Madame Guyon IX Correspondance III


MADAME GUYON

IX

CORRESPONDANCE III



Du procès d’Issy aux prisons

Septembre 1694 – Mai 1698

Lettres au Duc de Chevreuse puis à la Duchesse de Mortemart ainsi qu’à d’autres destinataires



Édition critique par Dominique Tronc



Opus « Madame Guyon »

Quinze ouvrages


Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies

I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.
II Explication choisies des Écritures.

III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).

IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis

Directrice de Fénelon.

V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.


VI Les Justifications. Clés 1 à 44.

VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.


VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.


IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.
X Correspondance IV. Chemins mystiques.

XI Années d’épreuves Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.
XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.

Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.

Indexes et Tables.

Avertissement



Ce Tome « 9.Correspondance III » couvre la période des combats et des emprisonnements. Il prend la suite du tome « 5.Correspondance II » dont il est séparé par « 6.7.Justifications » et « 8.Vie III. » Cela est conforme au déroulement chronologique et aère la lecture de plus de mille cinq cent pièces en scindant les correspondances en deux blocs, (I et II précédants puis III et IV).

Le duc de Chevreuse puis la « petite duchesse » de Mortemart se succèdent comme des intermédiaires avec le cercle des disciples. Ils sont les ‘greffiers’ des combats et des épreuves.

Témoignages associés :

11. Les années d’épreuves, emprisonnements et interrogatoires (mise en ordre de lettres, témoignages, interrogatoires).

µµ attention : les lettres à la petite duchesse ont été revues avec corrections dans J. tome I des Directions à transfére donc cdans le présent tome !



Suite de l’année 1694

183. AU DUC DE CHEVREUSE. Août 1694.

Août 1694

Je crois …a que vous ne pouviez pas prendre une résolution plus équitable que celle que vous avez prise, pourvu néanmoins que vous ne vous repreniez pas intérieurement, car rien ne peut vous dispenser de vous abandonner à Dieu sans réserve, obéissant extérieurement à Ses ministres. Il peut arriver que, quoiqu’innocente, l’on me fera passer pour coup[able]. Mais si l’on veut bien examiner à fond, l’on verra bien de la malignité. Dieu sur tout ! J’espère que nos cœurs seront unis, puisqu’ils ne peuvent être séparés sans se diviser de Dieu…b

Vous pourriez bien obtenir qu’ils ne me condamnassent pas sans m’entendre. Je vous conjure aussi qu’ils examinent tous mes écrits car, si l’on veut juger de mes sentiments, c’est en lisant tout cela qu’on les verra, et non dans les deux livres qui ne disent les choses qu’en abrégé. Il faudrait toujours envoyer à M. H[ébert ?] l’Evangile de saint Matthieu 1. Si l’on est obligé de lui donner la Vie, qu’on efface tous les noms ou ce qui indique les personnes. Du reste, n’ayez point de peine du passé, car je crois ne vous avoir jamais rien conseillé de mauvais. Quand même [f. 2 r°] [l’] on me jugerait innoc[ente], l’on vous conseillera toujours de n’avoir plus de commerce avec moi : je vous l’avais déjà conseillé, ainsi je n’ai plus qu’à vous dire adieu en Dieu mêmed.

- A.S.-S., pièce 7312, autographe, cachet rouge initiales couronnées. En tête « août 1694 ».

a Mot raturé illisible.

b Six mots raturés illisibles ; nouveau paragraphe.

c Deux mots illisibles.

dLa plus grande partie de la page reste inutilisée.

1Expliqué par Madame Guyon.

Ici prend place le mémoire (v. la série des documents à la fin du volume) : «A BOSSUET (Mémoire). Fin juin ou début juillet 1694».

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er août 1694.

1er août 1694

J’ai eu beaucoup de joie, monsieur, lorsque M. Dupuy m’a mandé que vous aviez toujours la charité de vouloir vous mêler des affaires que je n’ose appeler les miennes, puisque je n’ai d’autre part que la misère et les défauts qui s’y trouveront. J’ai une grâce à vous demander, qui est que ces messieurs voient les écrits sur la Sainte Ecriture, à commencer par le Pentateuque. Il le faut donner à M. Tronson. Je ne veux ni tromper ni être trompée, et je crois qu’il est nécessaire, [f. 1 v°] pour finir toutes les recherches, que cela soit. D’ailleurs ils verront bien mieux dans le cours de cet ouvrage quels sont mes sentiments que dans deux petits livres où rien n’est expliqué. Si je mérite d’être condamnée, il faut que ce soit dans toute l’étendue. Peut-être aussi qu’ils verront dans ces écrits, qui sont plus étendus, quelque conformité avec ce que le P. Jean de la Croix et d’autres ont pensé, parce que je me suis donnée à lire ses ouvrages, et il me semble que mon cœur me rend ce témoignage que je pense comme eux. Dieu sera Lui-même la récompense de votre charité.

- A.S.-S., pièce 7311, autographe, « pour Mr. le duc de Chevreuse ». En tête : « Reçue le 1er août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°72v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [89].

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 ou 13 août 1694.

12 ou 13 août 1694

J’ai bien cru que le G. [Fénelon]1 ne serait pas cette fois-ci. Je ne sais si ce que j’ai pensé n’arrive à point qu’il y en aurait un entredeux. Je vous admire de ne pas connaître la dame2 et ses finesses : je vous assure qu’elle y mettra indirectement plus d’obstacle que le Grand-père3. Je n’ai qu’à prier Dieu qu’il vous éclaire sur elle et sur M. de Meaux. Je craindrais infiniment que celui-ci fut arch[evêque], mais j’abandonne tout au Seigneur. Il ne faut pas que vous fassiez rien de fort, ni qui vous coûte [f.1v°] en ma considération par ce garçon : puisque la chose n’est pas facile, il la faut laisser. Dieu a Ses desseins peut-être là-dedans pour le salut de cette bonne femme : je n’aime point les choses qui se font en violentant. Si le bon [Beauvillier] ne juge pas à propos de donner votre lettre, il n’y a qu’à la laisser, car je ne voudrais pas qu’il violente ses répugnances. Vous me faites plaisir de mander les nouvelles, je crois que la lettre du bon au gr[and]-P[ère] sera inutile ; si la dame n’y était plus, [f.2r°] tout obstacle serait levé. Vous verrez un jour que je vous dis vrai ; je vois plus clair qu’on ne pense sur tout cela.

Adieu.

Il me vient dans l’esprit et il est vrai que madame de mint. [Maintenon] n’a parlé le bon [Beauvillier] à écrire au gr[and]-P[ère] que parce qu’elle lui avait dit que le bon était résolu à faire des efforts sur cela et qu’elle a voulu qu’il vît qu’elle ne lui a rien avancé que de vrai4. V[ous n]e connaissez point cette femme. [f.2v°] Le père La C[ombe] me mande qu’il envoie les papiers que vous désirez. Faites-les déchirer, s’il vous plaît.

- A.S.-S., pièce 7313, autographe, à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet brisé. En tête « 12e ou 13e août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°153v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [174].

1Fénelon est le « G[énéral] » des adeptes de saint Michel, les Michelins.

2Madame de Maintenon.

3Louis XIV.

4On veut obliger Beauvillier à désavouer Madame Guyon : « à faire des efforts ». Ce qu’il sera contraint de faire.

AU DUC DE CHEVREUSE. Mi-août 1694.

pour M. le duc de Che[vreuse]

Vous voulez bien, monsieur, que j’aie toujours recours à vous puisque Dieu vous a mis pour avoir soin de ses affaires. Il est très nécessaire que lorsque je viendrai pour être interrogée, vous veniez avec moi aux interrogations. Il n’y a point d’affaire qui ne doive, je crois, céder à celle-là. La raison qui me fait vous demander est afin qu’on ne puisse changer les espèces des choses. Voilà la copie d’un écrit que je leur présenterai d’abord. Faites-le voir à qui il appartiendra, et me mandez, s’il vous plaît, si l’on le trouve bien et ce qu’il y faut changer.

Jea vous prie que personne ne sache que ceux que vous savez, les propositions que je vous fais de m’accompagner. Si vous le faites, nous avons ville gagnée, ayant toutes mes preuves.

[f. 1 v°] Je déclare, monsieur, que je soumets mes livres et mes écrits purement et simplement sans nulle condition pour tout ce qu’il vous plaira… [copie de la pièce «A BOSSUET (Soumission). Juillet 1694», n° 479.] ...par le sang de Jésus-Christ mon Sauveur.

[en ajout, après une ligne horizontale] Je vous prie qu’on donne à M. Tronson le Pentateuque.

- A.S.-S., pièce 7314, autographe, (ainsi que la soumission, d'écriture serrée et petite), sans adresse. En tête, de la main du duc : « Reçu à Forges vers la mi-août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°72] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [88].

a Paragraphe d'origine.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 août 1694.

26 août 1694

Ceci pour vous seul.

Je sais que M. de M[eaux] m’a beaucoup parlé de ma Vie et qu’il dit que, sans elle, on ne me saurait condamner. Il a dit qu’on y verrait un orgueil de diable et [que] c’est pour cela qu’on la veut faire voir. J’ai écrit par obéissance, sans retour et sans réflexion, ce qui m’était donné. Alors voyez avec M. de Meaux pour la Vie : faites-lui peser la différence d’une confiance entière prise en lui ou d’un examen public, puis faites ce qu’il voudra car, pour moi, je n’ai rien à perdre. Je voudrais qu’on effaçât tous les noms et qu’on ôtât le dernier cahier, qui regarde St Bi [Fénelon], je crois. Cela presse et [est] nécessairea.

A.S.-S., pièce 7317, autographe, sans adresse. En tête « 26e août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°72v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [89].

aregarde B. Je croy cela juste et nécessaire. Dupuy.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 août 1694.

26 août 1694

Je commence par répondre aux propositions de votre lettre qui m’ont le plus frappée : j’en ai encore les entrailles toutes remuéesa. Consentir à haïr Dieu ? ô bon Dieu, comment un cœur qui L’aime si passionnément peut-il entendre une pareille chose ? Je crois que cette vue un peu forte serait capable de faire mourir.

Soyez persuadé que soit que l’âme soit mise dans de si terribles épreuves qu’elle ne doute pas de Sa réprobation, ce qui s’appelle un s[ain]t désespoir, soit qu’elle porte l’état d’enfer, qui est un sentiment de haine et de peine du dam1, si une personne vient à remuer son fond par une pareille proposition, elle s’écrierait plutôt : « Mille enfers sans cette haine » !

Mais ce qu’on appelle consentir à la perte de son éternité, c’est lorsque l’âme, dans cet état d’épreuve, la croit certaine ; alors sans nulle vue que de son propre malheur et de sa propre douleur, elle fait le sacrifice entier de sa perte éternelle, pensant même que son Dieu n’en sera ni moins saint ni moins glorieux ni moins heureux. Oh ! si l’on pouvait comprendre par quel excès d’amour de Dieu et de haine de soi-même [f. 1 v°] cela se fait, et combien on est éloigné d’avoir ces pensées en détail ! Mais comment serais-je ni entendue ni crue ? Hélas, combien de fois, en cet état, ai-je demandé à mon Dieu l’enfer par grâce pour ne Le point offenser ! Je lui disais : « Ô mon Dieu, l’enfer est dans les autres la peine du péché ; faites qu’il prévienne en moi le péché, et faites-moi souffrir tous les enfers que méritent les péchés de tous les hommes, pourvu que je ne Vous offense point ! ».

La seconde proposition du sacrifice de la pureté ne peut jamais être, comme vous la proposez, par anticipation, mais l’exercice précède le sacrifice. Dieu permet que des vierges - et c’est à celles-là que cela arrive plus ordinairement -, entrent dans des exercices d’autant plus grands qu’elles avaient plus d’attache à leur pureté, voyant que Dieu les exerce ou par les diables d’une manière connue, ou par des tentations qui leur paraissent naturelles : c’est pour elles une si grande douleur que l’enfer sans ces peines leur serait un rafraîchissement. Alors elles font un sacrifice à Dieu de cette même pureté qu’elles avaient conservée avec attache pour Lui plaire, mais elles le font avec des agonies de mort, non qu’elles consentent à aucun péché - elles en sont plus éloignées que jamais -, mais elles [f.2r°] portent, avec résignation et sacrifice de tout elles-même, ce qu’elles ne peuvent empêcher. C’est là ma foi, ma pensée et mon expérience.

Voilà une lettre pour M. de M[eaux], où je lui mande mes vrais sentiments ; mais s’il ne me croit pas, que puis-je faire ? Il serait tout à fait nécessaire que l’on examinât à fond l’article du criminel, car ce sera toujours une épine. Et lorsqu’il[s] verraient la vérité, cela aplanirait bien du chemin, car je leur parlerai avec une extrême candeur et innocence. Grâce à Dieu, je ne crains rien. Comment dissimulerais-je ? car mon cœur est prêt à tout : je sais qu’innocente ou coupable, l’on me veut enfermer. Tout m’est bon, parce qu’il n’y eut jamais de lieu resserré pour un cœur qui aime Dieu. La mort me serait un gain2. Mais vous voyez que ce n’est rien faire si l’on ne voit si je suis innocente ou coupable des choses dont on m’accuse. Je vous conjure, pour l’amour de Notre Seigneurb que vous aimez, de faire qu’on examine les moeurs avant la doctrine, parce que celle-ci paraîtra dans sa vérité lorsque le premier point sera éclairci.

Vous devez avoir au premier jour l’Evangile de saint Matthieu. Je vous prie, si M. de M[eaux] veut qu’on donne la Vie, qu’on [f. 2 v°] efface tous les noms, car je ne veux pas blesser la charité. De plus, il y a un cahier qui regarde, vers la fin, certaine personne qui ne doit point être vue. Cependant je soumets tout. Si l’on me donne le temps d’écrire, j’expliquerai tout.

- A.S.-S., pièce 7316, autographe, sans adresse. En tête : « Le 26e août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°73] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [90].

atoutes émües Dupuy.

bnotre Seigneur autographe. Madame Guyon utilise aussi ns, N S, etc.

1Le dam : châtiment éternel qui prive les réprouvés de la vue de Dieu.

2Philippiens, 1, 21.



AU DUC DE CHEVREUSE. 26 ou 27 août 1694.

26 ou 27 août 1694

Je ne sais si je me suis bien expliquée dans la réponse que je vous ai faite. Ce que j’ai écrit dans le Moyen [Court] vous fera voir que les sacrifices des choses particulières et distinctes ne se font que dans l’exercice même. Comme une personne qui tombe dans l’eau fait d’abord tous ses efforts pour se sauver et ne cesse son effort que lorsque sa faiblesse le rend inutile, alors elle se sacrifie à une mort inévitable1. Il y a des sacrifices anticipés, comme sont les sacrifices généraux qui ne distinguent rien, sinon que Dieu propose à l’âme les dernières douleurs, peines, délaissements, les confusions, le mépris des créatures, décris, perte de réputation, persécution de la part de Dieu, des hommes et des démons, et cela sans spécifier rien en particulier des moyens dont Il doit Se servir, car l’âme ne les imagine jamais tels qu’ils sont, et quelque abandonnée qu’elle soit à son Dieu, s’Il les lui proposait et qu’elle les pût comprendre, elle n’y consentirait jamais.

Que fait donc Dieu ? Il [f. 1 v°] demande son franc arbitre qu’Il lui a donné, et qui est la seule chose que l’âme Lui puisse sacrifier comme lui appartenant en propre. Elle lui fait donc un sacrifice de tout ce qu’elle est afin qu’Il fasse d’elle et en elle tout ce qu’il Lui plaira pour le temps et pour l’éternité sans nulle retenue. Cela se fait en un instant sans que l’esprit se promène sur rien, mais dès le commencement de la voie de foi, l’âme porte cette disposition foncière que, si sa perte éternelle causait un instant de gloire à son Dieu plus que son salut, elle préférerait sa damnation à son salut, et cela envisagé du côté de la gloire de Dieu2. Mais l’âme alors comprend qu’elle serait éternellement malheureuse sans coulpe3 ; et pour glorifier son Dieu, ce sacrifice général et anticipé pour toutes sortes de souffrances temporelles et éternelles se fait, dans quelques-unes, avec une impétuosité d’un maître souverain et avec une telle suavité intérieure que l’âme est comme enlevée. Elle éprouve que le même Dieu qui demande un consentement général sur les peines, le fait donner ou le donne aussi promptement que la chose est proposée, et lorsque le sacrifice est doux et suave, les exercices [f. 2 r°] qui le suivent sont infiniment cruels, car alors l’âme oublie absolument le sacrifice qu’elle a fait à son Dieu et ne se souvient plus que de sa misère ; son esprit obscurci, sa volonté endurcie et rebelle à la peine lui sont des tourments inexplicables.

Il y en a d’autres à qui Dieu fait faire ce sacrifice de tout elles-mêmes, (quoiqu’il soit général et sans nulle connaissance des moyens non plus que le premier), avec de si extrêmes douleurs qu’on peut dire que c’est une agonie mortelle. Les os sont brisés et l’on souffre à se livrer à Dieu une peine qui est au-dessus de l’imagination. Ceux-ci souffrent moins dans les épreuves, et la peine du consentement leur a été une bonne purification. Mais remarquez que ce sacrifice n’envisage rien de particulier que des peines extrêmes lorsqu’il anticipe l’épreuve ou la purification. Il n’en est pas de même du sacrifice qui se fait dans l’épreuve, car alors l’âme est toute plongée non seulement dans la peine, mais dans l’expérience de sa misère, dans un sentiment de réprobation qui est tel que l’âme rugit, s’il faut ainsi dire4. Alors, elle fait par désespoir le sacrifice d’une éternité qui semble lui échapper malgré elle, car dans le premier sacrifice [f. 2 v°] l’âme ne songe qu’à la peine et à la douleur ou à la gloire de Dieu, mais dans ce dernier, il lui semble qu’elle a perdu Dieu et L’a perdu par sa faute, et que cette perte est la cause de toutes ses misères. Elle souffre dans les commencements des rages et des désespoirs douloureux, la crainte d’offenser Dieu lui fait désirer par anticipation un enfer qui ne lui peut manquer. Cette violence cesse sur la fin des épreuves, comme une personne qui ne peut plus crier parce qu’elle n’en a plus la force ; et c’est alors que sa peine est plus terrible, parce que sa violente douleur lui était un soutien ; mais quand il vient en cet état des maladies mortelles où vous vous voyez à deux pas de l’enfer réel par la mort, car cela paraît dans tout son effroi, sans trouver ni refuge ni moyen d’assurer son éternité, que le ciel est d’airain (je le sais pour l’avoir éprouvé), alors l’âme se sacrifie à Dieu bien réellement pour son éternité5, mais avec des agonies pires que l’enfer même. Elle voit que tout son désir était de Lui plaire, et qu’elle Lui va déplaire pour une éternité. Il lui reste néanmoins un certain fonds qui dit, sans la soulager néanmoins : « J’ai un Sauveur qui vit éternellement, et plus mon salut est perdu en moi et pour moi, plus il est assuré en Lui et par Lui », mais cela ne dure que des moments. Ce qui est étonnant, c’est qu’en cet état, l’âme est si affligée [pièce 7319, f. 1 r°] et si tourmentée de l’expérience de ses misères et de la crainte, sans sentiment, d’offenser Dieu qu’elle est ravie de mourir, quoique sa perte lui paraisse certaine, afin de sortir de cet état et de n’être plus au hasard d’offenser Dieu, car elle croit L’offenser, quoiqu’il n’en soit rien. Sa folie est telle et sa douleur si excessive qu’elle ne fait pas attention qu’en vivant, elle peut se convertir et qu’en mourant, elle se perd - point du tout parce qu’elle éprouve qu’il n’y a plus de conversion pour elle ; la raison en est que, comme sa volonté ne s’est jamais écartée par un seul détour ni le moindre consentement, cette volonté demeurant attachée à Dieu et ne s’en détournant pas, elle ne la trouve plus pour faire les actes de douleur, de détestation et le reste. C’est ce qui lui fait le plus de peine.

Ce qui est encore surprenant, c’est qu’il y a des âmes en qui toutes ces peines ne sont que spirituelles, et ce sont celles qui sont plus terribles. A celles-là, le corps est froid, quoique l’âme se voie dans la volonté de tous les maux et dans l’impuissance de les commettre, et ce sont ceux qui souffrent le plus. Si je pouvais dire, comme j’ai éprouvé cette peine étrange, et cependant la disposition du corps étant mariée6 sans nulle correspondance au mariage et sans en rien témoigner, l’on verrait bien [f. 1 v°] ce que c’est que cette peine. Je l’appelle enfer spirituel, car l’âme croit avoir la volonté de tous les maux sans pouvoir d’en commettre aucun et sans correspondance du corps. D’autres souffrent moins dans l’esprit et de toutes manières et éprouvent de très grandes faiblesses dans le corps, mais j’ai tant écrit de cela qu’il n’y a rien à en dire davantage.

Je prie seulement qu’on fasse attention que les âmes exercées de Dieu souffrent des tourments inexplicables ; qu’elles ne se permettent pas une satisfaction, qu’il leur serait même impossible d’en trouver, au lieu que ces misérables qui se donnent à tous péchés ne souffrent aucune peine, donnant à leurs sens ce qu’ils désirent et vivant dans un libertinage effréné. Dieu qui sait que je ne mens point, sait aussi combien de temps j’ai passé dans ces peines, étant dans un même lit avec mon mari, parce qu’il était consolé dans ses maux que j’y restasse sans jamais lui avoir rien témoigné, et passé des années sans qu’il s’approchât de moi ; et quand par hasard il s’en approchait, le corps devenait de marbre dans la frayeur d’un soulagement à la peine qu’il souffrait7. Ceci ne se peut ni doit dire ni expliquer. Il suffit que Dieu connaisse la vérité sans s’expliquer [f. 2 r°] plus au longa.

- A.S.-S., pièces 7318 et 7319 autographes, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse ». En tête : « 26e ou 27e août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°74] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [91].

a Tout le reste de la page blanche.


1Comparaison que l’on retrouve chez tous les mystiques : « …Il s’enfonça une seconde fois sous l’eau. […] on le laissa crier sans que personne ne lui tendît la main […] Eh bien, as-tu vu le Seigneur très haut ? – J’avais beau vous appeler, répondit-il, je ne voyais venir aucun secours. Lorsque, n’attendant plus rien de vous, j’ai mis mon espoir dans le Seigneur très haut, une porte s’est ouverte dans mon cœur… » Attar, Le Mémorial des saints, « sentences de Djafar Sadiq », adaptation Pavet de Courteille.

2Ce renversement du point de vue de soi à Dieu permet l’acquiescement qui vient d’être décrit.

3Le signe (culpabilité ?) par lequel on se reconnaît pécheur.

4Ces descriptions qui paraissent excessives ont trait à la « nuit de l’esprit », très exceptionnellement vécue.

5La trop fameuse « supposition impossible » ou plutôt amour inaccompli.

6Frigidité ? ce passage peut traduire une crainte de « pécher » en échappant aux peines de la nuit intérieure par la sensualité. Elle s’en défendra plus bas.

7La répulsion est moins nette dans le récit de la Vie malgré des conditions peu favorables : « J’avais plus de quinze ans quand je fus mariée… » (Vie, 1.6.4) ; « On s’aperçut quatre mois après mon mariage que mon mari était goutteux […][tous] disaient que j’étais bien en âge d’être la garde d’un malade ». Cependant : «  Mon mari était raisonnable et il m’aimait fort. Il dit même qu’il ne voyait aucune femme qui lui plût autant que la sienne […] Je crois que sans sa mère […] j’aurais été fort heureuse avec lui. » (Vie, 1.6.11).



AU DUC DE CHEVREUSE. 28 août 1694.

28 août 1694

Je ne sais, monsieur, s’il ne serait point à propos de demander qu’ils sea déterminent dans la fin des dernières interrogations, nous tous assemblés, après avoir prié un quart d’heure, car je ne puis douter que dans le moment présent, Dieu ne touche leur cœur de Sa vérité indépendamment de leur esprit ; mais quand ils seront hors de là, comme la même grâce d’assemblée pour un sujet de vérité s’échappe et s’en va, l’esprit prend le dessus et ils ne jugeraient que selon l’esprit. Secondement, c’est que n’étant plus soutenus de cette grâce de vérité qui n’a que son moment, et étant emportés par la foule de gens qui souhaitent ma destruction, soutenus du crédit et de l’autorité de la faveur, en les écoutant « l’esprit empêche le cœur » par les doutes continuels qu’ils forment. Car vous croiriez peut-être que ces messieurs, en leur expliquant, ce qu’ils connaîtraient de la vérité les feraient revenir : ne le croyez [f. 1 v°] point, car cela ne sera jamais, parce que l’amour-propre (et amour-propre qu’ils se cachent à eux-mêmes) ne veut jamais convenir de s’être mépris et trompé, de sorte que les personnes qui passent pour vertueuses et qui ne sont pas intérieures, ne démordent jamais de leurs poursuites et poursuivent jusqu’au bout ce qu’ils [qu’elles] ont commencé, renversant le ciel et la terre pour faire voir qu’ils ont raison. Vous verrez que je dis vrai.

Ayez donc la bonté de voir cela et avec le b. et St B, que je salue et dont je suis en peine de la santé, quoique je ne croie pas sa maladie à la mort. On m’a écrit une grande lettre pour m’assurer qu’il n’avait plus ni liaison ni union avec moi et qu’on en avait certitude. J’ai peine à comprendre que cela puisse être, et j’ai tant de respect et d’estime pour lui que cela me serait un argument plus convaincant contre moi que [f. 2 r°] le jugement que j’attends. Ayez la bonté de lui témoigner que, quelque changement qui arrive de sa part, mon cœur sera inviolablement uni au sien en Dieu, à moins qu’il ne cessât d’aimer Dieu, ce qui ne sera pas. Sachez donc, s’il vous plaît, monsieur, s’il approuve la proposition que je fais, et si je peux demander cela à ces messieurs, qu’ils se déterminent dans cette dernière assemblée, sans quoi la vérité sera toujours cachée. J’embrasse en Jésus-Christ tous ceux qui Lui appartiennent en foi et pur amour.

Vous voyez par ce que je vous dis là qu’il faut me donner le temps d’achever mes Justifications, car elles me paraissent sans répliques. Il me faut encore plus d’un mois afin que je les puisse écrire, et il faut qu’ils les aient vues avant les interrogations. Je crois que cela ne se doit pas refuser, car les Justifications serviront pour tous les écrits qu’ils doivent voir auparavant. Comme je suis à la campagne, séparée de tout, ne voyant personne, ils ne doivent pas craindre qu’ils apportassent [f. 2 v°] de dommage. Vous voyez combien il serait nécessaire qu’ils apportassent [f. 2 v° à l’envers] à cet examen un esprit vide de toute prévention, sans quoi ils ne pourront être éclairés de la vérité par l’onction du Saint-Esprit qui fit prendre, par le moyen d’Elisée1, des vaisseaux vides à la veuve.b

- A.S.-S., pièce 7315, autographe, sans adresse. En tête : « Reçu je crois deux jours devant [ ?] un ou deux jours après celles du 26e août 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°76] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [93].

aqu’ils (que ces messieurs ajout interl. du duc) se

b La plus grande partie de la page reste blanche.

1 IV Rois, 4, 3-7 (Elisée multiplie l’huile d’une pauvre veuve).



AU DUC DE CHEVREUSE. 1erou 2 septembre 1694.

1er ou 2e septembre 1694

Je ne puis m’empêcher de vous dire que M. de M[eaux] ne cherche point du tout à éclaircir, mais à trouver des moyens de condamner, et c’est pour cela qu’il veut faire voir la Vie, car il se passe des choses entre Dieu et l’âme beaucoup plus fortes que celles que j’ai écrites. Je lui ai éclairci l’article de lier et délier qui consistait à une autorité intérieure pour tirer les âmes peinées de leur peine et les y replonger lorsque Dieu voulait. Plusieurs en on fait l’expérience.

Pour tout ce qui regarde St B. [Fénelon], autant qu’il y aura de feuillets, et à ces choses-là touchant saint Pierre1, il les faut ôter absolument car rien ne me peut obliger à confier ma vie1a. Je l’ai fait à M. de M[eaux] par excès de bonne foi, mais si je me fusse souvenue de ces endroits, je les eusse ôtés. La croix et l’humiliation est la voie la plus sûre pour nous rapetisser, ainsi il ne faut pas s’étonner qu’elle serve à St B. ; cela l’a détaché d’un obstacle qu’il ne voyait pas comme tel. M. de M[eaux], je l’aime plus que jamais, quoiqu’on dise qu’il ne m’aime point.

Et vous, comment êtes-vous ? Ne craignez-vous point ? L’antidote est que le disciple n’est pas plus grand que le maître, dit mon cher et unique Maître : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront2. » Ô qu’il est bien plus avantageux de porter les livrées de Jésus-Christ : cordon rouge de l’ignominie [plutôt] que le cordon bleu ! L’on dit « ô », mais l’on est par là rendu [f°.2 r°] inutile à la gloire de Dieu. Ô vue de l’amour-propre ! Jésus-Christ a-t-Il été rendu inutile pour être mort comme un infâme, et si Dieu ne veut autre chose pour Sa gloire que notre destruction? Que le sacrifice Lui en soit agréable, il saura rétablira et imprimer au-dedans des cœurs ce qu’Il paraît détruire extérieurement. St B. pourra conduire un grand troupeau intérieur par ses souffrances, sans qu’il en paraisse rien au-dehors. Et c’est ainsi que Jésus-Christ est l’E[poux] de nos âmes. Croyez que Dieu tirera Sa gloire de tout, et qu’Il est plus glorifié d’une âme humiliée, anéantie et consommée que d’un million d’autres.

Je crois qu’on peut légitimement se défier de M. de M[eaux] car il est absolument gagné3. Il ne faut pas néanmoins qu’il s’en aperçoive, car, pour mon regard, je suis dans la résolution sincère de lui obéi pour ce qui regarde ma personne avec une extrême exactitude, mais rien ne me peut obliger à confondre l’intérêt d’autrui dans mon obéissanceb. Tout ce que je vous demande, au nom de Dieu, est qu’on ôte les cinq feuilles dont vous me parlez, et c’est ce que je voulais dire. Pour tout le reste, il le faut laisser, mais pour cela, au nom de Dieu, qu’il n’aille point en leurs mains. Quelque chose que dise M. de M[eaux] là-dessus, cela ne me fait rien.

C’est une confiance de confession que j’ai eue avec lui comme voulant lui obéir, personnesc ne me peut obliger à montrer ce qui regarde ma personne particulière3a. Il est bon, s’il vous plaît, que vous le fassiez souvenir, que c’est sous le sceau de la confession qu’on le lui a donné : il l’a montré et en a fait bien des railleries. Dieu sur tout ! Il faut, je crois, ne leur guère donner d’écrits à la fois, leur donner les Justifications et les écrits de St Bi avec un seul des écrits. Si M. de Châlons a le second tome des Epitres de St Paul, cela suffit, et M. Tronson le Pentateuque. Dieu sera votre récompense sur toutes vos peines puisque vous les prenez pour Lui.

Voilà une lettre du gouverneur de mon cadet, il est sorti d’avec lui depuis quelques temps. Gardez-là, s’il vous plaît : elle ne sera peut-être pas inutile. Mais ne la perdez pasd.

Je vous conjure de lire les cahiers que j’écris, car il me paraît qu’il n’y a pas une proposition dans mes écrits qui ne soit dans ces auteurs. Ayez la charité de m’en mander votre sentiment, car j’ai quelque lieu de croire qu’on les juge inutiles4.


- A.S.-S., pièce 7320, autographe, adresse «Mr. de Ch. / A Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse’ ; cachet rouge armorié couronné - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°77] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [94], qui en donne une restitution très exacte et complète : nous n’avons relevé aucune variante !

a saura (détruire biffé) rétablir

b fin de page blanche; le texte se poursuit à l’envers, f. 1 v°.

c obéir, mais que personnes [sic, pluriel respecté par La Pialière]. Nous supprimons mais que.

d Le texte se poursuit au coin de la page d’adresse.

3a v. note précédente : Madame Guyon n’a pas « à confier sa vie » sinon en confession. Elle se sent par contre tenue à l’obéissance vis-à-vis d’un confesseur.

4 Bossuet, dans sa Relation, Sect. III, n.1, p. 31, en rend compte comme suit : « Cette Dame ne s'oublia pas, et durant sept ou huit mois que nous employâmes à une discussion si sérieuse, elle nous envoya quinze ou seize gros cahiers que j'ai encore, pour faire le parallèle de ses livres avec les saints Pères, les théologiens et les auteurs spirituels. Tout cela fut accompagné de témoignages absolus de soumission. »

1 « … ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié, et je suis cette pierre fichée par la croix, rejetée par tous les architectes qui sont les forts et les savants…» Vie, 3.10.1. Ce passage a déjà été cité plus longuement à la note 3, lettre n° 175, de Bossuet. Il appartient aux pages retirées sur la demande de Mme Guyon, v. notre éd. de la Vie, p. 757.

1a Madame Guyon n’a pas « à confier sa vie » sinon en confession. Or Bossuet « veut faire voir la Vie ».

2Matthieu, 5, 11 ; Luc, 6, 22 ; Jean, 15, 20-21.

3Ceci marque un tournant dans l'appréciation de Bossuet par Madame Guyon : elle avait cru pouvoir avoir confiance !



A DUPUY (?). Début septembre 1694.

Puisque tout roule sur une question théologique et qu’il ne s’agit point de moi, je vous conjure qu’on ne donne point ma Vie. Cela fera de nouveaux embarras.

Vous ne me mandez point si l’on a donné ma lettre à M. de M[eaux].

S’il ne s’agit que d’une question théologique, pourquoi examiner mes mœurs ? Cela est inutile, et qu’est-ce à faire d’être examinée ? Car ce ne sera pas mon examen qui rendra ce fait probable ou non. Mais comme de l’abondance du cœur, la bouche parle de ce dont l’esprit est plein, on en tire des arguments généraux, car cet état passif, reconnu stable ou non, ne m’empêche pas d’être tout ce qu’on dit que je suis, et n’a nul rapport à mes livres.

Sans être théologienne, je sais qu’il ne peut y avoir de suspension stable, qui était l’oraison de sainte Thérèse ; elle a fait consister l’union dans le simple ravissement ou extase très longtemps, et même tout son livre en est plein. Ensuite, elle parle d’un état plus parfait où ces extases sont ôtées. Il faut donc que ce soit une plus forte union qui soit sans extase. Non qu’elle le dise de la sorte, mais il y a cette conséquence à tirer de ses écrits mêmes, que ne connaissant rien de plus grand que l’union à Dieu (comme il est vrai) et ayant fait consister cette union dans les extases, [mais] elle parle ensuite d’un état bien plus élevé dans [f°1v°] lequel il n’y a plus d’extase ; ce doit donc être un état d’union plus parfaite que celle où elle était auparavant. Pour comprendre ceci, il faut dire qu’il y a un état d’union d’esprit à esprit ou de lumière passive ; celui-là ne peut jamais être continuel. Il y a un autre état qui gît dans la mort de la volonté et dans le passage de cette même volonté en Dieu ; je dis que celui-là est stable et que cette volonté demeure tellement changée en la volonté de Dieu qu’elle n’en sort plus pour vouloir, désirer et le reste. C’est l’affaire des savants. Un grain d’expérience en apprend plus que toute la science et tous les livres. Si les livres servent à nous appetisser, heureuse lecture ! S’ils servent à nourrir le goût de l’esprit, ils sont dangereux.

Si je ne mettais1 que les passages de gens peu connus, l’on aurait raison de les rejeter ; mais lorsqu’ils sont conformes en tout point aux saints que j’ai déjà cités, cette multitude de témoins est une preuve de la véritéb.

[f°2r °] « Extrait ou substance d’une autre lettre au même du même temps2 : »

Qu’elle cite … des auteurs parce qu’elle ne prétend pas prouver par doctrine, mais faire voir qu’elle n’a point inventé un nouveau genre d’oraison, comme M. de M[eaux] le lui a dit, et que le même esprit se trouve en tous.

A qui Harphius 3, le principal des mystiques et plus ancien que les auteurs cités peut-il être inconnu ?

Henri Suso est en vénération par sa science et sa piété chez les dominicains.

Thaulère [Tauler] est bien connu puisqu’on l’a traduit à Port-Royal.

Qu’elle ne s’embarrasse point de ce qui fait la question des examinateurs et de M. l’ab[bé] puisqu’elle la dit ignorer, mais seulement de prendre les propositions de ses livres les unes après les autres, et en faire voir la conformité avec les auteurs, parce que c’est ce qu’elle peut.

A ces messieurs les examinateurs, ils en seront quittes. De là qu’ils ont déterminé leur jugement, il est assez indifférent ce qu’ils voient.

Cela lui donne occasion d’expliquer ses sentiments. Et qui donne ce qu’il a, ne peut donner davantage.

Qu’elle est prête cependant de finir son travail sans le poursuivre. Elle l’aurait fait si elle n’eût craint d’être infidèle. Elle ne fera rien de plus. Il n’y a qu’à ne point donner le neuvième cahier qu’elle a envoyé à P. Peut-être y avait-il [f°.2 v°] pour elle du goût naturel à montrer les convenances de ses écrits et de ceux des auteurs approuvés, et à expliquer surtout l’état de purification. Il est peut-être mieux qu’elle se laisse condamner en silence. C’est le parti qu’elle va prendre. Dieu sait que c’est celui qu’elle avait pris d’abord, et qu’elle n’a écrit que pour justifier les autres en se justifiant.

Il y a peu de choses d’Harphius et d’Henri Suso, ce peu est très fort et choisi par une meilleure tête que la sienne.

Donc, de deux partis à prendre, 1° se taire tout à fait. 2° me faire lire ses cahiers et me prier d’en ôter, avant qu’on les transcrive, ce qui me paraît superflu. Car elle n’est point capable de ce discernement.

Elle va suspendre son travail, jusqu’à ce qu’elle ait des nouvelles de Put4.

Il importe peu de ce qu’elle fait. Ce n’est pas ce qui lui tient le plus au cœur non plus que la persécution. D’autres choses la touchent bien davantage, et ce sont ces choses qui sont pour elle la matière de nouveaux sacrifices.

L’article dont parle P. doit être prouvé par M. l’ab[bé], car elle n’a point du tout le don de discernement. Qu’elle écrive tout ce qu’elle trouve qui l’accommode et qui aurait pu tout corriger.

Il faut que ces Messieurs lisent tout ou rien parce que les passages qu’elle cite lui donnent lieu d’expliquer ses sentiments et ce qu’elle a entendu. Ainsi lorsque j’ôterai les passages qui ne conviennent pas, il [ne] faut pas ôter son explication qui me paraît fort intelligible, quoiqu’elle se puisse tromper encore comme au reste. Elle va donc cesser son travail, quoiqu’il lui reste la plus importante nouvelle qui est l’épreuve et la purification car enfin plus il y a de gens qui éprouvent les mêmes choses et qui l’écrivent en mêmes termes plus cela sent l’esprit de vérité.

[pièce 7547 :]

Ded la lettre du 1er ou 2 septembre 1694. Il se passe des choses entre Dieu et l’âme beaucoup plus fortes que celles que j’ai écrites. J’ai éclairci à M. de Meaux l’article de lier et de délier, qui consistait à une autorité intérieure pour tirer les âmes peinées de leur peine et les y replonger lorsque Dieu voulait. Plusieurs en ont fait l’expérience.

..e sur l’impuissance de désirer son propre bonheur parce que la pure charité se termine à celui de Dieu, tout en Lui-même.

- A.S.-S., pièce 7546, « copie de la main de Chevreuse d’une lettre écritte au commencement de septembre 1694 à M. du P. », et pièce 7547, copie de la même main : « Vraisemblablement Dupuy », ajouté d’une main moderne. Une partie des copies est de Madame Guyon, l’autre de Chevreuse. Le ms. est barré d’un trait vertical au début jusqu’à : « Sans être théologienne… » Il est difficile à déchiffrer, d’où nos points de suspension fréquents signalant des mots manquants (les derniers points, « quoiqu’il… », et eux seuls, sont de la main de Chevreuse).

a ce paragraphe est barré d’un trait vertical léger. Il est suivi d’un trait horizontal plus prononcé.

b ici commence la courte pièce 7547.

c écrit tête-bêche ; points de suspension de la main de Chevreuse.

1 Il s’agit des Justifications rassemblées durant l’été. Chevreuse parlera plus bas, dans son commentaire, d’un « neuvième cahier ». Il se sentira le droit « d’en ôter … ce qui me paraît superflu. » ( !)

2 Le résumé qui suit, sous forme de liste critique, est de Chevreuse.

3Harphius (van Herp)(-1477), le « héraut de Ruysbroeck », auteur du Spieghel [miroir] et de textes traduits sous le titre de Théologie mystique… en 1616, dont Eden, Paradis des contemplatifs, p. 622 sq. Harphius ne théorise pas, il parle d’expérience et ne doit donc pas être considéré comme un auteur secondaire.

4 Dupuy (ce qui jette un doute sur le destinataire de la partie propre à Chevreuse).


AU DUC DE CHEVREUSE. 8 septembre 1694.

8 septembre 1694

Vous savez que les vicissitudes sont de saison pour votre âme. C’est cette noirceur de l’Epouse que j’ai expliquée : Nigra sum sed formosa filiae Jerusalem1. Votre état sera poussé beaucoup plus loin, mais ne vous laissez point aller à la réflexion volontaire. Allez toujours tête baissée au travers des brouillards et des troubles : le lait est passé, il faut boire le vin mixtionné2 et recevoir, avec égalité du fond, tout ce qui se présente, quoiqu’avec les sens pleins d’inégalité. Votre état est plus sûr. Laissez les doutes et les incertitudes passer par votre esprit, et demeurez dans la suite sacrifié pour tout sans retenue. C’est ce qu’il me vient à vous direb.

De quelle manière M. de M[eaux] a t-il reçu ma lettre? Vous ne m’en dites rien. Je n’ai rien au cœur à vous dire sur madame de Montmorency. Toute à vous en Celui qui nous [f. 2 r°] est tout. Je compte que vous me servirez de témoin.

Je crois qu’il ne faut donner la Vie qu’après les Justifications.

- A.S.-S., pièce 7321, autographe, adresse : « Pour M. le d. de Che », cachet armorié couronné en bon état. En tête : « Reçue le 8e septembre 1694 », de l’écriture de Chevreuse. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°78v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [95].

bTrait de séparation, de l’écriture de Chevreuse.

1Cantique, 1.4 : Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem.

2Furetière signale mixtionné avec référence au vin mêlé de fiel (Ps. 69 repris par Mt 27, 34 de la Passion).

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 septembre 1694.

11 septembre 1694

Il serait bon, ena donnant la Vie, que ces messieurs fussent avertis, mais sous un secret de confession que je ne confie qu’à vous, monsieur, que les vœux qui sont effacés ne le sont que parce qu’il m’est de conséquence que ma famille ne sache pas surtout le vœu de pauvreté que j’ai fait, parce qu’ils disputeraient mon testament où je donne et récompense les personnes qui me servent depuis si longtemps. Je l’avais fait avant de faire les vœux, mais comme c’était en pays étranger, j’ai été obligée de le renouveler ici. Ce sont des dettes que de récompenser des filles qu’il y a quatorze ou quinze ans qui me servent.

J’avais fait cinq vœux en ce pays-là : le premier de chasteté, que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve ; celui de pauvreté ; c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens. Je n’ai [f. 1 v°] jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième, d’une obéissance aveugle, à l’extérieur, à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans, d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième, d’un attachement inviolable à la sainte Église, ma mère, non seulement dans ses décisions générales, où tout catholique est obligé de se soumettre, mais dans ses inclinations, et de procurer le salut de mes frères dans ce même esprit. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ, plus intérieur qu’extérieur. Et quoique mon âme ne fût plus en état d’avoir besoin de ces vœux, Notre Seigneur me les fit faire extérieurement et me donna, en même temps, au-dedans, l’effet réel de ces mêmes vœux.

Depuis ce temps, il n’est pas en mon pouvoir de garder de l’argent : je vis avec une entière pauvreté. J’ai eu une obéissance d’enfant, qui ne me coûte rien parce que je ne trouve pas même en ma volonté [f. 2 r°] un premier mouvement de résistance. Je peux dire le même sur tout le reste. Sur l’enfance, elle me fut communiquée d’une manière très parfaite, et ainsi ceux qui ont dit à Madame de M[aintenon] que j’empêchais qu’on ne fît des vœux, ont fait une grande calomnie. Vous ferez de ceci l’usage que Dieu vous inspirera, mais le secret inviolable à l’égard du vœu de pauvreté. Pour ce qui regarde l’Église, j’ai un tel attachement d’âme, de cœur, de volonté et de tout ce que je suis, que la plus sensible douleur que j’aie jamais ressentie a été d’être accusée de lui être contraire. Je n’ai tout abandonné que pour lui attirer des âmes. Pour mon corps, j’oserais dire qu’il ne m’incommode en nulle sorte. Je sens néanmoins que si Dieu me laissait à moi-même, je suis capable de tout. Je vous dirai qu’on m’a attaquée sur tous ces endroits, sur lesquels Dieu m’a le plus protégée. Car qu’est-ce qu’on n’a point dit de ma chasteté ? Quoique les gens qui me connaissent [f. 2 v°] savent ce qui en est. Que n’a t-on point dit sur mon imprudence à m’être défaite de mon bien ? L’on m’a accusée même de fausse monnaie. Avec quelle violence me veut-on faire passer pour hérétique, moi qui ne désire que de confirmer ma foi par mon sang ? C’est l’endroit qui m’a le plus touchée. Combien ai-je été exercée par l’obéissance et combien combattue sur cette dépendance au mouvement de la grâce ! Cette obéissance m’a été donnée de telle sorte que, sans y penser, j’obéis à un enfant ; je cède à mes filles sur tout, sans attention. Cela fait que souvent les choses extérieures et indifférentes vont moins bien. Elles n’oseraient même me dire quelquefois leurs sentiments à cause de cette extrême facilité de céder et de me déporter. Cet état est entièrement contraire à mon naturel. Je ne sais pourquoi j’écris ceci ; Dieu le sait, c’est assez.

Je trouve que vous n’agissez pas encore assez simplement avec moi. Vous faites trop de retours : vos lettres [pièce 7323, f. 1 r°] en sont pleines. Au reste, ne vous étonnez pas de vos défauts ; ce ne sont point de nouveaux défauts qui paraissent, ils étaient dans le fond, mais comme ils étaient connus par la raison et une vigueur vertueuse, vous ne les aperceviez pas. Mais comme il faut perdre et raison et vigueur de vertu, ces défauts paraissent à nu, alors on se connaît véritablement. De plus le maître exprime l’éponge du dedans et la saleté paraît au dehors, c’est le meilleur. Vous perdrez aussi cette paix goûtée que vous aviez, pour entrer dans la paix invariable et inconnue, goûtée et non sentie, de la foi pure et nue. Laissez-vous donc entre les mains de Dieu sans sentir ni délaissement ni abandon. Dieu sait à quel point je suis à vous en Lui-même.

Il est vrai que je justifie des choses qui paraissent inutiles. Mais comme je suis redevable aux forts et aux faibles, aux savants et aux ignorants, je ne veux pas laisser [f. 2 écrit en travers] une seule proposition sans l’éclaircir, car il n’y en a aucunes sur lesquelles je n’aie ouï crier le public. Les uns aboient comme les chiens parce que les autres le font. Je suivrai mon train puisqu’on me le permet, persuadée que ce qui abonde ne nuit pas et que ces messieurs auront assez de charité pour les lire, quoiqu’ils soient longs. De plus, comme j’ai beaucoup écrit, j’ai besoin d’éclaircir beaucoup et de faire sentir insensiblement qu’il y a peu de choses qui ne trouvent leur conformité.

- A.S.-S., pièces 7322 et 7323, autographes, adresse : « M / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet rouge armorié couronné. En tête : « Reçue le 11 septembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°78v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [96].

a bon, (avant biffé) en

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1694.

Ce n’est qu’afin que vous disiez l’article des vœux effacés à ces messieurs en leur disant bien que je vous le l’ai mandé, mais seulement sous le sceau de la confession, leur faisant voir combien il m’importe que cela soit ignoré, et la raison que j’ai eue d’effacer cet endroit. Je crois qu’il n’est peut-être pas effacé dans l’original, vous pourriez l’y voir pour le leur dire, parce que cet endroit effacé pourrait leur être suspect.

Je ne puis rien ajouter à ce que j’ai mis du désir. C’est un grand malheur que M. de M[eaux] se fixe là, car cette fixation et arrêt qu’il ne croit pas avoir, est un grand obstacle ; qu’il ne veuille pas comprendre que le désir aperçu, procuré, étant un acte et une opération propre, doit mourir avec les autres actes, ou plutôt doit passer en Dieu, afin de n’avoir point d’autre désir que ceux que Dieu donne ; et comme l’on ne reprend plus sa propre volonté, aussi l’on ne reprend plus ses désirs, ce qui n’empêche pas que Dieu Se fasse désirer et vouloir comme il Lui plaît. Et Celui qui meut l’âme la peut mouvoir à désirer, quoiqu’elle n’ait plus de désirs propres, car si elle en avait de propre, ce serait une propre consistance et une fixation, mais l’auteur de la volonté essentielle 1 dit sur cela tout ce qu’on peut dire, aussi bien que saint François de Sales sur la volonté2, car il faut raisonner de l’un comme de l’autre. C’est que ce n’est point une mort ni une perte de désirs ou de volonté, mais un écoulement de ces mêmes désirs et de cette même volonté en Dieu, parce l’âme transporte avec elle tout ce qu’elle possède lorsqu’elle est en soi ; elle désire et veut à sa manière : lorsqu’elle est passée en Dieu, elle désire et veut à la manière de Dieu. Vous pouvez extraire ceci, si vous le jugez à propos.

Si M. de Meaux n’admet point d’écoulement de désirs en Dieu, il faut qu’il n’admette point de perte d’opération propre, ni d’acte, ni de volonté. [f. 1 v°] L’un est tellement attaché à l’autre qu’ils sont indivisibles, de même qu’on ne reprend plus ses propres opérations en aucun temps après les avoir quittées ; comme on ne rentre plus dans le ventre de sa mère après en être sorti, aussi ne reprend-t-on plus ses propres désirs. Mais de même qu’on ne quitte pas ses propres opérations pour devenir inutile, mais pour laisser opérer Dieu et opérer soi-même par Son mouvement, aussi on ne laisse écouler ses désirs en Dieu que pour désirer selona Son mouvement et vouloir par Sa volonté. N’avez-vous pas lu ce que j’ai écrit sur tout cela ? Voyez-le, s’il vous plaît, et faites-y attacher un petit extrait de ce que je vous mande si vous le jugez à propos. M. de M[eaux] ne peut condamner l’un sans l’autre, car c’est un enchaînement. Je ne vous envoie Henri Suso que pour vous faire voir que c’est un bon auteur3. Je n’ai aucun des autres livres que vous me citez. Sainte Catherine de Gênes ne mérite-t-elle pas d’être vénérée, aussi bien que Saint François de Sales ; pourquoi donc la rejeter ? car elle est décisive sur tout cela et d’une extrême profondeur.

Pour vous, je vous connais bien et je vous ai mandé, que je crois, la vérité. Je ne garde point de lettres : il n’y a rien à craindre.

La lettre des Clairets fait voir que je ne suis pas seule qui parle de désappropriation. Quand on condamnera mes livres, Dieu l’écrira dans l’esprit et dans le cœur de qui il Lui plaira. Il fera parler tous les animaux après avoir fait parler une ânesse comme moi ! Peut-être que M. de M[eaux] se trouvera forcé, comme Balaam, de bénir ce qu’il pensait maudire. Toute à vous en Celui qui nous est tout.

Ce que M. de M[eaux] dit sur les écrits se peut faire sur les livres, qui est de les corriger et expliquer et faire mettre l’explication à la tête.

- A.S.-S., pièce autographe 7324, adresse : « Mr. / Le d. de Ch. », cachet cire rouge armorié couronné. « Reçue le 11e septembre 1694 ou 12e » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°80] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [97]. L’autographe est particulièrement difficile à déchiffrer : nous nous sommes souvent reporté à Dupuy.

a désirer (par lui biffé) selon

3Madame Guyon lui emprunte souvent le thème du guenillon : « Dieu fit voir un jour à Henri Suso que, pour être à lui comme il le désirait, il fallait qu’il fût comme un guenillon dont un chien se joue… » (v. la Vie de Suso, ch. 20).

1Benoît de Canfield, La Règle de perfection, « Troisième partie traitant / De la volonté de Dieu essentielle et vie suréminante », (trad. Orcibal, P.U.F., 1982).

2Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, Livre huitième : « De l’amour de conformité par lequel nous unissons notre volonté à celle de Dieu », Livre neuvième : « De l’amour de soumission par lequel notre volonté s’unit au bon plaisir de Dieu. »



AU DUC DE CHEVREUSE (?) 13 septembre 1694.

13 septembre 1694

Faites donc ce que vous voudrez par madame de Montmorency, mais je vous prie de lui faire prendre une cuillerée dudit remède tous les jours. Il ne lui fera nul mal et n’est nullement incompatible avec tous les autres que vous voudrez lui donner. Donnez-lui cette cuillerée ou à jeun ou une heure après le bouillon. Si vous ne pouvez, que madame de Marestein [Morstein] lui donne le remède. C’est innocent de lui-même ; qu’un faible respect humain ne vous arrête pas. Madame de Morstein lui peut donner une cuillerée de cela sans que cela paraisse. Faites-le, je vous en prie, et me croyez entièrement à vous.

- A.S.-S., pièce 7326, autographe, sans adresse, en tête : « Reçue le 13e septembre 1694 ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 septembre 1694.

13 septembre 1694

Je vous conjure au nom de Notre Seigneur de demander à ces messieurs, qui ont la charité de m’examiner, de lire avec attention tous ces cahiers de Justifications, sans en rien passer sous prétexte qu’ils le trouvent inutile. J’espère de la bonté de Dieu qu’Il récompensera leur charité.

- A.S.-S., pièce 7325, autographe, sans adresse, en tête : « Reçue le 13e septembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°81v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [98].



AU DUC DE CHEVREUSE. 15 septembre 1694.

Le 15 septembre 1694 au soir.

C’est pour vous dire, monsieur, que j’enverrai règlement1 deux fois la semaine chez monsieur …a, savoir le mardi matin et le samedi matin depuis neuf heures jusqu’à midi. Il faut que, lorsque vous voudrez m’écrire, vous envoyiez les lettres dès le soir ou le matin, et vous aurez, s’il vous plaît, le soin d’envoyer, le mardi et le samedi après-midi, retirer ce qu’on y aura porté. Si M. …a n’y est pas, il n’y a qu’à laisser la lettre à madame La…b, qui reste toujours à la [f. 2 r°] maison et qui est fort sûre. J’attendrai de vos nouvelles et vos ordres sur tout ce qui me regarde, et lorsqu’il faudra voir ou parler à ces messieurs.

Je souhaiterais fort que M. de M[eaux] ne se fixât point sur aucune difficulté. Nous pouvons bien les éclaircir au-dehors, mais c’est à Dieu à remuer le dedans. Comment le fera-t-Il si nous restons retenus, quand ce ne serait que par un cheveu ? Pour moi, il ne m’importe ce que je devienne. Dans l’aigreur où est madame de M[aintenon], je m’attends, quoi qu’il arrive, à une lettre de cachet, mais je n’en ai aucune peine pourvu que Dieu Se contente et qu’il fasse briller Sa vérité au dépens de mon honneur et de ma vie. C’est tout ce que je veux, sans le vouloir.

Des nouvelles [f°.1 v° en travers] de notre malade ? Faites-lui le remède : il est innocent et n’est incompatible avec aucun. Si elle est sujette aux vapeurs, il faut retrancher l’eau rose.

A.S.-S., pièce 7327, autographe, adresse par la main d’une fille de Madame Guyon : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse en son hôtel à Paris », cacheté armorié couronné. En tête : « Reçu le 15 septembre au soir » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°81v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [99].

anom propre raturé.

bfin du nom illisible.

1ancien synonyme de « régulièrement ».



AU DUC DE CHEVREUSE. 20 septembre 1694.

20 septembre 1694

Je viens d’apprendre tout à l’heure la mort de madame de Montmorency. Dieu s’est contenté de votre désir, et Il lui a donné une vie plus assurée dans les bonnes dispositions dans lesquelles vous l’avez mise. S’il eût été mieux pour son salut, Dieu vous l’aurait laissée ; Il vous a donné en sa place une autre fille. Ce n’est point le remède qui l’a fait mourir, car il était très innocent et m’a tirée d’une grande extrémité de pareille maladie ; il fallait que son âme fût bien disposée. Je n’ai jamais rien eu sur sa santé et j’étais étonnée de la joie de madame de Morstein. Mais croyez qu’elle est mieux que si elle avait vécu puisque Dieu l’a prise. Il me vient au cœur que la joie de madame de Morstein a eue qu’elle ne devait point mourir est que Dieu lui a donné en la place une fille, qui répare cette perte dans votre famille. Cela nous fait toujours plus voir qu’il ne faut point s’arrêter aux signes extraordinaires, mais marcher par la foi ; Dieu a accordé Son salut et votre foi, et c’est là la vie que vous espériez. Croyez que Dieu lui a fait miséricorde ; que pourriez vous espérer de plus ? [f. 1 v°] Il m’arriva à peu près la même chose qui vous est arrivée. Ainsi à la mort de M. le chevaliera Colbert, il me fut imprimé au cœur : « Il vivra trois jours après », étant à la messe entre onze heures et midi à St. cantin [Saint-Quentin], j’eus une certitude intérieure qu’il était mort et que Dieu lui avait fait miséricorde, et en même temps je compris qu’il m’avait été donné à connaître qu’il vivrait éternellement. Etant arrivée à Philippeville, j’apprisb sa mort et l’heure1 à laquelle j’avais eu cette impression. Recevez la petite de madame de Morstein en la place, puisque Dieu vous l’a donnée. Si c’était un autre que vous, je me donnerais bien de garde de vous parler d’autres choses que de votre douleur, à laquelle je prends toute la part que je dois. Mais je sais que vous pensez non en père, mais en chrétien : c’est pourquoi je ne vous parle que de l’âme, et non du corps. Je vous assure que Dieu a donné Son salut à votre foi. Je vous écris donc comme à un chrétien et sur ce pied je continue nos petites affaires.

J’ai songé cette nuit qu’on m’avait donné une petite fille, que je l’avais menée à Montargis aux bénédictines : je souhaiterais fort qu’elle y fut élevée. [f. 2 r°] Il me vint dans l’esprit que St Bi vérifie mon songe par son écriture, travaillant à m’ôter les épingles qu’un autre prêtre, qui est M. le c[uré] de V[ersailles], m’enfonçait de toutes ses forces. J’ai encore du travail pour du temps.

Je n’ai pu vous écrire plus tôt à cause que je me suis trouvée mal. Voilà un papier que j’ai eu mouvement d’écrire. Je le crois très nécessaire. Je n’ai pu en faire faire de copie parce que cela m’a paru être mieux et les obliger plus au secret. Il faut, s’il vous plaît, l’envoyer à M. Tronson, et ensuite à messieurs de Noailles et de M[eaux] : ils peuvent faire vérifier les faits. Il me semble d’avoir entièrement conservé la charité chrétienne, ne disant que les choses nécessaires à découvrir la vérité qui se trouve intéressée dans ma justification. Ne faites, je vous prie, nulle confidence sur moi à M. B[oileau], car assurément il en tirerait avantage.

Ce qui m’a obligée à vous proposer le remède est que M. Dupuy me manda la disposition de madame de Morstein. Je n’avais du tout rien sur cela, comme je vous l’avais mandé, mais je crus que ce remède, innocent de lui-même, si Dieu voulait faire quelque chose en faveur de Sa foi, serait une ouverture, car il me semble que les témoignages si authentiques ne sont ni de saison ni de notre voie. Lorsque je lus votre lettre et les dispositions dans lesquelles elle était, je [f. 2 v°] penchais pour sa mort sans savoir qu’elle fût arrivée, quoiqu’une réflexion imparfaite me fut venue sur l’état des affaires et qu’une pareille chose serait un témoignage. Cette réflexion involontaire m’importuna jusqu’au point de me faire dire à Dieu : Il ne faut pas que cela soit, puisque l’esprit s’est sali d’une réflexion involontaire. Ainsi, pour ne vous point cacher ma misère, mais sous le sceau de confession, je crois être cause de sa mort, car ensuite de cela, jeudi au soir, j’eus une défaillance de près de deux heures à propos de rien. Mandez-moi le jour de sa mort. Après avoir prié Dieu pour vous dans ma petite chapelle, il m’est venu au cœur que Dieu vous tentait et éprouvait par l’affliction, parce qu’Il vous trouvait agréable à Ses yeux comme Tobie, car dès que vous travaillez à Son œuvre, Il vous récompense par l’affliction. Je voudrais bien savoir si madame de Montmorency est morte le jeudi. Put [Dupuy] qui me mande sa mort ne me mande point le jour ; si elle est morte le jeudi, je ne doute point que je ne sois cause de sa mort, et ainsi il faut que je porte son purgatoire. Je m’y offre de tout mon cœur. Si elle est morte un autre jour, c’est une cause toute naturelle, mais soyez persuadé que Dieu l’a retirée du monde de peur qu’elle ne se corrompît. Lundi matin.

- A.S.-S., pièce 7328, autographe, sans adresse. En tête : « Achevé d’écrire le 20 septembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°82] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [99].

a du (de M. le add. interl.) chevalier

b à (sin cantin sic biffé) Philippeville add. interl.) j’appris

1[sic] : Le sens est « …et [vérifiais] l’heure… »

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1694.

22 septembre 1694

S B [Fénelon] me mande une chose que je ne vois nul moyen d’exécuter. Voilà la lettre que je n’ose garder ici ; vous aurez, s’il vous plaît, la bonté de m’en faire ressouvenir, car je compte toujours que vous aurez la charité de m’accompagner aux interrogations. Quoique vous alliez à la campagne, je ne laisserai pas d’envoyer les lettres à l’ordinaire où vous savez. J’ai songé cette nuit qu’après avoir essuyé de madame de Main[tenon] tous les outrages d’un extrême emportement, elle était enfin venue jusqu’à m’écouter, et que m’ayant écoutée, elle avait commencé à se laisser toucher. Dieu veuille, plus pour moi que pour elle, que cela soit de la sorte. Effacez, s’il vous plaît, librement, ce qui vous paraîtra inutile dans les cahiers, car j’ai très peu de discernement.

- A.S.-S., pièce 7331, autographe, A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 100. Sans adresse. Cachet. Entouré d’un trait : « Nota. La conversation de N. avec Me de Maint. sur elle est du même jour mercredi 22e septembre. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°83] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [100].

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1694.

22 septembre 1694

Voilà, monsieur, une lettre que je prends la liberté d’écrire à madame la duchesse de Chevreuse. Vous ne lui donnerez, s’il vous plaît, qu’autant que vous le jugerez à propos. Dieu assurément vous récompensera de votre charité, et le changement prodigieux de madame de Montmorency est un fruit de votre foi. C’est ce changement admirable qui vous était une certitude qu’elle vivrait, puisque assurément elle vivra éternellement. Cette paix singulière qu’elle a goûtée avant que de mourir est une marque qu’elle est morte dans le baiser du Seigneur, puisque Son baiser est toujours le baiser de paix. Je n’ai pu être affligée de sa mort, quoiqu’une réflexion involontaire que j’avais faite m’avait paru capable d’attirer le châtiment. J’étais déjà, en quelque manière, certaine que Dieu lui avait fait miséricorde, mais ce que vous me mandez me fait voir que sa mort, loin d’être une punition de ma faute, est un fruit de votre foi et de votre charité.

Je ne sais ce que veut dire M. Dupuy. Je n’ai aucune part aux lettres qui courent. Je suis à vous bien intimement en N[otre] S[eigneur]. Je vous prie de témoigner [f. 1 v°] à madame la d[uchesse] de B. que je ne l’oublie pas devant Dieu.

[f°.2 v° en travers] Je vous prie de ne point dire mon nom à madame B.

A.S.-S., pièce 7329, autographe, sans adresse, « 22e septembre 1694 ».


AU DUC DE CHEVREUSE. Avant le 25 septembre 1694.

Je n’ai rien du tout à vous mander. J’attends vos réponses, monsieur, et si vous approuvez les cahiers qui justifient les mœurs. Ils m’ont paru nécessaires en les faisant, mais comme l’amour-propre se peut fourrer en tout, ainsi que le serpent se glisse sans être aperçu, vous pouvez les changer ou supprimer même tout à fait. Ce n’est pas que je m’aperçoive de m’être recherchée, mais c’est pour vous donner pleine liberté, vous conjurant même de le faire avec simplicité et petitesse, non seulement sur cet écrit, mais sur tous les autres.

J’ai plus d’union avec vous que jamais, et plus profonde, ce qui me fait comprendre que votre état s’approfondit.

- A.S.-S., pièce 7333, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse en son hôtel Paris » de la main d’une fille de compagnie. Cachet initiales couronnées. « Ecrite un peu devant celle du samedi 25e septembre 1694 et reçue en même temps », de la main du duc - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°83v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [101].


AU DUC DE CHEVREUSE. 25 septembre 1694.

Samedi 25 septembre 1694

La lettre qui joint la vôtre ne me fait point changer de sentiment. Je ne sais ce qui en est, mais plût à Dieu que la lettre que j’ai écrite pût l’avoir touché au cœur. Quand Dieu aurait permis ces faiblesses, ce n’est rien, et je suis sûre que, si je lui parlais, il tomberait d’accord de la vérité, il dirait que c’est obsession ; je le veux croire. Dieu seul voit le fond des cœurs.

Je ne m’étonne pas que madame la d[uchesse] de Ch[evreuse] soit comme elle est, ayant chez elle M. B. [Boileau ?] : c’est encore beaucoup.

Je crois que j’aurai fini mes écrits la semaine qui vient à la fin, ou au plus tard celle d’après. Faites dépêcher, s’il vous plaît, les copistes, puisque vous allez sur le lieu. Si M. de M[eaux] voulait ouvrir ses oreilles, je dis celles du cœur, ô que la vérité serait bien entendue ! car elle parle dans le cœur, et elle ne peut dire que la même chose dans tous les cœurs, étant unique et uniforme.

La lettre cachetée était pour vous : ouvrez-là, s’il vous plaît, c’est une méprise. Je suis en peine comment vous, n’étant plus à Paris, ferez venir les cahiers à M. de M[eaux]. Je suis sûre que les preuves sont sans réplique, et s’il réplique, le même Dieu qui parle en tous en même langage, donnera de quoi répondre.

Si je n’étais pas sûre, par des voies qui ne peuvent manquer, de la nécessité de faire voir à ces messieurs les motifs de M. le c[uré] de Vers[ailles], je l’eusse laissé. Il me suffit de vous dire que la manière dont il s’est ouvert est au-delà de tout : ceci dans le dernier secret. Il m’est même venu dans l’esprit de lui rendre un service signalé, je le fais par ce billet ; qu’il ne voie pas que je vous l’ai confié ni qu’il soit écrit depuis la lettre. Un de mes amis, qu’il a fort maltraité, lui en a rendu depuis peu un digne de toutes les miséricordes de Dieu, car il a détourné de dessus sa tête une terrible tempête. C’est le père Al[leaume] ; ceci à vous uniquement. M. le c[uré] écrit de la sorte à cause de la conversation de madame de Main[tenon] qui a pu aigrir les esprits, et la lettre est plus pour vous que pour moi. Plût à Dieu qu’il pût revenir et que Dieu n’eût permis en lui ces faiblesses que pour le rendre plus fort ! Je l’en aimerais davantage. Je vous avais mandé d’effacer dans le cahier ce qui n’était pas1. [f. 1 v°] Si vous voulez ôter cela avant de les [le] donner aux autres, vous le pouvez faire ; je vous l’avais mandé déjà. Il me semble que c’est sans fiel, mais pour éclaircir les raisons qui l’ont poussé à agir contre moi. Sur la lettre, si la lettre m’avait été confiée, je n’en parlerais pas, non plus que de bien d’autres choses qui seraient ma justification, et sa condamnation, dont j’ai même témoins. Mais je ne lui nuirai jamais, au contraire je le servirai de mon sang. Cependant ôtez cet article, si vous le jugez nécessaire.

- A.S.-S., pièce 7332, autographe, adresse : « A Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse en cour »  de la main d’une fille de compagnie ; cachet couronné - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°83v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [101].

1Mot oublié en tournant la page ?

AU DUC DE CHEVREUSE. Le 1er octobre 1694.

J’ai bien de l’obligation à M. de Meaux de vouloir bien prêter l’oreille à la justification des écrits. Mais que je serais contente s’il voulait ouvrir celle du cœur, et que je serais sûre du gain de la cause de l’oraison ! Pourvu que les droits de celle-là soient conservés dans toute leur étendue, sans altération ni adoucissement, il ne m’importe ce que je devienne. Je conjure ce saint prélat que tout tombe sur moi. Je suis sûre qu’en me jetant dans la mer1, ou m’enfermant dans une prison perpétuelle, la tempête contre l’oraison finira. C’est plutôt moi qu’on veut perdre, et je le mérite assez par tant d’infidélités et de propriétés2 secrètes que j’ai commises : si peu de pur amour et de pure souffrance. La seule grâce que je demande est que vous employiez tout votre crédit pour cela auprès de ces messieurs3. Que la compassion ne vous arrête point, ni eux aussi. Ces sentiments naturels sont indignes de Dieu. Mais que je sois la victime sacrifiée à Sa justice. Mais, hélas ! peut-être rejettera-t-Il cette victime à cause de son impureté. Quoi qu’il en soit, je trouverai dans Son sang ce grand lavoir qui nettoiera toutes mes taches et me rendra une victime agréable à Ses yeux. Ce sont là mes sentiments. Je vous prie d’avoir la bonté de leur dire ceci, car peut-être y va-t-il de la gloire de Dieu. J’achèverai, s’il plaît à Dieu, dans dix ou douze jours.

- BNF, N.a.fr. 16 316, Papiers Bossuet, IV, f° 64 r° seul, autographe sans paragraphes séparés - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°84v°] - A.S.-S., ms. 2173

(La Pialière), [102] - UL tome VI appendice III : « Cette lettre, que les éditeurs donnent, sans indication de mois ni de jour, pour adressée à Bossuet, se trouve dans le ms. Dupuy avec la date du 1er octobre 1694. A en juger par son contenu, on voit qu’elle a été écrite au duc de Chevreuse plutôt qu’à l’évêque de Meaux, à qui son destinataire a dû la communiquer. »

1Allusion à Jonas.

2Propriété : sentiment d’intérêt personnel.

3Les examinateurs au jugement de qui Mme Guyon s’était soumise.

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 octobre 1694.

3 octobre 1694

Je vous conjure, monsieur, d’envoyer cette lettre sans délai à M. de Meaux. Si le bon Dieu S’en veut servir, comme cela peut arriver, pour faire tomber sa prévention, il ne la saurait avoir trop tôt. Je vois toujours plus la conséquence de ne point étrangler ce jugement et d’y donner tout le temps. J’ai presque achevé, et les derniers cahiers, surtout ceux sur la purification et transformation, vous contenteront, je crois. Si St B. [Fénelon] veut bien lire la lettre que j’écris à M. de M[eaux], il me fera plaisir, montrez-la à mon bon [Beauvillier], s’il vous plaît. J’écris le plus succinctement que je puis, ayant besoin de mon temps pour quelque chose, lorsque ceci sera achevé.

- A.S.-S., pièce 7334, autographe, adresse « Monsieur / Le duc de Chevreuse’. En tête : « Reçue le 3e octobre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°85] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [103].



A BOSSUET. 3 octobre 1694.

3 octobre 1694

J’ai écrit les Justifications des écrits1 avec une entière liberté, parce que M. le duc de Che[vreuse] me l’a ordonné de votre part. Dieu est témoin de la volonté sincère qu’il m’a lui-même donnée, de vous obéir et de penser sur moi et sur ce qui me regarde tout ce que vous m’ordonnerez d’en penser. Toutes les personnes qui m’ont connue dès mon enfance, et celles qui m’ont conduite dans tous les âges, pourraient vous assurer qu’entre toutes les grâces que Notre-Seigneur m’a faites, celle de la simplicité et de l’ingénuité à ne leur pas cacher une pensée que j’eusse connue et en la manière que je la connaissais, est ce qui les a toujours le plus frappées en moi.

Souffrez donc, Monseigneur, qu’en continuant mes manières simples et peu usitées parmi le monde, je prenne la liberté de vous dire que le cœur seul peut juger des écrits auxquels le cœur seul a part. Ce que j’écris, ne passant point par la tête, ne peut être bien jugé par la tête. Je vous conjure, Monseigneur, par le sang de Jésus-Christ, mon cher Maître, que la prévention qu’on vous a donnée contre moi ne vous empêche pas de pénétrer la moelle du cèdre, que les mauvais habits dont mes expressions peu correctes et mal digérées ont couvert la vérité, ne vous la fassent pas méconnaître. C’est moi, Monseigneur, qu’il faut punir, c’est ma témérité qu’il faut châtier. Mais il ne faut rien ôter à la vérité de l’intérieur, de son tout indivisible ; au contraire, il la faut tirer dans sa nudité et dans son éclat. Cela sera en l’expliquant nettement, comme je crois l’avoir fait ici. Que si quelque chose vous fait encore de la peine, j’espère de l’expliquer si nettement, avec la grâce de Dieu, que votre cœur entrera dans ce que votre esprit même paraît ne pas pénétrer, parce qu’il y a de certaines choses où l’expérience est au-dessus de la raison, sans être contraire à la raison. Pour connaître un ouvrage à fond, il faut entrer en quelque manière dans l’esprit de celui qui l’a fait. Je vous proteste, comme il est vrai, que je n’écris point par l’esprit, et qu’il me semble, lorsque j’écris, que cela vient d’une autre source, qui est le cœur, parce que la foi par laquelle le Seigneur m’a conduite, semble aveugler l’esprit, afin de donner plus de liberté au cœur ou à la volonté d’aimer et de goûter Dieu. Souffrez, Monseigneur, que, pour des moments, je récuse votre esprit et que j’implore la faveur de votre cœur, pour être juge des écrits que le cœur a produits.

Pour ma personne, je la livre volontiers à la peine et au châtiment ; et sur cela vous ne sauriez jamais vous méprendre, quelque rigueur que vous exerciez envers elle. Mais, pour l’intérieur, ô Monseigneur, c’est un tout auquel toutes les parties sont si nécessaires qu’on ne peut en retrancher aucune sans le détruire. Il n’en est pas des choses de l’esprit comme de celles du corps, auquel on peut ôter certains membres sans le détruire tout à fait. Songez, Monseigneur, que toutes les parties de l’intérieur sont des parties essentielles, des parties nobles, et que c’est le détruire que de l’altérer.

Je vous écris, Monseigneur, avec cette liberté qui ne craint rien, parce qu’elle n’a rien à perdre ; mais je vous écris néanmoins avec toute la soumission possible. Démêlez, je vous conjure, en ma faveur, la liberté qui naît de la foi et de l’amour, d’avec l’audace qui naît de la présomption. Laissez pour quelque temps toutes les impressions qu’on vous a voulu donner de moi, soit bonnes, soit mauvaises : je ne suis rien ; mais voyez la possibilité et la vérité de l’intérieur dans tous ces saints que j’expose devant vos yeux. Ne jetez point la vue sur moi, de peur que l’horreur que vous en auriez ne vous donnât du dégoût. C’est la même eau pure et nette, qui a passé par le canal pur et très pur de tant de saints, et qui passe aussi par un canal tout sale et impur par lui-même. Remontez à la source, Monseigneur, et vous verrez que c’est le même principe et la même eau. Brisez le canal, il n’importe. Mais que l’eau ne soit pas répandue sur la poussière ; recueillez-la, cette eau, faites-la rentrer dans sa source, ou souffrez qu’elle coule par le canal de tant de saints. Dieu, qui veut Se servir de vous afin de rassembler ce qui était dispersé2, ne le peut qu’autant que vous perdrez toute prévention. Faites donc voir, Monseigneur, que l’intérieur est de lui-même pur et sans tache, que c’est l’âme du christianisme. Et qu’on punisse cette téméraire qui, par son ignorance, a avili ce qu’il y a de plus précieux sur la terre ! C’est la grâce que vous demande, au nom de Dieu, la personne du monde qui vous honore le plus, et qui est avec plus de respect et de soumission, Monseigneur, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA MOTTE GUYON.

Permettez-moi d’en dire autant à Mgr. de Châlons.

- UL, Lettre 1112 : « L[ettre] a[utographe] s[ignée] Sorbonne, Bibl. Victor Cousin. Collection d’autographes, t. III, Affaires religieuses, p. 102. Copies dans les mss. de Saint-Sulpice, avec la date du 3 octobre. Publiée d’abord par Deforis, sans indication de mois ni de jour. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°85] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [103].

1« Ce travail considérable a été imprimé après sa mort sous le titre de : Justifications de la doctrine de Mme de La Mothe Guyon, pleinement éclaircie, démontrée et autorisée par les saints Pères grecs, latins et autres auteurs canonisés ou approuvés, Paris, 1790, 3 vol. in-8. Dans sa Vie, 3.16.7, Mme Guyon dit que Bossuet ne voulut pas lire ces Justifications, ni les faire voir aux autres commissaires. [Il n’est rien dit de semblable dans la Vie, 3.16.7, p. 831 de notre éd., qui explique simplement la genèse de « cet ouvrage immense. »] Cependant l’état du manuscrit (Bibl. Nationale, fr. 25092-94), criblé de coups de crayon et portant quelques notes autographes de Bossuet, prouve que ce prélat en avait fait une étude attentive. [Ce qui est exact.] « Durant sept ou huit mois que nous employâmes à une discussion si sérieuse, [Mme Guyon] nous envoya quinze ou seize gros cahiers, que j’ai encore, pour faire le parallèle de ses livres avec les saints Pères, les théologiens et les auteurs spirituels » (Bossuet, Relation, sect. III, n. 1). » [UL].

2Allusion à Jean, 11, 52.

AU DUC DE CHEVREUSE. Reçu le 4 octobre 1694.

Votre lettre m’a beaucoup réjouie et j’espère que monsieur le c[uré] de Vers[ailles] ne tiendra pas contre la dernière lettre. Je crois qu’il ne dirait rien contre moi si c’était à recommencer. Enfin le bon St B. [Fénelon] m’arrache donc les épines autant qu’il peut. Dieu le lui rendra bien : Il est puissant par-delà pour payer toutes mes dettes. S’Il ne l’était pas, comment ferais-je avec vous, à qui je dois tant, mais j’ai de quoi, en Lui, n’être jamais insolvable, quelque obligation que je puisse contracter.

Si Dieu pouvait ramener madame de M[aintenon], j’en aurais une joie infinie, non pour moi, mais pour elle-même et pour les amis. Je vous conjure de plus en plus de rogner et tailler sur l’ouvrage. J’en suis à L v.a Je ne puis douter du salut de M. le duc de Monfort, et il me semble que sa foi le sauvera ; je n’ai pas le temps de vous en dire davantage.

Je n’ai jamais eu la pensée que l’on fît voir à madame de N[oailles] ce qui regarde M. le curé ; c’est une méprise. J’en ai écrit trois fois à put [Dupuy] et je ne comprends pas qu’il n’ait pas reçu les lettres. J’en vis d’abord la conséquence ; c’est ce qui m’obligea à le lui écrire.

Puisque vous n’avez point eu de honte de confesser le Fils de Dieu devant les hommes, Il n’en aura point aussi de vous confesser devant son père.

Je vois bien clair sur bien des choses que je ne puis vous dire, et par songes, et autrement, qui me font connaître que certaines personnes dont on ne se défie pas, ne me laisseront jamais paraître, n’est-ce qu’aux yeux de madame de Maintenon. Ceci dans le dernier secret, s’il vous plaît. Il me semble que je vois [f. 1 v°] aussi vérifié ce qui me fut donné à connaître de St B et que je lui écrivis, qu’il serait ma langue, qu’il parlerait mon même langage et que nous accomplirions ensemble toute justice. Il me semble que nous comparons, lui et moi, le grain, mais l’un ne laisse pas de servir la conservation de l’autre et le grain serait défectueux sans cela. Soyons aussi, l’un et l’autre, le froment de Jésus-Christ, moulu et broyé par la croix, et surtout par la mort à nous-mêmes, afin que, servant à la bouche de Dieu, Il nous mange et nous change en Soi. Amen.

J’ai adressé cette lettre à p[ut][Dupuy] de peur que N. ne l’ouvrît, non à cause de moi, mais à cause des autres.

A.S.-S., pièce 7335, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse à lui-même », cachet initiales couronnées - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°87] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [105].

a[sic].

Ici peut prendre place le document : « A BOSSUET (Soumission). Début octobre 1694. ». Il est disponible au tome « 13. Témoignages et tables »

DE BOSSUET. 5 octobre 1694.

A Germigny, 5 octobre 1694

J’ai reçu, madame, la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire1. Je lis et confère tout avec attention, et je ne cherche autre chose que la possibilité et la vérité, comme vous-même le marquez. Si je suis ignorant par moi-même, je me mettrai du moins en état, s’il plaît à Dieu, de profiter des lumières et des expériences des saints. Je tâche sur toutes choses de ne point apporter mon propre esprit dans cette affaire. Je ne sais par où vous croyez qu’on m’a prévenu contre vous ; rien ne me fait impression sur cette matière que ce que je lis dans les livres, et tout le reste est à mon égard comme s’il n’était pas. Ainsi mes difficultés ne naissent pas du dehors, mais du fond. Si elles sont mal fondées, j’espère que la vérité les dissipera. L’Écriture et la Tradition seront ma seule règle. J’ai le cœur tourné à Dieu, afin que ce soit Lui qui me guide ; au moins, j’ai cette confiance, dans laquelle je ne crois pas me tromper ; nous prendrons tout le loisir qu’il faudra. Nous prions sans cesse, et Dieu est notre lumière. Je suis à vous, madame, en Son saint amour, et je Le prie de vous inspirer tout ce que Sa gloire demande.

J. BÉNIGNE, é[vêque] de Meaux.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°86v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [105] - Correspondance de Fénelon, Versailles, 1828, t. 7, p. 78. - UL, Lettre 1113.

1Celle du 3 octobre, n°206.

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 octobre 1694.

7 octobre 1694

Je serai ravie de ne rien faire en tout ceci sans vous, et que vous soyez présent à toutes les conversations générales et particulières. Le Seigneur vous a suscité pour cela. Faites donc sur tout ce que vous jugerez à propos. J’enverrai le lundi matin à l’ordinaire pour être instruite de ma leçon, et vous serez, en tout ce qui est extérieur, mon mouvement que je suivrai avec fidélité, s’il plaît à Dieu, comme mon cher Maître est mon mouvement ou plutôt mon moteur intérieur. Toute à vous en Lui-même.

Avez-vous reçu une lettre pour M. de M[eaux] ? Je crois finir aujourd’hui l’ouvrage en question.

- A.S.-S., pièce 7336, autographe, sans adresse. En tête : « Arrivée à Fontainebleau le 7 octobre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°87v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [106].

A MADAME DE GUICHE. 13 octobre 1694.

