Table des matières

Table des matières

LA LUCIDITÉ IMPLACABLE 1

Mystique extatique et discipline de l'arcane 2

II. Le blâme de soi et le refus de toute complaisance 3

III. L'expérience intérieure et la hiérarchie des niveaux de conscience 4

IV. De la sainteté cachée dans l'anonymat à la sainteté protégée par la mauvaise réputation 5

V. L'auteur : Sulamî 5

VI. Le texte et la traduction 6

ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME 6

Principes des Hommes du Blâme 17

APPENDICE 32

CONCLUSION 32

NOTES 33

GLOSSAIRE 43

LA LUCIDITÉ IMPLACABLE 48

Traductions du même auteur: Roger Deladrière 49




Sulamî

LA LUCIDITÉ IMPLACABLE

(ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME)

(RISÂLAT AL-MALÂMATIYYA)

Traduit de l'arabe, présenté et annoté

par Roger Deladrière

arléa

INTRODUCTION

I. Bagdad et Nîshâpûr

Mystique extatique et discipline de l'arcane

L'histoire de la mystique musulmane est marquée par l'apparition au IXe siècle — le III de l'ère hégirienne — d'une nouvelle forme de spiritualité, couramment désignée par l'expression « la Voie du Blâme », et qui se distingue de ce que l'on appelle « la Voie du Soufisme ». Ses représentants, les

Malâmatiyya ou « les Hommes du Blâme », sont tous originaires de la cité de Nîshâpûr, capitale de la vaste province iranienne du Khurâsân, et dont le rayonnement intellectuel et spirituel commençait déjà à rivaliser avec celui de Bagdad. Les hommes de Nîshâpûr développeront au cours des IX et X siècles les principes d'un idéal de vie qui recevra le nom de mystique khurâsânienne, pour l'opposer à mystique extatique des soufis, qualifiée d'irakienne de bagdadienne. Et ce sont ces notions et ces règles nouvelles que le célèbre hagiographe Sulamî — lui aussi Nîshâpûr, où il mourut en 1021/412 de l'hégire —expose dans l'ouvrage dont nous présentons la traduction.

Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler d'abord, brièvement et en nous permettant de renvoyer à nos précédentes publications, les origines du soufisme. A la fin du VIIIe siècle/IIe de l'hégire, l'appellation collective de soufis » aurait désigné, pour commencer, un certain groupe parmi les ascètes de Koufa, sans doute parce qu'ils se singularisaient par le port d'un vêtement de laine (sûf) blanche en signe de pénitence. Un siècle plus tard, le mot est appliqué à la corporation des mystiques de Bagdad, tels que Junayd « le seigneur de la Tribu spirituelle » (mort en 911/298) et :Hallâj (mort martyr en 922/309). Leur doctrine, « la science du Tasawwuf » ou soufisme, était fondée, comme tout ce qui est islamique, sur le savoir et l'enseignement des anciens maîtres, transmis oralement par une « chaîne » remontant jusqu'au Prophète de l'Islam, la spiritualité (haqîqa) faisant partie, comme la Loi (sharî'a), du message coranique et traditionnel à communiquer (selon le vœu formulé par Muhammad lors du « Pèlerinage d'Adieu », peu de temps avant sa mort).

Les soufis croyaient à la possibilité d'une expérience intérieure, vécue hic et nunc, et la « réalisation spirituelle » désignée par les mots ahwâl, haqâ'iq al-ahwâl, ou encore tahqîq — était le but de leur quête mystique. Le point de départ de celleci était le pacte initiatique (bay'a, mubâya'a), par lequel le cheikh accordait au disciple sa bénédiction et l'autorisait à pratiquer sous sa direction et sa sauvegarde l'invocation de Dieu (dhikr), sans laquelle la « réalisation » d'une expérience intérieure était considérée comme impossible. Aux yeux des soufis, les prodiges, les phénomènes miraculeux (karâmât), étaient les signes visibles de la sainteté (walâya, à la fois « amitié divine » et «proximité de Dieu »).

L'invocation pouvait se faire en collectivité et être accompagnée de la récitation de poèmes mystiques ou de chants, et parfois aussi de danses. Ces séances de « samâ' » (« audition spirituelle ») pouvaient aboutir à l'extase (wajd), et cette pratique s'est maintenue jusqu'à nos jours dans les confréries musulmanes, notamment celle des « derviches tourneurs ».

Les Malâmatiyya de Nîshâpiir prendront vigoureusement le contre-pied de la plupart des thèses et des pratiques des soufis. A commencer par la règle de ne pas se distinguer extérieurement des autres musulmans : pas de vêtement spécial, ni « froc blanc » (sût), ni « tunique rapiécée » (muraqqa'a), qui pourraient attirer l'attention sur soi et montrer que l'on est un moine vivant dans le siècle. Pas de dévotions surérogatoires et excessives, ce qui serait de l'ostentation si elles sont faites en public. Une extrême réserve à l'égard des séances de « samâ' » et de l'extase provoquée. Une méfiance non moins grande pour ce qui concerne les expériences intérieures (ahwâl) et les signes miraculeux (karâmât) qui, pour eux, ne prouvent rien. La plupart des hagiographes considèrent comme un saint (walî) un homme « dont les prières sont exaucées » ; aux yeux des « Hommes du Blâme », c'est plutôt un signe inquiétant, une « ruse » ou « un piège tendu ». S'il arrive que l'un d'entre eux bénéficie de relations particulières avec Dieu, celles-ci doivent rester totalement cachées et à l'abri de toute indiscrétion.

Cette implacable discipline de l'arcane contraste avec la mystique affichée des soufis extatiques, et elle justifie le qualificatif d'umanâ' (« dépositaires dignes de confiance ») que les Malâmatiyya s'efforçaient de mériter. A leurs yeux, la véritable vie intérieure était « un secret entre le Seigneur et le serviteur » que Dieu lui confiait et qu'il se devait de ne pas trahir. Il est remarquable que le cheikh al-Akbar (« le plus grand des Maîtres ») Ibn 'Arabi (mort en 1240/638) placera, comme Sulamî, les Malâmatiyya au-dessus des soufis, et les désignera par ce terme d'umanâ' (cf Futûhât,)Egalement en accord avec ce que Sulamî écrit au début de son ""Epitre des Hommes du Blâme",Ibn ' Arabi dia que les Malâmatiyya sont des "spirituels" et que les soufis sont des "psychiques".

II. Le blâme de soi et le refus de toute complaisance

La notion du « moi » haïssable, et l'encouragement au combat qu'il faut mener contre lui, remontent aux origines de l'Islam. Selon une parole du Prophète, « ton pire ennemi est l'âme que tu portes entre tes flancs », et au retour d'une expédition contre les Infidèles il avait déclaré : « Nous voici revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte. » L'âme charnelle (nafs) et ses vices ('uyûb) ont fait l'objet chez les premiers ascètes, et ensuite chez les soufis, de la plus grande vigilance. L'un des plus anciens traités de spiritualité, L'Observance des droits de Dieu, écrit par Muhâsibî (mort à Bagdad en 857/243), contenait un très long chapitre sur le riyâ', à la fois ostentation, hypocrisie, et considération de l'opinion d'autrui, qui enlèvent aux œuvres toute valeur.

La vertu opposée est Pikhlâs, la pureté totale de l'intention. L'accent avait déjà été mis sur ce sujet par les soufis, puis par les fityân khurâsâniens, les « chevaliers de la foi », dont les Malâmatiyya sont, pour une bonne part, les héritiers. Mais ceux-ci insisteront davantage encore, non plus sur la considération de l'opinion d'autrui, mais sur la bonne opinion à l'égard de soi-même. L'un des mots qui reviennent le plus souvent dans l'Épître des Hommes du Blâme est celui de « complaisance », ru'yat al-nafs (ru'ya étant un terme de la même racine que celui de riyâ', et dérivé d'un verbe signifiant « voir »). Là encore les fityân avaient frayé la voie aux Malâmatiyya, par leur exaltation de la vertu de sincérité (sidq), énergique et héroïque, capable, comme la foi, d'opérer des miracles. De même que l'opposé de la pureté d'intention était la considération de l'opinion d'autrui, de même l'opposé de la sincérité était, pour les fityân et les Malâmatiyya, le regard de satisfaction porté sur soi-même. Les Hommes du Blâme pourchasseront avec une lucidité impitoyable les formes les plus diverses et les plus subtiles de la complaisance, tout particulièrement dans l'accomplissement des pratiques de dévotion ou des exercices de mortification. Ils mettront en garde leurs disciples contre le plaisir que peuvent procurer les oeuvres pies ou les « actes d'obéissance », et aussi contre l'importance exagérée qu'ils pourraient attacher à leur accomplissement. C'est cela le blâme constant de l'âme.

III. L'expérience intérieure et la hiérarchie des niveaux de conscience

A deux reprises, dans son Épître, Sulamî mentionne la conception des Malâmatiyya concernant la hiérarchie des niveaux de conscience. Une première fois à propos de I'« ascension » (taraqqi) aboutissant à la contemplation (mushâhada), et une seconde fois au sujet des différentes sortes d'invocation (dhikr). L'ordre ascendant est le suivant : l'âme (nafs), le cœur (qalb), le « secret » (sirr), l'esprit (rûh). L'expérience intérieure peut se situer aux trois niveaux supérieurs, et elle apparaît comme un transfert de la conscience soit au niveau du cœur, soit à celui plus élevé du « secret », soit au niveau ultime de l'esprit. En aucun cas, il ne saurait y avoir d'expérience intérieure au niveau de l'âme, mauvaise et ténébreuse par nature.

Cette notion de transfert de la conscience au cours de l'expérience intérieure n'était pas nouvelle, et on la trouve chez les soufis. Ce qui semble appartenir en propre aux Hommes du Blâme, c'est l'idée de la dégradation possible de ce qui est "réalisé" à un certain niveau par interférence avec le niveau immédiatement inférieur. Les mauvais regards de l'âme à l'égard de ce qui la dépasse, regards d'indiscrétion et de convoitise(ittilâ), peuvent selon les Malamatiyya, affecter le cœur et même le "secret "qui tentent d'attirer à eux et de s'attribuer l'expérience réalisée au niveau supérieur.

Cela explique la prudence et la méfiance des Hommes du Blâme à l'égards des "états mystiques" (ahwâl) qu'is qualifient volontiers de prétentions illusoires, surtout quand il s'agit des soufis.

IV. De la sainteté cachée dans l'anonymat à la sainteté protégée par la mauvaise réputation

Le mot de Kierkegaard : « La forme du serviteur est l'incognito », convient parfaitement au comportement des Malâmatiyya. « Dépositaires des secrets divins », ils s'appliquaient à les préserver des regards indiscrets. Pour y parvenir, ils s'efforçaient de rester anonymes et inconnus, ne se distinguant en rien de la foule des croyants, « marchant dans les souks et parlant avec les gens », respectant les usages de la vie en société et les coutumes ordinaires. C'est ainsi que leur degré de spiritualité et leur sainteté passaient totalement inaperçus.

Ils auraient pu se contenter de ne pas attirer l'attention sur eux, et se satisfaire de cette discrétion et de cet effacement volontaire. Mais ils sont allés plus loin encore, en s'exposant systématiquement au blâme d'autrui. C'est le principe malâmatî du talbîs, de la dissimulation de la condition spirituelle sous des apparences déplaisantes. A leurs yeux, le meilleur moyen de cacher leur vie intérieure était d'avoir mauvaise réputation, et ils s'y employaient courageusement. Cela explique qu'à partir d'une certaine époque, les

Malamatiyya aient été injustement confondus avec les Qalandariyya (les Kalandars) , mystiques excentriques, dont certains recherchaient l'extase dans le haschich. Suhrawardi (mort en 1234/632) remettra les choses au point et rétablira la vérité dans ses 'Awârif al-Ma'ârif.

V. L'auteur : Sulamî

Le cheikh Abû 'Abd al-Rahmân al-Sulamî de Nîshâpûr, qu'Abû Nu'aym désigne constamment par son prénom et ceux de ses ascendants Muhammad ibn alHusayn ibn Mûsâ, est né en 937/325 et est mort en 1021/412. Il était particulièrement bien placé pour parler des Malâmatiyya et les sortir de l'obscurité dans laquelle ils s'étaient enfermés volontairement. S'on grand-père maternel, Ibn Nujayd (Abû 'Amr Ismâ'îl), qui pratiquait le talbîs, était en effet un malâmatî disciple d'Abû 'Uthmân. Parmi ses informateurs, Sulamî comptait aussi des Malâmatiyya de la deuxième génération des disciples formés par le fondateur liamdûn al-„Qai.sâr, à savoir Ibn al-Farrâ' et Ibn Fadltga, ainsi que des informateurs issus de la lignéed'Abû 'Uthmân, comme Ibn Bundâr et al-Sha'rânî alRâz.1, ainsi qu'Abû 'Amr ibn Hamdân, fils du malâmatî Ibn Sinân, à la fois disciple d'Abû Hafs et d'Abû 'Uthmân. Sans Sulamî nous ignorerions presque tout de la vie des Hommes du Blâme et de leur doctrine, et les autres hagiographes n'ont fait que reproduire en partie ou en totalité les informations recueillies par Sulamî.

Mais sa notoriété n'est pas due uniquement à son Épître des Hommes du Blâme. Sulamî a composé une centaine d'ouvrages sur la mystique musulmane, dont vingt-sept seulement nous ont été conservés. Le plus important, dont il existe deux éditions, est celui qu'il a consacré à cent trois mystiques, des IX e et Xe siècles, regroupés selon cinq générations, sous le titre Les Classes des Soufis (Tabaqât al-Sûfiyya). Chaque mystique y a une notice biographique, puis sont mentionnées ses sentences les plus instructives. On y retrouve celles des Hommes du Blâme, que Sulamî a jugé bon d'inclure parmi les soufis, tenant compte sans doute de ce qui pouvait les rapprocher plutôt que de ce qui les opposait. Il n'est pas seulement un historien de la mystique musulmane, mais aussi un maître spirituel, comme en témoignent d'autres ouvrages, tels que Les vices de l'âme et leurs remèdes et Le recueil des règles en usage chez les soufis, dont le texte arabe a été publié par Etan Kohlberg. Il est important de noter aussi que Sulamî dirigeait à la fin de sa vie un khânqâh, sorte de couvent et de lieu de retraite temporaires, et que l'un de ses plus célèbres disciples fut .Qushayri, l'auteur de l'Épître sur le soufisme, dont toutes les notices biographiques sont la copie de celles de Sulamî. Un autre disciple notoire est alBayhaqî, dont Le Livre majeur du renoncement cite plus de cent soixante informations que Sulamî lui avait transmises oralement.

VI. Le texte et la traduction

Le texte arabe de l'Épître des Hommes du Blâme a bénéficié d'une édition critique, publiée par 'Afifi au Caire en 1945, et précédée d'une étude sur les Malâmatiyya, les soufis, et la « chevalerie de la foi » (futuwwa). Grâce à l'obligeance du révérend père Maurice Borrmans, nous avons pu obtenir la photocopie du manuscrit de la Risâlat al-Malâmatiyya se trouvant à la bibliothèque vaticane (Vida, 261/1, folios 3-16). Ce manuscrit, non utilisé par 'Afifi, nous a permis de corriger quelques erreurs et de vérifier certains passages douteux.

Pour ne pas multiplier le nombre des notes, nous avons fait usage des parenthèses explicatives. Nous avons cru bon également de supprimer de notre traduction les eulogies, chaque fois que le nom de Dieu et celui du Prophète sont énoncés. Nous avons jugé préférable aussi de rejeter en appendice la traduction des demandes de bénédictions formulées par Sulamî dans son préambule et dans sa conclusion. Enfin, il nous a paru utile d'illustrer chacune des notices biographiques par une sentence choisie. Un personnage faisant l'objet d'une notice est marqué d'un astérisque dans le texte.

Roger Deladrière, mai 1991

ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME

Louange à Dieu, qui a choisi parmi Ses serviteurs des hommes qu'Il a établis comme guides spirituels (imâm) sur Sa terre ! Par l'effet de l'adoration qu'ils Lui vouent, Il a donné la beauté à ce qu'ils manifestent de leur personne dans leur comportement, et grâce à la connaissance (ma'rtla) qu'ils ont de Lui et à l'amour

(mahabba) qu'ils Lui portent, Il a illuminé leur être intime. Il leur a fait comprendre ce qu'était leur propre âme charnelle (nafs), en les rendant capables de la maîtriser et en les instruisant de ses ruses, et Il les a aidés à la traiter avec dédain et mépris. Ainsi, les savants ('ulamâ') ce sont eux, pour tout ce qui concerne Dieu et les règles (ahkâm) qu'Il a instituées, et ce sont eux qui maintiennent l'ordre (amr) qu'Il a établi et qui en ' comprennent les bienfaits, « et Dieu réserve spécialement Sa Miséricorde à qui Il veut » (Coran, II, 105, et III, 74).

Tu m'avais demandé — et que Dieu t'assiste ! — de t'exposer quelle est la voie spirituelle suivie par les Hommes du Blâme, ainsi que leurs principes moraux et leurs états mystiques (ahwâl). Il faut que tu saches qu'ils n'ont écrit aucun traité doctrinal, ni rédigé aucune œuvre biographique ; on ne trouve à leur sujet que morale, vertus, et discipline spirituelle (riyâda). Je ne vais donc mentionner, dans la mesure de mes moyens et de mes possibilités, que quelques éléments se rattachant à tout cela, mais susceptibles de suggérer ce qu'il y a au-delà et qui touche à leur attitude intérieure et à leurs états mystiques.

Sache — et que Dieu t'assiste dans la voie droite ! — que les maîtres en matière de sciences et d'états spirituels se répartissent selon trois catégories :

La première comprend ceux qui se consacrent aux sciences des règles générales et qui s'évertuent à les compiler, à les mettre à l'abri, à les répandre et à les léguer (à la postérité). Mais ils n'ont aucune compétence dans ce qui est le domaine de l'élite spirituelle (alkhawass), les hommes des pratiques mystiques, des expériences intérieures, et des contemplations. Là où ils sont savants, c'est en ce qui touche à l'aspect extérieur de l'islam, et là où ils sont passés maîtres, c'est en ce qui concerne les points de divergence et les questions juridiques ; c'est ainsi qu'ils se font les gardiens des bases de la Loi et des fondements de la Religion. C'est à eux que l'on se réfère, quand il s'agit de vérifier la correction des pratiques au sein de la communauté, et de les déterminer en fonction du Livre saint et des traditions du Prophète. Ils sont donc les savants de la Loi et les guides de la Religion, mais tant que les vanités de ce bas monde éphémère ne viennent pas se mêler à leurs actes et les souiller en raison de leurs tendances naturelles, car alors on ne saurait les suivre et ils n'en sont plus dignes.

