre doctrine de l"Inquisition et de la Sacrée Congrégation des rites et des approbations des Cardinaux pour votre sûreté : ces pièces2431 sont sans réplique, et puisque vous êtes approuvé de Rome, un simple official n'a rien à vous dire sur votre doctrine. » J'étais encore aux Barnabites lorsque le père La Combe fut chercher ces pièces et dresser ses mémoires. Croyant que le père La Mothe agissait d'aussi bonne foi qu'il le protestait et voyant qu'il m'assurait2432 que M. l'official ne ferait que ce qu'il voudrait, qu'il était son ami et qu'il voulait servir le père La Combe. Ce père dans sa simplicité le crut, et lui apporta ses papiers, qui étaient sans réplique pour la doctrine ; pour les moeurs, cela n'était point du ressort de l'official. Après que le père La Combe eut donné ces papiers si nécessaires, on les supprima, et le pauvre père eut beau les demander, le père La Mothe dit qu'il les avait envoyés à M. l'official; M. l'official dit qu'il ne les avait pas reçus : il n'en fut plus de mention.

[5.] Le jour de Saint-Michel, cinq jours avant la détention du père La Combe, je fus à son confessionnal. Il ne put me dire que ces paroles : « J'ai une si grande faim d'opprobres et d'ignominies, que j'en suis tout languissant. Je m'en vais dire la messe : entendez-la et me sacrifiez à Dieu comme je vais m'y immoler moi-même. » Je lui dis : « Mon père, vous en serez rassasié. » Et en effet, le troisième d'octobre2433 1687, veille de Saint-François son patron, comme on dînait, on le vint enlever pour le mettre aux pères de la Doctrine Chrétienne. Durant ce temps, les ennemis2434 faisaient faussetés sur faussetés ; et le provincial fit venir l'abbé27 qui avait été grand vicaire chez M. de Verceil, que M. de Verceil avait envoyé. Il2435 vint exprès à Paris déposer des faussetés contre le père La Combe, mais cela fut détruit, cela ne servit que de prétexte pour le mettre2436 à la Bastille, avec des mémoires non signés que2437 le provincial apporta de Savoie, se vantant partout2438, en les apportant, qu'il avait de quoi faire mettre le père La Combe à la Bastille, et effectivement deux jours après, on le mit à la Bastille, et quoiqu'on l'ait trouvé très innocent, et qu'ils n'aient pu fonder un jugement, ils ont fait croire à Sa Majesté que c'était un esprit dangereux. C'est pourquoi sans le juger, on l'a enfermé dans une forteresse pour sa vie, à ce que l'on prétend. Et comme ses ennemis apprirent que dans la première forteresse les capitaines l'estimaient et le traitaient plus doucement2439, non contents d'avoir enfermé un si grand serviteur de Dieu, ils l'ont fait mettre dans un endroit où ils ont cru qu'il aurait plus à souffrir28. Dieu2440, qui voit tout, rendra à chacun selon ses oeuvres. Je sais par la communication intérieure qu'il est très content et abandonné à Dieu.

[6.] Après que le père La Combe fut arrêté, le père La Mothe prit plus de soin que jamais de me porter à m'enfuir. Il le dit à tous mes amis, il me le dit à moi-même, m'assurant que si j'allais à Montargis, on ne me mettrait pas dans cette affaire, que si je n'y allais pas, on m'y mettrait. Il se mit ensuite dans l'esprit qu'afin de disposer de moi et du peu qui me reste, et pour se disculper devant les hommes d'avoir ainsi2441 livré le père La Combe, il fallait qu'il fût mon directeur. Il me le proposait adroitement en me faisant des menaces, il ajoutait toujours : « Vous n'avez point de confiance en moi, tout Paris le sait. » J'avoue que cela me faisait compassion. Il venait de ses intimes amis me voir, qui2442 me disaient que si je voulais bien me mettre sous la direction du [263] père La Mothe, l’on ne me ferait point d'affaire. Non content de cela, il écrivit de tous côtés et à ses frères pour2443 me décrier dans leur esprit. Il y réussit si bien qu'ils m'écrivaient les lettres du monde les plus outrageantes, et surtout, que si je ne me mettais pas sous la direction du père La Mothe, j'étais perdue2444. J'ai encore les lettres. Il y a un père qui2445 me priait de faire de nécessité vertu, que si je ne me mettais pas sous sa direction, je ne me devais attendre qu'à une entière déroute. Il y eut même de mes amis assez faibles pour me conseiller de feindre de prendre sa direction, et de le tromper. O Dieu, vous savez combien je suis éloignée des détours, des déguisements, et des fourberies, surtout en cette matière ! Je disais que je n'étais pas capable de faire une momerie de la direction et que mon fond rejetait cela d'une force effroyable.

[7.] Je portais tout avec une extrême tranquillité, sans soin ni souci de me justifier ou défendre, laissant à mon Dieu d'ordonner de moi ce qu'il lui plairait. Il augmentait ma paix à mesure que le père La Mothe prenait soin de me décrier de telle sorte que je n'osais presque paraître : chacun criait contre moi et me regardait comme une infâme. Je portais tout cela avec joie, et je vous disais, ô mon Dieu : C'est pour l'amour de vous que je souffre ces opprobres et que j'ai le visage couvert de confusion29. Tout le monde sans exception criait après moi, à la réserve de ceux qui me connaissaient par eux-mêmes, qui savaient combien j'étais éloignée de ces choses, mais les autres m'accusaient d'hérésie, de sacrilèges, d'infamies de toutes espèces que j'ignore même, d'hypocrisie, de malice. Lorsque j'étais à l'église, je m'entendais railler derrière moi, et une fois j'entendis des prêtres qui disaient qu'il fallait me jeter hors de l'église. Je ne puis exprimer combien j'étais contente au-dedans, me délaissant toute à Dieu sans réserve, toute prête à endurer les derniers supplices si telle était sa volonté.

[8.] Je ne faisais pas un pas, me laissant à mon Dieu. Cependant, le père La Mothe écrivit partout que je me perdais à force de solliciter pour le père La Combe. Je n'ai jamais fait ni pour lui, ni pour moi, aucune sollicitation. O mon amour, vous savez que je vous veux tout devoir, et que je n'attends rien d'aucune créature. Ce fut ce que j'écrivis au commencement à un de mes amis, qui aurait pu davantage me servir : que je le priais de ne s'en pas mêler et que je ne voulais pas qu'il fût dit, qu'autre que Dieu eut enrichi Abraham30, c'est-à-dire que je veux tout tenir de lui. O mon amour, je ne veux point d'autre salut que celui que vous opérez vous-même. Tout perdre pour vous, m'est gain; tout gagner sans vous, me serait perte. Quoique je fusse dans un décri général, Dieu ne laissait pas de se servir de moi pour lui gagner bien des âmes; et plus la persécution augmentait, plus il m'était donné d'enfants, auxquels Notre Seigneur faisait toujours de plus grandes grâces par sa petite servante.

[9.] Il ne se passait pas un jour que je n'eusse un nouvel assaut, et souvent plusieurs par jour. L’on me venait rapporter ce que le père La Mothe disait de moi, et un chanoine de Notre-Dame me vint dire que ce qui rendait le mal qu'il disait de moi si fort croyable, était qu'il faisait semblant de m'aimer et de m'estimer. Il m'élevait jusqu’aux nues, puis il me jetait dans l'abîme. Cinq ou six jours après qu'il eut dit qu'on avait porté des mémoires horribles contre moi chez Mgr l'archevêque, une bonne fille dévote fut chez l'écrivain Gautier, et ne le trouvant pas, elle ne trouva que son petit garçon, âgé de cinq ans, qui lui2446 dit : « Il y a bien des nouvelles, mon papa est allé chez Mgr l'archevêque porter des papiers »; ensuite de cela, j'appris qu'effectivement les mémoires dont le père La Mothe avait parlé, avaient été portés chez Mgr l'archevêque après que le père La Combe fut arrêté.

[10.] Le2447 père La Mothe pour se disculper me dit : « Vous aviez bien raison de dire que cette femme était méchante, c'est elle qui a fait tout cela. » Mais Notre Seigneur, qui le voulait laisser sans excuse, et qui ne voulait pas que j'ignorasse que les choses venaient [264] de lui, permit que deux marchands de Dijon vinrent à Paris, et comme ils me parlaient d'une méchante femme qui s'en était fuie des Repenties de2448 Dijon, et qui s'était venu marier à Paris, qui avait fait des vols à Lyon de l'argenterie d'une fameuse confrérie, et qu'on lui avait pensé couper le nez dans un mauvais lieu, comme j'avais ouï parler à cette femme qu'elle avait demeuré à Dijon, je me doutai que c'était elle, et d'autant plus qu'une bonne fille qui l'avait vue servir dans une maison, m'assura qu'elle y avait volé, et changé de nom et de quartier. J'eus un pressentiment que c'était elle. Je demandai à ces marchands, qui sont de très honnêtes gens et qui m'apportaient une lettre de la2449 procureuse générale, mon amie, qui est une sainte, si voyant2450 cette femme, ils la reconnaîtraient. Ils dirent que oui.

Comme elle gagne sa vie à coudre des gants, cette fille dévote, qui la connaissait, la fit parler à ces marchands, qui la reconnurent d'abord, et me dirent qu'ils étaient prêts de déposer que c'était elle. Je ne pouvais me porter partie, car on ne m'avait point attaquée, mais bien le père La Combe. J'envoyai au père La Mothe lui dire que j'avais trouvé un bon moyen de faire reconnaître et la malice de cette femme et l'innocence du père La Combe; qu'il y avait des marchands qui la connaissaient, et qui étaient prêts d'aller déposer contre elle à l'officialité, après quoi, il se trouverait à Dijon plus de mille témoins. Le père La Mothe me fit réponse qu'il ne voulait point se mêler de cela. Il voulait bien se mêler de livrer son religieux, mais non pas de le défendre.

[11.] Je vis par là accompli tout ce que Notre Seigneur m'avait fait connaître cinq ans auparavant et du père La Combe et de moi, et comment il serait vendu par ses frères. J'en fis même alors des vers, car il me fut donné à connaître qu'il serait un second Joseph vendu par ses frères, et la persécution du père La Mothe me fut montrée avec la même clarté que2451 je l'ai vue effectuer. Aussi n'en pouvais-je douter, car dans tout ce qui arrivait, j'avais une certitude intérieure que c'était lui, et Dieu me faisait voir les choses en songe, comme il les faisait, avant que je les apprisse.

[12.] L’on me pressait245231 toujours pour me faire enfuir, quoique Mgr l'archevêque m'eût dit à moi-même de ne point quitter Paris, et l'on me voulait rendre2453 criminelle et le père La Combe aussi par ma fuite. Ils ne savaient comment faire pour me faire tomber entre les mains de l'official : car si on m'accusait de crimes, il me fallait d'autres juges, et tout autre juge que l'on m'eût donné aurait vu mon2454 innocence, et les faux témoins courraient risque. Cependant, l’on voulait me faire passer pour coupable, être maître de moi et m'enfermer, afin qu'on ne pût jamais connaître la vérité de cette affaire, et pour cela, il fallait me mettre hors d'état de pouvoir jamais faire entendre la vérité. L’on2455 faisait toujours courir le même bruit des crimes horribles quoique M. l'official m'assurât qu'il n'en était point de mention, car il avait peur que je ne me dérobasse à sa juridiction.

Ils firent entendre à Sa Majesté que2456 j'étais hérétique; que j'avais grand commerce avec Molinos par lettres - moi, qui ne savais pas qu'il y eût un Molinos au monde avant que la gazette me l'eût appris - que j'avais fait un livre dangereux et que pour cela il fallait que Sa Majesté donnât une lettre de cachet pour me mettre dans un couvent, afin qu'ils pussent m'interroger, mais que comme j'étais un esprit dangereux, qu’il fallait que je fusse enfermée sous la clef, sans avoir aucun commerce ni au-dehors, ni au-dedans; que j'avais fait des assemblées, ce que l'on soutint fortement, et c'était là mon plus grand crime, quoique cela fût très faux et que je n'en eusse jamais fait aucune, ni vu trois personnes ensemble ; mais afin de mieux appuyer la calomnie des assemblées, l’on contrefit mon écriture, et on fit une lettre par laquelle j'écrivais que j'avais de grands desseins mais que je craignais fort qu'ils ne fussent avortés par la détention du père La Combe; [265] que je ne tenais plus mes assemblées chez moi, que j'étais très espionnée2457, mais que je les ferais dans telles et telles maisons et dans telles rues, chez telles personnes, qui sont des gens que je ne connais point, et que je n'avais jamais ouï nommer. Ce2458 fut sur cette lettre supposée que l’on fit voir à Sa Majesté, que l'on donna2459 ordre de m'emprisonner.

3.4  INFAMIE DU P. LA MOTHE

[l.] On l'aurait exécuté deux mois plus tôt, mais je tombai très malade2460, avec des douleurs inconcevables et la fièvre. On croyait que j'avais un abcès dans la tête, car la douleur que j'y eus durant cinq semaines était à me faire perdre l'esprit ; avec cela un mal de poitrine et une toux violente. Je reçus deux fois le Saint Sacrement en viatique. Sitôt2461 que le père La Mothe sut que j'étais malade, il me vint voir. Je le reçus à mon ordinaire, c’est-à-dire de mon mieux pour l’amour de celui2462 qui a toujours prié pour ses bourreaux ; la première parole qu’il me dit fut qu’il fallait faire un testament et qu’il me le ferait faire. C’était bien plus pour cela que pour autre chose qu’il me venait voir; il me demanda ensuite si je n’avais point de papiers que je devais lui confier plus qu’à nul autre. Je lui dis que pour de testament je n’en avais point à faire, que je n’avais aucuns papiers. Il avait appris2463 d'une personne de mes amis qui, sachant qui il était sans2464 savoir qu'il fût l'auteur de cette affaire, lui mandait qu'elle m'envoyait des attestations de l'Inquisition pour le père La Combe, ayant appris que2465 les siennes avaient été perdues. Cette attestation était une très bonne pièce, car ils avaient fait entendre à Sa Majesté que le père La Combe avait fui l'Inquisition.

[2.] Le père La Mothe fut fort alarmé de savoir que j'avais cette pièce ; et se servant de son artifice ordinaire et de l'occasion de l'extrémité où j'étais, qui ne me donnait pas toute la liberté de mon esprit, à cause des excessives douleurs et de l'offuscation de ma tête, il me vint trouver, contrefaisant l'affectionné et le joyeux et me disant que les affaires du père La Combe allaient très bien, il venait cependant de le faire mettre à la Bastille, qu'il était tout prêt à sortir victorieux, et qu'il en avait une extrême joie; qu'il ne leur manquait plus qu'une chose, qui était que l'on avait dit qu'il s'en était fui de l'Inquisition, qu'il avait besoin d'une attestation de l'Inquisition et que s'il l'avait, il serait2466 délivré tout à l’heure. Il ajouta : « Je sais que vous en avez une: si vous me la donnez, cela sera fait. » Je fis d'abord difficulté de la lui donner, ayant autant de sujet que j'en avais de me défier de lui. Mais il me dit : « Quoi ! vous voulez être cause de la perte du pauvre père La Combe le pouvant sauver, et vous nous causerez cette affliction faute2467 d'une pièce que vous avez entre les mains ! » Je me rendis et fis chercher cette pièce, et la lui remis entre les mains. Il2468 la supprima aussitôt, et dit qu'elle était égarée; et quelque instance que je lui fisse de me la rendre, il ne l'a jamais voulu, car2469 Monsieur l’ambassadeur de Savoie me fit dire de la lui envoyer et qu’il s’en ferait bien tenir compte.

[3.] Comme247032 le père La Mothe vit qu'il n'avait plus rien à craindre de ce côté-là, il ne garda plus de mesures à m'insulter toute moribonde que j'étais. Il n'y avait presque point d'heure qu'on ne me fit de nouvelles insultes. L’on me disait qu'on n'attendait plus rien sinon2471 que je fusse guérie pour m'emprisonner. Il écrivit toujours plus fortement à ses frères contre moi, leur faisant entendre que je le persécutais. J'admirais en cela l'injustice des créatures. J'étais seule, dépourvue de tout, ne voyant personne : car depuis l'emprisonnement du père La Combe, mes amis avaient honte de moi, mes ennemis triomphaient : j'étais délaissée et opprimée généralement de tout le monde, le père La Mothe, au contraire, en crédit, applaudi de tous, faisant tout ce qu'il voulait et m'opprimant de la manière du monde la plus étrange ; et il se plaint que je le maltraite lorque je suis aux portes de la mort ! Il est cru, et moi qui ne dis mot, et qui garde le silence, l’on m'outrage. [266] Ses frères m’écrivirent tous de concert; (l'un que) c'était2472 pour mes crimes que je souffrais; que je me misse sous la conduite du père La Mothe ou que je m'en repentirais, et avec cela me disait des choses très outrageantes2473 du père La Combe. L'autre me mandait que j'étais une frénétique, qu'il me fallait2474 lier, une léthargique, qu'il fallait éveiller. Le premier m'écrivait encore que j'étais un monstre d'orgueil et quelque chose de semblable, puisque je ne voulais pas me laisser nettoyer, conduire et corriger par le père La Mothe durant que le Saint Enfant Jésus se laissait nettoyer de ses ordures par la Sainte Vierge ; l’autre m’écrivait que je voulais2475 que l'on me crût innocente pendant que je faisais tout ce qui ressemble au péché. C'était là mon régal journalier dans l'extrémité de mes maux, et avec cela, le père La Mothe criait de toutes ses forces contre moi, disant que je le maltraitais.

Je n'apportais que la douceur à ses insultes, lui faisant même des présents. Je cherchais, comme dit le Roi-Prophète, quelqu'un qui prît part2476 à ma douleur, mais je ne trouvais personne33. Mon âme demeurait abandonnée à son Dieu, qui semblait être uni avec les créatures pour la tourmenter, car outre que dans toute cette affaire je n'ai jamais eu de soutien perceptible, ni de consolation intérieure, je pouvais dire avec2477 Jésus-Christ : Mon Dieu, mon Dieu! pourquoi m'avez-vous délaissée ? et avec cela, des douleurs inconcevables dans le corps. Je2478 n'avais pas un ami, ni2479 aucun soulagement corporel car Notre-Seigneur permit que dans ce temps les filles qui me servaient se brouillèrent ensemble si bien qu’au lieu d’être soulagée, je n’avais que la tête étourdie de leurs querelles, cela semblait être fait pour moi, car ces querelles commencèrent avec ma maladie et finirent avec elle. Dieu permit encore qu’elles me faisaient tout de travers et loin de me soulager me faisaient bien du mal, non par faute d’affection mais faute d’adresse. Si elles me donnaient un remède c’était à contretemps ou bien elles doublaient les doses. Si j’étais en sueur ou en frisson elles me jetaient de l’eau sans y penser et puis elles querellaient2480 devant moi. A tout cela Notre-Seigneur me donnait toujours la même égalité et la même patience, quoique sans nul soutien intérieur perceptible ni2481 la moindre consolation soit de la part de Dieu soit des créatures, sans savoir si j’étais agréable à Dieu et2482 dans un décri si universel que chacun croyait rendre un service de dire2483 le plus de mal de moi car [4.] il n'y a2484 crime2485 d'infamie, d'erreur, de sortilège, de sacrilège dont on ne m'ait accusée. Il me semblait que je n'avais plus qu'une affaire, qui était d'être le reste de ma vie le jouet de la providence, ballottée continuellement, et après cela une victime éternelle de sa justice. Mon2486 âme se trouve à tout cela sans résistance, n'ayant plus d'intérêt propre, et ne pouvant pas vouloir être autre que ce que Dieu la fera être pour le temps et pour l'éternité.

Que ceux qui liront ceci fassent une petite réflexion sur ce que c'est qu'un état de cette sorte, lorsque Dieu parut2487 se ranger du côté des créatures, et2488 avec cela une immobilité entière, qui ne se dément2489 jamais. C'est bien là votre ouvrage, mon Dieu, où la créature ne peut rien!

[5.] Sitôt que je fus en état de me faire porter à la messe en chaise, l’on me fit entendre qu'il fallait que je parlasse à M. le théologal. C'était un piège concerté avec le père La Mothe et le chanoine chez qui je logeais, afin de fournir un prétexte pour m'arrêter. Je parlai avec bien de la simplicité à cet homme, qui est tout dans le parti des J[ansénistes] et que M. N... avait gagné pour me tourmenter. Nous ne parlâmes que des choses de sa portée, et qu'il approuva. Cependant deux jours après on fit entendre que j'avais2490 déclaré beaucoup de choses et accusé bien des personnes, et ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas. L’on en exila un grand nombre que l'on disait avoir fait avec moi des assemblées. Ce sont tous gens que je n'ai jamais vus, dont je ne sais pas le nom et qui ne me connurent jamais. C'est ce qui m'a été le plus douloureux, que l'on se soit servi de cette invention pour exiler tant de gens (267) d'honneur, quoique l'on sût bien que je ne les connaissais pas. Il y en a un qu'on a exilé parce qu'il a dit que mon petit livre était bon ; il est à remarquer que l'on ne dit rien à ceux qui l'ont approuvé; que loin de condamner2491 le livre, l’on l'a réimprimé de nouveau depuis que je suis prisonnière et affiché à l'archevêché et par tout Paris. Cependant ce livre est le prétexte que l'on a pris pour me rendre justiciable de Mgr l'archevêque. Le livre2492 se vend et se débite, se réimprime, et moi je suis2493 toujours prisonnière. L’on se contente dans les autres, lorsque l'on trouve quelque chose de mauvais dans des livres, de condamner les livres, et on laisse les personnes en liberté, et pour moi, c'est tout le contraire; mon livre est approuvé de nouveau et2494 l'on me retient prisonnière.

[6.] Le même jour qu'on exila tous ces messieurs on m'apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du faubourg Saint-Antoine34. Je reçus la lettre de cachet avec une tranquillité qui surprit extrêmement celui qui me l'apporta. Il ne put s'empêcher de marquer son étonnement, ayant vu la douleur des messieurs qui n'étaient qu'exilés. Il en fut touché jusqu'aux larmes, et quoiqu'il eût ordre de m'emmener, il me laissa tout le jour sur ma bonne foi et me pria seulement de me rendre le soir à Sainte-Marie. Il vint ce jour-là quantité de mes amis me voir, je n'en parlai qu'à quelques-uns, j'avais une gaîté extraordinaire tout ce jour-là, ce qui étonna ceux qui me virent et qui savaient l'affaire. L’on me laissa à ma liberté toute la journée, et l'on eût été fort aise que j'eusse fui; mais Notre Seigneur me donnait des sentiments bien contraires. Je2495 ne pouvais me soutenir sur mes jambes, car j'avais encore la fièvre toutes les nuits et il n'y avait pas quinze jours que j'avais reçu le bon Dieu. Je2496 ne pouvais, dis-je, me soutenir qu'il me fallut soutenir un si rude choc2497. Je crus que l'on me laisserait ma fille et une fille2498 pour me servir. Ma fille me tenait d'autant plus au cœur qu'elle m'avait plus coûté à élever, et que j'avais tâché avec le secours de la grâce de déraciner ses défauts et de la mettre dans la disposition de n'avoir aucune volonté, qui est la meilleure disposition pour une fille de son âge. Elle n'avait pas douze ans.

3.5  PREMIERE RECLUSION

[l.] Enfin le 29 Janvier 1688 2499, veille de Saint-François-de-Sales, il2500 me fallut aller à la Visitation. Sitôt que j'y fus, l’on2501 me signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre. Ce fut mon régal pour me refaire dans l'extrême faiblesse où j'étais, mais je sentis bien la division35 lorsque l'on m'arracha ma fille. Je demandai qu'on la mît dans la même maison et que je ne la verrais pas. Non seulement l’on ne me voulut pas accorder cela, mais de plus l’on eut la dureté de défendre que l'on me dît nulle nouvelle d'elle. Ma2502 peine était que je craignais qu'elle ne fût exposée dans le monde et qu'elle ne perdît en un moment ce que j'avais tâché de lui conserver avec tant de soin.

Quelque chose me disait au-dedans qu’elle n’était pas bien. Son frère aîné l’avait mise de son autorité dans une maison où elle était pour se perdre. L’on commença dès le lendemain de ma prison de la faire aller au bal, à la comédie, de lui faire porter des mouches et de lui parler de mariage et l’on se servait de ma détention pour la vouloir marier par force à des gens qui étaient sa perte; je ne pouvais apprendre de ses nouvelles et je sentais qu’elle était mal, cela me fit beaucoup souffrir; à la fin ceux qui prétendaient l’épouser la firent mettre de leur autorité dans un couvent où ils avaient (268) toute liberté de la voir et de lui parler d’amourettes. O Dieu, que cela était différent de l’éducation que vous aviez eu la bonté de lui donner par moi !Il2503 me fallut dès ce moment sacrifier ma fille comme si elle ne m'appartenait plus. L’on avait fait entendre que je l’avais très mal élevée, et c’était le prétexte que l’on prenait pour me l’arracher d’une manière inouïe2504. Cependant les religieuses où l’on la mit ont rendu ce témoignage à tout le monde qu’il ne leur était jamais tombé entre les mains de fille mieux élevée que celle-là. Cette2505 déclaration semblait me devoir faire rendre ma fille, mais l’on a toujours gardé la même sévérité sans qu’il me soit permis de lui écrire. O Dieu, c’est à vous de servir de père à mes enfants dans l’état où ils sont réduits! C’est une fille qu’il m’a fallu sacrifier une infinité de fois!

Tout ceci a été écrit dans ma prison et dans un temps où je ne savais ce que les choses deviendraient.

[2.] L’on250636 choisit la maison de la Visitation, rue Saint-Antoine, comme celle où je n'avais nulle habitude, et dont l’on était le plus2507 assuré. L’on crut que l'on m'y tiendrait avec plus de rigueur que dans aucune autre, et l'on ne se trompait pas, parce que l'on savait le zèle de la mère supérieure pour exécuter les2508 ordres du roi37. De plus, l’on leur avait fait de moi un si effroyable portrait qu'elles me regardaient avec horreur. C'est une maison où la foi est très pure et où Dieu est très bien servi; c'est pourquoi l’on ne pouvait m'y voir de bon oeil me croyant hérétique2509.

L’on me choisit dans toute la maison pour geôlière celle que l'on savait qui me traiterait le plus rigoureusement. Il me fallait cette fille afin que ma croix fût complète.

[3.] Sitôt que je fus entrée, on me demanda qui était mon confesseur depuis la prison du père La Combe. Je le nommai : c'est un fort homme de bien, qui m'estime même. Cependant la frayeur avait tellement saisi tous mes amis à cause de mon emprisonnement que ce bon religieux, sans en pénétrer les conséquences, me renonça, disant qu'il ne m'avait jamais confessée, et qu'il ne me confesserait jamais. Cela fit un méchant effet; et m'ayant surprise2510, à ce que l'on disait, en mensonge, l’on ne doutait plus de tout le reste. Cela me fit compassion pour ce père, et admirer38 la faiblesse humaine. Je n'en eus pas moins d'estime pour lui ; cependant j'avais bien2511 des gens qui m'avaient vue à son confessionnal et qui pouvaient servir de témoins. Je me contentai de dire : « Un tel m'a renoncé aussi, Dieu soit loué ! » C'était à qui me désavouerait, chacun s'efforçait de dire qu'il ne me connaissait pas et tout le reste disait de moi des maux étranges : c'était à qui inventerait le plus d'histoires.

[4.] Cette fille que j'avais auprès de moi, fut gagnée par mes ennemis pour me tourmenter, elle écrivait toutes mes paroles et épiait toutes choses. L’on ne me passait pas la moindre chose, qu'elle ne la décousît et défît toute entière. Elle faisait toute son application de tâcher à me surprendre en mes paroles. Elle me traitait d'hérétique, de trompée, de cervelle creuse; elle me reprochait mes oraisons et cent choses. Si j'étais à l'église, elle faisait de grands soupirs comme si j'eusse été une hypocrite. Lorsque je communiais, elle en faisait encore davantage et elle me disait qu'elle priait Dieu qu'il n'entrât pas en moi. Enfin elle ne me regardait qu'avec horreur et indignation. Cette fille était intime amie du supérieur de la maison à un point qu'il la voyait presque tous les jours, et ce supérieur était dans le parti du père La Mothe et de l'official, de sorte qu'il faisait à cette fille, déjà assez portée à lui obéir par l'inclination qu'elle avait pour lui, un principe de conscience de me maltraiter. Dieu seul sait ce qu'elle m'a fait souffrir. D'ailleurs l'official disait que l'on ne me jugerait que sur le témoignage de la supérieure, et elle ne2512 me voyait en aucune manière, et ne me [269] connaissait que par cette fille qui lui disait toujours du2513 mal de moi, et comme elle était prévenue contre moi, les paroles les plus innocentes lui paraissaient des crimes et les actions de piété des hypocrisies. Je ne peux exprimer jusqu'à quel point allait son aversion pour moi. Comme je ne voyais qu'elle dans cette communauté, étant toujours enfermée sous la clef dans une petite chambre, j'avais de quoi exercer la patience. Notre Seigneur n'a pas permis qu'elle me soit échappée.

[5.] Je fis cependant une infidélité qui me causa une étrange souffrance, c'est que, comme je vis le soin qu'elle prenait de me faire parler afin de me surprendre en paroles, je voulus m'observer. O Dieu, quel tourment pour une âme devenue simple comme un enfant! Je voulais prendre garde à mes paroles afin qu'elles fussent plus justes ; mais outre que cela ne servait qu'à me faire faire plus de fautes - Notre-Seigneur le permettant de la sorte pour punir le soin que j'avais voulu avoir de moi-même, qui suis à lui sans réserve, et qui ne me dois regarder que comme une chose qui lui appartient, sans me soucier non plus de moi-même que si je n'étais pas - loin que ma précaution me servît, je fis des fautes de surprise en mes paroles que je n'aurais pas faites sans cela, et je fus rejetée pour quelques jours en moi-même à cause de ce soin que j'avais voulu prendre de moi, avec un tourment que je ne saurais mieux comparer qu'à celui de l'enfer. Car il y a cette différence entre l'âme du purgatoire et l'ange rebelle, que l'âme du purgatoire souffre un tourment inexplicable, parce qu'elle a une pente très forte pour s'unir immédiatement à son souverain bien; mais cependant sa douleur n'est pas égale à celle d'un esprit qui a joui dans le ciel du souverain bien, et qui en est rejeté. C'est là l'état où était mon âme, qui était comme dans la rage et le désespoir et je crois que si cela eût duré, j'en fusse morte. Mais je reconnus aussitôt d'où venait ma faute. Je me délaissai comme j'étais, et je me résolus que, quand cette fille par ses faux rapports me conduirait sur l'échafaud, je ne prendrais pas garde à moi, et ne me mêlerais non plus de moi que si je n'étais plus. Cela se passa peu à peu, et je rentrai dans mon premier état.

[6.] Un peu après que je fus entrée dans le couvent, j'eus un songe. Je2514 vis tout à coup le ciel ouvert, et comme une pluie de feu d'or, qui me paraissait être comme la2515 fureur de Dieu, qui voulait se satisfaire et se rendre justice à soi-même. Il y avait avec moi une infinité de gens qui prirent tous la fuite afin de l'éviter; pour moi je fis tout le contraire : je me prosternai à terre et je dis à Notre Seigneur, sans lui dire autrement qu'en la manière qu'il connaît et entend : « C'est moi, mon Dieu, qui suis la victime de votre divine justice, c'est à moi à essuyer tous vos foudres et vos carreaux39 ». Aussitôt, toute cette pluie, qui était d'un or enflammé, tomba sur moi avec tant de violence, qu'il me semblait qu'elle m'arrachait la vie. Je m'éveillai en sursaut, pleine de certitude que Notre Seigneur ne voulait pas m'épargner et qu'il me ferait bien payer le titre de victime de sa divine justice.

[7.] Sitôt après que je fus dans cette maison, M. Charon, l'official2516, et un docteur de Sorbonne40, vinrent m'interroger. Ils commencèrent par me demander s'il était vrai que j'eusse suivi le père La Combe et qu'il m'eût emmenée de France avec lui. Je répondis à cela qu'il y avait dix ans qu'il était hors de France lorsque j'en sortis, et qu'ainsi je n'avais garde de l'avoir suivi. L’on me demanda s'il ne m'avait pas enseigné à faire l'oraison. Je déclarai que je l'avais faite dès ma jeunesse et qu'il ne me l'avait jamais apprise; que je ne l'avais connu que par une lettre du père La Mothe qu'il m'avait apportée en allant en Savoie, et cela dix ans avant mon départ de France. Le2517 docteur de Sorbonne, qui agissait de bonne foi, et qui n'a jamais rien su des fourberies car2518 on n'a jamais voulu que je lui parlasse en particulier toute seule2519, dit tout haut, que ce n'était pas de quoi faire une grande connaissance. L’on me demanda si ce n’était pas lui qui avait fait le petit livre du Moyen facile41 de [270] faire oraison, je dis2520 que non, que je l'avais fait en son absence, sans nul dessein qu'il fût imprimé; et qu'un conseiller de Grenoble de mes amis en2521 ayant pris le manuscrit sur ma table, le trouva utile et désira qu'il fût imprimé, (qu') il me pria d'y faire une préface et de le diviser par espèces de chapitres; ce que je fis en une matinée. Comme ils virent que tout ce que je disais était à la décharge du père La Combe, ils ne voulurent plus m'interroger sur lui. Ils commencèrent par m'interroger sur mon livre. Ils ne m'ont jamais interrogée ni sur ma foi, ni sur mon oraison, ni sur2522 mes moeurs.

[8.] Je fis d'abord une protestation authentique, écrite et signée de ma main, que je ne m'étais jamais écartée des sentiments de la sainte Eglise, pour laquelle je serais prête de donner mon sang et ma vie, que je n'étais jamais2523 entrée dans aucun parti ; que j'avais toute ma vie fait profession des sentiments les plus orthodoxes, et que j'avais même travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit et détruire ma propre volonté; que s'il se trouvait quelque chose dans mes livres ou dans mes écrits qui pût être mal interprété, j'avais déjà tout soumis et le soumettais encore aux sentiments de la sainte Eglise, et même des personnes de doctrine et d'expérience; que si je répondais aux interrogations que l'on me faisait sur le petit livre, ce n'était que pour obéir, et non pour le soutenir, n'ayant eu d'autre dessein que de servir aux âmes, et non de leur nuire. Ce fut là la première interrogation. L’on m'a interrogée d'abord quatre fois. Sitôt que je fus dans la maison, l’on dit à la supérieure que je n'y serais que dix jours, jusqu'à la fin de mes interrogations. Je ne fus pas d'abord surprise de ce que l'on ne me laissait aucun commerce ni au-dehors ni au-dedans, parce que je crus que c'était afin que je ne pusse avoir aucun conseil dans les interrogations.

[9.] La seconde interrogation fut sur le petit livre : si j'avais voulu ôter les prières vocales de l'Eglise, et surtout le chapelet, lorsque j'avais appris à dire le Pater avec application, et que j'avais expliqué le Pater, et dit qu'un Pater dit de cette sorte, valait mieux que plusieurs dits sans attention. Il ne me fut pas difficile de répondre à cela, car apprendre à dire une prière avec application et attention, n'est pas détruire la prière2524, au contraire, c'est l'établir42 et la rendre parfaite. On me fit ensuite d'autres interrogations sur le même livre que je n'avais pas, car j'ai2525 si peu de mémoire que je ne savais pas même si ce que l'on me demandait était dans le livre. Notre Seigneur me fit la grâce qu'il promit aux Apôtres, qui fut de me donner de quoi répondre bien mieux que si je l'eusse cherché43. Ils me dirent : « Si vous vous étiez expliquée comme cela tout au long dans le livre, vous ne seriez pas ici. » Tout à coup, je me souvins que j'avais mis dans le livre, au bas du chapitre, la même raison qu'ils trouvèrent bonne et je le déclarai, mais on ne voulut pas l'écrire. Après cela je vis qu'ils avaient pris seulement les endroits du livre qui étaient expliqués, et qu'ils en avaient laissé l'explication2526 ; et c'était pour servir de prétexte à la persécution, ainsi que la suite l'a fait voir. Après que je leur eus déclaré que les explications étaient dans le livre, et que s'il y avait quelque chose de mal il ne [271] s'en fallait pas prendre à moi qui ne suis qu'une femme sans science, mais aux docteurs qui l'ont approuvé2527 sans même que je les en eusse priés, ne les connaissant pas, depuis ce temps, ils ne m'interrogèrent plus sur le livre, ni sur celui du Cantique des Cantiques, se contentant de la soumission que j'en avais faite.

[10.] La dernière interrogation fut sur une lettre contrefaite, où l'on me faisait écrire que j'avais fait des assemblées dans des maisons que je ne connaissais pas, et tout le reste que j'ai déjà dit44. L’on me lut cette lettre, et sur ce que l'écriture n'était nullement conforme à la mienne, l’on me dit que c'était une copie et que l'on avait l'original, qui était conforme à mon écriture. Je demandai de le voir, mais il n'a jamais paru. Je dis que je ne l'avais jamais écrite et que je ne connaissais point le minime à qui elle était adressée.

Il faut savoir, pour bien concevoir la malignité de cette lettre, qu'un bon père minime me vint voir de la part de certaines religieuses de ma connaissance. Un des poursuivants ennemis me dit : « Vous voyez donc aussi des minimes? » Le père La Mothe et la femme le virent, et l'un des deux me demanda2528 son nom. Je ne le savais pas, car je ne le connaissais pas, ainsi je n'avais garde de le dire. On fit donc une lettre au minime, à qui l'on donna le nom de père François, quoique j'aie su depuis son nom qui était bien différent de celui-là. Ils me faisaient écrire à ce père du 30 octobre, où je lui écrivais comme lui demeurait à Paris à la place Royale : «  Mon père, ne me venez pas voir au cloître Notre-Dame45. » La raison pourquoi ils avaient mis cela était qu'ils avaient épié qu'il n'était point venu dans le cloître Notre-Dame et ils n'en savaient pas la cause ; (suivait) que je ne tenais plus mes2529 assemblées, parce que j'étais espionnée. Cette lettre me convainquait aussi de desseins contre l'Etat, de cabales et d'assemblées, et ils ajoutaient : « Je ne signe pas, à cause du mauvais temps. » A mesure que l'on me lisait cette lettre, je soutenais que je ne l'avais jamais écrite. Le style même l'aurait fait voir à toutes les personnes qui ont vu ou reçu de mes lettres. Pour les assemblées, je dis toujours que je ne connaissais point ces personnes, que je ne connaissais point d'autre minime qu'un qui m'était venu voir de la part de certaines religieuses, et qu'il n'était pas de Paris, qu'il était correcteur d'Amiens. Je ne me souvins pas pour lors d'autres raison à dire; et M. l'official ne voulut pas même que l'on écrivît ces raisons. Il fit seulement mettre que je disais qu'elle n'était pas de moi.

[11.] Après m'avoir lu cette lettre, il se tourna vers moi et me dit : « Vous voyez bien, Madame, qu'après une lettre comme celle-là, il y avait bien de quoi vous mettre en prison. » Je lui répondis : « Oui, Monsieur, si je l'avais écrite. » Il me soutint toujours en présence du docteur, qu'elle était de mon écriture. Mais Notre Seigneur, qui ne2530 manque jamais au besoin, me fit souvenir sitôt qu'ils furent dehors, que ce bon père était à Amiens dès le commencement du mois de septembre, et que je n'avais pas pu lui écrire comme étant à Paris le 30 octobre ; qu'il s'en était allé cinq semaines avant que je logeasse au cloître de Notre-Dame et qu'ainsi, je n'avais pu lui écrire de là avant son départ sur cette détention46 et le prier de me venir voir le 30 octobre dans telle et telle maison que je ne connaissais pas et où je ne fus jamais, et de plus, lui étant à Amiens. J'envoyai tout cela par écrit à M. l'official, qui se donna bien de garde de la montrer au docteur. Je lui écrivis de plus que s'il ne voulait pas se donner la peine d'en vérifier la fausseté, qu'il en donnât la commission au tuteur de mes enfants, qui le ferait volontiers. Mais loin de cela, que fait-on? L’on me resserre2531 avec plus de soin qu'auparavant, l’on m'accuse et diffame partout, l'on m'ôte tout moyen de me justifier, l’on me suppose des lettres et l'on ne veut pas que je m'en justifie !

L’on fut deux mois [272] après la dernière interrogation sans me dire un mot, à exercer toujours la même rigueur envers moi, cette soeur me traitant plus mal que jamais.

[12.] Jusqu'alors je n'avais rien écrit pour ma justification à Mgr l'archevêque ni à M. l'official, car je n'avais nulle liberté d'écrire à d'autres, non plus que je n'en ai à présent aucune. J'avais été, jusqu'au temps que je voulus m'observer en la manière que j'ai dite, sans aucun soutien sensible ni perceptible, mais dans une paix de paradis, me laissant en butte à toute la malice des hommes. Mon divertissement était d'exprimer mon état en vers47. Il me semblait que, quoiqu'enfermée dans une étroite prison, mon âme était la même liberté et plus large que toute la terre, qui ne me paraissait que comme un point au prix de la largeur que j'expérimentais, et mon contentement était sans contentement pour moi, parce qu'il était en Dieu seul au-dessus de tout intérêt propre. Douze jours avant Pâques, j'allai à confesse2532. Je levai les yeux sans savoir pourquoi; je vis un tableau de Notre Seigneur tombé sous la croix avec ces paroles : voyez s'il y a douleur égale à ma douleur48. Je reçus en même temps une forte impression que les croix allaient tomber sur moi en plus grande foule. J'avais toujours eu jusqu'alors quelque espérance que voyant mon innocence, on me ferait justice, mais lorsque je vis que plus je paraissais innocente, plus on tâchait d'obscurcir mon innocence et que l'on me tenait plus resserrée, je jugeai bien que l'on ne cherchait pas mon innocence, mais seulement à2533 me faire paraître coupable. Ce qui arriva me confirma encore davantage dans cette pensée.

[13.] M. l'official2534 me vint voir seul, sans être accompagné du docteur qui avait été aux interrogations, et2535 il me dit qu'il ne fallait pas parler de la fausse lettre, que ce n'était rien, après m'avoir dit que c'était pour cela qu'on m'avait emprisonnée. Je lui dis : « Quoi, Monsieur ! ne s'agit-il que de contrefaire l'écriture d'une personne et de la faire passer2536 pour une personne qui fait des assemblées et qui a des desseins contre l'Etat ? » Il me dit aussitôt : « Nous en chercherons2537 l'auteur. » Je lui dis : «  Il n'y en a point d'autre que2538 l'écrivain Gautier », que sa femme m'avait dit qui contrefaisait toutes sortes d'écritures. Il vit bien que j'avais trouvé l'endroit. Ensuite il me demanda où étaient les papiers que j'avais écrits sur l'Ecriture. Je lui dis que je les donnerais lorsque je serais hors de prison et que je ne voulais pas dire à qui je les avais confiés. Il me dit : « Si nous venons vous les demander, dites la même chose », me faisant bien des offres de service; cependant, il s'en alla très content, croyant avoir trouvé un moyen de me perdre sans ressource et de satisfaire le père La Mothe dans le désir qu'il avait que l'on ne me fît jamais sortir de prison.

[14.] Il dressa un procès-verbal comme s'il m'eût interrogée juridiquement, quoique ce n'eût été qu'une2539 simple conversation. Le procès-verbal portait qu'ayant été jusqu'alors docile2540 en apparence, j'avais fait rébellion lorsqu'on m'avait demandé mes papiers. Je ne savais rien de tout cela. Je ne laissai pas d'écrire à M. l'official une lettre très forte sur ce qu'il m'avait dit que ce n'était rien que la lettre qu'on avait contrefaite. J’ai cru en devoir mettre la copie et de celle que j’écrivis à Mgr l’archevêque pour faire tout connaître.2541

Lettre pour M. L’official :

J’ai fait réflexion, Monsieur, sur (5.79) ce que vous me dites hier que la fausse lettre n’était rien, je vous assure qu’elle est tout dans cette affaire, à cause des circonstances qui l’ont précédée et de celles qui l’accompagnent.

Premièrement les gens qui l’ont écrite et ceux qui l’ont fait écrire (car j’ai des preuves également fortes contre les uns et contre les autres) ont pris tout le soin possible de me décrier partout comme une infâme, d’envoyer en cent endroits des libelles diffamatoires contre moi ; c’est prouver la fausseté (5.80) de leurs libelles que de prouver la fausseté de leur lettre. N’est-ce rien, Monsieur, pour une femme de mon caractère de perdre l’honneur après avoir tâché de le conserver toute sa vie par la privation des divertissements les plus permis et les plus innocents? Songez, Monsieur, que j’ai une famille à laquelle ceci fait un extrême dommage, surtout à ma fille qui doit regarder son honneur et celui de sa mère comme son principal ornement. L’on m’a mise dans la gazette par le soin de ces personnes comme une scélérate, je ne me (5.81) suis jamais vengée d’eux que par mon silence et par les prières que j’ai faites pour leur conversion…»

Il est bon de couper ici la lettre pour dire qu’ils m’avaient fait mettre dans la gazette, outre bien des faussetés et infamies, que l’on m’avait trouvé des lettres de Molinos en quantité dans ma cassette, ce qui était la dernière fausseté, et l’on savait si bien que je ne connaissais pas Molinos que l’on ne m’a jamais interrogée là-dessus. (5.82)

« Celui qui a été exprès en Savoie pour avoir les mémoires qui vous ont été envoyés, dit à une de ses parentes religieuses, les desseins qu’il projetait contre moi, ne sachant pas qu’une des miennes était assistante du parloir, ainsi je savais les desseins avant son arrivée. Ne m’a t-on pas menacée parlant à moi, de ce que l’on a fait49 si je ne voulais pas condescendre à des choses que je ne pouvais faire en conscience? Jusqu’à me menacer de vous, Monsieur, ce que (5.83) je n’ai pas appréhendé, étant persuadée de votre équité. Cependant j’ai tu toutes ces choses de peur de leur nuire : je peux dire que j’ai été faite victime de la charité, car j’avais alors des moyens qui me furent offerts de faire connaître toutes ces choses. Je leur pardonne encore de tout mon cœur, et ne veux nullement les perdre. Ils ont ensuite contrefait mon écriture pour faire paraître que je faisais des assemblées, et que j’avais concerté des affaires d’importance, (5.84) peut-être contre l’Etat. Ils peuvent tous les jours en contrefaisant mon écriture me faire de nouvelles affaires. Les étranges persécutions que l’on m’a faites depuis plusieurs années par intérêt et jalousie m’ont appris à mes dépens ce que peuvent ces deux passions. Malgré toutes ces choses je veux bien ménager leur honneur après qu’ils m’ont arraché le mien avec la dernière cruauté, jusqu’à faire courir l’infamie jusque dans les royaumes étrangers, et je désire même à l’exemple de mon (5.85) maître solliciter leur pardon, mais Monsieur je vous conjure, au nom de Jésus-Christ crucifié, de trouver un moyen qui répare mon honneur sans les perdre, et qui fasse connaître la vérité en faveur d’une famille désolée. Je sais de bonne part que l’on ajoute foi à leurs médisances, car ils n’ont rien omis pour leur assaisonnement50. C’est à vous, Monsieur, que je m’adresse pour avoir justice, ne la voulant devoir qu’à votre seule équité. Vous avez une extrême intelligence et un discernement si fort (5.86) au dessus de bien des gens qu’il ne vous sera pas bien difficile de réparer mon honneur sans perdre ceux qui me l’ont ravi. Je ne peux douter que Dieu ne fasse un jour une rigoureuse justice de ces choses. Vous n’en douteriez pas vous-même si vous saviez jusqu’où a été la persécution de ces personnes. Pour vous, Monsieur, soyez persuadé que je conserverai une mémoire éternelle des obligations que je vous aurai si vous me rendez justice : mon cœur est d’une trempe qu’il (5.87) pardonne aisément les injures, mais il n’oublie jamais les bienfaits. Faites voir en mon endroit que vous êtes le protecteur de la veuve, le père du pupille, le Daniel de l’honneur outragé qui découvre les injustices cachées sous le manteau de l’artifice. Je suis, Monsieur, etc.

J’écrivis ensuite à M. l’Archevêque où je lui fis voir que j’étais accusée, innocente et emprisonnée, qu’il n’y avait point de criminels auxquels on ne donnât un avocat ou quelqu’un pour les défenses, que pour moi mes ennemis (5.88) avaient tout pouvoir de m’accuser, et moi nul moyen de me défendre, n’ayant nul commerce, enfermée sous la clef dans une chambre, ayant une double prison, le monastère et cette chambre. Je lui écrivis la lettre du monde la plus forte et la plus soumise, mais comme je n’en ai point de copie, je ne la mets pas ici, je mettrai seulement celle que j’écrivis, ne pouvant avoir de réponse51.

Lettre à M. L’archevêque :

Monseigneur, je me suis adressée à vous comme à mon père et mon (5.89) pasteur, mais votre grandeur m’a traitée en brebis égarée et en fille indigne de sa bonté, puisqu’elle m’en refuse les effets. Cependant, Monseigneur, le père de famille ne reçoit-il pas l’enfant prodigue, et le vrai pasteur ne va t-il pas chercher la brebis égarée ? D’où viens donc que vous rejetez celle qui loin de s’égarer, court de toutes ses forces après son pasteur ! Quoi Monseigneur, Votre Grandeur, qui est si douce et si bienfaisante à tout le monde, ne fera t-elle essai de la rigueur que pour moi seule? Quel est (5.90) mon crime que je sois privée de l’avantage de tous les autres criminels? Le roi dont la bonté est aussi grande que sa justice est étendue, veut que l’on appelle52 en son nom pour les criminels condamnés à la mort afin de mieux examiner leurs forfaits, et aujourd’hui l’on ne se contente pas de m’imposer des crimes que je ne fis jamais, de contrefaire mon écriture pour me faire écrire des lettres qui me font paraître coupable, après avoir pris soin de me décrier partout par les plus (5.91) étranges calomnies, mais de plus l’on m’ôte tous les moyens de me justifier et de me défendre, m’ôtant tout commerce avec les personnes qui pourraient travailler à ma justification. Qui empêchera, Monseigneur, ces faussaires par leurs lettres supposées de me faire renoncer à ma religion, mon Dieu et mon roi ? Votre Grandeur sera t-elle elle-même à couvert de leur malice si on ne les punit pas, et si on les justifie même en condamnant les innocents? Que si je suis coupable, Monseigneur, je (5.92) ne demande point de miséricorde mais plutôt que l’on me punisse. Songez, Monseigneur, que j’ai des enfants, que ce n’est pas moi seule que la calomnie déshonore, mais que ces innocentes victimes en souffrent plus de dommage que moi. Je ne sais par quel endroit j’ai le malheur de déplaire à Votre Grandeur n’ayant point l’honneur d’être connue d’elle, et c’est le sujet de ma disgrâce, car les personnes qui me persécutent aujourd’hui, m’ont peinte aux yeux de Votre Grandeur avec de si mauvaises couleurs (5.93) que je ne m’étonne pas qu’elle ait du dégoût pour l’original d’une copie si infidèle. Si elle voulait bien m’accorder la faveur que je la pusse entretenir, ou qu’elle me donnât la liberté de faire agir en ma faveur, elle serait bientôt convaincue de mon innocence. Je supplie Votre Grandeur de se souvenir de son équité ordinaire et de s’en servir envers la personne du monde qui est la plus à plaindre et qui est avec le plus profond respect etc.2542 //

Comme Monseigneur l’archevêque est de lui-même doux2543, il ne2544 se serait pas porté à2545 me traiter avec tant de rigueur s'il n'avait été sollicité par mes ennemis. Il ne me fit nulle réponse sur tout cela, mais l'official crut avoir trouvé un moyen de me perdre en disant que j'avais été rebelle et que je ne voulais pas donner mes écrits. Il vint environ trois ou quatre jours avant Pâques avec le docteur de Sorbonne et son procès-verbal, auquel je répondis que j'avais fait une grande différence entre une conversation particulière et une interrogation, que je ne m'étais [273] pas crue obligée de dire une chose que l'on ne me demandait que comme en l'air, et qu'ils étaient entre les mains de ma femme de chambre. Ils me demandèrent si je voulais bien les leur donner pour en faire ce qu'il leur plairait. Je leur dis, que oui et que n'ayant écrit que pour faire la volonté de Dieu, j'étais aussi contente d'avoir écrit pour le feu que pour la presse. Ce docteur dit2546 qu'il ne se pouvait rien de plus édifiant. L’on leur remit2547 entre les mains les copies de mes écrits, car pour les originaux, il y avait déjà longtemps2548 qu'ils n'étaient plus en ma disposition. Je ne sais où ceux qui me les ont pris les ont mis, mais j'ai cette ferme foi qu'ils seront tous conservés malgré la tempête. Pour moi, je n'en avais pas davantage que ceux que je donnai, ni ne savais où il y en avait d'autres. Ainsi je le pus dire avec vérité.

[15.] La supérieure de la maison où je suis prisonnière demanda à M. l'official comment mon affaire allait et si l’on me laisserait bientôt sortir de prison. Il2549 lui échappa de lui dire et peut-être le fit-il à cause du docteur pour se mieux couvrir : «  Ma mère, que pourrait-on faire à une personne qui dit et fait tout ce que l'on veut et en qui on ne trouve rien ? On la fera sortir au premier jour. » Cependant l’on ne me justifiait pas. Mgr l'archevêque témoigna être très content de moi, et l'on parlait ouvertement de ma sortie et de mon innocence. Le père La Mothe était le seul qui l'appréhendait. L’on2550 cherchait à me surprendre. Plus j'étais innocente, plus j'avais de peines. L’on me fit savoir que mon affaire allait bien et que j'allais sortir à Pâques. J'eus dans le fond de l'âme un pressentiment du contraire.

3.6  PRESSIONS POUR MARIER SA FILLE

[l.] Jusqu'alors j'avais été dans un contentement et une joie de souffrir et d'être captive inexplicable. Il me semblait que la captivité de mon corps me faisait mieux goûter la liberté de mon esprit : plus j'étais resserrée au-dehors, plus j'étais large et étendue au-dedans. Mon oraison toujours2551 la même, simple et rien53, quoiqu'il y ait des temps où l'Epoux serre plus fortement et abîme plus en lui. J'avais été de la sorte jusqu'au temps que je fis l'infidélité de vouloir m'observer en la manière que j'ai dite. Le jour de Saint-Joseph, je fus mise dans un état plus marqué, qui était plus du ciel que de la terre. J'allai au calvaire qui est au fond du jardin, ma geôlière ayant eu la permission de m'y mener. Ce fut dans ce lieu qui a toujours fait mes délices, où je fus très longtemps, mais2552 dans un état trop simple, pur et nu pour en pouvoir parler. Les dispositions les plus élevées sont celles dont on ne peut rien dire. Je ne m'étonne pas si on ne dit rien de celles de la Sainte Vierge et de saint Joseph. Toutes celles qui ont quelque chose de marqué, sont bien faibles.

[2.] Je compris assez, par cet état si fort au-dessus de tout ce qui peut s'en dire, quoique dans le même fond qui ne change point, qu'il y avait quelque nouveau calice à boire, et que - comme Jésus-Christ dans sa Transfiguration s'entretenait de ses souffrances et que cette même Transfiguration était2553 comme le gage de ce qu'il fallait2554 souffrir et une introduction dans la Passion, où Jésus-Christ entra2555 dès l'heure même intérieurement2556, se privant lui-même, pour le reste de sa vie, des épanchements de la Divinité sur l'humanité, en sorte qu'il fut privé dès ce moment de tous les soutiens qu'il avait eus auparavant, et sa gloire, se faisant paraître sur son corps, faisait comme un dernier effort pour s'écarter pour2557 toujours, et devant être toute renfermée dans sa Divinité, elle laissait l'humanité dans une privation d'autant plus grande que l'état de gloire et de jouissance lui était plus naturel, lui étant dû par son union hypostatique avec la nature divine, et cette suspension de gloire et de béatitude était un miracle continuel ; depuis la Transfiguration, autant que je le peux comprendre, jusqu'à la mort de Jésus-Christ, tous épanchements [274] de béatitude furent suspendus, pour2558 le laisser dans la pure souffrance - je peux dire qu'il m'en arriva autant, quoique indigne de participer aux états de Jésus-Christ, et avec la disproportion d'une petite et faible créature à un Dieu et homme.

Car le jour de Saint-Joseph54, qui est un saint auquel je suis unie d'une manière bien intime, fut comme un jour de transfiguration pour moi. Il me semblait que je n'avais plus rien de la créature, et depuis ce temps, il s'est fait comme une suspension, en sorte que j'ai été autant abandonnée55 de Dieu que persécutée des créatures ; non que j'aie aucune peine de cet abandon, et que mon âme ait la moindre tendance pour autre chose; cela ne peut plus être, car elle est sans penchant ni tendance pour quoi que ce soit, mais elle ne laisse pas d'être dans cet abandon, qui est tel que je suis quelquefois obligée de réfléchir pour savoir si j'ai un être et une subsistance.

[3.] Tout le jour de Saint-Joseph je fus de même, et cela commença à diminuer peu à peu jusqu'au jour de l'Annonciation56, qui est le jour de la joie de mon coeur. Cependant ce jour-là, il me fut comme signifié qu'il fallait entrer dans de nouvelles amertumes, et boire jusqu'à la lie de l'indignation de Dieu57. Le songe que j'avais fait où toute l'indignation de Dieu tombait sur moi, me revint dans l'esprit : il fallut m'immoler de nouveau. Le soir de l'Annonciation je fus mise dans une agonie que je ne peux exprimer : la fureur de Dieu était entière, et mon âme sans nul soutien ni du ciel ni de la terre. Il me sembla que Notre Seigneur me voulait faire éprouver quelque chose de son agonie au jardin. Cela me dura jusqu'à Pâques; après quoi je fus remise dans ma première tranquillité, avec cette différence que tout concours est ôté, et que je suis soit du côté de Dieu, soit de celui des créatures, comme ce qui n'est plus. Il faut que je me fasse effort pour penser si je suis et ce que je suis, s'il y a en Dieu58 des créatures et quelque chose de subsistant255959.

[4.] Quoique j'aie été traitée en la manière que j'ai dit et que je dirai après, je n'ai jamais eu aucun ressentiment contre mes persécuteurs. Je n'ai point ignoré les persécutions qu'ils m'ont faites : Dieu a voulu que j'aie tout vu, et tout connu. Il me donnait des certitudes intérieures que cela était, et je n'en ai jamais douté un moment, mais quoique je le connusse, je n'avais nul fiel contre eux et s'il avait fallu donner mon sang pour leur salut, je l'aurais donné et le donnerais encore de2560 tout mon coeur. Je ne me suis jamais confessée à leur sujet. Il y a des esprits faibles qui disent qu'il ne faut pas croire que les gens fassent ce que pourtant ils2561 font. Jésus-Christ et les saints se crevaient-ils les yeux pour ne pas voir leurs persécuteurs? Ils les voyaient, mais ils voyaient en même temps qu'ils n'auraient eu aucun pouvoir s'il ne leur avait été donné d'en haut60. C'est ce qui fait qu'aimant les coups que Dieu donne, on ne peut haïr la main dont il se sert pour nous frapper, quoique l'on voie bien quelle elle est.

[5.] Le Jeudi Saint2562 M. l'official me vint voir seul et dit qu'il me donnait la liberté du cloître, c'est-à-dire de pouvoir aller et venir dans la maison, mais il ne me voulut donner aucune liberté pour le dehors. Je ne pus même obtenir de parler au tuteur de mes enfants pour des affaires de famille, ni à ma femme de chambre, pas même à mes enfants. Cependant2563 l’on ne laissait pas de pousser continuellement ma fille de consentir à un mariage qui aurait été sa perte, et pour y réussir, l’on l'avait mise entre les mains de la cousine du cavalier à qui l’on la voulait donner. Cela m'aurait causé bien du chagrin si j'en pouvais prendre, mais j'avais [275] toute ma confiance en Dieu, et qu'il ne permettrait pas que cela arrivât, la personne n'ayant nulle teinture du christianisme, et [étant] entièrement ruinée. Il me dit en même temps que j'étais tout à fait justifiée2564, qu'on me laissait seulement ici par2565 formalité pour peu de jours, afin d'avoir le sentiment de la supérieure de laquelle l’on connaissait depuis longtemps le mérite et la droiture. La2566 supérieure rendit de moi, et toute la communauté, tous les bons témoignages2567 que l'on peut rendre d'une personne, et la communauté prit pour moi une très grande affection, en sorte que les religieuses ne pouvaient s'empêcher d'en dire du bien à tout le monde. Quand j'aurais choisis toutes les religions61 de Paris, même de celles où2568 je suis connue, je ne pouvais pas mieux être qu'en celle-là.

Ce fut là, ô mon Amour, que je reconnus davantage votre providence sur moi et la protection que vous me donniez, car on avait choisi cette communauté comme celle où l'on croyait qu'on me traiterait avec le plus de rigueur, après l'avoir prévenue contre moi de la dernière force.

[6.] Sitôt que le père La Mothe sut que l'on disait du bien de moi dans cette maison, il alla se persuader que l'on ne pouvait dire du bien de moi sans2569 dire du mal de lui, et quoique je ne visse personne, il écrivait et se plaignait même à tout le monde que je le décriais partout, et que la communauté disait bien du mal de lui, de sorte qu'il aigrit de nouveau contre moi l'esprit de Mgr l'archevêque et de l'official, dont il est le confesseur. Loin de me faire sortir au bout de dix jours, comme l'on disait, l’on me laissa là plusieurs mois sans rien me dire, mais l’on faisait courir de nouvelles calomnies; et après avoir dit que j'étais innocente, l’on me fit plus noire que jamais. Mgr l'archevêque disait que je ne devais rien attendre que de mon repentir. Il fit entendre au Père de la Chaise62 que j'avais des erreurs et que je les avais2570 même rétractées avec larmes, mais qu'il y avait tout lieu de croire que ce n'était que par dissimulation et qu'ainsi il me fallait tenir enfermée. A cela je ne demandais qu'une chose, qui était que l'on me punît si j'étais coupable, mais que l'on montrât mes interrogations. C'est ce que l'on n'a jamais voulu faire : au contraire, l’on ne me répondait que par de nouvelles calomnies.

[7.] Ce qui m'a été le plus pénible dans2571 toute cette affaire, est qu'il était impossible de prendre nulle mesure. J'étais continuellement battue entre l'espérance et le désespoir. Tout à coup l’on venait dire que mes persécuteurs avaient le dessus et qu'ils avaient fait croire à Sa Majesté que2572 j'étais coupable de tous les crimes dont on m'accusait. Effectivement tous mes amis se retiraient et disaient qu'ils ne me connaissaient pas. Mes ennemis chantaient victoire, et redoublaient leurs rigueurs et leurs sévérités envers moi. Je demeurais contente, et abandonnée pour rester dans l'opprobre, croyant y devoir finir mes jours, et ne songeais plus qu'à y rester toute ma vie prisonnière. Il venait tout à coup de nouveaux jours d'espérance qui faisaient voir l'affaire presque conclue en ma faveur, et que j'allais être déclarée et reconnue innocente. La chose paraissait-elle faite et l'espérance réveillée, il venait un nouveau revers et une nouvelle calomnie de2573 mes ennemis, qui faisaient croire qu'ils avaient trouvé de nouvelles pièces contre moi, et que j'avais fait de nouveaux crimes. Cela était continuel, de sorte que je me regardais entre les mains de Dieu comme un roseau battu du vent, tout terrassé, puis tout à coup relevé, sans pouvoir s'arrêter ni à la disgrâce ni à l'espérance. Mon âme n'a jamais changé de situation pour être battue continuellement : elle était [276] toujours dans la même assiette.

[8.] L’on me vint annoncer tout à coup que le père La Mothe avait obtenu que l'on me mît dans une maison dont il est le maître, et où l'on croyait qu'il me ferait extrêmement souffrir, car il est très dur. Il le croyait si2574 bien qu'il avait donné l'ordre que l'on me tînt2575 une chambre prête pour m'y enfermer. On me rapporta cette nouvelle, qui était de toutes celle que je devais le plus appréhender. Tous mes amis pleuraient amèrement. Je ne sentis pas seulement un premier mouvement de peine ou d'attendrissement sur moi-même. Mon âme ne changea pas, même pour un instant, de situation. Une autre fois, une personne de crédit s'offrit de parler pour moi, et assura de ma prompte délivrance. La chose parut faite, je n'en eus pas un premier mouvement de joie. Il me semble que mon âme est dans une immobilité entière et qu'il y a en moi une perte si entière de tout ce qui me regarde, qu'aucun de mes intérêts ne me peut faire ni peine ni plaisir. De plus, je suis tellement toute à2576 mon Dieu que je ne puis vouloir autre chose pour moi que ce qu'il fait. La mort, l'échafaud, dont on m'a menacée une infinité de fois, ne fait pas la moindre altération. Le dirai-je, ô mon amour, qu'il y a en moi un amour souverain pour vous seul au-dessus de tout amour, qui fait que dans l'enfer même je serais contente dans la disposition où je suis, parce que je ne peux me contenter ni affliger d'aucune chose qui me soit propre, mais du seul contentement de Dieu. Or comme Dieu sera toujours infiniment heureux, il me semble qu'il n'y a aucun malheur soit dans le temps, soit dans l'éternité, qui me puisse empêcher d'être infiniment heureuse depuis que mon bonheur est en Dieu seul.

[9.] Comme l’on vit qu’on ne me rendait aucune justice, qu’au contraire257763 on tâchait d'inventer de nouvelles2578 calomnies contre moi, et de cacher par là une persécution aussi étrange que celle qu'on me faisait sans2579 m'avoir jamais donné aucun confesseur qu'un qui confesse les religieuses, qui est sourd, en sorte qu'elles étaient obligées d'en faire venir d'extraordinaires. Tout ce que je pus obtenir fut, la veille de la Pentecôte, de me confesser à un religieux qui vint parce que le confesseur était malade, et qu'il n'y avait pas d'apparence de passer cette fête sans se confesser. J'avoue que la confession aussi fréquente que l’on la fait dans cette maison a été ma plus forte2580 peine, car Notre Seigneur me tient dans un si grand oubli de moi que je ne saurais me confesser que de choses générales ou passées, mais pour le présent, je ne sais où je suis, et ce que je suis, et je n'en puis rien dire.

Une dame séculière que la providence m'a fait trouver dans cette maison, et qui a pris beaucoup d'affection pour moi et m'a rendu tous les services qu'elle a pu, se résolut, voyant l'injustice que l'on me faisait, de prier un père jésuite de sa connaissance de parler au père de la Chaise. Ce bon père le fit, mais il trouva le père de la Chaise fort prévenu contre moi parce qu'on lui avait fait croire que j'étais dans des erreurs et que j'en avais même rétracté, mais qu'il m'en restait beaucoup, de sorte que cette bonne dame me conseilla d'écrire au père de la Chaise et je2581 lui écrivis cette lettre:

Mon Révérend Père,

Si2582 mes ennemis n'avaient attaqué que mon2583 honneur et ma liberté, j'aurais préféré le silence à ma justification, ayant habitude de prendre ce parti, mais à présent, mon Révérend Père, que2584 l'on attaque ma foi, disant que j'ai rétracté des erreurs, et étant même soupçonnée d'en avoir encore, j'ai été obligée2585 en demandant la protection de Votre Révérence, de l'informer de la vérité. J'assure Votre Révérence que je n'ai rien fait de tout cela ; et ce qui me surprend est qu'après que M. l'official m'a avoué lui-même que les mémoires que l'on avait donnés contre moi étaient faux, et que [277] la lettre que l'on avait forgée contre moi était2586 reconnue venir d'un faussaire en suite des preuves incontestables que je lui ai données qu'elle2587 n'était pas de moi, après que ceux que l'on m'a donnés pour examinateurs, qui ne m'ont jamais demandé de rétractation, mais bien de petits éclaircissements dont ils ont paru contents, m'ont déclaré innocente, que je leur ai même mis entre les mains des écrits que je n'avais faits que pour mon édification, les leur soumettant de tout mon coeur, qu'après, dis-je, ces choses, j'ai sujet de croire que Votre Révérence ne soit pas informée de mon innocence. Je ne saurais, mon Révérend Père, dissimuler que pour tout autre article que celui de la foi, il me serait facile de souffrir la calomnie, mais comment pourrais-je garder le silence pour la plus juste douleur qui fût jamais? J'ai toute ma vie fait une profession si ouverte des sentiments les plus orthodoxes, que je me suis même sur cela attiré des ennemis. Si j'osais découvrir mon coeur à Votre Révérence, dans le secret qu’exige une confiance parfaite, il me serait bien facile de lui prouver par des faits incontestables que ce sont des intérêts temporels qui m'ont réduite où je suis après avoir refusé des choses que je ne pouvais faire en conscience, on m'a menacée de me faire des affaires. J'ai vu les menaces ; j'en ai senti les effets sans me pouvoir défendre, parce que je suis sans intrigue et sans parti, et qu'il est aisé, mon Révérend Père, d'imposer à une personne destituée de toute protection. Mais comment puis-je espérer que Votre Révérence me croie, n'étant par malheur2588 connue d'elle que par la calomnie? Cependant je n'avance rien que je ne puisse prouver si elle veut bien s'en laisser informer. Ce serait une grâce qui attirerait la reconnaissance éternelle de, etc.2589”

[10.] Cette lettre fit un effet tout contraire à ce que l'on prétendait2590. Je ne l'écrivis que par complaisance et pour ne pas scandaliser, car on regardait comme entêtement la résolution où j'étais de ne faire2591 aucune démarche pour ma justification. L’on disait que j'attendais que Dieu fit tout et que c'était le tenter. Je sentais au-dedans de moi que cette lettre, et toutes celles que l'on me faisait écrire, n'auraient aucun effet ; qu'au contraire elles gâteraient plus que d'accommoder, cependant Notre Seigneur voulait que je les écrivisse, pour leur faire voir que tout ce que l'on fait pour une âme abandonnée à Dieu, est bien peu de chose, s'il ne le fait lui-même.

J'avais connu, dès le commencement, que Notre Seigneur voulait être seul mon libérateur. Aussi avais-je une joie que l'on ne peut exprimer lorsque je voyais que toutes les intrigues des créatures les mieux intentionnées ne servaient qu'à tout gâter. Le Père de la Chaise parla de moi à Mgr l'archevêque, apparemment cela2592 ne servit qu'à donner lieu à de nouvelles faussetés et à de nouvelles persécutions. Mgr l'archevêque assura que2593 j'étais fort criminelle et pour le mieux prouver, il feignit de me vouloir faire grâce2594. Il fit venir ici un évêque de ses amis pour solliciter sous main la mère supérieure de me faire écrire adroitement une lettre de soumission et de civilité dans laquelle je déclarasse que j'étais criminelle, et que j'avais fait des rétractations, assurant que si j'écrivais cette lettre, l'on me ferait sortir aussitôt.

J'ai oublié de dire qu'un [278] mois avant ce temps, M. l'official me vint trouver avec le docteur, et me proposa en présence de la mère supérieure que si je voulais consentir au mariage de ma fille, je sortirais de prison avant huit jours. Je dis que2595 je ne voulais pas acheter ma liberté au prix de sacrifier ma fille, que j'étais contente de rester en prison tant qu'il plairait à Notre Seigneur. Il répondit que2596 le roi ne ferait point de violence, mais qu'il le désirait. Je dis que je savais le roi trop juste et trop équitable pour en user autrement. Cependant peu de jours après l’on fut trouver le père de La Chaise, disant que2597 j'avais dit que le roi voulait que l'on me retînt en prison jusqu'à ce que j'eusse consenti au mariage de ma fille, que Mgr l'archevêque avait dit lui-même au2598 tuteur de mes enfants, que je ne sortirais point que je n'y eusse consenti, et quoique je ne visse personne et que je n'eusse aucun commerce au-dehors, l’on m'accusa pourtant d'avoir inventé cela, et l'on dit que j'étais criminelle d'Etat, et qu'il me fallait renfermer de nouveau sous la clef. Mais avant ce temps l’on fit encore une tentative pour voir si2599 je voulais écrire la lettre que l'on me demandait, après quoi l'on me délivrerait2600. L’on n'avait aucune envie de me délivrer, mais bien d'avoir une2601 preuve incontestable contre moi pour me renfermer pour le reste de mes jours, qui est tout ce que mes ennemis désiraient.

3.7 LETTRES CONTREFAITES  

[l.] Peu de jours après, je vis la nuit en songe le même homme qui avait fait la première fausseté, qui2602 en faisait deux autres, et je vis aussi une autre intrigue du père La Mothe, et une poursuite qu'il faisait contre moi, en sorte que je ne trouvais aucun refuge. Notre Seigneur me faisait connaître ou par pressentiment ou par songe ce que l'on faisait contre moi.

Trois ou quatre jours après, l'official et le docteur vinrent dire à la supérieure que2603 l'on eût à m'enfermer sous la clef. Elle leur représenta que la chambre où j'étais était petite2604, seulement ouverte d'un côté où le soleil donne tout le jour et au mois de juillet ; quelle apparence? que c'était me faire mourir. L’on n'eut aucun égard à cela. La mère demanda pourquoi l'on me renfermait. On lui dit que j'avais fait des choses effroyables depuis un mois dans sa maison, que j'avais eu des emportements étranges dans cette même maison et que j'avais scandalisé les religieuses. La mère eut beau protester du contraire, et assurer de l'édification où toute la communauté était de moi, qu'elle ne2605 pouvait se lasser d'admirer ma patience et ma modération2606. M. l'official dit qu'il le savait d'original, et lui soutint que j'avais fait des choses horribles dans sa maison. La pauvre fille ne put retenir ses larmes, voyant une supposition si fort éloignée de la vérité.

[2.] L’on m'envoya quérir ensuite et l'on me soutint que j'avais fait des choses horribles dans cette maison depuis un mois. Je demandai ce que c'était, l’on ne me le voulut pas dire. Je demandai qui pouvait rendre raison de ce que j'avais fait que la supérieure et les religieuses, et que l’on2607 ne voulait point de leurs témoignages; que je souffrirais tant qu'il plairait à Dieu, que l'on n'avait commencé cette affaire que sur des suppositions et qu'on la continuerait2608 de même. Le docteur me dit que je ne devais pas aigrir les affaires ni faire des choses horribles comme l'on disait que j'avais faites. Je lui répondis que Dieu était le témoin de tout. Il me dit que dans ces sortes d'affaires, prendre Dieu à témoin était un crime. Je2609 lui dis que rien au [279] monde n'était capable de m'empêcher de recourir à Dieu. Je me retirai donc et je fus renfermée plus étroitement que2610 la première fois, et parce qu'il n'y avait point encore de clef, on fermait la chambre avec2611 un bâton en travers. Tous ceux qui passaient par là étaient étonnés. J'avais beaucoup de joie de cette nouvelle humiliation. O quel plaisir, mon amour, d'être pour vous dans la plus extrême abjection!

[3.] Lorsqu'on demandait à l'official pourquoi il m'avait fait enfermer, il disait qu'il ne le savait pas, qu'il fallait le demander au prélat. Le tuteur64 de mes enfants fut voir Mgr l'archevêque et lui demanda pourquoi l'on m'avait emprisonnée puisqu'il lui avait dit lui-même que j'étais justifiée. Il lui répondit : « Vous savez, Monsieur, vous qui êtes juge, que dix pièces2612 ne condamnent pas, mais qu'il s'en trouve une qui condamne absolument. » Le conseiller lui dit : « Mais Mgr, qu'a donc fait ma cousine de nouveau ? - Quoi2613 ! dit-il, vous ne le savez pas ? Elle a fait des choses effroyables depuis un mois. » Lui fort surpris, lui demanda ce que c'était. Il lui dit : « Après avoir dit qu'elle était innocente, elle a écrit2614 depuis un mois, avec larmes et comme par force, une rétractation où elle met qu'elle2615 a été dans l'erreur et dans de méchants sentiments; qu'elle est coupable des choses dont on l'accuse, et qu'elle maudit le jour et l'heure qu'elle a connu ce père », parlant du père La Combe.

Le conseiller fut dans une étrange surprise, mais il se douta que c'était une supposition65. Il demanda à voir cela et2616 mes interrogations. Mgr l'archevêque lui dit que c'était une chose qui ne se verrait jamais et que c'était l'affaire du roi. Le conseiller pour être plus assuré vint2617 ici voir mon amie, pour savoir si j'avais écrit et signé quelque chose. Mon amie l'assura que l'official ni le docteur n'étaient pas venus ici depuis quatre mois, c'est-à-dire depuis le Jeudi-Saint, que66 lorsqu'ils vinrent proposer le mariage de ma fille, où le conseiller était présent. Ainsi il vit bien que je ne signai rien; que je n'avais rien écrit à Mgr2618 l'archevêque qu’une lettre que sur la prière de la mère, qui ne signifiait rien et dont elle avait la copie qu'elle montra2619. La voici :

« Monseigneur, si j'ai gardé depuis si longtemps un profond silence, c'est2620 que j'appréhendais de me rendre importune auprès de Votre Grandeur, mais à présent que la nécessité de mes affaires temporelles me demande67 indispensablement, je prie instamment Votre Grandeur de demander ma liberté à Sa Majesté. Ce sera une grâce dont je lui serai infiniment redevable. Je me flatte d'autant plus de l'obtenir que M. l'official me dit avant Pâques que je ne resterais plus ici que dix jours, quoique ce temps ait été beaucoup multiplié. Je n'en aurai aucun chagrin s'il a servi à vous persuader, Monseigneur, de ma parfaite soumission et du profond respect avec lequel je suis, etc.2621 »

Cette lettre ne disait rien du tout, cependant il assura d'en avoir une effroyable que je lui avais écrite contre le roi et contre l'Etat. Il ne fut pas difficile à cet écrivain, qui avait écrit la première fausse lettre, d'écrire les autres.

[4.] Ce fut donc ces effroyables lettres contrefaites que l'on fit voir au Père de la Chaise, pour lesquelles l’on me renferma. O Dieu, vous voyez tout cela, et mon âme était contente auprès de tant de faussetés et de malices. Sitôt que je fus renfermée, l’on fit courir tout de nouveau le bruit que j'avais été convaincue de crimes et que j'en avais fait de nouveaux. Chacun se déchaîna contre moi : mes amis même s'en prenaient à moi et me blâmaient de la lettre que j'avais écrite au Père de la Chaise. L’on commençait même dans2622 la maison à douter de moi et plus je voyais tout désespéré, plus j'étais contente, ô mon Dieu, dans votre volonté. Je disais : « O mon amour, ce sera à présent que l'on ne m'obligera plus de recourir aux créatures et que j'attends tout2623 de [280] vous seul. Faites donc de moi, pour le temps et pour l'éternité, tout ce qu'il vous plaira. Contentez-vous de ma peine. » Le tuteur de mes enfants n'était point ferme. Il était quelquefois pour moi, mais sitôt que le père La Mothe lui avait parlé, il était contre, de sorte que son changement était continuel.

[5.] Trois jours avant que je fusse renfermée, le père La Mothe (avait) dit2624 que l'on me renfermerait, et écrivit à ma soeur la religieuse une lettre toute passionnée contre moi et un ecclésiastique de l’archevêque en donna avis ; un frère barnabite alla au collège où était ma fille qui parut fort passionné contre le Père La Combe, il disait : « Nous avons appris qu'il s'est trouvé, dans le lieu où le père La Combe est en prison, un commandant qui est de ses amis, l’on26252626 le fera bien renfermer. » Il faut savoir que lorsqu’il fut à l'île2627 d'Oléron68, les commandants rendirent justice à sa vertu. Sitôt qu'ils le virent, ils reconnurent que c'était un véritable serviteur de Dieu. C'est pourquoi le commandant, plein d'amour pour la vérité, écrivit à M. de Chateauneuf que2628 ce père était un homme de Dieu et qu'il le priait de donner un peu d'adoucissement à sa prison. M. de Chateauneuf montra2629 la lettre à Mgr l'archevêque, qui la montra au père La Mothe, et2630 ils conclurent qu'il le fallait transférer, ce2631 que l'on a fait, le menant dans2632 une île déserte, où il ne peut voir ces2633 commandants. O Dieu, rien ne vous est caché : laisserez-vous longtemps votre serviteur dans l'opprobre et dans la douleur?

[6.] Avant que je fusse arrêtée, M. N. envoya quérir une2634 femme, qui est une personne d'honneur, mais qui ne me connaît pas, il lui dit qu'il2635 fallait qu'elle allât aux jésuites déposer contre moi plusieurs choses qu'il lui dit. Elle lui répondit qu'elle ne me connaissait pas. Il lui dit qu'il n'importait pas et qu'il le fallait faire, que son dessein était de me perdre. Cette femme alla consulter là-dessus un vertueux ecclésiastique qui lui dit que c'était un péché et une fausseté. Elle ne le fit pas. Il le proposa encore à un autre2636, qui s'en excusa ; et un autre religieux, contre qui il y avait des sujets de plainte et plus que contre nul autre, pour2637 s'accréditer, écrivit contre moi. C'était à qui écrirait le plus fortement. J'ai une cousine germaine, que je crois que Notre-Seigneur a ménagée pour moi, car j'espère que tôt ou tard il achèvera son œuvre69. Cette parente, qui est à Saint-Cyr70, parla pour moi à Mme de Maintenon71, c'est l'unique qui ait parlé pour moi. Mme de Maintenon trouva le roi fort prévenu, le père La Mothe même ayant été lui parler contre moi. Si bien qu'il n'y eut plus rien à faire2638. L’on me vint dire qu'il n'y avait plus d'espoir, et tous mes amis disaient qu'il n'y avait nulle apparence d'espérer autre chose qu'une prison perpétuelle.

[7.] Je tombai dangereusement malade et le médecin me jugea fort en péril. Cela ne se pouvait autrement, étant enfermée dans un air si chaud2639 qu'il semble une étuve. L’on écrivit à M. l'official pour me2640 faire donner les soulagements nécessaires, et même les sacrements, et de souffrir que l'on entrât dans ma chambre pour me servir. Il ne fit aucune réponse et sans le supérieur de la maison qui crut que l'on ne pouvait en conscience me laisser mourir sans soulagement, et qui dit à la mère supérieure de m'en donner, je fusse morte sans secours. Car lorsque l'on en parla à Mgr l'archevêque, il dit : « La voilà bien malade d'être renfermée entre quatre murailles après ce qu'elle a fait! » et quoique le conseiller le lui demandât, il ne voulut rien2641 accorder. J’avais une très violente fièvre continue, une inflammation de gorge, une toux et une décharge continuelle de tête sur la poitrine, qui semblait me devoir étouffer. Mais, ô Dieu, vous ne vouliez pas2642 de moi puisque vous inspirâtes au supérieur de la maison de donner ordre que l'on [281] me fît voir par le médecin et par le chirurgien2643, car je fusse morte sans les promptes saignées2644 que l'on me fit. Je crois qu'il se trouvera peu d'exemples de pareil traitement. Je savais tout cela et comme tout Paris était déchaîné contre moi, mais je n'avais nulle peine. Mes amis craignaient que2645 je ne mourusse, car par ma mort ma mémoire demeurait dans l'opprobre et mes ennemis avaient le dessus : ils croyaient que j'étais déjà2646 morte et ils s'en réjouissaient. Mais vous, ô mon amour, ne vouliez pas qu'ils se réjouissent de moi. Vous vouliez, après m'avoir abaissée jusque dans l'abîme, faire2647 éclater votre miséricorde.

[8.] Le jour de264872 la Pentecôte, il me fut mis dans l'esprit comme il y avait eu dans l'ancienne Loi plusieurs martyrs de la divinité, car les prophètes et tant d'autres Israélites ont2649 été les martyrs du vrai Dieu, et n'ont souffert que pour soutenir la divinité. Dans la primitive Eglise les martyrs ont répandu leur sang pour soutenir la vérité de Jésus-Christ crucifié, Dieu et homme ; aussi2650 leur martyre était-il sanglant. Mais à présent, il y a des martyrs du Saint-Esprit. Ces martyrs souffrent en deux manières : premièrement pour maintenir le règne du Saint-Esprit dans les âmes, et en second lieu, pour2651 être les victimes de la volonté de Dieu, car le Saint Esprit est la volonté du Père et du Fils comme il en est l'amour. Ces martyrs doivent souffrir un martyre extraordinaire, non en répandant leur sang, mais étant captifs de la volonté de Dieu, le jouet de sa providence et martyrs de son Esprit. Les martyrs de la primitive Eglise ont souffert pour la parole de Dieu qui leur était annoncée2652 par le Verbe. Les martyrs d'à présent souffrent pour la2653 dépendance de l'Esprit de Dieu.

[9.] C'est cet Esprit qui va se répandre sur toute chair comme il est dit dans le prophète Joël73. Les martyrs de Jésus-Christ ont été des martyrs glorieux, Jésus-Christ ayant bu toute la confusion et l'opprobre, mais les martyrs du Saint Esprit sont des martyrs de honte et d'ignominie. C'est2654 pourquoi le démon n'exerce plus son pouvoir sur la foi de ces derniers martyrs, il ne s'agit2655 plus de cela; mais il attaque directement le domaine du Saint Esprit, s'opposant à sa céleste motion dans les âmes, et déchargeant sa haine sur les corps (de ceux) dont il ne peut attaquer l'esprit. O martyre le plus cruel et le plus horrible de2656 tous! Aussi sera-t-il la consommation de tous les martyres2657, comme le Saint-Esprit est la consommation de toutes les grâces, aussi2658 les martyrs du Saint-Esprit seront-ils les derniers martyrs, après quoi, durant un fort long temps, il2659 possédera tellement les cœurs et les esprits, qu'il fera faire par amour à2660 ces assujettis tout ce qu'il lui plaira, comme les démons faisaient faire avec tyrannie à ceux qu'ils possédaient tout ce qu'ils voulaient. O2661 Esprit Saint, Esprit d'amour, faites donc de moi tout ce qu'il vous plaira pour le temps et pour l'éternité ! Que je sois esclave de votre volonté et que, comme une feuille se laisse mouvoir au gré du vent, je me laisse mouvoir à votre divin souffle, mais2662 comme le vent impétueux rompt, arrache et brise tout ce qui lui résiste, rompez tout ce qui s'oppose à votre empire, brisez les2663 cèdres, ainsi que votre prophète l'exprime. Oui, les cèdres seront brisés74 : tout2664 sera détruit, mais, [282] Emitte Spiritum tuum, et renovabis faciem terrae75. C'est ce même Esprit destructeur qui renouvellera la face de la terre.

[10.] Ceci est très certain. Envoyez votre Esprit, Seigneur, vous l'avez promis. Il est dit (de Jésus-Christ) qu'il2665 expira, emisit spiritum76, marquant par là la consommation de ses douleurs et la consommation des siècles, aussi est-il dit qu'il rendit l'esprit après avoir dit consummatum est77, ce qui nous marque que la consommation de toutes choses se fera par l'étendue de ce même Esprit dans toute la terre, et que cette consommation sera celle de l'éternité, qui ne se consommera jamais, parce qu'elle ne subsistera plus que par l'Esprit vivifiant et immortel. Notre Seigneur en expirant remit son esprit entre les mains de son Père, comme pour nous donner à connaître qu'après que cet Esprit était2666 sorti de Dieu, pour venir sur la terre, il retournerait à Dieu et se retirerait presque entièrement de la terre mais il demeurera immuable pendant un temps. Esprit qui êtes, qui fûtes, et qui serez la volonté de Dieu et l’amour communiqué aux hommes.

[11.] Le règne2667 du Père a été devant l'Incarnation, celui du Fils par l'Incarnation, selon ce qui est dit de Jésus-Christ, qu'il est venu pour régner78, et depuis sa mort, saint Paul a dit qu'il remettra son2668 royaume à Dieu son Père79, comme si cet Apôtre voulait faire dire à Jésus-Christ : « J'ai régné, ô mon Père, en vous et par vous, vous avez régné en moi et par moi, je vous remets à présent mon royaume afin que nous régnions par le Saint-Esprit. »

Jésus-Christ demande à Dieu son Père pour2669 nous dans le Pater que son règne arrive. Ce règne n'est-il pas arrivé puisque Jésus-Christ est roi? mais écoutons ce que Jésus-Christ même nous apprend, que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel : c'est comme s'il demandait que son véritable règne qui doit venir par celui du Saint Esprit, arrive, où il doit2670 faire accomplir aux hommes, en se communiquant à eux, sa volonté sur la terre comme elle s'accomplit dans le ciel, sans répugnance, sans résistance, sans retardement et infailliblement. Ce sera alors, dit Jésus-Christ, mon Père, que2671 notre règne sera consommé sur terre2672, ce sera alors que mes ennemis seront faits l’escabeau de mes pieds80 et cela sera de la sorte, parce que le Saint-Esprit en s'assujettissant toutes les volontés, assujettira tous les hommes à Jésus-Christ, et que toutes les volontés étant assujetties, tous les esprits seront aussi assujettis. C'est2673 ce qui fera que lors que le Saint-Esprit aura renouvelé la face de la terre, il n'y aura plus d'idolâtres : tous seront assujettis par l'Esprit au Seigneur.

[12.] O Esprit consommateur de toutes choses, réduisez tout en un! Mais avant que cela soit, vous serez un Esprit destructeur. Aussi Jésus-Christ dit-il, parlant de l'Esprit qu'il devait envoyer : Je ne suis point venu apporter la paix, mais l’épée81. Je suis venu apporter le feu; que veux-je, sinon qu'il brûle?82 Il faut renaître de l'esprit et de l'eau83, la parole est comme l'eau qui s'écoule, mais c'est l'esprit qui la rend féconde. C'est cet Esprit qui nous enseignera toutes choses84, ainsi que Jésus-Christ le dit : Il prendra de ce qui est à moi, car c'est par le Saint Esprit que le Verbe nous est communiqué comme dans Marie, Esprit qui enseigne par le fond.267485

3.8 COMMUNICATIONS ET MARTYRE

[l.] Quoique Mgr l'archevêque eût dit au conseiller tuteur de mes enfants que je lui avais écrit ces rétractations, et ces effroyables lettres dont j'ai parlé que l'on avait fait écrire à l'écrivain faussaire qui avait fait la première, ainsi que Notre Seigneur me le fit voir en songe, l’on ne laissait pas de me solliciter sous main d'écrire quelque chose d'approchant, me promettant une entière liberté. L’on voulait tirer de moi des rétractations que l’on n’avait jamais exigées dans2675 les interrogations, ni juridiquement, parce que le docteur, qui est [283] honnête homme, était témoin, et qu'il n'y avait rien qui en demandât, n'ayant jamais été interrogée2676 sur rien d'approchant ; mais c'est qu'ils prétendaient, en tirant cette lettre de moi, me déclarer coupable à la postérité, et faire connaître par là qu'ils avaient eu raison de m'emprisonner, couvrant ainsi tous2677 leurs artifices. Ils voulaient de plus un prétexte qui parût et qui convainquît que c'était avec justice qu'ils avaient fait emprisonner le Père La Combe, et voulaient par menaces et par promesses me faire écrire qu'il était un trompeur. Je répondis à cela que je ne m'ennuyais pas dans le couvent ni dans la prison, quelque rigoureuse qu'elle fût ; que j'étais prête de mourir2678 et même d'aller sur l'échafaud plutôt que d'écrire une fausseté; que l'on n'avait qu'à montrer mes interrogations; que j'avais dit la2679 vérité ayant juré de la dire.

[2.] Comme ils virent qu'ils ne pouvaient rien tirer de moi, ils firent une lettre exécrable, où ils marquent que2680 je m'accuse de toutes sortes de crimes, que2681 Notre Seigneur m'a fait la grâce d'ignorer, que je reconnais que le Père La Combe m'a abusée, que je déteste l'heure que je l'ai connu ; / qui est la plus maligne invention du démon, et afin que je ne sache rien de cela, et que je n’en puisse demander raison, l’on me tient enfermée sous la clef dans une chambre de ce monastère. // O2682 Dieu, vous voyez cela et vous vous taisez, vous ne vous tairez pas toujours.

Comme le père La Mothe vit que l'on commençait à croire qu'il était l'auteur2683 de la persécution et de ce que l'on avait enfermé le père La Combe, il fit entendre au père La Combe que je l’avais accusé, afin de se disculper dans le monde. Il dit : «  J'ai prié Mgr l’Archevêque de me montrer les interrogations de mon religieux. Je voulais même poursuivre et demander raison de ce qu'il était prisonnier, mais Mgr l’Archevêque m'a dit que c'était des affaires du roi, dont je ne devais pas me mêler. » Il publia à tout le monde que2684 j'avais pensé perdre leur maison; que j'avais voulu les rendre quiétistes, moi qui ne leur parlais jamais. Il s'avisa d'une autre ruse afin que l'on ne pût jamais faire connaître à S(a) M(ajesté) qu'il2685 était l'auteur de nos persécutions : Il se fait consulter par Mgr l’Archevêque, comme son directeur, savoir s’il peut en2686 conscience me donner la liberté, parce qu'il craignait que Mme de Maintenon ne parlât pour moi. Il répond d'une manière à me faire paraître coupable, et lui dans2687 mes intérêts : « Je crois, Mgr, répondit-il par écrit dans une lettre concertée, que vous pouvez faire sortir ma soeur nonobstant tout ce qui s'est passé, et je vous réponds après avoir consulté Dieu que je n'y trouve point d'inconvénient. » Cette lettre est portée à Sa Majesté pour2688 faire voir la probité du père La Mothe pour arrêter tout soupçon à son sujet. Cependant l’on ne laisse pas de dire ouvertement, que malgré la consultation, l’on ne croit pas2689 en conscience que l'on puisse me mettre en liberté, et c'est sur ce pied que l'on en parle à Sa Majesté, me2690 rendant d'autant plus criminelle, que l'on fait paraître le père La Mothe plus zélé.

Un évêque parlant2691 un jour de moi à un des mes amis, qui tâchait de me défendre : «  Comment2692 voulez-vous, dit-il, que nous la croyions innocente2693, moi qui sais que le père La Mothe, son propre frère, par zèle pour le bien de l’Eglise et par un esprit de piété, a été obligé de porter des mémoires effroyables contre sa soeur et son religieux86 chez Mgr l’Archevêque 87? C'est un homme de bien, qui n'a fait cela que par zèle. » Cet évêque est intime de Mgr l’Archevêque. Un docteur de Sorbonne, qui est tout chez M. de Paris, en dit2694 autant.

/ Un jour, en passant par V(ersailles), je vis (5.179) de loin N. à la chasse ; je me sentis tout à coup prise de Dieu avec une possession de lui si étroite et intime que quoique je fusse en carrosse avec des personnes de qualités, il me fallut fermer les yeux et faire semblant de m’endormir pour donner lieu à cette possession. J’eus alors une certitude que ce Père serait à Dieu d’une manière singulière avant sa mort, et que Notre-Seigneur permettrait que je lui parlasse. J’écris ceci pour ne rien cacher. Il n’y a à présent nulle apparence (5.180), étant décriée d'une si effroyable manière, mais Dieu est tout-puissant. J’eus aussi une certitude que je serais délivrée de l’opprobre par le moyen de Mme de Maintenon, qu’elle était cette petite fontaine changée en fleuve dont il est parlé au livre d’Esther. //

[3.] Quoique le père La Combe soit en prison88, nous ne laissons pas de nous communiquer en Dieu d'une manière admirable. J'ai vu un billet de lui où il l'écrit à une personne de confiance. Bien des personnes spirituelles, auxquelles Notre Seigneur m'a unie par une espèce de maternité, éprouvent la même communication, quoique en mon absence, et trouvent en s'unissant à moi le remède à leurs maux. O Dieu, qui avez choisi cette pauvre petite créature pour en faire le trône de vos bontés et de vos rigueurs, vous savez que j'omets quantité de choses faute de les savoir exprimer et faute de mémoire. J'ai dit ce que j'ai pu et avec une extrême sincérité et entière vérité2695. Quoique j'aie été obligée d'écrire le procédé de ceux qui me persécutent, je ne l'ai point fait par ressentiment, puisque je les porte dans mon coeur et que je prie pour eux, laissant [284] à Dieu le soin de me défendre et de me délivrer de leurs mains sans que je fasse un mouvement pour cela. J'ai cru, et compris, que Dieu voulait que j'écrivisse sincèrement toutes choses afin qu'il en fût glorifié, et qu'il voulait que ce qui avait été fait dans le secret contre2696 ses serviteurs, soit un jour publié sur le toit et plus2697 ils tâchent de se cacher aux yeux des hommes, plus Dieu manifestera toutes choses.

[4.] J’éprouve deux états à présent tout ensemble : je porte Jésus-Christ crucifié et enfant : l'un fait que les croix sont en grand nombre, très fortes, et2698 sans relâche, y ayant peu de jours que je n'en aie plusieurs, et l'autre2699 fait que j'ai quelque chose d'enfantin, de simple, de candide, quelque chose de si innocent qu'il me semble que si on mettait mon âme sous le pressoir, il n'en sortirait que candeur, innocence, simplicité et souffrance. O mon amour, il me semble que vous avez fait de moi un prodige devant2700 vos yeux pour votre seule gloire. Je ne peux dire comment il se fait quelquefois que lorsque j'approche de l'image de Jésus-Christ crucifié ou enfant, je me sens sans sentir, tout à coup, renouvelée dans l'un ou l'autre2701 de ces états, et il se fait en moi quelque chose de l'original qui se communique à moi d'une manière inexplicable que la seule expérience peut faire comprendre. Cette expérience est rare. C'est donc à vous, ô mon amour, que je rends ce que j'ai écrit pour vous.

Fait ce 21 d'août 1688, âgée de quarante ans, de ma prison, que j'aime et chéris en2702 mon amour. Je ferai des mémoires du reste de ma vie pour obéir et pour achever un jour si l’on le juge à propos.

[5.] J'ai oublié de dire que je crois que2703 je sentais l'état des âmes qui m'approchaient et celui des personnes qui m'étaient données, quelque éloignées qu'elles fussent de moi. J'appelle sentir, une impression intérieure de ce qu'elles étaient, surtout de celles qui passaient pour spirituelles - je connaissais d'abord si elles étaient simples ou dissimulées, leur degré et leur amour-propre - pour lesquelles j’avais du rebut89. Je connaissais lorsqu'elles étaient fortes en elles-mêmes et appuyées sur la vertu qu'elles croyaient avoir et sur laquelle elles mesuraient les autres et condamnaient2704 dans leur esprit celles qui n'étaient pas comme elles, quoique plus parfaites. Ces personnes-là, qui se croient et que l'on croit justes, sont beaucoup plus désagréables à Dieu que certains pécheurs de faiblesse que l'on regarde avec horreur et auxquels néanmoins Dieu2705 fait de très grandes miséricordes, ce qui ne se verra qu'au jour du Jugement. Cependant Dieu souffre avec peine ces âmes fortes si2706 pleines d'elles-mêmes, quoiqu'elles se croient humbles parce qu'elles font certaines pratiques d'humilité qui ne servent le plus souvent qu'à augmenter l'opinion qu'elles ont d'elles-mêmes. S'il fallait que ces âmes souffrissent quelque humiliation réelle, ou par quelque chute imprévue, ou par2707 un décri public, où en seraient-elles ? Ce serait alors que l'on connaîtrait leur peu de solidité. Si on savait combien Dieu aime la véritable petitesse, l’on en serait étonné. Lorsque l'on me parle de quelque personne de piété, mon2708 fond rejette celles qui ne sont pas dans la petitesse dont je parle, et il admet celles qui sont à Dieu comme Dieu les veut, sans que je connaisse comment cela se fait. Je trouve qu'il y a en moi quelque chose qui rejette le mal et approuve le vrai bien. Il2709 en est de même dans la pratique des vertus : cet esprit droit discerne d'abord la vraie vertu de celle qui ne l'est pas. Il en est de même des saints du ciel et de ceux de la terre. Notre Seigneur me fait connaître ce qui fait le caractère principal de leur sainteté, ceux2710 qui ont été plus anéantis, ceux que Dieu a sanctifiés par l'action, et lorsque l'on attribue à un saint quelque prérogative, si ce n'est pas celle qui lui est propre, ce fond la rejette sans que j'y fasse attention, mais sitôt que l'on dit d'eux ce qui en est, mon fond l'admet avec agrément.

[6.] Le 21 d'août 1688, l’on2711 croyait que j'allais sortir de prison et tout semblait disposé pour cela. Notre Seigneur me fit sentir dans mon fond que loin qu'ils voulussent me délivrer, c'était de nouveaux pièges qu'ils me tendaient [285] et qu'ils prenaient ensemble conseil pour me mieux perdre; que tout ce qu'ils avaient fait n'était que pour faire connaître au roi le père La Mothe et lui en donner de l'estime. Le 22, je fus mise à mon réveil dans un état d'agonie, par état2712 de Jésus-Christ agonisant et voyant le conseil des Juifs contre lui, et la certitude de ce conseil me fut renouvelée. Je2713 voyais qu'il n'y avait que vous, ô mon Dieu, qui pussiez me retirer de leurs mains. Je comprends que vous le ferez un jour par votre droite, mais j'en ignore la manière et vous abandonne toutes choses. Je suis à vous, ô mon amour, pour le temps et pour l'éternité.