13 octobre 1694

Vous avez trop de bonté, madame, de vouloir bien vous informer de la vérité avant de vous arrêter à ce qu’on peut vous dire. Je n’ai jamais douté qu’on ne fît ce qu’on pourrait pour vous empêcher de me voir. Je vous l’ai dit bien des fois. J’ai fait même ce que j’ai pu pour vous faire comprendre que vous ne deviez point vous engager à me faire cet honneur. Je ne vous ai caché aucune des choses que l’on disait contre moi. Je vous ai priée de savoir de monsieur votre père et de madame votre mère s’ils agréeraient que vous me vissiez. Je vous ai exhortée à leur obéir sitôt qu’ils vous témoigneraient y avoir de la répugnance, qu’il ne fallait pas attendre une défense, mais prévenir en cela leur inclination. C’est tout ce que j’ai pu faire. Devais-je vous refuser ma porte [ ? Ce] serait manquera à ce que je vous dois. Je me suis absentée, j’ai été du temps, l’hiver passé, sans laisser entrer personne chez moi, afin de vous dégoûter de mes manières, mais Dieu a été le plus fort. Si je vous trompe, Il l’a plus fait que moi, puisque vous savez ce que vous avez éprouvé sur cela.

Pour ce qui regarde mes mœurs, les gens qui me connaissent à fond depuis tant d’années en peuvent mieux parler que moi, et ce n’est pas des personnes qui ne me connaissent point que je dois attendre la justice sur ce qu’ils ignorent et qu’ils ne savent que par un bruit de personnes prévenues, qui croient que, dès qu’on doute de la doctrine d’une personne, il faut décrier ses mœurs.

Quoique ce soit un faux principe et qu’on doive la justice à tout le monde, ce n’est pas sur cela que je m’étends, c’est sur ma foi. Je suis prête d’en rendre compte à toute la terre, et je suis sûre qu’il ne se trouvera jamais personne qui ait plus d’attachement inviolable à l’Église, et plus de respect et de soumission pour ses ministres. En sortant de Sainte-Marie, Mgr l’archevêque me fit signer que je ne ferais rien imprimer ; je le signai en assurant que je n’avais pas fait imprimer les autres livres. Quand je n’aurais pas signé cela, la défense de Mgr l’archevêque me fait une loi.

Ensuite, des particuliers me pressèrent d’expliquer certaines difficultés qu’ils avaient sur le Moyen facile. Je le fis dans le moment avec une extrême docilité. Ces explications ont depuis quatre ans été entre les mains de M. Ferret ou entre celles de M. le duc de Chevreuse. Mais lorsqu’on me proposa, après les avoir trouvées [f. 1 v°] bien, de les faire imprimer et mettre à la tête du livre, je représentai l’impuissance où j’étais de le faire à cause de la défense de M. l’archevêque, et que même ma famille, qui craignait qu’on ne me fît de nouvelles affaires, ne le souffrirait pas. Monsieur Boileau approuva alors mes raisons et depuis ce temps, je n’avais [n’ai] pas même retiré d’entre leurs mains les Explications1. J’ai toujours soumis les livres ; j’ai été très contente qu’on les défendît, j’ai donné liberté à toutes les personnes qui m’en ont parlé d’y ôter et ajouter ce qu’ils voudraient, que je n’y prenais aucune part, que je ne désirais que la gloire de Dieu. J’ai consenti même qu’on les brûlât. Que puis-je faire de plus pour des livres que je n’ai jamais fait imprimer ? J’ai écrit mes pensées, je ne prétends pas les soutenir, et je soumets ces mêmes pensées.

Qu’a-t-on jamais demandé pour la foi ? D’où vient m’attaquer sur un article pour lequel je donnerais mille fois ma vie ? J’ai vu ce que j’ai cru de gens habiles et de probité, je me suis soumise à leur examen : les uns ont eu assez de charité pour m’examiner, ils ont été contents de ma docilité et de mes sentiments ; les autres ne m’ont pas voulu voir ; pourquoi refuser de m’instruire si je suis trompée, ne demandant que cela ? Mais les mêmes personnes qui refusent de me voir, et bien d’autres encore, crient contre moi, tiennent pour suspect ceux qui ont assez de charité pour m’examiner.

Plût à Dieu que M. de Châlons fût ici ! je m’en rapporterais de bon cœur à lui. Je l’honore et sais quelle est sa capacité et sa droiture. Demandez qu’on s’en rapporte à lui ; il ne vous doit pas être suspect, il doit attirer votre confiance. Il peut être prévenu, mais il n’importe ; je ne cherche point d’excuse ou de tolérance, mais la vérité. Qu’avec plaisir je répondrai de ma foi partout ! Et rien ne m’a plus affligée qu’ayant été toute ma vie si attachée à l’Église, qu’ayant employé une partie de mon bien et de ma vie pour attirer à la foi les hérétiques, l’on m’accuse de la chose du monde dont je suis la moins coupable.

Voilà, madame, tout ce que je puis répondre là-dessus. Quand quelques personnes que j’ai priées encore d’avoir la bonté de m’examiner, l’auront fait, je suis résolue, étant suspecte, de me retirer pour toujours à la campagne. Je n’y irai point que je n’aie éclairci sur ma foi ceux qui s’en veulent bien donner la peine. Je me suis adressée à ceux que j’ai crus les plus savants et les plus éclairés. Il y a certaines choses qui tombent plus sous l’expérience que sous la raison et, si Dieu ne pouvait faire que [f. 2 r°] ce que la raison humaine conçoit, où serait notre foi ? Et Il ne serait pas Dieu. Ainsi que ceux qui, m’examinant à fond, me condamnent, je me condamnerai moi-même ; mais s’ils ne me condamnent pas, que puis-je faire que de souffrir en patience les calomnies ?

Je prends part à vos indispositions. Vous savez que le chemin du ciel est celui de la croix. Agréez que je présente à madame votre mère mes très humbles respects et que je la remercie de sa charité. Ce 13 o[cto]bre.

Si j’osais, je vous ferais faire réflexion : quelle est l’Église pour moi, ou de mon archevêque et des prélats que je prie de m’examiner, ou des particuliers prévenus, à qui dois-je obéir ?

- A.S.-S., pièce 7337, de l’écriture d’une fille servant Madame Guyon, sans adresse. En tête : « Copie d’une lettre que j’ai écrite à Madame La C[omtesse] de Guyche pour qu’elle la pusse montrer », à la fin : « Copie de la lettre qui répond à celle de Mr. L’Ab. De N[oailles] » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°87v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [106].

a ma porte? C’était manquer La Pialière.

1Dont les volumes manuscrits sont à la B.N.F. avec de nombreuses pièces provenant de Bossuet (tandis que les pièces recueillies par le cercle de Madame Guyon sont aux A.S.-S.)

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 octobre 1694.

[15 octobre 1694]

Il faut, que je crois, monsieur, donner tout le temps à ces messieurs de tout examiner. Si quelqu’un d’eux me veut voir, je suis toute prête. Sinon, c’est une affaire qui ne peut être trop approfondie ; plus elle sera éclaircie, plus elle sera bonne et excellente pour établir le règne de Dieu. Pour moi, rien ne me presse, parce que le Seigneur qui rend malade, donne la santé lorsqu’il est nécessaire. Vous êtes en tout ceci, après Dieu, mon pilote. Faites donc tout ce qu’il vous plaira, et moi je vous obéirai de tout mon cœur.

J’ai trouvé dans saint Jean Climaque des petits endroits semés, qui sont bien forts1. Il ajoute, lorsqu’il les dit : « Qui a [f. 2 r°] des oreilles pour entendre, entende ». Je crois que si l’on feuilletait les manuscrits de la bibliothèque du r[oi], l’on y trouverait de belles choses. Le P[ère] la C[ombe] me dit en avoir trouvé de divines, dans des manuscrits grecs et latins dans celle du Vatican. Il faudrait que d’autres que B. [Fénelon] fissent ce travail, car cela l’épuiserait. J’enverrai ce que je trouve dans saint Jean Climaque qui m’est venu trop tard pour le mettre dans mon ouvrage2. Vous vous êtes engagé de corriger les écrits, faites-le donc, s’il vous plaît, au nom de mon cher Maître. Je suis de plus en plus unie à vous. Cette lettre est pour St Bi. [Fénelon]. Je vous prie de tout lire les cahiers, sans rien passer.

- A.S.-S., pièce 7338, autographe, sans adresse. En tête : « Reçue le 15 octobre 94 venue à Paris le 13e » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°89] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [108].

1Pour un bref aperçu de l’histoire des premières traductions de l’Echelle sainte de saint Jean Climaque (mort vers 670), voir A. Villard, « L’échelle sainte à Port-Royal-des- Champs ou le moine et les trois solitaires », Chroniques de Port-Royal, La solitude…, 2002, p. 143 sq. Ce profond recueil d’aphorismes ainsi que de courts récits, autour des principaux thèmes de la vie spirituelle, est accessible de nos jours dans la traduction de P. Deseille, éd. de Bellefontaine, 1999.

2Les Justifications.



A LA DUCHESSE DE NOAILLES. 16 octobre 1694.

Permettez-moi, madame, de vous témoigner l’extrême reconnaissance que j’ai des bontés que l’on me mande que vous avez pour une personne qui les mérite si peu. Mais il faut que vous fassiez, s’il vous plaît, le jugement de Daniel, sans cela vous ne découvrirez jamais la vérité. Je vous le demande au nom de Jésus-Christ, et d’envoyer quérir ces filles du P. Vautier 1 deux à deux, témoignant être fort indignées contre moi, et lorsqu’elles seront où il vous plaira de les voir, ne point souffrir qu’elles se parlent, et les interroger l’une après l’autre, sans qu’elles puissent se rien dire avant que vous leur ayez parlé, leur demander le temps et le lieu où elles m’ont vue faire du mal, les tourner et retourner. Il n’est pas possible qu’elles ne se coupent en quelque chose, et que vous ne découvriez la fausseté. Car il y en a qui font semblant d’être converties afin d’éviter le châtiment, et d’autres qui le sont, à ce qu’on dit, en effet, mais qui ont été trompées par les autres, qui, pour les assurer dans leurs désordres, leur disent que je les approuve. Quoique Dieu soit témoin que je ne les ai jamais voulu voir, je vous fournirai des personnes de probité qui se sont trouvées chez moi lorsque quelques-unes de ces filles y sont venues pour me surprendre, sous prétexte de vouloir se convertir ; mais ayant découvert leurs mensonges, je les chassai. J’en ai, comme j’ai l’honneur de vous le dire, de bons témoins.

Je ne sais ce que vous direz de la liberté que j’ose prendre, mais c’est une charité digne de vous d’éclaircir une vérité que le démon tâche d’embrouiller ; plus elle paraît douteuse, plus il vous sera glorieux de l’éclaircir. Faites-le donc, je vous en conjure au nom de Dieu. Et si Dieu, après cela, permet que je succombe sous la calomnie, il faudra recevoir cette confusion pour l’expiation des péchés réels que j’ai commis, qui seront punis par ces crimes supposés2. Ce 16 octobre 1694.

- Lettre éditée par Ravaisson, Archives de la Bastille, t. IX, p.46.

1 « Le P. Vautier était un jésuite qui avait donné dans les erreurs du quiétisme, et ses pénitentes […] ayant abjuré leurs illusions, avaient dénoncé à l’archevêque de Paris les écarts de conduite de Madame Guyon et du père de la Combe », (note de Ravaisson).

2Une très longue note de Ravaisson, dont nous donnons quelques extraits suggestifs, illustre le jugement négatif porté sur Madame Guyon au XIXe siècle : « M. de Harlay et son Official étaient tous deux des hommes de plaisir, fort indulgents pour la faiblesse humaine […] Madame de Miramion, qui s’était engouée de notre mystique, demanda comme une faveur de la garder dans sa communauté […] Madame Guyon faisait aussi des visites à sa cousine, madame de Maisonfort, directrice de Saint-Cyr et favorite de Madame de Maintenon ; ces dames subirent le charme comme les autres, et la marquise prit sous sa protection la belle rêveuse, qu’elle appelait souvent dans le pensionnat. Les maîtresses et les jeunes filles écoutaient avec délices des conférences où on leur enseignait que l’amour était le plus sûr moyen d’arriver à Dieu […] Malheureusement l’évêque diocésain […] en prévit tout le danger pour des personnes destinées à exercer plus tard les vertus pratiques du mariage et de la maternité […] [chassée, Madame Guyon] ne put se taire ; la sensibilité chez elle, comme chez la plupart des femmes légères, étant plus vive sur cet article que sur les autres, elle cria à la calomnie… »

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 octobre 1694.

Il me vient toujours au cœur que le cœur de M. de M[eaux] est ulcéré contre moi, qu’il ne cherche point à éclaircir, mais à chercher quelque moyen de condamner. Il se retranche à présent sur la Tradition et sur l’Ecriture. Je crois que, si l’on entreprenait de prouver par l’Ecriture, par passages positifs, après avoir fait la Tradition, tout irait bien. Mais il faut laisser cela aux hommes à faire ; j’espère que Dieu l’inspirera au cœur à St B.[Fénelon]. Ne sont-ce pas mes petits livres de Henri Suso que vous avez donnés ? Ils sont bien jolis. J’ai encore Harphius : si l’on en a affaire, je l’enverrai. Je suis mortifiée de ce que M. de Ch[alons] n’a pas les éclaircissements.

- A.S.-S., pièce 7340, autographe, adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet bien conservé initiales entrecroisées couronnées. Reçue le 20 octobre 1694, « elle est du 18 ou 19 et devant celle de même date dans laquelle elle est venue » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°89v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [108].



AU DUC DE CHEVREUSE. 19 octobre 1694.

J’ai reçu la réponse de M. de M[eaux]. Je souhaite qu’il soit vraiment dans la constitution qu’il dit, et tout ira bien. J’attends de suivre de point en point toutes les démarches que vous me ferez faire, car je suis un enfant qu’il faut mener par la lisière. Tout ce que vous me mandez de M[adame] de M.1 est bon, mais qu’il est à craindre que lorsqu’elle reverra les gens qui la poussent, elle ne revienne à son premier état. Dieu sur tout ! J’espère que Dieu bénira madame la d[uchesse] de Ch[evreuse] de l’avoir confessée. Je crois qu’il serait bien à propos que M. de Châl[ons] eût les cahiers ; il faut lui faire donner ceux de M. Tronson.

Au reste, pour nouvelles, j’ai contracté une nouvelle alliance avec saint Michel : il m’a promis qu’il placerait en paradis tous ceux de mes enfants qui seraient des petits Michelins. Ceux de mes enfants qui voudront être grands et porter Dieu comme saint Christophe, je les appellerai les Christophlets, et ceux-là resteront longtemps à la porte. Mais les petits Michelins, comme trop petits pour [f. 1 v°] marcher, seront portés par le petit Maître, et ils s’appelleront les Michelins. Je vous prie de recueillir les voix et que je sache quels sont les Michelins et les Christofles [sic] : il est bon de savoir de quel rang chacun veut être. Vous voyez l’importance de cela. C’est pourquoi colligez les voix, je vous prie. Cet office vous disposera à devenir Michelin. Grâce à Dieu, la solitude n’engendre pas mélancolie.

Je suis bien aise que vous soyez content de l’éclaicissement. Put [Dupuy] le trouve long, mais je ne saurais qu’y faire. Il sera bientôt fini, car j’ai déjà fini il y a huit jours.

- A.S.-S., pièce 7339, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », fragments de cachet. En tête : « Reçu le 20 octobre 1694. Elle est du 18 ou 19 et après celle de même date qu’elle renfermait » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°89v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [108].

1Madame de Mortemart ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 octobre 1694.

J’oubliais à vous dire que madame de Noailles a été fort scandalisée de ce que, dans mes Justifications, je dis du biena de moi, comme si l’on pouvait refuser un mal sans dire le bien contraire au mal qui prouve que le mal ne peut être. J’avoue que je suis trop simple pour être humble d’une manière qui fasse éclat.

Voyez, s’il vous plaît, si, après la condamnation du livre, je dois me faire examiner de nouveau et s’il n’est pas mieux de me retirer tout à fait par soumission à M. l’[archevêque]. Consultez mon oracle : après le petit Maître, c’est S B. Carb ôté M. T[ronson], il y a peu à attendre du reste, surtout de monsieur de Meaux, qui ne cherche qu’à condamner, quoiqu’il dise qu’il cherche la vérité. Je vous proteste que dès qu’il la cherchera, il la [f°.2 r°] trouvera ; elle s’est même présentée à lui cette vérité, mais elle a été bannie par le respect humain.

Toute la nuit, j’ai vu en songe1 un homme dont les cheveux étaient blancsc, qui disait venir de votre part. Quoique cela ne fût pas, il a semé partout une multitude d’espèces de pigeons, qui se sont tous convertis en baragoins [baraquins2] et qui témoignent une grande activité pour me perdre. Mon Maître les tenait par une chaîne comme par un cheveu et leur laissait la liberté de courir. J’en ai aperçu quelques-uns qui paraissaient avoir rompu leurs chaînes et venaient vers moi. Ils étaient entourés d’araignées. Je leur ai commandé de retourner à leurs chaînes et d’avaler les araignées qui étaient autour d’eux : ce qu’ils ont fait, et aussitôt il en parut tout à fait ce qu’ils sont, c’est-à-dire [des] baragoins [baraquins], perdant la figure des pigeons qu’ils avaient prise auparavant. C’est la nuit du samedi au dimanche entre le 23 et le 24 que j’ai songé cela.

J’ai fait, il y a huit jours, un songe de madame de [f. 1 v° en travers] B., qui me prie de ne point [me] mêler d’elle et qu’elle voulait aller par la voie sûre, reprenant même, s’il était nécessaire, les prières vocales pour tout exercice. Elle parlait fort et m’accusait de découvrir à S B. jusqu’à ses pensées, qu’elle ne voulait plus de commerce avec moi et qu’elle me priait de la laisser en repos. Je vous dis cela par manière d’acquit3 et pour S B., et non afin que cela lui revienne comme une chose sur laquelle je sais quelque chose, car je n’en sais aucune. Sur tout cela, laissons les choses ce qu’elles sont, disant le bien et le mal de moi et des autres sans aucune façon, ce qui me fait voir que je ne suis nullement propre pour reparaître au jour, mais bien pour être cachée dans les torchons.

A.S.-S., pièce 7138, autographe, adressée à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », précédée de : « Recue le même jour 25 octobre 1694, c’est une suite de l’autre de même date » ; cachet à fragment d’initiales entrecroisées - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°91] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [110].

aDu (mal biffé) (bien add. interl.)

bLà-dessus (après le petit m. C’est S B. add.interl.) car

cHomme (dont les cheveux étaient add.interl.) blanc

1 Rêve rapporté déjà tout à la fin de la lettre n°206 adressée à Nicolas de Béthune-Charost : « J’ai vu toute la nuit b[araquin] fort intrigué pour faire du mal : il y avait un grand nombre de b[aragouins], mais ils étaient enchaînés par un cheveu et tout entourés d’araignées ; je leur ai commandé d’avaler les araignées, et ils l’ont fait en enrageant… »

2Baraquin : Diable ; baragoin désigne un langage inintelligible pour Molière comme pour Montaigne, originaire de la Basse-Bretagne (Littré).

3Par manière d'acquit : Pour n’avoir point sa conscience chargée. (Littré).

AU DUC DE CHEVREUSE. 25 octobre 1694.

J’apprends que vous arrivez, et que vous avez un nouveau compagnon de voyage que j’aime de tout mon cœur.

L’on a condamné les livres : je n’en ai été ni surprise ni fâchée, non plus que s’ils n’étaient point sortis de mes doigts. Celui à qui tout est, fait bien d’en user comme Il fait. Vive, vive les Michelins ! Leur devise est : Quis ut Deus. Laissons faire à Dieu tout ce qu’Il voudra. Si nous tenons à quelque chose, c’est ce qu’il faut perdre. Je savais bien que M. de M[eaux] ne reculait pas pour des prunes, et facti sunt amici1, car je le savais bien sûrement. Voudront-ils achever après [f. 1 v°] cela leur examen ? J’en doute.

Il me roula au cœur, lorsque mon bon St B. me manda de voir monsieur l’[archevêque] et de me soumettre à lui, qu’il n’en serait plus temps et que j’avais manqué l’occasion. Ne doutez pas que la lettre de cachet ne suive après cela, mais que m’importe ? Un pourpoint de muraille ou un justaucorps de sapin, tout m’est bon, puisque je suis le guenillon de mon cher Maître, et que tout mon but est d’être guenillon parfait2.

Ayez la bonté d’ouvrir les lettres et les paquets qui sont pour M. Dupuy, vous y trouverez un joli petit ouvrage. Allons, chers compagnons, le cœur gai, l’âme large et libre ! il y a [f. 2 r°] un plus grand contentement que d’être en proie à l’amour et à la mort et que d’avoir tout perdu. Quand nous tenons à quelque chose, c’est nous écorcher que de nous l’ôter, mais lorsque nous ne tenons à rien, plus on nous ôte et plus nous sommes allègres, légers, contents et solidement heureux. Que peuvent faire les créatures pour nous rendre heureux, et [rendre] malheureux celui qui porte dans son fond l’auteur de la félicité ? Cette félicité se porte dans les cachots et sur l’échafaud, et se porterait en enfer.

Vous verrez qu’on prendra le temps de l’examen pour me faire [f. 2 v°] enfermer, mais comme je suis prête à tout, rien ne me fera reculer. Je sens toujours M. de M[eaux] plus éloigné lorsqu’il se retranche sur l’Ecriture et la Tradition. Mille fois toute à vous en Celui qui nous est tout.

J’ai écrit un mot d’honnêteté à madame de Noailles pour la remercier de ses peines, et aussi pour lui donner le moyen de voir les filles du P[ère] V[autier]. Elle en a été piquée contre sa fille, croyant que c’est elle qui m’a écrit ce qu’elle lui avait dit, quoique je le sache de vous et de Put [Dupuy]. N’y aurait-il pas moyen qu’incidemment vous lui fissiez entendre que vous m’avez fait savoir les obligations que je lui ai ? car [pièce 7342, f. 1 r°] la pauvre comtesse en est bien mortifiée de ce qu’elle croie cela : elle la trouve toute refroidie. Le P[ère] de Valois l’a assurée que des filles du père Vautier, qui se disent converties, disent de moi des maux [sic : mots ?] affreux. Elles font sans doute semblant d’être converties ou, si elles le sont, leur père leur aura fait croire que je suis dans leurs sentiments. Quoi qu’il en soit, madame de Noailles est toute refroidie et veut voir M. Bollo [Boileau].

Je laisse tout à mon cher petit Maître et à vous. Ne vous donnez rien, mais recevez ce que Dieu vous donne, soit par Lui, soit par autrui. Croyez-vous qu’en rien, lorsqu’on vous parle de petitesse, Il ne puisse pas vous la [f. 1 v°] donner par là ? car les moyens dont mon Dieu Se sert sont bien simples. Mon cœur est d’autant plus content que tout semble aller plus mal.

A.S.-S., pièces 7341 et 7342, autographes, adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », « Reçue à Paris le 25e octobre 1694 ». Fragment de cachet - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°90] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [109].

1Luc, 23, 12.

2 v. la Vie de Suso, ch. 20.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 octobre 1694.

Je vous envoie un brouillon de lettre pour vous. La pensée m’est venue de vous l’écrire afin que vous ayez la bonté de l’envoyer à ces messieurs. Ce sont mes sincères sentiments : ils peuvent achever de lire les éclaircissements, mais pour moi je crois qu’il faut me laisser là. J’ai au cœur qu’on ne donne point la Vie à M. de N[oailles] ; je vous en prie même. Renvoyez-moi ce brouillon si vous l’approuvez, et St B., et je le transcrirai. Mon cœur est bien gai et content. Je voudrais vous transporter à tous ma joie et mon contentement. Dieu soit à tous votre force et votre soutien dans la faiblesse micheline.

[pièce 7345] Il faut ajouter à la fin de l’ouvrage : « Je soumets encore de nouveau généralement tous mes écrits, tant les anciens que ce que j’ai mis dans ces nouveaux, protestant que je me trouve dans une entière démission d’esprit, de jugement et de volonté pour tout ce qu’on voudra m’ordonner, quoiqu’il me paraisse que je ne puis douter de la bonté de Dieu et des expériences qu’Il m’a fait faire, parce qu’elles portent avec elles un caractère ineffaçable, et ce serait mentir au Saint-Esprit si quelque crainte ou respect humain m’empêchait de les confesser. 

Je n’y réfléchis néanmoins jamais, pas même pour en écrire. Ce que j’ai écris, je l’ai fait dans une entière ignorance. Et quoique je ne puisse, comme je dis, douter des bontés de Dieu et de mes expériences, parce qu’elles sont d’une nature à ne laisser aucun doute d’elles, je n’ai néanmoins aucune certitude si je suis digne d’amour ou de haine, mais je laisse l’un et l’autre dans Celui qui, m’étant toute chose, renferme pour moi toutes choses. Que s’il se trouve encore quelques difficultés, j’espère de la bonté de N[otre] S[eigneur] qu’Il les fera éclaircir. Pour ce que j’ai écrit de moi, je proteste que je ne l’ai [f. 1 v°] fait que pour obéir, que j’avais écrit d’abord plus de défauts que de vertus, qu’on me les fit brûler et qu’on me fit comprendre qu’il y avait à cela un reste de propriété, et il est vrai. J’ai donc écrit ensuite, parce qu’on me l’a commandé de la sorte, tout ce qui m’est venu plume courante. Peut-être l’orgueil s’y est-il mêlé sans que je le sache, à cause de la grande difficulté de réfléchir sur moi, mais je puis assurer, et mon Dieu en est témoin, que tant qu’il m’a été permis de me regarder moi-même, je n’ai eu sur moi que des yeux de condamnation et même d’horreur. Depuis que je ne me vois plus, il me semble n’avoir les yeux ouverts que sur Dieu, de sorte qu’on ne condamne ni n’approuve ce qu’on ne voit point. C’est ce qui fait que je n’ai nulle difficulté de croire que je suis mauvaise lorsqu’on me le dit ; non que je puisse rien voir de particulier en quoi cela consiste, ni que j’en puisse avoir de peine, parce que je trouve en mon Dieu toute bonté et qu’Il ne me reproche rien, car la moindre infidélité, ou le moindre entre-deux, me serait un enfer. Quoique ma conscience ne me reproche rien, je ne me crois pas néanmoins justifiée pour cela, mais je ne puis réfléchir si je la suis ou ne la suis pas, me laissant entièrement à Celui auquel je me suis donnée pour le temps et l’éternité, sans restriction ni réserve, pour Sa seule gloire et Sa seule volonté. »

- A.S.-S., pièces 7343 et 7345, autographes. En tête : « Reçu le 26 octobre 1694 ». Regroupées dans les copies, malgré les écritures différentes : large sur la première, laissant 3 folios blancs, serrée sur la seconde, particulièrement à la fin, ne laissant aucune place libre - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°91v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [111].

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 octobre 1694.

Je viens de voir le mandement de Mgr l’arch[evêque]1. Quoiqu’il y ait tout le tour malin et toute la finesse qu’il peut avoir, je n’en ai nulle peine, non plus que des choses qu’on y impute qui ne sont point dans les livres. J’y ai remarqué clairement certains tours et certaines expressions de M. de M[eaux], qui m’ont confirmée dans ce que je croyais déjà, et encore certaines choses qui m’ont été confiées sous le secret, qui font voir que M. de M[eaux] a été d’intelligence2, et c’est pourquoi il a empêché M. de Ch[artres] de venir ici. Je vous prie que tout cela ne vous ébranle pas. Mais soyez sûr que M. de M[eaux] [f. 1 v°] condamnera, et que tout cet examen ne servira qu’à autoriser la condamnation de monsieur l’arch[evêque] et la rendre spécieuse. C’est ma pensée que je soumets de tout mon cœur.

- A.S.-S., pièce 7344, autographe, sans adresse. En tête : « Idem, 26e octobre 1694 » de la main de Chevreuse. La lettre n'est probablement pas adressée au duc de Chevreuse, qu'elle cite. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°92v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [112].

1« Pendant que les assemblées se tenait secrètement à Issy, l'archevêque de Paris en fut averti par le curé de Saint Jacques du Haut-Pas. [...] il prit résolument [résolution] sur le champ, de condamner ses livres et sa doctrine. Il envoya quérir Monsieur l'abbé Pirot qui avait médité une censure dès le temps que cette femme fut arrêtée, et dès le lendemain il la fit imprimer et la publia le 16 octobre 1694 avec toute la précipitation possible. »( Phelipeaux, Relation..., 1732, t. I, p. 140).

2Bossuet s'opposa à la présence du duc de Chevreuse lors des premières conférences d'Issy.

A PIROT ? 27 octobre 1694.

Vous savez, monsieur, le dessein que j’avais pris de remettre ma cause entre les mains de Mgr l’archevêque, lorsque ces s[ain]ts prélats1, qui ont bien voulu examiner mes écrits, auraient fini leur examen, soit qu’ils condamnassent ou approuvassent les livres, ne prétendant pas me soustraire à son jugement, puisque le long temps que j’ai demeuré dans son diocèse l’a rendu mon pasteur légitime, quand bien même ces messieurs, éclairés de la conformité des propositions qui sont dans les livres avec ceux des s[ain]ts, ne les eussent pas trouvés condamnables. Ainsi puisque, comme je le viens d’apprendre, M. l’archevêque a condamné mes livres et que je me soumets de tout mon cœur à cette censure, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire d’autre examen. Je m’imagine même que ce serait commettre [f°46v°] ces s[ain]ts prélats. Dieu sait quel a [sic] toujours été mes dispositions sur toutes ces choses. Faites-moi la grâce, monsieur, de me mander quels sont les sentiments de ces messieurs, et le vôtre, afin que je prennea le parti de me retirer dans mon ancienne solitude et de n’avoir plus de commerce avec personne. Je ne vous fait point, monsieur, cette proposition pour éviter une seconde condamnation, mais parce qu’elle me paraît juste et que de chercher présentement à me justifier passerait pour rébellion. Il n’y a plus rien à décider sur ce qui l’est déjà. Je dois seulement me soumettre et me taire ; c’est le parti que je vais prendre, si vous voulez bien me le permettre. Honorez-moi b, s’il vous plaît, d’un mot de [f°47] réponse, qui sera ma règle sur tout cela, et me faites la grâce de me croire, avec autant de respect que de reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante de lamotte.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°46, autographe ; en tête, d’une autre main que celle de Chevreuse : « receu le 27e octobre 1694 » ; f°48, copie par Bourbon. - A.S.-S., pièce 7355, sans adresse, « Au commencement de novembre 1694 » de la main de Chevreuse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°93v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [113] - Fénelon 1828, vol 7, lettre 43.

a afin que je reste s’ils veulent bien encore m’examiner, ou bien que je prenne pièce 7355 (addition de Chevreuse).

b le parti que je prendrai si les ordres de ces messieurs et les vôtres ne le changent pas. Honorez-moi pièce 7355.

1Les examinateurs : M. de Meaux, Mgr de Châlons, M. Tronson.

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 octobre 1694.

Voilà, monsieur, une lettre de la bonne comtesse : vous y verrez les dispositions de madame sa mère. Je ne comprends pas d’où vient que je me loue, car ce n’est pas mon dessein. C’est cette grande lettre que vous avez donnée à M. Tronson : il faut donc la supprimer tout à fait. Pourquoi me laissez-vous écrire des sottises ? Vous savez que je suis si simple que je mets tout sans réflexion. Je vous avais prié de corriger et vous ne le faites pas : vous méritez réprimande du général, devant lequel je porte mes plaintes ! Je vous prie derechef de ne point [f. 1 v°] donner la Vie à M. de M[eaux]1. Il sera mieux, je crois, de la retirer de M. Tr[onson] et de le prier de la brûler.

Je ne verrai donc pas Saint Clément : cela me consolerait trop, il faut que je reste souffre-douleur de l’ordre. Ne donnez point de copie de rien, faites sur tout comme vous l’entendrez. Je m’aperçois que j’ai besoin de tuteur ; soyez-le, je vous en conjure, car je deviens tous les jours plus simple et plus incapable de voir les conséquences de quoi que ce soit. Je croyais que je ne verrais point ces messieurs ; il suffit qu’ils voient mes Justifications. Je ferai sur cela tout ce qu’il vous plaira, mais je crains les grandes gens et qui ne discernent que par la raison. Toujours, je ne verrai personne sans [f. 2 r°] que vous y soyez. Peut-être me coffrera-t-on au sortir de là ; il ne m’importe. Faites comme il vous plaira, sans avoir égard à moi en rien. Mais je vous en prie, agréez que je présente mes respects à notre général que j’aime de plus en plus. Je vous prie que je ne réponde point aux questions de madame de N. J’aime mieux qu’elle me croie coupable en tous points ; qu’est-ce que cela me fait ? Je suis en bon prédicament2 dans la gazette. La pensée qui m’est venue est que j’étais bien obligée à ces personnes, parce que si je suis coupable, ils me font faire une bonne pénitence publique que je n’aurais pas le courage de faire moi-même, et si je suis innocente, ils m’honorent trop de me rendre en quelque façon [f. 2 v°] conforme à mon Maître ; ainsi tout va bien. Quand je me louerais un peu, l’on me le doit bien permettre : assez de gens me blâment sans que je m’en mêle.

Peut-être la lettre que je vous envoie ne vaut-elle rien. Je vous prie de ne rien faire de ce que je vous dis si St B. ne l’approuve, car véritablement je suis incapable de savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il faut faire. C’est la souffre-douleur des michelins.

- A.S.-S., pièce 7348, autographe, sans adresse, « 27e octobre 1694 »- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°92v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [113].

1Madame Guyon avait déjà abordé ce point dans sa lettre à Chevreuse du 8 septembre : « Je crois qu'il ne faut donner la Vie qu'après les Justifications. »

2Prédicament : notion de qualification. Synonyme de « réputation » (Furetière).

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 octobre 1694.

Voilà une lettre du frère de Puta [Dupuy] qui confirme ce qu’on m’avait mandé que ces filles et ce petit misérable contrefont les convertis afin de dire du mal de moi. Ce qui me fâche en tout cela, c’est le bien d’Église et les bénéfices profanés à des gens qui mériteraient plus de punition que de récompense. Je vous avoue que je voudrais déjà être en prison, puisque c’est tout ce qu’on souhaite pour arrêter le cours de tant de maux. Je sais de bonne part que toutes ces créatures ont accès au père Lachaise [La Chaise]1, qu’il les croit et fait écrire ce qu’elles déposent afin d’en informer le roi comme choses très certaines et véritables, [f. 1 v°] et vous verrez que sur ces mémoires faux qui font horreur, on ne manquera pas de donner une lettre de cachet. Je voudrais qu’elle fût déjà donnée pour finir tout. On tient qu’on m’enfermera à Vincennes ou à Pierre Encise 2. Pour moi, tout m’est très bon. Je sais bien que, sans l’examen, on ne m’aurait pas trouvée, mais tout cela ne me fait rien. Je voudrait si bien voir Saint Clément 3 : si notre général4 me le voulait prêter, je ne le garderais point du tout et je le rendrais bien promptement. Je crois qu’il m’accordera cela, si vous le lui demandez. Toute à vous en Notre Seigneur.

Souffre-douleurs5.

A.S.-S., pièce 7349, autographe, sans adresse, « Reçu le 29 d’octobre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°94] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [114].

alettre de Lel. Copistes. (« du frère de Put », d’une écriture très nette sur l’autographe).

1Confesseur du roi. V. Index.

2Prison célèbre située à Lyon.

3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, traité majeur de Fénelon, publié en 1930 par Dudon.

4Fénelon.

5Madame Guyon se nomme ainsi dans quelques lettres comme dans la précédente. Précédé de « La » sur les copies.

A  Nicolas de BETHUNE-CHAROST. Octobre 1694.

Octobre 1694

Mon bon abbé1, faites-moi faire un cachet où il y ait un saint Michel qui marche sur le dragon - cela est nécessaire et mystérieux - sinon vous perdrez votre charge. La petite Cécile sera intendante des bouquets de la chapelle des Michelins, elle doit abattre l’oreille droite de Baraquin. Le chien doit lui mordre la gauche, la sœur Ursule lui écraser le bout de la queue. Tous les autres enfants ensemble lui écraseront le corps. S B [Fénelon], un autre et moi lui écraserons la tête. Ne voyez-vous pas P[ut][Dupuy] qui veut lui marchez sur la patte, mais il craint de lui faire mal, il ne lui touche qu’à l’ongle. Voyez Cal [abbé de Beaumont] qui le tient par une corne, croyant le colleter, et Mar[valière] qui avance un grand pied pour l’écraser, mais il se moque des Christoflets. De l’autre côté, voyez le bon abbé noir qui lui arrache ses grands poils. Ne voyez-vous pas Dom Al[leaume] qui a perdu son collet à la lutte, le bon marquis qui lui coupe une patte de derrière avec son épée ? Le Bon [Beauvillier] tient gravement une de ses cornes, mais il ne veut pas se déranger, il se tient bien compassé. Le Tut[eur] [Chevreuse] tient la corne du milieu et lui couvre les yeux le mieux qu’il peut. Voyez la doyenne des d[uchesses] qui tremble de peur, mais elle ne laisse pas de lui mettre un pied sur la croupière. Voyez d’un autre côté une petite d[uchesse] étourdie qui voulait sauter sur lui à pieds joints ; elle aurait fait une belle culbute si notre patron [saint Michel] ne l’avait soutenue par derrière. Allons, courage, montez peu à peu ! commencez par le bout de la queue jusqu’à ce que vous atteigniez la croupière. Regardez cette bonne c[omtesse] qui veut aider à Dom Al[leaume] à le colleter, mais elle a peur de lui faire mal. Courage, mettez-y les deux mains. Voyez comme il ouvre la gueule pour me manger, mais avec la main de S B j’entre dans sa gueule, je lui tiens la langue, il étouffe, il n’en peut plus. Ah ! c’en est fait ! S B lui arrache le cœur. Faites une copie de ceci et l’envoyez aux Enfants de loin et de près, car il en sera ainsi. Ainsi soit-il.

Octobre 1694. Voilà les statuts des Michelins :

Les Michelins seront petits, joyeux, allègres, faibles, enfantins, n’attendant ni n’espérant rien d’eux, ne voulant rien pour eux, non par courage et soutien, mais en vérité par faiblesse et impuissance. Les Michelins ne diront de mal de personne, mais ils s’occuperont bonnement eux-mêmes avec simplicité, sans affectation ni recherche, disant également le bien et le mal, comme des enfants. Les Michelins seront simples, innocents, sans malice, banniront de chez eux l’esprit caustique et railleur, unis en charité et cordialité. Ils seront fort dévots à saint Michel, afin qu’il détruise en eux l’amour-propre et qu’il y établisse le pur amour, car c’est la commission que mon Maître lui a donnée. Le propre caractère des Michelins sera le pur amour ; leur perte : le propre intérêt et la propre réflexion ; leur devise : Quis ut Deus.

Les Michelins seront sous la main de mon petit Maître comme une girouette agitée du vent, et comme un guenillon dans la gueule d’un chien2. Il faut être girouette pour se laisser mouvoir à tous les vents du Saint-Esprit. La girouette est à tous vents sans être inconstante, car elle ne change point de situation, demeurant immobile quant au fond, quoique remuée sans peine par le moindre vent, et c’est où gît la fidélité. Le guenillon dans la gueule du chien se laisse saussera dans la boue ; le chien s’en bat les joues, il le mâche, il le laisse, il le reprend, il en fait tout ce qu’il lui plaît, sans que le chiffon lui fasse aucune résistance. Heureux guenillons dont le monde ne fait aucun compte, qui sont foulés aux pieds et regardés même avec horreur, vous êtes les délices de Dieu. Qu’est-ce que mon p[etit] M[aître] fait de ces chiffons ? Il les fait broyer dans Ses mortiers, et lorsque à force de coups, ils sont devenus bouillie, Il en fait un papier blanc sur lequel il écrit Son nom et Sa volonté : Son nom est Lui-même, Sa volonté est Son amour ; ensuite Il les cachète pour jamais et les scelle de Son sceau. Voyez quel bonheur d’être guenillon parfait. C’est ici le but où doivent tendre tous les Michelins, ils ne sont point propres pour être reçus de mon Maître sans cela.

Les péchés propres aux Michelins, c’est un péché de réfléchir sur soi, de vouloir quelque chose pour soi, d’être caché, dissimulé, critique et railleur. C’est un péché d’être haut, aisé à piquer, caustique pour les autres. C’est un péché que d’espérer et d’attendre quelque chose de soi. C’est un péché que de ne se laisser pas détruire en tout ce qui est du vieil homme pour se revêtir du nouveau. C’est une faute que de chercher quelque chose hors de Dieu, ni même en Dieu par rapport à soi. Il faut n’être rien, rien du tout en vérité, malgré les répugnances de la nature, dire ses faiblesses simplement sans honte et sans peine.


Statuts des Christofflets :

Ils seront grands, graves, sérieux, il leur est défendu de rire, si ce n’est avec esprit, ils railleront finement, ils seront cachés et ne diront que ce qu’ils voudront bien dire. Ils seront forts dans la pratique des vertus. Ils peuvent être mélancoliques et affligés tant qu’il leur plaira, retenus, renfermés, s’estimant, craignant la moindre confusion, voyant le bien qu’ils font, ayant peine à supporter la faiblesse des faibles, la petitesse des petits. Je ne dis pas que tous les Christofflets soient obligés d’avoir toutes ces qualités, mais il suffit qu’ils en aient quelques-unes pour être censés [être] Christofflets. Il est permis aux Christofflets de soutenir leur opinion, d’y être arrêtés aussi bien qu’à leurs pensées, mais cela est défendu aux Michelins qui doivent céder à tout le monde.

Voici, N[icolas]3, ce que je vous envoie pour tous les enfants du petit Maître qui sont présentement à Paris ou proches de Paris. Vous êtes tous avertis que j’ai fait une nouvelle alliance avec saint Michel, mon bon ami : il dit qu’il s’est accordé avec saint Pierre afin que tous ceux des enfants qui ne porteront pas la livrée, demeurent en pénitence en l’autre monde.

Il y a deux ordres dans les enfants du petit Maître : ceux qui Le veulent porter et qui sont grands comme saint Christophe, mais ceux qui sont si petits qu’ils ne peuvent marcher et que le petit Maître porte, seront appelés les petits Michelins. Il faut que chacun choisisse s’il veut être Michelin ou Christofflet, et qu’on m’envoie les noms de ceux qui se nomment Mi[chelins] et des C[hristofflets] à part, sans oublier le B[on] pa[pa]. Mettez à droite de la colonne ou à gauche chacun votre nom et votre choix, afin que je donne à chacun conformément à ce qu’il sera ce qui lui convient. Voilà l’état des officiers et officières du grand et merveilleux ordre des Mich[elins], sous les auspices intérieurs du petit Maître, sous la protection de la Sainte Vierge, sous la conduite de saint Michel et sous l’assistance extérieure, d p p4. Les enfants du petit Maître sont de deux classes, ou plutôt les enfants et les domestiques : les enfants sont les Michelins et les domestiques les Christophlets.

Charges des officiers et officières de l’ordre :

S B[Fénelon] Général, L G et son compagnon, discrets et assistants pour le conseil au général,

p a, secrétaire du général,

le p a de Ch, aumônier de l’ordre,


Dom a[lleaume], maître des novices,

le bon marq[uis], correcteur et geôlier des pénitents,

Lelé, chantre de l’ordre.

Put [Dupuis] second chantre et paquebot de l’ordre en cas qu’il cesse d’être mi-parti et qu’il se range dans l’ordre des Mi[chelins] ; que s’il veut être Chr[istophlet], il sera provincial de l’ordre des Chr[istophlets] et sa charge donnée à d’autres.

Cal, portefaix de l’ordre.

Si mar devient Mi[chelin], il sera secrétaire, sinon il sera surintendant de l’ordre des Christophlets.

M. de C., associé par amitié à l’ordre.

Madame la d[uchesse] de C[harost ?], zélatrice de l’ordre : c’est elle qui recevra les aspirants5,

M[adame] l[a] d[uchesse] de B[éthune], contrôleuse générale de l’ordre des Mi[chelins]. Si elle veut être Chr[istophlet], elle en sera généralissime.

La p[etite] d[uchesse], bouquetière de l’ordre et sacristine, surveillante de ceux qui ont l’esprit cristophlet.

L[a] Bonne C[omtesse], apothicaire et portière.

La petite ?f  médecine chirurgienne et bouquetière.

La sœur ? intendante des récréations.

Mad[ame] de Mors[tein], novice.

Le P[ère] l[a] C[ombe], pp et moi, souffre-douleurs de l’ordre et la très humble servante des autres,

le chien, pour aboyer dans la basse-cour,

le chien du chien, garde cuisine.

[Lettre à la Bonne Duchesse, « la Colombe » :]

J’ai6 reçu, ma bonne d[uchesse], les jolies dentelles que vous avez envoyées au p[etit] m[aître] ; vous avez pris les mesures si justes qu’il ne s’en est pas trouvé un pouce de plus ni de moins. Le voile est admirable : j’y ai mis le Saint-Esprit, et la campanne6a est la plus jolie chose du monde. Vous méritez bien la charge que je vous ai donnée, je prie mon petit Maître de vous le payer. Grâce à Dieu, à vous et à la bonne p[etite] d[uchesse], ma chapelle est parfaite, je me suis ruinée après. Vous méritez d’être zélatrice assurément. On ne nommera plus personne par son nom : cela est trop laid, mais il faut dire ma d[ame] la zéla[trice], ma f[emme] la sacristine, ma f[emme] la surveillante, ma sœur souffre-douleur, qui est moi ; notre P[ère] Général, nos pères discrets, notre f[rère] paquebot, notre f[rère] le chantre, notre f[rère] portefaix, etc. ; ou bien nos fr[rères] Chris[tofflets] et nos fr[ères] Mi[chelins]. Pour nous, vous êtes Mi[chelin], et notre fr[ère] correcteur aussi bien que notre f[rère] l’aumônier. Ma fille bouquetière est fort jolie, l’intendante des récréations. Put [Dupuis] est encore amphibie, tantôt Mi[chelin] tantôt Chr[istofflet] : il a trois mois pour se déterminer. J’ai laissé le choix à M[adame] d[e] B[éthune] d’être générale des Chr[istofflets] ou bien contrôleuse des Mi[chelins]. Mar est Chr[istofflet].

J’ai envoyé à P[ut] les admirables statuts de l’ordre avec les noms et les charges d’un chacun, la fin qu’on se doit proposer dans l’ordre, et enfin les règles auxquelles tous les Mi[chelins] et les Chr[ristofflets] doivent se soumettre, les qualités que doivent avoir les uns et les autres. Les statuts sont merveilleux : vous êtes la zélatrice, et la p[etite] d[uchesse] la surveillante. Vous verrez les charges : elles sont bien distribuées. Travaillez donc, ma très chère, à devenir guenillon parfait, et vous serez comme vous souhaitez. La personne du monde qui vous aime et chérit le plus.

Si le G[énéral] le permet, il faut mettre notre devise au commencement de toutes les lettres que vous vous entre-écrirez. Au reste, il faut absolument que la zélatrice ait une copie des statuts, sans quoi elle ne peut exercer sa charge. Cette copie suffira pour tous. Vous savez qu’elle est sage assez, et peut-être trop. Je crois qu’on ne peut aller trop petitement et simplement, mais il suffit de copier les statuts sans les noms et les charges ; il suffit que chacun sache la sienne, sans en donner à tous des copies. C’est ce qui seul peut passer pour cabale, car pour tout le reste il n’est de nulle conséquence, quoiqu’il le soit beaucoup dans la pratique. Je prie Dieu de nous éloigner si fort de toute christoffletteries que nous n’en approchions pas même. J’aime mieux périr dans ma simplicité, comme dit l’Ecriture8 (et j’ajoute micheline) que de vivre selon la sagesse et la raison. Je fais chercher à Paris des tableaux de saint Michel pareils à celui que j’envoie à notre général dont je ne me suis défaite qu’avec douleur, afin de vous en donner à tous ; je me ruinerai, mais qu’importe à quel prix, si je peux vous inspirer l’esprit michelin et que mon Dieu règne en vérité aux dépens de la servante souffre-douleur pour l’ordre !

Pour tous les enfants du petit Maître, les petits michelins.

Ne vous affligez pas, mes enfants, le Seigneur, qui est notre maître, a donné puissance à Satan de nuire à la terre : il se fait un combat entre saint Michel et le Dragon, mais j’espère que saint Michel aura le dessus sur la terre, comme il l’a eu dans le ciel. Bon courage ! Tous ceux qui ne se réjouiront pas avec mon cher Maître de ce que l’enfer joue de son reste, qui s’affligeront ou se regarderont en tout ceci, seront appelés Christ[offlets] et ne seront plus Michelins. Je n’ai point reçu vos signatures à tous, car l[a] bonne p[etite] d[uchesse] a oublié de me les envoyer, mais je vous suppose Mi[chelins]. C’est en cette occasion que vous devez faire voir que vous l’êtes et que vous devez dire : Quis ut Deus. Soyons du parti de Dieu contre nous-mêmes, trop heureux que Dieu nous broie à Son gré. Soyez de chers guenillons que le monde foule aux pieds, et songez à notre règle. Je vous aime tous de tout mon cœur. J’ai vu toute la nuit b[araquin] fort intrigué pour faire du mal : il y avait un grand nombre de b[aragouins], mais ils étaient enchaînés par un cheveu et tout entourés d’araignées ; je leur ai commandé d’avaler les araignées, et ils l’ont fait en enrageant ; sitôt qu’ils ont avalé les araignées, ils ont perdu la forme de pigeons qu’ils avaient auparavant pour prendre celle de bar[aquin]. Ne les craignez pas, ils ne vous feront point de mal tant que vous serez Mi[chelins]. Dès que vous cesserez de l’être, vous deviendrez leur proie. Toute à vous, la servante souffre-douleur des Michelins.


A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°94] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [114]. Sur le destinataire, déterminé par Orcibal, v. Index, Béthune-Charost.

1Abbé de Béthune-Charost.

2 « Dieu fit voir un jour à Henri Suso [dans la Vie de ce dernier, ch. 20] que, pour être à lui comme il le désirait, il fallait qu’il fût comme un guenillon dont un chien se joue », etc.

3Abbé Nicolas de Béthune-Charost.

4Le duc de Bourgogne

5Donc Mme Guyon a confiance en elle, peut-être serait-elle son successeur ? Mais la duchesse de Charost, « la grande âme du petit troupeau, l'amie de tous les temps de Mme Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration et tous ses amis en vénération profonde » (Saint-Simon), est plus âgée que Mme Guyon et mourra en 1716 ; nous penchons pour la « petite duchesse » de Mortemart : une lettre de 1697 (« Vous m’avez bien consolée… ») indique qu’elle pouvait transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux, comme Mme Guyon.

6A partir d'ici, le destinataire est féminin.

7La bisette, la gueuse, la mignonnette, la campanne, formaient primitivement des dentelles en fil de lin… (Littré).

aLecture incertaine : « Se laisser saucer » non par la pluie mais par de la boue ?

8I Macch., 2, 37.

A TOUS LES MICHELINS. 29 ou 30 octobre 1694.

La servante des michelins à tous les michelins1.

Consolamini, consolamini, popule, meus ; dixit deus vester loquimini ad cor Jerusalem.2 C’est tout ce que je puis dire au peuple du Seigneur. Pourquoi êtes-vous frappés et si fort peinés de la condamnation des hommes ? Vous leur devez être obligés de ce qu’ils contribuent à vous rendre guenillons parfaits. Bon courage, je vous prie. Il suffit que Dieu soit content afin que tout aille bien. Je vous l’avais mandé, il y a quelques jours, qu’il se faisait un grand combat sur terre entre notre patron3 et ses anges, et l’enfer et ses anges : ils se défendent tant qu’ils peuvent. Il me semble qu’il faut Le laisser faire : Il vaincra sans [aucun] doute. Bon courage.

C'est la souffre-douleurs des Michelins.

- A.S.-S., pièce 7351, autographe, « 29 ou 30e octobre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°99] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [119].

1En adresse sur la pièce 7351.

2Isaïe, 40, 1.

3Saint Michel.

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 ou 30 octobre 1694.

Quis est deus

Voilà une lettre de la bonne comtesse ; brûlez-la, s’il vous plaît, et ne faites pas semblant, si ce n’est à ceux que vous savez, que vous l’ayez vue. Je crois qu’il faut différer à envoyer ma lettre à ces messieurs que madame de N[oailles] ne vous ait mandé toutes choses. Je ne vous dis point tout ce que je vois et juge sur tout cela, c’est à Dieu à vous le faire pénétrer, et les raisons qui ont obligé monsieur de Meaux à arrêter1 M. de Ch[âlons] sont assez visibles. Dieu ne veut pas Se servir des hommes pour faire connaître Sa vérité, Il saura bien la manifester au cœur lorsqu’elle sera plus cachée aux yeux des hommes. Laissez-moi dans mon cher désert où je suis fort à mon aise. Mille remerciements.

- A.S.-S., pièce 7352, autographe, à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse en diligence », «reçu le 1er novembre 1694 » ; fragments de cachet. – A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [119], qui attache cette lettre à la suite de la précédente « Consolamini… ». Absente de Dupuy.

1Au sens de décider à être dans son camp.

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1694.

Voilà la réponse pour notre père général. S’il n’a pas loisir de me répondre, j’espère que vous serez assez petit pour lui servir de secrétaire. Il me semble que je ne recule à rien ; si cela paraît dans ma lettre, c’est contre mon intention. Je ne comprends pas d’où vient que je me loue, car je n’en ai pas la volonté et, depuis le temps qu’on me fait la guerre là-dessus, si j’avais un peu de raison, je devrais bien m’en être corrigée. Il faut bien que j’aie toute honte perdue pour n’en avoir point de cela. Je vous renvoie les lettres de notre P[ère]a général. Je ne sais par quel bout me prendre à cela. Si vous avez la bonté de me mander comme il faut faire, je le ferai. Vous remarquerez qu’il dit l’avoir lu lui-même, et il croira sans doute que c’est pour justifier mes opinions. Je ne laisserai pas d’y travailler sitôt que j’aurai un modèle. Je crois qu’il suffira de mettre les articles censurés. Je vous souhaite un heureux voyage. Si l’on me donnait une copie, elle serait écrite bientôt, car je la ferais transcrire dans ma chambre.

C’est la souffre-douleur Micheline.

- A.S.-S., pièce 7350, autographe, « reçu le 30 octobre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°99] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [119].

a de [St B. biffé] notre P[ère]

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1694.

29 octobre 94

J’ai voulu essayer quelque chose, je n’en ai pas l’esprit. Je vous conjure, par le sang de Jésus-Christ, qu’on m’envoie un modèle. Si notre P[ère] g[énéral] voulait me faire une lettre et ensuite ses explications, je tâcherais de le mettre dans mon style et avec le plus d’humilité et de soumission que je pourrais. Ayez cette charité pour moi, car vraiment je ne suis qu’une bête.

- A.S.-S., pièce 7350, autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°99] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [119].

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er novembre 1694.

Vous savez qu’il faut que je dise toutes les sottises qui me viennent dans la tête. Je vous demande donc, mon tuteur, qui est le plus humble : de celui qui dit de lui-même des paroles d’humilité et ne dit rien à son avantage - ordinairement ceux-là sont loués des autres et auraient peine à supporter qu’on pensât d’eux le mal qu’ils en disent, - ou bien de dire simplement le bien et le mal, et de n’avoir nulle peine que tout le monde pense du mal et qu’on nous décrie de bonne sorte. De celui qui s’humilia ou de celui qui est très content d’être humilié. Cette question est digne d’être résolue entre le général et les deux discrets, car pour moi je dis ce que je sais de bon en moi parce qu’il appartient à mon Maître, mais je n’ai point de peine qu’on n’en [f°.2 r°] croie rien, qu’on me décrie au prône, qu’on me diffame dans la gazette. Cela ne me fait pas plus que lorsque je me loue, et comme je ne me corrige pas de mon orgueil apparent parce que je n’en ai pas de honte, aussi je ne m’embarrasse pas du décri public. Dame, si je disais des paroles humbles, on m’estimerait, et j’ai bien peur que, loin de dire des paroles d’humilité devant mes juges, je commencerais par les scandaliser et indisposer en m’élevant - à moins que notre g[énéral] ne me le défende et ne dise à mon cher Maître de m’en empêcher.

Demeurez tous trois quelques moments en silence comme moi étant un à vous, eta j’y serai, mon Maître y sera et notre protecteur saint Michel. Attachez dans le cabinet de notre g[énéral] le tableau de saint Michel que [f. 1 v° en travers] je lui envoie. Vous en aurez un, et mon bon aussi.

- A.S.-S., pièce 7354, autographe, adresse : «Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet rouge (abîmé) St Michel et le dragon, « reçu le 1er novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°100] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [120].

a étant (un add.interl.) à vous, et Trois en silence quelque temps comme étant avec vous et La Pialière.

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er novembre 1694.

Si notre génér[al] me le permet, je me retirerais dans ma première solitude et l’on [n’]aurait de mes nouvelles que lorsqu’on enverrait quérir ma pension. L’on me manderait alors si je dois revenir pour l’examen de ces messieurs, et en ce cas je vous ferais une belle lettre de remerciement, où je vous manderais que je m’en retourne dans mon ancienne solitude, car selon les effroyables mémoires qu’on a pris des filles du père V[autier], qu’on fait passer pour vrais, et qu’on dit être converties et ne dire cela que par conscience, qu’on doit faire voir au roi, il n’y a point d’extrémité où l’on ne se porte. Et par là, vous aurez de quoi assurer tous que vous n’avez plus de commerce avec moi, que [f. 2 r°] vous n’en aviez que par rapport à l’examen, ce qui n’empêchera pas que je ne me livre toutes fois et quantes1 qu’on le jugera à propos, à la prison et à la mort même ; mais ce dernier morceau est trop friand pour oser l’espérer. Que je sache sur cela la volonté de n[otre] g[énéral], s’il vous plaît, car je veux tout et ne veux rien, car je suis le guenillon de mon cher Maître. Quis ut Deus.

A.S.-S., pièce 7353, autographe, sans adresse, « reçu le 1 novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°99v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [120].

1Quantes fois : toutes les fois que. (Rey).

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er novembre 1694.

Je me sens pressée de vous écrire pour vous dire, monsieur, que j’attends votre réponse sur la proposition que je vous ai faite, pour savoir si ces messieurs veulent bien avoir la charité de continuer leur examen. Pour moi, je déclare encore de nouveau que je me soumets à tout sans restriction ni réserve. Mais il y a la cause de Dieu qu’il faut séparer de la mienne : il y a la vérité de l’intérieur. Quand je serais un démon, telle qu’on me veut faire passer, Dieu n’en est pas moins ce qu’Il est. Il me semble qu’étant aussi odieuse que je le suis, tant que je serai mêlée dans la cause de Dieu, cela en empêchera l’éclaircissement. Quoique mon Dieu, qui est mon témoin et mon juge, sache bien que je n’ai fait aucune des choses dont on m’accuse, parce qu’Il ne l’a pas permis, Il sait aussi que je me sens assez coupable entre Lui et moi, pour mériter [f°50v°] le dernier supplice ; ainsi il n’est donc plus nécessaire de me justifier.

Tant que j’ai cru que ma justification était nécessaire à la connaissance de la vérité, je l’ai demandée, j’y ai travaillé ; mais comme je vois que cela ne sert qu’à multiplier les maux et qu’à faire faire de nouveaux crimes par de nouvelles faussetés qu’on invente, j’ai compris qu’il fallait que tout ce qui a été prédit à mon sujet s’accomplît, et que des témoins sortis de l’enfer séduisissent les hommes. Je ne vois point d’autre remède que d’être jetée dans la mer pour apaiser la tempête1, et d’examiner la cause de l’intérieur2, détachée de moi : elle est toute pure et toute sainte en elle-même. C’est cette cause pour laquelle je sollicite3, et si ma mort ou une prison perpétuelle est nécessaire pour apaiser l’indignation des hommes, je consens que je ne sois pas épargnée. Mais je demande en même temps qu’on sépare la cause de Dieu et l’intérêt de la vérité de ce qui me regarde, car quand j’aurai abusé de [f°51] tous les dons de Dieu, ils n’en seront pas moins saints, de même que l’abus des sacrements ne diminue rien de leur sainteté.

Je ne refuse point de paraître devant ces messieurs, pour leur expliquer toujours mieux ce que j’ai pensé, connu et éprouvé. Je veux bien même qu’ils fassent un examen particulier de ma personne, qu’ils me jugent même criminellement, si les témoins sont assez hardis pour soutenir ce qu’ils avancent ; je subirai toute condamnation avec plaisir, pourvu que la cause de l’intérieur n’y soit point mêlée, et qu’on en fasse un juste discernement. Comptez donc , monsieur, que je suis pour moi prête à tout et à rien, que cette afffaire a besoin d’être parfaitement approfondie ; ce qui ne se ferait qu’en superficie ne laisserait les choses que plus douteuses. Que je périsse donc, et que mon Dieu règne ; que le venin de l’enfer se répande sur moi seule. Vous connaissez assez la sincérité de mon cœur pour comprendre que je vous écris comme je pense, et que ce n’est point ma bouche qui parle, ou seulement ma main qui écrit, mais le fond de mon cœur. Voyez donc, avec ces saints prélats, ce qu’il leur plaît [de] faire, sans [f°51v°] nul ménagement pour mes intérêts, ni même pour ma sûreté. J’attends votre réponse, si vous voulez bien m’honorer de la continuation de vos bontés. C’est l’affaire de Dieu, et non la mienne.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°50, autographe ; en tête, de Chevreuse : « Au commencement de novembre 1694 » ; f°52, copie. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°100v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [120] - Fén. 1828, vol 7, lettre 44.

1Allusion à Jonas.

2La vie intérieure.

3Voir la lettre suivante.

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 ou 4 novembre 1694.

Il y a déjà du temps que j’ai au cœur que M. de M[eaux] écrit contre ; ainsi toutes les lectures ne serviront qu’à lui donner matière pour combattre, mais Dieu saura bien faire son œuvre sans lui. Il imprimera dans les cœurs ce que l’on tâche de combattre par les écrits.

Voilà une autre lettre. Comptez, mon cher tuteur, que je ne veux ni reculer ni avancer, que je suis prête à tout et à rien, que la prison me sera une demeure fixe, que tout désastre ne fera que ma récréation parce que j’appartiens à mon Maître. Je vous donne donc à tous trois cartes blanches. J’irai à vos ordres, je me retirerai de même. Je crois seulement qu’il faut les laisser libres de me voir ou ne me voir pas.

Il me semble que je suis le Jonas. S’il n’était question que de l’intérieur, sans moi, peut-être tout irait-il mieux. J’ai tout dit à Put [Dupuy] pour vous dire à tous trois sous le secret : je me suis rendue en un endroit où il s’est trouvé inconnu aussi bien que moi ; je lui ai tout dit. Que personne que vous trois ne sache que je l’ai vu. Je copierai mon modèle [f. 1 v°] à loisir. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses.

Je ne sais pourquoi mon cœur désire tellement, mais je vous serai bien obligée si vous me le donnez : voilà un saint Michel pour vous et un pour le bona.

Il me passe par l’esprit si vous montriez à madame de M[aintenon] cette lettre que je vous écris, et saviez sur cela si elle veut qu’on suspende ou [qu’on] achève l’examen. C’est une pensée, vous la communiquerez et en ferez ce qu’il vous plaira.

Je ressens comme je dois toutes vos bontés, mais je ne vous en remercie pas, car c’est à Dieu à tout faireb.

J’oubliais à vous dire que, dès que le roi voudra sincèrement que je sois en prison et qu’il ne sera pas content de ma prison volontaire, j’irai toujours m’y mettre de tout mon cœur, étant résolue de pratiquer l’Evangile jusqu’à la mort, qui me dit : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu1. »

- A.S.-S., pièce 7356, autographe, adresse : « pour mon Tuteur », cachet rouge brisé St Michel et le dragon. En tête : « 3e ou 4e novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°101] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [121].

a Ce paragraphe est omis par La Pialière.

bDieu de le faire. La Pialière.

1Le tribut à César : Matthieu, 22, 17-22 ; Marc, 12, 14-17 ; Luc, 20, 20-25.

DU DUC DE CHEVREUSE. 3 novembre 1694.

3 novembre 1694.

Voici le projet que vous demandez. Je ne l’envoie que pour vous donner une idée de ce que vous avez à faire. Cela consiste uniquement, comme vous verrez, à expliquer vos véritables sentiments sur chaque article de la censure, et à faire voir, par tous les passages de vos livres qui y seront propres, que vous n’y avez eu autre chose en vue. J’ai sans doute oublié bien des passages pour n’avoir pas assez feuilleté les livres, et je n’ai pas suffisamment expliqué plusieurs de vos sentiments. Ainsi ne suivez rien de ce que j’ai écrit. Il est même important pour la chose de ne le pas faire, car il faut qu’on y voie votre tour et votre style ; et d’ailleurs vous devez suivre ce que Dieu vous donnera sur cela.

Ce projet a été refait une seconde fois, parce qu’on a trouvé beaucoup de choses à changer et à ajouter au premier que j’avais fait. On n’a pas vu ce second. Ainsi, quand vous aurez fait le vôtre, madame, on vous prie de l’envoyer avant que d’en faire aucun usage, et j’aurai soin de vous le renvoyer aussitôt.

[f°56]. Projet.

Vous devez, ce me semble, commencer comme vous le faites dans le brouillon que vous m’avez envoyé, en marquant que vous avez lu la censure de M. l’archevêque1 avec beaucoup de respect, que vous condamnez de tout votre cœur les opinions qu’il condamne, et que vous vous condamnez vous-même pour l’avenir au silence exact que vous avez gardé depuis neuf mois que vous êtes retirée, sans voir ni parler à personne, etc.

Vous pouvez ajouter que, comme vous avez obéi à M. l’archevêque [de Paris], lorsqu’il vous ordonna, il y a six ans, de ne rien faire imprimer, - ce que vous n’aviez même jamais fait jusqu’alors, - vous lui obéirez aussi fidèlement en toute autre chose, étant incapable, moyennant la grâce de Dieu, de manquer jamais de soumission pour le pasteur que Dieu vous a donné ; mais qu’après cette sincère déclaration, vous croyez lui devoir encore celle de vos véritables sentiments sur les propositions qu’il a censurées, non pour défendre vos pensées, mais pour les lui soumettre absolument.

Puis, vous expliquerez ce que vous croyez sur chaque proposition en particulier, et ajouterez les passages des deux livres qui seront propres à le prouver. Par exemple :

1° Que vous n’avez jamais pensé à rendre la contemplation commune à tout le monde, que vous croyez ne l’avoir dit nulle part ; que vous marquez seulement, dans le premier chapitre du Moyen court, que tous les chrétiens peuvent et doivent faire oraison et y sont appelés, ce que vous prouvez en cet endroit même par saint Paul qui nous ordonne de prier sans cesse, et par Jésus- Christ qui dit : Je vous le dis à tous, veillez et priez ; que vous ajoutez que cette prière ordonnée à tous est celle du cœur, parce que tous ne sont pas propres à méditer, mais qu’il n’y a [f°56v°] personne qui n’ait un cœur pour aimer, et que l’oraison n’est autre chose que l’application du cœur à Dieu, et l’exercice intérieur de l’amour ; qu’enfin tous ceux qui veulent faire oraison le peuvent avec le secours de la grâce ordinaire et des dons du Saint-Esprit qui sont communs à tous les chrétiens ; que si vous montrez, dans la suite du

1 L’ordonnance de M. de Harlay du 16 octobre.

livre, les degrés par lesquels Dieu conduit plusieurs âmes, qui, secondant la grâce ordinaire, n’apportent point d’obstacles aux grâces extraordinaires dont il Lui plaît de les favoriser -, ce qu’on fait voir dans tous les livres spirituels, - vous ne dites ni ne prétendez pour cela que tous les chrétiens arrivent à la contemplation, et que vous savez au contraire que très peu en reçoivent la grâce.

2° Que vous croyez et avez toujours expliqué que la liberté subsiste en tout état ; que les avis donnés continuellement dans le Moyen court pour chaque état, marquent assez que vous craignez qu’on n’y manque, et par conséquent que l’on en a toujours la liberté ; que vous dites, en parlant de l’attrait de Dieu qui tire à Lui les âmes les plus avancées : « C’est une vertu attirante très forte2, mais une vertu que l’âme suit très librement », et plus bas : « L’âme sent alors qu’elle agit très librement et suavement  » ; que cette vérité est répandue partout dans les deux livres, et qu’il faudrait en copier une bonne partie, si l’on voulait mettre tout ce qui l’établit ou la suppose ; que, dans l’Interprétation du Cantique des cantiques, lorsque vous parlez de l’état le plus sublime de cette vie où les chutes sont plus difficiles et plus rares, vous dites [page 187], sur le repos mystique et confirmé de cet état de contemplation parfaite, « qu’il ne sera jamais plus interrompu. Il pourrait pourtant l’être [f°57] absolument, puisque la liberté subsiste, et que ce serait en vain que l’époux dirait, jusqu’à ce qu’elle le veuille bien, si elle ne pouvait plus jamais le vouloir. Mais après une union de cette nature, à moins de la plus extrême ingratitude et infidélité, elle ne le voudra jamais3. » ; et dans la page 192 : « L’époux veut son épouse tellement toute pour lui, que si, par une infidélité autant difficile que funeste, elle venait à se tirer de sa dépendance, elle serait, de ce moment, rejetée de lui4. » Que s’il est parlé d’un consentement passif dans la page 130 du Moyen court au sujet d’un état moins avancé que celui dont vous venez de citer des passages, ce consentement n’en est pas moins libre pour être nommé passif, comme on le peut voir dans tout ce chapitre3b, car il n’est pas passif à l’égard de l’âme qui le donne, et peut toujours ne le pas donner, mais il l’est seulement à l’égard de l’épreuve dont il est question en cet endroit, et que l’âme souffre sans pouvoir l’empêcher. C’est malgré elle que Dieu la lui fait souffrir, parce qu’elle n’aurait pas le courage de se livrer elle-même à cette souffrance, mais elle peut résister par sa volonté à l’opération divine, ou y consentir, et elle a assez d’amour pour donner un plein consentement à ce qu’elle ne peut éviter ; que c’est donc le consentement très libre pour une souffrance très involontaire que vous avez appelé un consentement passif, à l’exemple des auteurs spirituels, et que vous condamnez cependant cette expression, si M. l’archevêque la juge mauvaise.

3° Que vous croyez l’examen de conscience très utile et nécessaire aux chrétiens ; et que, quand vous dites, au chapitre xv du Moyen court, que les âmes doivent s’exposer à Dieu, qui les éclairera sur leurs défauts, [f°57v°] vous ne parlez, dans ce chapitre, que de celles qui sont dans une manière d’oraison où Dieu les reprend de toutes les fautes qu’elles font ; que ces âmes n’en ont pas plus tôt commis qu’elles sentent un brûlement qui les leur reproche ; que Dieu fait alors un examen qui ne laisse rien échapper ; que cet examen de la part de Dieu est continuel3c, etc. Qu’ainsi, c’est uniquement pour ces âmes que vous dites qu’il faut que l’examen se fasse avec paix et tranquillité, attendant plus de Dieu que de votre propre recherche3d, etc. Que pour ces âmes mêmes, vous voulez donc qu’elles s’examinent, et que vous leur marquez seulement de le faire avec tranquillité, et de moins compter sur leur recherche que sur Dieu, qui leur remet sans cesse dans cet état toutes leurs fautes devant les yeux ; mais qu’enfin cela ne regarde que des âmes toutes pleines de Dieu dans un état extraordinaire dont Dieu fait Lui-même l’examen, parce que Son attrait puissant leur ôte la facilité de le faire; et que non seulement tous les autres chrétiens, mais ceux-là mêmes, doivent s’en tenir à la manière ordinaire de s’examiner, si leur attrait cesse et le leur permet.

4° Qu’il en est de même de l’oubli des péchés ; que c’est uniquement de ces âmes si remplies de « l’amour de Dieu infus et très pur, et à qui Dieu fait un examen continuel qui ne laisse rien échapper »3e ; que vous dites au même chapitre, que, quand elle « oubliera ses défauts, (non ses péchés considérables), il ne faut point qu’elle s’en fasse aucune peine, » car elle ne peut empêcher cet oubli que Dieu permet. De plus, elle n’oublie que les fautes légères, dont elle a « ressenti un brûlement qui les lui a reprochées, et dont l’oubli est une marque de la purification de la faute, » après le brûlement ou regret qui a formé sa pénitence ; car, « pour les plus grandes fautes, Dieu ne manque point, ajoutez-vous, de les lui faire voir », et ainsi ce n’est point de l’oubli de celles-là dont vous parlez. Que vous marquez cependant en propres termes, sur l’oubli des petites fautes, dont Dieu a inspiré le regret à cette âme pour l’en purifier :  « Ceci ne peut être pour les degrés précédents » 3f, etc., parce que cela ne regarde, en effet, que l’état extraordinaire dont il est fait mention dans ce chapitre.

5° Que vous croyez l’acte de contrition très nécessaire pour la confession, et que vous le dites expressément dans ce même xve chapitre du Moyen court. Que vous y parlez toujours des mêmes chrétiens que Dieu porte à un état élevé par une grâce extraordinaire, et qu’après avoir marqué que l’amour de Dieu s’empare de leur cœur dans le temps de leur confession, vous ajoutez « qu’ils veulent se tirer de là pour former un acte de contrition, parce qu’ils ont ouï dire que cela est nécessaire ; « Et il est vrai3g. » Voilà l’acte de contrition marqué nécessaire. « Mais ils perdent la véritable contrition, qui est cet amour infus, infiniment plus grand que ce qu’ils pourraient faire par eux-mêmes. » Et vous expliquez pourquoi l’amour infus est plus grand, en disant tout de suite « qu’il est un acte éminent, qui comprend les autres avec plus de perfection, » c’est-à-dire qui comprend la haine du péché, le regret de l’avoir commis, la résolution de ne le plus commettre ; car vous croyez que tous ces actes sont nécessaires, et que la parfaite charité les renferme tous, comme vous le dites là même sur la haine du péché, que « c’est haïr le péché comme Dieu le hait, que le haïr de cette [f°58v°] sorte3h. » Mais quoique l’amour infus, dont vous dites, en cet endroit, que « c’est l’amour le plus pur que celui que Dieu opère en l’âme », quoique cet amour, dis-je, que saint François de Sales appelle aussi amour douloureux, fasse bien plus excellemment haïr le péché, regretter de l’avoir commis, résoudre de ne le plus commettre, que ces actes particuliers (qui n’ont dans la contrition d’autre fondement et motif que l’amour de Dieu même), vous n’en parlez pourtant, dans ce chapitre et ailleurs, que pour les âmes prévenues de grâces extraordinaires, dont Dieu fait Lui-même l’examen, et dont les fautes sont de très petits péchés ; car, pour les péchés considérables, ils ne pourraient compatir avec un amour si pur dont Dieu tient ces âmes sans cesse remplies, et ceux qui les commettent doivent former un acte de contrition distinct, à l’ordinaire.

6° Que, bien loin de mépriser les mortifications, vous dites, au contraire, dans le Moyen court, p. 563i, en parlant des âmes que Dieu a déjà fort avancées dans Son amour, « qu’Il ne leur permet pas un petit plaisir » ; puis vous ajoutez : « Quelle faim ces âmes amoureuses n’ont-elles pas de la souffrance ! A combien d’austérités se livreraient-elles, si on les laissait agir selon leurs désirs ! » Voilà donc les âmes qui marchent par la voie qu’enseigne ce livre, abandonnées par leur goût aux austérités. Mais de peur qu’elles n’en fassent avec excès, après avoir confirmé, dans le chapitre X De la Mortification, « que la mortification doit toujours accompagner l’oraison, » vous ajoutez tout de suite, « selon les forces, l’état d’un chacun, et l’obéissance. » [f°59] Que, puisque vous dites « selon l’obéissance », cela suppose nécessairement (comme vous le croyez en effet) qu’il faut faire exactement toutes les austérités réglées par les constitutions des ordres, ou par les supérieurs ou directeurs, et que, quand vous dites au même chapitre, qu’il ne faut pas se « fixer à telles ou telles austérités », vous ne voulez parler que des personnes libres à qui leurs directeurs n’en règlent point, et encore de celles-là seulement, dont vous dites que Dieu leur en fait faire « de toutes sortes », c’est-à-dire toujours de ces mêmes âmes prévenues de grâces extraordinaires, dont il est uniquement parlé dans ce chapitre. Que cependant ce chapitre et les précédents sont tout remplis de la nécessité des mortifications, des croix et des souffrances, (dont vous êtes bien persuadée), et que vous dites en particulier, page 413j, qu’on ne saurait trop excéder à mortifier les deux sens de la vue et de l’ouïe.

7° Que vous croyez qu’il faut se servir des règles et exercices de piété selon les différents degrés des voies intérieures où l’on se trouve ; que vous expliquez diverses manières de prières vocales, de mentales, de lectures méditées, de séparation des objets extérieurs, de mortification des sens, et autres semblables dans les chapitres 2e, 3e, 4e, 10e, 16e et autres du Moyen court ; et que vous supposez, en plusieurs de ces degrés, les exercices ordinaires dont vous ne parlez pas, parce qu’ils sont assez marqués dans les livres de piété. Que, dans l’état même d’union la plus sublime, vous admettez, pages 202 et 205 de l’Interprétation du Cantique des cantiques, « la louange extérieure de la bouche du corps7 », parce que « la perfection de la louange est que le corps ait la sienne, qui soit de telle manière que, loin d’interrompre le silence profond et toujours éloquent [f°59v°] du centre de l’âme, elle l’augmente plutôt, et que le silence de l’âme n’empêche point la parole du corps, qui sait donner à son Dieu une louange conforme à ce qu’Il est, etc. », ce qu’on peut voir plus amplement dans cet endroit.

8° Que pour l’indifférence à l’égard de ce qui serait le plus capable de contribuer à la sainteté et au salut, vous la croyez très dangereuse, et n’en avez jamais pensé ni proposé de semblable dans vos livres. Qu’afin de vous expliquer clairement sur cet article, et sur tout ce qui est compris dans la censure, vous protestez à M. l’archevêque que vous n’avez jamais parlé de bouche, ni par écrit, que de l’amour de Dieu pour Lui-même, sans vue de récompense directe ou indirecte. Que tout ce qu’il renferme, vous l’avouez ; tout ce qu’il rejette, vous vous en éloignez. Que cet amour pur attire infailliblement la récompense, mais que cette récompense, toute certaine qu’elle est, n’entre nullement dans son motif d’aimer ; qu’il fait faire, avec bien plus de vivacité et de fidélité que tout autre amour, ce qui peut contribuer au salut, parce que c’est un amour actif à qui il serait impossible de ne pas exécuter la volonté de Dieu dans toute son étendue, tant celle qui nous est marquée par Sa loi et par Son Église animée de Son Esprit, que celle qui nous est montrée par les événements ; qu’en un mot, vous n’avez point d’autre sentiment sur cet amour pur ou de bienveillance, que celui du plus grand nombre des théologiens de l’Église qui le soutiennent, et que vous n’en tirez, sans exception, d’autres conséquences que celles qu’ils en tirent. Que vous [f°9] n’admettez donc d’autre indifférence que celle que saint François appelle une sainte indifférence ; que vous en concluez tout ce qu’il en conclut, et rien de plus ; que vous n’avez jamais pensé autre chose dans tout ce que vous avez dit ou écrit, et que vous le protestez de nouveau ici à votre pasteur.

9° Que vous n’avez jamais compris d’autre manière de posséder Dieu en cette vie que par l’amour ; ce qui paraît en plusieurs endroits de vos livres, entre autres page 177 de l’Interprétation du Cantique des cantiques, où vous marquez que « tout ce qui est dit de cette ineffable union (c’est la plus intime et la plus excellente) s’entend avec toutes les différences essentielles entre le Créateur et la créature, quoique avec une parfaite unité d’amour et de recoulement mystique en Dieu8. » Et dans la page 8e, vous dites que ce recoulement qui forme l’union, est un recoulement amoureux, car, parlant de la transformation en union, vous ajoutez : « Or cela se fait lorsque l’âme perd sa propre consistance, pour ne subsister qu’en Dieu ; ce qui se doit entendre mystiquement, par la perte de toute propriété (ou amour- propre) et par un recoulement amoureux et parfait de l’âme en Dieu, etc9. »

10° Qu’enfin lorsque vous dites dans la page 5 du même livre, que la vue de Dieu, quoique nécessaire pour la consommation de la gloire en l’autre vie, n’est pas néanmoins la béatitude essentielle10, il est aisé de voir, par la lecture de cette page, que vous y avez considéré la simple vue ou connaissance toute seule, en l’opposant [f°60v°] à la jouissance dont vous parlez immédiatement après ; au lieu que sous le nom de vue intuitive, (qui n’est ni là ni ailleurs que vous sachiez), on entend communément la connaissance et la jouissance jointes ensemble. Que vous n’avez donc jamais douté que la vue intuitive, qui renferme la jouissance de Dieu, ne soit la béatitude essentielle. Qu’à l’égard de la jouissance ou possession de Dieu en cette vie, quand vous dites, dans la même page, que l’on jouit ici de Dieu dans la nuit de la foi où l’on a le bonheur de la jouissance sans le plaisir de la vue11, vous n’entendez pas que cette jouissance soit semblable à celle de l’autre vie ; qu’au contraire vous croyez que, quelque réelle qu’elle puisse être ici-bas, elle n’est qu’un commencement et comme un avant-goût de l’autre. Qu’enfin par le mot d’essentielle que vous avez donné à l’union la plus intime de l’âme avec Dieu, vous avez voulu la distinguer de celle qui est plus superficielle, et de celle qui n’est que passagère pour quelques moments12.

Que vous avez cru devoir ce compte à M. l’archevêque de tout ce que vous pensez sincèrement sur ces matières, parce qu’il ne le peut apprendre que de vous-même, mais que vous lui soumettrez de nouveau non seulement les expressions de vos livres, que vous abandonnez s’il les trouve mauvaises, mais vos propres sentiments s’il ne les croit pas conformes à ceux de l’Église, dont rien ne sera jamais capable de vous séparer, non plus que de l’obéissance que vous devez à votre archevêque et que vous conserverez toute votre vie pour ses ordres, etc.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°55, autographe de Chevreuse. - Fénelon 1828, vol 7, lettre 45.

3c « [65] Elle n'a pas plus tôt commis un défaut, qu'elle sent comme un petit brûlement qui le lui reproche, et l'en punit. C'est un examen que Dieu fait, qui ne laisse rien échapper, et l'âme n'a qu’à se tourner simplement vers Dieu, souffrant la peine, et la correction qu'il lui fait. Comme cet examen de la part de Dieu est continuel, l'âme ne peut plus s'examiner elle-même... » Id.

3d Id., p. 64.

3e Id., p. 66.

2Le thème de l’attirance est présent tout au long du Moyen court…, J. Petit, Grenoble, 1686 : Chap. 11, 4e § : Dieu a une vertu unissante qui presse toujours plus fortement l’âme d’aller à lui. » Noter les variantes sur le membre de phrase important : « unissante qui presse toujours ». Il devient : « attirante qui presse toujours » dans l’édition de Poiret. Il était : « attractive qui attire toujours » dans la première édition de Grenoble, 1685 (reprise par Gondal, 1995) ; la correction révélatrice de 1686 évite la maladresse du doublon].

3Chap. 8, commentaire au v. 4 (« Je vous conjure … de ne point interrompre le sommeil de ma Bien-aimée… »), précédé de la description des trois repos mystiques.

3b « [130] …l'âme n'arrive à l'union divine que par le repos de sa volonté [...] je ne dois pas dire que [135] Dieu agit absolument et sans le consentement de l'homme. Je m'explique, et je dis qu'il suffit alors qu'il donne un consentement passif, avec lequel il conserve une entière et pleine liberté. » Moyen Court..., J. Petit, Grenoble, 1686. 

3f Id., p. 68.