La deuxième catégorie comprend l'élite de ceux à qui Dieu a réservé spécialement de Le connaître, et qu'Il a coupés définitivement de toutes les préoccupations et de tous les désirs qui sont le lot des autres hommes. Pour ces êtres d'élection, c'est Dieu leur unique préoccupation et leur seul désir. Au contraire de tous, ils ne prennent aucune part aux réalités d'ici-bas, dont la valeur n'est que relative. Ils n'ont pas la moindre aspiration pour ce monde dans lequel ils sont plongés de tous côtés, ou, plus exactement, leurs aspirations n'en forment plus qu'une, grâce à Lui, et portée vers Lui. La compagnie du monde ne saurait leur offrir le moindre repos, alors que pour les autres êtres il est impossible qu'il en soit ainsi. Pour être plus précis encore, ils constituent « l'élite de l'élite » (khawâss alkhawass), ceux à qui Dieu réserve spécialement toute sorte de faveurs exceptionnelles (ou « charismes », karâmât), et qu'au plus intime d'eux-mêmes Il a retranché des réalités créées, de sorte qu'ils n'existent que pour Lui, par Lui et vers Lui. Et cela après qu'ils ont suivi parfaitement la voie des pratiques spirituelles, et qu'ils se sont préservés de leur âme charnelle par le moyen des mortifications. La partie secrète de leur être regarde vers la Réalité divine (al-Haqq) et se tourne vers les mystères divins (al-guyûb), tandis que leurs membres sont revêtus de la beauté des actes d'adoration qu'ils accomplissent. Extérieurement, rien en eux n'est en désaccord avec les règles de la Loi, cependant qu'intérieurement ils ne cessent de contempler le monde caché. C'est à eux que s'applique cette parole du Prophète : « Pour celui qui a rassemblé ses aspirations en une seule, Dieu les comble toutes1 ». Voilà quels sont « les hommes de la connaissance de Dieu ».

La troisième catégorie est représentée par ceux à qui l'on a donné le nom de Malâmatiyya, que Dieu a revêtus de la beauté intérieure de Ses faveurs exceptionnelles, comme le fait d'être gratifié de Sa « proximité » (qurba), de l'honneur insigne d'être admis en Sa présence (zuifa), et d'être réuni à Lui (ittisâl). Dans le secret le plus profond de leur être, ils ont réalisé véritablement tout ce qu'implique la notion d'« union » (jam'), puisque pour eux toute séparation est devenue impossible dans quelque état qu'ils se trouvent. Confirmés dans les degrés sublimes de l'union, de la proximité, des relations intimes (uns) avec Dieu, et de la « liaison » (wasla) avec Lui, ils sont alors l'objet des soins jaloux de l'Etre divin. C'est ainsi qu'Il les cache au monde, ne montrant d'eux aux créatures que leur aspect extérieur, ce qui implique qu'ils apparaissent comme séparés de Dieu, s'adonnant aux sciences exotériques, à l'étude des dispositions de la Loi et des bons usages (adab), et aux pratiques religieuses assidues, en même temps qu'est sauvegardé leur état d'union totale (jam' aljam') avec l'Etre divin et de « proximité ». En vertu de cet état spirituel sublime, la réalité intérieure de leur être ne laisse aucune trace à l'extérieur. Il en était ainsi pour le Prophète, qui fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine et de l'approche de Dieu (dunû), «à la distance de deux arcs, ou même plus près encore » (Coran, LIII, 9), mais qui, ensuite, lorsqu'il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures sans qu'aucune trace de ce rapprochement et de cette proximité ne parut sur sa personne. L'état spirituel dont nous avons parlé précédemment est, quant à lui, comparable à celui de Moïse, dont personne ne put regarder le visage après que Dieu lui eut parlé2 . Il est semblable à celui des soufis, qui constituent la deuxième catégorie que nous avons mentionnée, et qui laissent paraître les lumières dont leur être intime a été gratifié.

Quand ceux qui aspirent à Dieu (muridûn) deviennent les disciples des Hommes du Blâme, ceux-ci leur recommandent le comportement qu'eux-mêmes adoptent à l'extérieur : accomplir avec empressement les actes d'obéissance (à Dieu), agir selon les prescriptions de la Tradition à tous les moments et respecter à la fois extérieurement et intérieurement les règles des bons usages, constamment et dans toutes les circonstances. Ils ne leur laissent pas la possibilité d'avoir des prétentions spirituelles (da'âwâ), de parler des signes miraculeux ou des charismes (dont ils pourraient faire l'objet), ni de se fier à cela pour en tirer argument, mais ils leur suggèrent de veiller plutôt à la correction de leurs pratiques spirituelles et de continuer leurs mortifications. C'est ainsi que le novice suit la voie qui est la leur et qu'il s'éduque selon leurs propres règles. S'ils constatent qu'il accorde une importance exagérée à quelqu'une de ses actions ou à un certain état mystique, ils lui en montrent clairement les défauts qui les entachent et lui recommandent d'y mettre fin. De cette façon, les disciples ne sauraient se complaire dans aucune de leurs actions ni s'y reposer. Quand un novice prétend, devant eux, à un certain état intérieur ou à une certaine « station spirituelle » (ma0m), ils l'amènent à en minimiser l'importance tant que la sincérité de sa volonté n'est pas véritablement confirmée et que les états spirituels ne sont pas réellement apparus en lui. Ils lui recommandent alors d'adopter ce qui est leur propre comportement, tenir secrets les états intérieurs et ne montrer que le respect des règles qui concernent les commandements de Dieu et Ses interdictions, car c'est ainsi que l'on peut vérifier la réalité des stations spirituelles chez le disciple pendant sa période de noviciat (irâda). A leurs yeux, de la rectitude du noviciat découle la correction des stations spirituelles, sans parler de « la station de la connaissance » (maqâtn al-ma'rifa).

Quand celui qui aspire à Dieu est éduqué par d'autres maîtres, ceux-ci l'abandonnent librement à ses prétentions pendant son noviciat. Il s'attribue alors en cachette les états intérieurs des plus grands chefs spirituels, puis il les revendique. Et les jours qui passent ne font que le détourner et l'éloigner toujours davantage des chemins de la vérité divine. C'est la raison pour laquelle Abû Hafs de Nîshâpûr, le cheikh de ce groupe de spirituels, déclarait : « Les disciples des Hommes du Blâme font l'expérience de la " virilité spirituelle " (rujûliyya) sans le moindre danger pour eux, et il leur est impossible de faire apparaître quoi que ce soit de cette " station ", car leur comportement extérieur est à découvert tandis que leur réalisation intérieure (haqâ'iq), elle, reste cachée. Il n'en va pas de même pour les disciples des soufis qui manifestent les grossières illusions de leurs prétentions et des charismes, risibles pour tout spirituel averti. Leurs prétentions sont grandes mais il n'y a guère chez eux de véritable réalisation. » Ces paroles m'ont été rapportées par Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d'après son père3* , qui les avait entendues de la bouche même d'Abû Hafs. Je tiens d'Ahmad ibn 'Isâ4 d'après Abû-l-Hasan al-Qannâd 5 qu'on avait posé à Abû Hafs la question : « Pourquoi vous êtes-vous désignés par ce nom ? » Il avait alors répondu : « Les Hommes du Blâme, ce sont des êtres qui ont pris soin de préserver les moments privilégiés (awqât) où ils sont avec Dieu et de garder le contrôle de leurs secrets les plus intimes, se blâmant alors eux-mêmes de manifester quoi que ce soit de leurs degrés de " proximité " et de leurs états d'adoration. En conséquence, ils ne montrent d'eux-mêmes au monde que des apparences déplaisantes et lui cachent ce qu'il pourrait approuver.

C'est ainsi que le monde les blâme à son tour sur des signes purement extérieurs, tandis que leur propre blâme ne porte que sur les réalités intérieures qu'ils sont les seuls à connaître. Dieu les a gratifiés du dévoilement des mystères, de la connaissance des diverses réalités cachées, du don de clairvoyance (firàsa) à l'égard des créatures et de la manifestation de Ses faveurs exceptionnelles à leur endroit. Mais ils ont tenu caché tout ce qui leur venait ainsi de Dieu, ne montrant d'abord que le blâme de leur propre âme et leur opposition à ses désirs, et ensuite, à l'intention des autres hommes, ce qui pouvait les tenir à l'écart, pour que le monde les repousse et qu'alors soit préservé pour eux leur état d'intimité avec Dieu. Telle est la voie des Hommes du Blâme. »

Ahmad ibn Ahmad le malâmatî 6* m'a rapporté cette information d'Ibrâhî m alQannâd : « J'ai demandé à Hamdûn al-Qassâr * ce qu'était " la Voie du Blâme ", et voici quelle fut sa réponse : " C'est, en toute circonstance, renoncer à plaire au monde et ne pas rechercher son approbation dans le domaine de la morale et du comportement, sans pour autant donner prise au moindre blâme en ce qui concerne Dieu. ". »

Interrogé sur les Hommes du Blâme, 'Abd Allâh ibn Manâzil * les définit ainsi : « Ce sont des hommes dont la spiritualité ne laisse apparaître pour le monde aucun signe extérieur, qui à l'intérieur d'eux-mêmes n'ont aucune prétention à l'égard de Dieu, et dont le secret de leurs relations avec Lui échappe à la connaissance (limitée) de leur âme et de leur cœur7 . »

J'ai entendu mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd* dire à leur propos : « Personne n'atteindra à quoi que ce soit de leur degré spirituel, tant qu'à ses propres yeux toutes ses actions n'apparaîtront pas comme de l'hypocrisie et tous ses états intérieurs comme de vaines prétentions. »

On avait demandé à l'un de leurs maîtres par quoi il fallait commencer pour être des leurs, et voici ce qu'il avait répondu : « Maîtriser l'âme charnelle, la traiter avec mépris, lui interdire tout ce qui lui procure la tranquillité, le repos ou la confiance, et avoir de l'estime pour son prochain et bonne opinion de lui, faire preuve de bienveillance à l'égard de ce qui peut être déplaisant en lui, tout en se considérant soi-même comme vil et méprisable et en ayant la pire opinion de soi-même. »

D'après le récit fait par un cheikh qui accompagnait klamdûn al-Qassâr dans une réunion, on s'y était mis à parler d'un de leurs compagnons, dont on mentionnait les abondantes invocations de Dieu (dhikr). « Oui, mais il est constamment distrait, dit alors Hamdûn. — Ne doit-il pas rendre grâce à Dieu pour les bienfaits qu'Il lui accorde, et de la manière la mieux appropriée qui est de L'invoquer par la langue ? fit remarquer l'un des assistants. — Ne doit-il pas avant toute chose être conscient de l'imperfection dont il se rend coupable par le manque d'attention de son cœur dans l'invocation ? », répliqua Hamdûn.

Dans une lettre adressée par Abû Hafs à Shâh al-Kirmânî *, j'ai relevé ce passage : « Sache, mon frère, que celui qui méconnaît l'indigence et la faiblesse de son âme dans l'accomplissement de tous ses actes d'obéissance les imprègne d'hypocrisie ! Il manque également de perspicacité à l'égard de son âme, celui qui ne prend pas soin de s'en protéger en la conjurant et ainsi de lui tenir la bride haute en toute circonstance. Il sait pourtant très bien que sous des apparences de docilité elle incite par nature au mal (Coran, XII, 53) et qu'elle ne se soumet à l'acte d'obéissance qu'en dissimulant sa rébellion, ce qui nécessite qu'il lui oppose le blâme à tous les instants et qu'il ne la laisse jamais en paix. »

On rapporte cette sentence de Yabyâ ibn Mu'âdh * : « Celui dont la sincérité envers Dieu est totalement pure n'aime pas que l'on voie sa personne, ni que l'on répète ses paroles. »

On avait interrogé l'un d'eux sur la situation spirituelle des Hommes du Blâme, et voici sa réponse : « Dieu s'est chargé de préserver leurs secrets et de cacher ceux-ci derrière le rideau de l'apparence extérieure. Quand ils sont avec le monde, c'est en tenant compte du point de vue du monde, et ils ne se distinguent pas des autres hommes (se mêlant à eux) dans les marchés et dans leurs moyens d'existence, et quand ils sont avec Dieu, c'est en tenant compte du point de vue de la vérité profonde (de leur être, haqîqa) et de l'investiture divine (tawalli) dont ils sont l'objet. Ce qui est intérieur, en eux, reproche alors à leur personne apparente sa complaisance à l'égard des hommes et du monde en prenant les traits du commun des croyants, cependant que leur être extérieur reproche à leur personne intime de demeurer dans le voisinage de l'Être divin sans prêter attention aux réalités hostiles dans lesquelles il se trouve plongé. Telle est la situation des plus grands maîtres et des seigneurs de la spiritualité. »

On demanda à Abû Yazîd * quel était le signe le plus remarquable du véritable gnostique ('ârtf) : « C'est, dit-il, que tu le vois en train de manger et de boire en ta compagnie, de plaisanter avec toi, de te vendre ou de t'acheter quelque chose, cependant que son cœur est dans le Royaume de la Sainteté divine (Malakiit aldQuds). Tel est le signe le plus prodigieux. »

Selon une autre parole d'Abû Yazîd : « Celui qui a véritablement réalisé la liberté (hurriyya) dans l'union parfaite ('ayn al-jam') maintient constamment ses membres dans le respect des règles qu'impose la condition de serviteur ('ubûdiyya), alors que sa vision intérieure (basira) contemple l'Être divin, mais celui qui est dans l'état de séparation totale ('ayn al-eirâq) aurait beau, pour réaliser cette servitude (parfaite envers le Seigneur), rassembler tous les efforts de ceux qui se mortifient, ce ne serait qu'en pure perte. »

Je tiens de 'Abd al-Rahrnân ibn Muhammad 8* qu'ayant interrogé 'Abd Allâh alKhayyât9 sur le « Blâme », il avait obtenu la réponse suivante:

"Celui qui fait une différence entre le blâme qu'il s'adresse à lui-même et le blâme que lui adressent les autres et dont la réaction intérieure et instantanée n'est pas la même en pareil cas, est encore dans l'aveuglement grossier qui l'attache à sa nature, et il ne saurait avoir atteint le degré des hommes de spiritualité."

L'un d'eux, à qui l'on demandait quel homme méritait qu'on lui attribue les vertus de "la chevalerie de la foi" (al-futuwwa), le définit ainsi:

"C'est celui en qui l'on trouve le repentir implorant d'Adam, l'intégrité de Noé dans la piété, la fidélité d'Abraham à la parole donnée, la sincérité d'Ismaël, la pureté totale de Moïse dans l'intention, la patience de Job, les pleurs de David, la générosité de Mohammad, la bonté d'Abou Bakr,l'ardeur d'Omar, la pudeur d'Othmân, et la science d'Ali. C'est celui qui en plus de tout cela, méprise sa propre personne, qui considère comme dérisoire ce qui le concerne et que n'effleure pas la pensée que la situation dans laquelle il se trouve ait quelque importance ou qu'elle puisse être un motif de satisfaction. C'est celui qui voit les défauts de son âme et les imperfections de ses actes et, en même temps, la supériorité que son prochain a sur lui en toute circonstance. "

Abû Hafs aperçut l'un de ses disciples en train de critiquer la vie d'ici-bas et les hommes ; il lui déclara alors : « Tu viens de montrer ce qu'il était séant pour toi de cacher ; dans ces conditions, tu ne participeras plus à nos assemblées et tu ne seras plus notre disciple. »

Abû Ahmad ibn 'Isâ m'a rapporté ces paroles qu'il avait entendues de la bouche 'Abû Zakariyyâ' al-Sinjî : « Les états mystiques, pour ceux qui en sont gratifiés, sont comme des dépôts confiés à leurs soins, et s'ils les montrent, ils sortent des limites assignées aux dépositaires. » Sur ce thème, Muhammad ibn' al-Hasan10 a cité les vers suivants :

  1. Quelqu'un à qui on aurait communiqué un secret et qui le dévoilerait publiquement, on ne serait plus sûr de lui et on ne lui ferait jamais plus de confidences.

  2. On le tiendrait à l'écart, il ne jouirait plus du bonheur des relations familières, et l'intimité se changerait pour lui en froideur distante.

  3. On ne saurait donc porter son choix sur quelqu'un qui divulgue les secrets ; l'affection à son égard serait désormais exclue, tout à fait exclue !11 .