/ Un bon père Jésuite alla parler pour moi au P. de la Chaise, il lui répondit : « comment voulez-vous que je la croie innocente quand son propre frère, parlant du Père de La Combe avoue qu’elle est coupable. » C’est de cette sorte que tout le monde était prévenu et que l’on ne me pouvait servir, car il faisait croire que c’était par zèle de la religion tout ce qu’il faisait. O Dieu, vous voyez ces artifices, et vous vous taisez ! vous ne vous tairez pas (5.193) toujours. //

Mon âme se trouve depuis longtemps dans une entière indépendance de tout ce qui n'est point Dieu. Elle n'a besoin d'aucune créature, et quand elle serait seule au monde, elle se trouverait infiniment contente. Son indifférence est entière et parfaite et elle ne tient à quoi que ce soit sous le ciel. Rien d'autre que Dieu ne l'occupe et ne la2714 remplit. Cet amortissement de tout désir, cette impuissance d'avoir besoin d'aucune créature, je n'entends pas parler des choses nécessaires à la vie corporelle, et ce rassasiement parfait, exempt de tout désir, parce que rien ne lui manque, est la plus grande marque de possession entière de Dieu, qui, seul, comme bien souverain, peut contenter toute l'âme.

[7.] Un jour, comme je pensais en moi-même : « D"où vient que l'âme qui commence2715 d'être unie à Dieu, quoiqu'elle se trouve unie aux saints en Dieu, n'a cependant presque point d'instinct de les invoquer ? » il me fut aussitôt mis dans l'esprit que les domestiques avaient besoin de crédit et d'intercesseurs, mais que l'épouse obtenait tout de son époux, même sans lui rien demander : il la prévient avec un amour infini. O Dieu ! Que l'on vous connaît peu ! L’on examine toutes mes actions, l’on dit que je ne dis point le chapelet, que c'est que je n'ai point de dévotion à la Sainte Vierge. O divine Marie, vous savez combien mon coeur est à vous en Dieu, et l'union que Dieu a faite entre nous en lui-même2716 ; cependant je ne puis faire que ce que l'amour me fait faire : je suis toute à lui et à ses volontés.

[8.] M. L’official vint avec le docteur, le tuteur de mes enfants et le père La Mothe, pour me parler du mariage de ma fille. / Je déclarai que je ne pouvais pas consentir en conscience, tant parce que ma fille n’était pas en âge de choisir un état, que parce que le parti ne lui était nullement propre non seulement parce qu’il était poulmonique90 et sans bien, mais de plus que j’avais des (5.197) raisons de conscience qui m’empêcheraient d’y consentir. L’on me dit que si je voulais y donner les mains, que l’on me donnerait ma liberté dans huit jours. Je dis que je ne l’accepterais jamais en sacrifiant ma fille. //

Le père La Mothe2717 qui ouït tout cela, ne dit mot sinon qu'il me dit tout bas, croyant par là se mettre à couvert des poursuites qu'il me faisait et me persuader qu'il n'y trempait point, que2718 l'on ne me retenait au couvent qu'à cause du mariage de ma fille. Je ne lui répondis que peu de chose, et je le traitai le plus honnêtement et le plus cordialement qu'il me fut possible, Notre Seigneur me faisant la grâce d'en user facilement de cette sorte pour son amour. L’on dit au père La Mothe que je l'avais très bien reçu et que l'on en était édifié ; il répondit que devant que91 je lui faisais des honnêtetés extérieures, je lui disais tout bas des injures. Il l'écrivit de même à mes frères, disant que je l'avais étrangement maltraité. J'avoue que je fus surprise d'une telle invention et je n'aurais jamais cru que l'on pût inventer de telle sorte.

[9.] Dieu, qui n'abandonne jamais ceux2719 qui espèrent en lui, a fait ce qu'il m'avait fait connaître qu'il me ferait2720, par la main de Mme de Maintenon. Cela est arrivé en la manière que je vais décrire, qui2721 doit faire admirer la conduite de Dieu et le soin qu'il prend de ceux qui sont à lui lorsqu'il paraît le plus les abandonner. Dieu ayant permis que le désordre se fût mis2722 dans les affaires de mon oncle, qui est l'unique que j'eusse, il avait une fille chanoinesse qui a de l'esprit et du mérite. Elle2723 avait une petite soeur fort jolie, et2724 comme Mme de Maintenon avait nouvellement établi une maison pour les demoiselles dont les pères s'étaient ruinés au service du roi, la chanoinesse alla présenter sa soeur à Mme de Maintenon [286] qui la trouva fort à son gré, aussi bien que l'esprit de sa soeur. Elle la pria de rester à la maison pour y accoutumer sa petite soeur; mais lorsqu'elle eut connu l'esprit et la capacité de la chanoinesse, elle l'engagea d'y rester tout à fait, du moins pour quelque temps, la priant de donner les commencements à cette maison. Le dirai-je, ô mon amour, que je crois que vous n'avez fait cela que pour moi! Ma cousine voulut parler en ma faveur à Mme de Maintenon, mais elle la trouva si prévenue contre moi par la calomnie, qu'elle eut la douleur de voir qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là. Elle me le fit savoir. Je demeurai fort contente dans la volonté de Dieu avec cette persuasion foncière2725, que rien ne se ferait que par Mme de Maintenon, et que c'était la voie dont Dieu avait résolu de se servir.

3.9  DELIVRANCE.

[l.] Mais d'un autre côté comme Mgr l'archevêque n'en voulait pas avoir le démenti, et que mes ennemis pour se voir hors d'état de me nuire, n'en avaient que plus d'aigreur contre moi, ils se résolurent de faire entendre au roi que je ne pouvais pas sortir qu'ils n'eussent fait quelques formalités - c'était un acte qu'ils voulaient passer afin de faire voir qu'ils n'avaient point tort, et pour se2726 mettre à couvert de toutes les recherches que l'on pouvait faire contre eux dans la suite, [287] et afin de n'avoir point le démenti des faussetés et des mémoires qu'ils s'étaient vantés d'avoir contre moi - et que2727 je leur avais écrit et fait des actes de rétractation. M. l'Official vint le mercredi premier d'octobre 1688, qui, après avoir pris le témoignage de la mère supérieure sur ma conduite dans leur monastère, qu'elle rendit le plus authentique et le plus avantageux du2728 monde, me fit venir où il me2729 dit qu'il fallait signer un acte qu'il avait dressé auparavant et qu’il faisait copier à son secrétaire.

[2.] Il me produisit deux papiers que je lui avais véritablement donnés de moi-même le 8 février de la même année 1688, qui me servaient de mémoires pour répondre à de certaines choses qu'il me demandait, et qu’il avait même insérés tout au long dans mes interrogations qu'il n'a jamais voulu faire paraître de peur que l'on n'y connût mon innocence et que l'on ne vît les faussetés effroyables qui avaient été faites contre moi et pour lesquelles l’on me devait des réparations; de plus, ces papiers contenaient l'assurance2730 et la protestation que j'avais faite de ne m'être jamais écartée des sentiments de la sainte Eglise, ma bonne Mère, pour laquelle j'étais prête de donner mille vies. Il fit donc écrire qu’après m’avoir présenté deux mémoires (il voulait mettre deux actes, mais sur ma résistance2731, le docteur qui l'accompagnait lui dit que ce mot d'acte n'était pas propre à de simples papiers, qu'il fallait mettre papiers, il ne le voulut jamais, il fallut mettre mémoires) que j'avais reconnu qu’ils étaient de moi2732. Je vis bien qu'il y avait là de la surprise, et que l'on ne me rapportait pas deux2733 papiers, d'ailleurs inutiles puisqu'ils étaient insérés tout au long dans mon interrogation, que par quelque mauvais dessein. Pourquoi2734 reprendre les deux papiers et supprimer toutes les2735 interrogations, sinon pour me faire quelque supercherie? Je dis que volontiers je signerais que je lui avais mis en main deux mémoires le 8 février 1688, pourvu que l'on écrivît le contenu desdits mémoires2736, mais que de mettre simplement que j'ai donné deux mémoires sans expliquer ce que c'est, je ne le ferais pas, qu'après2737 tout ce qu'on m'avait supposé, je devais tout craindre. Il ne voulut jamais que l'on expliquât autre chose; il entra contre moi dans des violences effroyables, disant que je le signerais, et jurant que j'étais perdue si je ne le faisais pas.

[3.] Il fallut passer par là, malgré toutes mes raisons, pour éviter leur violence et me tirer de leurs mains. Je demandai que du moins le docteur qui l'accompagnait, signât sur mes papiers, afin que l'on ne pût point en mettre d'autres à la place : il ne le voulut jamais souffrir; il les signa lui-même. Mais de quoi cela me servait-il puisqu'ils demeuraient entre ses mains? Ce fut justement les deux papiers que j’avais vus écrits de la main du faussaire, ce2738 méchant homme écrivain.

Voici la teneur des papiers92 que je leur avais donné le 8 février 1688, dont, par la miséricorde de Dieu, j’avais gardé le double afin que l’on voie, je veux dire tous ceux entre les mains de qui ces écrits tomberont, la différence qu’il y a de ceux-ci à ceux que l’on m’a supposés. Ils me dirent2739 que si je signais tout ce qu'ils me demandaient, l’on m'ouvrirait infailliblement la porte du monastère, mais que si je le [288] refusais, il n'y avait plus de salut pour moi. Avant que de mettre la teneur des mémoires2740, il faut que je continue de dire ce qu’ils mirent encore dans leurs actes. Ils voulaient mettre2741 que2742 j'avais été dans l'erreur, et pour m'obliger à signer une chose pour laquelle j'aurais donné ma vie plutôt que de la signer, ils me dirent qu'il n'y avait personne qui ne fît des méprises, que cela s'appelait des erreurs. Je lui demandai s'il voulait dire Errata, comme l'on met dans les livres, que je le ferais volontiers, mais pour erreurs, que je2743 ne passerais jamais celui-là. Il me dit assez doucement que je n'en devais faire nulle difficulté, que c'était pour mon bien ; qu'il me demandait cela comme le moyen infaillible de me tirer de prison. Qu'au reste saint Cyprien, dont on faisait le lendemain la fête, était mort dans l'erreur, et qu'il n'en était pas moins saint ; que lui-même en se faisant prêtre avait fait comme une espèce d'abjuration d'erreur qu'il me dit en latin. Mais comme il vit que je ne signerais jamais si l'on mettait le mot2744 d'erreur, il se mit dans une furie effroyable, disant que par sa foi je le signerais, ou que je dirais pourquoi, avec des violences effroyables pour me prouver que j'étais dans l'erreur.

[4.] L’on me dit que la lettre du père Falconi de la Merci93 était défendue à Rome, et que l’on l'avait mise dans les dernières éditions de mon livre comme pour l'appuyer. Je dis que cette lettre n'étant pas de moi, ce n'était pas une preuve que je fusse dans2745 l'erreur. Je voulus faire écrire que je protestais de m'être jamais écartée de la foi, et que je donnerais mille vies pour l'Eglise; on ne le voulut jamais. Il me reparla de mes2746 livres quoique je les eusse soumis94, et me demanda si je ne les condamnais pas2747 d'erreur. Je dis que s'il y avait des sentiments qui ne fussent pas tout à fait orthodoxes qui s'y fussent glissés, je les soumettais, comme j'avais toujours fait. Il voulut faire mettre, et le mit malgré moi, que je renonçais à toutes sortes d'erreurs. Je lui dis : « Mais pourquoi mettre cela? » Il dit que si je ne le mettais, il dirait que j'étais hérétique. Enfin il fallut passer par là. Il ajouta que je défendais à tout libraire et imprimeur de vendre et débiter de mes livres! Je l'arrêtai là et lui dis que si mes livres n'étaient pas bons, qu'ils les défendissent, que j'y consentais, mais que pour moi, n'ayant pas contribué à leur impression, je n'avais rien à y voir. Le docteur, qui vit que l'Official se levait avec une furie étrange, me dit de laisser passer, me2748 faisant entendre qu'il m'était plus avantageux de sortir de leurs mains, et il me dit après qu'il me donnerait, si je voulais, un acte signé de sa main comme il m'avait conseillé de signer. J'allai donc signer et j’en laissai un côté de la feuille afin de pouvoir consulter.

[5.] Comme l'abbesse avait permission de venir et de m'amener qui il lui plairait, je consultai, car l’on était venu me rapporter le papier (que j'avais signé d'un côté) croyant2749 que c'était une méprise. L’on me dit qu'il fallait à quelque prix que ce fût me tirer de leurs mains, pourvu que je ne misse pas avoir2750 été dans l'erreur. Je leur dis que cela n'y était pas, mais bien que si dans mes livres et mes écrits il y avait de l'erreur, je les condamnais de tout mon coeur. Il crut me2751 [289] surprendre, mais mon Dieu ne l'a pas permis, me faisant voir leur fin en tout ce qu'ils me demandaient. Ils voulaient me faire mettre que2752 s'il se trouvait de l'erreur dans mes livres, tant dans ceux qui paraissaient au jour que dans ceux qui n'y paraissaient pas, je les détestais. Je dis que je n'avais aucun livre qui ne parût95. Je savais qu'ils avaient fait courir le bruit que j'avais fait imprimer des livres en Hollande et ils voulaient par cet acte me faire avouer que cela était. Je dis donc que2753 je n'avais point fait d'autre2754 livre. Pour s'excuser, il dit que mes écrits étaient assez gros pour passer pour livres et l'on mit écrits. Le docteur qui n'osait presque parler, lui dit pourtant que j'avais raison. Il mit écrits. S'il avait voulu mettre que j'avais des erreurs, je me serais plutôt laissé couper la tête que de le signer.

[6.] Copie2755 des papiers donnés à M. l'Official2756, le 8 février 1688.

« Je vous prie instamment, Messieurs, que l'on écrive deux choses : la première, que je ne me suis jamais écartée des sentiments les plus orthodoxes de la sainte Eglise, que je n'ai jamais eu des sentiments particuliers, que je n'ai jamais entré dans aucun parti, que je suis prête à donner mon sang et ma vie pour les intérêts de l'Eglise, que j'ai travaillé toute ma vie à me démettre de mes propres sentiments et à soumettre mon esprit et ma volonté. La seconde, que je n'ai jamais prétendu rien écrire qui ne fût conforme aux sentiments de la sainte Eglise, que si, par mon ignorance, il s'était glissé quelque chose qui ne fût pas conforme à ses sentiments, j'y renonce et le soumets de tout mon coeur à ses décisions, dont je ne veux jamais m'écarter. Que si je réponds aux interrogations que l'on me fait sur le petit livret, c'est par pure obéissance, et non pour le soutenir et défendre, le soumettant de tout mon coeur. Signé et daté le 8 février 1688. »

Je donnai cela avant l'interrogation, et celui qui suit, quelques jours après. Il est sans date. C'était sur ce qu'ils me voulaient persuader que toutes les âmes arrivées à l'union de Dieu, tombaient en extase et que cette union ne se faisait que dans l'extase.

« Dieu peut donner à une âme les mêmes grâces qui opèrent dans l'extase2757 quoique pour cela elle ne perde pas l'usage des sens extérieurs comme dans l'extase, qui ne vient que de faiblesse ; mais elle perd tellement toute vue de soi-même dans la jouissance de son divin objet, qu'elle oublie tout ce qui la concerne. C'est alors qu'elle ne distingue plus nulle opération de sa part. L'âme semble alors ne faire autre chose que de recevoir ce qui lui est donné avec beaucoup de profusion. Elle aime sans pouvoir rendre raison de son amour et sans pouvoir dire ce qui se passe en elle dans ce moment. Il n'y a que l'expérience qui puisse faire comprendre ce que Dieu opère dans une âme qui lui est fidèle. Elle correspond en recevant de tout son coeur, autant qu'elle en est capable, les opérations de son Dieu, le regardant quelquefois faire avec complaisance et amour; d'autres fois elle est si fort perdue et cachée en Dieu avec Jésus-Christ, qu'elle ne distingue plus son objet, qui semble l'absorber en lui-même. »

Il est ajouté dans le même papier, qui n'était pas2758 signé :

« J'avoue que je suis fort2759 interdite lorsqu'on m'interroge, par la peur de mentir sans y penser, ou plutôt de me méprendre, que je ne sais presque ce que je dis. Il me paraît que toute interrogation devrait finir, puisque je mets276096 toutes choses et les soumets entièrement ; de plus, n'ayant pas le petit [290] livre par devers moi, je ne peux dire les endroits qui justifient et expliquent les propositions qui pourraient paraître dures. Comme, par exemple, sur celle des pénitences, je me suis souvenue qu'il y a dans le même chapitre un endroit où il dit que je ne prétends pas approuver2761 les pénitences, puisque la mortification doit aller de pas égal avec l'oraison, et que même Notre Seigneur fait faire à ces personnes des pénitences de toutes sortes, et telles que ceux qui ne se sont pas conduits par là ne penseront pas même de faire. Il peut y avoir quantité de propositions qui à la rigueur sont condamnables, mais qui, après que l'on a vu la suite qui s'explique, paraissent très bonnes. Je ne dis point ceci pour faire valoir celles qui ne seraient pas approuvées, mais pour faire voir qu'il y en a beaucoup qui portent leur explication avec elles. »

[7.] J'ai oublié de dire que, comme l'on vit que les religieuses disaient beaucoup de bien de moi, et témoignaient m'estimer, mes ennemis et quelques-uns de leurs amis leur vinrent dire que ce qu'elles avaient de l'estime pour moi faisait un grand tort à leur maison, que l'on disait que je les avais toutes corrompues et faites quiétistes. Ces filles prirent l'alarme de cela : la supérieure défendit aux religieuses de dire du bien de moi, de sorte que lorsqu'on m'eut emprisonnée de nouveau, on jugea que l'on avait reconnu beaucoup de mal de moi, et cela fit que mes amis mêmes en doutaient. Je me vis alors rejetée de tous comme l'excrément (et si abandonnée) que2762 l'on ne me supportait plus qu'avec peine dans la maison, et mon amie même, craignant que l'estime qu'elle avait pour moi ne lui fît tort, se retira peu à peu, et battit froid. Ce fut pour lors, ô mon Dieu, que je pouvais bien dire que vous m'étiez toutes choses. Je voyais ce que c'est que le respect humain qui porte à trahir la vérité connue : car dans le fond elles m'estimaient et pour se mettre en crédit elles donnaient à connaître le contraire. Le père La Mothe allait porter aux jésuites des lettres contrefaites qu'il disait être de moi qui étaient effroyables, et il disait qu'il était au désespoir d'être obligé de parler contre moi et que c'était par zèle pour la religion qu'il renonçait à l'amitié qu'il me devait, et par là il s'attirait la créance de tout le monde, prévenant les esprits en sa faveur en sorte qu'on l'estimait et le plaignait du mal qu'il faisait. C'est de cette sorte qu'il a gagné le père de la Chaise et presque tous les jésuites.

J'oublie beaucoup de circonstances qui feraient97 extrêmement à mon affaire, mais la mémoire ne m'en est pas rendue présente. Si2763 je pouvais me souvenir à point nommé de toutes vos miséricordes, ô mon Dieu, et de votre conduite sur moi, l’on en serait étonné et ravi; mais vous voulez que quantité de choses demeurent cachées en vous, puisque vous les dérobez à ma mémoire. Je ne les vais pas chercher, car je serais fâchée d'écrire autre chose que ce que vous me donnez sans le chercher par réflexion. J'ai oublié encore de dire que2764 lorsque je dis à M. l'Official que je ne voulais pas que l'on mît ce mot d'erreur pour raison, parce que je pensais bien en moi-même que c'était un piège, à cause qu'ils se vantaient qu'ils avaient en main une rétractation, il me dit qu'il faudrait qu'il fût un grand sot pour ne me le pas faire mettre et que Mgr l'archevêque le renverrait bien, me voulant [291] faire comprendre qu'ils voulaient ce mot pour leur justification. A cinq jours2765 de là il vint me faire signer la seconde feuille. Je ne l'aurais pas fait, m'étant fort indifférent de rester comme j'étais pourvu que je fisse votre volonté, ô mon Dieu, mais Mme de Maintenon me fit dire de signer et qu'elle avertirait le roi de leur violence; qu'il fallait me tirer de leurs mains. Je signai donc; après quoi2766 j’eus la liberté du cloître.

[8.] Le tuteur de mes enfants fut pour faire expédier la lettre de cachet. Vous permîtes, ô mon Dieu, par un ressort de votre providence que cette lettre fut égarée cinq jours par un malentendu. Cela me causa encore dans cette maison des hauts-et-bas. Pour mon coeur et pour mon âme, ils demeuraient2767 toujours dans la même assiette. J'ai même eu plus de joie aperçue en entrant dans ma prison qu'en sortant. Enfin la veille de l'Exaltation de la Sainte-Croix98, la lettre de cachet me fut apportée. Je vis bien, ô mon Amour, que vous vouliez que la croix fût exaltée en moi, et lorsque je vis que la lettre de cachet était venue dans ce temps, cela me fut d'un bon augure. Je voyais des miracles continuels de votre providence2768, et comment vous me conduisiez peu à peu et2769 par la main. Je voyais que vous preniez soin de moi jusque dans les moindres choses, comme un Epoux prend soin d'une Epouse qu'il aime uniquement.

Quoique tout le temps de ma prison eût été chaque jour un exercice de2770 renversements étranges, tantôt haut et tantôt bas, il est certain que le plus fort a été vers ma délivrance. Mon âme n'a jamais changé de situation que comme je l'ai écrit2771. J'ai appris, depuis que je suis en liberté et même auparavant, qu'une personne qui me persécutait, avait obtenu de m'envoyer à deux2772 cents lieues d'ici dans une prison où l'on n'eût jamais entendu parler de moi. Vous avez attendu, ô mon Dieu, pour me sauver que les choses fussent entièrement désespérées.

J'appris un matin que personne ne voulait plus se mêler de mon affaire, ni Mme de Maintenon, ni ma cousine. Je reçus de cela une joie très grande, et lorsque l'affaire a été la plus désespérée, c'est alors que j'ai ressenti un renouvellement de joie. Me voilà donc bien contente, même en apprenant que l'on sollicitait de me faire mettre dans une prison perpétuelle, et les mesures en étaient si bien prises que lorsqu'on fut demander ma lettre de cachet au secrétaire après l'ordre que S(a) M(ajesté) avait2773 donné de me mettre en liberté, il demanda si ce n'était pas pour cette dame que l'on voulait transférer. O Dieu, que vous renversez bien les desseins des hommes ! / J’ai été (5.235) selon le compte que je fais à la manière de compter de l’Ecriture, enfermée un temps, deux temps et la moitié d’un temps : de l’hiver deux mois qui font un temps, le printemps et l’été qui font deux temps et du commencement de l’automne qui fait la moitié d’un temps. //

O mon amour, je vois déjà le commencement de vos promesses accompli ; je ne doute point du reste.

[9.] L'abbesse et le tuteur de mes enfants vinrent me prendre, qui témoignèrent bien2774 de la joie et tous mes amis, il n'y avait que les autres qui en avaient un extrême dépit. Je sortis sans sentir que je sortais et sans pouvoir réfléchir sur ma délivrance.

Je pensais hier au matin : « Mais qui es-tu2775 ? Que fais-tu ? Que penses-tu ? Es-tu en vie que tu ne prends non plus99 de part à ce qui te touche que s'il ne te touchait point ? » J'en suis bien dans l'étonnement, et il faut que je m'applique pour savoir si j'ai un être, une vie, et une subsistance. Je ne m'en trouve point, cela ne paraît pas, car au-dehors2776 je suis comme une autre, mais il me semble que je suis comme une machine qui parle et qui marche par ressorts, et qui n'a nulle vie ni subsistance en ce qu'elle fait. Cela ne paraît point au dehors. J'agis, je parle comme2777 un autre, même d'une manière plus libre, plus étendue, qui n'embarrasse personne et qui plaît à tous, sans savoir ni ce que je fais, ni ce que je dis, ni pourquoi je fais ou dis cela, ni ce qui2778 me le fait dire. Au sortir du couvent l’on me mena chez [292] Mgr l'archevêque par forme, pour le remercier. Je devais bien le faire de2779 ce qu'il m'avait fait souffrir car je ne doute pas que mon Dieu n'en ait été glorifié. Ensuite j'allai voir Mme de Miramion, qui avait bien de la joie d'une chose à laquelle elle n'avait pas peu contribué. J'y trouvai par providence, Mme de Mont-Chevreuil, / intime amie de Mme de Maintenon // qui témoigna beaucoup de joie de me voir délivrée et m'assura que Mme de Maintenon n'en aurait pas moins ; ce que Mme de Maintenon témoigna2780 elle-même en toute rencontre. Je lui écrivis pour la remercier.

/ Elle100 me dit que ma lettre lui avait entièrement plu. La voilà :

« Si j’avais fait la moindre des choses dont on m’a accusée, je n’aurais jamais été, Madame, implorer (5.239) votre protection ; ma disgrâce m’aurait paru si juste que je me fusse contentée en me taisant de souffrir ce que je me serais attiré par ma mauvaise conduite, mais, Madame, le témoignage que me rends mon innocence, a relevé mon courage et m’a fait comprendre que la personne la plus persécutée qui fut jamais, trouverait en vous, Madame, un asile que votre grand cœur ne refuse à personne. J’ai tout espéré, Madame, de votre générosité malgré l’extrême décri où la calomnie m’a réduite. J’ai même cru dès le commencement que vous seriez (5.240) ma libératrice, j’ai cru, j’ai espéré, mon attente n’a point été vaine. Je vous dois tout après Dieu, cependant, Madame, je me condamne au silence, mes obligations étant d’une nature à m’interdire tout autre parti que celui de demander à Notre-Seigneur incessamment qu’il récompense votre charité envers la personne du monde qui est avec le plus profond respect etc.

Je lui écrivis en ces termes. L’on s’étonnera peut-être que j’écrive ces lettres, j’en omets d’autres. Ce n’est que pour faire voir que Notre-Seigneur me donnait tout ce qui m’était propre pour chaque chose conformément aux personnes avec lesquelles il fallait que je traitasse. Ah ! Qu’il est bon, mon Seigneur, de s’abandonner à vous ; il2781 m’était montré comme mon Dieu avait disposé depuis longtemps par sa providence les choses pour moi seule, comme c’était pour moi qu’il avait fait venir ma parente de Lorraine et l’avait fait demeurer à St Cyr101, et que Dieu renversait des royaumes pour venir à bout de ses desseins. O mon amour ! pour délivrer votre peuple n’avez-vous pas établi une Esther102 ! Je voyais, mon Dieu, que vous preniez soin de moi dans les plus petites choses. // 

Peu2782 de jours après ma sortie, j'allai à Saint-Cyr la saluer ; elle me2783 reçut parfaitement bien et d'une manière singulière. Elle avait témoigné peu de jours auparavant à ma cousine combien ma lettre lui avait plu, et que véritablement Notre Seigneur lui donnait pour moi des sentiments d'estime particuliers103. Je retournai voir Mgr l'archevêque : il me pria de ne rien dire de ce qui s'était passé. Cependant le père La Mothe était désespéré de ma sortie et faisait2784 toujours paraître le contraire à ceux qui m'approchaient. Il m'envoyait des personnes pour m'épier et pour me surprendre en paroles. Je ne sais pas encore l'effet que cela aura. M. l'Official pria Mme de Miramion de ne me point recevoir chez elle et il2785 me vint dire de n'y point aller. Cela n'a pas eu grand effet, car cette dame témoigna toujours le dessein qu'elle avait eu de me prendre chez elle, où je suis présentement. Si Dieu le veut, j'écrirai un jour la suite d'une vie qui n'est pas encore finie. Ce 20 septembre 1688 2786.

/ L’on104 m’a rendu ma fille avec beaucoup de peine et Notre-Seigneur la dispose déjà pour être fort à lui, mais je vois bien (5.244) qu’elle me sera la source de bonnes croix. // L'envie que j'ai eue d'obéir et de ne rien omettre m'aura sans doute fait faire des2787 répétitions, elles serviront du moins à vous faire voir mon exactitude pour ce que vous m'ordonnez, et que si j'ai omis quelque chose, c'est ou parce que je n'ai pu l'exprimer, ou par oubli2788. / Un peu avant que je fusse arrêtée prisonnière Notre-Seigneur me donna la connaissance d’un missionnaire à qui il a fait bien des grâces par ce misérable néant, il m’est fort uni et j’espère (5.245) que Notre-Seigneur achèvera en lui ce qu’il a commençé. //

[10.] Quelques105 2789 jours après ma sortie106, je fus à B[eynes]107 chez M(adame) de Charost108 ... ayant ouï parler de M. (l'abbé de F...)109, je fus2790 tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il2791 me sembla que Notre Seigneur me l'unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu'il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J'eus2792 occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que2793 cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu'il ne me goûtait point, et j'éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon coeur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermés en carrosse110; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s'éclaircit2794 un peu, mais il n'était pas encore comme je le souhaitais. Je2795 souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle; et depuis ce temps je trouve toujours que l'union augmente d'une manière pure2796 et ineffable. Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et2797 ces paroles de David pour Jonathas, que son âme était collée à [293] celle de David2798, me paraissaient propres à cette union2799. Notre Seigneur m'a fait comprendre les grands desseins qu'il a sur cette personne et combien elle lui est chère.

3.10 FENELON - ETAT APOSTOLIQUE

[l.] Je ne saurais plus rien écrire de ce qui me regarde. Je ne le ferai plus.

Je porte souvent la peine des âmes pour les en délivrer2800111

/ Il me fut une fois donné à connaître que Notre Seigneur m’avait donné M. L.112 comme2801 le fruit de mes travaux et de ma prison, je me trouvais2802 en lui trop bien payé de toutes mes douleurs. Avant d’y entrer jamais en un de ses désirs que je ne peux proprement appeler désirs puisqu’ils sont hors de moi et qu’un plus puissant que moi les opèrent, - et je disais dans une certaine langueur d’amour, donnez-moi des enfants ou je mourrai, - je ne pouvais douter de l’avoir engendré à Jésus-Christ2803 après qu’étant à B[eynes] (5.249) il me fut offert afin que je l’acceptasse. Dans2804 une pleine connaissance, je ne pouvais m’empêcher de le regarder comme mon fils (743) et quoique je n’osasse le lui témoigner2805 par respect, mon fonds le nommait de cette sorte, et il fallait quelquefois que pour évaporer ce que j’avais au-dedans à cause de la contrainte je m’écriasse : « O mon fils vous êtes mon fils bien-aimé en qui je me plaîs uniquement113 ». Cela était tel que si j’eusse hésité en ce point à cause d’une tendresse toute maternelle mais très forte que (5.250) je portais pour lui Notre-Seigneur me rejetait, et je n’avais accès auprès de lui qu’en me laissant aller à ma tendresse et en lui communiquant, quoique de loin, une grâce très forte. Il me semble que depuis qu’il me fut donné à B[eynes] que je l’acceptai et que je m’offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu’il plairait à l’amour, que je l’ai porté dans mon sein, je le trouvai toujours en moi. Ce fut vers la saint François du mois d’octobre 1688114.

Depuis ce temps, je n’ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fond, que je ne le trouvasse près de mon cœur; mais cela d’une manière autant pure, spirituelle que réelle, car, il n’y a rien d’imaginatif en moi, mais tout passe dans le fond en réalité. Comme je le portais de cette sorte dans mon cœur, il me semblait que toutes (744) les grâces que Dieu lui faisait passaient par moi ; et, je n’en pouvais douter, je le sentais plus proche et plus présent que les enfants que j’ai porté dans mes entrailles, et de tous les enfants spirituels que Dieu m’a donnés, je n’en ai eu aucun qui me (5.252) fût pareil à celui-là ; c’est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d’être fait une même chose il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi.

Depuis les huit premiers jours après notre première entrevue à B[eynes], où je2806 souffris beaucoup, car je trouvais comme un chaos entre lui et moi qui empêchait mon cœur de se verser dans le sien, mais à mesure (5.253) que je souffrais, je trouvais que ce chaos se détortillait, jusqu’à ce qu’enfin étant entièrement débrouillé, je2807 trouvais qu’avec une suavité incomparable mon cœur se versait dans le sien sans que je le visse ni que je lui parlasse; mais au commencement avec moins de largeur, ensuite toujours plus facilement, en sorte que j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement presque continuel de Dieu dans mon âme et de mon âme dans la sienne, comme ces cascades qui tombent (5.254) d’un (745) bassin dans l’autre115; cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler2808 et je me tirais à l'écart pour me laisser posséder à Dieu et le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvait tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse2809. Je ne lui disait pas cela, ne (5.255) pouvant lui parler, je lui en écrivais quelque chose, mais il m’est impossible de bien exprimer ce que je sens à son égard. Dieu me fit comprendre les grands desseins qu’il avait sur cette âme et combien elle lui était chère. Je m’étonnais de ce qu’il me donnait plus pour lui seul que pour tous les autres ensemble, et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. Je n’osais m’expliquer (5.256) de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais ; j’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et2810 qu’il put concevoir ce que je lui était en (746) Jésus-Christ, mais les avenues étant fermées, je ne pouvais assez m’en expliquer.

Je connus que M.L. serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne116 et je le lui ai mandé [en] mai 89 2811 : Dieu se servira de lui d’une manière singulière mais il faut qu’il soit anéanti et étrangement rapetissé. Dieu travaillera surtout à détruire sa propre sagesse et sa propre raison, et il se servira de ma folie pour accomplir son œuvre en lui.

Il2812 me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe117, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 2813. Son visage (5.258) me fut d’abord connu : je le cherchais partout sans le rencontrer. Notre-Seigneur2814 me fit connaître qu’il eut dès lors quelque attrait pour2815 l’intérieur. Je n’ai point encore eu d’âme2816 avec laquelle la mienne eût un si entier rapport. Je songeai de2817 lui, assez près l’un de l’autre, deux songes118 qui me2818 confirmèrent dans la certitude que Dieu voulait se servir de moi et qu’il le voulait beaucoup anéantir intérieurement et le mener (5.259) par sa pure volonté. Je lui écrivis ingénuement le songe. A quelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il2819 me fut fait comprendre que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse, et qu’il fallait que je le visse quelquefois, qu’il fallait l’allaiter, sans quoi il serait tout languissant ; qu’il en ferait l’épreuve et que Dieu voulait l’anéantir par là, se servant pour l’homme le plus sage du sujet le plus (5.260) faible.

Vous comprenez seul, ô mon amour, ce que vous me (747) donnez pour cette âme, ce que j’éprouve et ce que je serais prête de souffrir pour elle. J’ai compris que Dieu voulait que j’eusse une entière confiance en lui, que je suivisse ses conseils et lui demandasse les choses; qu’il fut l’héritier de ce que Dieu m’a fait écrire, qu’il le corrigeât et brûlât même, ce que je ne crois pas qu’il fasse, enfin que je lui laissasse absolument. (5.261) Je me suis contentée de lui proposer, mais voyant qu’il y avait quelque répugnance, j’ai attendu le temps de Dieu qui saura bien le disposer, selon qu’il me fait connaître qu’il veut les choses. Dieu me donne cette simplicité à son égard de lui écrire selon le mouvement qu’il m’en donne, quoique je sache qu’ayant autant d’esprit et de science qu’il en a, il ne peut trouver dans mes expressions et dans ce que je lui écris que des pauvretés; mais tout (5.262) cela ne me met pas en peine, je n’y peuts faire d’attention et il saura discerner ce qui est de Dieu d’avec ce qui est de ma pauvreté, la petitesse qu’il exercera, me supportant2820, étant fort agréable à Dieu, et fait que ce2821 qui est de Dieu a toujours son effet, quoique non toujours aperçu. Juin 892822.

Quelque union que j’aie eue pour le père La Combe j’avoue que celle que j’ai pour M. L. est2823 encore tout d’une autre nature; et il y a quelque chose dans (5.263) la nature de l’union que j’ai pour lui qui (748) m’est entièrement nouvelle, ne2824 l’ayant jamais éprouvée. Il en est de même pour ce que je souffre pour lui. Cette différence ne peut jamais tomber que sous l’expérience. Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel; aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix119, son état étant2825 uni (5.264) et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie.

Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. Il me semble qu’il m’a choisie en ce siècle pour détruire la raison humaine et faire régner la sagesse de Dieu par le débris de la sagesse humaine et de la propre raison. Le Seigneur fera un jour éclater sa miséricorde, il établira les cordes de son empire en moi, et les nations (5.265) reconnaîtront sa puissance souveraine. Son esprit sera répandu en toute chair; mes fils et mes filles prophétiseront, et le Seigneur mettra en eux ses délices. C’est moi, c’est moi qui chanterai du milieu de ma faiblesse et de ma bassesse le cantique de l’Agneau, qui n’est chanté que des vierges qui le suivent partout; et il ne regarde comme vierges, que2826 ceux dont le cœur est parfaitement désapproprié. Tout le reste lui est en abomination. Oui, je serai en lui dominatrice de ceux qui dominent; (5.266) et ceux qui ne sont assujettis pour quoi que ce soit, seront assujettis en moi par la force de son autorité divine dont ils ne pourront jamais se séparer sans se séparer de Dieu même : ce que je lierai sera lié120, ce que je délierai sera délié, et je suis cette pierre fichée par la croix, rejetée par tous les architectes qui sont les forts et les savants, qui ne l’admettent jamais, mais qui servira cependant à l’angle de l’édifice intérieur (5.267) que le Seigneur s’est choisi pour composer cette Jérusalem descendue du Ciel, pompeuse et triomphante, comme une épouse qui sort de son lit nuptial. //

J’ai2827 oublié de dire qu’après l’état ressuscité, je fus quelques années2828 avant que d'être mise dans l'état que l'on appelle apostolique ou de mission pour aider les autres. Toute propriété ayant été pour lors consumée dans le purgatoire que j'avais passé, je me trouvai dans une félicité pareille à celle des bienheureux, à la réserve de la vision béatifique. Rien de ce qui est ici-bas ne me touchait, et je ne vois non plus à présent quoi que ce soit au ciel ni en terre qui puisse me faire peine par rapport à moi. Le bonheur d'une âme de cet état ne se peut comprendre sans expérience, et ceux qui meurent sans être employés à aider au prochain, meurent dans la suprême félicité, quoique comblés de croix extérieures.

Mais lorsqu'il plut à Dieu de vouloir bien m'honorer de sa mission, il me fit comprendre que le véritable père en Jésus-Christ et le pasteur apostolique devait souffrir comme lui pour les hommes, porter leurs langueurs, payer leurs dettes, se vêtir de leurs faiblesses. Mais Dieu2829 ne fait point ces sortes de choses sans demander à l'âme son consentement; mais qu'il est bien sûr que cette âme ne lui refusera pas ce qu'il demande! Il incline lui-même le coeur à ce qu'il veut obtenir; il semble qu'il lui imprime alors ces paroles : « J'étais heureux, je possédais la gloire, j'étais Dieu, mais j'ai quitté tout cela : je me suis assujetti à la douleur, au mépris, à l'ignominie, au supplice; je me suis fait homme pour sauver l'homme. Si tu veux achever ce qui manque à ma Passion et que je fasse en toi une extension de ma qualité de rédempteur, il faut que tu consentes de perdre le bonheur dont tu jouis pour être assujettie à des misères, à des faiblesses, porter les langueurs de ceux dont je te chargerai, payer leurs dettes, et enfin être exposée non seulement à toutes les douleurs intérieures dont tu as été délivrée pour toi, mais à toutes les persécutions les plus fortes. Si j'avais demeuré dans ma vie cachée, je n'aurais jamais souffert aucune persécution, on ne persécute que ceux qui sont employés à aider aux âmes. » Il fallut alors un consentement d'immolation pour entrer dans tous les desseins de Dieu sur les âmes qu'il se destine.

[2.] Il me fit comprendre qu'il ne m'appelait point, comme l'on avait cru, à une propagation de l'extérieur de l'Eglise, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n'est autre que l'esprit intérieur, et que ce serait pour cet Esprit que je souffrirais. Il ne me destine pas même pour la première conversion des pécheurs, mais bien pour faire entrer ceux qui sont touchés du désir de se convertir, dans la parfaite conversion, qui n'est autre que cet esprit intérieur. Depuis ce temps Notre Seigneur ne m'a pas chargée d'une âme qu'il ne m'ait demandé mon consentement, et qu'après avoir accepté cette âme en moi, il2830 ne m'ait immolée à souffrir pour elle.

Il est bon d'expliquer la nature de la souffrance, et de la différence de celle que l'on souffre pour soi.

[3.] La nature de cette souffrance est quelque chose de plus intime, de plus fort et de plus séparé. C'est un tourment excessif. L’on ne sait où il est, ni dans quelle partie de l'âme il réside. Il n'est jamais causé par réflexion et n'en peut produire aucune. Il ne cause ni trouble, ni entortillement. (294) Il ne purifie point ; c'est pourquoi l'âme ne trouve point qu'il lui donne rien121. Son excès n'empêche point une jouissance sans jouissance et une paix parfaite : il n'ôte2831 rien de la largeur. On n'ignore point que c'est pour des âmes que l'on souffre et très souvent l’on sait la personne. L’on se trouve dans ce temps uni à elle d'une manière douloureuse, comme un scélérat est attaché à l'instrument de son supplice. On porte souvent les faiblesses que ces personnes devraient ressentir, mais pour l'ordinaire c'est une peine générale, indistincte, qui souvent a une certaine relation au coeur qui cause2832 d'extrêmes douleurs de cœur, mais des douleurs violentes, comme si on le pressait ou2833 qu'on le perçât avec un glaive. Cette douleur, qui est toute spirituelle, a son siège au même lieu qui est occupé de la présence de Dieu; elle est plus forte que toutes les douleurs corporelles, et elle est cependant si insensible et si éloignée du sentiment, que2834 la personne qui en est accablée croirait, si elle était capable de réflexion, que cela n'est pas et qu'elle se trompe. Depuis que Dieu voulut bien me faire part de l'état apostolique, que2835 n'ai-je point souffert ! Mais à quelque excès qu'ait été ma souffrance, et quelque faiblesse que j'aie eue dans les sens, je n'ai jamais désiré d'en être délivrée, au contraire, la charité pour ces âmes augmente à mesure que la souffrance devient plus grande, et l'amour que l'on a pour elles croît avec la douleur.

[4.] Il y a deux sortes de douleurs : l'une causée par leur infidélité actuelle, l'autre2836 qui est pour les purifier et les faire avancer. La première serre2837 le cœur, l'afflige, affaiblit les sentiments, cause une certaine agonie et comme2838 un tiraillement, de même que si Dieu tirait d'un côté et l'âme de l'autre, en sorte que cela déchirât le cœur. Cette douleur est plus insupportable qu'aucune autre, quoiqu'elle ne soit pas plus profonde2839.

La douleur de la purification pour autrui est une douleur générale, indistincte, qui tranquillise, unit à la personne pour laquelle on souffre et à Dieu; enfin c'est une différence que l'expérience peut seule faire entendre, toute personne d'expérience me comprendra. Rien n'égale ce que l'on souffre pour des personnes qui l'ignorent très souvent, ou d'autres qui, loin d’en avoir de la reconnaissance, ont du rebut pour ceux qui se consument2840 pour elles de charité. Tout cela ne diminue point cette charité, et il n'y a point de mort ni de tourment que l'on ne souffrît avec un plaisir extrême pour les rendre comme Dieu veut.

[5.] La justice divine appliquée sur l'âme pour la faire souffrir en purifiant les autres ne cesse point de faire souffrir lorsque c'est pour une2841 infidélité actuelle, que cette infidélité ne soit cessée. Il n'en est pas de même pour la purification; elle se fait par intervalles et l'on a du relâche après avoir souffert. On trouve que l'on acquiert une certaine aisance avec cette âme, qui marque que ce que l'on a souffert a purifié et mis l'âme, dans le moment présent, comme Dieu la souhaite. Quand les âmes sont en voie et que rien ne les arrête, cela va tout uniment, mais lorsqu'elles sont arrêtées, il y a quelque chose au-dedans qui le fait connaître.

[6.] La justice de Dieu fait souffrir de temps en temps pour certaines âmes jusqu'à leur entière purification; sitôt qu'elles sont arrivées où Dieu les veut, on ne souffre plus rien pour elles, et l'union, qui avait été souvent couverte de nuages, s'éclaircit de telle sorte qu'elle devient comme un air bien pur, pénétré partout, sans distinction de la lumière du soleil. Comme M122 [295] m'a été donné d'une manière plus intime que nul autre, ce que j'ai souffert, ce que je souffre et ce que je souffrirai pour lui surpasse tout ce qui se peut dire2842 : le moindre entre-deux entre lui et moi, entre lui et Dieu, car l'un est comme l'autre, c'est comme une petite ordure dans l'oeil qui lui fait une extrême douleur et qui n'incommoderait aucun autre endroit du corps où elle pourrait être mise. Ce2843 que je souffre pour lui est très différent de ce que je souffre pour les autres, sans en pouvoir pénétrer la cause, si ce n'est que Dieu m'a unie plus intimement à lui qu'à nul autre, et que Dieu a de plus grands desseins sur lui que sur les autres.

[7.] Lorsque je souffre pour une âme et que j'entends seulement prononcer le nom de cette personne, je sens un renouvellement de douleur extrême. Quoique depuis bien des années je sois dans un état également nu et vide en apparence, à cause de la profondeur de la plénitude, je ne laisse pas d'être très pleine. Une eau qui remplissant un bassin se trouve dans les bornes de ce qu'il peut contenir, ne sait rien distinguer de sa plénitude ; mais lorsqu'on lui verse une surabondance, il faut qu'il se décharge ou crève. Je2844 ne sens jamais rien pour moi-même, mais lorsque l'on remue par quelque chose ce fond infiniment plein et tranquille, cela fait sentir la plénitude avec tant d'excès qu'elle rejaillit sur les sens; c'est ce qui fait que loin d'entendre dire ni lire certains passages, je l’évite; non qu'il me vienne rien par2845 les choses extérieures, mais c'est qu'une parole entendue remue le fond. Quelque chose dite de la vérité ou contre la vérité, le remue de même et ferait éclater, si cela durait.

[8.] L’on croira peut-être que parce que tout le temps de la foi, lorsqu'elle est savoureuse, l’on a peine à lire, j'entends [que l'on éprouve] un je ne sais quoi qui ferme la bouche, que ce sera ici la même chose : l’on2846 se tromperait. L’on ne peut presque se servir d'expression dans les derniers états qui n'ait quelque signification pareille à celle des états antérieurs : cela vient de la disette des termes ; et il n'y a que l'expérience qui puisse démêler cela; car toutes les personnes qui sont dans les états de foi nue mêlée de soutien et de quelque saveur profonde, se croient où je dis. Les premiers sont2847 recueillis, ou plutôt sentent émouvoir en eux, par la lecture ou par ce que l’on leur dit, une certaine occupation de Dieu qui leur ferme la bouche et souvent les yeux, leur empêchant de poursuivre la lecture. Ce n’est pas de même ici : c'est un regorgement de plénitude, un rejaillissement d'un fond comblé et toujours plein pour toutes les âmes qui ont besoin de puiser les eaux de cette plénitude; c'est le réservoir divin, où les enfants de la Sagesse puisent incessamment ce qu'il leur faut lorsqu'ils sont bien disposés ; non qu'ils sentent toujours ce qu'ils y puisent, mais je le sens bien. Il ne faut pas prendre les choses qui sont écrites aux termes des paroles, car si on les prenait de la sorte, il n'y a presque point d'état consommé qu'une âme d'un certain degré ne crût éprouver, mais patience, elle verra elle-même dans la suite cette infinie différence. Les âmes même des degrés inférieurs paraîtront souvent plus parfaites que ces âmes consommées dans l'amour et par l'amour, parce que Dieu, qui veut qu'elles vivent avec les autres hommes et leur dérober la vue d'un si grand trésor, couvre leur extérieur de faiblesses apparentes, qui, comme une crasse vile, couvrent d'infinis [296] trésors et empêche leur perte.

[9.] Si Dieu n'avait entièrement séparé l'extérieur de ces âmes de leur intérieur, elles ne pourraient plus converser avec les hommes. L’on éprouve cela dans la nouvelle vie, il semble qu'il ne reste plus qu'à mourir. L’on se trouve si éloigné du reste des hommes et ils pensent si différemment de ce que l'on pense, que le prochain serait insupportable. L'âme dirait alors volontiers : O mon Dieu, laissez mourir votre serviteur en paix selon votre promesse, puisque mes yeux ont vu mon Sauveur123. Les âmes arrivées ici se trouvent dans une perfection actuelle consommée, et elles meurent d'ordinaire en cet état lorsqu'elles ne sont pas destinées pour aider les âmes; mais lorsqu'elles le sont, Dieu divise le fond divinisé d'avec l'extérieur, et livre l'extérieur à des faiblesses enfantines, ce qui tient l'âme dans une abstraction continuelle et une ignorance totale de ce qu'elle est, à moins que ce fond, dont nous avons parlé, ne soit remué, et pour2848 le bien des autres. Alors l’on se trouve bien étrange, mais de dire ce que c'est, l’on ne le peut exprimer. Les faiblesses extérieures de ces âmes leur servent de couverture et empêchent même qu'elles ne servent d'appui aux autres dans les routes de la mort où elles les conduisent. Ce sont toutes des faiblesses enfantines. Si les âmes qui sont conduites par ces personnes pouvaient pénétrer au travers de cet extérieur si faible la profondeur de leur grâce, elles les regarderaient avec trop de respect, et2849 ne mourraient point à l'appui que leur ferait une telle conduite. Si les Juifs eussent pénétré au travers de l'extérieur tout commun de Jésus-Christ, ils ne l'eussent jamais persécuté, et ils eussent été dans une admiration continuelle.

[10.] Ces personnes sont un paradoxe et à leurs yeux et aux yeux de tous ceux qui les voient, car l’on ne voit qu'une écorce grossière, bien que pourtant il en sorte souvent2850 une moelle divine. En sorte que ceux qui en veulent juger par les yeux de la raison, ne savent par où s'y prendre. O divine sagesse, ô science savoureuse, vous2851 coulez incessamment de la bouche et du coeur de ces âmes comme une source divine2852 qui communique la vie à une infinité de branches, quoiqu'on ne voie qu'une écorce grossière et toute moussue. Que verrez-vous dans la Sulamite, cette âme si choisie, vous autres qui la considérez? dit l'époux sacré, sinon des choeurs d'une armée campée ?124 Non, vous ne verrez que cela en elle. N'en125 portez donc aucun jugement, ô vous qui n'êtes pas ici, et soyez persuadés que quoique je sois noire, je suis très belle; que mon soleil par ses regards brûlants m'a décolorée de la sorte126 pour me conserver pour soi-même, et me dérober à la vue de toutes les créatures. C'est blesser le coeur de Dieu que d'attaquer ces âmes, c'est juger de Dieu que d'en juger2853. Ceux qui le font s'égarent dans leurs jugements et c'est ce qui fait qu'ils osent, comme dit l'apôtre saint Jude, donner des malédictions aux choses saintes et blasphémer contre les mystères sacrés de l'intérieur127.

[11.] L'âme de cet état s'ignore soi-même comme elle est ignorée des autres. Lorsqu'elle en parle ou écrit, touchant soi-même, elle le fait comme2854 des choses divines, elle n'en parle ou écrit que par la lumière actuelle donnée dans le moment présent, et qui ne dure2855 qu'autant qu'il est nécessaire d'en parler ou écrire, sans qu'il soit possible de voir ni de penser2856 ensuite ce que l'on voyait auparavant, à moins que la lumière actuelle n'en soit rendue. C'est comme une personne [297] à qui l'on ouvre un cabinet plein de trésors, qui les voit tant qu'il est ouvert et qui cesse de les voir lorsqu'on le referme. Aussi cette âme est-elle la fontaine scellée128 : l'Epoux ouvre seul, nul ne ferme et nul n'ouvre2857. Une telle âme ne se soucie ni d'honneur, ni de biens, ni de vie, non seulement quant à la volonté, mais quant à la réelle pratique : aussi n'a-t-elle plus rien à ménager. Si elle n'était pas de la sorte, elle ne pourrait servir aux âmes dans toute l'étendue des desseins de Dieu. La moindre circonspection empêche l'effet de la grâce. O qu'il y a peu d'âmes qui veuillent bien se livrer pour autrui sans nul intérêt ni retour, prêtes à faire et à souffrir pour les autres ! La2858 charité d'une âme apostolique ne se peut comprendre. C’est la charité de Jésus-Christ même. O profondeur de cette charité destituée de zèle et de sentiments, qui est-ce qui pourrait te comprendre ?

[12.] Toutes les plus grandes croix viennent de cet2859 état apostolique, si l’on peut appeler croix ces sortes de choses, parce que l'enfer et tous les hommes se remuent pour empêcher le bien qui se fait dans les âmes. Si Jésus-Christ n'eût point sorti de sa vie cachée, il n'eût point été persécuté des Juifs et crucifié. Si Dieu laissait ces âmes cachées dans le secret de sa Face, elles seraient à couvert de la persécution des hommes. Mais que de bon coeur on souffrirait les roues et le feu même pour une seule âme! Il ne faut pas s'étonner si les démons remuent tous les endroits de leur domination contre les âmes apostoliques ; c'est qu’il sait2860 bien qu'une âme de cette sorte, si elle était écoutée, détruit son2861 empire.

Toutes les dévotions ne lui nuisent que médiocrement, car il se dédommage sur l'amour-propre des dévots de ce qu'ils lui font perdre par leurs pratiques réglées2862 ; mais il n'y a aucun gain à faire sur2863 une âme dévouée à la vérité de Dieu et à son pur amour, qui se laisse détruire par le domaine souverain de Dieu, et qui ne subsistant plus en soi-même, donne plein pouvoir à Dieu d'étendre plus2864 son empire. Le Diable ne peut les approcher que2865 de loin; la rage dont il est animé contre elles n'a point de bornes. O que l'on se trompe lorsque l'on juge de la dévotion par les actions extérieures! Il faut pour être dévot, ou dévoué à Dieu, n'avoir pas un choix ni une préférence d'estime dans une action plus que pour l'autre. L’on2866 se fait des idées, et l’on s'imagine qu'une âme qui est à Dieu d'une certaine manière, doit être de telle et telle sorte; et lors que l'on voit le contraire des idées, l’on2867 conclut que Dieu n'est point là; et c'est souvent où il est le plus. O indépendance souveraine de mon Dieu!

Vous ne seriez pas Dieu si vous ne saviez vous glorifier par ce qui vous déshonore en apparence. Dieu se fait des plaisirs de tout ce qui nous rend souples et petits, il ne fait pas cas d’aucune vertu mais d'avoir2868 une âme en sa main qu'il puisse élever jusqu'aux nues et enfoncer [298] dans la boue sans qu'elle change de situation pour peu que ce soit. Un état qui dépend de quelque bien extérieur est bien un état vertueux et non un état divin2869.

[13.] Il y a les saints du Seigneur, et ceux-là sont sanctifiés non comme les autres saints par la pratique des vertus, mais par le Seigneur même et par une infinie souplesse. Ils sont2870 bien plus les saints de Dieu, puisqu'ils ne sont saints qu'en lui et pour lui : ils sont saints à sa mode, et non à celle des hommes. O mon amour, vous avez tant d'âmes qui vous servent pour être saintes, faites-vous une troupe d'enfants qui vous servent parce que vous êtes saint, qui vous servent à votre mode! Ce sont ces enfants pour lesquels vous vous êtes sanctifié vous-même et cela leur suffit. O monstre horrible que la propriété! Oui, mon Dieu, que je sois du moins le jouet de votre volonté, qu'il n'y ait ni vertu ni sainteté pour moi, mais que chantant avec l'Eglise, Tu solus Sanctus, je chante la même chose pour moi et pour ceux que vous m'avez donnés, afin que vous soyez glorifié et sanctifié non en eux, mais en vous et pour vous. O pur amour, où réduis-tu ton sujet !

[14.] Les2871 âmes dont je parle sont incapables d'aucune chose de2872 préférence ou de prédilection, mais elles sont appliquées par une nécessité, qui n'étant point en elles à cause de leur liberté, se trouve en Dieu même après le sacrifice de cette même liberté. Elles n'ont aucun amour naturel, mais une charité infinie, appliquée et remuée plus fortement pour certains sujets que pour d'autres selon le dessein de Dieu. Le besoin des personnes et l'intimité de l'union que Dieu veut qu'elles aient avec elles, cet amour fort et qui paraît même empressé, n'est point dans les puissances, comme les autres inclinations, mais dans ce même fond, qui est Dieu même. Il gouverne en souverain et incline ce même fond indistinctement de lui-même vers la chose qu'il veut qu'on aime, et à laquelle l’on est uni, et cet amour est lui, en sorte qu'il ne se peut distinguer de Dieu, quoiqu'il se termine à un sujet particulier. Ce fond remué vers cette personne cause un attrait vers elle comme vers Dieu ; et comme tout ce qui remue ce fond rend Dieu perceptible, qui ne le serait pas sans cela à cause de la transformation129, [ainsi] l'inclination foncière remuée vers cette créature rend Dieu perceptible, mais d'une manière d'autant plus forte, plus pure, plus dégagée du sensible, que l'âme est dans un degré éminent. L’on sent quelque chose qui semblerait se rapporter à cela dès le commencement de la voie où tout ce qui nous porte à Dieu cause une inclination sensible de Dieu2873, mais ces choses sont dans les sens ou les puissances, selon le degré de l'âme ; ce n'est point ce que je veux dire : ceci est dans le même fond inaccessible à tout autre qu'à Dieu même.

[15.] Il2874 n'y a point d'état si consommé qu'une âme en ces commencements ne se puisse attribuer, surtout celles qui vont, comme dit l'Ecriture, de foi en foi. Car comme l'on a [299] dès les commencements les prémices de l'Esprit, et que c'est la même foi qui s'enfonce et se purifie, se dilate et s'étend jusqu'à la consommation parfaite, elle est assez la même2875 dès le commencement et a presque les mêmes effets. Toute la différence est qu'elle réside dans les puissances tout le long de la voie jusqu'à ce qu'elle se perde dans le fond intime, qui n'est autre que Dieu même, qui consomme tout dans son unité divine. Même le gouvernement intérieur, qui doit être toute la conduite des âmes de foi, se découvre, dès le commencement, des personnes destinées à une foi éminente. Elles sont plus sensibles, plus distinctes, plus2876 dans les puissances au commencement2877, mais enfin c'est lui qui les conduit et les porte à se mortifier, se renoncer, parler et se taire, se dénuer jusqu'à ce qu'il les perde avec lui dans ce fond-Dieu2878 ; alors il change de nature, et devient tellement naturel qu'il perd tout ce qui le faisait distinguer hors de Dieu, alors la créature agit aussi naturellement qu'elle respire, sa souplesse est infinie.

[16.] Il est bon d'expliquer ici une chose qui pourrait faire faire de fortes méprises aux âmes, faute d'expérience. C'est que l'âme abîmée en Dieu et devenue dans une souplesse infinie par rapport à Dieu, paraît ou réservée ou avoir peine à dire certaines choses aux autres ; ce2879 n'est plus un défaut qui soit en elle pour elle, mais ce resserrement vient de la personne à qui l’on doit parler, car Dieu fait comme pressentir toutes les dispositions de2880 l'âme à qui il faut parler; et quoique si on lui demandait elle assurerait2881 n'avoir nulle répugnance à recevoir ce qu'on lui dirait, parce qu'effectivement sa volonté est disposée comme cela, cependant il est certain que quelque bonne volonté qu'elle ait, les choses lui répugnent, ou parce qu'elles excèdent la portée présente de cette personne, ou parce qu'il lui reste encore des idées secrètes d'une vertu raisonnable. C'est donc le resserrement de la personne à qui on parle qui fait la répugnance à dire. De plus, l'état extérieur d'enfance a mille petites choses qui passeraient pour des infidélités pareilles à celles qu'ont ceux qui ne disent point, par amour-propre, les choses qui leur répugnent, mais il est aisé de voir que ce n'est pas cela, parce qu'elles ont passé par un état qui ne leur permettait pas la réserve d'une pensée, quoiqu'il en pût ou dût coûter. Il faut plus juger des âmes de cet état par ce que Dieu leur a fait passer, que par ce que l'on voit, car autrement on en jugerait par rapport à son propre état et non par ce qu'elles sont. Ce qui est faible en Dieu est plus fort que la plus grande force, parce que cette faiblesse ne vient point pour n'avoir pas acquis toute force vertueuse et comprise par la raison, mais pour l'avoir infiniment outrepassée; elle est perdue dans la force divine, et c'est ce qui cause ces contraires qui s'allient bien2882, quoiqu'ils paraissent inalliables, de la force divine et de la faiblesse d'un enfant etc. Jusqu’en fin 1688130 2883.

3.11 DANS LA SOLITUDE - FREQUENTATION DE SAINT-CYR

[l.] [1]2884 En sortant2885 de Sainte-Marie, j'entrai chez Mme de Miramion. Ceux qui étaient cause de ce qu'on m'avait mise à Sainte-Marie s'y opposèrent et me dirent qu'il était plus à propos que je me retirasse dans une maison particulière. Comme je pénétrais leur intention, qui n'était que de me faire de nouvelles suppositions, afin d'avoir occasion de me faire de nouvelles affaires, je demeurai ferme dans la résolution d'entrer dans la communauté de cette dame. Sitôt qu'ils virent qu'ils ne pouvaient rien gagner sur moi et que je voulais demeurer dans une communauté, ils s'avisèrent d'écrire à Mme de Miramion, l'assurant qu'ils me voyaient eux-mêmes aller, au moins une fois la semaine, au faubourg Saint-Marceau131 dans des maisons décriées, et que je tenais des assemblées. Le père La Mothe était2886132 l'auteur de ces lettres, et soutenait que ne l'ayant pas voulu croire, il y avait été diverses fois depuis un mois et qu'il m'avait toujours vu entrer dans ces maisons. Il est à remarquer que je n'avais jamais été au faubourg Saint-Marceau et qu'il y avait trois mois que j'étais au lit, où on me pansait tous les jours un abcès que j'avais à l’oeil, avec une fièvre très considérable que j'avais depuis ce temps.

Mme de Miramion, qui se trouvait presque toujours lorsqu'on me pansait et qui savait que je ne sortais point du lit, fut très indignée de ce procédé, de sorte que le père La Mothe, étant2887 venu la voir pour lui confirmer ce qu'il lui avait écrit et y ajouter encore d'autres calomnies de choses que j'avais faites, disait-il, depuis huit jours, elle lui dit des choses très fortes sur la noirceur de ses accusations, l'assurant qu'elle croyait tout ce qu'on lui avait [2] dit des malignités qu'il m'avait faites, puisqu'elle était elle-même témoin que depuis trois mois je n'avais pu même sortir du lit, ni aller à la messe dans leur chapelle; que depuis que j'étais chez elle je n'étais pas sortie quatre fois, et encore était-ce une personne considérable de ma famille qui m'était venue quérir le matin et ramener le soir. Comme il se vit si mal reçu, il tâcha de remuer d'autres machines. Il se plaignit partout que je l'avais fait maltraiter par Mme de Miramion, quoique j'ignorasse alors ce qui se passait et que je ne l'aie su qu'à quelque temps de là, qu'étant guérie, Mme de Miramion me montra les lettres.

[2.] Ce mal2888 que j'eus à l'oeil me fit beaucoup souffrir, et Dieu me donnait une grande patience. Ma disposition dans mes maux a toujours été une forte patience, et je m'accuse d'en avoir trop fait paraître. Il aurait mieux valu faire quelque légère plainte et cependant être contente de tout souffrir, sans volonté que le mal diminue, ce qui est plus exempt d'amour-propre et n'attire pas tant l'estime des personnes. La simplicité enfantine laisse à la nature quelque plainte, surtout lorsqu'elle ne se plaint plus par vie de nature ; car tant que la nature vit par ses plaintes, qu'elle a une secrète joie d'attirer la compassion, il faut lui retrancher toute plainte ; mais lorsqu'elle n'a plus de vie en cela, il s'en trouve133 dans cette force admirable2889 qui ne se permet pas un soupir dans les plus violentes douleurs. Alors il faut se plaindre humblement, petitement, sans rien affecter ni retenir. Lorsque l'âme est redevenue enfant, elle agit en enfant. Il en est de même sur certaines choses du manger. Quoiqu'on avale également134 le doux et l'amer, il y a une petite propriété spirituelle à prendre sans rien dire du tout des choses que ceux qui vous les donnent savent être très mauvaises. Ainsi il y a des replis cachés dans les choses qui paraissent vertus, qui ne peuvent échapper à l'œil pur de l'amour divin.

[3.] Ma fille fut mariée135 chez136 Mme de Miramion et je fus obligée, à cause de son extrême jeunesse, d'aller rester quelque temps avec elle. J'y restai deux ans et demi. L’envie que j'avais de me retirer dans un couvent et d'y vivre inconnue me fit sortir d’auprès d’elle, ce que Dieu, qui avait d'autres desseins sur moi, ne permit pas2890, comme je dirai dans la suite. Lorsque j'étais chez ma fille, je ne vis pas cesser la persécution, on me supposait toujours quelque chose. Lorsque j'étais à la campagne avec eux, j'instruisais2891, disait-on, les paysans, quoique je n'en visse aucun. Si j'étais à la ville, on me faisait voir des gens à ce qu'on disait, ou bien j'allais les voir, et cependant je ne les voyais ni ne les connaissais.

Toutes ces choses, jointes à l'inclination que j'avais eue toute ma vie de la passer dans la retraite, me déterminèrent à écrire à la mère prieure des bénédictines de Montargis que je voulais finir mes jours avec elle, inconnue à tout le monde, sans y voir même aucune religieuse qu'elle, sans que le dehors ni ma famille en sût rien, ni qui que ce soit au monde, qu'elle seule. Nous étions convenues de nos faits, et l'on me devait donner un petit appartement où il y avait [3] un cabinet, qui a une grille sur l'autel et un petit jardin au bas. C'était ce qu'il me fallait. Le confesseur était secret, et j'aurais communié dès le matin par une petite grille les jours que j'aurais fait mes dévotions. Ce projet fait et accepté, j'envoyai mes meubles devant moi. Mais comme la mère prieure en parla à son archevêque, il ne garda pas le secret.

Mes amis et mes ennemis (si on peut appeler ainsi ceux à qui on ne veut aucun mal) s'y opposèrent par des vues bien différentes : les premiers, pour ne me pas perdre tout à fait, et les derniers, afin de me perdre et ne pas laisser échapper leur proie. Ils jugèrent dès lors qu'une vie comme celle que je voulais mener démentait toutes les calomnies qu'ils avaient faites jusqu'alors, et leur ôtait tout moyen de me persécuter davantage. Je me vis donc obligée par les uns et par les autres, qui prièrent Mgr l'archevêque d'empêcher qu'on ne me reçût, de vivre dans le monde malgré mon aversion pour le monde, et d'être encore le jouet de la fortune, le but de137 la contradiction des hommes, l'objet de leur calomnies, le jouet et le ballon2892 de la divine providence138. Je connus alors que Dieu n'était pas content du peu que j'avais souffert, et qu'il s'allait élever contre moi d'étranges bourrasques. Mais comme il m'est presque impossible de ne pas vouloir tout ce que Dieu veut, je m'y soumis de bon coeur, et je lui fis un sacrifice entier de moi-même, trop heureuse de payer par de si légères peines ce que je dois à sa justice, et trop honorée d'être en quelque sorte conforme à l'image de son Fils.

On2893 trouvera peut-être étrange que je dise que je fis un sacrifice à Dieu après avoir marqué en tant d'endroits que je ne trouvais plus ni de volonté en moi, ni de répugnance pour tout ce que Dieu pouvait vouloir. Cependant il est certain que lorsque [4] Dieu veut charger l'âme de nouvelles croix, différentes de celles qu'elle a eues, et lui en faire porter de plus fortes, quelque uniforme qu'elle soit à la volonté de Dieu, comme il respecte le libre arbitre que lui-même a donné à l'homme, il tire son consentement, qui ne manque jamais d'être donné ; et je crois que c'est ce qui fait que les souffrances de ces personnes ont quelque mérite, à cause du consentement libre de la volonté. Nous en avons des exemples en Jésus-Christ et en sa Sainte Mère. Il est dit de Jésus-Christ : Proposito sibi gaudio sustinuit crucem139; et David dit, parlant de Jésus-Christ : Les holocaustes ne vous sont plus agréables, c'est pourquoi j'ai dit : me voici, vous m’avez donné un corps, et puis, il est écrit à la tête du livre que je ferai votre volonté140. Le même Jésus-Christ dans le temps de sa mort et de son agonie ne fit-il pas une immolation marquée : Non point ma volonté, mais la vôtre141 ? L'Ange ne demanda-t-il pas le consentement de Marie pour être Mère du Verbe? Ne l'immola-t-elle pas sur la croix, où elle demeura debout, comme un prêtre assistant au sacrifice que ce grand-prêtre selon l'ordre de Melchisédech faisait de lui-même ?

[4.] Quelque temps avant le mariage de ma fille, j'avais connu M. La Mothe de Fénelon comme je l'ai déjà dit, et la famille dans laquelle elle était entrée étant de ses amis, j'eus lieu de l'y voir plusieurs fois. Nous eûmes quelques conversations au sujet de la vie intérieure, dans lesquelles il me fit beaucoup d'objections. Je lui répondis avec ma simplicité ordinaire, et j'eus lieu de croire qu'il en avait été content. Comme les affaires de Molinos faisaient grand bruit alors, l’on avait pris des défiances sur les choses les plus simples, et sur les termes les plus usités parmi ceux qui avaient écrit de ces matières. Ce qui me donna lieu de lui expliquer142 à fond mes expériences. Les [5] difficultés qu'il me faisait ne servaient qu'à lui éclaircir le fond de mes sentiments. Ainsi personne ne les a pu mieux connaître que lui ; c’est ce qui dans la suite a servi de fondement à la persécution qu'on lui a faite, ainsi que ses réponses à M. de Meaux143 l'ont fait connaître à toutes les personnes qui les ont lues sans prévention.

[5.] Ayant2894 quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde pour y suivre le penchant que j'avais à la retraite. Je me bornai à y voir ma famille qui ne m’y incommodait guère, et un petit nombre d'amis que j'y voyais même de loin à loin, la plupart ne faisant pas de séjour ordinaire à Paris.

Depuis2895 ma sortie de Sainte-Marie, j'avais continué d'aller à Saint-Cyr et quelques filles de cette maison ayant témoigné à Mme de Maintenon qu'elles trouvaient dans les conversations que j'avais avec elles quelque chose qui les portait à Dieu, elle leur permit de prendre confiance en moi, et elle témoigna en plusieurs occasions, par le changement de quelques-unes dont elle n'avait pas été contente jusque-là, qu'elle n'avait pas lieu de s'en repentir. Elle me marquait alors beaucoup2896 de bonté ; et pendant trois ou quatre années que cela a duré, j'en ai reçu toute sorte de marques d'estime et de confiance. Mais c'est cela même qui m'a attiré dans la suite le plus de persécution. Les entrées que Mme de Maintenon me donna dans Saint-Cyr, et la confiance que me témoignaient quelques jeunes dames de la cour, distinguées par leur rang et par leur piété, commencèrent à donner de l'inquiétude aux gens qui m'avaient persécutée. L’on donna des ombrages144 aux directeurs, et sous prétexte des affaires que j'avais eues quelques années auparavant, et du [6] quiétisme qu'on disait faire de grands progrès, l’on engagea Mgr l'évêque de Chartres, supérieur de Saint-Cyr, de représenter à Mme de Maintenon que je troublais l'ordre de sa maison par une conduite particulière, et que les filles que je voyais étaient si fort attachées à ce que je leur disais, qu'elles n'écoutaient plus leurs supérieurs. Mme de Maintenon me le fit dire avec bonté. Je m'abstins d'aller à Saint-Cyr et je ne répondis plus aux filles qui ne m'écrivaient que par des lettres ouvertes qui passaient par les mains de Mme de Maintenon.

[6.] Une2897 personne de ma connaissance, fort amie de M. Nicole145 et qui l'avait ouï plusieurs fois déclamer contre moi sans me connaître, crut qu'il serait aisé de le faire revenir de sa prévention si je pouvais avoir quelques entretiens avec lui, et désabuser par ce moyen bien des gens avec qui il était en relation, et qui se déclaraient contre moi le plus ouvertement. Cette personne m'en pressa fort et, quelque répugnance que j'y sentisse d'abord, cependant, ayant fait connaître à quelques gens de mes amis les instances qu'on me faisait pour cela, ils me conseillèrent de le voir. Comme ses incommodités ne lui permettaient pas de sortir, après quelques honnêtetés que l'on me fit de sa part, je m'engageai à lui rendre une visite. Il me mit d'abord sur le Moyen court et me dit que ce petit livre était plein d'erreurs. Je lui proposai de le lire ensemble et le priai de me dire avec bonté celles qui l'arrêtaient, et que j'espérais lui lever les difficultés qu'il y trouverait. Il me dit qu'il le voulait bien et commença à lire le petit livre, chapitre par chapitre, avec beaucoup d'attention. Et sur ce que je lui demandais si en ce [7] que nous venions de lire il n'y avait rien qui l'arrêtât ou lui fit de la peine, il me répondit que non, et que ce qu'il cherchait était plus loin. Nous parcourûmes le livre d'un bout à l'autre sans qu'il y trouvât rien qui l'arrêtât ; et souvent il me disait : « Voilà les plus belles comparaisons qu'on puisse voir. »146 Enfin après avoir longtemps cherché les erreurs qu'il croyait y avoir vues, il me dit : « Madame, mon talent est d'écrire, et non pas de faire de pareilles discussions, mais si vous voulez bien voir un de mes amis, il vous fera ses difficultés, et vous serez peut-être bien aise de profiter de ses lumières. Il est fort habile et fort homme de bien. Vous ne serez pas fâchée de le connaître, et il s'entend mieux que moi à tout cela. C'est M. Boileau147, de l'hôtel de Luynes. »

Je m'en défendis quelque temps, pour ne me point engager en des controverses qui ne me convenaient pas, ne prétendant point soutenir ce petit livre et le laissant pour ce qu'il était ; mais il m'en pressa si fort, que je ne pus le lui refuser. M. Nicole me proposa de prendre une maison auprès de lui, d'aller à confesse au Père de la Tour et me parla comme s'il avait fort souhaité que je fusse de ses amis et liée avec les siens. Je répondis le plus honnêtement qu'il me fut possible à toutes ses propositions, mais je lui fis connaître que le peu de bien que je m'étais réservé ne me permettait pas de louer la maison qu'il me proposait; que voulant demeurer dans une grande retraite, l'éloignement de celle que j'habitais me mettait hors de portée d'y voir beaucoup de monde, ce qui était conforme à mon inclination et que n'ayant point d'équipage, le même [8] éloignement mettait un obstacle à la proposition qu'il me faisait de me confesser au Père de la Tour, parce qu'il demeurait à un bout de Paris et moi à l'autre. Nous ne nous en séparâmes pas moins bons amis; et je sus qu'il s'était fort loué de moi à quelques personnes à qui il avait parlé de ma visite.

[7.] Peu2898 de jours après je vis M. Boileau2899, comme il l'avait souhaité. Il me parla du Moyen court et je lui répétai ce que j'ai tant de fois dit des dispositions dans lesquelles j'avais fait ce petit livre, et de celles où j'étais encore à son égard. Il me dit qu'il était véritablement persuadé de la sincérité de mes intentions, mais que ce petit livre, se trouvant entre les mains de beaucoup de monde, pouvait nuire à beaucoup d'âmes pieuses par2900 des conséquences fâcheuses qu'on en pouvait tirer. Je le priai de vouloir bien me dire les endroits qui lui faisaient de la peine148 et je lui dis que j'espérais lui enlever les difficultés. Nous lûmes le petit livre, et comme il me disait en lisant les difficultés qu'il y trouvait, je lui expliquais la chose de manière qu'il en paraissait content ; après quoi il n'insistait plus. Nous parcourûmes ainsi tout le livre, lui, insistant quelquefois plus ou moins sur les endroits qui l'arrêtaient, et moi, lui expliquant149 simplement et mes pensées et mes expériences, sans disputer sur les choses de doctrine, dont je me rapportais à lui entièrement, comme étant beaucoup plus capable que moi d'en juger.

[8.] Cette discussion finie, il me dit : « Madame, il n'y aurait aucune difficulté à ce petit livre si vous aviez expliqué les choses avec un peu plus d'étendue, et il pourrait être fort bon en expliquant dans une préface ce qui ne l'est pas suffisamment dans le livre », et me pressa fort d'y travailler. Je lui répondis que n'ayant jamais eu l'intention de donner au public ce petit livre, qui n'était proprement qu'une [9] instruction particulière que j'avais écrite à la prière d'un de mes amis qui me l'avait demandée ensuite de quelques conversations sur cette matière, que nous avions eues ensemble, je n'avais pu prévoir ni qu'on le ferait imprimer, ni qu'on pût y donner les sens qu'il venait de m'expliquer; mais que je serais toujours prête de donner des explications que l'on souhaitait pour ôter les ombrages que l'on en pouvait prendre. Il me donna beaucoup de louanges et me fit promettre que j'expliquerais dans une espèce de préface les difficultés qu'il m'avait proposées; après quoi il m'assura que le livre pourrait être bon et utile. Je le fis à quelques jours de là et lui envoyai une explication, dont il parut fort content. Je le revis encore une fois ou deux; et il me pressa de faire réimprimer ce petit livre avec cette préface150. Je lui représentai qu'on ne m'avait tourmentée et fait des affaires que sur ce petit livre, qui en avait fourni le prétexte; qu'il ne me convenait point de me donner pour auteur; que je ne croyais pas devoir plus contribuer à l'impression de celui-ci qu'à celle du premier; mais que la plus forte raison que j'en avais était la promesse que j'avais faite à Mgr l'archev(êque) de ne point écrire davantage sur cette matière. Il approuva ma résolution et nous nous séparâmes forts contents l'un de l'autre.

[9.] Je2901 tombai malade quelque temps après; et comme la nature de mes maux était peu connue des médecins, ils m'ordonnèrent les eaux de Bourbon151, après avoir en vain essayé de me guérir par les remèdes ordinaires.

Cette1522902 maladie et le voyage de Bourbon me firent perdre de vue M. Nicole dont je n'entendis plus parler, sinon qu'environ sept ou huit mois après, j'appris qu'il avait fait un livre contre moi au sujet de ce petit livre que nous avions lu ensemble, et dont il avait paru satisfait aussi bien que son ami par les explications que je leur en avais données. Je crois2903 que ses intentions [10] étaient bonnes, mais un de mes amis qui le lut en ce temps-là, me2904 dit que les citations n'en étaient pas exactes et qu'il connaissait peu la matière sur laquelle il venait d'écrire.

Je2905 sus peu après que dom François Lamy153 bénédictin, religieux2906 d'un mérite et d'un nom fort connu que je ne connaissais point, ami de M. Nicole, frappé du peu de solidité de son livre, avait entrepris de le réfuter et que sans avoir aucune connaissance du Moyen court, il ne s'était servi pour le justifier des imputations que M. Nicole lui attribuait, que des passages mêmes de son livre et de ce qu'il en citait, lui-même n'ayant2907 pas le petit livre. Il n'a point fait imprimer cette réfutation, qui subsiste encore, étant entre les mains d'un de ses amis. Je2908 laissai tout tomber sans songer à me justifier.

3.12  DEFAVEUR

[l.] Les directeurs de Saint-Cyr ayant obtenu ce qu'ils avaient souhaité, et moi n'y allant plus, la chose fit quelque bruit. Les personnes qui m'avaient fait de la peine jusqu'alors, et auxquelles d'autres, qui ne me connaissaient pas, se joignirent, mirent2909 tout en oeuvre pour me décrier. Je n'entrerai point dans les motifs qui les y portèrent: Dieu les sait. Mais je crus pour lors qu'il fallait songer à une plus grande retraite, et comme tout le fracas qu'on faisait était fondé sur la confiance d'un petit nombre d'amis à qui l'on disait que j'apprenais à faire l'oraison (car c'était là le fondement de toute la persécution), je pris le parti de ne voir personne, comptant que cela ferait cesser tous les discours. Ainsi l'amour de la retraite, joint à l'envie que j'avais d'ôter l’occasion à ceux qui me haïssaient si gratuitement de m'en imposer de nouveau, j’allai passer2910 quelques jours à la campagne dans une maison que personne ne connaissait, et après avoir laissé croire à ma famille, à mes amis et à ceux qui me persécutaient que je ne retournerais plus2911 à Paris, je retournai dans ma maison, où je ne vis aucun d'eux le reste du temps que j'y demeurai. Il n'y avait que M. Fouquet154, oncle de mon gendre, qui sut où j'étais. J’avais besoin d'une personne pour recevoir la petite pension que je me suis réservée en donnant mon bien, et d’avoir un témoin de cette probité qui sût comme je vivais dans ma solitude. On ne me vit donc plus : j'étais, ce semble, hors de prise. Mais qui peut éviter la malice des hommes lorsque [11] Dieu veut s'en servir pour nous faire entrer dans des desseins éternels de croix et d'ignominies ?

[2.] Le parti que j'avais pris aurait dû, ce semble, faire cesser les murmures et calmer les esprits, mais il arriva tout le contraire; et je crois qu'une des choses qui y contribua le plus ce fut le silence de mes amis, qui, prenant part à l'humiliation qu'un tel procédé faisait retomber sur eux, la souffrirent en paix sans se plaindre de personne, et se contentèrent du témoignage que leur conscience leur rendait en secret, ne marquant rien aux esprits échauffés de ce qu'ils connaissaient des motifs qui les faisaient agir, mais aussi demeurant dans une juste réserve à l'égard de la confiance qu'ils auraient voulu qu'on eût pris en eux. Ma retraite ne produisit donc point l'effet que l'on avait attendu. L’on supposa que je répandais de loin le poison du quiétisme comme j'avais fait de près, et pour donner des couleurs155 à la calomnie, on suscitait un nombre de prétendues dévotes qui allaient de confesseur en confesseur s'accuser de crimes qu'elles disaient avoir puisés des principes dans lesquels j'étais. Il y en avait quelques-unes que j'avais essayé de tirer de leurs désordres, et à qui, quelques années auparavant, j'avais défendu ma maison, après avoir essayé inutilement d'en venir à bout.

[3.] Avant2912 que je me fusse entièrement retirée, il2913 arriva une chose fort étonnante. M. Fouquet ayant un valet de chambre qui avait très bien étudié, et fort honnête homme, une fille qui demeurait dans le logis en devint éperdument amoureuse. Je ne dis rien ici que quantité de personnes d'honneur et de probité n'aient2914 appris de M. Fouquet lui-même. Elle déclara sa passion à cet homme, qui en2915 eut horreur. Un jour, elle lui dit : « Malheureux, je me suis donnée au Diable afin que tu m'aimes, et tu ne m'aimes pas? » Il fut si effrayé de cette déclaration, qu'il fut le dire à son maître, lequel, après avoir interrogé [12] cette fille qui lui dit des choses horribles, la mit dehors. Comme le valet de chambre avait très bien étudié, l'horreur de ce qu'avait fait cette malheureuse le porta à se faire père de Saint-Lazare. M. Fouquet ne négligea pas cette malheureuse. Il engagea quantité de personnes également recommandables et par leur science et par leur vertu d'en prendre soin. Toutes l'abandonnèrent, parce que son endurcissement était tel qu'elles n'y voyaient aucun remède que celui d'un miracle de la grâce. Ce valet de chambre de M. Fouquet, devenu père de Saint-Lazare, tomba dans une maladie mortelle. Il envoya quérir M. Fouquet, le priant de ne le pas laisser mourir sans le voir. M. Fouquet y alla. Il lui recommanda cette malheureuse, et lui dit : « Quand je pense que c'est à mon occasion qu'elle s'est ôtée à Jésus-Christ pour se donner au Démon, j'en suis dans une affliction incroyable. » M. Fouquet lui promit d'y faire encore ce qu'il pourrait. Je ne sais pas par quel esprit il m'amena cette créature, mais il est certain que ce fut pour faire voir, du moins pour un temps, la puissance de Dieu et que, comme le Démon n'avait pu faire que le valet de M. Fouquet consentît au péché, Dieu fit encore voir dans la suite que cet2916 esprit de mensonge n'a nul pouvoir sur ceux qui sont à Dieu que celui que Dieu lui permet d'exercer comme il fit à Job.

[4.] M. Fouquet m'amena donc cette fille. Lorsque je la vis, j'en eus de l'horreur2917 sans en savoir la cause. Elle n'eut pas moins de peine à être auprès de moi; mais Dieu ne laissa pas de renverser le Démon, et Dagon156 fut renversé devant l'Arche. Cette fille étant auprès de moi, me disait souvent : « Vous avez quelque chose de fort que je ne puis supporter », ce que j'ai attribué à la vraie croix2918 que157 j'avais à mon cou. Quoique j'aie attribué à la vraie croix que je crois être véritable, ce que je viens de dire, je2919 ne laissais pas d'apercevoir que Dieu opérait par moi sans moi avec sa force divine. Enfin [13] cette force l'obligea à me raconter son2920 effroyable vie, qui me fait trembler lorsque j'y pense. Elle me conta les faux plaisirs que cet esprit des ténèbres lui avait procurés; qu'il la faisait passer pour sainte dans le lieu où elle demeurait; qu'il lui laissait faire bien des austérités apparentes, mais qu'il ne la laissait point prier; que sitôt qu'elle le voulait faire, il lui paraissait sous une forme hideuse, prêt à la dévorer ; mais qu'autre part, il lui paraissait sous une forme la plus aimable du monde et qu'il lui donnait tout l'argent qu'elle voulait. Je lui dis : « Mais parmi tous ces faux plaisirs qu'il vous procure, avez-vous la paix du cœur ? » Elle me dit d'un ton terrible : « Non, j'éprouve un trouble d'enfer. » Je lui répondis : « Pour vous faire voir le bonheur qu'il y a de servir Jésus-Christ au milieu même des douleurs, je le prie de vous faire goûter un moment cette paix du cœur, qui est préférable à tous les plaisirs de la terre. » Elle fut mise dans ce moment dans une très grande paix. Toute transportée de cela, elle dit à M. Fouquet, qui était présent : « Ah, Monsieur ! je suis en paradis et j'étais en enfer ! »

[5.] On ne perdit pas ces bons moments. M. Fouquet la mena sur-le-champ à M. Robert, grand pénitencier158, auquel elle fit une confession générale et promit amendement. Elle fut assez bien pendant six mois, mais le Démon enragé fit mourir, je crois, M. le pénitencier qui mourut tout d'un coup. Le père Breton, jacobin, mourut aussi, qui avait fait tant de temps ses efforts pour la retirer de l'abîme où elle s'était précipitée. Je tombai alors très malade, et cette créature, qu'on laissait entrer chez moi parce que M. Fouquet en avait prié, me vint voir. Elle me dit : « Je savais bien que vous étiez fort malade, le Diable me l'avait dit ; il dit qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour vous faire mourir, mais qu'il ne lui a pas été permis ; qu'il vous fera néanmoins tant de mal et de persécutions que vous y succomberez. » Je lui répondis qu'il n'y avait rien que je ne fusse prête de souffrir pourvu qu'elle se convertît entièrement; qu'elle n'écoutât plus le Démon, auquel je [14] lui avais défendu de répondre après l'y avoir fait renoncer et renouveler les voeux de son baptême, car il avait commencé par la faire renoncer à son baptême et à Jésus-Christ. Je lui fis faire le contraire et se donner de nouveau à Jésus-Christ. Elle me dit : « Il faut que vous ayez une grande charité pour vouloir encore contribuer à ma conversion, car il m'a dit qu'il vous ferait tant de mal et vous susciterait tant de monde que vous y succomberiez. » Il me sembla dans ce moment voir dans l'imagination une flamme bleuâtre qui formait un visage affreux, mais je n'en eus point de peur, non plus que des menaces qu'il me faisait faire, car2921 Dieu me tient depuis bien des années dans cette disposition que je donnerais de bon coeur ma vie, même tout le repos de ma vie, que j'estime beaucoup plus, pour le salut d'une seule âme.

Un jour que M. Fouquet ne pensait à rien, un prêtre le vint trouver, qui lui demanda des nouvelles de cette créature. Comme il crut que c'était un bon dessein qui l'amenait, Fouquet lui dit qu'on espérait la convertir tout à fait, et qu'on y voyait beaucoup d'acheminement. Ce prêtre, ou ce Démon en prêtre, lui demanda où elle logeait : il le lui dit ; et comme M. Fouquet me vint voir peu après et qu'il m'eut parlé de ce prêtre, il me roula159 au cœur que c'était de ce mauvais prêtre dont elle m'avait parlé, et avec lequel elle avait commis tant d'abominations (car elle m'avait dit sa vie et ses crimes) et cela ne se trouva que trop vrai. Elle ne vint plus. M. le pénitencier mourut comme j'ai dit et M. Fouquet tomba dans une maladie de langueur qui ne finit qu'avec sa vie : mais la fille ne nous vint plus voir.

[6.] [15] L’on2922 m'avait engagé, comme j'ai dit, de voir M. Boileau au sujet du Moyen court. J'avais lieu de croire qu'il était demeuré satisfait de ma conduite par les choses qu'il redit de nos conversations à quelques-uns de mes amis ; mais il fut peu après un de mes plus zélés persécuteurs160.

Une2923 fille ou femme extraordinaire, qui passait pour une grande dévote, s'étant mise sous sa direction en arrivant à Paris, le fit changer de sentiments. Il lui parla apparemment de moi au sujet des visites que je lui avais rendues. Elle l'assura que j'étais mauvaise et que je causerais de grands maux à l'Eglise. Elle faisait pour lors, comme elle a fait encore depuis2924, beaucoup de bruit dans Paris. On la faisait voir à des gens de tout caractère et de toute condition, évêques, magistrats, séculiers, ecclésiastiques, femmes de qualité, en un mot, sous prétexte d'une maladie prétendue miraculeuse on établit sa réputation au point qu'on ne parlait que des choses extraordinaires qui paraissaient en elle. Je ne pouvais m'imaginer ce que ce pouvait être que cette femme, ni quel motif l'engageait à parler de moi de la manière dont elle faisait. Il semblait qu'elle fût tombée des nues, car on ne savait ni ce qu'elle était, ni d'où elle venait et ç'a toujours été une énigme pour tous ceux qui en ont ouï parler, hors M. Boileau et peut-être quelqu'un de sa plus intime confiance. Comme2925 son nom m'était entièrement inconnu, je ne croyais pas non plus être connue d'elle, mais quelques années depuis, ayant su qu'elle avait porté le nom de sœur Rose161, il ne m'a pas été difficile de deviner les raisons pourquoi elle avait ainsi parlé de moi. Je ne les inclus pas ici présentement. Si elle vit [16] encore, elle jugera par mon silence qu’étant à Dieu au point que j’y suis, elle n’en avait rien à craindre en aucun temps.

J’en dirai seulement ce qui fait à mon affaire. Cette femme2926, où il paraissait en effet bien de l'extraordinaire, Dieu sait ce qui le causait, car elle se piquait de connaître les pensées les plus secrètes et d'avoir des connaissances très particulières non seulement des choses éloignées d'elle, mais même de l'avenir, cette femme, dis-je, ayant persuadé à2927 M. Boileau et à des personnes de vertu et de probité avec lesquelles il était en commerce, que le plus grand service que l'on pût rendre à Dieu était de me décrier et même de m'enfermer, à cause des maux que j'étais capable de faire, [7.] ce fut2928 en moins de rien un déchaînement inconcevable. Quand même j'aurais su tous ces détails, qui ne vinrent que tard à ma connaissance, et que j'eusse même su pour lors quelle était cette femme, j'aurais, je crois, tenté inutilement de désabuser des esprits si prévenus. L’on ne m'aurait pas crue, et peut-être n'aurais-je rien voulu dire contre elle, parce que Dieu me tenait alors dans cette disposition de sacrifice de tout souffrir, et de recevoir de sa main tout ce qui me pouvait arriver de la part de cette personne et de ceux qu'elle avait entraînés par son prétendu extraordinaire. Elle dit néanmoins une circonstance qui aurait dû, ce semble, faire revenir tant de gens de bien, s'ils avaient voulu s'éclaircir, mais la prévention était telle qu'ils ne voulaient pas même examiner la vérité, bien loin de la croire. Il est bien vrai, mon Seigneur, que lorsque vous voulez faire souffrir, vous aveuglez vous-même les gens les plus vertueux, et j'avouerais ingénument que la persécution des méchants n'est rien au prix de celle des serviteurs de Dieu trompés et animés d'un zèle qu'ils croient juste.

Cette circonstance était que Dieu lui avait fait connaître l'excès de mes méchancetés et qu'il lui avait donné pour enseigne assurée de la vérité qu'elle avançait que je n'avais fait que transcrire dans mes écrits ceux [17] de Mlle de Vigneron, et qu'ils serait aisé d'en voir la conformité avec mes livres. Une personne d'une grande considération, à qui M. Boileau fit cette confidence, voulut approfondir le fait par lui-même. Il alla chez les Minimes, et leur demanda ces écrits. Ils en firent beaucoup de difficultés assurant qu'ils n'étaient jamais sortis de leurs mains162. Cependant ne les pouvant refuser honnêtement à cette personne qui leur promit de les rappporter dans peu de jours, il les examina lui-même et bien loin d'y voir aucun rapport à ce que j'avais écrit, il y trouva une différence entière. Pour désabuser M. Boileau de sa prévention, il lui proposa de s'en assurer par ses propres yeux et de lire lui-même ces écrits pour en voir la contrariété, mais quelque instance qu'il lui en fît par deux fois différentes, et quelque déférence que M. Boileau eût dû avoir pour cette illustre personne, jamais il n'en voulut rien faire, l'assurant que cette femme lui avait dit la vérité et que, la connaissant comme il faisait, il ne lui était pas permis de la soupçonner du contraire.

La vérité est que je n'avais jamais vu ces écrits de Mlle de Vigneron et que je n'avais jamais ouï prononcer son nom jusqu’à ce temps-là. On voulut encore désabuser M. Boileau par quantité de faits d'hypocrisie dont quelques gens de bien et qu'il estimait lui-même, étaient témoins, mais rien ne fut capable de l'engager à examiner les choses de plus près, Dieu ne le permettant pas sans doute de la sorte pour me faire souffrir tant de croix, d'humiliations et de peines, auxquelles il ne contribua pas peu dans la suite.

[8.] Je2929 ne sais de quel côté peut être la tromperie, ou (de celui) d'une personne toujours soumise et obéissante, qui se démet si volontiers de son jugement et de sa volonté, qui a renoncé à tout pour Dieu, qui est connue depuis si longtemps par tant de gens de bien qui l'ont suivie dans tous les âges de sa vie, et qui en rendent un témoignage si peu digne d'être suspect, ou (du côté) d'une personne inconnue, d’une dévotion qui tire de la poussière163, pauvre, et que la dévotion élève et enrichit, qui change de nom dans la plupart des lieux où elle [18] a demeuré, car il y en a quatre au moins qui sont venus à ma connaissance, au lieu que la mienne2930164, si j'en ai, Dieu le sait, ne m'a jetée que dans les humiliations, les confusions les plus extrêmes et des croix étranges et un décri universel. O mon Seigneur, c'est2931 où je vous reconnais; et puisqu'il faut vous être conforme pour vous plaire, je fais plus de cas de mon humiliation, de me voir condamnée de tout le monde que si je me voyais au faîte de la gloire! Combien ai-je dit dans l'amertume de mon coeur : «  Je craindrais plus un reproche de conscience que la condamnation de tous les hommes. »

[9.] Je crois que ce qui porta cette femme à dire qu'il me fallait enfermer et que je perdrais tout le monde, était la crainte que si je l’eusse vue, ou su son nom, je n’eusse parlé de choses qu’elle avait un grand intérêt de tenir cachées. Ceux que j'ai perdus, vous le savez, Seigneur, sont pleins d'amour pour vous. Ce qui faisait parler de la sorte cette femme était, comme je l'ai dit, la crainte que si je l'eusse vue, ou que j'eusse su son nom, je n'eusse parlé de choses qu'elle avait un grand intérêt de tenir cachées.

[19] Cependant2932 cette créature s'attira tant de crédit, et me suscita tant de persécutions, que chacun à l'envi inventa de nouvelles fables contre moi. C'était à qui ferait le plus de libelles, qui inventait le mieux, était le mieux venu. On croyait contre moi les choses les plus incroyables165 et on ne croyait pas en ma faveur les personnes les plus dignes de foi, de la plus grande probité, qui me connaissaient dès ma jeunesse, et qu'on croirait sur leur parole en toute autre occasion. Je me suis un peu détournée à l'occasion de cette fille et je reprends la suite de mon discours.

[10.] Quelques ecclésiastiques, entraînés par M. Boileau, ou par des vues et des intérêts dont la charité ne me permet pas de parler, mais connus d'un petit nombre d'amis qui m'étaient restés, se joignirent à tout cela, aussi bien que quelques directeurs, fâchés de ce que quelques personnes qui paraissaient avoir de la bonté pour moi, les avaient quittés pour aller au Père Alleaume, jésuite à quoi2933 néanmoins je n'avais eu aucune part. Quoi qu'il en soit, l’on mit tout en oeuvre pour me décrier, et l'on crut que pour rendre ce qu'on appelait ma doctrine suspecte, il fallait décrier mes moeurs. L’on n'oublia rien pour y parvenir; et après avoir persuadé Mgr l'évêque de Chartres du péril prétendu de l'Eglise par des histoires sans fin, il ne songea plus qu'à persuader Mme de Maintenon, et ceux de la cour qu'il savait être de mes amis, de la nécessité de m'abandonner, parce que j'étais mauvaise et capable de leur inspirer de mauvais sentiments.

Mme de Maintenon tint bon quelque temps. La part2934 qu'elle avait eue à ma sortie de Sainte-Marie, mes discours, mes lettres, le témoignage que lui rendirent ceux de mes amis en qui elle avait le plus de confiance, lui faisait suspendre son jugement. Elle se rendit à la fin aux instances réitérées de Mgr l'évêque de Chartres, et de quelques autres qu'il employait à la conduite de Saint-Cyr. Il ne réussit pas de même à l'égard de quelques personnes de considération, qui, ayant été les témoins de ma conduite depuis plusieurs années, me connaissaient par eux-mêmes et savaient tous les différents ressorts qu'on avait fait jouer pour me perdre. Je leur dois la justice de faire connaître qu'il ne tint [20] pas à eux d'employer l'autorité du roi pour me mettre à couvert de tant d'injustices. Ils firent un mémoire capable de le prévenir en ma faveur, en lui rendant compte de la conduite que j'avais tenue, et que je tenais encore dans ma retraite. Mme de Maintenon le devait appuyer de son témoignage, mais ayant eu la bonté de me le communiquer, je crus que Dieu ne voulait pas que je fusse justifiée par ce canal; et j'exigeai d'eux qu'ils me laissassent à toutes les rigueurs de sa justice, telles166 qu'elles pussent être. Ils voulurent bien déférer à ce que je leur mandai. Le mémoire déjà donné fut retiré, et ils prirent le parti du silence, qu'ils ont continué dans la suite, ne pouvant plus rien faire en ma faveur par le déchaînement et la prévention des esprits167.

3.13  BOSSUET

[l.] Quelques personnes de mes amis jugèrent à propos que je visse Mgr l'évêque de Meaux, qu'on disait n'être point contraire à l'intérieur. Je savais qu'il avait lu le Moyen court et le Cantique, il y avait plus de huit ou dix ans, et qu'il les avait trouvés fort bons : c’est ce qui m'y fit consentir avec plaisir. Mais, ô mon Seigneur, combien ai-je éprouvé en ma vie, que tout ce qui se fait par considération et vue humaine, quoique bonne, se tourne en honte, confusion et douleur! Je me flattai dans ce moment, et je m'accuse de mon infidélité, qu'il me soutiendrait contre ceux qui m'en imposaient; mais que j'étais éloignée de le connaître! Et que ce qu'on ne voit pas dans votre lumière et que vous ne découvrez pas vous-même, est sujet à défaut.

