UNE VOIE MYSTIQUE


II




FILIATIONS

QUATRE ÉCRITS ANCIENS

DEUX MYSTIQUES EN RELATION




Dossier de travail assemblé par Dominique Tronc



CONTENUS DE CE DOSSIER DE SOURCES [Rappel]



Ce dossier est provisoire1. Il assemble des informations en français ou en anglais, l’essentiel demeurant caché par l’ignorance des langues et des approches extérieures au vécu essentiel intime 2.

Ces informations peuvent éclairer en incitant à ne pas les diffuser largement. Car la lignée des ‘Aînés’ prend place au sein de conditions de vie et culturelles si éloignées de notre culture que notre ignorance peut conduire à bien des interprétations contradictoires3.

Une « lignée » est une petite branche d’un arbre touffu. Petite aiguille inaltérable bien cachée dans une botte de foin. Pour la circonscrire, je livre plusieurs relevés détaillés rendant hommage à des soufis / hommes du blâme de tradition Naqsbandie indienne. Ils sont parfois contradictoires.

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Ce dossier risque de concentrer par trop l’attention sur des faits historiques au détriment d’un Universel et d’introduire des distinctions secondaires, traces mortes d’un processus historique. Mais attesté et vécu, des exemples permettent de situer les conditions que des aînés ont dû surmonter4 - et parfois de les prendre pour modèles.

Aussi, TEXTES MYSTIQUES relevés dans les grandes anciennes Traditions en terres musulmanes, chrétiennes et indiennes suit une VOIE MYSTIQUE, relevé de sources historiques et humaines. Il s’agit d’orienter « verticalement » notre vision par des témoignages de mystiques « associés ». Une douzaine « d’apôtres » représentent équitablement, quatre par quatre, trois Traditions mystiques (à défaut d’une quatrième vivante en extrême-orient 5). Leurs regards sont orientés vers le même Indicible.

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Revenons à  UNE VOIE MYSTIQUE édité papier. Deux tomes 6  de sources convergent du cadre général historique au spécifique vécu intime, procédant ainsi de l’écorce au fruit :


UNE VOIE MYSTIQUE Tome I

Des cadres historiques méconnus.

1. MYSTIQUES en Terres d’Islam ouvre le dossier sur une présentation française large des soufis et des hommes du blâme ainsi que d’une synthèse en anglais orientée par

2. HISTORY in PERSIA, CENTRAL ASIA, INDIA, introduit à deux grands empires musulmans nés en Asie centrale.

3. HOMMES DU BLÂME & NAQSBANDIYYA présente l’ordre de soufis et d’hommes du blâme du nom de leur réformateur Naqsband.


UNE VOIE MYSTIQUE Tome II

Celle de notre filiation.

4. FILIATIONS dont l’une remarquable mystiquement parmi les nombreuses silsilas de la Naqsbandiyya vit l’accomplissement intime en une transmission silencieuse de coeur à coeur.

5. QUATRE ÉCRITS MYSTIQUES ANCIENS : La lucidité implacable de Sulamî, Traité de l’amour d’Ibn ‘Arabi et le Traité de l’Unité qui lui fut attribué, Les Jaillissements de Lumière de Jâmî.

6. DEUX MYSTIQUES EN RELATION : les rapports unissant Lilian Silburn à son Maître.

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Toutes les pièces regroupées en ces six sections sont présentées dans leurs formes originelles car toute « synthèse » serait mal venue. L’assembleur qui assume la responsabilité des choix7 se borne alors à de brèves présentations.









TABLE LIMITÉE À SES PREMIERS NIVEAUX



Table des matières

CONTENUS DE CE DOSSIER DE SOURCES [Rappel] 2

TABLE LIMITÉE À SES PREMIERS NIVEAUX 5

4. FILIATIONS 7

L’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband (Marijan Molé) 9

Une branche Naqsbandi-Mujaddidi dans le contexte Hindou (T.Dahnhardt) 37

The Golden Chain of Naqsbandi Sufis (R.K. Gupta) 139

5. QUATRE MYSTIQUES ANCIENS 271

SULAMI 272

La lucidité implacable 272

IBN ‘ARABI 310

Traité de l'amour 311

Le Traité de l'Unité 368

JÂMI 386

Les Jaillissements de Lumière 386

Gleams 442

DARQAWI 489

Extraits de Lettres 489

TEXTES MYSTIQUES ASSOCIéS DE TRADITIONS EN TERRES MUSULMANES CHRéTIENNES ET INDIENNES 542

6. DEUX MYSTIQUES EN RELATION 543

Lilian Silburn et son maître 543

1949 Départ en Inde 549

Lilian et le guru 1950-1966 578

1966-1975 675

La dimension mystique 712

ANNEXES 733

TABLE DES MATIèRES 786

FIN 797







4.Filiations 262 pages

5.Quatre mystiques 267

6.Deux mystiques en relation 188


4. FILIATIONS



Cette section est consacré aux silsilas telles qu’elles ont été rapportées traditionnellement par leurs représentants.

J’ouvre sur la belle rencontre de Naqsband et de son maître au quatorzième siècle.

Puis « notre » filiation – une parmi un très grand nombre de silsilas de la Naqsbandiyya - est rapportée par deux fois, en traduction française puis en anglais. Les deux présentations se complètent. Elles divergent au vingtième siècle car leurs auteurs ont recueilli leurs informations auprès de sources différentes. On appréciera l’érudit T. Dahnhardt (2002) aux précieuses notes puis le spirituel R.K. Gupta aux précieuses citations dans son approche révisée en 2014.

Ce dernier décrit notre branche mystique dont les figures majeures sont : Baha’uddin Naqshband m. 1389 - Sirhindi le « Mujaddid » m.1624 - Habib Allah ‘al-Mazhar’ m.1781 - Fazl Ahmad ‘Hujur Maharaj’ m.1907 - Abdul Gani ‘le Sufi’ m.1952 - Ramchandra ‘Lalaji’ m.1931 et Raghuvar ‘Chachaji’ m.1947 - Radhamohan ‘le Guru’ m.1966 – Lilian Silburn m.1993.

Dahnhardt et Gupta s’accordent jusqu’à Fazl Ahmad ‘Hujur Maharaj’ m.1907. Ensuite Abdul Gani ‘le Sufi’ m.1952 ne figure plus dans la lignée chez Dahnhardt8.

Difficultés pour distinguer dans une filiation le visible de l’intérieur ! L’appropriation très humaine de pouvoir peuvent conduire à de sérieuses déviations – ces branches meurent mais la durée requise pour conclure un test de validité – présence ou non de sève mystique – laisse disparaître les témoins et réduit les traces écrites. Aussi dans ce dossier, avertissement : « A Sectarian deviation » livre un témoignage dont l’intérêt dépasse sa critique envers la déviation dont l’auteur fut victime.

Suit un apparent « texte hors sujet » qui livre indirectement mais avec profondeur le sens d’une filiation mystique. Venant d’une autre grande Tradition il requiert un léger effort de lecture « analogique ».

Une « Critique des chaînes (silsilas) » conclut à une réserve envers ce qui ne sont que connaissances accessoires généralement inutiles (sauf s’il faut redresser des déviations et à part une exemplarité possible de telle ou telle biographie). Cette réserve vient à la suite de quelques relevés montrant qu’un graphe d’interaction ne peut être réduit à une succession « royale » avec certitude de nature objective et à la suite d’exemples de querelles de succession.

Ce qui justifie de revenir à l’Essentiel dont ce dossier pourrait facilement détourner.

Aussi le prochain chapitre livre deux textes mystiques, oeuvres d’un « homme du blâme » puis d’un maître de la Naqsbandiyya et le dernier chapitre clôt le dossier sur les rapports intérieurs entre deux mystiques récents.

Autour du Daré Mansour :

L’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband (Marijan Molé) 9

Dans son étude consacrée à la légende halladjienne en pays turcs 10, M. Massignon a abordé également le problème de l’origine du meïdan initiatique des Bektashis, le Daré Mansûr. Les éléments shiites duodécimains qui prédominent dans le rituel actuel peuvent remonter soit aux hurûfis, soit à BâIim Sultân (le second Pîr et le vrai fondateur de la congrégation sous sa forme actuelle); mais primitivement, à l’époque de Yusuf Hamadani et d’Ahmad Yasawi, le meïdan devait être entièrement halladjien.

Nous croyons être en mesure d’apporter ici un argument en faveur de cette hypothèse. Yusuf Hamadâni n’est pas revendiqué seulement par les Bektashis. Bien que nous ne soyons pas bien renseigné sur sa vie et son activité, son rôle dans le développement du soufisme dans le Khorasan et la Transoxiane apparaît primordial. Directement ou indirectement, l’activité de Sanâ-î et celle de `Attâr paraissent se rattacher à son enseignement. Il paraît également avoir exercé une certaine influence sur les premiers kubrawis. Mais c’est surtout une congrégation spécifiquement bukhariote qui revendique son patronnage spirituel : les Naqshbandis.

Il est caractéristique que, dans toute la tradition naqshbandie, le véritable fondateur de l’ordre n’est pas Bahâ' al-din Naqshband; il ne fait que reprendre la tradition du dhikr exclusivement mental enseigné par Abd al-Khâliq Ghujdawâni, le quatrième khalîfa de Yusuf Hamadânî et fondateur de la tariqa-i khwâjagân. Fakhr al-din Alî b. al-Husain al-Wâ’iz Kâshifi, auteur des Rashâhât ain al-hayat, commence son histoire de l’ordre par une notice consacrée à Yusuf Hamadâni. Il parle ensuite de ses trois premiers vicaires et de disciples d’Ahmad Yasawi. Alors seulement il passe à Abd al-Khâliq Ghujdawâni désigné comme sar-i daftar-i tabaqa-i khwâjagân wa sar-i silsila-i ïn `azizân; c’est à propos de lui qu’il expose les principales marques distinctives de l’ordre avant de passer à la biographie de ses successeurs jusqu’â `Ubaidullâh Ahrâr dont la «Vie» occupe la seconde moitié de l’ouvrage. La biographie de Bahâ' al-din n’est ni plus ni moins longue que la moyenne; il est vrai qu’en parlant de ses devanciers, on souligne à plusieurs reprises qu’un tel fut parmi les précurseurs directs de Bahâ' al-dîn, tandis que le nom de la congrégation est parfois donné comme Khwajagan-i Naqshbandiya; dans la préface on parle de Khwajagan-i silsila-i Naqshbandiya. D’autre part, les notices sur les élèves de Bahâ' al-dîn ne font, souvent, que rapporter les paroles du maître par eux transmises.

Citons un document beaucoup plus récent : un guide des tombeaux publié à Bukhâra à la veille de la première guerre mondiale, «par les soins du Mullâ Muhammadi Makhdûm» : l’énumération des tombeaux des soufis commence par une notice consacrée à Yusuf Hamadâni, sar-i khalqa-i masha’ikh-i Turkistan; viennent ensuite les deux premiers successeurs du maître — mais non Ahmad Yasawi — et on passe à Khwâja-i Khwâjagân Khwâja ‘Abd al-Khâliq Ghujdawâni, khalifa-i cahârum-i hadrat khwâja Yusuf wa sar-i daf far-i tabaqa-i Khwajagân wa sar-i tabaqa-i in `azizân. La désignation du maître a changé, conformément aux conditions ethniques nouvelles du pays; celle de son successeur n’a pas varié. Mais même ici Bahâ' al-din n’est pas présenté comme le fondateur de la congrégation qui porte son nom.

Mentionnons encore la biographie du shaikh naqshsbandi `Alâ al-dïn Abiwardi Kûrâni, la Rawdat al-sâlikin. L’ouvrage proprement dit est précédé par des notices relatives à dix de ses prédécesseurs; le premier en est «Abd al-Khâliq, le cinquième Bahâ» al-din; la préface mentionne les paroles sacrées du Vénérable Khwâja Abd al-Khilliq Ghujdawâni, les paroles sacrées du Vénérable Khwâja Baha’al-dîn Naqshband, les paroles sacrées de leurs successeurs. Les deux «fondateurs» sont mis ici sur le même plan.

Les données fournies par la biographie de Bahâ’ al-din sont à la fois plus riches, plus variées et plus nuancées.

Citons tout d’abord le récit de l’initiation du khwâja :

« On rapporte que notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — avait habitude de raconter : À l’époque où j’ai commencé à subir des états mystiques, des ravissements, des extases et des troubles, j’avais habitude de me promener dans les environs de Bukhârâ la nuit et de visiter tous les tombeaux. Une nuit je visite trois tombeaux de saints; à chaque tombeau j’aperçois une lampe allumée, pleine d’huile et ayant la mèche comme il convient; mais il faut donner un coup de pouce à la mèche pour qu’elle sorte de l’huile, puisse se rallumer et ne s’éteigne pas. Au début de la nuit je me rends ainsi au saint tombeau du khwâja Muhammad Wasî — Dieu ait pitié de lui! — On me dit de me rendre à la tombe du khwâja Mahmud Anjir Faghnawi. Arrivé là, j’aperçois deux hommes qui tirent leurs épées devant moi et me forcent à m’asseoir sur un cheval qu’ils dirigent vers le mausolée de Mazdâkhân. En fin de nuit nous arrivons à Mazdâkhân. La lampe et la mèche ont le même aspect qu’aux deux autres tombeaux. Nous nous installons tournés vers la qibla. Je perds connaissance et vois que la muraille s’ouvre du côté de la qibla pour laisser apparaître un grand trône sur lequel est assis un homme noble, caché par un rideau vert. Autour du trône on peut voir un groupe d’hommes parmi lesquels je reconnais le khwâja Muhammad Bâbâ'; or, je sais qu’il est mort. Il me vient alors à l’esprit de me demander : «Qui est ce Grand et qui sont ces hommes?» — L’un d’eux me dit : «Ce grand est le Vénérable Khwâja “Abd al-Khâliq Gujdawâni; les autres sont ses successeurs». Il énumère alors leurs noms et me les montre : le khwâja Ahmad-i Sadiq, le khwâja Awliyâ-i Kalân, le khwâja Arif-i Rewagari, le khwâja Mahmud Anjir Faghnawi et le khwâja Ali Ramaitani — que Dieu sanctifie leurs âmes! En arrivant au khwâja Muhammad-i Bâbâ Sammâsi, il dit en me le montrant : «Tu l’as bien rencontré de son vivant. C’est ton maître, il t’a donné un chapeau et tu le connais». Je répondis : Je le connais, mais (un temps assez long s’était écoulé depuis l’histoire du chapeau) je ne sais rien du chapeau’. — Il dit : «Le chapeau est chez toi. Il t’a accordé cette faveur pour qu’un malheur puisse être réparé par sa bénédiction.» — Les assemblés dirent alors : «Le Vénérable Grand Khwâja — que Dieu, gloire à Lui, sanctifie son âme! — te dira maintenant le chemin que tu dois nécessairement emprunter dans la voie de Dieu». — Je demandai alors aux assemblés de pouvoir saluer le Vénérable Khwâja. On retira le rideau, je saluai le Khwâja. Le Vénérable Khwâja me dit alors des paroles relatives au début, au milieu et à la fin de la voie. Une de ces paroles fut : «Les lampes que tu viens de voir indiquaient ton état et se rapportaient à lui : tu es bien disposé et capable d’emprunter cette voie, mais il convient de donner un coup de pouce à la mèche de la disposition pour qu’elle s’allume et révèle les mystères; il faut bien mettre en œuvre une capacité pour qu’elle produise le résultat escompté.» — Il dit également avec insistance : «A toutes les étapes il faut suivre la voie de la Loi et observer les commandements et les interdictions, tenir ferme à la tradition, éviter les licences et les hérésies, suivre toujours les hadiths du Prophète — salut et bénédiction sur Lui, sa Famille et ses Compagnons! — étudier et apprendre les récits et les œuvres du Prophète — bénédiction et salut sur Lui! — et de ses nobles Compagnons Dieu soit content d’eux!»

Quand le Khwâja eut terminé, ses disciples me dirent : Voici une preuve de ce que ton état correspond à la vérité : Tu iras auprès du Mawlânâ Shams Aibankatawi et lui diras que dans la dispute qui oppose un certain Turc à un porteur d’eau déterminé, c’est le Turc qui a raison. Qu’il aille l’expliquer au porteur d’eau; si celui-ci n’admet pas que c’est le Turc qui a raison, il faut que tu lui dises : « O porteur d’eau qui a soif! » Il comprend ces paroles. Une autre preuve est : Le porteur d’eau a fauté avec une femme; devenue enceinte, il la fit avorter et enterra l’avorton à tel endroit sous une vigne ». Ils dirent encore : Quand tu auras rapporté ce message au Mawlânâ Shams al-Din, il faut que tu prennes le lendemain à l’aube trois raisins secs et te rende à Nasaf auprès du Révérend Sayyid Amir Kulâl en empruntant le chemin traversant le sable mort. Arrivé au désert de Farâjûn, tu rencontreras un vieillard qui te donnera un pain chaud. Tu prendras le pain sans rien dire. Après l’avoir dépassé, tu rejoindras une caravane, la dépasseras à son tour et rencontreras un cavalier. Tu lui parleras et il se repentira devant toi. Il faudra aussi que tu amènes avec toi, pour aller chez Amir Sayyid Kulâl, le chapeau de `Azizân.»

Alors les assemblés me congédièrent et je revins à moi. Au lever du jour, je me rendis à la hâte à la maison, à Rèwartûn, pour demander aux miens ce qu’il en était du chapeau. Ils dirent : «Il y a bien longtemps qu’il se trouve à tel endroit». Voyant le chapeau de `Azizan, je changeai et me mis à pleurer. à l’heure même, je me rendis à Aibankata et accomplis la prière du matin à la mosquée de Mawlânâ Shams al-Din. Après la prière je me levai et dis : «Je suis chargé d’un message»; et je racontai l’affaire à Mawlânâ. Mawlânâ s’étonna. Le porteur d’eau était présent, mais ne voulut pas admettre que c’était le Turc qui avait raison. Alors je lui dis : «Voici mes preuves : toi, ô porteur d’eau, tu as soif et tu n’as pas de situation dans le monde». Il se tut. «Voilâ mon autre preuve : tu as fauté avec une femme; devenue enceinte, tu la fis avorter et enterras l’avorton à tel endroit.» Le porteur d’eau nia. Mawlânâ et les gens de la mosquée se rendirent à l’endroit recherché et firent des recherches. Ils trouvèrent l’avorton. Le porteur d’eau implora pardon. Mawlânâ et les gens de la mosquée se mirent à pleurer et le véritable état des choses se révéla.

Le lendemain, au lever du soleil, je pris trois raisins secs, ainsi qu’il m’a été ordonné en songe et me rendis à Nasaf par le chemin du sable mort. Mawlânâ, apprit ce que j’envisageais, m’appela, me témoigna beaucoup d’amitié et dit : «Tu es devenu malade de chercher ce chemin; nous en possédons le remède. Reste ici, que nous te donnions une éducation!» Je me permis de lui répondre : «Je suis enfant d’autres que vous; si vous tendez le sein de l’éducation sur mon chemin, il ne faut pas que je le saisisse.» Le Vénérable Maw — lima se tut et me donna la permission de m’en aller. Le matin même je ceignis fortement ma taille en ordonnant à deux hommes de tirer avec force de chaque côté. Après m’être mis en route, j’arrivai dans le désert de Farâjûn et rencontrai un vieillard qui me donna du pain chaud. Je le pris et partis sans rien dire; j’arrivai à une caravane; les voyageurs me demandèrent d’où je venais. Je répondis : «D’Aibankata». Ils demandèrent : «Quand es-tu parti de lâ?» Je dis : «Au lever du soleil» (c’est à l’heure de déjeuner que je les rejoignis). Ils s’en étonnèrent et dirent : «Il y a quatre parasanges d’ici lâ; et c’est au début de la nuit que nous en sommes partis.» — Après les avoir dépassés, je rencontrai un cavalier, le rejoignis et saluai. Le cavalier dit : «Qui es-tu, j’ai peur de toi?» Je répondis : «C’est devant moi que tu dois te repentir.» Il descendit rapidement de son cheval, (me) supplia beaucoup et fit sa pénitence. Il avait avec lui des outres de vin : il les renversa toutes. Ayant abandonné le cavalier, j’arrivai à la frontière de Nasaf et me rendis à l’endroit où habitait le Révérend Sayyid Amir Kulal — que Dieu sanctifie son âme! Il me reçut; je déposai devant lui le chapeau sacré de Azizân. L’Amîr se tut un moment; au bout de quelque temps il dit : « C’est bien le chapeau de ‘Azizân. » Je dis : “Si”. On décida que je le garderai entre deux rideaux; j’y consentis et repris le chapeau. L’Amir m’enseigna ensuite le dhikr et me fit réciter secrètement (ba-tarig-i, khafiya) la négation et l’affirmation. Pendant un certain temps il me fit suivre cette voie. Comme j’en étais occupé, je n’entrepris pas le dhikr public (‘alâniya).’

Le voyage à travers le désert est un motif initiatique banal; la révélation par un songe revient fréquemment dans les Vies soufies; ces deux motifs ne sont donc pas caractéristiques ici. Le contenu de la révélation est plus important, la conformité à la shari`a est en effet un trait distinctif de la tariqa naqshbandie. Un autre est l’absence du dhikr public, et c’est lâ un trait commun aux Naqshbandis et aux Bektashis. Une allusion discrète y est faite à la fin du passage traduit; ailleurs on nous dit que c’était lâ la différence essentielle entre Bahâ' al-Din et son murshid, comme d’ailleurs déjâ entre Abd al-Khâliq Ghujdawânî et Ahmad Yasawi. Soulignons d’autre part que dans notre récit c’est Abd al-Khâliq qui apparaît comme le véritable fondateur de la congrégation; cela revient à plusieurs reprises dans le Anisu «l talibin. La version abrégée de l’ouvrage fournit cependant une autre indication.

Tandis que la version longue donne l’isnâd naqshbandi avec ses quatre variantes, la version brève se contente de dire :

«Et notre Vénérable Khâja — que son âme soit sanctifiée! — énumérait parfois la succession de ses maîtres jusqu’au Shaikh Yusuf Hamadâni — que son âme soit sanctifiée! — parfois en entier, ainsi qu’elle est citée dans la Risâla-i qudsiya. Mais un savant qui a fait ses débuts auprès de lui, prit le courage de lui demander : «Jusqu’où aboutit, votre chaîne?» Il sourit et dit : «La chaîne de personne n’aboutit nulle part.»

La dernière phrase enlève évidemment beaucoup de valeur à l’isnad; et elle est d’accord avec ce que nous lisons ailleurs que Bahâ’al-Din était un Uwaisî. Il n’en reste pas moins que les Naqshbandis se réclameront toujours de Yusuf Hamadâni et de son quatrième vicaire.

Voyons maintenant les rapports entre les Khwajagân et une autre branche des disciples de Yûsuf Hamadâni, ceux qui se réclament de son troisième khalîfa, Ahmad Yasawi.

Telle que la présentent les Rashahât, la différence est surtout d’ordre ethnique et géographique. Yûsuf Hamadâni vient de l’Iran occidental et ne pénètre pratiquement pas en pays turc. Ses disciples représentent le milieu urbain tadjik de Bukhârâ. Ahmad Yasawi, en revanche, vient de Yasi, « une ville du pays de Turkistân ». Il commence son apprentissage auprès d’Arslan Bâbâ, “un des plus notables shaikh turcs”. C’est seulement après sa mort qu’il se rend à Bukhârâ pour achever sa formation auprès de Yûsuf Hamadâni. Il devient bien son troisième khalifa, mais, après avoir gouverné la petite communauté pendant un certain temps, il passe la main à Ghujdawâni et revient dans le Turkistân pour devenir “le chef du cercle des shaikhs turcs” (sar-i silsila-i masheikh-i turk) dont les plus grands se rattachent à lui.

Ahmad Yasawi est un des premiers poètes turcs; les écrits de sa congrégation emploient cette langue dès le début. La plus ancienne littérature naqshbandie est par contre en persan, et cette langue fut employée par les membres de l’ordre jusqu’â ces derniers temps à Bukhârâ. Dans la biographie de Bahâ’ al-Din on mentionne parfois le fait que quelqu’un lui adresse la parole en turc, le fait paraît digne d’être mentionné, donc exceptionnel. On ne dit jamais que quelqu’un l’aborde en persan, cela doit are normal. On dit aussi qu’un jour, des présents lui posaient des questions en persan, en arabe et en turc; il leur répondait dans la même langue. Il y a surtout le fait que les adhérents du maître se recrutent dans des milieux sociaux bien déterminés. Sa vie se passe à Bukhârâ et dans ses environs, parmi des commerçants; le bazar de Bukhârâ est souvent mentionné, et tel de ses adeptes y a sa boutique. Or, les milieux urbains sont restés le plus longtemps tadjiks, et à l’époque timouride ils devaient être encore beaucoup moins turquisés que plus tard.

Il faut d’ailleurs se garder de porter ici des jugements trop tranchés; tout est en nuances. Le développement est continu, le changement lent à se produire. Les Samanides furent la dernière dynastie aryenne qui ait régné sur Bukhârâ, mais le persan était langue officielle du pays jusqu’en 1918 où il dut céder la place à l’uzbek.

Au fond, la situation linguistique et les rapports ethniques à Bûkhâra à l’époque de Naqshband ne devaient pas différer sensiblement de ceux que nous connaissons de nos jours dans une ville comme Qazvin : les deux langues coexistent, aussi bien dans la ville elle-même que dans les campagnes environnantes; Téhéran, d’un côté, où il n’y a qu’une minorité turque relativement faible, constituée par des Azéris attirés par la capitale., et Tabriz, de l’autre, qui est presque entièrement turque, offrent des points de comparaison beaucoup moins favorables.

Car, par ailleurs, des rapports entre Bahâ' al-Dîn et des derviches turcs, expressément désignés comme teIs, ne sont pas niables (49). Un d’eux, Kalil âtâ, joue même un certain rôle dans son initiation (50). Le jeune homme l’aperçoit en songe et le raconte à sa grand-mère. Elle lui explique que son rêve signifie qu’il lui viendra du bien des shaikhs turcs.

(49) […] il y a la tradition selon laquelle , aprsè avoir achevé son apprentissage auprès de Kulâl , Bahâ al ‘Dîn va servir tout d’abord, pendant huit ans, le Mawlânâ ‘Arif Dîkkranî … ensuite Qûttam Shaik, derviche turc de l’ordre d’Ahmad Yasawî...

Il n’en reste pas moins que la distinction entre les Naqshbandis et les Yasawis correspond d’une certaine façon à une différence ethnique. Et c’est aux Yasawis, que se rattachent, au moins en théorie, les Bektashis. Leur fondateur présumé, Hâjî Bektash, passe pour avoir été disciple d’un Yasawi, Lokman Perende; et c’est du Khorasan qu’il serait venu en Anatolie.

Assurément, Hâjî Bektash ne veut pas encore dire Bektashi; et la tarîqa ne sera organisée que bien après sa mort. Il n’en reste pas moins que l’isnâd bukhariote de Hâjî Bektash fut l’un de ceux acceptés par les Babaïs et que les Bektashis devaient les suivre ici. Avec les Naqshbandis, ils partagent aussi bien l’isnâd bakît que l’allégeance à Yûsuf Hamadâni et, surtout, l’absence de séances du dhikr. Malgré toutes les divergences de doctrine et de pratique, une certaine attitude spirituelle commune apparaît ici au point de départ.

La tradition d’une origine commune persista pendant longtemps. Au temps de la persécution des janissaires elle eut même des conséquences pratiques : tandis que les Bektashis étaient persécutés, leurs cloîtres. — au moins les moins importants parmi eux — furent donnés à des Naqshbandis, jugés représentants plus orthodoxes de la même tarîqa des Khwâjagân. C’est de cette époque également que datait la présence d’un shaikh naqshi dans la mosquée se trouvant à côté du cloître central de l’ordre. D’autre part, des Bektashis sont restés dans leurs tekkes après avoir obtenu une ijâza naqshie. C’est de cette époque que daterait une certaine contamination des Naqshbandis par des idées extrémistes.

Auparavant déjâ, des groupes de type qalandarî, tels les Bayramiya-Malâmatiya se réclamaient des Naqshbandîya; et l’auteur des Tarâ'iq al-haqâ’iq distingue parmi ces derniers trois groupes. Le premier est formé par des qalandar qui se suivent pas la loi et mènent un train de vie errant. Les vrais Naqshbandis, par contre, sont des sunnites qui observent méticuleusement les prescriptions de la shar’îa. Un troisième groupe, enfin, serait constitué par des Naqshbandis shi’ites dont l’auteur affirme avoir rencontré deux dans sa vie; il n’est pourtant pas convaincu de la vérité de ce qu’ils lui ont dit. Seule une enquête approfondie sur le terrain, en des pays où les Naqshbandis sont nombreux, comme le Kurdistan iranien ou iraqien, pourrait nous éclairer sur ce point précis; et cette enquête s’avère comme une des lignes de recherches possibles. Selon M. Edmonds, dans le Kurdistan iraqien, les Naqshis seraient plus portés vers l’extrémisme que les Qâdiris; mais le même auteur affirme que dans le Sud, tout au moins, les premiers sont appelés de préférence sofi, et les second dervîsh, ce qui fournirait une indication dans le sens contraire. Selon des renseignements recueillis à Téhéran, les Naqshbandis des environs de Mâhâbâd observeraient strictement la shari’a (tout en pratiquant un ascétisme rigoureux) et seraient versés dans les sciences islamiques, tandis que les Qâdiris représenteraient un type de derviches plus populaire, se produisant dans les foires comme avaleurs de sabres, etc.

Quoi qu’il en soit, l’existence des qalandar naqshis est attestée pour l’Inde; d’après les documents que nous avons pu voir, ces qalandar gardent mieux les quatre variantes de l’isnâd naqshbandi de l’époque timouride que les représentants de l’école mujaddidî qui ne se souviennent plus que de leur isnâd bakri.

Revenons-en maintenant aux rapports entre les Naqshis et les Bektashis. Nous avons devant nos yeux un ouvrage qui vient de paraître, l’hiver dernier, à Téhéran; ouvrage sans prétention scientifique, avec le seul souci d’apologétique, dédié en entier à la polémique contre les soufis, à qui on assimile, d’ailleurs, les ismaéliens et les baha’i. Hallâj, Bistâmî et Ibn ‘Arabi y sont attaqués en bonne place; on reproche. aux soufis aussi bien la doctrine de la wahdat al-wujûd que des doctrines christianisantes; `Alâ' al-dawla Simnâni, avec son takfir d’Ibn Arabi s’en tire encore le mieux parmi les grands maîtres du passé.

Le reproche cependant qui vient le plus souvent est le sunnisme de la plupart des grands shaikh connus : et comment les soufis qui se prétendent imamites peuvent-ils se réclamer d’un isnâd initiatique où figurent des sunnites notoires? Car non seulement la plupart de précurseurs lointains de Shah Ni'matullâh Wali étaient des sunnites, mais même son maître direct, ‘Abdullah Yafi’î. La même chose vaut également pour Najm al-Din Kubrâ et les Dhahabî qui se réclament de lui. Cet anti-sunnisme de l’auteur ne l’empêche d’ailleurs nullement d’emprunter parfois des arguments à des Ulama sunnites; et il enregistre avec satisfaction, dans un chapitre spécial, les condamnations que Hallâj a encourues de leur part.

On y trouve entre autres le chapitre suivant :

«53. Sayyid Muhammad Ridawi Naqshband.

Muhammad-i Naqshband-i Bukhari fait partie de la même silsila; et c’est à lui qu’aboutit la silsila des Bektashiya. Tout le monde est d’accord que Hâji Bektash fait partie des soufis sunnites, point n’est besoin de s’étendre à ce sujet. Les Bektashiya étaient répandus surtout dans l’Inde et dans l’Irâq arabe. Certains affirment que c’est précisément ce Sayyid Muhammad Ridawi qui est connu sous le nom de Hâji Bektash.

Autrefois j’ai rencontré un groupe de Bektashîya à Najaf-i Ashraf; c’étaient des sunnites fanatiques. Ils avaient leur khanqah à l’ouest du Palais pur de Najaf-i Ashraf, connu sous le nom de Bektashiya. En fin de journée, les fonctionnaires ottomans, en chapeaux rouges, ainsi que leurs juges, s’y rassemblaient; et peu de pèlerins passaient de ce côté. La mosquée qui se trouve sous la coupole, au-dessus du tombeau du Vénérable Ami; était entre leurs mains et leur servait de lieu de prière du vendredi, jusqu’au jour où la domination ottomane sur l’Irâq s’effondra. Tous ces établissements tombèrent alors aux mains des shi’ites et la silsila naqshbandie cessa d’exister en Iraq. Hâji Bektash est mort en 738.»

La confusion entre les deux congrégations est ici totale. Non seulement leurs noms paraissent interchangeables, mais encore leurs deux fondateurs se trouvent confondus. Cette confusion est sans doute duc ici aux événements consécutifs à la dissolution des janissaires et ne prouve rien pour l’époque ancienne; elle n’en est pas moins digne d’être soulignée.

§

Le récit sur la vision de Bahâ' al-Din Naqshband au tombeau de Mazdâkhân présente son affiliation mystique de deux façons différentes : matériellement, il est disciple du Sayyid Amir Kulâl; mais, en esprit, il reçoit son initiation directement d’Abd al-Khâliq. Bien que l’isnâd du premier remonte au second, il s’agit ici, dans la conscience des adeptes, de deux chaînes initiatiques indépendantes. Historiquement cela signifie que l’enseignement de Bahâ' al-Dîn ne continue pas purement et simplement celui de Kulâl, mais s’en distingue par certaines particularités.

Le biographe de Naqshband présente cependant son affiliation à Yusuf Hamadânî encore d’autres façons.

Lorsque trois jours s’étaient passés depuis la naissance du mystique, Khwâja Muhammad Bâbâ Sammâsi vint, entouré de ses disciples, à Qasr-i Hinduwân. Le père de Bahâ' al-Dîn, très attaché à la personne de Sammâsi, lui apporta l’enfant. Le Khwaja le prit, dans ses bras, déclara qu’il l’avait accepté comme enfant et rappela à ses disciples que plusieurs fois, en pissant à cet endroit, il leur fit observer qu’un parfum sortait du sol; la dernière fois le parfum était plus fort : c’est qu’un homme y était né. L’homme en question est l’enfant qu’il tient dans ses bras, il sera un grand chef. Une autre fois, avant même la naissance de Baha al-Din, Muhammad Bâbâ prédit que le village de Qasr-i Hinduwân deviendrait vite Qasr-i Arifan.

Pratiquement, c’est à l’âge de dix-huit ans que Bahâ' al-Dîn est envoyé par son père chez Muhammad Babâ à Sammâs et sert son maître avec une ferveur et un dévouement si grands que ce dernier doit tempérer son ardeur.

Après la mort de Sammasi, Naqshband est amené par son grand-père, qui veut le marier, à Samarqand et présenté à plusieurs derviches qui le bénissent. Revenu à Bukhâra, il se trouve possesseur du chapeau de Azizân, tandis que Savyid âmir Kulâl, fidèle à l’engagement qu’il a pris envers son maître, complète son éducation.

Les personnages cités jusqu’ici font tous partie du cercle des disciples de Ghujdawâni; mais le récit suivant, cité par M. Koprülü — mais non par M. Gordlevskij — nous montre l’adolescent en rapport également avec les représentants de l’autre branche des disciples de Yùsuf Hamadâni :

On rapporte sur notre Vénérable Kwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Vers le même temps j’ia vu en rêve que le Vénérable Hakim Atâ — que Dieu sanctifie son âme! qui étais du nombre des grands shaikh turcs, me confiait à un derviche. Réveillé, j’ai retenu le visage de ce derviche en mémoire. J’avais une grand-mère pieuse à qui j’ai confié ce songe. Elle me dit : «Mon enfant, du bien te viendra des shaikh turcs». Tout le temps je cherchais à rencontrer ce derviche. Un jour je l’ai rencontré au bazar de Bukhârâ. Je l’ai reconnu. Son nom était Khalîl. Mais à ce moment je ne réussis pas à lui parler. Lorsque, effrayé, je revins à la maison et que le soir arriva, on vint me chercher pour me dire que le derviche Khalîl voulait me voir. Je me rendis rapidement chez lui avec impatience. Admis devant lui, je voulus lui raconter mon songe. Il me dit en turc : Ce que tu penses, nous savons, point n’est besoin de nous le raconter. Je n’en revins pas et éprouvai une grande sympathie pour lui; et j’ai pu observer, en le fréquentant, des choses étonnantes. Il se fit qu’au bout d’un certain temps, il parvint à s’emparer du pouvoir sur le pays de Transoxiane. On l’appelait Sultan Khalîl et par l’œuvre de ses contemporains la royauté lui revint. Il fallait le servir et peiner pour lui. Sous son règne, il fut possible d’observer de grandes actions, et ma sympathie envers lui augmenta encore. Il me témoigna beaucoup de faveurs; et, de gré ou de force, il m’apprit les coutumes du service; le profit en fut grand pour moi. Le fait d’avoir appris ces coutumes me servit dans la voie. Je suis resté ainsi six ans à son service : en public j’exécutais ses ordres, dans l’intimité j’étais son confident. Je l’avais fréquenté pendant six ans qui ont précédé son arrivée au pouvoir. Souvent, parmi les familiers de sa cour il disait : «Tous ceux qui me servent pour plaire à Dieu Très Haut deviendront grands parmi les hommes». Je comprenais à qui et à quoi se rapportait l’allusion; et il pensait qu’il ne fallait pas exalter et magnifier les princes pour leur brillant et leur puissance apparents, mais parce que le Noble par excellence — que son royaume soit puissant! — les a faits manifestation de sa propre puissance et de sa propre grandeur. Lorsque, plus tard, son empire s’effondra, et que, dans un instant, son royaume, ses serviteurs et ses courtisans se dissipèrent, et que tout ce monde et les affaires de ce monde devinrent sans attrait pour mon cœur, je revins à Bukhârâ et m’établis à Rèwartun, un des villages de Bukhârâ.

Hakim Atâ que Bahâ' al-Dîn voit en rêve est, selon les Rashahât, le quatrième successeur d’Ahmad Yasawi; Khalîl à qui le jeune homme se trouve confié est également turc : et c’est de cette façon que se trouvent établis les rapports avec l’autre branche de la même congrégation dont il n’adoptera cependant pas les usages.

L’image que donnent ces différentes traditions est claire : le milieu où le jeune Bahâ’al-Dîn vit et où il achève sa formation est un milieu où restent vivantes les traditions de Yûsuf Hamadâni et de ses disciples. Son père est lié à Sammâsi, et c’est auprès de lui et de ses élèves qu’il commence son apprentissage. Des vicissitudes du destin l’amènent au contact d’un Yasawî; mais tout profitable que fût ce contact pour lui, il faillit interrompre sa carrière mystique; et, en effet, celle-ci ne commencera vraiment qu’après la chute de sultan Khalîl.

§

L’expérience de vie publique tentée par Bahâ' al-Dîn auprès du sultan s’est ainsi soldée par un échec; et cet échec le détourne définitivement de la vie de ce monde et le pousse à s’engager résolument dans la voie mystique. Il commence à fréquenter un homme envers qui il éprouva une certaine attirance et à parler avec lui. Un jour, tout d’un coup, une voix lui dit : «Le temps est arrivé pour toi de te tourner vers notre Majesté» (84). Bouleversé, il sort de la maison où il se trouve, prend un bain dans le ruisseau qui coule à côté et accomplit une prière de deux rak’a; des années durant il n’arrivera à prier avec la même ferveur.

(84) Version longue § 31 ; abrégé §17. [et de même pour les notes omises suivantes (85) à ~(100), aux références diverses].

Le rite qu’il vient d’accomplir ainsi signifie le renouvellement de son adhésion à l’islam, sa conversion à l’islam véritable, sa mort à la vie profane et sa naissance à la vie mystique.