Je tiens d'Abû Tâhir Ahmad ibn Tâhir, d'après Abû-l-Hasan al-Sharkî et Mah.fûz12* , qu'Abû Hafs considérait comme répréhensible pour ses disciples la pratique des voyages en dehors de l'obligation du Pèlerinage (à la Mekke), de la participation aux expéditions militaires, de la visite rendue à un maître spirituel, ou de la recherche de la science (des traditions du Prophète). Ceux qu'il estimait répréhensibles étaient alors les voyages répondant à un désir (de satisfaction purement personnelle). Il disait que « la virilité spirituelle » impliquait la clairvoyance à l'égard des désirs. Hamdûn al-Qassâr lui objecta : « Dieu n'a-t-Il point dit : « N'ont-ils donc pas parcouru la terre et réfléchi (à la fin de ceux qui étaient avant eux) ? » (à six reprises dans le Coran ; par exemple, XXX, 9). Abû Hafs lui répondit : « Ce parcours n'est destiné qu'à ceux qui ne peuvent réfléchir que par ce moyen, mais pour celui à qui la voie (spirituelle) a été ouverte en restant à demeure, voyager reviendrait à quitter le chemin et à s'égarer. »

'Abd Allâh al-Hajjâm (« le barbier, poseur de ventouses ») avait demandé à Hamdûn al Qassâr s'il devait renoncer à gagner sa vie (kasb) ; sa réponse fut la suivante : « Garde tes moyens d'existence ! il me plaît mieux que l'on t'appelle 'Abd Allâh " le barbier " plutôt que " le gnostique " ou " l'ascète ". »

Un maître malâmatî fut interrogé sur l'humilité (kbushû), et son interlocuteur lui dit : « Tu considères comme condamnable de montrer quoi que ce soit de ses états spirituels, mais l'humilité peut-elle faire autrement que se manifester physiquement ? » — « C'est là, malheureux, une conception très éloignée des vérités spirituelles telles qu'elles sont réalisées ! Il y a humilité quand une instruction divine surgit dans la partie la plus secrète de l'être, qui la reçoit dans la soumission, et tout ce qui est extérieur dans l'homme se plie à la discipline de cette instruction. Pense à cette parole du Prophète : " Quand Dieu Se manifeste à une chose, elle se soumet à Lui humblement13. " Y a-t-il donc révélation divine uniquement pour la partie secrète de l'être ? En réalité, quand elle se soumet humblement à la théophanie (tajallî), elle engendre dans tout ce qui est extérieur chez l'homme le respect de ce qui convient en pareil cas. »

L'un d'eux également a déclaré « La meilleure compagne de l'homme est la science spirituelle ('iim), constituée d'exemples à suivre, et où l'âme charnelle et égoïste ne saurait en aucune façon trouver de quoi la satisfaire puisque la science s'emploie à contrecarrer les tendances naturelles. Et la pire compagne de l'homme est la dévotion affichée (nisk), car il ne cesse de s'en parer et d'en faire état alors que s'y mirer complaisamment n'est qu'orgueil et glorification de soi. Voyez comment les anges, qu'accompagnaient les actes d'obéissance, échappèrent à toute ostentation par ces paroles : " Nous glorifions Ta louange et nous proclamons Ta sainteté " (Coran, II, 30) ; et, alors qu'ils avaient atteint le degré de la science spirituelle, voyez ce qu'ils dirent : " Nous n'avons nulle science (excepté ce que Tu nous as enseigné) " (II, 32). Voilà pourquoi la meilleure compagne de l'homme est la science, et la pire compagne la dévotion qui s'affiche. »

On demanda à Abû Yazîd quand un spirituel atteignait le niveau des « hommes véritables » : « C'est, répondit-il, quand il connaît les défauts de son âme et que la suspicion dans laquelle il la tient est sans faiblesse. »

Selon un autre malâmatî : « Quiconque veut se soustraire définitivement au sentiment de fierté qu'il éprouve à son propre sujet ou à la considération qu'il accorde à ce qu'il possède, qu'il prenne donc conscience de ceci : d'où vient-il, où est-il, comment est-il, à qui appartient-il, de qui est-il issu et où va-t-il. Quand il aura une véritable connaissance de ces diverses situations, qui le concernent, sa propre personne ne comptera plus à ses yeux et elle lui paraîtra indigne d'intérêt. Bien plus, il verra qu'elle est d'une nature blâmable et que toutes les actions qu'elle accomplit sont entachées de fautes. Rien d'extérieur ne le remplira plus alors de fierté et rien de ce qui est en lui ne donnera plus prise à l'illusion séductrice. »

L'un d'eux a dit aussi : « En matière de foi (bnân), le serviteur de Dieu n'atteindra le niveau des hommes de spiritualité que lorsqu'il cessera de penser au passé et à l'avenir et qu'il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de Celui à qui il appartient. Et ce comportement a pour effet de suspendre la responsabilité (taklît) du serviteur de Dieu devant la Loi. »

Pour les Malâmatiyya, l'homme parfait dans ses actes est celui dont l'attitude extérieure offerte aux regards des novices, reste conforme à la discipline liée à la condition de serviteur de Dieu, pour qu'ils la prennent comme modèle à suivre et qu'ils l'adoptent à leur tour. Et, en même temps, le secret de son être et son état intérieur restent, pour ceux qui poursuivent le même but que lui, conformes au bon ordre qui régit les états spirituels et à ce qui convient à la contemplation, conditions selon lesquelles le secret de l'être peut contempler la vérité divine à tout moment. Celui qui y parvient s'y annihile tout en assistant au spectacle des créatures et en gardant un oeil sur elles. C'est ainsi que la partie la plus intime de son être est un modèle pour la réalisation spirituelle des gnostiques et qu'en même temps son comportement extérieur est un modèle pour la discipline des novices. Une telle situation est le fait des guides spirituels sincères. Un exemple comparable est fourni par cette parole du Prophète : « Mes yeux dorment, mais mon cœur, lui, ne dort pas14 . » Il nous a avisés ainsi que la partie extérieure de l'homme dort et est en état de sommeil spirituel, mais que sa partie la plus secrète a le pouvoir de rester constamment éveillée, de contempler, et d'être dans la proximité de Dieu.

On demanda à un malâmatî : « Pourquoi, pour vous, les âmes nécessitent-elles le blâme à tous les instants ? — Parce que, répondit-il, elles sont (par leur nature, comparables à) des mains (liées), dont l'une serait faite d'orgueil, coulée dans le moule des ténèbres opaques et prisonnière des témoignages (admiratifs) du vulgaire, et dont l'autre serait faite d'ignorance, coulée dans le moule de l'aveuglement stupide et prisonnière des filets des désirs insatiables. Le remède à leur administrer est de se détourner d'elles ; la discipline à leur imposer est de contrecarrer leurs désirs ; les mesures de précaution à prendre avec elles consistent à veiller à les blâmer. » Et il ajouta : « Dieu a soustrait Ses prophètes et Ses envoyés à la considération complaisante que même eux pouvaient avoir à l'égard de leurs propres actes. Voyez ce qui s'est passé pour Moïse, l'Interlocuteur de Dieu (al-Kalîm), quand il a dit " Pour que (mon frère Aaron et moi) nous Te glorifiions abondamment ", et que Dieu lui a répondu " Déjà, une première fois, Nous avons été bienveillant envers toi "(Coran, XX, 33 et 37). Or, cela sous-entend :

" Comment saurais-tu te prévaloir auprès de Moi de tes louanges et de tes glorifications, en oubliant toutes les faveurs que tu as reçues de Moi — faveurs incluses dans Sa parole : Je t'ai attaché à Moi en te réservant spécialement Mes bienfaits ' (XX, 41) — et dont font partie les louanges que tu M'adresses en en faisant grand cas ! ". »

On posa à l'un d'eux cette question : « Pourquoi humiliez-vous votre propre âme et n'en montrez-vous que ce qui vous attire le blâme du monde ? — C'est, dit-il, parce que l'âme a d'abord été créée dans un état méprisable, à partir d'un " liquide vil " (Coran, XXXII, 8, et LXXVII, 20) et d'une " boue à laquelle il a été donné une forme " (XV, 26, 28, 33), et ce sont les paroles que lui a adressées l'Être divin qui lui ont alors communiqué une certaine noblesse. Elle s'en est enorgueillie, méconnaissant que ce qu'il y a de noble en elle lui est surajouté et confié en dépôt, et ne fait pas partie de sa nature innée. Si l'âme est abandonnée à ses instincts avides, elle se plonge dans l'aveuglement, elle outrepasse ses droits et elle s'enfonce de plus en plus fermement dans ses tendances naturelles. L'homme que Dieu assiste de Ses faveurs est celui qui montre à son âme ce qu'elle vaut exactement et qui lui fait comprendre que tout ce qui la concerne, actions ou états, est blâmable. Cela afin que rien ne la rassure ni soit pour elle un sujet de fierté puisque tout ce qu'il y a de noble chez elle appartient à Dieu et fait partie de ce qu'Il lui a confié généreusement, des faveurs que Son attention bienveillante lui a accordées et des précieuses instructions dont Il l'a gratifiée. »

Selon un autre malâmatî : « Que celui qui désire connaître le degré d'aveuglement de son âme et l'état de corruption de sa nature prête donc l'oreille aux éloges qu'on lui adresse ; s'il décèle alors en son âme la moindre réaction anormale, c'est qu'elle n'est pas faite pour la Vérité divine, puisqu'elle se fie complaisamment à des louanges dénuées de tout fondement et qu'elle s'émeut d'une critique tout aussi imméritée dans la réalité. Mais s'il traite son âme à tous les moments avec le mépris qui lui est dû, aucun éloge n'aura plus d'effet sur lui et il ne prêtera plus la moindre attention aux critiques ; c'est alors qu'il accédera à la condition spirituelle des Hommes du Blâme. »

Abû Yazîd disait : " Douze ans, j'ai été le forgeron de mon âme, et cinq ans le miroir de mon cœur. L'année qui suivit, je considérai le résultat de ce qui s'était passé entre-temps et je découvris qu'une ceinture d'infidélité(zunnâr: la ceinture des mazdéens, symbole du dualisme) s'était nouée en moi. Au bout de cinq ans d'efforts pour tenter de la trancher, j'eus une révélation et c'est alors que les créatures m'apparurent comme des cadavres .Je fis sur elles la prière des morts, avec les quatre takbîr15."Cela est conforme à la parole divine: "Ce sont des morts et ,non pas des vivants qui ne savent point."(Coran, XVI,21.) Abû Yasîd est le guide et le chef des "Hommes de la Connaissance" et ce qu'il confiait ainsi de lui-même et de son cas personnel est un exemple des signes distinctifs de ces spirituels et de leurs vertus. Tout ce qu'il avait fait, et la discipline qu'il s'était imposée, jusqu'au moment où les créatures parurent à ses yeux dans leur nature périssable et qu'il cessa de s'intéresser à elles et de chercher à leur plaire, tout cela, dis-je, appartient aux degrés spirituels les plus élevés. Citons à ce propos cette autre parole de Dieu:" Celui qui était mort et à qui nous avons redonné la vie… " (Coran, VI, 122), c'est-à-dire " qui était mort en raison de son âmeet d son intérêt pour les créatures, et à qui Nous avons redonné la vie en le soustrayant aux créatures, moyennant Nous-même en échange".

Selon Abû Yazîd encore : « Ceux qui sont les plus " voilés " par rapport à Dieu sont trois catégories d'hommes, et ils le sont par trois choses : le savant par sa science, le dévot par son culte et l'ascète par son renoncement 1'. Si le savant était conscient de la valeur réelle de ce qu'il sait, s'il se rendait compte que le savoir possédé par toutes les créatures réunies et concernant tout ce que Dieu a fait apparaître dans le monde ne représente qu'une seule ligne de ce que la Plume divine a tracé sur " La Table bien gardée " (Coran, LXXXV, 22), s'il considérait ensuite quelle est sa science en regard de la somme des connaissances communiquées par Dieu aux créatures, il comprendrait que s'en glorifier et s'en parer est de sa part une totale aberration ! Si celui qui s'impose l'ascèse gardait présente à l'esprit la parole divine qualifiant la totalité de ce bas monde de " peu de chose " (Coran, IV, 77), s'il était conscient de ce que représente ce qu'il possède de ce " peu de chose " et de la valeur de ce à quoi il renonce ainsi, il saurait que ce dépouillement ne doit pas être pour lui un sujet de fierté ! Quant au dévot, s'il reconnaissait que le culte qu'il Lui voue n'a été rendu possible que par une pure bonté de la part de Dieu, l'importance qu'il attache à sa dévotion disparaîtrait complètement devant la considération de tous les bienfaits dont Dieu le gratifie ! »

On demanda à un maître malâmatî : « Comment faire pour que l'accomplissement d'une œuvre pie n'entraîne pas la vision complaisante de soimême et la présomption ? — C'est, répondit-il, quand l'homme est tenu occupé à la fois par la joie d'accomplir un ordre et la pensée que c'est de l'Être divin que provient ce commandement, que naît dans son cœur une crainte respectueuse. Cette crainte mêlée à cette joie, toutes deux suscitées par le commandement de Dieu, détournent alors son attention de tout ce qui peut concerner les apparences et les manifestations de sa personne. »

On posa à l'un d'entre eux la question : « Comment se fait-il que ces gens (les Hommes du Blâme) ne reconnaissent à leur âme aucun état spirituel, qu'ils ne font cas d'aucun acte d'obéissance de sa part, qu'ils ne lui attribuent rien de valable et qu'ils l'abandonnent ! — Comment lui reconnaîtrait-on quoi que ce soit, puisqu'elle n'est rien, que rien ne lui appartient, dénuée de tout et condamnée à périr ! Et si un don divin s'effectue dans l'homme, nul besoin pour lui de le manifester, car la réalité spirituelle, pourtant maintenue cachée, parle d'ellemême ; un pieux ancien n'a-t-il point dit : " Il s'en faut de peu que le visage du croyant ne parle de ce qui se trouve dans son cœur. " » Telle fut sa réponse.

La plupart de leurs maîtres mettaient les disciples en garde contre le fait de trouver du plaisir dans les actes de dévotion et d'obéissance ; c'était à leurs yeux une faute grave. Dès que l'homme de spiritualité se complaît dans quelque chose et qu'il s'en délecte, cela prend de l'importance chez lui et dans son esprit, et quiconque, parmi les disciples, se félicite de ses propres actions, y prend plaisir ou les considère d'un œil satisfait, déchoit du rang de ceux que l'on respecte. Je tiens de 'Abd alWâbid ibn 'Alî al-Sayyârî , d'après son oncle maternel al-Qâsim ibn al-Qâsim al-Sayyârî *17, la parole suivante de (son maître) Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî : « En toute circonstance, prenez garde à l'âme (charnelle et égoïste) ! » C'est ainsi qu'un malâmatî saluera quiconque met de la mauvaise grâce à lui répondre et qu'il omettra de le faire pour quelqu'un qui lui rend bien volontiers ses salutations. Pour la même raison, il renoncera à la compagnie de celui qui se réjouit de sa présence et il donnera la préférence à la société d'un homme qui le méprise. Il adressera ses demandes à celui dont il essuie les refus et il ne sollicitera pas celui qui lui accorde satisfaction. Il ira au-devant de l'homme qui se détourne de lui et inversement. Il fera des dons à celui qui ne l'aime pas et s'en abstiendra à l'égard de celui qui l'aime. Il préférera séjourner auprès de quelqu'un qui le trouve déplaisant plutôt qu'auprès de celui qui souhaite sa venue. Il fréquentera quelqu'un qui le déteste et non pas quelqu'un qui éprouve de l'affection pour lui. Il mangera ce qui lui inspire du dégoût plutôt que ce qui le met en appétit (variante textuelle : « Il mangera en compagnie de quelqu'un qui lui inspire du dégoût plutôt que d'un convive qui excite son appétit. »). S'il a le désir de rester là où il est, il voyagera, et s'il lui prend l'envie de partir, il demeurera fixé au même endroit. Et ainsi de suite. En toute circonstance, les Malâmatiyya choisissent délibérément de contrecarrer l'âme, renonçant à tenir le moindre compte de ce qui la délasserait et lui procurerait la tranquillité. Ils font, par ailleurs, tous leurs efforts pour ruiner leur réputation et se déconsidérer aux yeux de ceux qui les respectaient. Ils adoptent un comportement qui les expose aux critiques, même s'il reste, au regard de la religion, dans les limites permises, comme le fait d'entretenir des relations avec des individus qui n'appartiennent pas à leur niveau social ou de fréquenter des lieux qui les discréditent. Tout cela est destiné à masquer leur condition spirituelle et à préserver les moments privilégiés (de leurs expériences intérieures) de tout ce qui pourrait y faire obstacle, sans parler de l'humiliation et de l'abaissement qu'ils s'infligent par de telles apparences. Conformément aux recommandations de leurs maîtres, c'est de cette manière qu'ils assurent la protection de leurs « états spirituels » et des secrets de leurs relations avec Dieu contre toute indiscrétion.

Principes des Hommes du Blâme

  1. Ils considèrent comme du polythéisme (ou « associationnisme », shirk) le fait de se parer d'un acte extérieur de dévotion et comme de l'apostasie (irtidâd) celui de se parer d'un état intérieur.

  2. Ils ont pour règle de ne pas accueillir par une manifestation de fierté les dons (matériels) qui leur sont octroyés (par la Providence) et de solliciter avec humilité. Et pourtant, si l'on interroge n'importe qui sur ce sujet, il dira que s'il est vrai que quémander suppose l'abaissement, dans les dons gracieux dont on bénéficie il y a place pour la fierté. Ce n'est pas le cas pour la nourriture, que l'on mange humblement, puisque la condition de serviteur (sous la dépendance de Dieu) ne saurait être un sujet d'orgueil. Les Malâmatiyya se fondent sur cette parole du Prophète : « Je ne suis qu'un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs18 . » On pourrait objecter que ce principe est en opposition apparente avec ce que la Tradition nous apprend, quand le Prophète dit à Omar : « Cet argent que Dieu t'envoie (sans doute au moment du partage du butin distribué par le Prophète au retour d'une expédition) sans que tu l'aies demandé ou convoité, accepte-le donc ! » On répondra qu'Omar considérait cela comme une occasion de se montrer fier et que le Prophète, s'en étant rendu compte, l'engageait à s'opposer à cette réaction personnelle et à se soustraire à l'orgueil. La phrase du Prophète signifiait donc : « Que cela ne soit pas pour toi une raison de te montrer fier. » Rejeter la mansuétude dont on est l'objet est, en effet, une manifestation d'amour-propre, et elle engendre l'orgueil19 .

  3. Satisfaire aux droits (d'autrui) sans exiger (en retour) la satisfaction des siens20 .

  4. S'ils doivent se déposséder d'un bien, ils préfèrent que cela se passe de la façon la plus pénible pour eux, plutôt que le contraire, pour éviter, par exemple, toute complaisance personnelle dans le fait d'en faire don généreusement, ou parce qu'ils ont honte de le faire précisément à contrecœur. C'est ainsi que l'on m'a raconté qu'un cheikh malâmatî avait été dépouillé de son argent et qu'il disait (pour masquer sa satisfaction) à ceux qui s'en saisissaient : « Cet argent est illicite (sous-entendu " pour moi ") et il n'est pas licite pour vous. » On lui demanda pourquoi il l'avait déclaré illicite (harâm) et il répondit : « En réalité, ils n'ont fait que prendre ce qui leur appartenait, rien n'était à moi, mais c'est de cette façon que ce qui est dû est soutiré à celui qui rechigne à le donner. » Ce comportement de leur part se fonde sur cette parole du Prophète : « Le vœu (nadbr) ne saurait dispenser de ce qui est dû, il ne sert qu'à l'avare qui renâcle à s'en acquitter21 . »

  5. Selon eux, c'est l'inattention (gbafla) qui permet aux hommes de regarder avec complaisance leurs propres actes et leur condition spirituelle. S'ils pouvaient considérer attentivement ce que Dieu leur apporte, ils tiendraient pour méprisable en toute circonstance ce qui vient d'eux-mêmes et ils estimeraient que ce qui est porté à leur crédit représente bien peu de chose en comparaison de ce qui est en leur défaveur.