[2.] Un de mes amis d’une très grande considération, Monsieur de Chevreuse, m'amena M. de Meaux chez moi. La conversation tomba bientôt sur ce qui faisait le sujet de la visite. On parla du Moyen court et ce prélat me dit qu'il l'avait lu autrefois, aussi bien que le Cantique, et qu'il les avaient trouvés fort bons. Ce2935 que je dis ici n'est pas pour soutenir ces livres, que j'ai soumis de tout mon coeur et que je soumets encore, mais pour faire une relation naïve de tout ce qui s'est passé, ainsi qu'on me l'a demandé. M. de Chevreuse lui2936 donna les Torrents où il fit quelques remarques, non de choses condamnables, mais qui méritaient éclaircissement. M. le duc de Chevreuse168 eut la bonté d'y être toujours présent. Ce prélat nous2937 dit des choses si fortes des voies intérieures et de l'autorité de Dieu sur les âmes, que j'en fus surprise. Il nous donna même des exemples de gens qu'il avait connus, qu'il estimait saints, qui s'étaient tués. Je vous avoue2938 que je fus épouvantée de tous ces discours de M. de Meaux. Je savais que dans la primitive Eglise quelques vierges s'étaient fait mourir pour se conserver pures, mais je ne croyais pas qu'en ce siècle, où il n'y a ni force ni tyrans, un homme pût être approuvé d'une telle action. M. de Chevreuse lui donna par mon aveu169 l'histoire de ma vie170 afin qu'il me connût à fond, qu’il trouva si bonne qu'il lui écrivit qu'il2939 y trouvait une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant2940 sans perdre la présence de Dieu. Ce2941 sont, si je m'en [21] souviens bien, les propres termes d'une de ses lettres. Ce qui paraîtra étonnant, c'est que M. de Meaux, qui avait eu de si saintes dispositions en lisant l'histoire de ma vie, et qui l'avait estimée tant qu'elle resta entre ses mains, y vit, lorsqu'il y avait près d'un an qu'il ne l'avait plus, des choses qu'il n'y avait pas vues auparavant, qu'il débita171 même comme si effectivement je les eusse écrites.

[3.] Il écrivit ensuite à Monsieur de Chevreuse qu'il venait2942 d'apprendre une chose qu'on lui écrivait de l'abbaye des2943 Clairets, et qui confirmait bien les voies intérieures : c'est qu'une autre religieuse des Clairets étant à l'agonie, comme on lui tenait le cierge béni, elle appela sa supérieure et lui dit : “Ma Mère, Dieu veut être à présent servi par une entière désappropriation et par la perte de toute propriété : c'est la voie qu'il s'est choisie. Et pour marque que je dis la vérité, c’est que je ne mourrait2944 point que ce cierge béni ne soit fini.” Selon les règles ordinaires elle ne pouvait plus vivre un quart d'heure : son pouls était entièrement remonté. La supérieure pour éprouver la vérité de ce qu’elle disait fit éteindre2945 le cierge béni. Elle fut trois jours en cet état, sans que son pouls changeât de situation, avec les mêmes signes mortels. Comme elle languissait trop, on2946 fit rallumer le cierge bénit, et elle expira lorsqu'il finit. Je ne fais que rapporter ce qui était dans la lettre. J'omets les réflexions de M. de Meaux sur un cas si étrange, les ayant oubliées, mais il est certain qu'il ne croyait pas après cela qu'on pût douter des voies les plus intérieures.

J'avais2947 oublié de dire que M. de Meaux m'avait demandé le secret sur ce qu'il me voyait. Comme je l'ai toujours gardé inviolablement à mes plus grands ennemis, je n'avais garde de lui en manquer. La raison qu'il alléguait du secret qu'il voulait qu'on lui gardât, est qu'il n'était pas bien avec M. de Paris172. Mais il lui dit lui-même ce qu'il m'avait prié de taire. Mon silence et ses discours ont été la source de toutes les peines que j'ai souffertes dans la suite.

[4.] M. de Meaux ayant donc accepté la proposition d'examiner mes écrits, je les lui fis remettre entre les mains, non seulement les imprimés, mais tous les Commentaires sur l’Ecriture sainte. C'était un grand travail pour lui et2948 il demanda quatre ou cinq mois pour se donner le loisir de tout approfondir, ce qu'il fit avec beaucoup d'exactitude à sa maison de campagne, où il était allé pour être moins interrompu. Pour lui marquer plus de confiance et lui montrer jusqu'aux derniers replis de mon cœur, je lui fis remettre, ainsi que je l'ai dit, l'histoire2949 de ma vie où mes dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité. Je lui demandai sur cela un secret de confession, et il en promit un inviolable. Il lut tout avec attention, il fit de grands extraits et2950 se mit en état, au bout du temps qu'il avait demandé, d'écouter mes explications, et de me faire ses difficultés.

[5.] Ce2951 fut au commencement de l'année 1694. Il souhaita de me voir chez un de ses amis qui demeurait auprès des Filles du Saint-Sacrement173. Il dit la messe en cette communauté et m'y communia. On dîna ensuite. Cette conférence, qui selon lui devait être si secrète, fut [22] su de tout le monde. Bien des gens l'envoyèrent prier d'aller aux Filles du Saint-Sacrement afin qu'ils pussent lui parler. Il y alla, de sorte qu'on prit un soin extrême de le prévenir, ainsi qu'il me parut l'être lorsqu'il revint sur le soir et qu'il parla. Ce n'était plus le même homme. Il avait apporté tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles à quoi se réduisaient toutes ses difficultés. Dieu m'aida, de sorte que je le satisfis sur tout ce qui avait rapport au dogme de l'Eglise et à la pureté de la doctrine, mais il y eut quelques endroits sur quoi je ne pus le contenter. Comme il parlait avec une extrême vivacité et qu'il ne me donnait pas presque le loisir de lui expliquer mes pensées, il ne me fut pas possible de le faire revenir sur quelques-uns de ces articles comme j'avais fait sur les autres. Nous nous quittâmes fort tard et je sortis de cette conférence la tête si épuisée et dans un si grand accablement que j'en fus malade plusieurs jours174. Je lui écrivis pourtant plusieurs lettres dans la suite, dans lesquelles je lui expliquai du mieux que je pus ces difficultés qui l'avaient arrêté, et j'en reçus une de lui de plus de vingt pages, où il paraissait qu'il n'était arrêté que par la nouveauté pour lui de la matière, et par le peu d'usage qu'il avait des voies intérieures, dont on ne peut guère juger que par l'expérience.

[6.] Je2952 repasserai ici, autant que la mémoire me pourra le permettre, la plupart de ces difficultés. Il croyait par exemple, que je rejetais et condamnais comme imparfaits les actes distincts, comme les demandes, les bons désirs, etc. Ce que j'étais bien éloignée de faire puisque le contraire se trouve répandu dans tous mes écrits pour peu qu'on y veuille faire d'attention. Mais comme j'avais éprouvé des impuissances de faire ces actes discursifs, (impuissances) communes2953 à certaines âmes, et sur lesquelles elles avaient besoin d'être précautionnées pour être fidèles à l'Esprit de Dieu qui les appelait à quelque chose de plus parfait, j'ai tâché, autant que j'ai pu, de les aider dans ces détroits de la vie spirituelle, où2954 faute d'un guide qui y ait passé, les âmes sont souvent arrêtées et exposées à prendre le change de ce que Dieu veut d'elles. Il est aisé, ce semble, de concevoir qu'une personne qui met son bonheur en Dieu seul, ne peut plus désirer son propre bonheur. Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsque l'âme en est là, elle2955 ne désire plus d'autre félicité que celle de Dieu en lui-même et pour lui-même, ne désirant plus d'autre félicité; toute félicité propre, même la gloire du ciel pour soi, n'est plus ce qui peut la [23] rendre heureuse, ni par conséquent l'objet de son désir. Le désir suit nécessairement l'amour. Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul, sans retour sur moi, mon désir est en Dieu seul sans rapport à moi. Le désir en Dieu n'a plus la vivacité d'un désir amoureux, qui ne jouit point de ce qu'il désire, mais il a le repos d'un désir rempli et satisfait. Car Dieu étant infiniment parfait et heureux, et le bonheur de cette âme étant dans la perfection et dans le bonheur de son Dieu, son désir ne peut avoir l'activité du désir ordinaire, qui attend ce qu'il désire, mais il a le repos de celui qui possède ce qu'il désire. C'est donc là le fond de l'état de l'âme, et ce qui fait qu'elle n'aperçoit plus tous les bons désirs de ceux qui aiment Dieu par rapport à eux-mêmes, ni de ceux qui s'aiment et se recherchent eux-mêmes dans l'amour qu'ils ont pour Dieu.

[7.] Ce2956 qui n'empêche pas que Dieu ne change les dispositions, faisant que l'âme sentira pour des moments le poids de son corps qui lui fera dire : Cupio dissolvi, et esse cum Christo1752957. D'autres fois ne sentant plus qu'une disposition de charité pour ses frères, sans retour ni rapport à soi-même, elle désirera d'être anathème et séparée de Jésus-Christ pour ses frères176. Ces dispositions qui paraissent se contrarier, s'accordent dans2958 un fond qui ne varie point, de manière que, quoique la béatitude de Dieu en lui-même et pour lui-même, dans laquelle les désirs sensibles de l'âme sont comme écoulés et reposés, fasse le bonheur de l’âme, Dieu ne laisse pas de2959 réveiller lui-même ce désir lorsqu'il lui plaît. Ce désir n’est plus de2960 ces désirs d'autrefois, qui sont dans la volonté propre, mais des désirs remués et excités de Dieu même, sans que l'âme réfléchisse sur soi; parce que Dieu, qui la tient directement tournée vers lui, rend ses désirs comme ses autres actes, sans réflexion, de sorte qu'elle ne les peut voir s'il ne les lui montre, ou si ses paroles ne lui en donnent quelque connaissance en la donnant aux autres. Il est certain que pour désirer pour soi, il faut vouloir pour soi. Or tout le soin de Dieu étant d'abîmer la volonté de la créature dans la sienne, il absorbe aussi tout désir connu dans l'amour de sa divine volonté.

[8.] Il y a2961 encore une autre raison qui fait que Dieu ôte et met dans l'âme les désirs sensibles comme il lui plaît : c'est qu'il2962 exauce les désirs de cette âme et la préparation de son coeur, de sorte que l’Esprit2963 désirant pour elle et en elle, ses désirs sont des prières et des demandes. Or il est certain que Jésus-Christ2964 dit dans cette âme : Je sais que vous m'exaucez toujours177. Un désir véhément de la mort dans une telle âme serait presque une certitude de la mort. Désirer les humiliations est bien au-dessous de désirer la jouissance de Dieu: néanmoins lorsqu'il a plu à Dieu de me beaucoup humilier par [24] la calomnie, il m'a donné une faim de l’humiliation. Je l'appelle faim pour la distinguer du désir. D'autres fois il met dans cette âme de prier pour des choses particulières. Elle sent bien dans ce moment que sa prière n'est pas formée par sa volonté, mais par la volonté de Dieu, car elle n'est pas même libre de prier pour qui il lui plaît, ni quand il lui plaît; mais lorsqu'elle prie, elle est toujours exaucée. Elle ne s'attribue rien pour cela, mais elle fait que c'est celui qui la possède qui s'exauce lui-même en elle. Il semble que je conçois cela infiniment mieux que je ne l'explique.

[9.] Il en est de même de la pente sensible, ou même l'aperçue2965, qui est bien moins que sensible. Lorsqu'une eau est inégale à une autre qui se décharge en elle, cela se fait avec un mouvement rapide et un bruit aperçu, mais lorsque les deux eaux sont de niveau, la pente ne s'aperçoit plus. Il y en a néanmoins, mais elle est insensible et imperceptible, en sorte qu'il est vrai de dire en un sens qu'il n'y en a plus. Tant que l'âme n'est pas unie entièrement à son Dieu d'une union que j'appelle permanente, pour la distinguer des unions passagères, elle sent sa pente pour Dieu. L'impétuosité de ce penchant loin d'être une chose parfaite, comme des personnes peu éclairées le pensent, en est le défaut et marque la distance de Dieu et de l'âme. Mais quand Dieu s'est uni l'âme de telle sorte qu'il l'a reçue en lui, où il la tient cachée avec Jésus-Christ, l'âme trouve un repos qui exclut toute pente sensible et tel que la seule expérience le peut faire comprendre. Ce n'est point un repos dans la paix goûtée, dans la douceur et dans la suavité d'une présence de Dieu aperçue, mais c'est un repos en Dieu même, qui participe à son immensité, tant il a d'étendue, de simplicité et de netteté. La lumière du soleil qui serait bornée par des miroirs aurait quelque chose de plus éclatant que la pure lumière de l'air, cependant ces mêmes miroirs qui rehaussent son brillant, la terminent et lui ôtent sa pureté. Lorsque le rayon est terminé par quelque chose, il s'emplit d'atomes et il se fait mieux distinguer que dans l'air, mais il s'en faut bien qu'il n'ait sa pureté et sa simplicité. Plus les choses sont simples plus elles sont pures, et plus2966 elles ont d'étendue. Rien de plus simple que l'eau, rien de plus pur : mais cette eau a une étendue admirable, à cause de sa fluidité. Elle a aussi une qualité, que n'ayant nulle qualité [25] propre elle prend toutes sortes d'impressions. Elle n'a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n'a nulle couleur, et elle prend toutes les couleurs. L'esprit et la volonté en cet état sont si purs et si simples, que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu'il lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût qu'on veut lui donner. Il est certain que quoique l'on donne à cette eau les diverses couleurs que l'on veut à cause de sa simplicité et de sa pureté, il n'est pourtant pas vrai de dire que l'eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu'elle est de sa nature sans goût et sans couleur et c'est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C'est ce que j'éprouve de mon âme178 : elle n'a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c'est ce qui fait sa pureté; mais elle a tout ce qu'on lui donne, et comme on le lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c'est de n'en avoir aucune. Vous lui diriez : «  Mais je vous ai vue rouge ! - Ce n'est pas2967 ma nature, je ne pense pas même à ce qu'on fait de moi, à tous les goûts et à toutes les couleurs qu'on me donne. » Il en est de la forme comme de la couleur. Comme l'eau est fluide et sans consistance, elle prend toutes les formes des lieux où on la met, d'un vase rond ou carré. Si elle avait une consistance propre, elle ne pourrait prendre toutes les formes, tous les goûts et toutes les couleurs2968.

[10.] Les âmes ne sont propres qu'à peu de choses tant qu'elles conservent leur consistance propre. Tout le dessein de Dieu est de leur faire perdre tout ce qu'elles ont de propre par la mort d’elles-mêmes, afin de les mouvoir, agir, changer et imprimer comme il lui plaît. De sorte qu'il est vrai qu'elles ont toutes les formes, et il est vrai qu'elles n'en ont aucune; ce qui fait que ne sentant que leur nature simple, pure et sans impression singulière, lorsqu'elles parlent ou écrivent d'elles-mêmes, elles nient toutes les formes être en elles, parce qu'elles ne parlent pas conformément aux dispositons variables où on les met auxquelles elles ne font2969 nulle attention, mais au fond de ce qu'elles sont, qui est leur état toujours subsistant. Si l'on pouvait montrer l'âme comme le visage, je ne voudrais, ce me semble, cacher aucune de ses taches. Je soumets le tout2970179.

[14.1.] J’ai encore un défaut c’est que je dis les choses comme elles me viennent2971 sans [26] savoir si je dis bien ou mal. Lorsque je les dis ou écris, elles me paraissent claires comme le jour; après cela je les vois comme des choses que je n'ai jamais sues, loin de les avoir écrites. Il ne reste rien dans mon esprit qu'un vide, qui n'est point incommode. C'est un vide simple, qui n'est incommodé ni par la multitude des pensées, ni par leur stérilité. C’est ce qui faisait une de mes plus grandes peines en parlant à M. de Meaux.

[14.2.] Il m'ordonna272 de justifier mes livres, je m'en défendis tant que je pus parce que les ayant soumis de toute l'étendue de mon coeur, je ne désirais point les justifier, mais il le voulut. Je protestai d'abord que je ne le faisais que par obéissance, condamnant le plus sincèrement du monde ce qu'on y condamnait. J'ai toujours tenu ce langage, qui était plus celui de mon coeur que de ma bouche. Il voulait encore que je lui rendisse raison d'une infinité de choses que j'avais mises dans mes écrits, qui m'étaient entièrement nouvelles et inconnues.

Je me souviens entre autres d'un endroit qui regardait Eliud, cet homme qui parla si longtemps à Job lorsque ses amis eurent cessé de lui parler. Je ne sus jamais ce que j'avais voulu dire. M. de Meaux voulait que je disse que tout ce qu'Eliud dit dans un si long entretien était par l'Esprit de Dieu, ce qui ne me paraissait pas tel : au contraire, on voit une plénitude de lui-même étonnante. Je dirai ici en passant que si l’on veut faire quelque attention à la rapidité avec laquelle Dieu m'a fait écrire de choses fort au-dessus de ma portée naturelle, il est aisé de concevoir qu'y ayant eu si peu de part, il m'est très difficile, pour ne pas dire impossible, d'en rendre raison d'une manière dogmatique. C'est ce qui m'a toujours porté à dire que je n'y prenais aucune part et que n'ayant écrit que par obéissance, j'étais aussi contente de voir tout brûler que de le voir louer ou estimer.

Il y avait aussi des fautes de copistes qui rendaient les sens2973 absolument inintelligibles, et M. de Meaux me voulait rendre garante des erreurs qu'il voulait qui y fussent, et m'accablait par la vivacité de ses raisonnements, qui se réduisaient toujours à la créance du dogme de2974 l'Eglise, dont je ne prétendais pas disputer avec lui, au lieu de discuter paisiblement les expériences d'une personne soumise à l'Eglise et qui ne demandait qu'à être redressée, supposé qu'elles ne fussent pas conformes aux règles qu'elle prescrit; ce qui était précisément le fait dont il s'était agi lorsqu'on avait entrepris cet examen.

[11.] Je crois2975 encore que ce qui fait que l'âme ne peut plus rien désirer, c'est que Dieu remplit sa capacité. L’on me dira qu'on dit la même chose du ciel. Il y a cette différence que dans le ciel non seulement la capacité de l'âme est remplie, mais de plus cette capacité est fixée et ne peut plus s'accroître. Si elle croissait, les saints augmenteraient en sainteté et en mérite. Dans cette vie, lorsque Dieu a purifié une âme par sa bonté, il emplit cette capacité, c'est ce qui fait un certain rassasiement ; mais en même temps il augmente et dilate cette capacité, en la dilatant il la purifie ; c’est ce qui fait la souffrance et purification intérieure. Dans cette souffrance et purification, la vie2976 est pénible, le corps est à charge ; dans la plénitude, rien ne manque à l'âme, elle ne peut rien désirer. La seconde raison est 2977 que l'âme est comme absorbée en Dieu dans une mer d'amour, en sorte que s'oubliant elle-même, elle ne peut penser qu'à son amour. Tout soin d'elle-même lui est à charge; un objet qui excède infiniment sa capacité, l'absorbe [27] et l'empêche de se tourner vers soi. Il faut dire de ces âmes ce qui est dit des enfants de la Sagesse : C'est une nation qui n’est qu'obéissance et amour180. L'âme est incapable d'autre raison, d'autre vue et d'autre pensée que de l'amour et de l'obéissance. Ce n'est pas qu'on condamne les autres états : nullement, et je m'en expliquai avec M. de Meaux d'une manière à ne devoir, ce semble, lui laisser là-dessus aucun doute.

3.14 LES ECLAIRCISSEMENTS EXIGES

[3.] Il me parla de la femme de l'Apocalypse181, comme si j'avais prétendu l'être moi-même182. Je lui répondis que saint Jean avait entendu parler de l'Eglise et de la Sacrée Vierge, que Notre Seigneur se plaisait à comparer ses serviteurs à mille choses qui ne conviennent proprement qu'à lui, et qu'il n'y a rien dans l'Eglise générale qui ne se passe en partie dans l'âme particulière. C'est donc une application qui est faite à l'âme; et Dieu sait remplir cette application, comme saint Paul dit qu'il achevait ce qui manquait à la passion de Jésus-Christ183. Lorsque ce qui est dit de la Sagesse est appliqué à la Sainte Vierge, le dessein de Salomon n'a été que d'exprimer la Sagesse; et ainsi du reste. C'est donc une comparaison que Dieu prend néanmoins plaisir2978 de remplir. Tout2979 ce qui a été dit de la femme de l'Apocalypse au sens qu'il a plu à Dieu de me l'attribuer, ces plénitudes, par exemple, ne sont pas dans le corps, mais dans l'âme, ainsi que plusieurs personnes qui liront ceci l'ont éprouvé auprès de moi. Il semble qu'on envoie un torrent de grâces : lorsque le sujet est disposé, cela est reçu en lui, lorsqu'il ne l'est pas, cela redonde184 sur nous. C'est ce que Jésus-Christ a dit à ses disciples : ceux qui sont enfants de la paix recevront la paix, pour ceux qui ne la recevront pas, votre paix se retournera sur vous185. C'est cela à la lettre. L’on s'explique de ces choses de son mieux et non comme l'on veut : mais l’homme animal ne comprendra pas186 ce qui n'est donné à entendre qu'à l'homme spirituel.

[4.] Pour l’écoulement de grâces, c’était une autre difficulté de M. de Meaux, il2980 m'a été donné à entendre avec ces paroles de Notre-Seigneur, lorsque l'hémorroïsse l'eut touché : Une vertu secrète est sortie de moi187. Je n'ai jamais prétendu rendre tout cela croyable : j’ai écrit pour obéir et ai dit les choses comme elles m'étaient montrées. J'ai toujours été prête de croire que je m'étais trompée si on me le disait. Dieu m'est témoin que je ne tiens à rien et j'ai été toujours [28] prête à brûler les écrits dès qu'on les croirait capables de nuire. Il y a peu d'imagination dans ce que j'écris, car j'écris souvent ce que je n'ai jamais pensé. Ce que j'aurais souhaité de M. de Meaux était qu'il ne jugeât pas de moi par sa raison, mais par son cœur. Je n'avais prémédité aucune réponse avant que de le voir, la seule vérité ingénue était toute ma force, et je me trouvais aussi contente que mes méprises fussent connues que les grâces de Dieu. Mes misères pouvaient s'être mêlées avec ses pures lumières, mais la boue peut-elle ternir le soleil? J'espérais que le même Dieu, qui fit autrefois parler une ânesse, pourrait faire parler une femme qui souvent ne savait pas plus ce qu'elle disait que l'ânesse de Balaam. C'étaient là les dispositions de mon coeur lorsque j'eus la conférence avec M. de Meaux, et grâce à Dieu, je n'en eus jamais d'autre.

[5.] Les2981 difficultés qu'il me faisait ne venaient, comme je crois, que du peu de connaissance qu'il avait des auteurs mystiques, qu'il avouait n'avoir jamais lus, et du peu d'expérience qu'il avait des voies intérieures : il avait été frappé en quelques occasions des choses extraordinaires qu'il avait vues en certaines personnes, ou qu'il avait lues, et qui lui faisaient juger que Dieu avait des routes particulières par lesquelles il les faisait parvenir à une grande sainteté. Mais cette voie de foi simple, petite, obscure, et qui produit dans les âmes selon les desseins de Dieu cette variété de conduites particulières par où il les conduit en lui-même, c'était un jargon qu'il regardait comme l'effet d'une imagination creuse, et dont les termes lui étaient aussi inconnus qu'insupportables188.

[6.] Une autre chose qu'il me reprochait est d'avoir mis quelque part que je n'avait point de grâces pour certaines âmes, ni pour moi. Lorsque j'ai parlé de n'avoir plus de grâces pour moi, je n'ai pas prétendu parler de la grâce sanctifiante, dont on a toujours besoin, mais des grâces gratuites, sensibles, distinctes, et aperçues, qui s'éprouvent dans les commencements de la vie spirituelle. Je voulais dire que je ne contribuais au règne de Dieu par rien d'éclatant, mais en gagnant quelques âmes par mes opprobres, par les ignominies et les confusions. Il attribuait au sensible ce qui était purement spirituel, comme ce que j'avais mis dans ma vie d'une impression que j'avais eue à Beyne, étant avec Madame de C(harost). Il2982 est certain que mon état n'a jamais été d'avoir des choses [29] extraordinaires, qui redondent189 sur le corps, et je crois que cela n'arrive ordinairement que dans l'amour sensible, et non purement spirituel. Mais dans cette occasion, où l'on avait lu un passage de la Sainte Ecriture dont la lumière me fut donnée très profonde, les personnes qui étaient présentes l'expliquaient à contre-sens, je n'osais parler et il se faisait en moi un contraste entre ce que je connaissais, qui était vrai, et ce qu'on disait, qui ne le pouvait être. L'impuissance de parler, ne l'osant, la nécessité d'entendre parler les autres, me fit un effet que je n'ai senti que cette fois, et qui redonda sur mon corps au point de me trouver mal. C'est ce que dit saint Jean de la Croix : «  Ils bégaient un je ne sais quoi qui me tue et me met hors de moi190. »

Il est vrai que j'ai senti dans le cœur, lorsque Dieu me donnait quelques âmes, des douleurs intolérables et inexplicables191. C'était une impression vive dans le fond de l'âme, que je ne puis mieux faire entendre que par celle qui m'est donnée, que Jésus-Christ en faisant ouvrir son côté sur la croix avait enfanté les prédestinés. Il fit ouvrir son cœur comme pour faire voir qu'ils sortaient de son coeur. Il souffrit au jardin des Olives la douleur de la séparation des réprouvés qui ne profiteraient pas du sang qu'il devait répandre pour eux. Cette douleur était excessive en lui, et telle qu'il fallait la force d'un Dieu pour la porter. J'ai expliqué cela dans l'Evangile de saint Matthieu.

[7.] M. de Meaux me fit encore de grandes difficultés sur ce que j'avais dit dans ma vie de l'état apostolique. Ce que j'ai voulu dire est que les personnes que leur état et leur condition, comme les laïques et les femmes, éloignent d'aider aux âmes, ne doivent pas s'ingérer d'elles-mêmes, mais que, quand Dieu voulait s'en servir par son autorité, il fallait qu'ils fussent mis par état dans ce que j'en avais écrit192.

Ce qui y avait donné lieu, c'est que quantité de bonnes âmes qui sentent les prémices de l'onction de la grâce, de cette onction dont parle saint Jean, qui2983 enseigne toute vérité, lors, dis-je, qu'elles commencent à sentir cette onction, elles en sont si charmées, [30] qu'elles voudraient faire part de leur grâce à tout le monde. Mais comme elles ne sont pas encore dans la source, et que cette onction leur est donnée pour elles-mêmes et non pour les autres, en se répandant au-dehors elles perdent peu à peu l'huile sacrée, imitant les vierges folles, au lieu que les sages gardèrent leur huile pour elles jusqu'à ce qu'elles fussent introduites dans la chambre de l'Epoux. Alors elles peuvent donner de leur huile, parce que l'Agneau est la lampe qui les éclaire. Que cet état soit possible, il n'y a qu'à ouvrir les histoires de tous les temps pour faire voir que Dieu s'est servi de laïques et de femmes sans science pour instuire, édifier, conduire et faire arriver des âmes à une très haute perfection.

Je crois qu'une des raisons pour lesquelles Dieu a voulu en user de la sorte, c'est afin que la gloire ne lui en fût pas dérobée. Il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes193. Il semble que Dieu, jaloux de l'attribution que l'on fait aux hommes de ce qui n'est dû qu'à lui, ait voulu faire un paradoxe de ces personnes qui sont hors d'état de lui rien ravir de sa gloire. Pour ce qui me regarde, je suis prête à croire que mes imaginations se sont mêlées comme des ombres à la vérité divine, ce qui peut bien la couvrir, mais non pas l'endommager. Je prie Dieu de tout mon coeur qu'il m'écrase par les voies les plus terribles plutôt que de lui dérober la moindre gloire. Je ne suis qu'un pur néant. Mon Dieu est tout-puissant, qui se plaît d'exercer son pouvoir sur le néant.

[8.] La première fois que j'écrivis ma vie, elle était très courte : j'y avais mis en détail mes péchés et n'y avais que très peu parlé des grâces de Dieu. L’on me la fit brûler, et l’on me commanda absolument de ne rien omettre, et d'écrire sans retour sur moi-même tout ce qui me viendrait. Je le fis. S'il y a quelque chose de trop orgueilleux, je ne suis capable que de misères. Mais j'ai cru qu'il était plus à propos d'obéir sans retour, que de désobéir et de cacher les miséricordes de Dieu par une humilité propriétaire. Dieu peut avoir eu ses desseins en cela. C'est un mal de publier le secret de son roi, mais c'est bien fait de déclarer les grâces du Seigneur son Dieu, et de [31] rehausser ses bontés par la bassesse du sujet sur lequel il les exerce. Si j'ai failli, le feu purifiera le tout194. Je n'ai nulle peine à croire que je me sois trompée2984, mais je ne puis ni m'en plaindre, ni m'en affliger. Quand je me suis donnée à Notre Seigneur, ç'a été sans réserve et sans exception : et comme je n'ai écrit que par obéissance, je suis aussi contente d'écrire des extravagances que de bonnes choses. Ma consolation est que Dieu n'est ni moins grand, ni moins parfait, ni moins heureux pour tous mes égarements. Les choses sont-elles écrites, il ne m'en reste rien dans la tête, je n'en ai nulle idée. Lorsque je puis réfléchir, il me paraît que je suis au-dessous de toutes créatures et un vrai néant.

[9.] Lorsque j'ai parlé195 de lier et de délier, ce mot ne doit point être pris au sens qu'il est dit de l'Eglise. C'était une certaine autorité que Dieu semblait me donner pour tirer les âmes de leurs peines et les y replonger, Dieu permettant que cela se trouvât vrai dans les âmes; non que j'aie cru en être meilleure, ni que cela se fît en manière réfléchie sur moi, ce que Dieu n'a jamais permis, mais j'ai mis, en écrivant simplement et sans retour, les choses comme elles m'étaient montrées.

[10.] M. de Meaux insistait toujours (à dire) que je travaillais à étouffer les actes distincts comme les croyant imparfaits. Je ne l'ai jamais fait, et quand je fus mise intérieurement dans l'impuissance d'en faire, que mes puissances furent comme liées, je m'en défendis de toutes mes forces, et je ne cédai au fort et puissant Dieu que par faiblesse. Il me semble même que cette impuissance de faire des actes réfléchis ne m'ôtait point la réalité de l'acte; au contraire, je trouvais que ma foi, ma confiance, mon abandon, ne furent jamais plus vifs, ni mon amour plus ardent. Cela me fit comprendre qu'il y avait une manière d'acte direct et sans réflexion, et je le connaissais par un exercice continuel d'amour et de foi qui, rendant l'âme soumise à tous les événements de la providence, la porte à une véritable haine de soi-même, n'aimant que les croix, les ignominies, les opprobres. Il me semble que tous les caractères chrétiens et évangéliques lui sont donnés.

Il est vrai que sa confiance est [32] pleine de repos, exempte de souci et d'inquiétude. Elle ne peut faire autre chose que d'aimer et se reposer en son amour. Elle est comme une personne ivre et qui est incapable d'autre chose que de son ivresse. La différence de ces personnes et des autres est que les autres2985 mangent la viande pour se nourrir, la mâchant avec soin, et celles-ci en avalent la substance sans y réfléchir. Je suis si éloignée de vouloir étouffer les actes distincts comme étant imparfaits que, pour peu qu'on se donne la peine de lire mes écrits, on y remarquera en beaucoup d'endroits des expressions qui sont des actes très distincts. Il serait facile de faire voir qu'ils coulent alors de source, et pourquoi l'on exprime dans ce temps-là son amour, sa foi et son abandon d'une manière très distincte, qu'on le fait de même dans des cantiques ou chansons spirituelles, et qu'on ne peut le faire à l'oraison à moins que Dieu n'y pousse.

[11.] Il faut remarquer que les actes doivent être selon l'état de l'âme : si elle est multipliée, les actes doivent être multipliés, si elle est simple, simples, enfin directs ou réfléchis. La patience est un acte. Celui qui reçoit fait un acte moins2986 marqué que celui qui donne. L'écoulement de l'âme en Dieu est un acte. Celui qui est mû et agi a des actes.

Ils ne sont pas actes propres à la vérité. Les âmes ne sont2987 pas le principe de leurs actes. C'est un acte que de suivre la main qui pousse. L'agent remue son sujet, le sujet remué agit par son moteur. Tout cela sont des actes, mais non des actes rangés et méthodiques, ni dont l'âme soit le principe, mais Dieu. Or les actes que Dieu fait faire sont plus nobles et plus parfaits, quoique plus insensibles. Ceux qui sont remués par l'esprit de Dieu, sont enfants de Dieu196. Celui qui est remué fait un acte, qui n'est pas proprement un acte sien, mais un acte de se laisser mouvoir sans résistance. Qui n'admet pas ces actes secondaires, détruit toutes les opérations de la grâce comme premier principe et fait que Dieu n’est que2988 secondaire et ne fait qu'accompagner notre action : ce qui est opposé à la doctrine de l'Eglise. Celui qui se laisse mouvoir fait un acte de soumission, etc.

[12.] Je2989 puis dire la même chose des demandes, car c'est sur les demandes sur quoi M. de Meaux m'a le plus tourmentée, non seulement dans cette première conférence, mais dans celles que j'eues avec lui sur la fin de la même année, dont je parlerai dans la suite. Je rassemble ici, autant que je m'en puis souvenir, tout ce qui a eu rapport à cet examen pour n'en pas faire à deux fois. M. de Meaux voulait donc que je fisse des demandes, mais que pouvais-je demander? Dieu me donne plus de biens que je n'en veux, que lui demanderais-je ? Il prévient mes demandes et mes désirs. Il me fait oublier moi-même afin de penser à lui. Il s'est oublié pour moi, comment ne l'oublierais-je pas pour lui ? Celui à qui l'amour laisse assez de liberté pour penser à soi, n'aime guère, ou du moins, peut aimer davantage. Celui qui ne pense point à soi, ne peut ni demander, ni prier pour soi : son amour est sa prière et sa demande. O divine charité, vous êtes toute prière, toute demande, toute action de grâce, et cependant vous n'êtes rien de cela : vous êtes une prière substantielle, qui renferme éminemment toute prière distincte et détaillée. O amour, vous êtes ce feu sacré, qui rendez pures et innocentes vos victimes sans qu'elles pensent à leur pureté. Elles parlent d'elles hors d'elles, en vous comme de vous, sans distinction. [33] Je ne m'étonne pas, ô David, de ce que vous parliez de vous comme du Christ dont vous étiez la figure. Vous étiez devenu tellement une même chose avec lui, que dans les mêmes endroits, vous parlez de vous et de lui sans changer de style ni de personne. Enfin, il me semble que l'exercice de la charité contient toute demande et toute prière et, comme il y a un amour sans réflexion, il y a aussi une prière sans réflexion; et celui qui a cette prière substantielle, satisfait à toutes prières, puisqu'elle les renferme toutes. Elle ne les détaille pas à cause de sa simplicité. Le cœur qui veille sans cesse à Dieu, attire la vigilance de Dieu sur lui.

Il y a deux sortes d'âmes : les unes auxquelles Dieu laisse la liberté de penser à elles, et d'autres que Dieu invite à se donner à lui par un oubli si entier d'elles-mêmes qu'il leur reproche les moindres retours. Ces âmes sont comme de petits enfants qui se laissent porter à leurs mères, qui n'ont aucun soin de ce qui les regarde. Cela ne condamne pas ceux qui agissent. Les uns et les autres suivent leur attrait selon l'Esprit de grâce et le conseil d'un directeur éclairé. Qu'on ouvre le livre de l'Amour de Dieu de saint François de Sales, il dit la même chose en une infinité d'endroits197. Je dis donc qu'il y a des impuissances spirituelles comme des corporelles. Je ne condamne point les actes ni les bonnes pratiques, à Dieu ne plaise! Lorsque j'ai écrit de ces choses, je n'ai point prétendu donner de remèdes à ceux qui marchent et qui ont facilité pour ces pratiques, mais je l'ai fait pour beaucoup de personnes qui ne peuvent faire ces actes distincts. L’on2990 dit que ces remèdes sont dangereux et qu'on en abuse; il n'y a qu'à ôter l'abus, et c'est à quoi j'ai travaillé de tout mon pouvoir.

[13.] M. de Meaux prétendait qu'il n'y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d'oraison et qui soient dans cette difficulté de faire des actes. Il y en a plus de cent mille dans le monde; ainsi l'on a écrit pour ceux qui sont dans cet état. J'ai tâché d'ôter un abus et c'est ce qui a pu faire l'excès de mes termes, qui est que des âmes qui commencent à sentir certaines impuissances, ce qui est fort commun, croient être au sommet de la perfection; et j'ai voulu, en relevant ce dernier état, leur faire comprendre leur éloignement. Pour ce qui regarde le fond de la doctrine, j'avoue [34] mon ignorance. J'ai cru que mon directeur ôterait les termes mauvais, et qu'il corrigerait ce qu'il ne croirait pas bien. J'aimerais mieux mourir mille fois que de m'écarter des sentiments de l'Eglise, et j'ai toujours été prête de désavouer et condamner tout ce que j'aurais pu dire ou écrire qui eût pu y être contraire.


3.15  MORT DE M. FOUQUET

[l.] Cette conférence étant finie, je ne songeai plus qu'à la retraite, suivant le conseil de M. de Meaux; je veux dire, ne voir plus personne, comme j'avais commencé de faire il y avait déjà un temps assez considérable. J'écrivis auparavant quelques lettres à M. de Meaux où je tâchai de lui expliquer les choses qu'il ne m'avait pas laissé le loisir de lui dire dans la conférence. Je les adressai à M. de Chevreuse par2991 qui tout avait passé, et il avait la bonté de m'en envoyer les réponses. La vivacité de M. de Meaux, et les termes durs qu'il employait quelquefois, m'avaient persuadée qu'il me regardait comme une personne trompée et dans l'illusion. J'en écrivis sur ce pied à M. de Chevreuse qui2992 lui montra ma lettre, dans laquelle je le remerciais aussi de toutes les peines qu'il s'était données. M. de Meaux lui répondit que les difficultés sur lesquelles il insistait encore ne regardaient ni la foi, ni la doctrine de l'Eglise, qu'il pensait différemment de moi à la vérité sur ces articles dont il s'agissait, mais qu'il ne m'en croyait pas moins catholique et que, si pour ma consolation et celle de mes amis, je souhaitais une attestation de ses sentiments, il était prêt de me donner un certificat par lequel il paraîtrait qu'après m'avoir examinée, il n'avait rien trouvé en moi que de catholique, et qu'en conséquence il m'avait administré les sacrements de l'Eglise.

M. le duc de Chevreuse eut2993 la bonté de me le mander de sa part, mais je le remerciai et le priai de lui dire que n'ayant souhaité de le voir que pour mon instruction particulière, et par rapport à un petit nombre d'amis qui auraient pu concevoir de l'inquiétude de tout le fracas qu'on avait fait, il me suffisait du témoignage qu'il avait la bonté de leur rendre et à moi aussi; que je ferais mon possible pour me conformer aux choses qu'il m'avait prescrites. Mais que la sincérité dont je faisais profession ne me permettait pas de lui cacher qu'il y en avait sur lesquelles je ne [35] pouvais lui obéir, quelque envie sincère que j'en eusse, et quelque effort que je me fusse fait pour entrer dans cette pratique. Après quoi, je rompis tout commerce avec les uns et les autres, en les assurant néanmoins que, toutes les fois qu'il s'agirait de rendre raison de ma foi, je reviendrais au premier signal qu'on m'en donnerait par la voie de celui qui était chargé de mon temporel.

[2.] M. Fouquet fut le seul à qui je confiai le lieu de ma retraite. Il me manda au bout de plusieurs mois que le changement de Mme de Maintenon pour moi étant devenu public, les personnes qui m'avaient déjà tant persécutée ne gardaient plus de mesure; que c'était un déchaînement horrible, et qu'on débitait des histoires où l'on attaquait mes moeurs d'une manière très indigne. Cela me fit prendre le parti d'écrire à Mme de Maintenon une lettre qui aurait dû, ce semble, faire tomber sa prévention, ou du moins la mettre, aussi bien que le public, à portée de connaître la vérité. Je lui mandai que, tant qu'on ne m'avait accusée que de faire oraison et d'apprendre aux autres à la faire, je2994 m'étais contentée de demeurer cachée; que j'avais cru, ne parlant et n'écrivant à personne, que je satisferais tout le monde, et que je tranquilliserais le zèle de certaines personnes de probité qui n'avaient de la peine que parce que la calomnie les indisposait; que j'avais espéré par là d'arrêter la calomnie. Mais qu'apprenant qu'on m'accusait de choses qui intéressaient l’honneur et qu'on parlait de crimes, je croyais2995 devoir à l'Eglise, à ma famille et à moi-même la connaissance de la vérité; que je lui demandais une justice qui n'avait jamais été refusée à personne, même aux plus criminels; c'était2996 de me faire mon procès, et de me faire donner2997 des commissaires moitié ecclésiastiques, moitié laïques, tous gens d'une probité reconnue et sans prévention, car la seule probité ne suffisait pas dans une affaire où la calomnie avait prévenu une infinité de gens. J’ajoutais que, si l’on voulait bien m'accorder cette grâce, je me rendrais dans une telle prison qu'il lui plairait, ou au roi, de m'indiquer, que je m'y rendrais avec une fille qui me servait depuis quatorze ans.

Je lui disais encore que si Dieu faisait connaître la vérité, elle pourrait voir que je n'étais pas tout à fait [36] indigne des bontés dont elle m'avait honorée autrefois; que si Dieu voulait2998 que je succombasse sous l'effort de la calomnie, j'adorais sa justice, et m'y soumettais2999 de tout mon coeur, demandant même la punition que ces crimes méritaient; que des grâces de cette nature ne se refusant guère, si elle avait la bonté de me m’accorder celle-ci, je me rendrais au bout de huit jours dans la prison qu’il lui plairait de m’indiquer.

J'adressai3000 cette lettre exprès à M. le duc de Beauvilliers pour m'assurer qu'elle lui fût rendue198, le suppliant de la rendre lui-même en main propre, et de dire que j'en enverrais quérir la réponse au bout de sept ou huit jours. Il eut la bonté de rendre ma lettre. Mais Mme de Maintenon lui répondit qu'elle n'avait jamais rien cru des bruits que l'on faisait courir sur mes moeurs, qu'elle les croyait très bonnes, mais que c'était ma doctrine qui était mauvaise, qu'en justifiant mes moeurs, il était à craindre de donner cours à mes sentiments, que ce serait en quelque façon les autoriser, et qu'il valait mieux approfondir une bonne fois ce qui avait rapport à la doctrine, après quoi tout le reste tomberait de lui-même.

[3.] M. Fouquet, qui était tombé dans une maladie de langueur, mourut dans ce temps-là. C'était un grand serviteur de Dieu et un ami fidèle, dont la perte m'aurait bien été sensible dans les circonstances où je me trouvais, si je n'avais eu plus d'égard au bonheur dont il allait jouir qu'aux secours dont je me trouvais privée dans un abandon si général. J'envoyais tous les jours une fille qui était à moi savoir de ses nouvelles, parce que je ne sortais point du tout. Il me manda que j'aurais des traverses horribles et qu'il y aurait de fortes persécutions, telles que, si elles n'étaient abrégées en faveur des élus, personne n'y pourrait résister; mais que Dieu me maintiendrait au milieu de l'affliction. Comme il était plein de foi et d'amour de Dieu, il mourut avec une joie très grande. Il m'arriva de lui écrire que je croyais qu'il mourrait avant la Fête-Dieu; c'était huit jours auparavant199. Comme il n'avait point de fièvre, mais la langueur dont j'ai parlé, personne ne le croyait; cependant il assura que cela serait comme je le lui mandais. Une de mes filles par qui je lui avais envoyé ma lettre et qui la lui lut, s'en revint tout effrayée : « Madame, me dit-elle, qu'avez-vous fait d'avoir mandé cela à M. Fouquet ? Il est pour vivre encore plus de deux mois, et [37] on le dit ainsi. Mme de ... qui3001 est là et d'autres, diront que vous êtes une fausse prophétesse. » Je me pris à rire, et lui demanda pourquoi elle avait de l'amour-propre pour moi, «  J'ai dit ce qui m'est venu de dire en ce moment. Si Dieu veut que je n'aie parlé que pour en recevoir de l'humiliation, que m'importe ? Si j'ai dit la vérité, il y a peu à attendre. » M. Fouquet donna ordre à tout et à son enterrement, qu'il voulait être avec les pauvres et comme un pauvre.

[4.] La surveille de la Fête de Dieu au matin, cette même fille y fut de ma part. Elle le trouva à l'ordinaire. Il lui dit qu'il me viendrait dire adieu en mourant, mais qu'il ne me ferait point de frayeur. Elle lui dit qu'il n'était pas pour mourir si tôt ; il lui répondit avec cette foi qui lui était ordinaire : « Je mourrai comme elle me l'a mandé. » Cette fille trouva Mme de .... Elle lui dit par un amour-propre intolérable pour moi : « Madame ne voulait peut-être dire qu'à la petite fête de Dieu. » Elle revint et me dit ces mêmes raisons, que M. Fouquet se portait mieux et ce qu'elle avait dit à Mme ...; je la blâmai fort, et lui demandai qui l'avait rendue l'interprète des volontés de Dieu. Pour M. Fouquet, il n'hésita jamais.

Comme j'étais au lit le soir, sur le minuit, la surveille de la Fête de Dieu, il vint une lueur dans ma chambre qui fit briller de petits clous dorés qui étaient dans un endroit proche de mon lit, avec un bruit comme si toutes les vitres de la maison fussent tombées. La fille qui était couchée proche de ma chambre, monta dans celle de sa compagne, croyant que toutes les vitres étaient tombées dans le jardin. Cependant il n'y avait rien du tout. Je ne fis dans ce moment aucune réflexion à cela et j'envoyai à l'ordinaire, dès le matin, savoir des nouvelles de M. Fouquet. Elle le trouva mort et apprit que c'était à la même heure que ce que j'ai dit arriva200. Je n'eus que de la joie de sa mort tant j'étais certaine de son bonheur, et quoique je perdisse le meilleur ami que j'eusse au monde et qui pouvait m'être utile dans la tempête dont j'étais menacée, la joie du bonheur qu'il possédait et de l'accomplissement de la volonté de Dieu ne laissa chez moi nulle place à la douleur. Je savais que je perdais un ami qui ne craignait rien, parce qu'il n'avait rien à perdre et qui m'aurait servi aux dépens de sa vie même, mais que mes intérêts étaient éloignés de moi et que le sien [38] me tenait bien plus au cœur ! Il possédait celui qu'il avait aimé et servi. Je lui aurais bien plutôt porté envie que de le pleurer, si l'amour de la volonté de Dieu n'eût pas prévalu dans mon cœur sur toutes choses. J'appris les circonstances de sa mort, qui furent telles : M. l'abbé de Ch., son neveu, ne le quittait point. Lorsqu'il fut onze heures et demie du soir, il lui dit de s'aller reposer, et de revenir dans une petite heure, qu'il le retrouverait comme il plairait à Dieu. Il avait reçu tous ses sacrements, même l'extrême-onction. M. l'abbé de Ch. fit ce qu'il lui avait dit et revint trois quarts d'heure après : il le trouva expiré. Il avait un visage si tranquille, point changé, il ne roidit jamais et quoiqu'il fût mort d'un dévoiement, il n'y avait aucune mauvaise odeur, au contraire, on ne pouvait se lasser de le regarder. A quelques jours de là, je rêvai que je le voyais de la même manière que lorsqu'il était en vie. Je savais néanmoins qu'il était mort. Je lui demandai comment il se trouvait en l'autre monde. Il me répondit avec un visage content : «  Ceux qui font la volonté de Dieu, ne peuvent lui déplaire. » J'ai cru que cette petite digression ne déplairait pas à ceux pour qui j'écris ici, parce que la plupart l'ont connu.

[5.] Je fus extrêmement touchée du refus que fit Mme de Maintenon de me donner des commissaires201. Je connus bien qu'on voulait m'ôter la seule ressource par où je pouvais faire connaître mon innocence et qu'on ne voulait faire ce nouvel examen que pour imposer au public et rendre la condamnation plus authentique. On prétendait par là fermer la bouche à ceux de mes amis qu'une conduite trop passionnée aurait blessés, car quoiqu'ils ne fissent rien pour me justifier, leur silence dans un décri si universel et leur refus de me condamner comme les autres, faisaient assez juger qu'ils pensaient autrement qu'eux et qu'ils souffraient en paix ce qu'ils ne pouvaient empêcher. Je pris le parti de laisser à Dieu tout ce qu'il lui plairait d'en ordonner, car comment imaginer qu'une offre de cette nature ne fît pas tomber la prévention ? Je n'ignorais pas qui étaient ceux qui s'y opposaient. L’on craignait qu'on ne reconnût mon innocence et les machines qu'on avait employées pour [39] la ternir ; quelques-uns craignaient d'être accusés. Mais, grâces à Dieu, je n'ai jamais eu envie d'accuser personne, ni aucun de mes persécuteurs. Mes vues ne s'attachent pas si bas. Il y a une main souveraine que j'adore et que j'aime, qui se sert de la malice des uns et du zèle sans connaissance des autres, afin de faire son oeuvre par ma destruction.

Je crois aussi que Dieu s'est servi de cela pour arracher à mes amis certains appuis imparfaits et trop humains qu'ils avaient en la créature, Dieu voulant qu'ils fondassent tout leur appui en lui seul. Ils étaient de plus flattés par une certaine confiance que ces personnes avaient en eux par préférence à bien d'autres, par un goût trop naturel. Dieu3002 les voulait trop purs pour leur laisser toutes ces choses, et je connus qu'ils recevraient beaucoup plus de mal de ce côté qu'ils n'en avaient reçu de bien. Les écarts paraissent peu de chose d'abord, mais dans la suite, ils paraissent ce qu'ils sont. Comme cette personne avait pris le change, il y avait peu à espérer de son ministère. Dieu n'a besoin de l'entremise de personne pour faire son œuvre. Il ne bâtit que sur le débris. Il faut bien se donner de garde de se laisser aller à la tentation de juger de la volonté de Dieu sur le succès apparent des choses ; car comme on arrange dans sa tête des moyens vraisemblables par lesquels Dieu veut être glorifié, lorsqu'il détruit ces moyens on compte qu'il ne le fera pas. Dieu ne peut jamais être glorifié que par son Fils, et dans ce qui a le plus de rapport à son Fils. Toute autre gloire est selon l'homme et non pas selon Dieu.

[6.] On me dira : « Mais, de passer pour hérétique? » Qu'y puis-je faire ? J'ai écrit simplement mes pensées : je les soumets de tout mon coeur. On dit qu'elles peuvent avoir un bon et un mauvais sens. Je sais que je les ai écrites dans le bon ; que j'ignore même le mauvais et je soumets l'un et l'autre. Que puis-je faire de plus ? Lorsque j'ai écrit, j'ai été toujours prête de brûler ce que j'écrivais au moindre signal. Qu'on le brûle, censure, etc., je n'y prends point de part. Il me suffit que mon coeur me rende témoignage de ma foi puisqu'on ne veut point de témoignage public que j'offre d'en rendre. L’on veut corrompre mes moeurs pour corrompre ma foi. Je veux justifier les moeurs pour justifier la foi. L’on ne le veut pas. Que puis-je faire de plus? Si on me condamne, on ne peut pas pour cela m'ôter du sein de l'Eglise ma Mère, puisque je condamne ce qu’on condamne dans3003 mes écrits. Je ne puis point avouer avoir eu des pensées que je n'eus jamais, ni avoir commis des crimes que je n'ai pas même connus loin de les [40] commettre, parce que ce serait mentir au Saint-Esprit ; et de même que je suis prête de mourir pour la foi et les décisions de l'Eglise, je suis prête de mourir pour soutenir que je n'ai point pensé ce qu'on veut que j'aie pensé en écrivant, et que je n'ai point commis les crimes qu'on m'impute. Il est certain que dans la manière, même réglée, dont on en usait à mon égard (je ne parle pas de la manière passionnée, qui était sans exemple), l’on contrevenait absolument à l'Evangile, parce que, selon l'Evangile, il faut m'appeIer, me demander quelle a été ma pensée en écrivant ce que j'ai écrit, me faire voir l'abus qu'on en peut faire : alors moi, condamnant de tout mon coeur le mauvais sens qu'on y peut donner, déclarant que je ne l'ai jamais compris, priant qu'on3004 brûle tout quand même il serait bon, si l’on en peut faire un mauvais usage, ne doit-on pas me faire justice ? et dire que, m'étant méprise dans mes expressions, que n'ayant eu qu'une bonne intention en ce que j'ai écrit, l’on condamne mes livres sans me condamner moi-même et qu'au contraire on approuve ma bonne foi et ma soumission ? Ce que je dis ici n'est que pour les règles ordinaires de l'Eglise.

[7.] Mais comme3005 il était à propos de n'avoir plus aucun commerce, afin de ne scandaliser personne, pour pratiquer cet autre endroit Si votre oeil vous est un sujet de scandale, arrachez-le202, je me déterminai à m'éloigner entièrement. Avant que de le faire, je mandai à un petit nombre d'amis qui me restaient la résolution que je prenais, et que je leur disais le dernier adieu, soit que je mourusse de la maladie que j'avais car il y avait plus de quarante jours que j'avais la fièvre continue avec deux grands redoublements par jour, soit que j'en revinsse, que j'étais également morte pour tous; que je priais Dieu d'achever en eux l'œuvre qu'il avait bien voulu y faire; que si ce méchant néant y avait contribué quelque chose de bon par sa grâce, il saurait bien y conserver ce qui était sien; que si j'avais semé l'erreur par mon ignorance, ce que je ne croyais pas, puisque nous n'avions jamais parlé ensemble que de renoncer à nous-mêmes, porter notre croix, suivre Jésus-Christ, l'aimer sans intérêt et sans rapport à soi, ils pouvaient juger que c'était pour eux, et non pour moi, que je me privais de tout commerce avec eux qui ne m'avaient jamais qu'édifiée et été utiles, au lieu que j'avais pu leur nuire sans le vouloir et être occasion de scandale. Je les priai en même temps de [41] me regarder comme une chose oubliée


3.16 LES JUSTIFICATIONS

[l.] Je commençais à m'apercevoir qu'on en voulait à d'autres qu'à moi dans la persécution que l'on me suscitait : l'objet était trop peu considérable pour tant de mouvements et tant d'agitations. Mais comme ceux qu'on avait en vue étaient hors de prise par eux-mêmes, l’on croyait les entamer par l'estime qu'ils avaient témoignée pour une personne si décriée, et que l'on s'efforçait de rendre toujours plus odieuse. J'avais averti M. l'abbé de F. longtemps3006 auparavant du changement de Mme de Maintenon à son égard et de ceux qui lui témoignaient le plus de confiance, sans3007 qu'il m'eût voulu croire. J'avais connu les artifices qu'on employait pour cela et j'avais fait mes efforts pour le précautionner contre des personnes qui avaient toute sa confiance, pour ne s'y pas livrer sans nécessité, et pour lui faire sentir qu'on agissait avec moins de droiture qu'il ne le voulait croire. Il persista toujours3008 dans la pensée où il était que je me trompais, et j'attendis en paix que Dieu le désabusât par d'autres voies. L'événement a depuis justifié mes conjectures, et l'on a vu ces mêmes personnes le pousser sans ménagement et jouir sans partage d'une confiance et d'une faveur qu'il aurait pu conserver s'il avait été moins à Dieu, et plus touché de ces sortes d'avantages dont le commun des hommes est si avide.

[2.] Je3009 connus que Mme de Maintenon se servirait de ma lettre pour avoir occasion de parler contre moi; qu'elle le faisait même avec un bon motif, dans la fausse persuasion où elle pouvait être que, comme elle avait contribué à me tirer d'oppression quelques années auparavant, elle croyait devoir s'employer à m'accabler. Ce qui me faisait le plus de peine, c'est qu'elle jugeait des autres par l'impression qu'elle avait contre moi. Toutes ces connaissances et quelques songes que j'avais faits (car Dieu souvent par cette voie m'a fait connaître une partie des choses qu'on a faites contre moi) me3010 firent résoudre à demeurer inconnue en attendant l'événement de la providence. Si j'avais pu être sensible à quelque chose, ç'aurait été à la peine des autres et aux maux que je leur pouvais causer, si je les avais pu regarder autrement que dans la volonté de Dieu, dans laquelle les plus grands maux deviennent des biens. Mais je suis trop peu de chose pour m'attribuer ni mal ni bien. Il n'y a qu'un mal qui me soit justement attribué, c'est le mal de coulpe203. Car quoique par la miséricorde de Dieu je n'aie point fait les maux qu'on m'attribue, j'ai assez offensé Dieu d'ailleurs par mes infidélités. Il est si pur, qu'après tant de feux de tribulation, je me trouve encore bien impure devant lui lorsqu'il me montre à moi-même ; ce n'est pas que je ne voie bien que sa bonté infinie arrache chaque jour ces impuretés, car nous ne sommes impurs que par nos attaches. L'attache même à procurer la gloire de Dieu [42] nous rend indignes qu'il se serve de nous pour cela. Je crois que les uns et les autres ont trop de foi pour imputer à autre chose qu'à la providence ce qu'ils ont souffert depuis et ce qu'ils peuvent souffrir encore. Cependant, je veux bien m'en charger devant Dieu : je le prie de tout mon coeur que je porte moi seule la peine de tous. O mon Seigneur, exercez sur moi en cette vie et en l'autre, si vous le voulez, une justice sans miséricorde, mais faites miséricorde à ceux-ci en cette vie et en l'autre. Que je sois le bouc émissaire204, chargé de l'iniquité de votre peuple : que tout tombe sur moi seule. O mon Dieu, épargnez-les tous, mais ne m'épargnez pas, je vous en conjure par votre sang. Vous savez, Seigneur, que je n'ai point cherché ma gloire ni ma justification en ce que j'ai fait et demandé. J'ai cherché votre seule gloire, j'ai voulu me justifier pour eux, cela n'a pu être, soyez vous-même leur justification et leur sanctification !

[3.] Quoique je prisse la résolution de me retirer de tout commerce, je ne laissai pas de faire savoir que toutes les fois qu'il s'agirait de répondre de ma foi, ce qu'on pourrait me faire savoir par la voie de mon temporel, je serais prête de me rendre partout où l'on voudrait. Peu de jours après, j'appris que Mme de Maintenon, de concert avec quelques personnes de la cour qui étaient déjà entrées dans cette affaire, qui avaient de la bonté pour moi et qui s'y intéressaient de bonne foi, avait pris le parti de faire faire un nouvel examen de mes écrits et d'employer pour cela des gens d'un savoir et d'une probité reconnue. M. le Duc de Chevreuse se3011 chargea de me le faire savoir. Il me manda qu'il croyait, aussi bien que les autres en qui j'avais le plus de confiance, que c'était la voie la plus sûre de faire revenir les esprits et de faire tomber la prévention. Ce l'aurait été en effet si chacun y eût procédé avec les mêmes vues et la même intention. Mais c'était une condamnation que l'on voulait assurer, et la rendre si authentique, que ceux qui jusque-là étaient restés persuadés de ma bonne foi et de la droiture de mes intentions, ne pussent tenir contre un témoignage d'autant moins suspect qu'ils semblaient l'avoir recherché eux-mêmes et que tout, pour ainsi dire, eût passé par leurs mains. Je fis ce qu'on voulut, et je mandai que j'étais toujours prête de rendre [43] raison3012 de ma foi et que je ne demandais pas mieux que d'être redressée si, contre mon intention, il m'était échappé quelque chose qui ne fût pas conforme à la saine doctrine205.

[4.] On ne songea donc plus qu'à chercher sur qui on jetterait les yeux pour faire cet examen. Il fallait des personnes également agréables aux uns et aux autres, qui eussent la science, la piété et quelque connaissance des auteurs mystiques, parce que c'était cela principalement dont il s'agissait, de juger mes écrits par le rapport qu'ils pourraient avoir avec les leurs, soit pour le fond des sentiments, soit pour la conformité des termes et des expressions. Cette discussion paraissait difficile à faire dans Paris à cause de Monseigneur l'archevêque3013206, à qui toutes les parties convinrent qu'il lui en fallait ôter la connaissance. Il ne l'aurait pas souffert, parce que naturellement elle le regardait seul au milieu de son diocèse, et3014 s'il eût voulu le faire lui-même, aucun de ceux qui entraient dans cette affaire n'avait assez de confiance3015 en lui pour s'en reposer sur sa décision.

Je dirai pourtant ici que dans le cours de cet examen, Monseigneur l'archevêque ayant reçu quantité de mémoires faux qu'on lui avait donnés contre moi, fit dire à une dame de mes amies par une parente de lui et de cette dame, que je le vinsse voir et qu'il me tirerait de toutes mes peines. Il voulait en avoir la gloire et qu'un autre ne s'en mêlât pas. Il m'aurait pleinement justifiée, ainsi que je l'ai appris de bonne part depuis ce temps-là. Je dois cette justice à la fidélité de mon Dieu qu'il ne me manqua pas dans cette occasion et qu'il me fut mis au coeur d'y aller. Je me croyais même obligée d'obéir à la voix de mon pasteur, mais mes amis, qui craignaient que M. de Paris ne tirât mon secret sur M. de Meaux, ignorants qu'il ne l'avait pas gardé lui-même207, ne me permirent pas d'y aller, ni de suivre le penchant que j'y avais. Je n'y fus donc point, agissant en cette occasion contre mon propre coeur et voyant en gros tous les malheurs que ce refus entraînait avec lui. M. de Paris, indigné avec raison de ce que j'avais refusé de l'aller trouver, censura mes livres, ce qu’il n'avait pas fait jusqu'alors, ayant été content des explications que je lui avais données six ou sept ans auparavant. Après cette censure, on ne mit plus de bornes à la calomnie et M. de Meaux se trouva encore plus autorisé dans la condamnation qu'il avait promise à Mme de Maintenon. Je reviens à l'examen proposé.

[5.] Le premier sur qui on jeta les yeux fut M. de Meaux. Il en avait déjà fait un particulier du su de Mme de Maintenon quelques mois auparavant. Elle [44] le voulut voir pour sonder ses sentiments, et jusqu’où elle pouvait compter sur lui dans la vue qu'elle avait. Il ne fut pas difficile à ce prélat de pénétrer dans son intention et [de remarquer] la part qu'elle prenait à cette affaire, ou plutôt son inquiétude sur ses amis. Il y a lieu de croire qu'il lui promit tout ce qu'elle souhaitait, et l'on peut dire que l'événement ne l'a que trop justifié. D'un autre côté ceux qui s'intéressaient pour moi dans cette affaire, et moi-même je fus bien aise de l'y voir entrer. J'avais eu lieu de lui expliquer une infinité de choses sur lesquelles il m'avait paru content, quoique sur quelques autres il eût persisté dans une opinion contraire. Je ne doutai point que dans une discussion paisible, en présence de gens de considération et de savoir, qui seraient tous également au fait, je ne le fisse au moins revenir assez pour ne pas condamner en moi ce qu'il n'oserait pas condamner dans tant de saints canonisés par l'Eglise, aussi bien que leurs œuvres. Il m'avait de plus administré les sacrements dans le premier examen si rigoureux, et avait offert de m'en donner un certificat à telle fin que de raison208 pour ma consolation; les choses sur lesquelles nous ne convenions point, n'ayant point été décidées par l'Eglise, n'en blessaient point la foi. Toutes ces considérations me portèrent à le demander. Je demandai aussi Mgr l'évêque de Châlons, qui avait de la douceur et de la piété209 ; comme il avait été autrefois sous la conduite d’un grand serviteur de Dieu, qui avait été aussi mon directeur dans ma jeunesse210, je crus3016 qu'il aurait plus de connaissance des choses de la vie spirituelle et des voies intérieures que M. de Meaux et que mon discours lui serait moins barbare211, car en effet, c'était ce dont il s'agissait, plus que du dogme de l'Eglise. Mr le Duc de Beauvilliers et Mr l’abbé de F(énelon) souhaitèrent3017 que M. Tronson212 y entrât aussi. Il était depuis longtemps supérieur de la maison de Saint-Sulpice. Ils avaient l'un et l'autre une confiance en lui très particulière.

On leur demanda [45] à tous trois un grand secret sur cette affaire, de crainte que si elle venait à la connaissance de M. de Paris il ne s’en plaignit au roi, et ne se l’attribuât toute entière. L’on jugea même à propos, pour éviter tout embarras de ce côté là, d’y faire entrer le roi; ce que M. de Meaux fit avec beaucoup de ménagement, en sorte qu’il en fut content, quoiqu’il ne voulût pas qu’on sût qu’il y eût entré ou qu’il l’eût su à cause de M. de Paris.

[6.] Dès que3018 ces trois messieurs eurent agréé la proposition qu'on leur fit, je pris la liberté de leur écrire, pour commencer de les mettre au fait de ce qui me regardait et de ce qui avait donné lieu à cette discussion, au moins les deux derniers3019, qui y étaient peu, ou point du tout. Comme la lettre que je leur écrivis m’est retombée entre les mains, je l’insérerai ici, comme3020 une suite naturelle de ce qui se passa pour lors.

Lettre213 à Messeigneurs les Evêques de Meaux et de Châlons et à M. Tronson, en août 1694 :

Comment pourrai-je, Messeigneurs, paraître devant vous si vous me croyez coupable des crimes dont on m’accuse ? Comment pourrez-vous examiner sans horreur des livres qui viennent d'une personne qu'on veut faire passer pour exécrable? Mais aussi comment n'y paraîtrais-je pas, puisqu'ayant pris la liberté de vous demander à Sa Majesté pour examiner ma foi, et ayant été assez heureuse d'obtenir ce que je désire, ce serait me priver de l’unique ressource qu’il me reste en cette vie, qui est de pouvoir faire connaître la pureté de ma foi, la droiture de mes intentions et la sincérité de mon coeur devant des personnes qui, quoique prévenues, ne me sont nullement suspectes à cause de leur lumière, de leur droiture et de leur extrême probité ? J'avais pris la liberté de demander à Sa Majesté de joindre des juges laïques afin qu'ils approfondissent ce qui regarde mes moeurs, parce que je croyais [46] qu'il était impossible qu'on pût juger favorablement des écrits d'une personne qui passe pour coupable. Je me suis offerte d'entrer en prison ainsi que vous le verrez, Messeigneurs, par la lettre ci-jointe, si vous voulez bien en faire la lecture. J'offre3021 plus : c'est de faire voir que je n'ai fait ni pu faire les choses dont on m'accuse. Je n'entends pas que ceux qui m'accusent prouvent ce qu'ils avancent, quoique ce soit l'ordinaire, mais je m'offre de prouver que cela n'est pas. Si vous voulez bien avoir la charité d'examiner ce qui regarde le criminel, avant l’examen de livres, je vous en aurai une obligation infinie. Il est aisé d'informer à charge et à décharge de toute ma vie. Je vous dirai, Messeigneurs, avec la dernière ingénuité, les choses dont on m’a accusée et le caractère des gens qui m'accusent. Je suis prête de souffrir toutes sortes de confrontations, et je suis sûre qu'il vous sera aisé, avec la grâce de Dieu, de démêler une malignité peu commune. Vous verrez le caractère des personnes qui m'accusent, et peut-être sera-ce un grand bien pour l’Eglise qu'on examine qui sont les coupables : de ceux qui m'accusent ou de celle qui est accusée.

Trois personnes de probité sont animées contre moi : Monseigneur l’Evêque de Chartres214, parce que son zèle est trompé; il me sera aisé de faire voir par qui, et comment. M. le curé de Versailles215, qui n'a pas toujours été aussi déchaîné contre moi qu'il l'est, puisqu’il m'écrivit, lorsque je sortais de Sainte-Marie, après avoir lu les livres dont il s'agit, qu’il était dans mes mêmes sentiments ; j'en ai la lettre. Depuis ce temps il me faisait l’honneur de me dire de ses amies, me venait voir plus assidûment qu'aucun autre ; il a témoigné à tous mes amis l’estime qu'il faisait de moi ; même, depuis la dernière fois que j'ai eu l’honneur de le voir, il a dit mille [47] biens de moi à Saint-Cyr, et ensuite bien du mal : il s'est imaginé que j'avais retiré Madame la Comtesse de Guiche216 et Mme la duchesse de Mortemart217 de sa conduite pour les mettre sous celle du R. P. Alleaume218, jésuite.

Il est de fait que Mme la Comtesse de Guiche était sous la conduite du R. P. Alleaume avant que j'eusse l’honneur de la connaître. Ce n'est donc pas moi qui l’y ai mise. Pour Mme de Mortemart, comme elle se croyait obligée, en se donnant à Dieu, de quitter la Cour, qui lui était un écueil pour se donner à l’éducation de M(essieu)rs ses enfants et au soin de sa famille, qu'elle avait négligés jusqu’alors, en quittant Versailles et demeurant à Paris, il lui fallut un directeur à Paris. Cependant M. le curé, qui dit avoir présentement l’oreille219 de Mme de Maintenon, et qui l’a en effet, se plaint de deux choses opposées; l’une que j'ai ôté ces dames de la direction de leur légitime pasteur pour les mettre sous la conduite d'un père jésuite, et l’autre que je les dirigeais. Comment leur ai-je donné un directeur si je les dirigeais ? car si je leur ai donné un directeur, je ne les dirige donc pas3022. Dieu ne m'a pas abandonnée au point de me mêler de diriger, quoique je crusse qu'il donnait quelquefois des expériences pour en aider les autres. Mais toutes les personnes que j'ai connues avaient toutes leurs directeurs; lorsque ces dames étaient dans le monde, qu'elles portaient des mouches, qu'elles mettaient du rouge, que quelques-unes d'elles ruinaient leur famille par le jeu et la dépense des habits, on n'y trouvait point à redire, et on les laissait faire. Dès qu'elles ont quitté tout cela, on a crié comme si je les eusse perdues. Si je leur avais fait quitter la piété pour le luxe, on ne ferait pas tant de bruit. J'ai des preuves et des témoins de lettres qui ont été écrites à M. le curé de Versailles, et qui feront voir clair la justification de ce que j'avance, si l’on veut bien me faire la grâce de m'écouter. La troisième personne est3023 M. Boileau, suscité220 par une dévote qui l’assure que Dieu lui a fait connaître que je lui déplais, et cela3024 accompagné de choses manifestement fausses qu'il est aisé d'avérer221. [48] Voilà les personnes qui sont de probité et qui par zèle animent tout contre moi. Le reste des accusateurs sont tous gens avec lesquels je n'ai eu de commerce que pour leur donner l’aumône, les avoir chassés de chez moi, ou les avoir indiqués pour ce qu’ils étaient. Je dirai les faits qui ont porté ces gens là à m'accuser, la Gentil3025, la Gantière, les filles du P. Vautier222, la fille de Dijon, Grenoble, de Fite. Je ne prétends2233026 pas, Messieurs, vous cacher la moindre chose, parce que, grâce à Dieu, je ne veux point me tromper. Sitôt3027 que je sus qu'on m’accusait de diriger, je me retirai et ne vis plus personne, ainsi que vous le verrez, M(essieurs), par cette autre lettre. J'ai toujours cru qu'il fallait être éclairci sur le criminel avant toutes choses, c'est pourquoi je vous conjure par la charité de Notre Seigneur Jésus-Christ de3028 recevoir les mémoires qui vous seront donnés contre moi. Si3029 je suis coupable, je dois être punie plus qu'un autre, puisque Dieu m'a fait la grâce de le connaître et de l'aimer, et que je ne suis point assez ignorante pour être excusée, puisque je suis assurée que Jésus-Christ et Bélial224 ne sont point en même lieu.

J'ai pris la liberté de demander Mgr l'Evêque de Meaux dès l’année passée, parce que j'ai toujours eu un si grand fond de respect pour lui que je suis persuadée de son zèle pour l'Eglise, de ses lumières et de sa droiture et que j'ai toujours porté en moi la disposition d'y condamner ce qu'il y condamnera.

J'ai pris la liberté de demander Mgr l'Evêque de Châlons3030225, quoique M. l’abbé de Noailles226 soit le plus zélé de ceux qui me décrient. Tant parce qu'il y a longtemps que je sais son discernement et sa piété, [que] parce qu'y ayant intérêt, à cause de Mademoiselle sa nièce227, j'ai été bien aise qu'il connût la vérité par lui-même.

J'ai demandé M. Tronson quoique je susse tous les soins qu'on a pris pour me décrier auprès de lui, parce que je sais quelle est sa droiture, sa piété, sa lumière, et qu'il est nécessaire qu'il connaisse par lui-même le sujet que M. de Chartres a d’animer son zèle contre moi.

Je vous conjure, Messeigneurs, par la charité qui règne dans votre [49] cœur, de ne point précipiter cette affaire, d'y mettre tout le temps qui est nécessaire pour l’approfondir et pour me faire la grâce de m'entendre et (me permettre) de m'expliquer sur tout. Je3031 vous prie d'être persuadés que je vous parle sincèrement. Ayez la bonté, s’il vous plaît, de vous informer non à ceux qui ne me connaissent pas, mais à ceux qui me connaissent, si mon cœur n'est pas sur mes lèvres.

Pour ce qui regarde l’article des livres et des écrits, je déclare que je les soumets de tout mon cœur, comme j'ai déjà fait et comme je l’ai déclaré au papier ci-joint228.

Je déclare, Messeigneurs, que je soumets mes livres et mes écrits purement et simplement, sans nulle condition, pour tout ce qu'il vous plaira d'en faire ; que je n'y prétends rien pour moi, qu'après les avoir soumis à l'Église en général, je les soumets à vos lumières en particulier. Je proteste les avoir écrits par obéissance, sans autre dessein que de les donner à mon directeur, afin qu'il en fît ce qu'il lui plairait, indifférente qu'il les brûlât ou non. Quoique ces livres m'aient causé des3032 croix très fortes et qu'ils aient servi de prétexte à bien des choses, cependant, quand j'aurais su qu'ils m'eussent dû faire souffrir la mort, la même obéissance qui me les a fait écrire, me l'aurait toujours fait faire. Je suis encore dans les mêmes dispositions et dans la même indifférence pour le succès.

Je vous conjure, Messeigneurs3033, de faire attention que je suis une femme ignorante, que j'ai écrit mes expériences dans toute la bonne foi qu'on peut avoir et que si je me suis mal expliquée, c'est un effet de mon ignorance. Pour les expériences, elles sont réelles. De plus, j'ai écrit, ainsi que je l'ai déclaré, sans l'aide d'aucun livre, sans savoir même ce que j'écrivais, avec une telle abstraction229 que je ne me souvenais de rien de ce que j'avais écrit. Ce sont donc ces écrits que je soumets purement et simplement à votre jugement, M(esseigneurs), pour en faire tout ce qu'il vous plaira. C'est là mon intérêt.

Il y a de plus l'intérêt de la vérité. C'est pour cela, Messeigneurs, que je vous conjure de vouloir bien examiner à fond si ce que j'écris ne se trouve [50] dans des auteurs mystiques et saints, approuvés depuis longtemps. Je m'offre de vous le faire voir si vous me faites la grâce de m'entendre. Vous ne me refuserez pas sans doute cette justice, elle est même nécessaire pour appuyer votre jugement.

Je vous demande encore une grâce, Messeigneurs, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mort pour vous et pour moi, qui est d'écrire les demandes et les réponses que je ferai. Cela est nécessaire, parce que la mémoire des choses se perd et que vous serez bien aises de voir sur quoi vous m'aurez condamnée ou approuvée. Cela m'est nécessaire pour moi-même, afin que, reconnaissant mes méprises, je m'éloigne de ces sentiments. J'espère que vous m'accorderez tout ce que je vous demande ici par le sang de Jésus-Christ, mon Sauveur. Il faut de plus éclaircir une difficulté auparavant d'en prendre une autre, afin qu'elle demeure constamment approuvée ou condamnée. Août 1694.

[7.] J'envoyai en même temps à3034 ces Messieurs, outre mes deux petits livres imprimés, mes Commentaires sur l’Ecriture sainte, et j'entrepris par leur ordre un ouvrage pour leur faciliter l'examen qu'ils entreprenaient et les soulager d'un travail qui ne laissait pas d'être assez pénible, ou qui leur aurait pris du moins beaucoup de temps, qui fut de rassembler quantité de passages d'auteurs mystiques et autorisés qui faisaient voir la conformité de mes écrits et des expressions dont je m'étais servie avec celles de ces saints auteurs. C'était un ouvrage immense. Je faisais transcrire les cahiers à mesure que je les avais écrits pour les envoyer à ces messieurs et, suivant que l'occasion s'en présentait, j'expliquais les endroits douteux ou obscurs, ou qui n'avaient pas été suffisamment expliqués dans mes Commentaires parce que je les avais composés dans un temps où, les affaires de Molinos n'ayant pas encore éclaté, j'avais écrit mes pensées sans précaution et sans m'imaginer qu'on pût jamais les détourner aux sens condamnés. Cet ouvrage a pour titre Les Justifications. Il fut composé en cinquante jours de temps, et paraissait fort capable d'éclaircir la matière.

3.17  ENTRETIENS D’ISSY

[1.] Je3035 m'aperçus bientôt du changement de M. de Meaux ; [51] quoiqu'il3036 fût fort réservé pour s'ouvrir de ses sentiments lorsqu'il parlait à mes amis, il n'en était pas de même avec les personnes qu'il croyait mal disposées pour moi. Je lui avais confié, comme je l'ai déjà dit, l'histoire de ma vie sous le sceau de la confession : mes dispositions les plus secrètes y étaient marquées230 ; cependant j'ai su qu'il l'avait montrée et en avait fait des railleries. Il voulut m'obliger à la montrer à ces autres messieurs et insista si fort là-dessus (quoique cela n'eût rien de commun avec l'examen dont il s'agissait), que je me vis obligée d'en passer par où il voulut.

Je la leur fis donner. Je mandai à M. le Duc de Chevreuse tout3037 ce qui me revenait de M. de Meaux et combien j'avais lieu de croire qu'il ne songeait qu'à me condamner. Il avait dit que sans l'histoire de ma vie on ne le pourrait faire, et qu'on y verrait un orgueil de diable. C'était pour cela qu'il la voulait faire voir à ces autres messieurs.

[2.] Je priai M. de Chevreuse qu'on écrivît les choses à mesure qu'elles seraient arrêtées par ces messieurs et, pour avoir un témoin sûr de ce qui s'y passerait, je le fis prier avec beaucoup d'instances qu'il se trouvât aux conférences. J'aurais3038 fort souhaité qu'ils ne fussent déterminés que dans la dernière, et que jusque-là ils eussent bien voulu suspendre leur jugement, ne pouvant douter qu'étant tous assemblés après avoir prié Dieu, Dieu dans le moment ne touchât leur cœur de sa vérité, indépendamment de leur esprit, car hors de là, comme la même grâce3039231 d'assemblées pour un sujet de vérité s'échappe et s'en va, 3040 l'esprit prend le dessus et l'on ne juge plus que selon l'esprit (propre). De plus, c'est que n'étant plus soutenus de cette grâce de vérité qui n'a que son moment, et se trouvant emportés par la foule des gens qui crient soutenus du crédit et de l'autorité de la faveur3041, en les écoutant l'esprit empêche le cœur par les doutes continuels qu'il forme. M. de Chevreuse le3042 proposa à ces messieurs. M. de Châlons et M. Tronson y auraient volontiers consenti, car ces deux messieurs y procédaient avec toute la droiture et la bonne foi imaginables, mais3043 M. de Meaux trouva moyen de l'empêcher. Il s'était tellement rendu le maître de l'affaire, qu'il fallait absolument que tout pliât à ce qu'il voulait. Il n'était plus le même qu'il avait été six ou sept mois auparavant dans le premier examen. Comme il n'y était entré dans ce temps-là que par un esprit de charité et dans la vue de connaître la vérité, il ne laissait pas, malgré son extrême vivacité, de revenir sur beaucoup de choses que sa [52] prévention lui faisait rejeter3044; il paraissait même quelquefois touché de certaines vérités et respecter des choses qui le frappaient, quoiqu'il n'en eût pas l'expérience. Mais ce n'était plus ici la même chose. Il avait un point fixe dont il ne s'écartait point, et comme il voulait faire une condamnation d'éclat, il y rapportait tout ce qu'il croyait capable d'y contribuer.

[3.] Ce fut dans ce même esprit qu'il écrivit à Mr de Chevreuse une3045 grande lettre pour lui prouver que, selon mon principe, le sacrifice de l'éternité était un consentement réel à la haine de Dieu, et d'autres choses de cette nature sur les épreuves. J'en ai encore les entrailles tout émues lorsque j'y pense. Consentir à haïr Dieu! O bon Dieu ! comment un cœur qui l'aime si passionnément peut-il entendre une pareille chose? Je crois que cette vue un peu forte serait capable de faire mourir. Cela a besoin d'explication et je la mettrai ici telle, ou à peu près, que je la lui envoyai pour lors.

Soit que l'âme soit mise dans de si terribles épreuves qu'elle ne doute pas de sa réprobation (ce qui s'appelle un saint désespoir), soit qu'elle porte en soi l'état d'enfer (qui est un sentiment de peine du dam), si l'on venait à remuer son fond par une pareille proposition, elle s'écrierait : « Plutôt mille enfers sans cette haine. » Mais ce que l'on appelle consentir à la perte de son éternité, c'est lorsque l'âme dans cet état d'épreuve la croit certaine, et qu'alors, sans nulle vue que de son propre malheur et de sa propre douleur, elle fait le sacrifice entier de sa perte éternelle, pensant même que son Dieu n'en sera ni moins glorieux, ni moins heureux. O si on pouvait comprendre par quel excès d’amour (de Dieu) et de haine3046 de soi-même cela se fait, et combien on est éloigné d'avoir ces pensées2323047 en détail ! Mais comment serais-je entendue et crue ? Hélas, combien de fois en cet état ai-je demandé à mon Dieu l'enfer par grâce, pour ne le point offenser ! Je lui disais : «  O mon Dieu, l’enfer est dans les autres la peine du péché ; faites qu'il prévienne en moi le péché, et faites-moi souffrir tous les enfers que méritent les péchés de tous les hommes, pourvu que je ne vous offense point. »

[4.] Les sacrifices des choses particulières et distinctes ne se font que dans l'exercice, comme une personne qui tombe dans l'eau fait d'abord tous ses efforts [53] pour se sauver, et ne cesse son effort que lorsque sa faiblesse le rend inutile. Alors elle se sacrifie à une mort qui lui paraît inévitable233. Il y a des sacrifices anticipés comme sont les sacrifices généraux, qui ne distinguent rien sinon que Dieu propose à l'âme les dernières douleurs, peines, délaissements, les confusions, les mépris des créatures, décris, perte de réputation, persécution de la part de Dieu, des hommes et des démons, et cela sans rien spécifier en particulier des moyens dont il doit se servir, car l'âme ne les imagine jamais tels qu'ils sont, et s'il les lui proposait et qu'elle pût les comprendre, elle n'y consentirait jamais. Que fait donc Dieu? Il demande [de l'âme] son franc arbitre qu'il lui a donné, qui est la seule chose que l'âme lui puisse sacrifier comme lui appartenant en3048 propre. Elle lui fait donc un sacrifice de tout ce qu'elle est, afin qu'il fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira pour le temps et l'éternité, sans nulle réserve. Cela se fait dans un instant, sans que l'esprit se promène sur rien. Mais dès le commencement de la voie de foi, l'âme porte cette disposition foncière, que si sa perte éternelle causait un instant de gloire à son Dieu, plus que son salut, elle préférerait sa damnation à son salut, et cela envisagé du côté de la gloire de Dieu; mais l'âme comprend qu'elle serait malheureuse sans coulpe et pour glorifier son Dieu.

[5.] Elle lui fait donc un sacrifice de tout ce qu'elle est, afin qu'il fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira. Elle éprouve que le même Dieu qui demande un consentement général sur les peines, le fait donner. On le donne aussi promptement que la chose est proposée; et lorsque le sacrifice est doux et suave, les exercices qui le suivent sont infiniment cruels, car alors l'âme oublie absolument le sacrifice qu'elle a fait à son Dieu et ne se souvient plus que de sa misère; son esprit obscurci, sa volonté endurcie et rebelle, et sa peine, lui sont des tourments inexplicables.

Il y en a d'autres à qui Dieu fait faire ce sacrifice de toutes elles-mêmes (quoiqu'il soit général et sans nulle connaissance des moyens, non plus que le premier), avec de si étranges douleurs, qu'on peut dire que c'est une agonie mortelle. Les os sont brisés, et l'on souffre à se livrer à Dieu une peine qui est au-dessus de l'imagination. Ceux-ci souffrent moins dans les épreuves, et [54] la peine du consentement leur a été une bonne purification. Mais remarquez que ce sacrifice n'envisage rien de particulier que des peines extrêmes lorsqu'il anticipe l'épreuve ou la purification.

[6.] Il en est de même du sacrifice qui se fait dans l'épreuve : car alors l'âme est toute plongée non seulement dans la peine, mais dans l'expérience de sa misère, dans un sentiment de réprobation, qui est tel que l'âme rugit, s'il faut ainsi dire. Alors elle fait, par désespoir, le sacrifice d'une éternité qui semble lui échapper malgré elle. Dans le premier sacrifice, l'âme ne songe qu'à sa peine et à sa douleur ou à la gloire de Dieu, mais dans ce dernier, il lui semble qu'elle a perdu Dieu et qu'elle l'a perdu par sa faute et que cette perte est la cause de toutes ses misères. Elle souffre dans les commencements des rages et des désespoirs douloureux, la crainte d'offenser Dieu lui fait désirer par anticipation un enfer qui ne3049 lui peut manquer. Cette violence cesse sur la fin des épreuves, et c'est comme une personne qui ne peut plus crier parce qu'elle n'en a plus la force.

Et c'est alors que la peine est plus terrible, parce que sa violente douleur lui était un soutien. Mais quand il survient en cet état des maladies mortelles, où l'on se croit à deux doigts de l'enfer réel par la mort, car cela paraît dans tout son effroi, sans trouver ni refuge ni moyen d'assurer son éternité, que le ciel est d'airain3050, (je le sais pour l'avoir éprouvé), alors l'âme se sacrifie à Dieu bien réellement pour son éternité; mais avec des agonies pires que l'enfer même. Elle voit que tout son désir était de plaire à Dieu, et qu'elle lui va déplaire pour une éternité. Il lui reste néanmoins un certain fond qui dit, sans pourtant la soulager : «  J'ai un Sauveur qui vit éternellement, et plus mon salut est perdu en moi et pour moi, plus il est assuré en lui et par lui », mais cela ne dure que des moments. Ce qui est étonnant, c'est qu'en cet état l'âme est si affligée et si tourmentée de l'expérience de ses misères et de la crainte, sans sentiment, d'offenser Dieu, qu'elle est ravie de mourir quoique sa perte lui paraisse certaine, afin de sortir de cet état, et de n'être plus au hasard d'offenser Dieu, car elle croit l'offenser, quoiqu'il n'en soit rien. Sa folie est telle et sa douleur si excessive, qu'elle ne fait pas attention qu'en vivant, elle peut se [55] convertir, et qu'en mourant, elle se perd. Point du tout, parce qu'elle s'imagine qu'il n'y a plus de conversion pour elle. La raison en est que, comme sa volonté ne s'est jamais écartée par un seul retour ni le moindre consentement, cette volonté demeurant attachée à Dieu et ne s'en détournant pas, elle ne la trouve plus pour faire des actes de douleur, de détestation et le reste, c’est ce qui lui fait le plus de peine.

[7.] Ce qui est encore surprenant, c'est qu'il y a des âmes en qui toutes ces peines ne sont que spirituelles, et ce sont celles qui sont les plus terribles. A celles-là, le corps est froid, quoique l'âme se voie dans la volonté2343051 de tous les maux, et dans l'impuissance de les commettre; et ce sont ceux qui souffrent le plus. Si je pouvais dire comment j'ai éprouvé cette peine étrange, et avec cela la disposition du corps, étant mariée, sans nulle correspondance au mariage, et sans en rien témoigner, on verrait bien ce que c'est que cette peine. Je l'appelle enfer spirituel : car l'âme croit avoir la volonté de tous les maux, sans pouvoir d'en commettre aucun, et sans correspondance du corps. D'autres souffrent moins dans l'esprit, et de toutes manières, et éprouvent de très grandes faiblesses dans le corps. Mais j'ai tant écrit de cela qu'il n'y a rien à en dire davantage.

[8.] J'ajouterai pourtant encore, pour répondre à la difficulté de M. de Meaux touchant le sacrifice de la pureté, que cette proposition ne peut jamais être comme il la supposait par anticipation. Car l'exercice précède le sacrifice. Dieu permet que des vierges (et c'est à celles-là que cela arrive le plus ordinairement) entrent dans des exercices d'autant plus grands qu'elles avaient plus d'attache à leur pureté. Voyant que Dieu les exerce, ou par les diables d'une manière connue, ou par des tentations qui leur paraissent naturelles, c'est pour elles une [56] si grande douleur que l'enfer sans ces peines leur serait un rafraîchissement. Alors elles font à Dieu un sacrifice de cette même pureté qu'elles avaient conservée avec attache pour lui plaire, mais elles le font avec des agonies de mort, non qu'elles consentent à aucun péché : elles en sont plus éloignées que jamais, mais elles portent avec résignation et sacrifice de toutes elles-mêmes ce qu'elles ne peuvent empêcher. Je prie qu'on fasse attention à ce que ces âmes ainsi exercées de Dieu souffrent des tourments inexplicables, qu'elles ne se permettent pas une seule satisfaction, qu'il leur serait même impossible d'en trouver, au lieu que ces autres misérables qui se donnent à tous péchés, ne souffrent aucune peine, donnant à leurs sens ce qu'ils désirent, et vivant dans un libertinage effréné.

C'est par les personnes de ce caractère qu'a commencé la persécution qui m'a été faite. J'ai dit ailleurs235 qu'elles allaient de confesseur à confesseur s'accuser comme converties de toutes les horreurs du quiétisme et, comme elles supposaient que j'étais dans leurs mêmes sentiments, elles faisaient tomber sur moi toute l'indignation de ces gens-là, en se donnant le mérite d'une véritable conversion. C'est ce qui a fait qu'on les a laissées non seulement en repos pendant qu'on m'a déchirée et persécutée de la plus étrange manière, mais qu'on les a canonisées, pour ainsi dire, et laissées en liberté de répandre tout le poison de leurs mauvais principes, fondés seulement sur un libertinage affreux et sans bornes. O mon Dieu, vous le voyez et le souffrez ! J'ai fait tout ce qu'il m'a été possible pour retirer quelques-unes de cet état malheureux lorsque la providence m'a mise à portée de le faire : je le ferais encore si, pour en retirer une seule, il m'en devait coûter la même persécution.

[9.] Je m'apercevais chaque jour par ce qui me revenait de M. de [57] Meaux, qu'il s'éloignait de plus en plus, et ce qui était le pis pour la cause dont il s'agissait, qu'il se fixait dans ses pensées ; car cette fixation met un obstacle presque insurmontable à la lumière de vérité. Quels éclaircissements n'avais-je pas donnés lors de la première conférence sur les demandes, les désirs et les autres actes ? Mais rien n'entrait, parce qu'il voulait condamner, et j'appris de M. de Chevreuse3052 qu'il rebattait236 toujours sur ces mêmes difficultés. Comment ne pas comprendre que le désir aperçu, étant un acte et une opération propre, doit mourir avec les autres actes, ou plutôt doit passer en Dieu pour n'avoir plus d'autres désirs que ceux que Dieu donne ? et comme on ne reprend plus sa propre volonté, aussi on ne reprend plus ses désirs. Ce qui n'empêche pas que Dieu ne fasse désirer et vouloir3053 comme il lui plaît; et celui qui meut l'âme la peut mouvoir à désirer3054, quoiqu'elle n'ait plus de désirs propres; car si elle en avait de propres, ce serait une propre consistance et une fixation. Mais l'auteur2373055 de la volonté essentielle dit sur cela tout ce que l'on en peut dire, aussi bien que saint François de Sales sur la volonté : car il faut raisonner de l'un comme de l'autre. C'est que ce n'est point une mort ni une perte de désirs ou de volonté, mais un écoulement de ces mêmes désirs et de cette même volonté en Dieu, parce que l'âme transporte avec elle tout ce qu'elle possède. Lorsqu'elle est en soi, elle désire et veut en sa manière; lorsqu'elle est passée en Dieu, elle veut et désire en la manière de Dieu. Si on n'admet point d'écoulement de désirs en Dieu, il ne faut admettre ni perte d'opération propre, ni d'acte propre, ni de volonté : l'un est tellement attaché à l'autre qu'ils sont indivisibles. De même que l'on ne reprend plus ses opérations en aucun temps après les avoir quittées, comme on ne rentre plus dans le ventre de sa mère après en être sorti, de même aussi ne reprend-on plus ses propres désirs. Mais de même qu'on ne quitte pas ses propres opérations pour devenir inutile, mais pour laisser opérer Dieu, et opérer soi-même [58] par son mouvement, aussi on ne laisse écouler3056 en Dieu ses désirs que pour désirer selon son mouvement, et vouloir par sa volonté. L’on ne pourra condamner l'un sans condamner l'autre, car c'est un enchaînement nécessaire. Après tout, je ne suis pas la seule qui parle de désappropriation. Si on la condamne en moi, le canal n'est rien par lui-même. Dieu l'écrira dans l'esprit et dans le cœur de qui lui plaira. Cette fixation de M. de Meaux me faisait une peine infinie parce que, quoique je pusse faire pour éclaircir au-dehors, c'est à Dieu à remuer le dedans, mais comment ce peut-il faire, si l’on demeure retenu, quand ce ne serait que par un cheveu?

[10.] J'appris encore qu'un des grands griefs de M. de Meaux était que je me louais et avais une présomption effroyable. Je demanderais volontiers qui est le plus humble, de celui qui dit de lui-même des paroles d'humilité et ne dit rien à son avantage (ordinairement ceux-là sont loués des autres et auraient peine à supporter qu'on pensât d'eux le mal qu'ils en disent) ou bien de dire simplement le bien et le mal, et de n’avoir nulle peine que tout le monde pense du mal de nous et qu'on nous décrie de la bonne sorte; de celui qui s'humilie, et de celui qui est très content d'être humilié ? Pour3057 moi, je dis ce que je sais de bon en moi, parce qu'il appartient à mon Maître, mais je n'ai point de peine qu'on n'en croie rien, qu'on me décrie au prône, qu'on me diffame dans la gazette ! cela ne me fait pas plus que lorsque je me loue, et comme je ne me corrige pas de mon orgueil apparent, parce que je n'en ai pas de honte, aussi je ne m'embarrasse pas du décri public, parce que je pense de moi plus de mal que tous les autres ne peuvent faire.

[11.] M. de Châlons, qui était revenu après s'être donné le loisir d'examiner tant les petits livres que les Commentaires sur l’Ecriture, consentit à la proposition qui lui fut faite, de s'assembler chez M. Tronson à sa maison de campagne, parce qu'étant infirme et fort incommodé, il ne pouvait se [59] trouver chez ces messieurs. J'avais demandé en grâce que M. de Chevreuse y fût présent comme ami particulier de ces deux prélats, par qui tout avait passé, très instruit de la matière dont il s'agissait, ainsi que de ce qui avait donné lieu à cet examen. Je demandais aussi, qu'après avoir examiné3058 une difficulté, on en écrivît la décision, afin de rendre les faits constants. Cela me paraissait absolument nécessaire, non seulement pour l'éclaircissement de la vérité, mais pour avoir une preuve subsistante de ce que j'avais à me prescrire aussi bien que les autres sur le fond des choses, et sur ce qui avait fait la matière de l’examen. Mais M. de Meaux, qui avait promis à Mme de Maintenon une condamnation, et qui voulait se rendre le maître de l'affaire, y fit naître tant de difficultés, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, qu'il trouva moyen d'éluder tout ce que j'avais demandé, et de n'en faire paraître que ce que bon lui semblait. Il dit donc que je pourrais voir M. Tronson à part, après que j'aurais vu M. de Châlons avec lui.

On s'assembla chez M. de Meaux, et M. le duc de Chevreuse s'y trouva3059, comptant d'être présent à la conférence, comme je l'avais demandé. M. de Châlons y arriva de bonne heure. Je lui parlai avec beaucoup d'ingénuité, et comme il n'était point encore rempli des impressions qu'on lui a données depuis, j'eus tout lieu d'en être contente. J'eus la consolation de le voir entrer avec bonté dans ce que je lui dis.

[12.] M. de Meaux3060, après s'être longtemps fait attendre, arriva sur le soir, et après un moment de conversation générale, il ouvrit un portefeuille qu'il avait apporté, et dit à M. de Chevreuse que s'agissant de doctrine et d'une matière purement ecclésiastique, dont le jugement regardait les seuls évêques, il ne croyait pas qu'il fût à propos qu'il y demeurât présent et que cela les pourrait gêner. C'était une pure défaite pour n'avoir pas un témoin de ce caractère, auquel, tout habile qu'il était, il ne lui était pas possible d'en imposer, le connaissant trop instruit pour se laisser surprendre, et trop droit pour ne pas rendre témoignage à la vérité sur des faits qui se seraient passés sous ses yeux. Il ne s'agissait point d'une décision de foi, dont le jugement appartient aux évêques, mais d'une discussion paisible de mes sentiments qu'il était question d'éclaircir, pour voir en quoi j'excédais238 et si mes expressions sur les matières de la vie intérieure étaient conformes ou non à celles des auteurs mystiques approuvés, comme je croyais ne m'en être pas écartée, car j'avais protesté cent et cent fois de ma soumission pour ce que ces messieurs me diraient être de la foi et du dogme de l'Eglise, sur quoi je ne prétends nullement disputer avec eux.

Mais M. de Meaux allait à son but et ne voulait pour rien s'en écarter. Je sentis jusqu'au fond du coeur le refus de ce prélat, car j'en connus d'abord les suites et je ne doutai plus des engagements qu'il avait pris pour une condamnation. Quoi de plus naturel que la présence d'une personne du caractère du d. de Ch. qui3061 avait le mérite, la probité et le fond de savoir ce que tout le monde sait, par le canal duquel tout avait passé et qui avait un si grand intérêt à l'éclaircissement dont il s'agissait pour se détromper lui et les autres, supposé239 mes méprises et que je leur eusse, contre mon intention, inspiré des sentiments contraires à la pureté [60] de la foi ? Quoi, dis-je, de plus naturel, que d'avoir un témoin de ce caractère, qui n'aurait servi qu'à me confondre si j'avais parlé différemment de ce qu'il m'avait ouï dire dans tous les temps, ou qui aurait pu se désabuser lui-même et désabuser les autres dans une conférence paisible, où l'on m'aurait fait voir mes égarements ? C'était même la fin qu'on s'était proposée lorsqu'on avait commencé à parler de cette affaire. Mais Dieu ne le permit pas et M. le Duc de Chevreuse3062 ne jugea pas à propos d'insister voyant que M. de Châlons ne répondait rien, outre qu'il ne le faisait que par bonté, et par complaisance pour la grande envie que je lui en avais marquée.

[13.] Je restai donc seule avec ces deux messieurs. M. de Meaux parla longtemps pour prouver que tous les chrétiens communs avaient la même grâce. Je tâchai de lui prouver le contraire. Mais comme il ne s'agissait proprement que de justifier mes expressions sur des choses de plus de conséquence, je n'insistai pas là-dessus et ne songeai qu'à lui faire connaître la conformité de mes sentiments avec ceux des auteurs approuvés qui ont écrit de la vie intérieure. Il revenait toujours qu'on donnait à cette vie un état trop parfait, et tâchait d'obscurcir et rendre galimatias tout ce que je disais, surtout lorsqu'il voyait M. de Châlons touché, pénétré et entrant dans ce que je lui disais. Il ne s'agissait pas de disputer, mais de me soumettre, d'être prête à croire et à agir conformément à ce qu'on dirait; ç'a toujours été la véritable disposition de mon coeur et je n'ai nulle peine de me démettre de mon jugement.