3g Id., p. 66.

3h Id., p. 67.

3i Id., Chap. 12 (« De l’Oraison de simple présence de Dieu »).

3j Id., Chap. X (« De la mortification ») : « [43] Il y a deux sens que l'on ne peut assez mortifier, la vue et l'ouïe : parce que ce sont ceux qui forment le plus d'espèces, et des plus dangereuses ; Dieu le fait faire, il n'y a qu’à suivre son esprit. »

4Chap. 8, commentaire au v. 6 (« … car l’amour est fort comme la mort : Et la jalousie est dure comme l’enfer… »), précédé de : « Il est fort comme la mort, vu qu’Il la fait mourir à tout, afin qu’elle vive à Lui seul […] ».

7 Chap. 8, commentaire au v. 13 (« … faites-moi entendre votre voix. ») : « Dès cette vie même, lors que l’âme est consommée dans l’unité […] il est donné à la bouche du corps une louange qui lui est propre : et il se fait un accord admirable de la parole muette de l’âme et de la parole sensible du corps… »

8 Chap.7, commentaire au v. 11 : « L’épouse ne peut plus rien craindre : parce que tout lui est devenu Dieu et qu’elle le trouve également en toutes choses. Elle n’a plus que faire de moyens… »

9 Chap. 1, commentaire au v. 1, sur le « mélange que saint Paul appelle transformation. »

10 Chap. 1, v. 1.

11 Chap. 1, v. 1 : « L’on en jouit ici, dans la nuit de la foi où l’on a le bonheur de la jouissance sans avoir le plaisir de la vue. »

12 Chap. 1, v. 1 : « L’on peut encore ici résoudre la difficulté de quelques personnes spirituelles qui ne veulent pas que l’âme étant arrrivée en Dieu (ce qui est l’état d’union essentielle), parle de Jésus-Christ et de ses états intérieurs, disant que pour une telle âme cet état est passé. Je conviens avec eux que l’union à Jésus-Christ a précédé très longtemps l’union essentielle […] [cette union à Jésus-Christ] se fait dès le commencement de la vie illuminative : mais pour ce qui regarde la communication du Verbe à l’Ame [la participation de son être], je dis qu’il faut que cette âme soit arrivée en Dieu seul, et qu’elle y soit établie par l’union essentielle… »



AU DUC DE CHEVREUSE. 4 novembre 1694.

J’ai écrit comme vous le verrez, mon tuteur, votre écrit jusqu’à près de la moitié et commea je sens bien que j’achèverai de le copier mot pour mot, ne m’étant rien donné sur cela, j’ai même au cœur que cela ne fera qu’aigrir, mais il n’importe. Avant que de continuer, il faut que n[otre] g[énéral][Fénelon] voie s’il le trouve bien, car je n’y ajouterai sûrement rien du mien, ne le pouvant. Voyez donc, mon bon tuteur [Chevreuse], si vous n’avez rien de nouveau à y mettre, et puis je le transcrirai tout à fait. Croirez-vous que j’ai été si sotte que de brûler ma petite lettre, et je ne pouvais plus en faire une autre. Jugez par là de ma bêtise. Corrigez ce qui [f°61v°] n’est pas bien. Je vous dirai que je ne me trouve pas la moindre capacité, que je ne m’entends presque pas et si je trouve cela parfaitement bien, ne trouvant pas un mot à ôter ni à ajouter. Voyez donc, s’il vous plaît, à tout corriger, car je suis incapable de le faire, et la bêtise que j’expérimente vous étonnerait. J’attendrai votre réponse, mandez-moi aussi, s’il vous plaît, de quelle manière il faudra m’y prendre pour la faire donner à monsieur l’archevêque : enfin, ma leçon tout au long. Vous êtes trop bon de me souffrir.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°26, autographe ; en tête, de Chevreuse : « Recue le 6e novembre 1694 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°101v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [122].

a J’ai transcrit ce que vous m’avez envoyé jusqu’à la moitié, comme vous le verrez, et comme Dupuy.

Pendant ce temps, Fénelon hésite et il écrira le 6 novembre à Tronson : « […] En tout cela il ne s’agit point de Madame G[uyon] que je compte pour morte, ou comme si elle n’avait jamais été. Il n’est question que de moi et du fonds de la doctrine sur la vie intérieure. Souvenez-vous que vous m’avez tenu lieu de père dès ma première jeunesse. […] » (A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°62, autographe de Fénelon).



De la marquise de PRUNEY à ? 6 novembre 1694.

A mi ritorno qui in Cortemiglia, per obedire a commandi di V.S. illustrissima, discorsi con mia madre, per avere l’informazione delle qualità di madame Guyon : e mi disse che non poteva darle se non buone, mentre che in tutto il tempo che ha praticata detta signora, l’hà conosciuta per un dama di gran virtù, caritatevole, umile, senza fiele, con un gran disprezzo del mondo, divota ed esemplare ne’ discorsi, e conversazione. Del suo interne poi dice non poterne dar giudizio. Puol ben dire che ha avuta in sua casa molte volte mali gravi, e che sempre diede indizi d’une invitta pazienza, e d’una rassegnazione grande al divino volere. Questo e quelle posso far sapere a V.S. illustrissima sopra questa ; pregandola d’onorarmi d’altri suoi comandi, anco possi farmi cognoscere, di V.S. / Devotissimo. / Cortemiglia, li 6 novembre 1694.

À mon retour ici à Cortemiglia, et pour satisfaire à vos ordres, j'ai pris, dans un entretien particulier avec ma mère, des renseignements sur les qualités de Madame Guyon. Elle m'a dit qu'elle n'en pouvait donner que de favorables, et que, pendant tout le temps qu'ont duré ses relations avec ladite Dame, elle l'a connue pour une personne d'une grande vertu, charitable, humble, sans aucun fiel, pénétrée d'un saint mépris pour le monde, pieuse et exemplaire dans ses discours et dans sa conduite. Quant à son intérieur, elle m'ajouta qu'elle n'en pouvait former de jugement. Elle peut seulement assurer que Madame Guyon a été fréquemment éprouvée par de grands maux, et qu'elle a toujours donné des marques d'une patience invincible et d'une parfaite résignation à la volonté de Dieu. Voilà tout ce que je puis vous faire savoir sur le compte de cette dame. Et je n'ai plus qu’à vous prier de vouloir bien, en m'honorant de vos ordres ultérieurs, me mettre à même de prouver à votre seigneurie le zèle et le dévouement avec lesquels, etc.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°64, autographe ; en note, de l’écriture de Dupuy : « lettre de Mad. la marquise de Prunay, sœur je croy de M. le m[arquis] de saint Thomas, premier ministre de S.A.R. Mgr le duc de Savoye au sujet de Madame G[uyon]. » - Correspondance de Fénelon, 1828, tome 7, Lettre 48, page 98, texte italien et traduction. Nous donnons ci-dessous cette dernière :

DEMANDES de Mme de NOAILLES ET REPONSES. 7 novembre 1694.

Demandes de madame de Noaill[es]. 7 novembre 16941

Qui sont les trois personnes qui ont écrit les lettres de Dijon et Lyon?

- J’ai marqué les personnes sur les lettres.

Qui est la sœur Prudence ? Le prêtre qui devait lui écrire sur le vol de sa montre fait par la Desgranges ou Grangée, lui a t-il écrit, et pourait-on en ce cas avoir sa lettre ?

- Je ne sais point si le prêtre a écrit, n’ayant point écrit en ce pays-là.

Qui est la sœur Marie Flandres ? Elle devait envoyer l’ordinaire d’après le récit de ce qu’elle savait. L’a t-elle fait?

- Je croyais avoir envoyé cette lettre à M. Dupuy car elle l’envoya sûrement, mais je n’ai nulle mémoire à qui je l’ai donnée. L’on pourrait avoir des nouvelles par madame B[e]lof ; elle demeure rue de la Charité, proche la Charité, à Lyon.

Qui sont les personnes à qui vous avez montré la lettre du P. Vaut[ier] à une de ses filles, où il lui disait qu’il vous fallait perdre parce que vous n’étiez pas dans leurs sentiments ? On le demande pour avoir le témoignage d’une de ces personnes.

- Ce sont les filles qui étaient à mon service, mais si l’on interroge plusieurs de ces filles, elles s’indigneront. Je suis sûre qu’il s’en pourra trouver quelqu’une qui dira la vérité, car plusieurs ont vu cette lettre.

[f. 1 v°] Qui sont les témoins qui voudront dire qu’ils vous ont vue chasser ces filles de chez vous ?

- Madame Pechera [Pécherard] et M. l’abbé Couturier, et une nommée madame Van étaient au logis. Madame Pechera loge rue Tibotadéa chez madame Potub C’est la cadette, c’est au bout de la rue des Bourdonnais.

Mme la marquise de Prunay est-elle vivante, et où demeure-t-elle?

Par qui la lettre que Maillard a écrite comme étant de vous, fut-elle reconnue fausse?

- M. la Marvalière a parlé lui-même à Fontainebleau aux Pères de la mission pour les avertir et M. le c[uré] de Vers[ailles] sait que je l’avertis qu’elles allaient à Saint-Cloud. C’est moi qui découvris leur tromperie lorsqu’elles furent pour se confesser à M. Deville, et de celle qui voulait tromper le Père de Gennelieu [Gonnelieu].

Où est Me Salbert, qui sait la conduite d’autrefois de la Maillard chez vous lorsqu’elle y alla cinq ou six fois avant votre prison ?

- Madame de Salbert demeure à Puyberlant. C’est M. de Vle [Deville ?] qui la conduit.

Quelle fille du P. Vaut[ier] s’est confessée en dernier lieu à feu M. de la Barmondière, et par qui elle a été produite à M. de Chart[res]?

- C’est la Maillard qui s’est confessée à M. de la Barmondière et qui dit avoir parlé à M. de Ch[artres]. Je crois que ce n’est guère le temps ...c la vérité. Tout le monde est intimidé et personne ne voudra dire la vérité. Ne serait-il point mieux de [f. 2 r°]d laisser tout tomber et abandonner toutes justifications ? Il semble que Dieu n’en veuille point. Faites néanmoins tout ce que vous jugerez à propos. Pour moi, je ne veux rien et je veux tout ce qu’on voudra.


- A.S.-S., pièce 7357 : sur une colonne droite couvrant un tiers de la page figurent les questions de la main de Chevreuse, sur les deux tiers restant libres, à gauche, figurent les réponses autographes de Madame Guyon. On trouve ici l’équivalent de l’échange avec Fénelon de 1710, publié dans le premier volume : méthode assez commode lorsque le courrier est « porté » entre les correspondants.

Par ailleurs, illustrant l’enquête entreprise en toutes directions par la duchesse et Chevreuse, on a la « copie de la réponse faite le 8e ou 9e novembre 1694 par Mr Nicole à Madame la duchesse de Noailles » ; nous reproduisons, à la suite de l’enquête présente, cette lettre de Nicole, intéressante par le témoignage concernant le P. Vautier et la référence à sa rencontre avec Mme Guyon.

1Titre marqué par Chevreuse en tête et f. 2 v°.

a Lecture incertaine.

b Potu ou Palu ?

c Mot illisible.

d Rédigé sur toute la largeur de la page, les questions finissant en bas du f. 1 v°.

DE NICOLE A LA DUCHESSE DE NOAILLES. 8 ou 9 Novembre 1694.

Vous me donnez, madame, une occasion de pratiquer la vertu du monde qui m’est la plus facile, puisqu’il ne s’agit que de dire sincèrement la vérité. C’est en suivant cette conduite que je vous dirai qu’il y a beaucoup de vrai dans ce que vous me faites l’honneur de me demander. Une personne qui demeurait dans la paroisse de Saint-Eustache eut la fantaisie de me venir proposer il y a cinq ans plusieurs choses extraordinaires. Comme son entretien me donna quelque soupçon des nouveautés qui courent, je tâchai de savoir d’elle, si elle n’avait point de commerce avec Mme Guyon. Et il est vrai qu’elle me répondit que cette dame n’avait aucune liaison avec le Père Vautier, et qu’elle avait été envoyée même de sa part pour lui déclarer qu’elle le regardait comme le chef de l’armée de Satan. C’est le témoignage qu’elle me rendit en faveur de Mme Guyon, et je pense que Mme Guyon elle-même me l’a confirmé dans une visite qu’elle m’a rendue1. J’ai pourtant diverses raisons de croire qu’il ne faut faire aucun fondement ni sur cette fille qui est une visionnaire, ni même sur tout ce que peut dire Mme Guyon qui a d’autres règles dans son langage que celles que l’on suit ordinairement. C’est pourquoi je ne m’assure point ni à l’un ni à l’autre de ces deux témoignages, quoique je ne voulusse pas aussi leur imputer rien sur le sujet du commerce avec le P. Vautier. 

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°66, « copie de la réponse faite le 8e ou 9e novembre 1694 par Mr Nicole à Madame la duchesse de Noailles », de la main de Chevreuse ; la réponse est suivie de l’annotation par le même Chevreuse : « copié mot à mot sur l’original rendu à Mme la duchesse de Noailles le 11e novembre 1694. » 

1Vie 3.11.6.

DOM INNOCENT (LE MASSON) A M. TRONSON. 8 novembre 1694.

[…] J’ai trouvé son Cantique 1 entre les mains de nos filles chartreuses, qui leur aurait mis dans l’esprit de dangereuses rêveries si je ne leur avait retiré des mains ; et même je leur en ai dressé un autre, afin de leur arrracher de l’esprit ce que celui de la dame y avait déjà imprimé. Je me donne l’honneur de vous l’envoyer… […]

1Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, 1688.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°72, autographe. - Correspondance de Fénelon, 1828, tome VII, Lettre 52, p. 108. – Correspondance de Tronson, 1904, par L. Bertrand, tome troisième, p. 466.

Dom Innocent (Le Masson) était le général des chartreux, v. Index, Le Masson.

L. Bertrand (Correspondance de Tronson, 1904) donne également en note, p. 467, en entier, la lettre dont l’autographe (A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°74) suit celui adressé à Tronson, dont nous venons de donner un extrait. Adressée par dom Innocent à l’abbé de La Pérouse, cette lettre pouvait compromettre gravement Mme Guyon (v. sur tout ceci, l’étude exhaustive d’Orcibal soulignant la crédulité de dom Masson, Etudes…, « Le cardinal Le Camus », p. 810) :



DOM INNOCENT (LE MASSON) A LA PEROUSE.

« […] C’est à moi-même, monsieur, que la patiente [Cateau Barbe] l’a dit, flens et gemens. Elle me l’a dit comme un enfant à son père, pour tirer de lui instruction et consolation. C’est un sujet d’affliction qui lui reste au cœur d’avoir suivi, etc. […] Il y a des circonstances singulières que le papier ne peut souffrir ; mais je prie M. T[ronson] d’user de sa prudence en ceci : car si cette dame adroite [Mme Guyon] en avait la moindre ouverture, elle se douterait bien que c’est la patiente qui me l’a révélé, et elle envelopperait une fille angélique dans ses affaires. C’est un grand service pour le public que d’arrêter le cours du dommage que cette illuminée fera partout, si on la laisse faire. […] »

Enfin, l’original (non publié par L. Bertrand) d’une lettre de La Pérouse à Tronson informe ce dernier que « Mgr de Genève ne veut pas éclaircir les faits » (annotation portée au dos, A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°92) :

« Chambéry, le 12 décembre 1694. / Je viens , mon cher père, de recevoir la réponse de M. de Genève et elle suppose qu’il ne lui conviendrait pas d’éclaircir les faits que la Dame suppose pour se justifier, mais que lui peut faire voir ce qu’il a pensé de la doctrine par la lettre circulaire qu’il publia il y a sept ans […] ».



AU DUC DE CHEVREUSE. 9 novembre 1694.

J’aurais bien copié la lettre pour M. l’archevêque si vous me l’aviez envoyée, mais je ne trouvais en moi nulle capacité de la faire. Peut-être était-ce parce que mon Maître l’ayant fait faire par mon tuteur, cela était suffisant, et je le crois assez comme cela. Si n[otre] g[énéral] a au cœur que je la récrive, envoyez-la moi s’il vous plaît. Je ne partirai point que je n’aie Saint Clément pour compagnon de voyage et que vous n’ayez réponse de ces messieurs. Je vous envoie pour vous divertir les sentiments populaires sur moi.

Je crois, puisque votre cœur entre en tout cela, qu’il faut achever mon désert et demeurer comme morte le temps qu’il me reste. J’attends donc des réponses et mon cher Saint Clément, fidèle compagnon de mes voyages soit pour la terre soit pour le ciel. J’ai voulu dire dans la lettre de l’aumônier que St B [Fénelon], le P[ère] l[a] C[ombe] et moi arracherons le cœur de Baraquin 1, nous deux par la croix et lui par l’épée de la parole, je veux dire St B.

Pour souffre-douleur, j’ai eu la pensée que le p p2 qui s’offre si fort à souffrir et qui dit qu’il souffre pour [f. 1 v°] l’empire d’union, méritait une petite place parmi les souffre-douleur.

Pour le petit p.3 , ô ce sera lui qui le fera fleurir ! Il en sera le chef, comme mon s[ain]t sera son protecteur spécial. Comptez que ses faiblesses seront heureuses pour combattre un fond de présomption qui lui serait naturel. C’est de ce message de foi, d’amour, de faiblesse, d’impuissance, que se composera son homme intérieur. S’il avait les qualités qu’il a sans mélange de défauts, il ne serait pas propre à aider à l’établissement du règne de mon Maître, qui est venu dans l’infirmité de la chair pour abattre l’orgueil de notre esprit : il a porté nos langueurs afin de nous les faire supporter. La voie véritable est mêlée de jours et de nuits, d’étés et d’hivers ; tout brûlerait dans la nature si le soleil était toujours dans une égale force. Croyez, espérez, soyez sûr que cet enfant sera le temple du Saint-Esprit et qu’il l’est déjà. Il aura de terribles éclipses, elles seront terribles, mais la miséricorde de Dieu ne l’abandonnera point ; s’il imite David dans son péché, il l’imitera dans la douleur. C’est assurément un vase élu4. Dieu lui a suscité en son frère une espèce d’Absalon, mais il le protégera après l’avoir humilié. [f. 2 r°] Il est selon le cœur de Dieu très assurément, c’est un vase d’élection, mais il lui sera montré combien il faudra qu’il souffre pour le nom de Dieu.

Je ne vous dis point adieu, mon cher tuteur, et ne vous fais point de remerciement, parce que mon Maître est mon remerciement : Il est mon adieu, c’est en Lui qu’on se trouve et qu’on ne peut plus être séparé qu’en se séparant de Dieu, ce que j’espère qui ne sera jamais.

- A.S.-S., pièce 7362, autographe, sans adresse. En tête  : « Reçue le 10e novembre 1694 et écrite un jour devant celle qui m’est écrite en même temps » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°103] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [124].

a sera pas LaPialière.

1Le diable.

2Inconnu.

3Le duc de Bourgogne ?

4Actes, 9, 15-16. « Vase élu » est la traduction littérale du latin.

DE L’ARCHEVEQUE DE VIENNE A LA DUCHESSE DE NOAILLES. 9 novembre 1694.

A Vienne, le 9e de novembre 1694

Sur ce qui m’a été dit, madame, que vous souhaitiez avoir quelque éclaircissement touchant une fille dont la mère s’appelle Rondet, qui a demeuré parmi les filles de l’Annonciade céleste de cette ville : à l’heure même, pour obéir à vos ordres et de celui qui me les portait, j’ai été moi-même dans le couvent où j’ai appris que cette fille y a été novice, qu’on l’y a reconnue pour une véritable hypocrite, et un peu sujette à prendre quand elle en trouvait l’occasion, de plus grande rapporteuse de son métier. Pour sa sortie de ce couvent, voici qu’elle en a été : elle fit croire qu’elle voulait divertir la communauté par un petit jeu si innocent, elle se fit porter pour cela des habits de paysanne dont elle se servit pour sauter les murailles, et nullement pour divertir les sœurs. Feu M. l’Archevêque, mon prédécesseur, la fit si bien chercher qu’on la trouva dans un prieuré à demi-lieue d’ici, qui s’appelle Notre-Dame de l’Isle : elle fut ramenée dans son couvent, où elle resta encore huit jours, et après ce temps, on lui donna tout à fait la clef des champs. La supérieure m’a dit qu’il y a de cela près de vingt ans et qu’elle n’en a eu aucune nouvelle depuis. Voilà, madame, tout ce que j’ai pu savoir là-dessus…

Addition1 :

Il faudra faire écrire à Lyon à Madame Belof sœur de M. Thomé, afin qu’elle parle à Melle Maton, autrement sœur Marie de Flandres : elles connaissent l’une et l’autre ce que c’est que la Mail[lard]

Le sacristain de Sainte-Croix de Lyon lui prêta l’argenterie qu’elle vola, mais il est un peu son parent, il en a dit fort mais la m[aillard] garde [l’argenterie] car je suis à lui.

- A.S.-S., pièce 7359, autographe, comportant l'indication suivante, d’une main inconnue ; au coin gauche, en haut : « Mgr l’arch. de Vienne [Armand de Montmorin, archevêque de 1694 à 1713] sur la Dame Maillard autrement Grangée ou Des Granges » - pièce 7358, copie Dupuy comportant un ajout d’une autre encre et avec une écriture changée (celle de Dupuy ou de Chevreuse ?), à la suite de la transcription de la lettre de M. de Vienne : cet ajout constitue l'addition précédente.

1Réflexion de Dupuy sur ce qu’il faut faire ?



DU PERE LACOMBE. 10 novembre 1694.

Ce 10 novembre 1694.

Au seul Dieu soient honneur et gloire.

Je pensais avant-hier matin, à mon réveil, qu’il y avait longtemps que je n’apprenais rien de vous. Pénétré d’un vif sentiment de compassion, peu d’heures après, je reçus tout à la fois deux de vos lettres, toutes deux sans date ; vous devriez toujours l’y mettre. La plus courte me paraît la première. Que devons-nous sinon bénir Dieu de la grande et admirable histoire qui s’accomplit en vous pour Sa gloire ? Pendant cinq ou six jours après la réception de votre autre lettre qui nous apprenait de si terribles choses, je portais une profonde impression de votre supplice et du mien : il me paraissait tout assuré, tout réel. Dieu me faisait la grâce d’en être content, car, si l’on supposait comme preuves les crimes dont on nous accuse, mon caractère n’empêcherait pas une sanglante exécution. Puis tout cela me fut ôté, comme qui m’aurait enlevé un manteau de dessus les épaules. Il me sembla que vous et moi étions destinés pour bien d’autres choses. Ce fut aussi le pressentiment d’un [f°68v°] ecclésiastique de notre union, lequel ne s’y méprend guère. Nous attendons en paix l’accomplissement de ce qui en a été arrêté dans le ciel.

Le travail que vous avez entrepris, pour justifier les voies intérieures, est pieux et louable, mais je doute qu’il persuade ceux qui leur sont contraires. Ils ne veulent pas même lire ces sortes d’ouvrages, entêtés qu’ils sont qu’il n’y a rien de bon ; ou s’ils en lisent quelque peu, c’est avec tant de préoccupation et si peu d’intelligence qu’ils ne peuvent être éclairés ni édifiés des solides et pures vérités que [de] tels livres contiennent. J’avais entrepris un ouvrage foncier sur ces matières à dessein de convaincre les doctes, et par l’autorité des plus grands auteurs,

1Les Torrents.

2Bernières (1602-1659), condamné post-mortem. V. Index.


et par la théologie scolastique ; j’y travaillais avec des dégoûts et amertumes intérieurs qui me faisaient assez connaître que cela ne m’était pas inspiré de Dieu. A la fin, il m’a fallu brûler ce que j’avais fait et abandonner l’entreprise. J’ai néanmoins un traité tout fait en latin, pour la confirmation et la plus ample [f°69] explication de mon livre. J’ai retouché une seconde fois le Moyen facile : il est au net, mais comment vous l’envoyer dans une si grande incertitude de votre sort ? J’avais commencé à réduire en meilleur ordre votre écrit des Rivières; il a fallu le quitter. Je me sens porté à entreprendre quelques compositions de cette nature ; puis ayant un peu avancé, on me les fait abandonner. Présentement toute lettre même m’est interdite : on me veut dans une si exacte dépendance que je ne puis former aucun dessein, ni disposer d’une action ou d’un quart d’heure de temps. Il faut que l’aveugle et rapide abandon entraîne tout, justement comme le torrent, qui, dans les plus violentes cataractes, ne peut ni regarder d’où il vient, ni prévoir où il va. Il ne m’a pas été permis de retenir dans ma chambre ce que j’avais d’écrits ; j’ai été obligé de les abandonner à un ami.

La doctrine du Saint-Esprit ne s’apprend que du Saint-Esprit même, et dans ces choses mystiques, la maxime de saint Bernard est toujours véritable, que l’homme ne peut entendre que ce dont il a l’expérience. Il est vrai que l’on peut faire voir [f°69v°] aux adversaires de cette divine science qu’il n’y a point d’erreurs ni de dangers dans les expressions qui lui sont particulières et nécessaires, s’ils veulent entendre patiemment ce qu’on leur en dit. Aussi Rome en condamnant plusieurs de ces livres ne déclare aucune de leurs propositions erronée ou hérétique, ce qu’elle n’omettrait pas, s’il y en avait. C’est seulement par manière de discipline qu’elle en défend la lecture. On dit qu’on a aussi défendu les œuvres de l’auteur du Chrétien intérieur 2. C’est aujourd’hui la mode que de très bons livres soient proscrits, et que de très méchants soient en vogue. Si, depuis sept ans, on avait trouvé quelques mauvais dogmes ou dans mes écrits ou dans mes réponses juridiques, on n’aurait pas manqué de me les produire et d’en triompher ; il en est de même des vôtres. On a condamné comme hérétique, dans nos jours, une proposition qui est en termes formels dans Sainte Catherine de Gênes depuis trois cents ans, sans que l’on y ait trouvé à redire ! Mais pour donner à nos contradicteurs de l’estime et du goût pour les voies intérieures, il faudrait pouvoir les engager à faire constamment oraison, et à se renoncer et poursuivre eux-mêmes. Alors la lumière naîtrait dans leurs cœurs. Ce fut la réponse que fit le savant et saint cardinal Ricci à un qui voulait disputer avec lui sur ces matières : «Allez, lui dit-il, faire oraison durant vingt ans, puis vous viendrez en raisonner avec moi». Ainsi il n’y a pas lieu de s’étonner que la doctrine mystique ait tant d’ennemis. Il faut qu’elle en ait autant que l’estime et l’amour-propre ont d’amis. Les uns se liguent contre elle pour donner un spécieux prétexte à leurs passions, les autres, par un mouvement de zèle non assez éclairé ; ainsi la troupe en est grande. Je crois pourtant que plus ces pures voies sont décriées et combattues aujourd’hui, plus elles vont s’établir et régner dans une infinité de cœurs : il y va de la gloire de Dieu à s’y prendre de la sorte.

Pour ce que vous me demandez, si vous devez aller vous présenter vous-même, après avoir achevé vos Justifications, je vous dirai, 1° qu’encore qu’il faille communiquer toutes choses avec les gens d’union, il est néanmoins mal [f°70v°] aisé de donner un bon conseil aux âmes, qui, ne se possédant plus elles-mêmes, sont conséquemment entre les mains d’un Maître jaloux de Sa possession, et qui ne prend pas conseil de nous : ainsi, je ne puis que vous dire de faire ce qui vous sera mis dans le cœur. 2° Puisque vous avez promis de vous présenter, il n’y a plus à consulter là-dessus. Ce sera une action digne de vous, digne de votre bonne cause, digne de Dieu, pour la gloire de qui vous la soutiendrez, même dans les liens et jusqu’au supplice, s’il le faut. Vous étant livrée pour tous, il vous faut paraître, parler, répondre, payer pour tous. A la bonne heure, que Dieu prenne Sa cause en main et confirme dans Sa vérité et dans Son amour tous ceux qui ne rougissent point de Le confesser et de Le défendre ! Pour moi, je n’ai que le silence et l’inutilité en partage. Une vie tracassière, traînante, abjecte, obscure est mon affaire. Si je pense m’en retirer pour peu que ce soit, je me trouve mal : le ver n’est bien que dans sa boue. Continuez-nous la consolation d’avoir de vos amples nouvelles. Toute la chère et constante société de ce lieu vous en prie, vous saluant de tout son cœur3.

[f°71] On dit aussi que, si l’on ne vous eût pas découverte à Versailles, j’aurais été élargi. Le P. Dom Julien 4 qui vous a vue souvent, m’est venu voir avec un grand courage, il y a un mois ; et je n’en apprends plus rien, ni de lui ni des autres. Vous êtes toujours mon insigne bienfaitrice. Ce que Dieu a lié tient bien fort : on n’est plus sujet à l’inconstance humaine. J’apprends que de pitoyables considérations empêchent des gens qui faisaient fort les empressés, d’avoir plus de commerce avec moi. Tout nous est fort bon, parce que tout nous est la volonté de Dieu. Je me persuadai quasi que vous étiez sortie du royaume. Dieu rend Son œuvre plus admirable en vous tenant cachée dans le lieu même où l’on vous cherche. Il saura vous couvrir de toiles d’araignées tant qu’Il ne voudra pas que vous paraissiez, et quand il faudra que vous paraissiez, Son Esprit parlera par votre bouche. Les filles extatiques, qui disent que vous êtes l’Antéchrist, sont fort habiles de croire que l’Antéchrist doive être une femme. Se trouve-t-il quelqu’un d’assez sot pour l’écouter ? C’est comme les Huguenots, qui, soutenant que le pape est l’Antéchrist, sont obligés de reconnaître une centaine d’antéchrists.

[f°71v°] Je n’ai pu deviner ce que vous entendez par ce P. V.5 enfermé, si c’est votre, ou vicieux. Je sais qu’il y en a un des nôtres enfermé, mais je doute qu’il eût des pénitentes, si souvent on se venge soi-même sous couleur de la cause de Dieu, ce qui fait qu’on laisse de gros vices impunis, quand l’homme d’autorité n’est point intéressé. Adieu donc, pauvre femme, puisque vous avez aussi contrefait les pauvres ; ce manteau vous a servi pour un temps, maintenant il est usé, il vous en faut un autre. La sacrée famille de ce lieu vous salue, vous honore, vous aime, vous embrasse très cordialement. Le chef, qui sert à notre commerce, est toujours obligeant et généreux, il me fait mille biens. Dieu suscite de bons consolateurs parmi nos traverses. Jeannette6, notre chère sœur et comme l’âme de notre société, souffre extraordinairement. Ô qu’elle vous aime !


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°68, autographe du P. Lacombe - Fén. 1828, vol 7, lettre 50.

3Le p. Lacombe avait constitué un cercle spirituel. La «sacrée famille» deviendra par la suite « la petite Église», faisant l'objet principal de l'un des interrogatoires de Madame Guyon (19 janvier 1696).

4 Non identifié.

5 Le P. Vautier, dont Lacombe semble demander s’il est un proche de Madame Guyon.

6 « Madame Guyon ne fait même aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l'une de l'autre, sans qu'elles se soient jamais vues. » (lettre de La Reynie du 22 janvier 1696). Voir Index, Jeannette.



AU DUC DE CHEVREUSE. 10  novembre 1694.

Il faut vous dire, mon cher tuteur, que depuis hier que je vous ai écrit, il m’est revenu je ne sais combien de fois que ce n’était point le temps des justifications. Tout le monde est intimidé et chacun craindra de se faire des affaires en disant la vérité, car les mêmes personnes méchantes qui me calomnient inventeront aussi bien des calomnies contre les témoins que contre moi, des personnes sans conscience qu’on soutient et qu’on intéresse même. Ainsi j’embarrasserais des gens de bien. Vous ferez cependant ce qu’il vous plaira, mais en laissant dormir les choses. La vérité se manifestera d’elle-même, et si madame de Noailles le veut absolument, en les confrontant elle-même, leur parlant séparément, elle verrait bien, malgré leur animosité, qu’elles se couperaient. De plus si l’on a intention, comme l’on m’en a assuré, que les personnes qui me poussent me veulent pousser criminellement comme étant sûrs de leurs témoins, c’est les rendre plus raffinés pour une [f. 2 r°] justice réglée par tout ce qu’on leur ferait, et m’ôter les moyens de les faire contrarier et se couper dans la confrontation. De plus, Dieu semble vouloir que tout ce qui me regarde demeure là sans être éclairci. Tout ce qu’on fait pour découvrir la vérité ne fait que l’embrouiller davantage. J’ai été pressée de vous mander tout cela. Si ces créatures sont convaincues, les gens qui me veulent perdre prendront d’autres mesures.

Et ainsi, laissez-moi noyer et qu’il ne s’agisse non plus de moi que si j’étais morte, à moins que vous ne jugiez, et les deux personnes, qu’il faille faire autrement, car je me soumets à tout et je ne vous dis mes pensées que par simplicité. Il faut qu’une périsse pour plusieurs. Voyez devant Dieu, car il me semble que je ne veux pour moi aucun intérêt ni pour le temps ni pour l’éternité, mais la seule gloire de mon Dieu en temps et éternité, telle qu’Il la connaît et qu’Il la veut tirer. Je vous parle du fond du cœur. Que je périsse et que mon Dieu règne.

- A.S.-S., pièce 7361, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », « reçu le 10 novembre 1694 », cachet abîmé - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°102] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [122].

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 novembre 1694.

J’ai trouvé à l’ouverture du livre de St Augustin, intitulé De la véritable religion 1, un endroit qui m’a paru bien beau dans la conjoncture présente. C’est au chapitre 6, page 33 :

« Souvent même la Providence de Dieu permet que quelques-uns de ces charnels dont je viens de parler, trouvent moyen par des tempêtes qu’ils excitent dans l’Église, d’en faire chasser de très gens de bien, et lorsque ceux qui ont reçu un tel outrage aiment assez la paix de l’Église pour le prendre en patience sans faire ni schisme ni hérésie, ils apprennent à tout le monde par une conduite si sainte jusqu’où doit aller la pureté et le désintéressement de l’amour qui nous attache au [f. 1 v°] service de Dieu. Ils demeurent donc dans le dessein et dans la disposition de rentrer dans l’Église dès que le calme sera revenu, ou si l’entrée leur en est fermée, soit par la durée de la tempête ou par la crainte que leur rétablissement n’en fît naître de nouvelles et de plus fâcheuses, ils conservent toujours dans le cœur de faire du bien à ceux mêmes dont l’injustice et la violence les a chassés ; et sans former de conventicules ni de cabales, ils soutiennent jusqu’à la mort et appuient de leur témoignage la doctrine qu’ils savent que l’on professe dans l’Église catholique, et le Père, qui voit dans le secret de leur cœur leur innocence et leur fidélité, leur prépare en secret la couronne qu’ils méritent. On aurait peine à croire qu’il se trouve beaucoup d’exemples de ce [f. 2 r°] que je viens de dire, mais il y en a plus qu’on ne saurait s’imaginer. Ainsi il n’y a point de sortes d’hommes, non plus que d’actions et d’événements, dont la Providence de Dieu ne se serve pour opérer le salut des âmes et pour instruire et former son peuple spirituel. »

Saint Augustin sème dans tout cet ouvrage, et surtout au chapitre 10, que la multitude des phantasmes que nous formons dans notre imagination est une source d’erreur. Le retranchement de ces phantasmes ne peut donc être une erreur.

A.S.-S., pièce 7360, autographe, adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet abîmé enfant Jésus. En tête : « Reçue avec l’autre le 10 novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°102v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [123].

1De vera religione, écrit en 390 ; P.L. Migne, 34. Ce passage « bien beau » sera de nouveau adressé au même, un an plus tard (lettre du 27 novembre 1695).

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 novembre 1694.

Voilà, mon cher tuteur, une lettre de la bonne comtesse. Vous verrez comme l’on change les espèces de toutes choses. Il serait bon de montrer à madame de N[oailles] les lettres de M. de Grenoble ; il est de fait que le père de la Combe demeurait actuellement à Verceil dont il était théologal durant que je demeurais à Grenoble. Il y vint de la part de M. de Verc[eil] pour tâcher de me ramener et porta à M. de Grenoble une lettre de M. de Verseil [Verceil], avec lequel il eut une conversation de plusieurs heures ; et comme il voulait se servir de cette occasion pour aller voir Madame sa mère en Savoie, il ne resta que très peu de jours à Grenoble et s’en retourna de chez Madame sa mère sans repasser à Grenoble. C’est un fait connu de tout Grenoble et il est aisé de le savoir. Vous voyez bien que tout le parti est en rumeur, car M. de Grenoble aurait parlé de moi tout différemment. Mais un peu plus un peu moins d’infamie n’est pas une affaire.

Voyez ce qu’il y a à faire avec madame de No[ailles], s’il vous plaît, mon bon tuteur, et faites-lui comprendre les dispositions où je suis de paraître par tout ce qu’on voudra1. Je vous dis ceci au cas que vous le jugiez à propos. J’attends put [Dupuy] pour vous mander autre chose. Croyez-moi en Celui qui nous est tout. Entièrement à vous. Permettez-moi d’en dire autant à n[otre] g[énéral] et à mon bon. J’attends de vos nouvelles sur la lettre.

- A.S.-S., pièce 7363, « à Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », « reçu à Paris le 15 novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°104] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [125].

1Les dispositions où je suis de témoigner ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 novembre 1694.

Vous verrez par cette lettre que monsieur de Meaux écrit contre l’intérieur : ainsi il est fixé, mais qu’importe. Dieu sur tout. Vous verrez aussi des nouvelles de la Grangée ou Maillard. Je vous dirai que je sais de bon lieu, mais ceci en secret à la réserve de ceux à qui rien n’est caché, que M. Bol [Boileau] a fait voir Maillard et sa femme au directeur des filles pénitentes du Bon Pasteur, qui lui ont dit tous deux que lui, Maillard, étant venu me voir avec sa femme - ce qui est faux car il n’y est point venu avec elle -, j’allai d’abord au-devant de lui, et que troussant ma jupe jusqu’à l’estomac, je lui ai dit : « Viens, jouis de moi ». Si rien au monde n’est plus exécrable ! Ce prêtre fit une réflexion qui est : comment une personne qui pourrait, si elle voulait, avoir des hommes de quelque considération, allait se jeter à la tête d’un misérable ? Je crois qu’il ne faut ni empêcher l’examen, ni le reculer ni le presser, ni rien faire que suivre ce qu’on voudra, non plus qu’empêcher madame de No[ailles] de faire ce qu’elle voudra, car cela serait se mêler de quelque chose. J’ai pensé que M. Feret est trop ami de M. B[oileau], trop dans le parti zélé pour n’avoir pas éventé la mine de Maillard ; mais si ce supérieur du Bon Pasteur était requis de [f°.1 v°] rendre son témoignage, il faudrait bien qu’il le fît.

Pour ma personne, il me semble que je suis dans une entière indifférence d’être dans une prison ou d’une autre manière, pourvu que mon Dieu soit glorifié à mes éternels dépens. Il n’importe, car je suis à Lui pour tout, sans réserve et sans exception, et j’ose dire à mon cher tuteur qu’une réserve avec Dieu me serait pire que l’enfer.

Il me vient tout présentement dans l’esprit que M. de Meaux ne loue peut-être si fort ces auteurs que pour justifier la condamnation qu’il veut faire de moi. C’est une pensée, mais Dieu est assez puissant, comme vous dites, pour faire bénir ce qu’il veut maudire. C’est à madame de Mortemart que j’ai envoyé les deux livres du Nouveau Testament, écrits à la main pour le p. pr[ovincial ?]. J’ai découvert les énigmes du père Pini [Piny] ; cela me vint tout à coup après avoir lu ses lettres. Vous saurez tout par Puteus [Dupuy]. Il faut, que je crois, l’informer de M. de la Marval[ière]. Si madame la d[uchesse] de Mortemart ne lui a pas donné le livre en question, je crois en avoir quelque idée.

J’ai reçu votre lettre aujourd’hui mardi à cinq heures du soir, ainsi je ne sais si ma réponse vous trouvera encore. Je ne comprends pas la modération de madame de M[aintenon], car je sais que M. Brisacier est bien plus animé que jamais, et qu’il jette feu et flamme. Madame de M[aintenon] sait peut-être que monsieur de Meaux a écrit, et croit que cela suffit [f. 2 r°] pour vous gagner tous. Mais si Dieu est pour nous, qui sera contre1 ? C’est Son affaire. Tôt ou tard, saint Michel triomphera.

- A.S.-S., pièce 7364, sans adresse, « 16e novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°104] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [125].

1Rom., 8, 31.

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 novembre 1694.

Quis ut Deus

Je viens de recevoir cette lettre, m[on] c[her] t[uteur]. J’avais déjà appris d’ailleurs que M. B[oileau] et quelque autre avaient consulté la Sorbonne, mais je ne savais pas de quoi il s’agissait. Je vous proteste que je ne connais, ni n’ai vu aucun prêtre que ce petit prêtre dont vous savez l’histoire. Il y avait un aumônier chez M. le c[uré] de Vaux, nommé M. Jouasse, prêtre normand et passager, dont la physionomie me frappa d’abord pour être la plus mauvaise que j’ai vue. Je souffrais extrêmement de le voir et M. de Vaux m’a dit lui avoir ouï dire des choses si libres et si outrées qu’il crut ne le devoir pas garder. Ma fille, qui était lors fort jeune, lui dit imprudemment que je lui trouvais la plus mauvaise physionomie du monde et qu’elle le trouvait aussi ; il ne me l’a jamais pardonné. C’est un homme qui n’est jamais venu dans ma chambre, que je n’ai jamais vu qu’à table ou en passant, je ne sais pas ce qu’il peut dire. Dieu sur tout.

Je veux bien qu’on me fasse mon [f. 1 v°] procès, cela achèvera selon mon souhait mon sacrifice. Peut-être M. B[oileau] n’a t-il dit cela que pour intimider la Sorbonne, en cas qu’on y voulût examiner mes livres. Vous voyez que ce zèle est bien amer. Il faut que vous voyiez bien des sottises de moi. Pour les impiétés, bon Dieu, comment peut-on m’en accuser ? Le respect, l’amour, la vénération pour les choses saintes, les marques que j’en ai données, dans tous les lieux où j’ai été ! Mais qu’importe. Mon Dieu est mon seul témoin, ma cause est entre Ses mains, cela me suffit. C’est pour vous donner avis de tout. Vous voyez qu’on croit être sûr que je serai condamnée par les juges ecclésiastiques. Pour moi, je suis prête à répondre partout de mes moeurs, tout tribunal m’est bon. Mais s’il faut sceller ma foi de mon sang, les juges séculiers me conviennent mieux. Vous ferez, s’il vous plaît, voir cette lettre. Comment votre foi n’est-elle point ébranlée par tant de calomnies ? J’oubliais de dire que ce M Jouasse m’a attribué sa sortie de chez M. de Vaux, quoique je n’y eusse aucune part. Vous voyez bien qu’il faut un grand secret sur tout cela : c’est pourquoi cela ne doit pas passer vous trois. A moins que le diable ne se déguise en prêtre, je ne sais d’où cela peut venir.

[Ajout sur un côté visible lorsque la lettre est replié] J’ai demandé permission de vous faire savoir ceci.

- A.S.-S., pièce 7365, autographe, à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », « reçu le 18e novembre 1694 », cachet abîmé - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°105] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [126].

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 novembre 1694.

J’ai été pressée de faire cette lettre. Je vous prie de la faire voir à ces messieurs et de me répondre ce qu’ils auront résolu. Il ne faut point reculer l’examen. Qu’importe pour moi, ni prison, ni mort. La prison serait plus à craindre, parce qu’on étoufferait par elle la connaissance de la vérité, et qu’un procès dans les formes la découvrirait mieux, mais tout sera bien reçu.

-A.S.-S., pièce 7366, sans adresse, « reçu le 20 novembre avec la lettre pour ces Messieurs » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°105v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [127].



AU DUC DE CHEVREUSE. 20 novembre 1694.

Je viens de recevoir votre lettre, m[on] c[her] t[uteur]. Je vous en ai écrit une ce matin selon le mouvement que j’en ai eu. Je crois qu’il est de grande conséquence que vous ne disiez point à M. Bolo [Boileau] les raisons qui peuvent servir à ma justification, car c’est sur cela qu’on règlerait toutes choses, et je n’aurais plus de défense. Mais comme il ne serait point du tout juste que vous vous fiassiez à moi sur ce qui me regarde et qu’il est important que vous ne soyez pas trompé, demandez à M. B[oileau] de vous faire voir quelque personne de [f. 2 r°] probité qui m’ait vu commettre des crimes, afin que vous sachiez à quoi vous en tenir. Je suis sûre qu’à moins que l’aumônier de M. de Vaux n’ait inventé cela, il ne s’en trouvera aucun. Vous l’interrogerez vous-même, et vous verrez en le retournant, s’il y a de la vraisemblance. C’est ma pensée que je soumets à la vôtre.

Comme je vous abandonne ce qui me regarde, dès que l’intérieur est sauvé, il n’importe pas pour moi. Il me serait même avantageux qu’on me fît mon procès en forme, parce qu’il n’y a que cela qui puisse faire connaître la vérité. Ces prêtres qui ont été chez [f. 1 v° en travers] M. de Vaux, l’un s’appelle Jouasse et l’autre Fremin. J’ai peine à croire que ni l’un ni l’autre me puisse rien soutenir1, parce que je n’ai jamais vu le premier qu’à table, et je me suis toujours confessée au dernier tant que j’ai été à Vaux. S’il m’a vu faire quelque mal, il devait m’en avertir.

Ce dernier est d’auprès de Genève, il était huguenot et s’est fait catholique et prêtre. M. de Genève lui a fait perdre sa cure : je ne sais pourquoi, il l’a obligée de la quitter. Il est venu à Paris et s’est introduit chez ceux qu’on appelle du parti [janséniste]. C’est un homme fort intéressé et fort intriguant, qui sait, à ce qu’il nous a fait voir par expérience, écrire de toutes sortes [f. 2 v°] d’écritures. Il m’a mille obligations, mais l’intérêt lui fera tout faire. D’ailleurs, je sais qu’il est fort intrigant, mais je ne crois pas qu’il pût me rien soutenir en face. Il ne croit point, quand ils accusent, qu’on en vienne là. Je sais qu’il va au Bon Pasteur, où il a fait connaissance par le négoce d’une maison qu’il veut vendre [et] qui appartient à un huguenot qui lui a promis, à ce qu’il dit, mille livres. Une personne bien intentionnée qui le verrait souvent, le ferait dire et dédire et se couper facilement en plusieurs conversations, et dès qu’il y trouverait de l’intérêt, il bénirait ce qu’il maudit et maudirait ce qu’il bénit. Notez, s’il vous plaît, que c’est moi qui, par [pièce 7368, f. 1 r°] charité, ai fait faire les études à son neveu : je l’ai mis à la Sainte-Maison à Thonon, et je payais sa pension rien que parce qu’il était nouveau catholique, car je n’avais jamais vu M. Fremin que deux fois au travers de la grille. Lorsqu’il vint à Paris, il se plaignait fort de M. de Genève. Je lui marquais que je n’entrais point dans ses plaintes, mais que je le servirais. M. de Vaux eut besoin d’aumônier : je le lui proposai. Il était toujours plein de toutes nouvelles, mais il n’a jamais été un moment seul avec moi, et comme je dis, rien ne serait plus aisé à un homme sans prévention de voir le pour et le contre. S’il croyait que [f. 1 v°] madame de M[aintenon] fût pour moi, qu’on lui pût procurer quelque chose, je serais une sainte le lendemain. Plusieurs visites le feraient connaître aisément. Il est venu me voir plus de vingt fois depuis que je suis hors de chez M. de Vaux. L’on lui a toujours dit que je n’y étais pas, parce qu’il est si grand parleur qu’il n’y a pas moyen d’y tenir.

Je vous mande tout le mal qu’on dit de moi non afin que vous en fassiez usage en ma faveur, mais afin que vous sachiez tout, car je n’ai pas envie de vous tromper ni d’abuser de votre foi. Je prie Dieu qu’Il vous fasse toujours plus connaître [f. 2 r°] et sentir Sa vérité. Que si c’est Dieu qui incite M. Bolo [Boileau] à me poursuivre, que le sacrifice Lui en soit agréable. Je ne contredirai point aux paroles du saint et je frapperai où Il frappera, ravie qu’Il accomplisse Ses desseins à mes éternels dépens. Je Le prie d’être votre vie et votre récompense immortelle.

Il serait aisé de savoir pourquoi l’on a ôté la cure à M. Fremin.

[Sur le côté, à la page d’adresse] Il est d’une grande conséquence que M. Bolo ne sache pas ce que je vous dis.

A.S.-S., pièces 7367 et 7368, autographes, à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse ». En tête : « 20e Nov[em]bre 1694 ce samedi après dîner », cachet enfant Jésus (endommagé). - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°105v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [127].

1Soutenir : « tenir jusqu’au bout » par ex. dans « soutenir la gageure » (1671). (Rey).

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 novembre 1694.

q[uis] u[t] d[eus]

J’attends vos ordres pour partir, mon cher tuteur. Vous voyez que la saison presse. Je croyais pouvoir le faire sur le congé que St Bi [Fénelon] m’a donné, auquel je vous prie de donner ce billet qui sera le dernier.

N[otre] S[eigneur] m’a fait voir en songe qui sont les personnes qui m’ont accusée. J’en ai été bien surprise, car je ne les croyais pas assez méchantes ; c’est que je suis trop simple. Ce sont des personnes que les filles du père Vautier accusèrent d’abord à l’abbé de Lagnon, et comme je suis simple et que je les croyais innocentes, je les avertis que ces créatures1 les accusaient pour leur en faire voir la malice et leur en donner plus d’horreur.

Il me parut tout à coup du changement sur le visage2, et en même temps avec une hardiesse maligne, elle me soutint que c’était moi qui les voyais. Je me mis à sourire et lui dis que j’avais bon témoin du contraire, et qu’elle m’avait elle-même consultée sur ces créatures qu’elles avaient écoutées, qu’il n’y avait qu’à ne les plus voir et dire ce qu’elle en savait. Je lui fit entendre qu’elle pourrait se justifier à M. Bolo, et tout cela parce que véritablement je la croyais bonne. J’ai su depuis qu’elle avait fait de grande caresse [f. 1 v°] à ses filles. Elle est parente de M. le c[uré] de Vers[ailles]. Elles l’accusaient de quelque commerce avec un prêtre que je ne connais pas, mais que je me souviens d’avoir vu une fois dans sa chambre, qui m’a paru être la même personne qui attacha les paniers où étaient les pigeons qui devinrent baraquins3. Rien ne serait plus aisé que d’avoir une copie de la lettre ou la lettre même de l’abbé de Lagnon où cette personne est accusée par ces filles.

dansa une justice réglée, cela serait aisé à connaître car, quelque hardiesse que puisse avoir une personne coupable, il est aisé de remarquer certaines choses. Et ainsi il me paraît que, si on veut que je sois justifiée, l’on ne peut le faire qu’en me faisant faire mon procès. Mais comme je ne désire ni la justification ni la condamnation, je suis prête à partir, laissant à Dieu Sa vérité en Lui-même et Sa volonté en Lui et en moi, qui est la même. Si vous avez cette lettre de l’abbé de Lagnon, qui est la première qu’il écrivit, gardez-la, je vous en prie. Il n’y a que Dieu qui me puisse justifier par une justice réglée. Ce sont aussi ces personnes qui ont consulté la Sorbonne avec M. B. Car notre Seigneur me l’a fait connaître certainement.

Je n’ai jamais [f. 2 r°] eu plus de paix, quoique d’une manière insensible. Je trouve que rien ne l’altère le moins du monde, et que tous ces flots mutinés de la persécution sont comme des vagues qui se brisent contre un rocher. En quelque lieu que j’aille, je ne vous oublierai jamais en Celui qui nous est toute chose en toutes choses. J’admire votre foi : il paraît bien qu’elle est divine et non humaine. Si Dieu me fait passer en Angleterre ou en quelqu’autre lieu, ce sera pour Sa gloire. Il faut que personne ne m’écrive plus. J’attends votre réponse décisive.

[pièce 7370] L’on m’a mandé qu’il y avait quelqu’une de ces créatures du père Vautier qui disait s’être convertie par le moyen de mademoiselle de la Croix4 : ce sont toutes choses feintes et simulées, les fausses confessions ne leur coûtent rien pour accuser qui il leur plaît : ce fut par le moyen des confessions qu’on me décria la première fois. Ainsi M. B[oileau] pourrait croire connaître à fond qu’il n’en serait rien. Je vous prie que ceci ne lui revienne pas, parce que cela ne servirait qu’à faire chercher de nouvelles choses contre moi, et laissant tout tomber par ma retraite, tout ira mieux. Je me souviens que mademoiselle de la Croix dit que Dieu lui avait dit que Sa gloire n’était point en moi. J’eus bien mouvement, alors et depuis, de demander à Dieu de m’anéantir plutôt de toute manière que de ne Se pas glorifier en moi.

[Au verso du feuillet :] Ce secret s’il vous plaît.

A.S.-S., pièces 7369 et 7370, autographes, « 25e novembre 1694 » – A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°107] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [128], regroupe les deux pièces et date la lettre du 23 novembre 1694.

aMots raturés : « J’ai des .… » dans

1Les filles du P.Vautier, initialement créditées de bonnes intentions.

2On passe au singulier, le rêve (?) porte maintenant sur une personne.

3Autre rêve : «…j’ai vu en songe un homme dont les cheveux étaient blancs […] il a semé partout une multitude d’espèces de pigeons, qui se sont tous convertis en baragoins [baraquins ?] et qui témoignent une grande activité pour me perdre». V. Lettre n° 215 du 24 octobre 1694.

4Sœur Sainte-Croix appelée mademoiselle Rose : Catherine Dalmeyrac, «dévote de M. Boileau», V. Index, Rose. Les filles du P. Vautier tentent ainsi d'influer sur ce dernier par son intermédiaire.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 ou 27 novembre 1694.

q[uis] u[t] D[eus]

Votre lettre m’a fait un véritable plaisir, y voyant vos dispositions qui sont meilleures que jamais. Plus votre amour sera pur, plus il sera certain en lui-même, moins il le sera en vous. Put [Dupuy] m’écrit une plaisante histoire ; je vous assure qu’elle est bien nouvelle pour moi et que, s’il y a une femme assez folle au monde pour une pareille imagination, il est certain que je ne la connais point. Cette affaire mérite d’être approfondie, et si cette prétendue dame soutient que je la conduis, je vous prie qu’on lui propose de me le soutenir, et en ce cas il lui faudrait faire voir une autre personne qu’elle crût être moi, et que cette personne lui parlât comme je pourrais faire, voir si elle me connaît ; et quand même on lui aurait dit comme je suis faite, j’espère que le Seigneur ferait démêler cela. Il ne fera que ce qui Lui convient pour Sa gloire, car c’est ce que je Lui dis : « Faites tout ce qui Vous convient, car tout m’est bon, le feu et l’eau. »

Vous ferez de la Vie, pour madame de Ch[evreuse], ce qu’il vous plaira ; mais ne s’en scandaliserait-elle pas d’y voir tant de misère ?

Je crois que je suis de pierre dure, car rien n’entre, et mon cœur est prêt à tout également, sans peine ni plaisir, cependant contente sans contentement, envisageant le dernier supplice comme un festin, c’est tout ce que je sais. Vous verrez ma chanson [f. 1 v°] et l’effroyable songe que j’ai fait. Si M. de N[oailles] veut bien que je me retire, et M. Tronçon [Tronson], n’est-ce pas assez ? Je me fie peu à monsieur de Meaux, et je crois qu’un procès en forme me serait plus avantageux, en regardant la seule gloire de Dieu, qu’une prison perpétuelle, car pour moi tout m’est bon, mais pour Dieu une justice exacte serait mieux qu’une lettre de cachet. Il me vient quelquefois la pensée, voyant tant de choses fausses, si Baraquin ne prendrait point ma figure, mais je laisse tout tel qu’il est.

J’ai été surprise, aussi bien que vous, de la supérieure des cent filles. Comme je la croyais calomniée à tort comme moi, je l’envoyai quérir et lui dis bonnement que les filles du P[ère] V[autier] l’accusaienta et qu’elle pouvait dire ce qu’elle savait d’elles, car elle m’en avait dit plusieurs choses. Tout à coup, elle me dit qu’elle ne voulait rien dire contre ces petites filles, ni avoir rien à démêler avec elles. Je lui dis simplement : « Mais justifiez-vous seulement envers M. B. [Boileau] qui est un honnête homme ». Elle me dit que cela lui serait aisé. Elle s’en alla brusquement. J’appris, à quelque temps de là, qu’elle avait fait des amitiés à ces petites créatures et qu’elles ne l’accusaient plus. Mais rien ne m’était entré dans l’esprit, jusqu’à mon songe où je connus comme elle avait cru se disculper en m’accusant, [f. 2 r°] voyant M. B. fort animé contre moi et craignant pour sa réputation. Elle aura inventé, par faiblesse peut-être, quelque chose, mais elle sera plus punie qu’un autre, parce qu’elle connaît bien et la fausseté de ce qu’elle dit et le mal qu’elle fait en le disant, et ceux qui veulent conserver leur réputation aux dépens de la vérité, pourront bien la perdre avec plus d’éclat. Cette vie est peu de chose. C’est elle aussi qui a indisposé M. Nicole : elle lui aura dit qu’elle entre en soupçon sur moi et certaines choses, car elle me voulut soutenir que j’avais commerce avec les filles du P[ère] V[autier]. Je trouvais cela si mauvais que je ne pus m’empêcher de m’en plaindre à M. Fouquet, qui connut bien que cette fille craignait pour sa réputation parce qu’elle les avait vues. Voilà toute l’histoire. Mais comme chaque jour il en vient de nouvelle et que je m’en vais, il n’y a qu’à laisser tout à la Providence. Si l’on voit le fond de l’affaire des prêtres et de la dame, l’onb verra peut-être les autres. Si Dieu ne le veut pas, je ne le veux pas non plus. Je vous dis donc adieu. J’espère que nous serons toujours unis en Lui, je le dis aussi à mon bon.

- A.S.-S., pièce 7371, adresse : « Mon bon tuteur », cachet enfant Jésus (fragmenté). En tête : « Reçu le 28 novembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°108] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [129].

a filles (du p v. add.interl.) l’accusaient

b prêtres (et de la dame add.interl.), l’on



AU DUC DE CHEVREUSE. 1er décembre 1694.

q[uis] u[t] D[eus]

Voilà, mon bon tuteur, une lettre en confession de foi que je vous envoie pour ces messieurs. S’il faut que je la leur donne moi-même, vous me la rendrez, s’il vous plaît, lundi, sinon vous la leur donnez vous-même aux uns et aux autres. Je crois qu’on doit faire attention à tout ce que je dis car, enfin, l’on ne peut justifier madame la comtesse de Gui[se], madame de Mort[emart] et tous les autres qu’en les examinant. Je vous le répète, mon cher tuteur, si ma [f. 2 r°] justification est nécessaire à la gloire de Dieu et que madame de Min [Maintenon] veuille bien me faire donner des juges, l’on connaîtra la vérité. Voyez avec les deux que vous savez si l’on ne ferait point voir cette lettre à madame de M[aintenon] avant de la donner à ces messieurs, afin que s’il lui reste quelque doute sur mes moeurs, qu’elle ait de quoi être sûre.

Car pour les deux dames que j’ai vues à Saint Cyr, il est certain que madame du Tour1, qui est la plus avancée, avait été accusée, avant que je la visse jamais, des minces désobéissances qu’on lui impute. L’on la trouva même plus obéissante [f. 1 v° en travers] après que je la vis. Ses désobéissances consistent dans une impuissance de méditer parce qu’elle est avancée, et aussi de s’ouvrir à des personnes qui n’entendent pas sa voie, Dieu la mettant dans une espèce d’impuissance de le faire, car au-dehors il n’y a pas de fille plus obéissante. Lorsqu’elle était dans quelque classe, sa seule présence recueillait et contenait les filles. Il y avait sept ans qu’elle était de la sorte lorsque je l’ai vue. L’autre est madame Loubert ; c’est assurément Dieu et son confesseur qui l’ont fait entrer dans l’intérieur. Son crime est de n’avoir point de confiance en ces messieurs qui combattent leur attrait et leur grâce depuis le matin jusqu’au soir, et c’est cela qu’on m’impute.

[f. 2 v°] Il me semble qu’il est impossible que ces messieurs m’examinent en si peu de temps, et que ce ne serait pas d’un jour entier pour M. Tronçon [Tronson] et d’un autre jour pour les autres. Je verrais le matin M. de Chal[ons] seul, et l’après-dîner je le verrais avec monsieur de Meaux. Pensez-y et voyez ensemble, car une affaire de cette conséquence ne se jette pas en moule, et pour moi je ne fais aucun cas ni de ma vie ni de ma liberté, pourvu que la vérité de Dieu ne souffre point. Voyez donc, au nom de Dieu, ce qu’il faut faire, car je ne dois être comptée pour rien si je ne sers de rien à la connaissance de la vérité, mais si j’y sers, je n’ai rien à ménager, rien, rien du tout.

[Fin de l’autographe ; Dupuy et La Pialière donnent ensuite la protestation:]

1er décembre

Je proteste de nouveau, monsieur, que je soumets encore tout ce que j’ai écrit à vos lumières pour en faire tout ce qu’il vous plaira... [v. mémoire]

A.S.-S., pièce 7373, autographe, sans adresse, « 2e décembre 1694 » – A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°109] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [130] – Fénelon 1828, vol.7, lettre 53.

1 « 1698. Le 5, l'émotion causée à Saint-Cyr, par le renvoi de Madame de la Maisonfort, et de Montaigle, n'était pas encore calmé ; des âmes compatissantes murmuraient : « Patience, le roi ni Mme de Maintenon ne sont éternels ; plus tard, on verra ». À cela, Mme de Maintenon pourvut, et Louis XIV écrivit à la communauté : « L'intérêt particulier que je prends aux biens de votre maison, et la connaissance que j'ai de quel préjudice il serait, pour elle, que les dames Du Tourp, de la Maisonfort et de Montaigle, qui en sont sorties par mon ordre avec l'obédience du Seigneur évêque de Chartres, pour des raisons que j'ai connues et que je lui ai communiquées, y rentrassent quelque jour, m'engage à vous déclarer ici que mon intention, en les renvoyant, a été que ce fût sans espérance de retour ; et, pour vous mettre à couvert des entreprises qu'elles pourraient faire sur cela à l'avenir, après y avoir bien pensé, par toute mon autorité de roi et de fondateur, je vous défends, à vous et à toutes celles qui vous succéderont, de souffrir jamais que ces trois dames rentrent parmi vous, sous quelque prétexte que ce soit. Je ne doute pas que ceux qui voudraient peut-être par la suite les y faire rentrer, ne soient arrêtés par une déclaration aussi expresse de ma volonté. Fait à Compiègne le 5 septembre 1698. Louis. » (Archives de Seine-et-Oise, D 105.)


Ici prennent place deux mémoires (v. tome 13 Témoignages): «AUX EXAMINATEURS. 1er décembre 1694» et «AUX EXAMINATEURS. 6 décembre 1694».

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 décembre 1694.

q[uis] u[t] D[eus]

Il me paraît, mon bon tuteur, que les raisons qu’on a eues pour faire que l’assemblée ne se fît point avec M. Tronçon [Tronson] est que, comme on voulait embrouiller les choses, on ne voulait pas qu’un homme d’expérience fût témoin de la vérité de ce que je dirais, ni qu’il pût prendre mes réponses dans le sens que je les disais. Car vous remarquerez qu’on n’a rien écrit des réponses justificatives, mais bien de celles auxquelles on peut donner un sens qui détruise. Par exemple sur les désirs, j’ai fait une distinction [f. 2 r°] du désir et j’ai dit : si l’on prend le désir pour cela, l’on désire plus que jamais. Ils ont écrit que l’âme désirait plus que jamais.

Tout le soin de M. de Meaux était de prouver que les chrétiens communs avaient la même grâce ; j’ai tâché de lui prouver le contraire, mais comme il ne s’agissait que de justifier mes expressions sur des choses de plus de conséquence, je lui ai laissé ce qu’il a voulu. De plus, il revient toujours à vouloir qu’on donne à cette vie un état trop parfait, et tâchait d’obscurcir et de rendre galimatias tout ce que je disais, surtout lorsqu’il voyait M. de [f. 1 v° en travers] Châlons touché, pénétré et entrant dans ce que je lui disais. Vous comprenez bien que ce que je devais faire n’était pas de disputer, mais de me soumettre, d’être prête à croire et à agir conformément à ce qu’on me dirait. Comme véritablement mon cœur est soumis à l’Église ma mère, je n’ai nulle peine à me démettre de mon jugement.

La malignité du tour qu’il a donné à la lettre si simple que je lui ai écrite, où je mandais que je n’aurais nulle peine à croire que je me suis trompée, il l’a produite comme un aveu que je fais de m’être trompée en matière de foi, et que, connaissant mes erreurs après qu’il me l’a fait connaître, [f. 2 v°] je déclare comme par mépris ne m’en point soucier. Que je dis par le même esprit que j’étais aussi contente d’écrire des ridiculités que de bonnes choses, ne prenant point le sens de l’obéissance, et que comme cela passerait par mon directeur, j’espérais qu’il corrigerait tout et que mes méprises serviraient à me faire connaître. L’on se sert de cette lettre si pleine de petitesse, écrite avec tant de simplicité à monsieur de Meaux, pour en faire des crimes. Mais pour M. de Ch[alons], c’est un bon et saint prélat, susceptible de la vérité, que j’ai vu touché bien des fois. Ceci en secret : c’est pour nos amis.

- A.S.-S., pièce 7375, sans adresse. En tête : « 7e décembre 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°111] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [133]



AU DUC DE CHEVREUSE. 7 décembre 1694.

Il est de conséquence, mon bon tuteur, que M. de Châlons sache, en lui donnant les épîtres de saint Paul, que cette copie, qui est corrigée, l’est de la main de mademoiselle Salbert, qu’il y a huit ans qui est à Puy Berland, parce qu’elle me la lisait et que je raccommodais les mauvais mots et c’était elle qui écrivait ; ainsi l’on ne peut point dire qu’elle est nouvellement faite. De plus M. de Meaux me reprocha quantité de fois mon ignorance, que je ne sais rien, et se récriait sans cesse, après m’avoir fait des galimatias de toutes mes paroles, qu’il était étonné de mon ignorance. Je ne répondais rien, mais cela lui devrait faire voir que je dis vrai lorsque j’écris, puisque c’est une lumière [f. 2 r°] actuelle qui m’est donnée : hors de là, rien ne me demeure dans l’esprit. Il y eut de certaines choses où je lui eusse répondu bien juste, mais comme ce que j’eusse dit eût approché de Saint Clément et qu’il était important qu’il ne crût pas que je l’eusse vu1, Dieu me fit demeurer court sur ces choses. Il me fit un crime de ce que j’ai mis qu’adhérer à Dieu, c’est un commencement d’union. Enfin tout roule sur vouloir prouver que tous les chrétiens, avec la foi commune sans intérieur, peuvent arriver à la déification2.

J’ai oublié de dire à M. de Châlons que tant [f. 1 v° en travers] que j’ai demeuré en Savoie, j’ai toujours eu auprès de moi ma sœur, la religieuse, qui était une fille pleine d’honneur, qui avait vingt-trois ans [de] plus que moi, et que M. de Monpezat, archevêque de Sens, m’avait envoyée sur ma prière ; et elle ne s’en retourna en France que lorsque je partis pour Turin ; nous nous séparâmes à Chambéry. Cette circonstance est nécessaire.

Il m’est revenu plusieurs fois que si M. de Ch[alons] voulait voir la Vie, il fallait l’expliquer et la lui donner, ou bien lui dire ce que vous savez. Mais je crois que son cœur est bon pour Dieu. Je voudrais bien plutôt aller dans son diocèse que dans celui de monsieur de Meaux. Quoiqu’il y ait bien des gens morts, il se trouverait encore des personnes qui ont su l’histoire de la fille qui s’était donnée à Baraquin. Madame Fouquet vit encore et d’autres personnes.

Mon pauvre tuteur, je n’avais point du tout un extérieur saint et composé. [f. 2 v°] Je suis trop simple et naturelle pour édifier. Je fis une sottise, car ma jupe noire, qui est toute neuve, fut brûlée d’un petit charbon, sans y penser, je la retroussai un peu afin qu’elle ne se brûlât plus. Je fis encore une sottise : je me mis devant M. de Meaux pour m’approcher et je lui cachai le feu. Voyez combien j’en ai faites ! Mais je n’y puis que faire ; je suis trop sotte pour être prudente, à moins que ce ne soit les gens de mon petit Maître. Si l’on me laissait dans mon désert, je serais bien contente, car je n’ai pas les grimaces qu’il faut pour édifier les religieuses.

Sur la demande, je dis qu’en disant le pater avec l’union à Jésus-Christ, c’était demander comme Il l’ordonnait et avec l’Église, mais que je ne faisais point hors de là de demande distincte. A moins que mon Maître ne m’ouvre l’esprit, je suis toujours bête. Et puis M. de Meaux me terrasse d’abord ; je perds le fil de ce que je veux dire et ne m’en souviens plus. Je parlerais bien mieux à M. de Châlons. J’aimerais bien mieux qu’il se chargeât de moi que l’autre, mais je suis prête à obéir, non pour me justifier mais pour les autres.

[7377 r°, feuille séparée] J’oubliais de vous dire que M. Fouquet fut consulter M. B. sur cette fille qui s’était donnée au diable, et que M. B. ayant su où elle était, ils l’ont gagnée ; elle m’accuse à présent de toutes les diableries qu’elle a faites, et dont j’ai tâché de la tirer, parce que M. Fouquet est mort et le père Berton aussi bien que M. Robert.

Pour les actes, j’ai fait comprendre qu’on ne faisait point d’acte réfléchi, mais des actes directs ; c’est ce que j’ai toujours dit, et cela a été passé. Mais il est impossible de répondre à un homme qui vous terrasse, qui ne vous entend pas, qui donne le nom de galimatias à tout ce qu’il n’entend pas et qui écrase [v°] incessamment, n’ayant personne pour expliquer ce qu’on dit et qui y donne le tour qu’il faut donner. Mais c’est le temps de douleur à porter pour nous.


1Il s’agit de l’écrit de Fénelon.

2Remarque importante pour la vie mystique, qui accepte une telle ambition. La foi commune sans intérieur ne peut arriver à la divinisation.

- A.S.-S., pièces 7376/7, autographes, sans adresse, trace de cire. En tête: « du 7e décembre 1694 aussi je crois » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°111v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [133].

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 décembre 1694.

Je ne vous ai pas mandé, mon bon tuteur, que le livre fut écrit de la main de mademoiselle de Salbert, mais bien les corrections qui sont de sa main, car le livre était écrit longtemps devant cette correction, comme vous pouvez le voir. Il faut bien se donner de garde de dire une chose pour l’autre. Vous verrez des mots corrigés d’une grande écriture : c’est celle de Mlle Salbert.

L’on me mande que les ennemis de l’intérieur triomphent et sont comme sûrs de la condamnation de monsieur de Meaux. Pour moi, je n’ai rien à perdre, mais il ne faut point que je sois mise entre ses mains : elles sont dangereuses. Si l’on pouvait faire que M de Ch[alons] se chargeât de [f. 2 r°] moi, cela serait mieux, sinon laissez-moi dans mon désert, où je suis si contente. Je partirai sitôt que j’aurai vu M. Trons[on], et je vous écrirai que je suis partie afin qu’ils le sachent. Que néanmoins dans une justice réglée si l’on veut me poursuivre, je m’y rendrai toujours. Mais si je tombe entre les mains de M. l’arch[evêque] ou de monsieur de Meaux, ce sera le moyen d’étouffer la vérité, car on fera croire ce que l’on voudra. Voilà la copie de l’attestation des filles de Sainte-Marie ; il ne la faut pas donner, mais vous en ferez l’usage auprès de M. de Châlons que vous jugerez à propos.

Je vous aime bien en N[otre] S[eigneur], mon bon tuteur. Vous ne sauriez croire combien j’aime M. de Morstin [Morstein]. Je pense que si l’on [me] met [f. 1 v° en travers] dans un couvent à la dévotion de monsieur de Meaux, si les religieuses disent du bien de moi, l’on dira que je les ai gagnées, si elles en disent du mal, l’on triomphera. Laissez-moi aller après [avoir vu] M. Tronson, je reviendrai toujours bien.

Il me semble, mon bon tuteur, qu’il ne faudrait pas faire connaître à M. de Châlons que je vous eusse rien dit de l’interrogation et des manières de monsieur de Meaux, car cela me ferait encore tort et m’attirerait davantage [les fureurs de ?] monsieur de Meaux.

- A.S.-S., pièce 7378, autographe, à « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », « 9e décembre 1694 » ; cachet bien conservé : « Quis ut Deus », ange victorieux - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°112v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [135].

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 décembre 1694.

Plus je pense à la lettre du P. Paulin 1, plus je suis convaincue qu’il se méprend et confond toutes choses, car je suis certaine de ne lui avoir jamais dit ce qu’il dit, et je suis comme sûre qu’il ne l’a imaginé lui-même que longtemps après. Je me souviens fort bien que, m’ayant parlé lui-même d’une religieuse de Ste Avoye [Saint-Avoie] fort peinée, je lui contai l’histoire d’une fille dont le directeur m’avait écrit, et qui, dans ses grandes peines, courait la nuit dans les neiges, et revenait demi-morte et mouillée jusqu’à la ceinture. Comme il est un peu sourd, je veux croire qu’il entendit 1’un pour l’autre. Je ne lui [f°82v°] ai jamais dit ce qu’il dit des personnes de qualité. J’ai pu lui dire, quoique je n’en aie nulle idée, que les personnes de qualité avaient plus de peine à mourir que les autres - je le leur ai dit à elles-mêmes -, parce qu’elles tiennent à une infinité de choses. D’où vient donc que, depuis cette conversation, j’ai vu le P. P[aulin] bien des fois, qu’il témoignait même m’estimer beaucoup, qu’il dit beaucoup de bien de moi à Sainte-Marie, lorsque j’y fus mise, quoique cette conversation eût été longtemps auparavant, qu’il en dit tant de bien à la mère du Saint-Sacrement2 qu’elle me le dit devant lui, l’étant allée voir comme j’étais entrée dans ce couvent. Mais il est vrai que, ayant, depuis ce temps, vu des filles du P. Vautier qui [f°83] l’assuraient que j’étais dans les mêmes sentiments qu’elles, quoiqu’elles ne m’eussent jamais vue, et que je voulais dire les mêmes choses dans le Cantique, il dit qu’il avait la clef du Cantique, et parla fort contre, sans rien dire contre moi. Je le trouvai à Montmartre et l’assurai que je n’avais jamais été dans ces sentiments, et lui expliquai le Cantique ; il en fut fort content, à ce qu’il me dit devant le Saint Sacrement, et dit m’avoir toujours estimée. Lorsque je fus mise à Sainte-Marie, étant fort malade, il entra pour me confesser, me témoigna mille bontés ; je lui parlai d’intérieur, ayant peu de chose à confesser, l’ayant été il n’y avait que quatre jours ; je lui dis que je ne me souvenais de rien ; il me dit de me confesser de quelque chose du passé. Comment ne me disait-il pas alors ces choses, puisque les conversations avaient [f°83v°] été faites auparavant ? Et s’il m’avait crue dans de pareils sentiments, comment me laisser mourir sans me les dire ? Lorsque je fus demeurer derrière les Pères de Nazareth, ce fut en janvier 1692, je me confessai à lui d’abord, et je m’y suis toujours confessée jusqu’au mois de juillet 1693, que je me suis retirée.

Je vous envoie le livre des Juges tel qu’il est sorti des mains du P. Paulin, et l’on le mit entre celles d’un docteur de Sorbonne qui n’y a rien trouvé à reprendre. Au commencement que je fus à confesse au P. P[aulin], il me demanda si je n’écrivais plus ; je lui dis que non ; il me demanda si je n’avais point quelque écrit ; je lui portai celui-là, qui était le seul que j’eusse alors ; il m’y fit de grandes difficultés, donnant à tout un tour que je ne croyais pas qu’on pût imaginer, et auquel je n’avais jamais pensé. Mais comme il s’était frappé, à ce qu’il me dit, des filles du P. Vautier, qui étaient [f°84] allées à lui, il avait la clef, disait-il, de tous les mauvais sens qu’on peut donner à des livres. Je lui expliquai ce que je pensais, il en fut content. Je lui dis même que, s’il avait peine à me confesser et qu’il doutât de ma sincérité, j’irais à un autre, ne me parlant jamais que j’eusse autrefois eu avec lui une conversation qui l’eût peiné, mais seulement sur le sens qu’on pouvait donner au livre. Il m’a depuis confessée plus d’un an, s’intéressant même à ma santé, et me renvoyant de l’église des jours où il voyait que je me trouvais mal, me défendant d’y venir que je ne fusse mieux, et cela jusqu’au jour que j’ai été obligée de me retirer.

Pour le frère carme, comme je n’ai nulle idée de lui avoir conseillé le P. V[autier], si je l’ai fait, sur peut-être ce qu’il m’a demandé, il faut que ce soit au commencement que je vis le frère. Il n’y avait que trois mois que j’étais à Paris ; j’avais ouï parler alors, au [f°84v°] Saint-Sacrement, du P. Vautier et du P. Paulin, comme de deux hommes intérieurs ; c’était avant d’être mise à Sainte-Marie, et je n’ai connu le P. Vautier pour ce qu’il était, que du temps après en être sortie. Si en ce temps tout le monde m’eût dit avoir confiance en lui, ne sachant rien, je ne les aurais pas détournés, au contraire, car je n’avais garde d’imaginer qu’il y eût des personnes au monde comme il y en a, ni que le P. Vautier, que je ne connaissais pas, fût mauvais. Voilà devant Dieu ce que je crois là-dessus, et ce que je sais.

Ce ne fut qu’en écrivant le second tome des Épîtres de saint Paul que j’appris que Molinos était arrêté. L’on ne disait point alors de quoi on l’accusait. J’avais fait un grand voyage entre le premier et le second tome.

Je me viens de souvenir que l’histoire de cette fille, que je contai au P. Paulin, est écrite dans ma Vie. Lorsqu’elle fut délivrée de ses peines, Dieu lui faisait des grâces fort extraordinaires, qui ont été bien éprouvées dans une grande maladie. Un ange la communiait tous les jours, et l’on voyait l’hostie sur sa langue sans voir qui la lui [f°85] apportait. Le grand-vicaire et deux prêtres prièrent beaucoup Dieu de leur faire connaître si cette fille n’était point trompée. Ensuite ils comptèrent les hosties d’un ciboire, en écrivirent le nombre, prirent les clefs du tabernacle et de l’église et, après avoir demandé à Dieu que, si c’était lui, l’ange prît une hostie dans le ciboire où ils les avaient comptées, le lendemain ils l’allèrent trouver, et elle avait encore la sainte hostie sur la langue, lui ayant défendu de l’avaler qu’ils ne fussent arrivés. Ils allèrent ensuite à l’église, comptèrent les hosties, et en trouvèrent une de moins dans le saint ciboire. Voilà le fait que j’ai dit à beaucoup de personnes ; mais je n’ai jamais dit qu’elle troussât sa jupe. Le P. Paulin ou a mal ouï, étant sourd, ou il m’attribue, depuis peu, ce qu’il ne m’avait jamais attribué.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°82, autographe, en tête de Chevreuse : « Reçue en décembre 1694 avant le 15e de ce mois. Cette lettre est sur celle du P. Paulin qu’il a depuis désavouée comme supposée, assurant M.L.D.D.C. [Madame La Duchesse De Charost] qu’il n’avait jamais [écrit] ni celle-là ni aucune autre sur ce sujet ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°113], annoté à la fin de la copie : «…attribué. 10 décembre 1694. / Le P. Paulin a désavoué cette lettre. » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [136] - Fen 1828, vol. 7, lettre 25.

1Voir la lettre du P. Paulin à la fin du volume, et notre notice.

2 Mère Mectilde (Catherine de Bar).


Ici prennent place une lettre et un mémoire (v. la série des documents tome 13. Témoignages) : « Du P. PAULIN d'AUMALE. 7 Juillet 1674 » et « DES EXAMINATEURS. 12 décembre 1694».



AU DUC DE CHEVREUSE. 13 décembre 1694.

Je ne saurais assez vous témoigner, monsieur, mon extrême reconnaissance pour toutes vos bontés et les charités que vous avez eues pour mes affaires. Celui pour l’amour duquel vous avez fait toutes ces choses saura bien vous en récompenser. Je pars, puisque ces messieurs me veulent bien donner congé, et je ne diffère pas d’un moment de peur que les chemins ne se rompent. J’enverrai après Pâques quérir ma pension. S’ils ont quelque chose à m’ordonner, j’espère que vous aurez la bonté de me le faire savoir, et j’obéirai toujours, s’il plaît à Dieu, quoi qu’il en puisse arriver. J’espère qu’on n’entendra plus parler de moi et que ma solitude sera entière. Je ne l’ai interrompue depuis dix-huit mois que pour voir monsieur de Meaux. Celle-ci durera, selon mon inclination, [f. 2 r°] autant que ma vie, aussi bien que mon respect et ma reconnaissance.

- A.S.-S., pièce 7380, autographe, sans adresse, d’une grande écriture avec marges supérieures : il s’agit de la lettre promise, pouvant être montrée, établissant son départ. En tête : «13 décembre 1694 reçu le 14 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), 115r° - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 138.

D’UN INFORMATEUR. 16 décembre 1694.

Ce mardi 16e décembre.

Il me vint trouver, Ma c[hère] m[adame], avant-hier, une personne qui est une de mes amis intimes, et très habile dans les matières de droit canon et de juridiction ecclésiastique, pour me donner avis de ce qui suit sur un entretien que j’avais eu avec lui, il y a quelques temps, touchant la persécution qu’on vous fait. Il me dit qu’on l’était venu consulter - il faut que ce soit samedi dernier comme il m’a parlé - sur la manière dont il se fallait conduire à l’égard d’une personne à qui on voulait faire son procès pour des crimes considérables, dont on prétendait qu’elle serait convaincue. C’était vous dont ces personnes-là voulaient parler, mais ils ne vous nomment point d’abord, dont bien en [f°1v°, p. 2] a pris, car mon ami dit que si on vous avait nommée d’abord, il ne serait point entré dans la consultation à cause de l’intérêt qu’il savait que je prenais à ce qui vous touche, et ainsi je n’aurais rien su du tout. Mon ami leur répondit donc que si la personne à qui l’on voulait faire le procès était laïque, les juges ecclesiastiques n’en pouvaient prendre connaissance, et afin qu’ils n’en doutassent point, il leur montra une ordonnance - je pense de François Ier - qui [le] leur défend expressément. La lecture de cette ordonnance parut les déconcerter. Cependant ils dirent qu’il y avait des prêtres mêlés dans cette affaire-là et qu’on se servirait de l’autorité royale. Sur cela, mon ami leur dit qu’on ferait très mal d’avoir [f°2, p. 3] recours à l’autorité royale, et que ce serait ouvrir une porte à la persécution des gens de bien, par exemple d’un saint évêque, qu’on voudrait opprimer dans la suite, et contre qui les procédures ne seraient pas suffisantes1. Ils répondirent là-dessus qu’on l’avait évité le plus longtemps qu’on avait pu, mais qu’il y faudrait bien venir. Je pense qu’ils vous nommèrent ensuite. Sur cela, il leur dit, ne pensant qu’à l’erreur, parce qu’il avait lu la censure des livres, qu’il ne suffisait pas, pour qu’une personne fût coupable, qu’elle eût des erreurs, mais qu’il fallait qu’elle y fût attachée avec opiniâtreté, et que de plus toute cette affaire-là, prenant son origine de la condamnation d’un livre imprimé en premier lieu à Grenoble, [f°2v°,p. 4] il croyait, pour que la procédure fût bien régulière, qu’il fallait commencer par intenter le procès à Grenoble. On lui répondit sur cela que M. le C[ardinal] Le C[amus] s’y joindrait aussi et qu’il était fort contre vous ; et que de plus, il s’agissait d’impuretés et d’impiétés dont il y avait de bons témoins qui vous le soutiendraient. Mon ami leur dit, sur cela, que la plupart de ces crimes-là étaient réservés à la justice de Dieu seul, et qu’il fallait pour que les impuretés fussent justiciables des hommes, qu’elles allassent jusques au point de renverser les lois de la société humaine et de troubler le repos public. De plus, sur ce qu’il m’avait ouï dire que toutes les accusations qu’on répandaient contre [f°3, p. 5] vous étaient fausses, il leur ajouta : « Prenez bien garde que tous vos témoins sur qui vous comptez, ne vous manquent. » A cela, on lui répondit qu’on était très sûr qu’ils soutiendraient ce qu’ils avançaient et qu’on avait de très bonnes preuves. Mon ami leur dit encore qu’il était contre les règles de condamner une personne sans l’avoir citée auparavant suivant les formes du droit.