Bientôt, et après une nouvelle épreuve, il réussira à dire sa tawba; il a ainsi la partie gagnée, mais montre encore parfois quelques faiblesses. La vision au tombeau de Mazdâkhân, impliquant son adhésion définitive à la congrégation des Khwâjagân et I'établissement des rapports avec Sayyid Amir Kulâl, ont lieu peu après.

Rien désormais ne pourra le détourner; des amis d’autrefois qu’il rencontre un jour l’invitent en vain à reprendre sa vie antérieure. Et quand, pendant six mois la grâce divine l’aura abandonné et quand il voudra, découragé, revenir au service des choses créées’, l’inscription sur la porte d’une mosquée invitant le passant à entrer et à ne pas se sentir étranger, lui fera retrouver son état d’âme antérieur.

Bahâ' al-Dîn ne tarde pas maintenant à subir des états mystiques. Une nuit, au tombeau de Mazdâkhân, son âme quitte son corps et est transportée jusqu’au quatrième ciel. Une autre nuit, il est à la mosquée de Rèwartûn, assis derrière une colonne, tourné vers la qibla. Il s’évanouit et éprouve une fana' complète. On lui dit qu’il a atteint son but. Un jour il se trouve dans le jardin qui maintenant abrite son tombeau. Une inquiétude s’empare de lui, il s’assoit tourné vers la qibla : une fana' complète s’ensuit, son esprit est transporté dans la malakût des cieux et, sous la forme d’une étoile, se dissout dans l’océan des lumières infinies.

Ce que l’on rapporte sur ses débuts comprend quelques récits où la ferveur se mêle à une volonté d’ascèse, où aucun obstacle ne lui paraît assez fort pour l’arrêter. Un jour Kulâl trace une ligne devant ses disciples en leur disant de ne pas la dépasser; tout le monde s’arrête, mais Bahâ' al-Dîn passe outre, et en est loué par son maître : c’est que, dans la voie mystique, il doit toujours aller en avant. Ce récit a la valeur d’un symbole. Celle de la nuit passée devant la porte de son maître est voisine, mais une nuance malamati est décelable :

«On rapporte de notre Vénérable Khwâja. -- que Dieu sanctifie son âme ! -- qu’il racontait : Dans cet état de désir et d’obsession j’errais tout autour. Mes pieds furent blessés par des épines et des copeaux. J’avais sur moi un vieux costume en cuir. C’était l’hiver et il faisait très froid. Une nuit j’éprouvai le désir de parler au Sayyid Amir Kulal — miséricorde sur lui! — Lorsque je suis arrivé chez lui, il était assis dans un coin, entouré de derviches. Son regard béni se posa sur moi; il demanda qui j’étais. L’ayant appris, il ordonna de me chasser vite de sa maison. J’en sortis, il s’en fallut de peu que mon âme en fût excédée et qu’elle déchirât la bride de la soumission et du respect; mais la grâce divine m’a aidé dans cette circonstance. J’ai dit : «Cette humiliation a lieu pour satisfaire le Puissant — que sa Parole soit exaltée! — C’est bien cela, et il n’y a rien à faire». J’ai posé ma tête sur le seuil de la puissance et dit : Quoi qu’il arrive, je laisse ma tête sur ce seuil; Il neigea un peu et il faisait très froid. Au lever du jour, le Révérend Sayyid Amir Kulâl — que Dieu sanctifie son âme! — sortit de sa maison et posa son noble pas sur ma tête. Il releva ma tête de son seuil, rentra chez lui et m’amena. Il dit : «Mon enfant, c’est à ta taille qu’on a cousu ce vêtement de bonheur». Il retira de sa propre main bénie les épines et les copeaux de mon pied, lava mes blessures et me témoigna beaucoup d’amitié.

Le Khwâja, Ala' al-Haqq wa’l-Dîn — que Dieu parfume son lieu de repos — rapporta de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Quand il parlait de ses exercices ascétiques et de ses efforts, il mentionnait la paresse des postulants et finissait par dire : « Tous les matins quand je sors de la maison, je me dis que peut-être un postulant a posé sa tête sur mon seuil; mais tout le monde est maître, il n’y a pas de novices. »

“Si l’on n’arrive pas jusqu’à l’Ami, La règle de l’amitié est de mourir en quête.


L’attachement au maître et l’obéissance aveugle à lui font partie de la discipline du novice; Bahâ’ al-Dîn en donne des exemples éclatants. Ainsi, en allant chez Kulâl, il ne fait pas attention à Khidr qui l’aborde dans le désert : rien ne saurait le détourner de son but, et c’est uniquement par son maître qu’un novice peut atteindre les plus hauts sommets de la vie mystique.

D’autres récits témoignent de la même volonté de persévérance du jeune mystique. Une nuit d’hiver, à Rewartûn, il a besoin d’accomplir un ghusl.

Ne voulant pas déranger les autres, il sort et va à la recherche de l’eau. Il arrive ainsi jusqu’â Qasr-i Arifan où il trouve un bassin d’eau couvert de glace. Il la brise et prend le bain, pour revenir tout de suite à Rewartûn.

D’autres récits font état de son service dévoué à son maître et à d’autres derviches, mais sont peu significatifs. C’est surtout deux groupes de faits qui retiendront ici notre attention : tout d’abord ceux qui trahissent une tendance malâmatî ; la manière dont le jeune Baha al-Din imite les anciens maîtres du soufisme.

Le malâmatî se considère pire que toutes les créatures, et plus indigne qu’elles; il ne fait pas montre de sa piété qui demeure connue de Dieu seul, mais étale ses turpitudes — vraies ou feintes devant les hommes. Il provoque leur mépris qui lui est gage du respect divin, la puissance de le supporter lui prouvequ’il a dompté son âme.

Des tendances malâmaties semblent avoir été répandues à Bukhârâ avant le temps de Bahâ' al-Dîn; ainsi quand il exhorte un de ses disciples à nettoyer des latrines, il donne comme exemple non seulement lui-même qui l’a fait pour toutes les écoles de la ville, mais aussi un autre derviche qui s’est mis, en plus, le torchon sur la tête.

Il y a aussi le cas d’un savant qui, s’estimant indigne et craignant souiller par sa présence les séances de Bahâ' al-Dîn, n’y venait que rarement. L’ayant appris, le maître l’amena dans la cour et lui montra son chien : «Voilà mon compagnon».

C’est que Bahâ’ al-Din se considère moins qu’un chien.

Le Khwaja «Alâ al-Haqq wa’l-Dîn — que Dieu éclaire son lieu de repos — rapporta sur notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme — qu’il disait : Dans cette voie, le fait de se nier soi-même, de s’annihiler et de s’humilier est une affaire importante; c’est le fondement même de la possibilité de prétendre réussir. C’est ainsi que je suis passé à travers toutes les classes d’êtres et que j’ai apprécié toutes les particules. Et j’ai vu que toutes étaient, dans leur essence, meilleures que moi. Finalement j’en suis arrivé à traverser la classe des déchets, et trouvé partout du profit en eux, mais aucun profit en moi-même. J’en vins à ce déchet de chien, j’ai cru que je n’y trouverais aucun profit; pendant un certain temps j’ai entretenu cette conviction dans mon âme; mais j’ai fini par reconnaître qu’il y avait du profit également en lui :

Je suis renseigné sur moi-même mieux que sur personne, je ne suis pas meilleur qu’un chien, mais pire.

Tant que je regarde mon état,

il ne vaut pas plus d’un grain, de la tête aux pieds.»


C’est ainsi qu’il peut apprendre de n’importe qui, et n’importe quelle action humaine peut lui inspirer des pensées qui le mèneront vers Dieu :

Le Khwâja ‘Alâ al-Haqq — que Dieu parfume son lieu de repos! rapporta au sujet de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Au début de mon noviciat je passai, un jour, à côté de la maison de jeux; j’y vis un groupe d’hommes occupés à jouer; dans ce groupe, deux hommes étaient plongés entièrement dans leur passion. Un d’eux avait perdu, il avait joué tout son argent et tout son crédit. Malgré cela, sa passion et son ardeur augmentaient à chaque instant. Il disait à son ami qui avait gagné : «Mon cher, si tout est fini, je ne bouge pas d’ici». J’ai vu son état, je fus étonné de sa passion et de son attachement à cette activité. Depuis ce jour, mon désir et mes efforts dans la Voie ont continué de progresser :

 Aussi longtemps que tu ne mets pas du feu dans tout ce que tu as,

Jamais tu n’arriveras à ce que la réalité du temps t’apparaisse bien.»


L’attitude qui est à la base de ces représentations est celle qu’engendre la conscience de l’absolue nullité de l’homme en face de Dieu : toutes les créatures sont nulles, mais aucune ne vaut mieux qu’une autre, le respect est dû à toutes. De lâ la solidarité universelle de toutes les créatures, l’amour porté aux animaux et le désir d’en apprendre. Des accents franciscains font aussi leur apparition :

On rapporte au sujet de notre Vénérable Khwaja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il racontait : Au début de mes ravissements et de mon noviciat, j’ai rencontré un des amis de Dieu — que sa puissance s’exerce! — qui m’ordonna de suivre les connaissances (?). Je dis : «J’espère en arriver à connaître la bénédiction du regard des Amis.» — Ce chéri, ami de Dieu, me demanda : «Comment considères-tu le fait de gagner ta subsistance ?» Je dis : «Si j’en trouve, je remercie Dieu, sinon, je patiente», Ce chéri sourit et dit : «Cela est facile, mais tu dois amener ton âme à la contrition, afin que, si pendant une semaine tu ne trouves rien, elle ne se révolte pas». Avec humilité, je lui ai demandé de m’aider. Il m’ordonna : Sors dans le désert afin que les espoirs de ton âme se séparent entièrement de la créature. Continue ainsi pendant trois jours. Au lever du quatrième jour tu arriveras aux pieds d’une montagne. Un cavalier royal viendra à ta rencontre, assis sur une monture nue. Tu le salueras et continueras ton chemin. Quand tu te seras éloigné de trois pas de lui, il dira : « O. jeune homme! J’ai du pain, prends-en! » Ne l’acceptes pas’. Suivant ces instructions je sortis alors clans le désert et poursuivis mon chemin de la sorte. Lorsque trois jours se furent passés, j’arrivai aux pieds d’une montagne; le cavalier en question vint à ma rencontre, tel qu’il avait été décrit. Je le saluai et continuai mon chemin. Il m’offrit du pain, je ne l’acceptai pas.

Ce chéri m’ordonna également; «Il faut que tu te mettes à penser aux pauvres, aux faibles, aux malheureux, à ceux dont personne ne s’occupe, et à les servir; et c’est ainsi que tu apprendras humilité et soumission». D’après ces instructions, je me mis à pratiquer œ qui m’a été dit et ce fut pendant un certain temps la manière dont j’ai suivi la Voie.

Il m’ordonna alors : «Il faut que tu tiennes ferme à respecter et à servir les animaux et que tu les traites avec humilité; car ils font également partie des créatures de Dieu Très-Haut et le Seigneur les a sous sa Providence. Si tu vois des plaies ou des blessures à leur peau ou à leurs côtes, soignes-les et occupes-toi de les guérir!» Obéissant à cet ordre, je me mis à le faire, et suivis pendant un certain temps cette voie. Quand je rencontrai un animal sur mon chemin, je m’arrêtais, le laissais passer le premier et n’essayais pas de le devancer. La nuit, je frottais mon visage contre le sol, à l’endroit où les chevaux avaient laissé la trace de leurs fers. J’ai pratiqué cela pendant huit ans.

Il me dit encore : «Pour t’humilier, vas servir les chiens de cette cour, et suis-les; tu finiras par arriver à un chien dont il te viendra du bonheur». Je profitai de son conseil et les servis. Une nuit j’arrivai vers un chien; je n’étais pas dans mon état normal; accablé et humble j’abordai le chien tandis que des pleurs puissants me secouaient. à cet instant j’ai vu l’animal se coucher sur son dos par terre, tourner son visage vers le ciel, soulever ses quatre-pattes tandis qu’en l’entendait pousser un cri triste et plaintif. Abattu et accablé, je tendis mes deux mains et disais : «Amîn !» Finalement l’animal se tut et moi, je retrouvai mes esprits.

A la même époque, par un jour d’été, au mois de tammuz, je me promenais à Qasr-i `Arifân. J’aperçus tout d’un coup l’animal que l’on appelle « adorateur du soleil». Je l’ai vu plongé en extase devant la beauté du soleil. Son état m’inspira un immense désir et je pensai à lui demander d’intercéder pour moi. Je me mis debout avec respect, vénération et humilité et tendis mes deux mains. L’animal sortit de son extase, se coucha le dos par terre, tourna son visage vers le ciel et resta ainsi pendant un long moment. Cependant je disais : «Amîn».

Il m’ordonna encore : «Il faut que tu te mettes au service des routes. Si dans les routes tu trouves quelque chose qui pourrait causer du scandale aux hommes, il faut que tu le caches devant leur regard afin que le tort n’en soit pas causé». Je me mis à le faire, et sept années durant, mes manches et mon chapeau ne sont jamais restés libres de poussière.

Tout ce que m’ordonnait cet ami de Dieu, je l’exécutais fidèlement et observais le résultat de chaque action en moi; je m’aperçus que je faisais de véritables progrès dans mon état.»


En ce qui concerne le respect des animaux et le désir d’en apprendre, on pourrait songer ici à un substrat bouddhique : nous sommes bien à Bukhârâ; et faut-il rappeler que le village natal de Bahâ' al-Dîn s’appelait encore au moment de sa naissance Qasr-i Hinduwân? M. Gordlevskij est allé jusqu’à supposer une origine bouddhique de la méthode naqshbandie du dhikr, tandis que M. Osman Yahya croit découvrir une influence hindoue chez Hakim Tirmidhi. Tout cela devrait être élaboré et vérifié. En tout cas, et quoi qu’il en soit, ces éléments sont ici incorporés dans un contexte mâlamatî bien précis. On ne respecte pas les animaux parce qu’on y voit des âmes humaines réincarnées, mais parce qu’on se sent plus indigne que la plus indigne des créatures et parce que l’on croit pouvoir en apprendre.

Le vrai malâmatî aspire sans doute à progresser dans la voie spirituelle, mais ne le montre pas aux autres; son état est méprisé par les humains et il jouit d’une mauvaise réputation. Citons un verset caractéristique de cet état d’esprit que le jeune Naqshband se plaisait à répéter à l’époque où il commençait son apprentissage mystique :

Moi et mon ami, nous craignions de jouir de mauvaise réputation,

De quoi aurions-nous peur maintenant que nous sommes devenus mal famés?

§

Des tendances malâmaties sont diffuses dans le mysticisme islamique dès le début; au quatrième siècle de l’hégire elles trouvent leur expression dans l’école de Neshapur, autour d’Abu Hafs Haddâd et Hamdûn Qassâr. Ce mouvement khorassanien des malâmatîya constitue une sorte de protestation contre la dégénérescence du soufisme bagdadien, qui commence. Contrairement au soufi, le malâmatî ne fera pas montre de piété extérieure, ne se distinguera pas par des prières surérogatoires, ne participera pas aux séances du dhikr ou du sama’. Il gagnera sa vie, se mêlera aux autres dans les sûq. Il ne se distinguera pas du reste des humains, sinon en se montrant plus méprisable, mais son cœur sera avec Dieu. Méprisé par les hommes, il se tournera vers Dieu.

‘Abd al-Rahmân al-Sulamî considère les malâmatis comme la classe la plus élevée des serviteurs de Dieu, au-dessus des ‘ulama et des soufis. Il est caractéristique que le bagdadien `Umar al-Suhrawardi préférera, en revanche, les soufis aux malâmatis. Ibn Arabi, d’autre part, acceptera en bloc, la distinction du Sulami, tout en lui conférant une signification différente; car, à l’origine, le mouvement malâmatî n’a rien à voir avec la doctrine de l’unicité de l’être. Un peu plus tôt, Najm al-Dîn al-Kubrâ, aura également accepté la distinction en dressant son schéma classique des trois voies menant à Dieu.

Pour Sulamî déjâ, les malâmatîya ne sont pas limités à l’école de Neshâpûr; à l’occasion il cite d’autres maîtres soufis, Sahl Tustari, Yahyâ b. Ma'âd etc. Mais c’est surtout cet autre maître du soufisme khorassanien, Bayâzîd Bistâmî qui apparaît fréquemment; et il est cité comme un des maîtres malâmatis à qui sont attribuées des doctrines spécifiques de l’école en question.

On demanda à Abu Yazid «Quel est le signe le plus grand du gnostique?» Il répondit : Que tu le vois manger avec toi, boire avec toi, plaisanter avec toi, vendre et acheter avec loi — tandis que son cœur, est dans le royaume du Saint (malakut al-quds). C’est cela le plus grand des signes.’11

Cette attitude est restée celle des Naqshbandis. Un des onze principes de leur tarîqa, traditionnellement attribuée à Abd al-Khâliq Ghujduwâni, est «solitude dans la foule» (khalwat dar anjaman). Ce principe a des implications qui vont très loin. Voici comment Baha’ âl-Din présente sa tarîqa au roi de Hérat :

Le roi demanda : Y a-t-il dans votre tarîqa dhikr public, Sama’ ou clausure (khalwa)?” Le Khwaja dit : «Il n’y en a pas». Le roi d. emanda : «En quoi consiste donc votre tariqa?» Le Khwaja dit : La parole de la famille du Khwâja ‘Abd al-Khaliq Ghujduwâni — que Dieu sanctifie leurs âmes! — est : Solitude dans la foule (khalwat dar anjaman)’. Le roi demanda : Qu’est-ce donc «solitude dans la foule»? — Le Khwaja dit : Qu’on soit extérieurement avec la créature et intérieurement avec Dieu :

‘ Intérieurement tourné vers le connu, extérieurement vers l’étranger

une conduite aussi bonne est rare dans le monde.’

Le roi dit : «Comment est-ce possible?» — Le Khwâja répondit : Dieu Très-Haut dit lui-même dans son Noble Livre : Les hommes que ni commerce ni troc ne détournent de commémorer Dieu (s. 24 v. 37)’


Un trait caractéristique des malâmatîya survit ainsi chez les Naqshbandiya, le dhikr secret; parfois, notamment dans des derniers siècles, le nom même de leur congrégation devient khafîya. Et, tandis que les Naqshbandis postérieurs tout au moins ont adopté les khânqâh, ils ne sont jamais allés jusqu’â organiser des séances de sama’ (118) .

(118) On trouve, parmi les conseils laissés par «Abd al-Khaliq à ses disciples [transmis par les Rashahat, p. 20] le passage suivant :… “Ne construis pas de khanqah; ne t’assieds-toi dans les khanqha; ne fais pas beaucoup de sama, parce que le sama’ sème la discorde; et que souvent le sama tue le cœur; mais ne nie pas le sama, parce que nombreux sont ceux qui le pratiquent… -- On comparera directement ici la sentence attribuée â, un malamati par Sulami, p. 103-104 : ‘Nous n’abandonnons pas les séances de sama’ parce que nous les blâmons ou rejetons, mais de peur que ne soit révélé notre état que nous tenons secret ».

Les conseils qui précèdent interdisent de chercher la renommée [shuhrat ; cf. Sulami, 103 : la renommée provoque une séparation avec les autres hommes, et c’est également la raison pour laquelle il est recommandé de se distinguer par quoi que ce soit d’eux], demandent de faire la prière avec les autres, défendent de vivre aux dépens des autres — tout cela se retrouve chez les malamatiya. Et le conseil de ne pas fréquenter les soufis ignorants peut être significatif dans ce contexte.

Je trouve, dans une petite brochure do propagande soufie, publiée le 15 décembre 1058 par le shaikh shuyiuh furuq al-sufiya d’Égypte, relevé comme marque distinctive de `Abd al-Khaliq, considéré comme le fondateur des Naqshhandiya, le fait qu’il ait caché son état.


L’attitude des malamatis recélait plusieurs dangers évidents. Le premier en fut l’antinomianisme : on ne condamnait pas seulement la démonstration de piété, mais on refusait également d’accomplir ses actes; autrement dit, on ne faisait pas seulement montre d’impiété, mais on abandonnait totalement les devoirs du culte.

A cela, le naqshbandisme a échappé. Ses adhérents suivaient scrupuleusement les prescriptions de la Loi et adhéraient à l’orthodoxie sunnite qu’ils ne jugeaient pas incompatible avec une vie mystique profonde. Ils ont en revanche succombé, ici et là, à un autre danger implicite dans les principes malâmatis.

Quand les anciens malâmatis allaient dans les sûq, ce n’était pas seulement pour se mêler à la foule, mais aussi pour gagner leur vie. Cela leur était recommandé, et ils étaient autorisés à faire du commerce. Le verset coranique cité par Naqshband indique qu’il en était de même pour lui et ses disciples.

Cette attitude explique l’accueil fait à la tarîqa par des milieux urbains; et nous avons déjâ mentionné le fait que plusieurs de ses adhérents semblent se recruter dans le bazar de Bukhârâ. Mais si le commerce est considéré comme ne pouvant pas détourner de la vie mystique, des abus deviennent inévitables. Ce qui, à l’origine, était un pari héroïque : vivre dans le siècle tout en lui étant étranger, peut facilement servir de prétexte à une activité séculière drapée d’un manteau religieux. Il n’est pas permis de juger de ce qui se passe dans le cœur des hommes; mais le principe malâmatî réaffirmé par Bahâ' al-Dîn n’a-t-il pas servi de justification à la richesse fabuleuse d’un Ahrar, à la puissance des shaikh de Jûibâr, à tant d’autres choses faites par tant d’autres ishân d’Asie Centrale?

Le problème se pose s’il y a une connexion historique entre les Naqshbandis et les anciens malâmatis. Il ne semble pas qu’il y ait eu des rapports directs avec l’école de Neshapur proprement dite. Mais nous avons vu que Sulami comptait Abu Yazîd Bistâmî parmi les maîtres des malâmatis; et ici la filiation est facile à établir, car le maître de Bistâm figure dans l’isnad naqshbandi.

Cent années plus tard, Abu «l-Hasan Kharraqâni se considérait comme disciple spirituel de Bâyazid; or Kharraqani est regardé par les Naqshbandis comme un des leurs (122).

(122) Selon M. Massignon le groupe des mystiques qui s’est formé autour de Kharraqâni a constitué le noyau primitif dont sont sortis les Naqsbandiyya, La Passion d’Al-Hallâdj, 466. - On trouve souvent, dans les mss. Naqsbandis, des prières et des formules attribuées à Abu’-l Hasan Kharaqâni et à ‘Abdallah Ansarî à côté ce celles attribuées à Ghujduwâni ou à Bahâ’al-Dîn.

Nous arrivons ainsi dans le voisinage immédiat de Yusuf Hamadâni : soit par Ali Farmâdî (et Abu l-Qâsim Karrakânî), soit par Abd allâh Ansarî ; celui-ci se rattache sûrement à Abu’l Hasan. Nous nous trouvons dans un milieu de stricte observance sunnite, ce qui permet de rendre compte de l’orthodoxie des Naqshbandis.

L’étude des éléments malâmatis dans le récit de l’apprentissage mystique du jeune Bahâal-Din nous a permis ainsi de remonter un peu plus haut dans la préhistoire de la congrégation des Khwâjagân : celle-ci continue les traditions du mysticisme khorassanien, à tendance malâmatî, mais strictement orthodoxe.

Le milieu khorassanien en question est pourtant encore autre chose : il est halladjien.

§

C’est ici que nous devons considérer un autre groupe de faits rapportés sur la jeunesse de Bahâ’al-Dîn, la manière dont il imite les anciens maîtres soufis.

Comme il se doit, cette imitation est tout d’abord celle du Prophète et de ses compagnons, ce qui constitue un autre témoignage de sa parfaite orthodoxie, mais n’est pas autrement caractéristique.

Plus significative est sa qualification de ‘Uwaisi qui a ici une double implication; tout d’abord en faisant allusion au fait que, tous comme ‘Uwais al-Qarani, il avait reçu une instruction directe en esprit (en l’occurrence s’agit de la vision de Ghujduwânî au tombeau de Mazdâkhân ensuite du fait qu’il a acquis, au cours de son apprentissage, les mêmes degrés et les mêmes qualités que le célèbre compagnon du Prophète.

On rapporte sur notre vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Vers la fin de sa vie, il racontait ses débuts et relatait comment il s’adressait aux âmes bonnes des shaikh de la voie et des grands — que Dieu sanctifie leurs âmes! — et quel était le résultat de son attention pour l’âme de chacun d’eux. Il disait : Quand je me tournais vers l’âme de `Uwais Qarani — Dieu soit content de lui! — le résultat en fut la rupture complète et la séparation parfaite d’avec les désirs extérieurs et intérieurs. Toutes les fois que je me tournais vers l’âme du Khwâja Muhammad Ali Hakim Tirmidhi — que Dieu sanctifie leurs âmes! - le résultat en était que je contemplais l’état exempt de tout attribut et dans cet état on n’apercevait aucun résultat ni action.

En sept cent quatre-vingt-neuf, je me trouvais auprès de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Il dit : Depuis vingt ans je suis la tarîqa du Khwâja Muhammad-i Ali Hakim Tirmidhi — que Dieu sanctifie leurs âmes! Il était sans attribut; et si quelqu’un sait voir, je suis également, pendant ce temps, sans attribut.

Un homme pieux rapporta : Au temps de ses débuts, notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — s’adonnait à des exercices ascétiques très sévères. Parfois j’arrivais à lui parler. Une fois, par un matin d’hiver, quand il faisait très froid, il vint chez moi. On remarquait sur lui des traces laissées par ses exercices ascétiques, il se trouvait dans un état d’esseulement et de séparation complets. Il dit alors : «Pendant huit mois, je m’étais tourné vers l’âme de `Uwais Qarani — que Dieu soit satisfait de lui! — et j’éprouvai tous les attributs qu’il a éprouvés; mais maintenant je me suis dépouillé de ses attributs.»

Le vrai mystique traverse les degrés de tous les grands maîtres du passé, mais ne s’y arrête pas. C’est un apprentissage nécessaire, mais le but n’est pas d’atteindre la position d’un shaikh déterminé, mais de progresser toujours plus loin dans la voie. Tout cependant ne doit pas être imité chez les anciens soufis.

Le Khwaja «Alâ’al-Haqq wa’l-Dîn — que son lieu de repos soit parfumé! — rapporte au sujet de notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il dit : On rapporte sur le prince des gnostiques Abû Yazîd Bistâmi — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il dit : Pendant ma progression j’ai traversé les attributs des Prophètes — paix sur eux! — et suis arrivé au château de Muhammad voulant éprouver sa qualité. Mais arrivé là, je ne fis pas l’insolent et, en prosternation et humilité, j’ai posé ma tête sur le seuil de sa puissance.

Un derviche rapporta : à Nasaf j’ai suivi notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — Il racontait des choses relatives à sa progression dans la voie, en mentionnant plusieurs grands shaikhs. Il dit : J’ai atteint le degré du sultan Abu Yazid — que Dieu sanctifie son âme! — je suis arrivé là où il est arrivé. J’ai atteint le degré du shaikh Junaid, celui du shaikh Shibli, et celui du shaikh Mansur Hallâj; je suis arrivé là où ils sont arrivés. Finalement j’ai atteint le château qui était le plus majestueux de tous; J’ai su que c’était le château de Muhammad. Je ne fis pas l’insolent et ne fis pas ce que le shaikh Abu Yazid a fait.»

Cette appropriation successive de degrés atteints par les grands maîtres du mysticisme constitue la contrepartie positive de l’appropriation des qualités d’êtres inférieurs dont il a été question plus haut. Le choix des maîtres dont on parle est significatif, deux des trois mystiques dont on parle un peu plus longuement sont des khorassaniens Abu Yazid Bistâmî et Hakim Tirmidhî. Nous avons déjâ parlé du premier. Quant au second — dont on sait l’influence sur les malâmatiya — il revient plusieurs fois dans l’Anisul-tâlibin : c’est entre autres, la principale autorité citée dans la première partie de l’ouvrage traitant du problème de la walâya.

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C’est dans ce contexte qu’est mentionné Mansûr Hallâj :

«Le Khwâja ‘Ala' al-Haqq wa’l-Dîn — que Dieu parfume son lieu de repos! — rapporta sur notre Vénérable Khwâja — que Dieu sanctifie son âme! — qu’il disait : ‘Pendant que je traversais les étapes et les demeures, la qualité de Mansûr Hallâj apparut deux fois en moi; et le cri qu’il avait poussé, je faillis le pousser. Il y avait à Bukhârâ, un gibet, les deux fois je me rendis à ses pieds et dis : Ta place est au sommet de ce gibet. Avec la grâce de Dieu j’ai traversé ce degré».

On rapporte du Vénérable ‘Azizan « — miséricorde et clémence sur lui! — Au temps où il traitait avec compassion la rupture d’habitudes d’un derviche qu’il formait, et que, par sa compassion parfaite, le sortit des difficultés de l’être et empêcha la manifestation de cet état en lui, il dit : «Si sur toute la surface de la terre il y avait eu un seul des descendants du Khwâja `Abd al-Khaliq — que Dieu sanctifie leurs âmes! — jamais Mansûr n’aurait été exposé au gibet.»

Le récit sur ‘Azizân permet de situer la représentation en question dans son cadre idéologique : celui du mysticisme orthodoxe, opposé à l’incarnationisme de Hallâj comme à la doctrine de l’unicité de l’être d’Ibn ‘Arabi. L’état dans lequel Hallâj fut amené à s’exclamer « Ana l-Haqq » est considéré ici comme passager; il faut le dépasser pour progresser dans la voie mystique, et l’aide d’un bon maître est indispensable pour arracher le postulant à ses illusions. L’argument est classique, la prétention de Hallâj (et de Bistâmî) est souvent comparée aux affirmations de la divinité du Christ par les chrétiens. Sous cette forme, le raisonnement est très répandu, il revient chez Ghazzali, chez «Alaal-Dawla Simnâni (132),

(132) Analysé de façon pénétrante par M. Corbin […] ‘Si Mansûr avait connu la vérité de la gnose, sa parole aurait été ; ‘Je suis la poussière, au lieu de ‘Je suis la Vérité.’ 12

mais aussi chez des ennemis déclarés des soufis comme Ibn Taimiya. Or, les Naqshbandis resteront toujours opposés (malgré Jâmî) aux doctrines d’Ibn «Arabi; et avec Imâm Rabbâni, mujaddid-i alf-i Thâni, Ahmad Fâraqi Sarhindi, la doctrine simnânienne, transformée, deviendra la doctrine officielle de l’ordre.

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Mais cela ne représente qu’un côté du problème. La manière dont est mentionné la gibet de Mansur nous permet de tirer certaines conclusions d’ordre historique et de revenir ainsi à notre point de départ.

C’est au moment où il atteint le degré atteint par Hallâj que Bahâ al-Dîn se rend au pied d’un gibet. Il est tentant de voir ici un gibet initiatique, comparable au Dâré Mansûr des Bektashis. Si tel est le cas, ce dernier remonte bien à Yusuf Hamadâni, ainsi que l’a soupçonné M. Massignon; et c’est lâ une nouvelle preuve de la connexion des deux congrégations.

Structurellement, la place du meïdan hallajjien est analogue ici et lâ. Chez les Bektashis aussi le fait d’être placé au Dâr équivaut à l’acquisition d’un certain degré mystique. On n’a qu’à rappeler ici le rituel d’initiation bektashi traduit par M. Birge dans son ouvrage consacré à cette congrégation.

Le postulant se place tout d’abord au post d’Ahmad Mukhtâr : tous ceux qui aspirent à atteindre la Vérité doivent passer par là; il passe au post de «Ali : c’est la première porte menant à la shari’at, la tariqat, la ma`rifat et la haqiqat, on passe ensuite au post du Khrâsân et au Qânun çirâgi. La dernière station est celle du gibet de Mansur. On n’arrive nulle part sans passer par là, mais en arrivant là on atteint la Réalité divine.

On s’aperçoit aisément ici en quoi consiste la différence entre les Bektashis et Bahâ al-Din. Chez les premiers, l’état mystique atteint par Hallâj représente le degré suprême de l’expérience mystique. Chez les Naqshbandis, il s’agit d’un état passager qu’il faut dépasser si l’on veut continuer de progresser dans la voie.

Or, chez ces mystiques tardifs, l’expérience de Hallâj symbolise éminemment la wahdat al-wujûd. Cette dernière est admise par les Bektashis, mais rejetée par les Naqshbandis. Cela nous explique à la fois la place subordonnée que le gibet de Mansûr occupe déjâ chez Bahâ' al-Dîn et la disparition complète du rituel chez les Naqshbandis postérieurs.

Il reste que la tradition n’a pas tout à fait tort en attribuant aux deux congrégations, dont les idées et la structure diffèrent si profondément, les Naqshbandis et les Bektashis, une origine commune.

§

Selon M. Massignon, le meïdan initiatique des Bektashis est indéniablement apparenté à celui de la futuwwa. Y a-t-il des traces de l’influence de la futuwwa chez les Naqshbandis? Ici encore nous croyons être en mesure de donner une réponse affirmative. Deux indices surtout l’indiquent avec une clarté suffisante : les rapports avec les malamatîya que nous avons relevés plus haut; l’isnad salmanien.

Il y a quarante ans déjâ, M. Richard Hartmann attira l’attention des orientalistes sur les rapports étroits entre la futuwwa et la malama; cela semble aujourd’hui généralement admis. M. Affifi, pour sa part, considère que les malâmatiya du Khorasan sont issus directement d’une organisation de la futuwwa; leurs principes se rattacheraient davantage à l’idéologie de cette dernière qu’â celle des groupements soufis plus anciens.

Quoi qu’il en soit de ce dernier point, les rapports sont indéniables. Sulamî écrit non seulement une Risala al-malamatiya, mais aussi un Kitab al-futuwwa; et, dans le premier ouvrage, il semble traiter parfois les deux phénomènes comme équivalents.

La parenté du naqshbandisme avec les malâmatiya n’exclut donc pas des rapports étroits avec la futuwwa, plutôt les rend plus compréhensibles. L’isnad bakri est une particularité commune aux Bektashis et aux Naqshbandis. Il est possible que cet isnad soit imité de l’isnad généalogique des Suhrawardi; mais en tout cas cette imitation se limite aux deux ou trois premiers chaînons, le dernier descendant en ligne mâle d’Abu Bakr qui apparaît dans l’isnad naqshbandi est son petit-fils Qâsim à qui succède l’imam Ja`far al-Sâdiq. On voit mal, d’autre part, ce que vient faire Salmân Fârsi dans une généalogie siddiqi.

Or, d’un côté, Salmân joue un rôle de premier plan en tant que patron des corporations de la futuwwa; de l’autre — M. Massignon nous le fait remarquer — Umar Suhrawardi était un agent du calife al-Nâsir dont on sait le rôle dans la réorganisation de la futuwwa. L’isnad bakri n’a pas ici, primitivement, ce caractère ostensiblement sunnite qu’il assumera dans l’école mujaddidi.

Il convient, d’autre part, de souligner que cet isnad bakri-salmani est spécifiquement naqshbandi et n’apparaît que sporadiquement chez les Qadiris. Aussi bien la tradition indienne (Dârâ Shikôh, Khazinatu «l-asfiya, etc.) qu’anatolienne considère les Qâdiris comme devant leur affiliation spirituelle à Ali b. Abi-Talib et réserve l’affiliation bakri aux Naqshbandis. Que cette branche aberrante et aujourd’hui shiite des Qâdiriya, les Ni`matullahiya, ne connaisse que l’isnad alide n’a par contre rien d’étonnant et ne saurait être invoqué ici.

Il est possible que l’apparition de l’isnad bakri chez les Qâdiris est due simplement à la pratique de double affiliation, fréquente encore aujourd’hui chez les Kurdes et attestée pour les Naqshbandis au moins à partir d’Ahmad Fârùqi Sarhindi. C’est ainsi que le ms. Esad Éfendi 1419 mentionne aussi bien l’isnâd naqshbandi de Muhammad Murad Ma’sûmi Bukhâri, un élève de Muhammad Ma’sûm, fils du Mujaddid, que son isnad qâdirï. Le premier est donné avec ses quatre variantes, le second aboutit uniquement à l’imam ‘Ali.

Rien n’interdit ainsi la supposition que certains Qâdiris aient revendiquée un isnad bakri parce que, en tant que Naqshbandis, ils s’en réclamaient. Un dernier fait doit être mentionné ici. Nous avons déjâ dit que, tout en recevant une signification nouvelle, le terme des malâmatîya fut accepté par Ibn Arabi pour désigner la classe la plus élevée des serviteurs de Dieu. Or, d’autre part, Ibn Arabi considère Salmân comme le prototype de qutb. Il est en conséquence possible qu’il en fut de même chez les anciens malâmatîya, bien que ce ne soit pas une certitude. S’il en est ainsi, nous disposons d’un autre indice de la parenté entre les Naqshbandis, les malamatis et la futuwwa.

Ainsi les faits disparates à première vue que nous avons analysés au cours de cette étude concourent à former une image cohérente et nous permettent de reculer de quelques siècles les origines du naqshbandisme, issu du mouvement mystique sunnite du Khorasan, où les tendances malâmatis étaient très fortes et où les traditions de la futuwwa et le souvenir de Hallâj étaient vivants. Ce groupe se divisera plus tard en deux. Les Yasawiya-Bektashiya accentueront les tendances antinomianistes latentes du malâmatisme et finiront par adopter des doctrines shiites extrémistes, allant jusqu’â la déification complète de la double personnalité de Muhammad-’Ali. Les Naqshbandiya, par contre, resteront fidèles à la grandeur austère de l’islam sunnite et, notamment à partir d’Ahmad Fârûqî Sarhindî, se feront champions de son orthodoxie.

Istanbul, Téhéran, novembre 1958-janvier 1959, M. MOLÉ.


[Tableau de l’isnad initiatique de Naqsband omis]

Source

Revu des Etudes Islamiques, 1957, pages 35-66. Marijan Molé, « Autout du Daré Mansour : l’pprentissage mystique de Bahâ’ al-dîn Naqsband »,

J’édite ce rare article très révélateur — ses traductions ici reproduites au fil du texte en italiques — de Marijan Molé.

J’omet la plupart de ses notes malgré leur grand intérêt.



Une branche Naqsbandi-Mujaddidi dans le contexte Hindou (T.Dahnhardt)

« Traduction française privée, achevée en janvier 2019, de "Change and Continuity in Indian Sufism" par Thomas Dahnhardt réalisée d'après la seconde édition anglaise (2007) 13. »
De cette traduction par ces Amis, je me limite à l’Avant-propos, l’Introduction, le premier chapitre de "Change and Continuity in Indian Sufism" : [Chapitre] 1. Les maîtres de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya Na’îmiyya.