[14.] J'avais écrit à M. de Meaux une lettre auparavant avec ma simplicité ordinaire, par laquelle je lui mandais que je n'aurais nulle peine à croire que je m'étais trompée. Il la produisit avec un tour plein de malignité comme un aveu que je faisais de m'être trompée en matière de foi, et que, reconnaissant mes erreurs après qu'il me les avait fait connaître, je déclarais, comme par mépris, ne m'en point soucier; que c'était par le même esprit que j'avais dit dans la même lettre ou dans une autre, que j'étais aussi contente d'écrire des ridiculités que de bonnes choses, ne prenant point du tout le sens de (61) l'obéissance, et que, comme mon directeur en devait juger, j’espérais qu’il corrigerait tout et que mes méprises3063 serviraient à faire connaître l'indignité du canal dont Dieu avait voulu se servir. Il me fit un crime d'une lettre si pleine de petitesse et écrite avec tant de simplicité. Il3064 me reprocha quantité de fois mon ignorance, que je ne savais rien, et se récriait sans cesse, après m'avoir fait des galimatias de toutes mes paroles, qu'il était étonné de mon ignorance. Je ne répondais rien à ces reproches; et l'ignorance dont il m'accusait devait lui3065 faire voir au moins que je dis vrai lorsque j'assure que c'est par une lumière actuelle que j'écris, rien3066 hors de là ne me demeurant dans l'esprit. Il me fit un autre crime de ce que j'ai mis qu'adhérer à Dieu, c'est un commencement d'union, et revenait toujours à me vouloir prouver que tous les chrétiens avec la foi commune, sans intérieur, peuvent arriver à la déification. Mais il est impossible de répondre à un homme qui vous terrasse, qui ne vous entend pas et qui éclate incessamment. Pour moi, je perds le fil de ce que je veux dire, et ne me souviens plus de rien

[15.] Cette conférence ne fut d'aucune utilité pour le fond des choses. Elle mit seulement M. de Meaux à portée de dire à Mme de Maintenon qu'il avait fait l'examen projeté et que m'ayant convaincue de mes égarements, il espérait avec le temps de m'en faire revenir en m'engageant d'aller passer quelque temps dans un couvent de Meaux, où il pourrait achever plus tranquillement ce qu'il avait ébauché. Pour moi, lorsqu'on me parla d'être examinée par ces messieurs, j'en eus de la joie, parce que je croyais que, selon qu'on en use ordinairement, ils me verraient tous trois ensemble, et par conséquent Jésus-Christ y présiderait. J'espérais par là gain de cause, parce que je ne doutais pas que le Seigneur ne leur fît connaître la vérité, mon innocence et la malice de mes accusateurs. Mais Dieu, qui voulait apparemment que je souffrisse tout ce qui m'arriva depuis, ne permit pas que cela fût de la sorte. Il donna pouvoir au démon d'agir, d'empêcher cette union et3067 de mettre le [62] désordre partout.

[16.] Comme M. de Meaux ne vint qu'à la nuit, j'eus tout le loisir d'entretenir fort longtemps M. de Ch(âlons) en présence de M. le Duc de Chevreuse3068. Ce prélat parut fort content de moi, et me dit même que je n'avais qu'à continuer ma manière d'oraison, et qu'il priait Dieu de m'augmenter ses grâces de plus en plus. Dans les emportements de M. de Meaux, il abaissait les coups le plus qu'il pouvait, et me fit voir, dans cette occasion, que lorsqu'il agissait par lui-même, il le faisait avec toute la bonté et l'équité possibles. Tout ce qu'il put faire, ce fut d'écrire quelques réponses que je lui faisais, m'adressant à lui parce que M. de Meaux dans la chaleur de sa prévention m'injuriait sans vouloir m'entendre. Je souhaitai de voir encore une fois ce prélat. Je le vis seule, et quoiqu'on l'eût déjà prévenu, il parut content de cette conférence et me répéta qu'il ne voyait rien à changer ni à ma manière d'oraison, ni à tout le reste, que je continuasse, qu'il prierait Dieu qu'il augmentât ses miséricordes sur moi, et que je restasse cachée dans ma solitude comme je faisais depuis deux ans. Je le lui promis.

[17.] On trouva à propos que j'allasse voir M. Tronson. J'allai à Issy. M. le Duc de Chevreuse eut la bonté de s'y trouver. M. Tronson m'examina avec plus d'exactitude que les autres. M. de Chevreuse eut la bonté d'écrire lui-même les demandes et les réponses. Je lui parlai avec toute la franchise possible. M. le Duc de Chevreuse lui dit : « Vous voyez qu'elle est droite », il répondit : « Je le sens bien. » Ce mot était digne d'un aussi grand serviteur de Dieu qu'il était, qui en jugeait non seulement par l'esprit, mais par le goût du coeur. Je me retirai donc et M. Tronson parut content, quoiqu'on lui eût envoyé une fausse lettre contre moi, qu'on disait être d'une personne qui le nia240.

3.18 A SAINTE-MARIE DE MEAUX

[1.] Qui n'eût pas cru après tous ces examens où on me parut content, qu'on m'eût laissée en repos? Il en arriva tout le contraire parce que, plus mon innocence paraissait, plus ceux qui avaient entrepris de me rendre criminelle faisaient jouer de ressorts241 pour en venir à bout. Les choses étaient sur ce pied-là lorsque M. de Meaux, à qui j'avais offert d'aller passer quelque temps dans une communauté de son diocèse, afin qu'il me connût par lui-même, me proposa les filles de Sainte-Marie de Meaux. Cette offre [63] lui avait plu infiniment, dans la pensée qu'il eut, comme je l'ai appris depuis, qu'il en tirerait de grands avantages temporels. Il les croyait encore plus grands, car il dit à la mère Picard242, supérieure du monastère où j'entrai, que cela lui vaudrait l'archevêché de Paris et un chapeau de cardinal. Je répondis à cette mère, lorsqu'elle me le dit, que Dieu ne permettrait pas qu'il eût ni l'un ni l'autre. Je partis sitôt qu'il me le manda. Ce fut au mois de janvier 1695, dans le plus affreux hiver qu'il y ait eu de longtemps ni devant ni après. Je pensai périr dans les neiges, où je restai quatre heures, le carrosse y étant entré et en étant presque couvert, dans un endroit creux. On m'en tira par la portière avec une fille, c’était Manon. Nous nous assîmes sur la neige, attendant la miséricorde de Dieu, n'espérant que la mort. J’étais plus affligée du pauvre cocher qui n’en pouvait plus. S’il eût pu retirer ses chevaux seul, je lui eusse dit de les ramener et nous laisser mourir seules. Comme il s’était égaré et ne savait pas les chemins, il ne passait personne par-là, il était nuit et la neige seule semblait l’éclairer et la rendre moins affreuse.

Je3069 n'eus jamais plus de tranquillité, quoique transie et mouillée de la neige que nous fondions, étant assises dessus. Ce3070 sont ces occasions qui font voir si on est parfaitement abandonné à Dieu. Cette pauvre fille et moi étions sans inquiétude, dans une entière résignation, sûres de mourir si nous y passions la nuit, et ne voyant nulle apparence de secours.

Nous en étions là, lorsqu'il passa des charretiers qui avaient six bons chevaux à leurs charrettes; ils ne voulaient point s’arrêter parce qu’il était nuit et qu’ils voulaient gagner le lieu où ils allaient, qui était contraire à la route que nous prenions, mais à force d’argent, ils détachèrent des chevaux de leur charrettes et les attachèrent au derrière du carrosse et le tirèrent des neiges avec peine. Il fallut ensuite tirer les chevaux de la même sorte. Ces gens nous dirent qu’il n’y avait plus guère de chemin jusqu’à Meaux, mais comme nous craignions encore de nous égarer et de nous perdre dans les neiges, il fallut prier, promettre et donner beaucoup pour qu’un d’eux, qui devait encore [64] partager le gain avec les autres, leur laissât sa charrette, et nous conduisît jusqu’à Meaux. Il était3071 dix heures du soir lorsque nous arrivâmes. On ne nous attendait plus et M. de Meaux ayant d'abord appris cela, fut étonné et très satisfait que j'eusse ainsi risqué ma vie pour lui obéir à point nommé. J’en eus une maladie de six semaines de fièvre continue.

[2.] Ce qui lui avait parut si bon ne3072 lui parut plus qu’artifice et hypocrisie. C'était ainsi qu'on qualifiait et qu'on qualifie encore le peu de bien que Dieu me fait faire; et loin d’en croire l'Evangile, qui nous assure qu'un arbre ne peut être mauvais dont les fruits sont bons243, comme on veut que l'arbre soit mauvais, on attribue le bien à un artifice malicieux et plein d'hypocrisie. C'est une étrange hypocrisie que celle qui dure toute la vie, et qui, loin de nous attirer quelque avantage, ne cause que croix, calomnies, peines et confusions, pauvreté, mésaises et toute sorte de maux ! je crois qu'on n'en a point encore vu de pareille, car pour l'ordinaire, on n'est hypocrite que pour s'attirer l'estime des hommes, ou pour faire fortune. Je suis assurément une mauvaise hypocrite et j'en ai mal appris le métier, puisque j'y ai si mal réussi. J'en prends mon Dieu à témoin, qui sait que je ne mens pas, que si pour être impératrice de toute la terre et canonisée dès mon vivant, qui est l'ambition des hypocrites, il m'avait fallu souffrir tout ce que j'ai souffert pour vouloir être à mon Dieu sans réserve, j'aurais mieux aimé mendier mon pain et mourir en criminelle. Voilà mes sentiments sans déguisement.

Ainsi je me rends ce témoignage à moi-même en la présence de mon Dieu, que je n'ai désiré plaire qu'à lui seul ; que je n'ai cherché que lui pour lui-même, et que j'abhorre mon propre intérêt plus que la mort; qu'une si longue suite de persécutions, qui n'est pas finie et qui selon toute apparence durera autant que ma vie, ne m'a jamais fait changer de sentiment ni repentir de m'être donnée à Dieu, d'avoir tout abandonné pour lui. Je me suis trouvée dans des temps où la nature en avait une surcharge affreuse; mais l'amour de Dieu et sa grâce m'ont rendu douces sans douceur les amertumes les plus amères; non que j'eusse au-dedans quelque soutien [65] sensible, nullement, car mon cher Maître me frappait encore plus rudement que les hommes, ainsi j'étais sans soutien ni consolation aperçue de la part de Dieu et des hommes. Mais sa main invisible et insensible me soutenait : sans cela, j'eusse succombé à tant de peines. Tous vos flots, disais-je quelquefois, sont tombés sur moi244, vous avez tiré contre moi toutes les flèches de votre carquois245. Mais une main qu'on adore et qu'on aime ne peut donner de rudes coups, car je n'étais point affligée de ces sortes d'afflictions que l'on plaint, et qui sont honorables. Je paraissais châtiée violemment pour mes crimes, c’est ce qui faisait que chacun croyait avoir le droit de me maltraiter et croyait rendre un grand service à Dieu.

Il me semble que je compris alors que c'était la manière dont Jésus-Christ avait souffert. Les souffrances et la mort de saint Jean lui ont été glorieuses, mais celles de Jésus-Christ ont été pleines de confusion, il a été mis au rang des malfaiteurs246, et il sera toujours vrai de dire qu'il a été condamné par le souverain Pontife, par les princes des prêtres, les docteurs de la loi, des juges mêmes qui n'étaient pas de leur nation, députés des Romains qui se piquaient de rendre la justice. Heureux ceux qui souffrent avec toutes ces circonstances, qui ont tant de rapport aux souffrances3073 de Jésus-Christ, lequel était encore frappé de Dieu son Père ! Mais à qui n'a pas le goût de Jésus-Christ, que ces sortes de souffrances sont amères, et les plus amères de toutes. La condamnation des impies n'est rien, mais la condamnation des personnes estimées justes en tout paraît une condamnation faite avec connaissance de cause par des juges équitables et pleins de lumière après un examen entier.

[3.] Pour revenir à mon sujet, j'entrai dans le couvent en l'état où j'étais. J'attendis encore plus d'une heure dans le tour247, transie et sans feu, parce qu'il fallait avertir M. de Meaux et faire lever les religieuses. Il y avait à leur tour un très bon garçon et qui, comme je l'ai appris depuis, était homme d'oraison. Il dit tout haut : « Il faut que cette dame soit bien à Dieu et intérieure pour attendre en l'état qu'elle est avec tant de tranquillité. » Il imprima par ce discours quelque sorte d'estime pour moi en des personnes qu'on avait si fort prévenues. M. de Meaux voulut [66] que je changeasse de nom, afin, disait-il, qu'on ignorât que je fusse de son diocèse et qu'on ne le tourmentât pas sur mon compte. Le projet était le plus beau du monde s'il avait pu garder un secret, mais il dit à tous ceux qu'il vit que j'étais dans un tel couvent sous un tel nom. Aussitôt on envoya à la mère supérieure et aux religieuses de tous côtés des libelles anonymes contre moi. Cela n'empêcha pas la mère Picard et les religieuses de m'estimer et de m'aimer. J'étais donc venue à Meaux afin que M. de Meaux m'examinât, ainsi qu'il le disait à tout le monde et cependant il partit pour Paris le lendemain de mon arrivée et ne revint qu'à Pâques. Il ordonna qu'on me fit communier autant que les religieuses et même plus, si je voulais ; mais je n'avais garde de le faire, me conformant autant qu'il était possible à la communauté.

[4.] Il arriva dans ces entrefaites que ceux qui me persécutaient firent courir une lettre qu'ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu'il m'avait chassée de son diocèse, que j'avais été convaincue en présence du père Richebrac248, alors prieur des bénédictins [de Saint-Robert] de Grenoble3074, de choses horribles, quoique pourtant j'eusse des lettres de M. de Grenoble depuis mon retour qui faisaient voir tout le contraire, et qui marquaient l'estime qu'il avait pour moi249. J'écrivis au père de Richebrac. Voici la réponse que j'en reçus.

Madame,

Est-il possible qu'il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu'on m'en fasse l’instrument? Je ne pensai jamais à ce qu'on me fait dire, ni à faire les plaintes dont on veut que je sois l’auteur. Je déclare au contraire, et j'ai déjà déclaré plusieurs fois, que je n'ai jamais rien entendu de vous que de très chrétien et très honnête. Je me serais bien gardé de vous voir, Madame, si je vous avais crue capable de dire ce que je n'oserais pas écrire et ce que l’apôtre défend de nommer. S'il est pourtant nécessaire que je le nomme à votre décharge, je le ferai au premier avis, et je dirai nettement qu'il n'en est absolument rien, c'est-à-dire que je ne vous ai jamais ouï dire rien de semblable, ni rien qui en approche le moins du monde, et que de ma part, je n'ai rien dit qui puisse faire croire que je l'aie entendu de vous. On m'a déjà écrit là-dessus, et j'ai déjà répondu de même. Je le ferais encore mille fois si j'en étais mille fois requis. On confond deux histoires qu'il ne faudrait pas confondre. Je sais celle de la fille qui se rétracta, et vous savez de votre part, Madame, le personnage que j'y [67] fis auprès du prélat par le seul zèle de la vérité, et pour ne pas blesser ma conscience en me taisant lâchement. Je parlai pour lors librement, et je suis prêt de le faire de même si Dieu le demande à présent de moi comme pour lors. Je croirai qu'il le demande si j'en suis requis. Mais que dirai-je de plus précis que ce que je dis ici? S'il faut néanmoins quelque chose de plus, prenez la peine de me le mander et je rendrai témoignage à la vérité. C'est dans cette disposition que je suis sincèrement en Notre Seigneur en vous demandant auprès de lui vos prières, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

F. Richebrac. A Blois, ce 14 avril 1695.

[5.] M. de Grenoble écrivit en même temps à celui qui avait fait courir cette lettre prétendue, c'était le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas250, d'une manière à lui faire sentir combien il était indigné qu'on le rendît l'auteur de pareilles calomnies. En effet comment aurait-il pu accorder les horreurs qu'elle supposait dans le temps de mon séjour à Grenoble avec les lettres qu'il avait écrites en ma faveur à messieurs ses frères à Paris pour leur recommander mes intérêts plus d'un an après que je fus sortie de son diocèse ? Voici la copie de celle qui était pour M. le lieutenant civil qu'il m'envoya dans la lettre qu'il me fit l'honneur de m'écrire251 :

Je ne saurais refuser à la vertu et à la piété de Mme de la Mothe-Guyon la recommandation qu'elle exige que je vous fasse, Monsieur, en faveur de sa famille dans une affaire qui est devant vous. J'en ferais quelque scrupule si je ne connaissais pas la droiture de ses intentions et votre intégrité. Ainsi trouvez bon que je vous sollicite de lui faire toute la justice qui lui est due. Je vous le demande avec toute la cordialité avec laquelle je suis à vous.

Le cardinal Camus. A Grenoble, 28 janvier 1688.

Voici celle qu'il m'écrivait :

Madame, je souhaiterais d'avoir plus souvent que je n'ai, des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers. Je bénis Dieu que vous vous soyez bien trouvée des avis que je vous ai donnés pour ceux-ci, je n'oublie rien pour engager M. le lieutenant civil252 à vous rendre la justice qui vous est due pour les premiers, vous priant de croire que vous me trouverez toujours disposé à vous marquer par tout que je suis véritablement, Madame, votre très affectionné [68] serviteur,

Le cardinal Camus. Grenoble, 28 janvier 1688.

[6.] Cependant rien ne contribua plus au décri général que cette autre lettre prétendue de M. de Grenoble. Car comment démentir un témoignage pareil à celui du curé de Saint Jacques, si connu dans ce temps-là par ses liaisons avec un si grand nombre de gens de mérite à qui il avait donné copie de cette lettre, au point qu'en quinze jours de temps, tout Paris en fut rempli? M. de Meaux, qui en avait une copie comme les autres, fut étrangement surpris de la réponse du père de Richebrac253 aussi bien que des lettres de M. de Grenoble que je lui fis voir. Il se récria sur la noirceur de cette calomnie. Il avait de bons moments, qui étaient ensuite détruits par les personnes qui le poussaient contre moi et par son propre intérêt.

[7.] Un curé3075 de Paris fit une autre histoire bien épouvantable et bien ridicule. Il alla chez une personne des plus qualifiées et, parlant de moi, il dit que j'avais ôté une femme à son mari, homme de qualité, et l'avais fait épouser à son curé. On le pressa fort de dire comment cela se pouvait faire, il assura toujours que rien n'était plus vrai. Ce seigneur et sa femme n'en doutèrent plus, et le dirent aussitôt à un de leurs amis qui alla les voir et qui me connaissait. La chose lui parut d'abord incroyable, mais ils lui soutirent si fortement que le curé les en avait assurés, qu'il eut la curiosité de s'en éclaircir, bien déterminé à ne me voir de ses jours si la chose était. Il alla trouver ce curé, il l'interrogea sur mon compte et le pressa fort. Enfin ce curé lui dit que j'étais capable de cela et de pis encore. Ce Monsieur lui dit : « Mais, Monsieur, je ne vous demande pas de quoi elle est capable, vous ne la connaissez pas, mais je vous demande s'il est vrai qu'elle ait fait cela? » Il dit que non, mais que je pouvais faire pis. Le curé ne m'avait jamais vue, ainsi ce jugement était étonnant. Enfin il avoua que3076 c'était en Auvergne que cela était arrivé, (pays) que je n’avais jamais vu; je3077 crois même qu'il dit qu'il y avait quarante ans. Cela étonna étrangement ceux à qui il avait conté cette fable lorsqu'ils en apprirent la fausseté. Je m'étonne comment on avait pu y ajouter foi. Car quelle apparence qu’un homme de qualité eût souffert impunément que sa femme l’eût quitté pour épouser son curé.

[8.] On3078 [69] fit encore un autre stratagème, qui fut d'envoyer à confesse à tous les curés et confesseurs de Paris, une méchante femme qui prit le nom d'une de mes filles. c’était celui de Manon autrement (appelée) Famille. Cette3079 femme était la Gautière. Elle se confessait à plusieurs en3080 un jour afin de n'en point laisser échapper. Elle leur disait qu'elle m'avait servi seize ou dix-sept ans, mais qu'elle m'avait quittée ne pouvant en conscience vivre avec une si méchante femme, qu'elle m'avait quittée pour mes abominations254. En moins de huit jours, je fus décriée par tout Paris, et je passai sans contredit pour la plus méchante personne du monde.

Ceux qui le disaient de la sorte croyaient en être bien instruits, et le savoir par une voie très sûre. Il arriva que Manon, cette fille qui me servait, fut3081 à confesse à un chanoine de Notre-Dame. Elle lui parla des peines qu'on faisait à sa maîtresse, qui était, disait-elle, très innocente. Le chanoine la pria de lui dire son nom : elle le lui dit. Il lui répliqua : « Vous me surprenez étrangement, car il en est venue une qui ne vous ressemble point du tout qui se dit être vous et qui m'a dit des choses horribles. » Elle le désabusa et lui fit voir la noirceur de ce procédé. Il arriva la même chose à quatre ou cinq autres. Mais pouvait-elle désabuser tous les confesseurs, et je ne voulus jamais souffrir qu'elle se servît de la confession pour faire connaître la vérité, laissant le tout à Dieu et ne voulant perdre aucune des croix et des humiliations qu'il m'a lui-même choisies. Parmi tant de traverses, je n'ai point été sans maladies ni douleurs fort aiguës.

[9.] Je fus donc tout le temps depuis mon arrivée à Meaux jusqu’à Pâques sans voir M. de Meaux, qui ne revint de Paris que pour cette fête. J'étais encore fort malade. Il entra dans ma chambre et la première chose qu'il me dit était que j'avais beaucoup d'ennemis et que tout était déchaîné contre moi. Il m'apporta les articles composés à Issy. Je lui demandai l'explication de quelques endroits et je les signai. Je me trouvai beaucoup plus mal ensuite. Il revint le jour de l'Annonciation, qui avait été remis après Pâques. Comme j'ai une très grande dévotion au Verbe Incarné et3082 que les religieuses achevaient de brûler le cierge triangulaire devant l’image de l'Enfant Jésus, durant3083 qu'elles chantaient un motet en musique, M. de Meaux entra. Il demanda ce que c'était que cette musique dans mon cabinet. Elles lui [70] répondirent que comme j'avais une très grande dévotion au Verbe Incarné, je les avais fait régaler ce jour-là et qu'elles étaient venues me remercier et chanter ce motet en l'honneur du Verbe Incarné. Elles étaient à peine hors de ma chambre qu'il vint vers mon lit et me dit qu'il voulait que je lui signasse tout à l'heure que je ne croyais pas au Verbe Incarné. Plusieurs religieuses, qui étaient dans l'antichambre près de ma porte, l'entendirent bien. Je tombai de mon haut à une pareille proposition. Je lui dis que je ne savais point signer de faussetés. Il répéta qu'il me le ferait bien faire. Je lui répondis que je savais souffrir, par la grâce de Dieu, que je savais mourir, mais que je ne savais point signer de faussetés. Il me répondit qu'il m'en priait et que si je faisais cela il rétablirait ma réputation qu'on tâchait de déchirer ; qu'il dirait de moi tous les biens du monde. Je lui répondis que c'était à Dieu à prendre soin de ma réputation s'il l'avait agréable, et à moi à soutenir ma foi au péril de ma vie. Voyant qu'il ne gagnait rien, il se retira.

[10.] J'ai cette obligation à la mère Picard et à la communauté, qu'il n'y eut point de témoignage avantageux qu'elles ne lui rendissent de moi. En voici un qu'elles me donnèrent par écrit :

Nous, soussignées supérieure et religieuses de la Visitation de Sainte-Marie de Meaux, certifions que Mme Guyon ayant demeuré dans notre maison par l'ordre et la permission de Mgr l'évêque de Meaux, notre illustre prélat et supérieur, l’espace de six mois, elle ne nous a donné aucun sujet de trouble ni de peine, mais bien de grande édification, n'ayant jamais parlé à personne du dedans ni du dehors qu'avec une permission particulière, n'ayant en outre reçu ni écrit que selon que Mgr lui a permis, ayant remarqué en toute sa conduite et en toutes ses paroles une grande régularité, simplicité, sincérité, humilité, mortification, douceur et patience chrétienne, et une vraie dévotion et estime de tout ce qui est de la foi, surtout au mystère de l’Incarnation et de la sainte Enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ. Que si la-dite dame voulait choisir notre maison pour y vivre le reste de ses jours dans la retraite, notre communauté se tiendrait à faveur et satisfaction255. Cette protestation est simple et sincère, sans autre vue ni pensée que de rendre témoignage à la vérité.

Fait le 7 juillet 1695, et signé, Soeur Françoise Elizabeth Le Picard, supérieure, Soeur Magdelaine Aimée Gueton, Soeur [71] Claude Marie Amoury.

[11.] Lorsqu'elles lui parlaient de3084 moi, il répondait : «  Je ne vois en elle, tout comme vous, que du bien, mais ses ennemis me tourmentent et veulent trouver du mal en elle. » Il écrivit un jour à la mère Picard qu'il avait examiné mes écrits avec grand soin, qu'il n'y avait rien trouvé que quelques termes qui n'étaient pas dans toute la rigueur de la théologie, mais qu’une femme n'était point obligée d'être théologienne. La mère Le Picard me montra cette lettre pour me consoler et je jure devant Dieu que je n'écris rien que de très véritable256.


3.19  UN CHANTAGE SURPRENANT

[l.] A quelques jours de là, M. de Meaux revint. Il m'apporta un papier écrit de sa main, qui n'était qu'une profession de foi comme j'avais toujours été catholique, apostolique et romaine, et une soumission à l'Eglise de mes livres. Ce que j'aurais fait de moi-même quand on ne le m'aurait pas demandé. Et ensuite il m'en lut un autre qu'il devait, disait-il, me donner, qui était un certificat tel qu'il me donna longtemps après, et même plus avantageux. Comme j'étais trop malade pour pouvoir transcrire cette soumission qui était écrite de sa main, il me dit de la faire transcrire par une religieuse et que je la signasse. Il remporta son certificat pour le mettre au net, à ce qu'il disait, et il m'assura qu'en lui donnant l'un, il me donnerait l'autre ; qu'il me voulait traiter comme sa soeur et qu'il serait un fripon s'il ne le faisait pas. Ce procédé si honnête me charma. Je lui dis que je m'étais mise entre ses mains non seulement comme entre les mains d'un évêque, mais comme en celles d'un homme d'honneur. Qui n'eût pas cru qu'il eût effectué tout cela?

[2.] Je me trouvai si mal après son départ, parce que j'avais un peu parlé et que j'étais extrêmement faible, qu'il fallut me faire revenir avec des eaux cordiales. La supérieure, craignant que s'il revenait le lendemain, cela ne me fit mourir, le pria, par écrit, de me laisser ce jour de repos, mais il ne le voulut pas; au contraire, il vint ce jour-là même, et me demanda si j'avais signé l'écrit qu'il m'avait laissé, et ouvrant un portefeuille bleu qui fermait à clef, il me dit : « Voilà mon certificat, où est votre soumission? » Il tenait un papier en disant cela. Je lui montrai ma soumission, qui était sur mon lit, et que je n'avais pas la force de lui donner. Il la prit, je ne doutai point qu'il ne m'allât donner le sien, point3085 [72] du tout, il renferma le tout dans son portefeuille et me dit qu'il ne me donnerait rien, que je n'étais pas au bout, qu'il m'allait bien tourmenter davantage et qu'il voulait bien d'autres signatures, entre autres celle que je ne croyais pas au Verbe Incarné. Jugez de ma surprise. Je restai sans force et sans parole, il s'enfuit. Les religieuses furent épouvantées d'un tour pareil, car rien ne l'obligeait à me promettre un certificat. Je ne lui en avais point demandé. Ce fut alors que je fis des protestations qui sont paraphées d'un notaire de Meaux, l'ayant demandé sous prétexte de testament.

[3.] A3086 quelque temps de là, ce prélat me vint revoir. Il me demanda de signer sa lettre pastorale et d'avouer que j'ai eu les erreurs qui y sont condamnées. Je tâchai de lui faire voir que ce que je lui avais donné comprenait toute sorte de soumission et que, quoique dans cette lettre il m'eût mise au rang des malfaiteurs, je tâchais d'honorer cet état de Jésus-Christ sans me plaindre. Il me dit : «  Mais vous m'avez promis de vous soumettre à ma condamnation. - Je le fais de tout mon coeur, Mgr, lui répondis-je, et je ne prends non plus d'intérêt à ces petits livres que si je ne les avais pas écrits. Je ne sortirai jamais, s'il plaît à Dieu, de la soumission et du respect que je vous dois de quelque manière que les choses tournent; mais Mgr, vous m'avez promis une décharge. - Je vous la donnerai [73] lorsque vous ferez ce que je veux, me dit-il. - Monseigneur, vous me fites l'honneur de me dire qu'en vous donnant signé cet acte de soumission que vous m'aviez dicté, vous me donneriez ma décharge. - Ce sont, dit-il, des paroles qui échappent avant que d'avoir mûrement pensé à ce qu'on peut et doit faire. - Ce n'est pas pour vous faire des plaintes que je vous dis cela, Monseigneur, mais pour vous faire souvenir que vous me la promîtes, et pour vous faire voir ma soumission, je veux bien écrire3087 au bas de votre lettre pastorale tout ce que j'y puis mettre. »

Après l'avoir fait et qu'il l'eut lu, il me dit qu'il le trouvait assez bien, puis après l'avoir mis dans sa poche il me dit : «  Il ne s'agit pas de cela, vous ne dites point que vous êtes formellement hérétique et je veux que vous le déclariez et aussi que la lettre est très juste et que vous reconnaissez avoir été dans toutes les erreurs qu'elle condamne. » Je lui répondis : «  Je crois, Monseigneur, que c'est pour m'éprouver que vous dites cela, car je ne me persuaderai jamais qu'un prélat, si plein de piété et d'honneur, voulût se servir de la bonne foi avec laquelle je suis venue me mettre dans son diocèse, pour me faire faire des choses que je ne puis faire en conscience. J'ai cru trouver en vous un père, je vous conjure que je ne sois point trompée en mon attente. - Je suis Père de l'Eglise, me dit-il, mais enfin il n'est point question de parole. Si vous ne signez ce que je veux, je viendrai avec des témoins et après vous avoir admonestée devant eux, je vous déférerai à l'Eglise, et nous vous retrancherons, comme il est dit dans l'Evangile. - Monseigneur, lui répondis-je, je n'ai que mon Dieu pour témoin : je suis préparée à tout souffrir et j'espère que Dieu me fera la grâce de ne rien faire contre ma conscience, sans sortir jamais du respect que je vous dois. » Il voulut encore, dans la même conversation, m'obliger à déclarer que je reconnaissais qu'il y a des erreurs dans le livre latin du père La Combe, et déclarer en même temps que je ne l'avais pas lu.

[4.] Les bonnes filles qui voyaient une partie des violences et des emportements de M. de Meaux, n'en pouvaient revenir; et la mère Le Picard me disait que ma trop grande douceur le rendait hardi à me maltraiter, parce que son caractère d'esprit était tel qu'il en usait ordinairement de la sorte avec les gens doux, et qu'il pliait avec les gens hauts. Cependant je ne changeai [74] jamais de conduite et j'aimai mieux prendre le parti de souffrir, que de m'écarter en rien du respect que je devais à son caractère257. Je m'assure que toutes les personnes qui ont su que j'avais été à Meaux, ont cru deux choses également fausses : l'une que j'y étais par ordre du roi, et c'était de moi-même; l'autre, qu'en six mois que j'y ai été, M. de Meaux m'avait interrogée diverses fois pour savoir ma pensée sur l'intérieur, quelle était ma manière d'oraison, ou sur l'amour de Dieu. Point du tout, il ne m'a jamais parlé de ces choses. Lorsqu'il venait, c'était, disait-il, mes ennemis qui lui disaient de me tourmenter; qu'il était content de moi. D'autres fois, il venait plein de fureur me demander cette signature qu’il savait bien que je ne donnerais pas, il me faisait menacer de tout ce qu’on m’a fait depuis; il ne prétendait pas, disait-il, perdre sa fortune pour moi, et mille autres choses. Après ces feux258 il retournait à Paris et il était du temps sans revenir.

[5.] Enfin après avoir été six mois à Meaux, il me donna de lui-même un certificat et ne me demanda plus d'autre signature. Ce qui est étonnant est que, dans le temps qu'il était le plus emporté contre moi, il me disait, que si je voulais venir demeurer dans son diocèse, je lui ferais plaisir, qu'il voulait écrire sur l'intérieur, et que Dieu m'avait donné sur cela des lumières très sûres. Il avait vu cette Vie, dont il a tant parlé, il ne me témoigna jamais qu'il y eût trouvé à redire; tout cela n'est arrivé que depuis que j'ai cessé de le voir, où il a vu dans cette Vie (qu'il n'avait plus) ce qu'il n'y avait point vu en la lisant. Peu avant que je sortisse de Meaux, il témoigna à M. de Paris et à Mgr l'archevêque de Sens combien il était content et édifié de moi. Il nous prêcha le jour de la Visitation de la Vierge, qui est une des principales fêtes de ce monastère ; il y dit la messe et souhaita que je communiasse de sa main. Il fit au milieu de la messe un sermon étonnant sur l'intérieur. Il avança des choses cent fois plus fortes que je n’en ai jamais avancé3088. Il dit qu'il n'était pas maître de lui au milieu de ces redoutables mystères, qu'il était obligé de dire la vérité et de ne la point dissimuler, qu'il fallait que cet aveu de la vérité fût nécessaire, puisque Dieu le lui faisait faire comme malgré lui. La3089 supérieure le fut saluer après son sermon et lui demanda comment il pouvait me tourmenter pensant ce qu'il pensait. Il lui répondit que ce n'était pas lui, que c'était mes ennemis. Je sortis [75] peu après de Meaux. Mais ma sortie a été racontée avec trop de malignité pour n'en pas expliquer toutes les circonstances.

[6.] Comme il y avait six mois que j'étais à Meaux, où je ne m'étais engagée d'y rester que trois, d'ailleurs ma santé étant très mauvaise, je demandai à M. de Meaux s'il était content et s'il ne désirait rien de moi davantage. Il me dit que non. Je lui dis que je m'en irais donc, parce que j'avais besoin d'aller à Bourbon259. Je lui demandai s'il trouverait bon que je vinsse finir mes jours chez ces bonnes religieuses, car elles m'aimaient beaucoup et je les aimais assez, quoique l'air m'y fût très mauvais. Il en fut très content, et me dit qu'il me recevrait toujours avec plaisir, que les religieuses étaient très contentes et très édifiées de moi et que, pour lui, il s'en retournait à Paris. Je lui dis que ma fille, ou quelques dames de mes amies, me viendraient quérir. Il se tourna vers la supérieure et lui dit : « Ma mère, je vous prie de bien recevoir celles qui viendront quérir Madame, soit Madame sa fille, soit des dames de ses amies, de les loger et coucher dans votre maison, et de les y garder tant qu'elles voudront. » On sait assez quelle est la dépendance des religieuses de Sainte-Marie pour leur évêque et leur exactitude à suivre à la lettre tout ce qu'il leur ordonne, sans outrepasser la moindre chose. Deux dames vinrent donc me quérir. Elles arrivèrent pour le dîner ; elles dînèrent, soupèrent et couchèrent, et dînèrent encore le lendemain au couvent, puis sur les trois heures nous sortîmes.

[7.] A peine fus-je arrivée, que M. de Meaux se repentit de m'avoir laissé aller de son diocèse. Ce qui le fit changer, comme l'on a su depuis, c'est qu'ayant rendu compte à Mme de Maintenon des termes dans lesquels cette affaire était finie, elle lui témoigna qu'elle était peu contente de l'attestation qu'il m'avait donnée; que cela ne finissait rien et ferait même un effet contraire à ce que l'on s'était proposé, qui était de détromper les personnes qui étaient prévenues en ma faveur.

Il crut donc qu'en me perdant3090, il perdait toutes les espérances dont il s'était flatté. Il me récrivit de revenir dans son diocèse, et je reçus en même temps une lettre de la supérieure qu'il était plus résolu que jamais de me tourmenter; que, quelque désir qu'elle eût de me ravoir, elle était obligée de me faire savoir les sentiments de M. de Meaux conformes à ce que je savais. Ce que je savais, c'est qu'il établissait une haute fortune sur la persécution qu'il me ferait et comme il en voulait à une personne fort au-dessus de moi260 ; il crut qu'en lui échappant, tout lui échappait.

La mère Le Picard, en m'envoyant la lettre dont je viens de parler, m'envoya une nouvelle attestation de M. de Meaux, si différente de la première, qu'il voulait que je lui renvoyasse, que je jugeai [76] dès lors que je n'avais nulle justice à espérer de ce prélat. En effet dès qu’il fut retourné à Paris, et qu’il eut rendu compte aux personnes qui me poussaient261 des termes où il en était demeuré avec moi, on lui fit tellement sentir qu’on n’était pas content de son procédé, et qu’on attendait de lui tout autre chose qu’une justification telle que l’attestation qu’il m’avait donnée serait capable de me procurer dans la suite, qu’il résolut à quelque prix que ce fût de la retirer et d’en substituer une autre à la place262. Il lui avait écrit de retirer cette première3091 attestation, et de me donner la dernière; et que si j'étais partie de Meaux, elle me la fit tenir incessament afin qu'il eût de même la première qu'il m'avait donnée. La mère, qui vit bien par tous les traitements passés à quoi j'allais être exposée si je retombais entre les mains de M. de Meaux, m'en fit assez entendre par sa lettre pour me porter à éviter à l'avenir toute discussion avec lui263. Cependant, pour garder avec lui les mesures de la bienséance dont je ne m'étais jamais écartée, je répondis à la mère supérieure, sans me plaindre d'un procédé si bizarre et si rempli d'injustice, que j'avais remis entre les mains de ma famille ce que me redemandait M. de Meaux ; qu'après toutes les choses passées elle avait un intérêt si grand à une pièce de cette nature, qui faisait ma justification, qu'il était à croire qu'elle ne voudrait pas s'en dessaisir, d'autant plus que ce qu'elle me renvoyait de la part du prélat, non seulement ne servait de rien à ma justification, mais de plus, semblait appuyer tout ce qui avait été dit contre moi en ne disant rien de contraire.

[8.] Voici la copie de la dite première attestation264:

Nous, évêque de Meaux, certifions à qui il appartiendra, qu’au moyen des déclarations et soumissions de Madame Guyon, que nous avons par devers nous, souscrites de sa main, et des défenses par elle acceptées avec soumission, d'écrire, enseigner, dogmatiser dans l'Église, ou de répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement, ensemble du bon témoignage qu'on nous en a rendu depuis six mois qu'elle est dans notre diocèse et dans le monastère de Sainte-Marie, nous sommes demeurés satisfaits de sa conduite, et lui avons continué la participation des saints sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée ; déclarons en outre que nous ne l'avons trouvée impliquée en [77] aucune sorte dans les abominations de Molinos ou autres condamnées ailleurs, ni n'avons entendu la comprendre dans la mention qui en a été par nous faite dans notre ordonnance du 16 avril 1695. Donné à Meaux, le 1er juillet 1695.

J. BÉNIGNE, E. de Meaux.

(Par Monseigneur, LEDIEU).

Voici la copie de la seconde :

Nous, évêque de Meaux, avons reçu265 les présentes soumissions et déclarations de ladite Dame G(uyon), tant celle du 15 avril 1695 que celle du 1er juillet266 de la même année, et lui en avons donné acte pour lui valoir ce que de raison ; déclarant que nous l'avons toujours reçue et la recevons sans difficulté à la participation des saints sacrements dans laquelle nous l'avons trouvée; ainsi que sa soumission et [protestation de] sincère3092 obéissance, et avant et depuis le temps qu'elle est dans notre diocèse ; y joint267 la déclaration authentique de sa foi, avec le témoignage qu'on nous a rendu et qu'on nous rend de sa bonne conduite depuis six mois qu'elle est audit monastère, le requéraient. Nous lui avons enjoint de faire en temps convenable les demandes et autres actes que nous avons marqués dans lesdits articles par elle souscrits, comme essentiels à la piété et expressément commandés de Dieu, sans qu'aucun fidèle s'en puisse dispenser sous prétexte d'autres actes prétendus plus parfaits ou éminents, ni autres prétextes quels qu'ils soient ; et lui avons fait itératives défenses, tant comme évêque diocésain qu'en vertu de l'obéissance qu'elle nous a promise volontairement comme dessus, d'écrire, enseigner ou dogmatiser dans l'Église, ou d'y répandre ses livres imprimés ou manuscrits, ou de conduire les âmes dans les voies de l'oraison ou autrement ; à quoi elle s'est soumise de nouveau, nous déclarant qu'elle faisait lesdits actes. Donné à Meaux audit monastère, les jour et an que dessus.

J. Bénigne, Evêque de Meaux.

[9.] On3093 peut juger par la vivacité de M. de Meaux et par les espérances qu'il avait conçues de l'effet que produisit en lui un tel refus. Il débita que j'avais sauté les murailles du couvent pour m'enfuir268. Outre que je saute fort mal, c'est que toutes les religieuses étaient témoins du contraire. Cependant cela a si fort couru2693094 [79] que bien des gens le croient encore. Un procédé de cette nature ne me permettait plus de m'abandonner à la discrétion de M. de Meaux, et comme on me fit entendre qu'on allait pousser les choses aux dernières violences, je crus devoir abandonner à Dieu tout ce qui pourrait arriver et cependant prendre les mesures de prudence pour éviter l'effet des menaces qu'on me faisait de toutes parts. J'avais bien des lieux de retraite, mais je n'en voulus accepter aucun pour n'embarrasser personne et pour ne point commettre mes amis et ma famille, à qui on aurait pu attribuer mon évasion. Je3095 pris la résolution de ne point quitter Paris, d'y demeurer en quelque lieu à l'écart avec mes femmes, qui étaient très sûres, et de me dérober généralement à la vue de tout le monde. Je restai de cette manière environ cinq ou six mois. Je passais les jours seule, à lire, à prier Dieu, à travailler. Mais sur la fin de l'année 1695, je fus arrêtée3096, toute malade que j'étais, et conduite à Vincennes. Je fus trois jours en séquestre chez Desgrez, qui m'avait arrêtée, parce que le roi, plein de justice et de bonté, ne voulait point consentir qu'on me mît en prison, disant plusieurs fois qu'un couvent suffisait. On trompa sa justice par de plus fortes calomnies, on me peignit à ses yeux avec des couleurs si noires, qu'on lui fit même scrupule de sa bonté et de son équité, il consentit donc qu'on me menât à Vincennes.

3.20  POURQUOI M’AVEZ-VOUS ABANDONNEE ?

[l.] Je3097 ne parlerai point ici de cette longue persécution, qui a fait tant de bruit, par une suite de dix années de prisons de toutes espèces, et d'un exil à peu près aussi long, et qui n'est pas encore fini, par les traverses, les calomnies et toutes sortes de souffrances telles qu'on les peut imaginer. Il y a des faits trop odieux, de la part de diverses personnes, que la charité me fait couvrir, et c'est en ce sens que270 la charité couvre la multitude des iniquités271, d’autres [de la part ce ceux] qui ayant272 été séduits par des personnes mal intentionnées et qui me sont respectables par leur piété et par [80] d'autres raisons, quoiqu'ils aient marqué un zèle trop amer pour des choses dont ils n'avaient pas une véritable connaissance. Je me tais, des uns par respect, et des autres par charité. Ce que je puis dire, c'est que par une si longue suite de croix dont ma vie a été remplie, on peut juger que les plus grandes étaient réservées pour la fin, et que Dieu, qui ne m'a point rejetée par un effet de sa bonté, n'avait garde de laisser la fin de ma vie sans une plus grande conformité avec Jésus-Christ. Il a été traduit devant toutes sortes de tribunaux : il m'a fait la grâce de l'être de même. Il a souffert les derniers outrages sans s'en plaindre : il m'a fait la miséricorde d'en user ainsi. Comment aurais-je pu faire autrement dans la vue qu'il me donnait de son amour et de sa bonté? Dans cette ressemblance avec Jésus-Christ, je regardais comme faveurs ce que le monde regardait comme persécutions étranges. La paix et la joie du dedans m'empêchaient de voir autrement les plus violents persécuteurs que comme des instruments de la justice de mon Dieu, qui m'a toujours été si adorable et si aimable. J'étais donc dans la prison comme dans un lieu de délices et de rafraîchissement, cette privation générale de toutes les créatures me donnant plus de lieu d'être seule à seul avec Dieu, et la privation des choses qui paraissent les plus nécessaires me faisant goûter une pauvreté extérieure que je n'aurais pu goûter autrement.

Ainsi j'ai regardé tous ces grands maux apparents, ce décri si universel, comme [81] le plus grand de tous les biens. Il me semblait que c'était l'ouvrage de la main de Dieu qui voulait couvrir son tabernacle de peaux de bêtes pour le cacher aux yeux de ceux à qui il ne voulait pas le manifester.

[2.] J'ai porté des langueurs mortelles, des maladies accablantes et douloureuses sans soulagement. Dieu ne se contentant pas de cela, m'abandonna au-dedans aux plus grandes désolations pendant quelques mois; de sorte que je ne pouvais dire que ces seules paroles : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? Ce fut dans ce temps que je fus portée à me mettre du parti de Dieu contre moi-même, et à faire toutes les austérités dont je pus m'aviser. Voyant Dieu et toutes les créatures contre moi, j'étais ravie d'être de leur parti contre moi-même. Comment pourrais-je me plaindre de ce que j'ai souffert avec un amour si détaché de tout propre intérêt ? M'intéresserais-je à présent pour moi-même après avoir fait un sacrifice si entier de ce moi et de tout ce qui le regarde? J'aime donc mieux consacrer toutes ces souffrances par le silence. Si Dieu permettait qu'un jour, pour sa gloire, il en fût su quelque chose, j'adorerais ses jugements; mais pour moi, mon parti est pris pour ce qui me regarde personnellement.

[3.] A l'égard de l'oraison, je dois toujours protester de la vérité de ses voies. J'ai défendu mon innocence avec assez de fermeté et de vérité pour ne laisser aucun doute dans les esprits que les calomnies que l'on fait sur les personnes dont l'oraison est véritable et l'amour sincère, sont fausses, et leurs discours [82] téméraires3098 et contraires à toute sorte de vérité et de justice. Plus la calomnie est forte, plus le cœur qui aime Dieu, et à qui la conscience ne reproche rien, est heureux et content. Il semble que la persécution et la calomnie sont un poids qui enfonce toujours plus l'âme en Dieu et lui font goûter un bonheur inestimable. Que lui importe que toutes les créatures soient déchaînées contre elle quand elle est seule à seul avec son Dieu, et qu'elle lui donne un témoignage solide de son amour? Car lorsque Dieu nous comble de bienfaits, c'est lui qui nous donne des marques du sien, mais lorsque nous souffrons ce qui est mille fois plus terrible que la mort, nous lui donnons des témoignages de la fidélité du nôtre. Ainsi comme il n'y a point d'autre moyen de témoigner à Dieu que nous l'aimons qu'en portant pour son amour les peines les plus terribles, nous lui sommes infiniment redevables lorsqu'il nous en donne les moyens.

[4.] Mais peut-être sera-t-on surpris que, ne voulant écrire aucun détail des plus grandes et des plus fortes croix de ma vie, j'en aie écrit de celles qui le sont bien moins. Quelques raisons m'ont portée à cela. J'ai cru devoir toucher quelque chose des croix de ma jeunesse, pour faire comprendre la conduite crucifiante que Dieu a toujours tenue sur moi. A l'égard des autres endroits qui regardent un état de ma vie plus avancé, comme les calomnies ne me regardaient pas seule, j'ai cru être obligée en conscience de faire des détails de certains faits pour en découvrir non seulement la fausseté, mais aussi la conduite de ceux par qui ils ont passé, et qui ont été les véritables auteurs de ces persécutions, [83] dont je n'ai été que l'objet accidentel, particulièrement dans les derniers temps, puisque véritablement l’on ne m'a persécutée de la sorte que pour y envelopper des personnes d'un grand mérite qui se trouvaient hors de prise par elles-mêmes, et qu'on ne pouvait attaquer personnellement qu'en confondant leurs affaires avec les miennes273. J'ai pensé donc que je devais m'étendre un peu plus en détail sur ce qui avait rapport à ces sortes de faits, et d'autant plus que, s'agissant de ma foi, que l'on voulait pour cela rendre suspecte3099, il me paraissait de conséquence de faire en même temps connaître combien j'ai toujours été éloignée des sentiments que l'on a voulu m'imputer. J'ai cru le devoir à la religion, à la piété, à mes amis, à ma famille et à moi-même. Mais pour les mauvais traitements personnels, j'ai cru les devoir sacrifier et sanctifier par un profond silence, ainsi que je l'ai marqué ci-devant.

[5.] Je dirai seulement, comme en passant, quelque chose des dispositions dans lesquelles je me suis trouvée dans les différents temps de ma prison. Pendant le temps que je fus à Vincennes et que M. de la Reynie m'interrogea, je restai dans une grande paix, très contente d'y passer ma vie si telle était la volonté de Dieu. Je faisais des Cantiques…3100

Dieu n'a point prétendu nous tendre des pièges en nous disant cela et en nous enseignant à ne point préméditer nos réponses274.

[7.] Lorsque les choses furent portées à de plus grandes extrémités (j'étais alors dans la Bastille275), et que j'appris le décri et le déchaînement horrible où l'on était contre moi, je vous disais : « O mon Dieu, si vous me voulez rendre un nouveau spectacle aux hommes et aux anges276, que votre sainte volonté soit faite. Tout ce que je vous demande est que vous sauviez ceux qui sont à vous, et de ne pas permettre qu'ils s'en séparent. Que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous séparent [85] jamais de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ277. Pour mon fait particulier, que m'importe ce que les hommes pensent de moi, qu'importe ce qu'ils me fassent souffrir, puisqu'ils ne peuvent me séparer de Jésus-Christ, qui est gravé dans le fond de mon cœur. Si je déplais à Jésus-Christ, quand je plairais à tous les hommes, ce me serait moins que la boue. Que tous les hommes donc me méprisent et me haïssent pourvu que je lui sois agréable. Leurs coups poliront ce qui est défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à celui pour lequel je meurs tous les jours jusqu'à ce qu'il vienne consommer cette mort, » et je vous priais, ô mon Dieu, de me rendre une hostie pure et nette en votre sang afin de vous être bientôt offerte.

D'autres fois il semblait que Dieu se mît du parti des hommes pour me faire souffrir davantage. J'étais encore plus exercée au-dedans qu'au-dehors. Tout était contre moi. Je voyais tous les hommes unis pour me tourmenter et me surprendre, tout l'artifice et toute la subtilité d'esprit de gens qui en ont beaucoup et qui s'étudiaient à cela, et moi seule et sans recours, sentant sur moi la main appesantie de Dieu, qui semblait m'abandonner à moi-même et à ma propre obscurité ; un délaissement entier au-dedans, sans pouvoir m'aider de mon esprit naturel, dont toute la vivacité était amortie depuis si longtemps que j'avais cessé d'en faire usage pour me laisser conduire à un esprit supérieur, ayant travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit à Jésus-Christ et ma raison à sa conduite. Mais dans tout ce temps, je ne pouvais m'aider ni de ma raison, ni d'aucun soutien intérieur, car j'étais comme ceux qui n'ont jamais éprouvé cette conduite admirable de la bonté de Dieu et qui n'ont point d'esprit naturel. Lorsque je priais, je n'avais que des réponses de mort. Il me vint dans ce temps ce passage de David : Lorsqu'ils me persécutaient, [86] j'affligeais mon âme par le jeûne278.

Je fis donc, aussi longtemps que ma santé le permit, des jeûnes très rigoureux et des pénitences austères, mais cela me paraissait comme de la paille brûlée. Un moment de la conduite de Dieu est mille fois d'un plus grand secours.

3.21 DERNIERES PAGES DE LA VIE, L'ETAT SIMPLE ET INVARIABLE

[l.] 279 Comme ma vie a toujours été consacrée à la croix, je ne fus pas sitôt sortie de prison et l'esprit ne commença pas plus tôt à respirer après tant de traverses, que le corps se trouva accablé par toutes sortes d'infirmités, et j'ai eu des maladies presque continuelles, qui me mettaient souvent à la mort.

Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est3101 que mon état est devenu simple et invariable.

Lorsque2803102 je parle ici d’un état fixe et permanent, ainsi que dans mes autres écrits, je [ne veux]3103 pas parler d’un état inamissible281 et dont on ne puisse déchoir, je l’appelle permanent et fixe par rapport aux états qui l’ont précédé pleins de vicissitudes et de variations. Lorsque je parle de l’incarnation mystique, je crois que c’est ce que saint Paul appelle formation de Jésus-Christ en nous. Tous les états de mort, d’ensevelissement, de résurrection, de destruction du vieil homme pour être fait une nouvelle créature en Jésus-Christ, sont aussi décrits par saint Paul. Je souhaite que cela serve aux âmes petites et humbles qui pourront connaître par leur expérience que les états décrits sont véritables. Que ceux qui ne se veulent pas laisser conduire, gouverner, animer par Jésus-Christ les laissent pour ce qu’ils sont, et qu’ils ne donnent pas comme dit St Jude des malédictions, qu’ils ne blasphèment pas contre des mystères qu’ils n’entendent pas.

Le fond3104 de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je3105 reconnais que Dieu m'a fait des3106 grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n'ai pour partage3107 que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. Si2823108 l’on croit quelque bien en moi, l’on se trompe, et l’on fait tort à Dieu. Tout bien est en lui et pour lui. Si je pouvais avoir un contentement, c’est de ce qu’il est et qu’il sera toujours. S’il me sauve, ce sera gratuitement, car je n’ai ni mérite ni dignité.

[2.] Je3109 suis étonnée qu'on prenne quelque confiance3110 en ce néant ; je l'ai dit. Cependant je réponds à ce qu'on me demande [87] sans m'embarrasser si je réponds bien ou mal. Si je dis mal, je n'en suis point3111 surprise ; si je dis bien, je n'ai garde de me l'attribuer. Je vais sans aller, sans vues, sans savoir où je vais. Je ne veux ni aller ni m'arrêter. La volonté et les instincts sont3112 disparus : pauvreté et nudité est mon partage. Je n'ai ni confiance ni défiance, enfin Rien, Rien. Pour3113 peu qu'on me fasse penser en moi, je crois tromper tout le monde, et je ne sais ni comment je les trompe, ni ce que je fais pour les tromper. Il y a des temps où je voudrais, au péril de mille vies que Dieu fût connu et aimé. J'aime l'Église, tout ce qui la blesse me blesse ; je crains tout ce qui lui est contraire; mais je ne puis donner de nom à cette crainte. C'est comme un enfant à la mamelle qui, sans discerner les monstres, s'en détourne. Je ne cherche rien, mais il m'est donné sur-le-champ des expressions et des paroles très fortes ; mais si je voulais les avoir, elles m'échapperaient, et si je voulais les répéter, de même. Quand j'ai quelque chose à dire et qu'on m'interrompt, tout se perd. Je suis alors comme un enfant à qui on a pris une pomme sans qu'il s'en aperçoive, il la cherche et ne la trouve plus; je suis dépitée pour un moment de ce qu'on me l'a prise, mais je l'oublie aussitôt.

[4.] Rien de plus grand que Dieu, rien de plus petit que moi. Il est riche, je suis très pauvre, et je ne manque de rien. Je ne sens de besoin sur rien. La mort, la vie, tout est égal. L'éternité, le temps, tout est éternité, tout est Dieu. Dieu est Amour et l'amour est Dieu, et tout en Dieu et3114 pour Dieu. Vous tireriez aussi tôt la lumière des ténèbres que quelque chose de ce néant ; c'est un chaos283, sans confusion. Toutes espèces sont hors du rien et le rien n'en admet point. Les pensées ne font que passer, rien n'arrête, je ne puis rien dire de commande. Ce que j'ai dit ou écrit est passé, je ne m'en souviens plus. Cela est pour moi comme d'une autre personne. Je ne puis vouloir ni justification ni estime. Si Dieu veut l'un et l'autre, il fera [88] ce qu'il voudra : il ne m'importe. Qu'il se glorifie par ma destruction ou en rétablissant ma réputation, l'un et l'autre est égal dans la3115 balance.

[5.] Je3116 ne veux pas vous tromper tous, ni3117 ne vous tromper pas. C'est à Dieu à vous éclairer, et à vous donner3118 du rebut ou du penchant pour ce rien qui ne sort pas de sa place. C'est un fanal vide, on peut y allumer un flambeau ? c’est un3119 faux brillant qui peut mener au précipice ? Je n'en sais rien284, Dieu le sait, ce n'est pas mon affaire, c'est à vous à faire ce discernement. Il n'y a qu'à éteindre le faux brillant, le flambeau ne s'allumera jamais par lui-même si Dieu ne l'allume. Je3120 prie Dieu de vous éclairer toujours3121 pour ne faire que sa volonté, car quand3122 vous me fouleriez aux pieds, vous me feriez justice, et je n'y pourrais trouver à redire. Voilà ce que je puis dire d'un rien, que je voudrais, si je pouvais vouloir, qu'on oubliât éternellement3123. Si la Vie n'était pas écrite, elle courrait grand risque de ne l'être jamais, et cependant je la récrirais au moindre signal, sans savoir pourquoi, ni ce que je veux dire. O mes enfants, ouvrez vos yeux à la lumière de la vérité ! Amen.

[1.] Je dirai encore ici3124 que Dieu3125 me tient dans une extrême simplicité, droiture de coeur et largeur, en sorte que je n'aperçois ces choses que dans les occasions, car sans une occasion qui remue cela, je ne vois rien285.

[3.] Si on disait quelque chose à mon avantage, je serais surprise, ne trouvant rien en moi. Si on me blâme, je ne sais autre chose sinon que je suis la même misère3126; mais je ne vois point ce qu'on y blâme, je le crois sans le voir, et tout disparaît. Si on me fait retourner sur moi, je n'y connais aucun bien. Je vois tous les biens en Dieu, je sais qu'il est principe de tout, et que sans lui je ne suis qu'une bête. Il me donne un air libre, et me fait entretenir les gens, non selon mes dispositions, mais selon ce qu'ils3127 sont, me donnant même de l'esprit naturel avec ceux qui en ont, et cela d'un air si libre qu'ils en sont contents. Il y a certains dévots dont le langage est un bégaiement [89] pour moi. Je ne crains point les pièges qu'ils me tendent. Je ne me précautionne sur rien, et tout va bien. On me dit quelquefois : « Prenez garde à ce que vous direz à tel et tel ! » je l'oublie aussitôt, et je ne puis prendre garde. Quelquefois on me dit : « Vous avez dit telle et telle chose, ces gens-là le peuvent mal interpréter, vous êtes trop simple. » Je le crois, mais je ne puis faire autrement que d'être simple. O prudence3128 charnelle, que je te3129 trouve opposée à la simplicité de Jésus-Christ ! Je te laisse à tes partisans. Pour moi, ma prudence, ma sagesse, est Jésus simple3130 et petit3131. Et quand il faudrait être reine en changeant de conduite, je ne le pourrais. Quand ma simplicité me causerait toutes les peines de monde, je ne pourrais la quitter286.

Je prie3132 ceux qui liront ceci de ne point s'indisposer contre les personnes qui par un zèle peut-être trop amer, ont poussé les choses si loin contre une femme et une femme si soumise, parce que, comme dit Tauler287 : « Dieu voulant purifier une âme par les souffrances, il jetterait pour un temps dans les ténèbres et l'aveuglement une infinité de saints personnages, afin qu'ils préparassent ce vase d'élection par les jugements téméraires et désavantageux qu'ils porteraient contre elle dans cet état d'ignorance. Mais enfin, après avoir purifié ce vase, il lèverait le bandeau (tôt ou tard) de dessus leurs yeux, ne traitant pas avec rigueur une faute qu'ils auraient commise par une conduite cachée de sa providence admirable. Il dit bien3133 davantage, que Dieu enverrait plutôt un ange du ciel pour disposer par les tribulations ce vase choisi, que de le laisser dans la souillure et l’impureté.3134 »

Décembre 1709(note de fin3135)

(Fin de la Vie)




Les prisons, récit autobiographique


[1] Je ne puis vous refuser, Monsieur, ce que vous me demandez, et ce que vous semblez désirer avec tant d'instance touchant les derniers temps de ma vie, qui ont été ceux où Dieu m'a fait plus de part de sa croix, et où je puis dire que j'ai été comme mon cher Maître rassasiée d'opprobres et d'ignominies. J'ai cru devoir en supprimer le récit dans l'histoire de ma vie que l'on avait exigée de moi. J'en ai expliqué les raisons288, et elles me feraient encore garder le silence, si je n'étais persuadée que ce qui m'en reste à vous en dire ne sera uniquement que pour vous, et un petit nombre de mes amis les plus particuliers, à qui je ne puis refuser cette consolation, si c'en est une pour eux, mais qui voudront bien entrer dans les vues et les motifs qui me les font supprimer pour tous les autres.

4.1  VINCENNES

J'ai marqué, je crois, suffisamment les raisons qui m'engagèrent à rompre tout commerce avec M. de Meaux, la peine qu'il en eut par rapport aux idées de fortune qu'il s'en était formées, et le mécontentement des personnes de considération qui, m'ayant poussée à cet excès, ne voulaient pas en avoir le démenti : il fallait que je fusse coupable, que je parusse avoir enseigné des erreurs. L'attestation que M. de Meaux m'avait donnée après un [2] si long examen et si rigoureux, ne remplissait pas les idées qu'on en avait voulu donner, et à ce qu'on nommait mes amis, ni au public. On ne me laissa que l'alternative ou d'aller dans un couvent du diocèse de Meaux sous la conduite et la direction de ce prélat, ou d'être poussée à tout ce que l'autorité et la violence me pouvaient faite envisager de plus affreux.

J'eus une si extrême répugnance, et mon fonds se trouva si opposé au premier de ces deux partis, que je n'hésitai pas un moment. Je fis connaître à ceux de mes amis qui en prévoyaient et qui en craignaient les suites, que je croyais que Dieu demandait de moi que je ne rentrasse plus en aucun engagement avec M. de Meaux ; que j'allais chercher quelque endroit où je pusse être inconnue à tout le genre humain, et que si Dieu permettait que je succombasse à la violence, je le regarderais comme un effet de sa bonté ou de sa justice, tout m'étant égal dans sa volonté. Quelques-uns m'offrirent des retraites dont je les remerciai, ne voulant embarrasser personne dans une cause qui était devenue si odieuse, et qui aurait pu à eux-mêmes leur attirer des affaires fâcheuses.

Je crus, dans les [3] circonstances où je me trouvais, ne pouvoir demeurer en sûreté dans la retraite que je m'étais procurée parce que ayant eu quelque commerce indispensable avec quelques personnes du dehors depuis mon retour de Meaux, j'avais lieu de craindre qu'on en eût quelque connaissance qui servît à me faite arrêter. J'en fis chercher une autre assez éloignée289, mais [cela] même contribua à ce que je voulais éviter. Une de mes femmes290 étant obligée d'aller souvent à cette maison pour le transport de mes meubles, fut reconnue par un domestique de M. Fouquet291, ce qui donna des indices du quartier que j'avais choisi et mit bientôt Desgrez3136292, chargé de m'arrêter, en état de savoir le lieu de ma retraite.

Il n'y avait guère que deux mois que j'y étais, lorsqu'une des fêtes de Noël, jour de St Jean 1695293, je vis entrer dans ma chambre un homme que je ne connaissais pas, qui me demanda si je n'étais pas Mme Guyon. J'étais dans mon lit, malade depuis un temps assez considérable ; je lui répondis que oui. Et sur cela il me dit qu'il m'arrêtait de la part du Roi. Je lui répondis sans émotion que j'étais prête d'obéir et d'aller où il lui plairait. Je me levai après qu'il eut appelé [4] ma femme de chambre, et il donna les ordres qu'il jugea nécessaires pour ce qu'il lui restait à faite ; il avait surpris dans la rue l'autre de mes femmes qui était sortie pour quelques besoins, l'avait fouillée, et lui ayant trouvé un passe-partout de ma maison, il s'en était servi pour y entrer lui-même accompagné de vingt ou trente personnes, tous armés, qu'il distribua où il voulut. Après quoi il monta à ma chambre. Cela se fit avec si peu de bruit, que ni moi ni mon autre femme n'en entendîmes rien. Desgrez fouilla partout pour voir s'il ne trouverait point quelques papiers, il n'y eut coin ou recoin qu'il n'examinât. Il fouilla ma femme de chambre. Enfin il n'oublia rien pour se bien acquitter de son devoir et des ordres dont il était chargé.

Il me conduisit d'abord chez lui où il me laissa pour aller rendre compte de ce qui s'était passé. J'y couchai une nuit ou deux pendant qu'on délibérait sur le lieu où l'on m'enfermerait. On se détermina enfin à294 Vincennes où je fus conduite avec mes femmes, avec ordre de ne me laisser parler à qui que ce fût.

A quelques jours de là, M. de La Reynie295 [5] vint pour m'interroger. Son air austère ne m'effraya point296. Je lui répondis avec tranquillité sur toutes les questions qu'il me fit. Il en avait une fort grande liste qui lui avait été fournie avec beaucoup d'art, où l'on voulait me faire parler sur les personnes avec qui j'avais été le plus en liaison. Je le fis d'une manière simple et naturelle sans compromettre personne. Cet interrogatoire fut très long. Et quoiqu'il me parlât fort honnêtement, je remarquai qu'on l'avait fort prévenu contre moi.

Il revint quelques jours après et me demanda de qui étaient deux lettres qu'il me montra et que Desgrez avait trouvées dans le tiroir d'une petite table qui était dans ma chambre. Je lui répondis qu'elles étaient du Père de La Combe297, et que je les avais reçues peu de jours avant d'être arrêtée. Ces deux lettres furent le sujet de plusieurs interrogatoires, car on y prétendit trouver des choses effroyables, et M. de La Reynie, qui y allait tout à la bonne foi, ne sachant rien des ressorts qui faisaient mouvoir cette machine, supposait comme véritables les tours malins et les interprétations que l'on donnait aux expressions des deux lettres.

Il n'y avait pourtant rien que de très édifiant dans ces deux lettres qui ne roulaient que sur la piété. Sur la fin d'une [6] de ces lettres, il m'invitait à aller à des eaux qui étaient près de lui. Ensuite après avoir témoigné la joie qu'il aurait de me voir, il ajoutait qu'il ne serait pas fâché de voir famille298. Ce mot avait paru quelque chose d'affreux et digne du feu. Il fallut bien des tours et des circonlocutions pour me faite comprendre les idées qu'on s'était formées sur ce mot. Et M. de La Reynie épuisa tout ce que son habileté à surprendre un criminel lui put inspirer pour tirer de moi les connaissances de ce qu'on lui avait fait entendre que ce mot pouvait renfermer. Enfin je commençai à comprendre son intention, car jusque-là ses termes avaient été tellement enveloppés que je ne pouvais m'imaginer à quoi cela aboutirait, et je lui dis : «Monsieur, vous auriez pu vous épargner bien de la peine, et à moi aussi, Si vous aviez bien voulu tout d'un coup me demander l'explication de ce mot, famille, dont il est parlé dans cette lettre : c'est le nom de ma femme de chambre qui est ici. Elle me sert depuis vingt ans et est fort connue du P. de La Combe3137 ». La prévention de M. de La Reynie était si grande que j'eus toutes les peines du monde à le désabuser, mais enfin je lui en donnai tant de preuves qu'il [lui] fallut se rendre, ce qui commença à lui ouvrir les yeux sur le reste [7] des accusations qui n'étaient guère mieux fondées.

Il y avait dans la même lettre qu'une fille nommée Jeannette2993138 était toujours à l'extrémité, qu'elle avait eu de moi une connaissance très intime selon qu'il m'avait mandé. Sur cela il voulut m'obliger à lui dire ce que c'était que cette connaissance, et ce qu'on m'avait mandé. Je refusai longtemps de répondre d'une manière précise aux questions qu'il me faisait là-dessus, mais enfin, étant poussée à bout, je lui répondis que je ne refusais de parler sur cet article que parce que cela m'était avantageux « Mais on vous y force, reprit-il, et vous l'ordonne ». Alors je lui dis que cette fille avait connu que j'étais bien chère à Dieu, qu'elle avait dit plusieurs choses de cette nature au P. La Combe3139 et que c'était ce qu'il m'avait mandé.

Il y avait encore dans cette lettre une chose qui me parut avoir indisposé M. de La Reynie contre moi dans le cours de ses interrogations, c'était un endroit où il disait : « Les jansénistes sont sur le pinacle ». Cela me fit croire qu'il penchait de ce côté-là qui m'a toujours été fort contraire. [8] Mais je n'ai vu en lui que droiture et probité.

Dans l'autre de ces deux lettres il y avait : « La petite Eglise vous salue, illustre persécutée ». Il n'est pas possible d'exprimer tous les tourments et les peines que j'ai eu à essuyer dans le cours de plusieurs interrogatoires sur cette expression. L'on prétendait que je voulais composer une Eglise particulière, et qu'il y avait là-dessous des choses abominables et mystérieuses, dont je pouvais seule révéler le secret. Je ne sais si M. de La Reynie le croyait, mais il n'est rien qu'il ne mît en oeuvre pour tirer de moi quelques connaissances de ce prétendu mystère. J'avais beau lui dire que c'était une expression simple et naturelle pour désigner un petit nombre de personnes unies de sentiment et de charité pour être à Dieu d'une manière [plus] particulière que le commun des autres hommes, ou, comme S. Paul l'exprime dans une de ses Epîtres, d'une même famille, ou d'une même maison, quoiqu'il en fût, ce terme de « petite Eglise » fut le sujet d'un grand nombre d'interrogatoires dont les questions étaient, si je ne me trompe, fournies à M. de La Reynie par les personnes [9] à qui il importait que je fusse crue coupable. Car, pour lui, il avait trop bon esprit pour être arrêté par de pareilles minuties.Dans les premières visites que je reçus de M. de La Reynie à Vincennes, je lui dis qu'il y avait une voie très sûre de connaître ma vie et que je le suppliais3140 de demander au Roi qu'on en fît l'examen, qu'il serait aisé de la connaître à fond et qu'il lui serait ensuite assez facile de juger du fond des choses qu'il prétendait m'imputer. Il en parla au Roi qui le trouva bon. Et, sur cela, j'entrai avec lui dans un détail de tous les lieux où j'avais été, de toutes les personnes qui m'avaient accompagnée, de celles chez qui j'avais logé et avec qui j'avais eu commerce, les temps, les lieux, les dates, avec de telles circonstances, qu'elles renfermaient tous les temps de ma vie. Il me dit, au bout de trois mois de perquisitions, qu'on n'avait rien trouvé contre moi, que je restasse dans ma tranquillité ordinaire. Il ajouta : « Toute justice vous sera rendue ». Il le croyait sans doute de la sorte.

Enfin, après neuf ou dix interrogatoires de six, sept et huit heures quelquefois300, il jeta les lettres et les papiers sur la table avec une sorte d'indignation et dit [10] à son greffier en ma présence : « Voilà assez tourmenté une personne pour si peu de chose », comme fâché de m'avoir fait tant de peine. Il pria à Vincennes que l'on eût bien de la considération pour moi, et fit connaître que je sortirais bientôt.

Il fit un dixième interrogatoire où il me demanda permission de rire : il s'agissait d'un livre bleu intitulé Grislidy301 qu'on avait trouvé chez moi. Je lui en dis toutes les beautés, et pour conclusion, il me dit que pour en juger il l'achètetait le soir même. Après cet interrogatoire, il me dit fort honnêtement que je n'avais rien à craindre, que tout me serait rendu et que je serais bientôt libre302.

Je dirai que dans tout le temps que je fus à Vincennes et que M. de La Reynie m'interrogea, je restai dans une très grande paix, très contente de passer toute ma vie en prison. Il y avait si peu de jour dans le lieu où l'on m'avait mise, que je voyais à peine. Encore fallait-il me mettre proche de l'endroit où venait la lumière, pour faite les plus gros ouvrages.

[3.20.5] 3141 Je faisais des cantiques que la fille qui me servait apprenait par coeur à mesure que je les faisais, afin de [11] les pouvoir retenir, et nous chantions vos louanges, ô mon Dieu. Je me regardais comme un petit oiseau que vous teniez dans une cage pour votre plaisir, et qui devait chanter pour remplir son état303. Les pierres de ma tour m’en paraissaient des rubis, c'est-à-dire que je les estimais plus que toutes les magnificences du siècle. Ma joie était fondée sur votre amour, ô mon Dieu, et sur le plaisir d'être votre captive, quoique je ne fisse ces réflexions qu'en [84] composant des cantiques ; le fond de mon coeur était plein de cette joie que vous donnez à ceux qui vous aiment au milieu des plus grandes traverses.

[3.20.6] Cette paix fut altérée pour quelques moments par une infidélité que je fis. Ce fut de préméditer un jour des réponses que je devais faire à un interrogatoire que je devais prêter304 le lendemain. J'y répondis tout de travers, et Dieu, si fidèle à mon égard et qui m'avait fait répondre à des choses difficiles et embrouillées avec beaucoup de facilité et de présence d'esprit, sut bien me punir de ma prévoyance. Il permit que je pusse à peine répondre à des choses très faciles et que je restai presque sans savoir que dire. Une infidélité, dis-je, que je fis altéra ma paix pour quelques jours, mais3142 elle revint bientôt et je crois, mon Seigneur, que vous ne permîtes cette faute que pour faire voir l'inutilité de nos arrangements en3143 de pareilles rencontres, et la sûreté de s'en fier à vous305. Ceux qui se fondent encore sur le raisonnement humain, diront qu'il faut prévoir, ranger, que c'est tenter Dieu que d'agir autrement et attendre des miracles. Je laisse les autres penser ce qu'ils veulent. Pour moi, je ne trouve de sûreté qu'en m'abandonnant au Seigneur. Toute l'Ecriture est pleine de témoignages qui demandent cet abandon. [12] Remettez votre inquiétude entre les mains du Seigneur et il agira lui-même306. Abandonnez-vous à sa conduite et il conduira lui-même vos pas307. Dieu n'a pas prétendu nous tendre des pièges en nous disant cela et en nous enseignant à ne point préméditer nos réponses.

Le témoignage que M. de La Reynie rendit à mon innocence ne servit qu'à aigrir les gens qui me poussaient308. Non seulement on ne m'élargit point, mais on ne souffrit plus que M. de La Reynie, ni même Desgrez me vinssent voir. Car autant ce dernier avait-il eu de prévention contre moi, autant en avait-il pris d’estime sur le rapport de M. de La Reynie, au lieu duquel on m'envoya M. Pirot. Desgrez3144, ayant appris qu'on ne voulait plus qu'il me vît parce qu'on se défiait de lui, les assura qu'il m'était fort contraire et parut croire tout ce qu'ils disaient. Il revint donc et me dit que M. de La Reynie lui avait dit : « Tirons-nous de là ; on veut que je fasse cette dame coupable, et je la trouve très innocente. Je ne veux point servir d'instrument à sa perte ». Effectivement on lui donna quelque autre emploi et je ne le vis plus depuis. Celui qui lui [13] succéda dans la suite agit bien différemment.

Quelques temps après l'on m'envoya M. Pirot qui me parla avec bien de l'aigreur et de l'emportement309. Il voulut repasser tout de nouveau les interrogatoires qui m'avaient été faits à Sainte-Marie par M. l'Official en sa présence, il y avait huit ou neuf ans310. Et comme ils étaient fort à mon avantage par l'assistance de mon divin Maître, il voulait par des changements les rendre très mauvais. Après m'avoir tourmentée à me rendre malade, car il n'y a rien de plus violent que ce qu'il me fit, il voulut que je lui dise tous les maux imaginables du Père La Combe3145. Il n'avait jamais pu lui pardonner un mot que ce Père lui avait dit autrefois en présence de M. l'Official : « Vous êtes docteur en Israël, et vous ne savez pas ces choses311 ! » Je lui répondis que je n'avais que du bien à [en] dire, et que je ne me serais pas confessée à lui si longtemps si j'y avais reconnu la moindre chose. Il s'aigrit là-dessus à un point [tel] qu'il ne garda plus de mesure. Je n'ai jamais connu un homme plus aigre et plus tyrannique. Il voulut que je lui donnasse une déclaration comme [quoi] je ne me dirigerais plus par le Père et que je n'aurais aucun commerce avec lui. Je la donnai à peu près en ces termes, que quoique [14] j'eusse reconnu le P. La Combe pour un saint homme, je consentais à ne jamais me diriger par lui puisque M. l'archevêque ne le jugeait pas à propos, et à n'avoir à l'avenir aucun commerce avec lui, préférant l'obéissance à tout le reste.

A quelque temps de là, il revint et me dit qu'il était mécontent de ce que j'avais mis dans cette déclaration : que c'était par obéissance que je n'aurais plus de commerce avec le Père ; et qu'on voulait que je mette : parce que c'était un homme dangereux, hérétique et dont le commerce était très mauvais, et enfin un homme dont il fallait effacer le souvenir avec horreur. Je lui répondis : « Monsieur, le Père est un saint et un homme d'une vie irréprochable, en qui je n'ai jamais vu que du bien. Ce serait parler contre ma conscience et faire un grand péché ». Il me dit alors : « On veut cela de vous, sans quoi on ne vous recevra jamais à la participation des sacrements ». Je lui dis là-dessus : « A Dieu ne plaise de me procurer jamais les sacrements par un crime ; et quoique je désire extrêmement de recevoir Notre-Seigneur que j'aime uniquement, j'aime mieux en être privée toute ma vie que de l'acheter par un crime aussi noir que serait un témoignage [15] rendu contre ma conscience ».

Il me fit entendre ensuite, avec une douceur affectée, que je ne devais pas m'exposer par ma résistance aux suites fâcheuses qu'elle était capable de me causer, mais, pour couper court à ses instances, je lui dis : «Monsieur, quoique je souffre ici tout ce qu'on y peut souffrir tant à cause des douleurs continuelles dont j'y suis accablée depuis si longtemps que par les mauvais traitements que l'on prend à tâche de m’y faire endurer, je vous déclare que j'aime mieux y rester toute ma vie que d'en sortir par une pareille voie, et que rien au monde n’est capable de m'ébranler». Il est vrai que les tourments que cet homme me faisait par ses ruses et par ses artifices, me faisaient tomber malade toutes les fois qu'il venait, mais on s'en mettait peu en peine. Enfin je tombai à l'extrémité. Il me prenait des défaillances continuelles avec une grande fièvre.

Le commandant, tout dévoué aux personnes qui me persécutaient, était sans cesse occupé à me tendre des pièges, et [à] me surprendre en paroles dans la vue de leur en faire sa cour. Il me traitait avec la [16] dernière dureté, me refusant certains petits soulagements qu'on accordait là aux empoisonneurs et aux plus criminels. C'était faire fortune que de m'opprimer. Il faisait donc entendre que je n'étais guère malade pour me laisser manquer des choses les plus nécessaires. En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant312, récollet d'un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m'en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande. L’on ne garda plus de mesure avec moi et l'on m'outragea de paroles dans un temps où à peine pouvais-je les entendre. L’on ne fit venir un médecin qu'après une grande crise que j'eus, et il n'y a que Dieu qui sache tout ce que je souffris dans cet accablement de toutes manières où je me trouvai alors. M. Pirot, offensé de ce que j'avais demandé un autre confesseur, ne voulut plus venir, ce qui me fit beaucoup de plaisir, mais il se déchaîna étrangement contre moi.

J'espérais que je ne verrais plus personne. Et j'étais contente, ô mon Dieu, [17] de ce que je resterais là jusqu'à la fin de ma vie. Ma solitude était mes délices. Je faisais des vers et des chansons lorsque j'en avais le mouvement. Nous chantions et nous passions notre retraite d'une manière délicieuse malgré les maux des corps, les incommodités de la prison, et la rigueur de nos gardiens. Ce qui était le plus pénible en ce lieu, c'est qu'on n'y venait que deux fois le jour, quelque malade que l'on pût être ; et nul secours la nuit. Je fus une fois quatre heures que ma femme de chambre me croyait presque morte. Elle avait beau crier, appeler, s'affliger, point de secours. Pour moi, comme je suis très persuadée que ce n'est point des hommes que je dois en attendre dans les extrémités, cela ne me faisait point de peine ; mais la frayeur que cette pauvre fille avait lorsqu'elle croyait me voit mourir sans secours, et de passer la nuit seule auprès de mon cadavre, lui était un tourment intolérable.

Vers la fin du temps que je passai à Vincennes, l'on me proposa de voir le curé de Saint Sulpice313. Il y avait peu qu'il était à Paris où il remplissait une place considérable. Je ne le connaissais point, mais je crus qu’ayant [18] des liaisons avec un des hommes que j'estimais le plus, qui était M. Tronson, je trouverais en lui ce que je n'aurais pu trouver en l'autre. J'eus cependant quelque répugnance à la première proposition que l'on m'en fit, mais comme on me le proposa de manière à me faite entendre que l'on voulait la chose, il me fallut souffrir ce que je ne pouvais empêcher.

Il me vint donc voir, et se jetant à genoux sitôt qu'il fut entré dans ma chambre, il y fut un quart d'heure en prières sans me dire un seul mot. Ce début et cette affectation me firent une certaine impression de crainte qui ne s'est que trop vérifiée dans la suite. Il me dit qu'il venait de la part de M. Tronson qui prenait bien de l'intérêt à tout ce qui me regardait, qu'il était intime ami de M. le Curé et son parent, qu'il voulait me rendre service, qu'il ne savait pas pourquoi on m'avait envoyé M. Pirot qui était un homme très dur, qu'il avait examiné le Moyen Court, qu'il l'avait trouvé très bon, qu'il en avait dit son sentiment à M. Pirot. Toutes ces raisons et une simplicité apparente qu'il affectait, des marques extérieures [19] de piété me gagnèrent et m'engagèrent à lui répondre avec beaucoup de franchise. Mais, mon Dieu qui connaissez le fond des coeurs, vous savez combien ses paroles étaient différentes de ses actions ! Sa première visite se passa de la sorte. Je songeai plusieurs choses qui auraient dû me donner de la défiance de lui si je m'y fusse arrêtée. Et je crois que c'étaient des avertissements du Seigneur plutôt que des songes. Son rire avait quelque chose de forcé, et ce qu'il dit à ma femme de chambre commença à m'ouvrir les yeux.

Comme il connut qu'elle avait pour moi beaucoup d'attachement, il essaya de la tirer d'auprès de moi, lui promit de lui faire avoir une bien meilleure condition, et il parut touché de l'ennui qu'elle devait avoir en un lieu comme celui-là. « Moi, Monsieur, quitter Madame ? Il n'y a point de condition dans Paris que je veuille, Madame m'est plus que tout cela ! » Je ne sais si dans ce que je rapporte des autres je me sers des mêmes termes [mais] c'est le même sens. Je la grondai de sa réponse lorsqu'elle me l'eut dite, et je lui dis qu'il n'en demeurerait pas là ; et que s'il retournait à la charge, elle lui devait dire qu'il [20] n'y avait pas d'apparence qu'elle me quittât dans ce lieu où j'étais ; que, lorsque j'en serais sortie et en état de me passer d'elle, elle ferait réflexion sur la bonté qu'il lui marquait, mais qu'il serait contre l'honneur de m'abandonner à présent. Il parut content de cette dernière réponse qu'elle lui fit lorsqu'il lui en reparla, et ne douta pas qu'il n'en vînt à bout.

A quelque temps de là il me proposa des signatures, qui était ce que je craignais le plus à cause des surprises que l'on pouvait m'y faire. Il ne manquait point, lorsqu'il me venait voir, de se mettre à genoux dans ma chambre. Les affectations doivent être suspectes, et j'en ai une grande expérience. Il me dit qu'il m'apporterait quelque chose que je devais signer dans quelques jours ; que c'étaient des professions de foi, des soumissions. Je lui dis : « Monsieur, comme je ne puis signer sans savoir ce que je signe, qu’on ne m’a tourmentée jusqu’à présent que pour des termes peu exacts et que je ne sais point la valeur des termes, je vous prie de montrer à M. Tronson ce qu’on veut me faire signer, qu’il le dresse, qu’il le signe, je signerai aveuglément ce qui me viendra de sa main. » Cette proposition parut [21] l'interdire314, il me dit d'y bien penser.

Il est bon de savoir qu'on avait fait venir le curé parce que M. Tronson témoignait de la bonté pour moi. Et l'on était bien aise qu'une personne qui ne lui pouvait être suspecte lui en donnât de mauvaises impressions. D'ailleurs il était ami de l’évêque de Ch[artres] qu'on était bien aise d'entretenir dans les mauvaises impressions qu'on lui avait données aussi contre moi, et on ne le pouvait faire plus efficacement que par un homme qui lui devait paraître tout à fait désintéressé. Cela réussit comme on l'avait imaginé.

Il revint deux jours après et me dit : « Vous avez tort d’avoir demandé M. Tronson et de ne vouloir signer que ce qu’il vous proposera. Il vous traitera avec plus de rigueur que je n’aurais fait, et vous en auriez eu meilleur marché ». Je lui répondis que puisque je l'avais dit, je demeurerais là-dessus ferme. Il fut plus de deux mois à venir de deux ou trois jours : l'un, pour me dire que je me perdais de me laisser régler par M. Tronson, qu'il me serait impossible de signer ce qu'il m'apporterait de sa part. Je restai ferme là-dessus et je ne voulus jamais m'en départir.

Enfin, voyant que je ne changerais pas de sentiment, il se chargea d'une [22] lettre que j'écrivis à M. Tronson, dans laquelle je lui exposais la peine que me faisaient toutes ces signatures qu'on ne cessait de me demander ; que, ne connaissant point la valeur des termes, je craignais d'en employer dont on pût inférer que j'avais des sentiments contraires à la foi ; et que je le supliais de me dresser lui-même une soumission qui pût satisfaire M. de Paris et me mettre à couvert des impressions qu'on s'efforcerait de donner au public contre moi.

M. Tronson m'en envoya une toute dressée, écrite de sa main, et me manda qu'il lui paraissait que je la pouvais signer en toute assurance ; qu'elle ne contenait rien qui pût blesser le moins du monde la saine doctrine, ni les vérités solides des voies intérieures ; qu'on se contenterait de la condamnation de mes livres dont les expressions pouvaient être mal prises, m'excusant au surplus et me justifiant sur la valeur des termes contraires à mes intentions. C'était en effet ce que je demandais.

M. le curé, en me rapportant cette réponse de M. Tronson, me mit entre les mains cette soumission. Elle contenait en substance que je ne m'étais jamais écartée des sentiments de l'Eglise catholique, ma mère, [23] pour laquelle j'avais toujours eu, avais, et aurais, avec la grâce de Dieu, toute ma vie, tout l'attachement possible; que si mon ignorance m'avait fait servir de termes moins exacts, mes sentiments avaient toujours été droits, etc. Car enfin, quelque persécution qu'on m'ait faite, tout a toujours roulé sur les termes. Je signai le papier tel qu'on me l'apporta315.

M. le curé se mit alors à genoux avec ses façons ordinaires, et me dit qu'il était plus édifié de moi que s'il m'avait vu faire des miracles. Il me dit ensuite que j'aurais dans peu ma liberté. C'était la chose du monde qui m'était la plus indifférente. Car, pour mon choix, j'aurais mieux aimé être en ce lieu où l'on ne pouvait rien m'imposer, quelque incommodité que j'y ressentisse, que d'avoir ma liberté pour éprouver tous les jours de nouvelles suppositions, et être le sujet de nouvelles tragédies. Ma solitude était si douce, ayant une fille avec moi de laquelle je ne me cachais pas, et avec laquelle je pouvais prier et me taire lorsqu'il me plaisait, que, sans les interrogatoires perpétuels que j'avais à essuyer, [24] j'aurais préféré la prison à toutes les délices de la vie ; car mon plaisir ne peut être en ces choses, mais en Dieu. La facilité de le trouver sans être assujettie à voir ou à parler aux créatures, m'était une volupté.

Le lendemain de tout cela, M. le curé qui, la veille, avait été si satisfait de ma soumission, me vint voir avec un air sévère et de maître d'école. Il me dit qu'on était persuadé que tout ce que j'avais signé n'était qu'hypocrisie ; qu'on n'en avait pas plus d'estime pour moi et qu'on n'en était pas plus content. Je lui dis que je ne pouvais qu'y faire, qu'il n'y avait donc qu'à me laisser là en repos. Je me flattais d'y finir mes jours.

Mais Dieu n'était pas encore content de ce que j'avais souffert, ni mes ennemis, qui se disent tels, car je ne puis les regarder que comme des instruments dans la main de Dieu, ni mes ennemis, dis-je, de ce qu'ils m'avaient fait souffrir. Comme je n'avais pas ouï la messe le jour de Pâques ni depuis que j'étais là, on se servit de l'envie que j'aurais de m'acquitter de ce devoir et de recevoir mes sacrements, pour me tourmenter de nouveau. On fit bénir [25] une chapelle proche de ma tour. Ensuite on me vint dire que je n'approcherais point des sacrements que je n'eusse signé que je n'aurais point d'autre directeur que M. de Paris et qu'il aurait soin de mon âme. Bien loin d'avoir en cela de la répugnance, j'en eus beaucoup de joie, et je me flattai que M. de Paris, me connaissant à fond par lui-même, prendrait pour moi des sentiments plus équitables que ceux qu'on lui avait inspirés. Mais il n'en alla pas ainsi, car jamais, depuis ce temps-là, il ne s'est informé, du moins à moi, si j'avais une âme raisonnable et chrétienne ; au contraire, il m'a traitée comme si mon âme, ainsi que celle de la bête, eût dû périr avec mon corps. Que je servisse et aimasse Dieu, c'était ce dont on se mettait peu en peine pourvu qu'on me noircît aux yeux des hommes.

A quelque temps de là, M. le curé revint, qui ne faisait plus ses prières : mais avec un air plein de colère, [il] me dit que M. de Paris n'était pas content de ce que j'avais signé après M. Tronson ; qu'il était offensé ; qu'il fallait signer une autre soumission sans quoi on ne me donnerait pas [26] les sacrements. Je demandai quel défaut il y avait dans celle de M. Tronson. Il me répondit que c'était parce qu'elle était signée de lui, et qu'on ne voulait que la même, [mais] que je l'écrivisse de ma main et que je la signasse. Je dis que cela ne serait pas difficile, qu'en me rapportant celle de M. Tronson, je la transcrirais, et la signerais. On revint à quelques temps de là et on m'en apporta une toute dressée, qu'on dit être transcrite sur celle de M. Tronson. Je ne voulus point la signer que je ne visse la sienne, mais on ne voulut jamais me la montrer.

J'avoue que rien au monde ne m'a jamais fait tant souffrir que les signatures, car, comme je ne sais point la valeur des termes et que tous les tourments que l'on m'a faits n'étaient que sur des termes, j'avais toujours peur qu'il ne s'en glissât quelqu'un qui me fit mettre ce que je ne pensais pas, et j'aurais mieux aimé mourir. Je voyais tant de personnes pleines d'esprit occupées à me surprendre et à me tendre des pièges, et moi sans conseil, seule, sans science. J'avais apporté pour raison [27] que M. de Meaux m'en avait fait signer une, que je la signerais de même puisque c'était pour le même sujet, que celle de M. Tronson était presque la même chose. M. de Paris voulait avoir la sienne.

Enfin je demandai au moins de la lire. On me la lut sans me la donner. Mais comme j'appréhendais des surprises et qu'on ne voulait pas que je la lusse, je ne voulus pas aussi la signer316. On m'en apporta à quelque temps de là une autre, ou la même, que je lus. Je n'y trouvai rien qui ne dît à peu près comme les autres, du moins autant que j'en pus juger dans mon ignorance et la peine que je sentais. On me tenait l'épée dans les reins tous les jours. On me demandait des lettres pour M. de Paris qu'on m'apportait toutes dressées, qu'il fallait copier, et cela pour avoir occasion de me tourmenter.

C'est une chose qui doit surprendre tout le monde que M. de Meaux me traitant toujours d'ignorante et de femme qui ne savait rien du tout, on m'a traitée avec plus de rigueur que le plus habile théologien qui aurait fait des erreurs volontaires dans les [28] points les plus essentiels de notre foi.

C'est ce que je dis avant la condamnation de mes livres ; je disais donc : lorsqu'on fait de mauvais livres, on se contente de les faite condamner, sans tourmenter les personnes, à moins qu'ils n'écrivissent pour soutenir les livres condamnés. Et encore, comment en use-t-on ? Tout au plus on les exile. Mais moi qui n'ai manqué qu'en quelques termes, selon M. de Meaux même, qui ne sont pas dans toute la rigueur de la théologie, n’étant pas théologienne ; et dans une matière qui ne regarde que l'oraison, dont on a écrit bien plus fortement que moi, pourquoi me mettre en prison, moi qui me suis toujours soumise de tout mon coeur ? Pourquoi me tourmenter près de vingt ans pour la même chose ? sans que de tant de soumissions qu'on a exigées de moi, j'aie désisté de protester de mon attachement à l'Eglise et qu'on m'ait jamais obligée d'avouer des erreurs ? J'avais toujours demandé que l'on condamnât mes livres si on les trouvait mauvais et que du moins on me laissât en repos. Je n'ai jamais pu l'obtenir.

J'ai dit bien des [29] fois à M. le curé : « Monsieur, si j’y pense mal, que l’on me redresse, si je fais mal l’oraison, qu’on me dise comment on veut que je la fasse, car je n’ai ni attache ni volonté ». Il me répondit que mon oraison était bonne et qu'il n'y avait rien à y changer. Je lui répondis : « Mais si elle est bonne, pourquoi me tourmenter ? » Point de réponse. O mon Dieu, il est vrai que je suis un prodige de vos miséricordes et de misère de ma part, car quelle plus grande miséricorde que de m'avoir appelée à être conforme à l'image de votre Fils ?

J'avais oublié de dire qu'en me mettant à Vincennes, on confisqua au greffe, où du moins il y fut longtemps, mon petit Jésus de cire et mon image de saint Michel. On m’interrogea : d'où me venait cette dévotion à l'enfance de Jésus, que voulait dite le «petit Jésus» ? On me fit sur cela diverses interrogations, et sur ma dévotion à saint Michel. On avait dit tant de mal de moi et on en pensait tant, qu'on croyait que c'était à cause que le Diable était dans l'image que j'honorais Saint Michel. [30] Et on me dit à demi-mot, sans l'oser dire ouvertement, que c'était le Diable que j'adorais. Cette pensée me fait frémir d'horreur.

Pour revenir à mon discours, enfin, après bien des peines, M. le curé me vint confesser. On dit la messe et il me communia. Je communiai ensuite les dimanches et les fêtes. On aurait bien voulu me laisser à Vincennes, et j'eusse bien voulu y demeurer aussi, mais on n'osait pas m'y laisser à cause que M. de La Reynie avait connu la vérité. M. le curé s'avisa d'un stratagème pour m'en tirer, mais de manière qu'ils seraient toujours les maîtres de ma destinée, et qu'ils disposeraient de ma personne selon qu'il conviendrait aux intérêts des uns et des autres.

Pour cela, il fit venir une fille de la Basse-Bretagne où elle était dans une sorte de communauté qui jusque-là n'avait pu obtenir d'établissement dans Paris, quoiqu'elle l'eût longtemps sollicité. Il crut ne pouvoir trouver de conjoncture plus favorable pour les y attirer que de proposer de me mettre avec les filles dont il devait être le supérieur. [31] C'est une espèce de Congrégation de St Augustin. Elles sont une, deux ou trois soeurs dans chaque maison. L'on fit en un moment une communauté de ces filles à Vaugirard. On y mit une soeur, avec une paysanne qu'on prit pour lui servir de servante. Ce fut dans cette communauté bâtie à la hâte, où l'on me mit en me faisant sortir de Vincennes317. Mais on avait pris devant toutes les précautions pour s'assurer d'elle et de son dévouement, soit pour me maltraiter, soit pour faire tous les personnages qui conviendraient à leurs desseins.

M. le curé me vint dire d’un air gracieux qu’il m’allait ramener chez moi, je laissai tout dire et tout faire. Il m’avait proposé avant d’être mis à l’hôpital général ! Dieu sait qu’aimant les pauvres et l’humiliation, je n’en eusse point eu de peine ; mais ils n’osèrent à cause de ma famille ; il parla de m’envoyer à Bourges. Je dis que j’aimais mieux Vincennes. Son dessein, comme la suite le fit voir, était de me faire enlever en chemin, et de dire que mes amis [32] m’avaient fait enlever, car on voulait les envelopper dans ma perte. Enfin il me vint jurer qu’il m’allait ramener chez moi, et qu’avant on me mènerait chez M. Tronson ; il dit cela afin que je ne m’étonnasse pas de me voir hors de Paris.

4.2  VAUGIRARD

Le 16 octobre 1696, Desgrez me vint prendre à Vincennes pour me mener à Vaugirard. Sitôt que je le vis, je me doutai qu'on m'avait trompée, car lorsque l'on veut renvoyer chez soi, on vous met simplement en liberté, et l'on ne se sert pas du ministère de ces gens-là. Je lui dis que je voyais bien qu'on m'avait trompée et qu'on m'allait conduire en quelque endroit où l'on serait maître de me faire tant de suppositions318 que l'on voudrait. Je demandai avec instance de rester à Vincennes, mais on ne le voulut pas. Je ne pus m'empêcher de répandre quelques larmes, et M. de Bernaville319 me dit qu'il était bien étonnant que n'ayant pas pleuré en arrivant, je pleurasse en sortant ! Je lui dis qu'en ces lieux [33] l'on était témoin de ma conduite, mais que dans un lieu sans témoins il serait aisé d'en imposer au public. Ce fut pour cette raison qu'on ne voulut pas me mettre dans un couvent : il y a trop de témoins, et tous ne se veulent pas damner par des suppositions telles que celles qu'on voulait me faire. C'était pour cela, me disait-on, qu'on ne m'y mettrait jamais, et parce que je les gagnais tous en sorte qu'ils ne disaient que du bien de moi. On me mena donc à Vaugirard320.

Quand je vis qu'il n'y avait qu'une fille, je compris bien mieux leur intention. Je le dis à M. le curé qui m'assura sur sa part de paradis que je me trompais et qu'avant qu'il fut trois mois, on me mènerait chez moi. Cependant on n'oublia rien de tout ce qui pouvait engager cette fille à bien faire son devoir. On lui promit de la faire Supérieure générale de sa congrégation quoiqu'elle n'y eût jamais eu d'emploi, et que les autres n'eussent jamais pu vivre avec elle. Mais pourvu qu'on pût dire ou faire quelque chose contre moi, on ne manquait pas de récompense. M le Curé, qui se faisait donner une pension, lui en mit l'argent entre les mains avec défense de me donner un sol, mais bien [34] de me donner [selon] mes besoins et de les écrire. On commença par me faire acheter du gibier dont je ne mange point et beaucoup de choses, afin qu'on vît sur le mémoire que je faisais bonne chère et [qu'on pût] se servir de cela, comme on fit dans la suite, pour me décrier et me faire passer pour une personne sensuelle. Lorsque je priais qu'on m'achetât de la viande de boucherie que j'aime fort, on n'en pouvait avoir, et on me faisait acheter tant de poulets que, n'en pouvant manger, je les laissais devenir poules, dont il leur est resté une grande quantité, aussi bien que de poulets. J'achetais tout fort cher.

On me mit dans une chambre percée à jour et prête à tomber. Pendant que j'y étais, il fallut reprendre les fondements [en] sous-oeuvre car, pour épargner les piliers, tout était soutenu d'un méchant bâton. Je pensai me rompre une jambe au travers du plancher. Je ne disais mot, quoique je me visse à tout coup prête à être ensevelie sous les ruines de ce bâtiment. Je me tenais dans le jardin tant que je pouvais, on m'en fit un crime, comme je [35] dirai dans la suite.

Lorsque je fus en cette maison, on laissa d'abord les portes ouvertes et l'on fit courir le bruit que mes amis me voulaient faire enlever. Je vis d’abord la malignité de cette conduite, et je compris facilement que l'on avait quelque dessein de me faire enlever et de jeter cela sur mes amis ou ma famille : on m'aurait assurément mise dans un [lieu]3146321 où l'on n'aurait jamais su ce que je serais devenue. Je dis à la fille qui me gardait que, si on me venait enlever, je crierais si fort que tout le monde en serait averti ; que ce ne serait jamais ni de la part de mes amis ni de celle de mes enfants, mais qu'on voulait m'enlever pour faire pièce à d'autres.

J'écrivis à M. Tronson, homme d'une droiture admirable et qui jugeait des autres par lui-même. [Il] me manda qu'il avait vu M. de Paris et N.322 et qu'après les avoir entretenus du sujet que je croyais avoir de me méfier, il pouvait m'assurer que l'on n'avait aucun dessein particulier sur moi qui eût le moindre rapport à ce que j'appréhendais, et que l'on n'avait à mon égard que des pensées de modération et de paix. Il le pensait ainsi.

Mais sitôt que M. le curé vit qu'il avait manqué son coup, on me renferma [36] sous la clef, on fit boucher une fenêtre sur la cour du jardinier, on fit boucher dans le jardin jusqu'au moindre trou qui était au haut des murailles et on les fit hausser. Dès ce moment on ne garda plus de mesures avec moi. J'avais encore une petite galerie qui allait à de petits lieux. On en condamna la porte. Je n'avais plus rien que ma chambre et un passage pour y entrer, dont la cheminée étant abattue, il fallait, quelque chaleur qu'il fît, que je fisse la cuisine dans ma chambre. Cette chambre, dont le plancher323 était très bas, exposée tout le jour au soleil et [dont] on avait encore bouché une petite fenêtre qui donnait de l'air, était une chambre inhabitable. J'étais donc au frais dans le jardin quoiqu'[il fit] très chaud. Je cherchais les lieux ombragés.

On m'accusa de faire passer des hommes sur les murailles par le jardin de M. de La Reynie. Le jardinier eut beau assurer que la porte de leur maison était toujours fermée, qu'il n'y entrait personne et qu'il n'avait jamais vu personne sur leurs murailles, ils voulaient le dire quoiqu'ils sussent bien le contraire.