Voilà à peu près, ma c[hère] m[adame], où finit la consultation. Tout aussitôt après, mon ami, qui m’aime tout à fait et sait combien je suis pour vous, touché de votre intérêt à cause de moi, alla consulter des docteurs [pour savoir] jusqu’où on pouvait s’ouvrir d’une affaire où on avait été consulté, à un tiers qui avait quelque [f°3v°, p. 6] mesure à prendre pour son propre intérêt ; on lui a répondu qu’on ne pouvait premièrement en aucune façon nommer les personnes qui avaient consulté ; de plus qu’on pouvait s’ouvrir à ce tiers, pourvu qu’on ne lui en découvrît pas assez pour faire échouer l’affaire pour laquelle on avait consulté. […]2

[f°4, p. 7] On a ajouté (ce me semble) encore à mon ami que vous étiez très fine et très adroite, que vous paraissiez, avec les personnes de piété, encore plus vertueuse qu’elles, mais que vous étiez dangereuse avec les faibles. […]

Il m’a promis qu’il m’avertirait de ce qu’il savait [f°4v°, p. 8] […] J’ai raconté cela à ma mère sous le secret et le dirai de même à St Bi [Fénelon]3. Tout à vous de tout mon cœur, Ma bonne m[adame].

Je vous ajoute que nous avons appris d’ailleurs que M. l’évêque de Grenoble est contre vous, ce qui cadre avec ce que je vous mande.

- A.S.-S., pièce 7372. D’après le style la correspondante pourrait être une femme ?

1Fénelon ?

2Nous omettons la suite qui n’apporte aucun renseignement nouveau.

3L’auteur de la lettre est donc un membre du cercle « quiétiste ».





DE FENELON A BOSSUET. 16 décembre 1694.

Je reçois, Monseigneur, avec beaucoup de reconnaissance les bontés que vous me témoignez. Je vois bien même quea vous voulez charitablement mettre mon cœur en paix. Mais j'avoue qu'il me paraît queb vous craignez un peu dec me donner une vraie et entière sûreté1 dans mon étatd. Quand vous le voudrez, je vous dirai, comme à un confesseur, tout ce qui peut être compris dans une confession générale de toute ma vie2, et de tout ce qui regarde mon intérieur. Quand je vous ai supplié de me dire la vérité sans m'épargnere, ce n'a été ni un langage de cérémonie, ni un art3 pour vous faire expliquer. Si je voulais avoir de l'art, je le tournerais à d'autres choses, et nous n'en serions pas où nous sommes. Je n'ai voulu que ce que je voudrais toujours, s'il plaît à Dieu, qui est de connaître la vérité. Je suis prêtre, je dois tout à l'Église, et rien à moi, ni à ma réputation personnelle.

Je vous déclare encore, Monseigneur, que je ne veux pas demeurer un seul instant dans la moindre erreurf par ma faute. Si je n'en sors point au plus tôt, je vous déclare que c'est vous qui en êtes cause, en ne me décidant rien4. Je ne tiens point à ma place5, et je suis prêt à la quitter, si je m'en suis rendu indigne par mes erreurs. Je vous somme au nom de Dieu, et par l'amour que vous devez àg la vérité, de me la dire en toute rigueur. J’irai me cacher et faire pénitence le reste de mes joursh, après avoir abjuré et rétracté publiquement la doctrine égarée qui m'a séduit. Mais si ma doctrine est innocente, ne me tenez point en suspens par des respects humains. C'est à vous à instruire avec autorité ceux qui se scandalisent, faute de connaître les opérations de Dieu dans les âmes.

Vous savezi avec quelle confiance je me suis livré à vous, et appliqué sans relâche à ne vous laisser rien ignorer de mes sentiments les plus forts. Il ne me reste toujours qu’à obéir, car cej n'est pas l'homme ou lek très grand docteur que je regarde en vous : c'est Dieu. Quand même vous vous tromperiez, mon obéissance simple et droite ne sel tromperait pas, et jem compte pour rien de me tromper en le faisant avec droiture et petitesse sous la main de ceux qui ont l'autorité dans l'Église. Encore une fois, Monseigneur, si peu que vous doutiez de ma docilité sans réserve, essayez-la sans m'épargner. Quoique vous ayez l'esprit plus éclairé qu'un autre, je prie Dieu qu'Il vous ôte tout votre propre esprit et qu'Il ne vous laisse que le Sienn. Je serai toute ma vie, Monseigneur, plein du respect que je vous dois.

B.N.F., f. Rothschild – UL, t. VI – CF, t. II (et III), lettre 288 : « Texte inséré par Bossuet dans sa Relation sur le quiétisme, sect. III, n. 4. Nous en possédons : 1° l’original qui a appartenu à Aimé Martin, figuré dans le Catalogue Pearson (1931, n° 73) et se trouve actuellement dans le fonds Rothschild de la Bibliothèque Nationale. Il a été publié par UL, t. VI, p. 483 sqq. ; 2° La minute autographe (A.S.-S., t. XI, ff. 94 sq.) qui présente sept variantes littéraires et contient en plus une phrase importante qui n’a pas été reproduite dans l’original. » [O].

Il a été publié par Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 144-146, qui le présente puis le commente ainsi : « Quelques jours après, savoir le 16 du même mois de décembre, il [Fénelon] écrivit de Versailles à M. de Meaux une deuxième lettre où il marquait encore et plus de confiance et plus de soumission, que dans la première. / "Je reçois [...] le Sien" » / Il ne témoignait pas moins de soumission à M. de Châlons, quand ce prélat lui disait avec une douceur et une tendresse paternelle, « Pourquoi faites-vous un tel personnage, vous devriez être juge et non partie. Ne voyez-vous pas à quoi vous vous exposez, en soutenant avec tant d'ardeur une femme... » ; Fénelon note sur son exemplaire de la Relation : « M. de Châlons qui me parlait de temps en temps m’avait dit que M. de Meaux croyait que j’étais dans l’erreur. Pour M. de Meaux, il ne me parlait point et M. de Châlons me disait : « J’évite de vous mettre ensemble, de peur que les choses ne se passent pas assez doucement. »

La ressemblance de style avec celui des lettres de Madame Guyon de la même époque est remarquable. Nous donnons cette lettre « entre tiers » car elle montre l’attachement de Fénelon pour son ancien protecteur.

abien que Relations de Bossuet et de Phélipeaux.

bparaît aussi que minute autographe.

ccraignez de minute.

dsûreté sur mon état minute.

esans ménagement minute.

fdans l'erreur Relations.

g vous avez pour Relations.

h de ma vie minute.

iVous savez que j’ai voulu d’abord vous croire tout seul sans atttendre l’avis des autres minute. (les autres examinateurs : Noailles et Tronson).

jobéir. Ce minute.

kni le minute.

lne me minute.

mpas, je minute.

n fin de la minute.

1de securitas. En droit, sûreté « garantie fournie pour l’exécution d’une obligation » (1685). (Rey).

2Il ne s’agit pas d’une confession sacramentelle, mais d’un compte de conscience couvert par le secret de la direction. Fénelon écrit en marge de son exemplaire de la Relation : « M. de Meaux doit avoir oublié qu’il a désiré de savoir toutes mes dispositions intérieures et que je lui ai laissé quelque temps par écrit une confession générale de toute ma vie » […] [O].

3Au sens d’habileté.

4En ne tranchant rien.

5De précepteur des princes.

A BOSSUET. Vers le 21 décembre 1694.

Je ne saurais assez vous exprimer et ma joie et ma reconnaissance sur la bonté que vous avez d’accepter la demande que j’ai pris la liberté de vous faire1. Je vous obéirai, Monseigneur, avec une extrême exactitude. J’accepte les conditions2, et j’espère, avec la grâce de Dieu, que vous serez content, Monseigneur, de mon obéissance, s’il plaît à Dieu. Si j’osais, je vous demanderais une grâce, pour éviter toutes sortes d’inconvénients, qui serait, Monseigneur, que vous eussiez la bonté de me confesser lorsque vous serez à Meaux3 : vous verriez par là tout mon cœur, et je ne serais point exposée à un confesseur qui peut être gagné. C’est une pensée qui m’est venue, que je soumets néanmoins à tout ce qu’il vous plaira d’en ordonner. Pour le nom, ce sera, s’il vous plaît, celui de La Houssaye4. J’attends l’obédience incessamment, et je partirai sans retarder sitôt que je l’aurai reçue5, n’ayant point de plus forte inclination que de vous marquer et mon profond respect et ma parfaite soumission. Je suis, de Votre Grandeur, la très humble et très obéissante servante,

DE LA MOTTE GUYON.

J’attendrai aussi vos ordres, Monseigneur, pour la communion : je ne communierai qu’autant qu’il vous plaira.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°115] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [138] - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 149 - UL, lettre 1152 : « L[ettre] a[utographe] s[ignée], collection H. de Rothschild […] placée dans les éditions à la fin de décembre 1694 ; mais elle est, à en juger par son contenu, antérieure de quelques jours à celle du 23 du même mois. »

1Ne se croyant pas en sûreté du côté de l’archevêque de Paris, Mme Guyon avait demandé à Bossuet de la recevoir dans un couvent de son diocèse. Le 31 décembre 1694, Mme de Maintenon écrivait à l’évêque de Châlons : « M. de Meaux accorde tout, et nous allons lui envoyer Mme Guyon ; le Roi le dira à M. l’Archevêque et lui parlera comme croyant qu’il ne faut plus parler de cette affaire. J’espère qu’avec cela le zèle du prélat se refroidira. Je viens d’écrire à M. de Meaux ; je ne l’avais pu ces jours passés, m’étant trouvée incommodée d’un rhume. Je le presse de tout finir et de déclarer à nos amis ce qu’il pense de la doctrine de cette femme ... » (Correspondance générale, éd. Lavallée, t. III, p. 421). [UL].

2 « C’est avec plaisir que j’accepte les conditions, car j’aime bien mieux voir peu de religieuses que d’en voir beaucoup . Je me passe aisément de compagnie […] J’aime mieux ne point voir les religieuses que de les voir, car, si elles me tendent des pièges, moi, qui n’aime que mon petit Maître, je me laisserai prendre comme une sotte. De plus, je ne puis faire toutes ces façons... » (Mme Guyon au duc de Chevreuse, 7 et 8 janvier 1695).

3 « Faites que M. de Meaux me confesse, car cela sera mieux, et je n’irai pas si souvent » (Mme Guyon à Chevreuse, 7 janvier 1695). « Je ne me suis jamais voulu charger ni de confesser ni de diriger cette Dame, quoiqu’elle me l’ait proposé, mais seulement de lui déclarer mon sentiment sur son oraison et sur la doctrine de ses livres. » (Bossuet, Relation, section II, n. 2).

4Nous ne savons pourquoi Mme Guyon fit choix de ce nom.

5Elle partit seulement le 13 janvier 1695. Sans doute, Bossuet, comme on le verra par la lettre du 23 décembre 1694, lui avait dit de ne pas se mettre en route sans un nouvel avis. Madame Guyon se retira donc au Monastère de la Visitation de Meaux, le 13 janvier 1695 : « Madame la Duchesse de Mortemart l'y conduisit dans son carrosse; elle eut ordre de ne communiquer avec qui que ce soit au-dehors, ni par lettre, ni autrement; dans la maison, elle ne pouvait parler qu'avec la mère Picard supérieure du monastère, d'un esprit ferme et d'un âge avancé, et avec M. Bobé, chanoine de Meaux, et supérieur du monastère, que M. de Meaux lui donna pour confesseur. » (Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 150).A BOSSUET. 23 décembre 1694.

Je n’ai garde de partir, Monseigneur, devant le temps que vous me l’avez précrit : j’ai laissé les places retenues1. Je veux vous obéir en tout ; mais dans les choses qui ne seront pas en mon pouvoir, je vous les dirai simplement, pour ne pas tromper Votre Grandeur. Je prends la liberté de vous envoyer la Vie de sainte Catherine de Gênes 2. Il y a bien des choses qui ont rapport à certaines difficultés : j’ai cru que vous seriez bien aise de les voir.

Je vous ai dit, Monseigneur, que je ne priais point pour moi, et il est vrai. Mais je suis souvent portée à prier pour les autres, et lorsque l’instinct m’en est donné, la facilité m’en est aussi donnée. Je n’ai cessé depuis hier de prier pour Votre Grandeur ; et je sens dans mon fond quelque chose qui fait que je donnerais mille vies, si je les avais, pour l’entier accomplissement des desseins de Dieu sur Votre Grandeur. J’attendrai vos ordres3, Monseigneur, ne voulant que vous obéir, et vous donner des marques du profond respect avec lequel je veux être toute ma vie, etc.

De la Motte Guyon, le 23e, au soir.

- UL, lettre 1155 - Copie Dupuy, à Saint-Sulpice, datée par erreur du 23 février 1694.

1Les places déjà retenues à la diligence.

2Sans doute la nouvelle édition donnée à Paris par J. Desmarets de Saint-Sorlin, en 1667, en 2 vol. in-12, De la Vie et les œuvres spirituelles de Catherine d’Adorny de Gennes, adaptation de la traduction par les chartreux de Bourg-fontaine, cette dernière publiée dès 1598. Poiret avait publié la même traduction des chartreux, en la respectant, dans sa Théologie de l’Amour, Amsterdam, 1691.

3Le 7 janvier 1695, Mme Guyon charge le duc de Chevreuse d’une lettre pour Bossuet, dont il ne reste rien (ms. Dupuy, Relation).



AU CARDINAL LE CAMUS. 27 décembre 1694.

L’on m’a mandé qu’il courait à Paris une lettre qu’on attribue à Votre Éminence, laquelle contient que vous m’avez chassée de votre diocèse après que vous m’avez convaincue de crime, et que je vous ai dit à vous-même des choses que je n’ose répéter, tant elles sont contraires aux bonnes mœurs. Je n’ai point cru que la lettre fût de Votre Éminence, et je pouvais même faire voir qu’elle n’en pouvait être, par les lettres pleines de bonté que Votre Éminence m’a fait l’honneur de m’écrire, et que je gardais avec un profond respect. Mais je n’ai rien voulu faire sur cela, ni me défendre, que je ne susse l’intention de Votre Éminence, qui se souviendra, s’il lui plaît, que ce fut une fille qui, par un dépit, me fit accuser ; que Votre Éminence n’ajouta point de foi à ce que lui dit cette fille ; et qu’elle eut la charité d’en écrire à Verceil, où j’étais pour lors ; que j’eus l’honneur de lui répondre à cette lettre, par une parabole du loup et de l’agneau, dont vous fûtes, Monseigneur, pleinement content. Vous le fûtes néanmoins beaucoup davantage, ainsi que vous m’avez fait l’honneur de me le dire à moi-même, après me l’avoir fait dire par M. Giraut, conseiller, lorsque cette fille écrivit une lettre de rétractation à Votre Éminence, où elle lui marquait que le dépit lui avait fait avancer une chose fausse. Elle m’écrivit à moi-même une lettre très forte pour me demander pardon, m’assurant qu’elle avait été rigoureusement punie de son péché et de sa calomnie. J’envoyai cette lettre, Monseigneur, à M. Giraut, pour la faire voir à Votre Éminence, qui assura en avoir reçu une pareille.

J’ai cru, Monseigneur, devoir faire souvenir Votre Éminence de toutes ces choses, étant persuadée de sa justice et de sa charité pour ne refuser pas un témoignage à la vérité, en faveur d’une personne qui ne s’est jamais écartée un moment du profond respect et de la parfaite estime qu’elle doit à Votre Éminence, et qui aimerait mieux passer pour coupable que de se justifier par la moindre chose qui pût déplaire à Votre Éminence, de laquelle je serai toute ma vie. / Ce 27 déc[embre] 1694. / La très humble et très obéissante servante. Signé de la Motte Guion.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°96, en tête : « copie d’une lettre de Mme Guyon envoyée à M. le cardinal Le Camus, envoyée à Grenoble le 10e janvier 1695 » ; la copie est de Chevreuse ; ajout en travers de la dernière page : « lettre de Madame G[uyon] à M. le cardinal Le Camus qu’il faut confronter avec les réponses du P. Richebraque prieur de Saint Robert. » - Fén. 1828, vol. 7, lettre 64.

AU DUC DE CHEVREUSE. Décembre 1694.

q[uis] u[t] D[eus]

Il m’est venu tout à coup au cœur d’écrire à M. le duc de Monfort. J’ai obéi à Dieu, j’ai écrit et je vous envoie la lettre afin que vous en fassiez l’usage que Dieu vous inspirera. Le respect humain, qui ne m’a pas empêchée de l’écrire, ne vous empêchera pas de la donner. J’espère même que vous ne tarderez pas à le faire, car vous savez que la grâce a ses moments. Si Dieu veut Se servir de cette lettre, à la bonne heure ! S’Il ne veut pas s’en servir, j’aurai toujours la consolation d’avoir obéi, et peut-être aura-t-elle un jour son effet.

- A.S.-S., pièce 7374, autographe, sans adresse, fragments de cire pour cachet. En tête : « Je crois que c’est en décembre 1694 ».





Année 1695

AUX ENFANTS DU PETIT MAITRE. Début 1695 (?)

Mes chers enfants,

Je vous souhaite une bonne année : elle sera toujours bonne, si nous nous renouvelons dans la charité. Nous passons de longues années sans devenir meilleurs, parce que nous restons toujours attachés à nous-même, que nous ne voulons point nous quitter, que nous nous approprions toutes choses, et que par conséquent nous n’aimons pas Dieu, ou nous L’aimons très peu. Ne mesurons point l’amour que nous avons pour Dieu sur ce que nous sentons ou ne sentons pas, mais sur l’éloignement de nous-mêmes. Combien sommes-nous éloignés de cet amour, nous qui voulons être flattés, que la vérité blesse, qui cherchons ce qui nous accommode, qui voulons être appuyés de plume et de duvet, qui disons à la croix : « Retirez-vous de nous, vous avez trop de dureté », nous qui désirons être comptés pour beaucoup, qui nous jugeons de nous-mêmes, qui nous approprions, qui avons de vaines joies lorsqu’on nous estime, et de vaines tristesses lorsque nous nous imaginons être déchus de cette estime, nous qui ne nous renonçons en rien, qui nous disons enfants du petit Maître, sans Le suivre et sans marcher où Il a marché, qui conservons non seulement notre propre esprit, mais même nos caprices, qui voulons ce que nous voulons, et le voulons opiniâtrement, nous qui croyons toujours avoir raison, qui nous soutenons jusques à [319v°] l’extrémité, et lorsque nous ne pouvons plus soutenir, feignons de nous soumettre, et faisons valoir cette soumission feinte comme une grande vertu, de sorte que nous nous donnons ce double mérite devant les hommes d’avoir raison et de soumettre cette raison, quoique l’un et l’autre soient imposture, qui affectons d’être simples et voulons le paraître, quoique nous ne soyons rien moins que cela, nous qui prenons toutes formes pour nous faire estimer, qui sommes idolâtres de nous-mêmes et de tout ce que nous faisons, qui nous élevons au-dessus des autres, nous qui voyons une paille dans l’oeil de notre frère et ne voyons pas une solive dans le nôtre, nous qui avons des attaches et aux autres et à nous-mêmes, et qui retirons notre cœur de Dieu pour le donner aux créatures, nous qui sommes des âmes adultères et partagées, nous qui disons à Dieu par nos œuvres : « Retirez-Vous de nous. Vous êtes un Dieu jaloux, nous voulons vivre comme il nous plaît, et Vous ne le savez souffrir » ! Et nous nous flattons d’être les enfants du petit Maître ! Nous n’avons aucun de Ses traits, nous n’aurons point Son héritage, Il ne connaît point ces enfants illégitimes qui viennent de l’alliance de la chair avec l’esprit. Où est la charité mutuelle qu’Il nous a si fort recommandée ? Si vous étiez unis à Lui, vous le seriez avec vos frères. Mais j’ai beau tourner, je ne connais le petit Maître en aucun de nous. Ne nous flattons plus, renouvelons-nous dans la charité, quittons le vieux levain de l’amour-propre, soyons une nouvelle pâte, quittons le vieil homme pour [320r°] nous revêtir du nouveau. Où est notre foi et notre charité ? Je n’en sais rien, je n’en sais rien. Nous sommes nus et nous croyons être bien vêtus, et je dis à d’autres : « Vous êtes vêtus et vous vous croyez nus ».

Malheur à la terre car elle est corrompue, malheur au ciel car il a couvert son iniquité, malheur au soleil qui l’a éclairée, malheur à moi parce que je me suis tue 1, malheur davantage à ceux qui ont donné le nom de vérité au mensonge, et le nom de mensonge à la vérité, qui ne regardent comme vérité que ce qui leur plaît, qui regardent comme tromperie ce qui blesse l’amour-propre ! Je pleure la fille de mon peuple, je pleure mon peuple même : qu’est devenu ce peuple docile ? Il a quitté sa voie. Sion, pleure tes voies : personne ne vient à tes sabbats, car ceux que tu croyais tes enfants, n’y marchent plus, ils ont pris le change. Le peuple qui n’était point mon peuple est devenu mon peuple3, dit Sion, et le peuple qui était mon peuple s’est retiré de moi. Elargis tes sentiers, ô Sion, pour laisser passer ceux qui sortent de ton sein, mais ouvre tes portes pour recevoir ceux qui viennent en foule chez toi. Tes chemins sont battus de ceux qui viennent et qui s’en retournent, tu pleures les uns et chantes avec allégresse pour les autres. Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu1.

Il y en a bien qui suivent les vouloirs du petit Maître, mais j’ai quelque chose à leur reprocher : ils se croient pauvres, quoiqu’ils soient riches. Ils ont mal aux yeux, [320v°] il leur faut un collyre4 ! Ils sont pourtant ma consolation. Je leur envoie la bénédiction du petit Maître, je les porte dans mon cœur.

A.S.-S., ms. 2057, f° 319r° à 320v°, copie très soignée ; Dutoit, lettre 3.19.

1Ensemble de paraphrases à partir des Lamentations de Jérémie, et probablement d’Isaïe.

2Rm 9, 25-26.

3Osée, 14, 2.

4Inspiré de Apoc., 2, 4 à 3, 18.

AU DUC DE CHEVREUSE (?) 7 janvier 1695.

J’attends mon obéissance1 pour partir, et quelque incommodée que je sois, je ne retarderai pas un instant2. J’ai deux filles : l’une me sert depuis quatorze ans, et l’autre depuis six ans ; elles n’ont ni bien ni retraite. Si M. de M[eaux] veut bien qu’elles entrent dans le couvent, j’en emmènerai une avec moi, et l’autre me viendra trouver avec les petits meubles et hardes nécessaires à une personne aussi incommodée que je le suis. Elle amènerait mon lit, et de quoi meubler une chambre. J’ai deux petits oiseaux qui me tiennent compagnie ; je souhaiterais bien de les avoir, si M. de M[eaux] le veut bien. Pour ma petite chienne, je la donnerai, car je n’ose proposer de l’emmener. Je voudrais bien aussi porter mon petit Jésus et quelques petits tableaux. Mandez-moi, s’il vous plaît, monsieur, sans retard, les intentions de M. de M[eaux]. Je [f°98v°] vous assure que j’ai eu une sensible joie de la charité de ce bon prélat. J’espère que Dieu lui fera connaître le fond de mon cœur. Je souhaiterais fort qu’il eût la bonté de m’accorder la grâce que je lui demande dans la lettre ci-jointe. C’est avec plaisir que j’accepte les conditions, car j’aime bien mieux voir peu de religieuses que d’en voir beaucoup. Je me passe aisément de compagnie. Je serais fort aise de porter tous mes petits ouvrages, car c’est toute ma consolation, et quelque livre de la Bible. Si, par votre moyen, je pouvais avoir l’Histoire ecclésiastique3, j’ai fort envie de me la faire lire. Du reste, il ne faut point que ces dames se gênent pour me tenir compagnie : la solitude ne m’ennuie jamais.

Je vous prie de faire faire attention à M. de Meaux que je suis fort simple et franche, que c’est peut-être ce qui pourra peiner, mais je ne puis être autre que [f°99] très simple, car c’est mon caractère, et je serais bête au dernier point s’il faut être sur le compliment, la façon et la précaution. J’ai aussi quelques remèdes qu’il me faut porter à cause de mes vomissements. Un mot sur tout cela, s’il vous plaît. Je m’approcherai assez pour partir promptement après l’obéissance reçue. Je ne vous fais point de remerciements de toutes vos peines : Celui pour lequel vous faites ces choses vous en récompensera. J’apprends la mort de M. de Luxembourg. Je sais l’intérêt que vous y avez. Je souhaite qu’il ait connu Dieu avant de mourir. Permettez-moi de présenter mes respects à madame de Ch[evreuse]4

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°98, autographe ; en tête de Chevreuse : « reçue le 9e janvier 1695 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°115] - Fénelon 1828, t. 7, lettre 65.

4Mme de M[ortemart] selon Fénelon 1828.

1 Au sens d’obédience, affectation donnée par un supérieur.

2« Je partis … dans le plus affreux hiver… » Vie, 3.18.1.

3Probablement l’Histoire ecclésiastique [d’Eusèbe], translatée de latin en français par messire Claude de Seyssel […], 1532, 1567, 1579, puis sans date par Gauterot à Paris. (L’Histoire ecclésiastisque du XVIIe siècle, de L. Ellies Du Pin, 4 vol., est de 1714).


AU DUC DE CHEVREUSE. 8 janvier 1695.

Mon bon tuteur, je m’en irai sitôt que j’aurai reçu l’obédiencea, mais vous savez que je suis si simple. J’aime mieux ne point voir les religieuses que de les voir car, si elles me tendent des pièges, moi qui n’aime que mon petit Maître, je me laisserai prendre comme une sotte. De plus, je ne puis faire toutes lesb façons. Je veux alors bienc mon perroquet, mon serin et ma petite chienne. Faites que monsieur de Meaux me confesse, car cela sera mieux et je n’irai pas si souvent. Ecrivez-moi tout au long car on me donnera la lettre : [f. 2 r°] je suis assez près, présentement, pour la recevoir. J’aime bien Mme de Morstin [Morstein] et j’espère qu'un jour M. de Mon[fort ?] [sera] à Dieu. Ecrivez librement. Tâchez que j’aie mon lit et mes petits meubles.

- A.S.-S., pièce 7381, « 8 janvier 1695 reçu le 9 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°116] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [139].

amon obéissance Dupuy.

bces Dupuy.

cje voudrais bien Dupuy.

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 janvier 1695.

Si l’on m’arrête sur le chemin par l’ordre de M. l’arch[evêque], que répondrais-je ? Car cela se peut faire et ce n’est pas sans sujet1, monsieur, que je vous demande cela. Comme vous me mandez de partir sans attendre l’obéissance, je pars et je serai, s’il plaît à Dieu, samedi quinzième du mois à M[eaux]2. Ayez la bonté d’en faire avertir, afin que je sois reçue quoique je n’aie pas l’obédience. J’ai cru, comme votre lettre est écrite depuis celle de monsieur de Meaux, lui obéir plus exactement en suivant le dernier ordre. Je ne me porte pas bien, mais je n’ai nul égard pour obéir3. Voulez-vous bien que, pour la dernière fois, je présente mes respects à ceux qui ont tant eu de charité pour moi ? Ma reconnaissance sera éternelle.


A.S.-S., pièce 7382, autographe, à « Monsieur le duc de Chevreuse », «Reçue le 9e janvier 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°116] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [139].

1Madame Guyon craint la colère de l’archevêque, tenu à l’écart de toute cette histoire. V. note 4 à la lettre suivante, n°266.

2Le 13 janvier elle sera à Sainte-Marie de Meaux.

3« Je partis dans le plus affreux hiver […] j’en eus une maladie de six semaines de fièvre continue », Vie 3.18.1.

A BOSSUET. Vers le 10 janvier 1695 (?)

Monseigneur, je prends la liberté de vous offrir ce tableau1, qui passe, parmi ceux qui s’y connaissent, pour être assez bon. Il y a longtemps que j’aurais pris la confiance de le présenter à Votre Grandeur, mais je voulais que toutes ces affaires2 fussent terminées auparavant. Faites-moi la grâce de l’agréer comme un témoignage de mon respect et de ma reconnaissance. Je vous envoie aussi deux petites boîtes pour vous récréer par leur nouveauté ; la plus petite est l’emblème de la confiance que je veux avoir toute ma vie en Votre Grandeur, étant avec une parfaite soumission, de Votre Grandeur, la très humble et très obéissante servante de la Motte[-Guyon].

- BN, N. acq. fr. 16313, f°66, autographe - UL, lettre 1165. D’après la place qu’elle occupe dans les éditions, cette lettre aurait été écrite de Meaux en juillet 1695, après que Bossuet eut accepté la soumission de Mme Guyon et lui en eut donné un certificat conforme. Mais la confiance qu’elle exprime est en contradiction avec les sentiments intimes que révèle la correspondance de Mme Guyon au mois de juillet. Nous croyons donc la présente lettre antérieure de plusieurs mois : elle a dû être écrite lorsque, son départ pour Meaux étant résolu, Mme Guyon put croire qu’elle allait, grâce à Bossuet, retrouver la tranquillité. Elle écrivait, le 7 janvier, au duc de Chevreuse [lettre n°264], au moment où elle faisait ses préparatifs de départ : « Je voudrais bien aussi porter mon petit Jésus et quelques petits tableaux. Mandez-moi, s’il vous plaît, sans retard les intentions de M. de Meaux ; je vous assure que j’ai une sensible joie de la charité de ce bon prélat. » (Ms. Dupuy, f°159, v°). [UL].

1» M. l’abbé Ledieu nous apprend que ce tableau représentait une Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras « (Deforis). Ni Bossuet, ni Phelipeaux, dans leurs Relations, ni Mme Guyon dans sa Vie, n’ont parlé de ce cadeau. [UL] – En effet il en est probablement question à la fin d’une lettre à la « petite duchesse » de mars 1697 : « Je vous ai envoyé une petite croix et le portrait de [interprété comme : appartenant à] M. de M. » Ce portrait aurait été rendu par Bossuet.

2Les négociations relatives à son départ pour Meaux : « M. de Meaux accorde tout », écrit Mme de Maintenon à M. de Noailles le 31 décembre I691, « et nous allons lui envoyer Mme Guyon. Le Roi le dira à M. l’archevêque et lui parlera comme croyant qu’il ne faut plus agiter cette affaire. »

CARDINAL LE CAMUS AU DUC DE CHEVREUSE. 18 janvier 1695.

Grenoble, 18 janvier 1695.

Il y a plus de quinze jours, monsieur, que j’ai envoyé à mon frère les éclaircissements que vous lui aviez demandés sur ce qui s’était passé à Grenoble touchant Mme Guyon. Ainsi, je crois qu’il vous les a communiqués ; et, pour ne vous point fatiguer, je n’userai point de redites.

J’ai écrit, il y a plus d’un mois, deux lettres à M. le curé de Saint-Jacques1 sur le même sujet. Je vois à peu près qui l’a engagé à m’écrire pour avoir ces éclaircissements, mais je le crois trop sage pour avoir divulgué cela par le monde. Mais je m’en remets à celle que j’ai écrite à mon frère, qui marque nettement et sincèrement ce qui s’est passé en ce diocèse à l’égard de Mme Guyon. J’y ai omis exprès une déposition très fâcheuse d’une Cateau Barbe, qu’elle avait emmenée à Gênes contre le gré de sa mère, parce que cela aurait été trop injurieux à Mme Guyon.

Pour les lettres qu’elle a publiées dans Paris2, [f°103] elles n’affaiblissent point les faits que j’assure qui se sont passés à Grenoble. Autant que ma mémoire me le peut fournir, je lui ai écrit pour retirer cette jeune fille de ses mains, que son frère alla chercher à Gênes, ou à Verceil. Mais cela ne lui est pas fort avantageux.

Il y a environ six ans qu’elle m’écrivit qu’elle s’était bien trouvée de mes bons avis et qu’elle avait réussi pour le temporel et le spirituel, et qu’elle avait été trouvée avoir des sentiments orthodoxes. Cela fait voir que je lui avais donné des avis sur sa conduite, et ces avis étaient de quitter cette attache éclatante qu’elle avait pour un barnabite et d’avoir soin de ses enfants et de ses affaires domestiques ; 2° de ne point se mêler de dogmatiser comme elle faisait ; 3° de prendre garde à la manière dont elle expliquait son oraison de quiétude, dont un prieur de la réforme de Saint-Benoît m’avait fait un rapport désavantageux pour elle.

[f°102v° en travers] Elle me demanda alors une lettre de recommandation pour mon frère, le lieutenant civil3. J’y peux bien avoir mis ce que vous me marquez, que c’était une dame de vertu et de piété ; c’est le moins que je pouvais mettre, après l’assurance qu’elle me donnait qu’elle s’était bien trouvée de suivre mes avis et qu’on avait jugé à Paris ses sentiments orthodoxes. Ainsi, comme dit saint Augustin des louanges que le concile de Palestine donna à Pélage : Voluntas emendationis, non falsitas dogmatis approbata est4.

Enfin, si je l’ai trop louée en la recommandant, cela n’empêche point que tout ce que j’ai mandé, qui s’est passé à Grenoble, ne soit vrai. Il ne me reste qu’à vous assurer, monsieur, que je suis à vous avec toute l’estime et la distinction possible.

Le cardinal Le Camus.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°102, autographe. - UL, appendice III, « II Témoignages », B2.

Cette lettre répond à une lettre qui lui avait été adressée par Chevreuse le 10 janvier (A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°100, autographe) :

« Votre Eminence me permettra d’interrompre quelques moments ses saintes et continuelles occupations pour lui expliquer une difficulté dont on ne peut recevoir la solution que d’elle-même. Il court dans Paris des copies d’une lettre adressée, dit-on, à M. le curé de Saint-Jacques par Votre Eminence. Il y est marqué que vous avez convaincu à Grenoble Madame Guyon d’une doctrine abominable et d’assemblées nocturnes sous prétexte de charité ; et cependant on voit d’autres lettres de V. E. à la même dame depuis son départ de Grenoble par lesquelles vous témoignez beaucoup d’estime de sa vertu et de sa piété, et vous répondez à Mr le Lieutenant Civil de sa droiture en recommandant ses affaires temporelles. Mme la duchesse de Noailles a un intérêt particulier d’éclaircir sur cette apparente contradiction parce que Mme la Comtesse de Guiche sa fille est amie de Madame Guyon, et que plusieurs personnes de beaucoup d’esprit et de piété qui connaissent cette Dame rendent un témoignage très avantageux de sa vertu. […] ».

1Le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas, à Paris.

2Les lettres que Le Camus avait écrites le 28 janvier 1687 à Mme Guyon et à son frère le lieutenant civil de Paris.

3Lettre du 28 janvier 1687: « Je ne saurais refuser à la vertu et à la piété de Mme de La Motte la recommandation qu’elle exige […] J’en ferais quelque scrupule, si je ne connaissais la droiture de ses intentions et votre intégrité. […] ». En même temps, il écrivait à Mme Guyon: « Je souhaiterais d’avoir, plus souvent que je n’ai, des occasions de vous faire connaître combien vos intérêts temporels et spirituels me sont chers.[…] » (Lettres reproduites dans notre volume I comme des témoignages sur Madame Guyon précédant son arrivée à Paris.)

4De gestis Pelagii, 35 (P. L. XLIV, col. 358), pour le sens, non pour les termes.



AU DUC DE CHEVREUSE (?) Février 1695.

Février 1695

... Dieu est un grand roi, dont la faveur est plus à rechercher qu’on ne peut dire. Mais pour la faveur ou défaveur de la terre, c’est ce dont un cœur chrétien doit faire peu de cas. Comment aurais-je révolté tout Saint-C[yr] ? [116v°] Je n’y ai vu que trois filles, une seulement deux fois, et l’autre, qui est ma parente, sait combien je les ai portées à la soumission. C’est assurément ma seule présence au-dehors qui, de loin, leur a inspiré cet esprit. Il me paraît que N [madame de Maintenon] ne se sert pas de tout son bon esprit, quoiqu’elle se serve de tout son crédit. Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles1. Peut-être, après avoir cru avoir passé des ténèbres à la lumière, verra-t-elle qu’elle a passé de la lumière aux ténèbres.

Je vous prie de demander à l[a] bonne c[omtesse] si elle a de l’eau de seiche : il me prend, depuis quelques temps, des défaillances le soir. Jeudi, j’en eus une de deux heures ; en voilà quatre depuis un mois. J’en eus une, il y a quelques jours, qui me dura près de quatre heures, et je n’en avais jamais eu surtout le soir : cette eau me fit revenir ; une personne en avait, qui m’en donna.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°116] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [140].

1Luc, 1, 51 : Il a fait tomber les Monarques de leurs trônes, et a élevé les petits. (Amelote). (Paroles du Magnificat).

De M. D’ARANTHON A … 8 février 1695.

M[onsieur]

Quand j’ai reçu votre lettre du dernier jour de l’année 1694, j’en avais déjà anticipé la réponse par une lettre que j’ai confiée à M. B. docteur de Sorbonne. Je vous avoue que j’ai de la peine de prendre le sens de la vôtre, parce que vous y paraissez préoccupé de certaines idées qui n’ont rien de commun avec la situation où je me trouve à votre égard. On vous a fait une injustice, si on vous a imputé d’être venu dans ce pays pour y prendre des armes 1 contre la dame que vous me nommez. C’est à quoi nous n’avons songé ni vous ni moi. Dieu le sait et les hommes le connaîtront un jour. Je ne vous ai jamais ouï parler d’elle qu’avec beaucoup d’estime et de respect, et ma mémoire ni ma conscience ne me reprochent pas d’en avoir jamais parlé autrement. Si elle a eu quelques chagrins à Paris, elle ne les doit imputer qu’aux liaisons qu’elle a eues au P. de la Combe 2, avant même que j’eusse le bien de la connaître. Et l’on ajoute qu’elle s’est faite des affaires par des communications et des [282v°] conférences qu’elle a eues dans Paris avec quelques personnes du parti du quiétisme outré. Quelque éloignement que je lui ai toujours témoigné d’avoir pour cette doctrine et pour les livres du père de Lacombe, j’ai toujours parlé de la piété et des moeurs de cette dame avec éloge. Voilà en peu de mots, les véritables sentiments où j’ai toujours été à son égard, et qui vous doivent faire connaître dans quelles dispositions je suis pour tout ce qui peut vous intéresser, etc.

- Fénelon, Réponse à la Relation sur le quiétisme [de Bossuet], ch. I. - B.N.F., ms. 5250, copie, f°282, suivie de : « On voit que ce prélat malgré tout ce qu’il blâmait fortement dans la conduite de cette personne pour des choses qu’il regardait sans doute comme des indiscrétions, n’en parlait jusqu’en ce temps-là, qu’avec estime, respect, éloges pour sa piété et pour ses moeurs, que c’était ses véritables sentiments, et que sa conscience lui eût fait des reproches s’il en eût jamais parlé autrement. » - Cor. Fénelon 1828, t. 7, l. 70, p. 148.

Nous publions cette lettre entre tiers parce qu'elle témoigne de l'enquête menée par le duc de Chevreuse, et parce qu'elle fût reprise par Fénelon dans sa défense.

1 Fénelon cite au même endroit une autre lettre de l’évêque de Genève, du 19 juin 1683, où il s’exprime ainsi sur Mme Guyon : « Elle donne un tour à ma disposition à son égard qui est sans fondement. Je l’estime infiniment, et par-dessus le P. de Lacombe ; mais je ne puis approuver qu’elle veuille rendre son esprit universel, et qu’elle veuille l’introduire dans tous nos monastères, au préjudice de celui de leurs instituts. Cela divise et brouille les communautés les plus saintes. Je n’ai que ce grief contre elle. A cela près, je l’estime et je l’honore au-delà de l’imaginable. » Cor. Fénelon, 1828.

2 Une lettre de M. d’Aranthon, du 31janvier 1688, donne les raisons de son opposition à ce religieux : « L’on publie ici, dit-il, que le P. de Lacombe va être renvoyé glorieusement. Je souhaite de tout mon cœur que cela soit ainsi, si Dieu le veut ; mais au nom de Dieu, obtenez de Mgr l’archevêque et du R. P. confesseur, qu’on ne le renvoie point dans mon diocèse. Vous verrez, par ma dernière lettre circulaire, que je vous conjure de leur communiquer les précautions que j’ai été forcé de prendre pour arrêter les progrès de sa mauvaise doctrine dans mon diocèse. Si ce père paraît ici, la moitié du Chablais est perdue. [...] » Cor. Fénelon, 1828

DU PERE LACOMBE A ? Février 1695.

J’ai bien reçu votre lettre, ô personne qui m’êtes inconnue, mais comme vous dites, bien unie selon Dieu. J’en ai eu d’autant plus de joie que je ne m’attendais plus à avoir aucunes nouvelles de la Ch[ère] M[ère]. Vous pouvez encore nous en donner, ce qui ne me sera pas une petite consolation. J’avais mandé à N[otre] Ch[ère] M[ère] de ne faire qu’une enveloppe, avec l’adresse à Mgr de Cossier, sans parler du tout de l’autre ami ; elles me seront rendues avec autant de sûreté. Mais elle n’a reçu ni cette lettre-là ni quelques autres, témoin celles qui sont tombées entre vos mains. Je bénis Dieu d’en avoir sauvé quelques-unes de la trahison ou du naufrage. On ne m’avait pas encore donné l’adresse que je reçois de vous, on s’en servira tant que le ciel nous laissera encore quelque ressource. Ne peut-on point confier à l’ami Le Sieur où est renfermée l’illustre souffrante ? Illustre à la vérité devant Dieu si, suivant la règle évangélique, on juge de la grandeur d’une âme par la grandeur de ses croix et de ses opprobres, portés [f. 1 v°] chrétiennement. Cette personne que j’honore véritablement comme ma mère en N[otre] S[eigneur] vous a pu dire quelle est notre union. Mais je ne saurais assez vous exprimer ce que je porte dans le cœur pour elle, et combien je lui suis acquis malgré les tempêtes dont nous avons été battus. Si vous trouvez quelque ouverture, faites-lui savoir ma sincère disposition à son égard ; rien du monde n’est capable de l’altérer. Je m’étonnais qu’elle ne faisait aucune mention de mes réponses, quoique je les lui fisse fort régulièrement : une partie a été interceptée. L’autre vous a été heureusement rendue. Je n’ai pas envoyé le paquet qu’elle vous a fait chercher, parce que je ne voyais pas qu’elle pût le recevoir. On n’a pas reçu non plus celui qu’elle m’a envoyé par le messager de Toulouse, ainsi que les dernières lettres le portaient. Il y a à craindre qu’elle n’ait pas été servie fidèlement non plus que pour le premier surplis, dont le paquet fut perdu. Ayez la bonté de nous faire savoir ce que vous jugerez se pouvoir hasarder. De ce côté-ci, il ne s’est perdu aucune lettre. L’adresse est sûre de l’ami très fidèle et très [f. 2 r°] généreux.

Pour ce qui est de vous, chère personne, qui, quoique inconnue, êtes si aimante et si aimée de la pauvre persécutée, daignez me donner quelque part à votre souvenir devant Dieu, ou dans votre cœur telle place qu’il plaira de m’y donner à Celui qui le possède pour Son amour et pour Sa gloire. J’avais vu, il y a longtemps, votre caractère [écriture] sur les paquets de la ch[ère] M[ère] et dans quelques chansons ; mais je ne me serais jamais imaginé que ce fût le caractère d’une femme, surtout y remarquant une si bonne orthographe, ce qui est rare pour le sexe. Il y a bien des morts à essuyer par la privation de tant de personnes que l’on verrait de si bon cœur, et pour qui l’on conçoit tant de correspondance, de par la nécessité de se trouver parmi tant de visages que l’on ne goûte point. L’amour et la volonté de Dieu rend tout supportable : plaise à Sa divine bonté de nous la faire aimer éternellement, quoi qu’il y ait à souffrir pour Lui plaire. C’est dans Son même amour que je vous embrasse cordialement.

- A.S.-S., pièce 7383, autographe. En tête : « Du P. Lacombe à Mme de (Guyon biffé), XXX, Février 1695 ». .

DU PERE LACOMBE. 4 mars 1695.

Ce 4 mars 1695

J’ai reçu heureusement la vôtre dernière aussi bien que la précédente. L’incertitude où vous me mettez de pouvoir plus vous en faire tenir des miennes, fait que je ne me sens pas dans celles-ci. Nous avons suivi les différentes adresses que l’on nous a données : comme je les supposais sûres, j’écrivais plus rondement. Mais comme vous dites fort bien, tous ne sont pas capables des vérités singulières, et la préoccupation où l’on est peut donner lieu à de sinistres jugements. Nous attendrons ce qui arrivera par les ordres de la divine Providence, et ce que vous pourrez nous en apprendre. Si vous voyez la chère M[ère]1, assurez-la de la constante continuation de tout ce que je lui suis, aussi bien que de l’attachement de la petite société de ce lieu2. Le paquet de papiers qu’elle disait avoir envoyé à Toulouse ne s’y est point trouvé ; il faut le faire chercher au Bureau de Paris pour Toulouse. Peut-être y trouverait-on [f. 1 v°] aussi le paquet du premier surplis dont on n’a jamais eu de nouvelle3. Je finis pour reprendre mon silence jusqu’à ce que je sache si l’on pourra encore vous écrire ; il ne s’en perdra aucune lettre de ce côté-ci, par la protection divine et par les soins de la personne qui nous rend depuis si longtemps un si bon office.

Depuisa que la personne préposée à Toulouse pour la réception des paquets à nous adressés, a su la remise de celui qu’on envoyait, elle a été au bureau à l’arrivée de chaque messager, mais inutilement. Si vous le jugez à propos, mad[emoise]lle ma très chère sœur en N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], vous en ferez faire la recherche : peut-être l’a-t-on oublié au bureau. L’adresse en est à M. de Normande chez M. de Colomès, banquier à Toulouse, pour faire tenir à M. de Lasherous4. On avait même déclaré au bureau que c’était des sermons et un livre que M. Mamelus envoie à M. de Lasherous. Le premier, qui s’est perdu aussi au Bureau de Paris, à la réserve que par oubli il y fût encore, <il> s’adressait à M. de Vergès chez M. Bousat, droguiste à …, [f°.2 r°] pour faire tenir à M. de Lasherous de Caubotteb à Lourdes ; il y avait un surplis et quatre louis dedans. Les âmes unies de ce lieu saluent et embrassent très cordialement l’illustre souffrante et persécutée : vous êtes mise et comprise dans le ballot, ma très chère sœur en Notre Seigneur Jésus-Christ. Que le grand Maître règne en nous par amour, et c’est dans cet amour que je vous embrasse très cordialement, bien que je n’aie l’honneur et l’avantage de vous connaître.

- A.S.-S., pièce 7384, autographe, sans adresse. En tête : « Du P. Lacombe à Mme de Guyon ». La seconde partie de la lettre est peu lisible, d’où nos points de suspension.

a Cette fin de lettre est d’une autre écriture, probablement de l’intermédiaire côté Lacombe..

b Lecture incertaine.

1Madame Guyon à qui cette lettre est adressée par un intermédiaire.

2Le groupe dévot constitué par Lacombe, «âmes unies» de la fin de la lettre.

3 Indice de l'aide envoyée par Madame Guyon, probablement sous forme de louis cousus dans le surplis.

4 « Ce prêtre [aumonier de la prison] … assure Madame Guyon qu'il soutiendra partout sa doctrine et qu'il n'en rougira jamais. Tout cela supposé, il semble, Monsieur, qu'il y ait dès cette heure quelque chose à faire du côté de Lourdes... » (lettre de La Reynie du 22 janvier 1696). Voir Index, Lasherous.

AU DUC DE CHEVREUSE. Mars 1695.

Mars 1695

J’ai vu un papier d’articles qu’on dit avoir été conclus avec une personne en qui vous avez toute confiance. Plût à Dieu que je fusse morte il y a un an ! je serais morte avec la consolation et l’espérance. Mais je suis bien à rebours du Nunc dimittis1. Le premier article est qu’il faut croire distinctement au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Qui a jamais douté de cela ! Et n’est-ce pas pour rendre l’oraison odieuse, et persuader à toute la terre que ceux qui la font ne croient point en Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit ? Je vous avoue que depuis que je suis au monde, rien ne m’a tant affligée que cela. Tout le reste est une confusion de choses qui se démentent ou qui ne s’entendent pas. Qui ne sait que les mystères et les attributs sont l’objet [117r°] de la contemplation? Mais l’oraison de foi n’embrasse point d’objet distinct, parce qu’elle les embrasse tous dans le temps de l’actuelle oraison, quoiqu’elle soit toujours prête de donner sa vie à tout instant pour chacun des articles de notre foi en distinction.

Je proteste devant Dieu et devant toute la cour céleste que je n’ai jamais douté un moment de ces vérités, et que rien n’est plus odieux que d’en faire des articles pour persuader aux hommes que ceux qui font oraison ne croient ni en Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, ni en Jésus-Christ ; c’est une invention de Baraquin. Pour moi, je sais mourir comme on doit mourir, mais je ne sais point signer de faussetés et des choses qui pourraient laisser le moindre soupçon que j’aie jamais douté de ces vérités, sur lesquelles même je n’ai jamais été tentée. Ce que je dis ici, je suis prête de le sceller de mon sang.

Bien loin que ce soit là finir une affaire, c’est une source de difficultés et d’embarras. Mais les hommes n’ont qu’un temps, et Dieu dure éternellement. Malheur à l’homme qui se confie à l’homme, malheur à qui cède à la politique. La désertion de tous mes amis ne me fait aucune peine, mais l’horreur d’écrire des articles de foi en Dieu et en Jésus-Christ, comme si les âmes d’oraison ne croyaient ni en Dieu ni en Jésus-Christ, est ce qui me blesse autant qu’il a blessé le cœur de Dieu. Je ne m’étonne pas de ce que j’avais le cœur si serré et si flétri.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°116v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [140]. - Fén. 1828, vol. 7, lettre 74.

1Luc, 2, 29 : Dimittis servum tuum Domine secundum verbum tuum in pace : Maintenant, Seigneur, vous permettrez à votre serviteur de mourir en paix selon votre parole. (Amelote).

A BOSSUET. 8 mars 1695.

Mardi 8 mars [1695]

Je croyais, Monseigneur, aller hier au soir chez vous, et recevoir vos ordres pour aujourd’hui, mais je ne fus pas libre. Je comprends par votre dernier billet que vous ne comptez pas que j’aille à Issy aujourd’hui, et que vous ne souhaitez que j’y aille que jeudi pour la conclusion. Mandez-moi, s’il vous plaît, si j’ai bien compris. Je ferai tout ce que vous voudrez sans réserve à l’extérieur et à l’intérieur. Pour le b[ien]h[eureux] J[ean] de la Croix et pour saint Fr[ançois] de Sales, j’écouterai avec docilité les endroits dont vous me voulez instruire, mais il faut observer bien des circonstances. Si vous aviez la bonté de m’indiquer ces endroits par avance, je les examinerais à loisir sans envie de les éluder ni de disputer.

Pour l’excitation que j’exclus, elle ne regarde qu’un nombre d’âmes plus petit qu’on ne saurait s’imaginer. Je n’exclus qu’un effort qui interromprait l’occupation paisible. Je ne l’exclus qu’en supposant, dans l’entière passiveté, une inclination presque imperceptible de la grâce, qui est seulement plus parfaite que celle que vous admettez à tout moment dans la grâce commune. Je ne l’exclus qu’en supposant que cette libre quiétude est accompagnée de fréquents actes distincts qui sont non excités, c’est-à-dire auxquels l’âme se sent doucement inclinée sans avoir besoin d’effort contre elle-même. Faute de ces signes, la quiétude me serait d’abord suspecte d’oisiveté et d’illusion. Quand ces signes y sont, ne font-ils pas la sûreté ? Et que demandez-vous davantage ? Pourvu que les actes distincts se fassent toujours par la pente du cœur, qui est celle d’une habitude très forte de grâce, à quoi servirait de s’exciter et de troubler cet état ?

Enfin il ne faut ni donner pour règle à l’amour de ne s’exciter jamais, ni supposer absolument qu’elle1 ne le doit pas. Je crois bien que Dieu ne manquant jamais le premier, Il ne cesse point d’agir de plus en plus à mesure que l’âme se délaisse plus purement à Lui, et l’enfonce davantage dans l’habitude de Son amour. Mais la moindre hésitation, qui est une infidélité dans cet état, peut suspendre l’opération divine, et réduire l’âme à s’exciter. De plus, Dieu, pour l’éprouver ou pour elle ou pour les autres2, peut la mettre dans la nécessité de quelque excitation passagère. Ainsi je ne voudrais jamais faire une règle absolue d’exclure toute excitation. Mais aussi je ne voudrais pas rejeter un état où l’âme, dans sa situation ordinaire, n’a plus besoin de s’exciter, les actes distincts venant sans excitation. Donnez-moi une meilleure idée de l’état passif, j’en serai ravie. Quoi qu’il en soit, j’obéirai dans la plénitude du cœur. [Fin du folio].

- B.N.F., N.acq.fr. 16 313, f°38-39.

1L’amour.

2Peu clair : pour que les « autres » reconnaîssent la grâce comme distincte de son canal humain ?

DOM RICHEBRAQUE AU DUC DE CHEVREUSE. 14 avril 1695.

14 avril 1695

Monseigneur,

Je réponds autant précisément que je puis à la lettre1. En voici la réponse2, que je ne prendrais pas la liberté de vous faire remettre, Monseigneur, sans l’ordre exprès que vous m’en donnez. Dans la disposition où la miséricorde de Dieu me conserve encore, je ne me trouve pas capable de parler de la manière qu’on veut que j’aie fait, et j’ose dire que c’est me faire justice de me croire sincère et entièrement [f°109] éloigné de ce qui s’appelle fausseté, et beaucoup plus de ce qui s’appelle calomnie. C’en serait une insigne, si j’avais parlé de la sorte. Je déclare, au contraire, Monseigneur, que je n’ai jamais rien entendu de la bouche de cette dame que de très chrétien et de très honnête. C’est un témoignage que j’ai déjà rendu plusieurs fois, que je rendrai encore toutes les fois que j’en serai requis, parce que je le dois tel à la vérité, et que je m’estime heureux de rendre à présent, puisque c’est en exécution de vos ordres, et en vous y marquant la respectueuse soumission avec laquelle je suis, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Fr. Richebracque.

À Blois, 14 avril 95.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°109, autographe, annotée par Chevreuse : « lettre du P. de Richebraque prieur de Blois en 1694 et de Saint-Robert proche Grenoble en 1686 en réponse d’une lettre que lui avait écrite M. le duc de Chevreuse au sujet de Madame G[uyon]. » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [141] - A.S.-S., pièce 7385, « copie des réponses du R.P. de Richebraque aux lettres de M. le d. de ch. Et de M. g. au sujet de la lettre de M. le car. Le Camus au curé de St Jacques ou qui lui fut attribuée en 1695 » - Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, lettre 76. - UL, t. VII, « Témoignages », C1.

1« Une lettre de Mme Guyon, envoyée à D. Richebracque par le duc de Chevreuse, et dans laquelle elle faisait appel aux souvenirs du religieux bénédictin, parce qu’on prétendait autoriser de son témoignage les accusations portées contre elle. » [UL].

Le duc de Chevreuse avait joint la lettre qui suit (A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°107, brouillon autographe avec ratures et additions, intitulé « Copie de la lettre écrite au R. P. de Richebraque à Versailles le 11e avril 1695 ») :

« Quoique je ne sois pas connu de vous, mon Révérend Père, trouvez bon que je vous demande une réponse précise à la lettre ci-jointe [de Mme Guyon], et que je vous prie de vouloir bien me l’envoyer au plus tôt par la même voie dont je me sers pour vous faire parvenir ce paquet. Je sais assez que vous êtes incapable d’avoir avancé aucune fausseté et encore moins de celles qui préjudicient à autrui. Je sais aussi que l’histoire (qu’on m’a apprise) de la personne qui s’est rétractée peut avoir donné lieu à ce qu’on vous a attribué. Mais je me trouve engagé, d’ailleurs, à vous demander ce petit éclaircissement. Et me sers avec joie de cette occasion pour vous exprimer, Mon Révérend Père, l’estime sincère avec laquelle je suis très véritablement à vous. »

2Voir la lettre qui suit.

DU R.P. RICHEBRAQUE A MADAME GUYON. 14 Avril 1695.

Madame,

Est-il possible qu’il faille me chercher dans ma solitude pour fabriquer une calomnie contre vous, et qu’on m’en fasse l’instrument ? Je ne pensai jamais à ce qu’on me fait dire, ni à faire ces plaintes dont on veut que je sois auteur. Je déclare, au contraire, et je l’ai déjà déclaré plusieurs fois, que je n’ai jamais rien entendu de vous que de très chrétien et de très honnête. Je me serais bien gardé de vous voir, madame, si je vous avais crue capable de dire ce que je n’oserais pas écrire et que l’Apôtre défend de nommer1. S’il est pourtant nécessaire que je le nomme à votre décharge, je le ferai au premier avis, et je dirai nettement qu’il n’en est absolument rien, c’est-à-dire que je ne vous ai jamais ouï dire rien de semblable, ni rien qui en approche le moins du monde, et que, de ma part, je n’ai rien dit qui puisse faire croire que je l’aie entendu de vous. On m’a déjà écrit là-dessus, et j’ai déjà répondu de même. Je le ferais encore mille fois si j’en étais mille fois requis. On confond deux [f°111] histoires qu’il ne faudrait pas confondre. Je sais celle de la fille qui se rétracta2 ; et vous savez, de votre part, madame, le personnage que j’y fis auprès du prélat3 par le seul zèle de la vérité, et pour ne pas blesser ma conscience en me taisant lâchement. Je parlai pour lors librement, et je suis prêt à le faire de même, si Dieu le demande à présent de moi, comme pour lors. Je croirai qu’Il le demande, si j’en suis requis. Mais que dirais-je de plus précis que ce que je dis ici ? S’il faut néanmoins quelque chose de plus, prenez la peine de me le mander, et je rendrai témoignage à la vérité. C’est dans cette disposition que je suis très sincèrement en Notre-Seigneur, en vous demandant auprès de Lui vos prières.

Madame, votre très humble et très obéissant serviteur. Fr. Richebracque.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°110, autographe, en tête : « 14 avril 1695 », adresse autographe : « à Madame / Madame de Guyon etc. / à Paris », annotée par Chevreuse : « réponse du P. de Richebraque à Madame G[uyon]. » ; et f°112, copie Chevreuse, suivie de l’annotation : « Jusqu’ici c’est la copie mot à mot d’une lettre écrite par le P. de Richebraque supérieur des Bénédictins de Blois de la congrégation de Saint Maur à Madame Guyon. J’ai l’original entre les mains […] et me contente de remettre cette copie de ma main à celui qui fait les affaires de Mme Guyon à Paris. Je montrerai cet original à M. l’évêque de Meaux dès qu’il sera à Versailles. A Paris le 20e avril 1695. [signature :] Le duc de Chevreuse.» ; f°113 et f°115, autres copies des deux lettres de Richebracque à Mme Guyon et au duc, dont une par ce dernier. - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [142] - A.S.-S., pièce 7385, « copie des réponses du R.P. de Richebraque… » - Vie 3.18.4, précédé de :  « Il arriva dans ces entrefaites que ceux qui me persécutaient firent courir une lettre qu’ils disaient être de M. de Grenoble, où il était marqué qu’il m’avait chassée de son diocèse, que j’avais été convaincue en présence du père Richebrac[que], alors prieur des bénédictins [de Saint-Robert] de Grenoble, de choses horribles, quoique pourtant j’eusse des lettres de M. de Grenoble depuis mon retour qui faisaient voir tout le contraire, et qui marquaient l’estime qu’il avait pour moi. J’écrivis au père de Richebrac. Voici la réponse que j’en reçus… » [suit le texte de la lettre reproduite ici] - Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, lettre 78. - UL,VII, «Témoignages », C2.

La lettre ancienne « que ceux qui me persécutaient firent courir », du 18 avril 1685, adressée par le cardinal Le Camus à d’Arenthon d’Alex, a été publiée dans notre premier volume sous le n° 69. Ses propos sont modérés ; voici le passage où ils le sont le moins : qu’ « elle a écrit qu’elle avait un grand éloignement de la confession, jusqu’à croire s’en pouvoir passer quinze ans entiers. Elle a écrit à un autre qu’on venait à un tel état d’union avec Dieu qu’on ne sentait plus aucun mouvement de concupiscence… ». Dans l’autre lettre, de 1697, publiée dans le présent volume, du même cardinal Le Camus au successeur de d’Arenthon d’Alex, Michel-Gabriel de Rossillion de Bernex, sacré le 6 octobre 1697, tardivement, on en vient à une « horrible » insinuation : « … De là, elle s’en alla dans des monastères de chartreuses [en particulier à Prémol], où elle se fit des disciples. Elle était toujours accompagnée d’une jeune fille qu’elle avait gagnée, et qu’elle faisait coucher avec elle […] On s’est convaincu que Mme Guyon a deux manières de s’expliquer : aux uns, elle ne débite que des maximes d’une piété solide ; mais, aux autres, elle dit tout ce qu’il y a de plus pernicieux dans son Livre des Torrents, ainsi qu’elle en a usé à l’égard de Cateau Barbe…»

Le duc de Chevreuse écrivit à Richebracque en réponse à ses deux lettres du 14 avril, lui posant des questions complémentaires. De même le duc avait écrit au frère du cardinal Le Camus. La seconde lettre de Richebracque à Chevreuse ainsi que le témoignage du frère du cardinal adressé au duc ont été reportés en fin du présent volume, dans la section consacrée aux témoignages, afin de ne pas alourdir la lecture de la séquence principale axée sur la correspondance propre à Mme Guyon.

1 « Selon une interprétation assez commune de l’épître aux Éphésiens, 5, 3, saint Paul ne permettrait pas même aux chrétiens de nommer les actes contraires à la chasteté. Pour cette première accusation, le cardinal Le Camus ne paraît pas s’être rapporté au témoignage de dom Richebracque, mais bien à celui d’un autre bénédictin, dom Falgeyrat. » [UL].

2Cateau Barbe, par qui on avait, disait-on, découvert d’ « affreux mystères. »

3Le Camus, évêque de Grenoble. « Les accusations portées par le cardinal Le Camus, ayant été démenties par le seul témoin qu'il citât, dom Richebracque, les lettres de celui-ci furent montrées au Roi, et Bossuet écrivit le 3 juin [1695] à P. de la Broue : « Quant à la déclaration d'un certain prélat éloigné que vous avez vue, c'est moins que rien. Je vois dans certaines gens, et je vous nomme sans hésiter M. B[oileau], un grand zèle, mais faux... » » (CF, T. IV, 108, note 37).


µµµIci prennent place (v. la série des documents au tome 13.Témoignages...) : « PROTESTATION EN FORME DE TESTAMENT. 14 avril 1695 ». […]. « DU FRERE DU CARDINAL LE CAMUS AU DUC DE CHEVREUSE. 19 avril 1695 ». « DE RICHEBRACQUE AU DUC DE CHEVREUSE. 23 avril 1695. »

AU DUC DE CHEVREUSE. Mi-avril 1695.

M. de M[eaux] vient de venir, voulant toujours que je déclare ce que vous savez. Il y a quelque chose de tout dressé que je lui ai demandé à voir et à examiner. Je lui ai donné l’acte de soumission que nous étions convenus. Avant de l’avoir entre les mains et lorsque je le lui ai lu, il a témoigné en être content, mais sitôt que je le lui ai donné, il a dit qu’il voulait que je me déclarasse hérétique reconnue ! Je lui ai parlé avec la plus extrême douceur ; cela n’a servi de rien : il m’a dit qu’il viendrait dans quatre jours avec des témoins, après quoi il me dénoncerait à l’Église, comme il est porté par l’Evangile, afin d’en être retranchée. J’ai dit : « Je n’ai point d’autre témoin que Dieu, qui sait que c’est pour ne point pécher ni parler contre ma conscience que je ne signe pas ces choses, qu’Il me fera la grâce de ne m’écarter jamais du respect et de la soumission que je vous dois, de souffrir tout ce que cela m’attirera, et déclarer toujours que je soumets mes livres et mes expressions, que je ne prétends jamais les soutenir ». Il m’a répondu : « Tout cela ne dit point que vous avez été hérétique, et je veux que vous le disiez et que vous déclariez que nous vous avons atteinte1 et convaincue d’erreurs réelles, non seulement dans vos termes, mais dans votre foi : c’est pourquoi vous approuvez ce qui est dans nos ordonnances, et vous déclarez véritablement atteinte et convaincue ». Il me doit envoyer tout dressé ce qu’il veut. La Mère lui a parlé assez fortement, il a toujours répondu la même chose et fait d’étranges menaces. Sitôt qu’il m’aura donné ce qu’il veut que je signe, je l’enverrai, mais je prie, pour l’amour de Dieu, qu’on en examine tous les termes et qu’on me marque ceux que je dois retrancher ou mettre.

L’on ne doit avoir nulle peine des lettres que j’ai écrites, car il me dit, la semaine sainte, en présence de la Mère et de deux religieuses, que je n’aurai qu’à écrire autant que je voudrais et à qui je voudrais, nommément à la maison de Cha2. Il l’a encore dit à la Mère : ainsi je n’ai rien fait contre l’obéissance, ne l’ayant fait qu’après des permissions réitérées. La Mère vient encore de me protester que jamais M. de M[eaux] ni personne ne saurait qui m’écrit, qu’elle lui dira que je n’écris que pour mes affaires et à qui il a ordonné. Il m’a dit d’écrire au tut[eur][Chevreuse] afin qu’il tirât une lettre du P. de Richebracque. Comme je ne l’ai point vu chez M. de Grenoble ni en même lieu, je lui ai répondu que je n’écrivais point à mon tut[eur] ni qu’il ne m’avait point écrit. Il m’a dit que je n’avais qu’à écrire tant que je voudrais, mais je n’en ferai rien pour cela. Il m’a dit qu’il voulait me rendre garant de tous les auteurs que j’avais cités, que je déclarasse que le P[ère] l[a] C[ombe] est hérétique et que je reconnaissais son livre bien censuré ; et en même temps il me fait déclarer que je n’ai jamais lu l’Analyse3 du P[ère] l[a] C[ombe]. Je ne crois pas qu’on lui puisse parler avec plus de douceur et de respect que je l’ai fait, lui faisant entendre que si je pouvais faire en conscience ce qu’il me demandait, je le ferais de tout mon cœur, que je ne prends pas plaisir à me faire [f°.136r°] tourmenter, qu’il n’y a que la peur de blesser ma conscience et d’offenser Dieu. Tout ce que j’ai pu faire ne l’a point apaisé, il a toujours dit qu’il ferait cela. Il est aisé de juger qu’il ne veut qu’opprimer sans finir. Mais ce qui m’embarrasse, ce sont ces témoins, car ce seront gens à lui qui déclareront ce qu’il voudra. Dieu sait ce que c’est qu’une pareille chose.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°135] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [145]. Nous datons la lettre de la mi-avril sachant que Bossuet rendit visite à Madame Guyon les 12, 14 et 15 avril.

1Au sens concret ancien de frappée par un « coup par lequel on atteint. » (Rey).

2Visitandines de Charonne ?

3Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686 - ouvrage condamné du P. Lacombe.

DU DUC DE CHEVREUSE A DOM RICHEBRACQUE. 18 avril 1695.

A Versailles, le 18 avril 1695.

J’ai reçu, mon R[évérend] P[ère], l’éclaircissement que je vous avais demandé avec la lettre pour Mme Guyon. Je vous rends grâces de votre exactitude. Mais il me reste encore quelque chose à savoir sur cette matière : ce serait 1° si vous étiez prieur de Saint-Robert en 1686 et 1687, et si cette maison de votre congrégation n’est pas dans Grenoble ou auprès ; 2° si (laissant désormais à part la calomnie contre cette dame qu’on vous avait faussement attribuée) vous avez reconnu quelque chose dans sa doctrine touchant l’intérieur qui ne soit pas orthodoxe et conforme aux sentiments des saints et des auteurs mystiques approuvés ; 3° s’il s’est fait chez elle, ou ailleurs par elle, pendant son séjour à Grenoble, quelques assemblées scandaleuses dont vous ayez eu connaissance ; 4° enfin ce que vous savez de la fille qui se rétracta, et s’il ne vous est rien revenu de certain d’ailleurs sur les mœurs de cette dame, qui soit mauvais1. Je vous demande sur cela, mon R[évérend] P[ère], le témoignage que la vérité vous obligera de rendre sans acception de personnes, et ne puis trop louer votre droiture, aussi bien que le zèle pour cette même vérité que vous marquez dans votre lettre d’une manière si chrétienne et si éloignée de tout intérêt humain. Accordez-moi, s’il vous plaît, quelque part à vos prières devant le Seigneur que vous servez si purement, et me croyez toujours, mon R[évérend] P[ère], très sincèrement à vous.

LE DUC DE CHEVREUSE.

- UL,VII, «Témoignages», C3.

1Le duc cherche à remonter à l’origine de la calomnie concernant des rapports entre Cateau Barbe, qui se rétracta, et Madame Guyon.

DE DOM RICHEBRACQUE AU DUC DE CHEVREUSE. 23 avril 1695.

Monseigneur,

Un petit voyage que j’ai été obligé de faire, m’a empêché de répondre plus tôt à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je le fais, quoique je ne connaisse pas de quelle utilité puisse être ma réponse, ni pourquoi vous m’ordonnez de la faire ; je ne le veux savoir qu’autant qu’il vous plaira, Monseigneur. Vous le voulez, j’obéis, et je réponds à chaque chef en particulier.

Au premier, qu’en 1686 et 1687, j’étais prieur de Saint-Robert, et que ce monastère n’est pas dans Grenoble, mais à trois grands quarts de lieue de ce pays-là1.

Au deuxième, que je n’ai ni assez de lumière ni assez d’expérience pour juger de la doctrine de la dame ; mais elle a écrit, et il paraît naturel que sur ses écrits elle soit ou condamnée ou justifiée par des personnes plus éclairées et plus expérimentées que moi.

Au troisième, qu’il ne m’est jamais revenu qu’il se soit tenu, chez la dame ou en sa présence, des assemblées nocturnes. Il s’en tint une (et c’est peut-être ce qui fait l’équivoque), non pas dans Grenoble, mais dans le petit bourg où notre monastère est situé, de laquelle je me crus pour lors obligé de donner avis à Monseigneur l’évêque, et sur laquelle je ne pourrais pas ici m’expliquer. Mais Mme Guyon n’y avait nulle part, et je ne crois pas même qu’elle fût actuellement à Grenoble. Cette assemblée n’eut aucune suite, et peut-être le hasard y eut-il sa part, au moins à l’égard de certaines personnes qui s’y rencontrèrent.

Au quatrième enfin, que j’ai su en effet l’histoire de la fille qui se rétracta, mais que ce n’a été que sur des ouï-dire et par des bruits publics. Ces bruits étaient, autant que ma mémoire peut encore fournir, que cette fille, après le départ pour Verceil de Mme Guyon avec laquelle elle avait demeuré, avait dit de la dame à un P. Siméon, augustin déchaussé, bien des choses qui ressentaient la turpitude, et desquelles on crut devoir avertir le seigneur évêque, ce qui fit grand bruit dans Grenoble, et principalement au palais épiscopal, où je l’appris. Mais le bruit s’apaisa bientôt après, parce, disait-on, que la fille s’était rétractée, ayant, par les remords de sa conscience, reconnu que le seul dépit de n’avoir pas fait le voyage l’avait fait parler si mal à propos2. On disait aussi que cette fille avait eu quelque temps l’esprit égaré. C’est ce qu’on disait.

Vous voulez, Monseigneur, que j’ajoute s’il ne m’est rien revenu d’ailleurs de mauvais des mœurs de la dame. Je le fais en vous assurant que non. On disait au contraire beaucoup de bien de sa grande retraite, de ses charités, de son édifiante conversation, etc. Un M. Giraud, entre autres, conseiller, et, si j’ose le dire d’un si saint homme, mon ami, homme d’une probité reconnue, et que l’on m’a mandé être mort depuis quelques mois en odeur de sainteté, ne pouvait s’en taire, et prenait généreusement son parti quand la prudence ou la charité l’exigeaient de lui. Un P. Odile, récollet, ne parlait pas si favorablement d’elle ; mais c’était contre sa doctrine, et non pas contre ses mœurs qu’il parlait. Je ne me souviendrais pas aisément de ce qu’il disait.

C’est devant Dieu, en la présence duquel j’ai la confiance que je suis en écrivant cette lettre, tout ce que je crois pouvoir dire sur ces quatre ou cinq chefs. Vous me ferez mander quand il vous plaira, Monseigneur (si pourtant il n’y a pas d’inconvénient que je le sache), pourquoi vous avez voulu que je me sois expliqué là-dessus. Je ne le saurais deviner ; mais j’ai obéi simplement. Je suis dans la même simplicité et avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

FR. RICHEBRACQUE.

A Blois, 23e avril 1695.

- UL,VII, «Témoignages», C4.

1Saint-Robert-de-Cornillon (commune de Saint-Egrève).

2La famille de Cateau Barbe l’avait réclamée, et Mme Guyon, faisant droit à ces instances appuyées par l’évêque, n’avait pas voulu la garder avec elle dans le voyage qu’elle faisait en Italie.

A la duchesse de MORTEMART ? Mai 1695.

J’ai entre mes mains votre fouet qui ne sera pas perdu. J’ai essuyé une étrange scène, mon cher enfant, et je vois bien que la consolation que j’ai eue de vous voir me devait être cher vendue. Il est venu, je lui ai marqué tout le respect possible. Il m’a demandé de signer sa lettre pastorale et d’avouer que j’ai eu des erreurs qui y sont condamnées. J’ai tâché de lui faire voir que ce que je lui avais donné comprenait toute sorte de soumission et que, quoiqu’il m’eût mis dans sa lettre au rang des malfaiteurs, que je tâchais d’honorer cet état de Jésus-Christ sans me plaindre. Il m’a dit : « Mais vous m’avez promis de vous soumettre à ma condamnation ! - Je le fais, Monseigneur, ai-je dit, de tout mon cœur, et je ne prends non plus d’intérêt à ces livres que si je ne les avais pas écrits. Je ne sortirai jamais, s’il plaît à Dieu, du respect ni de la soumission que je vous dois de quelque manière que les choses tournent, mais, Monseigneur, vous m’aviez promis une décharge. - Je vous la donnerai lorsque vous ferez ce que je veux. - Monseigneur, vous me fîtes l’honneur de me dire qu’en vous donnant signé cet acte de soumission que vous m’aviez dicté, que vous me donneriez ma décharge. - Ce sont, dit-il, des paroles qui échappent avant d’avoir mûrement pensé à ce qu’on peut et doit faire. -  Ce n’est pas pour vous faire des plaintes que je vous dis cela, Monseigneur, mais pour vous faire souvenir que vous me la promîtes. Mais pour vous faire voir ma soumission, j’ai écrit au bas de votre lettre pastorale tout ce que j’y ai pu mettre. » Il l’a prise, mais ne la pouvant lire, il me l’a rendue ; je la lui ai lue ; il m’a dit qu’il la trouvait assez bien, puis après l’avoir mise dans sa poche, il m’a dit : « Il ne s’agit pas de cela, tout cela ne dit point que vous êtes formellement hérétique, et je veux que vous le déclariez, et que la lettre est très juste et que vous reconnaissez avoir été dans toutes les erreurs qu’elle condamne. - Monseigneur, je crois que c’est pour m’éprouver que vous dites cela, car je ne me persuaderai jamais qu’un prélat, si plein de piété et d’honneur, voulût se servir de la bonne foi avec laquelle je suis venue me mettre dans son diocèse pour me faire faire des choses que je ne puis faire en conscience. J’ai cru trouver en vous un père, je vous conjure que je ne sois point trompée en mon attente. -  Je suis père de l’Église, m’a-t-il dit. Enfin il n’est point question de paroles. Je viendrai, si vous ne signez ce que je veux, avec des témoins, et après vous avoir admonestée devant eux, je vous déférerai à l’Église, et nous vous retrancherons, comme il est dit dans l’Evangile - Monseigneur, je n’ai que mon Dieu pour témoin, mais donnez-moi ce modèle, je verrai de quoi il s’agit ; et après avoir fait dire des messes, je ferai ce qui ne blessera pas ma conscience. Du reste, Monseigneur, je suis préparée à tout souffrir et j’espère que Dieu me fera la grâce de ne sortir jamais du respect que je vous dois, de tout souffrir en patience et de ne rien faire contre ma conscience ». Il a fait appeler la Mère, et je me suis retirée.

Voilà toute la conversation que je n’écris qu’à vous en détail de cette sorte. Vous en ferez l’usage que Dieu vous inspirera. Croyez que je vous porte dans mon cœur. Sitôt que j’aurai le modèle, je vous l’enverrai. Il est plus aigre que jamais et résolu de pousser à toute extrémité. Quand je lui donnerais tout ce qu’il veut, il ne serait pas content. J’écris si fort à la hâte que je ne sais si vous pourrez lire mon écriture. Il m’a encore dit, et à la Mère, que je pouvais écrire à qui je voudrais ; il m’a dit d’écrire à mon tuteur, afin de savoir s’il est vrai que je n’ai point vu le prieur de Saint-Robert en présence de M. de Grenoble. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur et vous remets entre les mains de mon cher petit Maître. Vous voyez bien qu’il faut avoir bien de la patience. Lorsqu’il m’a dit d’écrire au tuteur, je lui ai dit que je n’écrivais ni recevais de ses lettres. « Vous pouvez écrire », m’a-t-il dit encore un coup. Mille fois toute à vous en Celui qui nous doit être tout. Il veut que je déclare que je reconnais qu’il y a des erreurs dans le livre latin du P[ère] la Combe, et déclarer en même temps que je ne l’ai point lu. Voyez, je vous prie.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°136] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [146].

A la Duchesse de MORTEMART ? Mai 1695.

Puisque Jésus-Christ se consolait avec les Apôtres, il faut que je me console avec vous, s’il est vrai qu’on puisse être consolée dans l’état où la divine main me réduit. Je vous ai mandé la conversation ; elle a été suivie d’un papier pour signer que j’ai envoyé à qui vous savez, mais comme on ne souhaite pas là que j’écrive et que je ne veux pas leur faire peine, je me contente de vous mander ce que je ne leur écris pas, puisque vous m’avez marqué le souhaiter. On vient demain avec quatre témoins pour essayer par les dernières violences à faire faire ce que je ne dois ni ne puis. Il n’y a point d’extrémité où l’on ne soit résolu de pousser les choses. Je suis comme David, poursuivi de Saül et entouré de toutes parts. Je ne vois nulle issue et il me paraît qu’il n’y a que la main toute-puissante de mon Dieu qui me puisse tirer d’une telle oppression. Je l’attends tranquillement, prête à essuyer toutes les disgrâces imaginables, n’en connaissant qu’une pour moi, qui serait de déplaire à Dieu. Il a quatre témoins et je n’en ai point, et les témoins ne veulent rien écrire de ce que je réponds. Je dis à cela : « Vous êtes, ô mon cher p[etit] M[aître], le témoin fidèle et véritable. Vous qui connaissez le fond des cœurs, Vous savez que si je ne fais point ce qu’on demande de moi, c’est que je crains plus Dieu que les hommes ». L’on n’a jamais vu de pareilles violences. Il a déclaré aujourd’hui mon nom1, et a fait voir un fiel si amer et des emportements assez grands. Mais Dieu seul voit ces choses et c’est à Lui seul que j’ai recours, n’espérant nulle consolation des hommes et n’en désirant pas même. Je vous prie de faire connaître mon respect profond pour S B [Fénelon], le T[uteur] et les autres. Si je suis obligée de sortir d’ici comme il y a apparence, ayant dit qu’il me chasserait de manière infamante, ou je vous ferai savoir ma destinée ou je ne pourrai, car vous êtes bien cher à mon cœur. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses. Il a dit à la Mère que ceux qui étaient de mes amis lui ont dit qu’ils ont remarqué en moi un esprit double et fourbe : oui, ses amis et meilleurs amis ! Il ne tient aucune parole.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°137] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [147].

1Bossuet livre le nom de Madame Guyon dans ses écrits sur les entretiens d’Issy.

Du CARDINAL LE CAMUS A DOM FALGEYRAT. 3 mai 1695.

Grenoble, 3 mai 1695.

Il court, mon révérend père1, une lettre sous votre nom dans Paris, touchant Mme Guyon, que vous avez vue autrefois dans mon diocèse. Comme cette lettre est entièrement contraire à ce que vous me dîtes alors, j’ai cru que c’était une lettre supposée. Je vous écris pour en savoir la vérité et pour vous prier de me mander si vous ne vous souvenez pas que vous me dîtes, par deux fois différentes, après avoir conféré avec elle, qu’elle disait qu’on pouvait être tellement uni avec Dieu qu’on pourrait tomber dans des pollutions, même avec un autre, étant éveillé, sans que Dieu y fût offensé2.

Comme je me souviens très bien que vous m’aviez dit cela, je vous prie de me marquer si vous vous en souvenez, et de faire mes compliments à M. l’abbé Bonneau3, mon ancien ami, et de me croire à vous avec toute la cordialité possible.

Le cardinal LE CAMUS.

- UL, VII, «Témoignages».

1Jean Placide Falgeyrat (al. Falgérat), né à Limoges, fit profession à dix-neuf ans, le 15 septembre 1658, à l’abbaye Saint-Augustin de cette ville. Il fut nommé visiteur de la province de Bretagne par le chapitre général tenu à Tours le 14 juin 1699, et mourut à Saint-André d’Avignon, le 1er juin 1703.

2Cela rappelle la quarante-deuxième proposition de Molinos […]. « Mme Guyon disait seulement, dans son livre des Torrents, vers la fin : « C’est la volonté maligne de la part du sujet qui fait l’offense, et non l’action. Car si une personne dont la volonté serait perdue et comme abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité à faire des actions de péché, elle les ferait sans péché. » C’est la quarante-deuxième proposition condamnée par l’évêque de Chartres dans son ordonnance. Pour justifier cette proposition, l’éditeur des Torrents, en 1704, a ajouté après les mots actions de péché, ce membre de phrase : « comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres. » [Chap. 4, §11.] Addition évidente, et qui ne cadre pas avec le contexte. Le texte de Mgr de Chartres était pris sur le manuscrit de Mme Guyon. » [UL].