AVANT PROPOS
Dans les années 1970, alors jeune indianiste, je me suis consacré à l'étude comparative de quelques aspects de la bhakti Hindoue et du Soufisme. Pendant cinq ans, j'ai passé les mois de la mousson le long des rives de la Yamuna, allant visiter les âsrams de la tradition sant, notamment dans Braj, et les khânaqâths des Cisti ainsi que la branche Naqshbandï. J'avais le privilège de connaître et d'être proche du pir de la Naqshbandiyya, Shah Abul Hasan Zaid Faruqi, un intellectuel raffiné doté d'une surprenante et abondante connaissance des domaines yogiques et Vedantiques de la spiritualité Hindoue. Pendant mes séjours à Delhi, je visitais le vieux Sufi à l'aube, et je conserve encore soigneusement quelques cahiers dans lesquels j'ai écrit les profonds et sages enseignements qu'il m'a donnés pendant nos conversations. Il me parlait souvent de quelques yogins Hindous, venant de l'Uttar Pradesh et du Bengale (?), qui avaient l'habitude de venir en pèlerinage sur la tombe de son prédécesseur Mazhar Jan-i-Janan, précisemment située dans la cour du khânaqâh où il vivait, l'honorant en psalmodiant des hymnes et répandant des pétales et de l'eau. En dépit du lien profond qui m'unissait à Shah Abul Hasan et qui a duré jusqu'à sa mort, je n'ai jamais eu la chance de rencontrer un adepte Hindou du grand Mazhar dans le khânaqâh. Le pir, lui-même, qui s'est souvenu avec une mémoire prodigieuse de l'interprétation Mazhariyya de la doctrine Vedantique de Sankara, fit preuve d'une curieuse amnésie concernant les lieux précis où se
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trouvaient les yogins du Bengale et de l'Uttar Pradesh. Néanmoins, le destin me mettra, par la suite, plusieurs fois en contact avec ce Sant paramparâ particulier. Vers la fin des années 1980, mon plus cher ami indien, Hazari Mull Banthia, un vieux monsieur Jain de Kanpur, m'a confié tout à fait par hasard l'existence, dans sa ville, d'un sampradâya Hindou qui suivait une méthode spirituelle sufi. Quelques années plus tard, je fus attiré par l'étude de quelques stances dans le Mahâbhârata, recherche qui m'a conduit à entreprendre une campagne archéologique d'excavation dans le District de Farrukhabad. C'est ainsi que je découvris que je marchais le long des chemins du pèlerinage qui mènent aux monuments funéraires de Maulana Fadl Ahmad Khan et Sri Ramchandrji Fatehgarhi. Mais j'eus la meilleure des surprises lorsque le Dr. Thomas Dahnhardt, - maintenant mon collègue, mais à ce moment-là l'un de mes étudiants les plus brillants - m'a rendu visite, m'informant que pendant l'un de ses séjours en Inde il avait rencontré Shah Abul Hasan Sahab. Avec lui il avait longuement discuté au sujet de ces yogins qui ont suivi la méthode Naqshbandt. Étant allé à Kanpur, il fut ainsi capable d'identifier leur milieu et devint assez proche d'eux. En fait, le jeune chercheur était venu me voir précisément pour me proposer ce thème comme sujet de sa recherche. Il semblait qu'une main invisible avait guidé ses pas : en effet, il n'était pas informé de mes antécédents car, en la matière, j'avais été aussi discret que Shah Abul Hasan. La recherche du Dr. Dahnhardt s'est poursuivie en Inde comme en Europe, surtout à Venise, Londres et Oxford, au travers d'échanges avec des spécialistes vivants et par l'analyse des textes fondamentaux des deux traditions, à savoir : les traditions sufi et yogique. Dans cette voie, un important patrimoine spirituel de l'Inde a été sauvé, qui illustre l'intime identité de vision à propos des vérités ultimes entre un contexte Hindou et un contexte
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Musulman. Ceci montre, finalement, comment l'amour et la connaissance conduisent à l'union, alors qu'à l'inverse la séparation mène les êtres humains à la haine réciproque et l'ignorance. Dans les âsramas de Puri, Kanpur et Mathura comme dans les khânaqâhs de Delhi, Sirhind et Quetta, cette synthèse qu'ont cherchée en vain les empereurs Mogols, s'est réellement réalisée.
Ce livre et son auteur ont le mérite de mettre au jour, pour le bénéfice des chercheurs, un important composant de la culture indienne qui est pratiquement resté inconnu jusqu'à maintenant. Ce livre et son auteur ont aussi le mérite de révéler un trésor spirituel que les chroniques, les politiques et les idéologies ignorent totalement.
Venise, 20 mars 2002	Gian Giuseppe Filippi

	

Préface

La présente étude14 est un essai dont l'objet est de circonscrire la réunion de deux courants ésotériques différents, dans une rencontre inter-culturelle entre Islam et Hindouisme, sur le sous-continent indien de la seconde moitié du 19ème siècle jusqu'à nos jours. Concernant l'arrière plan de la cohabitation millénaire de ces deux religions majeures dans cette partie du monde, cette étude décrit les circonstances particulières, extérieures et internes, qui ont rendu possible une telle rencontre en essayant, par ailleurs, de se centrer sur l'histoire spirituelle des traditions concernées. Fondé, en grande partie, sur les données collectées pendant huit mois de recherche en 1995-6, parmi les représentants Musulmans et Hindous de la lignée indienne de la Naqshbandiyya généralement connue sous le nom de Mujaddidiyya, l'ouvrage cherche à mettre en valeur, à travers un exemple concret, la possibilité d'une symbiose spirituelle intense entre les deux principales communautés de l'Inde, ce qui contraste nettement avec l'idée répandue de prédominance sociale et de tension religieuse.
Après avoir établi le contexte social et historique des composants culturels impliqués, à savoir : une lignée de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya d'un côté et l'héritage contemporain de la tradition sant de l'autre, et avoir fourni une biographie de certains membres de cette chaîne particulière d'initiation, la recherche se concentre sur les élaborations théoriques qui, d'un point de vue doctrinal, se trouvent à la base de la synthèse opérée par les personnes directement partie-prenantes de ce processus. Une attention particulière est accordée aux parallèles possibles qu'on peut retrouver dans les symboles et métaphores utilisés par les points de vue respectifs du Soufisme et du Yoga dans la formulation de leurs théories cosmogoniques et métaphysiques. Ce panorama gnostique prédominant est ensuite intégré par une description des aspects méthodologiques provenant de cet arrière-plan théorique. La partie finale de l'étude porte sur une brève description de différentes sous-branches dans l'environnement Hindou qui commencèrent à se développer, depuis la lignée principale, au cours des cinquante dernières années, et participèrent au processus graduel d'absorption culturelle et d'Indianisation progressive d'un corpus d'enseignements qui, originairement, provenait d'un milieu Sunnite orthodoxe.

Introduction

On a beaucoup écrit sur les relations entre Hindouisme et Islam, et sur l'influence mutuelle qu'ils ont exercé l'un sur l'autre durant les dix siècles de leur cohabitation en Asie du Sud. Les innombrables travaux qui gravitent autour de ce thème incluent une large gamme d'études qui s'accordent avec l'un ou l'autre aspect de cette rencontre qui contribua, de façon si décisive, à la formation de l'environnement culturel actuel du sous-continent indien.
C'est, notamment, à la suite de développements récents tels que la destruction du Bâbri Masjid à Ayodhyâ en décembre 1992 et des tensions politiques constantes entre les deux puissances nucléaires récemment émergées, l'Inde et le Pakistan, sur la question du Cachemire, que la situation actuelle de cette région et la division de ses sociétés le long de frontières communes ont attiré l'attention de la communauté internationale. De fait, l'accent majeur est mis sur les facteurs de division qui ont entraîné une distance croissante entre Hindous et Musulmans au cours du dernier siècle. S'ils constituent, indubitablement, un trait continu dans l'histoire du sous-continent au vingtième-siècle, il n'en est pas moins vrai que cette situation ne reflète pas toute la réalité et relègue, au second plan, de nombreux contacts fertiles entre ces deux communautés.
Dans la vague d'enthousiasme pour la politique laïque menée par la République de l'Inde après l'Indépendance en 1947, de nombreux chercheurs du pays avaient commencé à exalter le glorieux passé du moyen-âge de l'Inde durant lequel une intense symbiose impliquant de nombreuses personnalités charismatiques,
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des deux côtés, a stimulé et produit quelques-unes des réalisations culturelles les plus raffinées de l'histoire indienne. Celles-ci allaient du développement d'un style architectural Indo-Islamique et de la tradition musicale classique caractéristique de l'Inde du Nord, aux courants poétiques largement acclamés et une gastronomie richement variée, tout ceci persiste sous diverses formes jusqu'à notre époque et contribue largement à l'image attrayante de la culture exotique de l'Inde.
Hors des cercles académiques, une moindre attention fut accordée aux contacts spirituels souvent intenses entre les élites représentatives des deux traditions, opérant depuis le sommet vers le niveau de compréhension populaire où ils ont contribué, pour une grande part, à la création d'une base commune de cohabitation paisible des membres des deux groupes religieux. C'était aussi dans ce domaine que l'extraordinaire capacité d'assimilation de l'Inde a engendré quelques exemples extrêmement stimulants de collaboration et de synthèse dépassant les nombreuses divisions qui caractérisent les particularités religieuses, sociales et ethniques de chaque tradition.
A partir du treizième siècle après J.-C., le mouvement bhakti, orienté vers la dévotion, nous donne une succession de saints exceptionnels, tant Hindous que Musulmans, distingués du fait de leur amour sincère issu des profondeurs de leurs coeurs, à l'égard de l'immuable vérité Divine, et qui furent capables de réduire l'écart entre leurs communautés respectives en soulignant l'objectif commun que toutes les traditions sacrées ont exprimé depuis des temps immémoriaux. Culminant au quinzième et seizièmes siècles avec Kabir et Gurû Nânak, appartenant tous deux au courant nirguna qui exalte l'aspect non qualifié, transcendant, du Divin tout en ironisant ouvertement sur le ritualisme rigide de l'orthodoxie sacerdotale, considéré comme étroite d'esprit et hypocrite, de
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nombreux sants, bien que provenant des couches inférieures de la société, furent capables de maintenir une véritable vision de synthèse qui allait au-delà des barrières formelles de la religion institutionnalisée. Fondant leurs enseignements sur l'affirmation d'un fonds commun sous-jacent de l'être humain, indépendant de l'origine religieuse et sociale et de toute connaissance érudite en Saintes Ecritures, qui s'il est cultivé dans son aspect le plus pur d'amour pour Dieu et pour le monde, permettrait à chaque chercheur sérieux d'éprouver la présence de son Seigneur et de ce fait rendrait dénuée de sens toute discrimination religieuse. Leur proximité avec les gens s'est exprimée dans leur art poétique, en style simple et direct, comme les natifs de l'Inde du nord l'utilisaient dans leur poésie. De cette façon, ils contribuèrent de façon décisive à la formation d'une société multiculturelle et multi-religieuse bien avant que les idées séculières modernes aient commencé à pénétrer dans le sous-continent depuis le monde occidental.
En pratique, depuis des siècles la haine religieuse, l'intolérance et les divisions communautaires étaient des phénomènes en grande partie inconnus de la société indienne. S'ils se produisaient, ils restaient confinés aux initiatives sporadiques de souverains zélés ou de gouverneurs désireux de promouvoir leur image de potentats Islamiques orthodoxes intransigeants. Ce fut avec le début de l'âge moderne, introduit en Inde durant la période coloniale, que beaucoup d'intellectuels du pays, qui grandirent dans le système pédagogique importé par leurs souverains étrangers, commencèrent à réinterpréter les enseignements de nombreux chefs religieux et spirituels du passé, d'une façon qui contrastait avec la perspective traditionnelle, encline à encourager une division croissante entre les deux communautés. Bien qu'initialement cela n'ait pas atteint les centaines de milliers de villages indiens où les
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Hindous et Musulmans partageaient depuis longtemps les inquiétudes et les besoins de vie commune, ils ont néanmoins commencé à gagner du terrain dans les cercles de la bourgeoisie indienne naissante. Plus tard, pendant les années de lutte pour la liberté politique, aidé par les moyens de plus en plus efficaces de la propagande, ces idées pénétrèrent progressivement dans les masses. Ce processus de division croissante a finalement conduit à la partition du sous-continent en deux nations séparées : un Pakistan presque entièrement Musulman, orienté suivant une ligne de cohésion religieuse, et une Inde laïque dont la Constitution, de modèle occidental, reflète le souci de ses fondateurs de garantir la liberté d'expression à ses innombrables groupes religieux.
La montée d'une idéologie nationaliste avec ses deux dimensions, communautaire et laïque, qui accompagna le passage de l'Inde, pendant la fin du dix-neuvième siècle, d'une société féodale depuis des centaines d'années, gouvernée en grande partie par les dynasties musulmanes, à un système colonial soucieux d'imposer une mentalité européenne moderne, est un exemple impressionnant de l'impact de ce processus. Il démontre en même temps, de façon frappante, la perte d'influence des autorités traditionnelles sur la politique et la société. Cela s'applique en particulier aux Musulmans atteints par les conséquences désastreuses de la guerre de 1856-57 15. L'affaiblissement de l'influence des chefs Sûfi sur toutes les classes sociales apparaît particulièrement frappante dans le cas de la Mujaddidiyya, la branche indienne dominante de la Nagshbandiyya, fondée sur les enseignements de Sheikh Ahmad Sirhindi (1564-1624), le 'rénovateur du deuxième millénaire de l'Islam' (d'où le titre de Mujaddid), dont les guides avaient essayé, non sans difficulté, d'exercer leur influence sur la classe dominante durant la période
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Mogol./1 Les fréquentes lettres adressées par Sheikh Ahmad et ses successeurs à l'empereur et aux membres de la noblesse de Cour les invitant à régler leur manière de vivre et leurs politiques selon les normes Islamiques, montrent leur intérêt et leur implication dans les affaires du monde au-delà de leurs responsabilités immédiates dans le champ de l'éducation spirituelle. En accord avec la vision particulière tenue par cet ordre qui désirait encourager les réformes à l'intérieur de la tradition, principalement fondée sur la Sunna du prophète Muhammad, ces autorités ont été regardées avec la plus grande suspicion par les dirigeants britanniques comme potentiellement réactionnaires contre leur propre concept d'un nouvel ordre./2 Comme résultat et réaction de l'impact laissé par ce dernier, au tournant du siècle actuel  et sur la vague de protestation musulmane après la Première Guerre mondiale, la signification de la figure de Sheikh Ahmad Sirhindi et de ses successeurs en tant que réformateurs religieux, sociaux et politiques, commença à prendre du poids parmi les intellectuels musulmans. Dans une phase suivante, ceci conduisit à la représentation de Sirhindi, en des termes négatifs ou positifs selon leurs auteurs pakistanais ou
/1 Pour l'influence Naqshbandisur les souverains Musulmans, voir Yohanan Friedmann : Sheikh Ahmad Sirhindi : An Outline of His Thought and a study of His Image in the Eyes of Posterity (1971), pp. 77-87, et son article: 'The Naqshbandis and Aurangzeb : a reconsideration', dans Varia Turcica : Nayshbandis (1990), pp. 209 -20. Voir aussi K.A. Nizami : 'Naqshbandi influence on Mughal rulers and politics' dans IC 38 (1965), pp. 41 -53.
/2 En fait, certaines factions revivalistes de la branche Mujaddidi autour de Sheikh Isma'il 'Shahid' (1779 -1831)  et Sayyid Ahmad Barelawi (d. 1831) ont encouragé l'action violente contre tous les incroyants y compris les Sikhs du Pendjab, les Marathas de l'Inde du nord et les Anglais, organisant les volontaires armés pour combattre dans le Nord-est du sous-continent et dans les guerres anglo-afghanes. Pour les détails, voir S.A.A. Rizvi : Shah Abd al'Aziz : Puritanism. Sectarian Polémics and Jihad (1982).
 (NDT) Vingtième siècle.
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indiens, comme défenseur des Musulmans contre la communauté majoritaire et ainsi précurseur indirect du nationalisme musulman qui, finalement, entraîna la création du Pakistan. Mais en dépit du rôle politique, souvent très exalté, joué par le 'rénovateur du deuxième millénaire de l'Islam', on a très justement fait observer, en conformité avec son image au dix-septième et dix-huitième siècle, que Sirhindi "était à l'origine un Soufi et devait être considéré comme tel"./3
Ce qui est particulièrement dérangeant dans l'image donnée de Sheikh Ahmad et de ses successeurs par quelques chercheurs indiens modernes, c'est l'hypothèse souvent réitérée selon laquelle sa conduite fut guidée par une intransigeante et radicale position Islamique cherchant à briser la coexistence pacifique entre Hindous et Musulmans./4 Une telle position est difficilement défendable au vu des sources existantes et paraît être, elle-même, politiquement orientée. Elle oublie de prendre en compte le changement de mentalité qui s'est produit pendant les quatre derniers siècles, même s'il est vrai que, dans une récente période, quelques responsables affiliés à la Naqshbandiyya ont adopté une attitude que l'on qualifie de nos jours de 'positions fondamentalistes'. Ceci contraste avec l'attitude affectée par les autorités de l'ordre qui se considèrent comme les héritiers spirituels de Sirhindi, ainsi que j'ai pu m'en rendre compte durant ma recherche sur le terrain. Celles-ci refusent généralement de se prononcer en public sur les problèmes politiques et, apparemment, ne nourrissent aucune malveillance ni aversion particulière envers les Hindous. Conformément à l'attitude traditionnelle mentionnée
3 Friedmann (1971), p. 330.
4 S.A.A. Rizvi, Muslim Revivalist Mouvements in northern India in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, 1965, p. 330. Cf. aussi M. Mujeeb, The Indian Muslims, 1967.
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par Friedmann, elles sont plutôt indifférentes à ces deux questions et préfèrent s'occuper d'instruire le nombre toujours décroissant de disciples dans les sciences spirituelles et garder vivante la tradition Naqshbandi.
Compte tenu de l'idée qui prévalait au sujet des Mujaddidis comme étant des Sunnites intolérants et rigides, peu disposés au compromis, il peut paraître surprenant, par conséquent, que ce soit par des descendants de Sheikh Ahmad Sirhindi et de son célèbre héritier à Delhi, Mirzá Mazhar Ján-i Jánán (d. 1780), que des contacts furent établis avec des non-Musulmans, contacts qui ont finalement mené à une collaboration spirituelle intense et à la transmission des enseignements et des méthodes de la tariqa dans un environnement Hindou. Cela s'est produit pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, c'est à dire à un moment où les relations entre les deux communautés commençaient à être de plus en plus tendues, et, de fait, ceci donne un exemple concret de comportement qui contredit ouvertement les assertions précédentes au sujet de la Mujaddidiyya. Les successeurs de ces sheikhs et de ces gurus avaient coutume d'enseigner leur propre élaboration d'une discipline spirituelle commune à une assistance formée d'Hindous et de Musulmans, imperturbables quant aux troubles croissants et à l'agitation qui avaient saisi la société indienne du nord durant les dernières décennies. De fait, ils s'inscrivent dans le contexte du sant médiéval initié par leur illustre prédécesseur Kabir duquel ils revendiquent leur propre affiliation, donnant de cette façon la preuve de la continuité de cette tradition, depuis des siècles jusqu'à nos jours.
Pendant les huit mois de recherche de terrain, j'ai travaillé en Inde d'octobre 1995 à mai 1996. J'ai été accueilli par les membres des deux groupes religieux affiliés au Mujaddidiyya en différents endroits de l'Uttar Pradesh, du Pendjab, du Rajasthan et de Delhi.
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Grâce à leur généreuse hospitalité, il me fut possible de participer à leurs réunions et satsangs, écoutant leurs enseignements oraux et participant à l'expérience des méthodes utilisées dans leur pratique quotidienne. L'ouverture naturelle et spontanée et la tolérance que je pus constater chez ces maîtres, qui rendaient un hommage régulier dans leurs prières aux ancêtres de la tariqa Nagshbandiyya Mujaddidiyya incluant Sheikh Ahmad Sirhindi, prétendument méprisant à l'égard des Hindous, sur la tombe duquel ils accomplissent annuellement prières et méditations, m'a ainsi convaincu de la vivacité de la culture spirituelle de l'Inde et de son incessante capacité à contredire les stéréotypes courants des catégories mentales édifiées de façon intransigeante.
Une lecture attentive des sources textuelles de ces Hindous Naqshbandis a révélé que leurs enseignements consistent en un curieux mélange d'éléments qui originairement appartiennent d'une part à l'arrière plan Islamique de leurs ancêtres Mujaddidis et d'autre part aux nirguna sants, notamment à Kabir et ses successeurs dans le panth qui porte son nom. Il devenait donc clair que même un environnement à tendance conservatrice, comme celui des Mujaddidis, a réagi de différentes façons au défi de la modernité, et qu'au moins quelques-uns de ses responsables ne perçurent pas de contradiction avec les enseignements du Mujaddid dans l'extension de leur richesse spirituelle à des membres extérieurs à la communauté Sunnite.
La présente étude a été encouragée par l'une des grandes autorités spirituelles de la silsila de Delhi, feu Shah Abúl Hasan Zaid Farúgi Mujaddidi (d.1993), qui le premier m'a informé de l'existence d'une branche Hindoue et m'a orienté vers Kanpur afin de rechercher ces personnes qui ont l'habitude de venir, de temps à autre, sur la tombe de leur aïeul spirituel révéré Mirza Mazhar Jan-i Janan. Elle tente d'identifier les facteurs qui ont rendu possible un tel lien interculturel, d'un point de vue religieux, social et historique, essayant ainsi d'esquisser la perspective retenue par ceux qui ne tiennent aucun compte des divisions conventionnelles entre une doctrine si profondément liée aux principes du Din Islamique et les partisans du Sandtana Dharma de l'Inde.

Les Maîtres de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya Na'imiyya

Sheikh Mîrzâ Jân-i Jânân (1111/1701-1195/1780)

Le recensement de cette branche particulière de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya commence avec la figure de Mirzá Jan-i Jánán. En premier lieu parce qu'il joua un rôle central dans l'histoire du dix-huitième siècle de la tariqa en réunifiant plusieurs lignées de transmission provenant de Sheikh Ahmad Sirhindi./1 Mirzá Ján-i Jánán inversa réellement, avec succès, la tendance à la fragmentation graduelle qui se produit habituellement dans le vide laissé au sein de la hiérarchie spirituelle après la mort d'un chef charismatique. À travers son caractère vigoureux et son acuité intellectuelle Mirzá Jan-i Jánán fut capable de revitaliser le patrimoine spirituel et social dont il avait hérité de ses illustres aïeux dans la silsila à une époque où d'importantes parties de la société Islamique de l'Inde du nord faisaient face à des menaces de ruine et de désintégration. En reconnaissance du rôle important qu'il joua, sa filiation dans l'ordre fut par la suite connue comme
/1 Pour une illustration graphique des différentes filiations qui convergent en la personne de Mirzá Ján-i Jánán, voir l'étude de W.E.Fusfeld: The shaping of Süfi Leadership in Delhi The Naqshbandiyya Mujaddidiyya, 1750 à 1920, PhD thesis„ Dept. of History, University of Pennsylvania, 1981, p. 127. Ce travail fournit une analyse détaillée du double rôle de Mirzá Ján-i Jánán comme chef spirituel et réformateur social, et donne un état de l'histoire ultérieure de sa lignée à Delhi.
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Shamsivya Mazhariyya, mettant l'accent sur l'empreinte particulière dont il marqua l'histoire de la lignée.
En second lieu, ce fut une chaîne initiatique que développa Mirzá Jan-i Janán ; par la suite celle-ci se propagea dans un environnement Hindou, se sépara de la branche principale laquelle, de son khânaqâh à Sháhjahánábád, donna de façon ininterrompue une direction spirituelle à ses filiales jusqu'à ce jour. De fait, Mirzá Ján-i Jánán constitue le point de départ de la lignée distincte à laquelle nous nous sommes intéressés et il est considéré par ses successeurs comme l'aïeul de leur propre tradition.
Il y a aussi une troisième raison, non moins importante, qui justifie le rôle prédominant de Mirzá Jan-i Jánán dans le cadre biographique donné par ce chapitre. Elle confirme une relation directe avec la précédente et consiste en ce qu'il fut probablement le premier, parmi les autorités Mujaddidi accréditées, à se prononcer ouvertement sur la tradition Hindoue d'un point de vue juridique Islamique. En l'un de ses épîtres,/2 le savant lettré Sunnite et chef Safi reconnu a donné un récit assez détaillé des principes fondamentaux de la tradition Hindoue, le menant à la conclusion que les Hindous ont eu, dans le passé, leur part dans la révélation Divine et que celle-ci fut délivrée à l'humanité à travers des messagers (bashir) comme les prophètes comprenant Rámacandra et Krsna.
Si la possibilité qui en résulte, d'inclure les Hindous parmi les
/2 Pour la version originale de cette lettre, voir Kalimát-i Tayyibát, Matha '-i'Ulum, Muradabad, 1891, lettre n°. 14, pp. 27 -9. Sa version Ourdoue, est rendue par Khaliq Anjum dans : Mirzá Ján-i Jánán ke khutút (1989), pp. 131-4 et Shah Abûl Hasan Zaid Fárûqi dans : Hindústáni qadim Madháhib (1986), pp. 9 -13. Une version anglaise en a été proposée par plusieurs chercheurs modernes parmi lesquels S.A.A. Rizvi dans Shah Wali Allah and his times (1980), pp. 332-4.
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'Gens du Livre' (ahl-i kitâb) ne représente pas une radicale innovation dans les perceptions Islamiques de l'Hindouisme, c'est l'attitude pratique de Mirzá Jân-i Jânân envers les Hindous qui constitue un aspect surprenant de ce sheikh  Naqshbandi orthodoxe. Plusieurs indices suggèrent qu'il admit un certain nombre d'Hindous parmi ses disciples ; quelques allusions contenues dans ses lettres laissent penser qu'il procura une direction spirituelle à plusieurs d'entre eux, sans insister sur leur conversion préalable à l'Islam, bien qu'il soit impossible de déduire du peu de sources à notre disposition jusqu'à quel point ces disciples Hindous furent autorisés à accéder aux enseignements ésotériques de sa silsila, leur simple présence dans son halqa montre que Mirzâ Jân-i Jânân n'avait aucune objection fondamentale à donner l'initiation (bai'at) à des non-Musulmans./3
La pertinence de Mirzâ Jân-i Jânân pour la présente étude, devient dès lors évidente, et le fait qu'il soit tenu en haute estime et grande vénération parmi les membres Hindous contemporains de l'ordre, n'est certainement pas le fait du hasard : beaucoup considèrent sa tombe dans l'enceinte du khânaqâh de Delhi comme une destination importante de l'itinéraire de leur pèlerinage rituel, une source de bénédictions et d'inspiration spirituelle.
Cependant, une estimation du rôle joué par cet important chef
/3 Dans les sources disponibles, le fait que l'affiliation des Hindous ait été soumise à une condition préalable n'est pas tout à fait clair car toute mention explicite de ce sujet a été soigneusement évitée dans les textes à notre disposition. Comme m'en a informé le chef actuel et sajjâda nashin du khânaqâh de Delhi, Hadrat Anas Abül Nasr Fârûqi Mujaddidî, une condition préliminaire qui, très probablement, incombait aux disciples Hindous de Mirzâ Jân-i Jânân, et consistait dans la déclaration du kâlima-i tawhid, c'est-à-dire : proclamer l'unicité du Principe métaphysique et Sa projection comme Créateur. Cela n'impliquait pas automatiquement de conversion à l'Islam dans son ensemble et n'aurait probablement pas entraîné d'obstacle pour tout Hindou enclin à la spiritualité.
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Sûfî du dix-huitième siècle dans un contexte spécifique doit prendre en considération les circonstances sociopolitiques qui prédominaient en Inde du nord, et surtout à Delhi, pendant sa vie./4 Le rapide déclin de l'autorité impériale Moghol qui suivit la mort de l'empereur Aurangzeb en AD 1707, accéléré par l'apparition de forces régionales non-Islamiques et de puissances étrangères (Sikhs, Jats, Marathas et colonialistes européens), a contraint les Musulmans de l'Inde à affronter une situation sans précédent dans laquelle une autorité temporelle guidée par des principes Islamiques et endossant ses valeurs traditionnelles pour le maintien d'un ordre mondial Islamique ne pouvait plus être tenu pour acquis. En conséquence, plusieurs intellectuels Musulmans qui reconnurent le danger d'une perte possible d'identité Musulmane et qui attestaient de la désintégration de grands segments de cette structure sociale autour d'eux, luttèrent pour fournir une réponse à différents niveaux de cette profonde crise, notamment dans la vieille capitale Moghol de Delhi où ces tendances y étaient le plus fortement perçues. Des noms connus tels que Shah Wall Allah Dihlawi (1114/1703-1176/1762)5 et son fils Shah `Abd al-`Aziz (1159/1746-1239/1824),/6 Khwaja Muhammad Nasir 'Andalib' (1105/1694-1172/1759), et son fils Khwaja Mir ‘Dard' (1133/1721-
/4 Pour un état détaillé des circonstances socio-historiques du dix-huitième siècle avec un regard particulier sur la société Musulmane dans la capitale Moghol de Delhi, voir les premiers chapitres de S.A.A. Rizvi (1980), pp. 3-203. Pour une appréciation des mouvements intellectuels dans la société Musulmane, voir aussi Muhammad Umar : Islam in northern India during the eighteenth century (1993), et William Irvine : The Later Mugals (1972).
/5 Sur celui-ci et ses travaux, voir G.N. Jalbani : Life of Shah Walyullah (1980), J.M.S. Baljon : Religion and Thought of Shah Walr Allah Dihlawi (1703 -1762) (1986), et l'article de A. Bausani: 'Note su Shah Wall Allah di Delhi', dans AI0 X (1961), pp. 93 -147.
/6 A son sujet, voir S.A.A. Rizvi : Shah 'Abd ul-'Azïz : Puritanism, Sectarian polemics and Jihad (1982).
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1199/1785),/7 Sheikh Kalim Allah Shahjahanabadi (1060/1650-1142/1729) et son disciple Maulana Fakhr al-Din Dihlawi (1126/1714-1199/1785)/8 pour n'en nommer que quelques-uns, prouvent amplement la vitalité intellectuelle qui caractérisait la société Musulmane de la capitale à cette époque.
La florissante culture littéraire raffinée, Persane et Ourdoue, dans l'environnement de la Cour Moghole et de son aristocratie, encouragea et répandit pendant les fréquents rassemblements du mushâ'ira parmi les plus belles expressions de cette époque touchée par la décadence, et qui témoignaient de la présence de poètes remarquables comme Mirza 'Abd al-Qadir ‘Bedil' (1054/1644- 1133/1721), Mirza Muhammad Rafi' ‘Sauda' (d. 1195/1781),  Mir Taqi ‘Mir' (1137/1724-1225/1810) et beaucoup d'autres./9 Le déclin continu de l'autorité politique ne fut pas, de fait, immédiatement accompagné d'une brusque interruption de la vie culturelle de Delhi. Il fournit plutôt le stimulant d'une période d'activité florissante parmi les intellectuels Musulmans qui entraîna un ensemble de réalisations uniques dans de nombreux domaines culturels.
Cependant, les invasions de Nadir Shah en 1739, suivies par celles de Shah Ahmad Durrani en 1761, portèrent un coup décisif au statut de la ville. La dispersion simultanée des richesses matérielles contraignit de nombreux intellectuels musulmans à émigrer vers les centres provinciaux naissants à la périphérie de l'empire précédent, tel qu'Awadh dans la plaine gangétique du nord et Golkonda / Hyderabad dans le Deccan.
/7 A leur sujet, voir Annemarie Schimmel : As troughs a Veil, and Pain and Grace (1976).
/8 Pour ces deux, voir Muhammad Umar (1993).
/9 Pour ces deux derniers, voir Ralph Russell et Khurshidu'l-islam : Three Mughal Poets (1991), pp. 37-69 (Saudâ) et pp. 95-271 (Mîr Taqî Mîr).
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Le sentiment croissant d'insécurité qui commençait à envahir une grande partie de la population de Delhi, entraîna des troubles sociaux qui se manifestèrent par l'éclatement de conflits ouverts entre factions, principalement entre groupes rivaux Shi'a  et Sunni et fut, en plus, alimenté par les politiques religieuses incohérentes des empereurs et de leurs influents courtisants./10 Même si ces conflits n'étaient qu'une partie du contexte plus large d'une lutte pour le pouvoir politique entre les deux groupes prédominants des Shi'a  Iranis et des Sunni Turanis d'origine afghane, la netteté de leur sous-entendu idéologique indiquait la fragilité de l'équilibre intérieur qui caractérisait la société musulmane citadine d'un bout à l'autre du pays.
Dans un tel climat beaucoup de gens ont cherché refuge dans la présence de chefs spirituels et religieux qui, depuis l'environnement isolé de leurs khanaqâhs et de leurs madrasas, continuaient à représenter un élément de stabilité et de continuité de l'ancien régime./11 De nombreux chefs Sûfi observaient avec attention
  NDT : Chiites.
/10 Le fils et successeur de l'empereur Aurangzeb, connu sous son titre de Shâh-i ‘Âlam Bahadur Shah (r. AD 1707-12) se serait déplacé, officieusement, de la politique sunnite orthodoxe de son père vers un soutien plus ou moins ouvert à la faction Shi'a, modifiant la khutba traditionnelle lue dans le Jama Masjid de Delhi. Ceci offensa fortement les sentiments des érudits Sunnites en éloignant une grande partie d'entre eux de leur idée d'un empereur garant de l'orthodoxie. Sur un plan populaire, la croissante popularité des célébrations du Muharram pour commémorer le martyre des petits-fils du prophète Hasan et Husain, introduites en l'Inde depuis le Deccan, constitue un exemple important de la nouvelle confiance en soi démontrée par la population Shi'a sous le patronage de la récente dynastie régionale émergente d'Awadh.
/11 Pour une description plus détaillée de la situation sociopolitique changeante et du déplacement du leadership des autorités profanes aux autorités spirituelles pendant le dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle jusqu'au dernier échec de la vieille société musulmane après 1857/8, voir W.A. Fusfeld (1981), introduction et chapitre 1, pp. 1 -52.
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l'accroissement de la crise atteignant le monde extérieur et perçurent l'urgence de contrecarrer ses tendances centrifuges. Ainsi, commencèrent-ils à assumer un röle plus général de direction en étendant leur précédente position, exclusivement de maîtres spirituels, à un genre de morale et d'instruction sociale plus contingent dans l'intention de fournir aux gens un refuge, à tous les niveaux de société. Ce nouveau modèle de comportement explique qu'un grand nombre d'adeptes fut attiré dans le giron de plusieurs de ces sheikhs. Ceux-ci commencèrent par enrôler un nombre croissant d'affiliés dans les rangs de leur tariqa, en nommant d'innombrables adjoints, délégués et successeurs spirituels (khulafâ') qui furent envoyés dans les coins les plus reculés du pays afin de prodiguer une direction optimale par sensibilisation, au moyen d'une dense couverture du territoire. Reflétant la tendance Naqshbandi caractéristique d'exercer une influence corrective sur les dirigeants du monde, il n'est pas difficile de comprendre comment un remarquable chef Sûfi tel que Mîrzâ Jân-i Jânân perçut comme son strict devoir de s'inscrire dans les pas de ses prédécesseurs en essayant de prévenir le processus de dégradation auquel il assistait de toutes parts.