Cette fille qui me gardait, comme j'ai dit, avait été prévenue de manière si étrange contre moi qu'elle me regardait comme [37] un Diable. Toutes les honnêtetés que je lui faisais ne faisaient que l'offenser. Elle croyait que c'était en vue de la gagner. Comme elle s'ennuyait dans cette maison où elle était seule, et qu'elle me regardait comme la cause de l'assiduité qu'on y exigeait d'elle, elle me brusquait à tous moments, disant qu'elle n'avait que faire d'être gênée pour l'amour de moi, [ajoutant] des grossièretés très pénibles à entendre.

M. de Paris lui témoigna beaucoup de satisfaction de la manière dont elle se conduisait à mon égard, et lui dit qu'elle avait plus de courage et de lumières que toutes les religieuses qui m'avaient gardée auparavant, pour ne se pas laisser tromper et gagner.

Souvent elle venait m'insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. Elle me traitait comme la dernière des infâmes, afin de pouvoir déposer que je lui eusse dit ou fait quelque chose dont on pût me faire un crime. Mais Dieu m'assista infiniment, car je suis prompte et vive, et la patience, par la grâce de Dieu, ne me manqua jamais.

Une nuit, il fit un vent effroyable qui rompit et renversa les arbres [38] dans tous les jardins. Il se trouva un abricotier rompu dans le leur. Elle dit que c'était moi qui l'avait rompu. Elle envoya quérir des hommes pour servir de témoins que j'avais rompu cet arbre. J'entendis de ma chambre qu'un jardinier dit que quatre hommes forts n'auraient pu rompre net un arbre comme celui-là, que c'était le vent. Cet homme ajouta que cinq ou six de ses abricotiers en plein vent, comme était celui-là, avaient été rompus dans son jardin. On ne laissa pas de mettre cela au nombre de mes crimes.

Comme je n'avais qu'une cheminée, un jour de jeûne, elle fit monter dedans des maçons vers le temps du dîner. Les ouvriers dirent qu'il fallait éteindre le feu. Elle vint pour le faire éteindre devant moi, croyant que je m'y opposerais et qu'il m'échapperait quelque discours qui marquerait mon impatience, afin de le déposer. Je ne dis mot et j'allai dans le jardin, contente de ne pas dîner. J'aperçus dans le jardin une porte murée, creuse, et des pierres dessus. Je dis à mes filles qui ne pouvaient supporter cela qu'avec peine, de ne rien dire et d'y faire cuire des œufs. [39] Cet endroit était très loin de la maison, et nous en usâmes de la sorte pour éviter de donner à cette fille occasion de me rendre quelque mauvais office. Mais n'ayant pu me mettre en colère, elle s'avisa de dire qu'il était encore meilleur pour elle de m'accuser d'avoir voulu mettre le feu à la maison. Tous les jours c'étaient de nouvelles accusations.

M. le curé me disait les choses du monde les plus offensantes hors la confession, jusqu'à me faire entendre qu'il doutait si je n'étais pas sorcière. Mais, lorsqu'il me confessait, il me disait qu'il me trouvait très innocente, qu'il regardait tout cela comme une épreuve de Dieu. Hors de là il était toujours en fureur contre moi. Cette différence du prêtre qui agit dans son ministère et tient la place de Dieu, d'avec l'homme passionné est à bien remarquer. Aussi ne l'ai-je point quitté et je puis dire que c'est se confesser sans peine à ses plus grands ennemis. C'était à vous seul, Seigneur, que je me confessais, et j'exposais mon âme à nu devant vos yeux divins.

Il s'avisa de me dire qu'il voulait que je visse la gazette. Je m'en défendis autant que je pus par [40] la peine de l'envoyer quérir, et le peu de temps qu'on la pouvait avoir. Il le voulut. Il m'envoya une fois le Mercure Galant. Je ne savais à quoi aboutirait cela. Je n'en voulus plus. Il m'ôta la communion à cause de ma désobéissance. Il me demanda si je voulais un oiseau bleu que ma fille m'avait envoyé, qui était chez lui. Je crus effectivement que c'était un oiseau et, comme je les aime, je le priai de me l'envoyer. C'était un petit livre de contes de fées324. Cela fut mis avec le reste au nombre de mes crimes. Il disait que je jetais des lettres par-dessus les murailles.

Je faisais des songes affreux sur lui ; tantôt je le voyais vomir sur moi une matière noire, d'autres fois il me semblait que Notre-Seigneur lui faisait ôter ses habits et le revêtait d'un autre, sale.

Il me vint dire une fois que si M. de Cambrai n'avait point fait de livre, j'eusse eu ma liberté325. D'autres fois il disait que le livre était contre moi. Je ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière, toujours embrouillée ; parlant souvent entre ses dents comme un homme qui menace et qui ne veut pas dire nettement ce dont il s'agit. Tantôt il voulait savoir entre les mains de qui j'avais mis la décharge de M. de Meaux pour tâcher de la ravoir326, tantôt il me faisait entendre qu'on [41] n'avait aucun égard à ma soumission.

Dans le commencement que je le vis, je lui donnais une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance. Il me jura, foi de prêtre, qu'il la lui donnerait sans que personne [ne] la vit. Il la porta à M. de Paris qui en fut en colère contre moi, puis en me parlant il se coupa, et enfin me fit connaître qu'il la lui avait montrée.

Plus je me confiais en lui dans les commencements, plus mon coeur était serré, et je croyais que cette confiance me nuisait. Ce qui regardait mes défauts et mes misères, je le disais volontiers avec simplicité. Je disais quelquefois : «  O mon Dieu, si vous voulez me rendre un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, que votre sainte volonté soit faite ! Tout ce que je vous demande est que vous sauviez ceux qui sont à vous, et de ne pas permettre qu'ils s'en séparent. Que les Puissances, les Principautés etc. ne nous séparent jamais de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ327. » Pour mon fait particulier, que m'importe ce que les hommes pensent de moi ! qu'importe ce qu'ils me fassent souffrir puisqu'ils ne peuvent me séparer de Jésus-Christ qui est gravé dans le fond de mon coeur. Si je déplais à Jésus-Christ, quand je plairais [42] à tous les hommes, je serais moins que la boue. Que tous les hommes donc me méprisent et me haïssent, pourvu que je lui sois agréable ! Leurs coups poliront ce qui est de défectueux en moi afin que je puisse être présentée à Celui pour lequel je meurs tous les jours, jusqu'à ce qu'Il vienne consumer cette mort. » Et je vous priais, ô mon Dieu, de me rendre une hostie pure en votre sang afin de vous être bientôt offerte.

Vers le mois de mars de l’année 1697, j'eus une impression que le Roi mourrait et ne passerait pas le mois de septembre. Je le dis à M. le curé avec ma simplicité ordinaire, et je le priai de le dire à une ou deux personnes de mes amis, à qui je croyais important de le faire savoir. Quelques jours après, il me passa dans l'esprit que Dieu avait peut-être permis cette impression pour me décrier dans l'esprit du Curé. Je n'en eus point de peine, et je me trouvai disposée à porter l'humiliation et toute la confusion qu'il ne manquerait pas de me faire essuyer dans la prévention où il était contre moi, s'il arrivait que je me fusse trompée. Dieu [43] sait combien cette fidélité coûte encore aux personnes encore vivantes en elles-mêmes, et quelles agonies la nature en souffre avant que de parvenir à une certaine mort sur le succès, [mort] que Dieu demande des âmes qu'il veut entièrement à lui. S'il m'arrivait [aujourd'hui] de semblables choses et que j'eusse un pareil mouvement, je le dirais de même. Mais le Curé était bien éloigné de comprendre cette simplicité. Lorsque je faisais quelques efforts pour lui marquer de la confiance, je sentais qu'il n'entrait point dans ce que je lui disais, que le plus souvent il ne m'entendait pas, faute d'intelligence. Et mon coeur n'y avait aucune correspondance.

J'avais trois petites croix dans le jardin, et j'y avais écrit : «  Je vais de croix en croix, et passe ainsi ma vie. » L’on m'en fit encore un crime. Je fis le Carême à feu et à sang, quoique je fusse très mal, même avant que de le commencer. Mais j'eus le mouvement de le faire, m'en dût-il coûter la vie. Quoique assez mal nourrie et manquant de provisions, quoique depuis le dimanche gras la fièvre ne me quittât pas, [44] non seulement on ne me proposa pas de rompre le Carême, mais je le jeûnai entièrement sans qu’un grand mal d'yeux et de gorge, qui se joignit à la fièvre, à la toux, et à un grand mal de tête violent, leur pussent faire croire que j'avais besoin d'une autre nourriture. Mais cela m'était peu sensible dans la volonté de Dieu. Je l'aurais été davantage à l'ordre qui fut donné en ce temps-là à cette fille de ne me faire venir aucun prêtre même à la mort, si cette même volonté de Dieu ne m'eût été préférable à toutes choses.

Il y avait des moments où M. le curé semblait avoir quelque compassion de mon état. Il me parlait avec quelque douceur, mais, soit inconstance ou faiblesse pour les personnes qui s'intéressaient à ma perte, cela ne durait pas longtemps. Il me faisait mille propositions, toutes plus pénibles les unes que les autres, assurait les choses avec des serments horribles. Après, c'était tout le contraire. Ce qui m'affligeait quelquefois à l'excès, c'était d'être obligée de me confesser à un homme qui vous opprime [45] et se déclare le plus cruel de vos ennemis. Tantôt on me traitait de scandaleuse, d'hypocrite et de sorcière, tantôt j'avais fait des crimes en Bretagne, où je n'avais jamais été, ce que néanmoins on me soutenait en face. Il m'exhortait à déclarer mes sortilèges. Les railleries piquantes qu'il me faisait sur les personnes qui me touchaient m'affligeaient plus que tout le reste. Il affectait de me confesser sans me laisser communier pour faire entendre qu'il agissait avec connaissance de cause. Ce m'était quelquefois une peine intolérable d'être obligée de me confesser à lui. Et je trouvais que c'était une espèce d'impiété que de m'y obliger sans rien croire de ce que je lui disais. J'avoue que cela a été une des choses qui m'a été le plus sensible.

Il envoya un jour un homme à lui avec les parents de l'une des deux filles qui me servaient, dans l'intention de me l'enlever, mais elle fit de si grands cris qu'ils n'osèrent l’exécuter [leur dessein] en plein jour. Cette soeur qui me gardait était du complot et l'avait séparée adroitement de sa compagne, de peur qu’elle ne fut à son secours. Il la sollicita, [46] depuis, de me quitter, mais la pauvre fille en était bien éloignée.

Quelques jours après, cette soeur vint dans ma chambre pour en faire condamner la seule fenêtre où je pouvais avoir de l'air. Je me trouvais réduite à une seule chambre, où il fallait faire la cuisine, laver la vaisselle et le reste. La fille qui s'y trouva, car j'étais descendue au jardin, lui dit qu'elle ne souffrirait pas qu'on me fit étouffer dans ma chambre, et que, ne m'y trouvant pas, elle ne pouvait permettre qu'on la condamnât [cette fenêtre]. Elle [la soeur] vint avec une fureur de lionne me trouver au jardin. Je me levai pour la saluer. Elle me dit ce qui venait de lui arriver. Je lui répondis, avec le plus d'honnêteté que je pus, que lorsque M. le curé serait venu, je ferais aveuglément tout ce qu'il ordonnerait, et que c'était ce qui m'avait été prescrit. Elle s'écria comme une harengère328, tenant une main sur sa tête et me portant l'autre sur le menton, qu'elle me connaissait bien, qu'elle savait qui j'étais et ce que je savais faire ; qu'elle était bien instruite et que je ne la croyais pas si savante qu'elle était. Tout cela joint à [47] des gestes pleins de menaces et de violences. Je lui dis avec douceur que j'étais connue de personnes d'honneur. « Comment, reprit-elle, vous dites que je ne suis pas personne d’honneur ? » Et cela avec un emportement effroyable. Je lui répondis sans hausser la voix : « Je dis, Mademoiselle, que je suis connue de personnes d’honneur et je rendrait compte à M. le curé de votre procédé - Je ne vous le conseille pas, me dit-elle, vous vous en trouveriez fort mal, et je sais ce que je ferai. » Ce fut un vacarme qui dura très longtemps, et où elle me dit les choses les plus offensantes pour me piquer et m'obliger à lui dire quelque chose de même nature, mais mon Dieu ne le permit pas. Il faut avoir éprouvé à la continue ces sortes de traitements pour concevoir combien ils irritent la nature et la font souffrir, quand on ne lui permet pas une parole pour se soulager. J'eus toujours une très grande honnêteté pour cette fille, lui donnant tout ce que je croyais capable de lui faire plaisir. Je ne sais si on ne la poussait pas à ces choses pour m'ôter de là et m'enfermer en quelque lieu inconnu, ou m'obliger [48] à me plaindre et à me fâcher, ou à demander quelque chose. Mais Celui pour lequel je souffrais me donnait de la patience et ne permettait pas que je me laissâsse aller à la moindre plainte. Je ne parlai point à M. le curé de ce qui s'était passé et l'abandonnai tout à Dieu, mais ayant su depuis qu'un des ouvriers présent à cette scène avait dit qu'il fallait qu'il y eut des coureuses329 enfermées dans cette maison, je fis prier M. le curé de me venir voir, et je lui dis qu'en vérité c'était bien assez d'être enfermée comme j'étais, sans être obligée d'entendre des injures atroces et d’essuyer des traitements de cette nature ; que, si j'étais coupable, on me fit mon procès, mais qu'il était odieux de m'exposer à de telles infamies.

Il parut en être fâché et sortit pour aller lui faire une réprimande, à ce qu'il me dit, et lui défendre d'en user ainsi à l'avenir. Il revint et me fit de grands reproches de ce que je n'avais pas de confiance en lui, qu'on l'avait assuré qu'une personne de considération de mes amis m'était venue voir, qu'on avait fort trouvé à redire de ce que M. de Paris m'avait [49] fait sortir de Vincennes, que tous mes amis m'avaient abandonnée et que, n'ayant plus de protecteurs, je devais m'attendre à tout ce qu'il y avait de pis. Je lui répondis qu'il savait mieux que personne que je ne pouvais voir celle qu'il me disait en l'état et gardée à vue comme je l'étais, que pour Vincennes j'étais prête d'y retourner si on le souhaitait, que je n'y étais pas plus renfermée que dans le lieu où je me trouvais, que j'y serais au moins à couvert de ces visites supposées dont il me parlait, et que je ne demandais nulle grâce, étant résolue de tout souffrir pour Dieu330.

A quelque extrémité qu'il pût aller, il se radoucit ensuite, et me dit qu'il voulait me rendre service, mais qu'il était obligé de dire quelquefois du mal de moi ; que M. de Meaux, en le montrant, avait dit : «Voilà un homme que celui-là ! on ne la pouvait mettre en de meilleures mains ». Il m'assura qu'il me protègerait contre la tempête et qu'il adoucirait tout, mais qu'il désirait un témoignage de moi comme [quoi] il avait de la charité et que j'avais lieu de me louer de lui. Il joua toutes sortes de personnages et enfin m'engagea de lui écrire [50] une belle lettre de remerciements, ce que je fis.

La peine de cette soeur dont j'ai parlé, venait de ce qu'une autre soeur de la même congrégation qui était venue passer quelques temps dans la maison au commencement, et contre laquelle elle avait une haine et une jalousie horribles, paraissait être affectionnée pour moi et en dire du bien en toute rencontre. Cette fille me faisait faire quelquefois des honnêtetés par les soeurs de Paris qui me paraissaient très fâchées des manières d'agir de celle-ci. Elles me disaient que c'était son humeur, que personne ne pouvait vivre avec elle, et me conjuraient de ne point me laisser aller à la peine que cela me pouvait faire.

On condamna encore une porte, et, pour la fenêtre qui avait causé tant de bruit, on se contenta d'y mettre des treillis de bois. Ainsi l'on m'enfermait à mes dépens, et c'était de mon argent que l'on payait les chaînes et les murailles qui me captivaient.

A quelques temps de là, M. le curé me vint voir pour me défendre de communier de la part de M. de Paris. Et prenant un air fort sérieux, il me dit que la Maillard331 l'était venue voir [51] et lui avait dit des choses avec des circonstances si fortes qu'il n'y avait pas moyen de ne la pas croire. Il ajouta que j'étais responsable devant Dieu de tous les troubles de l'Eglise, que j'avais perverti tels et tels, et que je devais avoir de grands remords de conscience ; puis il m'exhorta à rentrer en moi-même, à me convertir et à ne me pas damner.

Je lui dis : « Mais, Monsieur, après avoir tout quitté comme j'ai fait, et m'être donnée à Dieu… » Il m'interrompit sans vouloir me laisser achever, me disant qu'il avait connu des sorcières qui avaient fait de plus grandes choses pour le Diable que des saints n'avaient fait pour Dieu, que cependant elles s'étaient converties et étaient bien mortes, qu'il m'exhortait à profiter de la charité qu'il avait pour moi, qu'il me tendait les mains et que je profitasse du temps ; qu'il savait à n'en point douter que le P. de La Combe était un second Louis Goffridy332 qui fût brûlé à Marseille333, et que, si je l'excusais, il me croirait de même; enfin, qu'on me faisait bien de la grâce de me souffrir dans le lieu où j'étais. Je lui répondis que si on trouvait qu'il me fallût une autre prison, j'étais prête d'y aller.

Sur ce [52] que je lui dis que la Maillard était une mauvaise femme etc., il me répondit que les larrons s'entr'accusaient bien et ne laissaient pas d'être crus.

A la plupart des visites qu'il me faisait, il me tenait des discours de cette nature, et vous me faisiez la grâce, ô mon Dieu, de tout souffrir pour votre amour. Lorsque je prenais quelquefois la parole pour lui dire la vérité ou l'éclaircir, quoique je le fisse le plus doucement qu'il me fut possible, il me disait que j'étais une emportée ; que si j'avais de la vertu je ne répondrais rien ; et puis il recommençait ses exhortations de profiter de la commodité que j'avais et de lui faire l'aveu de mes crimes. Mon unique consolation, ô mon Dieu, c'est que vous voyez le fond des cœurs : soit que vous m'ayez voulu châtier si je vous ai déplu sans le vouloir et sans le connaître, soit que vous ayez voulu m'exercer, c’est toujours un effet de votre bonté.Dans une visite qu'il me fit à quelque temps de là, il me dit que la raison pourquoi on m'ôtait la communion, c'est que cela me justifierait trop de me voir communier, et ferait juger qu'on n'avait pas raison de me traiter comme l'on faisait. [53] Il me dit encore que des gens d'honneur lui avaient dit que je prêchais par-dessus les murailles. Personne n'était plus en état que lui de les en désabuser s'il l'avait voulu, et par l'exactitude avec laquelle on me gardait dans cette maison, et par l'excès d'abattement de mon corps qui fait que je ne saurais remuer ni presque me soutenir sans aide depuis un grand nombre d'années.A quelque temps de là, il revint et me tourmenta avec excès pour me faire avouer des faussetés et me dit que j'étais dans l'illusion, et qu'une personne dans l'illusion est capable de tout. Je lui répondis que, pour l'illusion, j'y pouvais être de bonne foi, mais qu'il me fallait faire connaître en quoi je me trompais et que c'était tout ce que je souhaitais ; qu'il pouvait se souvenir que je lui avais dit que je tâcherais de faire l'oraison comme on me l'ordonnerait, mais qu'on ne m'avait rien prescrit sur cela ; qu'ainsi je demeurerais dans ma bonne foi jusqu'à ce qu'on me dît autrement ; que pour des choses de fait, ni la prison, ni la question, ni la mort ne me feraient pas avouer des faussetés, mais que je ne lui dirais plus rien pour me justifier334. Il me dit ensuite les choses les plus dures.Ce qui me faisait souvent [54] une grande peine, c'était le tourment qu'il faisait à mes filles pour leur faire avouer les choses les plus fausses. Si elles disaient : « Cela n'est pas », elles étaient des emportées. Si elles ne disaient mot, elles étaient convaincues. Il avait pris pour l'une d'elles une aversion effroyable. Et quand elle voulait excuser quelque chose sur moi qui n'avait ni vérité ni même de vraisemblance, il lui disait que cela même faisait voir qu'elle avait une méchante âme, qu'il jugeait d'elle toutes sortes de maux. Et là-dessus [il] lui refusait l'absolution335.

Je songeai dans ce temps-là que je voulais passer par une porte si étroite qu'il n'était presque pas possible de le faire. N.336 me disait d'y passer, et je faisais des efforts qui paraissaient m'aller l’écraser. Il me tendit la main, je passai avec bien de la peine. Je crus en passant en avoir fait tomber la porte sur lui, et je restai fort effrayée. Mais avec une main il la replaça et je me trouvai avec lui dans une église fort spacieuse, et pleine d'un très grand monde. Comme je fus dehors, je trouvais que tout le monde mangeait des feuilles de chênes vertes, et chacun m'en offrait. Je n'en voulais point disant que je [55] me nourrissais de viandes plus solides. On me reprocha mon mauvais goût, disant que c'était ce qu'il y avait de plus à la mode et que tout le monde les trouvait excellentes. Il n'est que trop vrai qu'on se repaît de feuilles, et qu'on rejette le pain vivant et vivifiant.

Je rêvai une autre fois que ma soeur, la religieuse qui était morte, me disait : «Fuyez ! Quand vous n’habiteriez que des cavernes et des carrières, vivant de pain demandé par aumône, vous seriez plus heureuse. » Mon coeur était préparé à tout ce qu'il plairait à Dieu d'ordonner, trop heureuse de donner sang pour sang, vie pour vie.

4.3 LES PREUVES ABSENTES

A quelques temps de là, M. le curé, m'étant venu voir, il me dit que M. de Paris avait des preuves incontestables des crimes que j'avais commis, et qu'ainsi il ne voyait pas qu'on me rendît jamais ma liberté.

Je lui répondis que je ne la demandais pas et ne l'avais jamais demandée, mais que je trouvais fort étrange qu'après avoir été dix mois à Vincennes entre les mains de M. de La Reynie, homme si éclairé et si prévenu d'abord contre moi, après tant [56] d'interrogatoires, on me parlât encore de ces prétendus crimes ; que, dès le commencement de mes affaires, j'avais demandé qu'on examinât ma vie, que je m'étais adressée à M. de Meaux et à d'autres, offrant de me mettre en telle prison que l'on voudrait pendant les informations que l'on ferait, que c'était encore la première chose que j'avais demandée à M. de La Reynie la première fois qu'il me vint interroger, et que, l'ayant prié de demander au roi de ma part qu'on fît cet examen, le roi lui dit que ma demande était juste ; et qu'ensuite M. de La Reynie avait pris un détail de tous les lieux où j'avais été, de toutes les personnes qui m'avaient accompagnée, de celles chez qui j'avais logé et avec qui j'avais eu commerce ; et qu'enfin, après trois mois de perquisitions, M. de La Reynie me dit que je n'avais qu'à demeurer dans ma tranquillité ordinaire et qu'on n'avait rien trouvé contre moi ; que « tout me serait rendu », car c'étaient ses termes.

M. le Curé me répondit froidement que l'on avait pris le dessein de me mettre à Vincennes. «  Mais, Monsieur » lui dis-je, pourquoi ne me mettre pas plutôt à la Conciergerie entre les mains du Parlement ? Si je suis coupable, je ne demande pas de grâce ; [57] mais qu’on punisse aussi les calomniateurs. Il est aisé de supposer des crimes à une personne à qui on ôte tout moyen de se défendre, mais, dans une justice réglée comme celle du Parlement, les témoins dont on est si sûr parleront-ils peut-être autrement, et la vérité du moins sera connue. - Vous êtes toujours entre les mains de la justice, me répondit-il, car c’est M. Desgrez qui vous a amenée ici et vous êtes en sa charge. Et comme les crimes que vous avez faits ne peuvent vous faire juger à mort, il est plus sûr de vous renfermer ».

Je lui dis que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en fournir le prétexte ; mais que je devais à Dieu, à la piété, à ma famille, et à moi-même de demander le Parlement où tout serait éclairci. Il me répondit qu'il le dirait à M. de Paris, que sans l'affaire de M. de Cambrai337, je serais déjà en liberté. Je lui répondis que cette affaire, qui m'était entièrement étrangère, ne me rendait ni plus coupable, ni plus innocente ; et que, si M. de Paris avait des preuves des crimes incontestables contre moi, comme il le disait, ces prétendus crimes ne changeraient [58] point de nature, selon que se tournerait l'affaire de M. de Cambrai dont il me parlait.

Il m'exhorta ensuite à les lui avouer, disant que Dieu m'avait fait bien des grâces de m'avoir tirée de l'occasion de les continuer. Puis il dit que je n'avais pas de confiance en lui, et qu'enfin il trouvait juste qu'on me remit entre les mains de la justice, mais que tout était bien prouvé, et que M. de Paris n'en doutait pas.

Il m'arriva dans ces temps-là une aventure assez bizarre. J'avais besoin de vin et en ayant fait chercher dans le lieu, l'on m'en avait trouvé de fort bon à cent francs le demi-muid. Comme je le trouvais un peu cher, j'écrivis à un homme dont je passerai le nom sous silence. Et je le priais de me mander si je n'en pourrais pas trouver à meilleur marché parce que j'avais de la peine à y mettre tant d'argent338. Sans me faire de réponse, cette personne m'envoya une feuillette à cent écus le muid, c'est-à-dire à cinquante écus la feuillette339. Cela me parut extraordinaire, mais je le laissai passer.

A quelques jours de là, en ayant voulu boire, je trouvais qu'il me brûlait la bouche, la gorge [59] et les entrailles, avec des douleurs [telles] que je croyais mourir. Je priai qu'on m'envoyât quérir un homme du village qui passait pour un fort honnête homme, pour voir s'il y avait quelque chose à y faire, ou si le vin n'était pas encore en boite340. Sitôt qu'il en eût goûté il parut effrayé et dit que ce ne pouvait être qu'un fripon qui eût envoyé ce vin ; que pour lui il n'en voudrait pas boire un demi-septier, et qu'il ne le goûtait pas sans frayeur ; qu'il y avait des choses dedans qu'il savait bien, et qu’il brûlerait les entrailles de quiconque en boirait. Tout cela devant la fille hospitalière qui me gardait : elle était au désespoir de l'avoir fait venir.

On fit venir encore un cabaretier du village qui s'offrit de le prendre à deux tiers de perte. Il dit qu'il le mettrait peu à peu sur un râpé341 et le ferait boire à de gros chartiers [charretiers], en le mêlant avec des cassières3147, et on convint avec lui sur ce pied-là. Il demanda qu'on [le] laissât quelques jours dans la cave où il était, mais s'étant trouvé fort mal d'en avoir goûté, il envoya un homme qui goûte les vins du pays, pour le goûter encore. Celui-ci en mit d'abord sur sa main et après [60] l'avoir odoré, il n'en voulut point goûter et dit devant cette fille et plusieurs maçons qui travaillaient, que c'était du vin empoisonné ; que, quand on lui donnerait autant d'argent qu'il en pourrait tenir dans la cave, il n'en boirait et n'y goûterait pas, et qu'il était impossible d'en boire sans mourir.

Cette fille, qui entendit tout ce discours, se trouva bien étourdie et s'en alla rendre compte à M. le curé. Il lui dit que si je ne trouvais pas le vin assez fort, je n'avais qu'à y mettre moins d'eau et qu'il fallait que je le busse. Elle n'osa lui rien répliquer, et m'étant venue retrouver elle me dit : «Madame, quoique ce soit d’excellent vin, comme il vous fait mal à vous, vous n’en devez pas boire, mais si vous voulez donner la feuillette pour deux pistoles, on la prendra pour en mêler le vin avec quantité d’autres.» Je lui dis que pour tirer vingt francs de cinquante écus, cela n'en valait pas la peine, et que puisqu'il était si excellent, il n'y avait qu'à le garder. Je ne fus pas fâchée de leur laisser cette épine au pied pour me tirer d'une telle tyrannie.

Cette fille n'osait le faire goûter, disant qu'elle [61] n'en avait pas la permission. Mais d'un autre côté, on ne pouvait s'en défaire sans le laisser goûter. Cela demeura quelque temps dans ces termes. Enfin on le vint quérir, une nuit, et on le changea contre un vin faible qui ne valait pas grand chose. Je leur laissai faire tout ce qu'ils voulurent, abandonnant la suite à la Providence.

Plus de trois semaines après avoir bu le peu que j'ai dit, j'avais encore la langue, la gorge, le palais et la poitrine tout écorchés. J'en pensais mourir un jour, et je souffris des douleurs d'entrailles très grandes. Enfin, à force de boire de l'eau, le grand feu se passa et je me retrouvai dans mon état ordinaire. Cette fille paraissait affligée de ce que j'en étais revenue342.

Il me prenait quelquefois un si grand saisissement de me voir en telles mains que j'étais prête à en suffoquer, mais je n'en étais pas moins abandonnée à Dieu343. Je souffrais tout sans rien dire. Souvent je ne faisais pas semblant de voir les choses. On nommait ma patience « folie  ». Si je témoignais craindre qu'on me supposât quelque chose, comme j'en avais eu dès le commencement [62] tant d'impression, on regardait cela comme les derniers emportements. Ainsi le moindre mot était regardé comme un crime ; le silence et la patience en étaient un autre.

M. le curé me dit, un jour, un mot qui me parut effroyable dans un homme de son caractère, qui était qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir. Puis en se ravisant, il ajouta : « Mais il est vrai qu’on peut toujours vous faire une punition proportionnée. » Il m'avait juré sur sa part de paradis que je ne serais là que trois mois et qu'on ne m'y ferait point de suppositions. Mon témoin et mon juge est au ciel. On peut imposer aux hommes, mais qui peut se dérober aux yeux de Dieu ?

Une chose qui me faisait beaucoup de peine était de savoir si, après tant de choses arrivées de la part de M. le curé, je devais encore me confesser à lui. Et je ne croyais pas le devoir. Il me paraissait qu'il y avait quelque chose d'indigne d'aller à confesse à un homme qui me supposait chaque jour des crimes, et duquel je n'entendais jamais [63] dire un mot de vérité.

Je perdis presque la vue dans ce temps-là, et comme je ne pouvais presque plus lire et presque plus travailler, je perdis la seule récréation que je pouvais avoir. Je filais quelquefois mais fort gros, cet ouvrage pouvant encore compatir344 avec mes yeux. Pour récompenser la fille qui m'avait tant tourmentée, on la fit [Supérieure] générale de son Ordre, et l'on en mit une autre en sa place. On la prévint beaucoup contre moi, à ce que je pus remarquer dans les commencements, mais c'était une bonne personne qui avait de la crainte de Dieu, et un peu scrupuleuse. Elle fit entendre à une de mes filles que si l'on croyait qu'elle eût la moindre estime pour moi et que j'en fusse contente, on ne la laisserait pas trois jours. Peu après, elle lui dit qu'elle serait obligée par l’obéissance de faire des choses qui me déplaisaient, et ne voulut pas dire ce que c'était. Mais je connus dans la suite que c'était pour m'ôter mes filles.

M. le curé étant venu le jour de l'Assomption pour nous confesser, Famille y fut la première. M. le curé lui dit qu'il fallait qu'elle s'en allât et qu'on voulait mettre d'autres filles auprès de moi, qu'il [64] la ferait rendre à ses parents. Elle lui répondit qu'elle n'en avait point, et fut si saisie qu'elle ne put lui dire autre chose. Elle me vint trouver plus morte que vive pour me le dire345.

Je fus ensuite à confesse, et il me dit qu'on me permettrait la communion le lendemain. Avant de s'en aller, il me parla des sujets qu'on avait de me maltraiter, et me dit en m'insultant : « Hé bien ! votre patience est-elle à bout ? » voulant me faire entendre que je n'avais qu'à me préparer à bien d'autres choses que ce que j'avais éprouvé. Je lui répondis : «  Non, Monsieur, et on se lassera plutôt de me persécuter que moi de souffrir. »

J'eus une grande peine de ce qu'on voulait m'ôter mes filles. Je craignais que ce ne fût pour m'en donner dont ils fussent les maîtres, à qui ils feraient dire tout ce que bon leur semblerait et qui s'en feraient un mérite auprès d'eux. C'était pour moi un grand repos d'esprit de pouvoir compter sur celles que j'avais, qui, n'étant ni traîtresses ni espionnes, ne m'obligeaient pas du moins à une attention gênante sur chaque parole que j'aurais pu dire, et qui [65] ne donnaient point d'interprétations sinistres aux choses les plus innocentes que j'aurais pu faire.

Je songeais encore dans ce temps-là des choses qui me firent une impression de vérité très forte. Il me semblait que je voyais M. Pirot, qu'il me faisait fort froid. Je lui dis que j'étais fort fâchée qu'on m'eût rendu de mauvais offices auprès de lui, que quoique j'eusse toujours remarqué qu'il faisait ses efforts pour me faire rester à Vincennes, néanmoins je ne m'étais pas plainte de lui, et que j'avais témoigné à N. [La Chétardie] la première fois qu'on me l'envoyât, que ma peine était que lui, M. Pirot, croirait que je ne serais pas contente de lui. Il ne me nia pas d'avoir fait son plan de me faire rester à Vincennes, mais dit que néanmoins j'étais mieux entre ses mains qu'en celles de N. [La Chétardie]. Je lui demandai pourquoi M. de Paris était si fort irrité contre moi ? Il me répondit qu'il ne l'était qu'autant que celui-ci le poussait, et ajouta : «Cachez-vous, et je le vais appeler».

Ensuite, l'ayant fait venir, il lui dit : « Hé bien, Monsieur, comment êtes-vous content de N. [Madame] ? » en me nommant. L’autre lui répondit, avec un geste et des manières qu'on ne peut exprimer : « Plus mal qu'on ne peut dire ». Et je voyais que ces gestes [66] et ces manières faisaient plus croire de mal que tout ce qu'on en a jamais dit.

Je lui dis, sortant de ce lieu où j'étais : “Je vous atteste au jugement de Dieu. C’est devant ce juge redoutable que je vous cite, c’est à lui que je demande justice de votre malice». A mesure que je lui parlais, il me semblait que son habit de prêtre se changeait en de gros haillons de linge sale. Quelqu'un me dit : « Fuyez, car vous êtes dans les plus mauvaises mains où vous pussiez jamais être ! » A quelques temps de là, cette soeur que l'on m'avait envoyée à la place de la première, et qui était une assez bonne personne, me vint dire, tout éplorée, qu'elle s'en allait, qu'elle n'avait fait que par obéissance les choses qu'on lui avait ordonnées, qu'elle avait de l'honneur et de la conscience, que je le verrais, et que si elle avait voulu trahir l'une et l'autre, elle ne s'en irait pas. Je lui dis que le plus fort étant fait et qu'étant accoutumée à elle, je la priais de rester. Elle me répondit que je ne savais pas tout, qu'il s'en fallait bien que le plus fort ne fut fait, et qu'elle voyait des choses [67] bien terribles ; que, pour elle, elle n'espérait point de fortune, qu'elle ne voulait pas blesser sa conscience. Tout cela avec l'embarras d'une personne qui avait fait quelque mauvaise démarche dont elle n'avait pas prévu la suite, et tourmentée de scrupules. Enfin elle me dit qu'elle s'en allait pour laisser passer l'orage, qu'il en arriverait des choses bien fâcheuses, mais qu'elle n'y avait point de part, et m'exhorta fort à la patience, en m'avouant qu'on lui avait fait signer des choses qu'elle ignorait mais qu'elle savait être à mon désavantage.

Je compris par ce discours qu'on avait dessein de me pousser à toutes sortes d'extrémités et qu'on emploierait, pour en venir à bout, tout ce que l'artifice peut inventer lorsqu'on manque de preuves et de raisons. Je voyais bien pourquoi l'on faisait jouer tant de ressorts, et pourquoi l'on employait tant de machines pour me faire paraître coupable et me donner dans le public comme une personne capable des plus grands crimes. Mais je ne pouvais m'imaginer qu'on pût pousser la noirceur et l'injustice jusqu'à autoriser des calomnies visiblement fausses, et cela par des actes non seulement reconnus faux, mais inventés et suggérés par des gens d'un tel [68] caractère. J'avoue que je n'aurais pu croire que la malice des hommes eût pu aller à un tel excès, si des mots que M. le curé me disait par-ci par-là, comme malgré lui, ne m'eussent fait juger qu'il n'y a rien qu'on ne doive craindre lorsqu'un grand intérêt ou une forte passion nous pousse. Cependant, quelques menaces que l'on me fit, je demeurais en paix, prête à tout et prête à rien, dans la volonté de mon Dieu. Si cette persécution n'avait regardé que moi seule j'aurais beaucoup moins souffert, mais, comme elle n'était suscitée que pour y envelopper des personnes d'un mérite distingué qu'on voulait opprimer en les confondant avec une personne si décriée, je souffrais extrêmement d'avoir le déplaisir d'être l'instrument ou le prétexte de la persécution qu'on leur faisait. Je disais quelquefois : « O mon Dieu, que tout tombe sur moi, que je sois le bouc émissaire pour expier les fautes de votre peuple, mais épargnez les bons et ne permettez pas que vos saints deviennent la pâture des oiseaux du ciel et des bêtes de la terre ». Vous connaissiez, ô mon Dieu, [69] ceux qui agissaient par les motifs d'un zèle amer et par des vues tout humaines, ceux qui suivaient un torrent auquel ils ne pouvaient résister et qui les entraînait comme malgré eux, et ceux enfin qui, pour leur plaire, se rendaient les ministres de leurs passions ou de leurs faiblesses. Mais vous ne connaissiez pas moins ceux qui se sont rendus les victimes de votre vérité et qui, pour ne la point trahir, ont tout sacrifié pour elle.

La veille de tous les saints, M. le curé, étant venu me confesser, me dit qu'il y avait une personne fort élevée en dignité, qui avait donné un certificat par lequel j'étais convaincue de choses horribles dont il était témoin346. Je lui dis qu'il fallait donc qu'il me fut venu voir ou que j'eusse été chez lui, et que cela ne pouvait être dans la situation où j'étais ; que si l'on voulait me dire de quoi il s'agissait, il ne me serait pas bien difficile d'en faire connaître la fausseté. Il me dit encore qu'il s'agissait aussi de ma foi, et que tout ce que j'avais signé n'était point sincère. Je lui demandai quelles preuves [70] il en avait et quel autre que lui pouvait être instruit de mes sentiments, n'ayant vu que lui seul depuis que j'étais sortie de Vincennes.

Il avait fait entendre à ces filles347, quelque temps auparavant, que j'étais une hérétique, et que c'était par une vraie excommunication qu'on m'avait retranché la communion, leur défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre ; et qu'il valait mieux me laisser mourir sans sacrement, parce qu'on avait découvert depuis peu des choses horribles contre moi. Lorsqu'il me parlait, il me faisait entendre qu'il s'agissait de crimes anciens. Lorsqu'il parlait aux autres, c'en était de nouveaux. On ne laissa dans cette maison cette soeur dont je viens de parler que deux mois. On ne la trouva pas propre à l'usage que l'on en voulait faire, et l'on en fit venir une autre du diocèse de Chartres qui me regardait comme un démon.

M. le curé m'apporta une Instruction pastorale de M. de Paris348 à laquelle il me fit entendre que je devais souscrire. Comme [71] l'ouvrage était long, je lui demandai quelque temps pour le lire. Il ne me fut pas difficile de voir quelle était son intention par la souscription qu'il me demandait. Elle était pleine de tours et d'interprétations si contraires aux sentiments que j'avais eus toute ma vie, que j'aurais souscrit à la mort la plus horrible plutôt qu'à une imputation si contraire à la pureté de ma foi. Je lui fis connaître d'une manière si ferme que je ne souscrirais jamais à une telle chose, qu'il s'en désistât, et me dit que j'écrivisse du moins une lettre à M. de Paris qui lui avait ordonné de me faire lire cette lettre pastorale où j'avais tant de part. Je lui dis que je le ferais volontiers, et je la lui envoyai quelques jours après en ces termes :

« Monseigneur, j'ai lu, avec tout le respect et la soumission possibles, la lettre pastorale que Votre Grandeur m'a fait donner par M. le curé. Il y a deux choses, Monseigneur : [la première :] ce que mon ignorance, mes méprises, mon peu de lumière, et le peu de connaissances de la valeur des termes [72] et de leur conséquences m'a fait mettre dans mes livres, ne pénétrant pas le mauvais tour qu'on pouvait leur donner ; et c'est, Monseigneur, ce que je soumets, ainsi que j'ai déjà fait et dont j'ai déjà donné tous les témoignages possibles, comme véritablement catholique, non seulement à l'Eglise et au Souverain Pontife, mais aussi à vous, Monseigneur, avec toute la sincérité et l'humilité dont un coeur tout chrétien est capable, ne voulant avoir aucun sentiment particulier, et n'en ayant point d'autres que ceux de toute l'Eglise.

L'autre article, Monseigneur, regarde le sentiment que Votre Grandeur m'impute. Je veux croire que mon ignorance et mes mauvaises expressions ont donné lieu à Votre Grandeur de tirer des conséquences si éloignées des sentiments que j'ai toujours eus par la grâce de Dieu. Je dois néanmoins représenter à Votre Grandeur avec un très profond respect, et lui protester même en la présence de Notre-Seigneur-Jésus-Christ qui sait que je ne mens point, que je n'ai jamais eu de pareils sentiments, que je ne les ai point, [73] et que je ne les aurai jamais, s'il plaît à Dieu ; que j'en ai même une extrême horreur, ainsi que je l'ai toujours protesté à Votre Grandeur et à tous ceux qui m'ont demandé raison de ma foi, ayant toujours été prête de répandre mon sang pour toutes les vérités qu'enseigne l'Eglise catholique, apostolique et romaine.

Je suis bien malheureuse, si, après avoir déclaré tant de fois mes sentiments, que personne ne peut savoir que moi-même, sur les matières qu'on m'impute, néanmoins que j'ai toujours assuré n'avoir point, je le suis encore beaucoup d'avoir, malgré ma bonne volonté, la droiture de mes intentions, le désir sincère d'être à Dieu, et de faire toutes choses pour sa gloire, d'avoir, dis-je, écrit en des termes qui m'ont fait attribuer des sentiments si contraires à ceux que j'ai toujours eus.

Pour ce qui regarde mon oraison, j'ai tâché de la faire du mieux que j'ai pu pour contenter Dieu, mais comme ce n'est pas à moi de juger laquelle est la meilleure et la plus utile, j'ai offert plusieurs [74] fois à M. le curé qui me confesse par votre ordre, de la faire comme il jugerait à propos. Je vous renouvelle cette offre, Monseigneur, à vous-même, assurant Votre Grandeur que je suis et serai toujours prête de la faire comme elle l'ordonnera, selon mon pouvoir, soumettant toute mon âme, et mes faibles lumières, et les plus tendres sentiments de mon coeur, à l'obéissance. J'aimerais mieux ne jamais faire d'oraison que de la faire contre ce que l'on m'ordonnerait. Je crois qu'une oraison de propre volonté ne plairait guère à Dieu, et comme je ne désire autre chose que de lui plaire et de faire sa sainte volonté, je suis indifférente pour le choix des moyens. Je les soumettrai toujours de grand coeur à V[otre] G[randeur). Je le fais, Monseigneur, et par devoir et par inclination, étant avec autant de respect que de soumission, etc. » Décembre 1697.

M. le curé, après avoir lu ma lettre, me manda qu'elle était bien. Il n'est pas aisé d'ajuster cette idée avec les traitements que j'en recevais. [75] Tantôt il assurait qu'il travaillait à me faire aller chez mon fils, et puis il assurait d'un autre côté les sœurs que je mourrais chez elles. Une d'elles m'en fit la confidence. Tant de mauvais traitements et les harassements continuels m'attristaient pour des moments à l'excès, mais je n'en faisais rien paraître. Et [je] me reprochais même cette tristesse comme indigne du sacrifice que j'avais tant de fois fait à Dieu de tout moi-même, et de l'amour qu'il m'avait donné pour la croix.

Je fus un temps assez considérable sans revoir M. le curé, ce que je ne savais à quoi attribuer. Il vint enfin et me fit beaucoup d'honnêtetés. Il me dit que M. de Paris avait été très content de ma lettre et m'assurait de sa considération. L’expérience m'avait appris plus d'une fois que, lorsqu'il filait doux, c'était le temps où j'en avais le plus à craindre et qu’il tramait le plus de choses. Il ordonna qu'on me laissât communier les dimanches et toutes les fêtes, après m'avoir laissée trois mois sans me le permettre. Ces hauts et bas m'étaient fort suspects et j'attendais en paix ce que la Providence [76] en ordonnerait.

On me fit voir dans ces temps-là un livre qui me déchirait d'une manière étrange. Il était composé par un religieux de mérite349, ami d'un prélat qui m'avait fort considérée, et qui depuis avait changé de sentiments par des raisons que j'ai dites plus haut. Ce bon religieux plus prévenu par les histoires de toute espèce que l'on faisait de moi, plus que par les discours de ce prélat, son ami, qu'il rapporte, croyait rendre un service à Dieu et à l'Eglise de donner de moi au public les idées qu'il en avait prises. J'espère que Dieu lui tiendra compte de sa bonne intention.

Mais sans entrer dans une réfutation des choses qu'il rapporte, la vérité est que le Père La Combe n'a point demeuré avec moi à Grenoble. Il y vint deux fois en vingt-quatre heures de la part de Mgr l'évêque de Verceil pour me proposer de l'aller voir. J'ai été peu de temps à Lyon, environ douze jours chez Madame Belof, femme de mérite, connue de toute la ville pour sa vertu et sa piété, qui demeurait chez [77] M. Thomé, son père, où je ne voyais presque personne. Et je ne me suis jamais habillée en public. On peut imposer, sur de pareilles choses, aux gens qui ne m'ont point connue dans tous les temps et qui ne m'ont jamais vue.

Tout le reste de l'histoire de ce bon religieux n'est pas plus vrai puisqu'on ne m'a jamais fait sortir de nul diocèse [et] que M. de Grenoble lui-même me pria de m'établir à Grenoble. Je n'ai jamais vu à Lyon la fille de cinquante ans, ni d'un autre âge, et n'en connais aucune. M. de Genève me conta lui-même ce que le P. La Combe lui avait dit de la part de Dieu, car c'est ainsi qu'il s'en exprima deux ou trois ans avant que je fusse dans son diocèse. Et en me le contant il me dit : « Je sentais qu'il me disait vrai, et qu'il me disait des choses que Dieu seul et moi savions. » Cela ne l'empêcha pas de me le donner pour Directeur lorsqu'il m'engagea de faire l'établissement des Nouvelles Catholiques de Gex. J'ai parlé plus haut de tout cela350.

Lorsqu'on me mit à Sainte-Marie, l'on dit à M. l'Official que j'étais toujours [78] débraillée, qu'on me voyait jusqu'au creux de l'estomac. Lorsqu'il me vit vêtue comme je suis toujours et comme je l'ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu'il ne put s'empêcher de me le dire, et il le dit aussi à la Mère Eugénie351

J'ai marqué aussi ce qui m'avait fait sortir de Verceil et l'amitié de ce prélat pour moi. La religieuse avec laquelle ce bon religieux dit encore que j'avais commerce, et qui passe pour sainte dans l'ordre de Sainte Ursule, et qui s'appelait la Mère Bon, était morte un an auparavant que je fusse en ce pays là. Elle a fait des écrits, à la vérité, mais ils sont tout en lumière352.

Je ne comprends pas comment ce bon religieux, si respectable d'ailleurs, a pu se résoudre à débiter tant de pauvretés sur des rapports vagues et incertains, si ce n'est qu'il a cru rendre gloire à Dieu en décriant une personne qu'on croyait si dangereuse et si capable de nuire. Je prie seulement qu'on fasse attention aux personnes que l'on a regardées comme mes amis dans tous les âges de ma vie, que j'ai vues et pratiquées un peu familièrement. [79] Il sera aisé de juger du fondement qu'on a eu à répandre tant de faussetés et tant de calomnies.

J'omets beaucoup de choses très fortes pour abréger, n'écrivant même ceci, à cause de ma faiblesse, qu'à tant de reprises, que quelquefois je n'écris par jour qu'une demi-page, et n'écris que la vérité pure, avec bien de la répugnance. Et loin d'excéder je diminue beaucoup353. Je crois que sans le procès que l'on avait à Rome, on ne m'aurait pas tant tourmentée : comme il me le fut dit dans3148 la suite, après que toutes ses affaires furent finies, plus on me rendait odieuse, plus on me chargeait d'opprobres et de toutes sortes d'infamies, et plus on croyait ou, pour parler plus juste, plus on se flattait d'éblouir le public sur le procédé hautain et violent avec lequel on poussait cette affaire qui avait été portée à Rome dès le commencement. Et l'on prétendait faire retomber sur M. de Cambrai une partie de l'indignation que l'on avait prise contre moi, à cause qu'il avait paru m'estimer et qu'on le croyait de mes amis.[80]

Une grosse paysanne qui servait de servante à cette soeur qui me gardait, n'ayant aucun intérêt à me persécuter, était épouvantée de voir tout ce que l'on me faisait354, et ne put s'empêcher de le dire à son confesseur qui prit sur cela beaucoup d'estime pour moi. Et j'en reçus, depuis, tous les services qu'il put. Comme il venait beaucoup de pauvres dans cette maison, je leur faisais donner quelques aumônes par cette soeur qui, dans la dépense qu'elle écrivait, mettait tant355 par charité. M. de Saint-Sulpice l'ayant su, lui défendit de les mettre sur le mémoire de la dépense, et dit qu'il ne fallait pas qu'il parût que je fisse aucun bien. Cela fut rejeté sur d'autres dépenses, et je consentis que les aumônes que je faisais passassent pour être de ces soeurs, mais bien des gens ne le croyaient pas. Il venait des blessés pour être pansés chez elles. Elles ne s'y entendaient guère. Elles me priaient de le faire, et je les guérissais.

PARTIE 4 CHAPITRE 4 LE CONFESSEUR

Après avoir été environ vingt mois356 dans cette maison, où je souffrais tout ce que l'on peut s'imaginer, je reçus une grande lettre de M. le curé que je trouvai moyen d'envoyer à une [81] personne de confiance pour me la garder357, car, quoiqu'elle fût écrite avec beaucoup de fiel et d'amertume, on sera peut-être surpris que tous les crimes anciens et nouveaux dont on me parlait à tout moment, et dont les preuves, disait-on, étaient si claires et si certaines, dont on entretenait le public avec tant d'art et tant de soin, que ces crimes, dis-je, n'aboutissent enfin qu'à lire les gazettes de toutes sortes, des contes de fées qu'on qualifiait de romans, à manger des pois verts, boire du vin d'Alicante, avoir un petit chien et un perroquet, et autres choses de cette nature qu'on verra dans cette lettre, que je veux mettre ici pour ne rien diminuer de toutes les choses qu'on a voulu m'imputer.

Ce qu'on aura peine à s'imaginer, mais qu'on aura encore plus de peine à comprendre, c'est que, dans cette même lettre, il m'assure qu'il me rend la justice de me croire bien éloignée de ces malheureuses maximes que l'on attribue aux quiétistes, et qui ont été pourtant le fondement de tant de persécutions qu'il m'a fallu souffrir pendant [82] quinze ou seize années et dont on a pris lieu de me décrier comme la dernière des créatures.

Voici la lettre :

« Madame,

Voici une lettre qui va vous surprendre, mais je ne puis plus vous dissimuler la peine que votre conduite me cause. Les justes sujets que je crois en avoir se sont tellement multipliés et me paraissent si considérables, qu'il n'y a pas moyen de les soutenir davantage sans m'en expliquer avec vous. Le zèle que je dois avoir pour votre salut, l'obligation que j'ai de répondre à la confiance que Mgr l'Arch[evêque] m'a marquée en vous confiant à mes soins, l'intérêt de l'Eglise, et plusieurs autres importantes raisons m'engagent à vous ouvrir mon coeur, puisque vous ne m'ouvrez pas le vôtre, et à vous dire la vérité que je croirais trahir, si je me taisais plus longtemps. Celui qui voit les plus secrètes intentions m'est témoin que je n'en viens là que pour satisfaire à ma conscience qui me presse, et ne m'attirer aucun reproche de ce juste Juge qui fait rendre un compte exact des lumières et des mouvements qu'il donne [83] pour la direction des âmes dont on est chargé. Je me suis même retiré de vous plus qu'à l'ordinaire depuis quelques mois, ne pouvant me résoudre à vous administrer les sacrements dans l'état d'aveuglement et de fausse paix où vous me paraissiez être. Voici donc, Madame, ce qui me donne beaucoup d'inquiétude à votre égard, et ce qui ne vous en doit pas moins causer, et sur quoi je vous exhorte de faire devant Dieu une tranquille et sérieuse réflexion, comme sur la chose du monde qui vous importe le plus et sur laquelle il nous est de la dernière conséquence de ne nous pas tromper, vous protestant encore une fois que la seule charité et le pur désir de vous être utile m'ouvrent la bouche, et ne me l'ouvrent tel que je suis, qu'après bien des prières et des demandes réitérées à Dieu de ne pas permettre que je vous trouble mal à propos, ni que je vous dise rien que dans son Esprit. Je me flatte que je serai peut-être exaucé, parce que je me rends rémoignage à moi-même qu'aucune personne du monde, qu'aucune vue humaine ne me [84] fait agir en cette occasion.

Premièrement, Madame, comment la vraie et solide piété s'accorde-t-elle avec l'esprit de présomption et d'estime de soi-même ? Vous m'avez dit entre autres choses, et cela en conversation et en paroles précises, que dès votre jeunesse, quoique vous fussiez très belle, vous aviez toujours vécu dans l'innocence ; que vous aviez gagné des âmes à Dieu, surtout de jeunes dames de qualité de la Cour, ce qui vous avait attiré l'indignation de bien des gens ; que vos livres avaient converti plusieurs personnes ; que vous étiez une servante de Dieu, que vous étiez chère à Dieu, qu'on maltraitait Dieu en votre personne.

Vous me l'avez même écrit, comme je pense. Et si je ne vous avais reprise de ces dangereuses complaisances par ordre même de Mgr l'Arch[evêque] qui me l'enjoignait, je crains bien que vous n'en eussiez ajouté d'autres. Qu'au reste, on vous avait plus durement traitée, en vous faisant souffrir ce que vous aviez enduré, qu'en vous coupant la tête, parce que, du moins, vous seriez morte martyre [85] et, si je ne me trompe, vous ajoutâtes : « de la vérité  ».

Vous avez souffert, devant moi, à Vincennes, que votre femme de chambre vous dise hautement et arrogamment plus d'une fois que je voyais en vous la plus sainte personne qui fût sur la terre, et qu'il fallait non que Mgr l'arch[evêque] eût compassion de vos souffrances, mais qu'on eût compassion de lui, puisqu'il persécutait une si grande sainte que vous sans raison. Il est vrai que vous lui dîtes en riant de se retirer.

Que dirai-je des mouvements de colère et d'indignation, pour ne pas dire emportements, qui ont été si grands et si fréquents en vous depuis que j'ai eu l'honneur de vous connaître, qu'en vérité on aurait peine à les croire. Et je puis dire n'en avoir guère vus de plus vifs dans les gens du monde les plus prompts et les plus passionnés ! Combien de fois a-t-il fallu que je me sois tu, que j’aie dissimulé, que j’aie supprimé des choses pour ne pas vous irriter ! Vous m'avez dit, dans un de ces mouvements, que vous vouliez présenter requête au Roi afin qu'on vous fît votre procès3149, [86] et qu'il parût si vous étiez coupable ou non, mais que vous ne prétendiez pas être jugée par les prêtres ni les gens d'Eglise, à cause qu'ils n'avaient pas la probité ni la bonne foi qu'on voit dans les laïques, que vous récusiez aussi des commissaires, et qu'il vous fallait le Parlement. Vous m'écrivîtes une fois deux lettres dans un transport visible de passion ; vous les montrâtes, à ce que j'ai su depuis, aux bonnes sœurs chez qui vous êtes, lesquelles vous conseillèrent de les supprimer, mais inutilement. Il fallut suivre votre humeur préférablement à ce bon avis. Vous mettiez dans une de ces lettres, entre autres choses, que si je ne faisais ce que vous demandiez de moi, vous prieriez Dieu qu'il me fît sentir que vous étiez à Lui, que je maltraitais Dieu en vous, et qu'il ne me le pardonnât pas. Qui jamais a fait de semblables prières à Dieu ? Et, quand une pénitente parle-t-elle ainsi à son confesseur, le moyen qu’il lui soit utile ?

Quand on voulut condamner une fenêtre et une porte sur le derrière de [87] votre appartement, ce que vous-même deviez souhaiter, quel feu, quelle indignation ne marquâtes-vous pas ? Vous vous y opposâtes avec tant de force, vous et vos femmes de chambre, qu'il fallut pour lors en demeurer là, et céder jusqu'à ce que votre émotion fut cessée ; on attendit que vous redevinssiez calme et capable d'entendre raison. Sur ce que les bonnes soeurs qui vous ont en garde, ne voulaient pas souffrir que vous regardassiez par la fenêtre de leur appartement qui donne sur la rue, où pour lors il y avait beaucoup de monde, vous et vos filles, comment les traitâtes-vous ? Laissons la parole injurieuse que vous leur dites, quoiqu'elles vous assurassent qu'elles n'en usaient de la sorte que parce que vos supérieurs l'ordonnaient ainsi. Mais ce qui choque encore davantage, c'est que vous ajoutâtes avoir été dans un couvent où, quoique l'évêque du lieu eût défendu aux religieuses de vous accorder certaines choses, elles ne laissaient pas de vous les permettre, et vous de les prendre, malgré les défenses. En vérité, Madame, sont-ce là discours et des maximes [88] d'une âme qui, s'érigeant en maîtresse de la vie spirituelle, entreprend d'enseigner aux autres un Moyen court et facile d'arriver en peu de temps à la plus haute perfection ?

Quel serait après cela votre aveuglement, Madame, si vous ne vous deveniez pas suspecte à vous-même, et si vous pensiez encore à être une prophétesse ? Vous le savez, Madame, et la chose est trop importante et trop propre à vous ouvrir les yeux pour l'omettre ici, quelque peine qu'elle vous fasse : au mois d'août de l’année 1696, vous me dites positivement, dans deux visites que je vous rendis à huit jours l'une de l'autre, et cela à Vincennes, où vous n'aviez aucune voie humaine pour apprendre ce qui se passait dans le monde, vous m'assurâtes, dis-je, que vous aviez eu deux espèces de visions ou révélations - appelez cela comme il vous plaira - dans lesquelles vous aviez connu que nous étions à la veille de voir de grandes révolutions, que le Roi devait mourir bientôt, qu'il fallait en diligence en avertir Madame de Maintenon, [89]Monsieur de Beauvillier358,Monsieur l'archevêque de Cambrai ; qu'il n'y avait pas un moment à perdre, qu'il s'agissait du salut de l'âme du Roi. Vous voulûtes l'écrire àMonsieur de Cambrai. Vous me chargeâtes de la lettre pour lui rendre au plus tôt. Vous voulûtes que je le déclarasse de vive voix, ce secret important, à une personne de considération. Vous m'assurâtes que, quand vous aviez ainsi ces sortes de révélations coup sur coup et à deux reprises, c'était une marque de certitude. Cependant Madame, tout cela [était] illusion. Le mois de septembre s'écoula. Le Roi, grâce au ciel, se porta bien et il fallut rougir de honte.

Et quand ensuite je voulus me servir de cette belle prédiction si affirmée, si pressante, si bien écrite, pour vous porter à la défiance de vos lumières et de votre propre esprit, combien parûtes-vous confuse et déconcertée ! Vous vous imaginâtes néanmoins pouvoir encore trouver quelque réponse dans un avenir incertain et, à tout hasard, vous me dites que le mois de septembre de l'année 1697 n'était pas passé. [90] Quelle pitié ! Or il l'est à présent il y a déjà longtemps, et il n'y a rien à vous répondre que cette parole menaçante de l'Ecriture aux faux prophètes. Car même ce n'est pas la seule prophétie fausse que vous avez faite, comme vos meilleurs amis en conviennent, [et] qui n'arrive pas. On peut s’assurer que ce n’est pas le Seigneur qui a parlé par lui, et que c’est la dépravation de son cœur arrogant qui la séduit, c’est pourquoi vous ne craindrez point toutes les vaines prédictions.359

Mais Madame, que dire de l'histoire de votre Vie que vous avez écrite, remplie de tant de visions chimériques que vous ne sauriez vous-même en soutenir la lecture ni vos plus grands amis, sans confusion, ni qui que ce soit sans indignation ? Vous avez encore osé composer plusieurs Commentaires sur l'Ecriture pleins d'erreurs très certainement. Vous êtes toujours prête à les condamner avec la même facilité que vous avez eue à les composer, du moins l'assurez-vous ainsi. N'avez-vous point sans cesse [91] maintenu qu'on ne peut rien trouver de mauvais dans vos ouvrages que quelques termes ou expressions dont votre jugement a pu vous dérober le sens et la force, mais, au reste, que vous avez trouvé votre doctrine dans les livres des plus grands saints de l'Eglise, et que vous êtes prête à vous justifier ; que vous n'aviez aucune rétractation à faire que dans les mots et qu'il ne fallait pas vous parler d'autres choses ? Ce sont vos propres termes, écrits le jour même que vous les avez proférés dans bien de l'émotion.

J’avoue qu'après cela vous avez souscrit à un désaveu assez formel de vos erreurs, mais de bonne foi, Madame, êtes-vous convaincue dans le fond d'en avoir écrites ? Les détestez-vous véritablement ? Avez-vous du regret d'avoir répandu des maximes dangereuses, d'avoir nui à bien des personnes qui vous ont crue trop facilement, d'être cause en grande partie de la division affligeante qui trouble à présent l'Eglise ? Point du tout, vous n'en donnez aucune marque. Et vous avez [92] plusieurs fois témoigné dans une grande tranquillité, que vous n'aviez aucun scrupule de rien, et que vous étiez telle que vous étiez auparavant. Tout ce qui s'est passé est réputé auprès de vous comme non avenu. Vous êtes toujours une sainte persécutée comme le crient à tout propos vos deux femmes de chambre, et il n'y a rien à censurer dans votre conduite ni à réformer dans vos livres que des termes dont la signification vous était inconnue.

Mais, Madame, qui croira même qu'une personne comme vous, qui parle si bien la langue naturelle, qui se prétend si savante dans la théologie mystique, ait ignoré ce que veulent dire des mots français de dévotion ? Est-ce excuser vos erreurs que de les couvrir du voile d'une belle et si grossière ignorance ? Si vous êtes si ignorante que cela, comme vous l'assurez, pourquoi vous mêlez-vous de dogmatiser, d'enseigner, de publier des doctrines nouvelles dans l'Eglise, et que vous voyez y causer tant de scandales ? Que ne vous taisez-vous [93] selon l'ordre établi par l'apôtre360, afin d'apprendre la doctrine orthodoxe dont vous n'étiez pas assez instruite pour en parler correctement, surtout en maîtresse, comme vous n'avez que trop fait.

Aussi bien, Madame, où puiseriez-vous cette sublime théologie que nous ont enseignée les saints les plus éclairés, et dans les ouvrages desquels vous vous vantez de trouver votre doctrine ? Qui ne serait surpris d'apprendre que, depuis près de deux ans, vous ne m'ayez demandé aucun livre de dévotion ? Qui croirait qu'une âme, laquelle se prétend élevée à une haute perfection, unie à Dieu par un amour si pur, favorisée du don de la contemplation et de vues prophétiques, ait lu pendant plus d'un an les nouvelles du grand monde, les Gazettes de France, des Flandres, de Hollande, les journaux des Savants361, le Mercure Galant, les fables d'Esope en vers, des romans pleins d'intrigues amoureuses, dont le seul titre rebuterait non seulement les personnes pieuses, mais les personnes médiocrement sages et modestes ? [94] Comment n'avez-vous point eu scrupule, Madame, de garder si longtemps les livres et nouvelles, de les envoyer chercher régulièrement, de vous en remplir l'imagination, et de les lire avec tant d'avidité que le temps du carême et la veille même du dimanche des Rameaux n'ont pu y mettre un frein ? On a souffert les excès en vous parce qu'on voulait voir jusqu'où irait votre dissipation, pour ensuite vous obliger à rentrer en vous-même, et vous faire sentir que vous êtes autre que vous ne croyez.

Que dirait-on encore, Madame, si l'on savait votre vie si peu mortifiée et si sujette à la satisfaction des sens qu'il n'y aurait pas apparence de permettre le fréquent usage des sacrements à quiconque vivrait de la sorte ? Combien avons-nous eu de peine à vous trouver d'assez bon vin dans tout Paris ! Celui qui coûtait jusqu'à vingt sols la pinte n'était pas assez excellent, votre estomac en souffrait, disiez-vous ; il a fallu en acheter [95] à quarante et cinquante écus le demi-muid, en prendre souvent au cabaret et en quantité notable. Qui ne serait un peu étonné d'apprendre que vous vous servez de liqueurs à la mode, du vin d'Alicante, du vin d'Espagne même ? que vous prenez du tabac en belle quantité, que la dernière boîte que l'on vous envoya coûta neuf francs ? Qui penserait qu'une personne si morte aux goûts terrestres prît soin d'élever et de chercher la meilleure volaille, de manger la meilleure viande de boucherie, le meilleur poisson, d'avoir [l'une] des premières des fruits nouveaux, les asperges, les pois verts, les artichauts ; de passer les journées entières au jardin durant l'été, et d'y faire bouillir son pot et cuire son souper, au hasard, comme on l'appréhendait, d'y mettre le feu dans le petit bois de la maison que vous habitez ; de vous amuser à des linottes et à des tourterelles, à des chiens et à des perroquets, et à d'autres semblables niaiseries ; d'avoir trouvé l'invention, [96] dans l'état où vous êtes, de mettre - de faire mettre - de l'argent à une loterie de Paris, où vous avez déguisé votre nom sous celui de «La malheureuse», et d'[y] avoir gagné quelques tableaux si peu honnêtes qu'il a fallu les changer en d'autres choses, comme vous m'avez dit le vouloir ordonner. Je ne descends à ce détail, Madame, que par force et malgré moi, et rien ne m'y oblige que le désir de vous faire comprendre que vous n'êtes pas telle que vous le pensez et que vous avez [donné] à penser à d'autres.

Et encore que ces bagatelles-là ne soient pas criminelles, qu'une partie de ces divertissements puissent être permis, surtout à une dame de votre condition, de votre bien, de votre âge, que votre santé en exige quelques-uns, néanmoins, Madame, quand on se les accorde, il ne faut plus se mettre sur le pied d'une personne extraordinaire, se flatter d'une perfection sublime. On doit descendre de cette [97] prétendue élévation, se mettre au rang des simples fidèles qui marchent dans la voie commune et qui se renferment dans l'observation des préceptes, et ne plus s'ériger en maîtresse de la vie spirituelle laquelle a trouvé un moyen court et facile de monter à la sainteté la plus éminente. Et c'est où vous disiez être, Madame. Car de vouloir soupçonner que vous soyez dans l’erreur naissante de ceux qui tiennent qu’en donnant une fois son esprit à Dieu, on peut ensuite blesser la vraie piété, satisfaire sa sensualité, à Dieu ne plaise, Madame, que j’aie cette pensée de vous3150.

Mais je sais bien que ceux qu'on honore comme saints au milieu même de leurs infirmités et parmi des persécutions très dures, menaient encore une vie pénitente et mortifiée, qu'ils étaient sans cesse en oraison, qu'ils donnaient de rares exemples de patience et d'humilité, qu'ils se [98] seraient crus perdus si, dans ces temps surtout d'épreuves et de tribulation, ils s'étaient laissés aller à des relâchements qu'on ne souffrirait pas à qui que ce fût dans une communauté tant soit peu régulière, et qui sans doute ont surpris et mal édifié ceux de dedans et de dehors, la maison où vous êtes retirée ne pouvant accorder une semblable vie avec la haute perfection dont vous prétendez faire profession. Car vous jugez bien, Madame, que tout ceci n'a pu être secret et qu'il a fallu nécessairement que diverses personnes qui servent à vos besoins en aient eu connaissance, et que les choses aient passé par leurs mains et devant leurs yeux. Et ne vous plaignez pas, Madame, que j'en dis peut-être trop. Faites-vous justice, et rendez-vous témoignage à vous-même que je supprime bien des articles importants que je veux vous épargner.

En effet, c'est avec raison que je m'arrête ici, [99] car je sais l'extrême peine que la lecture de cette lettre vous causera, mais je sais aussi l'obligation indispensable que j'ai de vous l’écrire. Le médecin qui épargne les remèdes salutaires à son malade parce qu'ils sont amers ou douloureux, est cruel, et celui qui les lui donne est charitable. Vous savez, Madame, combien de fois je vous ai dit que la Providence avait permis que vous vinssiez dans la solitude où vous êtes, pour songer sérieusement à votre conscience et pour y remédier efficacement ; que votre salut était attaché au bon usage de cette retraite si douce et si commode qui vous était procurée heureusement ; qu'on vous offrait toutes sortes de secours pour cela ; que vous en rendriez un compte très exact à Dieu, et comme d'un temps le plus heureux de votre vie ; que j'en déchargeais ma conscience en vous le disant et que je ne pouvais pas faire davantage.

Tous les moyens, toutes les avances, ont-elles eu beaucoup [100] de succès ? Vous le savez, Madame. Mais en vérité je me crois tout à fait inutile à votre bien si vous n'en voulez pas faire davantage d'usage, et si vous comptez en demeurer là. Je vous exhorte, Madame, de vous reconnaître, de vous humilier, de confesser la vérité, d’entrer dans de vrais sentiments de pénitence, d’avouer de bonne foi vos erreurs, de gémir du scandale et de la division que vous avez en grande partie causés dans l'Eglise. Sans cela, Madame, je serais un guide aveugle et je répondrais à Dieu de l'assoupissement léthargique où je vous crois plongée. Je demanderais permission à Monseigneur l'arch[evêque] de trouver bon que je me retire et de vous donner un homme plus éclairé que moi, et qui ait plus d'ascendant sur votre esprit, pour qui vous ayez plus de considération, que vous soupçonniez moins d'agir par politique et par respect humain.

Car, Madame, à qui voulez-vous que s'adressent [101] ces paroles que vous avez écrites, il y a plus d'un an, en gros caractères, sur la porte d'une petite grotte de votre jardin, si ce n'est à moi ? Les voici, ces paroles : « Le lâche suit la fortune et le malheureux est digne de respect », Sénèque. Après cela, comment un directeur pourrait-il vous être utile ? Comment auriez-vous confiance en lui ? D'ailleurs comment s'abstenir de croire que vous vous regardez toujours comme une innocente persécutée et que vous souffrez pour la justice, et par conséquent que vous n'êtes repentante de rien, quand on lit encore les autres paroles que vous avez écrites en lettres capitales vis-à-vis des précédentes, par lesquelles vous avez voulu sans doute vous désigner : «Comme ils m'ont persécuté ils vous persécuteront, et croiront rendre service à Dieu en vous persécutant ? » Jésus-Christ362.

Telle est l'idée que vous avez de vous, et l'esprit de componction dont vous êtes animée. Il est donc à propos, Madame, que, ne vous étant plus bon à rien, je me retire sous le bon plaisir de Monseigneur l'arch[evêque] sans cesser néanmoins [102] d'être selon Dieu dans une vraie charité, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur, J. de La Ch[étardie], curé de St S[ulpice]. »

Les reproches dont cette lettre est pleine et les tours malins qu'on y emploie, ne m'apprirent rien de nouveau sur l'indisposition où M. le curé était contre moi, et celle qu’il avait inspirée à M. de Paris. Il y avait longtemps que je savais à quoi m'en tenir. Les maladies continuelles où j'étais, l'ennui d'une captivité si dure des pauvres filles qui me servaient avec une affection très grande, mais qui avaient besoin de quelque petite récréation dans de certains moments où la nature se trouvait à bout, pouvaient autoriser bien des choses, ou les excuser, si l'on entrait dans quelque détail des choses que cette lettre me reprochait. Mais je laisse tout cela comme étranger aux motifs de plusieurs années de prison et de plus de quatre vingt interrogatoires, de huit et dix heures la plupart, qu'il me fallut essuyer.

Je dirai seulement en passant que ça avait été [103] M. le curé lui-même qui m'avait pressée plusieurs fois de lire les gazettes, et qui s'était fâché lorsque je ne l'avais pas voulu. Les romans étaient des contes de fées qu'il m'avait apportés lui-même de la part de ma fille, et que mes femmes s'amusaient quelquefois à lire pour se divertir à des heures perdues. De plus je lisais l'histoire de l'Eglise de Josèphe, et j'avais plus de cinquante livres de dévotion dont nous lisions presque continuellement : la Bible, le Nouveau Testament, les Vies des saints etc. Nous jeûnions tous les vendredis et samedis de l'année, le carême entier, douze jours des avents. Mais quand un coeur est indisposé à un certain point, les mêmes choses qui pourraient édifier, deviennent un sujet de scandale, et l'oeil imprimé d'une couleur ne voit dans tous les objets que cette même couleur.

Cette lettre me fut rendue par cette soeur qui me gardait. On lui avait ordonné de m'observer en la lisant pour voir si je m'affligerais fort, ou si je me mettrais en colère. Je ne dis pas un mot à cette fille [104] et je l’entretins avec la même gaieté. Elle se mit à pleurer et je la consolai, en l'assurant que je ne lui savais pas mauvais gré de ce qu'elle s'en était chargée.

Elle me dit qu'elle avait subi un terrible interrogatoire de M. le curé sur moi, qu'il lui avait demandé si je ne lui avais jamais parlé de Dieu, à quoi elle avait répondu que non. « Avouez donc que c’est une impie, lui dit-il. - Monsieur, lui répondit-elle, comme je suis frileuse et qu’elle avait un bon feu, j’y ai été quelquefois me chauffer. On lisait la vie des saints dans la chambre et nous avons quelquefois parlé de quelques circonstances de ces vies - Mais elle parlait donc de Dieu, disait-il. - Oui, Monsieur, répondit cette fille - C'est tout ce que je voulais : elle dogmatise et c'est tout ce que je voulais ». [Quoi] que cette sœur pût dire, [soulignant] que c'était en forme de conversation, il fallut signer cela.

On interrogea aussi la paysanne [105] qui répondit grossièrement363 qu'elle ne connaissait rien que de bon. Il lui dit qu'elle n'était qu'une bête. Et elle lui dit qu'elle n'avait pas assez d'esprit pour y voir du mal. Il la chassa de chez lui avec injures. Elle le dit à son confesseur qui lui commanda de me le dire.

On en avait usé de même manière avec la première qui m'avait tant tourmentée et qui était si fort à leur dévotion. On lui fit signer beaucoup de choses sans les lui lire, moitié menaces, moitié promesses. Elle ne l'eut pas plutôt fait qu'on la mena chez M. de Paris qui la fit Supérieure Générale de sa Congrégation. Je crois l'avoir déjà dit, car je rapporte les choses, non comme elles se sont toujours succédé, mais à mesure qu'elles me viennent à la mémoire. Cette fille n'avait pourtant pas si fort marché sur sa conscience qu'elle n'eût des remords terribles. Elle me vint un jour trouver en pleurant et me dit qu'on lui avait fait signer beaucoup de choses contre moi sans les lui lire et que, s'il [106] m'en arrivait quelque malheur et qu'on me produisît sa signature, je demandasse à lui être confrontée, et qu'elle dirait qu'on l'avait forcée à signer.

Mais on ne m'a jamais parlé de toutes ces choses dans les interrogatoires que l'on m'a faits depuis, non plus que de tout le reste. On ne voulait qu'imposer au public sans m'en donner connaissance de peur que je ne me justifiasse. Peut-être voulait-on se procurer pour les temps à venir une justification d'une conduite si violente et si odieuse qu'on leur pourrait reprocher un jour, Dieu le sait.

La paysanne me dit un jour qu’étant allé chez M. le Curé de la part de cette sœur, il l’avait fait rester dans sa chambre, la croyant si bête qu’il ne se défiait pas qu’elle pût rien comprendre à ce qui s’y passait : il était un écrivain364, le même faussaire dont il a été tant parlé dans la suite de ma vie. Et cette fille remarqua fort bien qu’on faisait contrefaire une écriture. M. le Curé lui disait [107] : « cette lettre n’est pas bien formée ; il ne forme pas ces L. comme vous » ; elle le dit encore à son confesseur qui lui ordonna de me le dire.

4.5  LA FAUSSE LETTRE

Quelques jours après cette grande lettre, M. de Paris me vint voir en grand apparat365. Il entra dans ma chambre avec M. le curé , qui était au désespoir de ce que j'y avais paru si insensible. Il s'assit et fit asseoir M. le curé auprès de lui. Et comme je m'étais mise à une place qui était à contre-jour, il me fit mettre au grand jour parce qu'il me voulait voir en face.

Il se contraignit d'abord pour me parler avec douceur et me dit : « Je suis venu pour vous remettre bien avec M. le curé qui se plaint fort de vous, et qui ne veut plus vous confesser ». Je lui répondis : « Monseigneur, je ne crois pas lui avoir donné sujet de se plaindre de moi et je m'y suis confessée par obéissance ».

C'était tout dire. Car je suis persuadée, sans me flatter, [108] qu'une autre que moi ne s'y serait pas confessée après avoir connu que cet homme ne travaillait qu'à ma perte. Mais, comme il était revêtu du caractère366, je croyais me confesser à mon cher Maître en m'y confessant. Et j'ai toujours éprouvé qu'il me parlait si diversement au confessionnal de ce qu'il faisait ailleurs, que cela me confirmait la promesse de Jésus-Christ, lequel permet souvent à un mauvais prêtre de le consacrer, qu’il confesse lui-même dans un méchant et lui fait dire ce qui lui plaît. Je ne juge point de celui-ci. Je ne dis que des faits d'histoire que je jurerais sur l'Evangile.

Pour revenir à ce que je disais, M. de Paris me dit : « Mais s'il ne vous confesse pas, personne ne voudra vous confesser ! - Monseigneur, lui dis-je, les jésuites me confesseraient si j'étais libre ». Cela le mit dans une fort mauvaise humeur.

Il voulut l'obliger à faire une déclaration publique que j'avais commis quantité de désordres honteux avec le P. La Combe [109] et me fit des menaces terribles si je ne déclarais pas que j'avais imposé aux gens de bien, que je les avais trompés, et que j'étais dans le désordre lorsque j'avais fait mes écrits. Enfin il me témoigna une colère que je n'aurais jamais attendue d'un homme qui m'avait autrefois paru si modéré. Il m'assura qu'il me perdrait si je ne faisais ce qu'il souhaitait.

Je lui dis que je savais tout son crédit, car il faut remarquer que M. le Curé avait pris grand soin de m’informer de sa faveur en m'apprenant le mariage deMonsieur son neveu avec la nièce de Madame de Maintenon367, que le roi lui avait donné la chemise, ce qui ne se faisait qu'aux Princes, qu'il lui avait donné beaucoup en faveur de ce mariage, en un mot tout ce qui pouvait me donner une grande idée de la considération que cela lui donnait dans le public. Mais Dieu sait le cas que je fais des fortunes de la terre. Je lui répondis donc qu'il pouvait [110] me perdre s'il le voulait, et qu'il ne m'arriverait que ce qu'il plairait à Dieu. Il me dit là-dessus : « J"aimerais mieux vous entendre dire : je suis au désespoir, que de vous entendre parler de la volonté [de] Dieu. - Mais Madame, me dit M. le curé, avouez Madame que lorsque vous avez écrit vos livres, vous étiez dans le désordre ! - Je mentirais au Saint-Esprit, lui répondis-je, si j’avouais une pareille fausseté - Nous savons ce qu'a dit la Maillard », reprit M. de Paris. (C'est cette gantière dont il a été déjà parlé du temps que je fus mise aux Filles Ste Marie). « Monsieur, pouvez-vous faire fond sur une malheureuse qui a sauté les murailles de son cloître, où elle était religieuse pour mener une vie débordée dont on a des attestations ainsi que de ses vols ; qui enfin s’est mariée ; et le reste de son affreuse histoire ? - Il me dit : Elle ira droit en paradis et vous en enfer. Nous avons la puissance de lier [111] et de délier. - Mais,Monsieur, lui répliquai-je, que voulez-vous que je fasse ? Je ne demande qu'à vous contenter et je suis prête à tout pourvu que je ne blesse point ma conscience ». Il me répondit qu'il voulait que j'avouasse que j'avais été toute ma vie dans le désordre ; que si je faisais cela, il me protègerait et ditait à tout le monde que j'étais convertie. Je lui fis voir l'impossibilité où j'étais d'avouer une pareille fausseté, et sur cela il tira de sa poche une lettte qu'il me dit être du P. de La Combe.

Il me la lut et me dit ensuite : « Vous voyez que le Père avoue avoir eu des libertés avec vous qui pouvaient aller jusqu'au péché ». Je n'eus ni confusion ni étonnement de cette lettre. M'étant approchée pour la considérer, je m'aperçus qu'il m'en cachait l'adresse avec soin et même l'écriture m'en parut contrefaite quoique assez ressemblante. Je lui répondis que, si le Père avait écrit cette lettre, [112] il fallait qu'il fût devenu fou ou que la force des tourments la lui eût fait écrire. Il me dit : « La lettre est de lui - Si elle est de lui, dis-je, Monsieur il n'y a qu'à me le confronter.368 C'est le moyen de découvrir la vérité ».

M. le curé prit la parole et fit entendre qu'on ne prendrait pas cette voie parce que le Père La Combe ne faisait que me canoniser, qu'on ne voulait pas mettre cette affaire en justice, mais qu'il amènerait des témoins qui feraient voir que l'on m'avait convaincue.

M. de Paris appuyant son discours, je lui dis que, cela étant ainsi, je ne lui dirais mot. Il reprit qu'on me ferait bien parler. « Non, lui dis-je, on pourra me faire endurer ce que l'on voudra, mais rien ne sera capable de me faire parler quand je ne le voudrai pas ».

Il me dit que c'était lui qui m'avait fait sortir de Vincennes. Je lui répondis que j'avais pleuré en le quittant, parce que je savais bien qu'on ne m'ôtait de ce lieu que pour me mettre dans un autre où l'on pourrait me supposer [113] des crimes. Il me dit qu'il savait bien que j'avais pleuré en le quittant, que c'étaient mes amis qui l'avaient prié de se charger de moi et que sans cela on m'aurait envoyée bien loin. A quoi je répondis qu'on m'aurait fait un fort grand plaisir.

Alors il me dit qu'il était bien las de moi. Je lui dis «Monsieur, vous pourriez vous en délivrer si vous vouliez, et, si ce n’était le profond respect que j’ai pour vous, je vous dirais que j’ai mon pasteur à qui vous pourriez me remettre ». Il parut embarrassé et il me dit qu'il ne savait que faire, et que, M. le curé ne voulant plus me confesser, il ne se trouverait personne qui se voulut charger de moi. Et s'approchant il me dit tout bas : « On vous perdra ». Je lui dis tout haut : « Vous avez tout pouvoirMonsieur, je suis entre vos mains. Vous avez tout crédit, je n'ai plus que la vie à perdre - On ne veut pas vous ôter la vie, me dit-il, vous croiriez être martyre et vos amis le croiraient aussi ; il faut les détromper ».

Ensuite il m'attesta par le Dieu vivant, comme au jour du jugement, [114] de dire si je n'avais jamais eu la moindre et légère liberté avec le P. La Combe. Je lui dis, avec ma franchise et ingénuité qui ne peut mentir, que lorsqu'il arrivait de quelque voyage, après bien du temps qu'on ne l'avait vu, il m'embrassait me pressant la tête entre ses mains, qu'il le faisait avec une extrême simplicité et moi aussi. Sur cela, il me demanda si je m'en étais confessée. Je lui répondis que non et que, n'y croyant pas de mal, la pensée même ne m'en était pas venue ; qu'il ne me saluait pas moi seulement, mais toutes les personnes qui étaient présentes et de sa connaissance. « Avouez donc, dit M. le curé, que vous avez vécu dans le désordre - Je ne dirai jamais un pareil mensonge,Monsieur, lui répondis-je, et ce que je vous dis n'a rien de commun avec le désordre et en est bien éloigné. » Si ce ne sont pas les mêmes paroles, c'en est au moins la substance.

Comme je parlais [avec] beaucoup de respect àMonsieur de Paris, il me disait : «Eh! mon Dieu, Madame, pas tant [115] de respect et plus d'humilité et d'obéissance !» Il y eut un autre endroit où se laissant aller à l'excès de sa peine, il me dit : “Je suis votre arch[evêque]. J'ai le pouvoir de vous damner, oui, je vous damne ! » je lui répondis en souriant : «Monsieur, j'espère que Dieu aura plus d’indulgence, et qu'il ne ratifiera pas cette sentence ». Il me dit encore que mes filles endureraient le martyre pour moi et que c'était ainsi que je séduisais ceux qui m'avaient connue. Dans un autre endroit, en me demandant de signer que j'avais commis des crimes et d'énormes péchés, il m'allèguerait369 l'humilité de saint François qui le disait de lui. Lorsque je disais que je n'en avais point fait, l'on m'accusait d'orgueil et d'endurcissement, et si je l'eusse avoué dans le sens de saint François, l'on m'aurait donnée au public comme reconnaissant avoir commis ces infamies.

Il me demanda encore si j'étais sûre que la grâce fût en moi ? Je dis à cela que nul ne sait s'il est digne d'amour ou de haine. [116] Il me reprocha l'histoire de ma Vie et voulait me faire écrire que l'envie de me faire estimer m'avait portée à écrire tous les mensonges dont elle est pleine.

Il me reprocha que je faisais prendre la meilleure viande, et examina sur le livre de la sœur ce qu'on achetait pour ma nourriture : la volaille, le vin, rien ne fut oublié. A la vérité tout y était mis avec emphase, et je me souviens d'un grand article où il y avait pour poules, pigeons et chapons, trente six sols. Le vin, qu'on avait pris pour le quinquina dont je faisais un usage presque continuel à cause de la fièvre qui me reprenait toujours, fut exagéré comme si je buvais avec excès. Mais à tout cela je n'ouvrais pas la bouche.

Enfin après bien des menaces des suites fâcheuses à quoi je me devais attendre, M. de Paris s'en alla et M. le Curé, restant, me dit : «Voilà la copie de la lettre du P. La Combe. Lisez-la avec attention, écrivez-moi, à moi, [117] et je vous servirai. » Je ne lui répondis rien, et M. de Paris l'envoya quérir pour le ramener. Voici la copie de cette lettre :

«C'est devant Dieu, Madame, que je reconnais sincèrement qu'il y a eu de l'illusion, de l'erreur et du péché dans certaines choses qui sont arrivées avec trop de liberté entre nous, et que je rejette et déteste toute maxime et toute conduite qui s'écarte des commandements de Dieu et de ceux de l'Eglise, désavouant hautement tout ce que j'ai pu faire ou dire contre ces sacrées et inviolables lois, et vous exhortant en Notre-Seigneur d'en faire de même, afin que vous et moi réparions autant qu'il est en nous le mal que peut avoir causé notre mauvais exemple, ou tout ce que nous avons écrit qui peut donner la moindre atteinte à la règle des moeurs que professe la Sainte Eglise catholique, à l'autorité de laquelle doit être soumise, sous le jugement des prélats, toute doctrine de spiritualité de quelque degré que [118] l'on prétende qu'elle soit. Encore une fois je vous conjure dans l'amour de Jésus-Christ que nous ayons recours à l'unique remède de la pénitence, et que par une vie vraiment repentante et régulière en tout point, nous effacions les fâcheuses impressions causées dans l'Eglise par nos fausses démarches. Confessons, vous et moi, humblement, nos péchés à la face du ciel et de la terre, ne rougissons que de les avoir commis et non de les avouer. Ce que je vous déclare ici vient de ma pleine franchise et liberté. Et je prie Dieu de vous inspirer les mêmes sentiments qu'il me semble recevoir de sa grâce et que je me tiens obligé d'avoir.» Fait le 27 avril 1698. Signé Dom François de La Combe, Religieux Barnabite.

Cette lettre m'ayant été lue par M. de Paris, je demandai à la voir. Il me fit grande difficulté. Enfin, la tenant toujours sans [119] vouloir me la mettre entre les mains, je vis l'écriture, un instant, qui me parut assez bien contrefaite. Je crus que c'était un coup de portée370 de ne pas faire semblant de m'en apercevoir dans la pensée qu'ils me confronteraient au P. La Combe lorsque je serais en prison, et qu'il me serait pour lors plus avantageux d'en faire connaître la fausseté. Ce qui me porta à dire simplement que si la lettre était de lui, il fallait qu'il fût devenu fou depuis seize ans que je ne l'avais vu, ou que la question qu'il n'avait pu porter371 lui eût fait dire une pareille chose.

Mais après qu'ils furent partis et que j'eus lu la copie que M. le curé m'avait laissée, je ne doutais point que la lettre ne fût véritablement contrefaite et que cette copie même n'en fût l'original, parce qu'on y avait corrigé un v différent de ceux du P. La Combe ; et corrigé d'une main que je reconnus, pour servir de modèle à l'écrivain, [120] lequel en contrefaisant le corps de l'écriture s'était négligé sur les v qu'il n'avait pas faits semblables à ceux du Père.

De dire tout ce qui me passa dans l'esprit au sortir de cette conversation, c'est ce qu'il ne m'est pas possible. Il est certain que le respect que je croyais devoir à un homme de ce caractère m'empêcha de lui donner un démenti en face, en lui faisant connaître que je voyais l'imposture dans toute son étendue et l'indignité du piège qui m'était tendu. Mais je ne pus me résoudre à lui donner une telle confusion, outre qu'en lui laissant supposer que je croyais la lettre véritable, je les rendais par là plus hardis de la produire au public, ce qui m'aurait donné lieu d'en faire connaître la fausseté à tout le monde, et de faire juger de la pièce par l'échantillon.

Car quoi de plus naturel, pour justifier tant de violences et pour ne laisser aux gens qui m'estimaient [121] encore aucun lieu de le faire, que de me faire mon procès sur de telles pièces et avec des témoignages si capables de les détromper ? Le public si prévenu en aurait saisi les moindres apparences, et mes amis, qu'on avait si fort au coeur, disait-on, de faire revenir de leurs préjugés, n'auraient rien eu à répliquer, et auraient dû être les premiers à me jeter la pierre, comme les ayant trompés sous un faux voile de piété : tout était fini. Et l'on n'aurait jamais pu donner assez de louanges à ceux qui auraient rendu un si grand service à l'Eglise : voilà ce que la droiture leur devait inspirer.

Mais, ce qui paraîtra peut-être incroyable, c'est qu'après avoir répandu cette prétendue lettte du P. La Combe dans tout Paris, et de là dans les provinces, comme une conviction des erreurs du quiétisme et en même temps comme une justification de la conduite que l'on tenait à mon égard en m'envoyant à la Bastille, il n'a jamais été question ni de cette lettre, ni des affaires du P. La Combe, dans tant d'interrogatoires qu'il m'a fallu souffrir. [122] Ce qui est encore une preuve bien certaine qu'on ne cherchait qu'à imposer au public et encore plus à Rome en confondant les affaires de M. de Cambrai avec les miennes, pour le rendre odieux à cette Cour, et justifier l'éclat qu'on avait fait par des vues que ne faisant rien à ce qui me regarde, je passe3151 sous silence.

Une preuve encore que le P. La Combe n'avait pu écrire cette lettre, c'est que, dans cette conversation, l'on me fit entendre qu'il me canonisait. Quel rapport y-a-t-il à [entre] une louange si excessive, et une lettre qui suppose des crimes ! Elle n'est même pas de son style, et il est aisé d'y voir une affectation dans les termes propre à l'effet pour lequel elle était composée.

De plus le P. La Combe n'avait pu m'écrire une pareille lettre sans être le plus scélérat de tous les hommes, lui qui m'a confessée si longtemps et qui a connu jusqu'aux derniers replis de mon coeur. Mais je suis bien éloignée d'une telle pensée, l'ayant toujours estimé et regardé comme un des plus grands serviteurs que Dieu ait sur la terre. Si Dieu ne permet [123] pas que son innocence soit reconnue pendant sa vie, l'on verra avec étonnement, dans l'éternité, le poids immense de gloire réservé à ses souffrances.

Je trouvai encore le moyen d'envoyer cette copie à la même personne et la priai instamment de me la garder, car il sera toujours aisé de voir par cette copie la fausseté de l'original. Et j'ai su depuis qu'elle l'avait encore.

Ma première pensée fut de m'aller mettre à la Conciergerie et de présenter ma plainte au Parlement, attendu qu'il s'agissait de crimes. Mais, outre que je ne pouvais me tirer de cette maison qu'en impliquant autrui dans mes affaires, il me parut qu'en y étant par une lettre de cachet, je leur donnerais par cette démarche une prise sur moi dont on ne manquerait pas de me faire une nouvelle accusation, mieux fondée que les autres. Je demeurai donc en paix, en attendant ce qu'il plairait à Dieu d'en ordonner, mais comptant sur les plus grandes violences.

Je sus par cette bonne paysanne que M. de Cambrai [124] demandait sans cesse quelle mine je faisais, ce que je disais, mais Dieu ne permit pas qu'on remarquât le moindre changement ni le moindre chagrin sur mon visage ni dans mes discours. Je remarquais bien que les filles m'observaient avec attention et même paraissaient inquiètes, mais j'agissais à l'ordinaire, leur faisant les mêmes honnêtetés et gardant un profond silence. On me fit proposer adroitement de fuir pout éviter les mauvais traitements à quoi j'allais être exposée. Mais le piège était grossier, j'étais bien éloignée de le faire, car c'était donner gain de cause à mes ennemis.

Desgrez se trouvant malade, je restai trois semaines dans cette situation. Enfin, se trouvant guéri au bout de ce temps-là, il vint et me dit qu'on l'avait fort pressé de venir, et le sujet qui l'en avait empêché. Il ajouta qu'on m'accusait d'avoir commis mille crimes dans cette maison. Cette bonne paysanne se trouvant là dans ce moment, je lui demandai devant [125] lui ce que j'avais fait. « Hélas Madame, répondit-elle, rien que du bien, et aucun mal. » Je dis à Desgrez : « Vous savez ce que je vous dis en venant : qu'on ne m'amenait ici que pour me faire des suppositions ? Le voilà bien vérifié ». Il me dit tout bas et presque la larme à l'oeil : « Que vous me faites de pitié. » Il avait ordre de ne laisser aucun papier sans l'apporter372. M. le Curé croyait par là reprendre ses lettres, mais il ne se trouva rien. En m'envoyant quelque chose, un jour, que je l'avais prié de me faire acheter - c'étaient des livres - il se trouva dedans des imprimés exécrables. Je n'y eusse jamais pris garde si, en voulant dévider un écheveau, je n'eusse aperçu au papier quelque chose d'affreux. Je brûlai tous ces papiers. S'il fit donner cet ordre à dessein, ou si c'est par hasard, Dieu le sait mais il eut la bonté de m'assister en cela comme en tout le reste.

Il faut que je dise la disposition de mon coeur et tous les sacrifices que Dieu me fit faire dans cette maison de Vaugirard. [126] Premièrement j'y étais, malgré les bourrasques, dans une très grande tranquillité, attendant de moment à autre l'ordre de la Providence à qui je suis dévouée sans réserve. Mon coeur était dans un continuel sacrifice sans sacrifice, contente d'être la victime de la Providence.

Un jour, je ne pensais à rien, il fallut me mettre à genoux et me prosterner même, avec une certitude qu'on m'ôterait mes filles afin de me tourmenter davantage et de les tourmenter elles-mêmes pour les obliger à dire quelque chose contre moi. Je le leur dis. Elles pleurèrent amèrement et me prièrent de demander à Dieu que cela ne fût pas. Loin de le demander, j'en fis le sacrifice, ne pouvant que vouloir la volonté de Dieu.

Une autre fois, j'eus un pressentiment qu'on m'ôterait la communion. Il fallut m'y sacrifier, et consentir à ne communier qu'à la volonté de Dieu. Tout cela arriva373.

Après que Desgrez eut fouillé partout, il me dit [127] qu'il fallait aller seule en prison sans mes filles. Je ne fis aucune résistance et ne donnais nulles marques de chagrin. Elles se désespéraient quand elles se virent arrachées de moi. Je leur dis qu'il ne fallait tenir à rien et que Dieu leur serait toute chose. Je partis de la sorte après les avoir vues faire mettre avec violence dans deux carrosses séparés afin qu'elles ne sussent l'une et l'autre où on les menait. Elles ont toujours été séparées, et ce qu'on leur a fait souffrir pour [les faire] parler contre leur maîtresse passe l'imagination, sans que Dieu ait permis que tant de tourments leur aient fait trahir la vérité. Il y en a encore une dans la peine depuis dix ans pour avoir dit l'histoire du vin empoisonné devant le juge. [L’]autre3152, dont l'esprit était plus faible, le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi. On la mit depuis en liberté et on la rendit à ses parents. [128] Les bons traitements qu'on lui a faits et le soin que sa famille en a pris, l'ont entièrement rétablie, et elle y vit présentement paisible et servant Dieu de tout son coeur.

On me mena donc seule à la Bastille374.

J'ai oublié de dire que, comme j'avais la fièvre double tierce, je prenais presque continuellement du quinquina. On allait quérir du vin au cabaret. De sorte que, quoiqu'en un autre temps il n'en fallût qu'une chopine par jour pour moi, tout le vin qu'il fallait pour le quinquina, joint à l'autre, [cela] en faisait beaucoup en peu de temps. On écrivit tout ce vin sur le mémoire, et montrant cet endroit à M. de Paris il semblait que j'en busse environ deux pintes par jour, parce quc l’on n'avait pas mis que c'était pour du quinquina, de sorte qu'il me reprocha que je me gorgeais de vin et de viande. J'avais encore de si grands maux d'estomac que je ne pouvais manger. Je lui répondis que [129] j'étais sûre que s'il me voyait manger, il trouverait plutôt que je mangeais trop peu que par excès. Il demanda si j'avais jeûné tout le carême. On lui dit que oui. Il fit sur cela une certaine mine dédaigneuse. Il est certain que je n'étais guère en état de le faire, vomissant presque tout ce que je mangeais. Cependant je jeûnai tout le carême avec des douleurs inexplicables. Il fallait quelquefois se lever la nuit pour me donner un peu de vin d'Alicante : je croyais aller mourir.

Après qu'on eut enlevé le vin, cette sœur dont j'ai parlé venait pour m'en parler, et d'autres de la communauté de Paris, afin que je dise quelque chose qu'elles pussent déposer contre moi parce que, le vin n'étant plus, les preuves manquaient. Mais je ne répondais rien. M. le Curé eut même la hardiesse de dire dans sa lettre et dans ses mémoires que, ne m'étant pas contentée du meilleur vin de Paris à cent écus le muid, [130] j'en envoyais encore prendre au cabaret. Ce vin était si pernicieux, qu'en ayant emporté une bouteille à la Bastille pour me justifier, et pour être un témoignage de ce qui s'était passé à Vaugirard, une demoiselle, en balayant une araignée, fit tomber cette bouteille et la cassa. L'odeur seule fit qu'elle se trouva mal, et elle fut du temps à en revenir et mourut peu après.

Je ne peux dire par le menu tout ce qu’on me fit dans cette maison ; tout ce que je peux dire, c’est que j’aurais regardé comme délice d’aller à la Bastille, si on m’y avait laissé mes filles, ou du moins une, parce que je croyais que je n’aurais à répondre qu’à M. de la Reynie, qui étant un homme droit et plein d’honneur, ne laissait craindre aucune surprise. Et comme je leur ai dit à eux-mêmes, je ne crains rien de la vérité, mais des suppositions et du mensonge.

4.6 LA BASTILLE

Je fus donc mise seule à la Bastille dans une chambre nue. J'y arrivai la veille de la petite fête de Dieu375. Je m'assis [131 d'abord à terre. M. de Loncas [du Junca]3153 me prêta une chaise et un lit de camp, jusqu'à ce que mes meubles fussent venus. Cela dura quatre ou cinq jours, après quoi je fus meublée. J'étais seule avec un contentement inexplicable. Mais cela ne dura pas, car on me donna une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. Je sentis la peine d'être gardée à vue, non que je craignisse, mais c'est que je perdais ces heureux moments où, étant seule avec mon cher Maître, rien ne me distrayait de lui, et je ne vois pas de bonheur pareil à celui d'être seule.