3René, fils de Thomas Bonneau, seigneur de Vallemer, fut conseiller et aumônier du roi et abbé de Saint-Martin d’Autun de 1670 jusqu’à sa mort, le 23 janvier 1711.

DU PERE LACOMBE. Mai 1695.

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

J’ai vu l’Ordonnance du seigneur prélat dans le diocèse duquel vous êtes présentement. Je ne puis que louer et bénir Dieu avec votre cœur, qui le fait sans doute constamment, pour la nouvelle flétrissure qu’Il a permis qui nous soit arrivée par cette nouvelle condamnation de nos petits ouvrages, lesquels néanmoins ne sont pas tant de nous que de tant de graves auteurs qui ont écrit sur ces matières avec beaucoup plus d’étendue et plus de liberté. Nous ne sommes que leurs échos, qui avons tâché de répéter fidèlement les paroles que nous avions reçues d’eux.

Dans mon Analysis 1, j’ose dire qu’il n’y a rien du mien que la préface, à laquelle on ne trouva rien à redire lorsque je fus interrogé à Paris. Tout le reste est tiré de bons auteurs qui y sont cités ; et si, vers la fin de 1’ouvrage, je ne les allègue pas, je ne laisse pas de rapporter leurs propres termes, comme il me serait aisé de le justifier si j’étais en liberté et que je pusse être écouté. Mais puisque les pasteurs des églises du Seigneur réprouvent ces opuscules, nous les devons nous-mêmes réprouver quant à l’usage qu’on n’en veut pas souffrir, et aussi quant aux propositions qu’ils déclareraient erronées, dès qu’on nous les montrerait en propres termes dans nos écrits. Le bien de l’union, de l’obéissance, de la charité est préférable à toute contestation, ou résistance, ou justification ; outre que, dans le fond, vous et moi [f°127v°] trouvons, dans ce succès de nos petits traités, tout ce que nous avons prétendu, savoir : l’accomplissement de la volonté de Dieu, en cela comme dans tout le reste. Qui ne se propose point d’autre but, n’est jamais frustré de ses espérances. Il n’arrive rien dans le monde dont Dieu ne fasse un sujet de Sa gloire. Si l’amour de cette adorable gloire fait tout notre contentement, comme nous le demandons à la divine bonté, rien ne manquera à notre satisfaction, comme rien ne saurait empêcher l’accomplissement de notre unique dessein. C’est là que se trouve l’heureuse immobilité du cœur, si combattue, et néanmoins si nécessaire en nos jours.

Je m’étonnerais qu’en épargnant tant d’écrivains qui en ont dit infiniment plus que nous, on nous eût singulièrement entrepris, n’était que les désordres qu’on a reconnus en nos jours ont donné lieu de se plus défier. Cependant j’ai devant Dieu, dans ma conscience, la consolation de ne voir, ni dans mon écrit ni dans mon opinion, les erreurs qui sont justement condamnées dans les articles de l’Ordonnance. Et si je pouvais produire ce que j’en ai écrit, on verrait que je combats directement les principales qui y sont marquées, et contre Molinos, la continuation de son acte de foi non interrompu, ce qui est d’autant plus ridicule qu’il la veut établir même dès les premiers pas de la vie intérieure, au lieu que ce privilège n’est que pour les parfaits contemplatifs gratifiés d’une contemplation infuse, et contre l’aveugle Malaval2, qui a exclu de l’objet de la [f°128] contemplation les attributs divins et l’humanité de Jésus-Christ, contre le sentiment de tous les anciens, et contre la définition même de la contemplation. Si je pouvais vous envoyer ces écrits que j’ai faits, je le ferais volontiers, mais je doute que vous puissiez les recevoir.

Pour ce qui est des actes, il est certain qu’il en faut faire. Qui ne ferait point d’actes, ne ferait rien, puisque ces actes sont l’action de l’âme. Mais comme il y en a de plus ou moins parfaits dans leur étendue, dans leur durée, dans leur élévation, dans le dégagement des sens, il faut, de nécessité, que ceux des personnes plus avancées ou parfaites soient plus simples et plus élevés, et conséquemment moins sensibles que les autres. Je vous ai déjà mandé que je signerais sans difficulté les articles qu’on vous a fait signer. Encore qu’il soit vrai que la théologie mystique, comme les premiers écrivains en ont averti, ne se puisse comprendre que par ceux qui ont l’expérience, et qu’en ce sens on puisse dire qu’elle est la pierre blanche, et le nom nouveau que nul ne connaît que celui qui le reçoit3, il est néanmoins certain qu’elle ne contrarie en rien la théologie commune, qui discerne très bien ce qui est erreur d’avec ce qui ne l’est pas, et qui conserve, défend, explique, propose les règles de la foi, selon la parole de Dieu ou écrite ou transmise par tradition. Je ne voudrais point de théologie mystique, si elle était contraire à la scolastique ; mais pour lui être ou cachée ou supérieure en certaines choses, elle ne la contrarie pas ; elle n’est même que la suite, le progrès [f°128v°] et le couronnement de l’autre, en ce que, sur les principes que celle-ci établit, celle-là tâche de s’élever par les degrés anagogiques jusqu’à l’union divine et à la jouissance de Dieu, telle qu’on la peut obtenir dans cette vie par un parfait amour, quoique sous le voile de la foi.

Pour nous, ma chère sœur, frappés, flétris, décriés depuis si longtemps, laissons à Dieu le soin de Sa vérité, de Son Église, des âmes où Il veut régner, et contentons-nous, pour tout bien, de l’amour de Sa volonté et de l’accomplissement de Ses plus que justes desseins. Rien ne périt pour nous, puisque rien ne périt pour Dieu. Demandons-Lui d’un même cœur le véritable amour de Sa gloire plus que de nous-mêmes, plus que de tout bien créé : vivons et mourons dans le total abandon que Son amour nous doit inspirer. Ô que cet abandon est bien exprimé dans ces beaux mots de saint Cyprien et de saint Augustin : ut totum detur Deo ! que tout soit donné à Dieu, tout remis, tout délaissé, et pour le temps et pour l’éternité ; que ce soit l’unique terme où tende fidèlement notre cœur ! Avec cela seul, il ne lui manquera jamais rien, car c’est là la parfaite charité à laquelle rien ne manque, puisque Dieu est charité. Je Le prie d’être votre force et votre protection parmi vos traverses et vos maux de toutes sortes, jusqu’à ce qu’Il opère votre bienheureuse consommation. Tous les amis et les bonnes âmes de ce lieu vous saluent très cordialement. On a fait de cœur beaucoup de prières pour vous. Des personnes d’une vertu éprouvée se sentent unies à vous sans vous avoir vue, quelques-unes même sans avoir guère ouï parler de vous. Pour moi, je demeure constamment votre très acquis en notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°127, en tête : « mai ou juin 1695 ». - Fénelon 1828, t. 7, lettre 84.

1 Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

2Sur le mystique aveugle de Marseille, v. Index.

3Apocalypse, 2, 17.



DU PERE LACOMBE. 12 mai 1695.

Ce 12 mai, jour de l’Ascension, 1695.

J’ai été également surpris et réjoui, lorsqu’à l’ouverture du paquet, que mon tout-puissant Maître a conduit heureusement, j’ai reconnu votre caractère [écriture], dans un temps où il y avait si peu d’apparence que je pusse recevoir de vos nouvelles, de vous-même, ni guère par autre voie. La divine Providence se rend admirable en nous ouvrant toujours des moyens de nous communiquer nos croix et nos confusions, afin que notre union de foi et de croix ait toute l’étendue et toutes les suites que Dieu lui a destinées. Que je suis obligé, en mon particulier, à la charitable personne qui vous a permis de m’écrire ! Je prie Dieu de lui en donner une immortelle couronne, et de bénir de ses plus grandes grâces la maison1 où vous êtes traitée si charitablement, pendant que d’ailleurs on vous exerce et poursuit avec tant de rigueur. Je vous croyais en repos dans une profonde retraite, et j’apprends que c’est là-même que vous êtes plus tourmentée. De toutes les lettres, si bonnes, si utiles, si fidèles, que j’ai reçues de vous, nulle ne m’est si chère que la dernière, parce qu’aucune ne m’a tant fait voir jusqu’où la divine main vous immole, et quelle est la pesanteur de la croix dont elle vous a chargée. A en juger évangéliquement, et à remarquer les dispositions dans lesquelles vous la portez, assistée d’une puissante grâce qui vous rend immobile dans l’amoureuse résignation, ce n’est pas mauvais signe ; au contraire, la conduite et le règne de Dieu y paraissent sensiblement. Pour peu qu’on y fît d’attention, on y découvrirait les caractères [f°125v°] de l’Esprit de Dieu, mais, dans le temps d’obscurcissement, de si claires et de si pures vérités sont méconnues et traitées d’erreurs. Dieu qui permit que les prêtres et les docteurs de la loi fussent aveuglés au sujet de la vie et de la doctrine de Jésus-Christ Son Fils, le permet de même à l’égard des âmes qu’Il veut rendre plus conformes à cet adorable Fils. C’est 1’amour-propre qui aveugle le cœur de l’homme ; la science et l’autorité l’enflent ; le désir de plaire aux puissances, de se faire un mérite auprès d’elles, de s’acquérir un nom dans le monde, détournent facilement de la droite voie et du juste jugement. Quoi qu’il en soit, vous avez appris de Dieu même à recevoir tout de Sa main et à Lui tout délaisser : avec cela, tout va très bien pour vous. Dieu laisse fort embrouiller les choses pour les démêler un jour avec plus d’éclat, ne fût-ce qu’au grand jour de Son jugement.

Pour moi, par l’intime conviction que j’ai que vous êtes à Dieu, et qu’Il habite et règne en vous, je m’estimerais heureux de vous tenir compagnie dans le supplice, en criant hautement que je tiens pour vous, persuadé que vous tenez pour Dieu. Et certes, je ne suis pas sans supplice : grâce, gloire à la divine Providence ! il est assez rude et assez long, sans savoir ce qui m’en reste à essuyer. Dieu nous réserve vers la fin les choses les plus extrêmes, les plus surprenantes, les plus écrasantes. Il me souvient de ce que vous disiez de cette année 1695, que ce serait la queue de la persécution. Il est bien vrai, car rien n’est plus malaisé à écorcher que la queue. De toutes les croix, je n’en connais pas de plus rude que [°126] celle d’être traité comme vous l’êtes. Quand je commençai d’être interrogé et contredit avec tant de préoccupation et d’aigreur sur des vérités si claires et si importantes, j’en fus si démonté et si accablé, que rien ne me paraît plus sensible. Mais je ne comprends pas comment vous pouvez signer, pour erreurs, des dogmes qui ne sont pas certainement de vous. A moins qu’on ne vous les montre dans leurs propres termes en vos écrits ou en vos réponses, il faut constamment refuser de les avouer pour vôtres, et persister dans la soumission que vous avez tant protestée, demandant un jugement sur le tout, et vous excusant de tant de signatures. Dieu vous veut sans autre conseil que le Sien ; c’est bien assez ; ce qui paraît renversement et désordre à l’esprit humain, sera reconnu de Dieu pour vérité, pour justice, pour amour. Que de bon cœur je vous aiderais de tout ce qui dépendrait de moi ! Mais Dieu, pour Sa gloire et pour la consommation de votre sacrifice, vous veut abandonnée des hommes, et délaissée à Lui seul. Il s’accomplit en votre personne une histoire si singulière que la divine volonté, qui l’a inventée et qui l’exécute sur son projet éternel, en tirera une gloire immense.

Nous avons reçu le paquet des écrits depuis peu de jours seulement. J’ai lu le Purgatoire 2 : il est fort bon et solide. Il y aurait quelque chose à ajouter et à expliquer. Un seul endroit doit être raccommodé ; c’est où il est parlé du jugement particulier : il est certain que chaque âme le reçoit à l’heure de sa mort ; mais celles qui doivent être plus sévèrement punies l’oublient aussitôt après, le souvenir leur en étant ôté pour les faire plus souffrir. Saint Clément 3 alexandrin est un excellent ouvrage ; il paraît que son auteur a été singulièrement inspiré pour déterrer d’un auteur si grave et si ancien la véritable théologie mystique et l’illustre témoignage qu’elle en reçoit. [f°126v°] Le Job 4 est beau et plein d’une véritable et salutaire doctrine, tirée du sacré texte avec beaucoup de justesse, non sans une particulière inspiration ; néanmoins il aurait besoin d’être un peu retouché.

Toute facilité d’écrire et de lire m’est ôtée, et mon étourdissement augmente de jour en jour. Je n’attends que la mort, et elle ne vient point ; ou plutôt elle vient assez cruellement chaque jour, sans nous achever par son dernier coup. Le jardinage que j’exerce depuis cinq ans m’est insupportable, et d’une amertume extrême ; cependant il faut que je le continue. Le corps est fort épuisé de forces et languissant, et si la divine main le pousse plus loin que jamais, une peine intérieure, laa plus bizarre que j’aie eue de ma vie, me fait beaucoup souffrir depuis quelques mois. Tout se verra en Dieu, si nous ne pouvons plus nous voir en ce monde.

Les enfants de Dieu dans ce lieu-ci sont constants dans leurs voies. Tous ceux qui ont ouï parler de vous vous honorent et vous aiment. Le principal ami5 ne se lasse point de me continuer ses charités et ses libéralités. Le jeune ecclésiastique comprend toujours mieux les voies de Dieu. Jeannette 6 ne vit presque plus que de l’esprit, son corps étant consumé par des maux si longs et si cruels. Elle vous aime et vous est unie au-delà de ce qu’ou peut en exprimer, vous goûtant et vous estimant d’autant plus que plus on vous décrie et vous déchire. Elle vous salue et embrasse en Notre Seigneur, avec toute la cordialité dont elle est capable. Nous n’attendons que l’heure que Dieu nous l’enlève. Elle a une compagne et confidente, entre autres qui est d’une simplicité et candeur admirable. Pour moi, je vous suis acquis plus que jamaisb, mais comme cela est toujours plus intime, je le sens et l’aperçois moins, et il faut que je vous …c


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°125. - Cor.Fénelon 1828, t. 7, lettre 82.

a et si (mot illis. raturé) (la divine main ajout interligne) le pousse plus loin que jamais. Une (mot illis. raturé) (peine intérieure ajout interl.) la

b fin de l’édition de 1828.

c fin du feuillet.

1 Sainte Marie de Meaux.

2Le Traité du Purgatoire de Mme Guyon. Sur le jugement particulier, I.3 : « Je ne crois pas que Dieu la juge d’un jugement particulier […] notre divin juge attendra à la fin du monde à se montrer ou favorable aux justes, ou rigoureux aux pécheurs. »

3Le Clément de Fénelon (réédité par Dudon : Le Gnostique de saint Clément d'Alexandrie..., Beauchesne, 1930.)

4L'Explication de Job par Madame Guyon.

5Probablement Lasherous, prêtre aumônier de Lourdes, v. note à la lettre n°271, de Lacombe, du 4 mars 1695.

6 Voir Index, Jeannette.

DU PERE LACOMBE. 25 mai 1695.

Ce 25 mai 1695.

J’ai reçu heureusement deux de vos lettres de Meaux. Plaise au ciel que vous receviez de même mes réponses ! Je ne puis assez admirer ni assez louer la divine Providence de ce qu’elle me fait savoir une bonne partie de vos croix, auxquelles il est juste que je prenne part, et parce que leur cause nous est commune et par la compassion que je dois avoir de vos maux. Vos croix extrêmes ayant opéré votre parfait anéantissement en Dieu seul selon Son dessein, feront jusqu’à votre dernière heure la couronne et le voile glorieux de ce même anéantissement. Tout ce que vous me marquez de votre état en est une preuve plus que probable. Depuis que l’on n’est plus et que l’on ne subsiste plus en soi, mais en Dieu seul, il faut de nécessité qu’on ne se trouve plus, et qu’on ne se sente plus être ce qu’on était. Dieu tirera une grande gloire d’un ouvrage si profond et si caché en Lui, lorsque, l’ayant couronné et glorifié, Il le [f°129v°] mettra en parfaite évidence. Cependant il faut que les plus extrêmes souffrances, et de toutes sortes, avancent, conservent et consomment cette œuvre admirable. Ces extrêmes souffrances ne sont point séparées des extrêmes humiliations. Il n’est plus question de voir ni de sentir l’abandon, dès qu’il est arrivé à son comble : on demeure abandonné sans l’abandonnement. En un mot, j’éprouve un peu que l’on est tellement tiré hors de soi-même que l’on ne se trouve plus que pour souffrir. Mais Dieu ne soutient jamais plus puissamment une âme si accablée, que quand tout soutien créé lui manque, et même tout soutien divin aperçu. Alors, la protection de Dieu est d’autant plus forte et plus étendue que le délaissement est plus désolant. Souffrons donc autant qu’il Lui plaira, sans autre appui ni confiance que Lui seul. Grâce à Son infinie bonté, tout autre soutien vous est bien retranché.

Dans les Articles1 que l’on vous a fait [f°130] signer, je ne vois rien à quoi je ne voulusse souscrire après les prélats et les docteurs qui les ont dressés. Je ne remarque pas qu’on ait prétendu qu’ils soient dans vos écrits, ni les erreurs qu’ils condamnent, mais ce sont des vérités orthodoxes qu’il faut absolument sauver, sans y donner aucune atteinte sous prétexte de théologie mystique ; ce qui n’empêche qu’il n’y ait une autre façon de produire ces actes, laquelle, pour être plus simple, plus durable et réunie dans le regard amoureux de Dieu, ne laisse pas d’être très réelle, et de satisfaire encore plus parfaitement aux obligations communes à tous les fidèles. J’ai expliqué cette difficulté dans le Moyen court et facile que j’ai retouché2, et il y en a des passages de très graves auteurs dans mon infortunée Analysis 2b. J’ai aussi fait un chapitre exprès dans un ouvrage latin plus ample que j’ai fait, pour prouver contre l’aveugle de Marseille3 et quelques autres l’article 244 des 34 qu’on vous a présentés ; il est très solide. [f°130v°] Votre soumission et souscription auxdits Articles me paraît complète et édifiante. Je ne sais ce que l’on peut exiger davantage, à moins qu’on ne prétende vous faire rétracter des erreurs formelles qu’on supposerait être dans vos écrits. C’est tout ce que peut faire une femme que de se soumettre aux pasteurs de l’Église, sans qu’elle soit obligée de résoudre des difficultés scolastiques.

Depuis mon autre lettre, j’ai lu tout votre Job. Il me paraît très bon, plein d’une connaissance profonde des voies les plus intérieures, et d’un don singulier de les bien expliquer. Il n’y a que deux ou trois endroits que je voudrais tant soit peu raccommoder, et en quelques autres, ajouter quelques petits éclaircissements. Il y a bien des choses qui m’ont été gravées dans le cœur depuis ma prison et que j’ai lues avec plaisir dans votre écrit telles que je les lisais en moi-même. Je prie Dieu d’être d’autant plus votre consolation, votre fidélité, votre force, votre tout, que plus Il vous retranche tout le reste. Je ne puis travailler à aucun ouvrage de l’esprit, mais seulement à mes jardins, encore avec un extrême dégoût. La petite Église d’ici5 vous salue.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°129. - Fénelon 1828, tome 7, lettre 85.

1Les 34 articles, compromis entre Fénelon et Bossuet résumant les entretiens d'Issy, publiés dans les instructions pastorales des 16 avril, 25 avril, 21 novembre, assortis d’une condamnation des écrits de Madame Guyon ainsi que de l'Analysis du P. Lacombe.

2Travail perdu.

2b Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

3Malaval.

4Article 24 : C’en est une [d’erreur] également dangereuse d’exclure de l’état de contemplation, les attributs, les trois personnes divines et les mystères du Fils de Dieu incarné, surtout celui de la croix et de la résurrection ; et toutes les choses qui ne sont vues que par la foi sont l’objet du chrétien contemplatif.

5Le cercle spirituel animé par le P. Lacombe.



AU DUC DE CHEVREUSE. 2 juin 1695.

Jusqu’à présent, monsieur, je n’ai point pris la liberté de vous écrire pour ne point faire contre votre intention. J’ai tâché de souffrir toutes les violences de M. de M[eaux], mais aujourd’hui qu’elles sont venues à leur comble, j’ai cru devoir vous en donner avis, et vous demander la permission de lui dire que je vous écrirai et vous prierai de consulter les actes que je vous ai donnés. En voilà quatre qu’il a à présent, dont je vous ai donné la copie. Il y en a un dont j’envoyai la copie de ma main et je ne l’ai plus ; c’est celui où il me fait déclarer que je n’ai point vu M. de Grenoble avec le prieur de Saint-Robert1. Il ne veut plus à présent de cette déclaration.

Il vint hier au soir, lendemain de la petite Fête-Dieu. La Mère supérieure lui parla d’abord1b. Mais comme j’ai mandé les autres scènes, je ne les répète pas. Il dit à la Mère : « Eh bien, a- t-elle signé ce que je lui ai donné ? ». Elle lui répondit : « Monseigneur, je la vois dans le dessein de faire tout ce qu’elle pourra pour vous contenter, et si elle ne le fait pas entièrement, c’est qu’elle ne le pourra en conscience. » Sur cela il se mit dans de grands emportements, disant qu’il me perdrait et abîmerait, qu’il m’allait confondre par une foule de témoins, me déclarant contumace2, que tous mes amis que j’avais abusés le lui déclarèrent [déclaraient] de bonne foi et avouèrent [avouaient] que je les avais égarés, et qu’il faut que j’avoue que je suis hérétique et qu’il m’a fait revenir de mon hérésie, sans quoi il me déclarera contumace et jettera sur moi les censures de l’Église ; que je suis un Lucifer en présomption, qu’il a haut de deux pieds de papiers pour me confondre, et qu’il me rendra garant de tous les auteurs que j’ai cités dans mes Justifications. La Mère lui dit : « Mais, Monseigneur, nous y voyons tant d’humilité, tant de droiture. » Sur cela, il se mit dans une fureur qui l’étonna, lui répétant qu’il me perdrait et qu’elle ne se mêlât jamais de lui parler de moi.

Il en a dit beaucoup à madame la princesse de Furstemberg, qui est ici, et le dit tout haut à table à tout le monde. Il dit qu’il allait écrire contre moi, et un fort homme de bien a assuré que le livre était sous la presse, et qu’il ne voulait cela que pour autoriser son livre. Il me demanda ensuite ; j’y allai. Il me dit, fort en colère : « Avez-vous signé ce que je vous ai donné ? » Je lui dis : « Monseigneur, il y a certains termes qui m’empêchent de le pouvoir faire. Si vous agréez de les ôter afin que je ne blessasse pas ma conscience, il n’y a rien que je ne voulusse faire pour vous obéir. » Sur cela il entra dans un fort grand emportement, m’appelant Lucifer, orgueilleuse, pleine de présomption, qui ne veut point avouer d’être coupable d’erreur, mais qu’il me le ferait bien faire, qu’il viendrait disputer avec moi en présence de témoins, et qu’il m’accablerait et me perdrait. Sur cela, je lui répondis avec beaucoup de respect et de douceur : « Monseigneur, je crois que je suis pleine d’orgueil et de présomption, puisque vous me le dites, et je vous prie même de demander à Dieu qu’Il m’humilie, mais mon cœur est droit, et Dieu sait bien que, si je ne craignais pas plus de Lui déplaire qu’aux hommes, je ferais pour me mettre en repos ce que vous me demandez. Mais, Monseigneur, ce que je demande ne consiste qu’à ôter le terme de révoquer ; à part ce terme, je l’ôterai si mes amis me le conseillent. Agréez-vous que je vous donne un modèle comme je le puis signer ? - Eh bien, donnez. -Après je ne le verrai point, mais je le ferai voir à mes amis, si l’on en est content ». Ensuite, sans que je dise rien, il recommence mon orgueil et ma présomption, disant qu’il rendrait publiques les folies de ma vie, que j’étais une cervelle tournée, un cerveau gâté et altéré, puis me parla d’un songe3, et se moquant de moi avec des rires : « Qu’aviez-vous fait dans ce lit avec l’Epoux ? Qu’est-ce qui s’y passa ? » Je lui dis : « Monseigneur, c’est un songe que je raconte naïvement. Vous savez que je ne vous ai donné cela que par excès de bonne foi et de confiance, et sous le sceau de la confession. » Enfin, sans me répondre, m’appelant cerveau gâté, qu’il me ferait faire pénitence publique, puisque le scandale de mes livres était public, il s’en alla, emportant mon modèle dans sa poche sans le vouloir voir. « Faites votre devoir, me dit-il, je veux bien m’acquérir le titre de persécuteur, mais je vous le ferai bien faire, sinon je vais vous déclarer contumace et jeter sur vous les censures de l’Église. Je ne fais rien que de concert avec les quatre qui ont signé ». Il l’a dit de même à la Mère, et que mes amis lui ont avoué de bonne foi qu’ils m’ont reconnue pour fourbe. La Mère lui dit : « Mais, Monseigneur, nous l’avons tant observée depuis cinq mois et nous ne l’avons jamais trouvée en deux paroles. - Ne vous mêlez pas de cela, vous n’y entendez rien. »

Je vous demande si vous agréez que je propose à M. de M[eaux] de vous envoyer toutes les copies des actes que je lui ai donnés, et que si les docteurs que vous consulterez trouvent que je puis faire autre chose, qu’ils dressent avec vous et la décharge et ce qu’il veut que je signe ; il n’y a que ce moyen de me tirer de l’oppression . Cependant, je n’ai osé le proposer sans savoir si vous l’agréez. Un mot de réponse, s’il vous plaît, par qui il vous plaira. L’on croit, où vous êtes, que je me suis attirée cela par mon peu de soumission. Dieu a tout vu, cela me suffit, et il était juste pour comble que cela fût de la sorte. Ce n’est pas pour me plaindre que je vous le dis, non plus que les choses dures que je reçois, mais afin que Dieu soit glorifié.



J’ai oublié de vous dire que M. de M[eaux] me dit toujours ce terme qui fut dit à l’aveugle-né4 : « Rendez gloire à Dieu, et avouez que vous êtes hérétique, mais que, vous ayant convaincue, vous reconnaissez vos erreurs ; rien à moins, rien à moins, je vous perdrai. J’ai toujours eu de l’opposition pour vous, mais plus je vais en avant, plus j’en ai ; cela vient jusqu’à l’horreur, présomptueuse qui nous a voulu donner ses erreurs et rêveries comme de belles choses. » Voilà toute la conversation. Je lui dis : « Qu’ai-je fait de nouveau, Monseigneur, qui vous indigne si fort ? - Rien, rien, mais j’ai cru dans le commencement que vous étiez ce que je vous vois aujourd’hui, et je m’y confirme. » Il dit à tout le monde mon nom.

L’acte de déclaration est entre les mains de madame de Char[ost], à qui je l’envoie : je n’en ai point de copie. Je vous prie de voir si, par tous ces actes, je n’ai pas témoigné ma soumission. Sur ce que je lui dis que c’était par confiance que je lui avais donné la Vie et le reste ; il dit : « C’est par providence que cela est venu et j’en ferai usage. » Il dit à la Mère que je lui avais fait voir des écrits abominables et infâmes.


- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°143] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [165] (renvoi de [151]). Nous ne sommes pas certain de l’ordre des lettres du mois de juin.

1Dom Richebracque, qui écrivit ci-dessus une lettre pour la défense de Mme Guyon. V. Index, Richebracque.

1bLa mère Le Picart, que Bossuet avait en estime, et qui se liera d’amitié avec Madame Guyon. V. Index, Le Picart.

2contumace : non comparution de prévenu devant le tribunal.

3Le trop fameux songe dans Vie, 2.16.7 : « Cette montagne s'appelait le mont Liban. Il y avait dans ce bois une chambre où l'Epoux me mena et dans cette chambre deux lits. Je lui demandai pour qui étaient ces deux lits, il me répondit : « Il y en a un pour ma Mère et l'autre pour vous, mon Epouse. » Il y avait dans cette chambre des animaux farouches de leur nature et opposés, qui vivaient ensemble d'une manière admirable… »

4Jean, 9, 14 : injonction des ennemis de Jésus à l’aveugle-né qu’il vient de guérir.

AU DUC DE CHEVREUSE. Juin 1695.

Vous apprendrez la dernière injustice de M. de M[eaux] dont mon cœur est pénétré de douleur, tant par la surprise avec laquelle il m’a fait signer, que de ce que je ne puis dire ce que c’est, n’en ayant nulle copie. Par cette signature, il peut me faire dire ce qu’il voudra. Dieu seul peut me tirer de ses mains. Je suis triste jusqu’à la mort, incommodée au-delà de tout. Je lui ai demandé d’aller à Bourbon ; il m’a dit qu’il fallait voir ce que madame de M[aintenon] voulait faire de moi. Si elle n’est pas satisfaite de tous les maux qu’elle m’a faits et qu’elle veuille être cette seconde E.1, j’y consens : le Seigneur soit béni ! Après tant de trahisons, que faut-il attendre ? Si vous recevez ma pension, donnez les 310 livres à M. Theue, et vous me ferez tenir le reste ou vous le garderez, comme vous jugerez à propos.


- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°138] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [148]. L’ordre des lettres du mois de juin est difficile à établir : nous suivons celui du copiste La Pialière qui fait précéder les lettres de : « juin 1695 ».

1pour Eudoxie. Surnom de Mme de Maintenon. Eudoxie était la femme de l’empereur Arcadius : ambitieuse et intrigante, elle eut une grande influence dans le gouvernement de l’empire. Elle fut blâmée par saint Jean Chrysostome et contribua à son exil.

AU DUC DE CHEVREUSE. Juin 1695.

Vous me faites grand plaisir de me mander que le Chi[nois] n’a point de part à la connaissance de la sœur grise1 et je croyais avoir assez marqué combien j’étais opposée à ce commerce, quand je vous dirai, sous le dernier secret, que j’ai découvert qu’elle avait de grands commerces avec les filles du P[ère] V[autier], et qu’après lui avoir défendu de la voir, elle n’a pas laissé de le faire et m’a donné mille mensonges. C’est elle qui m’a attiré la première affaire de l’abbé de Lannion, source de toute autre, et je sais qu’elle aura triomphé de mon absence d’avoir vu ...a, après que j’avais cessé de la voir elle-même. Sous une simplicité affectée, elle porte une duplicité sans égale. Elle va à confesse aux Pères de l’Oratoire pour être de tous côtés mais lorsque je représente ces choses aux Enfants2, l’on croit toujours que je me trompe, et l’on croit toutes ces personnes plus que moi.

A tout cela je garde le silence, et je me contente de souffrir entre Dieu et moi des peines que Lui seul sait, par le peu de foi que l’on a de ce que je dis. Dieu l’a permis. Ce qui est passé est passé. J’admire le peu de discernement pour tout le reste des frères et sœurs ; il n’y en a pas un que je ne sois fort aise que vous voyiez et à qui je ne souhaite que vous ne soyiez fort uni.

Le Chi[nois] néanmoins a vu la sœur grise et l’a produite à la petite Céc[ile?]. C’est moi qui porte le mal de toutes les fautes, car quelles croix ne m’a pas attirées un voyage du Chi[nois] avec la sœur grise ! En ce temps, le Chi[nois] me promit toutes choses. Il y a deux ans que je ne vis point la sœur grise parce qu’elle avait encore vu ces filles, quelque chose que je lui eusse pu dire.

Il y a de certaines choses comme cela qui m’affligent à la mort car je crois qu’on ne me croit point. Je m’imagine que peut-être Dieu ne veut pas que je me mêle de dire mes pensées, et si je n’en étais fortement pressée, je ne le ferais pas.

M. de M[eaux] a passé bien du temps ici sans me demander : depuis qu’il a mis dans sa poche la dernière soumission, je n’en ai pas ouï parler. Il avait dit qu’il en emplirait les poches.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°138] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [148].

a Points de suspension de La Pialière.

1 Surnoms non élucidés.

2Enfants du Petit Maître.

A LA « PETITE DUCHESSE » [DE MORTEMART]. Juin 1695.

Je vous avoue, ma bonne p[etite)] d[uchesse], que je crains pour vous le voisinage de la femme autant que je vous désire celui du M. : l’on voudra éplucher toutes vos actions, l’on s’en fera une matière de chagrin à soi-même et à nous aussi. D’un côté, je vois les commodités que cela vous apporterait, mais en vérité les troubles de cœur que vous en pourriez recevoir l’emportent beaucoup. Que la petite C[omtesse] vous en dise simplement sa pensée. La liberté est au-dessus de tous les accommodements, c’est ce qui me vient à vous dire.

Il est vrai que les duretés de M. de M[eaux] et ses menaces, qu’on ne peut point exprimer comme elles sont, vont à l’excès. Jusqu’à présent Notre Seigneur m’a donné des réponses : une égalité, une douceur à son égard qui ne me seraient point naturelles. La Mère1 croit que ma trop grande douceur et honnêteté le rend hardi à me maltraiter parce que son caractère d’esprit est tel qu’il en use toujours de la sorte avec les doux, et qu’il plie avec les gens hauts. Cependant je ne changerai pas de conduite.

J’espère que Dieu me donnera la grâce qui me sera nécessaire pour achever ma vie en patience. Le livre qu’il fait est presque imprimé. L’on ne voit pas d’apparence que je reste dans son diocèse. Je vous prie de ne dire ceci à personne de peur que l’inquiétude ne prenne. Je ne tomberai sur les bras de personne et je saurai si bien laisser ignorer à toute la terre où je serai, qu’on ne doit point se faire de la peine là-dessus. Dieu, qui ne manque pas aux corbeaux, ne me manquera pas en cela. Je vous manderai sûrement lorsque je ne serai plus ici sans rien mander autre chose ; ainsi tout commerce cessera. Mais comme je dis, ne dites ceci à personne, afin que la sagesse ne fasse pas prendre des [119v°] mesures pour me faire rester dans un lieu qui m’est un enfer et où je ne puis croire que Dieu me veuille longtemps. Les plus rudes coups ne nous sont pas toujours portés de nos ennemis, mais tout est bon de la main de Dieu, et Il suffit tout seul, même à un cœur qu’il semble accabler au- dedans aussi bien qu’au-dehors du poids de Sa rigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Une religieuse de vingt et un ans est morte en quatre jours, je ne l’ai point quittée qu’après son dernier soupir. Que la mort est digne d’envie, mais il faut supporter patiemment la vie. Adieu.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

1La mère Le Picard, supérieure du couvent de Meaux.

AU DUC DE CHEVREUSE. 1695.

... J’admire comment l’on peut encore se persuader, après ce que monsieur de M[eaux] a fait, qu’il ait quelque légère intention favorable. Rien n’est plus sanglant que sa lettre pastorale1 [117v°], et il n’y a rien à y ajouter. Les maux qui ne touchent point se voient avec d’autres yeux. Pour la confiance, on ne peut lui en marquer davantage. Les religieuses en sont témoins, jusques à lui dire que je m’étais mise entre ses mains comme entre celles d’un père, que je ferais ce qu’il me dirait, mais que je lui demandais non seulement comme à un saint prélat, mais comme à un homme d’honneur de ne me rien demander que ce que je puis faire. L’on a vu l’affectation qu’il a marquée à faire connaître, comme si je lui avouais dans le secret, des choses qui ne sont point dans les livres. Il n’y a rien à ajouter au fond de malignité qui est dans la lettre pastorale. Toute personne sans prévention, et même les gens prévenus, en voient toute la force et la malignité telle qu’elle est. Mais les gens d’honneur, je crois, s’aveuglent et croient qu’on a toujours de bonnes intentions lorsque les actions sont même pleines de noirceur. Dieu soit béni de tout. Je veux bien encore qu’on attribue à un défaut de soumission ce qui vient de l’artifice des hommes. Les religieuses m’en trouvent trop. Je crois que si l’on s’employait auprès de lui pour qu’il me donnât un billet de décharge, il le ferait, mais croyant que personne ne s’intéresse à ce qui me regarde, il ne le fera pas, ou me le donnera en de mauvais termes. A présent que vous avez vu la lettre pastorale, peut-être changerez-vous de langage, à moins qu’on ne se veuille aveugler. Cependant, si l’on ne s’emploie pas pour me faire avoir un billet de décharge, je serai tourmentée toute ma vie et ce sera (f°.118r°) toujours à recommencer. Mais j’espère que Dieu, en me tirant bientôt du monde, mettra des bornes à la malice des hommes. Je salue les enfants du Seigneur et me réjouis de la meilleure santé de monsieur votre fils.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°117] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [141].

1Lettre pastorale publiée le 16 avril. La lettre présente serait du mois d’avril ou du mois de mai ? Nous la plaçons en juin, précédant la lettre à la « petite duchesse » : « […] L’on peut dire à Madame de Chevreuse que j’ai écris au t[uteur] ».

A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Lorsque j’ai prié qu’on gardât le secret sur le passage de M. de Mors[tein], c’est plutôt pour les autres qui prennent facilement des ombrages que pour moi, et aussi pour lui-même. Je vous prie donc qu’on le garde avec la même exactitude qu’il est gardé ici. L’on peut dire à madame de Chevreuse que j’ai écrit au t[uteur]. Elle comprendra facilement que je l’ai adressée à madame de Mors[tein] comme étant à portée de la lui donner plus que personne.

Lorsque je vous ai mandé que je me retirerai, c’est parce que j’espérais que M. de M[eaux] finirait, mais l’on prétend qu’il ne veut rien finir. La dernière soumission que je lui ai donnée, il y eut samedi huit jours, a été mise comme les trois autres dans la poche. Il dit à présent qu’il viendra disputer avec moi et qu’il attend qu’il ait cinq heures pour faire sa dispute en présence de témoins, puis qu’il m’excommuniera. J’ai répondu que je n’avais garde de disputer contre lui puisque j’étais soumise à tout, et que c’était des vérités que j’avais toujours crues. Voilà où en sont les choses.

Je vous prie [120r°] de ne point dire que j’ai eu ni que j’ai dessein de me retirer tout à fait, de peur que certaines personnes, qui se disent mes amis et qui ne le sont, je crois, guère, m. B., ne se prévalussent de cela pour avoir une lettre de cachet pour me faire rester de force où je suis volontairement. Je vous demande donc cette seule marque d’amitié, qui est de ne dire cela à personne.

Si je sors, je vous le manderai afin qu’on ne m’écrive plus, mais assurément je n’embarrasserai personne, et mon dessein est de me retirer de tout commerce, étant aussi inutile que je le suis, et ne pouvant que nuire de toute façon. C’est le seul parti que je puis et dois prendre. Je ne puis même que nuire aux personnes que j’ai le plus voulu servir.

J’espère que Dieu vous maintiendra dans l’union les uns avec les autres ; cela suffit pour moi. Il me faut laisser là comme un vieux meuble pourri. Il me suffit que Dieu connaisse la sincérité de mon cœur et pour Lui et pour vous tous. Ne me répondez point sur tout ceci, car j’ai peur qu’on n’ouvre les lettres.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

Je vous suis tout à fait obligée des marques d’amitié que vous me donnez. J’en conserverai toute ma vie, dans le fond de mon cœur, toute la reconnaissance que je dois, et pour celles de tous ceux qui ont la même charité pour moi. Je prie Dieu qu’Il vous soit à tous toutes choses.

J’avais prié qu’on n’eût point de familiarité avec les s[oeurs] grises ; j’avais pour cela de fortes raisons, mais l’on a cru devoir suivre plutôt l’inclination de certaines personnes que ce que je connaissais. Je prie Dieu que cela ne fasse tort à personne. Je crois qu’on craint où il ne faut pas, et l’on ne craint pas où il faut ; mais Dieu permet à Baraquin, je crois, [120v°] de pervertir le jugement, en sorte qu’on craint ceux que Dieu semblait avoir donnés et l’on ne craint pas où il faut craindre. Je prie Dieu de nous donner à tous une lumière sûre, et qu’Il ne permette pas qu’on s’égare : c’est Son affaire. Je n’ai pu m’empêcher de dire encore cela, car le Chi[nois] qui nous l’a fait voir, sait mon intention mieux que personne sur cela, mais peut-être est-elle1 plus éclairée que moi. Je n’ai pas dessein de nous géhenner2. Je ne dis cela que parce que j’en suis pressée. Je ne prétends pas que mes amis prévalent sur ceux des autres, Dieu le sait, mais je le dis parce que cela m’afflige.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [150].

1[sic] : une personne vue par l’intermédiaire du « Chinois » ? Le « Chinois », comme la « sœur grise », restent indéterminés.

2Dans l’emploi figuré, être soumis à une douleur intense.

A LA PETITE DUCHESSE. Juin 1695.

J’ai reçu avec joie la réponse de mon t[uteur]. La conversation que j’ai écrite à M. de Mors[tein] a précédé de huit jours celle que j’ai écrite à mon t[uteur]. Pour ce que j’ai dit à M. de Mors[tein] qu’on voulait couler à fond, il faut, s’il vous plaît, que cela soit du dernier secret, parce qu’il m’est venu par la Mère. Vous jugez bien le tort [121 r°] que cela lui ferait, et je suis d’autant plus obligée de lui garder le secret qu’elle s’est confiée sur des choses de cette importance. Elle m’a encore dit que M. de M[eaux] lui avait dit que mes amis reconnaissaient à présent de bonne foi qu’ils s’étaient égarés et qu’ils revenaient.

J’attends ce qu’il dira sur le modèle que je lui ai donné, qu’il a mis dans sa poche et dont il ne dit plus rien. Il fait comme cela de tous, puis il revient, à huit jours de là, plus échauffé qu’auparavant. Je vous prie donc que la Mère ne soit compromise en rien, car c’est la chose du monde qui me répugne davantage que de compromettre quelqu’un. J’aime mieux encore tout porter. Faites savoir à M. de Mors[tein] la dernière conversation accompagnée d’un bon nombre d’injures.

J’ai bien de la joie que ma petite fille se porte mieux. Je ne vois nulle nécessité que vous écriviez, ni la bonne p[etite] d[uchesse] à la Mère ; il suffit de me mander des amitiés pour elle. Comme madame de Cha[rost] est sa parente, sa lettre était fort à propos.

Soyez persuadée que je vous aime tendrement tous deux, je ne puis vous séparer l’un de l’autre, parce que Dieu qui vous tient unis en Lui nous unit aussi ensemble. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous prie que personne ne sache que j’ai vu M. de Morst[ein], personne du monde ne s’en est aperçu ici et la Mère est d’un grand secret.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 juin 1695.

J’ai donné le modèle que je vous ai envoyé il y a samedi huit jours. L’on me dit qu’on verrait s’il accommodait ; depuis ce temps, l’on ne m’a dit ni oui ni non ni rien. Je n’ai point encore fait la proposition parce que je ne reçus la lettre où vous me faisiez la grâce de me permettre de la faire qu’après que j’eus parlé. Je la ferai, car je ne vois que ce moyen de sortir d’affaire. Il a fait dire seulement qu’il viendrait disputer contre moi en présence de témoins, puis qu’il me ferait rejeter de l’Église. J’ai répondu que je ne disputerais point contre lui, que j’étais bien éloignée de le vouloir faire, puisque j’étais entièrement soumise et que je n’avais, par la grâce de Dieu, jamais douté de ces vérités.

Si c’était une épreuve, il ne prendrait pas à tâche de me déclarer à tous ceux qui lui parlent hérétique et entêtée ; il n’aurait pas dit à la Mère tout ce qu’elle dit qu’il lui a dit, et aussi aux chanoines et prêtres qui lui parlent ; il ne dirait pas à tout le monde qu’il est obligé de faire un livre contre moi. Je me donnerai l’honneur de vous écrire, s’il va à Paris avant de me voir ou s’il accepte la proposition, une lettre que vous pourrez lui montrer, où après vous avoir protesté que si je ne signe pas aveuglément tout ce que M. de Meaux me donne à signer, c’est parce que je ne le puis en conscience ; que j’ai cru avoir satisfait beaucoup plus qu’une autre à ce que je dois à l’Église et aux prélats, et qu’en cela j’ai suivi l’inclination de mon cœur porté à la soumission, mais que je ne puis avouer des erreurs que je n’eus jamais, et que je crois même, en n’avouant jamais cela, marquer davantage mon respect et ma soumission (f. 1 v°) à l’Église ; que je vous envoie les modèles de tout ce que j’ai donné et de ce qu’on me demande, et un blanc1 signé afin que vous ayez la bonté de finir cette affaire et de tirer la décharge que M. de M[eaux] m’a promise ; que j’espère obtenir cette grâce par la charité que vous avez eue autrefois pour moi, que je voudrais au prix de mon sang pouvoir contenter M. de M[eaux], mais que je ne le puis aux dépens de ma conscience, quelque chose comme cela. Il me dit encore, et j’ai oublié de vous le dire, que si je ne donnais pas une déclaration d’erreurs reconnues, qu’on dira toujours que le livre est mal condamné.

Je crois qu’on peut fort bien dire à madame de Cha[rost] que j’ai pris la liberté de vous écrire cette autre conversation. Elle comprendra aisément que, voulant le faire, je ne le pouvais par une personne plus à portée de vous donner ma lettre que par madame de M[orstein ?]. Je n’ai que des remerciements à ajouter à ceci pour toutes vos bontés. Quand même l’on aurait changé pour moi, je n’y trouverais pas à redire, mais je n’ai pu croire qu’on eût dit cela, ni qu’on eût avoué en confiance au prélat que l’on m’a reconnue fourbe. Tout homme est menteur, mais pour la fourberie, elle est bien éloignée de mon naturel par la grâce de Dieu.

Je vous prie instamment de me faire savoir par quelqu’un lorsque le prélat sera à Paris si je ne le sais pas ici. Son livre est sous la presse.

J’enverrai l’adresse et je crois qu’on enverra les livres. Je prie Notre Seigneur de vous être toutes choses.

(f. 2 r°) Si j’osais, je présenterais mes respects à des personnes que j’honore beaucoup, mais je n’ose le faire : c’est le bon [Beauvillier] et M. S B [Fénelon]. Vous ferez ce que vous jugerez à propos.

A.S.-S., pièce 7387, « A Monsieur le duc de Chevreuse rendre en main propre », cachet Enfant Jésus - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°144v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [167].

1Blanc-seing : mandat en blanc au bas duquel est apposé une signature, et que l’on confie à quelqu’un pour qu’il le remplisse. (Littré).

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 juin 1695.

(signe) ce Saint-Esprit est pour madame de Ch[evreuse].

recommandez au petit m[aître]

passeport

Je ne sais pourquoi j’ai une certaine répugnance à voir les deux sœurs si fort voisines ; je crains qu’elles s’en aiment moins et que cela ne puisse durer. Cependant décidez avec St B [Fénelon] et qu’il suive son cœur. Il me prend souvent pour lui des renouvellements d’union si intime : je ne sais à quoi les attribuer, car je crains que Baraquin ne fasse ses efforts pour diviser ce que le p[etit] M[aître] a voulu et veut qui (f. 2 r°) soit uni en Lui à jamais. Quoiqu’il soit quelquefois rude à pauvres gens, je ne l’aimais jamais d’une manière et plus forte et plus intime.

Pour le prélat, il commence à parler contre moi publiquement en des termes très offensants, mais depuis que vous voulez bien que je vous renvoie l’affaire à terminer, je n’ai pas tant de peines. Il s’échauffe tout seul, car lorsqu’il vient, il est toujours plus en colère. Les dernières fois, avant que je lui parle, il se décharge envers la Mère. (f. 1 v° en travers) Peut-être après tant de tempêtes, le repos viendra-t-il. Si, par votre moyen, je le puis obtenir, vous serez véritablement le tuteur. Les domestiques disent tout haut et dans les voitures publiques la récompense qu’on espère de tout ceci, et l’on se vante fort d’être tout-puissant par le moyen de la dame [madame de Maintenon]. Mais quelquefois Dieu renverse les projets, fait vivre les infirmes et mourir ceux qui ont le plus de santé. Je ne crois pas que je puisse exprimer ce que j’ai souffert depuis que je suis ici : les agonies intérieures auxquelles je n’avais nulle part que de les souffrir, car elles (f. 2 v°, en travers) viennent sans occasion - elles diminuent lorsque les choses extérieures les devraient augmenter -, un accablement général du corps, de l’âme, de l’esprit, une faiblesse qui redoublait à proportion de la peine, et une persuasion de n’être pas où Dieu veut, comme dans une terre étrangère où Il ne me veut pas. Je ne sais à quoi bon écrire cela, mais ce qui est écrit est écrit. Il ne paraît rien de tout ceci aux religieuses car, quoique je vive dans une agonie et une contrainte continuelles, Dieu me donne à l’extérieur une sagesse et une conduite bien éloignées de mon naturel, car quand j’aurais tout l’esprit de St B. [Fénelon] et toute l’attention de la sagesse humaine, je ne pourrais pas agir autrement. Je vois bien que c’est Dieu seul, car je n’ai point assez d’esprit naturel, et dans la faiblesse dont je me sens impressionnée au-dedans, je dev[r]ais agir tout autrement. Que Dieu vous soit toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7388, autographe. Date autographe en tête. – A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [168].

A Mme DE MORSTEIN. 25 juin 1695.

Le procédé de M. de M[eaux] étonne fort la Mère et tout le monde : il a mis les quatre actes de soumission dans sa poche comme les autres, et puis l’on n’en entend plus parler, il menace et c’est tout. Il y a quinze jours qu’il ne m’a vue, quoi qu’il atteste ici. Mon tut[eur] veut bien que, s’il me tourmente encore, je propose de lui envoyer un blanc signé pour terminer l’affaire avec Mme de M[aintenon]. Sitôt que M. de M[eaux] sera à Paris, je lui manderai que j’ai tout remis entre les mains de mon tut[eur]. Je suis infiniment contente de madame de Mors[tein]. J’ai un si effroyable mal de tête que je ne sais presque ce que j’écris. Si vous êtes obligé à quelque action et à quelque péril, nous y serons ensemble. Souvenez-vous que le p[etit] M[aître] nous a unis pour le temps et l’éternité. Je Le prie d’être votre force et toutes choses.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°120v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [150].

A LA COMTESSE DE MORSTEIN. 28 juin 1695.

M. de M[eaux] sort d’ici. Il a d’abord paru en colère, me disant les mêmes choses. Je lui ai fait la proposition de vous envoyer un blanc[-seing], il l’a rejetée bien loin et ensuite s’est radouci, me disant qu’il fallait finir. Il a ôté le mot révoquer et a ajouté qu’il y avait que : « Je suis et serai toujours soumise à l’Église, que j’y ai toujours été » ; mais du reste n’a rien du tout voulu changer. Il me fait mettre cela au bas de l’autre acte. Il viendra samedi quérir le tout. Il me promet une décharge ensuite, mais il faut encore s’en fier à lui, car il veut tout avoir signé. Il n’a point voulu passer que je n’ai jamais voulu douter des trente-quatre articles. Ce qui me fâche le plus, c’est qu’il a effacé du premier acte beaucoup de choses et en d’autres s’il y en a ; s’il efface ainsi les meilleures choses après qu’elles sont signés, quel ménagement y a-t-il à avoir ? Il viendra samedi matin. Je puis avoir réponse par la poste si vous me la voulez faire, mon tuteur, et me mander ce que je dois faire, car il ne veut écouter nulle proposition. Cependant comme on m’a mandé de ne m’arrêter qu’au mot rétracter, cela fait que j’ai passé de crainte d’être blâmée. Je ne sais que faire. Je suis si pressée que je n’ai point de sens. Réponse s’il vous plaît sans retard.

- A.S.-S., pièce 7389, « Madame la comtesse de Morstin en son hôtel proche le collège des quatre nations à Paris », fragment de cachet - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°142v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [169]

A LA COMTESSE DE MORSTEIN ? 30 juin 1695.

La Providence a permis que vous m’ayez dit que vous avez un équipage à vous, et j’ai au cœur de jeter les yeux sur vous pour me venir quérir ; voyez si cela se peut sans vous faire peine et sans vous incommoder, mais je vous demande le secret [122 v°]. M. de M[eaux] m’a permis de me retirer quand je voudrai. Il faut que j’aille nécessairement à Bourbon, et pour mettre ordre à mes petites affaires, je suis résolue de partir bientôt. Si vous trouvez difficulté à me venir trouver, mandez-le moi simplement, mais surtout ne dites à qui que ce soit que je vous l’ai proposé ni que j’ai ce dessein. Vous coucheriez ici. Votre équipage serait à l’hôtellerie une nuit, et je partirais le matin avec vous pour aller à la petite maison. Il serait mieux, à cause des religieuses, qu’on me vînt quérir que d’aller dans le carrosse de voiture. Si vous ne le pouvez ou ne le jugez pas à propos, dites, comme de nous, à la p[etite] d[uchesse] : « Mais si n[otre] m[ère] sortait, ne l’irions-nous pas bien quérir ? », et vous verrez son sentiment et me le manderez simplement et au plus tôt. Après quoi, je vous manderai le jour précis. Sinon et que ma fille soit à Paris, je lui écrirai, mais c’est qu’elle n’a point de secret, et cela me fait peine. Réponse sans retard, je vous en prie. Ne vous géhennez point et faites librement ce que vous aurez au cœur. M. de M[eaux] promet de me donner entre ci et deux jours1 ma justification, et d’y mettre qu’il n’a point prétendu me comprendre dans les infamies de sa lettre ; mais je ne compte sur rien que je ne le voie.

1Entre le moment présent et deux jours. V. Littré.

A LA PETITE DUCHESSE. Juillet 1695.

Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé où étaient les deux billets de M. de M[eaux]. Mandez-moi si vous les avez reçus, et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye. Si vous ne pouviez venir, envoyez-moi un carrosse de louage et je le paierai, et ce qu’il faudra, mais j’eusse été plus consolée que c’eût [121 v°] été vous, mais à petit bruit. Je vous aime de tout mon cœur. Je crains des ordres nouveaux de M. de M[eaux], et lorsque je vous verrai, vous saurez les puissantes raisons, qui regardent l[e] p[etit] M[aître], que j’ai de n’y demeurer pas. Adieu. Ecrivez-moi un mot pour m’ôter de peine.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°121] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [151].


Ici prennent place deux attestations et une soumission : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695»., et «SECONDE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695». Puis trois «SOUMISSIONS».

DU PERE LACOMBE. 3 juillet 1695.

Ce 3 juillet 1695.

Je reçois heureusement, ma très chère et toujours uniquement aimée en Notre Seigneura, toutes vos lettres de Meaux ; avez-vous reçu de même mes réponses ? Voici la quatrième. Je bénis Dieu d’un même cœur avec vous de tout ce qui nous arrive par Sa plus qu’aimable volonté. La grandeur de votre croix me fait juger de la grandeur de Son amour pour vous. Il faut que, par toutes sortes de souffrances, d’opprobres, de contradictions, vous ressembliez à Jésus-Christ, qui a paru comme un lépreux, frappé de Dieu, humilié et anéanti en toutes manières. Mais pour signer ou reconnaître que vous ayez jamais rejeté Sa médiation, ou nié Sa personne divine, c’est ce que vous ne devez jamais faire. Il n’est point d’autorité qui ait droit de vous y contraindre, à moins que de si exécrables erreurs ne se trouvassent en propres termes dans vos dogmes. Dieu nous garde d’être jamais intimidés jusqu’à avouer que nous ayons blasphémé contre l’adorable Sauveur, en qui nous avons toujours cru et espéré, comme fait toute l’Église, fallût-il être frappé de tous les maux et de toutes les flétrissures possibles, et dans le temps et dans l’éternité ! Ne confessons jamais d’avoir douté le moins du monde de ces vérités fondamentales du christianisme, qui, par la grâce de Dieu, ont toujours fait le principal objet de notre foi, le fond de nos espérances, et le centre de notre amour. Si cela paraissait dans vos écrits, il faudrait le détester dans les formes ; s’il n’a été écrit que dans votre cœur, comment présume-t-on de l’en déterrer ? Ceux qui vous écrivent différemment là-dessus reçoivent sans doute de différentes relations, qui leur font changer d’avis.

Je vous compatis infiniment, mais je goûte d’autant plus votre état qu’il est plus dénué d’appui créé, et même de l’incréé en manière aperçue. Mais notre Dieu et tout-puissant maître, qui vous fait boire à longs traits le calice de la contradiction extérieure et du délaissement intérieur, vous enivrera bientôt de Ses divines consolations, et vous recevra pour jamais dans la paix et dans la joie qui ne peuvent manquer à ceux qui aiment la vérité, et qui marchent dans la justice, et qui ne respirent que l’amour. Il y a longtemps que je sais que c’est là l’esprit et la vie de votre

âme que j’aime toujoursb fortement et tendrement en notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui fait que je ne saurais craindre pour vous. Dieu est fidèle, Il n’abandonne pas à l’erreur ou à la corruption des mœurs ceux qui, par Sa grâce, n’ont d’autre volonté que la sienne, ni d’autres prétentions que de le voir régner avec une gloire immense. L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur le théâtre avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements.

Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos ? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, rien ne peut nous manquer, puisque c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits L’en loueront dans l’éternité.

Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment, vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleures âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies. Pour moi, je vous suis toujours très sincèrement attaché en Notre Seigneur. Encore un peu de patience, et le souverain Juge viendra prendre notre cause en main. Par Sa miséricorde, depuis qu’Ilc nous a singulièrement appelés à Son service, nous n’avons prétendu que Son règne, ni cherché que Son amour. Quand on cherche sincèrement Dieu, on ne peut s’écarter de la vérité ni de l’amour, puisque quiconque Le cherche sans feinte Le trouve infailliblement, et que, L’ayant trouvé, on possède en Lui-même toute vérité et le parfait et immortel amour.

On salue cordialement vos filles2, et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres ! Ô gloire de Dieu, ô empire du Très-Haut, établissez-vous, paraissez avec éclat, n’épargnez pas ces néants où ils peuvent y servir ! Ils sont à vous sans réserve, non seulement par le droit de la création, mais par l’amoureux assujettissement qu’ils vous ont mille fois voué sans bornes et sans exception.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°131, autographe et XI2, f°133, copie. - Fénelon 1828, t. 7, lettre 86, p. 184.

Il y a des reprises dans la lettre suivante de Lacombe, du 28 juillet, mais les deux lettres s’avèrent cependant distinctes. On est partagé entre le doute sur l’édition de 1828 (cependant très bonne pour l’époque et très exacte pour le début de cette lettre), sur l’état mental de Lacombe, peut-être déjà perturbé, mais il se peut aussi que Lacombe reprenne volontairement des fragments, compte tenu de la perte prévisible de courriers. Les répétitions ont lieu au sein même de la lettre suivante, ce qui semble malheureusement favoriser l’hypothèse d’un état mental perturbé. L’écriture est ici moins ferme que celle des lettres précédentes ; plus fréquemment qu’auparavant les jambages des lettres sont inclinés tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche.

Noter la répétition de la fin de la lettre présente, dans celle du 29 juillet suivant. Cependant on ne dépend ici que de l’imprimé de 1828 pour cette fin et une confusion de cet éditeur entre deux sources est possible.

a« Ma très chère et toujours uniquement aimée en n.s. » biffé sur la copie, manque sur l’imprimé de 1828. 

bfin de notre source autographe, nous poursuivons à partir de la copie reprise par Fénelon 1828.

cfin de la copie, nous poursuivons à partir de l’imprimé de 1828.

1 Famille (Marie de Lavau) et Françoise Marc.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 juillet 1695.

Je vous envoie la copie de ce que monsieur de Meaux m’a donné, mais vous serez bien surpris lorsque vous apprendrez qu’il m’a fait encore signer une page : il a mis dedans toutes sortes de choses qu’il ne m’aa laissé que le temps de signer. Il avait mis, à ce qu’il m’a lu, qu’il m’avait admonestée à me conformer aux trente-quatre articles comme à faire des actes, etc., et des défenses qu’il m’a faites. Je lui ai dit qu’il fallait ôter le mot d’admonester qui est diffamant, et ajouter que, m’ayant dit de faire des actes, j’ai dit que j’en faisais. J’ai le cœur bien affligé de tant d’injustices, Dieu seul sera ma force. Je n’ai point de copie de ce que j’ai signé le dernier, et comme je n’ai pas eu le temps de rien examiner, je ne doute pas qu’il ne me soit fort nuisible. Il m’a fait signer que je lui avais promis obéissance volontaire, outre celle que je lui dois comme évêque, et cent chosesb de cette sorte. Mille fois toute à vous en Notre Seigneur. Vous direz, s’il vous plaît, ceci à …c et je communierai dimanche par lui.

- A.S.-S. pièce 7391, à « mon tuteur », sur folio 2 v°. En tête : « 4e ou 5e juillet 1695 » de la main de Chevreuse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°141] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [169].

a ne (me retouché voulait pas biffé) m’a

b cent (fadaise raturé) choses. Nous regrettons la rature : elle affaiblit le texte.

c Les trois points sont d'origine.


Ici prennent place les attestations de Bossuet datées du 1er juillet par ce dernier, du 5 juillet (selon la lettre datée du 6 juillet de Madame Guyon, donnée ci-dessous) : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695». Et : «DEUXIEME ATTESTATION…» du même jour.

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 juillet 1695.

Ce mercredi à 4 heures du soir.

M. de Meaux vient de venir quérir la décharge qu’il me donna hier, disant qu’il m’en apportait une autre ; elle est bien différente et, si vous en pesez les mots, vous verrez que l’une me décharge et m’est avantageuse, et l’autre ne l’est pas. Afin que vous ne vous mépreniez pas, la bonne est celle qui a cette marque en bas : « #a », [avec] ce mot : « Nous ne l’avons trouvée impliquée en aucune manière dans les abominations de Molinos et autres condamnées, etc. » : c'est tout comme celle que je vous avais envoyé la copie, et une à Mme de Charost.

Je n’ai pu me défendre de rendre la première qu’il m’a donnée qu’en disant que je l’avais envoyée à madame de Charostb. Je vous conjure, monsieur, d’être le dépositaire de cette première décharge, et je vous demande comme à un homme d’honneur et serviteur de Dieu, de ne lui point rendre la première qui est marquée #, mais l’autre, le lui faisant [f. 2 r°] agréer si vous pouvez. S’il veut sa décharge, qu’il rende donc mes signatures. Je vous prie d’aller à Issy, faites-moi cette grâce, je vous en conjure. Après m’avoir fait signer mille choses, me redemander ma décharge donnée ! Dieu seul peut faire justice de tant d’injustice[s]. Je vous conjure de m’être ami fidèle et je vous en conjure, lui disant qu’il n’y a pas de justice à redemander cela, lui demandant les quatre papiers qu’il m’a fait signer pour les voir. Je n’ai jamais vu tant manquer de parole. Priez Dieu qu’Il me donne toujours la patience, car rien ne fâche comme la mauvaise foic.

[f. 2 v°]d Vous ne pouvez pas vous défaire de cette première décharge ; il faut, s’il vous plaît, avec le plus de douceur que se pourra, qu’il agrée que vous la gardiez, car l’autre est inutile.

Voilàe, monsieur, les lettres que j’ai reçues ; ayez la bonté d’agir conformément à cela et de me mander ce que vous ferez, et de me renvoyer ma lettre.

- A.S.-S., pièce 7392. En tête : « 6e juillet 1695 » de la main de Chevreuse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°141v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [170].

a Les marques de l'autographe ne comporte qu'un seul trait horizontal : dièse inachevé ou signe égal barré.

b Phrase omise par les copistes.

c Fin de page blanche.

d Ecrit à l’envers sur un quart de feuille.

e A l’endroit sur le même quart de feuille, barré de traits verticaux.


Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) : l' «ATTESTATION DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DE MEAUX. 7 juillet 1695».

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 juillet 1695.

q[uis] u[t] D[eus]

Je vous prie, mon bon tuteur, de dire à monsieur de M[eaux] que c’est madame de Char[ost] qui vous a envoyé les décharges de monsieur de Meaux, surtout la première, car effectivement j’avais envoyé la première copie à madame de Char[ost], et c’est ce qui me donna lieu de lui dire que je l’avais envoyé à madame de Charost. Et effectivement, elle a envoyé cette première décharge à madame de Morst[e]in. N’écrivez rien à madame de Maintenon que vous n’ayez vu comme monsieur de Meaux en usera, s’il me justifiera auprès d’elle. Je vous honore et aime de tout mon cœur. Je serai au sacre1.



1 « 9 juillet. Munie de certificats de Bossuet, Mme Guyon quitte à son insu la Visitation de Meaux. / 10 juillet. Fénelon est sacré à Saint-Cyr par Bossuet assisté par les évêques de Châlons et d’Amiens. Les trois princes y assistèrent dans une tribune, mais, en dehors de leur petite cour, peu de gens se trouvèrent à la cérémonie. »  (Orcibal, CF, chronologie).

- A.S.-S., pièce 7393, sans adresse. En tête : « environ le 7 ou 8 juillet 1695 », de la main de Chevreuse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°146v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [171].

A la comtesse de MORSTEIN (?) Juillet 1695.

Ma bonne et chère c[omtesse], les inégalités de M. de M[eaux] me font craindre qu’il ne se rétracte de la permission qu’il m’a donnée de sortir ; c’est pourquoi, si vous m’aimez, et la p[etite] d[uchesse], venez ici dès le dimanche1. C’est un coup de partie pour moi car, s’il n’a pas la décharge qu’il m’a donnée [122 r°] et qu’il veut ravoir, il n’y a sorte de persécutions qu’il ne me fasse pour la lui rendre. Les religieuses sont aussi en peine que moi, elles craignent un contre-ordre, et après ce qu’il m’a fait souffrir, elles en ont toutes compassion. Je remets tout entre vos mains et de la bonne p[etite] d[uchesse], après celles du p[etit] M[aître].

Je vous prie que mon tuteur ne rende point le papier marqué /-/a qui est le premier, car il est bien différent de l’autre, quoique cela ne lui paraisse peut-être pas d’abord. Mandez moi si vous avez reçu le paquet d’hier où étaient les deux billets de M. de M[eaux], car j’en suis en peine.

Comme il a permis à la Mère de me laisser sortir, il ne manquera pas, s’il change, d’écrire dimanche par la poste ; c’est pourquoi, si vous avez des relais et que vous partiez dimanche prochain de bon matin, je sortirais le même jour quand nous devrions coucher à Clayes. Prenez vos mesures avec la p[etite] d[uchesse]. La charité que vous me ferez ne sera pas sans récompense. J’espère que Dieu conservera M. de Mors[tein].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°121v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [152]. La comtesse de Morstein («Ma bonne et chère c[omtesse]…») est la destinataire probable ; selon la lettre de Bossuet du 16 juillet : « On dit ici que Mme de Mortemart [la «Petite duchesse»] et Mme de Morstein sont allées vous voir à Meaux».

a sigle # incomplet : voir la lettre du 6 juillet, n° 300.

1 « Dimanche » paraît incompatible avec le samedi 9 juillet retenu comme la date où Mme Guyon aurait quittée la Visitation (v. note 1 à la lettre 305). Il en est de même pour « lundi au soir » cité à la lettre suivante.

A La COMTESSE de MORSTEIN (?) Juillet 1695.

Ma bonne et ch[ère], je vous prie d’envoyer incessamment ceci à mon tuteur, mais par gens bien sûrs. Je vous attends lundi au soir avec la bonne p[etite] d[uchesse], mais grand secret. Vous coucherez au-dedans, dans ma chambre. Aimez-moi autant que je vous aime. A lundi. Faites que madame de Cha[rost ?] s’absente depuis le vendredi jusqu’au dimanche, ou bien qu’elle fasse comme je dis. Ne me manquez pas lundi, je vous prie.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°122] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [152].

DE LA MERE LE PICARD. 9 (?) juillet 1695.

J’espérais bien être la première, ma très honorée et chère sœur, à vous demander des nouvelles de votre voyage1 ; mais nonobstant la lassitude d’icelui, je me vois prévenue de votre bon cœur. Que ce que Dieu a lié tient ferme ! Non, rien ne rompra le lien qui nous unit en Son amour. C’est sans compliment, je n’en suis pas capable, mais la vérité pour tous les temps, sans qu’il soit nécessaire de le répéter. Ma très aimée, je suis à vous comme Dieu le veut, pleine de confiance que Sa bonté achèvera ce qu’Il a commencé. Toutes nos chères sœurs continueront, mais redoubleront leurs prières ; n’en doutez jamais, mais souvenez-vous de la parole que vous nous avez donnée de votre souvenir.

Je sors d’une exhortation que M. de Rocmont2 nous vient de faire avec sa ferveur ordinaire. Je vous prie de recevoir le cordial salut de notre chère directrice3. Toutes nos [f°143v°] chères sœurs vous assurent de leurs respects. Elles vous écrivent par la chère petite Marc 4, qui part demain avec votre bagage. Nous avons cru qu’il valait mieux prendre une voiture à part5. Elle vous dira qu’il n’est arrivé rien d’extraordinaire depuis votre départ ; mais elle ne pourra vous dire combien nous sentons toutes votre séparation, et à quel point je vous suis et serai en Jésus, notre maître.

Ma plus chère sœur / Votre très humble et obéissante et fidèle servante et amie en Notre-Seigneur. Sœur E. Le Picart, de la Visitation Sainte-Marie. Dieu soit béni.

Nos dames, duchesse et comtesse6, trouveront, avec leur permission, les très humbles respects de celle qui fait gloire de se dire leur très humble servante.

Ma Sœur Marc arrivera demain à Paris, je crois, de bonne heure.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°143, autographe, adresse : « Madame / Madame guyon / A Paris. » - Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, lettre 88. - UL,VII, « Témoignages », E2.

1Mme Guyon ayant quitté Meaux le vendredi 8, on plutôt le samedi 9 juillet, il semble difficile que les religieuses aient pu avoir, dès le 9, des nouvelles de son voyage.

2François Hébert de Rocmont était fils de Denis Hébert, lieutenant particulier à Meaux, et de Marguerite Musnier. Il était prêtre, mais ne semble avoir occupé aucun poste ni avoir été titulaire d’aucun bénéfice. Il fit d’importantes libéralités à l’Hôtel-Dieu et à l’hôpital général de Meaux, et demanda que Bossuet installât deux sœurs grises dans ce dernier établissement (note de Levesque à la lettre 511 de Denis Hébert à Bossuet, UL, t. XIV).

3La maîtresse des novices, qui était alors sœur Marie-Eugénie de Ligny. Elle succéda à la Mère Le Picart dans la supériorité de la Visitation de Meaux.

4Françoise Marc, née à Rouen, âgée d’environ trente-cinq ans, était depuis six on sept ans au service de Mme Guyon.

5Au lieu de la voiture publique.

6La duchesse de Mortemart et la comtesse de Morstein.


Ici prennent place un mémoire et une attestation (v. la série des documents ) : «DE LA MERE LE PICARD ET DE RELIGIEUSES DE LA VISITATION DE MEAUX. 7 juillet 1695». Et «ATTESTATION. Juillet 1695».

DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION DE MEAUX. 9 (?) juillet 1695.

Vive + Jésus / Madame. / Vous avez si puissamment gagné les cœurs de cette communauté par vos bontés et les exemples de votre vertu, qu’il nous est impossible de laisser partir Mademoiselle Marc sans la charger de ces faibles témoignages qui ne vous prouveront jamais assez la juste estime dont nous sommes prévenues en votre faveur. La connaissance que nous avons de la générosité et de la tendresse de votre cœur, nous fait espérer que vous nous ferez l’honneur de nous aimer toujours un peu, ne croyant pas, madame, avoir jamais mérité les honnêtetés que chacune a reçues de vous. Il nous est pourtant si avantageux d’être aidées du secours de vos saintes prières, que, malgré notre indignité, nous vous demandons la grâce de vous en souvenir devant le Seigneur. Si nos vœux sont exaucés, vous aurez une meilleure santé ; et si nous sommes assez heureuses pour vous assurer de vive voix de la continuation de notre parfaite amitié, vous serez persuadée, madame, des respects et du sincère et parfait attachement

De vos très humbles et obéissantes servantes en Notre Seigneur, les sœurs de la communauté de la visitation Sainte-Marie. Dieu soit béni.

De notre monastère de Meaux, ce 9 juillet 1695.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°134. – Correspondance de Fénelon, 1828, t.7, lettre 87. - UL, VII, « Témoignages », E3, p.504-505.

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 juillet 1695.

Du 13 juillet 1695.

Je vous assure que vous m’avez fait un grand plaisir de me mander qu’on approuvait ma sortie, car je craignais extrêmement deux choses : l’une qu’on n’en fût pas content et l’autre qu’on ne m’obligeât à y retourner. Je sentais d’un côté que par là je me mettais dans de très grands inconvénients, car je ne me sentais pas assez de force pour résister à l’ordre que St B. [Fénelon] m’en eût imposé, et de l’autre c’était pour moi un enfer. Ce qui m’étonne est que mes terreurs n’en diminuent point. Je crus, hier au matin, qu’elles venaient d’une autre cause que de la crainte de St B.1 car, lorsque je les avais si fortes, Madame de Morst[ein] n’en avait plus et ne sentait plus son inquiétude et sa douleur ; c’est ce qui m’a fait rester auprès d’elle jusqu’à ce matin2 que je vais dans ma chère solitude. Avant que personne soit levé, j’ai eu une sorte de peine de ce que vous avez dit à madame de B.3, mais aux choses faites il n’y a point de remède.

Je crois qu’il n’y a rien dans ce dernier acte [f. 1 v°] dont on puisse se prévaloir contre moi que de ce qui regarde l’obéissance et de ce qu’il a mis que je lui avais donné deux actes, car il peut sur cela faire tels actes qu’il lui plaira ; mais comme il n’ignorera pas que j’ai des copies des autres, je ne crois pas qu’il fasse d’autres actes, les miens étant au bas des trente-quatre articles. Cependant j’abandonne tout cela à Dieu qui a permis qu’on m’ait surprise. Je crois qu’il ne faut point parler de cela en aucune sorte, afin que rien ne revienne à monsieur de Meaux. Puisqu’il a commencé à dire du bien, il faut espérer qu’il continuera. Nous sommes convenues avec les jeunes dames qu’elles ne me verront presque point, et avec des précautions très grandes. Si le petit Maître veut que la persécution finisse, en quatre-vingt-quinze tout doit être fini ; s’Il ne le veut pas, Sa sainte volonté soit faite.

Permettez-moi donc de saluer ici St B. et de le prier que, si je ne puis avoir de commerce extérieur avec lui, qu’au moins il agrée que nos cœurs soient unis en J[ésus]-C[hrist], notre petit Maître. Si vous jugez à propos de saluer le bon [Beauvillier] vous le ferez aussi, mais rien [d’]autre. Je suis fâchée de l’indisposition de madame de Che[vreuse] et la remercie de la part qu’elle a prise à mes peines. Madame de Morst[tein] me fait grande pitié. Vous savez ce que je vous ai dit. Il ne me reste qu’à vous remercier. Voilà le papier de Sainte-Marie qui s’adresse aux autres dépôts. Mon nom [f. 2 r°] sera saint Michel.


- A.S.-S. pièce 7394, autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°146v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [171].

1Baraquins (diables) pour les copistes !

2Madame Guyon porte l’angoisse de Madame de Morstein. Cette dernière, fille du duc de Chevreuse, a épousé Michel Adalbert, comte de Morstein et de Châteauvillain, qui sera tué au siège de Namur cinq jours après cette lettre, le 18 juillet 1695.

3Béthune ou (plus probable) Beauvillier.


DU PERE LACOMBE. 15 juillet 1695.

Ce 15 juillet 1695.

Je viens de recevoir votre bonne lettre, ma chère et très honorée en Notre Seigneur, avec toute la joie qu’on peut avoir en apprenant de vos nouvelles et voyant ces propres caractères de la personne du monde que l’on aime le plus. Vos persécutionsa et tous vos autres maux ne font que raffermir notre union, de même que mon ignominie ne vous rebute pas. Il vient quelque ennui de vivre parmi d’inconcevables misères, mais l’esprit ne se lasse pointb de voir accomplir la volonté de Dieu, à l’empire et à la gloire de laquelle on s’est uniquement dévoué.

Je voudrais bien faire ce que vous souhaitez, touchant les écrits que j’ai. Ce me serait un véritable plaisir d’être occupé à de si belles choses, au lieu que je ne fais que me traîner sur la terre et parmi la boue, outre que la plupart du temps je ne sais que faire. Mais je ne puis souffrir aucun ouvrage de l’esprit. J’en ai un presque achevé, auquel je n’ai pu toucher depuis quatre ou cinq mois. J’essaierai néanmoins de passer la main sur les vôtres. Priez le tout-puissant Maître de m’en donner la facilité avec le discernement nécessaire. [f°146v°] Cependant on vous enverra, sous l’adresse que vous nous donnez, ce qu’il y a de prêt. Je bénis Dieu de ce qu’Il Se choisit des cœurs pour les éclairer de Ses pures vérités jusque dans des lieux et des états où il paraît moins de dispositions pour un si grand bien. Le souverain Monarque et Roi des rois ne craint point d’opposition, et ne dépend d’aucune disposition, quand Il veut signaler Ses miséricordes.

Je verrais volontiers votre Apocalypse, ne l’ayant pas lue, mais ne me l’envoyez que dans deux mois d’ici. Si je puis travailler aux autres ouvrages, je vous le ferai savoir. L’esprit humain, quoique savant, ne pouvant comprendre les pures voies de Dieu, les altère et les brouille, croyant les bien démêler et les découvrir à fond. Rien n’empêchera l’Esprit de Dieu de Se communiquer à qui il Lui plaira. Pour être éclairé par Lui, on n’a que faire de livres : il n’y a qu’à s’abandonner à Lui, Le suivre, et Lui demeurer bien soumis. Aussi, plus on Lui est assujetti en foi nue et par un pur amour, moins on a besoin de [f°147] livres. Sa divine onction enseigne tout ce qu’il nous faut savoir pour Lui plaire, et c’est tout ce qu’il nous faut savoir. Je ne doute point qu’en voulant mettre en beaux termes les ouvrages de ces grands hommes, on ne les affaiblisse et les altère, surtout si leurs traducteurs ne sont pas conduits par le même Esprit qui animait ces divines plumes. Saint François de Sales n’est pas si vieux qu’on ne l’entende fort bien, et qu’il n’ait beaucoup de netteté et de grâce. Un habile avocat de Paris, célèbre il y a environ vingt-cinq ans, avant que de composer un plaidoyer, lisait toujours quelques chapitres de saint François de Sales, pour imiter sa clarté et ce flux si aisé de son style.

Tous les enfants d’ici vous saluent très cordialement : plus que tous, les deux ecclésiastiques, et Jeannette. Celle-ci est toujours aux portes de la mort, et si [sic], elle ne saurait passer. Le règne de Dieu s’établit ici comme ailleurs, en très peu d’âmes, mais par les mêmes voies d’abandon et de perte. Tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°146, autographe. Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, Lettre 89, p. 193, (cette édition s’avère très fidèle, atténuant seulement les expressions trop affectueuses, ici comme dans les autres début ou fin de lettres de Lacombe).

a Ma très chère et très honorée en notre Seigneur, avec toute la joie qu’on peut avoir en apprenant de vos nouvelles. Vos persécutions Fénelon, 1828, omissions.

bjamais Fénelon, 1828.

DE BOSSUET. 16 juillet 1695.

A Paris, 16 juillet 1695

Vous pouvez, madame, aller aux eaux1. Vous ferez fort bien d’éviter Paris, ou en tout cas de n’y point paraître2. Ne faites de bruit nulle part. Donnez-nous une adresse pour vous écrire ce qui sera nécessaire. On dit ici que Mme de Mortemart et Mme de Morstein sont allées vous voir à Meaux. On les a trouvées toutes deux sur ce chemin vendredi3 que j’arrivai ici ; et je crois même avoir vu leur livrée et leur équipage en passant4. Cela vous fera des affaires, s’il est véritable, et on ne trouvera pas bon que vous ramassiez autour de vous des personnes qu’on croit que vous dirigez. Si vous voulez, hors du monastère, être en sûreté, vous devez agir avec beaucoup de précaution et demeurer partout fort retirée.

Donnez-nous une adresse5 pour vous écrire ce qui sera nécessaire. Je suis très sincèrement, madame, votre très humble serviteur.

J. BÉNIGNE, é[vêque] de Meaux.

Je suis un peu étonné de n’apprendre aucune nouvelle de Mme la duchesse de Charost sur ce que vous m’avez promis7.

UL, tome VII, lettre 1253 : « A Madame, Madame Guyon. L[ettre] a[utographe] s[ignée], Archives de Saint-Sulpice. Publiée pour la première fois dans l’édition de Versailles, t. XL, p. 135. Adressée à la Supérieure de la Visitation de Meaux, cette lettre fut envoyée le 18 par cette religieuse à Mme Guyon qui avait quitté le couvent, où Bossuet la croyait encore. (v. lettre n°308).

1Levesque explique, citant Bossuet : « Elle me demanda la permission d’aller aux eaux de Bourbon ; après ses soumissions, elle était libre » (Bossuet, Relation, sect. III, 18). Si elle était libre, elle put se croire autorisée à quitter la Visitation, et la supérieure était de cet avis ; autrement, on ne comprendrait pas qu’elle eût attendu huit jours avant d’informer de son brusque départ le prélat qui la lui avait donnée en garde. Mais Bossuet l’entendait autrement ; il croyait avoir des mesures à prendre avec la Cour, de l’aveu de laquelle Mme Guyon était venue à Meaux : « Je partis le lendemain, « dit-il, pour Paris, où l’on devait aviser à la conduite qu’on tiendrait « dorénavant avec elle. » (ibid.). Et Phelipeaux écrit dans le même sens : « Mme Guyon, feignant une indisposition, demanda la permission d’aller aux eaux de Bourbon [...] Le prélat lui dit qu’il allait incessamment à Versailles, qu’il rendrait au Roi un compte exact de sa soumission, qu’il ne doutait point que le Roi n’accordât la permission qu’elle demandait, et qu’en peu de temps, il lui ferait savoir ses intentions... » (Phelipeaux, Relation…, p. 170). Quant à Mme Guyon, dès le 30 juin, elle informait Mmes de Mortemart et de Morstein que Bossuet lui permettait de partir et devait lui remettre avant deux jours un certificat (Ms. Du Puy, f°106v°). Elle avertissait en même temps ces deux personnes, les plus engagées dans sa doctrine, de ne dire à personne que c’était elle-même qui les avait priées de venir la chercher, ni qu’elle avait dessein de partir au plus tôt. Et dans sa Vie (t. III, p. 225 et 226), elle raconte que, Bossuet étant sur le point de partir pour Paris, elle lui annonça qu’on viendrait la chercher et qu’il y consentit, mais qu’après avoir vu Mme de Maintenon, il s’en repentit. »

2Ceci est un conseil, et non une défense formelle.

3Ce vendredi n’est pas le 15 juillet, car Bossuet dirait : « hier » ; ce n’est pas non plus le 1er juillet, car, ce jour-là, Bossuet était à Germigny. Ce peut être le 8. Cela s’accorde mal avec ce que dit Phelipeaux, fixant le départ de Bossuet au 11 juillet, et même avec l’affirmation de Bossuet : « Cette attestation était du premier de juillet 1695. Je partis le lendemain pour Paris». (Relation, ibid.). D’ailleurs, on a vu des lettres de Bossuet écrites de Meaux le 3 juillet. [UL].

4Phelipeaux dit plus nettement : « Il partit pour Versailles le 11 juillet de la même année et, le même jour, nous rencontrâmes sur le chemin de Paris la duchesse de Mortemart et la comtesse de Guiche [sic], qui allaient à Meaux. »


5On voit que Bossuet se répète ; donc il attache de l'importance à cette adresse et ne juge pas son rôle terminé. C'est bien ce que pensait la mère Le Picart : « ...Puisqu'il vous écrira, il prétend garder commerce avec vous... » (lettre du 18 juillet). [UL].