  6. A ceux qui leur témoignent de l'aversion, ils opposent la maîtrise de soi, la patience, l'humilité, l'indulgence et la bienveillance, sans attendre qu'on leur rende la pareille. Et ils s'appuient en cela sur une parole que Dieu adressait à Son Prophète : « Réponds en échange par une action encore meilleure ! » (Coran, XXIII, 96, et XLI, 34)22.

  7. Tenir l'âme en suspicion dans toutes les circonstances, qu'elle marque de l'empressement ou non, qu'elle fasse preuve d'obéissance ou non, et en aucun cas ne l'approuver ni prendre son parti.

  8. Selon eux, également, quand une expérience intérieure de l'esprit se manifeste au « secret » (sur la hiérarchie des niveaux de conscience, voir notre Introduction), celui-ci s'en attribue complaisamment l'apparence. Quand une expérience intérieure du secret se manifeste au cœur, elle se transforme pour le secret en appropriation idolâtre (shirk). Quand une expérience intérieure du cœur se manifeste à l'âme, elle part en poussière (Coran, XXV, 23). Quand un homme fait étalage de ses œuvres et de ses expériences intérieures, c'est l'effet de l'aveuglement stupide de sa nature et du Démon qui se joue de lui. Pour celui qui dédaigne ces tromperies, il n'y aura que progression, et son ascension à travers les différents degrés des expériences intérieures ne s'interrompra plus. Il s'élèvera du niveau du secret jusqu'à celui de l'esprit sans que le cœur n'en sache rien ; il s'élèvera du niveau du cœur jusqu'à celui du secret sans que l'âme n'en sache rien ; et il s'élèvera du niveau de l'âme jusqu'à celui du cœur sans que sa nature (inférieure) n'en sache rien. Ce sera pour lui le dévoilement : il regardera de lui-même ce qu'il voudra et il le contemplera tel qu'il est. Son cœur, à son tour, sera doté de la vision, et des informations lui seront communiquées concernant les réalités cachées. Mais la contemplation obtenue par l'esprit et le secret se fera sans qu'il n'y ait plus, en aucun cas, appropriation par le cœur et l'âme. En même temps, sa personne extérieure restera fermement attachée à la science (des pratiques de la Loi) en tenant assidûment l'âme en suspicion, l'accusant d'être dans l'illusion trompeuse et de se laisser entraîner dans les pièges. C'est ainsi que cet homme évitera de se commettre avec elle et de déchoir alors du rang des Justes (alliddiqûn).

Interrogé sur ce qui caractérise les Hommes du Blâme, l'un d'eux répondit que c'est la suspicion (tubma) continuelle. Leur circonspection (muhâdhara) est en effet constante, et celui chez qui elle est solidement établie repousse facilement tout ce qui est douteux et ne commet pas d'actes impies.

Muhammad ibn al-Farrâ' m'a rapporté cette réponse, qu'il avait entendue de la bouche de 'Abd Allâh ibn Manâzil, quand on lui avait demandé si un malâmatî pouvait émettre des prétentions : « Qu'est-ce donc qui lui appartiendrait, pour s'en prévaloir ! »

'Abd Allâh ibn Muhammad23 avait posé à Abû 'Amr ibn Nujayd la question : « Le malâmatî a-t-il une caractéristique qui puisse le définir ? », et sa réponse, telle qu'il me l'a répétée, fut la suivante : « Certes oui ! Extérieurement, il est dépourvu de toute affectation, intérieurement, il est dépourvu de toute prétention et rien (de ce monde) ne saurait l'habiter. » 'Abd Allâh m'a rapporté également qu'une autre fois il avait interrogé Ibn Nujayd sur la signification de cette appellation d'« Hommes du Blâme », et qu'il avait alors déclaré : « Elle découle nécessairement des qualificatifs qui ont été attribués à l'être humain (par le Coran) : " L'homme a été créé d'impatience " (Coran, XXI, 37) ; " En vérité, l'âme est l'inspiratrice constante du mal " (XII, 53) ; " L'homme a trop de hâte " (XVII, 11) ; " En vérité, l'homme est plein d'ingratitude envers son Seigneur " (C, 6) ; " L'homme a été créé versatile " (LXX, 19). Un être dont la nature est telle mérite-t-il les louanges ou le blâme ! Voilà ce que signifie l'appellation " Ahl al-Malâma ". »

Leurs maîtres aiment revêtir l'aspect des gueux tout en agissant en hommes vertueux, et ils recommandent également aux disciples de rester dans les souks, d'y être présents physiquement tout en s'en échappant mentalement. Mon aïeul (Ibn Nujayd) m'a répété ce que lui avait confié Abû Muhammad al-Jawni, un disciple d'Abû Hafs ; celui-ci lui avait donné la directive suivante : « Tiens-toi au souk pour t'assurer un moyen d'existence mais garde-toi bien d'utiliser ce que tu y gagneras pour te nourrir, dépense-le en le distribuant aux pauvres et, pour pouvoir manger, mendie auprès des gens I » Al-Jawnî ajouta : « Mais, quand je leur demandais l'aumône, ils s'exclamaient : " Voyez cet homme insatiable et cupide ! Il travaille toute la journée et en plus il mendie ! " Cela dura jusqu'à ce qu'ils eurent vent de ce que m'avait ordonné Abû Hafs et, à ce moment-là, ils m'accordèrent leurs dons. Après cette expérience, Abû Hafs me dit alors de renoncer à la fois à gagner ma vie et à pratiquer la mendicité, et c'est ce que je fis. »

Abû Hafs s'était écrié : « Les gens parlent de " proximité ", d' " union ", de degrés spirituels élevés, et moi, tout ce que je demande à Dieu, c'est qu'Il me montre la voie à suivre, ne serait-ce que le premier pas à faire. » Et Abû Yazîd al-Bistâmî déclarait : « Les gens croient que le chemin qui mène à Dieu est plus clair et plus connu que le soleil, et moi, tout ce que je Lui demande, c'est qu'Il m'en accorde ne serait-ce que l'équivalent d'une tête d'aiguille ! »

Plus les relations qu'ils peuvent avoir avec Dieu sont parfaites et plus elles sont élevées, plus les grands cheikhs font preuve d'humilité et moins ils font cas de leur condition spirituelle et de leur propre personne. L'effet de cette discipline est qu'elle sera suivie par les novices et, en même temps, la réalisation parfaite de leurs relations avec l'Être divin leur évitera de porter leur attention sur une autre réalité que Lui et d'être alors privés de cette « station » spirituelle qu'ils ont atteinte. On avait dit à l'un d'eux : « Comment se fait-il que la présomption soit si rare chez vous ! » Et il avait répondu : « Les prétentions ne sont-elles point qu'aveuglement stupide et absurdité ridicule I Si celui qui les émet faisait un retour sur lui-même, il se rendrait compte que son âme est dépourvue de tout ce qu'il affiche et à cent lieues de tout ce qu'il déclare. Ne se retrouverait-il pas alors dans la situation décrite par le poète : " Il y a de la désolation dans les yeux de celui qui a soif et qui cherche l'eau du regard, quand est coupé le chemin qui le mènerait à l'aiguade. " »

J'avais demandé à Muhammad ibn al-Farrâ' quelle était la règle fondamentale des Hommes du Blâme, et voici quelle fut sa réponse : « Plus la réalisation de leurs rapports avec Dieu est parfaite et plus l'expérience qu'ils vivent dans un moment privilégié est de nature élevée, plus ils cherchent refuge (en Lui), plus ils supplient humblement, plus ils restent attachés à la voie de la crainte et de la frayeur, car ils ont peur que la condition dans laquelle ils se trouvent ne soit l'occasion de se laisser entraîner dans un piège. Ils sont comme les compagnons des prophètes, décrits par Dieu quand Il dit : " Combien de prophètes, dont des disciples en grand nombre ont combattu (ou ' ont été tués ', selon une autre lecture coranique) à leurs côtés, sans avoir perdu courage en face de ce qui les atteignait dans la voie de Dieu et sans avoir faibli ! " (Coran, III, 146). Voilà quelles étaient leurs qualités, telles que Dieu les a énoncées, et Sa Parole est la Vérité. Mais ensuite Il a évoqué leur témoignage à l'égard de leur propre personne en dépit de leur condition spirituelle précédente. Leurs seules paroles étaient : " Seigneur ! pardonne-nous nos péchés et nos écarts de conduite, affermis nos pas, et secours-nous contre le peuple des mécréants ! " (Coran, III, 147). » Rappelons à ce propos ces mots du Prophète lui-même : « Je ne suis qu'un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs » On peut rapprocher de cette attitude ce que disait Abû klaf§, et qui m'a été rapporté par 'Ali ibn Bundâr * d'après Makifûz : « Depuis quarante années, ce que j'éprouve dans mes rapports avec Dieu c'est qu'Il me jette le même regard qu'aux réprouvés (Ahl al-shaqâwa), et toutes mes oeuvres montrent bien que je suis voué au malheur éternel. »

La méthode suivie par Abû liaf§ et ses disciples consistait à exhorter les novices aux œuvres pies et aux mortifications en leur en vantant les nobles mérites et les bienfaits et en les encourageant ainsi à l'accomplissement sans relâche des pratiques spirituelles et à la lutte incessante avec soi-même. (A l'inverse) la méthode de Hamdûn al-Qassâr et de ses disciples était de restreindre aux yeux des novices la portée de ces pratiques et de leur montrer les défauts qui les entachent, afin qu'ils n'en tirent pas vanité, ce qui serait fâcheux pour eux. Quant à Abû 'Uthmân *, il s'est tenu dans un juste milieu, adoptant une position intermédiaire. Il disait ceci : « Les deux méthodes sont bonnes mais il y a un temps pour chacune. Quand le novice vient nous trouver, au début, nous lui recommandons la réalisation parfaite des pratiques spirituelles pour qu'il s'applique avec assiduité à l'accomplissement des œuvres et qu'il s'y tienne fermement. Lorsqu'il en est ainsi, que le novice a fait preuve de persévérance et que son âme a trouvé la quiétude, c'est alors que nous lui dévoilons les défauts de ses pratiques. Par la révélation de ses insuffisances, qui rendent ses oeuvres imparfaites à l'égard de Dieu, il prendra ces défauts en aversion. De cette façon, il demeurera ferme dans l'accomplissement des œuvres mais sans en subir la séduction trompeuse. Sinon, comment pourrions-nous lui montrer les défauts des œuvres dont il serait dépourvu ! Il ne peut donc s'agir que de lui dévoiler le défaut d'une chose à laquelle il se sera (préalablement) appliqué avec conviction. » C'est peut-être la méthode la plus équilibrée.

Une autre réponse à la question portant sur « la Voie du Blâme » est la suivante : « C'est, pour le malâmatî, ne pas se faire remarquer par quoi que ce soit qui pourrait le distinguer des autres hommes, ni (par exemple) dans sa façon de se vêtir, ni dans sa manière de marcher ou de se tenir dans une réunion. C'est aussi respecter les préceptes de la vie extérieure quand il est en leur compagnie, tout en gardant une parfaite vigilance qui le maintiendra dans un isolement intime. Ce qu'il manifestera de sa personne ne présentera aucune différence apparente avec la leur ; rien ainsi ne le distinguera d'autrui mais sa réalité intérieure ne se pliera pas à cette conformité. Il s'associera aux gens pour tout ce qui concerne les choses ordinaires et la vie normale, et c'est de cette façon que rien ne le différenciera des autres hommes. »

« Qu'est-ce que le Blâme ? », et quelqu'un donna cette définition : « C'est ne pas afficher ce qu'il y a de bon en toi et ne pas dissimuler ce qu'il y a de mauvais en toi. »

On avait demandé à un malâmatî : « Comment se fait-il que vous ne participiez pas aux séances de samâ' (réunions mystiques, accompagnées de chants, aboutissant à des transes extatiques) ! — Ce n'est pas, répondit-il, parce qu'elles nous déplaisent ou que nous les désavouons, mais parce que nous craignons qu'elles ne dévoilent malgré nous les " états " intérieurs que nous gardons secrets, et qu'à nos yeux ce serait très grave pour nous. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad alSahmî, d'après Ahmad le fils de Hamdûn, que ce dernier, interrogé une autre fois sur le Blâme, avait dit : « C'est la crainte des Qadarites et l'espérance des Murjites24

Pour ce qui concerne les séances de samâ', le désir d'y assister ne leur paraissait recommandable qu'à ceux qui restaient maîtres d'eux-mêmes, sans se laisser aucunement dominer par le samâ', même en cas de pratique prolongée.

  1. Selon eux, il y a quatre sortes d'invocation de Dieu (dhikr) : par la langue, par le cœur, par le « secret », et par l'esprit. Si l'invocation de l'esprit est réalisée parfaitement, le secret et le cœur se taisent, et c'est l'invocation de la contemplation (mushâhada). Si l'invocation du secret est réalisée parfaitement, le cœur et l'esprit se taisent, et c'est l'invocation de la crainte révérencielle (hayba). Si l'invocation du coeur est réalisée parfaitement, celle de la langue cesse, et c'est l'invocation des bienfaits et des grâces ; mais si le cœur est distrait, la langue s'occupe à invoquer, et c'est l'invocation routinière.

D'après eux, également, chacune de ces différentes invocations comporte un risque. Celui qui menace l'invocation de l'esprit est le regard de convoitise du secret. Le danger pour l'invocation du secret est le regard de convoitise du coeur, et pour celle du coeur, c'est le regard de convoitise de l'âme. Le risque de l'invocation de l'âme (0 est qu'elle considère son acquisition avec complaisance et lui accorde une importance exagérée. L'âme peut aussi rechercher dans l'invocation une récompense, comme de parvenir par ce moyen à une « station » spirituelle. L'homme le plus médiocre (en pareil cas) est celui qui voudrait la montrer aux autres et les attirer à lui grâce à elle ou à ce qu'elle implique, et c'est là (le signe de) la disposition naturelle la plus vile et la plus basse.

Un malâmatî a dit ceci : « En créant les hommes, Dieu a revêtu de beauté certains d'entre eux : Il leur a octroyé les dons de Ses lumières, Il leur a accordé de Le contempler et d'être en parfaite harmonie avec Lui, et Il leur a prodigué ce qu'Il avait disposé pour eux avec sollicitude de toute éternité. Il en a mis d'autres dans les ténèbres : celles de leur âme, de leurs tendances naturelles et de leurs passions. Ceux qu'Il a ornés, ce sont « les Hommes du Tasawwuf» Cependant, ils ont montré au monde les faveurs exceptionnelles (ou « les charismes ») de Dieu à leur égard et ils se sont mis à s'en parer et à en parler, dévoilant aux créatures les secrets de l'Etre divin. Mais il y a une troisième catégorie, celle des Hommes du Blâme : ils ne montrent aux autres que ce qui leur convient — pratiques religieuses, conduite morale ou activités naturelles — et ils prennent bien garde que personne ne puisse jeter un regard ou avoir accès aux précieuses réalités cachées qui sont la propriété de l'Être divin et qu'Il leur a confiées en dépôt, évitant aussi d'en retirer du respect et de la considération. Plus encore, ils veillent avec un soin jaloux sur toutes leurs vertus et leurs œuvres méritoires, craignant de les montrer et sachant le parti que l'âme en tirerait. En conséquence, ils ne laissent voir aux autres que ce qui est de nature à les déconsidérer à leurs yeux et à leur attirer l'humiliation et le rejet. Ainsi désapprouvés par le monde, ils sauvegardent tout à la fois la pureté de leurs œuvres extérieures et celle de leur réalité intérieure. Citons à ce propos cette parole de l'un d'eux : « La Voie du Blâme consiste à montrer aux créatures la condition de la " séparation " (tafriqa) et à maintenir cachée la réalisation intérieure de " l'Union parfaite " à Dieu ('ayn al-jam'). »

  1. L'un de leurs principes est de réprimer le plaisir que procurent les actes d'obéissance, car il y a là un poison mortel.

  2. Ils ont également pour règle d'exalter l'importance de tout ce qui, en eux, appartient à Dieu dans quelque domaine que ce soit, et de compter pour peu de chose ce qui vient d'eux-mêmes quand ils se confortent à Ses volontés et qu'ils accomplissent des actes d'obéissance. Dans leurs relations avec Dieu, ils s'attachent à respecter les limites qui leur sont imposées et à ne pas délibérément prononcer des paroles qui les trahissent ni à révéler un état mystique qui doit rester secret.