Comme parmi mes meubles qui étaient à Vaugirard on m'apporta beaucoup de livres, comme l'Ecriture Sainte et d'autres bons livres, on alla dire à la Cour qu'on m'avait apporté une charretée de livres, on avait dit que c'étaient des livres [132] très mauvais, et l'on ordonna qu'on en fit un inventaire. M. du Junca les fit emporter, et ayant pris un écrivain on fit l'inventaire. L’on fut surpris de voir qu'il n'y avait que de bons livres. Il s'y en trouva un de petits emblèmes de l'amour divin376. On mit sur le mémoire : « Emblèmes d'amour ». Je dis à M. du Junca : « Achevez donc ce qu'il y a après. » Il avait de la peine à le faire. On porta le mémoire à M. de Paris qui, ne voyant rien moins que ce que l'on avait [fait] entendre à la Cour, n'y envoya pas le mémoire, se contentant de la persuasion où elle était que j'avais des livres abominables.

J’eus beaucoup à souffrir d'abord tant de la dureté que l'on affectait d'avoir pour moi, qu'à cause de l'humidité du lieu où il y avait longtemps que l'on n'avait fait du feu, ce qui me causa une très grande maladie et très douloureuse. Je ne pouvais m'aider dans mon lit. [133] Il me prit comme une défaillance qui dura près de vingt-quatre heures. On croyait que j'allais mourir. Je revins un peu, et je dis à M. du Junca qui était là avec le porte-clefs, que je le priais de dire à M. de Paris que j'étais innocente des choses dont on m'accusait et que je le protestais en mourant. Le porte-clefs qui était un très honnête homme, dit : «  Je le crois bien, pauvre dame.  » Je ne parlais encore de longtemps après, mais j'entendais fort bien M. du Junca lui dire : « Si vous parlez de ceci, vous n'aurez point d'autre bourreau que moi ». Dans le moment que je pus parler, je demandai à me confesser. Le P. Martinot [Martineau]3154 vint pour la première fois.

Je ne le connaissais pas. Je me confessai avec assez de peine. Lorsque j'eus commencé à le faire, il fut quérir le médecin qui était en bas. Je fus surprise de voir qu'il n'achevait pas d'entendre ma confession. Il revint avec le médecin. Il lui [134] demanda si j'allais mourir tout à l'heure. Le médecin lui répondit que non, à moins qu'il ne survînt quelques nouveaux accidents. Alors le P. Martineau me dit : «  Je n'ai de pouvoir de vous confesser qu'en cas que vous alliez mourir tout à l'heure.  » Je lui dis que, s'il me prenait quelques nouvelles syncopes, je ne serais plus en état de me confesser et qu'ainsi je mourrais sans confession. Il en avait ouï la plus grande partie. Il s'en retourna sans vouloir m'entendre, disant qu'on lui avait défendu de me confesser, et que si je mourais, comme cela ne dépendait ni de lui ni de moi, que je fusse en repos. Je ne sais si ce sont ses termes, mais c'est le sens. Et les mêmes discours m'ont été réitérés plusieurs fois. J'étais véritablement fort en repos, n'ayant rien qui me fit peine de ce côté-là et ayant mis mon sort entre les mains de Dieu.

J'avais toujours cette femme qui épiait mes paroles et toutes choses, [135] croyant faire fortune par là. Une de mes femmes m'envoya, par Desgrez, un bonnet piqué qu'elle avait fait. Cette femme le décousit. Il y avait un billet écrit de son sang, n'ayant pas d'encre, et elle me mandait, dans un petit morceau que j'y trouvai encore, qu'elle serait toujours à moi malgré ce qu'on lui pouvait faire. Elle le prit encore et donna le tout à M. du Junca.

Sitôt que je pus me tenir debout377 dans une chaise, M. d’Argenson 378 vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. Car il faut remarquer que, ayant vu que M. de La Reynie m'avait rendu justice, on lui avait donné un autre emploi et l'on avait fait tomber le sien à celui-ci, qui était lié de toutes manières aux personnes qui me persécutaient. J'avais résolu [136] de ne rien répondre. Comme il vit en effet [que] je ne lui répondais rien, il se mit dans une furieuse colère et me dit qu'il avait ordre du roi de me faire répondre. Je crus qu'il valait mieux obéir, je répondis. Je crus que du moins, malgré ses préventions, il mettrait les choses comme je les disais. J'avais vu tant de probité et de bonne foi dans M. de La Reynie que je croyais les autres de même.

On commença, quoique je fusse très faible, un interrogatoire de huit heures sur ce que j'avais fait depuis l’âge de quinze ans jusqu'alors, qui j'avais vu, et qui m'avait servie. Ces trois articles furent le sujet de plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures. J’avoue que je manquai d'esprit dans cette occasion, Dieu le permettant sans doute de la sorte pour me faire beaucoup souffrir. Car rien ne m'a jamais tant fait souffrir que ces interrogatoires [137] où, sûre de dire la vérité, je la disais, mais je craignais de ne la pas dire assez exactement faute de mémoire. Les tours malins que l'on donnait à tout et aux réponses les plus justes, ne les rendant jamais ni dans les termes, ni dans le sens, sont des choses qui ne se peuvent exprimer. Je n'avais qu'à dire qu'ayant été interrogée par M. de La Reynie, je n'avais plus rien à répondre sur toutes ces choses, que si j'avais fait quelque chose depuis Vincennes, il n'y avait qu'à le faire voir, mais je m'avisais de cela trop tard. D'ailleurs, comme on se flatte toujours et qu'on ne croit pas la malice aussi grande qu'elle est, je me persuadais qu'on voulait s'informer à charge et à décharge, comme je le demandai d'abord, et j'étais sûre qu'une information de cette nature aurait fait paraître mon innocence à toute la terre. Mais on [138] était bien éloigné de cela.

Comme il y avait eu de fausses lettres où mon écriture était si bien contrefaite que j'aurais eu bien de la peine à la reconnaître moi-même si, outre la différence du style, on ne m'avait pas fait écrire des lieux où je n'avais jamais été et à des gens que je n'avais jamais connus, pour ne point tomber dans cette méprise, on voulut s'assurer des lieux qu'il379 avait désignés. [Je dis] que je n'avais point changé les filles qui étaient auprès de moi, que pour les autres, ç'avait été selon l'occurrence, et que les laquais ayant toujours été mis en métiers, je ne pouvais m'en souvenir. Quelque chose d'approchant.

On en vint où l'on voulait, qui était mon veuvage. Je répondis la vérité article par article, et [au sujet] de mon voyage à Gex, de même que celui que je fis avec le Père La Combe, où j'avais pris un ancien religieux pour nous accompagner. [139] On ne voulait rien mettre de cela. On faisait toujours en sorte qu'il semblait que j'étais seule avec lui. [Dans] un [voyage] que je fis de Thonon à Genève où il n'y a que trois lieues, nous étions cinq ou six. Il ne le voulut jamais mettre de la sorte et fit écrire : « Elle a été avec lui à Genève. » Quelque chose que je pusse dire, on passait outre. On me montra un ordre du roi - faux ou vrai ? - de ne garder aucune forme de justice avec moi.

Il mit une fois, de lui-même, parlant de quelque chose qui s'était passé chez M. Fouquet, que je n'y demeurais pas encore alors. Je lui dis que je n'y avais jamais demeuré et qu'il ne fallait pas mettre cela. Il me dit : « J'ai à vous interroger demain là-dessus et je le mettrai. » Comme je ne pénétrais pas alors toute sa malignité, je le crus et signai. Le lendemain je lui dis donc de remettre que jamais je n'avais demeuré chez M. Fouquet. [140] Il n'en voulut rien faire.

Il faut savoir qu'il y avait chez M. Fouquet une des parentes de Madame sa femme qui avait été mariée à un homme qui avait deux femmes, ce qui fit grand bruit. Il fut mis en prison. Elle se blessa, et comme elle accoucha avant terme à cause d'une grande chute et qu'on plaidait, ayant affaire à un homme rusé et malin, il fallut garder l'enfant six semaines, jusqu'aux neuf mois. On le fit baptiser à St Germain et l'enfant mourut dès que le terme fut arrivé. Ils savaient cette histoire du curé. Comme on profitait de toutes ces histoires, et qu'on en grossissait les mémoires pour Rome et ceux de la Cour, ils avaient fait rouler cette affaire sur moi sans que je le susse, et, pour y donner couleur, ils avaient mis que je ne demeurais pas encore chez M. Fouquet, afin qu'il parût que j'y avais demeuré ensuite, et justement dans le temps [141] de cet accouchement. Il m'arriva plusieurs autres choses de cette nature qui marquaient la malice et la mauvaise foi de M. d’Argenson.

Il me demanda ensuite combien j'avais vu de fois M. de Cambrai. Je lui dis : « Je n'ai jamais été chez lui. Il est venu chez moi par ordre de M. de Meaux, - comme il était vrai - et jamais seul.» Lorsqu'il y vint de la part de M. de Meaux, c'était pour quelque affaire de St Cyr. Il mit que M. de Cambrai était venu trois fois chez moi, et ne voulut jamais mettre : par ordre de M. de Meaux, se fâchant même que je prononçasse son nom, comme si je l'avais profané. Lorsqu'il s'agissait de M. de Cambrai, il se mettait en fureur. Je lui dis : « Monsieur, un juge ne doit point être si partial et montrer tant de colère contre les personnes qu'il interroge ou contre ceux qu'il veut mêler dans l'interrogatoire, et tant de dévouement pour leur parti. » Il devint tout en feu, et ensuite il ne fit plus [142] le lion mais le renard.

Quelquefois il se mettait en colère contre les réponses que je lui faisais et disait qu'on me donnait des avis. On regardait partout pour voir si cela pouvait être. On mit un treillis de fil d'archal au haut de la cheminée, afin, disaient-ils, qu'on ne jetât point d'avis par là. Je lui dis, comme il était vrai, qu'on ne m'avait point donné d'avis, que j'étais gardée à vue de tous côtés et que ma tour était très haute. Il me dit : « C"est donc un ange qui vous dicte les réponses ! » Il disait cela avec tant de colère et de mépris, que des personnes équitables qui l'auraient vu, l'auraient regardé comme un homme incapable d'être juge dans une affaire où il témoignait tant de passion. Ce fut sur ce pied de prévention et de colère qu'il tourna toutes mes réponses, sans entendre que très peu comme je les disais.

Un jour, comme il s'en allait, le greffier ramassant des papiers [143] pour les remettre dans le sac, me dit tout bas : «Pauvre dame, que vous me faites pitié! » Il s'aperçut que j'étais restée près du greffier. Je parlai haut d'une chose indifférente. Il lui jeta un regard épouvantable et ne [le] quitta point qu'il ne fût sorti. Depuis ce temps-là le greffier n'osait me regarder.

J'avoue que si j'eusse pu deviner le traitement que me fit M. d’Argenson, si différent de celui de M. de La Reynie, je ne lui eusse jamais répondu. Mais la peur de faire tort à d'autres en ne répondant pas, me fit rompre un silence que j'étais résolue de garder. Je souffrais d'une oppression si étrange, faite par un juge malicieux et rusé qui avait par écrit ses matières prêtes, et qui donnait à mes réponses un tour violent, tâchant de glisser son venin ; moi, sans défense et sans conseil, observée de toutes parts, maltraitée en toutes manières, [et] qu'on tâchait d'intimider [144] de toutes façons.

Après qu'il eut mis que je ne demeurais pas alors chez M. Fouquet, M. du Junca me vint parler du curé de St Germain comme d'un homme qui était son ami et qui savait bien de mes nouvelles. Comme M. Fouquet et sa parente m'avaient confié toutes choses, je compris alors pourquoi M. d’Argenson avait fait mettre cela dans mes réponses, et j'en vis toute la malignité. Ensuite le gouverneur et M. du Junca me faisaient des mines très sévères et effrayantes, mais tout cela ne m'épouvantait pas. Le meilleur rempart est l'innocence et la confiance.

Après cet interrogatoire si long qu'il dura près de trois mois, et qu'on [n'] en a jamais tant fait aux plus grands criminels, on prit deux ans, apparemment pour s'informer partout. On demandait à cette femme que j'avais auprès de moi, si je ne parlais pas contre la religion, [145] si je ne faisais pas de crimes. Elle leur dit que j'étais bien éloignée de cela, que j'étais pleine de douceur et de patience, que je priais Dieu et lisais de bons livres, et que je la consolais ; car elle était dans un désespoir horrible dont je dirai la cause.

C'était une femme de condition, mais très pauvre, chargée de trois enfants. Elle trouvait un bourgeois de Paris, très riche, qui la voulait épouser, et qui aurait donné son bien à ses enfants et à elle, si elle n'en avait point. On lui avait fait croire qu'elle devait demeurer auprès d'une dame dans un couvent, qu'elle verrait qui il lui plairait, que ce n'était que pour trois mois et qu'elle sortirait même pour ses affaires. Cependant on la pressa de venir à la Bastille pour parler à M. du Junca.

Lorsqu'elle y fut venue, on la fit monter dans une chambre, et on l'enferma avec moi. Elle y fut quelques jours sans s'affliger, croyant qu'elle sortirait pour mettre ordre à ses affaires. Mais lorsqu'elle vit qu'on ne voulait pas la laisser sortir, ni parler [146] à personne, elle entra dans des désespoirs effroyables. Elle s'en prenait à moi et me disait ce que la fureur lui inspirait. Je l'assurai que j'avais des filles qu'on m'avait ôtées de force380, et qui se seraient regardées comme très heureuses si elles avaient pu passer leur vie avec moi dans la prison, qu'on me la donnait de force, de même qu'on l'y retenait. Elle s'apaisait un peu. On lui promit même une très grande fortune, si elle pouvait dire quelque chose contre moi381.

Quoiqu'elle fut Thiange du côté de sa mère, et d'une aussi bonne maison du côté de son père, cousine ou plutôt nièce à la mode de Bretagne de Madame la Maréchale de La Motte, elle avait été élevée avec si peu de religion qu'elle n'en connaissait pas les premiers principes que les enfants apprennent dans leur bas âge, ne connaissant Dieu qu'à peine. Tout lui paraissait permis. Elle n'était point capable d'être touchée d'aucun sentiment de Dieu. Et comme ce que je pouvais dire pour la consoler, dans les [147] commencements, lui était suspect à cause des mauvaises impressions qu'on lui avait données contre moi, elle croyait qu'une femme peut faire un mariage de conscience avec un homme déjà marié, qu'il suffisait de se promettre la foi l'un et l'autre pour être légitimement mariés, quoique l'homme eût une autre femme. J'eus toute la peine du monde à la désabuser là-dessus.

Elle croyait qu'il lui était permis de me prendre tout. Elle coupait mes draps et s'emparait de tout ce que j’avais à cause que j'étais là382. Outre mes peines, une grande maladie que j'eus ensuite des tourments de M. d'Argenson, j'étais tout le jour occupée à l'empêcher de se désespérer. Je n'osais paraître triste ni même recueillie devant elle. On aurait cru que ma tristesse était une preuve de mon crime, et le recueillement en eût été un autre très affreux. On m'observait donc en toutes manières. J'assure que ce n'était pas un petit tourment.

Cependant cette femme était quelquefois [148] touchée des bontés que j'avais pour elle et de ma douceur ; mais comme on la menait une ou deux fois la semaine, pendant plusieurs heures, en quelque lieu où on l'interrogeait avec toutes sortes de promesses, où on lui disait que j'étais une hypocrite et une hérétique, lorsqu'elle revenait de [ces] conversations, de la chambre au-dessous de la mienne, elle me regardait avec étonnement et horreur. Quand elle avait été quelques jours sans leur parler, elle prenait de l'estime pour moi, mais les désespoirs ne finissaient pas pour cela. Enfin elle tomba malade de chagrin. C'était une fièvre continue très violente et une inflammation de poitrine. Elle me parut d'abord très mal. Je priai M. du Junca de la faire confesser. Il ne le voulut point. Elle en avait cependant un extrême besoin car je la voyais frappée à mort. J'en pris plus de soin qu'une servante n'en prend de sa maîtresse. Etant seule avec elle, je fus sept nuits sans me (149) déshabiller ni me coucher. Il fallait souvent vider ses bassins. Je faisais tout de grand cœur, mais sans force. Je lui parlai de Dieu tant que je pus.

Une nuit je la trouvai très mal, je lui fis faire des actes de contrition. Elle promit à Dieu avec larmes de ne plus retomber en ses péchés si elle revenait. Elle s'imaginait que, sitôt que je n'étais plus auprès d'elle, le Diable entrait et se tenait près de son lit, de sorte qu'elle m'appelait avec un effroi horrible. J'y allais avec de l'eau bénite. Sitôt que je paraissais, elle disait : « Il disparaît ». Comme je vis l'état où elle était, je priai M. du Junca avec la dernière instance de la faire confesser. Il me dit d'un air affreux... (la réponse manque)383. La nuit, elle fut très mal. Je fis ce que je pus pour l'exhorter. Sur le matin, n'en pouvant plus, je me mis sur mon lit. Elle m'appela : « Madame, venez vite! » Je n'eus que le temps de descendre du lit et de prendre des mules. Elle me dit : (150) « Il n'est plus temps ; je suis à lui, cela est fait, je suis damnée. » Je fis ce que je pus pour la consoler.

Les soins que j'avais d'elle, ce que je lui disais, la dureté des autres à ne point vouloir la laisser se confesser, ne voyant point de médecin ni chirurgien qui vînt la saigner, elle eut une grande estime pour moi, et dit : « Puisque je suis damnée, il ne faut pas que je sois dans votre chambre. » Comme je fis dire qu'elle était très mal, le chirurgien vint avec M. du Junca. Elle dit : « Qu'on m'ôte d'ici : je suis damnée. » Ils croyaient avoir trouvé la pie au nid, et qu'elle voulait dire qu'on l'ôtât de ma chambre parce que je la faisais damner. C'était le contraire qu'elle disait, que, puisqu'elle était damnée, il ne fallait pas qu'elle restât dans ma chambre.

On prit des témoins de ce qu'elle disait. On fit venir le médecin à qui elle dit la même chose. On crut tirer d'elle beaucoup de choses contre moi. On la vint (151) enlever sur le soir, et on y fit aller l’aumônier de la Bastille. Elle avait demandé le curé ou le vicaire de St Côme, mais on ne le voulut pas faire venir. L’on espérait que l'aumônier en tirerait bien des choses contre moi et que le témoignage d'un mourant pourrait être d'un grand poids. Mais le transport lui prit, elle leur dit du bien de moi, ne voulut point se confesser à l'aumônier et demanda toujours son confesseur. Comme elle m'avait [confié], la3155 nuit, une partie de ses péchés, j'étais très affligée de la voir mourir sans confession, en l'état où elle était. Mais comme ils lui refusèrent son confesseur, elle acheva d'entrer dans un délire absolu. Quoique son mal fut une inflammation de poitrine où l'on ne saigne jamais du pied, l'envie qu'ils avaient de tirer quelque chose d'elle contre moi fit que, ne ménageant rien et ne songeant qu'à me faire du mal, on la saigna (152) deux fois du pied coup sur coup, ce qui la fit mourir sans lui ôter son transport.

Comme ils voulaient se servir contre moi, de façon ou d'autre de ce qu'ils prétendaient tirer de cette femme, la chose leur ayant manqué, ils dirent au P. Martineau qui venait me voir de loin à loin, dans la vue qu'il me le dirait, qu'il y avait de fortes dépositions de cette femme contre moi. Le Père qui le crut à la bonne foi et qui ne pénétrait rien au-delà, me le fit entendre, la première fois que je le vis. Je ne lui parus point étonnée, comme en effet je ne le fus point. Car n'étant plus en état d'inventer, je ne craignais rien de la vérité, mais tout du mensonge. Le Père me dit que le témoignage d'une personne mourante était bien fort.

M. d'Argenson vint encore avec un air plus sévère qu'à l'ordinaire. Il me dit que cette femme disait bien des choses contre moi, faisant (153) entendre qu'elle était encore en vie et en état de m'être confrontée. Comme je suis trop franche, je lui répondis qu'elle était morte. Il me répondit : « Comment le savez-vous ? » Je lui dis que je n'en doutais pas, quoiqu'on ne me l'eût pas dit. Comme il crut qu'on me l'avait dit, il se servit de ce qu'elle pouvait avoir déclaré, disait-il, en mourant. Je lui dis qu'elle était sortie de ma chambre le transport au cerveau. Lorsqu'il vit que je ne prenais pas le change, il rengaina cet interrogatoire et chercha autre chose à m'interroger sur cette femme, et mes réponses auraient été écrites, mais Dieu ne le permit pas.

Il semblait que Dieu se mît du parti des hommes en ce temps-là, car j'étais fort exercée au-dedans et au-dehors. Tout était contre moi : je voyais tous les hommes unis pour me tourmenter et me surprendre ; (154) tout l'artifice et la subtilité d'esprit de gens qui en ont beaucoup et qui s'étudiaient à cela ; moi, seule et sans secours, sentant la main de Dieu appesantie sur moi, qui semblait m'abandonner à moi-même et à ma propre obscurité : un délaissement entier au-dedans, sans pouvoir m'aider de mon esprit naturel dont toute la vivacité était amortie depuis si longtemps, que je cessais d'en faire usage pour me laisser conduire à un Esprit supérieur, ayant travaillé toute ma vie à soumettre mon esprit à Jésus-Christ, et ma raison à sa conduite ; mais, dans tout ce temps, je ne pouvais m'aider ni de ma raison ni d'aucun soutien intérieur, car j'étais comme ceux qui n'ont jamais éprouvé cette admirable conduite de la bonté de Dieu et qui n'ont point d'esprit naturel. Lorsque je priais, je n'avais que des réponses de mort. Il me vint dans ce temps le passage de David : « Lorsqu'ils me persécutaient, j'affligeais (155) mon âme par le jeûne »384. Je fis, aussi longtemps que ma santé me le permit, des jeûnes très rigoureux et des pénitences austères, mais cela me paraissait comme de la paille brûlée. Et un moment de la conduite de Dieu est mille fois d'un plus grand secours.

On me donna une autre fille qui était filleule de M. du Junca. Il lui fit comprendre même qu'il l'épouserait afin d'en tirer plus que de l'autre. Et [il] lui donnait les plus forts témoignages de passion. Comme elle n'avait que dix-neuf ans et qu'il était persuadé qu'il n'y a rien qu'on ne fasse faire à ceux dont on est aimé, il crut avoir trouvé un moyen sûr de réussir dans ses desseins et de se faire un mérite auprès des personnes qui me persécutaient. Je crois qu'il aurait eu de la considération pour moi sans cette grande envie qu'il avait de leur plaire. Il ne me le célait pas et me disait que, devant sa fortune à Messieurs de Noailles, il n'y avait rien qu'il ne fit pour eux ; qu'ils lui avaient promis qu'il serait gouverneur de la Bastille, qu'on n'avait pu se dispenser d'y mettre M. de Saint-Mars, (156) mais qu'il allait mourir, et qu'ainsi il ne reculait que pour mieux sauter. J'eus au cœur qu'il ne serait jamais gouverneur de la Bastille et, sans m'expliquer, je lui dis que souvent les plus vieux survivaient aux plus jeunes. Cependant on envoyait toujours à Rome de nouvelles informations qu'on faisait contre moi, et, pourvu que l'on pût par artifice donner quelque couleur à la calomnie, c'était assez.

D'un côté, le P. Martineau me disait les choses les plus outrées, comme si j'avais été la dernière des misérables, même des injures. Mais je voyais qu'il se faisait violence et qu'étant naturellement honnête, il ne faisait que suivre les instructions qu'on lui donnait. Deux ou trois [jours ?]3156 après m'avoir dit toutes les duretés incroyables que je recevais avec autant de douceur et de tranquillité que s'il m'avait dit les choses du monde les plus obligeantes, il me dit qu'il ne m'outrageait pas volontairement, mais qu'il était obligé d'obéir. D'un autre côté, M. du Junca, qui ne savait rien sinon qu'il me croyait une hérétique outrée (157) et une infâme, me disait toutes les duretés imaginables. Il ne pouvait accorder tant de tranquillité et de gaieté parmi tant de traverses. Il attribuait tout à mal à cause qu'on le prévenait. Ils étaient tous au désespoir de ce que je ne leur donnais point de prise par des emportements ou par quelque parole sur laquelle on pût compter pour me tourmenter de nouveau. Mais quoique mon naturel soit prompt, Dieu ne le permit pas.

Lorsque le procès à Rome fut perdu, ils en triomphaient tous, et ce fut alors que pendant plusieurs jours on ne cessa, et le P. Martineau aussi, de me faire insulte. Je demeurai toujours la même. On vint me demander ce que je croyais que M. de Cambrai ferait après cela. Je répondis : « Il se soumettra, il est trop droit pour faire autrement. » Ils croyaient sans doute que je dirais qu'on lui avait fait injustice, et qu'ayant témoigné plus de force à le soutenir que moi-même, je témoignerais un extrême chagrin et de l'emportement. Mais ils virent sur cela la même égalité que sur tout le reste. Ils demandaient à cette petite demoiselle qu'ils avaient mise auprès de moi [158] si je n'étais pas bien triste : elle répondit que non. Lorsqu'ils eurent fait tous les manèges, Monsieur du Junca vint de la part de M. de Paris me dire qu'on était quelquefois obligé par des raisons de faire des choses qu'on ne voudrait pas, et que je devrais écrire à M. de Paris une lettre d'excuses et le prier de me venir voir, et que je sortirais. Je crois qu'il parlait de bonne foi et que je serais peut-être sortie dès ce temps-là, si j'eusse fait quelques démarches. Mais j'étais si accoutumée à me voir tendre des pièges que je ne doutais pas que ce n'en fut un, et qu'on voulait me faire signer la condamnation de M. de Cambrai. Je répondis à cela que je n'avais rien à demander à M. de Paris et encore moins à lui dire, et qu'ainsi il serait fort inutile qu'il se donnât la peine de venir, que je ne désirais point sortir, que je me trouvais bien dans ma solitude. On ne m'en parla plus. J’étais bien résolue, si l'on avait voulu me faire signer cette condamnation, de dire que ce n'était pas [159] aux femmes à condamner les Evêques, que je me soumettais à la décision du Pape, comme il s'y était soumis.

On croira peut-être qu'après tant d'interrogations, et m'avoir présenté une lettre falsifiée du P. La Combe, et avoir fait tant de bruit dans le monde, on m'aura représenté385 les lettres et interrogée sur cela. Je l'attendais, et le désirais même. Mais on ne m'en parla point du tout. Cependant on fit courir le bruit qu'on me l'avait confronté. Je l'eusse bien désiré, mais comment me confronter un homme qui ne disait que du bien de moi et qui ne pensa jamais à m'écrire les lettres qu'on lui imputait. On ne trouva pas d'autre moyen de le mettre en jeu que de m'interroger de toute ma vie, où j'avais été, qui j'avais vu, qui m'avait confessée, et choses de cette nature. Mais on ne m'en parla jamais autrement dans les interrogatoires : « Qui est-ce qui vous a accompagnée en un tel endroit ? » Je dis que c'était lui, avec un autre prêtre âgé, et que nous étions six. [160] On ne voulut mettre que lui et moi, et l'on dit qu'on aurait occasion d'en parler, et qu'on mettrait ce que je voudrais.

Sitôt que l'affaire eut été jugée à Rome, on cessa de m'interroger, mais on ne me confessa pas davantage. On me sollicitait fortement à dire que je [ne] voulais pas du P. Martineau. On me faisait entendre que c'était contre l'intention de M. de Paris qu'il ne me confessait pas et que, si je demandais l'aumônier, il me confesserait et communierait d'abord. Le P. Martineau, de son côté, m'assurait qu'on le lui avait défendu. Il est incroyable les promesses et les menaces que l'on employa pour me faire prendre [pour confesseur] l'aumônier de la Bastille, un Provençal inconnu, après avoir toujours dit que, puisque M. de Paris m'avait donné le P. Martineau, que je ne connaissais pas auparavant, il pouvait lui donner la permission de me confesser ; que je ne savais point qui était l'aumônier ; que [161] j'avais déjà éprouvé ce que c'était que l'envie d'avoir des bénéfices, et qu'il serait aisé de faire croire que j'aurais avoué à cet homme bien des choses auxquelles je ne pensais jamais ; qu'un homme d'une Compagnie célèbre avait son honneur et celui de sa Compagnie à ménager, et que je le croyais incapable d'inventer ; qu'ainsi j'irais à lui et point à d'autres, et qu'il pouvait aussi bien me confesser qu'un autre. D'ailleurs il n'avait point de bénéfice à attendre. Lorsque dans la suite il eût été déclaré confesseur des princes, l'on vint me trouver et on me dit que cela valait bien un bénéfice, qu'apparemment je le quitterais à présent. On me représenta tout le mal qu'il pourrait me faire.

Ce qui est surprenant, c'est que le P. Martineau, de son côté, me traitait durement. Cependant je ne voulus jamais le quitter, et je persévérai jusqu'au bout. Si j'avais été seule dans cette affaire, [162] mon Dieu sait bien que je n'aurais pas pris tant de précautions et que j'aurais fait ce qu'on aurait voulu ; mais lorsque je pensais que je me devais à Dieu, à la piété outragée, le Diable faisant tous ses efforts et faisant accuser les personnes d'oraison afin de les décrier, que je me devais à mes amis, et à ma famille qui était mon moindre souci, je ne voulus jamais qu'on pût dire que j'eusse avoué quelque fausseté.

Je crois qu'il ne sera pas mal à propos de faire ici une petite digression. Dès le commencement du monde, le Diable a toujours fait le singe de Dieu. Il l'a fait dans tous les temps. Et lorsque saint Pierre faisait de si grands miracles, Simon le Magicien s'efforçait de l'imiter et le surpassait même. Dans la suite, saint Clément d'Alexandrie fait voir que comme il y avait de vrais gnostiques, hommes admirables, il y en avait de faux qui faisaient des abominations. Dans le temps de sainte Thérèse, vraiment illuminée de Dieu, il s'éleva en Espagne des misérables [163] illuminés du Démon et non de Dieu386. Dans ce siècle où il y a des personnes simples, vraiment intérieures et d'oraison, il s'est élevé de misérables créatures, sous la conduite d'un certain père V[autier], et ailleurs d'une autre manière, afin que leurs abominations, étant découvertes, décriassent les voies du Seigneur et fissent persécuter ceux qui leur étaient les plus opposés. J'ai écrit plusieurs lettres avant que d'être mise en prison, et devant qu'on me tourmentât, qui feraient voir combien je les ai poursuivis, et mis de gens en garde contre elles. J'ai des témoins vivants de cela, et comme j'ai fait avertir de tous côtés qu'on s'en défiât, j'ai cru cette digression utile.

4.7  L’ABIME

Pour revenir à la Bastille, j'avais donc auprès de moi la filleule de M. du Junca avec la promesse qu'il lui avait faite de l'épouser. Il crut tirer d'elle contre moi tout ce qu'il voudrait. On lui avait fait de moi un portrait si affreux qu'elle tremblait de venir. Elle craignait, [164] m'a-t-elle dit, que je n'allasse l'étrangler la nuit. Il lui promit qu'elle n'y serait qu'autant qu'elle s'y trouverait bien. Il l'assura néanmoins que j'étais douce et que je ne lui ferais pas de mal.

Elle vint, habillée d'une manière toute coquette, soit dans sa coiffure, soit à montrer sa gorge. Elle était fort jolie. Elle avait été élevée avec assez de crainte de Dieu. Je ne lui parlai point d'abord de cacher sa gorge ni d'ôter ses fontanges387. Je la laissai libre. Quelque prévenue qu'elle fut contre moi, elle n'y fut pas huit jours qu'elle prit pour moi une amitié à toute épreuve, et une confiance proportionnée. Elle voyait que je priais Dieu souvent.

Comme elle avait été longtemps en religion388 et qu'elle savait qu'on y faisait oraison, elle me demanda comment il fallait la faire. Je lui donnai quelques endroits de la Passion à méditer. Elle en profita si bien que, d'elle-même, elle vînt à cacher sa gorge soigneusement et à se [165] coiffer modestement. Elle avait une si extrême frayeur de la mort que, lorsqu'elle me lisait quelque chose elle passait le mot de «  mort  » sans le lire, et me priait de n'en point parler. Dans les premiers jours, prévenue de ce qu'on lui avait dit, elle me tirait les cheveux en me peignant, me faisant tourner la tête par des coups de poings. Mais ensuite, quoiqu'elle fût d'une extrême promptitude, s'il avait fallu donner son sang pour moi, elle l'aurait fait. Je crois que la patience que Dieu me donna pour souffrir tout ce qu'elle me faisait, ne contribua pas peu à sa conversion.

Après avoir été un peu de temps avec moi, elle souffrait que je lui parlasse de la mort. Je voyais qu'elle se mortifiait en tout. Quand elle s'était accommodé quelque chose qui lui siérait389 bien pour le mettre le dimanche à la messe, après s'être à moitié accommodée, elle avait mouvement de mettre [166] quelque chose de plus négligé, et le suivait. Je la voyais se défaire, elle m'avouait après que c'était cela390. Autant elle avait appréhendé la prison et la mort, autant elle était ravie d'y être. Elle eut mouvement de demander à Dieu de mourir auprès de moi et de ne plus retourner dans le monde. Elle le demandait malgré les répugnances de la nature qui étaient si extrêmes qu'elle s'en trouvait mal. A mesure qu'elle se surmontait de la sorte, la facilité de faire oraison lui était donnée, et son oraison devenait plus simple, avec une facilité de se recueillir.

Après qu'elle eut cassé une certaine bouteille de ce vin de Vaugirard dont j'ai parlé, elle tomba malade, elle me disait une fois comme M. de ...3157 avait voulu d'elle des choses horribles, et la résistance qu'elle lui avait faite. Il écoutait à la porte. Il entra d'abord fort interdit. Je vis bien qu'il avait tout ouï, et j'en [167] eus de la peine. Il témoigna depuis tant d'aversion pour elle que, si elle y eût consenti, il l'aurait fait sortir dès lors. Il amena un apothicaire qui lui était dévoué, et, homme sans religion, il voulut, malgré moi, lui donner un bol lui-même, qu'il disait n'être que de la casse391, et que cela l'empêcherait de devenir malade. Depuis qu'elle l'eut pris, il n'y eut plus d'espérance pour sa vie. Sa fièvre qui était tierce et légère, devint continue, son visage changea, et il assurait lui-même qu'elle ne reviendrait jamais.

Elle, de son côté, demandait à Dieu malgré elle de mourir de cette maladie. On la voulut faire sortir pour prendre l'air. Après qu'elle s'y fut opposée, elle ne sortit qu'à condition de revenir auprès de moi. Ils le lui promirent, sachant bien qu'elle n’en reviendrait pas. Elle me disait : « Si je croyais mourir je ne sortirais pas, afin de mourir auprès de vous. » Ils étaient au désespoir de ce que le dessein qu'ils avaient eu de la faire entrer dans leurs vues et dans leurs intérêts leur eut si mal réussi. Son extrême jeunesse leur avait fait [168] croire qu'elle succomberait à tant de promesses de fortune qu'ils lui mettaient continuellement devant les yeux, que par là elle dirait contre moi tout ce qu'ils voudraient ; mais lorsqu'ils virent le contraire et combien elle était ferme à soutenir mes intérêts, ils ne songèrent plus qu'à me l'ôter. Je lui rendis pendant quatre mois, jour et nuit, tous les services imaginables. Enfin on l'ôta pendant qu'elle était auprès de moi.

On se servait de sa confession pour lui inspirer contre moi de mauvais sentiments. Mais ce qu'elle voyait était si contraire à ce qu'on lui disait, qu'elle soutenait la vérité avec un courage qui n'était pas d'une personne de son âge. On lui disait de prendre garde que je ne la corrompisse, et comme elle sentait les miséricordes que Dieu lui avait faites depuis qu'elle était avec moi, elle pleurait amèrement l'entêtement de ces personnes. Elle comptait demeurer auprès de moi tant que j'aurais vécu, mais après qu'elle y eut resté trois ans dans une même chambre, il fallut qu'elle s'en allât. Elle mourut quinze jours après, étant devenue étique.

Je ne voulus plus personne auprès de moi. Je restai seule [169] un an et demi. J'eus un an la fièvre, sans en rien dire. Je392 fus plus d'un an seule, car la petite demoiselle dont j'ai parlé étant morte, je priai qu'on ne m'en donnât plus, et je pris prétexte qu'elles mouraient. Je passais ainsi les jours et presque les nuits sans dormir, car je ne me couchais qu'après minuit et me levais de grand matin. Il me vint un mal aux yeux, [de sorte] que je ne pouvais ni lire ni travailler, et quoique je fusse très délaissée au-dedans, je me contentais sans contentement de la volonté de Dieu.

Sitôt que cette fille dont je viens de parler fut morte, on me le vint dire. J'ai cru devoir faire connaître les miséricordes de Dieu sur cette pauvre enfant. Dieu l'a enlevée du monde à vingt et un ans, afin qu'elle ne s'y corrompît pas dans la suite, car, comme on ne voulait plus qu'elle fût auprès de moi, elle y eut retourné.

Pour revenir à ce qui me regarde, M. d’Argenson, après avoir été deux ans sans m'interroger et m'avoir interrogée si longtemps, comme je l'ai dit, revint au bout de ce temps-là.

Il y avait, au-dessus de ma chambre, un prisonnier qu'on y avait amené. Il y avait apparence que cet homme était coupable, car il marchait jour et nuit sans cesse, sans se reposer un moment, et courait comme un forcené. Un jour de saint Barthélémy que nous nous habillions pour la messe, nous l'entendîmes tomber, et ensuite nous n'ouïmes plus rien. Après la messe on nous apporta à dîner. Je dis à cette jeune demoiselle : « Allez écouter à la porte quand on apportera à dîner là-haut, car je crains que cet homme-là ne se soit défait lui-même. » Effectivement quand on ouvrit la porte, ils firent un cri : « Allez quérir un chirurgien [170] et M. du Junca ! » Cet homme était noyé dans son sang. Il s'était ouvert le ventre. On le pansa avec tant de soin qu'il guérit au bout de huit à dix mois. On le lui recousit, et l'on prétend que c'est une des plus belles cures que l'on ait faites. S'il avait fait cela le soir, on l'aurait trouvé mort.

Il arrive souvent de semblables choses en ces lieux-là, et je n'en suis pas surprise. Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté, la conformité à Jésus-Christ souffrant, jointe à l'innocence, qui fasse vivre en paix dans un tel lieu, sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolations jettent dans le désespoir. On ne vous fait savoir, en ce lieu, que ce qui peut vous affliger, et rien de ce qui peut vous faire plaisir. Vous ne voyez que des visages affreux qui ne vous traitent qu'avec les dernières duretés. Vous êtes sans défense lorsqu'on vous accuse. On fait entendre au-dehors ce qu'on veut. Dans les autres prisons vous avez du conseil, si l'on vous accuse ; vous avez des avocats pour vous défendre ; des juges qui, en examinant la vérité, s'éclairent les uns les autres. Mais là vous n'avez personne. Vous n'avez qu'un juge, qui est le plus souvent juge et partie, comme il m'est arrivé, qui vous interroge comme il lui plaît, qui écrit ce qu'il veut de vos réponses, [171] qui est dispensé de toutes les règles de la justice, et l'on n'a plus personne, après, qui le redresse. On tâche de vous persuader que vous êtes coupable, on vous fait croire qu'il y a bien des choses contre vous. Et de pauvres personnes qui ne savent ce que c'est que la confiance en Dieu, ni l'abandon à sa volonté, et qui d'ailleurs se sentent coupables, se désespèrent.

Pour revenir à M. d'Ar[genson], il revint au bout de deux ans, non plus avec cet air de fureur, mais sous la peau d'une brebis, afin de me faire tomber plus aisément dans le piège qu'il m'avait tendu. On n'a jamais fait tant d'honnêtetés et tant d'offres de services qu'il m'en fit. Cependant, comme l'on n'avait jusqu'alors rien trouvé contre moi, ils crurent avoir trouvé de quoi justifier toutes leurs violences passées par l'homme qui s'était ouvert le ventre au-dessus de ma chambre. C'était un prêtre. Je n'ai jamais su pour quelle raison il était là393. Tout ce que j'en sais c'est qu'il a dit m'avoir vue aux Ursulines de Thonon et que, si on voulait lui sauver la vie, il dirait contre moi tout ce qu'on voudrait. Il fallait qu'il fût en état de paraître. On lui fit son interrogatoire tel qu'on voulut, et il le signa.

Il déposa d'abord que comme j'étais fort malade, le P. La Combe m'apporta le bon Dieu, et qu'il resta sans revenir à la maison plus de trois heures. Cela pouvait être vrai [172] car il dit la messe aux religieuses et les confessa.

Il est à remarquer que jusqu'alors, dans une si grande multitude d'interrogatoires que l'on m'avait faits, on ne m'avait encore accusée de rien, et c'était seulement pour savoir ce que j'avais dit, vu, fait depuis l'âge de quinze ans, et où j'avais été. M. de la Reynie ne m'avait interrogée que sur des lettres, comme je l'ai dit ; les ecclésiastiques ne l'avaient fait que sur mes livres. Mais alors ce [furent] des accusations en forme. J'en dirai ce [dont] [je me] souviendrai.

On m'interrogea sur un cahier de l'écriture du P. La Combe que le prêtre disait avoir vu, et qu’il y avait lu cet endroit : « O heureux péché qui nous a causé de si grands avantages. » Et quelques mots encore dont je ne me souviens plus. Je dis que je n'avais aucune idée de cela, mais qu'en tout cas, c'étaient quelques écrits de piété où il avait mis ce que chante l'Eglise : « O felix culpa ». Il ne voulut jamais mettre ma réponse et dit que cela signifiait autre chose. Il mit simplement que je ne m'en souvenais pas, sans mettre « O felix culpa » qui était le sens de ces paroles.

Ensuite il me dit que le prêtre m'accusait de lui avoir écrit bien des lettres où il y avait des choses qui n'étaient pas bien. Je répondis [que]  je3158 ne me souvenais pas de l'avoir vu, [173] je me souvenais encore moins de lui avoir écrit, et que s'il avait de mes lettres, il n'avait qu'à les produire ; que je ne renoncerais394 jamais mon écriture. On mit ma réponse.

On me dit encore que cet homme avait déposé - car on lisait les dépositions telles qu'on les avait écrites, que j'étais une voleuse, une impie, une blasphématrice, une impudique, une personne si cruelle que je disais que « je hacherais ma fille menu comme chair à pâté - ce sont ses termes - si je croyais que Dieu le voulût, ou si je me l'étais mis dans la tête. » On ne me spécifia aucune action particulière qui eût rapport à pas un395 de ces crimes, mais seulement ce que je viens de dire.

Cette accusation me donna une [si] sensible joie dans mon fonds que je ne la puis exprimer, me voyant comme vous, mon cher Maître, au rang des malfaiteurs. J'avais beau champ396 pour faire voir que, quand on quitte le bien que j'ai quitté, ce n'est pas pour prendre le bien d'autrui, qu'il n'y avait point de lieux où j'eusse demeuré dont les églises ne portassent des marques de ma piété, que je n'avais en toute ma vie fait aucun serment, ce que chacun sait. [174] Pour la cruauté, jamais personne n'en fut plus éloignée, car je ne puis voir tuer un poulet. D'ailleurs M. de Paris, avec un air moqueur, m'avait dit à Vaugirard que je n'avais pas été cruelle aux hommes, quoiqu'il soit certain que c'est un chapitre sur lequel Dieu m'a fait des grâces que je n'ai pas méritées, comme on l'a pu voir dans le récit de ma Vie. Il y avait encore que j'étais une fourbe et une menteuse. A tout cela je ne répondis autre chose sinon qu'il fallait faire voir quand et comment j'avais fait ces crimes.

Ensuite il dit qu'il m'avait vue en un autre endroit chez un curé jouer aux Echets397, je dis que je n'en avais jamais su le jeu. On dit que c'était aux jonchets398. On me disait un lieu pour un autre, parce que cet endroit se nommait d'une autre façon. Je dis que je n'avais pas été en ce lieu, que je m'étais arrêtée dans un autre endroit en revenant de Bourbon, mais que le curé n'y était pas, et que ce n'était pas le lieu que l'on nommait.

On dit que, ce prêtre étant venu là pour m'y voir, j'avais fait comme ne le connaissant pas, que je l'avais reçu fort mal ; et ensuite l'on me faisait [175] lui avoir dit des choses d'une confidence si étonnante que, quand j'aurais eu de pareils sentiments, ce qui ne fut jamais, je n'en aurais pas [fait] de telles à mes meilleurs amis. On me lui fit parler contre l'Etat, contre M. de M. à qui j'avais alors mille obligations, contre mes meilleurs amis. La conversation qu'on me faisait avoir eue avec lui, fut la matière de plusieurs interrogatoires. Je me défendis autant que je pus selon les choses que l'on me demandait, faisant voir le peu d'apparence que j'eusse parlé de la sorte des personnes pour lesquelles j'avais alors et conserverai toute ma vie un respect infini.

Ma trop grande franchise me fit faire une grande faute, car je tenais M. d’Argenson par un endroit sans réplique. Comme il avait fait faire lui-même à cet homme ses dépositions, et qu'il écrivait de mes réponses ce qu'il lui plaisait, il me disait à moi-même sans pudeur : «Ah! que je suis content de cet interrogatoire, il n'y a plus de refuge ni de faux-fuyant ! » enfin je ne sais quels termes qui me faisaient comprendre que je ne m'en relèverais jamais. J'avais assez des preuves de sa prévention maligne, pour lui devoir laisser [176] tout faire sans rien dire. Mais sur ce qu'il me dit, après tant d'interrogatoires, qu'il avait encore pourtant à m'interroger le lendemain sur cette prétendue conversation [qui] me chargeait, - et qui m’avait causé des peines que Dieu seul sait, car quoique je fusse résolue par la grâce de Dieu à tout événement, Dieu le permettant de la sorte, je souffris trente cinq ou quarante jours que dura cet interrogatoire des déchirements d'entrailles que je ne puis exprimer, et je fus, à la réserve de deux ou trois fois qu’on me fit prendre un peu de vin, tout ce temps-là sans manger et dormir, sans qu'il me fût possible de faire autrement, Dieu me soutenant, [tout] en appesantissant sa main sur moi, pour me faire vivre sans aliments - je dis donc à M. d’Argenson que j'étais fort surprise qu'un homme qui disait que je l'avais reçu si froidement que j'avais fait semblant de ne le pas connaître, se pusse vanter que je lui eusse fait des confidences si étranges, et [dit] des choses que je ne pensai jamais. Car je proteste devant Dieu que c'était un galimatias de doctrines si étonnant qu'après me l’avoir fait lire plusieurs fois, il me fut impossible [177] de rien comprendre, et encore moins d'en retenir le moindre sens. Je lui dis donc simplement, croyant qu'il l'écrirait, qu'il n'y avait pas d'apparence que j'eusse fait de pareilles confidences à un homme qui se plaignait de mon incivilité et de ma froideur ; d'ailleurs, que sa déposition portait qu'il ne m'avait parlé qu’une heure, que cependant deux jours ne suffiraient pas pour fournir à tant de choses sur des sujets et des matières de la nature dont étaient celles qu'on me faisait lui dire. Et lui adressant la parole, j'ajoutai : « Comment, Monsieur, une conversation d'une heure, telle que celle dont il parle dans sa déposition, peut-elle s’accorder avec tout ce qu'on veut que je lui ai dit et tant de choses que vous me dites sur (lesquelles) vous avez encore à m'interroger ? »

Il vit d'abord sa bévue, mais il ne voulut jamais écrire ce que je disais, m'assurant que le lendemain, à la fin de son interrogatoire, il mettrait ma réflexion. Je compris qu'elle me serait encore plus avantageuse, quand on aurait ajouté huit heures à cette conversation prétendue. Le greffier dit : « J'avais déjà fait la remarque que fait Madame, mais je ne dois rien dire. » Il y avait [178] encore un grand papier pour finir l'interrogatoire commencé, mais profitant de ma simplicité il feignit une affaire chez lui, fit signer l'interrogatoire, remporta ses papiers, et ne vint point le lendemain comme il avait dit. Je vis bien ma faute et la malignité de mon juge, mais que faire sinon souffrir ce qu'on ne peut empêcher.

Je crois que ce qui porta à faire ce dernier interrogatoire où l'on voulait à quelque prix que ce fût me faire paraître criminelle, c'est que dans l'Assemblée du clergé de l'année 1700 que présidait M. l'archevêque de Sens, on avait déclaré, en condamnant le petit livre du Moyen Court et le Cantique des cantiques, qu'il n'avait jamais été question de mœurs à mon égard, que j'avais toujours témoigné une grande horreur pour toute sorte de dérèglements, ainsi qu'on l'a pu voir dans le procès-verbal de cette assemblée, fait et dressé sous les yeux de M. de Meaux, le plus zélé de mes persécuteurs399. Il y a de l'apparence que cette déclaration leur donna de l'inquiétude, et qu'elle les engagea à supposer le [179] malheureux prêtre dont je n'ouïs plus parler depuis lors qu’on me le confronta.

Après ce dernier interrogatoire mes peines redoublèrent. Je ne voyais que des visages affreux. On me traitait en criminelle. On me vint prendre quelques lettres de mes enfants qu'on m'avait laissées. J'en avais brûlé quelques-unes. On me menaçait de me les bien faire retrouver. Le P. Martineau redoublait ses injures et ses duretés par l'ordre qu'il en avait reçu. On ne m'envoyait quérir que rarement, par un porte-clefs, pour la messe, ou par un de même étoffe. M. du Junca ne venait plus, ce qui me consola, car, comme je l'ai dit, la main de Dieu était plus appesantie au-dedans que celle des hommes au-dehors. Ce fut alors que, voyant qu'il n'y avait point de forme de justice observée, qu'on faisait dire à un malheureux tout ce qu'on voulait, je crus que les choses n'étant fondées que sur le mensonge, on me ferait peut-être mourir. Cette pensée me donna tant de joie que je mangeai et dormis. Et lorsque je voulais me divertir, je songeais au plaisir que j'aurais de me voir sur un [180] échafaud. Je pensais que peut-être ne voudrait-on pas faire l'injustice entière, et qu'on enverrait ma grâce sur l'échafaud, et que, pour l'empêcher, je dirais au bourreau, dès que j'y serais montée, de faire son office, et que la grâce ne venant qu'après le coup donné, j'aurais le plaisir de mourir pour mon cher Maître.

J'ai bien de l'obligation à cette jeune demoiselle qui était auprès de moi, car quoiqu'elle vît que je ne mangeais pas et que je lui disais ces choses, elle témoigna toujours que j'étais gaie et contente. Il est vrai que, lorsque je voyais quelqu'un, Dieu me donnait un visage gai et content. Ils auraient voulu me voir au désespoir et me voir un chagrin mortel, mais ils ne voyaient rien de tout cela, car, quoique je souffrisse beaucoup, je n'étais point chagrine, c'était une souffrance toute intérieure qui me consumait.

Enfin après bien du temps passé, M. d’Argenson revint ; il ne fut plus question de sa conversation, on n'en voulut plus reparler. C'étaient de nouvelles choses. Cet homme avait dit que j'étais logée avec le P. La Combe dans un lieu où j'avais été. Je fis voir que je logeais à une [181] extrémité de la ville, chez un trésorier de France, et lui chez une demoiselle à l'autre extrémité. Il dit qu'il l'avait vu chez Madame Languet, veuve du Procureur général. Cela était vrai, il dit qu'il m'avait vue lui donner un bouillon. Je dis que je le faisais bien aux pauvres, que j'étais restée à le garder ce jour-là, je dis que oui, mais que Madame Languet, M[ademois]elle sa fille et la D[emois]elle y étaient aussi, que nous y accommodâmes un petit Jésus de cire cassé, que j'avais voulu lui donner de l'argent pour aller à Rome afin de solliciter un évêché in partibus pour le Père , et que je lui promettais de lui faire tous les ans trois mille livres de pension pour soutenir sa dignité. Je dis que je n'avais garde de promettre ce que je n'avais pas, car, n'ayant que deux mille huit cent livres de revenu, je ne pouvais donner mille écus, surtout étant obligée de vivre moi-même, n'ayant que faiblement ce qu'il me fallait pout cela.

Enfin après bien des discours puérils, il me dit qu'il m'amènerait l'homme pour me le confronter, que je n'allasse pas le méconnaître. Je dis que si je le connaissais, [182] je le dirais. Il m'exhorta fort à ne me mettre pas en colère contre lui, et je compris après qu'il craignait que je ne l'intimidasse. A quelques jours de là on m'amena cet homme. Il faut remarquer qu'on faisait courir le bruit à Paris qu'on me confrontait le P. La Combe, et on ne m'a jamais fait mention qu'il eût dit ou écrit quelque chose contre moi. On ne me le nommait que par incident.

On m'amena l'homme que j'eus peine à reconnaître pour un homme dont j'avais déjà désapprouvé la conduite peu réglée. Sans doute que cela lui avait été rapporté, mais comme je dis, j'en doute encore. Lorsque je le vis, je lui dis : « Comment, Monsieur, vous m'accusez d'être une voleuse, etc.? » Il dit qu'il ne l'avait pas dit. Je dis à M. d’Argenson de faire écrire qu'il se dédisait. Je dis que j'en appelais au Parlement, que je demandais que l'affaire y fût portée en l'état [où] elle était, et que je protestais de nullité contre tout ce qui se faisait. Jamais je n'ai vu fureur pareille à celle de M. d’Argenson. Il me menaça du roi. Je lui répondis que le roi ne trouverait pas mauvais que je défendisse mon innocence devant cette Cour souveraine, et qu'il était trop équitable pour cela. On commença donc [183] à lire toutes ses dépositions en sa présence. Il lut toujours dans un livre sans rien écouter, mais lorsque ce fut à l'endroit du cahier dont j'ai parlé, le prêtre dit : « Monsieur c'était : O felix culpa qu'il y avait. » Comme je gardais le silence, ne voulant plus répondre depuis ma protestation, je ne relevai rien là-dessus, mais M. d’Argenson le regardant d'un air de fureur lui dit : « Vous êtes une bête », et ne voulut point écrire ce mot : « ô felix culpa ». Lorsqu'il me demandait mes réponses, je protestais toujours de nullité, et que j'en appelais au Parlement. L’homme ne disait rien du tout. Et cependant on écrivit qu'il persistait à soutenir son dire. On me demanda si je voulais des témoins. Je dis que je dirais au Parlement mes causes de récusation et protestais toujours de nullité. Cela fini, ce prêtre signa en tremblant et pâle comme la mort. Je signai de bon coeur malgré les menaces qu'on me faisait. J'attendais de moment à autre une nouvelle scène. Car M. d'Argenson me dit : « Vous êtes lasse d'être dans une prison honorable. Vous voulez goûter de la Conciergerie, vous en goûterez.  »

Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et [184] l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli, et que j'y demeurerais bien. On disait que l'eau y venait. Je leur disais : « Il n'y a qu'à faire un plancher vers la voûte et y mettre mon lit, une chaise, et une montée pour m'apporter à manger. J'y serai fort bien. » Ils me voyaient toujours égale malgré tant de menaces. Ils se lassèrent de me faire des visages affreux et me laissèrent en repos. M. d’Argenson ne parut plus quoique je crusse qu'il pourrait bien revenir.

Mais [l'appel au] Parlement fut un coup de foudre ; je tombai malade. Je le fus plus d'un an. Je dissimulai ma fièvre plus de huit mois. J'étais si contente d'être seule, que je n'aurais pas changé de fortune pour être reine. Je me suis vue des moments où je croyais aller mourir ainsi seule.

Un soir entre autres que j'étais dans mon cabinet, je sentis que ma vie me quittait. Je tâchai de gagner mon lit pour mourir dedans. Ce cabinet était un retranchement que j'avais fait avec des rideaux, qui me servait de retraite dans une des croisées de ma chambre. Mais je ne [185] mourus pas, Dieu me réservant à d'autres croix. J'étais ravie de mourir ainsi seule, puisqu'on ne me confessait pas, et je me faisais un sensible plaisir de mourir seule avec mon cher Maître, dans l'abandon de toutes choses. J'avais400 toujours caché mon mal, si l'extrême maigreur, jointe à l'impuissance de me soutenir sur mes jambes, ne l'eût découvert.

On envoya quérir le médecin qui était un très honnête homme, qui me donna quelques remèdes, mais inutiles. L’apothicaire me donna un opiat empoisonné. J'ai su, depuis ma sortie, de quelle part cela venait. Je m'en défiais. Je le montrai au médecin qui me dit à l'oreille de n'en point prendre, que c'était du poison. Ce chirurgien en mit sur sa langue qui enfla d'abord. L’apothicaire, en ayant eu vent, sous prétexte de me venir voir, prit le pot sur ma table, et, le cachant sous son manteau, s'en alla et l'emporta.

Si l'on fait en lisant ceci quelque attention aux croix par lesquelles il a plu à Dieu de me faite passer, qu'on fasse aussi réflexion sur les soins de sa Providence à me délivrer de tant de dangers presque [186] inévitables.

Avant le dernier interrogatoire, je fis deux songes : le premier, que le P. La Combe me parut attaché à une croix comme je l'avais songé plus de vingt ans auparavant. Mais au lieu qu'alors il me paraissait tout brillant et éclatant, il me paraissait pour lors meurtri et livide, la tête enveloppée d'un linge. Il me semble qu'il me dit : « Je suis mort », et qu'il m'encourageait. Je lui demandai comment il se trouvait : « Les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être comparées à la gloire qui nous est préparée. » Et il ajouta avec force : « Pour une légère souffrance, on a un poids d'une gloire immense. » Je me réveillai.

Je rêvais ensuite que je me trouvais engagée dans un chemin qui insensiblement me conduisait dans une charbonnière embrasée en ais, couverte de terre. J'avais fait bien du chemin dessus. Et j'en voyais un plus grand où les flammes paraissaient en quelques endroits. Cette longueur m'obligea à descendre. Et je trouvais en bas une rivière, de sorte que je ne descendais du feu que pour entrer dans l'eau, et ne voyant aucune issue. Il vint une dame vénérable qui me donna la main [187] et me fit entrer dans l'église Notre-Dame. Je me souvins401 de ce passage : « ils ont passé par le feu et par l'eau ».402

La peine que j'avais était une femme qui venait faire ma chambre. Elle avait quelquefois aidé à l'office chez Madame de B.403, où elle avait fait un vol. Elle me prenait tout ce que j'avais. Elle avait fait faire des clefs sur les miennes. Quelque chose que je fisse, je ne pouvais l'empêcher. Je n'osai lui rien dire, car elle était soutenue de l'aumônier. J'en dis un jour quelque chose à cet aumônier qui me dit que chacun avait ses vices, que j'avais les miens et que c'était le sien, que lorsqu'elle voulait me prendre quelque chose, je lui donnasse les dix, les vingt écus pour l'empêcher. Tout mon revenu n'y aurait pas suffi. Je ne doutais pas que ce ne fût une espionne [188] que j'avais. Il me fallut laisser tout prendre sans rien dire. D'un autre côté on ne souffrit plus que le gouverneur me vînt voir, parce qu'il paraissait avoir de la considération pour moi. Ils étaient tous surpris de ma douceur et de la patience que Dieu me donnait, et lorsque je revenais de la messe dans ma chambre, je remontais avec allégresse.

Le neveu du gouverneur me disait en me ramenant que j'étais bien différente des autres qui se désespéraient en remontant dans leurs chambres. Je lui répondis que j'y trouvais ce que j'aimais, et que les autres ne l’y trouvaient peut-être pas. Il n'était pas riche, cependant il assistait les prisonniers de tout ce qu'il pouvait et en avait compassion. Je lui dis un jour que Dieu lui donnerait une meilleure fortune assurément. Il me témoigna que ne la pouvant avoir qu'aux dépens de la vie du fils du gouverneur, il n'en souhaitait point. Ce fils est mort depuis et il est naturellement son héritier. M. du Junca me disait, pour s'excuser des peines qu'il me faisait, qu'il devait sa fortune à M. de Noailles dont son père avait été domestique, qu'il serait gouverneur de la Bastille après la mort de M. de Saint-Mars, [189] qu'il sentait déjà le sapin. Je lui dis que les jeunes gens mouraient souvent avant les plus vieux. Je ne pouvais m'ôter de l'esprit qu'il mourrait devant le gouverneur. Il est mort en effet devant lui. De quoi lui a servi le désir de fortune ? et tant de ménagement aux dépens de la charité et de la justice ?

4.8  LA DELIVRANCE

Après sept ou huit mois de maladie, on me proposa de demander à voir mes enfants404. Je répondis que je n'avais rien à demander ; que si je demandais quelque chose, c'était de me confesser ; que puisqu'on me le refusait, je ne demandais rien. On s'adressa à mes enfants pour leur faire demander de me voir, il ne leur fut pas difficile d'obtenir ce qu'on désirait leur accorder avant qu'ils [ne] le demandassent. Ils vinrent. Et je perdis dès ce moment la douceur de ma vie par les tourments qu'ils me causèrent. Sitôt que l'aîné fut arrivé, ils se querellaient sans cesse devant moi, et me faisaient beaucoup souffrir.

Je n'avais ni pensée ni désir de sortir [de prison]. Je m'étais imaginé y rester toute ma vie. La pensée d'y rester seule me faisait grand plaisir. Je me sentais tous les jours affaiblir et j'attendais la fin de ma vie avec délectation.

M. de Paris eut de très grands remords de me laisser mourir en prison, il s'en ouvrit à ses amis, ainsi que je l'ai appris depuis, par une [190] voie très sûre405. Il disait, une fois, qu'il n'y avait que des ouï-dire, qu'il n'avait connu aucun mal en moi. Monsieur de Saint-Sulpice le fortifiait contre moi, et tâchait de lui ôter ses scrupules, mais ils étaient tels qu'il n'en pouvait dormir.

Il fit dire à mes enfants qu'ils demandassent ma liberté, et qu'il appuierait les démarches qu'ils feraient pour cela, qu'il ne pouvait la demander lui-même pour des raisons. Il est aisé de comprendre qu'un homme de ce rang, et de ce caractère ne se dédit pas facilement quand on a poussé les choses à certaines extrémités. Et pour moi, je me faisais cette justice que sa réputation étant plus nécessaire à l'Eglise que la mienne, il n'était pas obligé de se détruire. Il pouvait seulement dire qu'il avait été surpris par l'apparence des choses que l'on m'avait imputées, mais que, les ayant approfondies et ne les ayant pas trouvées vraies, il me fallait laisser en liberté.

Il est certain qu'on me laissait aller chez mon fils406 sans condition lorsque ma sortie eut été accordée. Dès qu'il fut arrivé, il me dit qu'il ne me recevrait chez lui qu'à des conditions qu'il voulait qu'on lui donnât par écrit. Il les fit donner comme il voulut, avec une extrême rigueur407. Cette conduite [191] si bizarre me fit prendre la résolution de demeurer là, et je dis que je ne voulais pas sortir. Monsieur de Saint-Mars qui trouvait ce procédé infâme, m'offrit un autre appartement où je verrais qui il me plairait. Le P. Martineau me conseilla de sortir. M. Huguet408 et les autres [de même]. Ils me disaient que j'étais là toujours sous leurs pattes pour, selon leurs caprices, me supposer de nouvelles choses. Mais ce qui me détermina plus que tout le reste, ce fut la croyance que, ma conduite me justifiant dans la suite, mes amis le seraient aussi de la bonté qu'ils ont eue pour moi, car comme mon cher Maître disait pour ses disciples : « Je me sanctifie moi-même pour eux. »409 Aussi pouvais-je dire pour mes amis : «  Je me justifie pour eux. » Car écrivant ceci où la mort paraît à chaque instant finir ma destinée, et ne prétendant plus rien sur la terre que vous, ô mon Seigneur, que vous seul, ma principale raison a été la gloire de Dieu, et que l'on ne fît pas le tort à l'oraison que d'imputer des crimes à ceux qui la pratiquent sincèrement.

Quelque répugnance que j'eusse d'aller chez mon fils, je cédai aux instances que l'on me fit. Mais quoique avant ma sortie de la Bastille il eût des procédés qui me [192] fissent craindre d'être exposée à son humeur bouillante et violente, j'avoue que je n'imaginais jamais que j'en recevrais les traitements que j'ai essuyés dans tout le temps que j'ai demeuré chez lui. Dieu qui m'a toujours conduite par la croix, a permis que j'y en aie trouvés d'une nature toute particulière. J'allais cependant au-devant de tout ce qui pouvait lui faire quelque plaisir, à lui et à sa femme : petits présents, amitiés, précautions de toute sorte. Mais rien n'était capable de les gagner. Vous seul savez, ô mon Dieu, la nature des souffrances de toutes sortes que j'ai essuyées pendant le cours de trois ou quatre années que j’y ai demeuré.

Mais comme vous ne vouliez pas que je fisse aucune démarche par moi-même pour me tirer de la croix en me séparant d'avec eux, vous permîtes qu'ils fussent eux-mêmes les instruments de ma retraite et du repos que j'y ai trouvé, quoique je ne leur fusse nullement à charge du côté de l'intérêt.

Ma présence venant à les gêner beaucoup, [pour] des raisons que je passe sous silence, ils écrivirent une lettre à M. de Pontchartrain capable de me faire remettre à la Bastille410 si, pour s'informer de la vérité des faits qu'elle contenait, ce ministre ne l'eût renvoyée à M. l'évêque de Blois411, ce prélat, instruit non seulement des violences de mon fils [193] et des mauvais traitements que j'essuyais continuellement, car il ne prenait nul soin de s'en cacher, mais des motifs qui l'avaient engagé à une démarche de cette nature qui trouvera peu d'exemples. M. de Blois écrivit à la Cour d'une manière très honnête à mon sujet, changea les impressions qu'une telle lettre avait causées, et proposa de lui-même de me faire changer de demeure, ce qui fut agréé. On lui dressa l'ordre à lui-même pour cela, et il voulut bien se donner la peine de venir chez mon fils pour en concerter l'exécution. Quoiqu’il fût fort aise dans le fond de cette séparation, la manière dont elle s'était traitée lui déplut, et il fit entendre à M. de Blois qu'ayant été chargé de ma conduite à la sortie de la Bastille, il s'était obligé de m'y reconduire, ou d'y aller lui-même, et montra une lettre qu'il dit être de M. d’Argenson qui le chargeait de moi. Quelque instance que put lui faire M. de Blois pour obéir à l'ordre dont il était le porteur, jamais il ne voulut s'y rendre. M. de B[lois] me promit de récrire à M. de P[ontchartrain] pour lever cette difficulté qu'on n'avait pas prévue.

En effet, peu de jours après, il reçut un nouvel ordre à mon fils de me laisser aller à une maison que j'avais louée de concert avec le Prélat, dans une petite ville, environ à demi-lieue de chez lui jusqu'à nouvel ordre. M. de Blois garda la lettre [194] de cachet, de laquelle il me fit écrire qu'il me l'avait communiquée et que j'y obéirais avec respect. Ce prélat me témoigna bien de la bonté dans cette occasion, et je lui dis412 le repos que j'ai goûté dans cette solitude. Cependant, comme ma vie est consacrée à la croix, sitôt que l'esprit commença à respirer après tant de traverses, le corps se trouva accablé par toutes sortes d'infirmités. Et j'y ai eu des maladies presque continuelles qui me mettaient souvent à la mort, l'air m'y étant extrêmement contraire.

J'y demeurai trois ans de cette manière, mais le propriétaire ne voulant plus m'en continuer le bail, M. de Blois fit agréer que j'irais demeurer à la ville où je suis présentement, et où je ne doute pas que mon cher Maître ne m'ait gardé, sur la fin de mes jours, des croix plus vives et plus fortes, quoique moins éclatantes.


Compléments biographiques


Nous donnons dans cette dernière section, outre les textes édités avec « La Vie parelle-même » des textes « tardifs » qui éclairent la période allant de 1709 (fin des rédactions de la Vie et des Prisons) à 1717 (mort de Madame Guyon).

 Ils présentent un intérêt documentaire pour des lecteurs désireux de mieux connaître des proches et le milieu de Blois413. Pour une première lecture nous suggérons de se limiter à l’extrait autobiographique qui ouvre cette dernière section et aux deux lettres du Père La Combe ; elles montrent sa sensibilité et sa profondeur.

Ces compléments comprennent un passage autobiographique que Madame Guyon écrivit après ses récits de la Vie et des Prisons, issu de la Correspondance de ses trois dernières années, des témoignages rédigés par des disciples présents à Blois, les lettres et les cantiques qui accompagnaient l’édition de la Vie par Poiret, montrant le souci qu’avait Madame Guyon de ne pas oublier ceux qui ont partagé sa peine et de les divertir par des poèmes chantés. Deux cantiques d’un manuscrit rédigé en prison, montrent la forme qu’ils pouvaient avoir avant leur adaptation au goût du XVIIIe siècle.



Sept lettres éditées avec la Vie

Le choix de ces lettres du P. La Combe (dont on savait à l’époque qu’il était mort présumé fou ; il sera révéré comme martyr dans les cercles guyonniens suisses) et de la fille, compagne de prison, est certainement voulu par Madame Guyon.

Addition de quelques lettres qui ont relation à l’histoire de la Vie de Madame Guyon :

LETTRE I De Madame Guyon au Père La Combe414 :

[l.] J'ai été à la messe du matin dans la chapelle, où j'ai eu une impression que je devais avoir quantité de croix, et que celles que j'avais eues depuis que je suis sortie de France, étaient un repos et une trêve et non des croix, en comparaison de celles que je dois avoir. Le coeur, et tout, était soumis, et voulait bien n'être pas épargné, mais la nature en frémissait. Deux personnes qui m'en doivent le plus causer, m'ont été mises dans l'esprit, et elles me les doivent causer extérieures et intérieures tout ensemble. Il faut que l'ordre et la suprême volonté de Dieu s'accomplisse. Il fallut que je m'offrisse à les porter avec ou sans résignation et amour connus.

[2.] Toutes les croix que j'ai portées en France, je les ai portées tantôt avec amour aperçu, tantôt avec peine : mais quoique la nature se révoltât souvent sous leur poids et avec leur continuation, le fond était soumis, et estimait la Croix ; et quoique la nature parût révoltée, sitôt que je cessais de souffrir, je souffrais de ne souffrir plus. Depuis que j'ai éprouvé l'état de consistance, toutes les croix m'ont été indifférentes ; elles ne m'étaient ni douces, ni amères. Mais à présent, il faudra en souffrir d'extrêmes avec révolte et, ce qui sera de plus humiliant, c'est que ces croix ne seront que des croix de paille, qui ne seront compaties de personne, et qui seront la risée des uns et le mépris et la mésestime des autres. Voilà ce qui m'est venu, qui fait encore frémir la nature à qui il ne sera donné nul secours ni du ciel, ni de la terre, car il me faut éprouver le délaissement réel, intérieur et extérieur de Jésus-Christ sur la croix ; mais cela pour du temps.

[3.] O pauvre créature, à quoi es-tu destinée ? à être un sujet de honte, d'ignominie, d'abandon total. O Dieu, faites votre volonté de cette créature et, après l'avoir rendue en ce monde la plus misérable qui fût jamais, faites d'elle dans l'éternité tout ce qu'il vous plaira. Il n'y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins de longtemps. Mon sort est l'ignominie et l'infamie, et le délaissement le plus étrange. O vous, qui êtes soutenu de lumières, vous avez un lieu de refuge : vous n'êtes pas à plaindre quand vous seriez réduit à une prison perpétuelle ! Mais pour moi, (que) Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée partout. O Dieu, les renards ont des tanières415 mais je n'aurai point de refuge ! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique je n'en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous souviendrez que je vous l'ai dit. 1683.

LETTRE II De Madame Guyon au Père La Combe :

[1.] Il me semble que jusqu'ici l'union qui est entre nous avait été beaucoup couverte de nuages, mais à présent, cela est tellement éclairci que je ne puis plus vous distinguer ni de Dieu ni de moi ; et la même impuissance que j'éprouve depuis longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l'immobilité, je l'éprouve un peu à votre égard, quoique fort imparfaitement, mais d'une manière si pure, si insensible, si paisible, si profonde, que cela ne se peut dire. Il me vient dans l'esprit, que lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme, par la nouvelle vie, vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez plus rien, et comme Dieu ne se distingue plus dans l'unité parfaite, aussi les âme consommées en unité en lui ne se distinguent plus.

Les âmes unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique l'intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. A mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin que vous n'en puissiez douter; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix.

[2.] Il y aura quantité de croix qui nous seront communes; mais vous remarquerez qu'elles nous uniront davantage en Dieu par une fermeté inviolable à soutenir toutes sortes de maux. Il me semble que Dieu veut me donner une génération spirituelle et bien des enfants de grâce ; que Dieu me rendra féconde en lui-même. Vous aurez des croix et des prisons, qui nous sépareront corporellement, mais l'union en Dieu sera ferme et inviolable. On sent la division, quoique l'on ne sente point l'union.

[3.] J'ai fait cette nuit un songe qui marque d'étranges renversements, si on pouvait s'y arrêter. A mon réveil mes sens en étaient tout émus. Il n'arrivera que ce que le Maître voudra. Il menace bien et la tempête gronde longtemps : je ne sais quelle sera la foudre, mais il me semble que tout l'enfer se bandera pour empêcher le progrès de l'intérieur416 et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera si forte, qu'à moins d'une grande protection et fidélité, on aura peine à la soutenir. Il me semble qu'elle vous causera agitation et doute, parce que votre état ne vous ôte point toute réflexion. La tempête sera telle qu'il ne restera pas pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés, et ceux qui vous resteront, vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu'à peine vous restera-t-il une seule personne. Ceci sera très long et une suite et un enchaînement de croix, d'abjections, de confusions si étranges, que vous en serez surpris. Et comme, avant que la fin du monde (qui est proprement le second avènement du Fils de l'homme) arrive, il se passera d'étranges choses, à proportion de cet avènement, il en arrivera autant ici, et il semble même que dans toute la terre il y aura troubles, guerres et renversements, et comme le Fils de Dieu, ou plutôt ses enfants, qui sont indivisiblement avec lui, seront répandus par toute la terre, il faut que le Prince de ce monde remue toute la terre par des divisions, signes et misères, qui plus elles seront fortes, plus la paix sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le monde, il ne naîtra (pour ainsi dire) spirituellement dans les âmes que dans la paix générale, qui sera durable pour un temps. L'Évangile sera prêché par toute la terre, mais comme toutes les vertus du ciel seront ébranlées417, croyez que vous le serez vous-même pour des moments, et que le Démon, offusquant418 le ciel de votre esprit, vous portera à vouloir tout quitter, mais Dieu, qui vous a destiné pour lui, vous fera voir la tromperie. Je vous avertis de n'écouter votre raisonnement et vos réflexions que le moins que vous pourrez et j'ai un fort instinct de vous dire de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que lorsque les choses arriveront, vous voyez qu'elles vous ont été prédites. Ne dites pas que vous ne voulez point d'assurance ; car il ne s'agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne pourra vous en donner alors.

[4.] Je ne sais ce que j'écris. Allons, il n'est plus temps ni pour vous ni pour moi d'être malades. Levons-nous, car le Prince de ce monde approche. De même qu'avant la venue de Jésus-Christ, il s'était fait quantité de meurtres de prophètes, de guerres et que le peuple juif avait été comme anéanti, aussi la véritable piété, qui est le culte intérieur sera presque détruite; il sera persécuté [ce culte intérieur], en la personne des prophètes, c'est-à-dire, de ceux qui l'ont enseigné. La désolation sera grande sur la terre. Durant ce temps la femme sera enceinte419, c'est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le Dragon se tiendra debout devant elle, sans pourtant lui nuire parce qu'elle est environnée du Soleil de justice, et qu'elle a la lune sous ses pieds, qui est la mobilité et l'inconstance et que les vertus de Dieu lui serviront de couronne. Cependant ce Dragon ne laissera pas de se tenir toujours debout devant elle et de la persécuter de cette manière. Mais quoiqu'elle souffre longtemps de terribles douleurs de l'enfantement spirituel, qu'elle crie même avec la véhémence, Dieu protégera son fruit et, lorsqu'il sera véritablement produit, et non connu, il sera caché en Dieu jusqu'au jour de la manifestation, jusqu'à ce que la paix soit sur la terre. La femme sera dans le désert sans soutien humain, cachée et inconnue ; on vomira contre elle les fleuves de la calomnie et de la persécution, mais elle sera aidée des ailes de la colombe, et ne touchant pas à la terre, le fleuve y sera englouti durant qu'elle demeurera intérieurement libre, qu'elle volera comme la colombe et qu'elle se reposera véritablement sans crainte, sans soin et sans souci. Il est dit qu'elle y sera nourrie et non qu'elle s'y nourrira, sa perte ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu'elle deviendra, ni de penser pour peu que ce soit à elle. Dieu en aura soin. Je prie Dieu, si c'est pour sa gloire, de vous donner intelligence de ceci. 1683.


LETTRE III Du Père La Combe à Madame Guyon :

Je suis pressé de vous écrire [à cause] que j'ai un fort pressentiment que la conduite que Dieu veut tenir sur vous, du moins pour bien des années, sera bien éloignée des pensées des hommes, tant de ceux qui raisonnent humainement, que de ceux qui passent pour fort spirituels. Tout ce qui vous est arrivé d'humiliant jusqu'ici, est une grande gloire aux prix des abaissements qui vous sont préparés. Les aventures les plus étranges seront votre partage ; un enchaînement de providences abjectes, crucifiantes, impénétrables, vous causera une grêle de croix. Il n'y aura point pour vous longtemps d'autre établissement que celui de votre fond perdu en Dieu avec Jésus-Christ. O que celui-là est bien établi, et que vous êtes en cela professe d'un grand Ordre, qui est l'Ordre éternel et invariable ! Mais pour l'extérieur, il sera aussi incertain et flottant comme l'était celui de Jésus -Christ. Je ne dis pas ceci par un esprit de prédiction, mais par une intime conviction que j'ai que votre état présent, et les démarches que Dieu vous a fait faire jusqu'ici, en sont un présage assez sûr. Car nous voyons bien que tout va en diminuant à l'égard des hommes et que tout manque à leurs désirs et leurs sentiments ; mais rien n'échappera à l'ordre de Dieu.

O femme désolée ! ce n'est rien que votre délaissement présent eu égard à celui où vous devez être réduite lorsqu'on ne saura que faire de vous, ni où vous mettre, et que ceux qui espèrent maintenant, vous voyant inflexible, se retireront en branlant la tête sur vous, et s'écrieront : « Hélas! C'est grande pitié ! cette grande âme est perdue ! mais c'est à son dam puisque c'est pour s'être attachée obstinément aux illusions de son nouveau directeur. » Votre état extérieur sera aussi peu compris que l'intérieur. Et comme si on savait la disposition de votre fond, on en serait effrayé, de même voyant les misères du dehors qui vous accableront, on en aura horreur. Je crois que ce sera là le désert où la femme sera nourrie de Dieu durant la persécution du Dragon; et ce sera un désert, pour le grand délaissement des créatures où elle se trouvera, et y sera nourrie de Dieu, qui sera toute sa force.

Comme votre anéantissement intérieur est extrême, il faut que l'extérieur y réponde, car ce n'est pas en vain que Dieu s'est mis en vous pour être votre force divine. Dans tout cela, je ne saurais ni craindre pour vous, parce que Jésus-Christ pourra tout en vous, ni vous plaindre, parce que tout cela vous rendra d'autant plus transformée en Jésus-Christ, et tout cela même vous sera Jésus-Christ. Venez donc, croix, abjections, opprobres, disgrâces, inondations, déluges et abîmes de misères, fondez sur la femme forte. Dieu vous portera de ses mains.

Je comprends fort bien que c'est pour cela que Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma conduite contribuent à vous détruire terriblement,420 vous enfonçant d'autant plus dans la boue que plus je croirai vous en tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu et une âme abandonnée au point que vous l'êtes ne peut rencontrer, quelque part qu'elle tombe, que Dieu et son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j'osais demander quelque chose à Dieu, je le prierais de ne pas permettre que je vous manque jamais. Offrez-moi à lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon coeur à sa gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu'il a mis en vous était épargné. 1683.

LETTRE IV Le Père La Combe à Madame Guyon :

Je m'étonnais jusqu'ici pourquoi Dieu vous unissait si fort à moi et vous donnait à mon égard une dépendance incomparable, me voyant en tout si misérable, et plus qu'incapable de vous servir en rien. Maintenant j'en comprends le secret. C'est que Dieu voulant ajouter à votre intérieur très perdu un extérieur des plus anéantis, et vous conduire par des renversements étranges et par les plus profondes abjections, il m'a choisi pour en être l'organe comme le plus insensé et le plus malhabile de tous les hommes, qui, par son imprudence et ses pauvretés (dans la pensée néanmoins de servir Dieu et de vous servir vous-même), vous précipitera dans les états les plus misérables selon l'homme, mais les plus divins devant Dieu. Je me vois maintenant comme un démon qui n'est bon qu'à vous exercer, quoique je n'aie pas de mauvaise volonté comme le Démon, mais je serai, à votre égard, un terrible instrument de providence, très propre à vous traîner par la boue et à vous crucifier.

Je ne puis en cela plaindre ni mon sort, ni le vôtre, parce que le vôtre en sera plus divin, et le mien est de servir en quelque office que ce soit aux desseins de mon Maître, qui s'accompliront tous infailliblement sur vous, quoique vous soyez conduite par un aveugle ; et dans tous les fossés où je vous ferai tomber, vous y trouverez indubitablement les bras de Jésus-Christ, qui vous recevront, et vous enfonceront d'autant plus dans le sein de Dieu son Père avec lui. Nous nous causerons l'un à l'autre beaucoup de larmes et des maux réciproques nous feront sentir leurs contusions.

Les miennes d'hier au soir veulent recommencer et je suis dans une douleur de mort, et de mort éternelle, que je ne puis vous celer, quoique je ne veuille pas que vous les ressentiez. En voilà assez pour le peu de temps que j'ai. L'amour vous en dira davantage. Je suis autant convaincu de votre salut que je suis persuadé de ma perte421. Et je vous justifie devant Dieu de tout mon cœur en même temps que je me vois condamné par son juste jugement, non pour un seul, mais pour cent sujets que je ne puis m'exprimer à moi-même : Circumdedit me felle et labore et dedit me in manu de qua non potero surgere422.

Conservez cette lettre, et ne pressez point l'Epoux du ciel de me consoler, car cet état, quelque douloureux qu'il me paraisse, m'est très bon, d'autant plus qu'il est juste, et que sans doute Dieu en tirera sa gloire. Commandez à N. de se bien porter, et d'aller demain avec vous à la messe. L'amour vous fait le même commandement. C'est maintenant que je puis commander en son seul nom, car le mien disparaît devant lui d'une distance infinie. Adieu.

LETTRE V Du père La Combe à Madame Guyon :

Qui que vous soyez, vous qui m'avez fait un billet non moins édifiant qu'obligeant, sans que je puisse me figurer qui vous êtes, soyez persuadé que je réponds de tout mon cœur à l'honneur que vous me faites, et à l'amitié sainte que vous me témoignez, me réjouissant avec vous du progrès que vous faites dans les voies de Dieu, ravi que je suis que son règne paraisse en vous, et qu'il s'y établisse dans toute l'étendue du divin conseil par l'entière mort à vous-même et par l'absolu désintéressement du pur amour. Je n'ai que faire de vous connaître par votre nom ou par les traits de votre visage. Il me suffit de vous savoir touchée de Dieu et résolue de le suivre jusqu'à la consommation de son éternel dessein. Comme tel je vous embrasse en lui-même et vous offre en contre-échange de vos cordiales préventions, un cœur qui, quoique plein de misères et tout environné de ténèbres, vous est parfaitement acquis.

Mais pour ce que vous me demandez, hélas ! à qui vous adressez-vous ? Une roche sèche vous donnerait aussitôt des eaux. Je n'eus jamais de talent considérable pour cela, non plus que pour toute autre chose et ce peu ou de génie ou d'envie que j'avais pour ces sortes de compositions s'est tellement dissipé, qu'il ne me reste que l'étourdissement pour tout partage, avec une impuissance entière d'entreprendre rien de semblable. Le violon et la harpe, le tambour et la flûte sont dans le silence. Tous les instruments de tels concerts sont pendus aux saules du lieu de mon exil423, où je suis de plus condamné aux mines424, étant réduit par une admirable providence à travailler à des jardins depuis le matin jusqu'au soir, n'ayant d'autre étude que de cultiver la terre, ni de plus ordinaire méditation que celle des plantes. Hors de là tout est réduit à une espèce d'abrutissement. Priez Dieu, mon très honoré et très cher inconnu, mais fort connu et bien-aimé du Très-Haut425, qu'il me fasse servir, à sa gloire, à laquelle il est trop juste que nous soyons sacrifiés, non par force et violemment mais par le libre assujettissement de l'amour. Cependant je conjurerai l'amour même par ses amabilités infinies de vous rendre un fidèle ministre de sa parole et en tout point un homme selon son cœur, tel qu'il vous désire. Je vous envie un peu le bonheur de connaître la personne que nous connaissons426, mais ce n'est pas le seul des grands sacrifices que le saint abandon exige de ceux qui se dévouent à lui sans réserve. Vers la fin de l'an1693.

LETTRE VI D’une fille427 qui avait servi Madame Guyon douze ans, et qui était retenue huit ans en prison.

Mon très cher frère !

Je ne sais si j’aurai jamais la consolation de vous voir ; je le souhaite plus pour la vôtre que pour la mienne, car je n’en puis recevoir que de Dieu tout seul. Je le souhaiterais bien, si c’était sa volonté afin de guérir l’oppression que vous avez sur votre cœur de ce que j’ai été réservée envers vous touchant Madame Guyon. Cette oppression est subsistante, je le sais ; mais je m’assure qu’elle se passera en vous parlant avec liberté, et vous obligeant à dire avec moi, que j’ai dû être ainsi. Je connais votre cœur, il est bon, et je sais très bien que vous m’aimez, et que quand il a fallu nous séparer, vous avez regardé en cela mon repos et ma consolation ; vous avez été fâché de me voir renoncer à bien de commodités par rapport à mon temporel.

Je voyais bien que Dieu tournait votre cœur de la sorte pour me mettre où il voulait et où il m’appelait très fortement, et je puis dire très violemment. Oui, son amour voulait m’enlever, et m’arracher de tout ce qui me tenait sur la terre. Si toute votre maison avait été des pierres précieuses, et que j’y eusse été traitée et honorée comme une reine, j’aurais tout quitté pour suivre mon Dieu, qui m’appelait, non aux plaisirs, non aux contentements, mais qui me donnait une impression forte et vive de la croix ; et cette impression avait bien plus de force sur mon cœur que tout ce qui se peut jamais penser d’humain. Ainsi j’allais tout doucement suivant le bon Dieu, qui arrangeait le temporel. Je ne voyais nulle apparence de croix extérieure ; mais c’était dans mon intérieur que j’avais l’impression forte que j’allais embrasser de grandes croix, pour lesquelles Dieu me donnait un grand amour. Je priais pour demander d’y être fidèle.

Or dites-moi, mon cher frère, si je vous avais ouvert mon cœur, qu’auriez-vous dit ; qu’auriez-vous fait ? Vous auriez dit que j’étais folle, et avec bonne intention vous auriez fait naître mille obstacles et empêché mon plus grand bonheur, ma plus grande consolation, ma joie sans bornes, mon doux repos, qui est d’accomplir en tout la volonté de mon Dieu : et quand je l’accomplis par la croix, je suis nourrie divinement, et d’une nourriture qui me fortifie, qui m’anime, m’encourage et me vivifie ; mais la crainte de ne point faire cette sainte volonté est pour moi plus affreuse que l’enfer. Ainsi, si j’avais été assez infidèle que de n’avoir pas suivi la voix de Dieu, et que je vous eusse ouvert l’intime de mon âme, j’aurais perdu ma grâce, et Dieu l’aurait donnée à un autre. Je pense qu’après une telle infidélité je n’aurai jamais pu avoir de vrai repos, qui ne se trouve qu’en Dieu seul.

Je vous ouvre présentement mon cœur. Je ne crains point que nulle créature mette obstacle à me faire souffrir, puisque j’écris ceci étant dans la prison de Vincennes, où il y a déjà près de quatre ans que je suis pour la dernière fois, et je ne sais si jamais j’en sortirai, et si j’aurais jamais nulle consolation que celle de souffrir. Cependant ayant eu l’occasion de ce morceau de papier avec un bâton pour me servir de plume et de la suie pour me servir d’encre, j’écris ceci à tout hasard. Si (peut-être) Dieu permet que quelque jour je vous le puisse faire tenir pour vous consoler de ma prison : car vous en avez cent fois plus de chagrin que moi, qui ne fais qu’en remercier Dieu tous les jours, la regardant comme un don de Dieu qui n’a point rejeté mon sacrifice, et une très grande grâce qu’il me fait.

J’espère que Dieu ouvrira un jour les yeux aux personnes droites, et qui avec bonne intention nous font de la peine parce qu’ils n’ont pas la lumière de vérité, la fausseté ayant offusqué leur jugement par la malice et l’adresse des méchants, et qu’il fera reconnaître la pierre précieuse au milieu d’un vilain bourbier de calomnies qui ne la gâtent aucunement, mais l’embellissent, et lui donnent un éclat admirable aux yeux de Dieu. J’entends Madame Guyon. Et j’ai l’honneur d’avoir part à ses croix, et de la connaître par la grâce de Dieu expérimentalement et foncièrement, ayant eu la consolation d’être avec elle durant douze années. La voyant agir, j’ai été toute embaumée de ses vertus. Depuis que Dieu m’a fait sentir son amour, rien ne m’a pu contenter que lui et partout où j’ai vu ses traces, j’ai marché à grands pas pour le suivre. La prison ne resserre que le corps et n’empêche point l’union des âmes. Je l’ai bien éprouvé depuis. Je suis toute seule dans cette prison, où je me suis sentie plus fortement unie à elle en Dieu, que si j’en étais proche. C’est l’amour de Jésus-Christ qui nous unit ; c’est le lien qui nous serre, c’est en lui et pour lui que je l’aime et que nous nous aimons. Tant plus je l’aime, tant plus je sens une largeur d’âme pour l’aimer.

Ne vous étonnez pas, mon cher frère : sans entrer dans aucune particularité, je vous dirai seulement, qu’elle m’a obtenu la grâce d’aimer mon Dieu, que j’aime, que j’aimerai toujours, et que j’aime continuellement. Oui, elle m’a obtenu cette grâce d’aimer, et Dieu s’est servi d’elle pour imprimer son amour sur mon cœur, pour m’arracher de moi-même, me faisant marcher par la mort et le renoncement à toutes mes inclinations naturelles, et avec assiduité, ayant une patience et une charité continuelle pour moi, dont la reconnaissance durera éternellement.

Ainsi, ne vous étonnez pas que je l’aime. Oui, je l’aime, parce qu’elle aime mon Dieu, mais d’un amour sans bornes, d‘un amour réel, essentiel, vif et opérant : et c’est cet amour qui a la force d’unir nos cœurs d’une manière que je ne puis exprimer. Je pense que c’est un commencement de l’union que nous devons avoir dans le ciel où l’amour de Dieu nous tiendra tous unis en lui.

Voilà une petite évaporation que je vous fais de mon cœur. Guérissez à présent l’oppression du vôtre, n’ayez plus de peine de ce que j’ai été réservée envers vous, de ce que je ne vous ai jamais parlé de Madame Guyon.

LETTRE VII A Dieu toute la gloire428!

Mon Révérend Père, je vous dirai les sentiments de mon cœur le plus brièvement que je pourrai.

Je suis sur la croix très volontairement, quoique douloureusement. J’aimerais mieux mourir que de faire la moindre chose par moi-même pour en sortir : ce serait un bourreau qui m’arracherait le cœur. M’étant livrée et donnée entièrement à mon Dieu, qu’il fasse de moi ce qu’il voudra ; j’adorerai toujours sa très sainte volonté, que j’aime très tendrement . Je m’estime heureuse d’être prisonnière pour son amour. La nature souffre, mais il la faut laisser gronder. Je n’ai peur de nulle croix nouvelle, mon cœur est préparé à tout ce que l’on pourra me faire souffrir. Je suis endurcie à la croix, je l’aime d’un véritable amour parce qu’elle me fait trouver mon Dieu.

Si Dieu permet que je ne voie jamais ma chère maîtresse sur la terre, je la verrai dans le ciel : la puissance des hommes ne va pas là. Cependant comme notre union n’est fondée que sur l’amour de Jésus-Christ, c’est en lui et pour lui que je l’aime et lui suis unie plus intimement que si j’étais avec elle. Lorsque je prie, elle est toujours avec moi ; si je me me séparais d’elle, je m’arracherais de mon cher Sauveur. Notre union ne sera interrompue ni sur la terre ni dans le ciel, union de croix sur la terre, union de possession de Dieu dans l’éternité. C’est cette espérance qui vivifie mon âme.

Elle m’a aidée à m’arracher de moi-même, de mes inclinations naturelles. Dieu s’est servi d’elle pour s’imprimer en mon cœur, et si fortement, que je ne puis l’exprimer ; mais je le sens bien intimement. Oui, elle a imprimé l’amour de Jésus-Christ si fortement en moi, qu’il me semble réellement qu’il est gravé sur mon cœur en caractères profonds et ineffaçables. C’est pourquoi j’espère que Dieu me soutiendra par la force de son amour, qui a uni nos cœurs. Plus j’aime Dieu, plus je me sens serrée à elle : ainsi, qui nous séparera ? Ce ne sera ni les tourments, ni les prisons, ni la force des hommes, ni des diables. Rien ne nous séparera jamais de l’amour de Jésus-Christ. C’est dans ce cœur aimable que je la trouve toujours. O cœur de Jésus, vous êtes ma vie et mon repos ! j’élève mon cœur et mes mains vers vous, et vous rends grâce de ce que vous m’avez unie à un cœur qui vous aime si tendrement et si purement qu’il en a tout embaumé le mien ; et c’est ce baume d’amour qui réjouit mon âme dans ma captivité.

La nature souffre beaucoup ; cependant je ne voudrais pas ne point souffrir, et dans l’intime de mon âme, je sens une crainte secrète de perdre ou d’éloigner de moi ma bien-aimée Croix. C’est la chérie de mon cœur, je l’ai épousée d’une force inconcevable ; aussi lui veux-je garder fidélité tant que je respirerai. Je me suis tout à fait consacrée, donnée, vouée à mon Dieu, corps, âme, esprit, tout entière et sans réserve. Je lui appartiens ; qu’il fasse de moi ce qu’il voudra : je suis soumise à tout. Je ne sens nul désir, nulle volonté, qu’à dire en tout et partout, que votre très sainte volonté soit faite, ô l’amour de mon cœur ! enfin, un fiat continuel en moi, quoique douloureusement.

C’est là mon penchant où je me sens entraînée, qui m’enfonce en Dieu par la croix. O croix, qui consommez de douleur, et qui vivifiez, que vous êtes amère, et que vous êtes douce ! vous tuez, et vous donnez la vie ! O que votre amour est fort lorsque l’on s’est livré à vous ! mon désir serait de mourir entre vos bras : vous me rendriez infailliblement dans le sein de mon Dieu, où j’aspire sans cesse, et où je repose sur la terre. J’espère et je crois fortement y reposer dans le ciel.



Quatre cantiques édités avec la Vie

Poiret fait suivre ces lettres de cantiques de Madame Guyon429:


CANTIQUE I430


Grand Dieu, pour ton plaisir / Je suis dans une cage ;

Ecoute mon ramage : / C’est là mon seul désir :

J’aime mon esclavage, / Grand Dieu, pour ton plaisir.


Je chante tout le jour, / Seigneur, c’est pour te plaire ;

Mon extrême misère / Augmente mon amour :

N’ayant point d’autre affaire / Je chante tout le jour.


Tu l’entends, mon Seigneur, / Cet amoureux langage,

Ignoré du faux sage, / Goûté du chaste cœur.

L’amour a son ramage : / Tu l’entends, mon Seigneur.


Je vis en liberté / Quoique dans l’esclavage :

L’amour pur met au large / Le cœur, la volonté :

Dans ma petite cage / Je vis en liberté.


Divine volonté / Que j’adore et que j’aime !

Plus ma peine est extrême, / Plus j’ai de liberté.

Tous biens sont en toi-même, / Divine volonté.


De ton petit oiseau / Reçois, je te conjure,

Le gazouillant murmure, / Plus tendre qu’il n’est beau,

Et sois la nourriture / De ton petit oiseau.


L’esclave de mon Dieu / Trouve partout l’Immense :

Une certaine aisance / Le rend libre en tout lieu ;

Il est dans l’abondance / L’esclave de mon Dieu.


Entouré d’ennemis / Que l’intrigue tourmente,

Que mon âme est contente ! / Que mon cœur est soumis !

Incessamment je chante / Entouré d’ennemis.


Je vois mes ennemis / Se donner de la peine ;

Les uns sont hors d’haleine, / Les autres étourdis :

Moi, d’une âme sereine / Je vois mes ennemis.


CANTIQUE II431


Charmante solitude, / Cachot, aimable tour,

Où sans inquiétude / Je passe tout le jour !

Est-il tourment trop rude / Pour mon fidèle amour ?


Les maux font mes délices, / Les douleurs mes plaisirs ;

Les plus affreux supplices / Le but de mes désirs :

Et tous mes exercices / L’amour et les soupirs.


Je ne crains point la peine, / Quoique sans nul soutien,

Etant assez certaine / Que ce mal est mon bien :

La Beauté Souveraine / Veut l’amour souverain.


Je souffre, et ma souffrance / Cause tout mon bonheur :

Par sa douce présence / Dieu consomme mon cœur :

Il est ma patience, / Ma force, et ma douceur.


CANTIQUE III432


On me tient en prison, ô mon cher petit Maître ;

Soyez béni, j’y veux bien être

Tant que vous m’y voudrez souffrir.

Nul désir dans mon cœur n’ose même paraître,

Si ce n’est pour vous obéir.


Je suis à vous Seigneur, dès ma plus tendre enfance :

Je n’ai point cherché l’assistance,

Ni le secours des Potentats :

Dès lors je mis en vous toute mon espérance3285,

Sans m’appuyer sur d’autres bras.

3.

M’abandonneriez-vous au temps de ma vieillesse ?

Vous connaissez notre faiblesse,

Seigneur, à qui seul j’ai recours :

Mon cœur déjà livré à l’ennui qui le presse

Attend tout de votre secours.

4.

Entouré d’ennemis, que faut-il que je fasse ?

Je n’espère qu’en votre grâce :

Elle seule adoucit mes maux.

Que votre volonté sur moi se satisfasse,

M’accablant de plus de travaux.

5.

J’avais peine autrefois, voyant que l’innocence,

Malgré sa ferme confiance,

Endurait la nuit et le jour :

Mais depuis j’ai connu que le poids de souffrance

Se mesure au poids de l’amour.

6.

L’amour pur et parfait va plus loin qu’on ne pense :

On ne sait pas lorsqu’il commence

Tout ce qu’il doit coûter un jour.

Mon cœur eût ignoré le prix de la souffrance

S’il n’eût goûté le pur amour.


CANTIQUE IV433


Si c’est un crime que d’aimer, / On n’en peut justement blâmer

Que le Seigneur qui me l’ordonne.

Je jure désormais, / Sans qu’on me le pardonne,

De l’aimer à jamais.


Je ne comprends pas la raison / Qui fait qu’on me tient en prison

Pour empêcher que je ne l’aime :

Quoi ! voudrait-on borner / Sa puissance suprême ?

Dieu sait se faire aimer.


Peut-on s’empêcher de l’aimer, / Ce Dieu qui devrait tout charmer,

Etant comme il est l’Amour même ?

Heureux commandement ! / C’est trop, Bonté Suprême,

De l’oser seulement.

4.

Quand vous ne l’auriez que permis, / Mon cœur se serait bien promis,

Que vous eussiez souffert sa flamme :

Mais me le commandant, / Quelle gloire à mon âme !

Aimons donc constamment.

5.

Je me moque de la rigueur / Qu’on veut exercer sur mon cœur,

Pour tâcher d’éteindre ma flamme :

Mais ils ne savent pas, / Que Dieu retient mon âme

Par ses divins appâts.

6.

De tout mon cœur je veux souffrir, / Mourir même s’il faut mourir :

Ah c’est une trop belle cause.

Glorieux3286 de ce bien, / Je laisse toute chose

Pour l’amour souverain.

7.

En combattant le pur amour, / On prétend d’empêcher qu’un jour

Il n’étende son doux empire :

Ils ne font cependant, / Par leur rude martyre

Que rendre plus constant.

8.

Quand vous donnâtes votre loi, / Ce digne objet de notre foi

Par un admirable mystère,

Votre puissante main / Ne mit point sur la pierre

Ce précepte divin.

9.

Moïse votre serviteur / Nous dit que c’est la loi du cœur,

Et que le cœur seul peut comprendre :

C’est où vous l’écrivez ; / Et plus un cœur est tendre,

Plus tôt vous l’y gravez.

10.

Moïse dit encore de vous, / Que vous êtes un Dieu jaloux ;

Mais jaloux de votre amour même :

Je comprends, mon Seigneur, / Que la beauté suprême

Mérite tout le cœur.

11.