Mirza 'Mazhar' Jân-i Jânân : Vie et pensée

Comme de nombreuses figures dans la culture indienne musulmane, Mîrzâ Jân-i Jânân affirmait descendre d'une noble lignée (ashrafî) provenant, à l'origine, de l'extérieur du sous-continent. D'après les propres déclarations du sheikh, il descendait, en 28e génération, d'une famille dont la généalogie remonte, par Imâm Abû Hanîfa (d. 150/767), à 'Ali ibn Abû Tâlib, le quatrième calife de l'Islam./12 Mieux identifiables dans les sources historiques,
/12 Thanâ al-Haqq Amin consacra un chapitre de son livre Mîr wa Saudrâ kâ daur
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ses aïeux paternels étaient membres de la tribu afghane Qâqshâl qui accompagna l'empereur Mogol Humâyûn sur son trajet de Kaboul à Delhi en vue de reconquérir le trône perdu de l'Hindustan.
Après qu'Humâyûn eut regagné le pouvoir à Delhi en 1555, les deux frères Qâqshâl Amir Majnûn Khan et Amir Bâbâ Khan reçurent des postes en tant que jâgîrdâr à Narnaul (approximativement 25 milles au sud-ouest de Delhi). Plus tard sous le règne d'Akbar (r. AD 1556-1605) certains de leurs descendants reçurent un jâgîr à Ghoraghat, au Bengale, en récompense de leur loyauté au cours d'une série de campagnes militaires. Mais cette loyale relation s'est brusquement terminée en 1580-1, lorsque la noblesse Turânî, dans ces régions de l'est, prit part à une révolte contre l'autorité impériale et dans laquelle Amir Jabbârî Khan, fils de Majnûn Khan, et d'autres Qâqshâls furent convaincus d'y avoir pris une partie active. Une fois la rébellion écrasée, ses chefs ont été disgraciés./13
On ne sait rien sur les générations suivantes du clan après la perte de son statut privilégié. La chronique de la famille demeure encore perceptible avec la figure de Mîrzâ Jân, le père du nôtre, qui aurait censément tenu un mansab, dans l'armée d'Aurangzeb, (r.1658-1707) qui lui permit d'accompagner l'empereur dans ses expéditions militaires étendues au Deccan. Là, Mirzâ Jân se distingua apparemment en réprimant une rébellion grâce à son habileté diplomatique/14. Cependant, il décida bientôt de
à Mîrzâ Jân-i Jânân (pp. 185 -211), fournissant un compte rendu détaillé sur les derniers ascendants.
/13 Akbar-Nama, vol. 111, pp. 469-70 et 567.
/14 Cet évènement se réfère, probablement, à la rébellion d'une faction Marathe emmenée par un certain Râjâ Râm à l'intérieur de la forteresse de Jinjî (dist. Arcot, Tamil Nadu) qui, du point de vue chronologique et géographique, correspond au récit donné par Mulawi Na'im Allah Bharâichî dans son ouvrage biographique sur Mîrzâ Jân-i Jânân, Bashârât-i Mazhariyya, folio 118. Cf 'Abd
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démissionner de son poste et de quitter le camp impérial pour sa ville natale d'Akbarâbâd (actuelle Agra). En route vers le nord, sa femme/15 donna naissance à leur fils unique qui fut pour cette raison nommé, après son père, Mîrzâ Jân-i Jân./16. Progressivement, ce nom évolua en Mîrzâ Jân-i Jânân qu'il adopta finalement lui-même, comme en témoigne la signature sur ses lettres. Son pseudonyme (takhallus) 'Mazhar', utilisé pour signer les vers qu'il composait en Persan et en Ourdou, est devenu une partie intégrale de son nom. En ajoutant le titre qui lui fut conféré comme chef Naqshbandi Mujaddidi du khânaqâh de Delhi, et le titre honorifique de shahid qui lui fut attribué par de nombreux Musulmans Sunnites après sa mort, son nom complet apparaît comme Shams al-Din Habib Allah Mîrzâ Jân-i Jânân Mazhar 'Alwi Shahid.'/17
Mîrzâ Jân-i Jânân vécut sa petite enfance dans la ville natale de son père, Agra, recevant une éducation conforme à son statut social. Encouragé par son père, il passa par une formation
al-Razzaq Quraishi: Mîrzâ 'Mazhar'Jân-i Jânân aur unkâ kalâm (1979) pp.27-30.
/15 D'après l'auteur du Ma'mûlât-i Mazhariyya, la femme de Mirzâ Jan et mère de Mîrzâ Jân-i Jânân descendait de la famille régnante du Royaume Bahmani de Bijapur dans le Deccan ; si c'est le cas, leur mariage s'est probablement produit pendant le séjour de Mirzâ Jan au sein de la suite de l'empereur du Mogol dans cette région. Cf. MuM, p.19.
/16 Alors que le lieu de cet événement est mentionné dans la plupart des sources autorisées comme Kalabagh, petite qasba dans la région Malwa, il existe des différences concernant la date exacte de la naissance : d'après ses deux principaux disciples et biographes, Shah Na’im Allah Bahrâichî, auteur du Ma'mûlat-i Mazhariyya et le Bâsharat-i Mazhariyya, et Shah Ghulâm 'Ali Dihlawi, auteur du Maqamât-i Mashari, sa date de naissance fut le 11 Ramadan 1111/February 1700. Les propres déclarations de Mirzâ Jân-i Jânân dans ce contexte contredisent légèrement l'un et l'autre et donnent AH 1110 (cf. Ghulam Ali Azâd Bilgrâmi dans Sarw-i Azâd) à AH 1113 (voir Khaliq Anjum (1989), lettre n° 1, p. 96-7). Cf. aussi 'Abd al-Razzaq Quraishi (1989), pp. 31-2 et Ab-i Hayat de Maulânâ Muhmmad Husain Azâd , pp. 137 -8.
17 Cf. Hindûstâni qadim madhâhib. p. 4, MuM, p. 12.
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intensive dans les sciences traditionnelles, religieuses, littéraires, martiales et artistiques typiques de ces temps, Mirzâ jân dispensant lui-même une grande partie des directives jusqu'à sa mort en 1130/1717,  lorsque son fils cut seize ans./18
On ne sait quand et dans quelles circonstances Mîrzâ Jân-i Jânân se déplaça d'Agra à Delhi, mais cela eut lieu  très probablement durant les dernières années de la vie de son père ou peu après sa mort. Là, il poursuivit son éducation religieuse sous la direction de Qâri 'Abd al-Rasûl Dihlawi qui lui enseigna l'exégèse Qur'ânic  (tafsir) et l'instruisit dans la récitation Qur'ânic (qirâ'at). Il étudia, en outre, les hadith et la jurisprudence (fiqh) avec Hâji Muhammad Afdal Siyâlkoti (d. 1146/1733), petit-fils de Sheikh Ahmad Sirhindi et autorité reconnue dans les sciences religieuses traditionnelles,/19 auquel il demeura longtemps attaché après le début de sa propre carrière spirituelle quand il commença, lui-même, à instruire ses disciples dans la science des hadith.
De nombreuses sources rapportent que l'inclination de Mîrzâ Jân-i Jânân vers la voie Sûfi de darweshî o faqr apparut vers l'âge de dix-huit ans à la suite d'une vaine tentative pour obtenir la restauration du mansab de son père à la Cour de l'empereur Farrukhsiyar (r. AD 1712 -19). /20. L'empereur fut censément dans l'incapacité d'assister à l'audience de Cour, obligeant Mirzâ Mazhar à repartir les mains vides. La nuit suivante, ce dernier eut un songe dans lequel le saint Chishti Qutb al-Dîn Bakhtiyâr (d. 654/1256) l'appelait vers une vie consacrée aux recherches
/18 MqM, p. 260.
  NDT : Coranique.
/19 Pour un exposé biographique détaillé de ce grand savant, voir parmi d'autres MqM, pp. 244-6, et Muhammad Umar (1993), p. 140 (notes au chapitre II).
/20 MuM, p. 20.
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spirituelles./21 Profondément impressionné par cette puissante vision, Mirza renonça à toute autre dessein de carrière matérielle et finalement devint le disciple de Sayyid Nur Muhammad Badâyûni (d. 1135/1722), un descendant de Sheikh Sa’if' al-Din, de la lignée de Sheikh Ahmad Sirhindi, qui l'initia dans la Naqshbandiyya Mujaddidiyya. /22
Mîrzâ Jân-i Jânân demeura quatre ans avec son maître spirituel jusqu'au décès de ce dernier en 1722. Durant cette période il aurait accompli de rapides progrès sur la voie spirituelle le désignant pour la complète investiture (khilâfat) et l'autorisation d'initier de nouveaux disciples dans l'ordre (ijazat)./23 Après la mort de son maître il resta presque six ans immergé dans une profonde méditation près de la tombe de son sheikh jusqu'à atteindre le degré de 'sainteté suprême' (wilâyat-i 'uliyâ), apparemment sous la secrète direction de son sheikh./24 Puis, une nuit son maître lui apparut dans une vision (rû’ya) pour lui demander de persister dans sa quête de Vérité et de chercher un nouveau maître vivant.
Mîrzâ Jân-i Jânân devint alors le disciple de Shah Hafiz Sa'd Allâh (d. 1152/1739),/25 une autorité renommée de la lignée
/21 MqM, p. 282.
/22 Pour les détails biographiques de ce saint dont la tombe est située dans les pourtours du cimetière, aux limites du dargâh de Nizam al-Din Awliya' à New Delhi, voir MqM, pp. 280 -5. Pour sa place dans la généalogie spirituelle de l'ordre, voir l'Appendice I du travail cité.
/23 MuM, p. 20
/24 MuM, p. 20.
/25 Pour des détails biographiques sur celui-ci, voir MqM, pp. 293 -7. D'après cette biographie, Mirza Mazhar fut aidé par l'esprit de son maître décédé, une méthode souvent décrite et caractéristique de cet ordre depuis les premiers temps dirigés par les Khwajagan du onzième au quatorzième siècle incluant Khwaja 'Abd al-Khaliq al-Gujdawani, Khwaja'Arif Riwgâri et Khwûja Yüsuf al-Hamadani. Sur ce modèle typique de transmission spirituelle parmi les chefs Naqshbandi, voir : l'article de Hamid Algar 'A brief history of the Naqshbandi Order' dans Varia Turcica : Naqshbandis (1990), pp. 6-12, et Stéphane Ruspoli
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Mujaddidi de Delhi à cette époque, et de Shah Muhammad Zubair (d. 1152/1739)/26 un petit-fils de Shah Hujjat Allah Naqshbandi et précepteur de nombreux aristocrates à la Cour impériale. Toutefois, le maître qui acheva l'éducation spirituelle de Mirza fut le Sheikh Muhammad `Abid Sunami `Gulshan' (d. 1160/1747),/27 une autre remarquable autorité Nagshbandi, ayant de nombreux disciples, qui était venu à Delhi depuis Sirhind, après la destruction de cette ville par les Sikhs./28. Le sheikh initia son disciple dans les silsilas Qâdiri, Chishti et Suhrawardi, portant ainsi vers la perfection sa carrière spirituelle et le préparant à son rôle d'autorité indépendante.
Au moment de la mort du Sheikh, Mîrzâ Jân-i Jânân avait passé une période d'approximativement trente ans sous la direction de plusieurs autorités Naqshbandi remarquables, réunissant ainsi les principales lignées qui s'étaient développées depuis Sheikh Ahmad Sirhindi à travers ses deux fils et successeurs, Muhammad Ma'súm (d. 1079/1668) et Muhammad Sa'id (d. 1070/1659).29 Ayant
'Reflexions sur la voie spirituelle des Naqshbandis', dans supra, pp. 95 -109. Un autre exemple de ce cette voie de transmission spirituelle à l'extérieur du contexte Naqshbandiest celle du Sûfi algérien Amir `Abd-al Qâdir al-Djizâiri (d.1867) qui disait avoir été relié à son instructeur spirituel Sheikh al-Akbar al Ibn al-`Arabi par une 'initiation occulte.' Pour une reconnaissance générale de ce rapport spirituel avec un maître décédé, voir l'article de A.S. Husaini 'Uways al-Qarani and the Uwaysi Sûfis' dans MW 57 (1967), pp. 103 -14.
/26 Pour les détails biographiques, voir MuM, pp. 21-2.
/27 Pour les détails biographiques, voir MqM, pp. 293-97.
/28 Cet ancien centre de la Mujaddidiyya au Pendjab qui s'est développé autour de la tombe de Sheikh Ahmad a été pillé par les armées Sikh en 1710, et de nouveau en 1758, entrainant un exode des autorités de l'ordre à Delhi, Rampur et autres emplacements. Voir aussi Arthur F. Buehler : Sufi Heirs of the Prophet : The indian Naqshbandiyya and the rise of the Mediating Sufi Sheikh (1997), pp. 170 -1.
/29 Pour une estimation de la vie, des travaux et du rôle de ces deux fils remarquables de Sheikh Ahmad Sirhindi, voir l'article de Yohanan Friedmann 'The Naqshbandis and Aurangzeb : a reconsideration' dans Varia Turcica : Naqshbandis (1990), pp. 209-20.
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acquis une pleine maturité en tant que sheikh et doté d'une solide connaissance en matière religieuse et spirituelle, Mîrzâ Jân-i Jânân était prêt à réaliser la mission de propager le message de la tariqâ repris dans la maxime 'solitude au sein de la foule' (khilwat dar anjuman)."
Dès le milieu du dix-huitième siècle, le centre d'activité de l'ordre avait déjà quitté Sirhind, la ville natale de Sheikh Ahmad, le Mujaddid. Ses principales régions comprenaient maintenant la capitale Delhi, les centres provinciaux du Rohilkhând y compris Rampur, Muradabad et Badayun, et le Pendjab./31 Ce fut depuis Delhi que Mirza Jan-i Jánán commença à exercer une influence qui finit par s'étendre bien au delà des limites de la ville. Son importance en tant que leader autochtone, en un sens comparable à celle des sheikhs Chishti dans la période initiale du Sultanat de Delhi, se manifestait par la présence de son khulafâ' et de disciples partout dans le pays, du Pendjab et du Gujarat jusqu'au Deccan, bien qu'il ait concentré ses efforts, en grande partie, sur le Rohilas afghan qui s'était établi dans l'ancienne contrée de Katehar dans la plaine nord-ouest du Gange./32 Son influence spirituelle rayonna de Delhi aux divers centres secondaires de la périphérie, entretenant
30 Pour une explication supplémentaire de ce principe fondamental qui, dans un sens, résume l'attitude des sheikhs Naqshbandi, voir le traité de Shah Abel Hasan Manâhij al-Sair... (Version Ourdou), pp. 42 -4. Voir aussi de Qâdí Thanâ Allah Pânipati Kitâb al-najati 'an tariqi al-ghairati, dont l'essentiel concernant les onze principes fondamentaux de l'ordre est donné dans MuM, pp. 70 -6.
31 Voir, par exemple, la description de plusieurs lignées venant de Sheikh Ahmad, exposée dans Hadrât al-Quds de Badr al-Din Sirhindi et le Zubdat al-maqâmât de Muhammad Hâshim Kishmi ; tous deux fournissent un compte rendu détaillé de l'évolution de l'ordre à partir du sheikh Ahmad jusqu'aux trois générations suivantes.
32 Pour un exposé précis sur les Afghans Rohila et leur accession au pouvoir au dix-huitième siècle, voir Jos J.L. Gommans : The Rise of the Indo-Afghan Empire, c. 1710-1780, E. J. Brill, Leiden 1995.
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une correspondance soutenue avec ses représentants délégués dans ces lieux, qui fut encore renforcée par la transmission directe de l'attention spirituelle (tawajjuh)./33 Ce concept d'action par la présence mis à part, il ressort de plusieurs des lettres de Mirzâ Mazhar qu'il était inquiet au sujet de la détérioration du climat social et politique dans la capitale, et quitta parfois Delhi pour rendre personnellement visite à ses principaux délégués et à ses amis de confiance dans des endroits où il se trouvait une présence signficative de disciples comme Sambhal, Amroha, Panipat, etc./34 Un tel comportement illustre à quel point l'impact des événements historiques dramatiques, qui ont entraîné un exode de la population de Delhi vers les nouvelles capitales provinciales émergentes, n'a même pas épargné ce chef charismatique.
Malgré le grand nombre de ses disciples,/35 Mirzâ Jân-i Jânân resta très prudent dans le choix de ceux qui étaient admis dans son cercle intime. Vu l'implication du maître et du disciple dans l'établissement d'un tel lien,/36 il est décrit comme extrêmement réticent à accorder l'initiation (bai'at). Conscient des risques de dégénérescence implicites dans l'augmentation sans discernement16 du nombre d'adhérents à l'halqa, il commença d'abord par décourager tous les postulants potentiels pour tester la fermeté de
/33 Pour plus de détails concernant cette méthode, voir les chapitres 3 et 4 de la présente étude. Pour les propres références de Mîrzâ Jân-i Jânân concernant la transmission du tawajjuh, voir lettres n° 30 et n° 42 de la collection de lettres dans Khaliq Anjum (1989), pp. 172 et 191.
/34 Voir lettres n° 40 (p. 189), n° 52 (p. 202), n° 74 (p. 235) du rendu en Ourdou par Khaliq Anjum de la collection de lettres de Mirzâ Jân-i Jânân.
/35Mîrzâ Jân-i Jânân lui-même fait parfois référence, dans ses lettres, au nombre croissant de disciples présent au Khanaqâh à qui il devait donner assistance spirituelle et tawajjuh. Cf. Khaliq Anjum (1989), lettres n°27 et 57.
/36 Pour la procédure conventionnelle du guide spirituel de Mîrzâ Jân-i Jânân, Sayyid Nûr Muhammad Badâyani, pour enrôler de nouveaux disciples, voir MuM p. 21.
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leur détermination. Une fois ceci vérifié, il testait attentivement l'aptitude de chaque candidat avant d'accorder une pleine assistance spirituelle au néophyte./37
Par ailleurs, il était également important que l'aspirant reconnaisse le maître parfait (shaikh-i kâmil) et le différencie d'autres personnes offrant des côtés censément attractifs. Qâdî Thanâ Allâh Pânipatî, l'un des principaux disciples et successeurs de Mîrzâ Jân-i Jânân, tout à fait dans la ligne de la perspective Mujaddidi, écrivait à cet égard :
"... Le critère, en cherchant un guide spirituel parfait, ne devrait pas rester cantonné aux capacités de produire des choses extraordinaires (kharq-i 'âdat), étant conscient des dangers et distractions qui affligent le coeur, ou l'obtention d'états spirituels et de ravissement (hâl, wajd), car beaucoup de ces choses peuvent être atteintes également par des Yogis et des Brahmins; par conséquent, ces facteurs à eux seuls ne constituent aucune garantie pour la réussite (dalîl-i sa'âdat). La vraie preuve et le signe distinctif par lesquels un maître parfait peut être reconnu est son intègre accomplissement de la Révélation (shar’) et son action en parfaite concordance avec la Sainte Écriture (al-Kitab) et la Tradition du prophète (sunnat)..." /38
Ce passage repose l'éternel problème, rencontré par de nombreux sheikhs antérieurs, y compris Sheikh Ahmad Sirhindî, de la sauvegarde de la tradition ésotérique d'une dégénérescence vers une sorte de sorcellerie bon marché, populaire au sein des masses. En fait, le critère pour la reconnaissance d'un sheikh authentique, que l'auteur explique en détail dans ce texte, reconfirme Mîrzâ Jân-i Jânân comme très enraciné dans la tradition Mujaddidi, pour
37 Cf. MuM, pp. 38 -41.
38 Cf. MuM, p. 35.
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lequel un sheikh de la plus haute perfection spirituelle (shaikh-i kâmil wa mukammal) agit extérieurement comme un partisan parfait de la Loi représentée par le prophète Muhammad (itibâ' al-sunnat). Toutes les sources conviennent de l'insistance de Mîrzâ Jân-i Jânân à une adhésion minutieuse aux prescriptions de la shari’at. Il demanda officieusement à ses disciples de lui signaler tout défaut dans son propre comportement qui pourrait contredire les principes de l'Islam Sunnite orthodoxe. /39
Un autre aspect qui émerge, encore, de la déclaration précitée met Mîrzâ Jân-i Jânân dans la ligne avec son célèbre prédécesseur de Sirhind : sa tentative de purifier l'Islam en éradiquant les nombreuses coutumes indigènes, croyances populaires et superstitions qui s'étaient glissées dans les nombreuses habitudes quotidiennes des Musulmans pendant les siècles de cohabitation avec d'autres traditions de l'Inde. Même s'il était certainement bien disposé à l'égard des accomplissements spirituels des Hindous, il percevait la voie pure des Sunnites, incarnée par les comportements et les pratiques de la confrérie Mujaddidi (Khândân), comme le chemin le plus sûr pour les membres de sa propre communauté. Respectant strictement le modèle établi par les archétypes du comportement parfait : Muhammad, ses compagnons (sahâba) et ses premiers disciples (tâbi’in), il étendit
/39 Shah Ghulam 'Ali, rapporte qu'un jour alors que Mîrzâ Jân-i Jânân emmenait son fils à son sheikh, un maitre Qadin, (Shah 'Abd al-Rahman Qadiri) celui-ci se trouvait si absorbé par son amour du sama' qu'il négligea la représentation ponctuelle de l'après-midi et les prières du soir. Le jeune Mîrzâ Jân-i Jânân fut secrètement si impressionné par cette évidente négligence des devoirs d'un Musulman qu'il dit, plus tard, à son père qu'il ne consentirait jamais à devenir disciple d'un maâtre ayant de telles inclinations coupables Voir MqM, p. 262, et MuM, p. 12. Pour les autres anecdotes qui démontrent l'adhésion stricte de Mîrzâ Jân-i Jânân à la shari’at et à la sunnat, voir 'Abd al-Razzaq Quraishi (1989), pp. 114 -25.
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son effort missionnaire à l'ensemble de la société, y compris les femmes, auxquelles il accorda parfois même l'initiation dans l'ordre./40 17
Mais en dépit des preuves documentées selon lesquelles Mirzâ Jan-i Jinan s'est considéré lui-même, à bien des égards, comme héritier et propagateur de la tradition Mujjaddidî préexistante, on peut discerner chez lui une position un peu moins austère que celle adoptée par Sheikh Ahmad Sirhindî./41 Compte tenu de la rareté des matériaux disponibles, il est extrêmement difficile d'établir une conclusion exhaustive quant au fait de savoir si les raisons de cet état de fait résident davantage dans l'évolution historique des circonstances ou plutôt dans une différence d'attitude individuelle et de caractère des deux chefs, ou une combinaison des deux./42 Certes, on peut admettre que le rôle de Mîrzâ Jân-i Jânân était plus prudent et, par conséquent, moins enclin à préconiser des changements radicaux, tant d'un point de vue spirituel que tout
/40 Voir MuM, pp. 41-50, S.A.A. Rizvi (1980), pp. 321-3 et Muhammad Umar : Mirza Mazhar Jan-i Janan : a religious reformer of the eighteenth century, dans StI 6 (1969), p. 130.
/41 A la différence de nombreux chefs Sufi contemporains, Mîrzâ Jân-i Jânân n'a pas laissé, systématiquement, de témoignage écrit de ses pensées et de sas enseignements concernant des problèmes spécifiques, è l'exception de ses lettres qui, comparées à celles de Sheikh Ahmad Sirhindl, sont cependant, très peu nombreuses et leur contenu extrêmement concis.
/42 Il serait très intéressant de comparer ces deux caractères tout en essayant d'établir si la nature de Sheikh Ahmad Sithindi était essentiellement intellectuelle et inclinée vers les recherches analytiques, comme il l'exprime dans ses nombreux traités et dans ses doctrines nouvellement formulées, et si la nature de Mîrzâ Jân-i Jânân était plus émotionnelle ; comparativement ce dernier produisit peu d'élaborations théoriques mais il était renommé pour ses efforts inlassables dans l'instruction des disciples, pour un tawajjuh réputé puissant, et une poésie émotionnellement chargée reflétant la force de son ravissement spirituel (jadhba). Interprétées de cette façon, ces deux personnalités incorporent les deux aspects complémentaires de sulûk et jadhba qui caractérisent la Voie Naqshbandi.
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simplement social. La façon dont il perçut la répartition des rôles dans le rapport pir-muridi, bien que non exclusive, s'exprime dans la mise en évidence de l'attention spirituelle accordée aux organes subtils (latâ’if, pl. de latifa) de ses disciples dès le début de leur cheminement spirituel./43 La centration sur le coeur-organe subtil (latifa-i galb) comme essence intime du composant immortel et supra humain de l'Homme révèle une adaptation de la direction spirituelle pour la ramener à l'essentiel. La distance18 prise à l'égard des spéculations très intellectuelles de Sheikh Ahmad Sirhindi pour une approche plus pratique mettant l'accent sur une participation plus active du maître spirituel vis-à-vis d'un disciple de plus en plus passif mais réceptif, constitue probablement l'une des contributions majeures de Mîrzâ Jân-i Jânân à la revivification et à la popularité de l'ordre, perpétuée parmi ses successeurs en tant que Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya, et le met en phase avec l'ère nouvelle dont il observa si clairement l'avènement autour de lui./44
Quoi qu'il en soit, la plus grande attention fut accordée par les chercheurs au Sûfî Mîrzâ Jân-i Jânân en raison de son attitude estimée tolérante et compatissante envers les Hindous et l'Hindouisme, par contraste avec l'hostilité alléguée de Sheikh Ahmad Sirhindi. Ici la prudence est encore de mise, afin d'éviter les deux interprétations zélées qui favorisent la promotion de l'idéal
43 Ceci est clairement exprimé dans MuM, pp. 40-1, où l'auteur décrit la façon particulière dont ses maîtres accordent l'initiation.
44 Cette nouvelle définition du rapport maître-disciple prend une importance croissante dans toutes les branches dérivées de Mîrzâ Jân-i Jânân, que ce soit dans la branche Hindoue décrite dans cette étude, ou que ce soit dans les branches Musulmanes strictement orthodoxes en Inde moderne ou au Pakistan. (Cf. les plus récents traités doctrinaux comme celui de Maulana Shah Abûl Hasan Zaid Fârûqi : Manâhij al-Sair wa Madârij al-Khair ou celui de Maulânâ Abû Said : Hidâyat al-Tâlibin.)
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moderne d'harmonie communautaire chère à beaucoup de contemporains,/45 et le rejet de tout élément de conciliation pertinente dans la pensée de ce saint à l'égard de ce problème./46
En réalité, l'une des rares déclarations ouvertes de Mîrzâ Jân-i Jânân sur cette question réside dans la lettre déjà mentionnée, dans laquelle l'auteur émet des remarques sur divers aspects de la tradition Hindoue./47 Le contenu de l'épître qui répond à la question d'un demandeur anonyme quant au statut juridique des Hindous du point de vue Islamique constitue, techniquement parlant, un avis juridique (istiftâ) et exprime la familiarité de l'auteur avec les fondements du dharma Hindou. Comme l'implique cette question, la subtile différence entre les incroyants (kuffâr) et les polythéistes (mushrikin) représente un point important dans le contexte de la lettre car elle fait référence à deux catégories différentes de non-Musulmans, chacune étant dotée d'un statut légal différent. En conséquence, l'auteur, reconnaît l'origine céleste du Veda et la provenance directe des six doctrines fondamentales (darsana, litt. 'point de vue') qui constituent la doctrine Hindoue universelle, conduisant à la conclusion que
« ... toutes les classes d'Hindous conviennent, à l'unanimité, de l'Unité (tawhid) de Dieu Le Très Exalté (khudâwand - i ta'âlâ), regardent le monde comme éphémère (hâdith) et créé
/45 Voir l'article de Murshir al-Haqq 'Muslim uninderstanding of Hindu Religion', dans Islam and the modern Age (1973), pp. 71-7, et de Muhammad Mujeeb "The Indian Muslims"19, p. 281.
/46 Yohanan Friedmann, par exemple, après un examen prudent de la position de Mîrzâ Jân-i Jânân dans son article 'Muslim Views of Indian Religions' dans JAOS 95 (1975), pp. 117-26, en vient à la conclusion que 'les vues de Mîrzâ Jân-i Jânân... constituent vraiment... une rechute dans des attitudes médiévales conventionnelles comparées aux réflexions de penseurs tels que al-Birûni et Dârâ Shûkoh.' (p. 121).20
/47 Kalimât-i Tayyibât, lettre n° 14, pp. 25-37, cité dans Khaliq Anjum (1989), pp. 131 -4.
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(makhlûq), considèrent sa dissolution ultime (fanâ) et croient en la résurrection physique (hashr-i jismânî) du corps et la récompense des bonnes actions, comme dans la punition des mauvaises actions. Leur coutume d'adorer les idoles (but-parasti) ne repose pas sur l'attribution d'un rang divin à celles-ci, toutefois leur vérité est un peu différente... »/48
Dans cette déclaration sans équivoque, Mîrzâ Jân-i Jânân attribue une place fondamentalement différente aux Hindous comparés aux polythéistes de l'ancienne Arabie et, donc, décharge ceux-ci de l'accusation communément exprimée de polythéisme. Si cette déclaration représente, en un sens, la réitération d'un concept déjà anticipé par al-Birûni dès le onzième siècle AD, le sheikh Naqshbandi, sept siècles plus tard, assume un point de vue plus radical. Reconnaissant l'origine Divine du Veda et l'intime parenté que les doctrines Hindoues orthodoxes entretiennent avec celui-ci, il va plus loin que son illustre aïeul idéologique en affirmant que, pour l'essentiel, tous les Hindous conservent la vision de l'unité et de l'unicité fondamentale du Principe transcendant, sous-jacente à l'apparente diversité et devant lequel toutes les créatures terrestres
/48 Cf. lettre n°. 14 dans Khaliq Anjum (1989), p. 132. II existe de nombreuses versions anglaises de cette lettre. J'ai cependant préféré proposer ma propre traduction de celle-ci, compte tenu de son importance dans le contexte de la pensée de Mîrzâ Jân-i Jânân sur ce sujet. De plus la dernière phrase citée manque dans la version originale donnée dans la Maqâmât-i Mazhari : par conséquent tous les auteurs qui ont fondé leurs traductions exclusivement sur cette version (Abdul Wali (1923) et S.A.A. Rizvi (1980)) ont également laissé de côté cette partie. La version citée dans le Bashârât-i Mazhariyya trouvée dans l'lndia Office Library à Londres (Or. 220) inclut cette phrase, elle est rapportée par Friedmann (p. 218) dans l'article susmentionné ainsi que dans la traduction Ourdou présentée par Khaliq Anjum (page 132) qui s'est fondé sur un manuscrit de ces lettres en possession de la Maulana Azad Library de l'AMU, fragment supposé d'une ancienne version manuscrite de la Maqâmât-i Mazhari sont, en fin de compte, relatives et contingentes.
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Bien que Mîrzâ Jân-i Jânân s'abstienne soigneusement de toute déclaration compromettante concernant la position des Hindous d'un point de vue spirituel, il approfondit davantage son concept de vérité derrière leur présumée adoration d'idole dans un passage ultérieur de la même lettre :
« ... la vérité inhérente (haqiqat) à leur adoration d'idole est [selon leur croyance] qu'il y a certains êtres angéliques (malâ'ika) qui, suivant le décret Divin, peuvent orienter leurs pouvoirs vers ce monde créé et corrompu (‘âlam-i kawn wa farad). Ceux-ci incluent les esprits d'êtres parfaits (arwâh-i kâmilân) qui, après l'abandon de la relation avec leur forme physique, continuent à exercer leur influence dans cet univers contingent (kâ'inat). Il existe d'autres êtres vivants qui, selon l'opinion [des Hindous], sont dotés de la vie éternelle (zinda-yi jâvîd) comme Hadrat Khidr - la paix soit sur lui ! -. Ayant façonné des statues-idoles de ceux-ci, ils y concentrent leur intention spirituelle, à travers laquelle, au bout d'un certain temps, ils développent une intime relation (râbita) avec la force inhérente à cette représentation externe (sâhib-i an sûrat); sur la base de cette relation particulière ils sont capables de répondre aux impératifs de ce monde et au-delà (hawâ'i -i ma'âshi wa ma'âdi). » /49
Dans ce passage, la familiarité de l'auteur avec les représentations intellectuelles qui sous-tendent la façon dont les Hindous vénèrent, devient suffisamment claire et confirme sa vision universaliste du monde qui va bien au-delà de celle de la
/499 Cf. Kalimât-i Tayyibât, lettre n°. 14, et aussi Maulavi Abdul Wali :'Hindouism according to Muslim Sufis', dans Journal of the Royal Asiatic Society 19 (1923). p. 248.
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plupart des Hindous et des Musulmans qui ne parviennent pas à pénétrer les apparences extérieures. Elle révèle la perspective métaphysique de Mîrzâ Jân-i Jânân qui appréhende les aspects fondamentaux profonds des doctrines Hindoues et illustre sa capacité à réconcilier les valeurs intérieures des deux traditions par-delà leurs attitudes religieuses, rituelles et sociales très contrastées. Il poursuit dans sa lettre
" Cet entraînement ressemble de près à la méthode de râbita, procédé communément utilisée par les Sûfïs, qui consiste à se concentrer intérieurement sur la figure du sheikh afin d'obtenir l'émanation de la grâce spirituelle qui irradie (faid) de celui-ci. La seule différence [entre cette méthode et la voie de l'adoration fréquente parmi les Hindous] étant que [les Sûfis] ne construisent aucune image extérieure de leur sheikh." /50
Ainsi, du point de vue ésotérique, la différence entre l'Islam exotérique et l'Hindouisme s'est encore réduite et la distance entre les deux grandes traditions se limite à une divergence de forme./51 Même l'acte de prosternation (sijda, dandavat) pratiqué par les Hindous devant ces figurations visibles de puissances suprahumaines n'induit pas Mîrzâ Jân-i Jânân à les étiqueter comme polythéistes puisqu'il souligne,
.. plutôt qu'à l'instar d'un acte cultuel, cette coutume doit être interprétée comme une sorte de salutation respectueuse, semblable à celle faite aux aînés en guise de politesse." /52
/50 Abdul Wali (1923) p. 248.
/51 La méthode de tasawwur-i shaikh ou visualisation intérieure du précepteur spirituel qui a connu une importance particulière dans l'histoire de la tarîqa, a provoqué quelques sévères critiques du milieu non-initié qui le considère irréconciliable avec les points-de-vues orthodoxes de la loi Islamique.
/52 Si cela reflète la véritable position de Mirzâ Jân-i Amin concernant la question de la prosternation respectueuse, sa légitimité demeure confinée aux seuls
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Mais quelle que soit l'éventuelle dissemblance qui puisse apparaître dans l'explication de Mîrzâ Jân-i Jânân d'un point de vue ésotérique, cela pose une question fondamentale au regard du dogme Islamique qui ne peut être ignorée par une autorité de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya. Après avoir réitéré dans des termes semblables, plus neutres, l'idée de Cheikh Ahmad Sirhindi qui admet que, selon certains versets du Qur'an  (9:48, 11:78, 35:24), de grands et parfaits prophètes ont été aussi envoyés dans des pays comme l'Inde et dont mention peut être trouvée dans les Vedas, Mîrzâ Jân-i Jânân  conclut:
« . . . après l'avènement de notre messager (zuhûr-i paighambar-i mâ) qui fut le dernier sceau de tous les législateurs (khâtim al-mursalîn), dont la loi a aboli les lois de tous les temps et pour tous les siècles jusqu'à la fin de ce monde, il doit être maintenant obéi et suivi par chacun. Par conséquent, depuis l'avènement du prophète jusqu'à nos jours (1180/1766), quiconque ne suit pas les principes de la vraie foi qu'il délivra (mu'taqid), est un non-croyant (kâfir)." /53
Ce passage définit, en termes conventionnels, la limite qui sépare le croyant légitime de l'infidèle dont le franchissement équivaudrait à déposséder l'Islam de l'un de ses piliers les plus fondamentaux. De fait, en dépit de quelques concessions surprenantes à une tradition non-Islamique, Mîrzâ Jân-i Jânân reste fidèle à la ligne orthodoxe adoptée par son célèbre prédécesseur, au moins en
Hindous alors qu'elle est encore considérée comme illégale pour les Musulmans. En fait, une anecdote bien connue dans l'hagiographie des Mujaddidî nous apprend que Sheikh Ahmad Sirhindi a refusé de se prosterner devant l'empereur Jahangir et a protesté avec véhémence contre cette coutume non Islamique à la Cour des Mogols. Pour une controverse intéressante concernant ce sujet, voir MnS, p. 47.
 (NDT) Coran.
53 MnS, p. 133.
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termes dialectiques. En revanche, la position de Mîrzâ Jân-i Jânân doit être considérée comme la plus proche de celle qu'un Musulman orthodoxe puisse adopter dans la reconnaissance d'une autre tradition religieuse, sans causer d'irritation parmi les fidèles orthodoxes. La différence avec Sheikh Ahmad Sirhindi réside donc moins dans une nouvelle position vis-à-vis des Hindous que dans une élaboration plus explicite de certains points doctrinaux particuliers qui témoignent de l'intérêt partiel de Mîrzâ Jân-i Jânân à l'égard de leurs saintes écritures. Un grand nombre d'entre elles avaient été traduites en Arabe ou en Persan à cette époque, et faciles d'accès. Il est également possible que Mîrzâ Jân-i Jânân ait reçu des informations orales supplémentaires de ses disciples Hindous ou d'autres autorités.
Maulawi Na'îm Allâh Bahrâichî rapporte une autre anecdote intéressante fournissant d'autres preuves de la familiarité de Mîrzâ Jân-i Jânân avec certains aspects de la doctrine Hindoue. Au cours d'une discussion tenue en présence de Hâji Muhammad Afdal, le maître de Mîrzâ Jân-i Jânân, quelqu'un présent dans le halqa parla d'un rêve qu'il avait eu d'un désert englouti par un immense feu. À l'intérieur du feu, Krsna apparut, tandis que Râmacandra se trouvait au bord de celui-ci. Les personnes présentes ont interprété ce rêve comme symbolisant le feu de l'enfer mais Mîrzâ Jân-i Jânân plaida pour une interprétation différente et plus sophistiquée. A son avis, il serait illicite de se référer aux anciens sages de l'Inde comme infidèles en l'absence de toute base concrète scripturaire ; en effet, le verset coranique qui précise qu'à chaque pays il fut dépêché un émissaire, rend probable que le pays des Hindous fut témoin de l'envoi d'un messager divin (bashiri) ou prophète (naziri) détenant le rang d'un walî ou d'un nabî. Râmacandra, qui est né au commencement de la création des êtres subtils (jinn), à une époque où les gens étaient dotés de longévité ('umrhâ-yi darâz) et de
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pouvoirs extraordinaires (quwwathâ yi bisyâr) /54, était capable de diriger les gens de son temps sur la 'Voie de sulûk' (nisbat-i sulûk).
Cependant, Krsna, qui dans les textes sacrés Hindous est mentionné parmi les derniers de la série de ces personnalités exceptionnelles, est apparu à une époque où la durée de vie et les pouvoirs spirituels inhérents de l'humanité avaient notablement diminué. Par conséquent, selon Mîrzâ Jân-i Jânân, Krsna a instruit ses contemporains dans la 'voie de l'attraction divine' (nisbat-i jadhbi), en harmonie avec leur nature et leur tempérament. La fréquente indulgence de ce prophète pour la musique vocale et instrumentale (ghinâ wa samâ’) doit être considérée comme une preuve de l'adhésion de Krsna à la voie de l'attraction Divine.
Dans le contexte du rêve, Mîrzâ Jân-i Jânân interprète le feu dans le désert comme une allégorie de la chaleur de l'amour passionné ('ishq-o muhabbat). Ainsi, Krsna, associé à l'amour d'où survient l'état de ravissement spirituel, apparaissait à l'intérieur du feu, tandis que Râmacandra, associé à la fraicheur tempérée caractérisée par la perception intérieure et l'austérité, apparaissait à la lisière du feu. D'après les biographes de Mîrzâ Jân-i Jânân, Haji Muhammad Afdal fut très satisfait de l'interprétation (ta'bir) de son disciple favori. /55
Bien que cette histoire ait été fréquemment citée par des chercheurs intéressés par Mîrzâ Jân-i Jânân, l'importance qui lui est attribuée est restée limitée à la reconnaissance implicite de Râma et Krsna comme prototypes de prophètes indiens avant l'avènement du prophète de l'Islam. Même si Mîrzâ Jân-i Jânân insiste à
/54 MnS, p.133.
/55 Cf. Shah Na'im Allah Bahrâichî : Bashârât-i Mazhariyya dar fada’il-i Hadrât-i tarîqa-i Mujaddiddiyya, OICL, Ms. Bm. Or. 220, folio 43a-43b, et aussi Abdul Wali (1923), Appendix B, pp. 248-9.
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plusieurs reprises sur la nécessité du silence à cet égard, l'idée de son approbation tranquille semble plausible en considération de l'interprétation susmentionnée. Cependant, la signification qu'elle renferme montre d'autres éléments importants, notamment à la lumière des développements ultérieurs de la tariqa qui eurent lieu à partir de lui. L'élément le plus frappant est peut-être l'intégration de Rama et de Krsna, par Mîrzâ Jân-i Jânân, dans différentes époques de l'histoire de l'humanité. Une telle déclaration exige une certaine prise de conscience de la place que tiennent ces deux messagers divins dans la mythologie Hindoue. Elle présuppose, d'ailleurs, une certaine familiarité avec la théorie étroitement liée de l'avatarana, qui envisage les dix descentes terrestres (dasâvatâra) du dieu Hindou Visnu envoyées à l'humanité pour rétablir l'équilibre cosmique mis en danger par la montée en puissance des asuras qui constituent la puissance des ténèbres et
de l'ignorance. Ce qui est, de fait, en étroit rapport avec la conception traditionnelle cyclique du temps dans le présent manvantara ou cycle humain, complétée par la théorie des caturyuga, les quatre ères cosmiques qui consacrent l'histoire de l'Univers, à laquelle Mîrzâ Jân-i Jânân fait brièvement allusion dans sa lettre./56
De plus, l'interprétation du rêve de Mîrzâ Jân-i Jânân associe
/56 Il existe un accord général, sinon unanime, selon lequel Râmacandra, le fils semi-historique du roi Dasaratha d'Ayodhyâ, héros de l'épopée Hindoue Ramâyana de Vâlmiki, est considéré comme la septième descente de Visnu. Il accomplit sa mission dans une période correspondant au tiers des quatre âges cosmiques ou yugas, tandis que Krsna, huitième dans la série de dix avataras, est censé inaugurer le début de l'actuel kali-yuga qui marque la dernière et la plus instable des quatre périodes. Il serait extrêmement intéressant à cet égard d'analyser le contenu du Yoga-Vâsistha, inclus dans le Râmâyana, avec celui de la Bhagavad Gîta, qui fait partie de la seconde des grandes épopées de l'Hindouisme, le Mahâbhârata.
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Râmacandra à la 'voie de sulük' et Krsna avec la 'voie de jadhba'. Les deux conceptions sont des éléments étroitement liés de la méthodologie des Naqshbandi et reliés à l'idée que, ponctuellement, la tariqa a besoin de s'adapter aux exigences particulières de chaque période afin de faciliter l'accès aux mystères Divins d'un plus grand nombre de personnes contemporaines. Selon les autorités de l'ordre, on y parvient en anticipant au tout début du voyage spirituel ce qui, dans d'autres ordres initiatiques, ne peut être atteint qu'à la fin./57
La tradition Naqshbandi affirme que c'est grâce à l'intervention d'al-Khidr, le guide invisible de Moïse mentionné dans le Qur 'an  , 58 que de nombreuses autorités dirigeantes de l'ordre reçurent conseils et inspiration spirituelle pour l'instauration de nouvelles méthodes. Parmi celles-ci, le changement graduel vers l'élément jadhba devint de plus en plus important avec l'évolution du temps./59 La lettre de Mîrzâ Jân-i Jânân associe al-Khidr au
/57 Ces deux étapes complémentaires correspondent aux aspects actifs et passifs assumés par le disciple lors de son voyage intérieur (sair al-bâtinî) considéré comme sâlik (celui qui parcourt la voie spirituelle, sulûk, progressivement comme voyageur, de maqâm à maqâm, par ses propres efforts, ou mujâhadat), ou bien comme majdhûb, terme qui dans le contexte technique de la doctrine de Naqshbandi prend le sens de « celui qui est attiré vers le But, par la grâce de Dieu ou de son sheikh ».
/58 Cf. Qur. 18 : 60-82. Cette figure énigmatique est souvent incluse parmi les quatre prophètes immortels, avec Enoch (Idris), Elias (Ilyâs) et Jésus (‘Isâ). Pour ceux-ci, voir A. Schimmel : Mystical Dimensions of Islam (1976), p. 202. On dit qu'Al-Khidr a étanché sa soif au « printemps de la vie éternelle » (chashma-i âb-i hayât) et possède des qualités prophétiques particulières liées à un type particulier de connaissance. Sur celui-ci, voir Irfan Omar : « Khidr dans la tradition Islamique », dans MW 83 (1993), pp. 279-91.
 (NDT) Coran.
/59 Le plus connu d'entre eux est probablement Khwâja 'Abd al-Khâlliq al-Gujdawâni (d. 606/1220) à qui, dit-on, aurait été révélée la méthode du recueillement silencieux (dhikr-i khafi) par al-Khidr. Pour plus de détails, voir 'Nafahât al-Uns d'Abd al-Rahman Jámi, l'article de Marijan Molé `Autour du
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pouvoir subtil cristallisé dans les statues sacrées Hindoues.
Bien que ce ne soit guère plus que des allusions voilées (ishárá) et, comme telles, doivent être interprétées avec prudence, elles révèlent le degré de perspicacité de Mîrzâ Jân-i Jânân sur certains aspects particuliers de la doctrine Hindoue ; elles suggèrent non seulement son intérêt pour ces sujets, mais peut-être aussi la perception d'un lien subtil entre les deux traditions ésotériques impliquées. Depuis, on considère que cet épisode s'est produit pendant la vie du directeur spirituel de Mîrzâ Jân-i Jânân, Haji Muhammad Afdal (1146/1733) ; il en ressort que la connaissance de Mîrzâ Jân-i Jânân de ces thèmes Hindous est antérieure à sa pleine réalisation de la voie Naqshbandi, et il est possible qu'il soit entré en contact, déjà à ce moment-là, avec certains membres appartenant au milieu Sant qui se trouvait dans et autour de Delhi.
Il a peut-être acquis, en effet, la plupart de ces notions à cette époque, ou peu de temps après la mort de son premier sheikh, Sayyid Núr Muhammad Badayúni, période sur laquelle nous disposons de très peu d'informations. Tandis que l'absence de preuves concrètes doit inciter à la prudence, il est révélateur que chez les descendants Hindous de Mirza Jan-i Janan à Kanpur, la plupart appartenant à une tradition dévotionnelle Vaisnava, Ramacandra et Krsna occupent le rang de divinités très vénérées, les plaçant dans la ligne de la tradition sant.
Retenons qu'une telle position conciliante n'est pas perçue comme une déviation radicale des positions antérieures des Mujaddidi aux yeux des autorités ultérieures de l'ordre. Cela ressort clairement d'un commentaire du principal chef contemporain du
Dare Mansour : l'apprentissage mystique de Baha 'al-Din Naqshband', Revue
des Etudes Islamiques 27 (1959), pp. 35-66, et Stéphane Ruspoli (1990), p. 98107.
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Khanagah Naqshbandi de Delhi, Shah Abúl Hasan Zaid Fariagi Mujaddidi (1324/1906 - 1412/1993). Dans l'un de ses nombreux écrits, il mentionne sa rencontre avec un groupe d'Hindous venus visiter la tombe de Mîrzâ Jân-i Jânân dans le but d'en obtenir un bienfait spirituel par la contemplation (murâqaba). Rappelant la prétendue hostilité du Sheikh Ahmad Sirhindi envers les Hindous, ce vénérable saint soufi, héritier orthodoxe de sa lignée spirituelle observe :
« Si le vénéré Mujaddid avait ressenti une totale aversion (nafrat) envers tous les Hindous, il aurait certainement laissé, à cet égard, des instructions à ses successeurs et descendants qui, à leur tour, auraient agi en conséquence. Il n'a pas laissé de telles instructions, ni les personnes les plus respectées n'ont agi de la sorte... » /60
L'auteur décrit alors en détail la rencontre avec ces Hindous et conclut par deux phrases du Maktûbat de Sheikh Ahmad Sirhindi qui disent :
« Le second groupe doit être concerné par l'amour et, pour une raison ou une autre, ils sont aimés.... » /61
Et plus loin :
« ...Il est possible que les vérités intérieures des infidèles
/60 Cf. Shah Abu I Hasan Zaid Fárúqi : Hadrat Mujaddid aur unke nágadin (1977), p. 223. Voir aussi l'article de Marc Gaborieau sur une recension détaillée de ce livre : 'Les protestations d'un soufi indien contemporain...', in Varia Turcica: Naqshbandis, pp. 237-67. II convient de noter que le traducteur pakistanais du livre de Shah Abúl Hasan, Miyan Mir, a omis le passage entier dans sa version anglaise. De ce fait, l'opinion citée prend d'autant plus d'importance dans ce contexte, puisqu'il n'est pas possible d'attribuer des tendances séculières à notre auteur Sûfi qui, au contraire, ne cache pas sa position critique envers ces interprétations modernes.
/61 Mak. 1 1 1:100.
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aient, d'une certaine manière, pris part à l'amour du bien-aimé, cc qui peut être la raison de leur atteinte de l'attraction Divine ... »/62
Aux yeux de ce saint Naqshbandi contemporain, l'attitude de Mirza Jan-i Janan est donc perçue dans une perspective de continuité. Concluant dans cette ligne de pensée, il demande enfin :
« ... et pour quelle raison ceux qui se réfèrent à [ses enseignements] (mutawassilin) ont-ils conféré l'initiation spirituelle aux Hindous ? » /63
L'auteur fait donc remarquer que si les autorités de la lignée de Mîrzâ Jân-i Jânân, elles-mêmes, le firent et ne perçurent aucune contradiction dans cette attitude tolérante vis-à-vis des Hindous avec les principes traditionnels de la tariqa, pourquoi devrait-elle (cette contradiction) être argumentée par d'autres personnes de l'extérieur ?
D'autre part, il existe de nombreux exemples de sheikhs Chishti des dix-septième et dix-huitième siècle, comprenant Shah 'Abd al-Rahman Chishti (vers 1095/1683),` Shah Kalim Allah Shahjahanabadi (1060/1650 -1142/1729) /65 et Shah Fakhr al-Din Dihlawi (1126 / 1714-1200 /1784) /66, qui ont montré une certaine ouverture pour de semblables considérations intercommunautaires. Mais alors que l'on reconnait généralement à la Chishtiyya une 'attitude compréhensive, ouverte et de tolérance profondément
/62 Mak. 111:121, cités par Shah Abùl Hasan, op. cit., p. 223.
/63 Ibidem, p. 223
/64 Pour des détails sur cette figure, voir Roderic Vassie : "'Abd al-Rahman Chishti and the Bhagavad Gita : 'unity of religion' theory and practice" dans The Legacy of Mediaeval Persian Sufism (1992), pp. 367 -77.
/65 Voir S.A.A. Rizvi (1980), pp. 358-70, et Muhammad Umar (1993), pp.54 -66.
/66 Sur celui-ci, voir Muhammad Umar (1993), pp. 66 -70
enracinée' prônant une coexistence pacifique avec les Hindous,/67 et propice à promouvoir l'harmonie commune sans encourir de fortes critiques de l'orthodoxie, la Naqshbandiyya est habituellement associée à une interprétation sunnite rigide et orthodoxe de l'Islam qui n'autorise aucune concession à d'autres communautés, et moins encore à des Hindous.
Selon Yohanan Friedmann, qui évoque en termes érudits actuels l'opinion du Sheikh traditionnel de Delhi, cette image ne devint dominante que dans des temps plus récents, culminant avec l'appropriation et le lancement de Sheikh Abmad Sirhindi et de ses enseignements comme précurseur idéologique de la thèse des deux nations/patries musulmanes séparées dans les premières décennies du siècle actuel . A ce titre, elle demeure la doctrine dominante parmi de nombreux érudits qui interprètent différemment cette position alléguée, en fonction de leur propre point de vue.
Mîrzâ Jân-i Jânân et plusieurs de ses autorités soufies contemporaines, qui, dans d'autres occasions, ont pris une position résolument défavorable à l'égard de l'adoption par les musulmans des rituels et des coutumes Hindouistes/68, ont montré que la tolérance, venue d'en haut, envers les non-musulmans n'implique pas nécessairement de quitter les positions sunnites orthodoxes. C'est une caractéristique assez intéressante du dix-huitième siècle qui veut que si, d'un point de vue ésotérique, nous trouvons un certain nombre de personnalités éminentes prêtes à réduire l'écart entre musulmans et non musulmans, par contre l'antagonisme
67 Voir S.A.A. Rizvi (1980), p. 358, de K.A. Nizami Some Aspects of Religion and Politics during the thirteenth century (1961), et aussi Muhammad Habib: 'Sheikh Nasir al-Din Chiragh Dehlawi' (1950).
  (NDT) : 20ème siècle.
  (NDT) : Chiites.
/68 Cf. par exemple, le Wasiyatnama de Shah Wali Allah, et aussi MuM, pp.41-4.
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exotérique entre Sunnites et Shi'as   demeure croissant et fut envenimé par ces mêmes autorités qui se sont prononcées en faveur d'une plus grande souplesse envers les Hindous. L'aversion déclarée du Sheikh Abmad Sirhindi envers les Shi'as , documentée de façon remarquable dans son petit mais influent traité, intitulé Radd-i Rawáfid /69, anticipe les vues de son héritier et successeur Mîrzâ Jân-i Jânân, mais également celles de Sheikh Chishti Shah Kalim Allah Shahjahanabadi, lui-même auteur d'un traité portant le même titre, qui s'est prononcé ouvertement contre l'octroi de l'initiation aux Shi'as ./70 Cette attitude peut s'expliquer, vraisemblablement, par une influence grandissante de la culture Shi'a , en Inde, sous les successeurs d'Aurangzeb. A l'origine, en remontant aux temps d'Akbar et de Jehângîr/71, celle-ci reçut une nouvelle impulsion par l'inclination ouvertement déclarée de ces Mogols, comme Muhammad Shah (r.1718-44) et Ahmad Shah (vers 1748-54), envers les doctrines et les coutumes de Shi'a, ce qui entraina l'émergence d'une influente classe politique Shi'a  dirigée par des leaders comme Safdar Jang et Mirzâ Najaf Khân ; ceci a considérablement réduit le pouvoir du parti Sunni Turrânî, à la fois au centre et dans les provinces. La guerre de Rohillâ en 1748,
 (NDT) : Chiites.
/69 Le terme rawâfid, litt. " déserteurs ", fut appliqué aux Shi'as en raison de la désertion présumée du fils d'AI- ibn Husain, Zaid, quand il leur a reproché de parler contre les Compagnons du Prophète (sahába). L'utilisation de ce terme par le Sheikh reflète donc le conflit en cours entre les deux plus grandes factions de l'Islam. La version Ourdou de ce traité a été publiée sous le titre Risála dar kawá'if Shi'a, ed. par Ghulam Mustafa Khan, Rampur, 1388/ 1965.
/70 Voir S.A.A. Rizvi (1980) qui cite le Maktúbát-I Kalimi, Delhi, 1315/1897-8, compilé par Maulawi Muhammad Kalimi, pp.13 et 76.
/71 Tandis que le premier commença à encourager le recrutement d'un grand nombre de fonctionnaires iraniens pour le service impérial, ce fut le dernier qui, par son mariage avec la fille de son trésorier iranien Ghiyath Begh, Mihr al-Nisâ en AD 1611, marqua le début d'une période d'influence croissante des Shi'as iraniens à la Cour du Mogol et sur sa politique.
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opposa de nombreux nobles sunnites influents, comme Intizâm al-Daulat et 'Imad al-Mulk 72, qui soutenaient le parti Rohillâ, à l'alliance de Safdar Jang et du leader Maráthá Súraj Mal,/73 et contribua certainement à créer une atmosphère de tension entre les membres de ces deux groupes religieux, qui parvint jusqu'au niveau populaire.
C'est dans ce contexte sociopolitique que la position de nombreux leaders Sûfí de Delhi doit être comprise, d'autant plus que les ordres Sûfi établis, loin de contester un rang honorifique à 'Ali Ibn Abu Talib/74 et ses deux fils, Hasan et Husain, accordaient une importance et une vénération extrêmes au prophète de l'Islam et ses Compagnons/75. De façon explicite, dans l'une de ses lettres, Mîrzâ Jân-i Jânân, en accord avec son attitude conciliante à l'égard de nombreuses questions fondamentales, tout en répondant à la question de savoir ce qu'il faut penser des controverses entre Shi'as  et Sunnites au sujet des Compagnons (sahâba) et des membres de la famille du Prophète (ahl-i bait), évite soigneusement toute polémique ouverte et se borne à affirmer que cela ne figure pas au sein des fondamentaux de l'Islam orthodoxe.
/72 Il est significatif que les deux fonctionnaires de la Cour des Mogol étaient des disciples dévoués de Mîrzâ Jân-i Jânân, comme cela ressort d'un certain nombre de lettres que ce dernier leur avait écrites les exhortant à rester fidèles au respect envers les darwishes et les faqirs. Voir les lettres n° 60-5 de Mîrzâ Jân-i Jânân.
/73 Cf. Richard B. Barnett: North India between empires: Awadh, The Mughals and the British 1720-1801 (1980).
/74 Il suffit de se rappeler que dans la plupart des généalogies de Sûfi 'Ali est considéré comme le chainon venant immédiatement après Muhammad. Ceci atteste de l'importance considérable qui lui est attribuée dans la hiérarchie spirituelle et dans les généalogies spirituelles des ordres Sûfi. Mîrzâ Jân-i Jânân, lui-même, retrace son ascendance jusqu'au quatrième calife de l'Islam.
/75 Cf. Khaliq Anjum (1989), lettre n°. 20, pp. 149-51 pour Mîrzâ Jân-i Jânân sur la nécessité de suivre l'exemple des Compagnons du Prophète.
  (NDT) Chiites.
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Bien qu'il ait confirmé, plus tard, la faute des Shi'as  (dénommés nufus-i khabthiya, littéralement les « âmes corrompues ») déniant le rôle exceptionnel des Compagnons et des membres de la famille dans la mission prophétique, sa tentative de maintenir la modération dénote la sensibilité du sujet dans un environnement chargé de tension sociale et d'anarchie dominante./76 Néanmoins, la prudence de Mîrzâ Jân-i Jânân ne peut masquer le fait que ses convictions personnelles étaient déterminées par un fort sentiment anti-Shi'a résultant de sa stricte adhésion à la Sunna et de son opposition à l'infiltration des coutumes Shi'a importées d'Iran.
Plus tard, Mîrzâ Jân-i Jânân insista à maintes reprises dans ses lettres sur la détérioration de sa santé et les difficultés croissantes rencontrées dans la poursuite de ses activités à Delhi. En 1183/1769, il décida de migrer vers Rohilkhand, bastion traditionnel de la Mujaddidiyya et de ses alliés afghans. Mais, déçu par l'absence de réponse à ses efforts, il resta attaché à la ville où il passa la plus grande partie de sa vie et à laquelle il demeura émotionnellement lié du fait de la présence de sa famille et de ses amis proches/77. Il passa les dernières années de sa vie dans l'isolement au sein de son Khánaqáh de Delhi, concentrant son attention sur l'instruction d'un petit nombre de disciples.
Sa santé se détériora sans cesse, comme en témoigne une lettre adressée à Mir Muhammad Muin Khan, un de ses disciples de Panipat, dans laquelle il observe :
« ... Ma faiblesse est devenue telle que je suis contraint de donner mes enseignements en m'allongeant ; bien qu'il ne reste aucun plaisir dans ma vie, l'existence d'un Safi est une bénédiction divine (ghanimat), tant pour moi-même que pour
76 Khaliq Anjum (1989), lettre n°. 18, pp. 145 -6.
77 Lettre n°54, p.204.
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les autres... »/78
Ailleurs, il demande à ses disciples de ne pas attendre d'autres réponses à leurs lettres, étant trop faible pour écrire et même pour atteindre la proche Jama Masjid pour la prière du Vendredi./79
Durant le mois de Mubarram 1195/1780, un groupe de Shi'a accompagnant un cortège funèbre et transportant des icônes ta'ziya en procession dans les rues de Delhi passa par le khânaqâh de Mîrzâ Jân-i Jânân /80. Egal à lui-même, Mirza aurait fait quelques remarques sarcastiques à ses disciples critiquant cette coutume Shi'a comme une 'action hérétique dérisoire, d'innovation illégale'. Ces paroles parvinrent aux oreilles de quelques membres de la procession et bientôt une vague d'indignation balaya leurs imâmbârâs et leurs mahfils./81
Dans la nuit du 7 Muharram 1195/ janvier 1781, trois hommes se présentèrent à la résidence de Mîrzâ Jân-i Jânân, prétextant être venus pour rendre hommage au célèbre sheikh. Lorsqu'ils vinrent devant lui, l'un d'eux sortit un pistolet et lui tira dans la poitrine. Tous trois ont réussi à s'échapper sans être reconnus et, bien qu'aucun d'entre eux n'ait jamais été arrêté, il ne fait aucun doute que ces hommes appartenaient à une faction extrémiste Shi'a qui avait juré de se venger des propos offensants du sheikh./82
/78 Lettre n°56, p.207.
/79 Lettres no. 31 (p. 175), n°. 35 (p. 181) et n°. 51 (p. 201).
/80 Pour un descriptif, par d'autres autorités Sûfi, de la popularité croissante des processions du ta'ziya pendant Muharram, voir de Shah 'Abd al-'Aziz Sirr Al-shahádatain et son Tuhjat-i ithnâ'-i 'Ashariyya.
/81 Mum, Part II, pp.37-8.
/82 La seule source fiable qui interpelle sérieusement sur l'identité religieuse des agresseurs est l'Áb-i Hayat de Muhammad Husain Azád (pp. 144-5), mais à part sa biographie de style tadhkira écrite environ un siècle après l'événement réel, il semble évident que son intention, en tant que chiite, est de décharger la communauté des Shia du blâme de cette action. De plus, comme l'a démontré
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Bien que grièvement blessé, Mîrzâ Jân-i Jânân resta en vie encore trois jours, au cours desquels il aurait refusé tout traitement médical d'un médecin européen (firangi) que lui proposa l'empereur Sháh-i `Alam II (r. 1759-1802) et demandé que ses agresseurs ne fussent pas poursuivis puisqu'il leur avait pardonnés.
Le soir du 10 Muharram 1195/6, Mîrzâ Jân-i Jânân finit par succomber à ses blessures et fut enterré quelques jours plus tard dans l'enceinte d'une grande demeure située dans le Chitli Qabar Bazar, acquise peu de temps avant par sa femme./83 Ce site allait devenir le lieu où ses disciples, sous la direction du successeur officiel de Mirza, Shah Ghulam 'Ali Dihlawi (1156/17491240/1824), établirent le nouveau khânaqâh de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya qui existe jusqu'à présent au même endroit sous le nom de Dargâh-i Shah Abúl Khair.