En rapport avec ce principe, on peut citer les paroles suivantes de Muhammad ibn Mûsâ al-Farghânî (al-Wâsitî) : « Dieu a créé Adam de Sa Main et Il lui a insufflé de Son Esprit, Il a dit aux Anges de se prosterner devant lui et Il lui a enseigné tous les noms (des êtres) mais ensuite Il l'a averti : "Il ne dépend que de toi de ne pas y avoir faim et de ne pas y être nu " (Coran, XX, 118 ; allusion aux suites de la Tentation et de la Chute). Il lui faisait ainsi savoir ce qui était en son pouvoir afin qu'il n'excède pas les limites de sa condition. »

On m'a rapporté ces mots d'un de leurs maîtres : « Celui qui ne s'appuie que sur lui-même fait preuve de démesure, et il sera la proie du relâchement. »

Je tiens de Mansûr ibn 'Abd Allâh alI§fahârd, d'après 'Umayy al-Bistâmî 25, ces paroles d'Abû Yazîd : « Celui qui ne considère pas que ce qui est présent dans sa conscience (shaid) est un phénomène qui s'impose à lui d'une nécessité naturelle (kitirâr), que les événements qui se produisent en lui à certains moments sont du domaine de l'illusion trompeuse (ightirâr), que ses expériences intérieures sont des pièges qui lui sont tendus, que ses paroles sont des mensonges et que sa dévotion est de l'impudence (ou " un acte intéressé ", selon une variante textuelle), un tel homme, dis-je, a une vision fausse 26. »

Muhammad ibn al-Fadl* écrivit à Abû 'Uthmân pour lui demander quelles étaient pour le serviteur les œuvres et les expériences intérieures absolument pures, et voici sa réponse : « Sache — et que Dieu t'honore de Sa satisfaction ! — que seules sont ainsi celles que Dieu permet au serviteur de réaliser sans la moindre affectation (takalle de sa part, et en le soustrayant à la considération complaisante de lui-même et de ceux qui le regardent ; quant aux expériences intérieures, seule sera absolument pure pour lui celle du secret intime de son être, qui n'est connue que des grands spirituels. Selon la parole divine :

" Voilà (ce qui est prescrit), et quiconque respecte les lois de Dieu, pour lui elles sont alors l'objet de la piété du cœur " (Coran, XXII, 32). Cela signifie pour moi — mais Dieu le sait mieux — que celui qui respecte les lois divines est l'être qui suit le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète, et que c'est dans son cœur qu'il respecte tout cela, jusqu'à ce qu'il soit devenu impossible pour lui de ne pas s'y conformer et de ne pas renoncer à son libre arbitre (ikhtiyâr). C'est là le signe des hommes sincères, et c'est ce que nous demandait notre maître Abû klafs et que recommandaient les plus grands de ses disciples. »

Mans ûr ibn'Abd Allâh m'a rapporté, d'après 'Umayy et le père de ce dernier, ces mots d'Abû Yazîd : « Si je pouvais réciter en toute sincérité la parole sacrée : " Il n'y a absolument pas d'autre divinité que Dieu ", je n'aurais plus à me soucier du reste. »

On raconte qu'Abû piafs aurait dit : « Les actes d'obéissance prescrits sont en apparence une source de satisfaction personnelle alors qu'en réalité cela procède d'une illusion. Ce qui était de l'ordre de la prédestination (magdb) peut en effet faire partie des prescriptions, et celui qui se réjouit de l'accomplir ne se trouve donc que sous l'empire de l'illusion. » Il aurait dit aussi : « L'âme a été créée malade, sa maladie ce sont ses propres actes d'obéissance, et le remède qui a été prévu pour elle est de ne compter que sur ce qui a été décrété par Dieu de toute éternité. C'est ainsi que le serviteur ne cessera d'exécuter les actes d'obéissance, tout en s'en détachant. »

J'ai lu dans le livre de Ruwaym intitulé La Preuve des gnostiques un chapitre qui se rapproche beaucoup de la position adoptée par les Malâmatiyya. On lui avait en effet posé la question suivante : « Comment l'homme peut-il être dégagé de toute responsabilité dans le " repos " et la " motion " (suk4n et baraka, termes utilisés par le Kaam, la scolastique musulmane, dans la problématique de l'action), alors qu'il a été fait " se reposant " et " se mouvant " ; ou encore comment peut-il être dépourvu de libre arbitre, alors qu'il a été fait " optant volontairement " et " faisant preuve de discernement " ? » Et voici quelle fut la réponse de Ruwaym : « En tout cela sa responsabilité ne saurait être dégagée tant que sa " motion " ne provient pas d'un autre que lui-même et tant que son " repos " n'est pas attribuable à un autre que lui-même ; et il ne saurait être dépourvu de libre arbitre tant que celui-ci n'est pas en parfaite conformité avec le libre arbitre de l'Être divin en lui et à son sujet. Si c'est le cas, " repos " et " motion " lui appartiendront selon les apparences, alors que dans la réalité profonde ni " repos " ni " motion " ne lui sont attribuables, et il en ira de même pour son libre arbitre puisque celui-ci sera le libre arbitre de l'Être divin à son sujet. » C'est l'une des conditions spirituelles les plus sublimes, dont la connaissance cachée est très proche des enseignements que les Hommes du Blâme maintiennent secrets sans rien en divulguer.

  1. On m'a communiqué un propos tenu par Sahl ibn 'Abd Allâh * et qui est également voisin des conceptions des Malâmatiyya. Il disait ceci : « Le croyant n'a plus d'âme, car elle a disparu — Et où s'en est-elle allée ? lui demanda-ton — Elle est partie lors du Pacte (mub4ya'a) conclu avec Dieu, selon Sa Parole : " Dieu a acheté aux Croyants leur âme et leurs biens en échange du Paradis pour eux. ". » (Coran IX, 111).

  2. L'un de leurs principes est exprimé par ces mots d'Abû Alî al-Jûzjânî *, qui m'ont été rapportés par Muhammad ibn 'Abd Allâh alRâzî : « La bonne opinion à l'égard de Dieu est le but de la connaissance dont II est l'objet, et la mauvaise opinion à l'égard de l'âme est le point de départ de la connaissance dont elle est l'objet. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad alFarrâ', d'après Abû-l-k-lasan al-Sharkî, cette information transmise par Abû 'Uthmân : « A un homme qui lui avait demandé une directive personnelle, Abû Hafs fit la recommandation suivante : " Que ta dévotion envers ton Seigneur ne soit pas pour toi un moyen de devenir un objet de culte ! Mais fais en sorte que l'acte d'adoration que tu accomplis envers Lui soit bien le signe visible de ton attachement à Son service et de ta condition de (parfait) serviteur, car celui qui regarde avec complaisance ses actes de dévotion n'adore (en réalité) que lui-même. "»

Un autre malâmatî a dit : « Celui qui se retourne vers les créatures avant d'être parvenu au terme de la Voie rebrousse chemin, et la discipline qu'il s'était imposée auparavant engendre alors en lui la soif de domination et la recherche d'une position élevée dans le monde. Mais celui qui s'en revient vers les hommes après avoir atteint le terme ultime devient un guide spirituel dont l'enseignement est précieux pour ceux qui aspirent à Dieu. »

Selon ce que m'a rapporté Abû 'Amr ibn Muhammad ibn Ahmad ibn klamdân d'après son père, quand Abû klafs regagnait sa demeure, il revêtait, entre autres habits portés par les hommes de spiritualité, soit la tunique rapiécée

(muraqqa'a), soit le froc de laine blanche, mais quand il sortait et se mêlait aux gens, il endossait la tenue des habitués des souks car il estimait que se vêtir autrement, comme s'il était chez lui, aurait été alors sinon de l'ostentation du moins de l'affectation.

  1. Il faut être éduqué par un guide spirituel et se référer à lui pour tout ce qui concerne les connaissances théoriques et les expériences intérieures. Ahmad ibn Ahmad m'a répété cette parole d'Abû 'Amr al-Zujâjî * : « Quand bien même un homme parviendrait aux degrés et aux " stations " les plus élevés, jusqu'au dévoilement des mystères, s'il n'a pas de maître, cela ne lui sert de rien. » Et le cheikh Abû Zayd Muhammad ibn Ahmad le Juriste27 m'a rapporté ce mot d'Ibrâhîm ibn Shaybân * : « Celui qui ne reçoit pas l'éducation d'un maître est un homme vain. »

Chez les Malâmatiyya, la plupart des cheikhs considèrent comme répréhensible que l'on attire l'attention sur soi par certaines pratiques de dévotion telles que le jeûne continu, le silence perpétuel, ou encore les oraisons récitées ostensiblement après la Prière rituelle (salât), pour être connu et faire parler de soi. On peut rapprocher de ceci l'histoire que raconte Bishr al-Hâfî * (« le Va-nupieds ») : « Je m'étais rendu chez al-Mu'âfâ ibn 'Imrân28, et je frappai à la porte. Quand on me demanda qui était là, je répondis : " C'est Bishr ", mais, et ce fut plus fort que moi, j'ajoutai : " le Va-nu-pieds ". J'entendis alors la voix d'une petite fille à l'intérieur de la maison, qui me cria : " Hé ! mon oncle (avec le sens familier et moqueur de " mon vieux "), si tu mettais deux sous dans l'achat d'une paire de sandales, tu serais débarrassé de ce nom29 " '. » L'on rapporte une tradition du Prophète dans laquelle il mettait en garde contre « les deux notoriétés fâcheuses » : « Le mal est déjà là pour un homme quand on le montre du doigt soit pour une affaire de ce bas monde, soit pour une chose qui concerne l'autre monde 30. »

La plupart de leurs maîtres désapprouvent également que l'on siège au milieu des gens pour leur adresser des admonitions et des discours édifiants. « C'est, disent-ils, dépenser pour les créatures ce que l'on a de meilleur en soi ; que reste-t-il alors pour l'Être divin ? Et si on leur parle des expériences intérieures des pieux Anciens (al-Salaf), on leur fait du tort car on leur fraye la voie aux prétentions. » Abû 'Amr ibn Hamdûn m'a communiqué à ce sujet ce qu'avait déclaré Abû Hafs à Abû 'Uthmân : « Siéger ainsi au milieu des gens, c'est quitter Dieu pour s'en revenir vers le monde ; considère donc quelle sorte d'homme tu seras alors devenu 1 »

  1. Selon eux, toute œuvre et tout acte d'obéissance qui font l'objet d'un regard complaisant de ta part et qui ont ton approbation personnelle sont entachés de nullité. Ils s'appuient en cela sur ce que disait 'Alî ibn al-Husayn : « Si ton action est accompagnée par un regard de satisfaction de ta part, c'est le signe qu'elle n'est pas acceptée (par Dieu) car l'acceptation t'est enlevée et t'échappe, mais ce que tu accomplis sans considération complaisante de ta part montre que l'acceptation est effective31. »

  2. Il est de règle pour eux de considérer que l'on est soi-même imparfait et, en même temps, que les autres ont des excuses pour ce qui les concerne. 'Abd Allâh ibn Muhammad al-Mu'allim32 m'a répété ce que disait en ce sens Abû Bakr al-Fârisî (al-Tamastânî) * : « Le meilleur des hommes est celui qui voit le bien chez autrui et qui sait que les voies qui mènent à Dieu sont nombreuses, différentes de celle qu'il suit. C'est de cette façon qu'il considère dans son propre cas les imperfections qui sont en lui, sans voir celles des autres ou leurs insuffisances. » Mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd m'a rapporté, également à ce sujet, cette parole de Shâh al-Kirmânî : « Celui qui regarde les créatures humaines avec ses propres yeux est toujours en litige avec elles, mais celui qui les regarde avec les yeux de l'Être divin leur trouve des excuses pour ce qui les concerne, et il sait qu'elles ne peuvent que ce qui a été déterminé pour elles (de toute éternité). »

  3. Un autre de leurs principes est la garde du coeur, dans les relations avec Dieu, par la perfection de la contemplation, et la garde du moment privilégié de l'expérience intérieure, dans les relations avec le monde, par l'observance parfaite des convenances ; c'est aussi maintenir cachées les faveurs exceptionnelles (accordées par Dieu sous forme de charismes) quand elles se manifestent, sauf s'il est impossible de ne pas les montrer. C'est pour la même raison qu'Abû Muhammad Sahl déclarait : « Le moment privilégié (du recueillement dans l'expérience intérieure) est pour toi la chose la plus précieuse, consacre-lui donc tous tes soins ! » Abû 'Abd Allâh al-Harbî33 disait également : « Il n'y a rien de plus précieux en ce monde que ton cœur et que ton moment privilégié de l'expérience spirituelle, et en privant ton cœur du bénéfice de l'accès à la connaissance des réalités cachées, en ne tirant pas profit de la discipline de l'âme en vue du moment privilégié de l'événement mystique, tu laisserais perdre les choses qui sont les plus précieuses pour toi. »

  4. La réalisation de la condition de serviteur se fonde, pour les Malâmatiyya, sur deux éléments essentiels : la conscience parfaite de son propre dénuement à l'égard de Dieu et l'imitation parfaite de Son Envoyé. Cela ne laisse à l'âme ni trêve ni repos.

  5. L'homme doit être, selon eux, l'adversaire de son âme, lui refusant son agrément quelles que soient les circonstances. Cela est illustré par les paroles de 'Alî ibn Dâwud al'Akkî que m'a rapportées Abû Bakr ibn Shâdhân34 : « Le croyant est le procureur de Dieu, (il plaide) contre sa propre âme pour tout ce qui le concerne : sa vie intérieure, ses œuvres, ses invocations et ses paroles profanes.»

  6. Ils estiment qu'attacher de la considération à l'œuvre que l'on accomplit et en tirer vanité provient d'un manque d'intelligence et de l'aveuglement de la nature. Comment pourrais-tu être fier de ce qui ne t'appartient en aucune façon et qui t'est apporté par quelqu'un d'autre ! Te l'attribuer serait dénué de tout fondement et, dans la réalité, il n'y a entre cette œuvre et toi aucune relation d'appartenance car tu t'y trouves conduit (par Dieu) et contraint de l'accomplir. En retirer de la fierté n'est-ce donc point manquer de compréhension et être aveuglé par ses dispositions naturelles ? On rapporte à ce sujet la tradition suivante du Prophète : « Celui qui affecte de posséder une chose qu'on ne lui a pas donnée est semblable à l'homme qui revêt une tenue destinée à tromper les gens35 . »

Muhammad ibn 'Abd Allâh m'a répété ce mot de Muhammad ibn 'Alî al-Kattânî * : « Comment un être doué de raison peut-il se glorifier de son oeuvre, alors qu'il sait bien que le pouvoir de l'accomplir ne lui appartient aucunement ! »

  1. Ils ont pour règle de ne pas parler de la science de la spiritualité, de ne pas s'en prévaloir, ni de dévoiler devant les profanes les secrets divins qu'elle renferme. Je tiens de Mansûr ibn 'Abd Allâh que 'Abd Allâh ibn Muhammad alNîsâbûrî (al-Murta'ish) * posa à Abû klafs la question : « Comment se fait-il que, contrairement aux Bagdadiens, entre autres, vous ne parliez pas (de ces choses) et pourquoi préférez-vous garder le silence ? — C'est, répondit-il, parce que nos maîtres savaient bien ce qu'ils faisaient en restant muets (sur ce sujet) et qu'ils ne parlaient qu'en cas de nécessité, respectant en cela les convenances selon les situations, et en accord avec Dieu, car ils étaient devenus Ses dépositaires sur la terre qui Lui appartient, et le dépositaire (min) veille avec un soin jaloux sur ce qui lui a été confié. »

  2. Leur conception concernant le samâ' (se reporter à la fin du paragraphe 8) est que l'effet qu'il produira sur un mystique expérimenté consiste dans la « crainte révérencielle » (hayba). Si celle-ci est totale, elle l'empêchera de remuer et de pousser des cris. Muhammad ibn al-Hasan al-Khashshâb m'a rapporté cetteparole de 'Alî ibn Hârûn al-Husrî36 : « Quand il y a une correspondance heureuse entre un samâ' véritable et le coeur d'un mystique confirmé, diverses faveurs divines viennent l'orner. La première de toutes est que sa crainte révérencielle se manifeste aux autres participants et elle est à ce point parfaite que plus personne ne bouge en sa présence, ni ne crie, ni ne perd son calme. Ce qui se passe réellement quand il assiste à un samâ, c'est que l'expérience intérieure qu'il vit dans cet instant privilégié l'emporte sur celles des autres participants et qu'elle s'impose à eux ; ils sont alors sous son empire et sous sa loi. »

  3. La pauvreté (faqr), selon les Malâmatiyya, est un secret de Dieu pour l'homme de spiritualité et, si jamais il la laisse apparaître, il sort des conditions qui définissent la qualité de dépositaire (des secrets divins). Pour eux, le pauvre n'est tel que si personne ne le sait, excepté Celui envers qui il est totalement dénué ; sinon il ne s'agit plus pour lui de ce qui définit la pauvreté mais l'indigence ; et, s'il y a beaucoup de nécessiteux, rares sont les (véritables) pauvres ! Cette conception est illustrée par ces mots de Shâh al-Kirmânî qui m'ont été transmis par Muhammad ibn Ahmad ibn Ibrâhîm d'après Talla alShiblî'37 : « La pauvreté est un secret divin pour le serviteur et, s'il la garde cachée, il est alors un dépositaire digne de confiance, mais, s'il la montre, le nom de pauvre lui est retiré. »

  4. Ils recommandent de ne pas se singulariser par une tenue vestimentaire différente de celle des autres et de se comporter au milieu des gens de la même façon qu'eux, tout en s'efforçant de rester intérieurement irréprochables. Ils se fondent en cela sur ce hadîth du Prophète : « Dieu ne regarde pas votre apparence, mais c'est votre cœur et vos intentions qu'Il regarde38 . »

  5. L'une de leurs règles est aussi de détourner leur attention des défauts d'autrui en se préoccupant de ceux qui sont enracinés dans leur propre âme, en se méfiant de sa malfaisance, en la tenant constamment en suspicion, en restant fermes pour la corriger et vigilants à l'égard de ses faux-fuyants et de ses secrètes intentions. Ils s'appuient en cela sur la parole divine : « En vérité, l'âme est l'inspiratrice constante du mal. » (Cf. paragraphe 8.) Il en est ainsi, sauf, comme il a été dit, pour celui à qui Dieu accorde la maîtrise de cette âme et à qui il permet de la vaincre en s'opposant constamment à elle, puis de lui faire suivre la voie de la conformité (à la volonté divine) après celle du désaccord. Selon cette tradition du Prophète : « Bienheureux celui qui est trop absorbé par le souci de son propre défaut pour s'occuper de ceux des autres hommes 39! »

  6. Celui qui donne ne doit aucunement, selon leurs principes, regarder son geste avec complaisance puisque ce qu'il a à donner appartient à Dieu et qu'il fait seulement parvenir leur dû à leurs destinataires ; et s'il remet à autrui ce qui lui revient de droit, comment, dans ces conditions, pourrait-il faire l'important ? Cette attitude se fonde sur une tradition rapportant les faits suivants : Abû Mûsâ alAsh'arî 40, avec d'autres hommes de sa tribu, était allé trouver le Prophète pour lui réclamer des montures (lors d'une redistribution du bétail recueilli par le versement de l'aumône légale41) ; le Prophète (mécontent) avait alors juré qu'il ne les leur donnerait pas. Par la suite (grâce à une expédition qui lui fournit des chamelles comme butin), il leur donna les montures qu'ils avaient demandées. Ils pensèrent alors que l'Envoyé de Dieu avait oublié son serment et (par un pieux scrupule) ils se rendirent auprès de lui pour lui rappeler ses paroles. Il leur répondit : « Celui qui vous les a accordées, ce n'est pas moi, mais c'est Dieu. » Il avait dit aussi (en une autre occasion) : « Moi, je distribue, et c'est Dieu qui donne42 . » Quand le serviteur comprend la vérité profonde de tout cela, il est soustrait à la vision satisfaite de ses largesses et de sa générosité.