Qui n’aime pas Dieu purement / Ne l’aime pas parfaitement ;

Puisqu’on peut l’aimer davantage ;

Hommes intéressés, / Dont le cœur se partage ;

Vous n’aimez pas assez.

12.

Qui n’aimerait Dieu que pour soi / N’obéirai point à la Loi ;

De l’aimer de toute son âme,

En recourbant son cœur, / Son esprit et sa flamme

Sur son propre bonheur.

13.

Aimer Dieu parce qu’on le craint, / L’aimer pour jouir de ses biens,

N’est-ce pas là s’aimer soi-même ?

Peut-on par ce retour / Payer l’ardeur extrême

De ce Dieu mort d’amour ?

14.

Aimons le donc sans intérêts ; / Puisqu’il nous aime avec excès

D’une amour pure et gratuite :

Cette loi, mon Seigneur, / Dont vous m’avez instruite,

Comble de paix mon cœur.

15.

De quoi sert la captivité ? / Notre âme en pleine liberté

Vers Dieu prend l’essor, et s’envole

Entre ses bras divins, / Sans force et sans parole

Rit des efforts humains.

16.

C’est là qu’il guérit mes langueurs, / Que sa main essuie mes pleurs :

Là ses regards pleins de tendresses

Me font mille serments / Qu’il va par ses caresses

Faire beaucoup d’amants.

17.

Qui pourrait borner mon pouvoir, / Me disait-il hier au soir ?

Ne t’afflige point, mon amante :

Car avant qu’il soit peu / Je te rendrai contente,

Brûlant tout de mon feu.


5.6  DEUX CANTIQUES REDIGES EN PRISON


Aux cantiques « victorieux » très connus des cercles guyonniens du XVIII° siècle, nous ajoutons deux poèmes d’inspiration bibliques : l’un (V) est écrit en prison de la main de la fille qui l’accompagnait et dont on vient de lire des lettres, l’autre (VI) est attesté de la main de l’auteur entre deux passages manuscrits de la Vie :


CANTIQUE V434

O Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, je suis orpheline, vous êtes mon père, je suis veuve vous êtes mon époux, je suis captive vous êtes ma liberté …

Je suis abandonnée et haïe de toutes les créatures vous êtes mon ami fidèle qui ne change jamais;

Je suis pauvre, vous êtes ma richesse ;

Je suis malade, vous êtes mon médecin, ma santé ;

Mon cœur est flétri de tristesse…

Je n’ai nulle espérance en moi, mais vous êtes mon salut

Je suis calomniée, vous êtes mon défenseur

Je suis dans l’opprobre et vous êtes ma gloire,

(237v°) Je suis dans les ténèbres, vous êtes ma lumière

Je suis altérée vous êtes la source d’eau vive

Je suis défigurée vous êtes ma beauté

Je suis sale vous êtes ma pureté

Je suis pèlerine vous êtes mon asile

Je n’ai point de demeure assurée vous êtes ma demeure éternelle

...

Je suis dans la mort vous êtes ma vie

Je suis dans la folie vous êtes ma sagesse

(238r°) Je suis dans l’ignorance vous êtes ma science

Je ne puis rien vous êtes la toute puissance

Je suis vaincue vous êtes ma victoire

...

O que j’ai de joie mon Seigneur qu’on ne puisse rien ajouter à votre grandeur et à ce que vous possédez, non plus qu’on ne peut rien ôter à mon extrême indigence...


CANTIQUE VI435


Que mon cœur est content auprès de ce que j’aime !

Et que je suis heureux dans mon malheur extrême !

Puisque tous mes travaux me donnent plus de lieu

De m’unir et jouir en secret de mon Dieu.

Je le possède seul dans un profond silence

Je me nourris de foi, d’amour; et d’espérance

Et lors que les mortels me croient malheureux

Je possè[de] un trésor qui réjouit les cieux.

(741) Une profonde paix environne mon âme

Un feu tranquille et doux la brûle de sa flamme

Que j’aime ma prison! Qu’elle a pour moi de charmes!

Elle ne me coûte point de chagrin ni de larmes.

Elle est pour moi un lieu d’agréable repos

Où je tiens à l’amour mille petits propos

Aussi doux que discrets aussi simples que tendres

Il m’enlève souvent je ne m’en puis défendre

Et quand je le pourrais, quoi voudrais-je éviter

De suivre ses attraits? Je m’y laisse emporter

Avec tant de plaisir que s’il voulait ma vie

Mes biens et mon honneur, ce serait mon envie

De lui sacrifier tout ce qui n’est point lui

Qui pourrait me servir d’espérance et d’appui.

Que l’on vous connaît peu ô bonté souveraine!

Que l’on vous connaît peu! C’est ce qui fait ma peine

Ici s’achèvent les textes édités avec la « Vie par elle-mêe 


Textes complémentaires


Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite

Discours n°11 p. 133 du tome V de la Correspondance éditée par Dutoit et intitulé Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite :

Il faut que je dise que, quoique dans la fin de ma vie et dans les choses extérieures que Dieu m’a fait souffrir il ne paraisse pas d’amères douleurs, ni des dispositions marquées, comme dans le commencement et dans la suite de la Vie, ni des dispositions intérieures si marquées d’abandon, de soumission, cela n’empêche pas que les douleurs intérieures n’aient été plus fortes, et les dispositions d’abandon très réelles ; mais c’est que rien n’arrête, et ne marque dans mon âme ; rien n’y fait d’impression ni d’espèces.

Il me semble que tant que l’âme reste en elle-même par quelque consistance, les choses s’impriment et laissent des traces, comme de douleur et d’impressions d’abandon, d’amour, et de toutes les vertus ou des défauts opposés ; mais lorsque l’âme est devenue sans consistance, et qu’elle s’écoule sans cesse dans son Etre original, comme une eau pure et fluide, rien ne s’imprime, tout passe et ne laisse aucun vestige. Ces personnes mêmes ne font presque plus de songes : si elles en font, elles les oublient, rien ne reste. C’est la raison pour laquelle on ne peut écrire de [leurs] dispositions. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait [en cette âme] certaines vicissitudes (…)

Lorsque j’ai écrit, il me semblait que cela sortait d’un endroit caché, et qu’on ouvrait pour me faire voir ce que je n’avais pas aperçu jusqu’alors. Le Maître a tout emporté, le cabinet et ce qui est dedans. De sorte qu’on écrit sans savoir ce qu’on écrit ni pourquoi on l’écrit, si c’est la vérité ou non. Si on demeure ferme dans un sentiment, c’est que Dieu ne donne pas autre chose. Hors de là, on nous fera plier comme on voudra ; et pour peu que la raison s’en mêle, et qu’on veuille vous persuader par raison, c’est un poids qu’on met dans la balance, et qui la fait sortir de l’équilibre où elle était, sans savoir si cela est bien ou mal, prête à tout, prête à rien. Si l’on dit qu’on se trompe, on n’a nulle peine à le croire, car on ne trouve en soi ni bien ni mal marqué, si ce n’est en superficie. (…)

Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace ; c’est par son absence … Ce qui empêche la liquéfaction totale, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue … s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.

Alors, il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors, l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Etre créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors, l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau.



Supplément à la Vie

Madame Guyon termine en décembre 1709 sa dernière rédaction autobiographique portant sur les années de prisons; elle vivra encore sept années et demi, jusqu’en juin 1717. Elle demeure active, malgré une santé chancelante et forme auprès d’elle des disciples. Nous reproduisons des extraits de deux manuscrits. On y trouvera l‘atmosphère propre aux cercles dévôts et isolés436 des guyoniens du XVIII° siècle mais aussi un éclairage précis sur ‘notre mère’ qui a perdue en combativité pour gagner en douceur.

Le premier manuscrit est intitulé “Supplément à la vie de Madame Guyon écrite par elle-même” (Manuscrit de Lausanne TP1155 ; il est repris par l’addition Add. A24 d’Oxford qui s’avère secondaire, lui-même intitulé “Supplément à la vie de M[me] de Guyon suivi d’observations sur sa lettre à M. de Fénelon touchant Mme de Maintenon.”) Nous prenons le manuscrit de Lausanne (L) pour leçon, tout en suivant partiellement le découpage en paragraphes de celui d’Oxford (Osup).

Il y a3159 longtemps qu’on voudrait avoir3160 quelques détails sur les dernières années de la vie de Mme Guyon, sur la grande persécution qu’elle essuya de la part de Mme de Maintenon qui d’abord l’avait protégée, sur sa prison, son exil à Blois, et ce qu’on a pu apprendre des circonstances de son séjour dans cette ville jusqu’à sa mort. Pleine de cette charité qui excuse tout et qui oublie le mal, elle3161 en dit très peu de choses sur la fin du troisième volume de sa Vie. Mais ce que nous devons à sa mémoire ne nous permet pas de nous taire. Nous avons cru que nous ne déplairions pas à ceux qui, comme nous, regardent cette sainte femme comme l’ange des derniers temps et le guide le plus sûr que les âmes intérieures puissent suivre pour arriver à Dieu, si nous rassemblions ce que [2] nous avons pu découvrir des traits de sa vie qu’elle a passés sous silence. Nous nous y sommes portés avec d’autant plus d’empressement qu’un écrivain téméraire437 a de nos jours renouvelé toutes les horreurs que ses ennemis avaient débitées contre elle, et a eu l’audace de la noircir de la manière la plus atroce pour défendre Mme de Maintenon. Cet écrivain hardi et intéressé a criminellement vendu sa plume à une communauté qui, pour soutenir sa propre gloire, met tout en œuvre pour exalter sa fondatrice. Dans ce petit écrit nous remonterons aux causes des changements de Mme de Maintenon à l’égard de Madame Guyon et aux ressorts abominables que la première fit jouer contre cette divine femme et nous répondrons aux3162 calomnies de la Beaumelle. Nous rassemblerons ensuite les faits détachés et épars que nous avons recueillis de sa vie privée durant son3163 séjour à Blois et enfin nous éclaircirons une3164 difficulté que [3] ses ennemis ont élevée contre une prophétie qu’elle fit en 1689 dans une lettre à Fénelon.[4]

§§

Madame3165 Guyon était sortie du couvent de la Visitation où elle avait été injustement renfermée par les intrigues abominables du Père La Motte438. Dieu pour sa délivrance s’était servi de Mme de Miramion et de celle de Mme de Maintenon. Cette dernière avait d’abord été fort prévenue ; il n’avait pas moins fallu que des providences singulières pour détruire ses préjugés. Chacun sait cette élévation prodigieuse que la postérité aura peine à croire, l’ascendant qu’elle avait sur3166 l’esprit du roi qui commençait3167 à revenir des égarements de sa jeunesse. Mme de Maintenon avait contribué à faire naître chez lui des réflexions sérieuses ; le commerce des femmes, la vaine gloire et l’encens qui lui avaient été prodigués avaient tellement affadi son cœur que tout devenait insipide. En habile femme elle excita chez lui des sentiments de piété, on lui tenait des discours nouveaux, et la cour, après avoir été toute mondaine, commençait à [5] donner dans la dévotion.

Mme de Maintenon avait ses vues, elle comprenait que3168 les charmes de la jeunesse n’étaient plus son partage, que le roi ne manquerait pas de se dégoûter enfin, si elle ne le portait à des objets solides. Elle avait un plan formé : trop attachée à une vertu d’éclat, qui dans le vrai n’était que pur pharisaïsme, pour être [seulement sa] maîtresse ; trop orgueilleuse pour en prendre le nom, elle visait plus haut. Elle avait obtenu du roi de l’épouser ; le mariage avait été conclu l’an 1685, mais en secret, et cependant personne n’en doutait, chacun se le disait à l’oreille et tout le monde feignait de l’ignorer.

Son ambition n’était pas satisfaite, elle avait des craintes sur l’inconstance du roi, elle redoutait sa mort, peut-être à ce moment elle n'aurait été3169 regardée que comme la veuve de Scarron ; sa position était délicate, elle aurait voulu un titre qui fixât son état, et il n’y en avait point qui pût la mettre à couvert que d’être déclarée reine [6]. Peut-être espérait-elle que ce titre lui vaudrait la régence en cas de minorité ; quoiqu’il en soit, c’était son plan ; mais l’entreprise était difficile, il fallait la ménager adroitement, ne rien brusquer. Des scrupules religieux seuls pouvaient décider le roi, elle chercha donc à le tourner du côté de la religion ; comprenant qu’il fallait mettre autour de lui des personnes qui en eussent, elle contribua à l’élévation de Messieurs de Beauvilliers, de Fénelon, de Chevreuse, de Langeron et de plusieurs autres du premier mérite. L’éducation du duc de Bourgogne en fournissait une raison légitime.

Madame Guyon, délivrée de sa prison, alla remercier sa libératrice ; ses conversations lui plurent, elle trouvait dans ses entretiens et dans son commerce quelque chose qui la portait à Dieu et une onction qu’elle n’avait jamais éprouvée. La maison de Béthune, dans la disgrâce de Monsieur Fouquet, le surintendant, avait reçu des douceurs des parents de Madame Guyon à Montargis ; cela avait formé une [7] liaison. L’abbé de Fénelon fréquentait cette maison, il eut l’occasion d’y voir Madame Guyon, contre qui il avait beaucoup de préjugés ; ils se dissipèrent par degrés et enfin il embrassa entièrement la route intérieure3170.

La Beaumelle, malgré toute sa malignité, est obligé de convenir du pouvoir que cette divine femme avait sur les cœurs ; que ceux mêmes qui étaient les plus prévenus ne pouvaient résister à ses paroles439. Ils la voyaient, dit-il, l’entendaient et étaient désabusés. Un tel aveu mérite bien qu’on le relève. Le3171 mensonge et l’imposture n’ont pas cet avantage. M. de Fénelon devint donc l’enfant de grâce de cette âme apostolique ; les entre-deux disparurent et leurs cœurs qui ne respiraient que Dieu et son amour formèrent cette liaison divine qui n’aura d’autre fin que l’éternité. On voit, par la correspondance contenue dans le cinquième volume des Lettres de Madame Guyon, les soins [8] qu’elle3172 prit pour établir dans ce cœur l’amour suprême d’un Dieu pour qui seul nous sommes faits. Fénelon devenu par son canal un homme nouveau, ne tarda pas à communiquer à ses amis les grâces qu’il avait reçues ; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse entrèrent dans les mêmes principes, et Madame Guyon acheva ce que son disciple chéri avait commencé440.

La cour prenait une nouvelle forme, les progrès étaient rapides. Dieu était connu et aimé non de cet amour qui ne fait que des mercenaires, mais de cet amour qui oublie l’homme pour donner tout à Dieu. C’était l’époque de l’Eglise de Philadelphie441, où le règne de Jésus devait faire des progrès et être dans les vues de Dieu l’avant-coureur des temps qui succèderont aux horreurs de celui-ci et où Satan, après avoir déployé toute sa rage, sera3173 enchaîné, et où Dieu sera adoré en esprit et en vérité. Madame Guyon fut instruite de ces vues de Dieu, elle les fit connaître à ses amis, elle en [9] écrivit à Fénelon, et lui fit cette fameuse lettre que nous examinerons bientôt.

Mme de Maintenon devait être instrument dans cette œuvre divine et concourir avec ses amis à établir en France le règne de Jésus-Christ. Le roi ne devait s’opposer à rien, le duc de Bourgogne amené, et leur exemple influer sur la cour et sur le royaume. En effet Mme de Maintenon fut prévenue de la grâce, elle4423174 goûta Madame Guyon et son élève. Fondatrice de Saint-Cyr, elle mit sous la conduite de Madame de [la] Maisonfort, parente de Madame Guyon, les jeunes élèves ; plusieurs d’entre elles, dont on ne pouvait tirer aucun parti, avaient changé à leur avantage ; Madame Guyon y eut les entrées libres, y fit des conversions étonnantes. Le Moyen court y apprenait à s’élever à Dieu, tout commençait à y respirer un air céleste, l’ordre extérieur y était admirable, et Mme de Maintenon se [10] félicitait d’y avoir introduit Madame Guyon.

Ne pouvant plus douter de la grâce de cette divine femme, elle commença à comprendre que ce qu’elle lui avait dit de sa vocation pour établir le règne de Jésus-Christ, venait d’en-haut ; mais l’ennemi du genre humain n’était pas tranquille, furieux contre Madame Guyon qui portait des coups si terribles à son empire, il voyait avec désespoir3175 les progrès que faisait la doctrine intérieure, il n’était plus question que de trouver des instruments pour déranger cette œuvre admirable. Les anciens ennemis de Madame Guyon étaient aux écoutes. La Motte, l’Official, et tant d’autres qui l’avaient si injustement calomniée et persécutée, frémissaient, ils craignaient pour eux-mêmes que leurs indignes menées ne fussent découvertes, et que Madame Guyon ne se servît de son crédit pour les faire connaître, comme ils avaient déployés tous leurs artifices [11] pour la perdre.

Les jansénistes, qui de tout temps ont fait de la religion une affaire de parti, pour qui tous ceux qui ne pensent pas comme eux sont des monstres, et leurs partisans des saints, les jansénistes avaient fait leurs efforts précédemment pour attirer à eux Madame Guyon443, n’ayant pas réussi, l’avaient décriée. M. Nicole et M. Boileau l’avaient vue depuis sa sortie de la Visitation, avaient conféré avec elle sur le Moyen court3176 et avaient été contents des explications qu’elle leur avait données ; mais comme elle avait cessé les conférences, ils avaient crié contre elle, et le premier avait fait3177 imprimer un ouvrage qui fut vigoureusement réfuté par le Père Lamy3178. Ces Messieurs sont les plus acharnés persécuteurs de ceux qui ne sont pas du parti. On sait de plus qu’ils avaient espéré de gagner Fénelon. La conquête aurait été glorieuse, un aussi beau génie et une vertu aussi éclatante aurait donné du crédit à leur cause qui avait [12] des ennemis redoutables. M. de Chevreuse avait été élevé à Port-Royal ; ils ne pouvaient pardonner à Fénelon de le leur avoir enlevé. C’était pour eux un crime d’Etat janséniste, et d’apaiser cela est impossible. On voyait donc3179 avec chagrin des personnes d’un si grand mérite reçues à la cour et honorées de la faveur de celle qui y avait tant de pouvoir. On épiait les moments favorables pour les éloigner et pour les perdre si on pouvait3180.

Cependant Mme de Maintenon semblait avoir sérieusement embrassé la route de l’intérieur, elle voyait souvent Madame Guyon, ses entretiens excitaient en elle des sentiments de piété, un nouvel horizon s’ouvrait à ses regards et pendant quelque temps elle fit taire les vues ambitieuses qui l’occupaient depuis plusieurs années. Sans doute la voie du renoncement et de l’abandon entre les mains de Dieu [13] que Madame Guyon inculque si3181 fort, les suspendirent ; c’est l’effet ordinaire de la grâce sur les cœurs, de modérer, d’arrêter les mouvements de la nature, de verser dans les âmes une force propre à les combattre, et le courage dans le combat est la fidélité que Dieu exige de l’homme qu’il a prévenu. Mais l’ennemi ne dort jamais, il rôde et épie toutes les avenues.

Mme de Maintenon était destinée à de grandes choses ; travailler à la conversion d’un roi tel que Louis XIV n’était pas une petite entreprise et il fallait pour cela une grâce singulière. Que de combats à rendre pour3182 être appropriée à3183 une telle œuvre ! Après les prévenances accordées d’en-haut, il faut montrer sa fidélité, il faut cultiver le talent reçu afin d’en recevoir le double. La tentation dut donc nécessairement venir, c’est la marche de la grâce. Car celui qui n’est pas tenté, que sait-il ? Les anciennes vues de grandeur et d’élévation revinrent sonner la charge, l’ennemi n’y manqua pas de jouer son rôle et lui fit envisager le titre de reine comme un moyen plus sûr d’exécuter ce que Dieu demandait d’elle ; elle lia sa vocation à la grandeur qu’elle avait si longtemps désirée ; le filet était adroitement tendu, et l’amour-propre qui était encore vivant, se réveilla avec de nouvelles forces. Les réflexions se précipitent, les passions se réveillent, et si l’âme alors ne s’humilie pas devant Dieu, dans le sentiment de son néant, elle est sinon perdue, au moins dans le danger le plus éminent ; l’orgueil spirituel est le plus terrible ennemi.

Madame Guyon avait écrit cette lettre qui marquait sa vocation ; le contenu n’en était pas ignoré ; la chose avait fait bruit ; peut-être encore la fameuse estampe que ses amis avaient fait graver,444 avait ajouté de nouvelles couleurs à son projet favori ; en un mot le désir d’être déclarée reine se réveille avec force en Mme de Maintenon. [14] On peut rapporter cette époque à l’an 1692. Peut-être crut-elle que Madame Guyon y concourrait d’une manière surnaturelle. Il est plus que probable qu’elle en parla à Fénelon, qu’elle lui montra les grands avantages qui en résulteraient pour l’intérieur, l’influence que cela aurait à la cour et dans tout le royaume.

Les réponses ne furent pas à son gré. Dès lors elle se déguisa, travailla de son côté auprès du roi, le pressa de nouveau. On sait la consultation du Père La Chaise qui en fin renard renvoya3184 la décision de l’affaire à Fénelon, et les raisons qu’avance La Beaumelle pour rejeter ce fait attesté par tant d’écrivains ne sont nullement suffisantes445.

Mme de Maintenon, artificieuse et plus fine que le roi, pénétra, découvrit la décision de Fénelon, et il est facile de comprendre l’indignation qu’elle en conçut ; elle ne vit plus en lui qu’un ingrat qui traversait446 sa bienfaitrice, et dans Madame Guyon qu’une femme qui oubliait ce qu’elle lui devait. L’indisposition suivit. Quand on résiste au directeur, le nuage se forme et [16] la grâce reçue se retire3185 ; cela paraît d’abord insensible, on se refroidit et enfin on s’éloigne tout à fait. Mais Mme de Maintenon avait trop de manège pour se découvrir tout d’un coup, elle savait ménager les nuances, elle ne montra pas d’abord ce qu’elle pensait. Le roi lui-même aurait pu en apercevoir la vraie cause et s’en défier. Ne3186 rien laisser entrevoir d’abord, montrer la même confiance, dissimuler ses sentiments et en affecter de tous autres, cela est si commun, si ordinaire dans les cours, qu’il n’est pas besoin de s’y arrêter.

On ne s’aperçut du changement de Mme de Maintenon que par degrés presque insensibles, il lui échappa quelques mots. Tout est relevé à la cour, tout est interprété. Ceux qui voyaient de mauvais œil l’élévation de Fénelon, et qui trouvaient que les affaires n’y allaient pas à leur gré, en profitèrent. Les libertins se3187 joignirent à eux par d’autres vues. On n’osait pas attaquer Fénelon, il ne donnait pas prise, et c’était3188 surtout à lui qu’on en voulait ; on connaissait son attachement [17] pour Madame Guyon, on renouvela sans peine les anciens bruits et on trouva bientôt ceux qui l’avaient persécutée, mais qui n’osaient pas bouger, prêts à cette nouvelle manœuvre et à fournir des matériaux. La chose paraissait d’autant plus aisée que son propre frère avait été le chef de toutes les calomnies débitées précédemment contre elle : comment ne croirait-on pas un3189 frère qui dépose contre sa sœur qu’il devrait plutôt3190 défendre ? Comment ne croirait-on pas des docteurs qui alarment par le danger d’une doctrine qu’on regarde comme nouvelle ? Le déchaînement devient général, c’est à qui débitera le plus de mensonges.

On enflamme M. Godet Desmaret3191, évêque de Chartres, confesseur de Saint-Cyr et directeur de Mme de Maintenon ; c’était un homme sévère et ardent contre tout ce qu’on appelait nouveauté ; il avait montré son zèle contre les jansénistes et les poursuivait à outrance. On voulait s’occuper contre une nouvelle hérésie afin qu’il les perdît de vue ; on sait combien ces messieurs étaient fins et artificieux.

[18] Molinos avait depuis peu été condamné par la cour de Rome et par les artifices des jacobites et des jésuites. Le pape Innocent XI, qui était son protecteur, avait été forcé de prononcer anathème. Les ordres religieux avaient pris l’alarme : il avait3192 élagué la religion de tout ce fatras de pratiques3193 superstitieuses qui la défigurent, il avait voulu la ramener à ses vrais principes, au culte intérieur qui seul fait le chrétien, et dont l’extérieur n’est que l’écorce. On lui avait cherché des crimes dont il ne fut jamais coupable ; et ses écrits qui nous restent montrent l’atrocité des calomnies et l’injustice de la sentence, mais enfin il avait été condamné, et c’est en conséquence de crimes prétendus qu’on3194 lui imputait, d’abominations et de maximes détestables qu’on était déchaîné contre lui. Quand on ne connaît un homme que par les horreurs que lui imputent ses ennemis, la prévention est facile, surtout quand l’autorité [19] qui décide sommairement s’y joint.

On fait donc envisager à l’évêque de Chartres la doctrine de Madame Guyon comme un quiétisme impur, et pour parler le langage de ce temps-là, comme un vrai Molinosisme3195. On la décrie de tous côtés comme le chef d’une secte abominable. On envoie comme on avait déjà fait de prétendus pénitents à différents confesseurs se déclarer coupables de crimes qu’ils avaient commis par une suite de ces principes. Plusieurs confesseurs qui n’étaient pas au fait l’avaient cru de bonne foi, d’autres avaient été charmés de s’aider à3196 grossir l’orage.

M. de Chartres parla à Mme de Maintenon avec le zèle qu’on lui connaissait ; indisposée comme elle était, elle écoute sans peine : les passions colorent les raisons. Cependant il n’est pas temps d’éclater ; prudente et circonspecte, elle veut encore garder des mesures ; elle fait dire à Madame Guyon que le directeur de Saint-Cyr trouve mauvais qu’elle y aille, que cela met la division [20] dans la communauté, que les élèves ne veulent plus écouter les directeurs. La Beaumelle ajoute un tas de calomnies débitées par les ennemis de Madame Guyon ; selon lui, le goût de l’oraison faisait manquer aux devoirs essentiels : “L’une, au lieu de balayer, restait appuyée sur son balai, l’autre, au lieu de vaquer à l’instruction des demoiselles entrait en inspiration et s’abandonnait à l’Esprit etc.”447 Or quiconque a lu les écrits de Madame Guyon sera contraint d’avouer par la force de la vérité qu’il n’est rien contre quoi elle cherche plus à prémunir que contre l’extraordinaire, les visions, révélations etc. Il y a même un chapitre entier dans sa vie écrite par elle-même sur ce sujet448. C’était Mme du Pérou qui débitait ces criminelles inventions, jalouse de [Mme de] la Maisonfort3197 qui avait gagné la confiance des élèves ; elle fit ligue avec les directeurs qui ne voulaient que le chapelet449, elle enflamma M. de Chartres ; il se3198 porta à des violences contre les élèves, contre Mme de la Maisonfort dont Fénelon3199 était le confesseur. [21] On la força à rendre tous les exemplaires du Moyen court, elle le fit sans peine. Son confesseur qui donna lui-même peu de temps après un si bel exemple de soumission, l’y engagea.

Cette violence fut l’ouvrage du conciliabule secret de la Du Pérou, de Mme de Maintenon et de M. de Chartres. La Beaumelle l’avoue lui-même (Mme de Maintenon, dit-il, avait concerté cela avec M. de Chartres). On voulut bien permettre à Madame Guyon d’écrire encore à Saint-Cyr, mais les lettres et les réponses passaient par les mains de Mme de Maintenon.

Cependant les clameurs croissaient au-dehors, c’est là où on l’attendait. Les esprits s’échauffent ; alors Mme de Maintenon voyant l’ouvrage en si bon train fait avertir Madame Guyon de se retirer de Saint-Cyr. “Elle se retira, ajoute La Beaumelle, sans regret du monde qui n’était pas fait pour elle, dans une solitude ignorée des hommes, hormis de Fouquet comte de Vaux son gendre, du duc de Chevreuse son ami, et de Fénelon son fils en Jésus-Christ.” [22] Cependant Mme de Maintenon qui soufflait le feu s’était félicitée précédemment des biens qu’elle faisait à Saint-Cyr ; mais les temps étaient changés. Fénelon et Madame Guyon lui avaient déplu. Alors le déchaînement devenant universel, elle jouit en secret de son triomphe. Comme elle ne voit plus en eux que des ennemis de ses vues, elle fait ce raisonnement si naturel pour une âme telle que la sienne, (car quand une fois on s’est éloigné de la vérité connue, semblable à Judas, on se porte aux extrêmes) elle fait, dis-je, ce raisonnement : ou3200 Fénelon abandonnera Madame Guyon persécutée et dans ce cas je pourrai facilement le ramener à moi et à mes vues, ou il tiendra ferme et alors je l’envelopperai dans sa disgrâce et je me délivrerai de deux personnes qui dérangent mes projets.

Fénelon3201 fut trop confiant parce qu’il était simple ; il ne crut pas Madame Guyon qui l’avertit du changement de Mme de Maintenon450. Peut-être il s’ouvrit un peu trop, car il est difficile d’être toujours sur ses gardes. [23] Mme de Maintenon ne tarda pas à se démasquer enfin. On voit dans la Vie de Madame Guyon que cette dernière, apprenant qu’on attaquait également et ses mœurs et sa doctrine, demanda à Mme de Maintenon qu’on nommât des commissaires pour examiner ces deux objets. Ce n’était pas le compte de Mme de Maintenon3202 : elle sentait très bien que ses mœurs ne donnaient pas de prise, qu’il aurait fallu des commissaires laïcs qui auraient procédé selon les lois. Elle lui refusa donc cette juste demande3203 car ses mœurs étant attaquées, il était de toute justice qu’elle fût examinée sur ce point comme sur l’autre. On voit dans la Vie451 les raisons qui fondèrent ce refus.

Je ne m’étendrai pas sur les commissaires ecclésiastiques qui furent nommés, je ne décrirai pas la manière dont ils procédèrent, les emportements de Bossuet, ses horribles menées soit à Paris, soit chez les religieuses de Sainte-Marie de Meaux où elle s’était retirée à sa sollicitation ; les causes de ses fureurs, les promesses3204 qu’on lui [24] avait faite en cas de condamnation de l’archevêché de Paris et du chapeau de Cardinal et toutes les suites de cette affaire, que Madame Guyon décrit avec sa charité ordinaire, mais qui, présentée sous ses vraies couleurs, montrent quel homme était Bossuet, l’ombrage et la jalousie qu’il avait conçus contre Fénelon, qui commençait à l’éclipser par ses écrits qu’on s’arrachait des mains. Accoutumé à être regardé comme le premier génie de France, il voyait avec douleur un nouvel astre qui commençait à l’obscurcir ; c’est une terrible chose que l’orgueil, et surtout celui d’un homme qui aspire au premier rang et qui ne voit dans ceux qui s’élèvent que des rivaux qu’il faut abattre. L’envie contre Fénelon qu’il n’aimait plus parce qu’il rivalisait avec lui de gloire3205, l’intérêt personnel dans les promesses qu’on lui avait faites, il n’en fallait pas tant pour enflammer un homme ardent, impérieux, ambitieux, qui ne pouvait souffrir de résistance. Le fruit de toutes leurs [25] menées fut l’emprisonnement de Madame Guyon, qu’on mit à Vincennes. La Beaumelle dit que “Ce fut à la sollicitation de Bossuet qui surprit un de ces ordres particuliers qu’on ne donne qu’avec peine et que le ministre le plus intrépide ne contresigne qu’avec crainte452. Il ajoute que Madame Guyon fut arrêtée et conduite chez le gouverneur de Vincennes, que le roi, sollicité par Mme de Maintenon, qui aimait l’accusée et détestait la violence ne pouvait se résoudre à donner un ordre vigoureux.” Mais Bossuet seul aurait-il pu3206 surmonter les répugnances du roi, surtout si Mme de Maintenon l’inclinait à la douceur ? Il est vrai que le roi ne voulait qu’un couvent, mais l’est-il autant [vrai] que Mme de Maintenon pensait comme lui ?

Voici ce qu’ajoute Ramsay sur cet événement453 qui sera toujours une tache au règne de Louis XIV et une horreur pour ceux qui en furent les ministres :

“Elle fut donc mise en prison où elle resta dix ans454. Pendant ce temps on avait [26] fait des perquisitions dans tous les lieux où elle avait été depuis sa jeunesse. On avait examiné dans les provinces de près et de loin toutes les personnes qu’elle avait connues. On avait employé les menaces, les promesses et les prisons pour faire parler contre elle ses deux femmes de chambre qui avaient été depuis [de] longues3207 années témoins de sa conduite. On lui avait fait subir à elle-même plusieurs interrogatoires captieux par des juges différents. On l’avait transportée de prison en prison pour ébranler sa fermeté, de Vincennes à Vaugirard, de Vaugirard à la Bastille. Cependant la vérité de ses réponses, la pureté de ses mœurs, l’égalité de sa conduite depuis tant d’années arrachèrent l’aveu de son innocence à tant d’évêques assemblés à Issy en 1700, conduits par Bossuet qui tenait la plume. Elle demeura pourtant encore trois ans en prison, malade et souffrante, après que le procès de M. de Cambrai fut fini. Elle pria toujours qu’on lui nommât son crime [27] et qu’on la prouvât coupable. On la fit sortir enfin sans avoir pu rien trouver3208 contre elle, et elle fut exilée à Blois où elle passa près de3209 douze ans, honorée et respectée pour son bon esprit, pour sa piété sincère, pour sa vertu simple et modeste par ceux-mêmes qui avaient eu les plus fort préjugés. M. de Cambrai3210 continua toujours pour elle la même amitié, la même estime et la même confiance.”

Ainsi parle Ramsay. Avant de passer aux faits détachés que nous avons recueillis du séjour de Madame Guyon à Blois après sa sortie de prison et dans le temps de son exil, arrêtons-nous encore quelques moments sur La Beaumelle et la partialité de ses mémoires. Cet écrivain hardi dont le but est de faire le panégyrique de son héroïne, d’excuser ses fautes et de les déguiser autant qu’il le peut, a été obligé dans ce but de dénaturer les faits, de transporter les circonstances, souvent de les altérer, de faire des suppositions ridicules, de se permettre des omissions criminelles, [28] de charger des innocents pour disculper les coupables, en un mot d’abandonner le caractère sacré d’historien qui ne cherche que la vérité et de nous donner un roman artificieusement ourdi, qui en impose à ceux qui ne peuvent puiser3211 dans les sources, ou qui lisent plutôt pour s’amuser que pour s’instruire. Il s’est flatté sans doute qu’à la faveur d’un style pittoresque, de décisions hardies, de citations d’écrivains qu’il taxe de lui-même de partialité455 et dont cependant l’autorité lui sert de base, il pourrait remplir ses vues, plaire à Saint-Cyr dont l’Institut n’admet que des demoiselles de3212 familles considérables, toutes intéressées à soutenir cet établissement et l’honneur de sa fondatrice, d’en faire une femme à grande vertu, peut-être avec le temps une sainte, afin d’obtenir à Rome sa canonisation. Il ne sera plus question que de trouver quelques miracles pour prouver sa prétendue sainteté et le calendrier sera chargé [29] de ce nouveau nom ; à moins qu’il ne vienne quelque Baillet ou dénicheur de saints qui remette Mme de Maintenon à sa place.

Nous ne suivrons pas La Beaumelle dans tous les traits qu’il laisse contre3213 Madame Guyon et Fénelon : cela nous mènerait trop loin. Nous en choisirons quelques-uns des plus qualifiés ; nous ne nous arrêterons pas non plus aux railleries, aux saillies indécentes, qu’il se permet sur la doctrine intérieure. Il était de son ordre de tenir ce langage, fruit de l’ignorance et de la malignité ; semblable à ces religieux contre lesquels il crie avec raison, qui abusaient des termes mystiques pris dans un sens criminel pour se livrer à toutes sortes de désordres, il tombe lui-même, si ce n’est de fait du moins en paroles, dans la même abomination. Quand est-ce que ceux qui n’entendent rien aux choses s’abstiendront de juger et cesseront de jeter du ridicule sur les choses les plus saintes ! quand est-ce que ceux qui ne voient goutte aux marches de la grâce, ne les toiseront plus par une raison aveugle ! [30]

Mais3214 ce qui mérite surtout l’indignation des honnêtes gens, c’est la recension maligne qu’il fait de ce prétendu billet du Père La Combe, pour lors, selon lui, enfermé3215 à Vincennes, et des familiarités qu’il rappelait à Madame Guyon etc. D’abord il paraît qu’il renverse l’ordre des temps. Le Père La Combe n’était pas à Vincennes dans le temps de la dernière persécution de Madame Guyon : on l’avait exilé dans une île déserte, où il était fort maltraité dès l’an 1687456. Il avance comme garant de ce prétendu billet les mémoires de l’évêque d’Agen, qu’on sait être fort suspects, mémoires manuscrits, mémoires d’un ennemi de Fénelon. Si ce billet avait existé, ou si, ayant existé, son authenticité avait été reconnue, Bossuet l’aurait connu, en3216 aurait tiré parti contre Madame Guyon. Avait-il besoin d’autre chose pour la perdre ? Etait-il nécessaire de la forcer à signer de fausses déclarations457 ? Sans doute ce billet aurait été produit dans les conférences et aurait fondé une condamnation.

[31] Cependant ses mœurs ne purent être entamées, la conférence d’Issy où Bossuet tenait la plume lui3217 expédia en 1700 un témoignage en déclarant : que pour les abominations qu’on regardait comme les suites de ses principes, il n’en fut jamais question, elle en avait toujours témoigné de l’horreur. Or si ce billet avait existé, cette assemblée l’aurait-elle pu supprimer, l’aurait-elle voulu ? Bossuet, si acharné contre elle et intéressé à sa perte, l’aurait-il permis ? Ce Bossuet qui était l’âme de cette conférence, c’est lui-même qui expédie la déclaration d’innocence, ce3218 même Bossuet qui lui avait donné précédemment un3219 acte pareil458.

Supposons plus, supposons que ce billet ait existé, mais qu’on n’ait pas eu de preuves de son authenticité, il aurait au moins laissé la chose dans le doute, et par conséquent on ne lui aurait pas donné un acte authentique de son innocence ; mais3220 ce qui paraît inconcevable dans La Beaumelle et qui montre ses perpétuelles contradictions, c’est qu’il s’annonce ainsi en3221 parlant de ce qu’il appelle [32] “quiétisme” : On verra l’innocence opprimée, un roi vigilant surpris, un fantôme d’hérésie poursuivi avec acharnement etc.459 et ailleurs : les mœurs de M. de Cambrai demeurèrent sans tache dans une querelle où ses adversaires disaient sans cesse que les mœurs étaient perdues. Celles mêmes de Madame Guyon furent dans la suite vengées par le témoignage solennel d’une Assemblée du clergé460. Voilà La Beaumelle ; pour disculper Mme de Maintenon. Rien ne lui coûte, les contradictions ne l’effraient point. Il suppose des déclarations portées contre Madame Guyon d’une vie licencieuse ; il attribue à ces déclarations son emprisonnement, puis un peu loin de là, il3222 avance des faits qui détruisent cette odieuse imputation. Téméraire écrivain, est-ce ainsi qu’on calomnie ?

On ne peut retenir son indignation quand on l’entend débiter d’un ton cavalier461 qu’une religieuse de Saint-Cyr remit à M. de Chartres un manuscrit relié qui renfermait des choses qui firent frissonner Mme de Maintenon. [33] L’ouvrage était donc bien mauvais462, comment3223 n’en fit-on pas usage ? Comment ne charge t-il pas le3224 tableau ? C’est ainsi que sur des mémoires manuscrits qui n’ont aucune autorité, où l’on a lu ce qu’on a voulu, on veut ternir les réputations les plus intactes. Quand est-ce que ceux qui se mêlent d’écrire l’histoire connaîtrons le respect que l’on doit à la vérité ?

Je ne m’arrêterai pas aux calomnies qu’il débite contre le Père La Combe, qu’il accuse d’avoir été débauché dans sa jeunesse, pendant qu’il était en odeur de sainteté partout où il demeurait, pendant que ce qui faisait son crime c’était la régularité de sa vie par son contraste avec celle de plusieurs de ses confrères. Que dirons-nous encore des conventicules qu’il accuse Madame Guyon de tenir, où selon lui elle prêchait des journées presque entières. C’était l’accusation de la Gautier3225, de la sœur Rose et de toute cette troupe de faussaires qui contrefaisait les écritures, qui allait de confesseur en confesseur pour attaquer Madame Guyon. En vérité un auteur qui puise dans de telles sources mérite le mépris des honnêtes gens et [34] l’animadversion publique.

On en peut dire de même de sa prétendue justification de Mme de Maintenon463 sur3226 ses vues à la royauté, pendant qu’il est obligé d’avouer que les historiens contemporains conviennent tous que ce ne fut pas une seule tentative, mais qu’on y revint souvent, non seulement au temps que Madame Guyon n’était pas encore arrêtée et en prison, mais depuis l’an 1704, avant la bataille d’Hochstet, l’an 1708 3227 au temps du siège de Lille. Mais il en charge le roi, comme s’il eut eu besoin d’événements marqués pour exécuter sa volonté, comme s’il eût attendu sur la fin de sa vie, et le temps que Mme de Maintenon était sur le retour.

En général lorsqu’il lui arrive de citer des autorités, le tout revient à des sources que ses propres aveux détruisent. Tels sont les Mémoires de Mme et Mlle du Pérou3228, confidentes et intimes amies de Mme de Maintenon, ennemies de Madame Guyon et de Fénelon ; tels ceux de l’évêque d’Agen, ceux de l’abbé Phélippeaux qu’il ne peut s’empêcher dans un endroit d’appeler un écrivain partial et dans l’autre un injuste écrivain. Voilà cependant [35] les matériaux de3229 cette malheureuse compilation également insultante et injuste contre Madame Guyon et Fénelon. Mais sortons de ces ténébreuses trames et de ces criminelles invectives, et terminons par3230 la recension de ce que nous avons pu recueillir de faits détachés de cette vie divine depuis sa sortie de prison jusqu’à sa mort.

Nous avons dit plus haut qu’après qu’on n’eut rien pu prouver contre elle, malgré tous les efforts qu’on fit pour la trouver criminelle, on fut obligé de rendre un témoignage authentique à son innocence ; et ce qu’on aura peine à comprendre, c’est qu’elle resta encore en prison plus de trois ans, depuis sa justification ; car elle n’en sortit qu’en 1705464 et cependant toutes les procédures étaient finies en 1700, temps où l’on prononça à Issy. On la sortit enfin3231 de la Bastille, et elle fut envoyée en exil dans sa patrie. Elle se rendit d’abord dans un château qui appartenait à ses enfants, d’où on lui permit de se transporter à Blois qui était dans le voisinage ; c’est dans cette [36] ville qu’elle a passé les douze dernières années de sa vie465. Nous souhaiterions avoir plus de détails sur ces dernières années, mais elle n’en a rien écrit elle-même. Elle en rend raison : dans ces derniers temps, dit-elle, je ne puis que peu ou point parler de mes dispositions etc. On peut lire l’article tout entier dans le chapitre même466.

Tous les jours de ce dernier âge de sa vie, s’écrie Ramsay467, se passèrent dans la consommation de son amour pour Dieu. Ce n’était pas seulement plénitude, elle en était enivrée. Ses tables, les lambris de sa chambre, tout ce qui lui tombait sous la main lui servait à y écrire les heureuses saillies d’un génie fécond et plein de son unique objet (Ramsay aurait dû ajouter : de l’Esprit saint qui conduisait sa plume)468. Ce qu’on a rassemblé de ces vers épars qui lui échappaient ainsi de l’abondance de son cœur, forme aujourd’hui un recueil qui compose quatre volumes de Cantiques Spirituels et un autre d’Emblèmes sur l’amour divin469.

Son état était si consommé qu’il faudrait emprunter le langage du ciel pour en parler. [37] Voilà pourquoi on n’en peut rapporter que peu de choses, c’est pour la même raison que nos auteurs sacrés ne disent presque rien de la Sainte Vierge. Nous nous bornerons donc à certains faits épars sans liaison entre eux pour satisfaire la sainte curiosité des enfants spirituels de cette divine femme.

Il paraît d’abord que ses liaisons continuèrent avec Fénelon soit par écrit470, soit par les correspondances intérieures entre des âmes de ce degré qui communiquent de loin comme de près, qui se sentent, qui s’aperçoivent d’une manière inconnue à ceux qui n’en ont pas l’expérience. Que3232 de divines choses ne se sont pas passées entre ces deux aigles mystiques ! l’éternité seule les fera connaître.

Il paraît aussi que l’intimité qui était entre madame Guyon et M. de Cambrai, reflua sur son neveu le Marquis de Fénelon471. Les trente-huit4723233 premières lettres du quatrième volume lui sont adressées, de même que les [lettres] 21, 22, 46 du troisième volume473. On voit par ces lettres que ce jeune marquis la regardait comme sa mère de grâce, et qu’elle l’avait accepté sur ce pied474. [38] Cette correspondance dura longtemps et vraisemblablement jusqu’à la mort de Mme Guyon, puisque l’an 1715, elle lui écrivit une lettre de consolation sur la mort de M. de Cambrai475. Il paraît par la lettre neuvième de ce même volume qu’il alla voir Madame Guyon à Blois, peut-être y alla t-il plus d’une fois476. Ce marquis a été longtemps ambassadeur auprès des Etats Généraux et fut tué à la bataille de Lauffelt, au pays de Liège, l’an 1747, en faisant des prodiges de valeur. Voltaire, lui-même, cet ennemi de toute religion, est obligé de l’avouer dans son Siècle de Louis XV. Quand on parlait de Madame Guyon au marquis de Fénelon, il se pâmait et était3234 comme hors de lui, et disait ouvertement à Paris dans les assemblées que Madame Guyon et son oncle étaient des saints, qu’on ne les avait jamais connus.

Après avoir parlé du Marquis de Fénelon, nous passons à cette fille nommée Mademoiselle Cathoz3235 qui, lui étant donnée par sa soeur pour la servir, eut dans la suite l’honneur d’être associée à ses souffrances apostoliques. Elle était entrée à son service en [39] 1682 comme il paraît par sa Vie tome 2 chapitre 9, paragraphe 8, et on voit par le chapitre 16 du même volume, combien Madame Guyon eut à souffrir pour elle et les résistances que sa propriété lui opposa. Cette demoiselle Cathoz fut un des enfants chéris de Madame Guyon et parvint à un degré éminent de consommation en Dieu. Emprisonnée comme sa Maîtresse et transportée comme elle de prison en prison, séparée d’elle, interrogée par des gens qui ne cherchaient qu’à la perdre par des questions captieuses, elle eut à essuyer les traitements les plus atroces. On voit par deux de ses lettres qui se trouvent à la fin du troisième volume de la Vie477, la description que cette sainte fille fait de son état. Elle sortit de prison avec sa maîtresse et la suivit à Blois, où elle la servit jusqu’à sa mort. Il y a apparence qu’elle lui survécut, voilà3236 tout ce que nous en avons pu recueillir.

Pour venir maintenant à la maison de3237 Madame Guyon à Blois, elle consistait en une femme de chambre, deux servantes et un valet3238. Elle y [40] recevait de temps en temps la visite de l’évêque478, de3239 même que celle de son fils aîné, qui enveloppé dans la disgrâce de sa mère, s’était établi dans une campagne à peu de distance de cette ville479. Elle avait dans sa maison une chapelle où on faisait le service divin tous les jours, cette chapelle étant attenante à sa chambre, elle pouvait toujours y assister, puisque dans ses continuelles maladies, elle était à même de l’entendre même depuis son lit, et elle recevait ordinairement le Saint-Sacrement tous les jours de neuf à dix heures480. Qui3240 pourrait exprimer ce qui se passait dans cette maison ? Y en eut-il jamais une qui méritât plus le nom de patriarcale. C’était un sanctuaire où Dieu était servi comme il doit l’être.

La persécution de Madame Guyon et de M. de Fénelon avait fait beaucoup de bruit. On avait eu la curiosité dans l’étranger de lire ceux de ses écrits qui étaient alors imprimés, comme les Torrents, le [41] Moyen court et le Cantique des Cantiques. Leur lecture avait fait impression sur nombre de personnes. Plusieurs avaient conçu le désir de connaître par eux-mêmes une femme dont les ouvrages avaient une onction divine qu’on ne trouvait pas ailleurs. On y accourait, on lui écrivait, et les cinq volumes de ses lettres font foi de l’étendue de sa correspondance481.

Plusieurs Anglais et Ecossais protestants firent connaissance avec elle durant son exil à Blois. Ils avaient aussi vu M. de Cambrai3241 et M. Poiret. Ils se rendirent chez elle et mangeaient à sa table, ils étaient quelquefois jusqu’à sept. Milord Forbe, l’un3242 d’entre eux, qui y a séjourné sept ans jusqu’à sa mort, a rapporté plusieurs particularités de ce séjour. Par exemple, “ils3243 ne payaient pas de pension, dit-il, et la3244 dépense était si considérable, qu’ils ne3245 pouvaient comprendre comment Mme Guyon dont le revenu annuel482 ne montait pas au delà de cent louis d’or, pouvait y faire face. Ils ne doutaient pas qu’il ne se fît un miracle en cette [42] occasion, comme elle raconte dans sa Vie qu’il s’en était fait du vivant de son mari sur ses aumônes483. Elle vivait avec ces Anglais comme une mère avec ses enfants. On sait que cette nation est accoutumée à ne connaître ni gêne ni contrainte, mais à se livrer à ses mouvements et à ses saillies. Souvent3246 ils se disputaient, se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder ; elle ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence, et lui en demandait son avis, elle leur répondait : oui, mes enfants, comme vous voulez. Alors ils s’amusaient de leurs jeux, et cette grande sainte restait pendant ce temps-là abîmée et perdue en Dieu. Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle484.

Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. Que de miracles ne se sont pas passés dans ces moments, qui ne seront connus que dans l’éternité ! ils étaient3247 en quelque sorte les prémisses du protestantisme pour la3248 doctrine intérieure485. C’est en leur faveur que Madame Guyon composa plusieurs cantiques accommodés à3249 leur état d’alors. Milord Forbes a même dit à des personnes respectables, de qui on le tient486, que si on chantait dans ces temps-là quelque nouvel air, et qu’on lui demandât un cantique sur cet air, elle en dictait un sur-le-champ toujours assorti à l’état de ceux pour qui il était. C’est pour eux que fut composé ce poème héroïque487, et singulièrement la prophétie qui y est renfermée488. C’est dans les mêmes vues qu’elle fit le Discours sixième renfermé à la tête du cinquième volume des lettres, dans la nouvelle édition qu’on en a donnée sous le titre de Londres et qui a pour titre L’intérieur rebuté et recherché489. On voit par ces traits et nombre d’autres pareils, qu’elle ne rejetait point les protestants, n’exigeait point d’eux de changer de religion [44], mais d’entrer dans les voies intérieures490. On sait qu’elle n’approuva pas le changement de Ramsay491, et que Milord Forbes ayant eu des tentations de se faire catholique et d’entrer dans un cloître, elle l’en empêcha, et lui prédit qu’il se marierait. Ce qui arriva en effet car il épousa une demoiselle de Londres, fort riche. On raconte que le premier enfant qu’il en eut, fut porté sur les fonds de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. Cette demoiselle d’Eschweiler fut ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur3250, enfant chéri et distingué de Mme Guyon, et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle492.

Pour revenir à Milord Forbes3251, il resta chez elle jusqu’à sa mort, mais il n’eut pas la consolation d’assister à ses derniers moments ; il était allé voir des personnes intérieures3252 ; car dit un manuscrit authentique493, il y en avait une multitude qui reconnaissaient Madame Guyon pour leur mère spirituelle. Plusieurs venaient quelquefois à Blois la visiter, et c’était là où les Anglais avaient fait connaissance avec elle. On sait qu’il y avait des [45] cloîtres entiers remplis de personnes qui faisaient oraison, même des villages dont les habitants pour3253 la plupart vivaient dans une continuelle présence de Dieu. Milord Forbes3254 rapporte qu’il connaissait un couvent près de Blois, où toutes les religieuses étaient dans les mêmes principes, et quelques-unes parmi elles fort avancées. Il s’y rendit et après quelques discours il leur dit : ‘Mes chers enfants, que faites-vous ensemble et comment passez-vous votre temps ?’ A quoi la principale et la plus avancée d’entre elles répondit : ‘Milord, nous servons le Bon Dieu et nous nous crucifions l’une l’autre494’. Ce3255 fut donc dans un de ses voyages que sa sainte mère mourut. Il regretta beaucoup de n’avoir pas pu baiser ses pieds avant son décès.

Outre ces Anglais dont je viens de parler, Madame Guyon avait encore beaucoup d’autres enfants spirituels. On parle d’un abbé Gautier3256 à Paris qu’un conseiller du Comte de Berlebourg495 nommé Falttman3257 y trouva encore en 1735, vivant avec un M. de Colombier. Cet abbé avait connu Madame Guyon, et lui en parla en ces [46] termes: ‘Celui qui pourrait comprendre l’état d’anéantissement de Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement, comprendrait aussi l’anéantissement de Madame Guyon et sa sainteté.’ Cet abbé Gautier était fort avancé et beaucoup plus que M. de Colombier. Elle avait encore plusieurs disciples en divers lieux.

M. l’abbé de Wattenville, Bernois, se3258 rendit à Blois pour la voir en 1717 mais il la trouva morte. On a quelques lettres qui lui furent adressées (tome quatrième des lettres). Cet abbé est mort l’an 1746. On dit qu’il était fort avancé3259. On compte encore dans le même pays un3260 M. Monod de Morges496 à qui est adressé la lettre 106 du quatrième volume, une demoiselle de Venoge à qui elle répondit sur une question (lettre 151 tome IV), une [lettre] à un M. de Traytorrens497 dont on sait peu de choses ; en Allemagne, M. le baron de Metternich, avec qui elle soutint un commerce de lettres assez considérable, comme on le voit dans l’indice qui est à la fin du cinquième volume et plusieurs autres.

Mais il ne faut pas passer sous silence le célèbre [47] Poiret. Il avait composé plusieurs ouvrages sur la doctrine intérieure, mais dès qu’il connut ceux de Mme Guyon, il sentit la différence infinie qu’il y avait entre les siens et ceux de cet aigle mystique. Il y renvoya tout le monde, il fit même réimprimer à son insu le Moyen court en 1689. Un des amis de Madame Guyon lui en ayant montré un exemplaire à Blois, dans son exil, avec les lettres initiales ‘P.P.’ qu’il mettait ordinairement à la tête de ses livres, tout de suite, elle3261 s’écria: ‘Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages’, et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. On voit, à la fin du cinquième volume des Lettres, une liste où il est parlé de la correspondance qu’ils eurent ensemble498. On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale, et était fort avancé499. Il passait après Fénelon pour3262 une des premières âmes intérieures.

[48] On sait aussi qu’il y avait à Paris une duchesse de Grammont, qu’on a envisagée comme une âme consommée; mais elle vivait d’une manière cachée.

Il3263 s’était aussi formé un grand peuple en Italie, dans le royaume de Naples et de Sicile en particulier, après3264 la mort de Madame Guyon, qu’on persécuta injustement sous le nom de quiétistes, dont les uns furent mis à mort, d’autres emprisonnés, mais la vengeance divine armée, pour punir le sang innocent, envoya peu de temps après un terrible tremblement de terre, qui fit3265 de grands dégâts en Sicile et ensevelit à Palerme sous les ruines des bâtiments plus de deux mille personnes, cela arriva environ l’an 1724.

Pour revenir à Mme Guyon, sa vie à Blois était simple et sans ostentation500 ; comme tout était Dieu pour elle, ou plutôt qu’elle ne voyait que Dieu en tout, tout la rappelait à son divin époux ; mais ce qu’on ne voyait pas, c’est la consommation de son état en Dieu, dans laquelle elle avait fait de tels progrès qu’elle échappait [49] à la conception et au langage humain ; et on peut bien lui appliquer ce que dit saint Paul ‘Je ne vis plus en moi, mais Jésus-Christ vit en moi’. Non, il n’y avait plus de Guyon : son3266 être était fondu3267 et abîmé en Dieu ; c’était la goutte d’eau engloutie dans le grand Océan et qui participait à son immensité. Quand on pense en effet que, dès l’an 1680, elle entra dans une nouvelle vie et dans l’apostolat ; quand on réfléchit sur les croix sans nombre qu’elle essuya pendant tout ce temps-là, sur les sacrifices continuels qu’elle ne cessa de faire et d’offrir à Dieu, sur une prison de dix ans501, sur les souffrances intérieures et presque continuelles qu’elle éprouva pour enfanter des âmes ; sur3268 la profondeur de ses écrits, qui annoncent celle de ses expériences, on peut conclure sans crainte de se tromper qu’après la Sainte Vierge, il n’a jamais paru dans le monde une personne de son vol, et qu’elle était réservée dans ces3269 derniers temps pour servir d’instrument, et par ses souffrances et par ses divins écrits, à établir le [50] règne de Dieu dans les cœurs et être le vrai apôtre de l’amour pur et de la divine justice.

Finissons ce que nous avons à en dire par quelques traits qui nous restent. On sait ce qu’elle dit au premier tome de sa Vie, de Genève et de la belle église de Saint-Pierre, quelle annonce devait un3270 jour renfermer les sublimes mystères de la religion catholique ; mais il ne faut pas croire qu’il s’agisse de cette Eglise telle qu’elle est aujourd’hui ; car comme elle le dit (Apoc. 18 versets 1-2502) : ‘Lorsqu’elle sera sur la fin de son règne, ce sera alors que les enfants de cette Eglise seront dans une corruption plus générale’ etc. ; et (Apoc. 12 v. 15-16) en parlant des hérésies qui ont ravagé l’Eglise, elle ajoute que3271 ‘les plus dangereuses sont peut-être les plus secrètes’, savoir comme elle l’explique : les faux docteurs, les faux dévots qui, conduits sans le savoir par l’ennemi, font tous leurs efforts pour détruire le vrai esprit de l’Eglise et le règne de Jésus-Christ et pour établir le leur. Cette prophétie ne regarde donc pas l’Eglise Catholique telle quelle [51] est aujourd’hui, mais une vraie et sainte Eglise de Dieu composée de ces adorateurs en esprit et en vérité, qui seuls sont acceptés de lui comme ses enfants. Dans cet heureux temps, l’extérieur et les cérémonies de l’Eglise y seront établies comme le Saint-Esprit le jugera à propos, et on pourra dire alors : Post tenebras lux.

Nous savons de la dernière année de sa vie qu’elle fut atteinte d’une fâcheuse maladie qui dura trois mois. Dès qu’on s’aperçut du danger, on le fit savoir à Madame la comtesse de Vaux, sa fille, qui se rendit auprès d’elle depuis Paris avec un très habile médecin ; les remèdes qu’il lui administra parurent la soulager pendant son séjour auprès d’elle ; mais le mal redoubla deux jours après le départ du médecin et devint alarmant par une inflammation de gorge et de poitrine, qui lui causait des douleurs excessives, surtout quand il fallait lui donner quelque nourriture. Une lettre contenue à la tête de la Vie renferme quelques circonstances que nous ne rappellerons pas ici503. Sa fille, qui était venue de [52] Paris, ne la quitta pas jusqu’à son décès504 et lui témoigna la plus grande tendresse. La comtesse de Vaux retourna ensuite à Paris, où, devenue veuve au bout de quelques années, elle épousa en deuxièmes noces le duc de Sully. Voilà tout ce que nous avons pu recueillir sur les circonstances des douze dernières années de la vie de Madame Guyon, et que nous avons tirées d’un manuscrit authentique505 qui nous a été envoyé par un de ses enfants de grâce, qui le tenait lui-même de source.

§§

J’ai3272 promis de donner à la fin de ce Supplément quelques observations sur la lettre à Fénelon touchant Mme de Maintenon506. Madame Guyon y dit que Dieu se servirait de Mme de Maintenon pour établir le royaume intérieur, celui de Jésus-Christ. Cependant elle ajoute dans3273 cette même lettre qu’elle se sentait portée de lui écrire qu’il y avait des âmes que Dieu choisissait dès le commencement et qu’il destinait à de certaines fins, mais qui s’égaraient et s’écartaient par leur faute de la voie du Seigneur, ce qui n’empêchait pourtant point que leur vocation et grâce n’eussent été véritables. Que de ces personne, s’il y en avait de deux espèces, que les unes tombaient par un déchet réel et ne revenaient point, que les autres s’égaraient simplement et revenaient ensuite. Madame Guyon ajoute plus bas dans la même lettre : à l’égard du temps où ces choses arriveront, il ne vous appartient pas de [54] connaître les temps et les moments que Dieu a réservés à sa puissance.

Cette lettre fit bruit dans le temps et comme les amis de Madame Guyon, dont plusieurs étaient encore commençants, l’interprétèrent de manière à faire envisager Mme de Maintenon comme la protectrice et le moyen dont Dieu se servirait pour établir le royaume intérieur en France avec éclat, et que par l’événement la chose arriva tout autrement, les ennemis de Madame Guyon ne manquèrent pas d’en triompher et de la taxer d’avoir eu une fausse révélation. Il est donc à propos d’examiner cette question dans quelque détail et de montrer la vérité.

Nous observons d’abord avec tous les Théologiens qu’entre les divers décrets de Dieu, il en est qui sont absolus et d’autre conditionnels. Tel3274 est l’envoi de son Fils au monde et l’œuvre de la Rédemption dont il était chargé. Tout est ici déterminé, cela devait arriver à telle époque et les [55] circonstances qui devaient amener cet événement étaient marquées, quoique tout parut se faire naturellement ; et plusieurs autres décrets pareils renfermés dans nos saint livres. Les décrets conditionnels sont ceux qui demandent le concours des créatures, à qui Dieu ayant donné le libre arbitre, elles peuvent par conséquent s’en servir et suspendre une œuvre qui dans les vues de Dieu devait aller autrement ; dans ces derniers, les personnes, les circonstances peuvent varier ; elles peuvent par conséquent apporter des changements à ces vues de Dieu ; non que Dieu se trompe, puisqu’il a tout prévu par sa prescience et qu’il a su, de toute éternité, ce qui arriverait, mais il laisse déranger tel et tel événement, parce qu’il saura bien, dans son temps, ramener l’ordre qu’il avait en vue.

Salomon, dans les vues de Dieu, devait être un prince accompli ; comblé des grâces les plus exquises, il devait être pour ses sujets un modèle de sainteté et un type du vrai roi de paix ; mais il s’égare et devient idolâtre. Judas devait être un apôtre fidèle, et il trahit [56] son Maître. La nation juive, ce peuple chéri de Dieu, devait recevoir Jésus-Christ pour le Messie si souvent annoncé et promis dans l’Ancien Testament, il [ce peuple] devait reconnaître en lui les caractères décrits par les prophètes, il devait se convertir à la prédication des apôtres : il les rejette, les apôtres s’adressent aux Gentils. Ici l’infidélité des hommes et leur méchanceté rendent inutiles les vues miséricordieuses de Dieu sur eux, il veut une telle chose en supposant telle condition, mais la volonté de Dieu s’accomplit toujours ; si les hommes peuvent suspendre ses décrets, ils se retrouvent dans un autre temps. Si les uns ne profitent pas de sa grâce, comme elle ne retourne jamais à lui sans effet, repoussée dans un lieu, elle se fait jour dans un autre. La chute des Juifs est3275 la richesse du monde et leur diminution la richesse des Gentils507. Et même si, dans un temps, les grâces offertes ne sont pas reçues, il vient un autre temps où ces grâces se retrouvent et même avec plus d’abondance, [57] c’est un ressort qui a été gêné et qui se déploie avec plus de force.

Pour appliquer ces principes à la question que nous examinons, il paraît d’abord que Dieu avait des vues sur Mme de Maintenon pour établir dans l’époque de l’Eglise de Philadelphie le règne intérieur de Jésus-Christ508, pour autant que la chose devait arriver dans ce temps-là, car3276 avant que ce règne si désiré vienne pleinement, il se passera encore bien des événements, et ce ne sera qu’après les renversements les plus étranges. Mme de Maintenon avait beaucoup de pouvoir sur l’esprit du roi et par là-même sur toute la cour ; elle pouvait, sinon être instrument pour sa conversion, au moins l’engager à n’être pas contraire, et peut-être par le concours de Fénelon servir de véhicule à l’amener. Ce qui prouve la vocation de Mme de Maintenon, c’est le fait lui-même, c’est les progrès que fît d’abord l’intérieur à la cour : outre Fénelon et les Beauvilliers, on y voyait les Chevreuses, les abbés de Beaumont, de Langeron, les Dupuis, de l’Echelle [58] et plusieurs dames du premier rang. L’intérieur avait aussi percé à Saint-Cyr comme nous l’avons vu, et le roi ne s’opposait à rien. Mme de Maintenon, qui originairement avait beaucoup d’ambition, la fit taire quelques années ; mais3277 elle fut mise à l’épreuve et y fut infidèle et par là3278 rejetée. C’est la marche de la grâce.

Saül était destiné à être roi d’Israël, à délivrer ce peuple de ses ennemis, à purger le pays de l’idolâtrie des peuples voisins. Il commença son règne sous les plus heureux auspices ; s’il avait persévéré, son trône aurait été affermi ; mais Dieu met son obéissance à l’épreuve et il succombe. Une chute entraîne une autre chute. Dès là il est rejeté, l’esprit de Dieu qui l’avait conduit l’abandonne, il est livré au mauvais Esprit qui le tourmente et il devient injuste, cruel et persécuteur de la vérité connue. Dieu s’était-il trompé sur Saül ? Nullement, il devait remplir sa vocation, il ne le fît pas ; mais le conseil de Dieu n’en fut pas moins réel, ses vues ne s’exécutèrent pas moins, mais d’une autre manière.

La prophétie [59] de Madame Guyon n’est pas moins certaine malgré la perfidie de Mme de Maintenon, mais elle fut trouvée indigne d’être l’instrument de cette œuvre divine, et ce qui confirme tout ce que nous venons de dire, c’est deux circonstances de cette lettre remarquable : premièrement Madame Guyon dit qu’il y avait des âmes que Dieu choisissait dès le commencement et qu’il destinait à de certaines fins, mais qui s’égaraient et s’écartaient par leur faute de la voie du Seigneur, ce qui n’empêchait pourtant point que leur vocation et grâce n’eussent été véritables. Elle ajoute ensuite qu’à l’égard des temps où ces choses arriveront, il lui avait été imprimé : il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que Dieu a réservés à sa puissance.

Il paraît de là évidemment que cette prophétie était conventionnelle ; qu’elle dépendait de la fidélité de Mme de Maintenon. Mais ce qui est tranchant dans la question présente, c’est qu’elle fut, malgré elle et contre son intention, un instrument efficace pour répandre la doctrine de l’intérieur. Si elle avait rempli sa vocation [60] peut-être aurait-elle moins percé. Elle n’était pas digne par sa duplicité, par ses artifices, de jouer un autre personnage que Judas, qui en trahissant son divin Maître a contribué à sa mort dont les suites ont été si heureuses pour l’humanité. Mme de Maintenon3279 persécute l’intérieur, fait beaucoup de bruit, excite le zèle amer et aveugle de Bossuet et de plusieurs autres ; la France retentit de leurs clameurs et l’Europe a les yeux ouverts sur ce spectacle, la curiosité engage beaucoup de monde à se procurer ces livres qui font une si grande sensation ; Madame Guyon, cette divine femme, est immolée, ses souffrances et ses sacrifices apostoliques enfantent nombre d’âmes à Jésus-Christ, la bonne odeur de l’Evangile et du royaume intérieur se répand, on voit en France nombre de personnes embrasser cette doctrine, des couvents entiers qui la suivent, des villages qui la goûtent, des gens de tous ordres, grands et petits qui s’y attachent sérieusement.

Elle ne se contient pas3280 dans ce seul royaume, elle [61] se propage ailleurs ; déjà les protestants la reçoivent ; Anglais, Ecossais en viennent humer l’odeur3281 auprès d’elle, elle perce en Hollande où tous ses livres s’impriment, en Allemagne où il se forme nombre d’âmes ; en Suisse et dans plusieurs autres endroits. Déjà on voit ses divins3282 écrits traduits en diverses langues, en allemand, en anglais et peut-être en d’autres. On3283 voit par cinq volumes de lettres, dont on a procuré il y a quelques années une nouvelle édition, l’étendue de sa correspondance. Ecclésiastiques3284, laïques, catholiques et protestants. En sorte que l’établissement de l’Eglise de Philadelphie a été réel, mais sans éclat et dans le secret.

Si Mme de Maintenon n’avait pas persécuté Madame Guyon, peut-être la doctrine intérieure se serait-elle renfermée dans la France. Ainsi il arriva au commencement du christianisme : les apôtres persécutés en Judée portent l’évangile presque dans tout le monde connu. Cette prophétie s’est donc accomplie quant au règne intérieur, au milieu des mépris et des persécutions, et continuera à percer dans [62] le secret jusqu’au temps de la manifestation du règne de Jésus-Christ ; temps marqué par la sagesse et la puissance de Dieu. Et quiconque avant ce temps-là s’imagine que la propagation de la doctrine intérieure se fera avec éclat, ne peut manquer de s’égarer509.

L’homme est porté naturellement au merveilleux et au sensible, cette prophétie flattait les enfants spirituels de Madame Guyon dont la plupart étaient dans le commencement de la voie, ils ne voyaient rien que de beau dans une interprétation littérale. Semblables aux disciples du Sauveur qui s’attendaient au rétablissement du royaume d’Israël, ils aimaient à en presser les termes et à en appliquer toute l’étendue à leur temps, parce qu’ils

y voyaient d’abord de la vraisemblance. Ils ne savaient pas que Satan ne lâche pas prise si vite, qu’il n’était pas encore enchaîné, que les avant-coureurs du règne visible de Jésus-Christ ici-bas n’étaient pas encore arrivés. Ils ne faisaient pas attention aux endroits sans nombre des écrits de Madame Guyon où elle [63] parle des étranges renversements, des persécutions terribles qui doivent précéder cet heureux temps, que Satan enragé de voir son règne prêt à finir, ferait les derniers efforts ; qu’avant tout cela, il se formerait de lieux en lieux des maisons patriarcales dont les membres mèneraient une vie simple et commune au milieu de la génération perverse et sous les divers gouvernements civils auxquels ils seraient assujettis, sans prendre part à la corruption universelle, et qu’insensiblement la lumière gagnerait sur les ténèbres jusque aux grands événements que Dieu a réservés à sa puissance.

Ainsi pour résumer, ce qui devait s’accomplir du temps de Madame Guyon (qui était l’époque de l’Eglise de Philadelphie) a eu son accomplissement et si même cette divine femme désirait que Mme de Maintenon et le roi se convertissent, c’était par le même principe que saint Paul souhaitait que les Juifs embrassassent l’évangile et voulait être anathème pour ses frères.





Histoire des dernières années

L’Histoire des dernières années… (manuscrit de Lausanne, TP 1154) est la traduction très partielle d’un recueil de Fleischbein510 qui donne quelques informations complémentaires concernant les opinions de Madame Guyon dans ses dernières années. Nous en donnons quelques extraits :

[88] Il ne saurait y avoir rien de plus tranchant, et en même temps de plus solide que ce que Madame Guyon écrit dans cet endroit de l’Eglise Romaine extérieure, preuve qu’elle n’a point considéré comme vraie Eglise tous ses membres pourris. Par conséquent aussi la Prophétie, touchant la ville de Genève, ne peut avoir d’autre sens, sinon qu’un jour, au temps et à l’heure de Dieu, la vraie et sainte Eglise de Dieu, composée d’adorateurs en esprit et en vérité, sera et fleurira dans la ville de Genève. Pour ce qui est de l’extérieur et des cérémonies de l’Eglise, elles seront établies et introduites comme le Saint-Esprit le jugera alors nécessaire.

Page 254 : Mad. Guyon à ce qu’a conté Mylord Forbes à feu ma femme511, a dit du frère Laurent qu’il avait été dans la consommation de la vie intérieure, qu’elle en avait fait grand cas et qu’elle savait de lui que les Carmes avaient fait des traitements inouïs au [frère] saint Jean de la Croix, qu’on ne l’apprendrait jamais, mais que [89] les souffrances qu’ils lui avaient causés surpassaient tout ce qu’on en pouvait dire.

L’abbé Gautier et M. de Colombier dont j’ai déjà parlé, étaient l’un et l’autre enfants spirituels de Madame Guyon. L’abbé Gautier était bien plus avancé que M. de Colombier. Ils vivaient ensemble à Paris, quand M. de Marçais et M. de Vatteville y furent l’année 1717. L’abbé Gautier en parlant à M. de Vatteville de l’état élevé de Madame Guyon dit, que celui qui pourrait comprendre l’état d’anéantissement de Christ dans le Saint Sacrement, comprendrait aussi l’état d’anéantissement de Madame Guyon et sa sainteté.

Mylord Forbes aussi conta à feu ma femme que Madame Guyon avait fait très grand cas de feu M. Poiret, mais que cependant, ayant entendu louer la petitesse et l’esprit d’enfance de feu M. Poiret, elle dit à celui qui en faisait cet éloge, qu’il verrait encore bien autre chose en Mgr L’Archevêque de Fénelon au cas qu’il apprît à le connaître.

On demanda à Madame Guyon quelle était la cause qu’on trouvait si peu de saints parmi les protestants pendant [90] qu’il y en avait un si grand nombre parmi les catholiques. C’est, répondit-elle, parce que parmi les Protestants il n’y a point de subordination et que chacun s’y conduit selon son propre esprit.

Dans une lettre512 que feu M. Poiret a écrit à M. Traitorend [Traitorrens], il juge que si celui-ci avait été présent à la mort de Madame Guyon, il n’aurait pu en profiter beaucoup, parce qu’elle n’avait guère été en état de parler. Comme M. Traitorend n’était pas suffisamment disposé et ne marchait encore alors que par l’extérieur, sans reconnaître la profondeur de la vie intérieure, M. Poiret pense qu’à cause de ce peu d’aptitude, il n’eut guère pu profiter dans ce temps-là chez Madame Guyon. Pour moi je pense tout le contraire. Si Dieu l’en avait jugé digne, ou bien aussi s’il n’avait possédé qu’une grande humilité active et que Dieu lui eût fait la grâce d’assister au passage de Madame Guyon dans le Seigneur, c’eût été pour lui un avantage infini. Ceux qui sont jugés dignes d’assister aux dernières heures de si [91] grands saints, obtiennent par là une bénédiction infinie. C’est une … de la préférence accordée à la Sainte Vierge Marie et à saint Jean d’avoir été seuls jugés digne de se tenir sur la croix quand Jésus-Christ Notre-Seigneur et Dieu fut crucifié.

M. Poiret ajoute, que peut-être même lui Traitorend eût été choqué de trouver dans la maison de Madame Guyon si peu de mortification et de rigueur extérieure et moins encore que chez lui, Poiret, dans la société de Ranberg513, mais que telle avait été la volonté de Dieu. Madame Guyon avait bien des fois dans sa vie pratiqué les austérités extérieures dans un très haut degré, mais elle était alors dans un état apostolique, et il n’y a pas plus de comparaison à faire des mortifications et austérités extérieures à ses grandes souffrances apostoliques que d’un brin de paille à une montagne d’or, tant les souffrances apostoliques étaient d’un grand poids et d’un prix infini. M. Traitorend ne savait point encore alors ce qu’était la vie intérieure, mais ensuite il en a eu l’expérience et a subi aussi beaucoup de grandes [92] souffrances. Il avait eu quasi un démêlé avec M. Poiret pour avoir critiqué témérairement la liberté innocente des enfants de Dieu dont M. Poiret et sa société usaient.

P[age] 258 : Madame Guyon pendant les dernières douze années de sa vie qu’elle passa à Blois, entretenait des abeilles et en faisait recueillir le miel dont elle régalait ses amis. (...)

M. de Marçais m’a conté qu’une demoiselle en Suisse qui était intérieure, et dont j’ai oublié le nom, avait écrit en France pour s’informer si Madame Guyon n’avait point [93] laissé de successeur dans l’état apostolique qui assistât d’autres personnes intérieures. Sur quoi après avoir écrit en bien des endroits, elle avait enfin reçu avis qu’il existait effectivement une personne pareille, savoir la duchesse de Grammont ; mais qu’elle se tenait fort cachée quant à son extérieur, à cause du grand nombre d’ennemis qui persécutaient la vie intérieure514. Que par cette raison, elle n’était connue que de personnes pareillement adonnées à la vie intérieure. Les lettres furent écrites quelques années après l’année 1720515.



« Divers écrits de Madame Guyon » ( A.S.-S. 2057)

639. « FAISANT VERS VOUS SELON NOTRE POUVOIR...» Après 1710.

« Ecrit adressé peut-être à Mr de Ramsay ».

Faisant vers vous, selon notre pouvoir, la fonction de serviteurs du souverain Père de famille, nous vous invitons à son banquet et à ses noces, vous assurant de sa part que toutes les viandes sont apprêtées, et qu'il faut venir sans différer. Nous vous conjurons donc de renoncer à tous ces empêchements sur lesquels plusieurs ont formé des excuses, les uns disant : « J'ai pris une femme et je ne puis pas y aller », les autres : « J'ai acheté une paire de bœufs et je m'en vais les éprouver, les autres :  « J'ai acheté une terre et j'ai besoin d'y aller et de la voir », car, selon la parabole de l'Évangile, s'excuser de cette sorte ne se défend pas tant qu'ils offensent le Père de famille qui les a invités.

Détachez-vous de tous les obstacles, et de toutes les occasions qui vous retiennent et ne pensez à aucune excuse, afin de vous hâter de venir où votre propre salut vous appelle. L’Ange ayant dit à l'apôtre saint Jean : « Bienheureux ceux qui sont appelés aux noces de l'agneau ! » ne soyez pas si malheureux que d'être du nombre de ces personnes desquelles ce Sauveur a dit dans sa juste indignation : « Le banquet des noces a été préparé, mais ceux qu'on y avait invités n’en n'ont pas été digne. » Ne vous exposez pas à cette menace de notre Sauveur plus terrible que la foudre : « Je vous dis en vérité que nul de ceux qui ont été appelés n'aura pas à mon banquet. » Nous savons que vous avez assez d'intelligence [f°228v°] pour comprendre ces expressions figurées de notre Sauveur et pour connaître de quel poids et de quelle importance elles sont. C'est pourquoi nous ne jugeons pas à propos de vous les expliquer de crainte d'en affaiblir la force et l’énergie par notre explication. Ceux qui sont invités par la parabole du banquet à suivre l'humilité de Jésus-Christ en méprisant l'ambition et les vanités du monde, quelques grandes richesses qu'ils possèdent, en quelques grands honneurs qu'ils soient établis, et de quelques plaisirs qu'ils jouissent dans leur condition, ne perdent pas la gloire et les délices, mais ne font que les changer. Même (sans avoir égard aux biens éternels que l'œil n’a point vus, que l'oreille n'a point entendus, qui ne sont point venus dans l'imagination de l'homme, que Dieu prépare à ceux qu'il aime) ils trouvent incomparablement et inexplicablement plus de joie et plus de délices dans le service de Dieu, qu'ils n'ont pu en trouver dans le monde. Car qui pourrait penser qu'il ne se trouve point de joie et de satisfaction dans l'esprit de ceux qui disent à Dieu, de l'abondance de leur cœur : « J’ai trouvé mes délices dans la voie de vos témoignages, comme un avare aurait trouvé les siennes dans toutes les richesses. La loi qui sort de votre bouche n'est plus précieuse que les millions d’or et d'argent. » Les jugements du Seigneur sont véritables. Ils se justifient par eux-mêmes. Ils sont plus [f°229] désirables que l’or et qu'une multitude de pierreries. Ils ont plus de douceur que le miel le plus pur et le plus exquis. Il serait long de raconter toutes les expressions de l'Ecriture Sainte qui nous marquent la satisfaction des véritables serviteurs de Dieu. Le Saint Esprit qui a rempli l’Ecriture Sainte de semblables témoignages, ne laisse pas ceux qui ont abandonné les choses de la terre pour celles du ciel, les périssables pour les éternelles, les choses impures pour les saintes, sans leur faire éprouver ces délices qui nous sont représentées par ces divines paroles. Ceux qui ne les ont pas éprouvés peuvent en entendre parler, mais ils ne sont pas capables de comprendre ni de connaître qu’ils sont autant au-dessus de toutes les délices du monde que l'âme est au-dessus du corps, que l’esprit est au-dessus de la chair. L’Apôtre connaissait bien ces délices de la raison et de l'esprit lorsqu'il disait :  « Je suis rempli de consolation, j'ai une abondance de joie qui est au-delà de toute mesure dans toutes les tribulations qui m’arrivent. » Il ne dit pas dans la prospérité, mais dans les tribulations ; ni seulement dans quelque-unes, mais dans toutes. S'il disait simplement : « Je me réjouis dans la tribulation », il dirait quelque chose de grand et de merveilleux. S'il disait aussi : « Je suis comblé de joie dans la tribulation », [f°229v°] cela serait encore plus admirable ; mais en disant : « dans toutes sortes d'afflictions j'ai eu une abondance de joie qui passe toute mesure », il ne pouvait pas exprimer plus fortement l'excès et la perfection de sa joie. Combien donc Celui qui console de cette manière Ses serviteurs dans toutes leurs afflictions leur prépare-t-il de consolations et de bonheur pour cet état dans lequel il ne se pourra rencontrer aucune peine ! Combien Celui qui les réjouit et les console si abondamment dans le temps de leur travail, de leur combat et de leur exil, leur doit-il donner de satisfaction et de joie dans le séjour de l'éternelle patrie !

Cependant il y a des hommes qui méprisant la bonté avec laquelle Dieu les appelle au banquet de l'Agneau, et ne faisant nul état ni du repos dont les saints doivent jouir dès maintenant ni du bonheur qui leur est promis dans l'éternité, passent leur vie dans les fausses délices du monde, et descendent en un moment dans les Enfers, ne voulant pas abandonner leur mauvaise voie. S'ils font quelques bonnes œuvres, elles ne peuvent pas être agréable à Dieu parce que, comme dit l'apôtre, Sa bonté infinie leur ayant donné le temps de faire pénitence, ils en abusent, et en multipliant leurs péchés, ils amassent des trésors de colère pour le jour de la Colère dans lequel Dieu manifestera la justice de Ses jugements.

[…]

Écoutez donc cette voix du ciel que l'Apôtre saint Jean a entendue lorsque Dieu lui révélait Ses mystères, écoutez cet avertissement venant de Dieu comme s'il n'avait été prononcé que pour nous : « Mon peuple, sortez de Babylone et n'ayez point de part à ces crimes. » Écoutez encore cet avertissement qu’en fait par un prophète à chacun de nous : « Sion qui habitez au milieu de Babylone, retirez-vous, fuyez. Ne demeurez donc pas davantage parmi les enfants de Babylone de peur d'être enveloppés dans leur ruine. Sortez, fuyez, hâtez-vous en embrassant de tout votre cœur ce conseil du Sage : mon fils ne tardez pas de vous convertir au Seigneur, ne différez pas de jour en jour, car sa colère viendra soudainement, et vous perdra dans le temps de la vengeance. »

- A.S.S., ms. 2057, (f°228-232), 20e pièce. Cette pièce, d’une autre écriture d’un copiste appliqué, n’est certainement pas de Madame Guyon, mais reflète l’esprit de certains disciples influencés par des prédicateurs calvinistes.

 Le début de la pièce est intéressant par son affirmation de la joie intérieure vraie qui va au-delà de l’expérience naturelle. La suite de la pièce forme avec ce début un contraste saisissant. Nous y voyons l’opposition entre l’Intérieur mystique selon madame Guyon et des arguments religieux et scripturaires, que l’on retrouve aussi bien dans le monde catholique jansénisant, n’hésitant pas à tirer parti de l’inquiétude sur le sort dans l’au-delà. On retrouve l’atmosphère lourde du piétisme ascétisant si bien rendu par le roman de Karl Philipp Moritz, Anton Reiser. Nous omettons la plus grande partie de cette suite.

1 Proverbes de Salomon, 1, 24-26.

2Id., 1, 27-31.

3Id., 1, 32.

641. « MOI QUI SUIS PETITE AVEC VOUS... »

[Lettre adressée au cercle des disciples.]

Moi qui suis petite avec vous en votre présence, et qui, en votre absence, parle hardiment, sachez que la puissance en Dieu nous a été donnée pour détruire les forteresses et pour renverser les conseils des hommes. Quelles sont ces forteresses, sinon les lieux où l’amour-propre se retranche, déguisé en pur amour ? Aussi faut-il détruire toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu. Cette science de Dieu paraît faible et méprisable à ceux qui sont ennemis de la science et de la sagesse, parce qu’ils ont le goût de l’esprit ; mais cette science est à dégoût à celui qui, n’ayant plus que le goût du coeur, n’a plus que le goût de Dieu pur, nu et sans mélange de l’esprit. Cette hauteur qui s’élève contre la science de Dieu rend, selon saint Paul, l’esprit captif, mais la science de Dieu, en captivant le cœur sous son empire, met l’esprit en parfaite liberté.

Ne direz-vous pas que mes lettres ont du poids et de la force, et que ma personne n’est que faiblesse et digne de mépris ? Sachez néanmoins que c’est le même Dieu qui est fort en mes lettres et faible en moi. Mon cœur est oppressé pour vous tous, que j’aime - uniquement pour vous tous, que j’aime en Jésus-Christ et pour qui, de bon cœur, je consens d’être anathème. Prenez garde, mes très chers, que la force ne vous entraîne point, que la hauteur ne vous élève point, mais demeurant repus intérieurement par la petitesse et vous laissant enseigner par l’onction, recevez la bonne nourriture qu’elle vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. Mon cœur souffre à votre occasion, et surtout de quelques-uns qui, étant convaincus de la vérité et de la nécessité de la petitesse, ont néanmoins du goût pour l’élévation. Le Seigneur sait [f°264v°] que je dis la vérité. Que celui qui se sent coupable de cela en son cœur se condamne, que celui qui ne le sent point n’aille pas se justifier soi-même, car toutes justifications sont odieuses au Père des lumières qui connaît la vérité telle qu’elle est.

Vous êtes tous égaux en Jésus-Christ : il n’y a point de différence entre vous que le plus ou moins de charité y met. Quoique vous deviez faire à l’extérieur toutes sortes de devoirs de bienséance et de charité les uns envers les autres en vue de Jésus-Christ qui a rendu à César ce qui lui appartenait, tenez-vous plus heureux d’être à Jésus-Christ, et tirez-en une gloire plus grande et plus solide que de toutes les faveurs des grands ; soyez plus contents d’être aimés des favoris du Seigneur que de ceux qui sont les plus estimés du siècle : les uns vous procureront des avantages passagers, et les autres les grâces du Seigneur.

Au reste, je vous donne à tous un père1 : il est expédient2 qu’il croisse et que je diminue, mais soyez certains qu’il ne vous sera utile qu’autant que, sans vous arrêter à son esprit, à ses talents, à ce qu’il a de fort et de grand, vous ne vous arrêterez qu’à la petitesse, à la docilité que le Seigneur lui a données. Malheur à lui s’il vous conduit par l’esprit, et malheur à vous si vous désiriez être conduit de la sorte ! Il vous conduira par le cœur et, comme l’onction vous doit enseigner au-dedans toute vérité, l’onction lui doit enseigner à lui-même toute vérités de conduite. L’on peut dire de son esprit ce que disait Jésus-Christ de saint Jean : c’est une lumière brillante, vous pouvez vous réjouir quelques moments à sa clarté, mais c’est son cœur qui doit vous conduire et qui doit [265r] vous porter à mépriser toute vaine prudence et toute fausse sagesse, pour ne plus avoir que la sagesse de Jésus-Christ, qui n’est que faiblesse apparente, scandale aux Juifs et folie aux gentils.

Vous êtes appelés, mes très chers enfants, à une charité toute parfaite ; c’est cette charité toute chaste qui n’admet que Dieu seul, qui exclut tout le reste et qui porte un chacun de vous à suivre la vérité cachée dans le centre de notre âme, qui demande à chacun de nous des choses toutes différentes. Et, quoique nous soyons plantés dans le parterre de l’Eglise pour Son bon plaisir et qu’Il veuille que tout notre but soit de Lui plaire et de faire Sa volonté, cependant cette volonté est pleine d’une agréable variété, comme nous voyons chaque fleur dans un parterre avoir sa qualité particulière, quoiqu’elles contribuent toutes ensemble au plaisir de la vue : quelques-uns entre vous ont de la hauteur, ont peine à plier ; il faut qu’ils soient rabaissés et que leur sagesse raisonnable et lumineuse soit détruite. D’autres sont timides et ne se laissent point assez à tout ce que Dieu demande d’eux : il faut que leur souplesse les mette en état d’être étendus et leur donne un cœur ferme pour servir aux desseins de Dieu. Les autres ont de la délicatesse, du désir d’être aimés et estimés ; il faut qu’ils perdent l’estime et l’amitié de ceux sur lesquels ils avaient comme toute la douceur de leur vie. Les autres sont resserrés, ayant peine à s’ouvrir ; il faut que l’ingénuité leur fasse dire jusqu’aux moindres de leurs pensées. Les autres sont nés d’un [265v] tempérament sensuel ; il faut qu’ils soient privés des satisfactions qu’ils passionnent. Il y en a qui se soucient peu de leur corps, mais ils sont amateurs de l’esprit, sont pénétrés de tout ce qui le flatte ; il faut qu’ils soient exercés par l’extinction de ce même esprit.3

Courez donc, mes très chers, de toute votre force, sans cesser un moment de vous reposer, et puisque Jésus-Christ, qui est votre capitaine, vous donne un guide, suivez-le avec fidélité et avec petitesse ; ne murmurez point dans le désert où il doit vous conduire, suivez-le aveuglément en tous lieux. Mais qu’il ait aussi cette fidélité pour Dieu de ne se servir que de la parole qui sera l’expression de son cœur, pour vous communiquer les eaux de la grâce ; ce ne sera point la verge de l’autorité, ni le caractère extérieur qui vous la doit procurer, mais la parole de Jésus-Christ. Il faut donc que le père aille par la mort continuelle de l’esprit, et que les enfants aillent aveuglément où il les mène ; il ne conduira jamais mieux que lorsque vous marcherez sans réflexion et sans retour sur vous-mêmes.

Mais pour commencer à marcher tous ensemble dans la pure charité, il faut vous éloigner de vous-mêmes, et le plus que vous pourrez. Vous êtes tous conduits par la même voie qui est Jésus-Christ, vous êtes tous éclairés de la même lumière qui est Jésus-Christ, vous êtes tous animés de la même vie qui est Jésus-Christ. D’où vient donc [266r] qu’il y a entre vous de la différence ? C’est selon que vous êtes plus proches de Jésus-Christ et éloignés de vous-mêmes : marchez donc courageusement sans vous arrêter à vous regarder, allez mes enfants avec votre Raphaël4. Et si vous trouvez les eaux amères  et des monstres prêts à vous dévorer, ses sages conseils vous aideront à vous délivrer de tous ces dangers, supposé que vous n’hésitiez point, que vous fassiez hardiment ce qu’il vous dira, qu’il n’hésite point lui-même, qu’il ne soit point effrayé des monstres dont il vous verra attaquer. La petitesse seule le mettra à couvert de toute méprise.

 Encore un coup, mes chers enfants, ne vous appuyez ni sur la science ni sur l’esprit : si vous cherchez votre sûreté en ces choses, vous ne la trouverez que dans la petitesse de votre docilité. Dieu est et sera le conducteur invisible tant que vous n’aurez point tous, tant que vous êtes, d’autre appui que le néant. Quittez donc ce qui est de l’homme sage et entrez dans la simple enfance de mon petit Maître qui, étant la Sagesse incréée, s’est fait enfant : Il ne vous communiquera la véritable sagesse qu’autant que vous serez enfants. Ô si je pouvais inspirer à vous tous ce caractère d’enfance ! Je ne puis vous parler d’autre chose, je ne puis être autre chose qu’enfant, pour vous et avec vous, afin que vous soyez tels que Dieu vous veut.

Ô sagesse que vous êtes opposée à Jésus-Christ ! Vous rendez l’homme si ferme et si indocile que Jésus-Christ ne le peut imprimer de Ses caractères. Ô enfance que vous êtes propre pour Dieu ! Vous rendez l’homme si pliable qu’il prend aisément toutes les [266v] figures différentes que l’amour lui veut donner.

Ô amour vous serez toujours un enfant, et la multitude des siècles ne vous rendra point homme, puisque vous cesseriez d’être amour si vous cessiez d’être enfant.

A.S.S., ms. 2057, f°264-266v°, 28e pièce. La pièce a-t-elle été retouchée ?

1Fénelon ?

2Expédient : utile, opportun.

3Parodie inversée des béatitudes.

4v. Tobie.

642. « LE SOIR DE LA PENTECOTE... »

Le soir de la Pentecôte il me fut mis dans l’esprit comme il y avait eu dans l’ancienne loi plusieurs martyrs de la divinité, car les prophètes, les Maccabées et autres ont été les martyrs du vrai Dieu et n’ont souffert que pour soutenir la Divinité ; dans la primitive Eglise les martyrs ont répandu leur sang pour soutenir la vérité de Jésus-Christ. Tous ces martyrs étaient les martyrs d’un Jésus-Christ crucifié Dieu et homme aussi, leur martyre était sanglant, mais à présent il y a des martyrs du Saint Esprit. Ces martyrs ne souffrent qu’en deux manières : pour maintenir le règne du Saint Esprit dans les âmes, et pour être les victimes de la volonté de Dieu, car le Saint Esprit est la volonté du Père et du Fils comme il est leur amour. Ces martyrs doivent souffrir un martyre extraordinaire, non en répandant leur sang, mais étant captifs de la volonté de Dieu, le jouet de Sa Providence, martyrs de Son Esprit. Les martyrs de la primitive Eglise ont souffert pour la parole de Dieu qui leur avait été annoncée par le Verbe, les martyrs à présent souffrent par la dépendance de l’Esprit de Dieu. C’est cet Esprit qui va Se répandre sur toute chair, comme il est dit dans le prophète Joël [270v°]1. Les  martyrs de Jésus-Christ ont été des martyrs glorieux, Jésus-Christ ayant bu toute la confusion et l’opprobre, mais les martyrs du Saint-Esprit sont des martyrs de confusion et d’opprobre.

[…]

Ô Esprit consommateur de toutes choses, consommez tout et réduisez tout en Vous, mais avant que cela [ne] soit fait, vous serez un Esprit destructeur. Aussi Jésus-Christ dit-Il : « Je suis venu apporter le feu dans le monde : que veux-je sinon qu’il brûle ? Je ne suis point venu apporter la paix, mais l’épée. Il faut renaître de l’esprit et de l’eau. », la parole est comme l’eau qui s’écoule mais c’est l’Esprit qui la rend féconde. C’est cet Esprit qui enseignera toutes choses ainsi que Jésus-Christ le dit. Il prendra de ce qui est à moi car c’est le Saint Esprit qui nous communique le verbe et qui le produit en nous comme dans Marie qui enseigna par la fond.

- A.S.S., ms. 2057, f°270-271, 31e pièce. L’attribution de ce texte demeure incertaine. Nous omettons un développement mêlé de latin puis fort lyrique. Il s’agit d’un billet adressé au cercle des disciples à l’occasion de la fête du Saint Esprit.

1Joël, 2, 28.





643. « LE DERNIER DE JANVIER, EN SOUPANT LE SOIR... »

Le dernier de janvier, en soupant le soir, vers la fin du repas, on s’aperçut tout d’un coup que N. [Madame Guyon] versait des larmes et avait le cœur blessé. Ce qui ayant duré assez longtemps, N. prit enfin une plume et écrivit ce billet pour réponse aux demandes qu’on lui faisait :

« Je pleure l’avenir bien plus que le présent : on quittera la fontaine des eaux vives pour se désaltérer dans des citernes corrompues, qui ne pourront contenir les eaux1. Ô maternité pleine d’amertume ! Hélas ! Une chaîne si belle devait être éternelle ! Hélas ! Amour-Dieu, Epoux de mon âme, tu ne donnera plus de lait aux mamelles pour les gens dont la foi est faible. Les mères ne seront plus nourries et les enfants dans la langueur chercheront des marâtres qui leur donneront du lait empoisonné. Faut-il, Seigneur, que l’excès de Tes miséricordes rende ingrat et soit la source de tant d’amertume ? »

[304v°] De vous dire la suite de cela, je ne le puis, sinon dire que deux jours après, N. souffrit des déchirements de cœur à [en] mourir, toute la nuit, et presque tous les jours, s’est ressentie de l’infidélité de qui cela touche. En voici encore un vestige dans un cantique d’aujourd’hui mardi gras, sur l’air « Bergers de Maintenon »:

1.

Tous les enfants dont Tu m’as fait la mère

Ne portent pas Tes divins caractères,

J’en porte au cœur une douleur amère.

2.

Pourquoi veux-Tu que je porte sans cesse

L’orgueil des uns et leur délicatesse2 ?

Je n’ai que trop de mes propres faiblesses.

3.

J’en vois beaucoup que l’Amour abandonne

Mon esprit, et mon corps même, en frissonne,

Je n’oserais indiquer leurs personnes.

4.

Je vais rester dans un profond silence

Sans jamais déclarer ce que je pense…a

De tant de maux, dis-nous quelle est la cause.

5.

C’est que chacun se recherche soi-même

Qu’on n’aime point, quoiqu’on dise qu’on aime

Que ma douleur est juste autant qu’extrême !


- A.S.S., ms. 2057, f°304, 35e pièce. Copie d’écriture très appliquée et claire. En tête : « C’est peut-être Mme Guyon ».

a Un mot illisible.

1Jean, 4, 10-15 : Le puit de Jacob et la fontaine d’eau vive. Jean reprend Jérémie 2, 13 : « Oui, il est double, le méfait commis par mon peuple : ils m’abandonnent, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l'eau. » (TOB).

2Délicatesse : sens classique, aujourd’hui disparu, de « scrupule, susceptibilité ombrageuse » (1663). (Rey).




Lettres de l’abbé de la Bletterie

644. « DE L’ABBE DE LA BLETTERIE A UN AMI (…) » Après 1733.

Nous donnons les trois brefs passages qui témoignent directement sur madame Guyon, extraits des longues  Lettres de l’abbé de la Bletterie à un ami au sujet de la relation du quiétisme. Ces dernières furent rédigées en réponse à la  Relation du Quiétisme de Phelippeaux :

 

Première lettre :

[...] Vous savez, monsieur, que j'ai demeuré dans une ville peu éloignée de Blois 1. J'ai eu occasion de m'entretenir avec des personnes très dignes de foi qui ont connu Madame Guyon pendant les dix dernières années de sa vie. Ils m'ont souvent parlé de sa patience et de sa résignation dans des infirmités continuelles, de son amour pour les pauvres, de la simplicité de sa foi, de son éloignement pour toute voie extraordinaire. Elle avait pleinement renoncé aux vaines spéculations. Jamais on ne lui a entendu dire la moindre parole d'aigreur contre ceux qui l'avaient persécutée. Au contraire, elle les excusait en disant : «Ils ont cru bien faire. Dieu m'a voulu humilier : je ne le suis pas assez ; que Son nom soit béni.» Ce langage ne venait pas de l'impuissance de se justifier, puisqu'elle avait offert dans le temps de soutenir toutes sortes de confrontations.

Je ne sais, monsieur, si les personnes qui s'intéressent à sa mémoire  donneront une apologie. Je trouve, dans la vie de monsieur de Cambrai, que messieurs les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, de concert avec monsieur de Fénelon, avaient dressé un Mémoire en leur nom pour la justifier 2, mais que, dans la crainte de les compromettre, Madame Guyon ne voulut point consentir qu'on en fît usage. [...]

 

Seconde lettre :

[…] J'ai questionné plusieurs personnes, qui se souviennent distinctement de l'avoir vue, lorsqu'elle demeurait dans le cloître de Notre-Dame. La peinture qu'on m'a fait de son visage est aussi peu avantageuse 3 que ce qu'on m'a dit de sa vie est édifiant. Elle assistait jour et nuit aux offices de la cathédrale, au plus fort de l’hiver, et aux dépens de sa santé. Elle faisait subsister un grand nombre de pauvres par ses aumônes abondantes. […]

 

Troisième lettre :

[…] Dès l’âge de dix-huit ans, elle avait fait connaissance avec M. Fouquet, frère du surintendant, et avec madame la duchesse de Charost, qui l’avait en quelque sorte suivie dans tous ses voyages, entretenant avec elle le commerce le plus vif 4. […]

- Correspondance de Fénelon, 1828, tome VII, p. 97 (extrait de la première lettre), p. 102 (extrait de la seconde lettre), p. 131 (extrait de la troisième et dernière lettre).

1Madame Guyon vécut les douze dernières années de son existence à Blois, recevant les visites discrètes de nombreux français (« cis ») et étrangers (« trans »).