Shah Na'îm Allâh Bahrâichî (1153/1740-1218/1803)

Le décès de Mirza Mazhar Jan-i Janan laissa un vide dans la direction de la Naqshbandiyya de Delhi dans une période de crise croissante et d'instabilité au sein des milieux culturels et politiques de
Quraishi, la version d'Azád est principalement fondée sur une interprétation déformée d'un passage du Majmû-i Naghz de Qudrat Allah Qásim (op. Cit., p. 75). Même Rizvi, lui-même Shi'a, à fortiori, non suspect de grandes sympathies pour les dirigeants de la Naqshbandiyya, admet: «... c'était certainement un fanatique Shï'a d'Iran», op. cit. 1980), p. 341.
/83 Dans son wasiyatnáma Mîrzâ Jân-i Jânân exprima le souhait que son enterrement soit accompli d'après la Sunna du Prophète, dans les moindres détails. Il montra également son aversion pour le haweli acquis par sa femme demandant avec insistance aux membres de sa famille de ne pas y être enterré. Ce testament a été remis à son khalîfa Sháh Naim Allah Bahráichi qui assuma la responsabilité de superviser la construction du maqbara de son maître. Pour plus de détails, voir MqM, pp. 157-9.
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la ville. Bien qu'il ait largement réussi à constituer ailleurs/84 un réseau de délégués, l'inébranlable Sunnite Mirzâ Ján-i Jánán n'avait apparemment pas préparé sa succession à son siège de Delhi./85
Outre les biographes de Mîrzâ Jân-i Jânân, Sháh Ghulam 'Ali Dihlawi et Shah Naim Allah Bahráichi, deux autres disciples sont remarquables parmi ses principaux successeurs : Qádi Thaná Allah Panipati (1138 / 1725-1225 / 1810), éminent érudit en fiqh et Hadith qui avait étudié avec Sháh Wall Allah Muhadith Dihlawi avant d'entreprendre le chemin spirituel sous la direction de Sayyid Muhammad 'Abid Sunâmi et plus tard avec Mirza Ján-i Jánán. Après avoir terminé son éducation spirituelle à l'âge de 18 ans, il est revenu dans sa ville natale de Panipat tout en maintenant d'étroits contacts avec son percepteur spirituel. Qádi Thaná Allah Pánipati était parmi les disciples les plus intimes et les plus estimés de Mîrzâ Jân-i Jânân et fut apprécié pour son caractère vertueux et sa connaissance approfondie. Mîrzâ Jân-i Jânân lui-même, à plusieurs reprises, demeura avec lui à Panipat et lui confia, plus tard, le soin de sa femme et de son fils malade mental, après sa mort./86
Un autre éminent khulafâ' de Mîrzâ Jân-i Jânân fut Maulawi Ghulam Yahya Azimabadi (né en 1186/ 1772), originaire d'une petite localité près de la moderne Patna, qui passait le plus clair de son temps à Lucknow. Initialement admis dans la Qádiriyya par un
/84 Sháh Ghulam 'Ali rapporte que le nombre de khulafâ de Mîrzâ Jân-i Jânân était très élevé, impossible de les mentionner tous. MqM p. 388.
Néanmoins, l'auteur donne un compte rendu détaillé de 45 khulafâ, en introduisant chacun d'eux avec une brève notice biographique (op cit., p.394473). Muhammad Umar énumère 76 khulafâ cf. (1993), pp. 81-3.
/85 Cette négligence inhabituelle pourrait être attribuée à son idéal : adopter les us et coutumes du Prophète dans chaque détail ; en effet, les Sunnites pensent que le Prophète n'a pas clairement désigné l'un des membres de sa communauté comme successeur.
/86 MqM, pp. 390-3, S.A.A. Rizvi (1980), pp. 558-73, 'Abd al-Razzaq Quraishi (1989), pp. 87-9.
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descendant de Shah Pir Muhammad Lakhnawi (vers 1085/1674), il entreprit sa formation dans la Naqshbandiyya avec Mirza Mazhar et, après avoir obtenu le khiláfat et l'ijázat, revint à Lucknow pour propager les enseignements de son maître./87
Manifestement, un différend survint à la suite du décès de Mîrzâ Jân-i Jânân entre deux de ses autres principaux successeurs, Shah Ghulam 'Ali Batâlwi et Shah Na'im Allah Bahrâichi, qui, finalement, vit le premier l'emporter./88 Shah Ghulam `Ali, l'auteur de Maquâmât-i Mazharî est né en 1 158 /1745 dans la ville Punjabi de Batala. Il arriva à Delhi, encore enfant, accompagné de son père qui cherchait une éducation adéquate pour son fils aîné. Après avoir étudié le hadith avec Shah `Abd al-`Aziz, en 1180/ 1767 il s'engagea comme disciple de Mîrzâ Jân-i Jânân avec qui il demeura durant la période restante de la vie de ce dernier. Selon les sources, Shah Ghulam Ali contribua notamment à l'établissement du khânaqâh de Delhi et en a largement diffusé la réputation, attirant des chercheurs des quatre coins du pays, sa renommée s'étendant bien au-delà de l'Inde. Après sa mort en 1240/1824, il fut enterré à côté de son sheikh dans le même khânaqâh qu'il avait présidé pendant près d'un demi-siècle et qui, sous sa direction, devint le centre de l'enseignement ésotérique connu partout dans le monde Islamique./89 Bien que Shah Ghulam 'Ali se soit chargé d'établir une
/87 Auteur prolifique d'oeuvres religieuses, son traité le plus célèbre est le Risálat-i kalimát-I Haqq, apparemment écrit à la demande de Mîrzâ Jân-i Jânân, qui aborde largement le problème du wahdat al-wujûd vs. wahdat al-shuhûd, dans lequel il défend fermement la doctrine du Sheikh Ahmad Sirhindi.
/88 Fusfeld mentionne l'existence d'un manuscrit écrit par Na'im Allâh Bahrâichi et commenté par Shah Ghulam 'Ali dont le contenu reflète les sentiments de malaise entre ces deux dirigeants. Ce manuscrit est en la possession du professeur Nizami, ex-professeur au département d'histoire de l'AMU. Voir Fusfeld (1981), p. 153.
/89 Un de ses éminents disciples et député fut le sheikh kurde Maulana Khalid al-Kurdi (1193 /1776 - 1242 /1827), qui introduisit la Mujaddidiyya dans les
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base permanente pour la silsila à Delhi, ce fut la responsabilité de Maulawi Shah Na'im Allah Bahrâichi de garantir la continuité et le rayonnement de la tariqa dans l'Awadh.90
Sayyid Maulawi Shah Naim Allah Bahráichi est né en 1153 / 1740 dans le petit siège provincial de Bahraich/91 au sein d'une famille qui revendique sa descendance du calife `Ali par Ghaz- Salâr Ma'súd qui lui valu le titre de mulk de la part des dirigeants Islamiques postérieurs. Son père, Ghulam Qutb al-Din 'Arif Káke fut un zamindâr de haut rang (ra'is), localement renommé/92. Pour son éducation traditionnelle, Nain Allah fut d'abord confié à Muhammad Roshan Bahráichi auprès duquel il resta jusqu'en 1171 /1757. Cette armée là, son père l'emmena à Lucknow, la capitale
régions de l'empire Ottoman où il gagna un large et important accueil favorable sous l'appellation de Khálidiyya. Il passa une année de 1810-11 au Khanaqâh de Delhi dirigé par Shah Ghulam `Ali avant de retourner dans sa ville natale de Sulaymaniya et plus tard se rendit à Bagdad et Damas où il est enterré. Pour son rôle de guide spirituel et son influence sur l'essor du nationalisme kurde, voir les articles de Joyce Blari, Butrus Abu Maneh et Martin van Bruinessen dans Varia Turcica : Naqshbandis, pp. 289-370.
/90 Il est important de souligner que malgré la présence à Delhi d'autres personnalités exceptionnelles liées à la Mujaddidiyya, comme Shah Wall Allah et ses fils Shah 'Abd al-'Aziz (1721-1823) et Shah Rafi' al Din (vers 1749) ), ainsi que Khwaja Muhammad Nasir et son fils Khwaja Mir Dard (1721-1785), fondateurs de la tariqa-i muhammadiyya, c'est la lignée généalogique de Mirzá Mazhar héritée par Shah Nür Muhammad Badayûni qui sera considérée comme la plus authentique de la silsila. Ce lien fut encore renforcé par la relation de Mirza avec d'autres sheikhs Naqshbandi, tous directement descendus de l'un des fils du Mujaddid.
/91 Ce petit centre proche de la frontière népalaise est surtout connu pour le tombeau et le û de Ghazi Sálár Ma'süd (né en 405 /1015), neveu et commandant en chef de l'armée de Mahmud Ghaznawi, qui est localement vénéré pour ses actions miraculeuses par les Hindous et les Musulmans. Son dargáh est le centre d'une grande fête annuelle où des milliers de fidèles des deux communautés se rassemblent autour de sa tombe. Pour plus de détails, voir Christian Troll: Muslim shrines in India: their character, history and significance (1989), pp. 24-33.
/92 MqM, p. 420.
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de l'Awadh et centre intellectuel émergent du temps des Nawabs, entre les dix-huitième et dix-neuvième siècles, où il fut formé par diverses autorités religieuses telles que Maulawi Khalil./93
En 1186/1772,  peu de temps après avoir terminé son programme religieux, il rencontra Muhammad Jamil, l'un des khulafâ' de Mîrzâ Jân-i Jânân à Lucknow. Sur l'insistance de Na'im Allah, il l'initia dans la tariqa lui fournissant les premiers éléments de direction spirituelle./94 Le désir de rencontrer Mîrzâ Jân-i Jânân l'incita, en 1189/1775, à demander la permission de son maître pour se rendre à Delhi afin de se présenter au service de l'éminent sheikh.
Les biographies nous disent que lorsqu'il se présenta pour la première fois à Mîrzâ Jân-i Jânân avec la demande d'initiation spirituelle, celui-ci s'enquit de son nom, à quoi il répondit : " Les gens m'appellent Maulawi Naim Allah." En entendant cela, l'humeur de Mîrzâ Jân-i Jânân s'émut de l'orgueil de ton du jeune homme, et lui ordonna de s'éloigner, car il n'avait pas besoin d'un Maulawi dans sa khanaqâh. Na'im Allah, bien qu'humilié par le traitement sévère, demeura inébranlable et décida de rester. Quelques jours plus tard, le regard de Mîrzâ Jân-i Jânân se porta à nouveau sur le jeune érudit de Bahraich et, avec la même intonation de colère, il lui demanda pourquoi il était encore là, Na'im Allah Bahráichi inclina humblement sa tête en repentance et s'excusa de son mauvais comportement, implorant le pardon du maître. En conséquence il a finalement été pardonné et officiellement admis dans l'ordre./95
Shah Na'im Allah Bahráichi est resté avec son précepteur
/93 Ibid.; Cf. Tadhkira-i 'ulama'-i Hind, pp. 528-9.
/94 Ibid., p. 421 ; cf. aussi Nuzhat al-Khawâtir, vol. 7, pages 507-8.
/95 Dibâcha-i Ma'mûlât-i Mazhariyya by Shah Abul Hasan Nasirabadi, pp. 10-11.
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spirituel à peu près quatre ans au cours desquels il se consacra sans réserve à la discipline spirituelle. Son ravissement dévotionnel (jadhba) aurait atteint un tel degré qu'il ne lisait même pas les lettres de sa maison afin d'éviter les distractions. Sous la direction experte de Mîrzâ Jân-i Jânân, il parvint finalement au plus haut degré de réalisation spirituelle (maqâm-i'aliyâ), atteignant la réception du khiláfat et de l'ijâzat./96 Sur le conseil de son maître, il choisit de retourner dans son pays natal pour guider, lâ-bas, les chercheurs de Vérité. On dit que le jour même où il prit congé, Mîrzâ Jân-i Jânân l'a béni avec les mots : " Aujourd'hui, vous retournez dans votre pays comme Mauláná Na`im Allah ! Que Dieu vous bénisse et vous permette d'éclairer le monde (munawwar-i 'âlam)." /97 I1 présenta ensuite, à son khalifa nouvellement nommé, les trois volumes du Maktúbát-i Rabbáni, soulignant la faveur spéciale que ce don impliquait et lui demandant de lire ces lettres pour guider ses futurs disciples après la prière de l'après-midi (namáz-i 'asr)./98
De retour à Bahraich, son père lui donna un terrain pour l'établissement d'une petite retraite spirituelle (zawiya). Cependant, Na'im Allah décida bientôt de se déplacer à Lucknow où il commença son activité missionnaire dans une région appelée Bangâli Tolâ, fournissant les fonds pour l'édification d'une mosquée et d'un petit abri mitoyen pour lui-même et ses disciples./99
/96 Shah Ghulam 'AIT rapporte dans Maqamat-i Mazhari (p. 420) que Mîrzâ Jân-i Jânân fut tellement impressionné par son application qu'il lui dit que les progrès qu'il avait accomplis en quatre ans étaient équivalents à ceux réalisés par d'autres en douze ans.
/97 MuM, p. 88.
/98 Ibid. p.87.
/99 MqM, p. 421. Dans la lettre n° 33, Mîrzâ Jân-i Jânân exprime sa satisfaction à l'égard de ce transfert et encourage son khalifa à demeurer confiant dans le succès de l'octroi de bienfaits au plus grand nombre possible. Une fois de plus, il insiste sur la nécessité de suivre la sunnat pour une éventuelle récompense dans ce monde et le suivant (pp. 177-8).
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Loué par ses disciples pour sa Patience et sa confiance en Dieu, Shah Na'ïm Allah Bahraichi commença à exercer son rôle de précepteur spirituel tandis qu'il maintenait contact avec le khânaqâh de Delhi./100 Après le décès de Mîrzâ Jân-i Jânân avec Shâh Ghulâm 'Ali et Qâdi Thana Allah Panipatî, il reprit la responsabilité des transactions juridiques et administratives conduisant à l'institution du khânaqâh de Delhi. Il mourut dans son Bahraich natal en 1218/1803 où il est enterré dans un petit tombeau (maqbara) situé à la périphérie de la ville moderne.
Son héritage littéraire comprend deux biographies (tadhkira) de son guide spirituel Mîrzâ Jân-i Jânân, le Ma'mùlât-i Mazhariyya et le moins connu Bashârât-i Mazhariyya. /l01 Une copie manuscrite du Qur'an par Shah Naim Allah est conservée par un descendant spirituel dans sa lignée, Shah Manzûr Ahmad Khan, dans la demeure de ce dernier à Bhopal. L'actuel sajjdda-nishin, dans la résidence de la famille à Bahraich comprenant une mosquée voisine et l'ancienne khánaqáh, Maulaná Aghraz al-Husn, conserve encore une partie de la bibliothèque privée et des biens de son aïeul qui comportent deux précieuses reliques attribuées à Mîrzâ Jân-i Jânân : la simple robe portée au moment de son assassinat, maculée
/100 MqM, p.157
/101 Le premier donne, avec le Maqâmât-i Mazhari de Shah Ghûlam 'Ali, le récit biographique le plus méthodique, le plus détaillé et le plus renommé de Mîrzâ Jân-i Jânân, et de sa version persane originale, à l'exception d'un certain nombre de manuscrits dont quelques uns sont conservés dans l'ancienne bibliothèque de Bahraich ; il fut publié pour la première fois à Kanpur en 1275/1859 sous le titre Ma'mûlât-i Mazhariyya-Mahbûb al-'Árifin, Nizami Press, Patkapur (Kanpur). D'autres éditions suivirent au tournant du siècle depuis la même ville et le même éditeur.
Le second texte est une sorte de biographie-cum-malfûzât supplémentaire du fondateur de la branche Shamsiyya Mazhariyya de la Naqshbandiyya et se trouve, à ma connaissance, dans trois manuscrits authentifiés : à Bahraich, à Aligarh Muslim University, et à Londres (OIOC/IOL, Ms. Bm. Or. 220).
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de son sang, et le lit (cârpâî) sur lequel on dit qu'il se reposait. Bien qu'il soit difficile d'affirmer l'historicité de ces objets, leur authenticité m'a été assurée par le chef du monastère Naqshbandi du Vieux Delhi, lequel perpétue la longue tradition de visites régulières à Bahraich à l'occasion de l' ‘urs de Shah Na'im Allah qui est célébré, de façon très simple, par les membres locaux de l'ordre.