  7. Selon eux, le serviteur qui connaît le moins bien son Seigneur (ou « qui est dans l'illusion », d'après une variante textuelle) est celui qui croit que ce qu'il fait et l'acte d'obéissance qu'il accomplit lui attirent un don divin, et que celui-ci correspond à ses vertus. Ils estiment que le serviteur n'acquerra rien dans le domaine de la connaissance spirituelle tant qu'il ne comprendra pas que ce qui lui vient de son Seigneur est dans tous les cas un effet de Sa Faveur (fele) et non pas de ses propres mérites (irtihqàq). Ils se fondent en cela sur cette parole du Prophète : « Nul d'entre vous n'entrera au Paradis du seul fait de ses oeuvres. —

Pas même toi, ô Envoyé de Dieu ? — Pas même moi, sauf si Dieu me couvre de Sa Miséricorde43 . »

  1. Ils recommandent de ne pas attirer l'attention sur le vice du prochain — à moins qu'il ne soit déshonorant — et ils se réfèrent alors à ce qu'avait dit le Prophète à Hazzâl : « Si tu l'avais caché avec ton manteau, cela n'aurait-il pas mieux valu pour toi44 " ? »

  2. Ils désapprouvent que l'on adresse une demande à Dieu (du'â'), sauf si l'on est dans la détresse totale (mudtarr). N'est tel à leurs yeux que celui qui ne trouve pour lui-même, ni en Dieu, ni auprès des hommes, aucune issue, rien qui lui appartienne, ni aucune assise. Son recours au Seigneur se fera donc avec un cœur brisé et un sentiment d'impuissance, sans qu'il puisse mettre en avant sa vie intérieure et ses œuvres. Il se fera dans la condition de celui qui n'a absolument rien et qui est dépouillé de tout. C'est dans ce cas que la demande est permise et que l'on peut espérer qu'elle sera exaucée. Cette conception peut s'appuyer sur ce qu'avait répondu Abû klafs quand on lui avait demandé : « Avec quoi te présenteras-tu devant ton Seigneur ? — Qu'est-ce que le pauvre peut bien offrir au Riche, sinon son dénuement envers Lui I » Abû Yazîd disait également : « Je fus interpellé au plus profond de moi-même : " Mes trésors sont remplis de présents (de Mes serviteurs), mais si c'est Moi (" Nous " dans le texte) que tu désires, alors c'est l'abaissement et le dénuement que tu dois M'offrir ". »

  3. Selon les Hommes du Blâme, il y a un certain relâchement de l'attention (ghafla) qui peut-être un effet de la miséricorde divine et qui est réservé à celui qui consacre tous ses instants aux mortifications et aux pratiques spirituelles. Quand Dieu veut le traiter avec ménagement et indulgence, il suscite en lui une négligence momentanée qui lui apporte un soulagement. Interrogé sur cette inattention miséricordieuse, leur cheikh Abû Sâlib (Hamdûn) donna la réponse suivante : « Elle pourrait être destinée, par exemple, à quelqu'un qui ne peut regagner sa couche qu'en se traînant sur le sol, épuisé par les efforts qu'il a fournis et qui, dès qu'il est allongé, se comporte " comme une graine sur une poêle à frire. " ! »

  4. Ils considèrent que s'agiter dans la recherche des moyens de subsistance est un signe annonciateur du malheur, tandis que s'en remettre au destin qui suit son cours et s'y reposer en confiance est un signe annonciateur de la félicité. C'est pourquoi Hamdûn disait : « Dieu a créé les hommes dans un état de totale dépendance envers Lui, sans la moindre échappatoire possible pour eux, et le plus heureux est donc celui qui, conformément à ce que Dieu attend de lui, cherche le moins à se tirer d'affaire par ses propres moyens. »

  5. Il leur déplaît d'être servis ou d'être traités avec respect, ou encore que l'on recherche leur compagnie, et ils déclarent : « Qu'a donc à voir un esclave avec de telles prétentions ? Elles ne conviendraient qu'à des hommes qui seraient libres. » Ce comportement trouve sa justification dans la réponse de Hamdûn à la question : « Qu'est-ce que le serviteur ? », et qui m'a été transmise par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ' d'après 'Abd Allâh ibn Muhammad ibn Manâzil : « C'est, dit-il, celui qui adore et qui ne veut pas être adoré. » Rappelons aussi cette parole d'Abû Hafs (citée au paragraphe 13 en termes légèrement différents) : « Que ta dévotion ne soit pas pour toi un moyen de devenir à ton tour un seigneur réclamant que ses serviteurs lui rendent un culte ! »

  6. Leur position concernant la clairvoyance (firâsa, également « connaissance intuitive », « lecture des pensées », « divination »)45 est que l'homme doit s'en méfier pour ce qui le concerne et que le croyant ne saurait la revendiquer pour lui-même. Cela est conforme à cette recommandation du Prophète : « Prenez garde à la clairvoyance du croyant (car il regarde avec la lumière de Dieu)46 . » Et celui qui redoute la clairvoyance d'autrui à son endroit, comment pourrait-il y prétendre pour lui-même ? C'est ce que disait Abû Hafs.

  7. Une autre de leurs règles de vie était ainsi énoncée par Abû Sâliki (Hamdûn), dans les termes qui m'ont été rapportés par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ' d'après Ibn Manâzil : « Le croyant doit être pour ses frères un flambeau pendant la nuit et une canne pendant le jour. » Il entendait par là le parfait soutien qu'il leur apporte dans leurs préoccupations et leurs besoins.

  8. Ce que raconte Abû 'Uthmân au sujet de son maître Abû Hafs correspond encore à une autre de leurs conceptions : « Abû Hafs avait déclaré que si l'on avait beaucoup de science on agissait peu et que si l'on avait peu de science on agissait beaucoup. Je vins donc le trouver pour lui demander ce que ces paroles signifiaient : " Celui qui a beaucoup de science, me répondit-il, considère la plupart de ses œuvres comme ayant peu de prix parce qu'il est conscient de ses imperfections dans leur accomplissement, tandis que celui qui a peu de science grossit l'importance de la moindre de ses œuvres parce qu'il n'y voit pas ses insuffisances et ses défauts. »

  9. Selon eux, ce que l'oreille entend ne doit pas l'emporter sur ce que l'œil voit. Cela veut dire que l'opinion flatteuse que l'on entend à son sujet ne doit pas l'emporter sur l'expérience et la vision que l'on a de ses propres faiblesses. C'est également à Abû Hafs que l'on doit la formulation de ce principe qui peut s'appuyer sur la parole du Prophète (passée en proverbe) : « Être informé, ce n'est pas la même chose que voir de ses propres yeux47 . » Omar avait dit aussi : « L'homme qui est victime d'une illusion, c'est celui que vous avez vous-mêmes trompé. »

  10. Ils ont pour règle de s'abstenir de parler des questions spirituelles délicates et des allusions symboliques, de ne pas s'adonner à leur étude, mais de s'en tenir au domaine de ce qui est ordonné ou défendu. Ce comportement peut se fonder sur ce que m'a rapporté 'Abd Allâh ibn 'Alî d'après Ishâq le fils d'Ibrâhîm ibn Shaybân : « Muhammad ibn al-Qâsim al-Halwânî 48 écrivit à mon père une lettre dans laquelle il multipliait les allusions (aux réalités spirituelles). Mon père lui adressa alors la réponse suivante : « Mon frère, si tu suivais les commandements de Dieu et Ses interdictions, tu t'en porterais mieux49 ". » Mon aïeul m'a communiqué à ce sujet un propos d'Abû'Iyâd : « Quand la pensée des œuvres pies est enlevée à l'homme, il se met à parler des ambitions spirituelles les plus magnifiques et des connaissances les plus subtiles sans la moindre retenue. »

  11. Leur point de vue sur la remise confiante à Dieu (tawakkul, concernant les moyens de subsistance) est illustré par ce que disait Abû Yazîd, et qui m'a été transmis par Ibn 'Abd Allâh (al-Râzî) d'après 'Umayy alBistâmî « Pour t'en remettre à Lui, tu n'as qu'à considérer qu'il n'y a pas d'autre " intendant " que Lui, ni, pour ta subsistance, d'autre " fournisseur " que Lui, ni d'autre témoin de tes actes que Lui. »

  12. Ils ont pour principe de maintenir cachés les signes miraculeux et les charismes (dont ils pourraient faire l'objet), et de les considérer comme des pièges qui leur seraient tendus et comme un éloignement de la Voie qui mène à l'Être divin. Muhammad ibn Shâdhân m'a rapporté cette parole d'Abû 'Amr alDimashqî * : « De même que Dieu a prescrit aux prophètes de manifester les signes miraculeux et les charismes, il a prescrit de même aux saints (awliyâ') de les maintenir cachés pour éviter qu'ils ne fassent tomber les hommes dans l'erreur. »

  13. Ils recommandent de s'abstenir de pleurer lors du samâ', de l'invocation ou de l'instruction spirituelle — entre autres circonstances — mais de s'appliquer à contenir son affliction, ce qui, en outre, est une discipline recommandable pour le corps. On peut citer, pour justifier cette position, les paroles adressées par Abû Bakr Muhammad ibn 'Abd al-'Azîz al-Makkî à un homme qui pleurait pendant une réunion spirituelle qu'il tenait — paroles qui m'ont été transmises par Muhammad ibn 'Abd Allâh : « Le plaisir que les larmes te procurent est le prix qu'elles te font payer. » Abû IIafs, quant à lui, laissait ses disciples libres de pleurer si c'était sous l'effet du regret (des fautes commises), et c'était pour lui très louable. Abû 'Uthmân était en désaccord avec lui sur ce point, disant que les pleurs de regret faisaient disparaître celui-ci, et qu'il était préférable que se fassent sentir les effets d'un regret prolongé plutôt que de le soulager par les larmes. Mais il y a aussi les pleurs de l'âme qui se consume, et dont chaque larme ruine le corps et l'épuise, comme l'a dit le poète :

« Ce ne sont point des larmes qui coulent de mes yeux, mais c'est mon âme qui fond goutte à goutte. »

  1. Voici encore l'une de leurs recommandations : « Ce qu'il faut, c'est que ce soit ta demeure qui apporte à ta place un témoignage édifiant le jour de ta mort, et non pas que tu affiches ta pauvreté tout le long de ta vie. Qu'elle soit donc, quand tu mourras, semblable à celle des pieux Anciens, nos maîtres en matière de pauvreté ! » Ils disent aussi : « Fais, aux yeux du monde, comme si tu étais riche et comme si tu n'étais pas dans le besoin, et cela toute ta vie, et, quand tu mourras, c'est ta demeure qui fera voir que tu étais pauvre. Pour ceux qui ne feront que passer, ta mort apparaîtra alors comme un soulagement, et pour ceux qui resteront, elle sera une leçon exemplaire. » Ils peuvent se fonder en cela sur cette parole qu'adressait Abû Hafs à Abd Allâh al-Hajjâm : « Si tu es un " chevalier de la foi " (fittâ, " homme véritable ", " homme fort ", spirituellement parlant), ta demeure servira d'exhortation pour les autres " fityân " (pluriel de fatâ) le jour de ta mort. »

  2. Il convient, selon eux, de s'abstenir de faire appel à toute créature humaine et de lui demander de l'aide, car on sollicite uniquement ainsi un être qui est luimême dans le besoin et la dépendance, peut-être encore plus nécessiteux et plus démuni que soi, sans qu'on n'en sache rien. Ils se réfèrent à ce que disait Hamdûn, et qui m'a été communiqué par Mansûr ibn 'Abd Allâh d'après Abû 'Ali alThaqafi * : « Pour une créature, implorer le secours d'une autre créature, c'est agir comme un prisonnier qui appelle à l'aide un autre prisonnier. »

  3. Quand ils constatent qu'une de leurs prières est exaucée, il est de règle, chez eux, de s'en affliger et d'en éprouver de l'inquiétude, estimant que c'est une ruse et un piège qui leur est tendu. Cela est illustré par un récit qui m'a été conté par al-Duqqî * d'après Abû Nasr alRâfn, et dans lequel Abû 'Uthmân alNîsâbûrî relate les faits suivants : « Nous nous étions rendus dans un endroit montagneux en compagnie d'Abû Hafs ; il s'était arrêté de marcher et il nous parlait quand soudain une gazelle (ou " un daim ", selon d'autres auteurs)50 vint s'agenouiller devant lui. Abû Hafs se mit alors à pleurer, bouleversé, et nous lui en demandâmes la raison ; il nous répondit : " II m'était venu à l'esprit que si nous avions pour cette nuit quelque animal à manger, nous pourrions faire un repas tous ensemble, et à peine cette pensée s'était-elle imposée à moi qu'une gazelle a surgi, comme vous avez pu le constater. Qu'est-ce qui alors me préservera du danger de devenir comme Fir'awn (le " Pharaon " du Coran, personnage démoniaque et symbole de la prétention à la divinité) dont les demandes étaient exaucées et que pourtant Dieu a voué finalement au malheur ! ". »

  4. Les subsistances doivent être acceptées, selon eux, quand il en résulte un abaissement de la personne, et elles doivent être refusées si elles fournissent l'occasion pour l'âme de se glorifier ou pour la nature de satisfaire son avidité. 'Isâm al-Balkhî 51 avait envoyé quelque chose (argent ou nourriture) à Ijâtim alil.amm * qui l'avait alors accepté. On lui en demanda la raison : « J'ai, dit-il, estimé qu'en le prenant ce serait pour moi une façon de m'abaisser et, pour lui, un motif de fierté, tandis qu'en le refusant c'est moi qui serais fier et lui qui serait abaissé ; j'ai donc préféré sa fierté à la mienne et mon abaissement au sien52 . »

  5. Pour ce qui concerne leurs règles de conduite, voici encore, entre autres exemples, d'après 'Abd Allâh ibn Muhammad ibn 'Abd al-Rahmân al-Râzî, la réponse d'Abû 'Uthmân Sa'îd ibn Ismâ'îl, interrogé sur la question des relations fraternelles (suhba) : « La perfection de ces relations se traduit extérieurement de la façon suivante : tu mets largement tes propres bien à la disposition de ton frère sans, de ton côté, convoiter les siens ; tu fais preuve d'équité à son égard sans exiger la réciprocité ; tu suis ses avis sans que pour autant il se range aux tiens ; tu supportes de sa part qu'il se montre distant envers toi sans que tu lui rendes la pareille ; tu attaches une grande valeur à son moindre bienfait tout en tenant pour peu de chose ce qui lui vient de toi. »

Je citerai enfin, pour résumer tout ce qui a été dit, les paroles de l'un des maîtres de cette communauté spirituelle, Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ'. Al-

Ahdab, serviteur et disciple d'al-Qannâd, lui avait demandé ce qu'étaient les Malâmatiyya et ce qu'ils professaient : « Ils n'ont, répondit-il, aucun enseignement officiel et ils n'ont rédigé aucun. traité. En revanche, ils ont eu un maître, portant le nom de Hamdûn al-Qassâr, qui définissait ainsi le malâmatî: " C'est un homme qui, intérieurement, est dépourvu de toute prétention et qui, extérieurement, est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation, et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, à plus forte raison aux autres créatures ". » Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ' ajoutait : « On • m'a raconté que le cheikh de Bagdad, Abû-lHasan al-Husris *, informé à leur sujet par al-Hâjib, s'était alors écrié : " Si jamais il était possible qu'à notre époque il y ait un prophète (après Muhammad) ce serait l'un d'entre eux53 " »

APPENDICE

Demandes de bénédictions de Sulamî

Préambule

"Je demande préalablement à Dieu de m'aider en cela, de m'assister et de me guider.""Il me suffit et quel excellent Protecteur!"

(expressions coraniques: IX, 129 et III, 173)

"Et il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le Très-Haut, l'Infini."

CONCLUSION

"J'ai exposé, dans les chapitres qui procèdent, les paroles de leurs maîtres et de leurs guides spirituels qui ont été rendues publiques et qui touchent à l'aspect extérieur de leurs règles de conduite en en demandant à Dieu qu'Il ne nous prive pas des bénédictions qui s'y attachent. J' ai exposé aussi ce que ces paroles peuvent suggérer à ceux qui en ont reçu la compréhension grâce à l'assistance divine et qui concerne ce qui est encore bien au-delà de leur vie spirituelle et de leur dévotion. Quant à nous, nous demandons à Dieu — que Son invocation soit exaltée ! — de nous accorder Son approbation et de nous aider en ce qui est bon pour notre vie ici-bas et pour notre vie future, par Sa Faveur et l'immensité de Sa Miséricorde, Lui qui en est le maître et qui en a le pouvoir. »

NOTES

  1. Cf. le recueil de hadiths d'Ibn Mâja, Sunan, chap. 37, § 2 et notre Kalâbâdhi, Traité de soufisme, p. 132.

  2. Cf. l'article de René Guénon « Le masque populaire » dans Études traditionnelles, 1946, p. 157.

  3. Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân, plus connu sous le nom d'Abû 'Amr ibn Hamdân, informateur de Sulamî mais surtout de l'hagiographe Abû Nu'aym d'Ispahan, qui le cite deux cent soixante-dix fois dans sa Hilya. Il mourut à Nîshâpûr en 987/376, d'après Ibn al-'Imâd, Shadbare, III, p. 87. Son père, Abû Ja'far ibn Sinân, était un cheikh malâmatî ; voir Notices biographiques.

  4. Il s'agit sans doute plutôt d'Abû Ahmad ibn 'Îsâ, informateur de Sulamî mentionné dans ses Tabae, dans la Riad' de Qushayrî et dans Ta'rîleh Bagbed d'al-Khatîb.