7D'après la lettre à Chevreuse du 21 juillet, il est clair que Bossuet fait ici allusion au certificat qu'il lui avait donné et qu'il lui avait ensuite réclamé; Mme Guyon s'était excusée de le rendre, en disant qu'elle l'avait envoyé à Mme de Charost.

DE LA MERE LE PICARD. 18 juillet 1695.

Monseigneur de M[eaux] me vient d’adresser cette lettre, ma très chère fille. Il me mande de lui mander qui nous est venu voir, qu’il a vu les couleur[s]1 sur le chemin, que pour ne point faire de répétition, il envoie sa lettre ouverte. Je lui mande que vous vous en êtes allée avec ces dames qui vous sont venues quérir sans vous donner autre réponse sinon que m[a]d[ame] de Vaux n’était point à Paris, que le tout s’est fait sans bruit, et que vous m’avez mandé que vous sortiez de Paris incessamment, et que bientôt vous iriez à Bourbon. Je dis la vérité, car je ne sais que cela, que vous m’avez dit de vous adresser nos lettres par madame de Charost. Je vous prie [de] me dire comme vous comprenez la lettre et ce que vous ferez ensuite. Brûlez ma lettre et je brûlerai la vôtre, et croyez que rien ne me fera douter de votre cœur, mais cette lettre me fait bien craindre de ne vous revoir de longtemps. Ma crainte est-elle bien fondée ou non ? Puisqu’il vous écrira, il prétend garder commerce avec vous. Toute notre communauté vous salue au cœur sacré de Jésus, en particulier ma sœur la directrice et toutes les autres que vous savez, et généralement toute la communauté, et moi, ma chère fille, comme la moindre de toute[s], mais la plus forte en l’affection. Ce 18 juillet.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°145, autographe, adresse : « A Madame / Madame guyon / en diligence ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°152] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [173].

1Voir la lettre n°309 de Bossuet, «  …je crois même avoir vu leur livrée… ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 juillet 1695.

19 juillet 1695

q[uis] u[t] D[eus] +

Voilà une copie ou plutôt l’original de la protestation que j’ai corrigée en la récrivant. Vous verrez, s’il vous plaît, si elle peut servir dans la suite, mais je crois que cela doit être d’un fort grand secret. J’ai beau changer de lieu, ma peine est inutile, je porte partout ma douleur et je n’en suis pas plus tranquille, etc. Je ne puis exprimer ce que je souffre. Dieu sait ce qu’Il veut faire ; cela me suffit. La mort de M. de Genève est terrible1. J’ai oublié [f. 2 r°] de vous dire que j’ai mandé au P[ère] l[a] C[ombe] d’envoyer ses écrits à l’adresse que vous m’avez donnée. Je suis dans ma petite solitude.

- A.S.-S., pièce 7396, autographe, sans adresse, « Reçu le 20e juillet » en tête, de la main de Chevreuse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°151v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [172].

1 « Ce fut le 10 de juin qu’il partit d’Annecy pour aller continuer sa quatrième visite dans les montagnes du Chablais […] [il meurt le 3 juillet] d’une méchante pleurésie qu’il avait contracté par les fatigues […] les grandes douleurs de côté et le grand accablement […] n’empêchèrent pas qu’il n’eût une liberté et une tranquillité d’esprit tout entière… », La Vie de Mgr Jean d’Arenthon […] par dom I . Le Masson, réimpr. 1895, p.366-369.

AU DUC DE CHEVREUSE (?) 21 juillet 1695.

Ce jeudi 21

Je viens de recevoir votre lettre, et une de monsieur de Meaux qui me redemande la décharge qu’il m’a donnée. Il me demande en même temps une adresse pour m’écrire, comme s’il voulait recommencer une nouvelle procédure et comme un homme qui ne compte pas mon affaire finie. La Mère m’écrit sur ce pied et me paraît voir que je ne dois pas retourner. Je ne crois pas que Dieu le veuille non plus. Je vous fais une confiance des lettres, mais je vous demande, au nom de Dieu, de ne les montrer à personne ; obligez-moi de cela. Je ne sais quelle réponse y faire. Au reste, je ne verrai ni n’entretiendrai commerce avec les petites dames ni avec personne. Soyez en repos de ce côté-là. Je ne suis plus à Paris. Il faut, s’il vous plaît, que cela passe sur ce pied, car je suis en effet hors de Paris. Ces dames sont [f. 1 v°] d’accord de ne me point voir du tout, et pour moi je trouve mon repos dans la séparation de toutes choses. On peut, en envoyant à la marquise ou à l’abbé de Charost les lettres, me les faire tenir par M. Thevenier où j’enverrai. Mes peines s’en sont allées tout d’un coup, quoiqu’il se soit passé des choses qui aurait dû les renouveler. Je vous prie que le Bon ne prenne point l’alarme, car assurément je ne verrai âme qui vive.

Je n’irai point à Bourbon, aussi bien mes affaires temporelles sont trop délabrées pour cela. Madame de M[ortemart ?] n’a qu’à y aller. Entre ci et le printemps, les choses pourront changer. Pour madame de M[aintenon], je ne puis m’ôter de l’esprit qu’elle est le plus grand obstacle au salut du grand-père [Louis XIV] pour n’avoir pas pris la route que Dieu voulait. Pour ce qui me regarde, je la justifie autant que je puis, et laisse [f. 2 r°] le reste à Dieu ; je vous crois tous trop prévenus pour elle, mais cela ne fait point de mal pourvu que vous soyez plus à Dieu que bons courti[sans]. Quitttez, je vous prie, la propre sagesse, car c’est la perte de cette voie. Vous n’avez pas donné votre cœur comme les autres à mon p[etit] M[aître].

Voilà une lettre pour monsieur de Meaux. Si vous croyez qu’il soit mieux de lui écrire, vous aurez la bonté de la faire tenir dans quelques jours par une personne inconnue. Si vous jugez que je ne doive point écrire, vous la supprimerez, s’il vous plaît.

- A.S.-S., pièce 7397, autographe, sans adresse, « juillet 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°151v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [172].

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 juillet 1695.

Si je savais où prendre madame de Morst[ein]1, j’irais sans faute : je ne puis ne le point faire, et je me reprocherais éternellement de lui avoir manqué au besoin. Qu’on me mande donc l’heure et le jour, je vous en prie.

- A.S.-S., pièce 7398, autographe, adresse : « Pour Mr. de Chevreuse ». En tête : « 23e ou 24e juillet 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°152v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [173].

1Dont le mari vient d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet.

DU PERE LACOMBE. 29 juillet 1695.

Ce 29 juillet 1695

Grâces et gloire à Dieu, ma très honorée et très chère en Notre Seigneur, sous toutes les qualités que vous n’ignorez pas. Je viens d’apprendre par votre lettre votre heureuse délivrance d’une cruelle persécution. Dieu avait daigné m’en donner un signe sensible le jour de Notre-Dame du Mont Carmel, le 16 de ce mois, lorsqu’étant à genoux devant mon feu pour apprêter mon pauvre souper, je vous vis en esprit passer devant moi vite comme un éclair, mais avec un visage gai et un air tout riant, sans que je comprisse ce que cela voulait dire, car vous ne me disiez rien, jusqu’à ce que, venant à disparaître, il me fut dit dans le cœur que vous veniez d’être mise en liberté. Je doutai néanmoins si vous n’étiez point morte. Toute la petite Église de ce lieu1 s’en réjouit avec moi et glorifie Dieu, qui tire si puissamment des plus mauvais pas ceux qu’Il a jugés d’y abandonner pour Sa gloire. Nous espérons qu’Il en fera de même des autres épreuves auxquelles Il veut encore vous livrer, afin qu’Il ne manque aucun ornement ni éclat à la couronne qu’Il vous a destinée. [f°1v°] Ne me diriez-vous pas quelle est cette persécution nouvelle qui vient encore fondre sur vous, ô femme très heureuse pour en avoir tant à essuyer, et de très rudes et très ignominieuses ? Ce sont autant de joyaux de grand prix dont le céleste Epoux vous pare et enrichit pour la noce éternelle. Quand même il faudrait sortir de ce monde comme Lui, par un infâme et très rigoureux supplice, ce serait la plus glorieuse issue des travaux de cette vie que nous puissions espérer. Mais sa seule volonté est tout notre Dieu. Elle seule nous suffit pour toute prétention à toute félicité. Vous souvient-il que, quand, à Montboneau 2, il fallut nous livrer à elle pour les plus ineffables sacrifices, elle exigea en même temps de nous que nous fussions abandonnés pour plusieurs années à l’ignominie et au supplice ? Pensant quelquefois à la conduite qu’il a plu à Dieu de tenir sur nous, et qu’Il garde de même sur plusieurs autres, je Lui dis, dans ma respectueuse simplicité, qu’Il est en puissance unisseusea, mais tôt après cruel séparateur. Il faut néanmoins avouer que par la séparation même, Il unit plus fortement.

De plus, [f°2] je n’ai pas cru non plus qu’il faille vous envoyer si tôt les écrits que vous souhaitez, tant parce que je voudrais les retoucher et y en ajouter d’autres qui sont presque achevés, qu’à cause que, dans l’incertitude où nous sommes, étant battus d’une si longue et si furieuse tempête, nous pourrions trop exposer ces ouvrages et ne rien faire. Si vous jugez, nous différerons encore, en attendant si Dieu daignera nous accorder le repos de la paix avec ceux qu’Il a revêtus de son autorité. Je deviens de plus fort infirme, épuisé de forces et capable de très peu de chose. Il ne faut qu’un néant sans résistance à un Dieu tout-puissant pour en faire ce qui Lui plaît. La peine bizarre dont je vous touchai deux mots dans une des miennes me dure encore ; je ne puis encore vous l’expliquer clairement3. Rien ne m’avait causé de peines et si extravagantes et si cruelles, quoique au fond ce ne soit qu’une bagatelle, dont autrefois je n’aurais fait que me moquer. Les misères croissant, bien loin de diminuer, il en faut éprouver de toutes sortes. Ô combien de sacrifices Dieu exige-t-Il d’une âme qu’Il a destinée pour signaler en elle les droits souverains de Sa [f°2v°] toute-puissante volonté !

Tous les amis et amies vous saluent très cordialement. En particulier Jeannette4, plutôt de l’autre monde que de celui-ci. Ses maux corporels sont extrêmes, sans pouvoir encore s’achever. Son esprit, tout tiré hors d’elle, trouve tout en Dieu. Il est croyable que l’Epoux céleste la rend mère de plusieurs enfants de grâce ; vous savez par expérience qu’il en coûte de cruelles douleurs. Recommandez-nous tous à l’immense petit Maître, comme nous vous offrons très particulièrement à Lui. Nos salutations à vos bonnes filles, Marc et Famille 5. Envoyez-nous de nouveau l’adresse pour vous écrire. Votre bon ami, l’abbé nommé à l’archevêché6, n’a t-il point été ébranlé, affaibli, ou ébloui par l’éclat de sa dignité et par l’amour de la réputation et de la paix qu’il est si doux de conserver, et si précieux de ménager avec soin dans le monde ? Pour votre ancien ami, tout malheureux, tout décrié, tout ruiné, il vous est invariablement acquis, et vous honore et vous aime parfaitement en Jésus-Christ Notre Seigneur [f°3] purement ; et que rien ne peut séparer les cœurs qu’Il a unis.

La mort subite et violente de mon évêque et principal adversaire [d’Arenthon] me paraît un peu funeste, quelque homme de bien qu’il fût d’ailleurs. Quand on est emporté si inopinément, on ne peut qu’on ne laisse à faire …b Le spirituel et pour le temporel, bien des choses préméditées. Heureux ceux ou qui ont tout fait, ou qui n’ont rien à faire. Cette mort est arrivée à peu près dans le temps que vous aviez marqué


1La « petite église » sera remarquée des enquêteurs !

2Montboneau, où eut lieu un événement inconnu, probablement d’ordre intérieur, très présent à la mémoire de Lacombe, v. ses répétitions.



3Une dépression ?

4Nous ne savons rien de plus sur cette figure de la « petite église », qui revient plusieurs fois dans les lettres de Lacombe.

5v. l’Index sur ces deux fidèles filles de compagnie.

6Fénelon. On devine une pointe d’amertume, mais la franchise du propos est méritoire.


dans votre prophétie de la chaise grise7, il y a prèsa de sept ans. Je ne sais si cela pourrait donner lieu à mon élargissement, mais je ne doute point que ce prélat n’ait le plus contribué à ma ruine selon le monde. J’ai tant de fois prié si affectueusement pour lui, surtout dans les moments de douce et sensible amour, et, dans le fond, je l’aimais comme mon père. J’adore les incompréhensibles jugements de Dieu.

Je comprends un peu ce que vous souffrez au-dedans par ma propre expérience. Ce sont des peines d’autre nature que les précédentes, et plus cruelles sans comparaison, car l’âme et le corps en sont pressés jusqu’à la [f°3v°] défaillance, sans consolation, sans soutien, sans savoir ce que c’est, sans comprendre à quoi il tient qu’on ne rentre dans la liberté, dans le large, dans la paix d’autrefois. Toute l’humanité est accablée et abreuvée d’une inconcevable amertume, ce qui fait qu’on ne peut comparer cet état qu’à un enfer. Mais si c’est un enfer pour le tourment qu’il souffre, c’est bien un paradis pour la souveraine résignation qui reste dans le fond. Je crois que c’est un genre de peine propre aux âmes déjà fort anéanties, et qui sert également et à annoncer de plus en plus leur anéantissement, et à se couronner pour la plus inconcevable croix ; à qui ne l’a pas éprouvée aussi sans un profond anéantissement, il serait impossible d’en porter le poids. Dieu la réserve pour le temps qu’il faut. Ce que vous en éprouvez me marque d’autant plus le pur règne de Dieu en vous.

La croix intérieure du délaissement et de la générale défaillance de la nature fut celle qui mit Jésus-Christ en état de souffrir plus cruellement dans Sa passion, et qui enfin épuisa Sa vie et Le livra à la mort, non sans qu’Il en eût fait Sa respectueuse plainte à Son père. On en dit et écrit quelque chose scolastiquement, mais ce n’est presque rien au prix de [f°4] l’expérience. Il me semble que ce martyre intérieur sert particulièrement à ruiner, à faire fondre et disparaître ce qui reste d’être, même après la mort et la résurrection mystiques, et en même temps, les derniers appuis et effets de notre être, qui sont la raison, le conseil, la préméditation, la conduite naturelle à l’homme, choses qui coûtent infiniment à perdre, surtout dans ceux qui avaient été forts en eux-mêmes et plus habitués aux façons humaines. Il faut néanmoins en venir là, afin que Dieu soit parfaitement toutes choses en nous et qu’Il opère en nous toutes nos œuvres. La grâce qui est donnée aux âmes, en manière de ruine et de perte, trouve toujours de quoi s’occuper à ruiner et à perdre, faisant tomber l’âme de pauvreté en pauvreté, de défaillance en défaillance, et par telle conduite elle la tire tellement d’elle-même qu’il est impossible que cette âme, voulant se chercher et se regarder, se trouve plus en soi, ni autre part qu’en Dieu, qui seul est, et est Tout. Il n’y a plus de soi, ni de chez soi, pour une telle âme qu’un néant entre les mains de l’adorable Tout qui en fait ce qu’Il veut. [f°4v°].

Vous pouvez croire, mon unique, ma chère en Notre Seigneur, qu’il n’y a pas femme au monde à qui je voulusse plus complaire qu’à vous. Cependant il m’est impossible de travailler aux ouvrages que vous m’avez envoyés, ni aux miens propres qu’il faut que je laisse imparfaits, ne trouvant aucune ouverture intérieure pour m’y appliquer ; au contraire tout m’est fermé de penser, de faire, et je demeure incapable de toute fonction de l’esprit, infiniment éloigné de toute littérature, outre que, ne pouvant encore être déchargé du soin des jardins, il m’occupe beaucoup. Au sortir de là, il faut venir m’apprêter moi-même de quoi manger. Le peu de temps qui me reste me dure beaucoup parce que je ne sais que faire. Qu’il me serait doux de pouvoir m’occuper à de si belles choses, de manier tant de pierreries, d’être parfumé de ces célestes senteurs ! Mais tout m’en interdit. Parlez-en au petit Maître : demandez-Lui si ce que je vous en dis n’est pas véritable. Il a tout pouvoir entre ses mains, tout crédit auprès de l’éternel Papa8 ; qu’Il me livre à toutes Ses volontés ! Qui sait si le temps qui n’est pas encore venu, ne viendra point [f°5] fortement et tendrement en N.S.J.C., ce qui fait que je ne saurais craindre pour vous. Dieu est fidèle ; Il n’abandonne pas à l’erreur ni à la corruption des créatures ceux qui, par Sa grâce, n’ont d’autre volonté que la Sienne, ni d’autre prétention que de Le voir régner avec une gloire immense.

L’heure viendra que cette longue et effroyable tragédie prendra fin. Il y a près de huit ans que nous sommes sur ce thrône avec tant d’ignominie, sans compter les cinq ou six années précédentes de nos premiers renversements. Toutes les lettres que je reçois de vous depuis ce temps-là m’apprennent des choses funestes selon l’homme, mais bonnes, mais avantageuses selon le dessein de Dieu. Qui sait si, un jour, après tant d’épines qui nous ont si fort piqués et déchirés, nous ne recevrons point du ciel quelques roses de paix et de repos ? Du côté des hommes, je n’en vois aucune apparence. Dieu est tout-puissant. On m’a décrié de nouveau en ces quartiers sur des récits qui sont venus de loin. Je m’étonne que l’on ne m’entreprenne pas une autre fois. Quoi qu’il arrive de vous et de moi, Dieu, Sa vérité, Son règne, Sa volonté, Sa gloire subsistera toujours et triomphera en nous. Avec cela, Dieu ne peut nous manquer, puisque [f°6] c’est là que se terminent toute notre ambition et tous nos vœux. Il se rend singulièrement admirable dans la conduite qu’Il tient sur nous et sur nos semblables. Il y paraît Dieu, hautement, puissamment, terriblement. Tous les esprits bienheureux L’en loueront dans l’éternité.

Tous les amis de ce lieu vous honorent constamment, vous estiment et vous aiment, quoique je ne leur cache pas tout le mal que l’on dit de vous. Les meilleurs âmes que nous y connaissions vous sont les plus unies. Pour moi, je vous suis toujours très sincèrement attaché en Notre Seigneur. Encore un peu de patience, et le souverain Juge viendra prendre notre coupe en main. Par Sa miséricorde, depuis qu’Il nous a singulièrement appelés à Son service, nous n’avons prétendu que Son règne, ni cherché que Son amour. Quand on cherche sincèrement Dieu, on ne peut s’écarter de la vérité, ni de l’amour, puisque quiconque Le cherche sans feinte le trouve infailliblement et que, L’ayant trouvé, on possède de Lui-même toute vérité et le parfait et immortel amour. Agréez que je vous embrasse en Jésus-Christ de toute l’affection de mon cœur. Tous les intimes en font ici de même. [f. 5 v°, en travers] Jeannette est toujours mourante et toujours vivante. Il ne lui reste guère que l’esprit ; encore est-t-il hors d’elle, reçu dans le sein de Celui qui la possède.

On salue cordialement vos filles et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres9. Vous souvient-il qu’à Montboneau il fallut nous livrer pour porter le supplice10 ? Nous ne savons encore quelle sera notre fin. Mais jusqu’ici, grâce à Dieu nous avons été assez bien pris.

Ô gloire de Dieu, Ô inspirée du Très-Haut, établissez-vous, paraissez avec éclat, n’épargnez pas ces néants où ils peuvent y servir : ils sont à vous sans réserve, non seulement par le droit de succession de Sa création, mais par l’amoureux assujettissement qu’ils vous ont mille fois voué sans bornes et sans exception11.


- A.S.-S., pièce 7395, autographe de lecture délicate, sans adresse. Sur les répétitions, v. notre commentaire à la lettre précédente du 3 juillet.

aLecture incertaine.

7Prophétie inconnue ! (à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur de lecture).

8Il s’agit de Dieu le Père et non du pape !

9Répétition du troisième paragraphe : « Tous les amis et amies vous saluent très cordialement. En particulier Jeannette… » - ainsi que de la fin de la lettre précédente du 3 juillet : « On salue cordialement vos filles, et toutes ces bonnes âmes à qui Dieu donne des sentiments de compassion et de tendresse pour vous. Ô chère mère, Dieu vous a bien livrée pour tant d’autres ! Ô gloire de Dieu… ».

10Répétition du premier paragraphe : « …à toute félicité. Vous souvient-il que, quand, à Montboneau, il fallut nous livrer à elle pour les plus ineffables sacrifices, elle exigea en même temps de nous que nous fussions abandonnés pour plusieurs années à l’ignominie et au supplice ? Pensant quelquefois à la conduite… ».

11Les deux derniers paragraphes apparaîssent dans la lettre précédente du 3 juillet : il peut toutefois s’agir d’une erreur de l’imprimé de 1828 qui est la seule source pour la fin de cette précédente lettre.

AU DUC DE CHEVREUSE. Juillet 1695.

Il m’est venu dans l’esprit qu’il ne fallait pas rendre à M. de M[eaux] un papier que le p[etit] M[aître] avait comme forcé M. de M[eaux] de me donner, et je crois que c’est aller contre Sa volonté de le lui rendre, car si les autres ne voient pas la différence du dernier au premier, je la sens tout entière. Que si vous le voulez rendre malgré les prières et remontrances que je vous fais, je vous conjure, au nom du p[etit] M[aître], de le faire inscrire chez le notaire et de dire qu’un tel jour à telle heure, Un tel, qui est mon homme d’affaire, a apporté cet acte, signé et conçu de telle et telle manière que le divin Seigneur m’a donné comme le croyant devoir faire, et après m’avoir fait signer bien des choses que je répugnais à signer et d’autres que je n’ai pas comprises, que je le rends pour éviter de plus grandes et longues persécutions, etc. ; même mieux que cela. Mais j’aime encore mieux son billet, si l’on peut le garder. Je crois que si mon bon tuteur est ferme qu’il ne le rendra pas, c’est un dépôt. Je remets le tout à S. B., mais qu’il se mette en ma place, et qu’il se souvienne encore de ses anciennes bontés, sans entrer dans l’intérêt d’un homme qui n’a nulle probité. Priez Dieu pour moi et songez à ce que je vous ai dit.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°121v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [152].

A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis toute prête de me livrer plutôt que d’être cause que les autres souffrent pour moi. Brûlez la lettre pour [destinée à] être montrée à Eud[oxe]1, et montrez seulement à mon t[uteur] celle pour M. de M[eaux]. J’aimerais mieux aller chez Cal.2 que chez madame de Mors[tein] à cause que c’est leur faire tort, mais je crains aussi d’en faire à Cal. Ainsi, ou je resterai ici à attendre la Providence, ou je retournerai à Meaux avec serment de ne signer jamais [123r°] rien de nouveau, quelque tourment qu’on me puisse faire ; mais je sais qu’il n’y a tourment que M. de M[eaux] ne me fasse souffrir. Voyez donc avec le t[uteur] la lettre que je lui écris ; et si je demeure ici, que tous, à la réserve de vous, croient que je n’y suis pas. Il n’y a que les lettres, car je voudrais aussi que M. Thev[enier] me crût hors d’ici, et je n’ai personne de connaissance. Il vaut pourtant mieux se fier à Dieu qu’aux hommes.

Si vous croyez qu’en me livrant, j’arrête la tempête3, voyez avec L B [Fénelon], car j’irai me mettre à la Bastille si mon t[uteur] et L B le jugent à propos. J’aime mieux ce dernier parti que d’être tourmentée par M. de M[eaux] comme je l’ai été. Si en me tenant cachée, je ne leur nuis pas, je resterai comme je vous dis. Proposez-leur aussi la Bastille, ou rester cachée en quelque lieu, mais ne leur dites pas où. Ou bien s’ils croient que je fusse en assurance chez mon fils, dites-leur bien tout cela, ensuite répondez-moi. Dans les terres, les gens d’affaires, les curés et tout cela nuit. J’ai encore un parti, c’est d’aller à Lyon incognito, mais je ne sais où trouver des maisons. Sur les chemins, l’on m’arrêterait : il faut passer par une route où je suis connue. Enfin je ne vois d’autre parti que de rester cachée, d’aller chez mon fils ou à Meaux. Réponse ?

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°122v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [153].

1Mme de Maintenon.

2L’abbé de Beaumont.

3La persécution du cercle « quiétiste ».



AU DUC DE CHEVREUSE. Août 1695.

Il m’est venu dans l’esprit, mon bon t[uteur], que pour tirer tout le monde d’embarras, il faudrait que madame de B[eauvilliers], avec son tour et son adresse ordinaire, fît une grande confiance à Eud[oxe]1 et qu’elle lui dise qu’elle a pensé que mon fils aîné a une terre à quarante-cinq lieues d’ici, que peut-être y suis-je allée, qu’il s’est retiré là parce qu’il est entièrement estropié2 et ne peut plus servir, que c’est une homme de trente ans qui est marié, et que si je suis là, ce serait le plus honnête parti que je pusse prendre, et qu’il n’y aurait qu’à faire donner [123v°] un ordre que je ne vinsse plus à Paris ; que je puis avoir de l’appréhension de me remettre entre les mains des ecclésiastiques, si je suis persuadée, faux ou vrai, qu’on ne m’ait pas fait justice ; qu’après la décharge que l’on m’a donnée, tout ce qu’on me fera aura toujours un air de violence, au lieu que m’envoyant à moi-même un ordre de rester chez mon fils et de ne point approcher de Paris de quarante lieues, cela serait approuvé, et que je ne pourrais plus voir personne ; qu’elle se chargera elle-même de l’ordre, que, si je suis là, on me le mettra en main, sinon que la d[ame] en agira comme il lui plaira, que ceci se fera sans éclat qu’il faut toujours éviter. Il faut qu’elle lui demande le secret sur cette confiance, disant que si cela est su, cela m’empêchera peut-être d’y aller et que c’est manquer son coup. Voyez si cela vous semble bien. Cela me paraît la meilleure chose que l’on puisse faire, mais il ne faudrait pas que mon fils le sût, afin qu’il m’eût obligation de ce que je vais chez lui. Réponse, je vous prie, après avoir consulté Le B [Beauvillier] et madame de B[eauvilliers] ? Je laisse une personne à Paris pour me rapporter votre lettre. Dieu nous afflige jusqu’à la mort. On peut ajouter : si l’on croit qu’elle gâte, elle ne gâtera personne puisqu’il n’y a que des paysans. Je prie Dieu d’être votre lumière.

- Dupuy, 122 v° - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 153. Suite de la lettre précédente du mois d’août qui la transmet.

1Madame de Maintenon, la « dame » citée dans la suite de la lettre.

2Armand-Jacques, blessé en 1689 à l'engagement de Valcourt.

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 août 1695.

Vous voyez bien que monsieur de Meaux, avec toute sa douceur prétendue, a parlé à madame de Maint[enon] et elle au Roi. J’avais déjà eu au cœur de ne voir plus ces dames, et je le leur avais mandé avant de savoir tout ceci. Je souhaite fort que le Bon montre votre lettre ; il le devait, mais je doute qu’il ait le courage de le faire. Je vous prie que je sois tenue comme fort loin, car je ne prétends point retourner à M[eaux], qui est tout le dessein de M. de Meaux, et j’ai juré aujourd’hui à mon Maître, par tout ce qu’Il est, de ne me remettre plus en ses mains, ni de ne prendre nulle mesure autre que de rester ici cachée à tout le monde. S’il me livre, qu’Il le fasse : je suis à Lui, mais Il ne le fera pas. Je ne crois aucun des enfants assez infidèle pour ne me garder pas un secret de cette importance. Quand tout me manquera, Dieu ne me manquera pas, et quand Il me manquerait, Il ne manquerait pas à Lui [f. 1 v°]-même. Je n’ai garde de rien dire de ce que vous me mandez, puisque je ne veux pas même qu’on sache que je suis à portée de vous rien mander, car il m’est d’une extrême conséquence qu’on me croie loin et qu’on m’oublie.

Je vous prie de faire placer quelque part un pauvre garçon de Monfort, fou et qui tombe du haut mal1. Sa mère me viendrait servir et j’ai besoin, pour être cachée, d’une femme comme celle-là. Je crois que c’est une bonne œuvre : Leschelle2 vous en a parlé. Du reste je suis très contente ici, et je m’y trouve dans ma place. J’ai appris des choses bien fortes de la d[emoise]lle dont je vous ai parlé. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7399, autographe, adresse : « Monsieur le duc de Chevreuse » ; « 5e aout 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°152v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [173].

1Epilepsie.

2L'Echelle, qui fut cassé en même temps que Dupuy, au moment de « l’exil » de Fénelon à Cambrai.



AU DUC DE CHEVREUSE. 6 août 1695.

Ma lettre était écrite d’hier au soir. J’ai songé cette nuit, et je ne sais pas par quel hasard, m’étant trouvée devant le Roi, je me suis mise à genoux devant lui, lui voulant expliquer toutes choses. Il m’a paru que le Roi en a été si fort touché qu’il s’est mis lui-même à genoux comme j’étais. Il m’a fort embrassée et m’a promis toute sorte de protection et qu’il ne souffrirait plus que je fusse persécutée. Madame de M[aintenon] est venue comme il m’embrassait, elle était comme un tigresse affamée. Mais tout ce qu’elle a fait, loin de faire changer le Roi, lui a fait voir sa haine et son emportement. Il m’a fait les mêmes protestations et m’a dit de me retirer et que je ne craignisse rien. Ensuite j’ai trouvé M. de Noailles, qui m’a fait mille amitiés à cause que le Roi m’avait bien reçue ; je lui ai parlé du pur amour, il y est entré et je me suis éveillée. Le Bon devait donner votre lettre.

- A.S.-S., pièce 7400, copie de la main de Dupuy - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°153] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [173].

A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 6 août 1695.

Enfin, l’archevêque de Paris est donc mort, et mort subitement ; j’en souffre une douleur extrême à cause de la perte de son âme. Hélas ! Seigneur, donnez-lui un successeur qui répare tout ! Je vous prie de le mander à S. B. Je ne me porte pas bien et peut-être ne vivrai-je pas longtemps. Adieu. Il sait ce qu’Il veut faire de moi. Ecrivez sans différer à S. B.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°123v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [154].

A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 15 Août 1695.

Je me suis trouvée si mal depuis hier que j’appris la mort imprévue de M. l’archevêque que je ne suis guère en état d’écrire. [124r°] Une douleur de tête fort grande m’a même empêchée quelques temps de lire vos lettres. Cette nouvelle qui vraisemblablement me dev[r]ait faire plaisir, m’ayant trouvée assez dépouillée de mes propres intérêts, ne m’a laissée que l’horreur effroyable de sa destinée éternelle. Je ne crois pas que notre ami soit archevêque de ce coup. Je n’en sais pourtant rien, mais comme j’ai cru longtemps qu’il y en aurait un entre, je vous écris ce que je pense. Si c’est l’homme à la pension1 qui est archevêque, j’en serai d’autant plus fâchée que nos amis le connaissent peu. Le t[uteur], sur une conversation qu’il a eue avec lui, le croit le mieux intentionné du monde et est plus pour lui que jamais, au lieu de juger de la duplicité par les différents personnages qu’il fait.

Pour ce qui nous regarde tou[te]s deux, je crois que le démon fait tous ses efforts pour nous désunir dans ce temps où il voit qu’il est de la dernière conséquence pour madame de Mors[tein] qu’elle soit bien avec nous. Ce que je crois donc, c’est qu’elle doit se faire violence pour ne se rien cacher à elle-même et à nous. Je suis fâchée qu’elle ait été voir la maison, cela ne convient pas. Je la prie donc de vous croire absolument, et vous de lui dire vos pensées avec moins de véhémence et plus de douceur. Défiez-vous de l’ennemi, et je vous dirai ce que dit le bon abbé Abraham 2 à un solitaire qui vint le consulter pour le défaire d’un autre qui le chargeait fort : ils se voulaient séparer. Il leur dit : « Prenez garde que, lorsque le Maître viendra, Il ne vous trouve pas divisés, car Il vous demandera compte à vous de l’âme de votre frère, et à lui de l’abus de Ses grâces ».

Quand je serai en état, je vous écrirai plus au long. J’écrirai aussi à la Colomb[e]. Mandez-lui en attendant que je m’appelle Jeanne de baptême et Marie de confirmation. J’ai toujours oublié de vous dire que je devais recevoir des lettres de conséquence par l’hôtel de Mors[tein]. J’ai peur que les domestiques ne s’en soient saisis. Je vous prie de les faire chercher : il doit y en avoir une du P[ère] l[a] C[ombe] et l’autre des Ben[édictines]. Si vous avez reçu toutes mes lettres, faites-le moi savoir. Je prie Dieu qu’Il unisse votre cœur avec celui de la p[etite] c[omtesse] ; cela est nécessaire. Cela eût été bien joli que nous eussions été à Château3, mais le t[uteur] ne le voulant pas, il faut avoir patience. Je suis si certaine que madame de M[aintenon] fait à leur égard un personnage faux sur l’affaire du Général [Fénelon] que je n’en puis douter. Cela m’est trop imprimé pour en douter, mais comme on ne me croit pas, je laisse toutes choses. Adieu, je vous embrasse toutes deux.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), 123v° - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), 154.

1Noailles ?

2Père du désert.

3Châteauvillain ? Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], je ne manquerai pas d’avoir des affaires avec M. de M[eaux]. Il faudrait que le t[uteur] lui écrivît pour ne l’irriter pas, et lui mandât qu’il a appris que madame de Cha[rost] lui a renvoyé une lettre pour moi, qu’il croit lui pouvoir dire qu’il sait de bonne part que je me suis retirée dans une solitude ou pour y être en repos - je n’ai voulu dire à personne le lieu où je me retirais - ; qu’il doit être fort en repos sur mon chapitre, ces dames n’étant plus à portée de me voir ni personne ; que j’ai dit que j’enverrai quérir ma pension tous les trois mois : comme je ne suis point à Paris, l’on peut toujours l’assurer. Il ne s’agit que de couler le temps, car Dieu est tout-puissant ; ou Il m’ôtera bientôt du monde ou Il mettra les choses sur un autre pied. Je vous prie que mon t[uteur] parle à M. et à Mme de No[ailles]1, qu’il leur montre la décharge [125r°] et qu’il leur dise ce que M. de M[eaux] dit, car il parle aux autres bien différemment qu’à lui. Cela est nécessaire pour le repos de la petite Colomb[e]2 qu’on mette les choses sur un pied que M. de M[eaux] ne pense plus à moi.

Si madame de Maintenon continue de me persécuter, je lui écrirai, quoi qu’il m’en puisse arriver, une lettre si forte que, si elle m’attire des malheurs, j’aurai la consolation de lui avoir dit ses vérités que la lâcheté de tous les hommes lui cache et que la justice de Dieu découvrira un jour et peut-être plus tôt qu’elle ne pense. Il y a un juge qui ne reçoit point les mauvaises excuses et qui la fera payer pour elle-même et pour le salut du roi.

Vous pouvez montrer au t[uteur] cette première partie de votre lettre, je vous en prie même. Pour madame de Mors[tein], n’ayez nulle complaisance mauvaise pour elle, mais aussi tâchez par la douceur de gagner sa confiance : je crains tout, mais plus il y a à craindre, plus il la faut ménager de vous à elle. Je vous plains bien, mais vous êtes engagée : il faut enterrer la synagogue avec honneur3. Faites-lui prendre le deuil et meubler de noir. Cela serait mal ; voilà ce qu’elle m’écrit. Je ne sais que lui dire car il ne la faut pas rebuter, il faut plutôt tirer que rompre. Offrez-lui la pensée de me voir, vous en voyez la conséquence.

Attendons, cette année débrouillera peut-être bien des choses. Vous ne sauriez croire combien j’ai été touchée de l’effroyable mort de cet homme4 ; l’horreur de sa destinée m’a rendue malade. S’il avait été en état de recevoir du soulagement, il n’y a rien à quoi je ne me fusse offerte pour cela. J’ai même prié que, s’il était en état de cela, que Dieu m’exauçât, [125v°] et s’il n’était pas encore jugé, que Dieu reçût mes vœux et mon sacrifice.

Je ne sais si vous faites réflexion que cinq personnes des persécuteurs sont déjà mortes subitement : M. l’Official 5, M. de la Pérouse 6, madame de Raffetot, M. de Gus.7 et celui-ci. Peut-être en mourra-t-il bien d’autres avant la fin de l’année. Je prie Dieu qu’ils aient le temps de se reconnaître. C’est être trop vengée que de l’être une éternité. Cette pensée me fait tant de peine que je me livrerais à tous les maux possibles pour leur salut.

Je ne laisse pas d’être indignée contre nos amis pour leur aveuglement sur madame de M[aintenon] et sur M. de M[eaux]. Adieu, petite femme que j’aime tant. Dites-moi ce que je pourrai donner à M. Thev[enier]. Parlez-moi simplement.


- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°124v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [155]

1 Marie-Christine de Noailles (1672-1748), « La colombe », mariée le 12 mars 1687 à Antoine de Gramont, comte de Guiche. V. Index.

2petite colom[be], fille de la « colombe. »

3Familièrement, bien finir une chose. « Ils [les premiers chrétiens] vivaient à l’extérieur comme les autres juifs […] ce qu’ils continuèrent tant que le temple subsista, et c’est ce que les Pères ont appelé enterrer la synagogue avec honneur. » (Fleury cité par Littré).

4L’archevêque de Paris Harlay. Il mourut d’apoplexie le 6 août 1695, sans trouver de secours.

5L’Official Nicolas Chéron, « homme assez connu dans le monde par le dérèglement de ses mœurs. »

6 « L'abbé de la Pérouse, et plusieurs docteurs de Sorbonne faisant au commencement de l'année 1689, une grande mission dans la paroisse de Saint Michel de Dijon, découvrirent que le sieur Guillot [Quillot] dont j'ai déjà parlé, enseignait à ses dévotes la nouvelle spiritualité. Le Moien court était répandu dans toutes les maisons, et ils en firent brûler 300 exemplaires par Madame Languet, veuve de M. Languet, Procureur Général du Parlement. Cette bonne dame très vertueuse, était chargée de les distribuer sans en connaître le poison et l'illusion… » ( Phelipeaux, Relation…, 1732, t. I, p. 35).

7Ces deux derniers noms nous sont inconnus.

A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Vous ne me répondez pas aussi simplement que je vous écris, ma p[etite] d[uchesse], sur ce qui regarde M. Thev[enier]. Il est question que je dois et veux lui donner quelque chose, mais comme il ne me rend autre service que les lettres et de payer la maison, ce quelque chose ne doit pas être bien considérable. Or comme je n’imagine rien, je vous prie dans votre simplicité de me mander ce que je dois donner selon ce que je suis et ce qu’il fait. Voilà tout.

Pour ce qui vous regarde, souffrez la vue de vos misères ; ces pensées que ce que vous faites est bon ne sont pas volontaires, il les faut laisser tomber. Ne vous inquiétez de rien, je vous aime fort.

Pour madame de Morst[ein], je crains beaucoup. La voilà privée de tout secours, monsieur son père ayant droit d’empêcher qu’elle ne m’écrive ; quoiqu’il demande la même chose pour vous, je ne vous crois pas sujette ni à son obéissance ni à celle d’Eud[oxe]. Cette jeune veuve fera sans doute quelques écarts, mais que faire ? Si elle n’a point de confiance, on ne la donnera pas : Dieu seul [126r°] la peut donner. Il faut souffrir et ne pas rompre. Tâchez de couler1 jusqu’à la fin du mois. Je prends part à vos peines, mais elle me fait bien plus de pitié à cause des suites. Bon courage sans courage.

Tout le baraquinage est une momerie, ceci dans le dernier secret de madame de M[aintenon], qui fait semblant de souhaiter que S B [Fénelon] ait la place que vous savez; elle l’empêche assurément et fait croire le contraire, disant que c’est lui qui ne le veut pas, et sur cela emploie le bon [Beauvillier], quoiqu’elle sache, à ce qu’elle dit, que c’est inutilement, et fait cent momeries, qu’ils croient ; et j’ai la certitude que c’est elle seule qui s’y oppose : ceci m’est donné sous un grand secret, ne le dites à personne. Si on vous en parle, dites, comme l’apprenant dans ce moment, que c’est un jeu joué de cette femme, qui est si bonne comédienne qu’ils la méconnaissent toujours : elle et M. de M[eaux] sont deux bons acteurs de théâtre.

Je ne me porte point bien. J’ai des maux de cœur continuels. Demandez pour moi au t[uteur] une bible de M. de Sassi [Sacy] sans explications : il m’est venu de lui demander cela par vous, et je le fais.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°125v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Tâchez d’être souple, de laisser s’écouler le temps.

2Les amis de Fénelon espéraient l’archevêché de Paris pour lui en remplacement de Mgr de Harlay. On sait qu’ils furent déçus et que Fénelon avait été éloigné de la Cour en étant nommé archevêque de Cambrai.

A LA PETITE DUCHESSE. Avant le 20 Août 1695.

Voilà m b p d [ma bonne petite duchesse] un brouillon de lettre que j’ai fait pour M. de M[eaux]. Si le t[uteur][Chevreuse] le trouve bien, qu’il me le renvoie afin que je l’écrive. J’écrirai, comme de loin, à la mère et lui adresserai la lettre au prélat tout ouverte1. Je crois qu’après, le t[uteur] pourra parler à madame de M[aintenon] et lui proposer ce que j’ai dit sans montrer ma lettre, car j’ai peur qu’elle ne soit pas bien. Enfin, consultez avec lui, et si l’on veut me donner parole de ne me point inquiéter chez mon fils ni ne point envoyer de lettre de cachet, je m’y retirerai. Ne serait-il point mieux d’y aller d’abord secrètement, ensuite de faire voir le [126v°] parti que j’ai pris, qui est bien éloigné de vouloir avoir commerce avec personne, m’étant retirée à plus de quarante cinq lieues de Paris, en une campagne déserte ? Consultez sur cela le B[on] [Beauvillier] et le T[uteur]? Réponse au plus tôt. Ou si je resterai cachée, si on le trouve mieux ; on ne me découvrira pas, sûrement. Je suis bien fâchée de l’exil, non à cause de lui, mais de vous tous. C’est un tour de messieurs de No[ailles] et Ch[alons]. Ce dernier avait parlé assez mal, comme j’étais à Meaux, du père A[lleaume]. Voilà un mot pour la pauvre Colom[be].

Je vous laisserai mes quittances : je vous prie d’écrire tout ce que vous avancez pour moi. Adieu, je vous plains, mais vous êtes trop vive. Si m[on] B[on] [Beauvillier] continue la charité qu’il fit l’année passée au P[ère] l[a] C[ombe] et qu’il fait tous les ans, qu’il vous la donne avant que je parte. Demandez-moi une bible au t[uteur].

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [156].

1Il s’agit de la lettre n° 335 transmise à Bossuet par la lettre n°334 de la mère Le Picard. Elle avait été envoyée au duc de Chevreuse (lettre n°331).

0. A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

J’ai pensé, Ma p[etite] d[uchesse], que peut-être ne me laissera-t-on pas en repos chez mon fils si l’on sait que j’y suis. Cependant la violence en paraîtra beaucoup plus grande de m’aller chercher à cinquante lieues de Paris pour me tourmenter. Parlez-en au tut[eur] sous le secret de confession, et en ce cas j’écrirai à mon fils selon ce qu’on aura résolu. Si la lettre n’est pas portée, ne l’envoyez pas que vous n’ayez vu le tut[eur]. Voilà une lettre que je lui écris à telle fin que de raison : il en fera l’usage qu’il lui plaira. Je m’adresse à vous pour cela et, à la réserve de la personne destinée à mes commissions, je n’écrirai à personne.

Vous pouvez en assurer. Voilà ce que j’ai pensé. Réponse lorsque vous aurez vu le tut[eur].Voilà un mot pour Dom Al[leaume]. Madame de No[ailles] n’a rien dit que de concert avec ma[dame] de M[aintenon] au tut[eur] ; je l’ai connu, mais je ne retournerai point à Meaux du vivant de M. de M[eaux] : j’en ai [f°127r°] fait serment à mon Maître. Vous me ferez, s’il vous plaît, réponse sur tout ceci. La fièvre ne me quitte pas depuis la Notre-Dame1, et de grands maux de cœur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°126v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Le 15 août.

A LA PETITE DUCHESSE. Peu après le 16 Août 1695.

Le tut[eur] me mande de sortir d’ici sans délai et de chercher une maison. Je vous envoie la lettre, brûlez-la lorsque vous l’aurez lue, et voyez où je puis aller. L’aum[ônier] me propose Beaurepaire. Cela vaut bien la peine que vous fassiez un tour à Paris pour voir où l’on me peut mettre, sinon je resterai ici. Je connus le jour de la Vierge, à la messe, que ce serait M. de Cha[lons]1 : je le dis à l’aum[ônier] au sortir de la messe, et j’en pensais mourir de douleur. Je suis bien affligée de l’exil du P[ère] Al[leaume], mais je la suis bien plus du prélat ; nos amis ne le connaissent point. Faites pour une maison ce que vous voudrez. Je prétends vous écrire toujours. Vous n’êtes redevable qu’à vous-même. Envoyez cette lettre au tuteur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [157].

1Louis-Antoine de Noailles (1651-1729) fut nommé évêque de Cahors, rapidement transféré à Châlons, et le 16 août 1695 nommé archevêque de Paris après la mort de Mgr de Harlay. « D'abord déclaré pour Fénelon dans l'affaire du quiétisme, il se livra ensuite à Bossuet… », v. Index.

A LA PETITE DUCHESSE. Août 1695.

Je n’ai point été fâchée contre vous et je ne veux pas même que vous fassiez réflexion sur tout cela. Les fautes que vous faites servent à vous humilier et à vous [128r°] éclairer. Avez-vous reçu tant de lettres que je vous ai envoyées, et une si ample que je vous ai écrite, où il y en avait une du tut[eur] [Chevreuse] ? Je suis étonnée que vous ne l’accusiez pas ; elle avait huit pages. Je vous ai aussi écrit des lettres pour le Ch.1 ? Je vous prie que j’aie l’Apocalypse qui est en cahiers : le P[ère] l[a] C[ombe] me le demande et je l’attends pour lui envoyer les autres livres. Tâchez, lorsque vous parlez, de ne point suivre votre naturel ; lorsque cela vous est échappé, ne vous en étonnez pas.

Il faut ménager madame de Mors[tein]. Que dites-vous de l’envie qu’elle a d’aller à Chateauvilain [Châteauvillain]2 avant ses couches ? Dites-lui ce que vous en pensez,  et voyez avec M. et Mme de Ch[evreuse]. M. de Ch[evreuse] m’ayant interdit de lui écrire, comme vous l’avez vu dans sa lettre, souffrira encore moins que j’y aille avec elle. Ainsi il faut se préparer à tout. J’y aurais été volontiers si monsieur de Chevreuse, à qui elle doit l’obéissance, ne m’avait priée de n’avoir plus de commerce avec elle. Je le lui ai mandé, il y a plus de quatre jours ; je suis étonnée que vous n’ayez pas recu la lettre. J’admire comme M. de Ch[evreuse] est toujours la dupe de madame de M[aintenon] et de M. de M[eaux]3. Dieu les bénisse tous. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je n’en serai pas moins unie à Mme de Mors[tein], pour ne lui oser écrire. Je vous mande dans cette lettre que je ne croyais pas que N.3 fut cette fois archevêque de Paris. Je salue votre compagne.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°127v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1 Il peut s’agir aussi de « M. de Ch. » : le chevalier de Gramont (v. lettre du 13 octobre 1695 à son fils de La Sardière).

2 Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

3 Sur la conduite étonnante de Chevreuse, compte tenu de la situation, on tiendra compte du jugement de Saint-Simon :  « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes… », v. Index.

4 Fénelon.

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 août 1695.

Je connus le jour de la Vierge que ce serait M. de Châlons qui serait arch[evêque], et je le dis aussitôt après la messe à mes filles et le fis savoir à l’abbé de Cha[rost]. Je connus même que tout ce que Madame de Maint[enon] faisait écrire au Grand-père1 était une momerie, et il me fut mis que c’était une excellente comédienne que vous ne connaissiez pas : je suis contente que Dieu vous la fasse connaître. Elle a des vues pour sa nièce auprès de M. de Noailles. Je compris que j’étais plus mal d’avoir M. de Châlons que je n’étais auparavant, et tout cela le jour de la Vierge [f. 1 v°] durant la messe. Je n’ai rien à dire sur les violences de Madame de M[aintenon].

Si Dieu veut me faire trouver naturellement quelque lieu où me mettre, j’irai, sinon j’attendrai de pied ferme la violence que madame de Maint[enon] me voudra faire. Il n’y a que nos amis qui savent où je suis. Si on me décèle, je ne puis qu’y faire. Je ne me livrerai pas entre les mains d’un homme plein de duplicité et qui fera sa cour en m’opprimant. Ce n’est point la lettre à monsieur de Meaux que j’ai dit que vous renvoyassiez, mais je vous ai prié d’écrire à monsieur de Meaux [f°.2 r°] que vous aviez les deux décharges en main, qu’il n’en fût point en peine et que vous lui diriez votre sentiment lorsque vous le verriez. La marquise de Charost m’offre d’aller à Beaurepere : mandez-moi ce que vous pensez ; mon goût est pour rester ici et me laisser traiter comme il plaira à la fureur de madame de Maint[enon]. Adieu.

- A.S.-S., pièce 7402, autographe, adresse : « Pour Mr. le duc de Chevreuse », en tête  : « Reçu le 18 août 1695 celle-ci est sans doute devant l’autre du même jour », traces de cachet - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°153v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [174].

1Louis XIV.



AU DUC DE CHEVREUSE. 18 août 1695.

Je vous ai mandé, mon tuteur, que je ne pouvais en nulle manière me remettre entre les mains de monsieur de Meaux, parce qu’il n’a nulle parole et qu’on ne peut faire aucun fond sur un homme sans parole. M. de Châlons sera arch[evêque] de Paris, car je l’ai connu le jour de la Vierge et en ai beaucoup souffert, car je sais qu’il est gouverné par M. Bolo [Boileau], qui l’incitera toujours contre moi1. Je n’ai donc qu’à rester en repos, abandonnée à Dieu. Si Eudoxie [Madame de Maintenon] me fait violence, Dieu est assez puissant pour me tirer de ses mains ; s’il ne le fait pas, j’aime mieux souffrir [f. 1 v°] dans Son ordre que de me livrer de nouveau par défiance. Laissez couler le temps2. Sitôt que notre homme sera placé, envoyez-moi la bonne femme : Leschelle l’installera à merveille. Je suis fâchée des peines que je vous cause, mais les menaces ne me peuvent étonner. Je ne puis qu’être renfermée, mais nul ne me conseillera jamais de me mettre entre les mains d’un homme qui a trahi toutes les lois de l’honneur et de la probité, ni entre celles d’un homme poussé par M. Bolo [Boileau]. Ce sont mes sentiments. Ce n’est point le couvent de Sainte-Marie qui me fait peur, mais le prélat.

A.S.-S., pièce 7401, autographe, adresse : « A mon tuteur », en tête  : « Reçu le 18e août 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°154] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [174].

1 Sa lettre à Fénelon du 26 novembre 1696, « Pour la Dame, j'avoue que son état m'épouvante… » (no. 374A dans la CF, t. IV, p. 106 à 111), est un « réquisitoire virulent » qui traduit cette opposition de J.-J. Boileau. Il rassemble tout ce que les ennemis de Mme Guyon avaient dans l’esprit, et pour cette raison, on la lira avec intérêt. Sa longueur comme la possibilité d’y accéder aujourd’hui facilement, nous ont toutefois dissuadé de la reproduire, malgré le grand intérêt de son contenu, bien éclairé par les quatre-vingt dix-sept notes d'Orcibal…

2couler le temps : laisser passer du temps.



DU PERE LACOMBE. 20 août 1695.

Ce 20 août 1695. / Soli Deo honor et gloria.

Ce n’est pas une petite consolation pour moi, ma très chère et toujours constamment aimée en Notre Seigneur, duranta ma longue captivité, et avec ma désolation extérieure et intérieure, d’avoir encore de vos lettres ; et je ne puis assez louer la divine Providence de ce qu’elle me conserve un si grand bien, malgré tout ce qui s’y est opposé. Soyez persuadée que mon cœur répond au vôtre autant qu’il en est capable. Une union liée par la croix, et sous les sûrs nuages de la foi, comme il vous souvient bien que commença la nôtre, se soutient, se raffermit, se consomme par la contradiction et par les traverses, son progrès répondant à sa naissance, afin qu’elle soit cimentée comme elle a été fondée. Je me réjouis du repos et de la paix que Dieu vous accorde présentement dans votre solitude ; cela durera selon Sa volonté. L’amour d’infinie préférence que nous Lui devons nous rend indifférents pour toutes les dispositions où il Lui plaît de nous mettre ; et il est certain que tout état fait notre félicité, depuis que nous ne l’établissons plus que dans le bon plaisir de Dieu que nous savons en être l’auteur. C’est ce que peut la souveraine résignation : de l’enfer elle se ferait un paradis, dès que l’ordre de Dieu l’y tiendrait. Ô la grande grâce que Dieu fait à une âme, que de la tenir dans l’amoureuse et aveugle soumission à toutes Ses volontés ! Grâce des grâces, avec laquelle rien ne lui manque. Aussi, ayant ce trésor inestimable, elle ne peut rien désirer au-delà, ni craindre d’autre mal que d’en être privée.

Vous ne l’apercevez point, dites-vous, cette parfaite résignation, vous l’avez d’autant plus, étant toute passée dans ce bienheureux état : queb votre intérieur se cache de plus en plus, jusqu’à disparaître. C’est la suite naturelle et le progrès de la voie de perte et d’anéantissement, à laquelle vous avez singulièrement été appelée. Puisque le parfait anéantissement doit réduire l’âme au pur rien, il n’y doit plus rien paraître. Tant qu’on se trouve, qu’on se voit, et qu’on remarque en soi quelque chose, soit bonne ou mauvaise, on n’est pas réduit au seul néant. Dans le [f°148v°] vide de tout, rien ne paraît, ni bien ni mal. Que si l’on agit encore, on ne peut l’attribuer qu’à Celui qui est, et qui seul fait aussi bien toutes choses, comme Il est tout en toutes choses. Si l’on se retrouve quelquefois, ce n’est plus en soi, mais en Dieu seul, en qui tout est passé, en qui tout a été reçu. Il ne reste au néant qu’une inexplicable figure d’être, avec toute la misère qui fait son apanage, et avec la seule capacité de souffrir, et de souffrir beaucoup plus qu’on ne faisait quand on était dans son être propre.

M. l’abbé Nicole a eu un beau champ pour exercer sa bonne plume1, en écrivant contre des gens sans défense, et de qui les écrits ont été flétris par les prélats et par les docteurs. Avec de tels préjugés contre nous, comment pourrions-nous lever la tête ? Quand nous aurions écrit infiniment et le plus solidement, de quoi servirait-il, sinon pour plaire à ceux qui sont déjà enseignés et persuadés par l’onction de l’Esprit ? Car pour les autres, prévenus aussi puissamment qu’ils le sont, ils ne daigneraient pas seulement regarder nos défenses, ou s’ils y jetaient les yeux, ce ne serait que pour y chercher les erreurs qu’ils prétendent qui y sont. De quoi a servi tout ce que vous avez écrit avec tant de peine, faisant, comme vous dites, la concordance de vos maximes2 avec celles des bons auteurs ? De quoi a servi le Saint Clément d’Alexandrie3, tout utile qu’il est dans le fond ? Son auteur a lui-même souscrit contre, en rejetant, avec ceux de l’assemblée d’Issy, les traditions secrètes que reconnaît cet ancien Père de l’Église. Dans la préoccupation où l’on est, on n’écoute rien. Vous savez que la Sorbonne ne veut plus approuver aucun ouvrage mystique où il soit parlé de voie passive. De plus, tout ce qu’on soupçonnerait qui viendrait de nous, frappés et décriés comme nous le sommes, serait d’abord rejeté comme anathème. Ainsi je crois que nous devons demeurer en paix, abandonnant à Dieu le soin de Sa cause, sans plus nous tourmenter inutilement.

Voulez-vous bien que je vous dise encore que nous n’avons [f°149] que trop écrit et imprimé, quoique nous n’ayons mis au jour que de fort petits ouvrages ? Jugeons-en par le succès, et par les contradictions et les flétrissures qui nous en sont arrivées. Les voies intérieures étant si fort décriées dans nos jours à cause des scandales du quiétisme, on s’en défie partout ; et par une funeste méprise, on impute à la pure et parfaite oraison les désordres et les erreurs qu’on a vus naître de la corruption de ceux qui se couvraient d’un si beau manteau. Voilà, ma très chère, ce que j’en pense, outre que je me trouve encore dans la même impuissance de composer et d’écrire, étant au contraire toujours plus hébété et épuisé d’esprit et de corps. Il faudrait, de plus, beaucoup de livres pour convaincre par autorité ceux qui se sont fort préoccupés et destitués de l’expérience, qui est la maîtresse de l’Intérieur.

Je conçois plus que jamais que les livres non seulement ne sont pas nécessaires, mais même qu’ils sont peu utiles pour la vie fort intérieure, car, puisque le Saint-Esprit en est l’auteur et le maître et qu’on ne la comprend qu’autant qu’on l’éprouve, il n’y a que cela de nécessaire. Si l’on n’est pas dans les états, on ne les comprendra pas pour les lire. Si l’on y est, on a quelque plaisir de les voir bien décrits, et c’est tout, on peut même aisément s’y flatter, se brouiller, s’attribuer ce que l’on n’a pas, s’écarter de son chemin. Aussi voyons-nous que les âmes les plus simples, qui ne lisent point, marchent, avancent, arrivent plus sûrement, plus promptement, plus heureusement que celles qui lisent beaucoup. Et n’éprouvons-nous pas tous, que quand nous sommes établis dans l’intérieur, et assez persuadés et rassurés par l’expérience, nous ne goûtons plus les livres, et nous nous passerions de tous sans peine ? Il n’y a que les nôtres propres, et ceux de nos amis, que nous aimons toujours à voir, et que nous souhaiterions de faire valoir, par un sentiment de nature qui n’est jamais entièrement détruit tant que nous sommes revêtus de chair. Une infinité de très grands Intérieurs ont été formés sans livres, et le même Esprit qui les a formés Lui seul, en formera dans tous les siècles une infinité d’autres. Je ne puis apprendre que de l’Esprit de Dieu ce que Dieu veut de moi en particulier.

[f°149v°] Cec me serait un sort bien doux de finir mes jours solitaires auprès de vous et de vous rendre tous les services dont je serais capable mais je ne crois pas que l’on fût d’humeur à m’y souffrir. Trop heureux que je serais de vous revoir encore une fois. Cela serait si un songe que j’ai fait depuis peu était véritable ; mais hélas ce ne sont que des songes. Ceux que j’avais faits dans le commencement de notre ruine se sont terriblement accomplis. J’en ai fait un depuis que vous m’avez appris la mort de Mr de Genève, où je me voyais avec de petites bergères dans la campagne et ce prélat y survenant me demanda si j’avais des livres. N’avez-vous rien appris de particulier touchant sa mort, son testament, les dispositions du diocèse, qui l’on destine pour son successeur ? Ces idées d’autrefois m’ont souvent tourmenté et me tourmentent encore.

Toute la petite Église de ce lieu se soutient, grâce à Dieu ; elle n’augmente ni ne diminue. On vous y estime et honore et aime particulièrement ; dès qu’on se sent uni à nous, on l’est aussi à vous. L’ecclésiastique qui, depuis sept ans, nous rend mille bons offices, ne se lasse point : il redouble plutôt ses amitiés et ses charitables soins. Il fait toute la dépense des lettres et des paquets, sans souffrir que j’y contribue d’un sou. L’autre ecclésiastique va son train. La mort le talonne et l’abandon le tient à la gorge. Jeannette vous aime inconcevablement : elle se trouve si unie à vous que rien plus, vous apercevant tout absorbée en Dieu comme une âme qui n’est plus de ce monde.

Elled a pleuré le comte Moressis, polonais, comme son cher frère, par l’intime union qu’elle a sentie pour lui. Cette bonne fille, toute fille qu’elle est, est Mère de plusieurs Enfants spirituels, dont quelques-uns lui sont manifestés. Une seconde confidente a été ajoutée à la première, toutes deux fort simples et fort bonnes. Si l’on y regardait de près, on reconnaîtrait qu’il n’est point de voie plus sûre ni plus pure dans l’Intérieur que celle qui faisant outrepasser tout intérieur de la créature, tend uniquement à ceux du Créateur, à l’accomplissement de sa volonté et à l’établissement de sa gloire, ce qui se fait plus par les extrêmes abandons.

Pour moi, je suis et serai éternellement tout à vouse, ma très chère en Jésus-Christ Notre Seigneur. Salut à vos filles Famille et Marc.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°148, autographe. – Correspondance de Fénelon, 1828, t. 7, lettre 90.

amoi, durant Fénelon 1828 (Omission).

bprivée. (Vous ne l’apercevez […] état add.interligne). / Que autographe.

cCe paragraphe est omis par Fénelon 1828.

dCe paragraphe est omis par Fénelon 1828.

e éternellement à vous. Fénelon 1828 (Omission).

1Nicole venait de publier sa Réfutation des principales erreurs des Quiétistes.

2Allusion aux Justifications de Mme Guyon.

3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, texte majeur de Fénelon, resté inédit en un seul manuscrit, A.S.-S. 2043,  « 6e carton Le Gnostique », et publié seulement en 1930 par Dudon.

AU DUC DE CHEVREUSE. 20 ou 21 août 1695.

Quis ut deus

Je suis bien fâchée, mon bon tuteur, de vous causer tant de peine. Je suis prête à me livrer pour ne plus vous causer d’embarras. J’offre trois partis en vous envoyant une lettre pour monsieur de Meaux, c’est-à-dire un brouillon. Si vous l’agréez, je la transcrirai lorsque vous me l’aurez envoyée.

L’un de rester cachée, dans un endroit que vous ignorerez, car enfin vous ne savez point le lieu où j’habite dans ma petite maison, et vous ne devez pas faire [f. 1 v°] difficulté de dire ferme non sur un secret comme celui-là.

Le second parti est que j’aille chez mon fils, mais je n’y puis être cachée et Eud[oxie] [madame de Maintenon] m’y fera prendre.

Le troisième parti est : si on avait la charité de me faire avoir un passeport sous un autre nom, j’irais en Angleterre. Ou bien je m’en irai, si l’on le juge à propos et si cela est nécessaire pour le bien public, à la Bastille ; je n’aurai nulle peine à celui-là.

Si monsieur de Meaux avait été homme de parole, je serais volontiers retournée à Meaux au [monastère] Sainte-Marie, [f. 2 r°] mais avec un homme comme celui-là, la place n’est pas tenable. Je crois que si vous lui parliez, ou plutôt que s’il vous parle, vous pourriez lui dire que vous savez de bonne part que ce qui fait que je ne puis vouloir y retourner, c’est la crainte d’être tourmentée, après avoir vu qu’ayant fait exactement ce qu’il m’a dit, qui est de rester durant quelque temps cachée, on ne laisse pas de me faire des violences. Je crains encore plus M. de Châlons que lui.

Je ne sais quel [f. 2 v°] parti prendre que de rester en paix, attendant que l’orage finisse, ou me livrer. Réponse, je vous prie. Ecrivez à saint Michel et non à moi, et je lirai ses lettres1.

- A.S.-S., pièce 7403, autographe, « pour mon tuteur », cachet rouge ange, bon état ; « 20 ou 21 août 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°154v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [175].

1Humour ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 août 1695.

La lettre que vous m’avez envoyée pour monsieur de Meaux est parfaitement bien. Mon dessein était de l’envoyer à la Supérieure comme d’un lieu fort éloigné. Je la transcrirai donc. Mais pour me livrer entre ses mains, à moins que cela ne vous soit utile, je ne le ferai pas, car c’est le dernier mal que je pourrai craindre. Si la Providence permet qu’on me prenne, à la bonne heure, sinon je resterai cachée. Dieu me peut cacher tant qu’il Lui plaira. J’ai mandé au père L[a] C[ombe] qu’il pouvait vous envoyer les écrits. Je prie Dieu d’être Lui-même à tous votre consolation et votre force. Pour moi, il me traite bien durement.

J’avais prié madame de Mortemare [Mortemart] de vous demander pour moi une bible de M. de Sassi [Sacy] sans les explications. Tout le monde me croit partie et je recevrai peu de lettres, à moins de nécessité absolue. Je suis fâchée de toutes les peines que je cause et suis à vous, en n[otre] p[etit] M[aître], tout ce qu’Il sait et fait.

- A.S.-S., pièce 7404, autographe, en-tête  : « Reçue le 25 août 1695 », adresse : « Monsieur le duc de Chevreuse », trace de cachet - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°155] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [175].

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 août 1695.

Ce trentième.

Vous me mandez bien les conversations, mais vous ne me mandez pas votre sentiment ni celui du Bon [Beauvillier]. Je vous avoue que je ne puis en nulle manière me fier à monsieur de Meaux après ce qu’il m’a fait, et je l’ai toujours trouvé beaucoup plus dangereux lorsqu’il était en apparence le plus doux. J’ai encore du moins autant sujet de ne me point fier à M. de Châlons [f. 1 v°] à cause de ses effroyables préventions. Dieu peut me garder partout. Quand on me prendra, je ne puis que tomber entre leurs mains, et c’est le pis qui me puisse arriver. Cependant si St B., mon b[on] et vous jugez qu’il soit nécessaire pour le bien de la voie que je retourne à M[eaux] et que cela vous soit utile à tous, je ne manquerai pas d’y aller, et je crois que c’est pour moi un horrible purgatoire. Mais je suis à Dieu. [f°.2 r°]

Je crois que nous gagnerons la bataille si on en donne, mais que nous perdrons tant de monde que ce n’est pas la gagner. C’est peut-être parce que je crains que je vous dis cela. Il semble que Dieu travaille à tout perdre. Je ne doute point que madame de M[aintenon] n’ait dit à monsieur de Meaux ce que vous lui avez dit. Je vous assure que vous êtes trop bon : vous jugez des autres par ce que vous êtes. Mandez-moi donc votre pensée sur tout cela. Lorsque monsieur de Meaux vous disait tout cela, paraissiez-vous savoir où j’étais ?

- A.S.-S., pièce 7405, autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°156] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [177].

DE LA MERE LE PICARD A BOSSUET. Vers la fin août 1695.

Venant de recevoir cette lettre de Mme Guyon toute ouverte, je vous l’envoie, Monseigneur. Elle me prie de vous la faire tenir, sans me dire où elle est, ni par où je lui pourrai récrire ; ainsi je ne suis pas plus savante de son séjour que quand nous eûmes l’honneur de vous voir1.

- UL, t. VII, Lettre 1273. Cette lettre accompagnait la suivante. A plusieurs reprises, la mère Le Picart fut choisie pour supérieure. Bossuet l’avait en haute estime. Elle mourut dans sa quatre-vingt-cinquième année, le 28 novembre 1705. V. Index, Le Picart.

1D’après cela, M. Crouslé (Fénelon et Bossuet, t. II, p. 68) soupçonnait un voyage que Bossuet aurait fait à Meaux entre le départ de Mme Guyon et le jour où fut écrite cette lettre, qu’il croyait du mois de juillet, au lieu du 25 août. [UL].



A BOSSUET. Vers la fin août 1695.

Monseigneur,

J’ai satisfait durant six mois à la parole que je vous avais donnéea de me mettre quelque temps entre vos mains, afin qu’on pût juger de ma conduite, et je ne suis sortie ensuite de Sainte-Marie de Meaux que sur ce que vous me fîtes l’honneur de me dire, il y a six semaines, queb je pouvais me retirer1. Vous me demandâtes seulement que je fisse peu de séjour à Paris, et qu’ensuite j’allasse à Bourbon le plus secrètement que je pourrais2; et vous ne me donnâtes, Monseigneur, pour raison de cette demande que celle de Monseigneur l’archevêque de Paris, qui pourrait me faire de la peine à cause de vous. J’ai exécuté exactement ces choses ; je n’ai vu qu’un moment, en passant, ma famille à Paris. Je me suis retirée à la campagne3, afin d’aller à Bourbon avec le plus de secret que je pourrais. J’ai même caché à tout le monde le lieu où je me retire, afin de n’avoir commerce avec personne. Et cependant, aujourd’hui, j’apprends d’une fille que j’avais laissée à Paris pour quelques commissions, que vous publiez, Monseigneur, que je me cache, que vous voulez me poursuivre avec rigueur, et que vous avez pris criminellement et tourné de même à la Cour le voyage des deux dames qui me sont venues quérir à Meaux. La R. M. supérieure [de Sainte-Marie] vous a pu dire, sur ce voyage, que ces dames, ayant appris que j’avais demandé une voiture pour me ramener, et sachant que madame de Vaux4 était à Vaux, et madame de Charost à Forges, non seulement elles voulurent, à leur défaut, m’envoyer un carrosse, mais venir elles-mêmes, comptant tout ce qui me regardait fini, après le certificat et la permission de sortir que vous m’aviez donnés. Comment pouvais-je, Monseigneur, les refuser5 dans cette conjoncture où je ne devais être que cinq heures avec elles et me retirer ensuite ?

En vérité, Monseigneur, permettez-moi de vous le dire avec respect, et en vous demandant pardon de ma liberté ; il me semble qu’avant de faire aucun bruit, vous pouviez avoir la bonté d’examiner la conduite que je tiendrais à Bourbon, et, au retour des eaux, si je verrais en effet ces dames, ou si je me retirerais dans mon ancienne solitude6.

Vous savez, Monseigneur, quelle a été ma bonne foi, et que je vous demandai, après que vous m’eûtes permis de me retirer, si vous agréeriez que je retournasse passer les hivers à Sainte-Marie de Meaux, en cas que l’envie m’en prît : sur quoi vous me fîtes la grâce de me répondre que je vous ferais plaisir. Je l’eusse fait, sans doute, et je le ferais encore, si la calomnie, que vous m’avez souvent dit que vous n’écoutiez pas, ne paraissait faire néanmoins plus d’impression sur votre esprit que la vérité, dont vous avez tant de preuves. Car vous ne pouvez ignorer ma franchise, ma soumission, mes sentiments, qui ont toujours été et sont véritablement conformes à la foi catholique et aux trente-quatre articles de votre Lettre pastorale, mon attachement pour l’Église d’une manière particulière, mon désir sincère de vivre retirée et sans me mêler de ce qui ne me regarde pasC. Vous le savez, Monseigneur, je vous l’ai dit, et ne vous ai jamais parlé autrement, je l’ai même signé entre vos mains et, si je l’ose dire sans sortir du respect, vous en devez témoignage à la vérité, quand il en sera question. Combien de fois me l’avez-vous promis, Monseigneur ! La bonne foi et la confiance avec laquelle je me suis livrée à vous, me le doivent-elles pas faired attendre de votre droiture ? Souffrez, s’il vous plaît, qu’après mes plaintes respectueuses et soumises, je vous demande ici votre bénédiction et vos prières devant le Seigneur, et que je vous assure du profond respect avec lequel je suis et serai toute ma viee, Monseigneur, votre très humble et très obéissante servante.

- BNF, N.acq.fr., 16 313, f°67-69, autographe - A.S.-S., pièce 7390, de l’écriture de Chevreuse, en tête : « Juillet 1695 », d’une autre main - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°155] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [176] - Phelipeaux, t. I, p. 171-173. - UL, tome VII, p. 196, lettre 1272. 

La lettre n° 332 du 24 août 1695 à Chevreuse indique que cette réponse a été préparée par ce dernier, ce qui est confirmé par l’ajout en haut du f° 2r° de la pièce 7390 proposant un choix entre deux rédactions (v. la variante c).

aque j’avais donnée. Phelipeaux.

b dire, que Phelipeaux. (L’omission de « il y a six semaines « indique que notre lettre doit être placée à la fin du mois d’août).

C mêler de rien en ce monde. (ajout en haut du f° 2 r° : ce qui ne me regarde pas). Pièce 7390 de Chevreuse.

D question. C’est au moins ce que la confiance et la bonne foi avec laquelle je me suis livrée à vous me doit faire. Pièce 7390 de Chevreuse.

E ma vie. / Mgr / Vostre etc. Pièce 7390 de Chevreuse.

1 Le 30 juin, Mme Guyon avait annoncé que Bossuet lui rendait la liberté : « M. de M[eaux] m’a permis de me retirer quand je voudrai. » (lettre du 30 juin, ms. Dupuy, f°122 v°).

2 Comme l’indiquait Madame Guyon dans sa lettre du 30 juin, à la suite de l’annonce précédente : « … quand je voudrai. Il faut que j’aille nécessairement à Bourbon [station thermale] et pour mettre ordre à mes petites affaires, je suis résolue de partir bientôt. » Elle s’apprêtait donc bien à accomplir « nécessairement » la volonté de Bossuet, exprimée le 16 juillet : « Vous pouvez, madame, aller aux eaux. Vous ferez fort bien d’éviter Paris, ou en tout cas de n’y point paraître. Ne faites de bruit nulle part. » Ce dernier évoquera plus tard sa « fuite ».

3Deforis, sans en apporter du reste aucune preuve, dit que c’était dans une petite maison du faubourg Saint-Germain. Phelipeaux raconte que ce fut au faubourg Saint-Antoine, où de fait Mme Guyon fut trouvée plus tard. [UL].

4Mme de Vaux, la fille de Mme Guyon.

5 « C’est Mme Guyon elle-même qui avait demandé qu’on la vînt chercher, et sans perdre de temps (Ms. Dupuy, f° 165 et 166). » [UL]. Ce qui est exact. Madame Guyon répond en fait sur le point du secret demandé par Bossuet dans sa lettre du 16 juillet.

6 « Mme Guyon, le 21 juillet, avait écrit au duc de Chevreuse qu’elle n’irait point à Bourbon, ses affaires étant trop délabrées pour cela (ibid., f° 196). Phelipeaux dit à ce sujet : « On connut alors son mauvais dessein ; elle n’alla point aux eaux de Bourbon, Elle demeura cachée à Paris, au faubourg Saint-Antoine » (t. I, p. 170). On ne voit pas bien comment l’état de ses affaires avait changé entre le 8 juillet, qu’elle manifestait encore son intention d’aller aux eaux, et le 21 du même mois. Il semble qu’il eût été plus prudent à elle d’aller à Bourbon, au lieu qu’en se retirant si complètement, elle donnait à quelques personnes l’occasion de penser qu’elle continuait, malgré ses promesses, à diriger les âmes. » [UL]. Exact : « Mes peines s’en sont allées tout d’un coup, quoiqu’il se soit passé des choses qui auraient dû les renouveler. Je vous prie que le bon ne prenne point l’alarme, car assurément je ne verrai âme qui vive. Je n’irai point à Bourbon ; aussi bien mes affaires temporelles sont trop délabrées pour cela. » (lettre du 21 juillet). On peut cependant comprendre que les peines physiques ayant disparu au départ de Sainte-Marie, ce qui se conçoit aisément, les eaux de Bourbon n’aient plus paru nécessaires.

DU PERE LACOMBE. Août ? 1695.

Il paraît, par la suite de vos maux, que Dieu vous avait préparé un calice fort grand et bien rempli ; il le faut boire jusqu’à la dernière goutte. Pour être dans une prison fixe1, je ne suis pas sans incertitude. Au-dedans de moi, j’ai été très souvent dans des impressions effrayantes de changements, et du dehors, je suis tous les jours à la veille de me voir ou renfermé à la rigueur ou transféré ailleurs. Quoi qu’il en soit, buvons chacun notre calice tel qu’il nous a été préparé. Hélas ! qu’on souhaiterait de vivre la dernière heure qui en doit épuiser la dernière goutte !

Pourquoi tant d’habiles, sans éclairer touchant l’intérieur, n’entreprennent-t-ils pas sa défense ? Quoi ! personne n’ose se déclarer, non seulement contre la préoccupation, mais même contre l’imposture ? Si Dieu n’en suscite pas quelqu’un, c’est qu’Il veut laisser opprimer Sa cause en apparence et pour quelque temps, afin de la rendre un jour victorieuse avec plus d’éclat. Cependant rien n’empêchera le Roi des cœurs de régner dans ceux qu’Il S’est particulièrement choisis, et de les conduire sûrement dans les voies admirables qu’Il leur a destinées. Quelqu’un de vos amis, ma très chère en N[otre] S[eigneur], aurait bientôt fait la vérification des passages asseza corrompus ou supposés dans vos livres, pour en donner le démenti au célèbre critique. Pour moi, outre que je ne trouve ni génie ni inclination, je suis de plus dans l’impuissance de faire autre chose que de traîner une très inutile et très misérable vie.

Tous les amis et amies de ce lieu vous sont toujours très constamment acquis et unis en Notre Seigneur. Je ne leur cache pas vos croix et vos persécutions, je leur communique vos lettres, du moins aux principaux et avec choix ; loin que cela les rebute, ils vous aiment de plus en plus. Si l’on vous savait en repos, on vous écrirait plus ouvertement, mais l’incertitude de votre sort nous arrête un peu. Jeannette surtout vous estime, vous aime, se sent unie à vous très particulièrement. Elle vous appelle sa chère maman avec une cordiale tendresse. Elle vous aperçoit toujours plus absorbée en Dieu. Quand elle lut l’endroit de votre lettre où vous l’appelez votre sœur, elle fût attendrie jusqu’à tomber en défaillance. Il se passe des choses assez merveilleuses entre elles, et ces confidences [sic] ! surtout la première. La seconde est, comme la sœur Trinson a, à l’état de perte, avec des communications divines ; celle-là est d’une rare simplicité, et Dieu Se communique à elle par celle [f°1v°] qu’il lui a donnée pour mère. Jeannette a des entrailles de mère ; l’union qu’elle a avec vous se fait sentir à l’égard des personnes qui vous sont unies2. Elle a pleuré le comte de Morstein, puis la désolation de sa veuve, qu’elle vous prie de saluer cordialement de sa part. Les cœurs unis en Dieu se sentent de loin. Notre chère Jeannette, que j’aime tant sans la voir, tant le Séparateur nous est cruel, mérite bien que vous lui fassiez un petit billet, et je vous en prie.

Puisque vous voulez bien me continuer vos charités, je les accepte de bon cœur et avec toute la reconnaissance dont je suis capable, mais à votre commodité. Il se passera encore quelques mois avant que je puisse la recevoir. Grâces à Dieu, avec vos puissants secours, j’ai été toujours soulagé de pourvoir du nécessaire, quoique le retranchement que vous savez dure encore. Si Dieu veut que l’on vous fasse mourir, d’où vient que la dévote prétendue ne connaisse pas par révélation le lieu où vous êtes, et que ne le dit-elle, sans qu’il soit besoin d’employer pour cela les courses des archers. Peut-être que Dieu voudra renverser l’ordre de la justice, et que les tribunaux qui la rendent en Son nom, feront mourir les gens sans forme de procès sur la seule révélation d’une personne privée.

La Garasse nous a appris que c’est M. de Châlons qui est nommé à l’archevêché de Paris. A la bonne heure, puisque tel est l’ordre du ciel ! Nous verrons, pauvres victimes, de quelle manière il s’y prendra. Lorsque notre capitaine fut à Paris, l’hiver dernier, le supérieur de notre maison lui dit qu’à son retour du chapitre général, il voulait les principaux d’entre eux aller encore me demander au roi. Il est assez surprenant que, depuis si longtemps que l’on me tient ici, l’on ne remue rien sur mon compte. Allons, ma très chère de toujours, constamment aimée en Notre Seigneur, allons jusqu’au bout de la carrière qui nous a été préparée pour la finir avec la grâce du tout-puissant Maître, de la manière qu’Il l’a résolu pour Sa gloire. Envoyez-moi le livre de M. Nicole3, à toutes bonnes fins. Si la liberté de travailler était rendue, on pourrait faire quelque chose. Nous avons ici le Cantique : il n’est pas nécessaire de l’envoyer ; mais joignez, s’il vous plaît, des aiguilles au paquet. On vous embrasse de toutes les forces du cœur. Au seul Dieu soit honneur et gloire.

- Folio qui précède et est accolé à la pièce 7406 : « Ce 3 septembre 1695/ Au seul Dieu soit honneur et gloire … ».

a Lecture incertaine.

1Le P. Lacombe passa de prison en prison : la Bastille, l’île d’Oléron, l’île de Ré, la citadelle d’Amiens, le château de Lourdes à quarante-neuf ans,Vincennes à cinquante-huit ans…

2Il s'agit de l'union et de la communication de la grâce de cœur à cœur.

3Réfutation des principales erreurs des quiétistes […], 1695.

DU PERE LACOMBE. 5 septembre 1695.

Ce 5 septembre 1695.

Au seul Dieu soit honneur et gloire.

Quoique vos lettres, ma très chère en N[otre] S[eigneur], ne m’apprennent guère que des choses qu’humainement on appelle funestes, de nouvelles persécutions, des confusions, des maux de toute sorte, je ne laisse pas d’y trouver une satisfaction d’autant plus solide que je ne la goûte qu’en Dieu, qui, par là, établit Son règne en vous et y travaille particulièrement pour Sa gloire. Dans la profonde solitude où vous êtes, le divin Epoux vous possède seul, et sous l’inutilité où Il semble vous tenir, Il ne laisse pas d’opérer en vous ou par vous de très grandes choses ; celle qui me semble Le glorifier davantage, est d’achever votre ruine et de consommer votre anéantissement. Dieu ne paraît point assez ce qu’Il est, s’Il ne règne sur des âmes parfaitement anéanties. Tant qu’il reste à la créature quelque état ou quelque nom, quelque grand et utile que cela paraisse, il y a encore quelque chose en elle qui affecte la divinité, qui la dispute et la partage avec Celui qui n’est pas moins l’unique que le souverain Etre. Ainsi il faut bien, comme vous dites, que les objets changent à votre égard, c’est-à-dire votre manière de les apercevoir, puisqu’à proportion que l’esprit est absorbé en Dieu, toute créature y est de même absorbée avec Lui. A son égard, Il ne peut non plus leur attribuer d’être qu’il ne peut en retenir pour soi. Je n’entreprendrais pas de rendre raison de vos dispositions ; elles doivent être toujours plus incompréhensibles pour faire un avancement et une consommation de perte, mais il me semble que leur fond est ce peu que j’en dis : toujours plus de perte, toujours plus d’anéantissement, par conséquent toujours plus de progrès en Dieu, quoique non seulement cela soit imperceptible, mais qu’il paraisse même absurde et impossible.

Vous ne me nommez point celui que l’on destine pour [f. 1 v°] archev[êque] de Paris. Vous me consolez bien ! Je croyais qu’après la mort des deux prélats qui m’étaient si contraires, vous me donneriez quelque espérance d’un prompt élargissement ; or, vous me dites qu’il faut nous attendre à quelque chose de pis ! Voilà de quoi nous rafraîchir après huit ans d’aussi bon exercice que nous en avons eu. Volonté de Dieu pour tout, bien souverain avec lequel rien ne manque ! Vous dites que vous n’avez plus l’amour de la volonté de Dieu ; si vous ne l’aviez pas, vous seriez désespérée. Qu’est-ce qui cause donc votre égalité et votre indifférence pour tout ce qui n’est point Dieu ? Un si grand bien est caché à l’âme, afin qu’elle se possède avec plus de pureté. Est-ce la consommation du divin abandon que d’être toujours plus abandonné et d’apercevoir toujours moins son abandon ?