Shah Murâd Allâh Thânesarî Fâruqî Mujaddidî (1166/1752 1248/1833)

Considéré dans la plupart des généalogies comme le principal khalîfa de Shah Naim Allah Bahrâichi,/102 Shah Murad Allah descendait d'une famille noble de la petite ville Pundjabi de Thanesar (maintenant en Haryana à 120 miles environ au nord de Delhi). /103 Revendiquant la parenté du calife `Umar Fârûq, la famille porte le titre Farûqî ( Farûqî al-nasb)/104. Son père, Maulana Qalandar Bakhsh, qui aurait été une personne de haut rang dans sa ville natale, fut un disciple dévoué de Mîrzâ Jân-i Jânân ; il effectua des visites régulières à son khânaqâh dans la capitale des Mogols. Plus tard, il fut nommé khalîfa par l'illustre maître/105 et envoyé chez
/102 Outre les généalogies produites dans les diverses hagiographies compilées par les disciples ultérieurs de cette silsila particulière, il est à noter que la dernière édition de Ma'mûlât-i Mazhariyya en persan, éditée à Kanpur, présente une liste des maîtres qui constituent la chaîne initiatique de Mîrzâ Jân-i Jânân pour les trois générations suivantes, y compris les membres mentionnés dans la présente étude. Voir MuM, pp. 158-9.
/103 Pour des détails sur celui-ci, voir aussi Tadhkira-i 'ulamá'-i Hind, pp.490- 1.
/104 MuM, p.90
/105 Cf. Muhammad Umar (1993), p. 82.
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lui pour y servir de délégué de la tariga.
Depuis son enfance, Shah Murad Allah accompagnait parfois son père lors de ses visites à Delhi. Là, on l'autorisait à assister au halqa des disciples intimes de Mîrzâ Jân-i Jânân et fut honoré par l'attention spirituelle (tawajjuh) de celui-ci. À l'époque des guerres Sikh contre le Shah Afghan Ahmad Durrani et ses alliés Rohilla (AD 1762-8), Thanesar, comme beaucoup d'autres centres de la culture Musulmane dans la région, a subi les attaques des armées d'envahisseurs Sikhs menées par le Budha Dal, au cours desquelles Maulana Qalandar Bakhsh fut tué./106
Laissé orphelin, le jeune Murad Allah fut forcé d'abandonner Thanesar et de migrer à Lucknow/107 où il continua à recevoir son éducation religieuse d'un certain nombre d'autorités locales tout en vivant avec la famille de son grand-père maternel/108. Certaines sources nous apprennent que le père de Murad Allah avait souhaité
/106 Pour un compte rendu détaillé des événements tumultueux au Pendjab durant cette période, voir entre autres le témoignage de Qâdî Nur Muhammad, le Jang-Náma (traduction anglaise par Ganda Singh, Amritsar, 1939) et Life of Najib al- Dawla de Nur al-Din Husain. Un aperçu des événements de la seconde moitié du XVIIIe siècle est également fourni par S.A.A. Rizvi (1982), pages 974.
/107 Les sources disponibles ne donnent pas d'information au sujet du destin des autres membres de la famille, ni ne mentionnent de date pour le déplacement du Shah du Pendjab en Awadh. Cependant, depuis que nous savons des mêmes sources que Shah Murad Allah est mort en 1248/1833 à l'âge de 82 ans d'après le calendrier lunaire Islamique, sa date de naissance tombe très probablement en l'an 1166-7/1752-3; de fait, au temps de la migration à Lucknow, il ne devait pas avoir plus de 12 ans. Ce qui concorderait avec les descriptions de ses hagiographes qui déclarent que Murad Allah était encore étudiant à ce moment là.
/108 Voir les extraits d'un discours tenus par Omkar Nath dimanche, 6 juillet 1975 à Kanpur, tapé et édité avec une série d'autres discours par son disciple B.K. Singhania à Delhi (p. 270).
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que son fils fût formé aux sciences médicales traditionnelles (al-tibb), ce qui lui permettrait d'exercer une profession respectée. Le jeune garçon était donc devenu apprenti auprès de divers médecins locaux, mais, faute d'enthousiasme, il fut renvoyé chez lui avec la recommandation, à son grand-père, de chercher un précepteur spirituel./109
Cependant, lorsque le désir de Murad Allah d'entreprendre le chemin spirituel se renforça, Mirza Jan-i Janan était déjà décédé. Dès lors, il décida de faire le chemin de Lucknow à Bahraich pour rencontrer Shah Naim Allah avec l'intention d'être initié dans la tariqa. Toutefois, le sheikh à cette époque vivait déjà à Lucknow, forçant Murad Allah à y revenir, accompagné d'un groupe de dévots locaux ; finalement il réussit à s'affilier comme disciple du Shah./110
Après une période globale de douze ans avec son maître, il fut désigné comme son khalîfa à Lucknow et chargé du perfectionnement (islâh) et de la direction (hidâyat) d'un certain nombre de disciples de son maître. Au moment de sa mort en 1218/ 1803, Maulana Shah Naim Allah aurait transféré la "couronne de complète succession" (tâj-i khilâfat-i khâss) à son adjoint privilégié lui conseillant de concentrer son attention spirituelle sur la plus parfaite parmi les sublimes stations de sulûk.' /111
Après la mort de son sheikh, Shah Murad Allah demeura quelques années à Bahraich pour superviser les disciples de son précepteur. Plus tard, cependant, il les confia à Shah Basharat Allah
/109 Ibidem, pp. 270 -1.
/110 Gulzár-i Murad, tadhkira de Shah Murad Allah Thanesarî par Bashir Fârûqî (1988), p.8, et Damima-i Mâshaikh-i Naqshbandiyya Mujaddidiyya, une annexe tardive du travail biographique par Molina Muhammad Hasan, écrit par Maulana Sheikh Fadl Ahmad Khan (1943), p. 3.
/111 Ibidem, p.9.
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Bahrâichi, khalifa et gendre de Shah Ghulam 'Ali Dihlawi qui avait passé plusieurs années avec son maître à Delhi. Bien qu'il fût douloureux pour lui de quitter la tombe de son maître, Shah Murad Allah décida finalement de retourner à Lucknow pour le bien de la communauté spirituelle locale dont il aurait pris soin pendant une période d'environ 40 ans./112
Selon Maulana Muhammad Hasan, l'auteur du Hâlât-i Mâshaikh-i Naqshbandiyya Mujaddidiyya, Shah Murad Allah était marié à une jeune fille de Ronahi (dist. Faizabad) dont le neveu, un certain Shah Wall Allah, devint un favori du Shah. Bien qu'il fût trop jeune pour être présenté comme son disciple, le pir fit prendre soin de lui par son principal délégué, Shah Abûl Hasan Nasirabâdi, qui le nomma son successeur officiel et gardien à Bahraich et Lucknow avant de se retirer pour une vie de retraite dans sa ville natale de Nasirabad./113 Certaines sources nous indiquent que Shah Murad Allah a passé quelque temps dans l'ancienne capitale d'Awadh, Faizabad, à laquelle il était lié par des attaches parentales. Là, il fut hébergé dans la cellule du saint patron local, Tât Shah, située au sein de l'éponyme Mosquée du centre ville./114
/112 Nuzhat al-Khawâtir, vol. 7, p. 469.
/113 L'actuel sajjâda-nishin de la modeste tombe de Shah Murad Allah à Lucknow, Bashir Fârûqî, prétend être un descendant direct de Shah Walî Allah, de la sixième génération. La courte biographie de Shah Murad Allah, un livret intitulé Gulzâr-i Murâd, montre que l'un des principaux objectifs de l'auteur est d'établir un lien entre lui-même et le Shah, par Shah Wali Allah. La généalogie qu'il produit semble authentique, mais apparemment les successeurs de Wali Allah n'ont joué aucun rôle significatif dans l'histoire spirituelle de l'ordre, bien que certaines parties de la tradition soient encore préservées avec l'actuel gardien. De façon précise, Bashir Fârûqî reçut son initiation de Shah Abûl Hasan Zaid Fârûqî, chef du khânaqâh de Delhi jusqu'en 1993, un fait qui indique la survie de liens anciens jusqu'à aujourd'hui.
/114 Avec le mausolée de Nawâb Shuja al-Dawla (1754-75), fils et successeur de Safdar Jang, et celui de son épouse, Bahû Begum Shah, cette mosquée, avec
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Selon les éditions ultérieures révisées du Ma'múlát-i Mazhariyya, que semblent suivre les sources Hindoues ainsi que l'auteur du Damima, la mort du Sheikh s'est produite le samedi 21 Dhi'l-Qa'da 1248/14 avril 1833, à son khânaqâh dans le Qandahari Bazar de Lucknow à l'âge de 82 ans/115. Son corps fut enterré dans les enceintes de ce qui devait devenir plus tard le mausolée de son successeur, Karim Allah Shah, dans un quartier populaire qui est maintenant densément peuplé, au centre de Lucknow. A l'occasion de l'anniversaire de sa mort, l'actuel sajjáda-nishin organise un festival annuel qu'un certain nombre d'autorités Naqshbandi influentes, de diverses sous-branches locales provenant du Sheikh, utilise pour se réunir deux ou trois jours mahfil.
Parmi le nombre, non précisé, de successeurs de Shah Murad Allah, deux sont mentionnés unanimement dans toutes les sources: Shah Ghulam Rasûlnuma Kanpuri (vers 1318 = 1900) connu sous le nom de Dada Miyan dont le tombeau et le complexe dargáh-cum-mosquée contiennent encore une petite madrasa fonctionnelle dans le quartier de Begumpur au centre de Kanpur/116, et Maulana Shah Abul Hasan Nasirabadi, chef khalîfa de Shah Murad Allah et chaînon suivant dans le courant principal de la silsila de l'Awadh./117
ses caractéristiques architecturales particulières et sa peinture extrêmement colorée, constitue l'un des plus remarquables bâtiments de cette ville.
115 MuM, p. 90; Gulzar-i Murad, p. 16.
116 Le khâdim actuel du dargâh, Abûl Barakât, m'a informé que la lignée spirituelle de son ancêtre s'est éteinte et passée à d'autres branches de la Mujaddidiyya de l'Awadh, principalement par les disciples de Shah Abut Hasan Nasirabadi. Lui-même, ainsi que ses frères et aïeux, s'occupaient surtout de diriger la madrasa établie par le Shah, de fournir une éducation de base aux enfants des familles indigentes de la région, et de l'entretien du dargâh. Interview du 24 janvier 1996.
117 MuM, p. 90 (version Ourdou) et p. 159, Damima ..., p. 4. Sûfi Santmat kâ Nagshbandiyya silsila (1984), vol 2, p. 169. Le Gulzár-i Murad, très
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Savyid Maulânâ Shâh Abûl Hasan Nasîrâbâdî (1198/1784-1272/1856)

Avec ce sheikh remarquable, le centre spirituel de cette lignée se déplaça vers un autre lieu d'importance naissante à l'époque des derniers Nawâbs. Ce qui conforte l'évidence que la caractéristique particulière de la tariqa est d'être active non seulement dans les lieux où sa présence était soutenue par un climat socio-religieux favorable (comme au Rohilkhand à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, sous la domination de Najib al-Dawla /118), mais aussi dans les centres de pouvoir Musulman qui n'offraient pas un tel environnement propice. La tâche des autorités dirigeantes de l'ordre était de garantir l'intégrité de l'orthodoxie Sunnite constituant un point de référence pour la population locale ordinaire (al-'awámm) tout en donnant une direction spirituelle à ceux qui étaient qualifiés pour entrer dans la voie initiatique (al-khawâss).
Dans notre cas particulier, les développements en Awadh qui ont vu la montée en puissance de la dynastie Shia des Nawâbs dans la première moitié du XVIIIe siècle, constituaient un autre symptôme de l'influence croissante de la noblesse iranienne en différentes parties du sous-continent./119 La propagation et la
probablement pour souligner la légitimité de la présente lignée menant à l'actuel gardien du maqbara et auteur de la biographie, mentionne aussi le nom de son ancêtre Sheikh Ilahi Bakhsh Siddiqi parmi ses khulafâ. L'auteur de la tadhkira de Shah Murad Allah souligne qu'en 1305/1887-8, Shah Ilahi Bakhsh désigna le grand-père paternel de l'auteur, Shah Hakim Karim Allah, comme son khalîfa fournissant aussi a cet égard un khalifâtnâma (Gulzar-i Murad, p. 17). Celui-ci est enterré à côté de Shah Murad Allah.
/118 Pour un exposé détaillé sur ce chef afghan, voir Nûr al-Dîn Husain: A detailed history of Najib al-Dawla, OIOC, Add. 24, 410.
/119 Pour une analyse détaillée des divers facteurs qui menèrent à la montée du
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croissance du chiisme safavide, qui contestait l’hégémonie sunnite établie depuis longtemps sur la plupart des régions de l'Inde musulmane. étaient perçues comme un danger concret par les dirigeants Naqshbandî dès la fin du XVIe siècle avee Khwâjâ Bâqî Billâh (d. 1012/1603), qui fut relayé par son illustre disciple Sheikh Ahmad Sirhindi. Cette situation acquit une réelle actualité sous les règnes des derniers empereurs mogols Bahadur Shah et Shah-i 'Alam II et atteignit un sommet avec la montée en puissance de Mirza Najaf Khan AD 1708-82, à la Cour Mogols de Delhi, qui était un Shii'a fervent et un ennemi résolu des Afghans Rohillas./120
C’est dans ce contexte que l'envoi d'un des khulafâ' les plus proches de Mirza Jan-i Janan à Lucknow doit être interprété comme faisant partie d'une tentative consciente de créer un avant-poste influent de l'ordre dans une région où l'ordre sunnite établi était menacé par l'afflux croissant de Shi'as iraniens. Le déplacement fréquent de Shah Murad Allah entre Lucknow, Faizabad et Bahraich, tous les centres importants de la culture Awadhi à cette époque, semble aussi être motivé par le désir de maintenir un point d'ancrage dans ces lieux d'émergence de la culture intellectuelle Shî’a. /121
Par conséquent, il semble que ce soit plus qu'une coincidence que le principal héritier de cette tradition dans cette région, et khalîfa de Shah Murad Allah Thânesari, provenait de la petite mais
pouvoir Shi'a en Awadh, voir J.R.I. Cole : Roots of North India Shi'ism in Iran and Irak (1988) et Muhammad Umar (1993), pp. 177.
/120 Sa participation présumée à l'assasinat de Mirza Jan-i Janan, bien que n'ayant jamais été définitivement établie, constitua depuis une donnée essentielle rapportée par tous les hagiographes Naqshbandî.
/121 Faizabad, la première capitale des Nawabs, devint bientôt, en 1756, un siège de pouvoir politique durant le règne de Shuja al-Dawla (r. 1754 -73), sous le pouvoir duquel il se développa en un foyer intellectuel important, renommé pour l'érudition de sa tradition médicale. Cf. Cole (1988), pp. 55 -8.
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importante qasba de Nasîrábád (dist. Rae Bareli), à environ 50 miles à l'est de Lucknow, qui prospéra sous le patronage des Nawábs, en particulier Asaf al-Dawla (AD 1775-97)./122 La politique tolérante et généreuse de ce souverain encouragea un grand nombre d'influents Sayyids locaux à adopter le Shi'isme Imami, développant Nasirabad en un centre renommé de religieux chiites, tels que Sayyid Dildar 'Ali (AD 1753-1820) et son fils Sayyid Muhammad Nasirábádî (AD 1785-1867), principal mujtahid de Lucknow de 1820 à 1867 et ferme adversaire de la communauté Sunnite./123
Maulânâ Sayyid Abûl Hasan Nasîrâbâdî bin Maulawî Nûr al-Hasan bin Maulawî Muhammad Mahdî Husain est issu d'une famille influente revendiquant une généalogie qui remonte à Husain fils de Alí./124 Malgré son ascendance, sa famille n'a pas suivi l'exemple de nombreux clans locaux Sayyid en adoptant le credo Shi'a : elle est restée fidèle à leur tradition Sunnite d'origine. Né en 1198/1783-4, Sayyid Abul Hasan fut envoyé par son père étudier avec un ensemble de savantes autorités à Nasîrábád, Salon, Rae Bareli et enfin Lucknow où il termina ses études en hadith, jurisprudence et théologie à l'âge de 18 ans avec les plus hauts
/122 Comme beaucoup d'autres places dans la région, Nasirabad, avec la ville voisine de Jais, prit de l'importance grâce à l'installation de la classe Sayyid des Musulmans 'Ashrafi enrichie par de généreuses dotations foncières reçues des premiers souverains Islamiques et d'influents zamindárs dans de nombreuses régions de la plaine Gangétique. Les Sayyids Nasirábádî qui font remonter leur ascendance à la lignée de Sayyid Najm al-Din al-Sabzawári, un compagnon présumé de Gházi Salâr Ma'süd de Bahráich, ont commencé à se convertir au Shi'isme sous l'empereur Mogol Bahádur Shah, et sous le patronage de la dynastie Nishapuri d'Awadh. Cf. Cole (1988), p. 77.
/123 Cole donne un compte rendu détaillé du rôle que ces deux savants ont joué dans la formation d'une classe bien organisée de clercs chiites dans l'Awadh et mentionne également la position parfois plutôt agressive que cette dernière a prise envers les Sunnites et les Súfis. (op. cit., pp. 146-59).
/124 Voir Nuzhat al-Khawàtir, vol. 7, p. 12; Tadhkira-i 'ulamá-i Hind, pp. 74 -5.
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niveaux de réussite (dastâr-i fadîlat) du Firangî Mahal, la principale institution d'orientation sunnite demeurée dans la capitale Awadhi à cette époque. C'est durant ces années que le jeune Sayyid est entré en contact avec un groupe de disciples de Shâh Murâd Allâh qui ont éveillé son intérêt pour la voie de réalisation spirituelle. Malgré ses liens directs avec la famille de Shah Na'im Allâh Bahrâichî - son père Maulawî Nûr al-Hasan avait épousé l'une de ses dernières filles/125 - il ne fut pas en mesure de s'engager comme son disciple car le Shâh décéda peu de temps après en 1218/1803, non sans avoir, cependant, recommandé son neveu à son khalîfa Murâd Allâh.
En conséquence, le jeune Sayyid fit voeu d'allégeance (bai'at) à celui-ci et passa les seize années suivantes aux pieds de son sheikh dans le khânaqâh de Lucknow./126 L'extraordinaire capacité du jeune disciple lui permit de progresser si rapidement, sous la direction du Shâh Murâd Allâh, que son maître l'invita à conférer son attention spirituelle (tawajjuh) à ses propres disciples, la puissance de celui-ci était apparemment d'une intensité inhabituelle. Le fils d'Abûl Hasan obtint rapidement le plus haut degré d'autorisation spirituelle (ijâzat-i mutlaq), reprenant plusieurs disciples de son maître et les conduisant aux étapes de fanâ wa baqâ./127 Toutes les sources conviennent, en outre, de sa capacité à
/125 B.B. Basuk: Laksya vedhî vamsâvali ke santon kâ sâmskrtik jîvan paricaya (1992), p. 113.
/126 Damîma..., p. 4.
/127 Ces deux étapes complémentaires du voyage spirituel sont fondamentales pour les doctrines de tous les ordres Sûfi et correspondent à des degrés étroitement liés de réalisation intérieure. Leur sens sera analysé dans le prochain chapitre, y compris le concept de tawajjuh, qui prend une importance capitale dans les doctrines de la Naqshbandiyya postérieure et constitue un pilier essentiel dans la relation maître-disciple.
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diriger tous ceux qui le regardaient, avec une juste détermination (irâdat) et une ferme conviction ('aqîdat), vers leur but./128
Conformément à la tradition Naqshbandi et sur la base de son autorité en tant que 'alim et maulawî, le disciple et khalîfa de Shah Abûl Hasan, Hâjî Ahmad' Alî Khân, confirme l'orthodoxie rigoureuse de son maître et son adhésion à la Sunna quand il se réfère à lui, métaphoriquement, comme " tenant le Qur'án  , dans une main et l'ahâdith dans l'autre..."/129 Ses biographes soulignent systématiquement son effort pour agir en stricte conformité avec les préceptes de la Loi révélée (al-Dîn) et des Traditions, attendant de ses disciples et partisans qu'ils se conforment à ces principes. Dans les premières étapes de la formation d'un disciple, des sessions matinales régulières consacrées à l'étude des sciences exotériques (ulûm al-zâhir) faisaient partie de sa routine quotidienne, comme la direction ponctuelle des cinq prières canoniques dans la mosquée, chacune suivie d'une session de recueillement prolongé au cours de laquelle il accordait son tawajjuh à un nombre restreint de disciples résidant dans ses khânaqâhs de Lucknow et Nasîrâbâd.
L'importance que Shah Abûl Hasan attribuait à son rôle de chef influent d'une faction Sûfi-Sunnite transparait dans le fait qu'il passait la plupart de son temps en compagnie de ses nombreux disciples ou simples adeptes, y compris ses repas et le repos de
128 Il est important de noter que l'attention spirituelle du sheikh atteint le disciple par le contact établi au moyen de la vision. Il est évident que ce type de contact se produit à un niveau subtil, au-delà des modalités qui régulent la réalité brute à laquelle s'appliquent les sens communs.
 (NDT) Coran.
129 11 convient de rappeler que, dans les sources consultées pour l'étude présente, le titre traditionnel de 'alim est progressivement remplacé par le terme plus récent maulawî.
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l'après-midi. Il a ainsi permis à un grand nombre de personnes de bénéficier de façon passive de sa présence. Ce qui peut être interprété comme faisant partie d'une tentative d'exercer son influence sur de grandes couches de musulmans Sunnites d'Awadh de plus en plus fragiles. C'est précisément dans cette combinaison d'autorité spirituelle puissante, pour son halqa, celle d'un savant érudit, pour les gens pieux, et d'un centre de refuge charitable pour les nécessiteux que nous reconnaissons une attitude typiquement Mujaddidi depuis Mirzá Jan-i Janan. Comme l'on sait très peu sur les élaborations doctrinales du Sayyid de Nasirabad, c'est plutôt l'attitude de plus en plus extériorisée, tournée vers toutes les parties du monde environnant, qui caractérise les sheikhs au début de la période moderne et devient particulièrement évidente dans la première période de Shah Abúl Hasan, qui est la plus significative./130 L'usage du tawajjuh comme moyen privilégié de propager les efforts de réorientation et, simultanément, d'élever les membres de la tariqa à un plus haut degré dans leur quête spirituelle, constitue un signe non équivoque de cette tendance et prendra encore plus d'importance avec les sheikh ultérieurs./131 21
/130 Que cette attitude représente une adaptation graduelle du rôle joué par le sheikh plutôt que l'abandon radical des positions détenues par les autorités traditionnelles Naqshbandi, est ainsi relevé par l'un des maîtres Hindous héritiers de la lignée: "Aucun des maîtres Naqshbandi n'a modifié la tariqâ jusqu'à nos jours, c'est par l'intermédiaire de cet ancien ordre qu'après avoir captivé les coeurs du peuple par leur amour affectueux, ils continuent à accomplir leur devoir sans aucune attache, transmettant l'essentiel dans le coeur de tous. Cette mission comporte de multiples risques et dangers, c'est pourquoi ils ont fait preuve d'un grand soin, et Khwàja al-Naqshband en a mis toute la responsabilité sur les épaules du pir, afin qu'il puisse faire le plus gros du travail pour le murîd ... ", dans Discourses ... p. 288.
/131 Pour la première fois, nous trouvons de nombreux indices pointant vers l'hypothèse qu'un seul coup d'oeil peut amener le murid à la plus haute station du chemin, un facteur qui va, désormais, accompagner les descriptions de la plupart des autorités ultérieures, en particulier dans le contexte Hindou.
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Cette démocratisation publique de l'ordre va de pair avec l'image que donne le biographe de Shah Abal Hasan, celle d'un personnage contemplatif, amical et doux (jamâlî), qui contraste avec les figures impulsives, colériques et souvent impressionnantes (jalâlî) de beaucoup de ses prédécesseurs. Confiant dans son subtil pouvoir de persuasion, le Shah n'aurait jamais réprimandé ouvertement aucun de ses disciples intimes, mais préférait adopter une attitude paternelle en disant :
" Si ma compagnie (suhbat) ne leur fait aucun effet, que peut faire une simple réprobation verbale (nasihat). Le vrai faqir est celui qui infuse sa couleur dans le coeur du disciple, le rendant semblable à soi-même." /132 22
En fait, la plus grande munificence (karâmat) attribuée au Shah était que quiconque prenait part à sa compagnie se repentait, dans les quelques jours, de toutes les transgressions commises dans le passé ('amâl khilâf-i shar’), se conformant dès lors à l'exemple donné par le maître./133 Bien que ceci ressemble à une tentative stéréotypée, de la part de ses hagiographes, d'exalter les vertus de leur sheikh, conformément à la vision Mujaddidi , elle s'intègre bien dans la situation générale et reflète les angoisses qui prévalaient à son époque.23
Le haut rang occupé par Sayyid Abûl Hassan dans la hiérarchie Mujaddidî est confirmé dans les déclarations attribuées à son sheikh, Shah Murad Allah, qui n'a pas hésité à reconnaître la supériorité de son talentueux disciple./134 Il avait l'habitude
132 Damîma…,	p. 6
133 Ibidem, p. 3.
134 En raison de son importance centrale dans l'histoire de la Na'îmiyya (la branche Awadhi de la Mujaddidiyya), il porte le titre de qutb al-Zamán, désignant une position très élevée au sein de la hiérarchie Sûfi. Pour les différents degrés de la hiérarchie Sufi, voir M.E. Blochet : Etudes sur l'ésotérisme musulman (1979).
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d'envoyer plusieurs de ses disciples au Sayyid, en ces termes :
" Maulawi Abat Hasan nous est supérieur de plusieurs façons: avant tout, il descend d'une authentique famille Husainî Sayyid; en second lieu, il nous surpasse dans la connaissance des sciences exotériques, troisièmement, il nous égale dans les sciences ésotériques et quatrièmement, il n'a jamais commis d'infraction majeure (gunâh-i kabîra)." /135
En signe de révérence, Shah Murad Allah remit à son successeur les affaires de sa khânaqâh de Lucknow et lui transmit de la manière la plus intime (rû ba rû) toute la richesse spirituelle de la silsila et la responsabilité de ses affaires. /136
Pendant les années suivantes, Sayyid Abûl Hasan Nasirabadi demeura le leader incontesté de la silsila d'Awadh. S'abstenant de toute participation aux activités politiques promues par son compatriote Sayyid Ahmad Barelwi (AD l786-1832),/137 il se
135 Gulzar-i Murad, p. 17.
136 Ce rituel, en général, a lieu peu de temps avant la mort du vieux pîr et marque le passage de l'autorité à son successeur désigné. Pendant le rite, le pîr ordonne à son khalîfa de s'asseoir devant lui en récitant les noms des autorités incluses dans la chaîne de l'ordre (khatm-i khwâjagân), accompagné de différents versets Qur'aniques et d'autres formules de dévotion. Enfin, le maître met sa poitrine devant celle du disciple, prenant sa main droite et l'embrassant profondément.
Etonnamment, certaines sources ajoutent que, tout en acceptant le leadership spirituel de son sheikh, Shah Abül Hasan transmit toutes les donations matérielles (futúhat) concernées à son disciple Shah Wall Allah, un parent de Shah Murad Allah. MuM, p. 92.
137 Pour plus de détails sur ce disciple excentrique de Shah 'Abd al-`Azîz et son célèbre contemporain, Shah Ismail Shahîd, au sujet de leur interprétation politique de la doctrine Naqshbandi, et du déshonorant mouvement jihad dérivé qui se battit principalement contre les Sikhs, voir S.A.A. Rizvi (1982), p. 471-541, et Aziz Ahmad : Studies in Islamic Culture in the Indian Environment (1964). Pour une position Naqshbandi traditionnelle à leur égard, voir
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consacra entièrement au renforcement du réseau spirituel dans l'Awadh voyageant dans de nombreux endroits (Faizabad, Ghazipur, Sultanpur, etc.) afin d'encadrer les activités de ses délégués. Au cours de la dernière année de sa vie, avec un certain nombre de disciples choisis, il se retira dans son Nasirabad natal où il s'immergea en une contemplation prolongée dans un isolement presque complet. Au cours de ces années de turbulences qui précédèrent l'annexion Britannique d'Awadh, il donna la responsabilité du khânaqâh de Lucknow au neveu de son guide spirituel, Shah Walî Allâh, à qui il confia également l'éducation ésotérique de son fils Miyan Hadi Hasan./138
Le dernier grand dirigeant régional de la Mujaddidiyya à Awadh, bien qu'ayant été à la tête d'un dense réseau de délégués, étendu jusqu'à Gorakhpur et même jusqu'au Bengale, est décédé, retiré du monde, le lundi 1 Sha'ban 1272/mai 1856 à Nasirábád où il est enterré dans une simple tombe de l'ancien cimetière de ce village aujourd'hui oublié./139
Alors que la distribution géographique de la plupart de ses députés tend à indiquer un mouvement vers la périphérie orientale d'Awadh, Haji Ahmad `Ali Khan fut, manifestement, l'un des principaux successeurs de Sayyid Abúl Hasan dans l'ouest
également Shah Abúl Hasan Zaid Faruqi Mujaddidi : Maulânâ Isma'il Dihlawî(1983).
/138 Damima..., p. 7. Rien de précis n'a pu être recueilli, à partir des sources, concernant l'histoire subséquente du khânaqâh de Lucknow, mais il semble probable qu'il fut détruit pendant ou peu de temps après la guerre de 1857-8 et que ses hôtes furent dispersés ou tués. Seules de très vagues informations me furent accessibles à ce sujet par l'actuel sajjâda-nishin, Bashir Fârûqî, qui réside près de la tombe de Shah Murad Allah.
/139 La date de décès, en 1768, donnée par Cole dans la note de bas de page p. 234 de son travail, apparemment fondé sur Tadhkira-i 'ûlama'-i Hind de Rahman'Ali, est inexacte.
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d'Awadh après la dissolution du khânaqâh de Lucknow. Il constitue le lien suivant dans la chaîne spirituelle examinée dans la présente étude. Évoqué, par ses biographies, comme un poète passionné, on lui attribue les vers suivants, en l'honneur de son défunt pir, gravés sur la tombe de ce dernier à Nasirábád :
" Oh Abul Hasan, chef de l'ordre Naqshbandi
qu'aucune des autres autorités de la tarika ne pouvait égaler
Lorsqu' il décéda, les anges du monde caché déclamaient :
L'Un des fidèles de Dieu, un homme de Vérité, a rencontré
Ce Seigneur.
Maulawi Sayyid Abul Hasan, sheikh de son temps,
quand, par la faveur de Dieu, il prit sa place dans la demeure du ciel,
Je ne l'ai pas considéré comme mort, il échangea ce monde pour le paradis
où son désir ultime était de résider;
Quand la fin de ses jours s'approcha, les anges repentants s'adressèrent à lui :
Celui qui a changé de demeure, rentre chez lui, de la terre aux
Cieux." /140

Maulânâ Khalîfat al-Rahnam Ahmad ‘Alî Khân Mâû Rashîdâbâdî (d. 1307/1889)

Contrairement à ses prédécesseurs, Shah Ahmad 'Ali Khan provenait de l'humble milieu social d'un petit village proche de la qasba de Kâimgañj, dans le district de Farrukhabad. L'agitation
/140 Damima .., p. 8. Un couplet préféré souvent récité par Shah Abûl Hasan était le suivant : Dil-i man dânad o dânam-o dânad dil-i man.
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politique de la guerre de 1856-8 diminua considérablement la place de la Mujaddidiyya en Awadh, ce qui s'agrava encore par la disparition de sa figure la plus autorisée, Sayyid Abúl Hasan Nasirábadî, conduisant finalement à la division de l'ordre en plusieurs branches mineures, d'importance purement locale, à la périphérie de la région.
La figure d'Ahmad 'Ali Khan illustre, d'une certaine façon, la dispersion de l'ordre à partir des grands centres urbains d'Awadh, alors sous le régime colonial britannique direct, et sa survie à une échelle réduite dans les zones rurales éloignées des centres du pouvoir politique. Il est intéressant de noter que ces tendances centrifuges, qui ont emmené la tariqa des centres cosmopolites de la vie culturelle et intellectuelle vers les petites villes et les villages24, coïncident avec un changement de la direction autoritaire détenue par des membres de la haute société musulmane 'ashrafi revendiquant une plus noble descendance que ceux qui sont issus d'un plus humble milieu social indigène. En conséquence, pour la première fois, les sources hagiographiques, concernant ce sheikh, ne possèdent pas les récits coutumiers d'éloge de l'ascendance du maître.
Le père d'Ahmad 'Ali Khan, Shâhâmat Khan, lui-même affilié à un pir Chishti local prétendant descendre de Shah Mina Lakhnawi (d. 874/1470), aurait mené une vie austère et détachée, gagnant sa vie grâce à un emploi occasionnel. Malgré les ressources limitées de sa famille, Shâhâmat Khan prit grand soin de fournir une éducation adéquate à son fils. Apparemment bien versé en Arabe et en Persan, le jeune garçon aurait acquis des compétences considérables dans l'art de réciter le Qur'an et dans l'investigation de problèmes théologiques subtils. Poète passionné durant toute sa vie, Ahmad 'Ali revendique la paternité de deux recueils de poésie et d'un petit volume intitulé Muhâsaba-i Kâbul contenant une série
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de passages inshâ louant les combattants afghans contre les infidèles pendant la première guerre anglo-afghanc (1839-42)./141
Comme la plupart des biographies et des hagiographies Nagshbandî, les sources soulignent la grande importance accordée par Ahmad 'Ali Khan à l'adhésion méticuleuse aux principes de la Loi Islamique, comme à la Sunna du Prophète, alimentée par une aversion à l'égard de tous les Sûfis analphabètes (fuqarâ-i jâhil).)/142
Une anecdote intéressante nous informe de la rencontre qui l'aurait, prétendument, incliné vers la voie spirituelle. Pendant son séjour à Lucknow, Ahmad 'Alî Khan fréquentait souvent un endroit appelé Ku'a Khaira qui était occupé par un faqir qui gardait un certain nombre de chiens avec lui. Animé d'un zèle orthodoxe, Ahmad 'Alî Khan s'approcha un jour du faqir désapprouvant son habitude d'admettre ces animaux impurs près de lui. Le faqir demeura peu impressionné. Soudainement, le jeune Ahmad 'Alî Khan se sentit honteux de son comportement irrespectueux et s'excusa auprès du saint qui lui répondit : " Ce n'est pas à vous à prononcer ces paroles." L'effet de cette réponse sur le jeune étudiant fut apparemment dévastateur. Surpassé par une vague d'oubli de lui-même (be-khudî) il expérimenta, selon les notes de son disciple Fadl Ahmad Khan, un état de joie et de bonheur intérieur (lazzat wa masarrat) et son souffle s'écoula au rythme des mots Allâh Hû. Lorsqu'il se remit de cet état de ravissement
/141 Seuls des fragments de ces manuscrits ont survécu, dont certains sont conservés par Shah Manzúr Ahmad Khan, un descendant du khalifa de Shah Ahmad 'Alî Khan, Shah Fadl Ahmad Khan, dans sa résidence de Bhopal. Par ailleurs, un petit traité intitulé Fatwâ-i Ahmadî, traitant certains aspects de l'importance accordée à l'adhésion à la Sunna du point de vue Naqshbandi, lui a été attribué.
/142 Damîma ...	p. 9. Bien que cela ressemble à l'énoncé stéréotypé habituel, il acquiert néanmoins une certaine importance dans le contexte socio-historique de Lucknow avant 1887. II fournit également quelques indices sur le développement futur de la silsila.
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spirituel spontané (wajd), le jeune érudit s'excusa une fois de plus auprès du saint inconnu pour recevoir la même réponse qui le plongea de nouveau dans l'état précédent, encore plus intense qu'auparavant. Le faqir finalement l'embrassa, lui murmurant dans les oreilles : "Que ton souffle ne s'écoule pas en vain", et quitta les lieux /143
Après avoir séjourné quelque temps auprès d'un Sheikh Chishti de la région de Gorakhpur, un certain Amir 'Alî Khan Chilauli, Ahmad 'Alî Khan entra en contact avec Sayyid Miyan Afdal Raipuri, un khalifa contemporain de Sayyid Abûl Hassan Nasirabadi à Lucknow, qui fut impressionné par la ferveur du jeune étudiant et le garda à son service. Il le recommanda ensuite à son pîr, mais le jeune Ahmad 'Ali Khan ne se sentant pas encore prêt pour la tâche à accomplir, déclina la proposition.
Contrarié de cette réticence, Miyan Afdal le renvoya avec l'avertissement que tous les états agréables qu'il avait vécus jusqu'à présent disparaîtraient bientôt. Cela se passa exactement comme prévu, et une fois de plus il se repentit de son erreur. Ahmad 'Alî Khan chercha refuge dans le dargâh de Shah Mina Lakhnawi. Durant la même nuit, il eut un rêve dans lequel Shah Mina' le dirigea vers un endroit où une personne, initialement inconnue,
/143 Ibidem, pp. 10-11. Il est à noter que cet événement clé dans la vie d'Ahmad'Ali Khan est rapporté, par son biographe, en utilisant la terminologie traditionnelle des Sûfi que nous connaissons des descriptions précédentes. Une autre source Hindoue beaucoup plus tardive, clairement fondée sur la première, emploie une terminologie entièrement Hindoue pour décrire le même événement. Ces substitutions, désormais une tendance régulière rencontrée dans les sources Hindoues, fournissent un moyen trèst utile pour d'autres considérations doctrinales et constituent une clé importante pour la compréhension du passage progressif vers un nouvel environnement culturel. Voir LVV, p. 119.
/44 D'après d'autres sources, ce fut Shah Abûl Hasan, lui-même, qui apparut dans cette vision nocturne à son futur disciple.
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l'attendait avec la promesse de restaurer sa richesse perdue. A la suite de la répétition de ce même rêve pendant trois nuits consécutives, il décida, enfin, de rencontrer Sayyid Abûl Hassan à Nasirabad pour qu'il l'accepte comme disciple.
Pendant son séjour à Lucknow, Ahmad 'Alî Khan entreprit de gagner sa vie comme enseignant d'Arabe et de Persan dans différentes madrasas locales tout en restant attaché au halqa de Sayyid Miyan Afdal Raipuri à qui avait été confié la supervision du khânaqâh de son maître après la retraite de celui-ci à Nasirabad./146
Selon son biographe Fadl Ahmad Khan, Shah Ahmad ‘Alî	Khan passa une période complète de quatre fois quarante jours d'isolement (cilla)/147 avec son percepteur spirituel à Nasirábád, au cours de laquelle il reçut une intense formation spirituelle. A la fin, son sheikh l'honora d'une pleine autorité spirituelle (ijâzat-i mutlaq) marquée extérieurement par la remise des couvre-chefs traditionnels (dastâr), robe (kurta) et chapelet (tasbih)./148 Il reçut, ensuite, l'ordre de retourner dans son pays natal pour commencer à enseigner et diffuser le message de la tariqa sous sa propre autorité.
Ahmad 'Ali Khan passa les trente-cinq dernières années de sa vie dans son village natal de Mau Rashidabad, menant une vie
145 Discourses..., p. 293.
146 Après la mort de Miyan Afdal, la responsabilité du khânaqâh passa à Shah Wall Allah Lakhnawi, le neveu de Shah Murad Allah Thanesari et khalifa de Sayyid Abûl Hasan, lequel, néanmoins, gardait un oeil attentif sur ses affaires en passant des périodes prolongées dans les lieux.
147 Plutôt inhabituel dans un contexte Naqshbandi, cela peut indiquer une initiation aux méthodes de la Chishtiyva dans le cadre de la discipline spirituelle impartie à Ahmad 'Alî Khan ; celles-ci étaient depuis longtemps une partie du patrimoine des sheikhs Mujaddidi.
/148 Damîma..., p. 11.
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simple en tant qu'enseignant dans la madrasa locale et tuteur privé pour les enfants des principales familles locales. En 1303/1886, il partit pour l'Arabie afin d'effectuer le hajj au cours duquel il rencontra, parmi d'autres, Shah 'Abd Allah Abûl Khair Fârûqî Mujaddidi/149 qui, d'après certaines informations, fut très impressionné par ses réalisations spirituelles./150 En revenant de Hijaz à Safar en 1304/ décembre 1886 - janvier 1887, Ahmad 'Ali Khan visita Sirhind où il passa une période de quarante jours sur la tombe du Sheikh Ahmad Sirhindi. Pendant ces jours-là, il se serait consacré à l'absorption contemplative sur la tombe de l'illustre ancêtre de la tariqa et aurait reçu les bénédictions du 'seigneur de la tombe' (sâhib-i mazâr) et d'autres autorités renommées de la silsila./151
/149 Shah Abûl Khair Fârûqî Mujaddidi (1272/1856-1341/1923) était un descendant de la neuvième génération de Sheikh Ahmad Sirhindi par son neveu Saif al-Din et la lignée de ce dernier perpétuée à Rampur. Son père, Shah Ahmad Sa'id (1217/1802-1277/1860), après une période à Lucknow et Rampur, fut nommé chef du khânaqâh de Delhi en 1834, peu avant que son propre père quitte l'Inde pour le hajj, jusqu'en 1858 lorsqu'il fut forcé de migrer vers Hijaz au lendemain d'événements violents qui suivirent la guerre de 1857.
Auprès de son père, Muhammad Umar (vers 1298/1880), il s'éleva dans le haramain avant de reprendre, en avril 1889, la direction du khânakâh Mujaddidi de Delhi jusqu'à sa mort en 1923. Il fut le père du célèbre Shah Abûl Hasan Zaid Fârûqî Mujaddidi, encore récemment chef du siège du Mujaddidiyya de Delhi et biographe de son père Shah Abûl Khair, Maqâmât-al-Khair (réimpression 1409/1989).
/150 L'attitude révérencieuse qui transparait par la mention de Shah Abûl Khair dans ces sources, et l'importance attribuée à son jugement visant à exalter la réputation de Maulawi Ahmad 'Ali Khan, suggèrent la reconnaissance de la lignée Fârûqîi à Delhi comme l'autorité spirituelle suprême à cette époque, après l'extinction de la lignée Na’îmiyya à Lucknow.
/151 Les expériences spirituelles que le Maulawi traversa durant cette période, ainsi qu'une collection de notes biographiques et ésotériques concernant Sheikh Ahmad Sirhindi, ont été décrites, par lui-même, dans un petit traité portant le titre Tuhfat al-Mujaddidain, conservé par Shah Manzûr Ahmad Khan à Bhopal.
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Deux ans plus tard, le 9 Rabi' al-Awwal 1307 / 4 Novembre 1889, Shah Ahmad 'Ali Khan mourut à un âge avancé dans sa ville natale de Mau Rashidabad. Sa tombe se trouve dans le cimetière de la localité, aujourd'hui appelée Kuberpur, juste à l'extérieur des ruines de l'ancienne mosquée de la congrégation.
Les sources écrites encore existantes nous disent très peu sur les activités du Maulawi pendant les années qui suivirent sa désignation par Sayyid Abûl Hasan Nasirabadi, et nous n'apprenons pas beaucoup plus sur ses disciples, à l'exception de Shah Fadl Ahmad Khan par qui la silsila devait continuer. Les rares sources écrites qu'il laissa, tout en confirmant son érudition, n'apportent aucune information précieuse sur son rôle de guide spirituel. Un petit nombre d'anecdotes biographiques transmises par son successeur Shah Fadl Ahmad Khan sont trop fortement hagiographiques dans leur contenu, lequel ne renferme pratiquement pas de matériel utile ; il en est de même pour les dernières sources Hindoues qui ne révèlent rien de substantiel sur les dernières phases de sa vie./152
Des quelques événements signalés, il ressort néanmoins qu'avec le passage générationnel de Sayyid Abûl Hasan Nasirabadi à Shah Ahmad 'Ali Khan, la lignée s'est trouvée réduite d'une position d'importance régionale, bien reliée au réseau global des
152 La plupart des événements décrits, à partir de la conversion d'un prêteur (sûd-khor) qui se serait repenti de son piteux comportement consistant à prendre des intérêts pour le sauvetage d'un imam Shi'a local dont l'embarcation venait de rencontrer des eaux tumultueuses pendant le pèlerinage, sont de nature assez ordinaire et dessinent l'image d'une autorité localement respectée, typique pour l'environnement rural de l'Inde. Le Shah entretenait cependant des contacts avec d'autres autorités Naqshbandi et de nombreux saints locaux affiliés à d'autres ordres. Voir Damima ..., p. 13-14.
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Mujaddidî, à une ramification rurale d'une importance limitée dans l'histoire globale de la tariqa./153
Ce resserrement reflète les effets dévastateurs de la guerre de 1857-8, non seulement sur l'Awadh mais sur tout le nord du sous-continent, marquant la fin officielle de près de sept siècles de domination musulmane ininterrompue sur ces régions. Ce tournant qui consacra la pénétration de la modernité dans la société nord-indienne a considérablement affaibli la position de toutes les institutions Islamiques traditionnelles. Les quartiers généraux des Naqshbandî à Delhi et Lucknow, toujours soupçonnés par les autorités britanniques, ont gravement souffert des répressions qui suivirent la rébellion et les deux furent abandonnés, à Lucknow en permanence et à Delhi jusqu'en 1889, obligeant leurs dirigeants à un exil prolongé./154
Cependant, malgré une certaine présence de dirigeants revêtus d'autorité, l'Awadh, contrairement à Delhi, Rohilkhand et certaines parties du Punjab, ne pouvait être considéré à aucun moment comme place forte de la Mujaddidiyya. L'introduction de la tariqa dans ces territoires revient principalement à plusieurs délégués de Mirza Jan-i Man, tels que Haji Muhammad Yar/155, Mir Ghulám Yahya,/156 Ghulam Hasan,/157 Muhammad Jamal/158 et Shah Na'im Allah Bahraichi. Seul ce dernier tenait le rang d'autorité centrale
/153 Le district de Farrukhabad, en dépit de la forte présence afghane, n'a jamais constitué un centre important d'activités Naqshbandi.
/154 Pour une description des événements à l'intérieur et autour du khânaqâh de Delhi pendant cette période, et la réaction de ses chefs, voir MqK, pp. 32-85.
/155 Voir Kalimât-i Tayyibât, lettre n°. 50.
/156 Voir Muhammad Umar (1993), p. 82, MqM, pp. 416-19.
/157 MqM, pp. 402 -3.
/158 Basharât-i Marhariyya, folio 1a. Ce fut lui qui introduisit initialement le Shah Na'îm Allîh dans la tariqa.
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dont l'influence rayonnait sur une vaste zone environnante. Ses successeurs, Shâh Murad Allah et Shâh Abûl Hasan, deux personnalités charismatiques dotées des qualités requises pour une direction autorisée, ont réussi à étendre la présence de l'ordre même lors de circonstances de plus en plus épineuses. Mais après la mort du dernier qutb al-zamán reconnu en 1856 AD, aucun de ses successeurs n'a pu combler le vide au sommet de la direction régionale Mujaddidi. Finalement, ceci entraîna la scission, en un certain nombre de sous-branches isolées, dans différentes parties de la région, qui commencèrent à se développer de façon indépendante à l'échelle locale où elles survécurent souvent jusqu'à nos jours./159
Le khânaqâh de Lucknow, qui avait servi de base principale de la Mujaddidiyya Mazhariyya dans la région au cours des trois dernières générations, avait été confiée aux disciples et aux successeurs les plus proches du qutb, d'abord à Sayyid Afdal Miyan Ra'ipuri et, plus tard, à Shâh Walî Allâh Lakhnâwî. Celui-ci fut victime de circonstances historiques, son destin demeurant dissimulé dans les ténèbres des années suivantes. Privés de ce point de repère essentiel, les dirigeants des nombreuses branches secondaires devaient se fier à leur autorité propre dans leurs zones d'influence respectives, bien qu'il semblât que des contacts ultérieurs renouvelés avec le siège réactivé de Delhi offraient
/159 En dehors de la silsila examinée dans la présente étude, j'ai suivi trois autres descendants spirituels survivants de l'ordre qui revendiquent la légitimité, émanant de différents khulafâ' de Shah Abûl Hasan Nasirábádi ; aucun d'entre eux n'ayant, toutefois, une relation avec un environnement non-musulman ; deux d'entre eux se trouvent à Tanda et Jalâlpur dans le district de Faizâbâd, descendants de Shah Bakhsh Allah Nâgpuri (d. 1298 /1881) et Chand Shah Tandawi, et un à Madarpur (dist. Azamgarh) par Hadrat Nâzîr Allah Ghâzipurî.
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quelques occasions de rétablir d'anciens liens./160
Dans ce contexte, la relation entre Sayyid Abûl Hasan Nasirabadi et son khalifa Shah Ahmad 'Ali Khan acquiert une importance particulière car elle contient un élément essentiel pour le développement ultérieur de la lignée. Ceci est attesté dans un certain nombre de lettres que le premier a écrit entre 1270 /1853-4 et 1272/1856 à son adjoint, à Kâimgañj, contenant des instructions spirituelles spécifiques. Avec des conseils plus généraux sur les questions doctrinales, il s'agit d'allusions voilées concernant une tâche spéciale confiée au Maulawî qui constitue certainement un écart sans précédent vis-à-vis des principes de la tariqâ. Sayyid Abûl Hasan écrit dans l'une de ses lettres :
« Par la grâce de Dieu, un nouveau monde sera illuminé par votre essence la plus intime. Certains parmi les Hindous (ahl-i hunûd) viendront apprécier votre compagnie ... et puisqu'ils possèdent les qualités [nécessaires à cette tâche], ne leur refusez pas ce trésor incomparable [de notre patrimoine spirituel] »/161
Dans une autre lettre, se référant au même point il ajoute :
« ... cette question constituera la preuve que vous êtes un pôle d'instruction divine (qutb al-irsâd) ; ... si votre attention spirituelle particulière (tawajjuh-i khâss) s'étend sur les infidèles et les transgresseurs du droit chemin (kuffar wa fâsiq-i râh-i mustaqîm), ils atteindront la
/160 Voir MqK, pp. 188 -200.
/161 Makàtih-i Sayyid Shah Abúl-Hasan, lettre n°. I . Cf. aussi Damîma..., p. 11.
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perfection de la vraie foi (kámil al-imán)... » /162
Il apparaît donc que ce fut le "Pôle d'Awadh", Sayyid Abûl Hasan Nasirabadi, qui peu de temps avant sa mort, décida de confier un rôle particulier à l'un de ses successeurs, allant bien au-delà de l'approche prudente initiée par Mirzá Jan-i Jánán. Cette mission devait non seulement permettre aux non-Musulmans, et plus précisément aux Hindous, encore largement définis comme 'infidèles' (kuffâr), de s'engager comme disciples dans l'ordre et donc de bénéficier passivement de l'influence spirituelle de ses maîtres, mais comprend une invitation plutôt explicite à remettre l'autorité spirituelle, inhérente à l'un de ses représentants légaux, aux membres d'une autre communauté leur permettant ainsi de la perpétuer entre eux de façon indépendante.
Bien que les motifs d'une telle décision, censément fondés sur une intuition suprahumaine (kashf) accordée à Sayyid Abúl Hasan, demeurent du domaine de la spéculation en l'absence de toute autre preuve explicite de l'auteur de ces lettres,/163 certains des dirigeants Hindous contemporains de l'ordre affirment que le Sayyid accompagna ses instructions de l'affirmation selon laquelle le fait de conférer des bénédictions spirituelles (wazifa) aux Hindous signifierait le retour d'un trésor perdu à sa source originelle et devrait donc être considéré comme un développement naturel dans
/162 Ibidem, lettre n°. 3. Cf. Damîma..., p. 11.
/163 Concrètement, non seulement j'ai trouvé les autorités contemporaines de l'ordre extrêmement réticentes à m'accorder l'accès aux sources liées à ce sujet délicat, mais elles étaient également peu disposées à donner une réponse claire et directe à mes questions, essayant de minimiser l'importance de l'événement et cherchant refuge dans des déclarations vagues sur les valeurs universelles des vérités spirituelles.
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l'histoire de la tariqa./164
Quelles que soient les implications qu'une telle déclaration pourrait avoir, si elle était corroborée par d'autres éléments de preuve, il est important de garder à l'esprit que ces instructions étaient transmises à l'un des successeurs secondaires de la tradition Mujaddidi en Awadh, et représente un exemple unique de ce type parmi les nombreuses autres sous-branches qui se sont développées à l'époque, dans cette région et ailleurs. Pour une évaluation correcte de ce phénomène, il est donc essentiel d'attribuer son importance, moins à une prétendue dégénérescence générale ou à un changement radical des principes établis de l'ordre en tant que tel, qu'au fait qu'une des autorités éminentes de la silsila, dans la lignée de Mirza Jan-i Janan, en dépit de son orthodoxie incontestée en matière religieuse, ne ressentait aucune contradiction dans l'attribution, à l'un de ses députés, de la mission d'introduire dans l'ordre 'des infidèles et des transgresseurs du droit', allant jusqu'à autoriser leur promotion au gré des autorités dirigeantes. Il convient d'ailleurs de noter qu'afin de réduire le risque d'une éventuelle défaillance de ce que nous préférons définir comme une expérience audacieuse qui pourrait sérieusement mettre en danger la continuité d'une chaîne régulière de transmission initiatique, la principale lignée de filiation a été garantie par les dépositaires des nombreux khulafâ' de Sayyid à Lucknow et ailleurs. Ceci contredit clairement la possible objection qui nierait la validité de ce fait en jouant sur l'ensemble de l'événement, le jugeant comme un signe
/164 Cette discussion émergea lors d'une entrevue avec le leader actuel de la silsila de Kanpur, Omkar Nath Saksenâ, à l'occasion du bhandârâ annuel tenu à la mémoire de Mahatma Raghubar Dayal pour Vasant Pâñcamî, le 24 janvier 1996, et fut confirmée ultérieurement par certaines autorités Musulmanes de la même lignée. Voir aussi les références textuelles dans Discourses ..., p. 158.
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de dégénérescence d'une branche mineure à la périphérie de l'histoire dominante de l'ordre et donc vide de tout intérêt réel. L'autorité intrinsèque de Sayyid Abûl Hasan, comme qutb de son temps, et son choix conscient de l'un de ses intimes à cet effet (mais pas seulement le successeur), suggèrent que ni une surévaluation de cette question pour la situation générale et les perspectives futures du Mujaddidiyya Mazhariyya, ni une sous-estimation de celle-ci visant à réduire son importance ne constituerait une évaluation correcte. /165 Notre exposé des développements ultérieurs sera très utile pour mieux comprendre, d'un point de vue ésotérique, le cas intéressant de symbiose culturelle Hindou-Musulmane qui allait se développer ici.
Néanmoins, Shah Ahmad 'Ali Khan, érudit sunnite orthodoxe réputé, n'a pas été en mesure de réaliser les instructions reçues de son maître. Le Damîma-i Hâlât-i Mâshaikh-i Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya nous informe, sur un ton fortement hagiographique, au sujet de la délégation conférée par le Maulawî à son disciple pendant les dernières années de sa vie :
" Lorsque mon guide spirituel Hadrat Ahmad 'Ali Khan a décerné l'honneur de son autorisation (ijazat) et de sa délégation (khilâfat) à cet humble serviteur [Shah Fadl Ahmad Khan], il mit la première de ces lettres [écrites par
/165 Il est à noter que le dernier grand sheikh de la Mujaddidiyya Mazhariyya de Delhi, Shah Abûl Hasan Zaid Fârûqî, lequel mentionne les Nagshbandis Hindous à Kanpur dans l'un de ses livres et qui fut le premier à m'informer de leur existence, prend une position plutôt neutre sinon très sympathique à leur égard; le fait même qu'ils soient mentionnés est hautement significatif dans ce contexte de défense du Sheikh Ahmad Sirhindi contre la position présumée anti-Hindoue de ce célèbre chef Naqshbandi indien. Cf. Hadrat Mujaddid aur unke nâ-qadin, p. 223.
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Sayyid Abúl Hasan] devant moi, me demandant de la lire. Ce moins que rien lut donc la lettre. Quand je l'eus terminée, il me dit : "Fadl Ahmad, je n'aurai pu accomplir ces directives !" J'ai répondu : "Maintenant, si Dieu le Très-Haut le veut, elles seront manifestées". Le Hadrat répondit : " Le temps est venu pour moi d'atteindre le bord de l'au-delà, il ne reste que peu de temps et rien d'important ne va plus se produire ". Quand ce moins que rien entendit ces paroles, il se mit à pleurer mais fut interrompu par la brusque réponse du maître : " Ce n'est pas le moment de pleurer." Aussitôt mon coeur devint gai et joyeux. Il poursuivit : " Ce ne seront pas des mots sans contenu, à présent ils se manifesteront à travers vous-même ... "
Puis, mon vénéré maître continua : " Jusqu'à ce jour, votre rôle a été facile et confortable, mais à partir de maintenant, je vais vous confier un mandat difficile et fastidieux (amr-i azîm wa fakhîm), si vous lui êtes fidèle, vous deviendrez renommé comme les prophètes et les saints, différemment vous traînerez ce khirqa même [c'est-à-dire lui-même, Shah Ahmad 'Alî Khan] dans les régions de l'enfer ... "
En écoutant ces paroles, ce pauvre homme se mit à pleurer et à demander de l'indulgence, mais son maître le consola en lui rappelant que Dieu lui rendrait la tâche facile. 11 récita quelques prières pour le bien de son disciple et lui présenta les objets bénis (tabarrukât) des ancêtres de l'ordre, y compris quelques anciens effets de Sayyid Abûl Hasan Nasîrâbâdî et ses lettres avec les mots : " Chaque sheikh offre son tabarruk à son khalîfa. Pour votre bonne fortune, vous recevez également ceux qui sont bénis par
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Sayyid Abúl Hasan ... " /166
La responsabilité d'accorder aux Hindous l'accès aux mystères de l'ordre devait donc attendre la génération suivante sans avoir été accomplie par Shah Ahmad 'Alî Khan à qui elle fut initialement confiée.