Dans notre édition de la Vie, p. 85, nous signalions que le verso d’une enveloppe qui servit d'attaché autographe au manuscrit d’Oxford porte une adresse partiellement lisible : « [ma]dame / [Gu] yon la douairière / [rue N]icolas / B[lois] »). M. A. Guerrier, conservateur du fond ancien de la Bibliothèque abbé Grégoire, de Blois, nous a confirmé cette adresse et fourni les indications qui suivent. L’église a disparu à la Révolution et ne doit pas être confondue avec l'actuelle église Saint Nicolas.  La « rue Nicolas » qui était fort courte a changé son nom en « rue Jean Bernier » qui donne sur la « place des Lices », située à l’ouest et près du château royal. La maison serait l'actuelle « capitainerie » située sur la gauche à l’entrée de la rue (bâtiment en cours de rénovation en 2003). Tout ceci est conforme à ce que l’on rapporte de la situation d’une « petite maison au pied du château » de Blois (en fait elle se situe à niveau avec le château dont elle est séparée d’un fossé aménagé actuellement en route ; mais l’entrée donne bien sur la « Rampe des Fossés du château ») ; on sait enfin qu’une « maison » pouvait désigner un manoir que nous nommerions aujourd’hui facilement « château » (ainsi de la « maison » de son fils à Dizier). Selon un architecte ami, le style est d’époque dans ce qui reste des façades, dont des fenêtres à meneaux, etc.

Puisque nous terminons le « dossier biographique » par ce document n°645 du troisième et dernier tome de la Correspondance, complétons cette note géographique par une note nécrologique : le crâne de madame Guyon, récupéré par la famille après la Révolution, fut déposé dans la chapelle appartenant à la famille Guyon (branche de Guercheville), à droite en entrant dans le cimetière de Suèvres (à 13 kms au nord-est de Blois et tout près de Dizier). Crâne qui eut une longue histoire : le Mémoire des principales sépultures faictes dans l'église des père cordeliers de la ville de Blois... porte : « Ce jourd'hui dixième du mois de juin de l'année mil sept cent dix sept a été inhumée dans notre église dans la cave qui est sous la chapelle de saint François [on sait les liens franciscains de l'école normande puis parisienne de madame Guyon par l’intermédiaire de Chrysostome de Saint-Lô, du tiers ordre régulier franciscain] dont l'ouverture est dans le cloître au-dessus de la porterie, Dame Jeanne Marie Bouvier de la Mothe, veuve de Messire Jâques Guyon, chevalier Seigneur de Briare et d'autres lieux, âgée de soixante et huit ans, paroisse St Nicolas : ses enfants, Mr Guyon, Seigneur de Dizier, et Made la Comtesse de Vaux sa famille, ont fait graver sur une plaque de cuivre rouge attachée sur son cercueil de plomb ce qui suit en latin : Nobilis Matrone Joanna Maria Bouvier de la Mothe, olim desponsa / Generoso viro Jacobo de Guyon Equiti, Divini amoris zelatrix et martyr. / Morum simplicitate, crucisque Bajulatione, Jesu Infanti, crucifixo assimilata / Sacri silentii cultrix, vita que cum christo absconditae, inclytam tamen reddidere, / Longe lateque notam, purae charitatis causa cruentae insectationes, mira animi / Suavitate, paceque imperturbata mille perpessa labores, placide tamen / In cruce expiravit, idibus junii, 1717. » Le plomb fut récupéré à la Révolution, les ossements dispersés, le crâne fut,  dit-on, entre les mains d’un conservateur à Orléans qui pouvait ainsi montrer à ses visiteurs ce reste d’une dévote célèbre - avant de revenir à la famille.

2Outre les renseignements donnés par la lettre de l’abbé de Beaumont de 1732 qui détaille une abondante correspondance (v. Correspondance de Fénelon, 1828, tome VII, page 60-76) ainsi que les deux lettres de Dupuy de 1733 qui précisent des points historiques (reproduites dans notre premier volume de la Correspondance), ce mémoire contribua à l’histoire de la querelle rédigée par le marquis de Fénelon. Cette dernière histoire, donnée en préface aux Œuvres spirituelles de Fénelon, est de fait centrée sur Madame Guyon : nous l'avons reproduite au début du présent volume.

3Ce qui contredit la nouvelle Relation du Quiétisme de Phelippeaux, contre lequel écrit La Bletterie.

4Ceci souligne ce que nous savons de la proximité intérieure entre Fouquet et Madame Guyon (v. le récit de la mort de ce dernier dans la Vie), comme l’importance de la duchesse de Charost, autre « fille » de Bertot.





Pièces des procès

Thonon puis Paris 1683-1693

0. DU F. BONIFACE A D‘ARENTHON D’ALEX. 19 décembre 1683.

[ …]1

Pour ce qui regarde le R[évérend] P[ère] Lacombe, j’ai protesté à Votre Grandeur que nous n’avons jamais parlé de lui, ni des pères barnabites, qu’à l’avantage de leur mission.

Pour le petit livre, nous n’en avons parlé que pour leur faire comprendre qu’ils ne l’entendaient pas, de la manière qu’ils faisaient oraison qui était mauvaise ; mais comme nos matières sont passées sur ce sujet, nous n’avons rien à dire là-dessus, et nous n’en parlerons jamais.

Je n’espère pas d’ailleurs de pouvoir retirer aucun livre que les cinq que nous avons brûlés1 parce que ceux et celles qui en lisent ont fait des conventicules et des assemblées entre eux, où ils se sont déterminés de les brûler plutôt que de nous les faire voir, si bien que nous n’aurons plus de guerre pour cela.

[…]3

De Votre Grandeur, son très humble et très obéissant serviteur, F. Boniface, Cap[ucin] ind[igne], A Rumilly, ce 19 Xbre 1683.

E. Ritter, « Madame Guyon et le Père La Combe », Revue Savoisienne, 1893, p. 249 et suivantes. (Cet article livre trois pièces intéressantes éclairant la période mal connue de Thonon : le présent document, celui qui lui succède, ainsi qu’une lettre de Le Camus du 18 avril 1685, reproduite dans notre premier volume : « Monseigneur, J’ai répondu à toutes les lettres… »).

1,3Paragraphes ne concernant pas le P. Lacombe.

2 « …ils se firent apporter tous les livres qui traitaient d’oraison, tous sans exception, et les brûlèrent eux-mêmes dans la place publique. Ils étaient fort enflés de leur expédition, mais la ville se souleva à cause des coups donnés au père de l'Oratoire, et les principaux allèrent à Monseigneur de Genève lui dire le scandale où l'on était de ces missionnaires nouveaux si différents des autres, parlant du père La Combe qui y avait été autrefois en mission, et l'on disait qu'on n'avait envoyé ceux-là que pour détruire ce qu'il avait fait. Monseigneur de Genève fut obligé de venir lui-même dans cette ville et de monter en chaire, protestant qu'il n'avait point part à cela, que les Pères avaient poussé le zèle trop loin. » (Vie, 2.18.4)

0. MEMOIRE ECRIT A THONON. Avant novembre 1687.

Monseigneur est très humblement supplié :

Primo. De supprimer et défendre les trois livrets suivants, à savoir : un livret intitulé Lettre d'un serviteur de Dieu à une personne qui aspire à la perfection1 ; un autre intitulé le Court moyen de faire l'oraison2, et l'autre, Les Règles des Associés à l'Enfance de Jésus3.

2° d’obliger, sous peine d'excommunication, toutes les personnes qui en auront, de l'un et de l'autre sexe, et de quelques conditions qu'ils soient, de les apporter à mondit Seigneur, ou à quelque autre personne

1Repris dans les Opuscules spirituels…, 1712, « Lettre du serviteur de Dieu […] Jean Falconi… », p. 79-93. Sur Falconi (1596-1638), v. Index.

2Le Moyen court de Madame Guyon, édité en 1685 à Grenoble ; repris dans les Opuscules spirituels…, 1712, « Moien court… », p. 1-78.

3Les Opuscules spirituels…, 1712, « Les Règles des Associés… » de Madame Guyon, p. 349-404.

établie par lui, pour déraciner cette secte des passifs qui est fomentée par ces livres de l'oraison passive, ou par les discours qui sont fondés sur les mêmes principes et maximes des passifs, d'où ils dérivent comme d'une source infecte et suspecte.

3° de casser et supprimer cette société de l'Enfance, instituée par le père Lacombe, de quelques jeunes filles dans la maison de l'Hôtel-Dieu, pour être toutes passives, qui est un séminaire et un nid de cette secte, ou bien de les mettre sous la direction et conduite de leurs curés qui les remettent à la pratique de la dévotion ordinaire reçue et approuvée par l’Église, et leur fasse quitter les principes et maximes nouvelles et suspectes que leurs Directeurs passifs leur enseignent et font pratiquer selon les règles susdites.

4° Qu’en cas qu'elles ne soit pas cassées, supprimées, ou renvoyées chez leurs parents, pour détruire ce dangereux séminaire des passives, il plaise à Monseigneur de faire transporter dans l’église la fonction du vingt-cinq de chaque mois, qui consiste à se communier toutes à l'autel de la Congrégation et d’y donner la bénédiction du Très Saint Sacrement, l'après-dîner sur les quatre à cinq heures. […]4

5° Qu'il plaise à Monseigneur de faire prêcher et exhorter les passives et les peuples à reprendre le chapelet et de faire les prières accoutumées dans l’Église, de leur persuader la dévotion à la sainte Vierge et au saints, et de laisser cette oraison passive, ses principes et ses maximes qui détruisent et font mépriser négliger toutes les autres véritables dévotions.

6° De faire changer de cure un peu plus éloignée au curé de Margence, pour l’écarter des monastères, des fauteurs et partisans de la passiveté, qui la fomentent.

7° D’ordonner que l'on ne communie point à la sourdine, sans l’assistance de quelqu'un qui dise le Confiteor, selon la sainte coutume de l’Église.

8° Qu’on se communie les fêtes et dimanches et les jours qu'il y aura quelque indulgence dans quelque église, se confessant auparavant que de se communier.

9° Interdire aux directeurs et confesseurs passifs le Tribunal de la confession et de la chaire.

10° Défendre aux confesseurs de donner pour pénitence de faire l'oraison passive, mais la mentale simple, ou des prières vocales dites avec attention et dévotion, selon la pratique de l'Église.

11° De faire porter et dire le chapelet aux passives qui en font un mépris, aussi bien que des oraisons vocales.

12° Leur faire enseigner et porter les adorations, culte et respect dû aux images de Jésus-Christ et de ses saints.

13° De défendre aux prédicateurs et catéchistes sous peine d'excommunication, de suspensions et peines corporelles, d'enseigner directement ni indirectement cette oraison passive, et de ne faire aucun mépris des oraison vocales, chapelets, scapulaires, office de Notre-Dame, ou autres oraisons vocales, selon la dévotion d'un chacun.

14° Les directeurs passifs font faire trois jurements aux … premièrement, de ne se confesser qu'aux directeurs de leur secte ; deuxièmement, de ne faire point d'autre oraison que l'intérieure ou passive ; troisièmement, de ne se point marier.

- E. Ritter, « Madame Guyon et le père La Combe », Revue Savoisienne, 1893, p. 249 et suivantes :  « un mémoire qui n’est pas daté ; il a été écrit à Thonon […] antérieur à la lettre-circulaire du 4 novembre 1687, adressée par Mgr d’Arenthon d’Alex à ses curés pour leur enjoindre de retirer des mains de leurs ouailles le Moyen court, la Règle des Associés, etc. » 

Voir Vie, 2.14.5 : « Durant que j'étais ainsi malade, Notre-Seigneur donna la pensée au père La Combe d'établir un hôpital dans ce lieu où il n'y en avait point, pour retirer les pauvres malades, et d'instituer aussi une congrégation de Dames de la Charité pour fournir à ceux qui ne pouvaient quitter leur famille pour aller à l'hôpital ce qui leur était nécessaire pour vivre dans leur maladie, à la manière de France, dont il n'y a aucune institution en ce pays-là. […] Ces dames s'unirent, comme je l’ai dit, aussi pour pourvoir aux malades qui ne pouvaient aller à l'hôpital, et je leur donnai les petits règlements comme je les avais observés étant en France, ce qu'elles ont continué avec amour et charité. Il eut aussi la dévotion de faire faire tous les vingt-cinquièmes (des mois) la bénédiction dans la chapelle de la congrégation, qui est dédiée au Saint-Enfant-Jésus, et nous donnâmes pour cela un ornement complet à cette chapelle. »

4Le mémoire justifie ensuite ce transport : le lieu présent de la Congrégation actuelle s’avérerait peu convenable pour une telle dévotion.

0. TEMOIGNAGE DU P. THOMAS. Après 1687.

Trois choses me viennent en mémoire au sujet de Madame Guyon que je découvre par intérêt de la vérité. Voici un raisonnement, des plus égarés du monde, qu'elle fit au sujet de la condamnation de Molinos, voulant comme si [le] mettre à couvert des anathèmes du pape qui était dans un âge décrépit. Jésus-Christ, dit-elle, abandonne les espèces sacrées dès lors qu'elles sont altérées par quelque corruption. Le Saint-Esprit aussi abandonne l'homme quand les puissances de son âme sont, par un grand âge, altérées. La conclusion était que le pape n'avait plus le Saint-Esprit pour juger souvent et sûrement de la doctrine de Molinos. Il n'y a [qu']à pleurer et à rire d'un argument de cette fabrique.

Il me souvient pareillement que, dans un entretien, elle dit tout à coup que si elle voyait une personne dans la boue, elle l'y enfoncerait jusqu'au col, si peu il fallait s'ébranler et se remuer (vous savez quel est ce langage).

Elle a dit aussi, en lui parlant d'une certaine âme qui avait peine à aller à confesse : « Qu'importe, c'est plutôt se salir ».

A.S.-S., pièce 7022, intitulée : Le père François Thomas, vicaire général de la réforme de l'ordre de Grandmont. Conversation de Madame G[uyon].

0. ABREGE DE LA VIE DE MADAME GUYON PAR LE DUC DE CHEVREUSE. 1693.

Il est juste, monsieur, de vous expliquer les raisons qui obligent plusieurs personnes censées à croire que N. [Mme Guyon] a reçu l'esprit de Dieu avec abondance. Mais il faut pour cela vous dire en peu de mots le cours de sa vie. Elle est d'une famille noble très bonne et ancienne, originaire du Bas Maine, et établie à M[ontargis] depuis trois générations. Elle a été élevée non seulement honorablement mais chrétiennement dans la maison de son père. Elle s'est trouvée prévenue de grâce dès sa tendre jeunesse. Mais ayant été mariée à quatorze ans1, elle se dissipa un peu pendant deux ou trois ans, vivant néanmoins avec règle et beaucoup d'honneur. Elle était naturellement vive, un peu vaine, aimant sa beauté et son agrément naturel, noble avec cela et généreuse, le cœur bon, libérale, compatissante, de l'esprit, un peu de cette légèreté ordinaire aux femmes, qui, dans une personne vive, cause souvent l'exagération et l'imprudence, mais avec cela beaucoup de droiture, d'équité et de raison.

Sa conscience lui reprochant toujours dans ce jeune âge que sa vie toute réglée qu'elle était selon les hommes se trouvait bien différente de ce que Dieu avait commencé à lui demander dès son enfance, elle rencontra un religieux de Saint-François qui se sentit pressé intérieurement de l'exciter à chercher Dieu en elle-même. Elle pouvait avoir dix-sept à dix-huit ans. À peine se fut-elle retrouvée au-dedans, qu'elle se trouva fortement attirée, et cet attrait qu'elle ne connaissait pas augmenta à tel point qu'il l'enleva presque continuellement aux choses extérieures pour la tenir plongée en Dieu. Elle ne pouvait s'en retirer qu'avec un extrême effort, et cela dura ainsi plusieurs années. Cependant le même attrait la porta avec une grande violence aux pénitences les plus dures et aux œuvres de charité continuelles. Il n'y avait sorte d'austérité à laquelle elle ne se livrât jusqu'à se mettre en sang au travers des épines et orties3, se brûler avec la cire fondue4 et les charbons ardents, se retrancher tout ce qui pouvait plaire au sens ou les délasser. [f°310v°] faire avec une fermeté inouïe ce qui paraissait insurmontable à la nature, comme lécher les ulcères des pauvres et en avaler le pus5 (ce qui ne se passait pas sans d'étranges vomissements,) et tout cela par un mouvement intérieur auquel il lui paraissait impossible de résister, car souvent les répugnances ou la lassitude de la nature étaient telles qu'elle n'aurait jamais pu les surmonter si elle n'y avait été intérieurement forcée.

Ses aumônes étaient grandes et son industrie pour le secours des pauvres qu'elle visitait soigneusement6 ne paraissait pas naturelle. L'argent qu'elle y employait abondamment ne diminuait point entre ses mains en sorte que dans le compte qu'elle rendait exactement à son mari de la dépense de la maison il ne rentrait que médiocrement et autant à peu près qu’il en voulait faire. Durant ce temps-là, elle fut avertie en songe de la mort qu'elle ne savait pas de son père dont elle était éloignée et elle le dit le matin à une abbesse chez qui elle passait. Elle eut encore d'autres avertissements extraordinaires, surtout à la mort de son mari.

Pour la santé, elle avait souffert prodigieusement en toutes manières de sa belle-mère et de son mari même, sa contrainte, la tyrannie qu'elle exerçait sur elle, l'insolence continuelle de ses propres femmes qu'on animait contre [elle] et à qui il ne lui était pas permis de répondre, mais plus que tout cela sa douceur, sa patience et son silence sont surprenants. Alors elle commença à entrer dans un état de peines intérieures de toutes sortes, qui se joignirent en force aux extérieures. Rien n'égale ses délaissements et sa fidélité. Ce temps dura six ou sept années.

Elle fut ensuite appelée à aller à Genève par bien des voies différentes et sans qu'il plût à Dieu de lui faire connaître ce qu'elle y devait

3Vie 1.11.

4Vie 1.19.1.

5Vie 1.13.

6Vie 1.18.7.

faire. Bien des personnes de piété et personnes qui ne la connaissait [f°311] pas et absentes qui ne savaient pas cette vocation le lui firent savoir de leur côté. Elle y fut excitée par mouvements intérieurs, songes, etc. Enfin après avoir résisté à ce qui lui paraissait une folie et ce qu'elle savait qui la ferait paraître à toute sa famille et aux autres personnes dont elle était connue, elle s'abandonna les yeux fermés à l'ordre de Dieu sur elle et partit pour Genève.

Je ne parlerai pas du détail de ce qu’elle y fit aussi bien qu'à Thonon, Gex, Verceil et Grenoble où Dieu la conduisait soit dans les maisons religieuses ou chez des dames d'une piété distinguée, car les biens et les conversions que Dieu opéra par elle sont innombrables. Je dirai seulement qu'elle y connut le père de la Combe, barnabite, saint homme qui faisait en ce pays-là plusieurs miracles, et qui en fit en sa personne en la guérissant tout d'un coup dans une grande maladie, où après avoir reçu l'extrême onction et avoir déjà les pieds et les jambes froides, on n'attendait que le moment qu'elle expirât. Il fut son confesseur, mais elle-même le conduisit à une voie intérieure plus élevée. Là, par son ordre, elle obéit au mouvement pressant qu'elle avait d'écrire sans savoir quoi sur l'Ecriture sainte, et elle y fit ses commentaires mystiques au courant de la plume sans rature que de quelques mots.

Elle écrivit aussi en 1683 au père de la Combe la lettre prophétique qu'on sait7 dont une bonne partie est arrivée (ce dont il n'y avait alors, ni plusieurs années depuis, nulle apparence) et dont l'autre partie commence déjà à arriver. Elle y fit un grand nombre de miracles par son simple mouvement et prédit plusieurs choses futures qui sont arrivées [f°311v°] ensuite, ce qu'elle a toujours continué depuis jusqu'à présent selon qu'il a plu à Dieu. Depuis environ treize ans, ses peines intérieures étant cessées, elle s'est mise dans une pleine, intime et continuelle union à Dieu, qu'elle croit avoir pour ainsi dire toujours au-dedans d'elle, et principalement à Jésus enfant qui lui a communiqué par état sa simplicité, sa candeur, sa petitesse et son innocence.

Outre les miracles et les prédictions soit par mouvement subit ou par un songe, elle a un don particulier de communiquer la grâce à ceux que Dieu lui destine pour cela, et cette communication se fait par la lecture de ses lettres et ouvrages, ou par la prière, ou même par le simple silence dans lequel on se met devant Dieu pour recevoir ce qu'il Lui plaira de donner. Un grand nombre de personnes mêmes prévenues contre elle et en qui d'ailleurs l'imagination ne domine nullement, l'ont expérimenté mille fois et en rendent témoignage.

7Voir au début de ce volume la lettre n°3 à Lacombe, du 28 février 1683, « Il me semble que jusqu’ici l’union… ».

... Saa plénitude dure longtemps, l’oppresse et la rend comme toute languissante, parce que cet esprit ne lui étant donné que pour le communiquer, elle souffre beaucoup de l'empêchement qui arrête cette communication, et cela qui est tout dans l'âme se répand même quelquefois jusqu'à tout le corps et les sens.

Elle souffre intérieurement dans l'âme d'une manière si forte pour diverses personnes, soit pour la conversion des pécheurs, soit pour l'augmentation des grâces de personnes qui y résistent, que le corps même en est très fatigué.

Elleb sent distinctement quand ces personnes quoique éloignées de plusieurs lieues combattent contre l'attrait de Dieu qui les porte à la petitesse et à l'abandon et elle leur fait savoir qu'ils résistent à Dieu et qu'ils doivent se laisser à lui absolument dans l'oubli d'eux-mêmes. Elle terrasse ainsi , arrête les moindres mouvements de leur âme, elle leur …c qu'ils découvrent et qu'ils ne voyaient pas en eux-mêmes et qu'ils y reconnaissent effectivement quand elle le leur écrit, etc.

Elle a des souffrances semblables lorsqu'il lui doit arriver des persécutions, avant qu'il en paraisse la moindre trace et Dieu la met dans un état d'agonie terrible. Laquelle a écrit plusieurs fois avant le temps et dont on garde les lettres avec la date de la réception [f°312].

Dans le temps de sa misère, Genève lui vint dans l'esprit et d'une manière qu'elle ne peut dire. Ce qui lui fit craindre beaucoup, se demandant si elle irait jusqu'à cet excès d'impiété que d'apostasier.

À quelque temps de là, il se présenta la nuit en songe une petite religieuse fort contrefaite qui lui sembla pourtant et morte et bienheureuse, et lui dit : « Ma sœur, je viens vous avertir que Dieu [veut] vous prendre à Genève ».  Elle l'a reconnue depuis au portrait de la mère Bon car c'était elle qui mourut dans ce temps-là8.

Ensuite ayant écrit au père de la Combe de prier pour elle à sa messe le jour de la Madeleine en Savoie où il était, au premier moment il lui fut dit trois fois avec impétuosité : vous demeurerez au même lieu avec elle9. Il n'avait jamais eu de parole intérieure et en fut étonné.

Après, étant entrée à Paris dans une église pour se confesser, elle alla au premier confesseur10 qu'elle trouva et ne la connaissait pas ni ne l'a jamais vu depuis, après une simple et courte confession, il lui dit : « Je ne sais qui vous êtes, fille, femme ou veuve, mais j'ai un fort mouvement intérieur de vous dire que vous fassiez ce que Notre Seigneur vous a fait connaître sur ce qu'il voulait de vous. Je n'ai que cela à vous dire. »

8Vie 1.27.7

9Vie 1.27.8.

10Vie 1.29.1.

Elle répondit qu'étant jeune veuve et ayant de petits enfants de quatre et six ans, Dieu ne pourrait lui demander que de les élever. Il répliqua : « Je ne sais rien. Vous savez bien si Dieu vous a fait connaître qu'il voulait quelque chose de vous et si il n'y a rien qui vous doive inquiéter de faire sa volonté, il faut abandonner les enfants pour la faire. » [f°312v°]

Ensuite un religieux de saint Dominique de ses amis voulant aller en mission à Siam, étant près d'en prononcer le vœu qu'il avait écrit, il ne lui fut pas possible. On lui trouva à entendre qu'il devait venir parler à Madame Guyon. Il y vint, et répugnant à lui déclarer, alla dire la messe dans la chapelle, croyant qu'il suffisait qu'il y fit son vœu à cette messe, qu’elle entendait. Mais il en fut empêché, et quitta l'amict qu'il avait déjà mis pour l'aller trouver. Il lui déclara donc sa résolution. Elle le sentit alors fort poussé de lui dire ce qu'elle avait dans l'esprit pour Genève depuis longtemps et lui raconta un songe qu'elle avait vu le Thabor11, le ciel ouvert où on l'invitait d'aller ; qu'elle répondit que le Thabor n'était pas pour elle, mais le calvaire ; que pressé d'y aller, elle le fit, n'y trouva qu'un reste de lumière et vit descendre une croix excessivement grande ; que beaucoup de prêtres, religieux et moines l'empêchaient de venir, que pour elle, Madame Guyon, elle trouva simplement en sa place une peur, mais que cette croix s'approcha d'elle avec un étendard de même couleur et se jeta toute seule entre ses bras, qu'elle la reçut avec beaucoup de joie ; que les bénédictines ayant voulu la lui ôter, elle [la croix] se retira de leurs mains, pour se jeter dans les siennes. S'entretenant de cela avec le Père, elle eut un fort mouvement de lui dire : « Vous n'irez point à Siam, vous me servirez en cette affaire et c'est pour cela que Dieu vous a envoyé ici. Je vous prie de me donner votre avis. » Il répondit qu'il prierait Dieu en disant la messe trois jours, puis lui parlerait. Après quoi il lui dit qu'il croyait que Dieu voulait qu’elle allât en ce pays-là (de Genève), mais que pour en être assuré, il fallait voir M. de Genève, qu'il approuverait le dessein s'il était de Dieu, sinon il n'y fallait plus penser. Il s'offrit d'aller pour cela à Annecy. Pendant qu'il parlait de cela, ils virent un religieux passant qui leur dit : « Savez-vous bien une nouvelle, l'évêque de Genève est arrivé à Paris. »

Alors le religieux y alla, et elle, par une affaire de providence, s'y trouvant peu après, vit aussi M. de Genève qui approuva son dessein et lui dit qu'il a rencontré [appris] par providence, que de Nouvelles Catholiques voulaient s'aller établir à Gex, qu'elle irait avec elles et de là à Gex si elle [f°313] voulait. Elle ne savait cependant ce que Dieu y

11Vie 1.29.2 ; nous omettons de signaler des parallèles que le récit de la Vie fournit avec ce témoignage de Chevreuse ; celui-ci fait un résumé de lectures, en le mêlant à ce qu’il a entendu de la bouche de Mme Guyon.

demandait d'elle, mais ayant vu la supérieure des Nouvelles Catholiques depuis, cette dernière la confirma fort dans ce dessein.

Elle consulta M. Bertaut [Bertot] qui lui dit que son dessein était de Dieu, et qu'il y avait quelque temps que Dieu lui avait fait connaître qu'il voulait quelque chose d'elle12.

Elle avait des songes mystérieux qui ne lui pronostiquaient que croix, persécutions et douleurs.

Alors le songe de M. l'A[bbé] de f[énelon]13.

Elle et le religieux dominicain ... au père de la Combe pour avoir son avis. Il manda qu'il avait fait prier de très saintes filles qui toutes disaient que Dieu la voulait à Genève. Une religieuse de la Visitation, très sainte fille, lui manda que Dieu lui avait fait connaître qu'elle [qu’Il] la voulait à Genève et qui lui avait été dit : « Elle sera fille de la croix de Genève. » Une ursuline lui fit savoir que Notre Seigneur lui avait dit qu'Il la destinait pour être l'œil de l'aveugle, le pied du boiteux, le bras du manchot, etc.

Le P. g. C. M.14 qu'elle consulta par lettre, lui manda, après quelque temps pris pour prier, que Dieu lui avait fait connaître qu'Il la voulait à Genève, et qu'elle Lui fit un sacrifice généreux de toutes choses. Et parce qu'elle lui prétendit que c'était peut-être une somme d'argent pour aider à une fondation qu'on y allait faire, il répondit que Dieu lui avait fait connaître qu'Il ne voulait point ses biens mais sa personne. Le père de la Combe mandait aussi qu'il voyait cela avec certitude et les deux lettres de ces bons religieux, éloignés l'un de l'autre de cent cinquante lieues et disant la même chose, lui furent rendues en même temps.

Elle se résolut donc de tout sacrifier à Dieu et d'aller comme une folle sans pouvoir dire ni motif ni raison de son entreprise15. Puis l'ouverture du livre d'Isaïe qu'elle eut le mouvement d'ouvrir parce qu'on la voulut détourner du voyage impertinent [non pertinent] ; ce passage était16 :

12Vie 1.29.6.

13Vie 3.11 complétée par le ms. de Saint-Brieuc, v. notre éd. p.752.

14Probablement le Père général Claude Martin, fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), v. Vie 1.29.5.

15Reprise mot à mot de Vie 1.29.11 : « … Je me résolus d'aller comme une folle, sans pouvoir dire ni motif ni raison de mon entreprise. On m'assurait que vous le vouliez, ô mon Dieu, et c'était assez pour me faire entreprendre les choses les plus impossibles… »

16Isaïe, 41, 14 : Ne craignez point, ô Jacob, qui êtes devenu comme un ver qu’on écrase, ni vous, ô Israël, qui êtes comme mort ; c’est moi qui viens vous secourir, dit le Seigneur, et c’est le Saint d’Israël qui vous rachète. ; Isaïe, 43, 2 : Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous, et les fleuves ne vous submergeront point… (Sacy).

«  Ne crains point Jacob qui es comme un petit ver, et toi Israël qui est comme mort ; ce sera moi qui vous conduirai, ne craignez point car vous êtes à moi. Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous. »

A.S.-S., ms. 2057, f°310-313, de l’écriture du duc, précédé de : « 1693. Apparemment vers la fin. Abrégé de la vie de Madame Guyon. » Chevreuse s’inspire de sa lecture de la Vie par elle-même, manuscrit qu’il transmettra à Bossuet. L’intérêt du texte qu’il rédige tient aux précisions qu’il apporte sur la vie intérieure partagée par Mme Guyon. Les points de suspension sans crochets signalent des mots que nous n’avons pu déchiffrer.

aCe paragraphe est une « bulle » entourée d’un trait, sans indication de renvoi. Nous la plaçons au fil du texte.

bCe paragraphe forme une seconde « bulle », écrite en caractères serrés en interlignes et additions marginales, particulièrement difficiles à déchiffrer, avec une indication de renvoi dans le texte principal.

cPlusieurs mots illisibles.

1En fait seize ans.

Protestations et Soumissions, Attestations, Témoignages 1694

0. JUSTIFICATION. 1694 ?

Je n'entreprendrais jamais de me justifier sur les mœurs si je n'en voyais l'infinie conséquence, parce qu'on prend occasion des crimes dont on m'accuse pour décrier l'intérieur. L'artifice le plus dangereux de l'esprit de ténèbres a toujours été de confondre la vérité avec le mensonge, de se servir des termes les plus approchants afin de glisser son poison. Il a suscité dans tous les siècles de faux illuminés avec des personnes véritablement intérieures afin que, confondant le désordre de ceux-là avec l'innocence de ceux-ci, il dérobât la connaissance de la vérité.

Jésus-Christ s’en plaint dans l’Évangile sous la parabolea de l'homme ennemi qui avait semé de l'ivraie avec le bon grain. Il ne veut pas qu’on arrache l'ivraie devant le temps de la maturité, de peur qu'on n’arrache aussi le bon grain, ce qui fait voir qu'il est moins dangereux de laisser croître l'ivraie avec le bon grain que de perdre le bon grain en arrachant l'ivraie.

Comme le diable sent fort bien que rien n'est plus propre à lui ravir les âmes que la vie intérieure, qui est la véritable vie chrétienne et évangélique, il s'y oppose de toutes ses forces et semble remuer toute la terre [f°1v°] pour cela. Que la vie intérieure soit la vie évangélique, il est aisé de le prouver puisque la vraie vie intérieure est une vieb de renoncement et de mort continuelle à soi-même et à ses inclinations, et non pas une vie déréglée comme on le lui attribue faussement. Ceux qui vivent dans

1aa « Les filles du père Vautier » et la Maillard, citées plus bas.

le dérèglement intérieur, ou n'ont jamais été intérieurs, ou ont cessé de l'être, car cet état est incompatible avec le dérèglement.

Il est arrivé des chutes aux plus grands saints, qui leur ont servi dans la suite d'une humiliation et d'une douleur éternelles, Dieu le permettant d'ordinaire pour confondre l'orgueil, la fausse confiancec et la vaine estime d'eux-mêmes. Mais quel repentir n'ont-ils pas eu de leur faute, quelle confession et aveu de leur misère, quelle humiliation ne leur cause-t-elle point ! Mais en a-t-on jamais vu qui se soient plongés volontairement dans le désordre et qui soit devenus le scandale public de l'Église ? Quelle fin font ces personnes déréglées, sinon que, devenant tous les jours plus coupables, la fin de leur vie n'est que scandale et désespoir. Elles ne cachent point leur désordre, elles s'en glorifient même et, entrant dans le comble de l'effronterie, après avoir quitté Dieu, tout principe d'honneur et de probité, elles se licencient1 à toutes sortes de [f°2r°] crimes. Il y a eu de tout temps de ces monstres dans l'Église de Dieu. Si j'en suis un, il faut m'étouffer moi-même, mais si cela n'est pas, et si ces gens ne me haïssent que parce que j'ai toujours tâché de les retirer de leur désordre, et enfin parce que, ne l'ayant pu faire, je les ai indiquées pour ce qu'elles sont, et que, craignant d'être renfermées, elles ont cru se mettre à couvert de la calomnie…1a

Car enfin, si l'on veut faire attention au caractère des personnes qui m'accusent, leur propre accusation fera ma justification. Ce sont des filles1aa qui se déclarent elles-mêmes abominables. Qu'est-ce qui les porte à m'accuser ? Est-ce le zèle, elles qui voudraient perdre tout le monde ? Est-ce l'intérêt qu'elles prennent à la gloire de Dieu qu'elles déshonorent ? Est-ce le bien de l'Église qu'elles cherchent, elles qui ne veulent que sa destruction, et qui, pour la plus grande part, à ce que j'ai appris, n'ont quitté les erreurs de Calvin que pour se livrer à une nouvelle erreur ? Leur esprit y était déjà accoutumé par celle dans laquelle elles sont nées, et leurs sens, destitués de la discipline de la véritable religion, n'ont eu aucune peine à prendre l'impression du libertinage. D'où vient cet acharnement qu'elles ont contre moi, sinon de la fermeté que j'ai eue à condamner leur désordre, et parce qu'elles m'ont toujours trouvée en leur chemin ? [f°2v°] Sitôt que je sus qu'elles allaient à Saint-Cloud ca, n’ai-je pas fait avertir monsieur le curé de Vers[ailles] de leur désordre et qu'elles perdraient cette maison ? Ne m'a-t-il pas fait mander lui-même qu'il y avait été, que ce n'était rien, et qu'il empêcherait

1bLe père Vautier.

qu'elles n'y retournassent ? Il ne peut pas nier ce fait, puisque les personnes, par lesquelles il me fit faire cette réponse, vivent encore. Ayant appris qu'une d'entre elles était à Fontainebleau pour y voir une jeune fille qu'elle voulait perdre, ne fis-je pas avertir son confesseur de prendre garde ? La personne à qui je donnais cette commission en peut rendre témoignage. Lorsqu'elles ont été pour surprendre des prêtres et religieuses de mérite et de probité reconnaissant les avoir jamais vues, rien que sur l’exposé d’un intérieur fabriqué où il n'y avait nulle vraisemblance, je découvris ce qu'elles étaient ; et ces personnes de probité ayant fait leur possible pour les convertir sans en pouvoir venir à bout, ils les chassèrent de leur confessionnaux. Elles écrivirent à un des lettres pleines d'insolence. N'est-ce pas le caractère de l'erreur que cette imprudence et cet entêtement sans soumission, comme la modestie et la docilité est le propre caractère de la vérité ?

Une personne qui est morte à présent, mais qui l'a raconté à plusieurs témoins dignes de foi, ayant été à confesser à leur Père et m'ayant dit ce qu'il lui avait dit au [f°3] confessionnal, je lui dis de n'y plus retourner et que cet homme était le chef de la synagogue de Satan 1b. Monsieur Nicole m'a dit, il y a plus de cinq ans1c, que cette fille, qui l'avait vu depuis avec confiance, le lui avait dit. Une de ces filles étant venue pour me surprendre par un esprit d'hypocrisie, et l'ayant connue d'abord pour ce qu'elle était, je la fis sortir. Elle laissa tomber sans y penser une lettre de son prétendu directeur, qui lui mandait que, puisque je n'étais pas dans leurs sentiments et que jecb leur étais si contraire, il me fallait perdre ; c'étaient les propres termes. Je montrai cet endroit de la lettre à des personnes qui se trouvèrent dans ma chambre. Le reste de la lettre était si abominable que je la fis jeter au feu après l'avoir montrée à une personne de confiance. S'il s'en trouve parmi elles qui se soient converties depuis, ou d'assez bonne foi pour avouer la vérité, elles ne pourront nier ce fait. Il est à remarquer qu'aucune de ces créatures ne s'était avisée de me venir voir avant que je fusse mise à Sainte-Marie. Je proteste même que je n'avais jamais ouï parler de telles abominations. Mais comme elles se figurèrent que je n'avais été mise à Sainte-Marie que par des désordres semblables aux leurs, elles crurent que j'approuverais un dérèglement que j'ai en horreur, mais ayant vu le contraire, elles se sont tournées avec fureur contre moi parce que je leur disais la vérité. [f°3]

1cMadame Guyon rencontra Nicole vers la fin 1689 ou au début de 1690, après sa sortie de son premier enfermement à Sainte-Marie, v. Vie, 3.11.6-8. Ceci fixerait la rédaction de la justification présente en 1695.

Il y acc encore une cause de leur déchaînement contre moi. C'est un jeune homme que j'ai tâché de tirer du dérèglement où elles l'avaient plongé. Je n'en dis pas davantage sur ce sujet. Monsieur le duc de Chevreuse, à qui je prends la liberté d'adresser celle-ci1d, aura la bonté de l'éclaircir, parce qu'il sait cette affaire1e aussi bien que monsieur le marquis de Charost et monsieur Dupuy.

De quoi donc ces filles m'accusent-t-elles ? Elles ne disent pas qu'elles m'aient vue faire aucun mal, parce que je n'ai jamais parlé à elles qu'en présence de témoins, et que je n'ai eu aucun commerce avec elles. Il est vrai qu'elles ont fait leurs efforts pour me surprendre, faisant semblant de vouloir se convertir et m'assurant même qu'elles avaient été faire des confessions générales ; mais je ne l'ai jamais cru et je les ai entièrement chassées de chez moi, [ce] dont j'ai de bons témoins. Elles m'accusent de pensées, et non pas d'actions. Elles disent que je suis dans leurs sentiments, ce qui est manifestement contraire à la lettre de leur Père, qui dit qu'il me faut perdre parce que je n'y suis pas. Elles disent donc que je suis dans ces sentiments, mais que je les cache. Si je suis dans leurs sentiments, il faut que j'aie déclaré mes pensées à quelqu'un. Qu'on me fasse voir une seule personne de probité qui dise m'avoir ouïe débiter quelque chose de pareil, et je me condamnerai moi-même. Si je les ai approuvées, comment les ai-je chassées ? Et si je [f°4] les ai chassées pour leurs damnables maximes comme j'en produirai des témoins, comment disent-elles que je les approuve ?

C'est par ces créatures qu'on explique mes livres. L'on dit qu'elles assurent que c'est ce que j'ai voulu dire. Comment des personnes corrompues expliqueraient-elles des livres autrement que dans un sens corrompu ? Ne donnent-elles pas le même tour à tous les écrits des saints et à la Sainte Ecriture ? Explique-t-on l'Ecriture par les critiques, et les livres par leurs adversaires ? Si cela était, quels livres seraient exempts de la censure ?

Le soin de ces filles à me décrier devrait être un grand argument de mon innocence. Peut-on porter quelque jugement sur la parole de filles qui ont pour maximes de ne jamais dire la vérité ? Et cependant, c'est sur un pareil témoignage qu'on fonde un décri public. Elles se sont

1dLa justification présente.

1e « Ce G[uyfon] que je n'avais vue, me vint trouver et me pria de ne le pas perdre ; il me jura qu'il ne verrait jamais cette fille […] Je lui dis qu'afin de changer efficacement, se connaissant faible, il devait quitter Saint-Cloud, où il y avait un frère de cette fille, qui lui était un prétexte à la voir. » (Lettre à Chevreuse du 2 juillet 1693).

servies de toute sortes de voies, aussi bien que la Maillard, pour me décrier. Elles ont été à confesse pour m'accuser, et les personnes à qui elles se confessent, et qui ne les connaissent pas, ajoutent foi à leurs calomnies.

Si j'ai des maximes pareilles aux leurs, il les faut prouver ou par mes paroles, ou par mes actions, ou par les personnes que j'ai vues. Qu'on examine toute ma vie et qu'on voie quelles ont été mes actions ; qu'on interroge toutes les personnes que j'ai vues pour savoir à fond mes pensées par mes paroles. [f°4v°] Si l'on a la bonté d'examiner mes écrits à fond sur tous ceux qui sont entendus et expliqués, l'on verra si je ne démêle pas la vérité dans le mensonge et si j'y débite de pareilles abominations.

L'on serait plus certain de ce que je dis si l'on voulait bien interroger toutes les personnes qui m'ont vues, de sexe, conditions et caractères différents, tant les anciennes que les nouvelles connaissances. Si je ne leur ai jamais dit de pareil, au contraire, comment veut-on que j'aie pensé ce que je n'ai jamais dit ? Et si je l'ai dit, qu'on me produise quelque personne d'honneur qui dise m'avoir ouïe, et je me condamnerai moi-même.

Pour éclaircir plus à fond le peu de fondement qu'il y a de me calomnier, je dirai tous les lieux où j'ai été et toutes les accusations qui ont été faites contre moi dont j'ai eu quelque connaissance, et le tout avec la même ingénuité que si je me confessais pour mourir. J'ai toujours eu beaucoup de répugnance de me justifier sur toutes ces choses. Les raisons de ma répugnance sont, premièrement, que je ne m'attribue point de n'être pas tombée dans les maux dont on m'accuse. Je l'attribue à l'infinie miséricorde de Dieu et à Sa protection singulière. S'Il m'avait laissée à moi-même, de quoi ne serais-je pas capable ? Mais Il a eu la bonté de me donner un père et une mère si pleins de probité, une éducation si [f°5] remplie d'honneur, des sentiments si éloignés de l'infamie, des conversations si différentesd de ce qu'on m'impute, n'ayant même jamais vu des gens suspects, et n'ayant eu liaison, dans tous les âges de ma viee qu'avec des personnes d'un mérite et d'une piété si fort distinguée qu'il est étonnant comme une calomnie a pu s'attacher à moi avec tant d'excès. Dieu m'a toujours conduite dans une si grande défiance de moi-même, dans une si forte dépendance de Sa grâce, et par des croix si terribles, que je peux dire qu'Il m'a conduite avec Sa verge de fer pour m'empêcher de m'égarer ; et Sa verge et Son bâton, en me châtiant continuellement, ont été la seule consolation de ma vie. La plus forte preuve de l'orgueil excessiff qui était en moi est le besoin que j'ai eu de si fortes humiliations, et sur des matières que j'ose dire qui me sont entièrement opposées.

La seconde répugnance que j'ai eue d’écrire ceci, est la nécessité de parler contre des personnes que j'estime1f. J'espère néanmoins que Notre Seigneur me fera la grâce de ne dire que ce qui est absolument nécessaire pour l'éclaircissement de la vérité. Je crois que la plus grande part de ces personnes n'agissent contre moi qu'en conséquence des calomnies qui ont été faites contre moig. Quoiqu'elles n'aient pas assez examiné la corruption de leurs sources, je ne laisse pas de les excuser dans mon cœur et de leur pardonner de toute mon âme.

[f°5v°] Si la justification de mes mœurs n'était pas absolument attachée à la connaissance de la vérité et à l'intérêt des gens de bien, je ne la demanderais pas avec tant d'instance ; mais comme on tire une fausse conséquence d’un mauvais argument, il faut de nécessité éclaircir la vérité.

L'on suppose que j'ai de mauvaises maximes et, afin de le prouver, on m'impose des crimes. Si je n'ai fait aucun des crimes dont on m'accuse, et si je n'ai jamais débité ces maximes, on sera obligé de reconnaître que la propre corruption des personnes qui m'accusent leur fait m'attribuer des maximes que je n'eus jamais. Il y a même des contradictions manifestes dans leurs accusations. Elles disent que pour arriver à l'union divine il faut faire des crimes. Le beau chemin ! et je prouve partout qu'il faut une entière pureté. D'ailleurs, on m'accuse de m'y dire arrivée depuis longtemps. En quel temps ai-je donc fait les crimes qui y conduisent ? Cette pensée fait horreur, et quand suis-je arrivée à cette union où ces prétendus crimes cessent ?

Il est vrai que j'ai écrit que Dieu faisait passer l'âme par de terribles épreuves, par des tentations et expériences de misère, ainsi que le disent tous ceux qui en ont écrit. Mais combien ai-je fait voir la nécessité de ne donner en ce temps [f°6] aucun soulagement à la nature, de fuir toute dissipation extérieure ! Ai-je dit qu'il fallait se faire un état de dérèglement et devenir libertin ? Quelle comparaison y a-t-il d'une personne accablée de douleur par le poids de ses misères, qui pleure et gémit sans cesse, qui ne trouve rien sur la terre qui la satisfasse, ou de ces créatures, qui, loin d'avoir éprouvé les rigueurs des agonies et des morts intérieures, se sont abandonnées dans leurs premières tentations à une licence effrénée ? A qui est-ce que j'ai dit qu'il faut s'abandonner ? N'est-ce pas entre les mains de Dieu, afin qu'Il nous donne un secours que nous ne devons pas attendre de notre faiblesse ? Où trouvera-t-on que j'ai dit qu'il fallait s'abandonner au dérèglement ? Mais comme ceci est trop général, il faut venir aux faits particuliers .

1fDont l’abbé Boileau, trompé par la sœur Rose.

J'ai vécu à Montargis jusqu'à l'âge de trente-trois ans et, si l'on s'informait de la vie que j'y ai menée, il arriverait ce qui arriva à une personne fort droite, pleine d'esprit et de probité, qui, ayant été prévenue contre moi de la même manière dont on prévient tout le monde, s'informa, y passant, de la conduite que j'ai tenue en ce pays tout le temps que j'y ai demeuré. Elle conclut sur le rapport qu'on lui en fit, que ce qu'on disait de moi ne pouvait être vrai, parce qu'on ne tombait pas ordinairement d'une extrémité dans une autre sans passer par quelque milieu.

Si j'avais le cœur et l'esprit corrompus, d'où vient qu'étant demeurée veuve et recherchée par des gens d'un mérite [f°6v°] et d'une qualité distingués, dont la personne me plaisait beaucoup, je ne me suis point remariée ? Je n'ai jamais reçu de visite d'aucun homme depuis mon veuvage, que pour des affaires. Qu'est-ce qui m'obligeait, étant maîtresse de moi-même, de demeurer tout ce temps-là avec ma belle-mère qui, toute rigide qu'elle était, ne se plaignait que de ma trop grande retraite ? Mais peut-être l'ai-je quittée par esprit de libertinage ? Quel est le sujet qui m'a fait quitter de grands biens, toutes mes commodités, beaucoup d'honneur, pour me rendre pauvre, méprisée, condamnée, sans demeure, privée de toutes consolations ? Vous le savez, ô mon Dieu, qui voyez le secret des cœurs, et à qui rien ne peut être caché.

Je n'entreprends pas de justifier les intentions, il me suffit de justifier les actions. La sœur Garnier, supérieure des Filles Catholiques de Paris, sait les dispositions dans lesquelles je partis1g, que je n'eus aucune autre vue que de faire la volonté de Dieu, et quel autre aurait fait plus avoir ? Elle sait combien l'on m'y promettait de croix. Si elle s'en souvient, elle vit avec quelle bonne foi je me défis même du peu d'argent qui me restait sur moi, après avoir donné celui que j'avais apporté, et que je mis en commun jusqu'à mes propres hardes. Tant que j'ai été à Gex, je n'ai pas possédé un liard en propre. Les Nouvelles Catholiques que j’y menais, savent de quelle manière j'ai vécu parmi elles, si je ne faisais pas les offices les plus bas, si l'on m'a jamais apprêté un mets différent de celui des filles que nous [f°7] recevions par charité. Si celles qui étaient de mon temps veulent bien dire la vérité, et que le dépit de ce que je suis sortie d'avec elles ne le leur fasse pas taire, l'on verra que je dis vrai. Elles savent le zèle que Dieu me donnait pour la conversion de ces pauvres hérétiques, la bénédiction que Dieu donnait à mes paroles pour changer tout d'un coup celles que la controverse, en laquelle elles sont fort savantes, n'avait pas seulement ébranlées.

1g Vie, 1.312 : « J’allai trouver la sœur Garnier et, comme je savais qu'elle avait l'Esprit de Dieu, je ne fis aucune difficulté de lui dire ma peine. »

Lorsque je quittai Montargis pour aller établir la maison de Gex, j'étais quitte, il y avait un an, de toutes les peines intérieures1h. Et si la fin de ces peines produit l'état d'union, comme il est constant, et que je dise, comme on veut le persuader, que ces crimes se font pour arriver à cet état, j'ai donc dû commettre ces crimes à Montargis. La ville est trop petite, et j'y étais trop considérée pour avoir pu les dérober à la connaissance publique.

Dieu m'a toujours traitée selon ma faiblesse et selon mon orgueil. Ayant fait établir cette maison et bien d'autres choses dans tous les lieux où j'ai été, Il n'a jamais permis que j'en aie eu la gloire ni les avantages. Il ne m'en est resté que la consolation de n'avoir recherché que Sa gloire, et les persécutions que ces choses m'ont attirées m'ont été l'unique témoignage qu'elles ne Lui étaient pas désagréables, puisqu'Il promet dans l'Évangile que quiconque quittera pour Lui ses biens et ses parents, recevra dès cette vie le centuple avec des persécutions.

Après que je fus arrivée à Gex, il s'éleva un grand bruit dans ma famille. L'on disait que je ne me contenterais pas de [f°7v°] dissiper mon propre bien dans des œuvres de charité, mais qu'abusant de ma garde noble et de tous les avantages de mon contrat et de notre coutume, je ruinerais mes enfants. Le désir que j'avais de me dépouiller de tant de biens, qui ne servaient qu’à m'embarrasser et me rendre moins semblable à Notre Seigneur, joint à l'envie de guérir sur cela la terreur panique de ma famille, m'engagea à me dépouiller de tout en faveur de mes enfants, ne me réservant qu'un fonds propre à commencer une maison [religieuse] en ces pays où les choses sont à fort bon marché et une pension très modique1i. Elle était néanmoins plus que suffisante pour la vie que je m'étais proposé de mener en ce pays-là, mais qui ne suffit qu’à peine en celui-ci. Cette donation a été le moyen dont Dieu S'est servi pour être la source de bien des croix, par la vie obscure et méprisable à ceux qui ne font cas que d’un faux brillant, à laquelleh j'ai été assujettie.

J'ai oublié de dire que, lorsque je partis de Paris, j'avais vu monsieur l'évêque de Genève, qui m'avait assuré que nous nous établirions à Genève, car, sans cela, je ne serais pas partie avec les

1h Fin de la nuit mystique, v. Vie, 1.28.1 : « Ce fut ce jour heureux de la Madeleine [22 juillet 1680] que mon âme fut parfaitement délivrée de toutes ces peines […] ».

1i Voir les récits de la Vie, 2.1.7 (déplacé ; p.419 de notre éd.), 2.3.1, 2.5.1 : « …Il fallut envoyer une procuration qu'ils firent dresser et que je signai. […] Il y avait que, quand mes enfants viendraient tous à mourir, je n'hériterais pas de mon propre bien, mais qu'ils iraient aux collatéraux. Il y avait encore d'autres choses autant à mon désavantage. Quoique ce que je m'étais réservé fût suffisant pour le lieu où j'étais alors [Savoie], il ne l'est qu’à peine pour vivre ailleurs. »

Nouvelles Catholiques, ou j'eusse pris d'autres mesures1j. Mais Dieu, qui n'avait sur moi que des desseins d'humiliation, permit ma crédulité.

Sitôt que monsieur de Genève sut la donation que j'avais faite de mon bien à mes enfants, il voulut m'obliger de donner le peu que je m'étais réservé à la maison de Gex et [f°8] m'engager d'en être supérieure1k. Je lui répondis, à ses deux propositions, que, comme ma vocation avait été pour Genève, ainsi que je le lui avais déclaré à Paris, et qu'il croyait lui-même qu'on pourrait y entrer dans la suite, si je donnais à Gex le peu que j'avais, je me mettrais par là hors d'état de faire aucune chose pour Genève ; que, pour la supériorité, outre l'extrême répugnance que j'avais pour toute sorte de commandement, parce que je ne désirais que d'obéir, c'est qu'il fallait poursuivre l'Institut des Nouvelles Catholiques, faire deux ans de noviciat, que je ne savais pas encore à quoi Dieu me destinait, que je l'apprendrais pendant ce temps et que, ayant tout abandonné pour faire la volonté de Dieu, je n'avais garde de m'engager dans un lieu qui paraissait même opposé à ma vocation, sans être sûre de la volonté de Dieu ; que néanmoins sa dignité d'évêque me la faisant regarder comme Dieu même, s'il me disait que je le dusse suivre, qu'il m'assurât que c'était la volonté de Dieu ; lui ayant parlé avec tant d'ouverture, et à Paris et en Savoie, je ferais ce qu'il me dirait. Il me répondit que puisque je lui parlais de la sorte, qu'il ne pouvait pas me le conseiller, mais que je fisse du bien à cette maison. Je le lui promis et lui tins [promesse], car j'ai donné, outre l'argent qui a servi à commencer leur établissement, et les meubles et ornements d'église, calice, soleil [ostensoir], etc., cent pistoles par an, tant que je suis restée en Savoie, à la réserve de la dernière année que je ne donnais que la moitié, à cause de la nécessité où je fus réduite par de grandes maladies.

[f°8v°] Après que monsieur de Genève s'en fut retourné, un ecclésiastique d'un naturel fort violent et qu'on nomme en ce pays-là le petit évêque, parce qu'on dit qu'il tourne l'esprit de monsieur de Genève comme il lui plaît, lui dit qu'il devait s'être prévalu de mon obéissance et m'ordonner de faire ce qu'il voulait. Ensuite il me vint trouver dans un couvent où je m'étais retirée avec ma fille. Il me dit que monsieur de Genève me conseillait de m'engager à cette maison et d'y donner mon fonds. Je lui répondis : « Lorsque monsieur de Genève m'a parlé

1j Vie, 1.29.4 : « Je lui dis que je n'avais point de vocation pour Gex mais pour Genève. Il me dit que je pouvais aller de là à Genève. »

1k M. de Genève subit l’influence d’un ecclésiastique surnommé « le petit évêque » : v. le récit parallèle de tout cet épisode dans Vie, 2.6.1-3. 

lui-même, il m'a parlé de la part de Dieu : je me tiens à sa décision. Aujourd'hui c'est l'homme qui me parle ».

Monsieur de Genève prenait un puissant intérêt à la maison de Gex, parce qu'il s’était engagé à Sa Majesté de la faire subsister, comptant, comme je l'ai appris depuis, entièrement sur moi. Dieu a permis que j'ignorasse alors cette circonstance, car l'estime que j'avais pour ce prélat, que je conserve encore malgré ce qu'on lui a fait faire contre moi où la seule facilité l'a entraîné contre son inclination, si j'avais su cette circonstance, il ne m'eût pas été possible de m'empêcher, que je crois, de m'engager à cette maison. Je n'ai point vu monsieur de Genève depuis ce que ce prêtre me vint dire de sa part. L'ecclésiastique se trouva extrêmement offensé de la réponse que je lui avais faite, et depuis ce temps il n'eut pas d'autre application que celle de me mettre mal dans l'esprit de monsieur de Genève. Une autre occasion, que la charité me fit faire, y contribua aussi beaucoup.

[f°9] Avant de me retirer de Gex, je proposai aux Nouvelles Catholiques de rester chez elles sans engagement et en la manière que j'y avais vécu jusqu'alors, c'est-à-dire qu'il [elles] recevrai[en]t toute ma pension, à la réserve de ce qu'il fallait pour ma fille, et que je ne me mêlerais que d'obéir. Elles eussent été ravies de prendre ce parti car elles avaient de l'amitié pour moi. Je ne leur faisais que du bien, et c’était de fort bonnes filles, mais sans expérience, peu d'esprit et de tête. Comme cet ecclésiastique avait ses desseins cachés qu'elles ne pénétrèrent pas, elles suivirent le conseil qu'il leur donna, qui fut de me dire assez durement que, puisque je ne voulais pas m'engager à leur maison, que je n'avais qu’à me retirer. Je n'emportai de chez elles que mes habits et le linge qui ne servait qu’à mon usage, et aussi quelque argent qu'une dame de mes amies me fit tenir. Je me retirai aux Ursulines de Thonon. Si j'ai fait quelque crime parmi elles, qu'elles le déclarent, je les crois trop ennemies du mensonge pour m'en imposer aucun. Que j'aie bien ou mal fait de quitter Gex, je ne prétends pas le justifier. Il me suffit que j'aie été comme forcée et par la persécution et par l'obéissance. La croix toute seule ne m'en aurait assurément pas fait sortir, car outre que je la révère trop pour cela, c'est qu'elle était bien légère auprès de celles que j'ai eues depuis. Je n'ai jamais quitté l'inclination pour le diocèse de Genèvei, quoique j'y aie souffert bien des persécutions.

De Gex, j'allai aux Ursulines de Thonon. J'y suis restée près de trois ans. [f°9v°] Elles pourront dire quels sont les crimes que j'ai commis chez elles. Ma sœur, religieuse aux Ursulines de Montargis, qui était une fille tout pleine d'honneur et de probité, âgée de vingt ans plus que moi, m'y fut envoyée par feu Monseigneur de Monpesat, archevêque de Sens, qui avait bien de la bonté pour moi. Elle y resta autant que moi et ne partit pour s'en retourner à son couvent, qu'après que je fus partie pour Turin, où je fus après être sortie des Ursulines.

La marquise de Prunay, qui avait demeuré en France dans un couvent depuis son veuvage, étant retournée à Turin pour l'éducation de ses enfants qui commençaient à être grands, comme elle connaissait particulièrement la facilité de monsieur de Genève à se laisser prévenir, ayant entendu parler de la persécution qu'on me faisait, et me connaissant d'ailleurs par le récit qu'on lui avait fait de moi, elle m'envoya un exprès de Turin à Thonon, où elle me priait, avec une extrême bonté, d'aller demeurer avec elle, qu'elle n'avait comme moi autre désir que celui d'être à Dieu sans réserve. La crainte de sortir de l'ordre de Dieu m'empêcha d'accepter des offres si pleines de bonté. Comme elle pénétra ce qui m'empêchait de faire ce qu'elle désirait, elle fit donner une lettre de cachet par monsieur le marquis de Saint-Thomas, son frère : j'obéis à la lettre de cachet1l.

Monsieur de Genève ne m'a jamais accusée d'aucun crime et, si j'avais eu la précaution de garder ses lettres, l'on verrait bien qu'il en était bien éloigné. Il m'a toujours mandé que le seul intérêt temporel était ce qui le divisait d'avec moi. Il ne s'est jamais [f°10r°] plaint que de mon obéissance. Je croyais lui obéir à lui-même en obéissant au père La Combe, car ce fut monsieur de Genève qui me le donna pour directeur. Je l'estimais auparavant, quoique je ne le connusse que fort légèrement, mais je ne pensais en nulle manière de le prendre pour directeur. Et mon procédé le marquait assez, car, sitôt que je fus arrivée en ce pays-là, je commençais par faire une ouverture simple et sincère de mon âme à monsieur de Genève au confessionnal : je ne lui cachai ni l'état de mon âme ni ma manière d'oraison, qu'il approuva, et [il] me parla de lui-même avec une extrême bonté ; il me dit qu'il entendait assez les voies intérieures pour approuver mes dispositions, et non pas assez pour les conduire, mais qu'il me donnait un autre lui-même en me donnant le père de La Combe. Ce sont ses propres paroles auxquelles je n'ajoute, ce me semble, rien, et si la mémoire n'en est pas effacée, je sais qu'il est trop vrai pour les nier. Le père de La Combe était pour lors dans une si grande réputation en ce pays-là que je regarde comme l'une des plus fortes croix de ma vie, d'avoir été cause, quoique très innocemment, de la perte extérieure d'un si saint homme.

Après que je fus arrivée à Turin et que j'eus été faire la révérence à Madame Royale, elle me fit dire que comme elle avait protégé la Mère de Sauge, qui avait été fort persécutée dans le même diocèse et même obligée d'en sortir, qu'elle me protégerait aussi. Je n'avais nul besoin de protection contre [f°10v°] un évêque pour lequel j'avais le dernier respect, comme je l'ai encore, et une entière soumission, quoi qu'on lui ait pu dire au contraire. Tout ce que j'eusse désiré, eût été de finir mes jours dans son diocèse, mais Dieu, qui m'avait donné ce désir, y ayant mis depuis des obstacles invincibles, je ne puis qu'adorer Sa justice, L'aimer et m'y soumettre.

Après avoir resté huit mois chez la marquise de Prunay, dont le mérite et la piété est connue du Piémont et de la Savoie, j'eus des raisons de tirer ma fille de chez elle et, comme elle est fort droite, elle me le conseilla elle-même. Nous convînmes ensemble que je la mènerais dans un couvent à Grenoble, que je l'y laisserais et que je retournerais chez elle.

Je croyais de m'en retourner d'abord de Grenoble, mais je tombai malade ; la mauvaise saison vint et je fus obligée d'y rester un an. Jusqu'alors l'on avait épargné ma réputation, et je puis assurer que ce que je n'avais osé toucher du doigt devint ma nourriture. J'avoue que j'étais extrêmement attachée à ma réputation, et que ma vie ne m'aurait rien été pour la conserver. L'on ne peut être en plus grande estime que je l'étais dans Grenoble. Je logeais proche de l'hôpital général. Monsieur Canelle, conseiller du Parlement, qui en est administrateur, aussi bien que Monsieur Girault, qui était pour lors conseiller au Parlement, en peuvent rendre témoignage. Je nomme ces deux-là, parce que leur probité est si généralement reconnue que personne ne peut jamais avoir leur témoignage pour suspect.

Environ un mois auparavant que je sortisse de Grenoble, [f°11] une demoiselle me vint voir ; ses discours, son air embarrassé me firent comprendre qu'il y avait du désordre dans son esprit. Elle avait un commerce caché avec un prêtre dont elle avait des enfants déjà grands. Je fis mes efforts pour la tirer de son état. Elle me promit de ne plus tomber dans le crime, mais pour plus de sûreté, j'obligeai le prêtre, qui me vint voir, à s'éloigner ; je lui payai son voyage. Comme l'esprit de cette fille est fort faible, elle entra dans un si grand désespoir de ce que ce prêtre l'avait quittée, qu'elle alla se confesser à tous les prêtres de Grenoble pour leur dire non le mal qu'elle avait fait, mais que je lui avais conseillé d'en faire1m. Cela arriva justement comme je m'en retournais de Grenoble. Elle eut même la hardiesse d'aller trouver monsieur de Grenoble pour lui dire la même chose. Il eut la bonté de m'en écrire à Verceil. Il

1l V. Vie, 2.15.2. (Dorénavant nous nous abstenons de citer tous les passages de la Vie parallèles au récit de la justification présente).

1m Il s’agit de Cateau Barbe, à l’origine de « l’histoire très compromettante qui serait arrivée à Mme Guyon à Grenoble », v. sur tout ceci Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… », 799-817.

fut infiniment satisfait de la réponse que je lui fis, mais ce qui ne laissa nul soupçon dans son esprit, c'est que le remords ayant pressé cette créature, elle se fut confesser à quelques personnes de probité, autant que j'en peux juger, qui lui firent comprendre qu'elle était obligée de se dédire de son mensonge. Elle écrivit donc à monsieur de Grenoble, et à dix ou douze personnes dans Grenoble, pour leur déclarer qu'un dépit extraordinaire l'avait engagée à inventer ce mensonge. Elle m'écrivit à moi-même, où elle me mandait combien elle était tourmentée et sévèrement punie de son péché. J'envoyai la lettre qu'elle m'écrivit pour la faire voir à monsieur de Grenoble, qui dit en avoir reçu une pareille et que, non contente de cela, elle s'était venue jeter à ses pieds pour s'accuser. C'est une chose qui peut être avérée facilement.

[f°11v°] J'avais reçu, avant ce temps, quantité de lettres fort pressantes de monsieur l'évêque de Verceil 1n pour aller dans son diocèse, où il voulait établir une congrégation. J'avais toujours refusé ses offres pleines de bonté, parce que je n'avais pas perdu l'espérance de retourner en Savoie. Il m'écrivit que je ne devais pas aller dans un diocèse où l'on me désirait et que je m'attachais à celui où l'on me persécutait. Je partis donc pour retourner chez la marquise de Prunay, qui était pour lors à sa terre de Courtemille, mais un coup de providence me fit aller à Verceil, où je ne voulais pas aller et m'éloignais [m'éloigna] de chez mon amie que je désirais si fort de revoir.

En allant à Turin, je fus accompagnée du père Lacombe qui passait les monts pour aller à Verceil, ce qui me fut d'un grand secours, n'ayant nulle habitude en ce pays-là. Quoique la réputation où était le père Lacombe me dut mettre à couvert de toute calomnie, joint qu'il allait à cheval et moi en litière, l'extrême délicatesse que j'avais pour ma réputation me fit prier le lecteur de théologie, qui est à présent assistant du général, de m'accompagner aussi en ce voyage. C'était un homme qui, peu auparavant, m'était fort contraire ; ainsi son témoignage est digne de foi. Je menais toujours avec moi, outre mes filles, un grand laquais fort sage, auquel j'avais fait apprendre le métier de tailleur lorsque j'étais en religion ; il travaillait en boutique, mais lorsque je voyageais, il me suivait.

J'ai été six mois à Verceil auprès de ce saint prélat1o. Il avait loué une maison et même fait prix pour l'acheter pour y établir sa congrégation. Mais Dieu se contenta de sa bonne volonté. [f°12] Comme l'air y est extrêmement mauvais, j'y fus si extrêmement malade que ce bon prélat,

1n Ripa, v. Index.

1o Mme Guyon passe près d’une année à Verceil (Vercelli, près de Turin) : Ripa, elle-même et Lacombe collaborent à des travaux respectivement rédigés en italien, français et latin.

craignant que l'air ne me fît mourir comme les médecins l'en assuraient, il me fit reconduire lui-même par son aumônier et un gentilhomme.

Je revins à Grenoble prendre ma fille pour m'en retourner à Paris. Le père Lacombe qui avait reçu un ordre du père vicaire général de m'accompagner jusqu'à Paris et qui était allé en Savoie un mois avant que je partisse de Verceil, me vint joindre à Grenoble. Nous prîmes la voiture publique. Je fus accompagnée pendant tout le voyage d'un vieux gentilhomme de Mâcon, père de madame la m[arquise] de Montpipeau1. Comme il est fort homme de bien, il venait tous les jours à la messe avec moi le matink avant de partir, et ne me quitta qu’à Paris. Nous passâmes à Lyon et à Dijon1p. À Lyon, je logeai chez monsieur Thomé 1pa, et à Dijon chez madame Languet où je séjournai : on peut s'informer d'elle.

Deux jours devant que je partis de Dijon, il me vint voir une fille pour me prier de faire avoir un bénéfice à son frère, sur lequel elle avait déjà donné quarante pistoles. Je lui fis voir que c'était une simonie, que je ne me voulais point mêler de semblables choses. J'appris depuis qu'elle avait une attache pour ce frère qui n'édifie pas. On dit qu'elle m'a accusée de quelque chose. Je ne sais pas de quoi et je ne comprends pas même de quoi elle a pu m’accuser, ne l'ayant vue que deux fois, la première chez une personne qui se mourait, où je ne lui parlai pas même, et la deuxième chez madame Languet, où il y avait presque autant de monde dans ma chambre qu'il y en avait dans celle de la mourante lorsque je l'y vis. Elle vint encore me trouver comme je montais en carrosse pour me prier pour la même affaire, m'assurant que son confesseur lui avait [f°12v°] dit que ce n'était pas une simonie. Je la refusai encore.

Après être arrivée à Paris, je ne logeais que trois mois seule. J'avais ma fille avec moi, trois filles et un laquais. Je ne vis tout ce temps que ma famille, parce que je n'étais pas même établie. Ensuite je logeai avec mon fils aîné, où j'eus toujours madame Salbert auprès de moi, religieuse à Puyberlant. Je ne voyais presque personne, et l'on n'aurait guère pensé à moi sans ce que je vais dire.

1La seigneurie de Montpipeau dans l’Orléanais (notice 41 537 dans Saffroy, Bibliogr. Généalogique, 1974).

1p « Elle passait par Lyon (elle y obtenait le 25 mai [1686] deux approbations pour le Moyen Court), par Chalon-sur-Saône où elle connut le chanoine Bernard qui la recommanda au curé de Dijon Cl. Quillot [qui sera condamné lors d’un procès] : elle se trouvait le 2 juillet dans cette ville où elle resta quinze jours et regagnait Paris le 21 juillet 1686. » Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… », p. 805.

1pa « J'ai été [...] environ douze jours chez madame Blef, chez M. Thomé… » (Lettre à la « petite duchesse », avril 1698).

Une nommée la Maillard 1q, qui est de Lyon, elle s'appelle Degrange ou Grangée, (elle) avait eu à Lyon une très mauvaise affaire : elle avait emprunté l'argenterie de l'église de Sainte-Croix pour parer, disait-elle, l'église des Filles bleues, parce qu'une fille y ferait profession. Le sacristain, qui est un honnête homme et même son parent, ne se défiant de rien, la lui prêta. Elle en vendit une partie chez un orfèvre qu'on retira. Elle emporta le reste avec l'argent qu'elle avait eu de l'orfèvre, et s'en alla du côté de Genève avec un prêtre. L’on les prit sur le chemin. Comme elle est de bonne famille et que le prêtre s'échappa, l'on ne la mit point en justice. Ses parents la firent enfermer dans un couvent à Vienne ou Valence, j'ai oublié l'endroit. Monsieur le duc de Ch[evreuse] en a les lettres. Elle sauta les murailles du couvent d'où elle est venue à Dijon. Elle a été quelque temps au Bon Pasteur de Dijon, d'où elle s'en est venue à Paris parce qu'elle fut reconnue à Dijon pour ce qu'elle est.

Cette femme, dont je viens de raconter l'histoire, est celle qui a fait le premier personnage de la tragédie lorsque je fus mise à Sainte-Marie. Monsieur Pirot se souviendra bien que malgré ses [f°13] artifices, mes mœurs furent reconnues irréprochables. Elle avait contrefait mon écriture, où elle me faisait écrire que je faisais des assemblées ; cette lettre fut reconnue fausse. Elle vint au logis parce que le Père de Lacombe à qui elle s'était allée confesser, me l'envoya pour lui faire la charité. Il y a tant de témoins des menaces qu'elle fit parce que je ne pouvais lui donner dix-huit écus dont elle disait avoir besoin : le Père supérieur des Prémontrés Laduvanl qui était lors chez moi, madame Salbert, les valets de mon fils si on les trouvait, et bien d'autres, savent tout ce qu'elle disait et fit. Je ne l'ai vue que quatre fois. La première je lui donnais un demi-louis, la deuxième une pièce de quinze sols ; tout ce qu'elle me dit alors est écrit fort au long ailleurs. Quoiqu'elle m'accusât alors d'être grosse, disant qu'elle s'y connaissait bien, elle ne s'avisa jamais de dire qu'elle m'eût vue faire aucun mal, car elle comprenait bien que c'était une absurdité que, dans une maison pleine de domestiques, on laissât entrer et monter dans ma chambre, sans l'y introduire, une femme qui ne venait que pour recevoir la charité. Les nouvelles accusations que les filles du père Vautier ont faites contre moi l'ont enhardie, et elle s'est avisée de m'imputer des crimes qu'elle oublia d'imaginer la

1q Figure familière : « ...la Maillard, gantière, qui dépose que je lui ai donné une boule de cire pleine de cheveux, que sitôt qu'elle l'eût, elle sentit des douleurs horribles. «  (Lettre à Chevreuse du 2 ou 3 janvier 1693) ; v. Demandes..., 7 novembre 1694 ; lettre à Chevreuse du 16 novembre 1694 ; lettres à la « petite duchesse » du 18 avril 1697, en mai 1697, en octobre 1697…

première fois. Ce fut sur cette lettre fausse, à ce que me dit depuis monsieur l'Official, qu'on avait obtenu la lettre de cachet. Je fus à Sainte-Marie ; ces bonnes religieuses peuvent rendre compte de ma conduite, quoiqu'on les eût prévenues, lorsque j'y fus mise, tout autant que le monde l'est à présent. Elle connurent la vérité.

Au sortir de Sainte-Marie, je fus chezn madame de Miramion. Quoique, par une infinité de calomnies, l'on l'ait bien [f°13v°] suscitée contre moi, je suis sûre qu'elle ne dira que du bien, si elle dit ce qu'elle sait par elle-même. De chez madame de Miramion, je fus demeurer chez madame de Vaux 2, qui fut mariée dans ce temps.

C'est donc les filles du père Vautier et la Maillard qui m'accusent. Cette dernière ayant trompé monsieur de la Barmondière à qui elle se confesse à présent, il l'a produite, à ce qu'on m'a dit, à monsieur de Chartres qui, ignorant apparemment l'histoire de cette créature, ajoute foi à son témoignage.

Il y a encore la Gentil 1r, qui a eu accès chez madame de Maintenon par le moyen de madame de Monchevreuil, dont elle fait les commissions, à ce qu'on dit. C'est une fille fort intrigante.

La sœur de cette Gentil a demeuré chez madame de Vaux, sa sœur aînée m'ayant fait solliciter pour la mettre auprès de ma fille. Je ne savais point du tout où elle avait demeuré, et je l'ignorerais encore sans une coiffeuse que madame la duchesse de Charost envoya à ma fille. Elle reconnut la Gentil en coiffant ma fille. Elle retourna chez madame de Charost pour lui dire qu'elle était fort surprise de voir auprès de ma fille, qui n'avait pas quatorze ans, une fille qui avait été dans les maisons de Paris les plus décriées, et qu'une personne de cette sorte était capable de la perdre. L'avis que madame de Ch[arost] me donna, m'obligea d'observer cette fille : elle me parut fort libre, et aimant fort à parler partout avec un prêtre que monsieur de Vaux mit dehors depuis parce qu'il [f.14] lui avait ouï tenir des discours trop libres. Quoique je la crois sage, il est certain qu'elle ne convenait point à madame de Vaux. Ce fut moi qui pressais sa sortie, j'en conviens, mais je pris tant de précautions pour conserver sa réputation que je ne dis point à madame de Vaux ce que je savais de cette coiffeuse. Je lui fis seulement voir qu'elle ne faisait rien, et que les discours qu'elle lui tenait souvent étaient fort dangereux. Le prêtre et elle sortirent en même temps. Ils firent une lettre où ils mandèrent à monsieur l'archevêque de Sens que j'enseignais à

1r La Gentil est présente dans la liste adressée « Aux examinateurs... 25 juilllet 1694. »

2sa fille.

Vaux le quiétisme. A qui l'aurais-je enseigné, puisqu'il n'y venait personne ?

Sur quoi, je fis cette réflexion : si je suis à la campagne, quelque solitaire que je sois, l'on m'accuse d'enseigner ; si je suis à Paris, même si je prie quelques personnes de m'éclairer et de me conduire, cette personne devient suspecte ; si, affligée de causer de la peine à tout le monde, je ne prends plus de directeur, on dit que je me conduis moi-même. Dans la lettre qu'ils écrivirent à monsieur l'archevêque de Sens, ils lui mandèrent que je faisais mettre mes filles toutes nues. Je fus d'autant plus surprise de cette accusation que je n'ai auprès de moi que des filles fort sages. Je voulus savoir quel prétexte on avait pris pour une telle accusation. L'on me dit qu'une petite fille, qui était fort innocente et qui était restée à Vaux dans le temps que j'étais à Paris, ayant selon sa coutume servi de divertissement à madame de Vaux, elle la fit jouer au Roi dépouillée : elle la dépouilla, ne lui laissant que sa chemise et une jupe ; la Gentil servit à cette expédition ; puis ils l’enfermèrent dans une chambre. [f°14v°] Voilà le fait dont il s'agit. J'étais à dix lieues d'elle, et l'on dit sans scrupule que je ferais mettre mes filles nues. Une autre fois, madame de Vaux l'emmaillota tout habillé ; j'arrivai après que cela fut fait, et je n'y trouvai rien que de risible. Ce sont donc là les crimes dont on m'accuse, et toutes les personnes qui m'accusent : n'en sachant point d'autre, si je savais quelque chose de plus, je le dirais avec la même ingénuité.

Il y a de plus l’histoire de monsieur de Fit[es] 3. L'insulte qu'il me fit vient plutôt de la faiblesse de son esprit que de malice. Il fut incité à cela par la Maillard dont j'ai parlé. Il conta l'histoire d'abord comme je la contais moi-même. Monsieur de Ch[evreuse], qui en est pleinement informé, la pourra dire telle qu'elle est, ou je la dirai moi-même. Je proteste devant Dieu que quand j'aurais su son mauvais dessein, je n'eusse pu faire autre chose que ce que je fis. Il y a quelquefois des aventures où il reste quelque vue d'imprudence, ou quelque sentiment qu'on aurait pu faire quelque chose qu'on n'a pas fait : je proteste que, quand bien même j'aurais su la chose, qu'elle m'arrivât de nouveau, je ne pourrais faire autre chose que ce que je fis.

Je n'ai rien à dire contre monsieur le curé de Vers[ailles]4. Je veux croire que c'est un nouveau zèle qui l'anime contre moi, qu'il a de bonnes intentions en condamnant avec chaleur les mêmes choses qu'il

3 « …Je dirai à M. de M[eaux], avec une grande simplicité, l'affaire de defit [de Fîtes]… » (Lettre à Chevreuse, 18 février 1694). Nous ne savons rien de ce personnage entreprenant.

4 v. Index., Hébert (François).

avait témoigné approuver auparavant devant tant de témoins de probité reconnue. Il est vrai [f°16] qu'il a toujours dit qu'il était obligé de se cacher parce qu'on était fort opposé, dans sa congrégation, aux voies intérieures. Tant que les choses sont demeurées dans les simples termes de se cacher, je n'y ai point trouvé à redire, d'autant plus qu'il m'avait dit à moi-même qu'il avait été fort persécuté pour l'intérieur dans sa congrégation, ce qui m'avait été confirmé dans une lettre qu'on m'avait adressée pour la lui faire tenir en main propre, sachant qu'il était de mes amis. Celui qui me l'adressa oublia de cacheter la première enveloppe, ainsi je vis toute la lettre. On lui mandait qu'il lui était de la dernière conséquence, dans les vues qu'il avait d'être général, de paraître m'être contraire, qu'il ne le serait jamais sans cela, qu'il avait néanmoins parlé trop fortement à Saint-Cyr contre moi, après en avoir dit beaucoup de bien, qu'il ne fallait pas tomber tout à coup d'une extrémité à l'autre, mais peu à peu. Il avait déjà gagné l'esprit de monsieur Sanoye, qui n'est pas fort subtil apparemment, qui est quelqu'un de leurs messieurs qui se nomme de la sorte, que le décret qu'il avait fait contre l'oraison avait déjà ramené une partie des esprits, qu'il continua toujours à faire de même. Il y avait encore dans cette lettre des choses fort secrètes qui ne me regardaient point. Je pouvais garder cette lettre, mais comme elle m'avait été adressée, je l'envoyais par un excès de bonne foi. Je l'adressais ouverte à monsieur de la Marvalière, qui la lut, la cacheta et la lui donna. Nous n'avons pas voulu lui témoigner ni l'un ni l'autre, de peur qu'il n'en eût de la peine. [f°15v°] Le motif qui fait agir monsieur le curé de Vers[ailles] me paraît bien délicat. Il lui a été prédit qu'il serait général de son ordre, à ce qu'il dit, et que Dieu se servirait de lui pour rétablir l'intérieur dans sa congrégation. Il croit que pour y parvenir, il lui est permis de décrier l'intérieur, et des personnes qu'il dit lui-même estimer, espérant de réparer cela lorsqu'il sera parvenu où il croit que Dieu l'appelle. Cela me paraît tout à fait extraordinaire. Il est le principal agent qui remue madame de Maintenon et monsieur de Chartres.

Monsieur Bolo [Boileau] a un zèle plus spécieux, et je crois qu'il voudrait selon sa lumière. Il croit une personne, qui peut être d'ailleurs très bonne, et néanmoins se tromper dans le fait dont il s'agit : elle dit que Dieu lui a révélé que je trompais monsieur le duc de Ch[evreuse] et monsieur le duc de B[eauvilliers], que je suis pleine de présomption, que Dieu lui a révélé en même temps que mes écrits ne sont pas de moi et que j'ai copié mot à mot les écrits de Mademoiselle Vigneron3a.

3a La Vie et la conduite spirituelle de mademoiselle Madelene [sic] Vigneron. V. Index, Vigneron.

Il est certain que je n'avais jamais vu les écrits de mademoiselle Vignerono. Monsieur le duc de Chevreuse sait toute cette histoire. Il est certain que Dieu peut bien avoir révélé que je suis une présomptueuse, mais Dieu n'a point pu lui révéler que je voulais tromper ces messieurs, ni que j'eusse copié les écrits de mademoiselle Vigneron, puisque cela est fauxp. Rien n'est plus casuel5 que les visions imaginaires et que les paroles successives : c'est où le diable se fourre le plus, et il peut fort bien être que, parmi des paroles vraies, le diable, qui est animé contre l'intérieur, lui dira ces choses afin de faire persécuter l'intérieur. Cela peut arriver et arrive même d'ordinaire selon le témoignage [f°16] de saint Jean de la Croix, et c’est s’établir sur un mauvais fondement que d'asseoir un jugement sur de pareilles choses.

J'avais d'abord compris qu'elle était fille du P[ère] V[autier], parce qu'elle est de Toulouse et que je savais qu'une de ses créatures en était. J'avais écrit sur ce pied à monsieur de Che[vreuse], qui m'avait priée, et monsieur B.6 aussi, d'en dire mon sentiment. Car, sans cela, je n'eusse rien dit, ne me mêlant pas volontiers des affaires d'autrui. Sitôt que je sus que c'en était une autre, j'écrivis à monsieur le duc de Chevreuse et monsieur B. lui-mêmeq la méprise que j’avais faiter. Monsieur B. a cru, depuis ce temps, rendre un grand service à Dieu de se déclarer contre moi. Dieu sait si je n'aurais pas une extrême joie que Dieu se servît d'elle pour faire du bien ! mais je dirais toujours que c'est faire un tort infini aux âmes que de les amuser dans cette voie : si elle connaît en moi quelque défaut, qu'elle m'en fasse avertir moi-même, selon que la véritable charité le demande, et je tâcherai, avec la grâce de Dieu, de m'en corriger, n'ayant jamais plus de joie que de voir détruire en moi les obstacles qui pourraient empêcher le règne de Dieus.

Je vous écris, monsieur, avec une extrême confiance, vous faisant un aveu sincère des choses dont vous pouvez vous faire éclaircir, si vous avez cette charité. J'espère que Dieu fera connaître la vérité. Je peux être trompée, mais je n'ai jamais voulu tromper personne. J'attends, monsieur, que votre charité m'éclairera sur les égarements [f°16v°] dans lesquels je puis être tombée sans le savoir, vous promettant de mon côté une entière obéissance autant que je le pourrai avec la grâce de Dieu. J'espère que ce que j'écris ici ne fera tort à personne. J'ai tâché de n'y mettre que les faits précisément nécessaires à l'éclaircissement de la vérité, afin que la prévention contre mes mœurs n'empêche pas la vérité d'être connue. Que je périsse moi, qu'importe, mais que mon Dieu règne, qu'Il soit glorifié et aimé éternellement.


5casuel : qui dépend des cas, des accidents. (Littré).

6Boileau.

A.S.-S., ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon / Sa justification par elle-même/ affaire de M. de Fîtes / Lettre du Père Richebracque » : la première pièce, autographe, comporte au verso du dernier feuillet (numéroté 16) la mention : « Défense de Mme Guyon, une partie de sa vie » ; elle est suivie (deuxième pièce) de sa copie, comportant en tête (ainsi qu’au verso du dernier folio numéroté 36) : « Justification de M[adam]e Guyon copiée sur l'original qui m'a été donné par M[onsieur] l[e] d[uc] d[e] Ch[evreuse]. » Les précisions relatives au séjour chez Mme de Miramion, aux accusation de la Maillard et à la dévote de M. Boileau, feraient dater cette rédaction de la fin de l'année 1693 mais l’allusion à la rencontre avec Nicole « il y a plus de cinq ans » indiquent l’année 1695. Nous supposons qu’il s’agit de l’année 1694 ?

a la (comparaison biffé) parabolle

bune (vraie biffé) vie

cconfiance ajout interl.

caA partir d’ici prend place un long passage de l’autographe, omis dans la copie, couvrant la quasi-totalité des f°2v° et 3r° ; il s’agit probablement d’une omission volontaire puisque les premiers mots du f°2v° (« Sitôt que je sus qu’elles allaient à Saint-Cloud ») sont repris par la copie, pour reprendre à partir du haut du f°3v° : « …j'ai désapprouvé un dérèglement que j'ai en horreur, mais ayant lu le contraire, elles se sont tournées avec fureur contre moi parce que je leur disais la vérité. / Il y a encore une cause… »

cb puisque (je n'étais pas dans leurs sentiments et que ajout interligne) je

ccReprise de la copie.

dsi (éloignées biffé)(différentes add. interl.)

e liaison, (dans tous les âges de ma vie add. interl.)

fexcessif ajout interl.

g faites (contre moi biffé), quoiqu'ils

h méprisable (à ceux qui ne font cas que d’un faux brillant biffé) à laquelle

i l'inclination (que j’ai biffé) pour (le diocèse de add.interl.) Genève

j Manpipare Lecture incertaine.

k messe (avec moi ajout interl.), le matin

l Laduvan Lecture incertaine.

mdix Lecture incertaine.

n fus (mise biffé) chez

oIl est certain que je n'avais jamais vu les écrits de mademoiselle Vigneron absent de l’autographe.

ppuisque cela est faux absent de la copie.

qaussi d’en dire mon sentiment car, sans cela, je n’eusse rien dit, ne me mêlant pas volontiers des affaires d’autrui ; dès que je sus que c’en était un autre, j’écrivis à monsieur le duc de Chevreuse et à monsieur B. lui-même absent de la copie.

rque j’avais faite add. interl.

s Dieu (en moi biffé).

1donnent licence 1aPhrase en l’air du ms.

0. A BOSSUET (Mémoire). Fin juin ou début juillet 1694.

Quoique j’eussea formé le dessein de me laisser accabler sans me justifier ni me défendre, la gloire de Dieu et l’intérêt de la vérité m’obligent aujourd’hui de rompre cette résolution.

J’ai écrit, à la vérité, deux livres, l’un intitulé le Moyen facile de faire l'oraison, et le second Expositionb du Cantique des cantiques1. Je n’eus jamais le dessein de faire imprimer ni l’un ni l’autre, que je n’avais écrit que pour mon édification particulière. Les copistes les ayant donnés pleins de fautes à des libraires, l’on fut obligé de les corriger, voyant qu’on les imprimait de la sorte. L’onc m’a recherchée, il y a près de sept ans, pour ces livres. L’on me mit au couvent des religieuses de Sainte-Marie d, rue Saint-Antoine. L’one m’examina avec toute la rigueur que peuvent faire des gens fort animés. L’on ne trouva rien à reprendre dans mes mœurs, quelque recherche qu’on en pût faire avec un zèle plein d’amertume. Pour mes livres, je les soumis à l’Église, que je révère, à laquelle je suis et serai soumise jusqu’au tombeau. Je déclarai même que, s’il y avait quelque chose qui ne fût pas dans le pur esprit de l’Église, que je priais qu’on le condamnât, et que j’aimerais mieux être brûlée que d’altérer le moins du monde par mon ignorance, même avec bonne intention, sa pure et chaste doctrine. C’était tout ce que je pouvais faire, étant femme ignorante et mes mœurs se trouvant sans corruption.

Cependant l’on ne se contenta pas de cela : l’on me voulut obliger d’écrire que j’avais euf des erreurs. Je dis qu’il n’y avait qu’à condamner les livres et marquer les endroits erronés, que jeg les condamnais de tout mon cœur, mais que je ne pouvais pas écrire que j’avais été dans l’erreur, parce que cela supposait quelque chose de caché ; que je détestais les erreurs qui s’étaient glissées par mon ignorance qui étaient dans mes livres et dans mes écrits, si l’on en trouvait ; que je priais même qu’on les censurât en toute rigueur.

Cela ne satisfit point : l’on me fit de grandes menaces de m’opprimer ; mais jeh crus qu’il fallait plutôt souffrir la mort que de trahir la vérité. Mme de Maintenon, qui fut alors convaincue de mon innocence, obtint qu’on me remît en liberté. Ma liberté ne fit qu’aigrir l’ulcère, loin de le fermer. L’on a indisposé tous les esprits avec plus de violencei. Lorsque j’étais à Sainte-Marie, l’on voulut obliger les religieuses à dire du mal de moi ; elles le refusèrent, n’en connaissant point, à ce qu’elles disaient ouvertement. Il se trouva dans mes interrogations une lettre

1Le Moyen court de Madame Guyon, édité dès 1685 à Grenoble, réédité en 1686, 1690 ; Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, 1688.

fausse, reconnue telle, sur laquelle M. l’official me dit qu’on m’avait fait arrêter. J’en demandai justice ; l’on ne voulut pas me la faire. Cela aurait empêché ces mêmes gens de faire d’autres faussetés. Ce sont ces mêmes personnes, reconnues faussaires, qui m’imputent aujourd’hui des crimes.

Si l’on n’attaquait que ma personne, je souffrirais sans me plaindre toutes sortes de calomnies, ainsi que je les ai souffertes jusqu’àj présent. Mais comme on se sert des crimes qu’on m’impose pour condamner la vérité et pour tirer une fausse conclusion, que tous ceux qui font oraison sont criminels, je suis obligée, à la vérité, de faire voir que si j’aime l’oraison, je ne suis point coupable, l’oraison et le crime étant incompatibles. Quoi ! l’amour de Dieu, l’assiduité à se tenir en Sa présence pourraient rendre mauvais ! Il est odieux de le penser. Ceux qui font des crimes doivent avouer ou qu’ils n’ont pask fait oraison, ou qu’ils l’ont quittée après l’avoir faite ; et c’est leur infidélité qui les a fait tomber dans le crime. Si j’avais faitl les crimes dont on m’accuse, j’avouerais de bonne foi ne les avoir commis que parce que je me serais éloignée de mon Dieu, source de puretém, en m’éloignant de l’oraison ; mais ne les ayant point commis et n’ayant point quitté l’oraison, je dois faire voir mon innocence.

Sitôt que je sus qu’on m’accusait d’apprendre à faire l’oraison, et que bien des gens étaient en rumeur de ce qu’une femme faisait aimer Dieu et portait les jeunes dames aun mépris de la vanité et au désir de leur salut, quoique ce crime me parût assez pardonnable, je voulus, à cause de la faiblesse et pour ne point scandaliser les petits, cesser de le commettre. Je me retirai, et j’ai vécu depuis ce temps séparée du monde, sans nul commerce, même avec ma propre famille ni avec mes amis, ayant toujours agi avec une extrême bonne foi en tout cela. J’écrivis, en me retirant, les raisons que j’avais de me retirer. Je protestai que j’étais toujours prête de venir rendre raison de ma foi sitôt qu’on le désirerait, que si mon exil volontaire ne satisfaisait pas et que Sa Majesté voulût de moi un exil et une prison forcée, que je m’y rendrais d’abord, qu’elle ne serait jamais forcée pour moi, puisque je ferais toujours mon plaisir d’obéir, même dans les choses les plus dures.

Depuis ce temps, ma retraite ni mon silence n’ayant point tranquillisé le zèle des personnes qui veulent ma perte, l’on m’a supposé, selon le bruit public, des crimes. Sitôt que je l’ai su, j’ai écrit pour prier incessamment qu’on me donnât des commissaires laiques, gens d’une probité reconnue, sans passion ni prévention, puisqu’il s’agissait de crimes. J’ai offert de me rendre dans quelle prison l’on voudrait pour me faire juger dans toute la rigueur, ne demandant sur cela aucune grâce : l’on me l’a refusé.

Je déclare de nouveau que je soumets tous meso écrits, que je renonce et déteste tout ce que mon ignorance m’y a fait mettre qui ne se trouvera pas conforme à la pure doctrine de l’Église que j’aime, que je révère et dont je ne me veux jamais écarter. Mais je soutiens en même temps que si l’on les examinait sans prévention et qu’il me fût permis d’y répondre, il ne s’y trouverait rien que de très catholique selon le sens que je pense.

Il n’y a rien, dans la sainte Écriture même, où la critique et la malice des hommes ne puisse donner un mauvais sens. Y a-t-il rien qui indispose plus et qui en fasse donner un plus mauvais que de supposer des crimes? Car enfin, si j’ai fait les crimes dont on m’accuse, il les faut condamner sans examen. Et avec quelle disposition peut-on lire des livres de piété d’une personne à laquelle on suppose des crimes? Parce que j’ai déjà été mise à Sainte-Marie, chacun s’est donné le droit de me calomnier, étant sûr d’être bien avoué.

Ces crimes ont été inventés d’abord parp la malice d’une femme quiq a quitté son pays parce qu’elle était convaincue du vol d’une église, une femme chassée d’ailleurs pourr sa dissolution et son hypocrisie, une femme qui a déjà dit contre moi des calomnies reconnues fausses. C’est sur ce fondement et [sur] d’autress créatures qui se disent elles-mêmes abominables, que j’ai chassées et indiquées comme telles et pour lesquelles je n’ai quet de l’horreur, c’est, dis-je, sur le témoignage de ces personnes qu’on me suppose des crimes. Qu’on examine ma vie à fond, c’est ce que je demande, et, s’il se trouve un seul témoin de probité qui m’ait vue commettre quelque crime, je passe condamnation.

Je ne me plains point de ceux qui me poursuivent à présent, parce qu’ils le font par zèle ; mais ce zèle n’est point établi sur la connaissance de la vérité, mais sur des suppositions fausses et des calomnies punissables. S’ils sont coupables, c’est en ce qu’ils ne veulent point éclaircir la vérité, et qu’on me refuse une justice qu’on n’a jamais refusée à personne.

Les raisons que j’ai eues deu demander des juges laïques, gens de probité, sont parce que je sais que les juges ecclésiastiques n’approfondissent pas sur les crimes, et que lorsque je demandai justice de la fausse lettre, M. l’official me dit qu’il fallait pardonner cela pour l’amour de Dieu. Je le fis, et c’est ce qui a donné la hardiesse à ces personnes de recommencer. J’ai raison de demander des gens de probité, puisque je sais qu’on fait ce qu’on peut pour suborner les témoins, jusqu’à promettre de donner des pensions pour cela2.

2Deforis ajoute : Il ne se trouvera dans ce siècle que trop de faux témoins pour de l’argent.

J’ai besoin de gens sans prévention, puisqu’on tâche de prévenir tous les esprits. Pour moi, je ne préviens personne : j’abandonne à Dieu ce qui me regarde, je n’écris que pour rendre témoignage à la vérité. Je ne me soucie pas de ma vie ; si c’est elle qui fait de la peine, au moindre signal j’apporterai ma tête sur un échafaud, et ce me sera un avantage de mourir de la sorte. Mais je n’avouerai jamais que j’ai commis des crimes que j’abhorre, que je déteste, et dont Dieu, par Son infinie miséricorde, m’a toujours préservée. Je n’ai point été élevée dans le crime, mon éducation en a été aussi éloignée que la vie que j’ai menée. J’ai été assez criminelle de ne pas assez aimer Dieu et de n’avoir pas correspondu aux grâces qu’Il m’a faites.

Qu’on n’impute donc point à la vie intérieure des crimes que le démon ne vomit que pour la ternir ; c’est dire que le soleil est impur et sans lumière ; c’est vouloir mettre l’abomination dans le lieu saint. Il y a des gens exécrables qui le font, mais ce sont des gens sans intérieur, sans oraison, qui se vantent de leurs crimes, que le diable a suscités dans ce siècle pour obscurcir la vérité. C’est le dragon qui vomit la fumée infernale contre le soleil. Mais cette vapeur maligne retombera sur lui-même, et la vérité paraîtra au jour.

Qu’on examine mes écrits, qu’on le fasse avec exactitude et en rigueur, qu’on voie s’il y a rien qui ne porte à l’amour de Dieu, à l’éloignement du péché, à suivre les conseils évangéliques, pourvu qu’on ne leur donne pas un mauvais tour. Que s’il y a quelque chose de trop fort dans les expressions, si je me suis mal expliquée, si je me suis servie de termes outrés, je suis toujours prête d’expliquer sincèrement la vérité de ce que j’ai pensé. Qui connaît mon cœur mieux que moi ? Qui veut juger de ma foi ? Lorsque je dis : « J’entends de cette sorte », pourquoi dire : « Vous l’entendez autrement ». Je déclare que cela n’est pas, que je condamne et déteste tout mauvais sens qu’on leur peut donner, que je suis prête toujours d’expliquer le bon sens dans lequel je les ai écrits, que je rendrai toujours raison de ma foi et que je suis prête de confirmer cette même foi de mon sang.

Je sais que des gens ont falsifié de mes écrits, qu’ils y ont ajouté des choses mauvaises ; mais il est aisé de voir qu’ils sont différents des originaux et fort éloignés dev l’esprit de tout le reste. Je ne condamne point ceux qui se lient3 pour les décrier, s’ils croient ce qu’on leur dit de moi. Mais qu’ils prennent garde que, dans tous les siècles, le diable a fait le singe de Dieu, qu’il y a des gens abominables qui affectent une fausse piété, et de faire par là décrier la vraie piété et de confondre le faux avec le vrai ; c’est ce que j’ai prié qu’on examinât. Les prélatsw ont raison de se déchaîner, mais il faut voir s’ils ne confondent pas l’agneau avec le loup. Ils font plus : ils crientx au loup sur l’agneau et laissent vivre les loups en paix. Je prie le Seigneur qu’Il leur donne l’esprit de discernement ; ils ne le peuvent avoir qu’en se dépouillant de l’esprit de prévention, afin d’examiner la vérité dans un esprit pur, simple et droit. Il sera aisé de faire voir la vérité, de la séparer de l’erreur et du mensonge.

Si l’on veut bien mey donner des juges tels que je les demande, faire examiner les crimes avant les écrits, je suis toujours prête de reparaître, afin de faire voir la vérité de ce qui me regarde et qu’onz n’effraye point les âmes, les empêchant d’embrasser l’oraison, qui est la voie pure, sainte, et où l’âme est éclairée de la grandeur de Dieu et de son néant, où elle est échauffée de Son amour, où elle apprend à mépriser tout ce qui n’est point Dieu pour ne s’attacher qu’à Lui - et non pas une école de crimes, comme on la veut faire passer.

Si quelqu’un m’accuse, qu’il se présente, qu’il soit confronté, comme l’on fait dans toutes les justices réglées ; mais qu’on ne se contente pas de donner des mémoires, où l’on met ce qu’on veut, parce qu’on est sûr qu’on ne sera pas obligé à le soutenir. Si ce que je demande est injuste, je me condamne moi-même ; mais s’il est selon l’équité, qu’on me l’accorde. Je prie Dieu, seule et souveraine Vérité, de faire connaître que je ne mens pointaa.

Une4 des causes de ce que je souffre aujourd’hui vient de ce que les mêmes personnes qui m’ont toujours poursuivie et persécutée, ont indisposé Monseigneur l’archevêque contre moi, lui faisant comprendre que je manquais de soumission à ses ordres, quoiqu’il soit vrai que je ne me suis jamais écartée, pour peu que ce soit, du respect et de la soumission que je lui dois, ayant un respect infini pour son caractère, étant prête à me soumettre de nouveau à ce qu’il ordonnerait de moi après avoir connu la vérité par lui-même ou par des personnes sans prévention.

B.N.F., N.acq.fr. 16313, f°54-57, autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°43]. Annotation de Dupuy à la fin de ce mémoire : « Cette lettre est mal placée. Elle est