Tout ce qui paraît d’extraordinaire dans la dévote des jansénistes peut avoir le diable pour auteur : il lui est aisé de causer des maladies dans un corps et de les guérir de même pour couvrir sa supercherie. Il sait en peu de moments ce qui se passe dans des pays éloignés, ou par des récits que lui en font ses camarades démons comme lui, ou pour s’y transporter lui-même, en revenir aussitôt, ce qui est naturel aux esprits détachés de toute matière. Tant qu’il n’y a pas de claires prédictions de l’avenir, ou des miracles bien avérés, ou des effets sensibles de la grâce de Dieu, ce n’est rien d’où l’on puisse conclure en faveur de l’Esprit de Dieu. Mais ce qui me convainc de l’imposture, c’est que je sais, par ma propre expérience et par toutes les preuves que l’on peut humainement avoir, de quelle manière vous avez écrit, et que tout ce que vous écrivez est original, ne vous aidant ni d’aucun manuscrit, ni d’aucun livre, autre que le texte sacré. Ainsi j’espère que Dieu confondra cette hypocrite et séductrice ; cependant Il laisse brouiller les choses pour les éclaircir avec plus de gloire dans son grand jour. Vous voyez bien, ma pauvre persécutée, qu’on est tellement prévenu contre nous qu’on ne veut écouter aucune justification. C’est pourquoi la prudence veut que nous gardions le silence, parce que les temps nous sont contraires. La cause de Dieu est bien entre Ses mains. Il est bien visible, comme vous dites, qu’Il ne veut rien de nous ou qu’Il nous a destinés à une affreuse ruine. Bien loin qu’il y ait lieu d’espérer un rétablissement, tout tend au contraire à notre entière destruction.

Ici, chez moi, l’abandon est porté toujours plus loin, la misère m’entraîne toujours plus bas. Toute force, toute conduite, tout être disparaît de plus en plus. Ce n’est presque plus qu’un désespoir. Tout ce qui rassurerait un peu est emporté, il ne reste que conviction de perte. [f. 2 r°] [……]a plus effrayant à qui en éprouve une assez bonne partie et conçoit que la ruine peut aller encore plus loin, jusqu’à l’image ou à l’expérience d’un désespoir et d’une rage, qui ne paraît que damnation, tant Dieu aime achever Son œuvre dans les âmes qu’Il a destinées pour cette voie et à Se cacher d’autant plus Lui-même à elles, que plus Il les aime et les possède, et qu’elles Lui sont plus parfaitement unies. C’est dans ces mêmes âmes, où la grâce ne paraît plus, qu’elle agit plus fortement, car jamais leur renoncement ne fut plus parfait conséquemment, ni leur résignation, et de même leur amour et leur union. La même grâce se signale de plus, dans ces victimes de l’amoureuse fureur d’un Dieu, par la pure souffrance où elle les tient, sans consolation, sans assurance, sans force. La croix est générale, accompagnée d’affaiblissement dans la nature et dans toute l’âme, et de délaissement du côté de Dieu, ce qui la rend extrêmement cruelle. A en juger par ces signes, ce qui est si excessif est proche de sa fin. Mais qui peut savoir où Dieu a fixé la consommation de nos peines et des épreuves auxquelles Il a résolu de nous livrer ? Qu’Il achève donc Son œuvre en vous, en moi, en tous pour Sa gloire. Je puis bien vous dire que j’ai ma bonne part à l’amertume de cœur et à la désolation, toujours plus insupportable à moi-même, et toujours plus dans l’impuissance de me soutenir ou de me conduire, aussi bien qu’avec moins d’espérance de voir aucun remède à mes maux [……]a [f. 2 v°] que ce peu de cervelle et de génie que j’avais, est épuisé. De plus la préoccupation est si forte aujourd’hui contre les vérités mystiques, et ceux qui les professent sont si décriés qu’on ne veut rien écouter, ni examiner, mais seulement rejeter tout ce qui en a le nom ou quelque teinture.

J’ai beaucoup d’heures où je ne sais que faire. Si je lis quelque peu, c’est fort irrégulièrement, sans dessein, sans espérance d’en profiter, sans presque comprendre, et sans retenir. Ainsi, las et dégoûté de tout, renversé, précipité, je ne m’attends qu’à me voir consumer dans une effroyable misère, plus grande en vérité que je ne puis vous la dépeindre.

Vous n’avez pas attendu que je vous demandasse un nouveau secours. Vos entrailles maternelles toujours tendres, toujours généreuses, toujours fidèles, n’ont pu différer plus longtemps de m’assister. Vous m’êtes aussi utilement que véritablement mère. Obtenez-moi de Dieu que je vous suive, que je marche fidèlement sur vos pas.

Je ne comprends pas pourquoi, après que les prélats vous ont tant examinée et ont tiré de vous la satisfaction qu’ils prétendaient, vous ayant remise en liberté, on vous veut encore renfermer. Il y a bien des ressorts dans les machines de la divine Providence. Plaise à Dieu de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Que cela soit dans la véritég , quoique nous ne Le connaissions pas et que nous paraissions tels lorsque Son jugement mettra tout en évidence. Pour moi, ma chère mère, je vous suis invariablement acquis et attaché, avec la grâce de mon Dieu, pour jamais.

[f. 3 r°] Il est bien vrai que, pendant que le divin abandon paraît, une âme est assez heureuse puisque c’est son trésor et son vrai bonheur, l’estime et l’amour incomparable de la volonté de Dieu lui tenant lieu de tout bien ; mais quand ce même abandon vient à disparaître, dès lors la pauvre âme tombe dans la plus profonde désolation, elle n’aperçoit plus ce qu’elle préférait à tout, et qui lui suffisait pour toute assurance et pour toute félicité. Il me semble qu’après que l’inexorable abandon a dépouillé l’homme de tout ce qu’il avait de plus cher, il se cache enfin lui-même et se dérobant à sa vue, le laisse sans aucune consolation. Si celle-là lui manque, il n’en peut goûter aucune autre, ayant librement donné toutes les autres par un suprême renoncement pour posséder celle-là seule. Alors cet homme totalement donné peut bien dire comme Tobie 1 : « De quelle joie puis-je être capable, puisque je ne vois plus la lumière du ciel ? » Je connais une personne qui, sentant disparaître cette douce lumière de ses yeux, ne vit plus que dans l’amertume de cœur, et avec si peu d’opinion d’être en bon état, qu’il se dit à lui-même que, si Dieu lui laissait faire son propre jugement, il ne le pourrait faire qu’à sa condamnation. Laissons à Dieu et le soin de la conduite et la connaissance de Son œuvre. Il y a près de sept ans qu’une idée m’était venue que le saint abandon me jouerait à la fin ce tour si cruel, savoir qu’après avoir fait tout entreprendre, tout risquer, tout quitter, tout perdre pour le conserver et le suivre jusqu’au bout, il s’éclipserait enfin lui-même et ne me laisserait qu’une affreuse perte et l’image du désespoir. Cela commence bien à s’accomplir. Je crois bien qu’Il vous traitera encore plus durement avant que Son mystère vous soit entièrement dévoilé et que votre consommation arrive. Soyez-donc, à la bonne heure, ma très chère mère en N[otre] S[eigneur], soyez la victime de toutes Ses rigueurs, pour être un jour abîmée par Lui dans les ineffables délices que Dieu a préparés à ceux qui L’aiment avec autant de pureté que de désintéressement.

Notre petite Église va toujours son train, selon qu’il plaît à Dieu de la mener. Dame raison et grondeuse réflexion y mettent quelques obstacles ; Dieu les surmonte quand il Lui plaît. Il [f.3v°] fait après cela doubler le pas pour regagner le temps perdu. Il y a plaisir à voir comment les âmes parfaitement simples se laissent conduire, même par les routes qu’elles ne comprennent pas. Les unes et les autres vous honorent singulièrement et vous saluent de toute la force de leur cœur. Jeannette est comme la mère de la famille. Elle se sent de plus en plus unie à vous avec estime de votre état, mais différemment selon qu’il plaît au grand Maître de diversifier ses dispositions, ou à proportion qu’elle a quelque sentiment ou intelligence des vôtres. Qu’à jamais Dieu reçoive toute la gloire de Ses miséricordes ! Souffrez que je vous embrasse de toute l’affection de mon cœur, en vous déclarant que mon cœur est bien malade, ou plutôt cruellement mourant, sans savoir plus de quel côté se tourner. Les plus furieuses tempêtes sont pour le vôtre ; le mien est aussi battu de quelques bonnes vaguesh.

- A.S.-S., pièce 7406. Inscrit en travers gauche du f° 2r° : «  août sans doute ». Il se peut que le f° 2 soit un fragment d’une autre lettre : « …plus effrayant […] pour jamais. »

a Le haut du feuillet manque, soit environ 9 lignes.

1Paraphrase de la prière de Tobie, au chap. 3. Ce dernier, tel Job, est constant au milieu de ses misères.

A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne p[etite] d[uchesse], la lettre qui a été perdue est quelque chose de bien affligeant à cause d’une lettre de l’aumô[nier][l’abbé de Charost]. Il faut que la cervelle lui soit tournée pour écrire une lettre comme celle-là. Il n’y a à cela nulle réplique, à moins de dire que c’est un fol. Il m’écrit les choses les plus affreuses, dit-il, par esprit de liberté, et me dit cela comme s’il faisait tous les maux et que je les lui conseillasse, et en des termes étonnants, [qu’]on1 ne le connaît pas, et que des vétilles lui paraissent des monstres. Tout l’assaisonnement y est. Deux lettres adressées sous mon nom qui ne laissent plus lieu de douter que c’est à moi qu’on écrit. Il y a de la friponnerie sur la lettre. Premièrement j’avais envoyé prier M. Thev[enier] avec la dernière instance, de ne me point envoyer les lettres s’il en recevait, [f°127v°], et que je les enverrais quérir. Lorsqu’on apporta la boîte, j’envoyai demander à la femme s’il n’y avait point de lettres ; elle répondit que non. Le lendemain, en apportant un autre paquet, elle dit à propos de rien : « Au moins j’en donnais hier un plus petit que celui-là, et selon ce qui était dedans, il devait être plus gros ». J’envoyai dans le moment à M. Thure [Theu] ; il a toujours dit, trois fois que j’y ai envoyé, que sa femme n’était pas chez elle, et n’a rien fait chercher ; tout est adressé à Mme Lep[autre ?].

Voilà la pensée qui m’est venue que j’écris au tut[eur], vous lui donnerez ouverte et vous verrez ensemble. Vous lui direz que, par imprudence, l’aumônier, sans dire quoi, m’a écrit des choses qui, prises d’un sens, me peuvent perdre, que vous parliez de Les. et d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. Ne pourrait-on point faire que ces deux noms fussent deux personnes ? Car on s’offenserait moins du dernier nom que du premier. Jusqu’à présent, j’étais innocente ; à présent, je puis passer pour coupable et sans réplique. S’il y a de la sûreté à la proposition que je fais au tut[eur], c’est le mieux pour nous tirer tous d’embarras. Ne m’envoyez ni desg.2 ni Put [Dupuy], que vous ne voyiez si l’on se charge de cette proposition. Ensuite vous m’enverrez qui vous voudrez, mais j’aimerais mieux desg. car de demeurer ici [sic], le paquet étant adressé à madame Lep[autre]. Mais le plus fâcheux, c’est les dessus de lettres de mon fils. Ne m’envoyez pas le p. arch.3 : cela n’est pas de saison.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°127r°, A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [158].

1Nous ajoutons « qu’ », tentant de rendre ce passage plus clair.

2Desgr. qui pourrait être la sœur de Famille ?

3Petit Archange ? (une statue de saint Michel).

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1695.

Mon bon tuteur, je vous ai mille obligations. Je profiterai de la bible que vous voulez bien me donner. Pour la bonne femme, je n’ai que faire présentement d’elle, la sœur de celle qui me sert étant guérie ; ainsi à moins que les choses n’arrivent tout naturellement, ne vous faites pas une affaire de cela. Mon cœur est content lorsque je veux bien demeurer ici ; il n’en n’est pas de même de tous les autres partis. Si mon cher Maître me veut livrer, qu’Il le fasse ; mais, pour moi, je ne le ferai point ; [f.1v°] si je faisais une pareille chose, ce serait me jeter dans une eau profonde pour éviter un peu de pluie.

Je ne sais d’où vient, mais je sens un renouvellement d’amitié pour mon Bon [Beauvillier], tout particulier. Les flatteries de s[aintet]é de madame de Noailles ne me font qu’un effet tout contraire à ce qu’elle a prétendu ; elle croit peut-être, et cela est certain, que l’envie de passer pour s[ain]te me fera faire ce qu’elle propose, et c’est tout le contraire. Ma devise est, après quis ut deus, tu solus sanctus. Et je craindrais plus que l’enfer de passer [f. 2 r°] pour ce que je me crois bien éloignée d’être.

Si par hasard vous avez dans votre bibliothèque l’Histoire ecclésiastique, et que vous me vouliez faire la grâce de me la prêter, elle vous sera rendue fidèlement. Vous aurez la bonté de la donner à la petite d[emoiselle], elle me la fera tenir. Je sais un peu lire, pour tromper une solitude terrible. J’espère toujours pour M. de Morst[ein]. Pour la douceur du commerce dont parle madame de No[ailles], ce n’est point là ce qui m’arrête, Dieu le sait. J’ai [f. 2 v°] envoyé, il y a longtemps, la lettre de question à monsieur de Meaux. Je prie Dieu qu’Il vous soit toute chose et tout en toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7407, autographe, sans adresse, en tête : « 12e sept[em]bre 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°156v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [177].



A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Madame de M.1 a t-elle retiré les papiers de son mari ? Depuis que je vous ai écrit, je me sens si fort portée à rester ici, abandonnée à Dieu, qu’il me paraît que c’est le seul parti [128v°] que je puisse prendre. Le pis qui me puisse arriver, étant prise, est d’être mise entre les mains de M. de M[eaux] ou de Ch[alons]2. Mandez-moi ce qu’il y avait dans le paquet de lettres qui a été perdu. Ce ne sont point les industries humaines qui me sauveront, mais la volonté de Dieu. Je suis sûre qu’on ne dit tout cela à M. de Ch[evreuse] que parce qu’on croit qu’il me le peut faire savoir. Je crains de la friponnerie sur le paquet, et ce n’est pas sans sujet que je le crains. J’ai laissé, chez M. The. [Theu], une cassette : que l’aumônier [l’abbé de Charost] l’aille prendre lui-même, et qu’on me la serre.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Morstein ?

2Chal[ons] La Pialière

A LA PETITE DUCHESSE. Début septembre 1695.

Je n’ai pas plus tôt fait une proposition qu’elle me paraît impertinente : Dieu permet que je sois présentement incapable de bien juger. J’ai oublié de dire au tut[eur][Chevreuse] qu’il vît s’il y avait lieu de se fier qu’on ne m’arrêtât pas chez mon fils après une parole donnée. En tout cas, qu’il ne fasse, s’il vous plaît, la proposition qu’après la Notre-Dame1. J’ai pensé que si vous avez quelque chose d’absolument nécessaire, le Ch. pourrait bien apporter les lettres : venant très rarement, cela serait plus sûr que personne. Ma p[etite] d[uchesse], servez-moi de directeur, et qu’on ne m’écrive jamais de lettres pareilles à celles de l’aum[ônier] qui sont pires que je ne puis dire. Avez-vous recommandé les lettres au p[etit] M[aître] ? Que ne lui faites-vous reproche ! S’Il ne les a pas gardées, si elles sont en mauvaise main, nous en entendrons bientôt parler. Ainsi ne remuez rien, même pour chercher une maison de quelque temps.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

1Le 8 septembre. Cette lettre serait donc à placer peu après celle adressée à Chevreuse et reçue par celui-ci le 12.

A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

J’attendrai ici les ministres de la fureur de Jes. [Jésus ?]. Vous ne me mandez rien sur le parti d’aller demeurer avec mon fils et vous avez raison ; je n’y serais pas sûrement. J’ai payé M. The. [Theu] et l’ai remercié, en lui faisant entendre que je m’en vais. Lorsqu’on écrira par lui, ce qui ne sera que dans une extrême nécessité, il ne faut pas demander réponse sur le champ, comme on a fait toujours, mais attendre trois ou quatre jours pour avoir la réponse. Je ne suis nullement surprise de la trahison d’Eud[oxe][Madame de Maintenon]. S’ils voyaient tout, ils en verraient bien d’autres, mais il n’y a pas moyen de les changer.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°128v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [159].

A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Le paquet est perdu : M. Thev[enier] l’avait envoyé par une femme qu’il croyait sûre et cette femme l’a perdu, ainsi vous voyez que je ne puis répondre sur la maison. Voyez cette lettre et me la renvoyez. Vous pouvez m’écrire tous les vendredis, et le jeudi suivant, vous aurez la réponse. N’écrivez à B. [Beauvillier] par la poste qu’avec précaution, et sachez de lui ce qu’il pense pour retourner où l’on était ou demeurer caché. Si le paquet de lettres est tombé dans de certaines mains, où en sommes-nous ! Mais Dieu sur tout. Fam[ille] s’imagine qu’on pourrait se confier à sa sœur, mais je ne sais si cela serait sûr, et qu’elle apporterait toutes les semaines les lettres et me donnerait le temps d’y répondre. Mais à moins que vous n’ayez cela au cœur, ne le faites pas, car j’ai toujours cru Desg.1 très indiscrète. Je crois qu’il faut que, selon toutes les apparences, le b. [Beauvillier] agisse de concert avec M. de Ch[alons], mais qu’il ne s’y fie que de bonne sorte. Cela est bien lâche à M. et Mme de No[ailles] de dire ce qu’ils disent de M. de C[ambrai] : quand cela serait vrai, un bien dont on se vante, et qui est reproché, devient un [f°129v°] mal et désoblige. Dites-lui que je l’aime de toute mon âme. Mandez-moi sans déguisement ce que vous dit le cœur sur la lettre de M. de Ch[alons], mais cela sans déguisement. Je vous réponds que, quand vous ne me seriez pas venu quérir, il suffirait que je fusse dehors pour donner de l’ombrage. Si ma lettre est perdue, il n’y a rien à faire, ni pour la maison que vous avez vue ni pour rester ici. Faites des amitiés pour moi à m b. [Beauvillier]. Je voudrais qu’il eût nommé Jean-Michel cet enfant2.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°129] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

1Desg. : la sœur de Famille ?

2 Beauvillier eut treize enfants : Marie-Françoise (morte à deux ans), Marie-Antoinette, Marie-Geneviève, Marie-Louise, Marie-Thérèse, Marie-Henriette, Marie-Paule, Marie, Marie-Françoise… en neuvième enfin, un fils ! Deux fils restèrent en vie : l’aîné était le comte de Saint-Aignan, le cadet, le comte de Séry. (v. G. Lizerand, Le duc de Beauvillier 1648-1714, Belles- Lettres, 1933, p. 341 et 345).

A LA PETITE DUCHESSE. Septembre 1695.

Ma bonne] p[etite] d[uchesse], rien n’est plus certain qu’il y a de la friponnerie du côté de M. The [Theu], car lorsque je reçus la boîte, j’envoyais demander à la femme d’où vient qu’il n’y avait point de lettres ; elle manda qu’il n’y avait que la boîte. Je suis sûre de madame Lapierre, qui m’aime, qui a de la confiance et qui en est fort affligée. Lorsqu’on a demandé à la femme, qui dit avoir donné le paquet, sa grosseur, elle a dit qu’il était comme une lettre. Il vaut mieux ne me plus écrire du tout. Ne m’envoyez personne.

La lettre de l’aum[ônier], par sa mauvaise manière de s’exprimer, est à me faire brûler. Dieu a poussé les choses à la dernière extrémité, et il faut qu’Il veuille notre ruine totale puisque les lettres sont perdues, car je crois qu’elles sont en main de gens qui sauront s’en prévaloir. Cette lettre prise à la lettre convainc de crime, et le mot que vous mettez : « Ne voulez-vous pas faire m. cette Jes1 » est inexcusable, quoique qu’il soit très innocent au sens que vous l’entendez. Les lettres de mon fils et de ma belle-fille font connaître qu’elles sont pour moi et à [f°130r°] cela, il n’y a pas d’excuse et de remède. Je n’ai point au cœur de me fier à pet. J’aime mieux n’avoir point de lettres : je ne veux point me mettre entre les mains de madame de M[aintenon], surtout après la perte des lettres. Je crains plus les recherches de madame de N.a que toutes les autres. Il me semble qu’il ne fallait point écrire une lettre comme celle de l’aum[ônier]. Cependant, Dieu sur tout.

Si j’avais une personne sûre, de basse condition, qui louât une maison à boutique et qui me donnât un appartement, mais il n’y a personne. Mon fils me demande avec instance, mais on me trouverait chez lui. Demandez au b. [Beauvillier] ce qu’il en pense. Sinon, je resterai ici et je prendrai une chambre, en cas qu’il arrivât quelque malheur, pour me retirer. J’irais à cent lieues d’ici pour éviter de tomber entre les mains de m[adame] de M[aintenon]. Put [Dupuy] avait une femme sûre : voyez avec lui. Je savais bien dès M[eaux] les sentiments de madame de M[aintenon] et je ne m’y suis jamais fiée ; elle est dévouée à la fortune, je m’attends au dernier supplice. Il semble que Dieu ne Se veuille point apaiser. Je doutais s’il y aurait batt[erie]3 , mais nous l’aurions gagnée avec grande perte. Consolez-vous, bonne p[etite] d[uchesse], la p[utain]4 n’osera, je crois, s’attaquer à vous. Il faut bien se donner de garde, dans la conjoncture des choses, de m’envoyer la femme de Monfort. Sachez ce que pense le b [Beauvillier] pour aller chez mon fils. Si les lettres sont trouvées, il faut se résoudre à la mort, cela n’est pas difficile. N’allez point pour moi au p. arch.5, mais bien pour les autres.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [129v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [160].

a Plusieurs mots barrés dans La Pialière.

1Peut-être : « m[adame] cette Jés[uiterie] ?

3Au sens de : bataille.

4Injure utilisée à la Cour pour désigner Madame de Maintenon, par exemple par la princesse Palatine ; exceptionnellement ici par Madame Guyon, acculée.

5Petit Archange (saint Michel) ?

A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Si je vous ai mandé quelques mots sur le tort que je craignais que le Ch.1 vous pût faire, c’est parce que j’ai longtemps porté une conviction que Ba[raquin] ferait tout ce qu’il pourrait pour nuire aux Enfants. J’en avais même écrit à M. f.2, et j’appréhendais, dès ce temps-là, pour le Ch. Je vous prie de ne lui rien témoigner, car vous savez de quelle conséquence cela m’est. Ce qui m’a encore porté à vous dire cela, c’est que, ayant vu le petit Ch., qui m’a parlé avec toute sorte d’ouverture, j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée et lui ai fait voir la vérité. J’en ai été extrêmement satisfaite, mais le grand Ch. est demeuré dans son entêtement, sans vouloir démordre de quoi que ce soit. Son obstination a servi même à éclairer l’autre. Or, comme je pourrai n’avoir plus de commerce avec vous, s’il arrivait ce que je ne puis prévoir, j’ai cru devoir vous précautionner, d’autant plus que le g[rand] ch. m’a dit, en présence de Fam[ille], qu’elle détruisait en quatre paroles tout ce qu’on pouvait dire d’elle, et comme vous êtes ce qui me tient le plus au cœur et que je vous aime plus que je ne puis dire, il n’y a rien qui me fît tant de peine que le sort qu’on pourrait vous faire. En voilà là assez sur ce chapitre.

Je vous prie de ne point témoigner à B. [Beauvillier] que je suis encore ici, ni que nous nous écrivions [sic] souvent. C’est afin de lui ôter à lui-même toute piste, et qu’il puisse assurer [f°131] qu’il ne sait où je suis et que vous ne le savez pas vous-même : je crois cela nécessaire et je vous le demande. Il est ridicule de vouloir que vous me représentiez. Si l’on vous avait chargée de moi et que vous m’eussiez cautionnée, cela serait bon : ce sont des gens qui veulent intimider. Je voudrais, en me livrant, vous épargner toutes ces peines, mais mon Maître ne me le permet pas. Je suis dans un lieu à ne pouvoir voir M. de Pi[halière] [la Pialière]. L’étable à vache est presque aussi propre, mais cela ne m’empêcherait pas, s’il pouvait s’empêcher de dire à p[ut] [Dupuy] et aux autres le lieu où je suis. Si vous croyez que je le doive voir, comme mon inclination m’y porterait assez, mandez-moi où il loge ; je l’enverrai prendre et l’amener ici où je suis ; ma pauvreté ne le scandalisera pas.

Pour le M. de C.3, ce que vous me dites est très mal, et il semble que ba[raquin] fasse tout du pis qu’il peut. Est-il possible qu’il se soit laissé aller à un pareil relâchement qui est capable de détourner de la voie du Seigneur ceux qui sont faibles dans la foi, puisque ceux qui y paraissent forts font de pareilles choses ? Que nous devons nous tenir bien petits et ne nous rien attribuer de ce qui est à Dieu, car c’est ce qui attire Sa colère ! Si le M. fait usage de ses fautes, elles lui seront utiles, mais qu’il prenne garde de faire comme M. son P[ère], qui a toujours laissé aux libertins la témérité de lui dire ce qu’il ne devait jamais entendre, et cela par faiblesse. Demeurons donc dans notre rien, abîmés, et n’en sortons jamais. Donnons à Dieu toute gloire et ne nous en donnons aucune.

Je vous avoue que j’ai bien de la joie de ce que B. [Fénelon] fait bien, que [f°131v°] je serais affligée s’il devenait grand ici. Dites-lui que je vous ai mandé de partir, qu’il fût toujours petit et rien, et que Dieu ferait tout réussir pour Sa gloire. Qu’il ne se laisse plus tromper par Mme de M[aintenon], car elle n’est rien moins que ce qu’il s’imagine. Du reste, ma chère et bonne d[uchesse], demeurons petits, abandonnés, simples et bons enfants, n’attendons rien de nous, ne présumons rien de nous, soyons si bas que nous ne puissions tomber. L’on se fait des états de ses défauts et on les canonise ; avouons-les de bonne foi, ne nous en inquiétons pas, mais ne les canonisons pas et ne les attribuons pas à Dieu. Je ne vous aimais jamais tant que je fais.

Il me vient de vous dire que la dissipation du fils peut bien venir de l’infidélité de la mère : c’est comme un pivot en de certaines âmes, qui dérange tout ; d’autres fois cela n’y fait rien. Je ferai chercher la clef de la cassette, gardez-la bien soigneusement ; si vous quittiez, mettez-là entre les mains de p[ut][Dupuy]. Je ne sais d’où vient que madame de Ch. [Charost ?] cite tant M. B. [Beauvillier] ; si elle croit, par là, se mettre en autorité, que ne suit-elle elle-même ses amis ! Vous faites bien de vous taire, car je ne la crois pas d’humeur à rien recevoir de vous. Que je sache où loge M. de Pi[halière, La Pialière], et s’il est homme à ne point dire à d’autres qu’à p[ut][Dupuy] qu’il m’a5 vue sans lui dire où je suis, je le verrais. Mandez-moi votre pensée. J’ai oublié de vous dire que le g[rand] Ch. m’a dit d’écrire à l’aum[ônier] qu’il eût confiance à elle à présent qu’il ne peut m’avoir, mais je le craindrais extrêmement et ce serait le perdre. Ne vous contraignez point pour voir S. C.6 Suivez votre cœur, demeurez abandonnée à [f°132 r°] Dieu sans retenue ; Il vous gardera. Oubliez-vous et c’est tout.

J’aurais bien des choses à vous dire du g[rand] Ch., que j’ai apprises sur l’intérêt temporel, qui sont étonnantes ; mais si nous nous voyons un jour, vous serez bien surprise : elle est bien loin sur cela de la simplicité et de l’abandon, et même de la bonne foi ; j’ai des témoignages par écrit qui font foi de ce que je dis. Je crois que c’est peut-être par cet endroit qu’elle s’est attiré son déchet7. J’ai prié Dieu qu’Il vous fît entendre ce que j’ai promis de ne vous pas dire. Dieu sait la peine que je souffre sur cela sans y pouvoir mettre de remède.


- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°130v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [161].

1Ch. pour Charost ? Grand et petit Ch. : il s’agit d’une mère et de sa fille ; le féminin est indiqué par « …j’ai appris que le grand [Ch.] lui avait insinué d’assez dangereuses maximes, dont je l’ai détrompée… » puis à la fin de la lettre, par « elle est bien loin sur cela de la simplicité… » ; ce qui n’exclut pas de façon certaine un surnom qui lui aurait été associé de « ch[eval] ».

2Non identifié.

3Marquis de Charost ?

5« m’ait » corrigé.

6Non identifié.

7Déchet, au sens figuré : diminution, discrédit.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 octobre 1695.

Mon bon tuteur, je vous assure que ce serait avec plaisir que je me livrerais pour tout si le Maître me le permettait. Je sens une répugnance pour M[eaux] insurmontable ; je ne l’aurais pas telle pour la B[astille] ou toute autre prison. Du reste, je suis persuadée que l’ambition de M. de N[oailles] lui fera faire toutes choses, et que sa femme se servira de toute son adresse pour y réussir. Il semble que Dieu ait étendu le règne de l’ennemi.

J’ai pensé mourir. Je suis mieux, quoique avec un rhumatisme et la fièvre. J’ai souffert des maux inexplicables depuis quinze jours. Lorsque j’aurai fait lire l’Histoire ecclésiastique, je vous la renverrai ; c’est bien assez que vous me [f. 1 v°] fassiez la charité de me donner une bible. Je ne suis nullement en état de répondre aux questions que vous me faites : j’en ai écrit ; je crois que c’est dans les Proverbes ou l’Ecclésiaste. Mais la personne pour laquelle vous demandez cela, en a assez vu dans la vie pour lui faire connaître ce que je pense sur tout cela. J’aurais eu un extrême besoin [des eaux] de Bourbon, mais il faut souffrir tous les maux sans pouvoir faire les remèdes. Je vous ai envoyé plusieurs lettres du P[ère] Lacombe a, les avez-vous reçues ? On peut garder saint Michel1 en quelque endroit qui ne soit pas exposé aux yeux du public ; [f. 2 r°] cependant je ne craindrais pas de l’avoir, car c’est notre protecteur, malgré le règne de Baraquin. Milles amitiés, mais du fond du cœur au bon [Beauvillier]. Je souhaite toute prospérité à votre famille, mais plus du ciel que de la terre. Lisez encore l’Apocalypse, je vous prie, car je crois qu’il y a plus de fond à y faire que sur bien d’autres choses. Cependant Dieu m’arrache tout et ne me laisse que des douleurs intolérables, auxquelles Il en unit de toutes sortes sans nul adoucissement. Qu’Il soit béni à jamais !

- A.S.-S., pièce 7408, autographe, sans adresse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°157] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [178].

a la C. autographe

1Le petit archange, statue de saint Michel.



AU DUC DE CHEVREUSE. 7 octobre 1695.

+ q[uis] u[t] D[eus]

J’avais envoyé trois lettres du P[ère] Lacombe, depuis peu, à la petite duchesse pour vous les envoyer, et ce sont celles-là que je crois que vous n’avez pas reçues.

J’ai toujours la fièvre et le rhumatisme au-dehors, mais je ne l’ai pas au-dedans. Je suis fort abattue. J’ai fait ce que j’ai pu pour me convaincre de retourner au couvent, mais je ne le puis, me sentant sur cela un rebut intérieur qui n’est pas naturel.

Je trouve fort à propos que la bonne p[etite] d[uchesse] s’abstienne de voir put [Dupuy] et lesch.[L’Echelle].

Il me vient dans l’esprit qu’on ne fait toutes ces menaces et alarmes que pour m’obliger par la crainte à retourner. Mais j’ai un Maître, auquel il faut que j’obéisse. Plus Eud[oxie][madame de Maintenon] fera de violence, plus on verra l’industrie de ses procédés.

Je quitte absolument le lieu où je suis, je trouve un petit lieu à la campagne au bon air, mais il faut l’acheter : on me demande [f. 1 v°] 2000 livres comptant, et j’ai un contrat à une fille qui me sert sur l’Hôtel de ville au denier quatorze que j’espère qu’on me fera vendre pour faire cette somme ; sinon le bon put, sur mon billet, me les prêtera. Il n’y a que ce moyen de me les faire tenir, car il faut payer d’abord. Ainsi, nul ne saura que je serai dans ce lieu, je n’y verrai âme vivante et il sera ignoré de tous les Enfants. Mais il me faudrait la bonne femme et je ne vois pas que nous la puissions avoir. Si n[otre] cher p[etit] M[aitre] le veut bien, Il nous facilitera le moyen de placer le fils. Je vous envoie le contrat de la petite Marc 1 avec un billet de 600 livres pour put [Dupuy]. Je vous prie qu’il me fasse toucher, le plus tôt qu’il se pourra, 2000 livres pour acheter ce petit lieu qu’on ne veut pas louer. Je vous serai sensiblement obligée. Je croyais vous envoyer le contrat de la petite Marc, mais je me souviens de l’avoir [f. 2 r°] envoyé à M. Dupuy [Dupuy] dans une cassette avec d’autres papiers, par la voie de la petite duchesse. Si M. Dupuis le cherche, il le trouvera, ou bien il faut savoir de la bonne p[etite] d[uchesse] si elle a gardé le coffre. Ce fut M. l’abbé de Charost qui le fit prendre chez M. Thévenier ; ayez la charité de savoir tout cela à Fontainebleau2, je vous en prie, et qu’on m’envoie au plus tôt un billet pour recevoir les 2000 livres. Voilà un billet de deux mille livres pour M. Dupuis ; s’il a le contrat et qu’il me le mande, il brûlera le billet de deux mille livres et je lui enverrai un de six cent livres.

Mémoire des livres que vous m’avez envoyés sur les Ecritures saintes :

1er tome : la Genèse, l’Exode, le Lévitique

2e tome : les Nombres, le Deutéronome

3e tome : Josué, les Juges et Ruth

4e tome : les quatre livres des Rois

5e tome : les Proverbes, l’Eccl[ésiaste], la Sagesse, l’Ecclésiastique [f. 2 v°]

6e tome : Job

7e tome : Tobie, Judith, Esther, le Cantique

8e tome : les Paralipomènes, Esdras

9e tome : Daniel et les Macchabées.

Voilà fait sans exception. Je prie Dieu qu’Il soit votre récompense. J’embrasse de tout le cœur mon bon et mon tuteur.

Je n’ose écrire à M. Dupuy, mais je ne doute pas qu’en lui donnant mon billet et lui montrant l’article de ma lettre qui le regarde, il ne me fasse ce plaisir. S’il ne le pouvait, il n’y a qu’à mettre par la poste, à l’adresse de la petite Marc qu’il sait, qu’il ne le peut. S’il le peut, qu’il envoie le billet pour recevoir l’argent à la même adresse sans mettre de nom, mandant de le donner à la personne qui le porte et recommandé au p[etit] M[aître] [en travers de la marge], cela suffit. Il n’y a pas de temps à perdre, parce que d’autres la veulent.

A.S.-S., pièce 7409, autographe, sans adresse, en tête : « 7e octobre 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°157v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [178], qui omet « mémoire des livres […] et mon tuteur ».

1Françoise Marc, au service de Mme Guyon, v. Index.

2La Cour.



DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS. 10 octobre 1695.

Ce 10 octobre. Je n’ai reçu la vôtre du 22e du mois passé que le 8 du présent. Un retardement considérable me faisait craindre que vous ne fussiez plus en état de nous donner de vos chères nouvelles. La divine Providence ne nous en veut pas encore priver. Qu’elle nous serait favorable, si elle nous accordait le bien et le plaisir de vous voir ! Si c’est elle qui vous en a inspiré la pensée, elle saura bien en procurer l’exécution ; c’est à ses soins, par-dessus tout, que j’en abandonne le succès, vous en disant ici naïvement ma pensée ; je tiendrais cette entrevue pour une faveur du ciel si précieuse, si consolante pour moi, qu’après le bonheur de plaire à Dieu et de suivre en tout Sa volonté, il n’en est point que j’estimasse plus en ce monde. Toute la petite Église de ce lieu en serait ravie, la chose ne me paraît point impossible, ni même trop hardie ; en prenant, comme vous feriez sans doute, les meilleures précautions, changeant de nom, marchant avec petit train comme une petite damoiselle, on ne vous soupçonnerait jamais que ce fût la personne que l’on cherche et, quand vous seriez ici, nous arrangerions les choses avec le plus de sûreté qu’il nous serait possible pour n’être pas découverts. Il vous en souffrirait un peu plus de voyager, mais à cela près, puisque vous êtes obligée de demeurer sans commerce, il serait mieux, ce me semble, que vous fussiez éloignée, et que vous changeassiez de temps en temps de demeure dans des provinces reculées, vrai moyen de n’être pas reconnue. Votre état intérieur et extérieur est conduit de Dieu, d’une manière à ne laisser guère de lieu [248v°] à la consultation et à la prévoyance. Si néanmoins le cœur vous dit de partir, partez avec le même abandon dont vous faites profession pour toutes choses. Dieu sera le protecteur de l’entreprise qu’Il aura Lui-même excitée, et il n’en arrivera que ce que nous souhaitons uniquement pour tout succès, l’accomplissement de la très juste et plus qu’aimable Volonté. Vous prendrez le carrosse de Bordeaux, de là vous viendrez à Pau, d’où il n’y a que six lieues jusques ici. Si la saison était propre, le prétexte de prendre les eaux aux fameux bains de Bagnères, qui est à trois lieues d’ici, serait fort plausible. En tout cas en attendant le temps des eaux, vous viendriez faire un tour en cette ville, puis vous retourneriez à Pau ou à Bagnères, et ainsi à diverses reprises, selon que l’on jugerait plus à propos. De vous faire passer ici pour parente de M. Delagherous [Lasherous], il n’y a pas d’apparence, toute la parenté étant si connue dans ces quartiers qu’on en ignore aucune personne. Vous pourriez bien mieux passer pour ma parente du côté de ma mère, qui était de Lion le Sauniere [Lons-le-Saulnier] en Franche-Comté, vous faisant appeler N. Chevalier, qui était son nom de maison. Je crois que nous sommes encore plus unis et plus proches dans la vérité que ne le sont les parents et alliés selon la chair. Enfin, dès que nous vous aurions sur les lieux, nous étudierions mieux tous les moyens de vous tenir cachée, et le secret n’étant confié qu’à peu de personnes et d’une intime confidence, il y aurait tout à espérer. Voyez donc, devant Dieu, ce que le cœur [249] vous dira là-dessus. Si vous venez, écrivez-nous en partant de Paris, en arrivant à Bordeaux et à Pau. Nous prierons Dieu cependant de vous faire suivre courageusement Son dessein, selon qu’il vous sera suggéré par Son esprit et secondé par Sa providence, et nous défendrons à Jeannette de mourir avant qu’elle vous ait vue. Quelle joie n’aurait-elle point de vous embrasser avant que de sortir de ce monde, vous étant si étroitement unie et pénétrant vivement votre état ! Votre billet, quoique si court, l’a extrêmement réjouie. Elle vous est toujours plus acquise, si l’on peut dire qu’elle puisse l’être davantage ; pour des salutations et des embrassements, elle vous en envoie une infinité des plus tendres. Elle s’est sentie inspirée de vous demander un anneau d’or pour elle, et deux d’argent pour ses deux confidentes. Pour moi, vous me donnerez ce que le cœur vous dira, mais je voudrais avoir le portrait que je vous rendis à Passy, et je vous prie de ne pas me le refuser. Venez vous-même, s’il se peut, et nous aurons tout en votre personne.

Si je vous écris quelque chose touchant votre état, ce n’est pas pour vous rassurer. L’homme est trop incapable de donner des assurances à une âme à qui Dieu les ôte toutes, et qu’Il veut, dans une affreuse apparence et même conviction de pente et de désespoir : une ruine et dépossession entière n’est pas compatible avec la sécurité. Je vous en dis seulement ma pensée sans la faire valoir et sans prétendre qu’elle serve à autre chose.

J’ai reçu la lettre de change, mais non [249v°] encore le paquet des livres. Il est vrai que vous m’avez plus fait tenir d’argent depuis environ un an que les autres années ; je le sens fort bien par l’abondance où vous m’avez mis, et je ne puis que me louer infiniment de vos charités. Ce que je vous ai touché du retranchement de ma pension, je dois entendre de la moitié de celle que le roi me donne et que l’on me retient encore, comme je vous l’ai mandé autre fois. Je ne suis point avide des nouvelles du siècle, moins encore voudrais-je que vous prissiez la peine de m’en écrire. J’aurais souhaité de savoir qui l’on a fait évêque de Genève, ne l’ayant pu apprendre par la gazette. Ici tout va d’un même train. J’aurais bien des choses à vous raconter si Dieu voulait que je le pusse faire un jour de bouche. Qu’Il accomplisse en cela comme dans tout le reste Son adorable volonté. Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église. Si vous veniez, vous ne prendriez qu’une fille et vous lui changeriez son nom. Je ne serais pas fâchée de revoir Famille1. Je salue aussi l’autre de bon cœur. Ô Dieu, faites éclore dans le temps convenable ce qui est caché depuis l’éternité dans Votre dessein ; c’est là, ma très chère, que je vous suis parfaitement acquis.

[Lettre jointe de Lasherous :]

Ô illustre persécutée, femme forte, mère des enfants de la petite Église, servante du petit Maître, qui suivez la lumière dont Il vous éclaire et Le consultez dans toutes vos entreprises et qui n’avez d’autre désir [250] que de Lui plaire, ni d’amour que pour Sa sainte et adorable volonté, quelle grande et favorable nouvelle nous avez-vous annoncée ! Qu’elle s’exécute, si elle est dans le dessein du ciel ! Les âmes de confidence de ce lieu en attendent le succès, comme une grâce et faveur du ciel ; Jeannette, aussi bien qu’elles, dans les ordres de la soumission au bon plaisir de Dieu, la préféreront à tout ce que Paris et tout l’univers a de plus beau, de plus rare et de plus charmant. Et comme elle ne fait, avec l’illustre et incomparable père2, qu’un même cœur, qu’un même esprit et une même volonté, elle ratifie et souscrit à tout ce qu’il vous en écrit, elle m’a chargé de vous l’assurer et marquer. Permettez-moi de vous dire, M[adame], et il est vrai, qu’il y a deux mois que j’ai songé la nuit que j’avais été à Toulouse, pour vous y prendre et vous conduire en ce canton. Que je m’estimerais heureux, M[adame], d’avoir l’honneur de vous aller prendre à Paris, ou en tel endroit qu’il vous plairait me prescrire pour vous conduire ici ou ailleurs, c’est la grâce que je vous demande. O illustre persécutée, si vous le jugez à propos pour le présent, que votre main plus que libérale me fait l’honneur de m’offrir, tout ce que je vous demande dans les ordres de la Providence, que je puisse avoir l’honneur et le plaisir de vous voir, que je préfère à toute autre chose. Nous avons recommandé la chose à Dieu dans nos saints sacrifices et nous continuerons, si le Maître de la vie et de la mort n’en dispose autrement, et y avons engagé toutes les bonnes âmes de ce lieu et singulièrement [250v°] celles de l’étroite confidence. Tout est entre les mains de la Puissance souveraine, que tout soit pour Sa gloire et Son honneur. Je finis, M[adame], en vous proposant que je vous honore, vous estime et vous aime en Notre Seigneur Jésus-Christ plus que je ne saurais vous exprimer. Etc.

- B.N.F., ms. Nouv. acq. fr. 5250, copie « de la lettre écrite par le père de La Combe et par le Sr Delasherous [De Lasherous, aumônier de la prison de Lourdes] du 10 octobre 1695, de la main utilisée pour les copies fidèles des lettres de madame Guyon écrites avec son sang ».

1 Ecrit sans majuscule ! On sait combien ce nom d’une fille au service de madame Guyon, Marie de Lavau, lui occasionnera de peine lors de ses interrogatoires. Sur les deux filles au service de madame Guyon voir Index, Famille et Marc.

2Fénelon.

A SON FILS. 13 octobre 1695.

13 octobre.

Je vous assure, mon très cher fils1, que votre lettre m’a donné bien de la joie, car j’étais fort en peine de vous, n’ayant eu aucune de vos nouvelles. Je ne loge point à l’hôtel de Mortem[art] : ne m’y écrivez point.

Mais si vous voulez m’écrire, il n’y a qu’à mettre en enveloppe à M. l’abbé de Charost, mais que mon nom ne paraisse pas. Il est vrai que je suis sortie par la miséricorde de Dieu de cette persécution ; j’ai eu attestation des évêques de mes mœurs et de ma foi. Cependant les jansénistes me font une nouvelle persécution [272 v°] plus acharnée que jamais ; c’est pourquoi je suis obligée de me retirer en quelque lieu et j’ai besoin d’un secret inviolable ; c’est ce qui fait que je ne pourrai vous écrire. Si je vous avais trouvé à Paris, j’aurais pris avec vous des mesures pour aller en quelque lieu hors de la persécution quand j’aurais pu acheter quelque petit bien de campagne et changer de nom. Mais ne vous y ayant pas trouvé, je me trouve dénuée de tout secours humain. J’espère que mon Dieu pour lequel je souffre tant d’infamies, ne m’abandonnera pas. Si vous me faites réponse, [273] que mon nom ne paraisse pas sur la lettre : mettez en enveloppe à M. l’abbé de Ch[arost] à l’hôtel de Charost, il me la fera tenir. Je croyais autrefois que Dieu vous avait réservé pour me soulager dans mes peines, mais puisqu’Il ne le permet pas, Sa volonté soit faite ! J’ai bien perdu à la mort de M. Fouquet 2. A Dieu, mon cher fils, je vous souhaite toutes sortes de grâces du Seigneur. Vous êtes bien obligé à M. le Chevalier de Gramont des bontés qu’il vous témoigne. Je vous embrasse de tout mon cœur [273v°]

B.N.F., nouv. acq. fr. 5250, autographe. Adresse : « Monsieur de la Sardière chez monsieur le chevalier de Gramont. » Il s’agit d’une lettre saisie après l’arrestation de Madame Guyon à Popaincourt : « Lettre datée le 13 octobre trouvée dans la maison de Mad Guion à paincourt [sic] en la visitant de nouveau par le Sr Desgrez en présence de l’abbé Couturier le 1 de janvier 1696 [...] ».

1Jean-Baptiste Denys (1674-1752), « Monsieur de la Sardière », quatrième enfant de Madame Guyon, grand bibliophile, mort célibataire.

2Frère du grand Fouquet, disciple de Bertot comme Madame Guyon dont il était ami et confident, v. Vie, 3.12.1 (il est le seul au courant de la retraite de Madame Guyon) et 3.15 (récit de sa mort dont Madame Guyon a communication).

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 octobre 1695.

Je crois qu’il est assez vraisemblable que le petit homme1 peut [puisse] avoir le paquet en question. Dieu sur tout. Je sors aujourd’hui du lieu où j’étais. Je vais attendre la Providence en un autre endroit, quoique je n’aie pu acheter la maison parce qu’elle est obligée de loger un Suisse, et quelques autres [f. 2 r°] raisons. J’ai trouvé un autre endroit où je serai bien cachée et où, de la chambre, on entend la messe sans qu’on le sache. Je n’irai point à B2 : je ne le puis en l’état où je suis. J’espère que Dieu me gardera, si c’est pour Sa gloire. S’Il me livre, Sa sainte volonté soit faite ! Je pars donc dans le moment ; c’est tout ce que je vous puis dire. Je suis très sensible aux persécutions [f. 1 v° en travers] qu’on fait à madame de M[ortemart ?]. Si je savais qu’on me laissât en paix à la Bastille, j’irais, mais je craindrais qu’on ne me mît entre les mains de monsieur de Meaux. Je rejetai d’abord la proposition de B. [Beauvillier]3 : il me parut que c’était tout perdre, et faire croire qu’on cherche un asile chez les ennemis de l’Etat, j’en eus un rebut extrême.

- A.S.-S., pièce 7411, autographe, en tête  : « Reçu le 16 octobre 1696 », adresse : « Mon tuteur », cachet - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°158v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [179].

1 Non identifié.

2 Bourbon ?

3 Partir à l’étranger ?



DU PERE LACOMBE. 20 octobre 1695.

Ce 20 octobre 1695.

Je redouble, vous ayant écrit par le dernier ordinaire, dans la pensée que celle-ci pourra encore vous trouver où vous êtes, quand même vous auriez résolu de partir, sur ce que je vous ai mandé par la précédente. Nous avons reçu les livres envoyés en dernier lieu. Ayant parcouru et lu en partie celui de la Réfutation1, je vois bien qu’il ne serait pas malaisé de répondre au réfutateur, autant incapable de juger à fond des voies intérieures qu’il est non seulement sans expérience, et très peu versé dans les auteurs qui en traitent, mais de plus fortement préoccupé contre elles. Les mêmes censures dont il nous a frappés, ont été lâchées contre les mystiques, presque dans tous les siècles, et l’on n’y peut guère faire que les mêmes réponses. Il faudrait de nécessité en venir aux redites, parce que ceux qui nous combattent, ou n’ont pas lu ce qu’on a répondu, ou le dissimulent. Tant d’autres écrivains ont parlé de ces choses beaucoup plus ouvertement que nous. On les laisse dans la possession où ils sont, et l’on ne s’en prend qu’à nous, parce que nous avons écrit nos livres dans un mauvais temps. Il en serait à peu près de même de tout ce que nous pourrions écrire pour nous expliquer ou pour nous justifier.

Tout serait rejeté avec un implacable mépris par un effet de la prévention où l’on est, et plus encore par l’impression que fait dans les esprits la condamnation de nos livres par les évêques. Nos adversaires sont forts par ce seul endroit de cette autorité, pour laisser aucun lieu à notre justification, d’autant plus que dans ce jugement public que l’on a rendu, on n’a point eu d’égard aux éclaircissements que nous avons fournis dans nos interrogatoires ; il me souvient de leur en avoir donné de très formels, touchant les principaux chefs qu’on nous impute. On prétend que nos écrits contiennent les principales erreurs des quiétistes, et il n’y en a pas une en termes précis de celles que le Saint-Siège a censurées sous le nom de Molinos, leur auteur ; la congrégation de Rome qui examine les livres l’a reconnu et déclaré, par sa lettre à l’inquisiteur [f°150v°] de Verceil touchant mon Analysis1b ; je ne trouve pas non plus qu’il y en ait dans les vôtres. Mais on tire des conséquences outrées, souvent même cruelles et absurdes, des termes énoncés avec candeur et simplicité sans aucun venin. Que ferions-nous à cela, sinon demeurer abandonnés à la disposition divine pour ce regard aussi bien que pour tout le reste ?

Le seul nom d’abandon choque étrangement ces messieurs ; ils le déchirent à belles dents sans considérer que c’est la gloire de Dieu, la perfection et le bonheur de l’homme, puisque, si on le prend dans son vrai sens, ce n’est autre chose que la plus haute pratique du renoncement évangélique et de la résignation chrétienne. C’est la pure et entière soumission de notre cœur à son Dieu, et l’amoureux empire de notre créateur sur nous. Tant qu’il plaît à Dieu de laisser une si bonne cause dans l’obscurcissement ou dans l’oppression, qui pourra l’en tirer ? S’Il veut un jour lui donner son éclat et sa liberté dans le monde, Il en trouvera bien les moyens. En tout cas, ce sera la profonde matière de Son dernier jugement. Et durant le cours des siècles qui restent, le tout-puissant Maître des cœurs saura bien S’assujettir par un parfait amour ceux qu’Il a destinés pour servir singulièrement à Sa gloire par leur aveugle et totale soumission à Sa volonté. Présentement, qui nous écouterait, si nous voulions parler ? Qui lirait nos écrits ? Ceux qui n’en auraient pas besoin, étant assez persuadés par l’onction de l’Esprit. Dans les ouvrages que j’ai tout prêts, il y a, ce me semble, de quoi donner satisfaction sur ces matières à tout esprit raisonnable, mais comment les produire ? Ceux qui ont les clefs de la science et de la juridiction ne pourraient pas même les souffrir dans les conjonctures présentes. Vous voyez que ceux qui entendent bien les divines voies dans les âmes et qui sont élevés en dignité2, n’osent ni en écrire ni en parler. Comment recevrait-on les cris d’un prisonnier flétri, décrié, proscrit ? Dieu pourra susciter quelqu’un pour écrire utilement sur ces hautes vérités. Pour nous, je ne vois pas que nous y puissions rien, à moins qu’Il ne change la face des choses présentes. Demeurons devant Lui en abandon, en amour, en délaissement absolu, ce qui est une continuelle prière, [f°151] afin qu’il Lui plaise de regarder d’un œil favorable ceux qui n’ont d’autre prétention que de Le voir régner parfaitement sur eux, et s’il se pouvait, sur tous les cœurs.

Pour mon particulier, je ne trouve point en moi d’ouverture ni de pouvoir pour entreprendre aucun ouvrage de l’esprit ; Dieu ne me paraît vouloir de moi que mon entière destruction, puisqu’Il me tient dans l’impuissance de rien écrire, ni même d’achever de petits ouvrages fort avancés, outre que je connais et sens, plus que jamais, l’incapacité et la petitesse naturelle de mon génie. Ma témérité a été bien punie par la condamnation de mon petit ouvrage, quoique je crusse l’avoir mis à couvert de toutes les foudres des tribunaux, l’ayant appuyé de tant d’autorités qu’il n’y a presque rien du mien que leur arrangement, et muni de toutes les approbations en pareil cas requises. Le saint Enfant Jésus, à qui je l’avais dévoué, fera voir, lorsqu’Il jugera le monde, ce qu’il y a de Sa vérité dans ce livre, et ce que j’y ai mêlé de mes imaginations ; et le juste discernement qu’Il en fera me sera plus cher qu’une gloire immortelle d’avoir bien rencontré. J’en dis de même de vos traités. Demeurons cependant sincèrement soumis aux ordonnances de Ses Églises, et de leurs pasteurs qu’Il a revêtus de Son autorité.

Il y a dans les voies intérieures, et dans les conduites plus particulières de Dieu dans les âmes, des choses qui ne se devraient point divulguer ni guère écrire, comme saint Denis en avertit dès le commencement. Elles se doivent laisser à la tradition secrète, et à l’expérience des âmes que Dieu y fait marcher. Les savants, qui n’ont pas ces secrets rayons, s’effaroucheront toujours au simple récit de telles merveilles, et se récrieront comme contre autant d’erreurs. Bien des auteurs mystiques, qui, pour avoir paru en un temps où l’on ne regardait pas de si près, jouissent de leur ancienne possession, seraient rejetés aujourd’hui avec la même rigueur que l’ont été tous les modernes, à cause que l’on impute à leurs principes les désordres et les abus que l’on a découverts.

Il me faudrait beaucoup de livres pour convaincre par de puissantes autorités ceux que l’illustration intérieure ne persuade pas ; ici l’on en manque. Gloire soit à Dieu pour tous Ses desseins et Ses dispositions, que je préfère infiniment à tout autre bonheur imaginable.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°150, autographe. Ajout d’une autre main au verso du dernier feuillet : « + Si vous envoyez aucun autre paquet, mettez s’il vous plaît, à Mr de Normande pour faire tenir à Mr de Lasherous ». - Fénelon 1828, t. 7, lettre 92.

1L’ouvrage de Nicole dont il est parlé dans sa lettre précédente, Réfutation des principales erreurs des Quiétistes.

1b Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

2Fénelon très probablement.



AUX DUCHESSES. Octobre 1695.

[Pour la « bonne duchesse » Marie-Henriette de Mortemart]

Je croyais bien encore hier, ma bonne d[uchesse], ne vous écrire jamais. J’ai souffert des maux depuis quinze jours que je ne vous puis exprimer. J’avais été assez mal auparavant, mais une saignée du pied m’avait soulagée en apparence ; mais deux jours après, la fièvre augmenta avec un rhumatisme, le plus violent qui se puisse imaginer. Ce qu’il y avait de plus douloureux est qu’il me tenait dans le corps avec des violences si horribles que tout mon recours était à mes larmes, surtout la veille, la nuit et le jour de saint Michel. Depuis ce temps, il s’est jeté au-dehors sur tout mon corps, et cela est bien plus supportable ; s’il retourne au-dedans, je ne sais pas ce que je ferai. Cependant il faut donc, en cet état, songer à aller ailleurs et être errante. J’ai trouvé un endroit à la campagne, tout meublé, et irai sitôt que je pourrai souffrir le carrosse.

Pour vous, ma très chère, je prends toute la part que je dois à vos maux et je vous aime mille fois davantage de vous voir participante de la croix : plus l’on est [f°132 v°] conforme et plus on l’aime. Je ne doute pas que la charité que vous avez eue pour la p[etite] d[uchesse] ne vous ait attiré ces croix, car c’est la récompense de Dieu. Elle a toute la reconnaissance possible et, si vous aviez vu sa lettre, vous en auriez été bien contente. Je crois que c’est pour ne vous pas montrer tout ce qu’elle me dit sur cela qu’elle ne vous l’a pas montrée. Il faut bien vous attendre à être séparées, car je ne doute point que cela ne soit. Pour l’exil1, il faut le recevoir courageusement, ou faiblement, comme il plaira au p[etit] M[aître], mais menez avec vous mesdames vos filles, sans attendre sur cela aucune explication. Pour messieurs vos fils, chargez-en Lb. [Le Bon : Beauvillier]. J’ai pensé à me livrer encore, mais j’en suis retenue, intérieurement persuadée que cela n’arrêterait rien. M. de N2. est entièrement possédé par M. B3., le plus violent de tous les hommes. Je vous prie que l’aum[ônier]4 ait cette lettre bientôt. Je n’écrit point à B. [Beauvillier]: qu’il sache seulement que je l’aime de tout mon cœur.

[Pour la « petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart]

Je vous embrasse, ma bonne p[etite] d[uchesse], et suis entièrement à vous, mais du fond du cœur. Vous avez des livres pour moi. Confessez-vous, si vous êtes à vos terres, tous les quinze jours, soyez assidue à la grand-messe les dimanches, et à vêpres, vous pouvez y manquer quelquefois, mais rarement. Prendre soin de vos pauvres. Dieu vous deviendra toutes choses ; en perdant tout pour Lui, on gagne tout en Lui. Quand on veut décrier et inventer des calomnies, l’on n’y donne point de bornes. La pauvre dom.5 n’est pas épargnée, à ce que je vois. Le Ch.6 peut venir encore une fois, mais attendez qu’il y ait quelque chose de conséquence à me mander.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°132] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [162]. Sur les deux duchesses de Mortemart, v. Index.

1L’exil de cette duchesse, belle-mère de la « petite duchesse » et fille du duc de Beauvillier, était craint au moment où ce dernier pouvait perdre crédit à la Cour, compte tenu de son appartenance au parti dévot et guyonnien. En fait la crise eut lieu plus tardivement, en 1698 ; le roi lui garda toute sa confiance.

2Noailles (maintenant archevêque de Paris).

3M. Boileau.

4L’abbé de Charost.

5Inconnue.

6Le « chinois » ou le « chevalier » ? Inconnu.

A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

Je suis en peine, Ma p[etite] d[uchesse], si vous avez reçu dimanche une lettre qu’on vous porta, à ce qu’on dit, à l’hôtel de C[hevreuse], mandez-le moi incessamment. Plus j’ai d’éloignement pour la d[ame] et plus j’aime Lam1. Je vous avoue que plus je vois le Ch., plus je le trouve égaré et éloigné. Je vous en ferais voir des circonstances qui vous étonneraient ; mais c’est à présent le temps de souffrir et de se taire. Il semble que bar[aquin] ait puissance pour un temps, mais que dire et que faire ? Souffrir et se taire. Dites au m.2, lorsqu’il sera arrivé, qu’il y a longtemps que vous gardez cette lettre et que je vous l’ai envoyée en partant. Il est de conséquence que vous ne témoigniez rien au Ch. de ce que je vous ai mandé, car elle me peut beaucoup nuire, n’épargnant rien pour se maintenir. Ce sera Dieu qui sera juge entre les infidèles et moi. Je vois avec frayeur les cèdres tomber tandis que les petites herbes demeurent fermes. Je prie Dieu qu’Il soit votre force et votre soutien.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [163].

1Indéterminé.

2Indéterminé. Au marquis ?

A LA PETITE DUCHESSE. Octobre 1695.

J’ai au cœur de vous dire que je crains que le Ch. ne vous nuise, car je la trouve bien pleine d’amour-propre. Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis étrangement surprise de ses manières, de ses frayeurs et du risque qu’elle croyait courir en me venant voir. Je crois qu’il ne me la faut plus envoyer et nous passer de nous écrire. Il faut que l’aum[ônier] envoie chez lam, comme p[ut][Dupuy] le lui dira, un gros paquet de livres que Dom [Alleaume] a laissé pour moi en partant. Vous y pourriez joindre encore une lettre si vous avez quelque chose à me faire savoir. Il faut que je reste ici, abandonnée au p[etit] M[aître]. Je crois que le défaut de foi du tut[eur][Chevreuse] vient du défaut de soumission pour n’avoir pas voulu venir seul. Je ne doute point qu’Eu[doxie][Madame de Maintenon] ne pousse les choses à toute extrémité. Dieu y peut seul mettre remède ; s’Il ne le veut pas, il faut le souffrir.

Je vous aime bien tendrement et j’espère que m[on] p[etit] M[aître] vous bénira de cela. Si vous aviez quelque chose de conséquence à me faire savoir, desgr1 pourrait porter les lettres chez M. Cam2, comme p[ut] [Dupuy] en conviendrait avec vous afin que nul de nos gens n’ouït cela, et j'enverrais tous les jeudis chez lui. Mandez-moi si vous entrez là-dedans ou si nous ne nous écrirons plus tout à fait. Mais je ne suis point contente du Ch. en façon que ce puisse être : je crains pour le secret. Mais je laisse tout. Peut-être que comme elle craint qu’on ne sache qu’elle a eu commerce avec moi, cela pourra l’empêcher de dire où je suis.

Où trouve-t-on des âmes vides de tout intérêt ? Je demeure ici en paix, attendant ma destinée, car partout, ne me voyant jamais sortie, je serai suspecte. Je voudrais trouver une maison d’huguenots3, car je n’y serais pas examinée. D’un autre côté, il me paraît que je ferai mieux de rester ici dans mon abandon. Que vous dit le cœur sur tout cela ? Mandez-le moi.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1Desg., sœur de Famille ?

2Non identifié.

3Liberté dans l’appréciation des différences religieuses. On sait qu’elle sera à la fin de sa vie en relation avec de nombreux protestants, dont son éditeur Poiret.

A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1695.

Je crois, ma très chère, qu’il ne faut pas penser à venir à présent. Je vous assure que je le souhaite autant et plus que vous, mais le p[etit] M[aître] ne le permet pas : Lb. [Beauvillier] ne pourrait s’empêcher de le dire à B. [Fénelon]. Pour N.1, je donnerais ma vie afin qu’elle fût comme Dieu la veut si elle avait acquiescé ! Je sais bien de quoi il s’agit, mais elle ne l’avouera jamais : c’est son inclination pour N. qui la fait si fort souffrir. Ne témoignez jamais que je vous l’ai mandé, ni que vous le soupçonniez. Si elle avouait cette faiblesse, qui n’est rien, elle serait guérie. Ne m’écrivez pas par Cam que le gros enfant [La Pialière] ne soit parti. J’entre dans ce que vous me dites pour vous adresser toutes les lettres. Je vous écrirai demain plus au long. Je vous aime bien tendrement.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°133v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1 Non identifié ; de même plus bas, pour Cam.



DU PERE LACOMBE ET DU Sr DE LASHEROUS. 11 novembre 1695.

Ce 11 novembre.

Je reçois la vôtre du 28 octobre à laquelle je réponds le même jour. Je le fis de même l’autre fois avec diligence et encore par l’ordinaire. Vous avez de trop bonnes raisons de ne pas vous mettre en voyage devant l’hiver, pour que nous y apportions la moindre contradiction. Quelque désir que nous ayons de vous voir, nous préférons votre conservation, à la joie que nous causerait un si grand bien, remettant de plus, tous nos souhaits, entre les mains de Dieu. Il y a en ce pays des eaux de toutes sortes pour différents maux. Il y en a pour boire et pour le bain et en trois ou quatre lieux différents ; celles de Bagnères, sont les plus renommées, on y vient de toutes parts et je crois qu’elles vous seraient utiles, si Dieu vous donne le mouvement d’y venir. O quelle satisfaction pour nous tous ! Je ne l’espère presque plus, voyant un délai considérable pendant lequel il peut arriver quelque changement considérable, sinon par notre élargissement, du moins par notre mort. Vos infirmités sont extrêmes et par leur excès et par leur durée. Bonnes et fortes croix pour l’assaisonnement des autres dispositions. La même toute-puissante main qui vous frappe, vous soutient et vous conserve jusqu’au comble des souffrances et des épreuves qu’elle vous a destinées. Ce comble semble approcher pour notre chère Jeanette, qui s’use et s’affaiblit de plus en plus. Nous n’osons presque plus lui donner de remèdes, de crainte qu’elle ne puisse pas les supporter. Elle vous embrasse de tout son cœur, sensible à vos maux et tendrement compatissant. Vous courez grande fortune de ne vous voir l’une et l’autre, qu’en l’autre [251v°] monde. J’en dis de même de vous et de moi. Les autres filles vous saluent avec une estime et un amour très particuliers. L’affection et le zèle de M. de Lasherous sont très grands assurément, il n’épargnerait ni sa bourse ni sa personne pour vous rendre service, mais comme sa présence est trop nécessaire et trop remarquée dans ce lieu, une longue absence causerait une admiration plus propre à éventer le mystère qu’à le bien ménager. Pour moi, je vous suis toujours également acquis en Notre Seigneur. Votre Explication de l’Apocalypse me paraît très belle, très solide et très utile. Je ne m’étends pas davantage, jusqu’à ce que nous sachions si notre nouvelle adresse réussira.

Que nous dites-vous, qu’on vous a empoisonnée1 ? Est-il possible que la malice soit allée jusques à un tel excès, mais comment votre corps si délicat et si faible a-t-il pu résister à la violence du poison ? Avez-vous su par quelles mains ce crime a été commis ? Pauvre victime, il faut bien que vous souffriez toutes sortes de maux. La gloire de Dieu paraîtra hautement en vous. Nous saluons tous cordialement ces bonnes filles qui sont avec vous. Dieu fait aux nôtres de très sensibles miséricordes.



[Lettre jointe de Lasherous :]


La joie de la petite société, M[adame], dans le désir ardent qu’elle avait d’avoir l’honneur de vous voir et de la consolation qu’elle attendait d’un bien si précieux, a été bien courte, mais comme uniquement la volonté de Dieu est tout le bien de la petite Église, elle seule lui suffit pour toute prétention. Je laisse au petit Maître de nous y rendre souples et parfaitement soumis. Je le ferai toujours, [252] M[adame], à votre égard, et s’il est dans le dessein de Dieu, que vous veniez dans ce canton, je me rendrai ponctuellement dans l’endroit où vous me ferez l’honneur de me marquer, n’en déplaise au très R[évérend] et très vénérable P[ère]. Je ne rougirais jamais, m[adame], en présence de qui que ce soit, de confesser la pureté de votre doctrine, disciplines et mœurs, comme je l’ai fait en présence de notre prélat, à son retour de Paris, au sujet de l’illustre et plus qu’aimable Père. Il ne manque point ici des Égyptiens qui cherchent les petits premiers-nés des Israélites, pour les submerger. Je consultai un fameux médecin, au sujet de vos incommodités, qui m’a assuré que les eaux de Lautaret se boivent pour vos maux, - qui sont à quatre lieues de cette ville et pour y aller, il y faut passer nécessairement, feront des effets merveilleux. Il m’a demandé si je savais de quel poison vous aviez été empoisonnée, je lui dis que non, il m’a prié de vous le demander, que si vous ne le saviez, du moins de savoir les symptômes que le poison vous cause dans le commencement, parce que par les symptômes il connaîtra le poison. Il m’a protesté qu’il avait des remèdes, singulièrement pour cela, admirables. La petite société m’a recommandé par exprès de vous assurer de leurs regretsa très humbles, toute vous honore parfaitement et vous salue de toute la force de leur coeur et je vous suis invariablement acquise et attachée avec la grâce de mon Dieu.


- B.N.F., Nouv. acq. fr., ms. 5250, f°251-252v°. Cette lettre fait suite au projet de voyage de madame Guyon à Lourdes. En tête, addition marginale : « Copie de la lettre écrite par le P. de la Combe et par le Sr de Lasherous, du 11 novembre 1695. »

a lecture incertaine.

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 ou 14 novembre 1695.

Puisque la femme de Monfort ne veut pas venir, c’est une marque qu’elle n’est pas propre pour la petite fille du p[etit] M[aître]. Il ne faut rien de forcé, mais que tout se fasse naturellement. Dieu nous fournira dans notre village ce qui nous sera nécessaire, ainsi n’y songeons plus. Ces bonnes gens qui ont toujours fait leur volonté ont peine à se soumettre. J’ai mandé à la bonne p[etite] d[uchesse] que vous excusiez toujours les intentions d’Eudoxe [Madame de Maintenon], mais j’y vois quelque chose de plus intéressé que vous ne pensez : c’est un effet de votre charité, et peut-être un défaut en moi, mais les suites éclairciront tout. Je ne m’attends plus [f. 1 v°] à rien ; ce sont les affaires du petit Maître, et puisqu’Il fait tout du pis qu’Il peut, qu’Il veut tout brouiller, qu’Il soit donc brouillon et demi, je n’y peux que faire ! L’épée de saint Michel est enclouée dans le fourreau et sa lance rouillée ; Oh ! dame, cela est bien laid ; il se contente de chasser Baraquin du ciel et il lui laisse en terre le diable à quatre. Pour moi, je n’y connais plus rien. Si l’on me trouve dans mon étable, ce sera grande merveille. Dieu sur tout ! Je ne pourrai plus écrire dorénavant, car j’irai encore bien plus loin : le petit Maître est partout. Prenez garde que Baraquin ne démicheline1 personne, car il a la queue de scorpion. Je vous embrasse tous dans le cœur du petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7410, autographe, sans adresse, « reçu le 15 novembre 1695 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°159] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [179], qui reproduit très exactement l’autographe.

1Que le diable n’égare quelque Michelin !

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 novembre 1695.

q[uis] u[t] D[eus] au p[etit] M[aître]

Je suis très satisfaite de ce que vous me marquez de votre état intérieur. Plus l’état s’approfondit et plus toutes expressions de ce même état s’évanouissent, en sorte qu’enfin on n’en peut plus rien dire. Il est aisé d’en comprendre la raison ; c’est que plus les grâces deviennent profondes et intimes, plus elles s’éloignent de tout sentiment. C’est ce qui fait que ceux qui mêlent la spiritualité dans ce qui est destiné sensible, extraordinaire, se trompent beaucoup : tout consiste à notre rien, afin que Dieu soit tout en toutes choses. Tous nos maux viennent de nos usurpations. Le vrai intérieur, par son anéantissement, porte en soi la médecine spirituelle pour un mal si dangereux. Mais lorsqu’on s’approprie les états et la spiritualité, qu’on s’estime être quelque chose dans [f. 1 v°] l’intérieur, on dégénère de ce même intérieur. Ama nesciri1 : qu’il est avantageux de n’être rien à l’égard de Dieu, à l’égard des autres et de nos propres yeux, et que Dieu fait bien de renverser même Ses promesses, de tromper nos espérances, afin de nous ôter tout appui et de nous porter par là à un amour plus pur et plus dégagé. Persécuté, condamné au-dehors, nul soutien au-dedans, abandonné, ce semble, de Dieu et des hommes sans s’en faire néanmoins un état qu’on élève ou qu’on remarque, il me semble que c’est quelque chose qui approche, quoique de loin, de la pureté d’amour. Qu’on croie même les plus intimes, qu’on mérite cela, qu’on se l’est attiré par ses imprudences, que nous le croyons aussi nous-mêmes, [f. 2 r°] c’est le meilleur. Enfin, il faut suivre, nu, J[ésus]-C[hrist]. Nu, ce mot est bientôt dit, mais les derniers dépouillements ne se font qu’avec la vie lors qu’on se croit bien nu ; Dieu nous ôte encore chaque jour mille choses auxquelles nous ne pensions pas. C’est comme un homme extrêmement riche à qui l’on ôte tout d’un coup ses grandes terres, l’on dit : « Cet homme a perdu tout son bien » ; combien néanmoins de réserves dans ses meubles ! Après cela, il vend tout pièce après pièce ; ce qu’il ne savait pas avoir dans son opulence, devient sa richesse dans sa pauvreté. Dès que [Alors que]2 je me trouve encore loin de cette pauvreté parfaite, qui me rendrait si semblable à J[ésus]-C[hrist] qu’on ne me distinguât plus de lui, il m’est venu dans [f°.2 v°] l’esprit qu’on pourrait bien défendre qu’on ne me payât ma pension ; et il me paraît quelque chose de digne de Dieu qu’infirme comme je suis, je fusse réduite à demander mon pain. Mais ma voie ne serait pas parfaite, car j’ai encore de petits meubles qui me feront subsister : autant mourir nue dehors et dedans que mes amis doutent de moi, abandonnée de Dieu et des hommes. Ô mon Seigneur, soyez glorifié et uniquement glorifié, et si ce néant a pu s’attribuer quelque bien ou que quelque autre l’ait fait, qu’il ne reste nulle trace de lui sur la terre. Mais Vous seul savez ce que Vous êtes éternellement. Allons donc, non par l’assurance, mais par le chemin nu et douloureux du …a

- A.S.-S., pièce 7412 autographe, très difficile à lire, sans adresse ; en tête  : « Reçu le 15 novembre 1695 ».

aFin du folio.

11Imitation, Livre I, Chap 2 § 3 : « Si vis utiliter aliquid scire et discere, ama nesciri et pro nihilo reputari : Voulez-vous apprendre et savoir quelque chose qui vous serve ? Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien. »

2 Cet archaïsme, pour donner un sens.

A LA PETITE DUCHESSE. 27 novembre 1695.

Jusqu’à présent, j’ai gardé un profond silence dans toutes les calomnies qu’on a inventées contre moi, parce qu’elles ne regardaient que ma personne, et que j’ai cru qu’il suffisait que Dieu, qui sonde les cœurs et les reins1, fût témoin de mon innocence. Mais à présent que je vois que la malignité de ceux qui [ne] me persécutent que parce que j’ai découvert leur turpitude, a trompé la crédulité des plus saints prélats et des plus gens de bien, je dois un aveu de la vérité au public. Je dirai donc que je ne reconnais point l’écrit des Torrents dans la lettre pastorale de M. de Chartres2, que je le vois seulement travesti, qu’il est absolument méconnaissable, ceux qui l’ont transcrit avec une fin malicieuse ayant ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même. Si le manuscrit est de ma main, qu’on le fasse voir, mais ce sont des copies auxquelles on a malignement ajouté des choses qui ne furent jamais ; par exemple, il y a que l’homme renaît de sa cendre, et est fait un homme nouveau3. Ils ont mis que l’homme prend vie dans son désordre, et des endroits où il y a trois ou quatre lignes ajoutées, qui rendent les propositions très mauvaises ; d’autres où on coupe le vrai sens pour prendre des mots de côté, et d’autres dont on fait une liaison. Puisqu’on ajoute bien aux imprimés, comme a fait M. Nicole dans sa Réfutation, pénultième feuillet, que ne fait-on point aux manuscrits, qui, n’étant pas de ma main, sont habillés de toutes sortes de couleurs ? C’est néanmoins sur ce fondement si faux qu’on explique deux livres que j’ai soumis tant et tant de fois.

La bonne foi de ma soumission fait que je n’ai pas écrit un mot pour les éclaircir ni défendre. Dieu, qui voit le fond des cœurs, sait que j’ai écrit dans un temps où il n’était point mention des abominations que l’on a [181] découvertes depuis4. Je proteste, devant Ses yeux divins, que j’ignorais entièrement ces choses lorsque j’ai écrit, et que je n’en avais jamais ouï parler. Le petit traité des Torrents fut la première chose que j’écrivis au sortir de ma patrie : la vie que j’y avais menée justifierait pleinement toutes choses. Il me suffit de dire que je n’ai jamais pensé ce qu’on me veut faire penser. Pourquoi juger des intentions d’une personne? Si j’ai pensé ces choses, je dois les avoir dites pour que l’on puisse juger de mes pensées ? Si je les ai dites, qu’on produise les personnes auxquelles je les ai dites ? Si je ne les ai point dites, pourquoi me faire penser ce que je ne pensai jamais ? J’ai été examinée tant et tant de fois, et après des examens si rigoureux et de personnes si fort prévenues, l’on n’a rien trouvé. Je ne suis sortie de Meaux, où je m’étais mise moi-même pour être examinée, qu’après une décharge de toutes ces choses, et une reconnaissance du prélat qu’il ne me trouvait avoir aucun des sentiments qu’on m’impute.

Je n’ai point promis de retourner à Meaux, comme on fait courir le bruit. Si je l’avais promis, je l’eusse tenu, quoi qu’il m’en dût coûter. Il est vrai qu’après la décharge donnée, je demandai à ce prélat s’il agréerait que j’allassea passer les hivers dans son diocèse ; il me dit que je lui ferais plaisir. Je ne dis cela que parce que j’aimais les religieuses de ce monastère, et comme une action libre de faire ou ne faire pas. Depuis ce temps, j’ai vu que ce prélat, plein de grandes qualités, loin de s’arrêter à ses lumières propres, desquelles je n’ai pas sujet de me plaindre, agissait le plus souvent contre ses propres sentiments par l’instigation de personnes mal intentionnées5, ce qui faisait que les choses ne prenaient point de fin, et qu’après tant et tant d’examens où l’on avait paru content, l’on en revenait toujours aux impressions étrangères. J’ai cru qu’il était plus à propos de garder le silence et de me retirer dans un lieu à l’écart, non pour fuir la lumière, comme on veut le persuader. Ai-je fui la lumière, puisque je me suis toujours présentée lorsqu’il a été question de répondre de la pureté de ma foi que j’ai toujours été prête de soutenir aux dépens de ma vie ? Il est vrai que, voyant les esprits si fort indisposés, je me suis retirée dans une profonde solitude, éloignée de tout le monde, où je n’ai commerce avec personne. Si je suis dangereuse, et que mon commerce le soit, pouvais-je prendre un meilleur parti pour me mettre à couvert de tout soupçon, surtout ne l’ayant fait qu’après avoir rendu jusqu’à la fin toutes sortes de témoignages de ma foi ? Je me suis même rendue inconnue à mes meilleurs amis, je me suis retirée à l’écart et dans la solitude, sans nul commerce avec les hommes, et l’on dit que je cherche les ténèbres pour faire le mal ! lorsque j’ai paru, l’on dit que je ne l’ai fait que pour séduire. Quel parti [182] peut-on prendre, qui ne soit pas condamné ? Si je parle, mes paroles sont des blasphèmes ; si je me tais, mon silence m’attire l’indignation. C’est pourtant l’unique parti que je puis et dois prendre, après toutes les protestations que j’ai données de ma foi pour laquelle je suis prête de mourir, ne m’étant jamais écartée un moment des sentiments de l’Église ma mère, condamnant tout ce qu’elle condamne et dans moi et dans les autres, étant prête de répandre jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour la pureté de sa doctrine. Ce sentiment n’est jamais sorti de mon cœur, même pour un instant.

Mais pour tant de choses qu’on m’impute par des sens si violents qu’on donne à mes écrits, qu’il serait très aisé de justifier et d’en faire voir la pureté et l’innocence, je déclare qu’on m’impute des pensées, qu’on donne des tours auxquels je n’ai jamais pensé. L’on attribue à péchés énormes ce que je dis de simples défauts ; l’on fait des crimes réels de ce qui n’est qu’une simple impression de l’imagination, que Dieu permet qui soit remplie et offusquée de telle sorte que celui qui souffre ces peines ne discerne pas s’il y consent ou n’y consent pas. L’on prend des épreuves des démons - où Dieu permet que ces misérables esprits, par des coups redoublés et des rigueurs inouies, exercent encore de pauvres âmes en ce siècle, comme ils ont fait du temps des Hilarion et des Antoine -, pour des choses abominables, les maximes du plus pur amour pour des exécrations, parce qu’il a paru dans ce siècle de misérables créatures livrées au dérèglement de leur cœur, que j’ai tâché de tirer du désordre, que j’ai indiquées, qui m’ont toujours trouvée en leur chemin, dont je produirais même de bons témoins, si je ne prenais pas le parti du silence ; ce sont ces misérables qui m’accusent, et qui veulent trouver dans mes livres le sens corrompu qu’elles donnent à toutes choses. Le soin qu’on a pris de tronquer les passages, d’ajouter à d’autres, marque assez le peu de bonne foi qu’on a conservé en tout cela.

Mais c’est à ce Dieu fort et puissant, qui S’est revêtu en S’incarnant de la faiblesse de notre chair, à faire connaître la vérité, à la faire sentir et éprouver dans les cœurs qu’Il a choisis pour cela. Il n’a que faire d’aucune créature pour en venir à bout ; Il pénètre les lieux les plus cachés, et l’onction enseigne toutes choses à Ses enfants. Et cette onction étant produite dans les âmes par le Saint-Esprit qui ne peut enseigner que la vérité, Il ne permettra pas qu’ils prennent le change ; il faut l’espérer de Sa bonté. Il ne me convient pas de réfuter les endroits ajoutés à mes écrits, non plus que ceux qui sont tronqués ou mal entendus, laissant cela aux personnes plus éclairées, et m’étant imposé un silence éternel.


J’ajoute ce passage de saint Aug[ustin], au livre de la véritable religion 6, chap. 6, § 11 : « Souvent même la Providence de Dieu permet que quelques-uns de ces charnels dont je viens de parler, trouvent moyen, par des tempêtes qu’ils excitent dans l’Église, d’en faire [chasser] de très gens de bien ; et lorsque ceux qui ont reçu un tel outrage, aiment assez la paix de l’Église [183] pour le prendre en patience, sans faire ni schisme ni hérésie, ils apprennent à tout le monde, par une conduite si sainte, jusqu’où doivent aller la pureté et le désintéressement de l’amour qui nous attache au service de Dieu. Ils demeurent donc dans le dessein de rentrer dans l’Église dès que le calme sera revenu ; ou si l’entrée leur en est fermée, soit par la durée de la tempête ou par la crainte que leur rétablissement n’en fît naître de nouvelles et de plus fâcheuses, ils conservent toujours dans leur cœur la volonté de faire du bien à ceux mêmes dont l’injustice et la violence les ont chassés ; et sans former de conventicules ni de cabales, ils soutiennent jusqu’à la mort et appuient de leur témoignage la doctrine qu’ils savent qu’on prêche dans l’Église catholique ; et le Père qui voit dans le secret de leur cœur leur innocence et leur fidélité, leur prépare en secret la couronne qu’ils méritent. On aurait peine à croire qu’il se trouvât beaucoup d’exemples de ce que je viens de dire; mais il y en a, et plus qu’on ne saurait se l’imaginer. Ainsi il n’y a point de sortes d’hommes, non plus que d’actions et d’événements, dont la Providence de Dieu ne se serve pour assurer le salut des âmes, pour instruire et former son peuple spirituel. »

Je voudrais mettre ici un autre passage de saint Jean Chrysostome, mais je ne l’ai pas, où ce saint dit que lorsqu’il s’agit de combattre par la raison, on combat une raison par une autre, et il est aisé à la vérité de surmonter le mensonge et la calomnie ; mais lorsqu’on use de violence, il n’y a qu’à céder et souffrir, car la vérité ne peut rien contre la violence7.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°159] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [180]. - Fénelon 1828, t. 7, 1. 93, p. 206.

aje retournasse Fénelon 1828.

b faire chasser de Fénelon 1828. Mot absent dans La Pialière


1 Dieu sonde les reins et les cœurs : Psaumes, 7, 10 ; Jérémie, 11, 20.

2 Ordonnance du 21 novembre 1695.

3 I Corinthiens, chap. 15, par ex. 42 : …Le corps, comme une semence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. (Sacy).