Maulânâ Shâh Fadl Ahmad Khân Râ'îpurî (AD 1838-1907)

Maulana Fadl Ahmad Khan est né en 1838 dans le petit village de Raipur Khas, environ quatre miles à l'ouest de la qasba Kâimgañj sur la route de Kâmpilya, l'ancienne capitale du royaume de Pâñcâla, dans le district de Farrukhâbâd. Sa famille provenait d'un clan d'Afghans Qilzâî, faisant remonter leur ascendance au Sultan Mahmûd Ghaznawî (AD 1030)/167. Son père, Shâh Ghulâm Husain Khan, était affilié au khalîfa d'un sheikh Chishti appelé Shâh Walî al-Dîn Kashmirî. Conformément aux traditions martiales de sa famille, il avait été au service d'un chef militaire de haut rang du Mogol./168 Sa mère était disciple d'Afdal Miyân Râ'îpurî, le khalîfa de Sayyid Abûl Hasan Nasîrâbâdî à Lucknow, qui provenait initialement du même village.
Tout en étudiant dans une école de langue anglaise à Kâimgañj, Shâh Fadl Ahmad Khân acquit son éducation Islamique traditionnelle en partie de son père, et de Maulawî Ahmad 'Alî Khân. Les biographies racontent que dès les premiers jours, le
/166 Damîma..., p. 11.
/167 Pour la généalogie de la famille, voir LVV, p. 125.
/168 Mahân Sûfi Sant Hazrat Maulânâ Fadl Ahmad Khân Râ’îpurî : unkî dhârmik evam sâmpradâyik ekatâ, Sarvoday Sahitya Prakashan (1981), p. 23.
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Maulawî et sa femme ont ressenti une profonde affection pour le jeune élève et après la mort prématurée de leur fils unique, sa femme aurait été si affligée que son mari lui proposa de considérer Fadl Ahmad comme son fils adoptif./169 Alors qu'il était encore très jeune, Fadl Ahmad Khân a ainsi établi une intime relation avec son professeur et suivit une formation intensive dans les sciences religieuses sous sa direction. Enfin, en 1867, à l'âge de 29 ans, il fut initié dans la tariqa par le Shâh, demeurant à son service jusqu'à sa mort en 1889.
Durant cette période, Shâh Fadl Ahmad renonça à l'emploi du gouvernement en tant que maître d'école et préféra rester près de son percepteur spirituel tout en donnant des leçons occasionnelles et en vivant principalement de gratifications non sollicitées (futuhat) reçues pour ses services./170 Ce fut seulement après le décès de Shâh Ahmad 'Alî Khân qu'il décida de se déplacer de son village natal au quartier général de district de Farrukhabad où il reçut un poste comme professeur de Persan et d'Ourdou à l'École de la Mission locale./171 C'est là qu'il rencontra son futur disciple Râmcandra Saksenâ qui allait devenir le premier Hindou initié25 par Shâh Fadl Ahmad et par qui les instructions de Sayyid Abûl Hasan Nasîrâbâdî allaient se réaliser. Peu à peu, un nombre croissant
169 LVV, p. 124.
170 Sa situation financière était extrêmement tendue, comme en témoigne une anecdote analogue, par le même Fadl Ahmad Khân, qui décrit ses grandes difficultés au chômage et l'intervention miraculeuse des prières de son maître pour le sauver. Destinée à exalter les pouvoirs miraculeux du Maulawî, l'histoire jette quelques lumières sur les difficultés économiques de sa famille en dépit de sa noble ascendance. Voir Damîma ..., p. 13.
171 Outre l'emploi gouvernemental à l'école, Fadl Ahmad Khân enseignait l'Arabe et le Persan dans la madrasa du Mûftî de Farrukhâbâd. En échange, le mûfti lui attribua une petite demeure (kothî) adjacente à la madrasa, Mahân Sûfî Sant ..., p. 29.
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d'Hindous fut attiré dans sa sphère d'influence, se rendant auprès de lui (suhbat) et s'affiliant comme disciples.
Ce comportement non conventionnel exposa rapidement le Shah à la critique ouverte des autorités musulmanes locales qui commencèrent à le harceler publiquement. On rapporte qu'un jour il fut battu par un groupe de jeunes érudits musulmans. D'autres sources nous apprennent qu'une foule musulmane jeta des morceaux de viande pourrie à travers la fenêtre de son habitation./172
Probablement en raison de ces difficultés, Shâh Fadl Ahmad Khân décida enfin de quitter Farrukhabad et de revenir à Râ'îpur où il continua d'exercer comme enseignant et recevoir ses nombreux disciples pour l'instruction spirituelle. /173 Au début de 1325/1907, sa santé commença à se détériorer, l'obligeant à interrompre sa routine quotidienne pour un traitement médical à Kanpur. Quand toutes les tentatives pour stopper un cancer avancé se furent révélées inutiles, il retourna chez lui pour passer ses derniers jours parmi ses proches. Il mourut au début de la nuit du 22 Sha'bán 1325 / 30 novembre 1907 en présence d'un certain nombre de disciples musulmans et fut enterré au sommet d'un petit monticule juste à l'extérieur du village./174
Bien que la présente étude demeure centrée sur les disciples
/172 LVV, p. 125 ; JC, p. 26.
/173 D'après l'une des lettres du Shah écrites à Râmcandra, nous savons qu'en Muharram 1316/  mai 1898, il était à Delhi pour visiter le dargâh de Mirza Mazhar Jan-i Janán. Voir JC, p. 38.
/174 Le petit-fils de Shâh Fadl Ahmad Khân et actuelle autorité de la lignée musulmane, Maulawi Shah Manzûr Ahmad Khan (b.1344/1925), ordonna ces dernières années la construction d'un mausolée pour son grand-père et d'autres parents proches, y compris des installations annexes pour le 'urs annuel durant les jours de Pâques, en mémoire du saint.
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Hindous de Shâh Fadl Ahmad Khân, il convient de mentionner le nombre considérable de ses khulafâ' musulmans. Les biographies énumèrent un total de dix-sept députés officiellement investis, dont quinze étaient membres de la communauté sunnite, la plupart d'entre eux vivant dans le district de Farrukhabad ou dans les environs immédiats./175 Trois d'entre eux, seulement, présentent un certain intérêt pour l'histoire de la lignée. Néanmoins, la présence considérable de musulmans locaux parmi ses délégués conduit à la conclusion que, malgré la volonté de dispenser les enseignements ésotériques de la tariqa à un petit nombre d'Hindous, Shâh Fadl Ahmad Khân était conscient de l'importance de garantir la continuité et la survie du cadre socio-culturel original de l'ordre dans l'environnement Islamique, et que ses affiliés Musulmans semblaient prêts à accepter son attitude inhabituelle en dépit d'oppositions provenant d'ailleurs.
Quelques jours avant sa mort, Shâh Fadl Ahmad Khân aurait investi son jeune frère Wilayât Husain Khan en tant que son principal successeur, assurant ainsi la continuité de la silsila dans son contexte Islamique./176
/175 Du journal de Râmcandra, en possession de son petit-fils Dinesh Kumâr Saksenâ à Bareilly, cf. aussi LVV, p. 126.
/176 LVV, p. 126. Les sources biographiques nous en disent peu sur la famille de Shâh Fadl Ahmad. Il était marié à une femme qui donna naissance à deux fils et deux filles avant de décéder à un âge relativement jeune. Le fils aîné, Niyâz Ahmad Khan, bien que trop jeune au moment de la mort de son père pour recevoir l'initiation, aurait reçu les bénédictions du Shah en priant sur sa tombe. Il quitta ensuite Râ’îpur pour Bhîlwârâ (Rajasthan) où il acquit une certaine notoriété en tant que saint errant connu sous le nom de Nabban Miyân Jalâlî, mais on ne sait rien au sujet de son affiliation spirituelle. Selon d'autres sources, il fut maudit par son père pour mener une vie de troubles continuels, après avoir acheté des bonbons avec de l'argent volé. Il serait mort dans une forêt près d'Ajmer. Le fils cadet du Shâh, Mahmud Ahmad Khân, né en 1316/1898, n'avait que neuf ans lorsque son père mourut. En conséquence, il reçut son éducation traditionnelle
Avec l'aide de Wilayât Husain Khân,/177 la responsabilité dc perpétuer la tradition de l'ordre tomba sur Shâh 'Abd al-Ghanî Khân (1283/1867-1374/1953), qui avait obtenu l'accès à la silsila par Shâh Ahmad 'Alî Khân et fut, plus tard, confié à Shâh Fadl Ahmad Khân pour parfaire sa formation spirituelle. /178 26
de son oncle Wilayât Husain Khan avant de rejoindre la famille de sa soeur à Gwalior où il travailla dans l'hôpital local de l'armée. En 1931, il obtint ijâzat et khilâfat du frère cadet de son père, mais il mourut trois ans plus tard à Gwalior. Son fils, Manzûr Ahmad Khan (6.1344/1925) reçut l'initiation dans l'ordre par Shâh 'Abd al-Ghanî Khân suite à un pèlerinage au dargâh de Hadrat Mu'în al-Dîn Chishtî à Ajmer. Il est toujours vivant (1996) et tient le rang de l'une des principales autorités spirituelles de la tariqa, entretenant des contacts intimes avec les dirigeants Hindous contemporains de l'ordre.
/177 Wilayât Husain Khân reçut des enseignements en arabe et en Persan, d'abord de sa mère et plus tard de Shâh Ahmad 'Ali Khân qui lui délivra un diplôme et un certificat d'autorité avec distinction (dastâr-i fazîlat) dans ce domaine. En 1892, il réussit l'examen de formation de professeur d'Arabe, de Persan et d'Ourdou de l'Université du Pendjab à Lahore, mais il continua à étudier les sciences traditionnelles, en particulier le fiqh, auprès de différentes autorités alors qu'il était affecté à Kanpur et Bijnor. En 1894, il fut nommé professeur à l'école secondaire de Muzaffarnagar et, deux ans plus tard, déplacé à Bijnor il continua à enseigner jusqu'à sa retraite. Après son investiture par son frère aîné, il commença à propager la tariqa dans cette région où il aurait eu plus de 500 disciples. Autorité dans les deux domaines exotériques et ésotériques, il est décrit comme un personnage plutôt ascétique avec une grande passion pour le jeûne et la prière. Durant les dernières années de sa vie, il retourna à Râi'pur, où il mourut le 28 Muharram 1356/ 7 avril 1937. Son fils unique et successeur, Ghaffar Husain Khân, vit actuellement à Malerkotla (Punjab) comme professeur retraité, cf. Dhârmik evam sâmpradâyik ekatâ .... pp. 77-9, LVV, pp. 129-31.
175 'Abd al-Ghanî Khân était le seul fils de Haji Muhammad Hasan Khan, un tehsîldâr de Pathan, à Kâimgañj. Depuis sa plus tendre enfance, son père l'envoyait à Ahmad 'Ali Khan pour son éducation religieuse, mais en 1883 il devint également son disciple spirituel. Décrit comme très intelligent, il ne put, cependant, atteindre la perfection pendant les six années passées avec son premier maître, aussi fut-il confié à Shah Fadl Ahmad Khân dont il reçut, en 1897, la pleine délégation de la tariqa et s'est vu chargé de la direction de ses disciples Hindous. Voir Mahân Sûfî Sant ..., pp. 70-1.
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Par ces deux autorités, la direction de la tarîqa restait donc conforme à la coutume traditionnelle, avec ceux qui étaient liés soit par un lien direct de parenté, soit par un lien étroit qui fournissait les conditions nécessaires à une garantie fiable pour la survie de la tradition. Après la mort de Shâh Fadl Ahmad Khân, tous ses disciples Hindous, y compris Râmcandra Saksena, ont continué à rendre hommage à ces deux délégués Musulmans/179. De plus, nous apprenons de sources Hindoues que, tout comme Râmcandra et son frère cadet Raghubar Dayal ont été admis dans la tarîqa par l'intervention de Shâh Fadl Ahmad Khân, leurs fils, plus jeunes, se tournèrent vers Shah 'Abd al-Ghani Khan pour leur voeu d'allégeance spirituelle, recevant de sa part des directives périodiques.27
.
La figure de Shâh Fadl Ahmad Khân apparaît donc comme constituant une autre étape exceptionnelle dans le développement particulier de cette branche Mujaddidi après Mirza Mazhar Jan-i Janan et Sayyid Abal Hasan Nasirabadi. Son initiative entraîna un nouveau type de développement dans l'histoire de la tarîqa, car ce fut son interprétation inédite des attitudes conventionnelles de plusieurs de ses prédécesseurs qui ouvrit la voie d'une étroite association des Hindous avec cet ordre Sunnite prétendument conservateur et puritain. Il n'est donc pas surprenant que toutes les hagiographies Hindoues le louent comme leur Hudûr Mahârâj et que leurs dirigeants rendent régulièrement hommage à sa tombe à l'occasion de l’urs tenu chaque année pour commémorer l'anniversaire de son départ de ce monde.
La façon, dont beaucoup d'Hindous, liés à la Naqshbandiyya par cette sous-branche, conçoivent son attitude, est
/179 Dhârmik evam sâmpradâyik... , p 85.
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reprise de façon caractéristique dans le paragraphe suivant par l'un des biographes les plus sobres, Bâl Kumâr Khare :
« ... probablement, Hudûr Mahârâj [Shâh Fadl Ahmad Khân] fut-il le premier saint Sûfi de la silsila Naqshbandî a divulguer la science spirituelle secrète (gupta âdhyâtmik vidyâ) appartenant aux saints Musulmans, sans aucune discrimination religieuse. Bien qu'il ait lui-même adhéré à la foi Islamique, il était totalement libre de tout parti pris religieux. Il ne s'est jamais livré à aucune controverse sur les différentes religions ni n'a jamais réprimandé quelqu'un pour son appartenance religieuse. Chaque fois qu'il rencontrait une critique de quelque religion que ce soit, il était très contrarié et cherchait à éviter la compagnie de telles personnes. Il disait que la composante spirituelle (tarz-i	 rûhâniyat âdhyâtmikatâ kî paddhatî) de tout être humain est Une, tandis que les moeurs de la vie sociale (tarz-i mu'âsharat) peuvent être multiples. Il respectait toutes les traditions sacrées et répétait que la vie spirituelle est libre de toutes les frontières institutionnelles, se prononçant contre tout vacarme extérieur et toute rivalité... » /180
Une telle attitude de tolérance religieuse, bien que n'étant pas tout à fait sans précédent parmi les autres autorités Sûfî dans le passé, va au-delà de l'objectif proposé par la tarîqa de préserver l’ ‘umma Islamique en mettant l'accent sur le principe prophétique. Ceci ressort clairement de la partie finale du paragraphe cité ci-dessus :
"[...] un de ses disciples Hindous avait adopté les moeurs et le mode de vie Islamiques... Lorsque ce disciple s'approcha
/180 Ibidem, p. 33.
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(de Shâh Fadl Ahmad Khân] avec cette manie, le Shâh le réprimanda : " Là, vous ne vous conformez pas à mon travail. Je ne tolérerai aucun reproche sur mon rôle d'adepte religieux : Restez comme vous étiez avant ! ... Chacun devrait mener la vie extérieure selon la tradition héritée à sa naissance ..." Il n'appréciait aucune conversion religieuse. Affirmant la distinction entre la vie sociale extérieure et la vie spirituelle intérieure, Hudúr Maharaj récitait souvent les versets suivants [de Kabir]:

játi na pûchai sâdhu kî pûch lîjiye jnân /
kam karo talvâr se, parî rahan do miyân //
" Ne demandez pas la caste d'un sâdhu, recherchez sa connaissance,
Accomplissez votre tâche avec l'épée, laissez la gaine là où elle se trouve." /181

D'autres sources nous apprennent que le premier disciple Hindou de Shâh Fadl Ahmad Khân, Râmcandra, à un certain moment se sentait prêt à se convertir à l'Islam, mais en a été fortement dissuadé par son sheikh. Khare raconte cette anecdote de la façon suivante :
"[...] Une fois, un disciple musulman de Lâlâji Sâhib [Râmcandra] dit à [Shâh Fadl Ahmad Khân] qu'aucun progrès spirituel ne pouvait être atteint dans le sulûk Naqshbandi sans adhérer aux principes de la loi Islamique. En présence de Hudûr Mahârâj, le Mahâtmâji répondit que, dans ce cas, il était prêt à embrasser l'Islam. En entendant cela, les yeux de Hudûr Mahârâj devinrent
/181 Ibidem, p. 33.
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rouges de colère et, immédiatement, il quitta l'endroit. Après un moment, il revint et demanda à Lâlâjî Sâhib : Quel genre de vaurien vous a dit çà ? S'étant calmé, il expliqua à Lâlâjî que la connaissance spirituelle ne dépend pas d'une observance religieuse particulière (madhhab), puisque la pure spiritualité est bien au-delà de la sphère religieuse." /182
Une telle attitude reflète clairement un changement vis à vis des positions antérieures, comme celles tenues par Sheikh Ahmad Sirhindi et Mirza Jan-i Jan-an envers les Hindous ou les non-Musulmans en général, dans la mesure où ceci crée une nette distinction entre les aspects exotériques et ésotériques de la tradition Islamique. Un tel point de vue serait moins surprenant chez les tenants du point de vue wujûdî, comme beaucoup de Chishti ou sheikhs Qadiri, que chez une autorité spirituelle de la Naqshhandivya Mujaddidivva dont l'édifice doctrinal entier avait été construit depuis Sheikh Ahmad Sirhindi sur une position shuhûdî, laquelle envisage l'intégration des principes de la loi Islamique parmi les vérités intérieures (haqâ'iq al-bâtinî) du chemin initiatique. Les implications d'un tel changement radical de perspective dans les perceptions doctrinales de l'ordre remis aux disciples Hindous, exigeront une enquête approfondie à la lumière des enseignements donnés par les autorités Islamiques contemporaines, ainsi que ceux transmis par les descendants Hindous de la tarîqa.
Quoi qu'il en soit, Shâh Fadl Ahmad Khân a réalisé, à sa façon, les instructions reçues de Shah Ahmad 'Ali Khân et commença à
/182 Ibidem, p. 33.
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partager les secrets initiatiques sauvegardés par les maîtres de la Naqshbandiyya avec des membres de la communauté Hindoue. Depuis cette époque, les relations entre Musulmans et Hindous de cette petite branche de la tarîqa devaient rester intimement liées.

Mahâtmâ Râmcandrajî Mahârâj (AD 1873-1931)