  5. Abû-1-Hasan al-Qannâd de Wâsit, mort en 921 ?/309 (L. Massignon donne les deux dates de 325 et 340), connu surtout par ses informations sur Hallâj. Cf. Sam'ânî, Ansâb, V, p. 545, qui n'indique aucune date.

  6. Probablement Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ' ; Voir Notices biographiques.

  7. Le nom de 'Abd Allâh ibn Manâzil est orthographié fréquemment ibn alMubârak, par suite d'une erreur sur le graphisme.

  8. Nous pensons, en accord avec 'Afifi, qu'il s'agit d'une nouvelle erreur des copistes et que l'informateur de Sulamî est en réalité le cheikh 'Abd Allâh ibn Muhammad ibn 'Abd alRahmân al-Râzî al-Sha'rânî, auquel il a consacré une notice dans ses Tobagât, pp. 451-453.

  9. 'Abd Allâh al-Khayyât = Abû Bishr ibn Mahmûya, d'après Sam'ânt Ansâb, II,

p. 425, qui précise que c'était un ascète de Nîshâpûr « dont les prières étaient exaucées ». Il mourut en 998/388. La sentence citée par Sulamî se retrouve dans le Tabdbéb al-Asrâr de Kharkûsht folio 13a, avec la variante : « Le principe du " Blâme " est de ne pas faire la différence entre... »

  1. Muhammad ibn al-Hasan pourrait être le juriste hanéfite et savant lettré alShaybânî, mort à Rayy en 805/189. Cf. Ibn Frafeitt. , IV, n° 567, pp. 184-185.

  2. Ce poème est cité dans notre Ibn 'Arabi, La Vie merveilleuse de Dbû-l-Nin l'Égyptien, pp. 231-232.

  3. Le texte est peu sûr à cet endroit pour ce qui concerne les noms des transmetteurs.

  4. Cette tradition est rapportée par Ibn Hanbal dans son Masnad, IV, 267 et 269, à l'occasion d'une éclipse du soleil.

  5. CL le recueil de hadiths de Suyûti, al-Jami' al-saghîr,369, n° 2367.

  6. Cf. Ibn Abî Zayd al_Qayrawànl, Riala, Chapitre de la prière sur la civière portant le mort et sur l'invocation en faveur du mort, pp. 109-115. Le takbîr est la récitation de la formule rituelle Allâhu akbar («Dieu est très grand »).

  7. L'ordre habituel est ascète, dévot, savant ; cf. Abû Nu'aym, Hilya, X, 36-37, Sahlajî, Kitâb al-nêr, 127-128, Ibn KhaManâqib al-abrâr, manuscrit du Caire, folio 87a et Ibn alJawzî, Sifat al-Safwa, IV, 90.

  8. 'Abd al-Wâhid al-Sayyârî. De Nîshâpûr, mort en 985986/375.

  9. Cf. Suyûtî, al-Jâmi' al-sager, II, 571, hadith n° 2581.

  10. Ce paragraphe peut être éclairé par la tradition rapportée par Nawâwî dans ses RJ:yâ4 al-Sâlihîn, p. 195, n° 563, chap. «La légitimité de prendre ce que l'on n'a pas demandé ni convoité. » Il y est précisé qu'Omar avait commencé par refuser le don du Prophète en lui disant « Donne à quelqu'un qui en a plus besoin que moi. »

  11. On songe ici à ces paroles de Vladimir Jankélévitch : « Je suis le défenseur de tes droits, je ne suis pas le gendarme de tes devoirs. » (Paradoxe de la morale, p. 166) et à celles-ci d'Emmanuel Lévinas « Je mc vois obligé à l'égard d'autrui et par conséquent je suis infiniment plus exigeant à l'égard de moimême qu'à l'égard des autres. » (Difficile Liberté, p. 39.)

  12. Cf. Suyûti, al-sagbîr, II, 401, n° 2143 et 402, n° 2144.

  13. La même expression signifie en arabe dialectal et en arabe moderne : «

Agis avec douceur et modération. »

  1. Sans doute al-Râzî al-Sha'râni ; cf. note 8.

  2. Cette sentence n'est compréhensible que si l'on ne donne pas au mot « Qadarites » le sens de « Mu'tazilites » (théologiens rationalistes pour qui l'homme était « créateur » de ses actes et que Dieu était tenu de récompenser s'il faisait le bien). Il s'agit ici des Qadarites au sens le plus ancien, c'est-à-dire de ceux qui croyaient à la Toute-puissance divine et à la prédestination (qadar). Quant aux « Murjites », leur principale thèse revenait à dire que la loi suffit, sans les œuvres.

  3. Mansûr ibn 'Abd Allâh al-Isbahânî, l'un des informateurs de Sulamî les plus souvent cités par lui dans ses Tabae. Sans doute celui qui est mentionné par Ibn al-'Imâd, Shadharât, III, 162, et qui est mort en 1010-1011/401.

'Umayy ('Ammûya) al-Bistâmî était le fils d'Abû Mûsâ lui-même fils d'Adam, le frère aîné d'Abû Yazîd. Abû Mûsâ fut le principal transmetteur des sentences d'Abû Yazîd dont il était le disciple.

  1. Ce texte est mis à la première personne dans les versions qu'en donnent Abû Nu'aym, .1-:lifya, X, 40, et Sahlajî, Kite alNûr, 81.

  2. Abû Zayd (orthographié fautivement « Abû Yazîd » par les copistes) Muhammad ibn Ahmad al-Faqîh (al-Fâshâti alMarwazi). Ascète et éminent traditionniste et juriste chaféïte. Il mourut à Merv en 982/371. Cf. Ibn al-'Imâd, Shadharât, III, 76.

  3. Al-Mu'âfâ ibn 'Iman (Abû Mas'ûd al-Azdî). Traditionniste de Mossoul (cf.

Dhahabi, Tadbkirat al-1:-Iuff4 I, 287-288, n° 267) et saint personnage (cf. Abû Nu'aym, Hiya, VIII, 288291 et Ibn al-Jawzl, Sofas al-Safwa, IV, 151-153). Mort vers 801/ 185.

  1. Nous avons omis dans notre traduction la liste suivante des transmetteurs :

Muhammad ibn 'Abd Allâh al-Râzî, Hamza al-Bazzix, 'Abd Allâh ibn Harndûn, 'Abd Allâh

  1. Cf. Suyûtî, al-saer, V, 2, n° 6243 et 5, n° 6254.

  2. 'All ibn al-Husayn. Plus connu sous le nom de Zayn al'âbidî n, le quatrième imân pour les chiites duodécimains, il était le fils de Husayn, mort en martyr à Kerbéla (le 10 octobre 680/10 muharram 61), et petit-fils d'Ali. Il figure dans les hagiographies sunnites d'Abû Nu'aym, Hilya, III, 133-145 et d'Ibn al-Jawzi, Sifat al-Safwa, II, 52-57. Il mourut à Médine et fut enseveli au Baqî' sans doute en 713/94.

  3. 'Abd Allâh ibn Muhammad al-Mu'allim (ibn Fadlûya), l'un des informateurs de Sulamî pour les Malâmatiyya. Il était de Nîshâpûr et y mourut à une date qui n'est pas précisée. Cf. Frye, The Histories of Nishapur, I, 44a.

  4. Abû 'Abd Allâh al-Harbî. Peut-être l'ascète de Basra mentionné par Ibn alJawzî dans sa Sifat al-Safwa, IV, 5-6. Contemporain de l'orateur Shabîb ibn Shayba, il serait donc mort au début du if siècle de l'hégire.

  5. Abû Bakr ibn Shâdhân (al-Râzî). Soufi et « prédicateur édifiant » (wâ'iz). Mort en 986-987/376. Cf. Ibn al-'Imâd, Shadharât, III, 87.

  6. Cf. Suyûtî, al-jâmi' al-fager, VI, 260, n° 9168.

  7. Muhammad ibn al-Hasan al-Khashshâb (Abû-l-'Abbâs alBaghdâdî). Soufi de Bagdad, très estimé par les gens de Nishâpûr où il vécut avant de finir ses jours à La Mekke. Il mourut en 971-972/361. Cf. al-Khatib, Ta'rîkb Baghdâd, II, 209.

'Alî ibn Hârûn al-Husrî. Sans doute une erreur des copistes ; il s'agit vraisemblablement d'Abû-l-Hasan al-klusrî (cf. Naias biographiques) à qui l'on doit plusieurs sentences sur le sama (cf. Qushayrî, Risâla, 266).

  1. Muhammad ibn Ahmad ibn Ibrâhîm. Plusieurs personnages notoires sont désignés par cette suite de prénoms mais on peut penser qu'il s'agit ici d'Abû-lHusayn al-Fârisl, qui est cité par Sulamî comme informateur de nombreuses fois dans ses Tahaqât. Il ne serait autre que le maître de Kalâbâdhî (cf. notre Traité de soufisme). Il mourut en 980-981/370.

Talha al-Shiblî. Peut-être al-Nîlî, disciple d'Abû 'Uthmân, mort en 914-915/302. Cf. Jâmî, Nafahât, I, 89, n° 82.

  1. Cf. Suyeiti, aliaghir, II, 277, n° 1832.

  2. Cf. Suyûtî, aliageir, IV, 281, n° 5306 (plus développé).

  3. Abû Mûsâ al-Ash'arî. Célèbre compagnon du Prophète qui aimait l'écouter réciter le Coran pour la beauté de sa voix. Sur son rôle politique à l'époque des premiers califes on renverra à l'article de Mme L. Veccia Vaglieri dans l'Encyclopédie de fislanl, 2' édition, I, 716-717.

  4. Cf. le recueil de hadiths de Bukhârî, Sahe, VII, 183, chap. 84 (kaffârât).

  5. Cf. Suyûtî, al-saghtr, II, 571, n° 2582 (plus développé).

  6. Cf. Bukhârî, .Sabe, VII, 157, et VIII, 122. Également Ibn Hanbal, Kitâb alAbd, 475 (ancienne édition).

  7. Cf. Ibn Hanbal, Musnad, V, 217. Hazzâl (et non Safwân selon les copistes) avait été témoin d'un adultère et il avait encouragé le coupable à avouer sa faute au Prophète. Par trois fois l'homme réclama pour lui-même le châtiment. Il mourut des suites de la lapidation.

  8. Cf. notre Junayd, Enseignement spirituel, 17-18.

  9. Cf. Suyûtl, al-sagidr, I, 142, n° 151.

  10. Cf. Suyûtî, al-mgke, V, 357, n° 7574 et n° 7575(plus développé).

  1. 'Abd Allâh ibn 'All. Ce n'est autre qu'al-Sarrâj (Abû Nasr al-Tûsî), très souvent cité par Sulamî dans ses Tabaqât, et qui est l'auteur du plus ancien traité de soufisme, al-Lama' fi-l-tarawwwf. Il mourut en 988/378.

  2. L'introduction de la lettre était ainsi rédigée : « Au Nom de Dieu, le ToutMiséricordieux, le Très-Miséricordieux, de la part de l'humble serviteur Ibrâhîm ibn Shaybân. »

Quant au destinataire, Muhammad ibn al-Qâsim, peut-être s'agit-il du grammairien Ibn al-Anbâri (il faudrait lire alors « alNahawî » au lieu du « alHalwinî » des copistes), mort en 940/ 328.

  1. Cette histoire est un peu plus détaillée chez Sarrâj, Luxa', 327 (éd.

Nicholson) ; Ibn Khamîs, Manâqib al-abrâr, folio 130a (ms. du Caire) ; Ibn alJawzî, Vifid al-Safwa, IV, 99 ; 'Attâr, I, 324 (en persan, Tadbkiratu-l-Awlijâ', éd. Nicholson) ; Ibn al-Mulaqqin, Tabaqât al-Awliyâ', 250-251. Il y est précisé notamment que l'animal avait fait comprendre à Abû Hafs qu'il pouvait faire de lui cc qu'il voulait.

  1. 'Isâm al-Balkhî. Il s'agit d'Abû 'Isma 'Isâm ibn Yûsuf, traditionniste de Balkh, mort en 825-826/210. Cf. Sam'ânî, Ansâb, I, 388.

  2. Les transmetteurs de cette information sont Muhammad ibn 'Abd Allâh ibn

Shâdhân, et al-Husayn ibn 'Alî al-Dimashe

  1. Cette phrase importante se retrouve chez Kharkûshî, Tabdbib al-asrâr, folio 13a (ms. de Berlin), et chez les hagiographes de langue persane, Ansârî,

Tabaqât al-Sera, 121 (éd. Sarwar Mawlâ'i), et 'Attâr, Tadbkirator-1-Awliye, II, 291. Jâmî, Nafabdt aluns, I, 60 (éd. Tawhidpûr), va plus loin, et affirme que Sahl

Tus-tari et Junayd auraient dit que ce prophète aurait pu être Hamdûn al-Qassâr.

NOTICES BIOGRAPHIQUES (selon l'ordre alphabétique)

'Abd Allâh ibn Manâzil. L'un des cheikhs les plus éminents de Nîshâpûr, où il mourut en 942-943/331. Malâmatî, disciple de Hamdûn al-Qassâr, il était également traditionniste et versé dans les sciences de la Loi. Abû 'All al-Thaqafi le tenait en grande estime.

Sentence choisie : « L'homme qui entend une parole de sagesse et ne lui donne pas son agrément est coupable et s'il ne la met pas en pratique il est hypocrite. »

'Abd Allâh ibn Muhammad de Nishâpur, plus connu sous le nom d'al-Murta'ish. D'abord malâmatî, disciple d'Abû Hafs et d'Abû 'Utmân, il devint celui de Junayd à Bagdad où il s'était fixé. Il fut à son tour « l'un des plus grands maîtres de l'Iraq ». Il y mourut en 939-940/328.

Sentence choisie : « Celui qui croit que ses œuvres le sauveront de l'enfer ou qu'elles le mèneront au paradis leur accorde, ainsi qu'à sa personne, une importance exagérée. Mais celui qui s'appuie sur la faveur divine, Dieu le fera parvenir aux demeures célestes les plus élevées. »

Abû 'Ail al-Juzjiâni: Maître khurâsânien, auteur d'ouvrages notoires sur la vie spirituelle. Il fut le disciple du « Sage de Tirmîdh » (al-Hakim al-Tirmidhî) et de Muhammad ibn al-Fadl de Balkh. Il serait mort vers 932-320.

Sentence choisie : « La crainte est un feu qui éclaire, l'espérance est une lumière qui irradie, et l'amour est la lumière des lumières. »

Abû 'Ali al-Thaqafi. Il avait abandonné les sciences de la Loi, où il excellait, pour suivre la voie spirituelle. Il fut le disciple à la fois d'Abû Hafs et de Hamdûn et, « par lui, la spiritualité triompha à Nîshâpûr ». Il mourut en 939-940/ 328.

Sentence choisie : « Il faut que tu n'abandonnes jamais ces quatre vertus : la sincérité de la parole, la sincérité de l'action, la sincérité de l'attachement et la sincérité de l'engagement. »

Abû 'Amr al-Dimashqî L'un des plus illustres maîtres syriens. Il eut pour cheikhs Ibn al-Jallâ' et d'autres disciples de Dhûl-Nûn l'Égyptien. Sur le plan doctrinal, il se signala par sa réfutation de la thèse de la préexistence des âmes. Il mourut en 932/320.

Sentence choisie : « C'est à ce qui lui appartient que l'homme doit renoncer de peur qu'il ne désire ce qui n'est pas à lui. »

Abs 'Amr Al-Zujâjî. Originaire de Nîshâpûr, il fut le disciple d'Abû 'Uthmân avant de devenir celui des maîtres bagdadicns, Junayd, Nûri, Ruwaym et Ibrâhîm alIChawwâ.I. Il se fixa ensuite à La Mekke où il enseigna la voie spirituelle. Il y mourut en 956-960/348.

Sentence choisie : Celui qui parle d'une expérience intérieure, c'est qu'il n'y est pas parvenu. Ce qu'il dit induit en erreur quiconque l'écoute, et c'est l'effet d'une prétention qui est née dans son cœur. Dieu l'empêche d'atteindre cette expérience et d'aboutir à sa réalisation. »

Abû Bakr al-Fârisî al-Tamastânî .Très estimé des maîtres de son époque, il suivait une voie spirituelle qui lui était propre. Il mourut à Nîshâpûr en 951952/340.

Sentence choisie : « Il n'y a de vie que dans la mort : la vie du cœur n'est que dans la mise à mort de l'âme. »

Abû Hafs de Nîshâpûr. Désigné par l'hagiographe Abû Nu'aym sous le nom de 'Amr al-Nîsâbûrî, on ajoute également le surnom d'al-Haddâd, « le forgeron ». Selon divers récits, sa main, plongée dans le feu de la forge, serait restée miraculeusement intacte. Maître de la «futuwwa », il fut, avec Hamdûn al-Qassâr, le fondateur de la « Voie du Blâme ». Il avait été le compagnon d'Ahmad ibn Khidrûya de Balkh, cheikh de la «futuwwa ». Ses plus illustres disciples furent Shâh al-Kirmânî, Abû 'Uthmân, et alMurta'ish. La date de sa mort est imprécise et varie selon les auteurs ; celle qui est la plus souvent retenue est 878- 879/265.

Sentence choisie : « Le repentir n'est en rien le fait du serviteur, car c'est un retour (de Dieu) vers lui, et non pas un retour qui provient de lui. »

Abû Ja'far ibn Sinân Ahmad ibn Hamdân (c£ note 3). L'un des cheikhs les plus notoires de Nîshâpûr, disciple d'Abu Hafs et surtout d'Abû 'Uthmân, il était un modèle de renoncement, de crainte de Dieu et de piété scrupuleuse, comme tous ceux de sa famille. Il mourut en 942-943/311.

Sentence choisie : « Le signe de celui qui s'est véritablement consacré à Dieu, c'est que rien ne vient le distraire de Lui. »

Abel-Hasan al-Husri Originaire de Basra, il s'était fixé à Bagdad. Sulamî, qui l'avait connu personnellement, ne cache pas son admiration pour lui dans la notice qu'il lui a dédiée et il le considère comme « l'un des maîtres bagdadiens les plus éloquents et les plus fins ». Il avait été le disciple de Shiblî. Il mourut en 982/371.