4 Les Torrents restés en manuscrit depuis 1685, Molinos fut condamné en 1687.

5 Sous la pression de Madame de Maintenon

6 De vera religione, écrit en 390 ; P.L. Migne, 34. Long passage déjà cité un an auparavant, dans la lettre à Chevreuse du 10 novembre 1694 : « J'ai trouvé à l'ouverture du livre de St Augustin, intitulé De la véritable religion un endroit qui m'a paru bien beau dans la conjoncture présente. C'est au chapitre 6, page 33 : « Souvent même la Providence de Dieu […] former son peuple spirituel. » .

7 Cf. « Car il y a cette extrême différence que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque, au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. » (Pascal, Les Provinciales, en conclusion de la 12e lettre, Lafuma, Seuil, 1975, 429b).

A ? Novembre 1695.

Novembre 1695

Il y a longtemps que j’avais connu que c’était là l’endroit qui arrête N. sans qu’elle me l’ait voulu avouer, et je suis bien surprise de la conversation que vous me mandez, qu’elle a eue avec m[adame] d[e] B[eauvilliers ?] ; c’est une faiblesse qui n’est nullement volontaire, il n’y a que la réserve qu’elle en fait qui l’arrête, et bien plus me l’avoir niée. Je suis bien contente que le t[uteur] m’écrive. Nulle raison humaine ne doit retenir une créature comme M de la M1 auprès de la jeune veuve2 : c’est un mal auquel on ne saurait trop tôt remédier de crainte qu’il ne devienne sans remède. Mandez-moi l’adresse de votre nouvelle maison. Vous me renverrez, s’il vous plaît, ma montre par le gros enfant [La Pialière] que j’aime de plus en plus. Je n’ai rien davantage à vous écrire. Il faut attendre à donner à mesdames vos filles l’écrit pour Mme de Ch. qu’elles soient un peu dressées ; le Livre d’une mère à sa fille leur sera bon. Je prie Dieu qu’Il forme Jésus-Christ dans ces jeunes cœurs.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°134] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [164].

1Indéterminé : monsieur de la Marvalière ?

2 Il s’agit probablement de la comtesse de Morstein dont le mari fut tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

DU PERE LACOMBE ET DE JEANNETTE. 7 décembre 1695.


Q[uis] U[t] D[eus]2. Ce 7 décembre.


Je reçus hier votre lettre où étaient les anneaux. La joie en a été grande dans notre petite Église. Vous pouvez bien croire que j’en ai eu ma bonne part, d’autant plus que le temps me paraissait long depuis la réception de la précédente. Ce me sera toujours non moins un plaisir, qu’un devoir, de répondre à vos bontés vraiment excessives, envers moi : du moins par le commerce de lettres, autant que la divine Providence m’en fournira les moyens, comme elle a fait jusqu’à présent d’une manière admirable. Il faut qu’on soit bien acharné contre vous, pour ne vous laisser point de repos après qu’on vous a tant tourmentée et que vous avez donné une ample satisfaction à ce qu’on a exigé de vous. C’est que le tout petit et très grand Maître n’a pas encore achevé Son œuvre en vous, ni comblé la mesure de vos souffrances. Cependant Il vous protège sensiblement, vous tenant cachée avec Lui dans le sein de Son Père, malgré toutes les poursuites de vos adversaires. Songez donc à faire le grand voyage vers le printemps, afin que nous ayons la satisfaction de vous voir et de vous rendre quelques services. Vous ne trouverez pas ailleurs une société qui vous soit plus acquise que la nôtre. Personne ne pourrait aller d’ici pour vous conduire sans que cela fit trop [253v°] d’éclat. Il faut que vous preniez quelqu’un où vous êtes. Encore craindrais-je que vous n’en fussiez plutôt embarrassée et surchargée que bien servie, comme il vous arriva autrefois. Une femme intelligente et fidèle vous suffirait, avec un garçon sur qui l’on pût s’assurer, tel qu’était Champagne. Dieu veuille vous inspirer ce qui est dans Son dessein, et vous en faciliter l’exécution.

Je ne conçois pas comment vous pouvez vivre avec les glaires que vous avez dans le corps. C’est la pituite ou l’humeur aqueuse mêlée avec le sang qui se glace dans vos veines, et cela empêchant la circulation du sang, il est inconcevable que vous n’en mouriez pas dans peu d’heures. Je me figure que cette glaire, vient à la surface des vaisseaux, et que le sang a encore quelque passage libre par le milieu, sans quoi vous ne vivriez pas. Les eaux fort minérales et détersivesa, telles qu’il y en a en ce pays, pourraient y être un fort bon remède. Vous devriez, ce me semble, [prendre] un peu de liqueur fort agissante et cordiale, du meilleur vin, d’eau clairette, de Roffolis, d’eau de canelle et de tout ce qui peut le plus donner de mouvement au sang et le réchauffer, afin qu’il ne se fige pas dans les vaisseaux. Votre vie trop sédentaire, contribue beaucoup à ce mal. L’exercice, le changement d’air, [254] l’agitation du voyage vous seraient utiles. Venez à l’air des montagnes, qui est vif et pénétrant.

Les jansénistes vont remonter, leurs adversaires seront rabaissés. Peut-être se prépare-t-on déjà à un nouveau combat. Port-Royal ressuscitera. O vicissitude des choses, mais qui pourra arrêter les desseins d’un Dieu, ou empêcher qu’Il ne tire Sa gloire de tout ce qu’il a résolu de faire ou de permettre ? C’est là le souverain plaisir et l’unique prétention des cœurs qui lui sont bien soumis, et c’est pour cette raison que leur abandon leur suffit pour tout. Abandon sacré et très ferme, qui est la plus tranquille, la plus parfaite et la plus heureuse disposition de l’âme.

J’ai lu votre Apocalypse avec beaucoup de satisfaction, nul autre de vos livres sur l’Ecriture m’avait tant plu. Il y a moins à retoucher que dans les autres. Les états intérieurs sont fort bien décrits et tirés, non sans merveille, du texte sacré, où rien ne paraissait moins être compris. Si toute votre explication de l’Ecriture était rassemblée en un volume, on pourrait l’appeler la bible des âmes intérieures, et plût au ciel que l’on pût tout ramasser et en faire plusieurs copies, afin qu’un si grand ouvrage ne périsse pas ! Les vérités mystiques ne sont pas expliquées ailleurs avec autant de clarté et d’abondance et ce qui importe le plus, avec autant de rapport [254v°] aux saintes Ecritures. Mais hélas, nous sommes dans un temps, où tout ce que nous penserions entreprendre pour la vérité, est renversé et abîmé. On ne veut de nous qu’inutilité, destruction et perte. N’avez-vous pas pu recouvrer le Pentateuque3 ? Pour moi, dans le grand loisir que j’aurais, je ne puis rien faire, quoique je l’ai essayé souvent. Il m’est impossible de m’appliquer à aucun ouvrage de l’esprit, du moins de coutume, m’ayant fait violence pour m’y appliquer, ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire ni écrire, ni travailler des mains, qu’avec répugnance et amertume de cœur, et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence. On tirerait aussitôt de l’eau d’un rocher4.

L’ouvrage de M. Nicole, me fait dire de lui, ce qui est dans Job : il a parlé indifféremment de choses qui surpassent excessivement toute sa science. Il serait aisé de leur réfuter et faire voir que son raisonnement fait pitié à ceux qui s’entendent un peu aux choses mystiques. Il ne comprend pas même en certains endroits, l’état de la question et le sens des termes. Il prend pour des péchés ce que l’on ne blâme que comme des imperfections, et sur cette [cela] il tire d’absurdes conséquences, dont il triomphe. Il s’imagine qu’à cause qu’on pratique l’oraison de simple [255] regard, on ne fait jamais aucun acte distinct, comme si le Saint Esprit à qui l’on tâche de se soumettre, ne portait pas l’âme à faire bien chaque chose en son temps. Il combat les mystiques par des raisonnements contraires à l’expérience intérieure auxquels on a répondu si souvent. Il accuse de nouveauté une spiritualité qui est le témoignage de tous les siècles, et que l’Église même a autorisée, en recevant avec estime les écrits des saints comme de sainte Thérèse et de saint François de Sales, qui dans un de ses entretiens, déclare qu’il a remarqué que l’oraison de la plupart des filles de la Visitation, se termine à une oraison de simple remise en Dieu. Qu’est-ce autre chose, que le simple regard ? Il n’allègue ni ne refuse pas un seul passage de mon Analysis, cependant on le met au rang des livres qui contiennent, dit-on, les principales erreurs des quiétistes. S’il en eut remarqué quelques-unes, il ne me l’aurait pas pardonné. Avec cela, il sera applaudi par la foule. Mais Dieu prendra la défense de la vérité et étendra Son règne intérieur malgré la contradiction des hommes. Il y a certaines opinions de Malaval, que je n’ai pu approuver et contre lesquelles j’ai écrit expressément.

Il s’est fait une augmentation de notre Église, la rencontre de trois religieuses d’un monastère assez proche [255v°] de ce lieu, étant venues aux eaux, on a eu occasion de leur parler et de voir de quelle manière est faite l’oraison que Dieu enseigne Lui-même aux âmes et l’obstacle qu’y met la méditation méthodique et gênante que les hommes suggèrent, voulant que leur étude soit une bonne règle de prier et de traiter avec Dieu. L’une de ces trois filles a été mise par le Saint-Esprit même dans son oraison. L’autre y étant appelée, combattait son attrait en s’attachant obstinément aux livres, sans goût et sans succès. La troisième, tourmentée de scrupules, n’est pas encore en état d’y être introduite.

Jeannette me grondera de ce que je remplis mon papier sans vous parler d’elle, et que vous en dirai-je ? Que toujours il semble que Dieu nous l’enlève et toujours elle nous est laissée. Qu’elle vous honore et vous aime parfaitement et ses compagnes de même. Elles sont toutes en fête pour leurs anneaux. Songez à m’apporter aussi quelques bijoux. Tous les amis vous saluent tant et tant. O ma très chère, pourrai-je encore vous revoir : si Dieu m’accorde un si grand bien, je chanterais de bon cœur le Nunc dimittis. Nous raconterions à loisir toutes nos aventures qui sont étranges et donc pas vue mais serait cachée à votre cœura. Etc.

- B.N.F., ms. 5250, copie, f°253-255v°.

a manquent des mots ?

[De Jeannette :]


Vive Jésus.

Madame.

Permettez qu’en ce célèbre jour, je donne un peu d’efforts au ...a à l’amour qui pénètre mon cœur et le fond de mon âme, en voyant vos vertus, votre ardeur, votre flamme pour le Dieu souverain, de qui le bras puissant vous fera triompher du parti de Satan. Si le ciel est d’airain, s’il vous paraît de bronze, c’est que par un chemin et d’épines et de ronces, Jésus veut éprouver votre fidélité.

Qu’il vous est glorieux d’aimer la vérité, votre intrépidité, votre rare constance vous sont des boucliers de très forte défense. Jouissez, jouissez d’une profonde paix, tandis que l’on vous veut accabler sous le faix. Le Seigneur aura soin de rompre vos chaînes, Il en dissipera la douleur et la peine. Brisons sur ce sujet, parlons de vos bontés : je les sens tous les jours, et vos honnêtetés m’obligent d’avouer que vous êtes charmante, quoique je tiens à honneur d’être votre servante, pressée à vous obéir, à vous ouvrir mon coeur, que vous avez comblé de grâce et de faveurs. Vous ne doutez jamais de ma reconnaissance, de ma fidélité, de ma persévérance.

Le rapport est si doux entre nos deux esprits, qu’un même sentiment les joint et les unit sans rien m’attribuer de vos voies admirables. Divines unions et grâces ineffables.

J’aperçois entre nous cet aimable rapport qui naturellement vient d’un pareilb sort : la Croix ayant été souvent notre partage, nous nous comprenons bien, parlant même langage. Ah, que me reste-t-il donc, que de vous imiter, de [256v°] marcher sur vos pas sans jamais m’arrêter ! Priez le bon Jésus, qu’Il m’en fasse la grâce et de suivre après vous, Ses vestiges et Sa trace. Etc.

- B.N.F., ms. 5250, copie, f°256. Jeannette appartient à la « petite Église », le groupe réuni autour de Lacombe à Lourdes.

a mot illisible.

b d’un (semblable ajout interligne) pareil

A LA PETITE DUCHESSE (?) Décembre 1695.

Je vous assure que le gros enfant [La Pialière] n’a rien lu de ce que je lui ai donné sans le cacheter ; il est, sur cela comme sur le reste, d’une fidélité inviolable. Lorsque je lui ai donné, je lui ai dit de ne les pas lire, et il ne pourrait porter d’avoir fait une pareille infidélité sans me le dire : soyez en repos sur cela. Pour la jeune v[euve], ne l’obligez plus de vous rien dire, laissez-la agir naturellement. J’ai bien peur qu’elle ne tienne de N. Le gros enfant vous dira les perquisitions qu’on fait de tous côtés. Envoyez-moi, par lui, quelque argent en or pour subsister du temps sans envoyer chez vous. Je ne sais pourquoi vous êtes jalouse, vous aimant comme je fais. Je crois qu’il faut recevoir la lettre du bon M. sans lui promettre de réponse qu’après les Rois. Adieu, je ne cacheterai pas cette lettre autrement que par la sûreté de l’homme à qui je la donne.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°134v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [165].




Année 1696

Madame Guyon est arrêtée et transférée à Vincennes. Prennent place les documents suivants : « LE ROI A M. DE NOAILLES, ARCHEVEQUE DE PARIS. » et « EXTRAITS DES INTERROGATOIRES. »

A LA REYNIE.

Monsieur,

Je prends la liberté de vous supplier instamment d’avoir la bonté d’attacher à l’interrogatoire que vous me fîtes dernièrement, la déclaration que je vous fais que, lorsque je commençais à me retirer, j’écrivis à madame de Maintenon que je ne me retirais et ne cachais ma demeure que pour me délivrer de la calomnie et des impositions qu’on me faisait, que je serais toujours prête de reparaître lorsque Sa Majesté le désirerait. Je demandais même des commissions pour m’examiner si l’on me croyait coupable en quelque chose, et M. Desgrez 1 sait que je lui dis d’abord que si j’avais cru que Sa Majesté eût souhaité que je me fusse rendue en quelque endroit, que je lui eusse épargné la peine de me prendre.

Il y a deux ans que je voulus me retirer dans un couvent du diocèse de Sens. J’avais même envoyé toutes mes hardes, mais Mgr l’archevêque de Sens dit qu’on l’avait prié de ne me pas recevoir, et je fus obligée de faire revenir mes hardes. Pour le changement de noms, Mgr de Meaux lui-même l’a trouvé si fort essentiel qu’il m’ordonna d’en changer lorsque je fus dans son diocèse, pour éviter, disait-il, qu’on ne le tourmentât par les continuelles choses qu’on disait contre moi, et dès qu’on sût que j’étais à Meaux sous un autre nom, il n’y a sortes de choses qu’on n’écrivît aux religieuses contre moi. Ces sortes de tourments m’ont rendu ma prison [260v°] agréable, puisqu’elle me met à couvert de nouvelles suppositions. Ce sont les seuls motifs qui m’ont obligée de me retirer. On ne peut m’imputer d’autres sentiments, puisque j’ai déclaré le motif de ma retraite.

- B.N.F., nouv. acq. fr. 5250. Lettre autographe.

1Qui a découvert et arrêté Madame Guyon

A LA REYNIE.

Monsieur,

J’espérais toujours que vous me feriez l’honneur de revenir, et que je pourrais moi-même vous demander très humblement pardon des extravagances que je fis la dernière fois que vous me fîtes cette grâce. Si j’avais pu espérer, après le [261 v°] refus qui m’a déjà été fait, qu’on m’eût donné de quoi écrire, je n’aurais pas différé deux jours à vous témoigner, monsieur, l’extrême chagrin que j’aurais de vous avoir déplu. Vous connaissez trop la faiblesse de notre sexe, pour vous offenser, monsieur, des larmes d’une femme, et quand ces mêmes larmes auraient eu le malheur de vous déplaire, vous êtes trop généreux pour ne me les pas pardonner. Si j’ai dit quelque chose qui ait fait le même effet, ce que j’ignore, je peux vous assurer que ma langue n’a point été d’accord avec mon cœur, mais ma main est de concert avec lui pour vous [262 r°] témoigner mon chagrin sur tout cela et combien je vous honore. Ce n’est point la qualité de mon juge que vous portez, monsieur, qui fait ma peine de vous avoir déplu, c’est vous-même, monsieur, c’est votre propre mérite, et je consens de tout mon cœur que, séparant la qualité de juge d’avec celles qui vous sont propres, vous receviez, monsieur, mes excuses personnelles, et que comme juge, vous me traitiez à toute rigueur et ne me pardonniez point, pourvu que vous soyez persuadé de ma parfaite estime et du respect avec lequel je suis, monsieur, votre très humble et très obéissante servante De la Motte-Guion.

[262 v°] Je ne sais, monsieur, si vous pourrez lire ceci, mais comme je n’ai ni plume ni encre, je me suis servi de ce que j’ai pu.

B.N.F., nouv. acq. fr. 5250, autographe ; encre de bougie. Le feuillet suivant [263] reproduit cette même lettre : « Monsieur, j’espérais toujours... » avec l’addition marginale : « copie de la lettre que Madame Guion m’a adressée par le Sr Desgrez le 14 février 1696 du donjon de Vincennes, avec de l’encre qu’elle a composée, et dont l’écriture déjà peu apparente disparaîtra entièrement dans quelques temps et ne sera plus lisible ». En fait, cette lettre pathétique est demeurée lisible trois siècles plus tard. Nous ne savons pas ce qui a pu offenser M. de la Reynie.

A cette époque des interrogatoires par La Reynie, le duc de Beauvillier écrit à Tronson le 26 février (A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°159, autographe) : « Je vous dirai, monsieur, avec la sincérité que vous me connaissez […] Je pourrai avoir mon tour, mais au scandale près, je vous dirai ingénuement que j’en serais ce me semble bientôt consolé. Si même (après une aventure pareille à celle de M. de Cambrai) nous …[mot illis.] qu’il fut d’ordre de Dieu que je n’attendisse point à être chassé et que je quittâsse de mon pur mouvement, je ne me sentirais pas de répugnance à le faire […] Quoi ! Dans un temps où Mr de la Reynie vient pendant [f°160v°] six semaines entières d’interroger madame Guyon sur nous tous, quand on la laisse prisonnière et que ses réponses sont cachées avec soin, Mr de Cambrai, un an après Mrs de Paris et de Meaux, s’aviserait tout d’un coup de faire une censure de livres inconnus dans son diocèse, ne serait-ce pas donner bien à croire qu’il est complice de tout ce qu’on impute à cette pauvre femme et que par politique et crainte d’être renvoyé chez lui, il s’est [f°161] pressé d’abjurer ? / Vous savez, monsieur, tout ce que je vous ai dit de ma conduite sur madame Guyon, j’ai laissé passer toutes choses, encore aujourd’hui [obligé ?] de garder un profond silence… ».

A LA REYNIE. 5 avril 1696.

Je vous supplie très instamment, monsieur, de recevoir la déclaration que je vous fais, écrite et signée de mon sang, étant pressée de le répandre tout entier pour soutenir ma foi. Je déclare donc en présence de Dieu, des anges et de toute l’Église, qu’ayant fait réflexion quea la réponse que j’avais faite sur l’interrogation de la dernière lettre du père de la Combe pouvait être équivoque, faute de présence d’esprit pour remarquer qu’on pouvait y donner un double sens, je suis obligée, comme il est question de ma foi, de protester que lorsque j’ai dit que je ne connaissais pas d’autre oraison que celle de simple remise et de simple regard, j’entendais que je ne connaissais pas qu’il fût parlé, dans cette lettre, d’autre oraison que de celle-là, car pour mon regard, je reconnais et pratique toutes les oraisons approuvées par la sainte Église, ma mère, selon la mesure de la grâce et l’attrait d’un chacun, conformément aux trente-quatre articles que j’ai signés et pour lesquels je suis pressée de répandre tout mon sang. Ce que je dis est si vrai que je n’ai même jamais écrit ni parlé de ces deux sortes d’oraisons. Lorsque je pense quelque chose, je crois que les autres l’entendent de même, sans prévoir le tort qu’on peut donner. Vous êtes trop équitable, monsieur, pour me refuser la justice que je vous demande, qui est de faire attacher ceci à mon interrogatoire, ou d’envoyer M. votre greffier pour recevoir cette déclaration. Sur toute autre matière que ma foi, je ne m’en mettrais pas en peine. Je suis, monsieur, avec beaucoup de respect, votre très humble et très obéissante servante, D. M. Bouvier

ce 5e avril 1696.

Je déclare de plus, que lorsque je me sers du terme d’oraison, c’est toujours de la mentale que je veux parler et non de la vocale, me servant pour cette dernière du terme de prière.

[264v°] Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, monsieur, de la circonstance où je vous dis cela. Vous me vouliez faire expliquer quelle sorte d’oraison le père La Combe enseignait à ces religieuses. Après vous avoir fait remarquer qu’il parlait un peu plus haut des deux sortes d’oraisons qui étaient apparemment celles-là, vous, monsieur, continuant à me presser là-dessus, j’eus l’honneur de vous dire que c’était à lui à s’expliquer, que pour moi je ne connaissais point d’autre oraison que les deux ci-dessus marquées, voulant dire que je ne connaissais pas qu’il parlât d’autre oraison. Si la mémoire ne vous fournit pas cette circonstance, monsieur, votre greffier pourra s’en ressouvenir. Dieu m’est témoin que je dis la vérité.

- B.N.F., nouv. acq. fr. 5250. Lettre autographe. L’encre est du sang de Madame Guyon sur une feuille de livre détachée, avec au verso une gravure religieuse représentant Jésus travaillant dans l’atelier de Joseph, avec au fond la figure de la Vierge. Le feuillet suivant [265] reproduit cette même lettre : « Je vous supplie... » avec l’annotation : « le 7e d’avril 1696 le Sr Desgrez m’a remis à son retour de Vincennes, l’écrit ci-joint que Mad. Guyon lui a donné pour me le remettre entre les mains, roulé dans un autre papier, que Mad. Guyon marque par l’écrit même être écrit et signé de son sang. Copie. »

a l’Église, (que, ayant fait réflexion add.interl.), que

A LA REYNIE. Entre le 5 et le 12 avril 1696.

[267] Je prends la liberté de vous représenter encore, monsieur, qu’ila ne s’agissait pas en cet endroit de déclarer ma foi, mais de répondre positivement à un fait. Comme je n’étais occupée que de la demande présente, je ne songeais jamais au sens qu’on y pouvait donner. Si l’on veut savoir la vérité telle qu’elle est, je l’ai déclarée et signée de mon sang. Si l’on a voulu me surprendre, ce que je ne crois pas, j’ai été véritablement surprise. Je ne me soucie pas de ce qui m’en peut arriver pourvu qu’on reçoive la protestation que je fais sur les saints Evangiles, que je reconnais, approuve et pratique les oraisons approuvées par la Ste Église, selon qu’elle est comprise dans les trente-quatre articles que j’ai signés, et rejette tout ce qui ne serait pas approuvé de l’Église. D. M. Bouvier de la Motte.

- B.N.F., nouv. acq. fr. 5250. Lettre autographe, sang, un feuillet recto seul. Le feuillet suivant [268] reproduit cette même lettre : « Je prends la liberté… » avec l’annotation : « Copie d’un mémoire écrit encore avec du sang, que Mad. Guyon a donnée au Sr Desgrez pour me remettre entre les mains le 12 d’avril 1696. » La main du copiste est la même que précédemment.

a encore (monsieur, add.interl.), qu’il




Ici prend place le document : « OBSERVATION DE LA REYNIE. »

DE PIROT. 9 juin 1696.


En Sorbonne, le 9 juin 1696.

A madame Guyon.


Vous ne devez pas être surprise, madame, si jusqu’à cette heure je n’ai pas voulu entrer en matière avec vous pour vous entendre en confession, comme vous témoignâtes le souhaiter dès la première visite que j’eus l’honneur de vous rendre où vous êtes. Ce fut le mercredi saint, vous en ayant rendu deux depuis : le Vendredi saint et le vendredi de la semaine de Pâques. Vous voulûtes d’abord commencer par vous mettre à genoux comme pour vous confesser, et je vous témoignai qu’il fallait qu’avant que de parler de sacrement avec vous, j’eusse l’honneur de vous entretenir en conversation sur ce qui était connu dans le monde de votre affaire pour reconnaître votre disposition présente à cet égard, et juger par là si vous étiez en état qu’on pût à coup sûr vous recevoir aux sacrements. Je vous proposai, dans ces trois visites, le préalable qui me paraissait nécessaire avant que d’en venir à la confession qu’il ne convenait pas de faire de votre part, ni de recevoir de la mienne, que vous ne fussiez résolue de faire ce que je croyais pour vous, après tout ce qui s’est passé à votre sujet, d’une obligation indispensable. J’eus l’honneur de vous l’expliquer au long dans ces visites ; je le fis le plus nettement que je pus, gardant autant qu’il me fut possible, toutes les mesures du respect que je vous dois, et je crois vous en devoir faire ici l’abrégé pour vous les remettre en mémoire.

Comme vous avez eu le malheur de prendre, sur le sujet [49v°] de l’oraison, de fausses idées, soit que le guide que vous avez consulté sur cela n’ait fait que les entretenir, ou qu’il vous les ait inspirées et que vous les ayez reçues de lui, en un mot que la conduite que vous avez suivie en cela vous a engagée à écrire des livres qui ont scandalisé l’Église par des erreurs qu’ils contiennent, et vous ont attiré une condamnation solennelle de quelques évêques, et particulièrement de feu monseigneur l’archevêque dans le diocèse de qui vous viviez le plus, faisant votre séjour ordinaire à Paris, et de deux autres évêques, au jugement de qui vous avez bien voulu vous rapporter, dont l’un est présentement monseigneur l’archevêque, votre supérieur naturel et légitime, vous ne pouvez, madame, être admise à la participation des sacrements que vous ne rétractiez vos erreurs qu’ils ont condamnées : c’est l’obligation de tous ceux dont les ouvrages ont été condamnés par l’Église de les rétracter ; c’est la première démarche qu’ils doivent faire pour demeurer dans la communion de l’Église, quand ils n’en sont pas sortis. Vous faites profession de vous y être toujours conservée, vous regardez l’Église comme votre mère, vous protestez, dites-vous, dans une déclaration que vous avez vous-même écrite à Vincennes entre la première et ma seconde visite, « de croire tout ce qu’elle croit, de condamner tout ce qu’elle condamne sans exception », vous dites que ce sont « les sentiments dans lesquels vous avez toujours vécu et dans lesquels vous voulez vivre et mourir, étant prête, avec la grâce de Dieu de répandre votre sang pour la vérité qu’elle enseigne » ; vous ajoutez dans ce [50] même papier que « vous vous soumettez de tout votre cœur à la condamnation que monseigneur l’archevêque de Paris a faite de vos livres lorsqu’il était encore évêque de Chalons ». C’est tout ce que porte l’acte que vous me montrâtes le jour du Vendredi saint, tout écrit de votre main à la faveur d’une plume et d’une sorte d’encre que votre industrie vous fournît, daté de la veille, le jeudi saint 19 avril à Vincennes. C’est, comme vous vous exprimez, fait dans la tour de Vincennes, le 19 avril 1696. Si ce papier qui demeura entre vos mains, et que je ne doute pas que vous ne voulussiez bien signer, était bien sincère et que vous y donnassiez sans équivoque et sans aucune réserve à la condamnation que vous y dites que vous faites de vos livres, toute l’interprétation qu’on y devrait donner naturellement, et aussi étendue que portent ces termes dans l’usage qu’on en fait ordinairement, et la signification qu’on a coutume de leur attacher, je ne demanderais rien de plus, et cela, bien entendu, renfermerait tout ce qu’on pourrait désirer de vous. Mais permettez-moi, madame, de vous dire que ce que je sais de votre affaire m’empêche d’être content de ce papier et me fait exiger de vous une plus ample explication.

J’ai lu vos livres imprimés, et celui qui porte pour titre les Torrents, qui n’est encore que manuscrit5, et j’eus l’honneur de vous porter l’extrait que j’ai fait il y a longtemps du Moyen court que je vous parcourus le Vendredi saint, pour vous en faire marquer [50v°] les erreurs, en vous représentant une feuille imprimée à Rome où le Moyen court et la Règle des associés sont condamnés, non pas, comme vous me dites que vous le croyez, depuis que vous êtes de retour de Meaux, mais longtemps avant les ordonnances de Paris, de Chalons et de Meaux, le 29 novembre 1689 sous Alexandre VIII, comme le livre latin de l’Analyse6 du père Lacombe y avait été aussi condamné l’année précédente, le neuvième septembre 1688 sous le pontificat d’Innocent XI, de laquelle condamnation je vous fis encore en même temps voir la feuille imprimée à Rome, pour répondre à ce que vous m’avanciez que cette Analyse avait été approuvée à Rome par une congrégation7. Vous croyez bien que je suis instruit des ordonnances qui ont été faites en France sur vos livres8 et sur celui du père Lacombe. Je sais que vous avez donné deux actes de soumission à Mgr de Meaux9, dont le premier était pour les XXXIV articles10 et l’autre pour son Ordonnance11 et pour celles de monseigneur de Chalons, présentement archevêque de Paris, et qu’après il vous donna un témoignage que vous souhaitâtes aux conditions qui sont marquées ; nous lûmes tout cela dans la chambre où vous êtes, et je vous en fis voir des copies de bonne main. J’ai cru aussi devoir lire tous vos interrogatoires sans parler de ceux d’autres personnes qui ont été faits à votre occasion et que j’ai aussi vus12. J’ai lu les pièces qui ont donné ouverture à faire vos interrogatoires, qui sont les trois lettres que vous a écrit[es] le père Lacombe depuis le mois d’octobre dernier, dont vous aviez vous-même reçu les deux premières, qui ont été [51] trouvées dans vos papiers, et la dernière vous a été représentée et reconnue par vous, et les autres papiers que vous aviez dans votre maison13 ; j’ai eu l’honneur de vous dire que j’avais pris communication de toutes ces choses ; et à raisonner de tout cela, en le rapportant l’un à l’autre, je n’ai pu m’empêcher de prendre la liberté de vous dire qu’on doit à votre égard prendre plus de sûreté pour compter sur la promesse que vous ferez et exiger de vous des paroles plus positives et plus précises. Qui n’aurait cru comme M. de Meaux, que de vous soumettre aux deux ordonnances qui condamnent nommément vos deux livres du Moyen court et du Cantique, c’était vous condamner vous-même et vous rétracter ? Rien ne paraît avoir plus l’air d’une rétractation qu’une souscription à la condamnation de vos livres et une soumission aux demandes des évêques qui les condamnent ; vous avez signé ces ordonnances qui condamnent vos livres ; et cependant, madame, je lis dans votre septième interrogatoire « qu’on n’a rien trouvé dans vos écrits contre la foi et que vous en avez une bonne décharge. Que s’il y a quelques termes que vous ayez employés mal à propos et sur lesquels vous soyez trompée, c’est un effet de votre ignorance, que vous les détestez, et les désavouez de tout votre coeur, que vous êtes bien assurée qu’il ne se trouvera aucune erreur dans aucun de vos écrits, et que vous n’avez point eu aussi à faire aucune rétractation14. » Pouvez-vous accorder cela avec la soumission aux ordonnances des évêques ? Pouvez-vous dire, madame, qu’on a rien trouvé dans vos écrits contre la foi et que vous en [51v°] « avez une bonne décharge » ? M. de Meaux, dans son ordonnance donnée à Meaux le 16 avril 1695, dit « que vos livres contiennent une mauvaise doctrine et toutes ou les principales propositions condamnées dans les XXXIV articles qui y sont insérés ». Celle de monseigneur l’archevêque pour lors évêque de Chalons, donnée à Chalons le 25 avril, condamne vos livres comme contenant la doctrine nouvelle qu’il condamne et pour la condamnation de laquelle il établit aussi dans son ordonnance les mêmes XXXIV articles. Vous appelez « une bonne décharge » pour la doctrine de vos livres, une déclaration de M. de Meaux, qu’il ne vous donne que parce que vous vous êtes soumise aux deux ordonnances, exprimant cette soumission comme une condition, sans quoi il ne vous l’aurait pas donnée, aussi bien que les défenses qu’il vous avait faites, et qu’il marque dans cet écrit, que vous aviez acceptées, de ne vous plus mêler de conduire personne, d’écrire et de répandre vos livres, soit imprimés soit manuscrits : était-ce là vous décharger sur la doctrine de vos livres ? Pouvez-vous dire « qu’il ne se trouvera nulle erreur dans aucun de vos écrits, et que pour cette raison, vous n’avez eu aucune nulle rétractation à faire » ? Ne paraissiez-vous pas vous être rétractée authentiquement si vous aviez voulu, comme on le devait présumer, agir de bonne foi ? Et quelle marque nouvelle donnez-vous plus d’un retour entier par le papier de Vincennes que vous m’avez présenté le Vendredi saint et qui est demeuré entre vos mains15 ? Vous y dites à la vérité que vous vous soumettez de tout votre coeur à la condamnation que monseigneur l’archevêque a faite de vos livres, lorsqu’il était encore évêque de Chalons, mais n’en aviez-vous pas déjà dit et signé autant à Meaux ? Et on vous voit depuis assurer « que vous n’avez pas [52] eu de rétractation à faire16 ». Cela marque, madame, qu’il faut avec vous, bien peser toutes ses syllabes, et que comme vous croyez jusqu’à cette heure n’avoir donné « aucune rétractation, n’y ayant nulle erreur dans vos écrits », quand on vous ferait encore signer votre papier de Vincennes, vous prétendriez toujours que vous n’auriez fait nulle rétractation, que vous n’auriez eu nulle erreur dans vos écrits, et qu’il n’y aurait rien de mauvais qu’un usage inconsidéré et que vous y auriez fait de quelques termes dont vous n’auriez pas assez entendu la force. Cela va, madame, à éluder ce qu’on arrêtera avec vous, à moins qu’on n’y fasse entrer les paroles qui signifieront le plus clairement votre rétractation : c’est, madame, le premier pas que vous devez faire, vous devez rétracter vos livres et vos autres écrits qui ne sont pas imprimés, au moins celui que vous appelez les Torrents ; il est entre les mains de bien du monde, la doctrine en est aussi mauvaise, il y a même des manières de parler qui sont plus outrées et qui portent plus un caractère pernicieux.

Vous devez donner une parole bien formelle sur cela, qui porte dans un acte que vous écrirez de votre main, que vous rétractez la doctrine contenue dans vos livres de la manière qu’elle est condamnée par messeigneurs les évêques, feu monseigneur l’archevêque, monseigneur l’archevêque étant encore évêque de Chalons et M. de Meaux.

La seconde parole qu’on doit tirer de vous, madame, est que vous supprimiez tout ce que vous avez fait, soit qu’il soit [52v°] imprimé, soit qu’il ne le soit pas, soit commentaire sur l’écriture, soit autre ouvrage de spiritualité. Vous aviez accepté la défense que vous avez faite M. de Meaux de répandre aucun de vos écrits : dans l’usage de parler communément reçu, cela signifiait que vous les supprimeriez tous, et que vous n’en communiqueriez aucun à personne. Cependant, (pour ne rien dire du père Alleaume, voulant bien supposer ici que votre mémoire vous a trompée d’abord et s’est remise ensuite) on voit par vos interrogatoires que vous avez, depuis votre retour de Meaux, donné à l’abbé Couturier17 trois cahiers sur la justification de votre doctrine par les sentiments des Pères à quoi vous prétendez qu’elle est conforme18 ; on y voit aussi bien que dans les lettres du père Lacombe, sur lesquelles vous avez été interrogée, que vous avez depuis envoyé votre Apocalypse19 au père Lacombe. Était-ce, madame, tenir parole, que d’en user ainsi ? Apparemment vous avez pris ces mots de « répandre vos livres et vos écrits », comme si ce n’était pas les répandre que d’en donner quelqu’un à une personne et quelqu’autre à une autre, et que vous vous fussiez seulement engagée à ne les pas semer partout, et c’est ce qui oblige à vous demander un engagement nouveau, où vous promettiez de jeter au feu tout ce qui pourrait vous retomber sous la main de vos ouvrages soit imprimés, soit manuscrits.


La troisième condition que je crois qu’on vous doit proposer, c’est de n’entrer dans la direction de personne pour la conduite dans la voie de l’oraison, et c’est, madame, une suite de votre rétractation, puisque vous y reconnaîtrez, si vous la faites [53] sérieusement et dans une pleine persuasion, que vous avez été dans l’égarement sur cette matière, et que vous y êtes tombée dans l’erreur. Vous devez vous défier de vous-même, et regarder ce ministère de donner conseil sur le fait de l’oraison comme au-dessus de vous, vous humiliant de votre chute, et vous en relevant par le silence et par la retraite. M. de Meaux vous avait interdit cette fonction, et c’est ce qu’il entend dans sa déclaration, dont vous vous faites honneur comme « d’une bonne décharge » (c’est ainsi que vous la nommez). Il y dit que vous aviez accepté la défense qu’il vous avait faite « d’écrire, enseigner, dogmatiser dans l’Église, dans les voies de l’oraison ». Cette défense d’enseigner dans l’Église va à quelque chose de plus qu’à s’abstenir de prêcher ou de publier en plein temple des maximes sur l’oraison : on entend assez que c’est se renfermer en soi, et dans la confusion d’avoir erré et engagé les autres dans l’erreur par la créance qu’ils ont, avec trop de facilité, donné aux livres qu’on a imprimés ou au conseil qu’on leur a inspiré, se contenter de se redresser soi-même et ne plus prendre de part à conduire personne.

La quatrième qui me paraît, madame, un grand sacrifice pour vous, mais sur quoi il n’y a pas à composer ni à rien relâcher, c’est absolument de rompre tout commerce avec le père Lacombe et de le regarder comme un guide aveugle et qui ne pourrait être que très dangereux pour vous : vous l’avez dû regarder ainsi, au moment que vous l’avez vu, condamné comme vous par les Ordonnances, ne se pas [53v°] rétracter, et demeurer toujours dans ses premiers sentiments. Vous savez que sa doctrine est la vôtre, vous avez tout deux les mêmes principes, il vous a proposée dans la préface qu’il a faite sur votre Explication du Cantique et dont vous le reconnaissez auteur dans vos interrogatoires, comme la Sulamite qui possède l’esprit de l’époux20, et qui en peut découvrir le sens le plus caché et les mystères les plus inconnus. Il s’est fait de vous l’idée la plus noble et la plus élevée qu’on se puisse faire d’une dame chrétienne, il l’a inspirée à ceux qui ont eu pour lui quelque crédulité, et il ne faut pour le reconnaître que voir les trois lettres qu’il vous a écrites : dans les deux premières, un aumônier du château de Lourdes vous écrit avec lui, il met sa lettre après celle de ce père dans le même papier21, il vous traite d’illustre persécutée, de femme forte, de mère des enfants de la « petite Église ». Le père écrit seul dans la troisième lettre et l’aumônier n’y met rien de lui, mais cette lettre qu’on vous a représentée dans votre septième et votre huitième interrogatoire, datée du 7e décembre 1695, suffirait seule pour vous faire revenir de l’estime que vous avez eue pour lui, si vous revenez de bonne foi de vos égarements, condamnés par les ordonnances des évêques ; et il ne paraît nullement qu’elle ait fait sur vous cette impression ; il n’y a rien d’approchant en ce que je lis dans ces deux interrogatoires ; cette lettre vous flatte comme les autres : il y dit qu’il faut qu’on soit bien acharné contre vous de ne vous point laisser en repos, il loue votre livre sur l’Apocalypse comme le meilleur de vos commentaires sur l’Ecriture, et il le [58] met même au-dessus des commentaires des autres auteurs. Il dit que le recueil de ce que vous avez fait sur l’écriture sainte, si on le pouvait tout ramasser, pourrait être appelé la « Bible des âmes intérieures »22. Tout cela serait capable de vous donner de la vanité si vous étiez assez faible pour en pouvoir prendre ; mais si fort qu’on se sente sur cela, il faut toujours se défier de ce qui va à entretenir l’orgueil, qui nous est naturel. Je ne vous dirai rien, madame, du portrait qu’il marque dans sa seconde lettre qu’il vous rendit à Passy23 et qu’il souhaite encore avoir, en vous faisant instance pour cela, et vous priant de ne le lui pas refuser, si cela fait compassion de sa part, en découvrant du faible dans un homme d’une spiritualité qu’il croit fort élevée. Le dénouement que vous en donnez, dans la réponse que vous y faites en votre troisième interrogatoire, marque en vous un trait de sagesse ; mais pour ne vous rien dire que sur la troisième lettre, ce père vous y dit, à la fin, que s’il vous voyait comme vous lui aviez fait espérer, que vous feriez pour cela un voyage à Lourdes, il chanterait de bon cœur le Nunc dimittis24. Je ne sais si cette application est de votre goût, mais je ne crois pas que le cantique de Siméon soit fait pour cela, et j’ai trop bonne opinion de vous pour ne pas supposer que vous le désavouez. Mais vous le voyez, dans cette lettre, toujours attaché à ses premières idées sur l’oraison : il vous y répond sur le livre de M. Nicole, que vous lui aviez envoyé, et on ne peut en parler avec plus de mépris ; il met [58v°] une demi-page à le tourner en ridicule, et comme s’il ne savait pas l’état de la question, il tire avantage de ce qui ne rapporte rien de son Analyse qu’il relève, comme si c’était une marque que cet auteur qui se déclare qu’il ne veut traiter que de quelques livres français, Malaval, votre Moyen court, votre Cantique, vos Torrents, et l’abbé d’Estival, ne rapportent rien de l’Analyse, n’y eut pu rien trouver à reprendre25. Enfin je ne sais comme vous pouvez vous accommoder de ces termes, que je veux bien encore vous représenter : pour moi, dit-il, au milieu de cette troisième lettre qu’il vous écrit, « dans le grand loisir que j’aurais, je ne puis rien faire, quoique je l’ai essayé souvent, il m’est impossible de m’appliquer à aucun ouvrage de l’esprit, du moins de continuer, m’étant fait violence pour m’y appliquer, ce qui me fait traîner une languissante et misérable vie, ne pouvant ni lire ni écrire, ni travailler des mains, qu’avec répugnance et amertume de coeur ; et vous savez que notre état ne porte pas de nous faire violence, on tirerait aussitôt de l’eau d’un rocher26 ». Est-ce là votre état, madame ? il serait à plaindre, et je n’en connais guère de semblable dans le pur christianisme : Jésus-Christ veut qu’on s’y fasse violence. Vous n’avez pas oublié que j’eus l’honneur de vous témoigner sur cela ma peine dans ma troisième visite, et pour m’en donner l’explication, vous me fîtes entendre que c’est que ce père faisait sept ou huit heures d’oraison par jour ; mais pour faire tant d’oraison, est-on hors d’état de s’appliquer, ni aux ouvrages d’esprit, ni au travail des mains ?

Saint Paul, si élevé qu’il fût à Dieu, et si grandes que fussent ses communications avec Lui, appliquait son esprit et occupait [55] ses mains de son métier ; mais trouvez-vous qu’il ait raison de dire qu’avec ses sept ou huit heures d’oraison par jour, « il traîne une languissante et misérable vie » : cette expression offenserait bien des gens ; une vie tout occupée de Dieu, peut-elle s’appeler languissante et misérable ? Et pouvez-vous approuver qu’en décrivant un état incompatible avec la violence qu’on se devrait faire pour s’élever au-dessus de la paresse naturelle, il l’appelle le vôtre comme le sien ? « Notre état, dit-il en vous parlant, ne porte pas de nous faire violence ». Il veut, madame, vous intéresser en vous mettant de son côté, et vous faisant partager avec lui son état ; si vous n’aviez point oublié le renoncement que vous aviez fait de votre doctrine, en vous soumettant à la condamnation qui en a été faite à Chalons et à Meaux, vous auriez, au moment que vous vîtes cette lettre, quitté toute l’estime que vous aviez pour ce père ; vous voyez sa doctrine condamnée comme la vôtre, pouvez-vous condamner la vôtre sans condamner la sienne ? Et s’il persiste dans la sienne, ne devez-vous pas, en quittant la vôtre, le quitter lui-même ? Vous ne vous êtes pas sans doute souvenue de cet engagement dans votre septième interrogatoire, quand vous y dites « que la doctrine de ce Père n’a point été condamnée, qu’au contraire elle a été approuvée par l’Inquisition de Verceil et par la Congrégation des Rites ». Il ne s’agit pas de vous faire voir ici que son Analyse n’a pas été approuvée par l’Inquisition de Verceil (l’Inquisition n’approuvant pas) mais par deux particuliers [55v°] consulteurs de l’Inquisition, qui, à la vérité, avaient examiné le livre par ordre de l’Inquisiteur, mais qui ne sont pas à mettre en comparaison avec des évêques qui censurent ici, et que la Congrégation des Rites n’est point entrée dans l’approbation du livre, qui même a été depuis censuré par l’Inquisition de Rome en 1688 sous Innocent XI, comme j’ai eu l’honneur de vous l’observer déjà. Mais il paraît bien, par l’apologie que vous faites de cette Analyse, que vous continuez à être attachée à l’auteur, et c’est ce que vous marquez encore bien plus expressément dans votre huitième interrogatoire, où vous dites que ce père vous ayant été donné par un évêque (c’est M. de Genève) pour votre directeur, et vous-même l’ayant depuis choisi pour cela (cette clause est bien ajoutée, et elle était nécessaire puisque M. de Genève vous marqua bientôt qu’il ne vous convenait pas, il fallait votre choix pour y suppléer), « vous n’auriez jamais cessé de lui obéir et de suivre sa conduite, si vous aviez été à portée de le pouvoir faire, que vous lui obéiriez encore, si vous pouviez lui demander ses avis, à moins qu’il ne vous fût défendu ». Il vous l’était assez, madame, n’ayant point changé de vues sur l’oraison, depuis une condamnation si solennelle de son Analyse. Il faut donc vous le

défendre, madame, et ne s’en pas tenir à supposer que vous verrez bien qu’il ne peut vous être permis, comme il semble qu’a supposé M. de Meaux, qui sûrement n’aurait jamais approuvé que vous eussiez écrit à ce père, comme vous marquez que vous lui avez écrit une fois de Meaux en donnant votre lettre ouverte à une religieuse de Sainte-Marie qui avait soin de cacheter les lettres : c’est ce que vous dites dans votre troisième interrogatoire. Mais il ne faut pas de votre part en demeurer à vous abstenir de [56] ce commerce parce qu’on vous l’aura défendu : on ne vous le défend que parce qu’il est mauvais, vous en voyez le danger si vous êtes dans un vrai repentir de vos erreurs, sans quoi vous ne devez pas penser aux sacrements, et personne ne vous y peut recevoir. C’est un prétexte, madame, de dire que vous voulez assister ce père dans ses besoins, on y peut pourvoir d’ailleurs, et vous ne devez point du tout entrer plus en rien qui le regarde. Cela vous coûtera, madame, mais il faut nous arracher nous-mêmes l’oeil et la main, s’il y a quelque scandale à en craindre, soit pour nous, soit pour les autres ; et après avoir tant marqué votre envie pour le revoir, comme il paraît dans les trois lettres qu’il vous écrit depuis le mois d’octobre, il est bien juste que vous en quittiez jusqu’au souvenir autant qu’il sera en vous, et que vous ne pensiez plus à lui que comme à un écueil dans votre conduite spirituelle.

La cinquième obligation où je crois que vous êtes avant toutes choses, c’est d’édifier autant le public que vous l’avez mal édifié ou qu’on l’a mal édifié à votre occasion ; vous savez que ces termes de « petite Église » dont vous êtes appelés la « mère », de « colonnes de la petite Église », « d’augmentation de la petite Église », ne peuvent qu’offenser et vous n’avez pas pu vous-même soutenir cela dans vos interrogatoires, vous n’y avez pu donner un bon sens, et vous en avez renvoyé l’explication au père, que vous dites, dans votre second interrogatoire, avoir accoutumé de se servir de cette manière de parler, dont vous ne vous servez pas vous-même. C’est ce que vous marquez encore dans votre septième interrogatoire. Vous avez souvent dit dans vos interrogatoires que vous abhorriez les sectes, et rien n’est plus digne d’une dame chrétienne ; mais il faut éviter de donner lieu à un soupçon contraire.

Mais, madame, ce n’est pas [56v°] la seule chose qui ait offensé à votre vocation, car enfin, que les autres vous fassent passer comme une prophétesse, qu’ils vous regardent comme la « mère de la petite Église », si vous désapprouvez cela, (ce qui, à la vérité, ne paraît pas, et qu’il est malaisé de justifier de votre part, puisqu’au lieu de désavouer tout cela, vous l’avez laissé dire), vous n’en serez pas responsable ; mais ce qu’on a trouvé de misérables livres chez vous a fort déplu à tout le public, et rien ne convenait moins à une dame d’oraison. Vous n’y reconnaissez pour être à vous que Grisélidis, Peau d’Ane et Don Quichotte, mais (pour ne rien dire de la Belle Hélène que l’abbé Couturier dit que vous lui avez donné en lui disant que « prenant cette pièce dans le sens spirituel, elle était bonne et instructive ») quand vous n’auriez pris plaisir qu’à ces livres de Peau d’Ane, Don Quichotte et autres semblables, cela même n’était pas aussi sérieux que devait être votre lecture familière ; vos dix-neuf opéras spirituels, et les comédies de Molière marquent un amusement d’oisiveté, et n’étaient pas une occupation digne de vous, madame27.

Je ne crois pas que votre Vie faite par vous-même28, soit connue de beaucoup de monde, mais je sais que d’autres que M. de Meaux l’ont vue, et le degré où vous vous y élevez vous-même, la familiarité que vous vous y donnez avec Dieu, la comparaison que vous faites de vous-même avec la femme de l’Apocalypse, qui s’enfuit dans le désert environnée du soleil, la lune sous ses pieds, et couronnée d’étoiles, mais surtout les deux lits, (vous entendez, madame, ce que je dis de votre songe, nous en avons parlé), ne peuvent que choquer les âmes pieuses29. Il faut sur tout cela, madame, quelque réparation, et comme il y a en cela bien des faits, comme notoires, il faut qu’elle soit publique. C’est la prudence qui doit régler cela en vous ménageant autant que la charité et l’édification de l’Église le pourront permettre, [57] mais n’omettant rien que ce qu’elles demanderont ; il faut un acte de votre part qui convainque le public de votre soumission parfaite, cela ne peut être trop humble. Mais il faut commencer par changer de cœur, il ne faut pas se presser avec précipitation pour recevoir les sacrements. On tremble quand on lit dans vos Torrents, que vous faites aller vos âmes du premier ordre à la communion comme à table tout naturellement, et se confesser comme feraient des enfants des lèvres sans douleur ni repentir. Il faut prendre du temps, madame, pour vous persuader de toutes les obligations que je viens de marquer, et j’en ajoute une dernière.

Je la fais consister en ce que vous devez vous remettre à monseigneur l’archevêque ou à celui qu’il vous enverra pour le représenter, de tout ce que vous aurez à faire pour satisfaire le public, et de la manière que vous aurez à suivre pour cela, le faisant juge de tout et vous soumettant de votre part aveuglément à tout ce qu’il vous marquera. Il ne s’agit pas ici de faire la loi à l’Église, c’est d’elle qu’il la faut recevoir, et toutes les personnes dont elle a condamné les erreurs, ne sont rentrées en grâce avec elle, ou ne s’y sont maintenues, qu’en s’abandonnant à elle, et la regardant comme leur guide. C’est, madame, la conduite que vous avez à tenir, sans quoi on ne peut du tout vous donner les sacrements, il faut vous y préparer comme je vous le marque. Et si vous entrez dans ces dispositions que je vous propose, et que l’Église voit en vous des marques d’un vrai changement, ne doutez pas qu’elle ne vous tende les bras et qu’elle ne vous y reçoive avec joie. J’en aurais une très sensible si je puis [57v°] contribuer à ce succès, que je souhaite avec autant de passion que je suis avec respect,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Pirot.

Je n’ai pas voulu, madame, rien toucher dans ma lettre de ce que vous me dites dans les visites que j’ai eues l’honneur de vous rendre, de l’Ordonnance de monseigneur l’évêque de Chartres, vous vous en souviendrez aisément30 : vous me témoignâtes sur cela tant d’indignation que par deux fois vous m’assurâtes que vous ne pourriez jamais vous résoudre à vous y soumettre, et qu’il n’y a point de feux, de roues, de chevalets, que vous ne souffrissiez plutôt que de le faire. C’est ce que vous me dites dans la première visite, en me montrant le feu allumé dans votre chambre, et que vous me répétâtes dans la troisième d’un air dont l’idée me fait encore peur. Ce n’est pas que je vous propose de signer sa censure, mais l’éloignement que vous en témoignez n’est pas supportable ; ce prélat marque dans la page 43e de son Ordonnance qu’il en a conféré avec monseigneur l’archevêque et monseigneur de Meaux, et se roidir comme vous faites contre elle, c’est ne vous pas soumettre à monseigneur l’archevêque. Monseigneur de Meaux dit dans un écrit particulier en parlant de cette [58] Ordonnance, « qu’il peut rendre témoignage de la vérité des extraits qui sont contenus dans cette censure, et qu’ils sont conformes à un exemplaire qui lui a été mis en main par votre ordre. » Je voudrais, madame, que vous eussiez vu dans l’histoire ecclésiastique les exemples d’humilité qui s’y trouvent marqués dans des rétractations de personne à qui il avait échappé quelque erreur, lorsque leur changement s’est fait de bonne foi : vous ne vous élèveriez pas si fort contre cette Ordonnance, et vous ne feriez pas de difficultés de vous y soumettre. Votre retour, pour être tel que je le souhaite, doit être approuvé de tout le monde, mais surtout des évêques et particulièrement de ceux de la province : quand saint Augustin et quelques autres évêques d’Afrique reçurent la rétractation que fit un nommé Leporius31 des erreurs qui l’avaient fait condamner par les évêques de France, il en donna avis aux prélats français, et voulut qu’ils ratifiassent l’absolution que les Africains avaient donnée à ce Français ; la lettre de ce père sur ce sujet est la 219e dans l’impression nouvelle, elle est très belle et mériterait bien que vous eussiez la curiosité de la lire32 ; il serait aisé, madame, de la satisfaire, vous seriez édifiée en la lisant. Et quand vous aurez bien pensé à ce que vous devez à l’Église pour réparer le bruit qu’à fait votre doctrine sur l’oraison, il ne tiendra pas à cette soumission, que vous reconnaîtrez aisément ne pas devoir refuser.

Mais pour cela, madame, il faut que vous soyez convaincue du mal qu’ont fait vos livres, si innocentes que fussent vos intentions, et même du mauvais effet qu’a produit votre conduite, où il a moins paru de simplicité et de candeur qu’il n’aurait été à désirer. Pardonnez-moi ces termes, [58v°] je pris la liberté de vous dire dans Vincennes que ce qui me paraissait le plus terrible dans l’état où je vous voyais : c’était que vous ne sentiez pas assez ce mal, puisque peut-être ne vous reprochiez-vous pas une faute vénielle dans toute votre affaire ; vous ne me répondîtes rien ; et cela me donna lieu de vous faire encore depuis ce même reproche, et vous ne me répondites pas plus. Cette confiance, madame, permettez-moi de dire, me paraît présomptueuse, et je vous avoue qu’elle m’épouvanta. Il est vrai que vous me dites une autre fois en vous défendant être coupable du péché, que vous n’étiez pas à confesse, et que si vous y étiez, vous sauriez ne vous y pas excuser, et cela me fait souvenir de ce que j’ai lu dans vos Torrents, que des âmes que vous regardez comme des plus parfaites, se confessent quelquefois « parce qu’on leur dit de le faire, sans pouvoir s’accuser de rien, qu’elles disent de bouche ce qu’on leur fait dire, parce qu’elles sont soumises, comme un petit enfant à qui on dirait il faut vous confesser de cela, mais lorsqu’on leur dit : vous avez fait cette faute, elles ne trouvent rien en elles qui l’ait fait, et si l’on dit, dites que vous l’avez fait, elles le diront des lèvres sans douleur ni repentir33 » ; est-ce là votre portrait, madame ? Si cela était, je craindrais pour vous, et je ne tiens pas cette situation d’âme bonne : quand on me dit une confession, il faut se reconnaître coupable et s’exciter à la contrition. C’est la disposition que demande le Concile de Trente et c’est la doctrine de l’Église marquée dans tous les catéchismes. Il faut, madame, commencer par vous défaire de tous vos préjugés pour entrer dans ces sentiments. En un mot, [59] il faut, avec une humilité exemplaire, faire tout ce qu’on vous marquera.

Pirot.

- B.N.F., Nouv. acq. fr. 5250, 19e pièce, f° 49-59 : copie avec signature autographe : « Pirot » (il en est de même pour la copie similaire des papiers Bossuet, f°101 ss., précédée de : « Pirot à Mad de Guyon / à Mme de Maintenon »). Nous complétons cette lettre par un extrait du Récit […] Par Monsieur l’Abbé Pirot […], que l’on trouvera dans les documents à la fin du volume.

2Familier de Mme Guyon. Il louera pour elle une maison et subira à Vincennes quatre interrogatoires de la part de La Reynie.




Ici prennent place trois documents : « Récit […] Par Monsieur l’Abbé PIROT […] Histoire de Madame GUYON », puis «M. DE PONTCHARTRAIN A M. DE   BERNAVILLE. 20 juin 96». Enfin : «M. DE PONTCHARTRAIN A L'ARCHEVÊQUE DE PARIS. 23 juillet 96».



A M. TRONSON. 3 août 1696.

Je prends la liberté, monsieur, de vous conjurer, par les entrailles de Jésus-Christ mon Sauveur, d’examiner vous-même ce que je dois faire pour contenter Mgr l’archevêque de Paris : je voudrais le satisfaire au péril de ma vie, et de l’autre on me demande des choses que je crois ne pouvoir faire en conscience. Je proteste que je suis innocente. Je vous prie de me dire et dresser ce que je dois signer. Je m’en rapporte à vous, monsieur, et je prie Notre Seigneur de vous inspirer et d’avoir égard à la vérité de mon innocence, aux [f°181v°] personnes qui m’ont fait l’honneur de me voir, et à ma famille. Je ne vous représente point ce que je souffre ; Dieu seul le sait, c’est assez. Mais je me remets entièrement entre vos mains. Que votre charité ne me rejette point. Ceci se passera entre vous, monsieur, et M. le curé de Saint-Sulpice1. Je vous conjure, monsieur, de consulter le Bon Dieu, et si j’osais, je vous prierais de consulter une personne que vous connaissez2. Je me remets de tout entre vos mains, et j’attends un mot de réponse. J’en passerai par où vous croirez que j’en dois passer, [f°182] et cela, avec toute la sincérité de mon cœur. J’espère que Dieu vous fera connaître mon cœur, et le profond respect avec lequel je suis,

Votre très humble et très obéissante servante de lamotte guyon / ce 3me août.

J’ajoute de nouveau, monsieur, que je signerai de bonne foi et sincèrement tout ce qu’en conscience vous croyez que je dois signer. Dieu, qui voit le fond des cœurs, peut vous manifester le mien, vous assurant que je me soumettrai d’esprit et de cœur à tout ce que vous croirez que je me dois soumettre.

De lamotte guyon

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°181, autographe. - Correspondance de M. Louis Tronson, éd. Bertrand, Paris, Lecoffre, 1904, t. troisième, livre cinquième, « Lettres relatives au quiétisme », lettre 52, p. 511 - Fénelon 1828, t. 7, lettre 114.

1La Chétardie (depuis le 13 février 1696).

2Vraisemblablement Fénelon.





Ici prennent place un document et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume) : « M. DE PONTCHARTRAIN A M. DE BERNAVILLE. 8 août 1896. » Et « SOUMISSION (projet). 9 août 1696. »


DE M. TRONSON. 10 (?) août 1696.

Je vous plains, et je compatis à vos peines autant que je le dois. Il est aisé de comprendre qu’elles ne peuvent être que très grandes dans l’état où vous êtes. Je souhaite que mes avis, que vous me demandez pour les suivre, vous puissent soulager. Il me semble que ce que Dieu demande de vous dans cette occasion, est de soumettre votre jugement à celui de Monseigneur l’archevêque. La divine Providence vous l’a donné pour supérieur. Vous ne devez point craindre qu’il vous demande rien contre votre conscience. Vous savez combien Notre Seigneur et tous les saints ont recommandé l’obéissance ; sans elle, les vertus les plus éclatantes deviennent suspectes, et elle sera votre justification et devant Dieu et devant les hommes. Je vous prie d’être bien persuadée que je suis en Notre Seigneur,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur, L. Tronson.

- Correspondance manuscrite de Tronson, A.S.-S., ms. 34, p. 107 ; pièce numérotée « 270 » en marge - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°163] - Fénelon 1828, t. 7, lettre 118.

DE M. TRONSON. 27 août 1696.

Ce 27 août 1696.

Je crois, madame, que M. le curé de Saint-Sulpice vous portera au premier jour l’acte de soumission que Mgr l’archevêque exige de vous. Je souhaite, pour la gloire de Dieu, pour l’édification publique, et pour votre propre repos, que vous en soyez contente. Il ne m’y paraît rien qui puisse blesser le moins du monde votre réputation ni vos amis. On n’y choque point la saine doctrine ni les vérités solides des voies intérieures. On se contente de la condamnation des erreurs et des expressions qui sont dans vos livres, et on n’en parle même qu’en vous excusant et vous justifiant, autant que vous le pouvez désirer. Ainsi, madame, je crois que non seulement vous pouvez, mais que vous devez y souscrire, pour satisfaire à votre conscience et à ce que Dieu demande de vous. Je trahirais la mienne si je vous donnais un autre avis et je ne crois pas pouvoir mieux répondre à la confiance que vous avez témoignée avoir en moi, que de vous conseiller de donner cette marque d’obéissance à votre supérieur légitime. Je souhaite que cet avis que je ne vous donne que parce que vous l’avez désiré, vous soit une preuve de la part que je prends à vos intérêts, et de la sincérité avec laquelle je suis, madame, votre très humble et très obéissant serviteur, Tronson, prêtrea.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°163] - Correspondance de M. Louis Tronson, éd. Bertrand, Paris, Lecoffre, 1904, t. troisième, livre cinquième, « Lettres relatives au quiétisme », Lettre LXVIII, p. 528. Cette édition fait suivre cette lettre de l’acte de soumission du 28 août.

amad[ame] etc. Signé tronçon. Le 27 août1696. Dupuy. (Nous reprenons la fin donnée par Bertrand).



Ici prennent place deux soumissions (v. la série des documents à la fin du volume) : « SOUMISSION. 28 août 1696». Et «ACTE DE SOUMISSION dressé par M. Tronson signé par Mme Guyon le 28 août 1696. »

A M. TRONSON. 28 août 1696.

Monsieur / J’ai fait aveuglément ce que vous m’avez conseillé de faire, parce que j’ai un si grand respect pour l’Esprit de Dieu qui est en vous, que je n’ai rien examiné, me soumettant sans réserve. Plût à Dieu que, par la destruction de tout ce que je suis, je pusse rendre un peu de gloire à Dieu ! Il connaît la sincérité du cœur. Priez-Le pour moi, afin qu’Il me fasse la grâce de ne me jamais écarter de Sa sainte volonté. C’est ce que j’espère de votre charité, et que vous me ferez encore celle de me donner les avis que vous croirez m’être nécessaires, que je suivrai avec autant de respect et de soumission que je suis véritablement, monsieur, / Votre très humble et très obéissante servante de la motte.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°215, autographe. - Correspondance de M. Louis Tronson, […] « Lettres relatives au quiétisme », Lettre LXIX, p. 532 - Fénelon 1828, t. 7, lettre 132.

DE M. TRONSON. 31 août 1696.

Le 31 août 1696.

J’ai eu une extrême joie de voir votre parfaite soumission, et plus j’y pense devant Dieu, plus je suis convaincu qu’elle ne peut que lui être agréable et d’un grand exemple dans l’Église. Comme il me paraît qu’elle est très sincère et que le cœur y parle, je ne puis douter qu’à l’avenir toute votre conduite n’y réponde, et que tout le monde n’en soit édifié. Il ne me reste, madame, qu’à demander à Notre Seigneur la fidélité à vos promesses et la persévérance. C’est ce que je ferai avec d’autant plus de zèle que je suis, autant qu’on le peut être, madame, votre très humble et très obéissant serviteur.

- Correspondance manuscrite de Tronson, A.S.-S., ms. 34, p. 111, pièce numérotée 282 en marge - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°163v°] - Fénelon 1828, t. 7, lettre 133 - Correspondance de M. Louis Tronson, […] « Lettres relatives au quiétisme », lettre LXX, p. 533.

A M. TRONSON. 1er septembre 1696.

Monsieur / Quand je n’aurais pas signé avec soumission la déclaration que Mgr l’archevêque a cru devoir exiger de moi, comme je l’ai fait mardi dernier, l’assurance que vous me donnez que j’y étais obligée, me la ferait encore signer une fois. Ainsi, monsieur, je confirme et ratifie de nouveau ce que j’ai fait par votre conseil, et parce que vous m’avez fait voir que j’y étais obligée en conscience, et que vous l’approuvez. Je vous prie même de servir de caution à ma bonne foi, et d’être persuadé que je tiendrai inviolablement, avec la grâce de Dieu, toutes les paroles que vous donnerez pour moi, et tous les engagements dans lesquels vous jugerez que je dois entrer. J’espère d’être ferme dans cette disposition, et dans celle de vous marquer, par mon obéissance à ce que vous croirez que Dieu veut de moi, que je suis véritablement / Monsieur / Votre trsè humble et très obéissante servante lamotte guyon / Ce premier septembre 1696.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°217, autographe. - Correspondance de M. Louis Tronson, […] « Lettres relatives au quiétisme », lettre LXXI, p. 533 - Cor. Fénelon 1828, t. 7, lettre 134.

 

A L’ARCHEVEQUE DE PARIS, M. DE NOAILLES. 20 septembre 1696.

Monseigneur / Je ne puis vous dire la consolation que j’ai reçue d’apprendre que vous étiez satisfait et édifié de ma soumission. Je vous assure qu’elle a été sincère, puisque mon cœur a parlé par ma bouche et par ma plume, et qu’elle a été libre, puisque je l’ai faite par principe de conscience, étant prête de la refaire encore une fois, et que je persévèrerai le reste de mes jours dans la disposition de vous obéir. Notre Seigneur, que j’ai reçu aujourd’hui dans la sainte Eucharistie, où Jésus-Christ nous donne de si grandes marques d’obéissance, en sera le sceau et le gage certain.

Au reste, Monseigneur, si votre bonté voulait bien me procurer un séjour plus convenable, ainsi que M. le curé de Saint-Sulpice m’a témoigné de votre part que vous y songiez1, je vous assure [f°219v°] que je serai très fidèle à observer les ordres que vous me prescrirez, espérant vous prouver de plus en plus, par mon obéissance, le profond respect avec lequel je suis / Monseigneur / Votre très humble et très obéissante servante De la Motte Guyon / Ce 20 septembre 1696.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°219, copie, « Lettre de Madame Guyon à Mgr l’Archevêque de Paris ». - Fénelon 1828, t. 7, lettre 135.

1  « Mme de Maintenon écrivait à M. de Noailles, le 16 de ce mois : [...] « M. de Pontchartrain lut hier au soir au roi une grande lettre de Mme Guyon, « qui demande à se retirer auprès de Blois, dans une terre qui est, je crois, à « son gendre. J’ai le cœur bien serré de l’entêtement de nos amis. » Et dans une lettre du 25 septembre, elle lui disait : « En envoyant à M. de Meaux, il y  a deux jours, un paquet d’une dame de Saint-Louis, je lui mandai qu’on pensait à mettre Mme Guyon auprès de M. le curé de Saint-Sulpice. Nous n’aurons pas là-dessus son approbation ; mais pour moi, je crois qu’il est de mon devoir de dégoûter des actes violents le plus qu’il m’est possible. » (Fénelon 1828).



A M. TRONSON. 20 octobre 1696.

Je prends, monsieur, la confiance de vous écrire comme à une personne qui, étant conduite par l’esprit de Jésus-Christ, savez toutes les règles de la charité et de la prudence chrétienne. On m’avait fait espérer que j’aurais l’honneur de vous voir au sortir de Vincennes, mais je ne vois nulle apparence que cela soit. Les procédés violents et irréguliers qu’on a tenus jusqu’à présent à mon égard, me donnent lieu de craindre d’autres violences1. Je suis à Vaugirard, dans une petite maison où l’on m’a mise par l’ordre de monseigneur l’archevêque. On a trop de soin de me cacher à toute la terre pour ne soupçonner pas qu’on ait quelque mauvais dessein contre moi. Je n’aurais nul chagrin d’y vivre inconnue, si l’on ne me témoignait pas qu’on craint que je ne m’enfuie et si l’on ne m’avait pas fait signer que je ne fuirais pas, ni ne me ferais pas enlever. Suis-je d’un âge, monsieur, et d’un caractère à me faire enlever, et quelle légèreté ai-je faite en toute ma vie qui le doive faire appréhender ? Suis-je en état de fuir, accablée du poids de mon corps et de mes infirmités ? Que peut-on inférer de là, si ce n’est qu’on veut me tirer d’ici, me mettre en quelque lieu encore plus inconnu, entre les mains de ceux qui croient avoir raison de me persécuter, (quoique Dieu voie bien qu’ils ne l’ont pas), et ensuite faire courir le bruit que je me serai évadée ?

Je crois devoir à Dieu, à la piété, à mes amis, à ma famille et à moi-même, de faire entre vos mains, monsieur, cette protestation que, si l’on m’enlève d’ici, ce sera de la part de mes persécuteurs et non de mes amis ; que si l’on me trouve de manque, que c’est eux qui m’auront ôtée et non pas moi qui aurai fui. Il ne me serait pas aisé de sortir d’ici, mais quand cela me serait très facile, je n’en ferais rien, tant parce que, grâce à Dieu, je n’ai jamais rien fait qui me doive obliger de fuir, que parce que je ne trouverais point de retraite après mon évasion.

Lorsque je me suis tenue cachée après ma sortie de Meaux, je l’ai fait par le commandement exprès de m[onsieu]r de Meaux, qui me l’avait ordonné, et de vive voix et par écrit. Lorsque j’ai su que le s[ieu]r Desgrez me cherchait, quoiqu’il m’eût été aisé de fuir, je ne l’ai point fait. Je ne me suis pas offerte, mais je me suis laissée prendre. Je me suis donc cachée pour obéir à monsieur de Meaux, et pour ne donner point de lieu à une [f°238v°] injustice qu’on regardait comme une justice. L’on me cache à présent, et j’ai lieu de croire, après ce qui s’est passé et les défiances qu’on marque avoir si ouvertement, joint aux autres mauvais traitements que j’ai soufferts, qu’on a dessein de me faire enlever et faire ensuite courir le bruit que je me suis évadée. Où fuirais-je, n’ayant sur terre aucun lieu de refuge ; je suis trop à Dieu pour le vouloir faire, quand je le pourrais. Ne le pouvant, qu’y a-t-il à craindre ? Mais qu’il est aisé à ceux qui me cachent à présent de me cacher toujours. Je ne me défends d’aucune insulte, je me laisse conduire où l’on veut ; je ne fais aucune tentative pour faire savoir où je suis. Il n’est donc rien de plus facile pour eux, que de me mettre où il leur plaira, et ensuite de m’imposer2 une fuite impossible, et qui néanmoins ne serait que trop crue !

Trois mots de vous, monsieur, pour qui j’ai tant de respect et de vénération, dissiperont ces justes défiances, et le secours de vos prières m’aidera à porter tant de croix, et de toutes sortes d’espèces, que la Providence m’envoie. Je suis, monsieur, votre très humble et très obéissante servante de la Motte Guyon, ce 17me octobre 1696.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°238, autographe ; f°240, copie. - A.S.-S., ms. 2057 («Divers écrits de Madame Guyon »), f°233r°, de la main d’une fille au service de Mme Guyon. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°174] - Fénelon 1828, t. 7, lettre 141 - Correspondance de M. Louis Tronson, éd. Bertrand […] « Lettres relatives au quiétisme », Lettre LXXV, p. 537.

1Par Desgrez, l’exempt de police qui arrêta Mme Guyon au mois de décembre précédent.

2Au sens d’imputer faussement

A M. DE LA CHETARDIE. 20 octobre 1696.

Je n’ai point besoin des hardes qui sont chez Mme la duchesse, je n’ai affaire que de celles qui sont où l’on m’a tirée1. Je n’ai ni chemises, ni mouchoirs, ni jupe, ni corset : j’ai été obligée d’emprunter une jupe des sœurs, qui m’est trop petite. Ayant les incommodités que j’ai, il m’est impossible de me passer de linge et de hardes ; et je ne puis croire que ce soit l’intention du roi de me faire traiter avec autant de dureté, et pis que jamais. Je suis prête à souffrir encore plus de peine, si j’étais sûre qu’on n’eût point en cela de mauvais desseins. Et si j’avais un mot de M. Tronson, [f°241] et que je lui pusse écrire, cela me rassurerait sur les justes défiances que j’ai, voyant un tel procédé. M’ôter les sacrements, ne tenir aucune parole ! Je ne doute point qu’on ne m’ait mise ici pour exercer quelque violence contre moi, et puis faire croire ce qu’on voudra. Voyez, monsieur, quel repos je puis avoir avec de pareilles impressions. Qu’on donne ici de l’argent, et les demoiselles auront la bonté de faire acheter ce dont j’aurai besoin, car j’ai besoin de mille choses qui sont pour des remèdes. Vous me réduisez, monsieur, à regretter le lieu dont je suis sortie, par la crainte où je suis de quelque surprise et de quelque violence. L’on me dérobe sans doute à la connaissance de tout le monde pour me supposer des crimes dans la suite. La difficulté qu’on fait de me donner les choses d’une nécessité absolue, la persévérance à m’ôter les sacrements et à ne vouloir plus venir ici après m’y avoir mise, me fait appréhender, joint à ce qui a précédé ceci.

Souffrez donc, monsieur, qu’écrivant à M. Tronson, j’aie un mot qui calme ces justes appréhensions. Je n’ai point l’honneur de vous connaître, ni les personnes où je suis. Les tromperies que vous m’avez faites, et la sincérité dont je fais profession, m’empêchent de vous cacher mes sentiments. Je ne puis du tout me rassurer sur vous que par un mot de M. Tronson. Le vin que je demandais n’est pas à la petite maison ou au Pavillon Adam. Je ne ferai rien faire au manteau, si vous ne venez, et ne faites venir les meubles2 de Vincennes. Je prie Dieu qu’Il vous fasse sentir que je suis à Lui, et que c’est Lui en moi que vous maltraitez. Si vous n’envoyez pas la lettre à M. Tronson, je prie Dieu qu’Il ne vous le pardonne pas3.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI2, f°240v°-241, copie, « A M. le curé de Saint-Sulpice, du même jour ». - Fénelon 1828, t. 7, lettre 142.

Sur La Chétardie, le curé de Saint-sulpice, v. Index, Chétardie.

1A Vincennes.

2Meuble a eu un sens plus large qu’aujourd’hui, « désignant des objets plus variés, par exemple du linge, un mouchoir… » (Rey). Par contre le début de la phrase, « Je ne ferai rien faire au manteau… » reste obscur.

3Ajout en bas du f°241 : « La cause de tout ce grand trouble en Mme Guyon vient de ce que l’on différa, pendant sept ou huit jours, à lui faire conduire ses hardes et meubles de Vincennes à Vaugirard, et de ce qu’on n’eut pas le temps de l’aller confesser. Les pluies continuelles et diverses affaires, jointes à la distance des lieux, causèrent ce retardement et son trouble. » [D’une autre main :] « Note de M. de la Chétardie »



A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Mon cœur me rend un bon témoignage de vous, et je vous aime de tout mon cœur. Bon courage ! Je ne demanderais pas mieux que d’avoir confiance en [le] curé de Saint-Sulpice, eta les premières fois, dès que je sus qui il était, j’en eus une entière. Mais que je m’en trouvai mal, et que ce que je lui dis me fut nuisible ! Je le crois homme de bien, mais tellement prévenu contre moi, si fort dans les intérêts de ceux qui me tourmentent, qu’il n’y a rien à faire. Il me dit toujours que j’ai enveloppé dans mes livres des sens cachés ; il m’a dit à moi-même des choses si fortes en confession de ce qu’il pense de moi, et m’a toujours traitée sur ce pied, étant six semaines sans vouloir que je communie et continuant toujours de même. Il a prévenu la fille qui me garde ici d’une si étrange manière qu’elle me regarde comme un diable. Toutes les honnêtetés que je lui fais l’offensent parce qu’elle croit que c’est pour la gagner. De plus [le] curé ne me parle que d’une manière embrouillée, voulant tantôt savoir entre les mains de qui j’ai mis ma décharge pour la ravoir. Il voit souvent M. de M[eaux] chez l’abbé de Lannion. Jec ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière. Je lui donnai au commençement une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance, il me jura foi de prêtre qu’il la lui donnerait sans que qui que ce soit la vît ; il la porta à M. de Paris, quid en fut en colère contre moi, et puis en me parlant il se coupa, et enfin il me fit connaître que M. de P[aris] l’avait vue. Plus je me confie, plus mon cœur est serré. Je fais pourtant au-dehors, dans le peu que je le vois, ce que je puis pour lui marquer de la confiance, mais il me demande par exemple de lui écrire tout ce que [f°165v°] M. de M[eaux] m’a fait et de le signer, et quelque chose au-dedans m’empêche et me dit que c’est une surprise.

Je suis ici où l’on me fait faire des dépenses excessives en choses qui ne me regardent point, et je n’ai ni linge, qui m’a été pris, ni habits, ne mangeant que de la viande de boucherie, et [ain]si je dépense quatre fois comme à Paris, mais cela n’est rien au prix des autres duretés. Cependant je suis paisible et contente dans la volonté de Dieu. Pour vous dire tout ce qu’on me fait, il faudrait des volumes : on me traite plus mal depuis six semaines ou deux mois qu’on ne faisait auparavant. [Le] Curé veute que mes amis lui soient obligés, lors même qu’il favorise mes ennemis. Il faut toujours que vous lui marquiez une espèce de confiance, mais tenez-vous sur vos gardes. J’ai un testament que je voudrais vous envoyer ; je n’ose le risquer. Payez bien cette bonne femme, je n’ai rien du tout pour lui donner. L’autre ne peut plus rien faire ; on l’a ôtée parce qu’on a cru qu’elle me servait avec affection. N. me demande où je veux aller ; je lui ai dit que je pourrais aller chez mon fils, mais que je ne demandais rien, car je n’ai jamais demandé la moindre chose. J’ai toujours dit que je ne voulais que la volonté de Dieu, et je me suis laissée ballotter comme on a voulu, mais je n’ai rien dit et rien fait que je ne dusse. M. Py[rot] m’a fait des choses qu’on aurait peine à croire, mais Dieu voit tout. Si vous vouliez me mander ce qu’est devenu Dom [Alleaume] et le P[ère] L[a] C[ombe], ou plutôt, si vous l’agréez, Famille 1 irait chez vous le soir et reviendrait.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°165] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [183] : « Nbre 1696 » ; « ce qui suit est du temps de Vaugirard ».

a en N. (curé de St-Sulpice add.interl.), et

b De plus N. (curé add.marg.) ne

c La[nion add.interl.). Je

d M. de P(aris add.marg.), qui

e auparavant. N. (Curé add.interl.) veut

1La servante de Madame Guyon.


Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) le document suivant : « DECLARATION SIGNEE AVANT DE SORTIR DE VINCENNES. 9 octobre 1696.

 A LA PETITE DUCHESSE. Novembre 1696.

Je vous prie d’empêcher que je n’aille chez mon fils. J’ai prié N. [le curé]1 de ne le point faire, mais cela n’a servi de rien. Je ne sais ce qu’il a dans la tête, mais la fille qui est ici peut bien, avec mille fantaisies qu’elle a, faire naître des soupçons. L’on ne peut lui témoigner plus de confiance [185] que je fis la dernière fois, mais comme je vous dis, cette hospitalière2 me rend auprès de lui tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment, disant qu’elle n’a que faire de moi ici et être gênée pour moi. Vous avez vu ce que je vous ai écrit par lui. Je n’ai reçu de lettre de qui que ce soit au monde que de vous, et c’était sur votre lettre. Je ne me plaignais que de la défiance de N. pour moi. Faites-lui toujours des amitiés, c’est un capital3, et soyez sûre de mon cœur. Je ne crois pas devoir écrire davantage. N. ne m’a jamais donné aucun lieu de m’ouvrir à lui, je lui ai parlé toujours avec simplicité ; lorsque je lui ai voulu parler de moi, il m’a toujours fort rebutée et, lorsqu’il m’a interrogée, je lui ai toujours répondu avec une extrême droiture.

Je crains extrêmement d’aller chez mon fils et ne le souhaite en nulle manière. Obligez N. à me venir voir, je l’en ai prié avec instance. Je lui en ai écrit ; vous a-t-il envoyé la lettre et les chansons ? Voilà la copie de ce que j’ai écrit à M. Tronson, ensuite de ce que N. m’avait soutenu que j’avais fait des assemblées où il s’était passé des choses horribles. Non content de l’avoir assuré, de la plus forte manière dont je suis capable, que cela n’est pas, il a voulu obliger la p[etite] m[arc]4 de se confesser des choses qui se passaient dans ces assemblées ; il m’a toujours parlé sur ce pied. J’écrivis la lettre dont je vous envoie la copie. Dites-lui qu’il me doit croire lorsque je lui dis que j’ai confiance en lui. Je crois N. très bon, mais prévenu par M. de Chartres. Faitesa qu’il me vienne voir et accommodez tout. Je l’ai prié avec instance de se charger de moi. Je lui ai dit, avec une simplicité d’enfant, les raisons que j’avais eues de ne me pouvoir fier à lui dans certains temps et les sujets que j’en avais, lui marquant en même temps une cordialité et droiture inconcevables, en sorte qu’il me dit que je n’étais que trop droite, m’en blâmant. Depuis ce temps je ne l’ai vu que deux fois, une demi-heure chaque fois, et parlant de choses qu’il voulait savoir et que je lui dis. Enfin je vous laisse tout ménager, mais obligez-le de se charger de moi, et n’écrivons plus que par lui pour aller plus droit et ne rien exposer. Cependant précaution de votre part. Mais soyez persuadée que je sens plus votre bon cœur que je ne vous le marque. Si vous pouviez faire qu’il me laissât disposer de mon argent, qu’il m’en donnât à la fois si peu qu’il voudrait, cela serait bien, car je ne dépendrais pas des autres, qui se servent de cela pour me faire de la peine.

Adieu, bon courage ! nous nous aimerons en Lui et ce sera en Lui que vous me trouverez toujours. Ne doutez jamais de mon affection. Faites comprendre à N. que c’est ma disposition qui me porte à ne rien demander et non un défaut de confiance. Dites-lui d’en avoir à ma parole : je ne le tromperai pas, je ne l’ai pas encore trompé. Si cependant Dieu permet qu’il me laisse, je n’en aurai point de chagrin parce que je veux tout ce que Dieu veut. Voyez-le au plus tôt. Je vous ai écrit par lui.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°165v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [184] : « Nbre 1696 ».

a M. de Ch(artres add.interl.). Faites


1La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, comme