Sentence choisie : « Il y a eu un temps où, quand je récitais le Coran, je ne demandais pas protection contre le Démon, me disant : " Qui est donc le Démon, pour qu'il puisse assister à la récitation de la parole de l'Etre divin ! ". »

Abû 'Uthmân al-I-Hîrî (Hîra étant une localité proche de Nîshâpûr). Le troisième grand maître des Malâmatiyya après Abû Hafs et Hamdûn. Originaire de Rayy, il fut d'abord le disciple de Yakiyâ ibn Mu'âdh al-Râzî et de Shâh al-Kirmânî, avant de venir à Nîshâpûr et de se lier avec Abû Hafs dont il épousa la fille. Les qualificatifs de zdhid (« ascète ») et de weiz (« prédicateur édifiant ») sont souvent accolés à son nom, et il est connu également sous l'appellation de Sa'îd ibn Ismâ'îl (comme chez Abû Nu'aym). Contrairement aux autres Malâmatiyya, il aurait rédigé des traités de spiritualité, selon le témoignage de Hujwîrî, ce qui serait plutôt un comportement de soufi. Hujwîrî ajoute qu'il aurait été en relation avec les maîtres de Bagdad, Junayd et Ruwaym. Il mourut à Nîshâpûr en 910911/298.

Sentence choisie : « L'homme n'est parfait que lorsque son cœur reste égal dans les quatre situations suivantes : quand on lui oppose un refus, quand on lui accorde un don, dans la gloire et dans l'abaissement. »

Abû Yasid al-Bistâmî .Certains le considèrent comme un précurseur des Hommes du Blâme par son attitude provocatrice (les ulémas, choqués par son comportement et ses paroles, le firent exiler à plusieurs reprises de Bistâm, sa ville natale). Son maître aurait été Abû 'Ali al-Sindî, dont on sait peu de chose sinon qu'il ignorait la langue arabe. La voie spirituelle qu'il transmit à ses disciples était celle de « l'ivresse mystique » (sukr), et elle est habituellement opposée à celle de Junayd, « la lucidité du dégrisement ». La date la plus probable de sa mort serait 838/234.

Sentence choisie : « Si vous voyez quelqu'un à qui il a été donné de réaliser des prodiges tels que « siéger dans l'espace », ne vous laissez pas induire en erreur. Assurez-vous de la façon dont il se comporte vis-à-vis des obligations et des interdictions religieuses, de la sauvegarde des limites entre le licite et l'illicite, et de l'accomplissement de la Loi révélée ! »

'Ad ibn Bundâr al-Sayrafî. Cheikh éminent de Nîshâpûr, il fut le disciple d'Abû 'Uthmân et de Malgia' . Il voyagea beaucoup et Sulamî donne la liste de ses quinze autres maîtres, dont ceux de Bagdad, Junayd, Ruwaym, Sumnûn, et Ibn 'Atâ'. Il faisait également autorité comme traditionniste. Il mourut en 969970/359.

Sentence choisie : « Prends garde d'entrer en conflit avec le prochain ! Celui que Dieu a agréé comme serviteur, agrée-le donc comme frère ! »

Bishr al-Hâfî (ibn al-Hâritb). Originaire de Merv, il passa la plus grande partie de sa vie à Bagdad. Il fut le disciple de Fudayl ibn 'Iyad. L'Imâm Ibn Hanbal le tenait en grande estime. Il mourut en 841-842/227.

Sentence choisie : « Si tu peux passer aux yeux des gens pour un brigand, alors fais-le ! »

Al-Duqqî (Ab Bakr Muhammad' ibn Dâwud). Originaire de Dînawar, il vécut à Damas. Il eut pour maîtres Ibn al-Jallâ', al-Zaqqâq l'Aîné, et Abû Bakr al-Misrî. Il mourut centenaire, vers 970/359-360.

Sentence choisie : « Il n'y a de vie véritable que pour les Hommes de la

Connaissance, et personne d'autre. »

Hamdûn al-Qassâr de Nishapur (Abû Sâlih). Le fondateur incontesté de la Voie du Blâme. Il fut le disciple de Salm al-Bârûsî, connu pour son jugement sévère à l'égard des Karrâmiyya, d'Abû Turâb al-Nakhshabî, et de 'Alî alNasrâbâdkii. Ses sentences ont été rapportées par son fidèle disciple 'Abd Allâh ibn Manâzil. Sa personnalité, son style, et son sens de l'humour, l'apparentent à Abû Yazîd al Bistâmî. Il mourut en 884-885/271.

Sentence choisie : « La beauté du pauvre est dans son humilité, mais s'il en tire de la fierté, son orgueil est encore plus excessif que celui des riches. »

Hem al-Asamm. Il appartient à la lignée des maîtres spirituels de la ville de Balkh, tels que Shaqîq, dont il fut le disciple, et Ahmad ibn Khidrûya, dont il fut à son tour le cheikh. Il mourut en 851/237.

Sentence choisie : « Fais preuve d'exigence à l'égard de toi-même dans les quatre cas suivants : accomplir une œuvre pie sans ostentation, prendre sans avidité, donner sans faire d'obligés et détenir sans avarice. »

Ibrâbîm ibn Sbaybân (al-Qirmisînî = al-Kirmânî). L'un des maîtres de la région des Djibâl (« les montagnes »), l'ancienne Médie. Il fut le disciple d'Abû 'Abd Allâh alMaghribi et d'Ibrâhîm al-Khawwâs. Il mourut en 948949/337.

Sentence choisie : « La remise confiante est un secret entre Dieu et le serviteur, et personne ne doit y jeter un regard indiscret. »

Ismâ'îl ibn Nujayd (Abû 'Amr). Grand-père maternel de Sulamî, il fut l'un de ses principaux informateurs au sujet des Malâmatiyya. Disciple d'Abû 'Uthmân, il mettait l'accent sur « la dissimulation de l'expérience intérieure » (talbi's al-hâl). Il aurait été en relation avec Junayd. Il mourut en 975-976/365.

Sentence choisie : « Personne n'a la moindre part à la condition de serviteur tant que ses œuvres n'apparaissent pas à ses yeux comme de l'hypocrisie et que ses expériences intérieures ne sont pas pour lui des prétentions illusoires, sans exception. »

Mahfûz de Nîshapûr (ibn Mahmûd). L'un des disciples les plus notoires d'Abû

Hafs, puis d'Abû 'Uthmân. Il s'était lié également avec Salm al-Bârûsî, 'Alî alNasrâbâdhî, et Hamdûn. Il mourut en 916/303-304, et il fut enseveli auprès de son maître Abû Hafs.

Sentence choisie : « Celui qui se repent est celui qui le fait à l'égard de ses négligences, mais aussi à l'égard de ses actes d'obéissance. »

Muhammad ibn 'Ali al-Kattâni. Bagdadien, disciple de Junayd, Kharrâz, et Nûrî. Il se fixa ensuite à La Mekke où il mourut en 933-934/322.

Sentence choisie : « Sois en ce bas monde avec ton corps tout en étant dans l'autre monde avec ton cœur »

Muhammad ibn al-Fadl de Baie. Chassé de sa ville natale, il s'établit à

Samarqand, où il resta jusqu'à sa mort en 931/ 319. Disciple d'Ahmad ibn Khidrûya, il devint à son tour l'un des maîtres khurâsâniens les plus éminents et Abû 'Uthmân, notamment, le tenait en grande estime.

Sentence choisie : « La disparition de l'islâm (au sens propre de « soumission à Dieu ») a quatre causes : la première est que les hommes ne mettent pas en pratique ce qu'ils savent ; la deuxième est qu'ils agissent sans savoir ; la troisième est qu'ils ne cherchent pas à apprendre ce qu'ils ne savent pas ; et la quatrième est qu'ils empêchent les autres de s'instruire. »

Muhammad ibn al-Farrâ' (Abd Bakr ibn Hamdun). L'un des informateurs directs de Sulamî au sujet des Malâmatiyya. Cheikh important de Nîshâpûr après avoir été le disciple de 'Abd Allâh ibn Manâzil et d'Abû 'Alî al-Thaqafi, mais également de Shiblî et d'Abû Bakr al-Abharî. Il mourut en 980-981/370.

Sentence choisie : « Il vaut mieux cacher ses bonnes actions que les mauvaises car c'est ainsi que l'on peut espérer être sauvé. »

Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî (Abd Bakr al-Farghâni). Il fut le disciple de Junayd et de Nûrî, puis il s'établit à Merv et contribua ainsi à répandre le soufisme bagdadien au Khurâsân. Il mourut en 932/320.

Sentence choisie : « Envisager des récompenses en échange des actes d'obéissance c'est oublier les faveurs divines. »

Al-Qâsim ibn al-Qâsim al-Sayyarî (Abû-l-'Abbas). Maître spirituel, juriste et traditionniste, de Merv. Disciple de Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî, il introduisit la notion de « réalisation spirituelle » (haqâ'iq al-ahwâl) auprès des gens de Merv. Il mourut en 953-954/342.

Sentence choisie : « La foi d'un serviteur n'est droite que lorsqu'il supporte avec patience l'abaissement aussi bien que la gloire. »

Ruwaya (ibn Ahmad de Bagdad). Connu comme maître spirituel mais aussi comme juriste, selon l'école zâhirite de Dâwud, et comme « mue? » (spécialisé dans l'étude et l'enseignement des « lectures » du Coran). Il mourut en 915916/303.

Sentence choisie : « La moindre des choses en cette affaire (de la vie spirituelle) est de faire le sacrifice de soi et, si tu es capable d'y entrer dans ces dispositions, c'est bien, sinon ne t'occupe pas des balivernes des soufis ! »

Sahl ibn 'Abd Allâh al-Tustarî (Abû Muhammad). C'est le maître le plus souvent cité dans la littérature spirituelle après Dhû-l-Nûn l'Égyptien et Junayd, notamment dans La Nourriture des cœurs, d'Abû Tâlib al-Makkî. Il fut le premier maître de klallâj qui le suivit dans son exil à Basra. Ses disciples, les sahlis, longuement étudiés par Hujwîrî, mettaient l'accent sur le rôle des mortifications (mujâbadât). La date la plus souvent retenue pour sa mort est 896/ 283.

Sentence choisie : « Le premier degré de la remise confiante est que le serviteur soit entre les mains de Dieu comme le cadavre entre les mains du laveur des morts qui le retourne comme il veut, sans mouvement et sans volonté propre. »

Shâh al-Kirmânî (Abû-l-Fawâris ibn Shujâ'). L'un des maîtres de la «futuwwa ». Il fut le disciple d'Abû Turâb alNakhshabî, et d'Abû 'Ubayd al-Busrî, entre autres cheikhs. Il fut le maître d'Abû 'Uthmân avant de le laisser suivre la voie spirituelle d'Abû Hafs. La date de sa mort est imprécise et on la situe entre 883 et 912/270 et 300.

Sentence choisie : « Accomplissez les actes d'obéissance de la façon la plus pure qui soit, mais regardez-les ensuite comme les plus impurs qui soient ! »

Yahyâ ibn Mu'âdh de Rayy ( le prédicateur édifiant ). Il vécut à Balkh et à Nîshâpûr où il mourut en 871-2/258 II aurait été disciple d'Ibn Karrâm. Il mettait l'accent 'sur l'espérance en Dieu (rajd'). Il est l'un des maîtres les plus souvent cités dans la littérature spirituelle.

Sentence choisie : « Abandonne ce bas monde avant qu'il ne t'abandonne, recherche la satisfaction de ton Seigneur à ton égard avant de Le rencontrer et habite dès maintenant ce qui sera ta demeure (c'est-à-dire la tombe) avant qu'on ne t'y transporte ! »

GLOSSAIRE

abdâl

saints cachés

adab

bons usages

ahkâm

règles légales

Ahl al-Malâma

les Hommes du Blâme = les Malâmatiyya

Ahl al-Shaqâwa

les réprouvés

ahwâl,pl. de hâl

états mystiques — expériences intérieures -vie intérieure

amin, pl. umanâ'

dépositaire

amr

ordre

'ârif

gnostique

awliyâ,pl. de walî saints awqât, pl. de waqt moments privilégiés — événements intérieurs

'ayn al-iftirâq séparation totale

'ayn al-jam' union parfaite

bastîra vision intérieure bâtin intérieur — caché bay'a pacte initiatique

da'wâ, pl. da'âwâ prétention — ambition

dhikr

invocation de Dieu

du'à'

demande adressée à Dieu

dunû

approche

fadl

faveur

faqr

pauvreté

fatà; pl fityân

chevalier de la foi — homme véritable


firâsa


clairvoyance

futuwwa


chevalerie de la foi — vertu parfaite

gbafla


inattention — relâchement de l'attention

ghuyûb


mystères divins

haqâ'iq

« réalisation » intérieure

baqîqa

spiritualité — vérité profonde

al-Haqq

la Réalité divine — l'Être divin

haraka

« motion »

harâm

illicite

hayba

crainte révérencielle

hurriyya

liberté

idtirâr

nécessité

ightirâr

illusion trompeuse

ikhlâs

pureté d'intention

ikhtiyâr

libre arbitre

'ilm

science spirituelle — enseignement

imâm

guide spirituel

imân

foi

irâda

noviciat

irtidâd

apostasie

istihqaq

mérites

îshâr

donner la préférence à l'autre (Dieu ou autrui)

ittilâ

regard de convoitise-regard indiscret

ittisâl


réunion à Dieu

izhâr


manifester — montrer — afficher


jam'

union

jam' al-jam'

union totale

al-Kalâm

la scolastique musulmane

al-Kalîm

l'Interlocuteur de Dieu, Moïse

karâmât

faveurs divines exceptionnelles — charismes

kash

gagner sa vie

al-khawâss

l'élite spirituelle

khawâss al-khawass

l'élite de l'élite

khawf

crainte

khushû'

humilité

mahabba

amour

Malakût al-,Quds

le royaume de la Sainteté divine

malâma

blâme (de soi et par autrui)

maqâm, pl. maqântât

« station » spirituelle

maqâm al-ma'rifa

la « station de la connaissance »

maqdûr

ce qui est de l'ordre de la prédestination

ma'rifa

connaissance — gnose

mubaâya'a

pacte

mudtarr

qui est dans la détresse totale

muhâdhara

circonspection

muraqqa'a

tunique rapiécée (des ascètes et mystiques)

murîdûn

ceux qui aspirent à Dieu — novices

mushâhada

contemplation

nadhr

vœu

nafs

« âme charnelle » — « moi »


nazar


considérer — regarder comme important

nisk


dévotion affichée

qalb


Cœur

qurba


proximité

rajâ'

espérance

rijâl

hommes véritables

riyâ'

ostentation

riyada

discipline spirituelle

rûb

esprit

rujûlilya

virilité spirituelle

ru'ya

regard complaisant

al-Salaf

les pieux Anciens

salât

Prière (rituelle)

sbâbid

ce qui est présent dans la conscience

al-Sharî 'a

la Loi

shirk

« associationnisme » — appropriation idolâtre

al-Siddiqûn

les justes

sidq

sincérité (énergique et héroïque)

sirr

secret — intime de l'être

sûf

froc de laine blanche (des soufis)

subba

relations fraternelles

sukr

ivresse

sukûn

repos


tafriqa

séparation

tabqîq

réalisation spirituelle

tajallî

théophanie

takalluf

affectation

takhîr

récitation rituelle de « Dieu est très grand »

taklîf

responsabilité

talbis

dissimulation (de sa sainteté)

taraqqi

ascension

tasawwuf

vie spirituelle — soufisme

tawakkul

remise confiante (pour la subsistance)

tawalli

investiture divine

tubma

suspicion

'ubudiyya

condition de serviteur — servitude vécue

'ulamâ'

savants

umanà'

dépositaires

uns

relations intimes

'uyub

vices

wajd

extase

walâya

sainteté — amitié divine — proximité divine

walî

saint

waqt

moment privilégié — événement intérieur

wasla

liaison

yaqîn

certitude

zâhir

extérieur — apparent — exotérisme

zuhd

renoncement — ascèse

zulfa


admission honorifique en la présence de Dieu

zunnâr


ceinture (des Infidèles)

LA LUCIDITÉ IMPLACABLE

Nîshâpûr, patrie des célèbres poètes persans Omar KHayyâm et 'Attâr, doit aussi sa notoriété à un renouvellement total de la mystique musulmane aux IX' et X' siècles. "La Voie du Blâme" s'y opposera à la mystique extatique de "La Voie du Soufisme" née en Iraq à la fin du VIII' siècle. C'est avec une lucidité implacable que les Malâmatiyya, "les Hommes du Blâme", tiendront en suspicion le "moi" haïssable, l'âme charnelle, et pourchasseront impitoyablement toutes les formes de la complaisance, principal obstacle au progrès spirituel.

Le texte arabe de l'Épître des Hommes du Blâme, rédigé par l'illustre Sulamî au X' siècle, n'avait encore jamais été traduit. Cet ouvrage fondamental expose les propositions doctrinales des Malâmatiyya ainsi que leurs règles de vie qui prennent le contrepied de celles des soufis. Pour les Malâmatiyya, la vie spirituelle authentique doit rester un secret entre le "serviteur" et le "Seigneur", qu'il faut garder soigneusement caché, à l'abri des regards indiscrets. Anonymat et abaissement volontaire, "kénose" pouvant aller jusqu'à la recherche systématique de la mauvaise réputation, telles étaient les formes prises par la sainteté chez les Hommes du Blâme de Nîshâpûr..

Le traducteur : agrégé d'arabe et docteur ès lettres, directeur de recherches pour les Études arabes islamiques à l'université de Lyon III, Roger Deladrière est l'auteur de nombreux travaux et traductions qui font autorité sur le plan international.

Diffusion Le Seuil

27, rue Jacob, 75006 Paris

Traductions du même auteur: Roger Deladrière

Kâlâbadhî, Traité de soufisme. Les Maîtres et les étapes, Sindbad, 1981 (épuisé).

Junayd, Enseignement spirituel. Traités, lettres, oraisons et sentences, Sindbad, 1983.

Ghazâlî, Le Tabernacle des lumières, 2' édition, Le Seuil, 1984.

Ibn'Arabî, La Profession de foi, 3' édition, Sindbad, 1985.

Ibn'Arabî, La Vie merveilleuse de Dhü-l-Nûn l'Égyptien, Sindbad, 1988.

49