Avec Râmcandra Saksenâ, l'histoire de cette lignée se transforme résolument en un nouveau contexte culturel, depuis son ancrage religieux original dans la tradition Islamique jusqu'au cadre plus large constitué par le dharma Hindou. Bien que n'ayant pas les caractéristiques intellectuelles de l'orthodoxie brahmanique, cet environnement a provoqué une série d'adaptations doctrinales et sociales intéressantes. A partir de ce moment, ce rejeton extra-Islamique, tout en maintenant des contacts intimes avec la direction Sûfî parallèle, commença à se développer selon ses propres voies et transmit les secrets du savoir divin (brahma-vidyâ) à un nombre croissant de disciples Hindous dont l'arrière plan social et religieux appelait à de prudentes adaptations doctrinales, et des reformulations, tout en laissant intacte son intégrité d'origine.
Cette tendance se manifestera, au cours des générations suivantes, lorsque le degré de réussite et de survie de la tarîqa, en tant que tradition exotérique vivante, dépendra en grande partie des capacités intellectuelles et de l'autorité charismatique de chaque membre admis dans la chaîne spirituelle, à en saisir les vérités ésotériques sous-jacentes et à les transmettre au moyen de formulations verbales adéquates, sans perdre de vue les différences naturelles de perspectives impliquées dans les deux traditions distinctes reçues.
En premier lieu, une brève introduction biographique des maîtres les plus éminents de la généalogie Hindoue de l'ordre, choisie dans l'énorme quantité de matériel hagiographique produit par leurs disciples, sera précieuse pour donner le cadre extérieur du tableau.
Râmcandra Saksenâ était membre d'une riche et influente famille Kâyasth dont les ancêtres provenaient, à l'origine, de la petite commune d'Adhaul près de Delhi./183 Pendant le règne de l'empereur mogol Akbar (vers 1556-1605), quatre frères de ce clan auraient été nantis d'un certain nombre de jâgirs, dans des secteurs situés aujourd'hui dans les districts de la fertile Doâb, Mainpuri et Farrukhâbâd. entre les rivières Ganges et Yamunâ, et se sont installés à l'intérieur et dans les environs de la ville de Bûgrâm, la moderne Bhogaon. L'aîné de ces quatre, connu sous le nom de Sambharîdâs, reçut probablement un jâgir de 555 villages, avec une épée d'or, une robe (khil’at) et l'attribution du titre de'Caudharî' héréditaire pour les futures générations de son clan. /184 L'un de ses
/183 Selon certaines traditions, les Kâyasths (le terme est dérivé du sanskrit kâya et sthâ, portant littéralement le sens de 'situé dans le corps', 'incorporé', se réfère au paramâtmâ) descendent, initialement, d'un ancêtre commun issu de l'union d'un père ksatriya et d'une mère sûdra. Son nom était Citragupta, le légendaire scribe au service du dieu de la mort, Yama, en charge de la rédaction des bonnes et mauvaises actions de chaque être humain, présentée au jugement de son Seigneur au moment de la mort.
D'où l'activité traditionnelle des Kâvasths comme scribes et clercs au service du gouvernement. particulièrement à l'époque de l'empire Mogol ; une profession qui leur permit d'acquérir la connaissance des langues de la classe dirigeante, Arabe et Persan dans un premier temps, puis plus tard l'Ourdou, ainsi que nombre de leurs coutumes conduisant inévitablement á leur étroite affinité avec les différents aspects de la culture Islamique.
/184 Ce titre honorifique (du Sanskrit cakra+dhârin, littéralement le 'porteur de disque') désigne habituellement un chef de village, d'une caste ou d'une profession particulière et en tant que tel, comporte une connotation ksatriya distinctive, comme reflet mineur du cakravartin, le monarque universel dans les conceptions Hindoues traditionnelles. Comme telle, l'ascendance de
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descendants de la douzième génération, Caudharî Brndâvan Bâbû, quitta sa ville natale de Bhogaon, après le total anéantissement de celle-ci lors du soulèvement de 1857, et s'installa, avec sa femme et ses deux fils, Haribakhsh Ray et Ulfatî Rây, dans le quartier Nitgañj de Farrukhâbâd. /185
Le père de Râmcandra, Haribakhsh Rây, bien qu'il soit décrit comme un personnage intègre, ce qui lui permit de s'élever au rang de surintendant des douanes locales (cuñgî), dilapida pour ses plaisirs une grande partie de la fortune de famille dont il avait hérité. Les dettes laissées après sa mort obligèrent ses fils à vendre les terres et possessions de leurs ancêtres, lors d'une vente aux enchères forcée à Mainpuri, les réduisant à une vie de relative pauvreté./186
Selon les hagiographies, les naissances de Râmcandra à Vasant Pâñcami, le 4 février 1873, et de son frère cadet Raghubar Dayâl, deux ans plus tard, furent miraculeusement propitiées par les bénédictions d'un saint musulman inconnu, dispensées après l'offrande d'un plat de poisson préparé par la mère de Râmcandra, que le pieux caractère incitait à faire la charité sous forme de ‘dons discrets' (gupta dâna). Contrairement aux inclinations mondaines de son mari, elle est décrite comme profondément imprégnée d'esprit de dévotion, ce qui l'amenait à consacrer une grande partie de son temps au culte domestique comme au récit du Râmacaritmânasa de Tulsidas./187 On rapporte qu'elle éprouvait
Râmcandra Saksenâ comporte certains éléments évidents relatifs à l'environnement ksatriya bien que, probablement en raison de certaines infractions rituelles, cette caste soit aujourdhui considérée dans un contexte social plus proche de l'environnement vaisya.
/185 Prem Bahadur Sharma : Bhogâv : atît se vartamân (1989), p. 77.
/186 Ibidem, p. 78.
/187 JC, pp. 2 -3.
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une grande vénération pour Kabir dont elle chantait les versets (sâkhî) à ses fils, dans leur berceau. /188
Râmcandra et son frère cadet ont ainsi passé les premières années de leur vie dans un confort relatif, au sein de l'atmosphère dévotionnelle de cette famille strictement Vaisnava. Après la mort soudaine de leur mère en 1880, les deux frères ont été confiés aux soins d'un ancien serviteur musulman vivant avec la famille. Après le rituel vidyârambha qui marque le début de l'apprentissage pour les jeunes hommes de castes supérieures Hindoues, Râmcandra reçut son éducation de base, en Ourdou et Persan, d'un vieux Maulawî qui lui enseigna également l'habileté poétique, passion qu'il conservera pour le restant de ses jours. Plus tard, à l'âge de dix ans, il entra à l'École de la Mission, à Farrukhâbâd, où il obtint son diplôme d'Anglais-moyen en 1891. /189
Quelques mois avant sa mort, la même année, Haribakhsh Ray arrangea le mariage de ses deux fils. En raison d'importantes contraintes financières résultant d'un jugement défavorable dans un procès relatif aux dettes de son père, Ramcandra fut obligé de donner la presque totalité des biens de la famille et d'accepter un poste mineur en tant que greffier au bureau du percepteur, à proximité de Fatehgarh. 190 En tant que membre de la famille le plus âgé, la responsabilité de l'entretien de son frère cadet et de son cousin Krsnasvarúp lui incomba, leur vie basculant de façon abrupte de son ancien confort dans une lutte pour la survie.191
/188 JC, p. 5.
/189 JC pp. 16 -17.
/190 L W. P. 143.
/191 Krsnasvarûp était le plus jeune des deux fils du frère de Haribakhsh Rây, Caudharî Ulfatî Rây, l'administrateur des biens de la famille. Né en 1879, il fut adopté avec son frère aîné Ramsvarûp par Haribakhsh Rây après la mort de leur père en 1884. Depuis. la famille vivait rassemblée à Farrukhâbâd. Après cinq
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A partir de ses années d'études, Râmcandra aurait passé beaucoup de temps en compagnie d'un certain Svâmî Brahmananda, vieux sage Hindou affilié au Kabîr-panth qui vivait près du Gange, proche de Fatehgarh. De lui, Râmcandra reçut non seulement des notions générales concernant le dharma Hindou mais également l'initiation formelle au sein du Kabir-panth, un fait de grande importance pour son futur rôle d'autorité spirituelle. Il est intéressant de noter que les sources nous informent, en outre, que le Svâmî avait l'habitude de rencontrer régulièrement Shâh Fadl Ahmad Khân auquel il se référait avec respect comme le `qufb de Farrukhâbâd'. Celui-ci vivait alors près de la madrasa locale./192
Dans la même période, Ramcandra, obligé de chercher son propre logement, parvint à louer une petite pièce près de la même madrasa. L'épisode de sa première rencontre avec son futur sheikh a été longuement décrit par ses hagiographes, car il constitue le point de départ du paramparâ Hindou qui devait se développer avec lui :
« Un jour [en 1891], Mahâtma Râmcandrajî Mahârâj était en retard sur le trajet de la maison au bureau quand, soudainement, un violent orage éclata, accompagné d'une pluie abondante. C'était l'hiver et ses vêtements furent complètement trempés. Quand le Mahâtmâjî, selon son habitude quotidienne, passa devant la résidence du Maulawî, il exprima respectueusement ses salutations,
ans comme officier médical à Ratlâm (M.P.) de 1915 à 1920, il devint médecin à Ajmer et Jaipur où il s'installa avec sa famille. Après avoir reçu bai’at de Shâh Fadl Ahmad Khân et khilâfat de son cousin Râmcandra en 1931, il commença à répandre les enseignements de l'ordre au Rajasthan, où il mourut à Jaipur, en 1958. Pour des avis le concernant, voir LVV pp. 164-9.
/192 JC, p. 18 ; JC, p. 14 ;LVV. p. 143.
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tremblant de tout son corps. Le Maulawî lui demanda affectueusement : 'D'où viens-tu dans cette tempête et sous cette pluie? Allez viens ! Change de vêtements et viens t'assoir avec moi. Pendant ce temps, je vais préparer le feu'. Peu après, le Mahâtmâjî revint chez le Maulawî qui le couvrit d'une couverture chaude. Alors, soudainement le Mahatma perdit connaissance, et sans aucune hésitation, le Maulawî révéla toute sa richesse [spirituelle] au moyen d'une projection d'énergie subtile (sakti pat) jusqu'au coeur de Râmcandrajî, remplissant ainsi les voeux de son vénéré maître spirituel Hâjî Ahmad 'Ali Khân, selon lequel un jour un garçon Hindou viendrait rencontrer le Shah qui devrait lui accorder cette Divine connaissance, puisque cette science, à l'origine, avait appartenue aux Hindous." /193
Cette rencontre changea radicalement la vie de Ramcandra qui depuis ce jour demeura fortement attiré par le saint Naqshbandî. De façon remarquable, ses hagiographes décrivent la vision nocturne qu'il expérimenta immédiatement après cette première rencontre en des termes très semblables à ceux qui caractérisent les visions prémonitoires communément vécues par les novices musulmans avant leur affiliation à un maître spirituel: le jeune initié apparaît dans une assemblée de saints, le tout sous forme lumineuse, au milieu de laquelle un trône rayonnant descend d'en haut et sur lequel est assis le sheikh concerné par l'initiation dans l'ordre, en l'occurence Shâh Fadl Ahmad Khân. Le futur guide spirituel se lève du trône et introduit le nouveau disciple auprès des autres membres présents dans l'assemblée qui sont, en fait, les principaux
193 Bhogâv - atît se vartamân, p.79. Pour plus de détails, voir JC, pp. 20-2.	
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dirigeants de l'ordre. /194
Le sens impliqué dans ce genre de vision nocturne prémonitoire (rû’ya) indique l'établissement d'un lien spirituel (nisbat) entre maître et novice, traditionnellement considéré comme le déploiement de la 'semence spirituelle' implantée par le sheikh dans le coeur du disciple, prouvant qu'elle est tombée sur un sol fertile.
A partir de ce jour, Shah Fadl Ahmad commença à diriger son énergie spirituelle (tawajjuh) sur Râmcandra pendant les visites régulières de ce dernier. Toutefois, ce n'est que quatre ans plus tard, le 23 janvier 1896, que le jeune Hindou reçut son initiation formelle (bai'at) dans la Mujaddidiyya./195 Un tel écart de temps, entre le premier contact et l'inscription formelle, est peu fréquent dans cet ordre. Il doit être attribué aux circonstances exceptionnelles du passage interreligieux, impliqué dans la relation entre le maître et le disciple, particulièrement en raison de l'attention spirituelle continue (tawajjuh) que Râmcandra reçut de son précepteur Musulman pendant la période antérieure à son initiation, clairement destinée à préparer le fond intérieur de son futur successeur.
Dans son journal, Râmcandra décrit le changement produit dans sa vie, à la suite de la rencontre avec le sheikh Naqsbandhi:
" La toute première lumière de la direction spirituelle (hidâyat) a été infusée dans mon coeur pendant que j'étais encore dans le ventre de ma mère. La chaleur de cette luminosité m'a nourri pendant sept ans [jusqu'à sa mort]. Ô Très Miséricordieux ! Ta clémence ne m'a pas laissé longtemps sans assistance, mais en ce jour béni de ma dix-neuvième année, tout mon être a été livré à Ta miséricorde
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incarnée, guide spirituel de l'ordre (hâdî-q tarigat) et soleil de connaissance (shams-i ma'rifat) [Shâh Fadl Ahmad Khân] ... " /196
Il convient de souligner qu'en dehors de son éducation religieuse, conformément aux coutumes de sa caste, Ramcandra ne mentionne aucune formation en science sacrée, du genre de celle que l'on attend d'un Hindou deux fois né. Par ailleurs, l'éloquent style Ourdou et le choix du vocabulaire utilisé dans ses écrits trahissent la familiarité typique d'un Kayasth Hindou, non seulement avec le langage mais aussi avec le fond religieux de ses maîtres Islamiques. Son autorité et sa connaissance doctrinales semblent être dues, en grande partie, à son affiliation spirituelle au Kabir-panth et à la Naqshbandiyya. Importante pour une analyse de son élaboration doctrinale ultérieure, sa synthèse doit être appréhendée dans le contexte de son milieu social comme membre de la communauté Kayasth nord-indienne qui avait entretenu, pendant des siècles, d'étroits contacts avec la classe Islamique dirigeante et son inhérente culture Musulmane bien plus favorable à un tel lien./197
Shâh Fadl Ahmad Khân avait clairement observé le jeune Hindou, pendant un certain temps, avant de choisir le moment d'établir le contact qui remplirait le désir de son maître. Dans son journal, Râmcandra écrit :
" Le tout premier jour [de notre rencontre] mon directeur [spirituel] m'a chuchoté à l'oreille : "Votre vie s'est
/196 Tiré des carnets personnels de Râmcandra, en possession de son neveu Dinesh Kumâr Saksenâ. Voyez aussi JC, p. 24.
/197 En fait, le déclin social de la famille de Râmcandra, dont les richesses étaient étroitement liées à celles de leurs chefs musulmans, coïncide avec le terme officiel du pouvoir temporel Islamique à la fin du XIXe siècle et la perte contemporaine de nombreux privilèges acquis sous le régime colonial européen.
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inclinée vers le chemin de la Vérité déjà depuis longtemps, pour cette raison Elle vous sera révélé. Et vous dispenserez, vous-même, la Vérité aux autres. Exprimez la Vérité, dispensez les secrets du principe [Divin], de manière à faire de sa transmission et son refuge, votre épée ... Aidez-vous de l'ombre pour créer votre propre écran et ne comptez sur rien d'autre que l'Essence pure (dhât-i mutlaq)".
Après m'avoir confié cet indice, mon précepteur ne m'a pas abandonné à moi-même, mais agissant comme une ombre il me donna lui-même son attention intérieure et extérieure pendant une période de seize ans. Il m'ordonna de me tenir toujours à l'écart des principes extérieurs de la tariqât, et enfin me confia la tâche d'étendre sa mission à la population..." /198
Râmcandra Saksenâ devint ainsi le premier disciple Hindou du Shâh Fadl Ahmad Khân, qui ait accompli la tâche que Sayyid Abûl Hasan Nasîrâbâdî avait confiée à son khalîfa un demi-siècle plus tôt. Il ouvrit, par là-même, la porte à l'établissement, dans le contexte de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya, d'une nouvelle tradition de relation Hindou-Musulmane qui, au cours du siècle suivant, se répandit en de nombreuses régions du nord de l'Inde.
Le 11 octobre 1896, après seulement dix mois de formation intensive à la suite de son initiation, Shah Fadl Ahmad Khan conféra à son disciple Hindou une pleine autorisation et une délégation complète (kullî ijâzat o khilâfat, pûrna adhikârî ou âcârya padavî) jetant les bases de la perpétuation de la silsila dans
/198 JC. p. 24.
l'environnement majoritairement Hindou de Rámacandra. /199 28
Fin 1896, Râmcandra fut transféré de Fatehgarh à Aligarh, un village du district de Farrukhabad situé sur la rive nord du Gange, en tant qu'inspecteur adjoint (nâ'ib nazir) du bureau local des recettes fiscales, où il resta jusqu'en 1903./200 Pendant cette période, il commença la mise en pratique les instructions que lui donnait son sheikh afin de guider un nombre croissant d'Hindous dans la région, et engager l'organisation de ses réunions spirituelles (satsang) en tant qu'autorité indépendante. Conformément au principe Naqshbandi de khilwat dar anjuman ('solitude au milieu de la foule'),/201 il passait la journée à son bureau et consacrait la soirée à l'instruction de ses disciples./202 Au cours des premières étapes de sa mission, il se limita cependant à la transmission de son pouvoir spirituel intérieur (tawajjuh), un procédé propre aux Naqshbandis consistant à infuser l'énergie subtile du sheikh dans l'état intérieur du disciple; celui-ci doit s'abandonner intégralement à son maître afin d'en recevoir passivement un bienfait. Cette méthode avait gagné une importance croissante dans la tarîqa, au cours des trois
/199 JC., p. 30.
/200 En dépit du transfert de pouvoir du gouvernement Islamique des Mogols au régime colonial européen, Râmcandra et ses disciples Hindous, presque tous issus de l'arrière plan Kâyasth, purent conserver leur emploi traditionnel dans l'administration locale, bien qu'à un niveau inférieur. La famille illustre les effets laissés par ces modèles sociaux altérés sur cette communauté, et la perte de prestige dans leur adaptation forcée aux nouvelles circonstances de la situation. Pour une étude de cas détaillée des Kâyasth du nord de l'Inde qui ont émigré en recherche d'emploi à Hyderâbâd, voir Karen Isaksen Leonard : Social history of an Indian caste : the Kayasths of Hyderabad (1994).
/201 Un principe similaire dans la terminologie Hindoue est grhastha-yogî, dénotant ceux qui accomplissent leur rôle de perfecteurs spirituels au sein du peuple, selon un idéal qui se rapproche du bodhisattva dans le bouddhisme Mahâyâna comme supérieur à l'arhat des doctrines Hînayâna. Pour un récit destiné à illustrer la supériorité des grhasthî par rapport aux samnyâsin, voir JC, p. 233.
/202 LVV, p. 147
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derniers siècles, comme moyen de faciliter le progrès spirituel du disciple au cours des premières étapes de son itinéraire initial et allait devenir le trait dominant de la transmission de leurs enseignements aux responsables Hindous./203
/203 Voir infra chapitre 2.
L'un des anciens disciples de Ramcandra présents à l'octroi rituel du khilâfat pendant lequelle le maître Saksenâ devait témoigner de sa capacité d'instructeur spécial, décrit les effets du tawajjuh de son maître de la façon suivante :
" Hudûr Mahârâj [Shâh Fadl Ahmad Khân] demanda au Mahâtmâ : « Mon fils Pattulâl, confère ton tawajjuh à toutes ces personnes et réponds à toutes leurs questions. Que Dieu vous accorde le succès ... « Le Mahâtmâ commença à nous accorder son tawajjuh. Au début, je commençais à éprouver une sorte de bonheur (ânanda), tandis que peu à peu mon esprit fut vidé de toutes les pensées, enfin, rien ne resta que la souvenance de l'Être Suprême (paramatmâ), puis tous les grands maîtres de la silsila apparurent devant moi. Lentement la luminosité commença à transparaître jusqu'à ce que, finalement, rien d'autre que la lumière ne subsiste, tout autour de moi disparut de ma vue, ciel et terre, tous ont disparu dans une lumière radieuse unique qui était accompagnée d'une agréable sensation d'amour et d'attraction. Nous étions tous dans un état d'ivresse (mast), et l'écho d'un son très attrayant atteignit mon oreille. Notre esprit devint effervescent. Je sentis le désir de mon corps d'éclater et d'immerger mon moi intérieur dans cette source de lumière
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... Un peu plus tard, cet état changea et la lumière disparut progressivement. Ni conscience, ni absence de conscience ne demeuraient dans cet état qui était au-delà de toute description possible ..." /204
Cette description typique de l'impact suscité par le pouvoir spirituel d'un saint Naqshbandi sur les états intérieurs d'un novice se retrouve, selon des versions similaires, dans de nombreux traités des autorités de l'ordre et ressemble de très près à l'expérience personnelle de Râmcandra lors de sa première rencontre avec son maître. Elle constitue un trait constant de l'effet immédiat qu'un disciple éprouve avec son sheikh, et suit le principe Naqshbandi consacré qui consiste à induire, en premier lieu, une expérience spirituelle directe (hâl), induit par l'intention du maître, avant toute préparation doctrinale et toute élaboration intellectuelle du sulûk. Il est toutefois significatif que, bien qu'il fut autorisé à transmettre son tawajjuh à d'autres disciples, Râmcandra ne commença à initier de nouveaux adeptes de sa propre initiative que bien des années plus tard. C'est seulement en 1914, c'est-à-dire sept ans après la mort de son maître, qu'il entreprit de donner des instructions sur les différentes étapes du chemin spirituel dérivé de la doctrine Naqshbandi, mais intégrées à des éléments appartenant à l'arrière plan Kabir-panthi./205
Ce n'est pas le moment d'exposer les adaptations faites par Râmcandra de l'enseignement et des méthodes traditionnelles des Naqshbandî à partir d'un contexte Islamique vers un contexte Hindou. Néanmoins, de toute évidence, une telle tâche exige des changements fondamentaux dans la perspective doctrinale et dans
/204 LW, pp. 146 -7.
/205 LW, pp. 148 -9.
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les applications techniques. Privé du cadre homogène de la shari'at qui fournissait à la fois un code formel de comportement rituel et social, ainsi qu'un élément essentiel de la vision ésotérique des sheikhs Naqshbandi, le processus de diffusion des enseignements de la tarîqa à un grand nombre de non-Musulmans, sans tenir compte de leurs origines sociales et de leurs capacités intellectuelles, impliquait une démocratisation croissante, ou une plus large divulgation, d'au moins une partie de son message. Fidèle à la recommandation de son maître selon laquelle tous les nouveaux membres Hindous devraient adhérer extérieurement aux coutumes religieuses et sociales dont ils avaient hérité de naissance, le maître Sûfî Hindou élabora un nouveau code de discipline externe (yama-niyama) fondé sur des éléments appartenant aux traditions Vaisnava de son propre arrière plan Kâyasth,/206 qui incluait des règles comme : abstention de consommation de vin et de viande, éviter les jeux d'argent, et l'accomplissement de prières quotidiennes (sandhyâ) et d'ablutions rituelles (sauca)./207
Que cette relation, nouvellement établie, entre un sheikh Naqshbandi et un disciple Hindou ait été défavorablement perçue dans certains milieux Musulmans conservateurs à Farrukhabad, a déjà été mentionné. De semblables objections, bien que n'ayant pas atteint le degré d'intimidation auquel faisait face Shah Fadl Ahmad Khân, s'élevèrent vraisemblablement aussi contre le maître
/206 Bicn que la communauté Kâyasth ait été perçue, dans toute l'Inde, comme "fortement Islamisée" (KI Leonard, 1977, p.14), leurs pratiques religieuses domestiques, leur style de vie et leur relation avec d'autres Hindous de haute caste (c'est-à-dire les Kannaujiyâ brâhmanas) indiquent clairement leur intégration dans la société Hindoue.
/207 Santmat Pravesikâ, pp. 2-5. Le végétarisme et l'abstinence d'alcool, bien que typique des Vaisnavas orthodoxes, n'étaient pas très répandus chez les Kâyasths, réputés pour leurs habitudes de boisson et un régime alimentaire comprenant la plupart des types de viande.
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Kayasth par certains de ses collègues Hindous, en particulier quelques membres de la caste sacerdotale. Un de ceux qui auraient soulevé de fortes objections contre cette relation interculturelle était un certain Mâtâ Prasâd, un vieil ami de la famille et membre actif de l'Arya Samaj qui, à plusieurs reprises, essaya de dissuader Râmcandra de maintenir des contacts avec les membres de la communauté Musulmane./208
Mais le principal obstacle auquel Râmcandra dut faire face, pendant la période initiale de son activité missionnaire29, concerna sutout l'indifférence manifestée par la plupart des gens de son entourage vis-à-vis du message qu'il tentait de dispenser, comme le montrent certaines lettres écrites à son sheikh en 1899./209
La réponse du Shah indique l'attitude de son maître à l'égard du problème :
" De nos jours, la relation pîr-murîdî n'est plus connue, même de nom. Ce n'est pas à cause des insuffisances des gens, mais le résultat de nos propres faiblesses ... Rencontrer un vrai disciple (murîd-i sâdiq) est aussi rare que rencontrer un phénix, et on peut en dire autant d'un vrai pir. A Dieu ne plaise, il ne reste que très peu de gens
/208 D'après l'histoire, le pandit essaya une fois de forcer Râmcandra à consommer une boisson ennivrante (bhang-tandâï) préparée à l'occasion d'une fête Hindoue. Plus tard le pandit se convertit officieusement au message de Râmcandra et assista même à son satsang. Cf. Bhogav - atît se vartamân, p. 80.
/209 Cette attitude trahit le vif désir de Râmcandra de répandre le message de la tarîqa qui lui a été confié par son maître, et reflète l'éloignement radical, de cette silsila particulière, vis à vis du modèle traditionnel suivi par les générations précédentes de maîtres Naqshbandi: La prudence dans l'inscription de disciples suffisamment qualifiés pour leur tache spirituelle ardue est remplacée par le désir d'atteindre le plus grand nombre de personnes. Une telle attitude indique le processus de divulgation poursuivi par les dernières autorités de l'ordre. Ce développement typiquement moderne est associé aux exigences de survie des ordres ésotériques.30
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dévoués et se sacrifiant. Que ferons-nous ? Si l'époque ne s'adapte pas à vous, adaptez-vous à elle ! ... Donc, si vous le pouvez, ne diffamez pas l'honneur de nos ancêtres spirituels respectés et n'hésitez pas à traiter les créatures de Dieu avec bonté, affabilité et compréhension. Même si les gens montrent de l'aversion à cet égard, priez pour eux, car le diable les a fourvoyés. Ils méritent de la compassion ..." /210
Le sheikh indique donc, clairement, qu'en ces temps difficiles les anciens principes qui régissent la tradition spirituelle ne peuvent plus être tenus pour acquis ; il est donc nécessaire que l'autorité dirigeante s'adapte aux circonstances extérieures dominantes afin de préserver la tradition et sauver ceux qui sont tombés sous l'emprise de la négligence et des aberrations diaboliques (shaitân unko maghlûb kar liya hai) propres à les égarer.
Ceci peut sembler écarter le principe fondamental selon lequel, dans le passé, la qualification spirituelle de l'aspirant était soigneusement déterminée par l'autorité présidant l'ordre, comme critère essentiel pour une éventuelle admission dans la tarîqa. Il est néanmoins possible de reconnaître ici l'implication pratique de la vision établie par Sheikh Ahmad Sirhindi et Mirzâ Jân-i Jânân qui firent, de l'effort de réformer la société, un devoir essentiel du sheikh Mujaddidi. Dans ce sens, la maxime "si l'époque ne vous convient pas, convenez vous-même à l'époque" prend une signification centrale dans cette sous-branche particulière31 et fournit un élément clé des positions assumées par ses dirigeants à la suite des changements profonds, provoqués par l'arrivée de la modernité et l'affaiblissement des valeurs traditionnelles dans la société indienne. Le passage de l'Islam à l'Hindouisme, bien qu'adouci par
/210 JC, p. 36.
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la familiarité des Kâyasths avec plusieurs valeurs culturelles de la tradition Islamique, a laissé un impact profond sur les développements ultérieurs de l'ordre. Mais les sources justifient la thèse selon laquelle les graines de ces adaptations avaient déjà été semées dans l'environnement Islamique original de l'ordre. On peut aussi supposer que les contacts entre Musulmans et Kâyasth Hindous, grâce à l'emploi de ces derniers dans l'administration des Mogols et d'autres dynasties locales, avaient permis des relations antérieures entre les Kâyasths et le milieu Naqshbandi, peut-être dès l'époque de Sheikh Ahmad.
Les développements de cette lignée, au cours des cinquante années suivantes, doivent également être considérés dans le contexte d'une certaine proximité des Kâyasths et des dirigeants coloniaux. Avec l'imposition de l'idéologie coloniale perpétrée par les dirigeants européens, toute l'administration civile et militaire du pays passa sous contrôle britannique direct et les employés indiens, de cette immense machine bureaucratique, furent les plus directement exposés à toute sorte d'expressions culturelles liées à la nouvelle mentalité./211 Bien qu'on ne trouve pas de référence explicite pour soutenir l'idée de l'implication directe de Râmcandra à l'un ou l'autre des divers mouvements de réformes sociales et religieuses qui ont fleuri au tournant de ce siècle dans les milieux culturels Hindou et Islamique, ses solides positions en faveur de l'abolition des barrières de castes et du remariage des veuves
/211 Le travail de K.I. Leonard fait ressortir une participation croissante de Kâyasths d'Hyderabad dans les activités publiques et des organisations qui ont été, dans une large mesure, influencées par l'occident, ou au moins par une mentalité occidentalisée mais avec des objectifs légèrement différents : activités littéraires Ourdou et Persane, l'Arya Samáj déjà mentionné, et aussi des associations Kâyasth telles que All India Kâyasth Conference (AIKC) organisée en 1887 par Munshi Kali Prasâd dans le but d'unifier les Citragupta Kâyasths du nord de l'Inde. Voir K.I. Leonard (1977), pp. 198-9 et pp. 200-2.
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Hindoues (vidhavâ-vedân) semblent influencées non seulement par sa relation avec un milieu musulman/212, mais reflètent aussi les idées promues par les nombreux mouvements de réformes sociales et les partis politiques, c'est-à-dire l'Arya Samaj et le Congrès national indien./213
En 1898, l'épouse de Râmcandra, Brija Rânî Saksenâ, originaire d'une famille pieuse mais pauvre de Kamalainpur, dans le district de Shahjahanpur/214, donna naissance à son fils aîné Jag Mohan Narayan./215 En 1903, Râmcandra fut transféré d'Aligarh à Kâimgañj, comme comptable du trésor (siyâha-navis), lui permettant de rester auprès de Shâh Fadl Ahmad Khân jusqu'à la mort de ce dernier en 1907./216 Plus tôt, cette année là, lorsque l'état physique du Shah s'est détérioré, celui-ci décida d'aller à Kanpur
/212 La seule relation rapportée avec une association politique que j'ai rencontrée dans les sources examinées, suggère la participation de Râmcandra et de certains membres de sa famille à de la réunion annuelle de la session du Congrès de l'Inde qui s'est tenue à Kanpur en décembre 1925; un mouvement politique auquel les autorités actuelles de l'ordre et les membres de la famille adhèrent encore. Cf. JC, pp. 103 et 369.
/213 Pour un rapport sur l'Arya Samáj et d'autres associations avec des intentions et des objectifs similaires, voir Kenneth Jones : Arya Dharm, (1976) et le récit, un peu obsolète mais encore intéressant, de J.N. Farquhar dans son : Modern Religious Movements in India (1918).
/214 Elle décéda en 1955 à l'âge de 85 ans. Pour plus d'information la concernant et le reste de la famille, voir JC, Appendice II.
/215 Jag Mohan Narâyan, bien que fils unique de son père, ne fréquenta jamais l'école, mais reçut une éducation à domicile chez son père ; plus tard plusieurs activités lui furent offertes par des membres du satsang de son père, mais il s'est contenté d'ouvrir une petite boutique à Fatehgarh. Il reçut son initiation dans l'ordre de Shâh `Abd al-Ghani Khân, mais n'assuma jamais de rôle important dans la hiérarchie spirituelle. A partir de son troisième mariage en 1923, il eut deux fils, Akhiles Kumar (d.1974) et Dines Kumar. Ce dernier vit actuellement avec sa femme et ses enfants à Bareilly où il travaille dans le département ferroviaire. Voir aussi LVV, pp. 208-9; JC, Annexe IV.
/216 JC, pp. 44-5. Pendant cette période, il aurait couvert, à pied tous les jours, les trois miles séparant Kâimgaíij de Ráipur pour rendre hommage à son sheikh.
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pour un traitement médical, Ramcandra demeura près de son maître lui rendant visite, en train, tous les week-ends./217 De retour à Raipur, quelques jours avant sa mort, le sheikh convoqua son disciple et délégué Hindou à son lit de mort et lui conseilla de considérer Shâh `Abd al-Ghani Khân, comme son khalifa-i khâss, son futur guide et sa base de référence en matière spirituelle/218. Il apparaît donc que, malgré l'autorité de Râmcandra après son investiture de khalîfa, en tant que non-Musulman, il comptait toujours sur l'autorité ultime et l'expertise d'un maître musulman de la tarîqa et ne pouvait pas encore prétendre à l'indépendance totale.32
En 1908, peu après la mort de son satguru, Râmcandra fut transféré de Kâimgañj à Fatehgarh où il demeura en poste jusqu'à sa retraite en 1929; il y vécut jusqu'à sa mort dans une maison spacieuse, assez pour contenir le nombre croissant de satsañgis qui se rassemblaient autour de leur maître./219 D'aucun rapporte que pendant ces premières années, après la mort de son maître, Râmcandra effectua des visites régulières à Shâh `Abd al-Ghani Khan, à Bhogaon ou Mainpuri, dirigeant ses propres disciples aspirants vers le Shâh pour l'initiation. Encouragé par l'insistance de ce dernier, il gagna en confiance et commença peu à peu à assumer la responsabilité de l'enseignement doctrinal et technique. Avec l'augmentation continue du nombre de ceux qui
/217 JC, P. 49.
/218 Une curieuse anecdote hagiographique raconte l'histoire d'un maître Sûfi de Farrukhabad qui désapprouvait le comportement non conventionnel du Shâh envers les Hindous et aurait jeté le mauvais oeil sur Râmcandra, le privant temporairement de ses pouvoirs spirituels, mais qui se repentit par la suite de son mauvais comportement. Cela confirme que jusqu'à la fin, Shâh Fadl Ahmad Khân dut faire face à une vive opposition de la part de la communauté Musulmane locale. Cf. JC, pp. 45-8.
/219 Il acheta, plus tard, cette demeure que les descendants de sa famille possèdent encore. A présent (1996), elle est habitée par la veuve du petit-fils de Râmcandra, Akhiles Kumâr (d. 1974).
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commençaient à le considérer comme un saint doté de capacités extraordinaires, il surmonta finalement sa réticence et, en 1914, à l'âge de 41 ans, il commença à oeuvrer comme autorité spirituelle indépendante. /220
Au cours des quinze années suivantes, le quotidien de Râmcandra reflétait fidèlement celui de ses prédécesseurs spirituels, y compris pour les séances d'enseignement régulières de sept à neuf heures du matin et de six à dix heures du soir, interrompues par ses heures de travail au service des impôts. De temps en temps, il parcourait les Provinces-Unies pour superviser ses disciples.
Après sa retraite en 1929, la plus grande partie de la journée fut consacrée à l'instruction de ses disciples et la compilation d'une série de livres, de traités et d'articles en Ourdou traitant de différents aspects de la discipline spirituelle./221 Ceux-ci offrent une précieuse source d'information sur la façon dont ce maître Hindou, de première génération, a conçu les enseignements reçus de son sheikh Naqshbandi, et apportent des précisions sur le degré que le processus d'Hindouisation avait déjà atteint au cours de cette période initiale. Il est important de noter que la plupart de ces écrits datent de la dernière période de la vie de Râmcandra et, de ce fait, peuvent être considérés comme la somme de son élaboration doctrinale. /222
/220 JC, pp. 59-63. 11 ressort des notes biographiques sur Râmcandra, que ce processus très lent de reconnaissance, après la méfiance initiale, fut accéléré par son influence positive sur le comportement nuisible de nombreux jeunes gens du quartier, ce qui suscita la curiosité de leurs parents et d'autres habitants.
/221 En 1928, il commença à publier une revue mensuelle à Fatehgarh appelée "Farrukhsiyar" qui, jusqu'à sa mort en 1931, poursuivit la publication d'articles et d'essais sur des problèmes spirituels et sociaux.
/222 Le chapitre 3 de la présente étude examinera leur contenu en essayant d'évaluer, dans quelle mesure, ces travaux reflètent une adhésion à la doctrine Naqshbandi [non reproduit dans le présent dossier].
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Après deux ans d'intense activité, en mai 1931 la santé de Râmcandra commença à se détériorer, le laissant considérablement affaibli. Après avoir subi un traitement Ayurvédique à Lucknow et Kanpur, il retourna à Fatehgarh où il expira le 14 Août 1931./223 Le lendemain, il reçut ses derniers rites (antyesti), selon la coutume Hindoue, sur les bords du Gange à Fatehgarh où ses cendres furent dispersées dans la rivière après la crémation.
11 est difficile d'établir le nombre exact de disciples de Râmcandra ou d'évaluer la diffusion de ses enseignements appelant à une réforme morale et à l'émancipation spirituelle parmi les grandes catégories de la société Hindoue. Les listes contenues dans ses biographies donnent les noms de 65 disciples. La plupart vivaient soit dans les environs immédiats de Fatehgarh, Farrukhabad, soit dans les districts voisins, tels que Etah, Shahjahanpur, Hardoi et Kanpur, ou dans des lieux ayant une relation directe avec l'histoire de sa propre famille, comme Jaipur et Lucknow./224 Il est significatif qu'en dépit de l'intention exprimée d'ouvrir les enseignements ésotériques à tous ceux qui se sentaient tout naturellement attirés ceux-ci, indépendamment du contexte social ou religieux, son influence restait largement confinée aux membres de sa propre communauté. De loin, les noms les plus courants qui apparaissent dans ces listes sont Saksenâ, Srivâstava, Bhatnâgar et Kulsrestha, tous appartenant aux douze sous-castes qui constituent la communauté Kâyasth nord-indienne. Ils montrent jusqu'à quel point l'affinité sociale continuait à représenter un facteur déterminant dans les contacts de Râmcandra. /225 Parmi ses
originale qu'il a reçue, et comment et pourquoi elle fut modifiée ou adaptée.
/223 JC, pp. 62 -3.
/224 LVV. pp. 155 -7.
/225 La plupart des disciples non-Kâyasth étaient des brahmanes souvent influencés par des idées modernes, comme celles promues par Dayânand Sarasvatî dans		
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disciples intimes qui reçurent le plus haut degré de certification en tant qu'autorités spirituelles (ijâzat-i ta'amma ou pûrnâcârya padavî) figurent, outre son frère cadet Raghubar Dayâl, son neveu Brja Mohan Lâl, le Dr Chaturbhuj Sahây Kulsrestha de Mathura, le Dr Krsna Lâl Bhatnagar de Sikandarabad et Râmcandra33 de Shahjahanpur.

Mahâtmâ Paramsant Brja Mohan Lâl Mahârâj (AD 1898 – 1955)

[voir note 34]

Selon les récits hagiographiques, la naissance du fils aîné de Raghubar Dayal Saksena (d. 1947), Brj Mohan Lal, eut lieu le 31 mars 1898 à la suite des bénédictions de Shâh Fadl Ahmad Khân sur sa femme Jaya Devi, après que le jeune couple ait longtemps échoué à engendrer un enfant./226 Il semble aussi que dès la naissance il fut choisi par le Sheikh Naqshbandi comme héritier désigné dans la lignée Hindoue de transmission spirituelle. En raison du manque de ressources de la famille, les soins de l'enfant ont été confiés à Râmcandra qui était responsable non seulement de son éducation laïque, à la maison et plus tard à l'école, mais qui
son Arya-Samâj partageant, dans une certaine mesure, les idées contre le système des castes et de nombreuses coutumes sociales Hindoues. Un certain nombre de disciples de Râmcandra auraient été d'anciens disciples de l'Arya Samâj.
/226 Jayadevî fut convaincue, par sa mère, de réaliser un pèlerinage à Râmesvaram et de prier pour obtenir un fils. Quand elle et son mari étaient sur le point de partir, le Shâh lui aurait offert, à boire, une tasse d'eau bénite. Dix mois plus tard, elle donna naissance à son premier fils qui allait devenir l'héritier du paramparâ Hindou après son père. Cet épisode, fortement hagiographique, illustre l'attitude religieuse prévalant dans la famille de ces saints Hindous, leur tradition Ramaïte, et le très grand accent qu'ils mirent sur leur nouveau lien personnel avec les saints de la Naqshbandiyya. Voir, Bhogav - atit se vartamân, p. 85 et L VV, p. 197.
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l'a aussi initié à la discipline ésotérique35.
Nous savons que Brja Mohan Lâl partageait la passion de son père pour la musique classique indienne et qu'il était un chanteur talentueux qui accompagnait ses propres hymnes religieux et dévotionnels à l'harmonium ; au cours de réunions avec leurs disciples,/227 il était souvent rejoint par son père, qui jouait du tabla. Mais son principal intérêt revenait à la peinture (citrakalâ), en particulier pour les motifs religieux Hindous et les divinités. Il consacra beaucoup de temps à cette aptitude et travailla quelque temps comme un professeur à l'École d'Art de l'état de Gwalior, avant que lui soit proposé, en 1925, un poste permanent comme officier de police à Kanpur, qu'il devait conserver jusqu'à sa retraite en 1951./228
Quand Brja Mohan L^l devint plus âgé, Râmcandra le présenta à Shh `Abd al-Ghani Khân qui l'initia à la tarîqa et l'instruisit, pendant environ trois ans, dans les enseignements et les méthodes de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya./229 Shah `Abd al-
/227 Bhogav - atît se vartamân, p. 86 et Roshan-i Chiragh, pp. 7 -8.
/228 Selon les hagiographies, son diplôme d'études secondaires lui a permis de recevoir un emploi d'officier de police (thanedar) à Kanpur, mais son oncle Râmcandra souhaitait qu'il commence par une position plus humble, aussi renonça-t- il à cette offre, mais fut promu, plus tard, du fait de son honnêteté et de sa candidature. Ce récit hagiographique semble douteux à la lumière de ses revenus élevés. Voir LVV, p. 200 et Roshan-i Chiragh, p. 11.
/229 Aucune date exacte n'est mentionnée dans les hagiographies, mais sa présentation au successeur principal de Shâh Fadl Ahmad Khân suggère que cela eut lieu après la mort de ce dernier en 1907. Il est intéressant de noter que pendant le rite d'initiation on lui donna le nom Islamique de Muhammad Sa’id. Cela montre à quel point la relation de cette famille Kâyasth avec les Sheikhs Naqshbandi modifia ses traditions Hindoues préexistantes. Par ailleurs, une source souligne que ce fut le principal successeur de Shah Fadl Ahmad Khan, qui intervint lors des préparatifs d'un pèlerinage, soulignant la futilité de telles coutumes, car « Allah est présent partout et sans limite dans Ses volontés d'accorder Sa miséricorde à qui que ce soit qu'Il aime, en tout lieu et à en tout temps ». Voir Roshan-i Ciragh, p.2.
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Ghani Khan aurait, alors, eu un rêve, dans lequel son maître lui aurait ordonné de mettre sa toque sur la tête de son jeune disciple Hindou, image métaphorique conventionnelle, parmi les Sûfis, pour attribuer le rang de khilâfat à un disciple. Ce rêve prémonitoire conduisit, en automne 1928, à l'attribution de l'ijâzat o khîlâfat par le Sheikh Naqshbandi de Bhogaon, suivi en janvier et juillet 1929 de celles de Râmcandra et de son père Raghubar Dayâl, respectivement. /230 À l'âge de 31 ans, Brja Mohan Lâl avait ainsi hérité et unifié, dans sa personne, l'autorité et la responsabilité de toute la lignée Hindoue en assumant la direction de ce paramparâ, alors que son père était encore en vie36./231
Une remarque extrêmement intéressante relative à l'attribution rituelle du Khilâfat par Râmcandra émerge du message d'accompagnement de ce dernier :
" Par la grâce du Tout-Puissant, aujourd'hui, j'ai été soulagé du poids de mes responsabilités. Cette mission (amânat) vous est maintenant confiée. A partir de ce moment, la charge de la tarîqa demeurera sur votre tête ... Toutes les connexions et autorisations (nisbat wa ijazat) que ce serviteur pécheur a obtenues dans le Kabîr- panth, Nânak-panth, et de plusieurs saints musulmans avec leurs compétences respectives, vous
/230 LVV, pp. 198-9 et JC, pp. 10-12. La succession rapide avec laquelle les trois Sheikhs contemporains ont transmis leur autorité au jeune chef de l'ordre reproduit précisément la hiérarchie établie de haut en bas dans la direction de cette sous-branche Naqshbandi. Ceci est encore plus important si l'on considère que Brja Mohan Lâl était le fils de Raghubar Dayâl et, ainsi, qu'il avait déjà remplacé son père de son vivant37.
'/231Cette éminente position, qui dépasse celle de son père, se reflète extérieurement dans l'accession à la direction du satsañg de son père et du bhandârâ annuel à Fatehgarh établi par Râmcandra en 1923. Dans sa wasîyatnâmâ, Râmcandra confia également son fils Jag Mohan Nârâyan à la direction de Brj Mohan Lâl afin de poursuivre son instruction spirituelle.
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sont remises ..." /232
Ce court passage contient la seule référence explicite au lien de Râmcandra avec les traditions spirituelles non-Naqshbandi, bien que leur influence se reflète dans de nombreuses idées et références présentes dans ses oeuvres. Nous avons déjà mentionné les premiers contacts que Râmcandra aurait maintenus avec Svâmî Brahmânanda, le saint affilié au Kabir-panth qui, manifestement, entretenait des contacts réguliers avec Shâh Fadl Ahmad Khân. Bien que les biographes gardent le silence sur la nature des relations entre le Svâmî et le sheikh Naqshbandi, d'une part, et entre le Svâmî et dmcandra, d'autre part; selon l'information contenue dans le passage cité ci-dessus, on peut en déduire que, malgré son autorité dans une branche de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya, Shâh Façil Ahmad Khân conserva des relations régulières avec une instance, plutôt oecuménique, du Kabir-panth; un fait qui a certainement contribué à son ouverture vis-à-vis des Hindous, et le désir connexe de conférer aux enseignements Naqshbandi un universalisme et une dimension supraconfessionnelle. On peut aussi en déduire que Râmcandra avait un accès direct aux enseignements et aux méthodes du Kabîr-panth et du Nânak-panth à partir d'une autorité vivante de ces deux lignées spirituelles, seul moyen d'obtenir une autorisation pour transmettre plus profondément la doctrine et la méthodologie incluse en celles-ci, ainsi qu'un lien spirituel régulier (nisbat).
En dehors de ces deux traditions initiatiques, dont les partisans partagent une attitude tolérante qui tente de combler le fossé entre l'Hindouisme et l'Islam en insistant sur leurs éléments communs, il n'est pas moins important de noter que le khilâfat conféré par les
232 JC, p. 11 et LVV, p. 199.
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sheikhs Naqshbandi à leurs disciples Hindous comprend le lien, (nishat) avec d'autres ordres Sûfî ; celui-ci est traditionnellement détenu par les principales autorités de la tarîqa, y compris l'accès à certaines méthodes spécifiques actuellement utilisées par les membres de ces ordres. En fait, il existe certains éléments qui témoignent d'une influence d'autres ordres Sûfî que la Naqshbandiyya sur leurs enseignements.
Le premier mariage de Bd Mohan Lal fut arrangé, alors qu'il était encore étudiant, avec la jeune fille d'une famille Kâyasth respectée de la ville de Tirva (dist. Farrukhâbâd). Après la mort prématurée de celle-ci en 1927, suivie de celle de sa fille Susamâ quelques mois plus tard, il se remaria en 1928 sur les conseils de son oncle. Sakuntalâ Devî Saksenâ de Farrukhâbâd demeura auprès de lui pour le restant de sa vie et, ultérieurement, eut son mot à dire dans les affaires du satsang après avoir reçu de Shâh 'Abd al-Ghani Khân l'initiation dans la tarîqa, en plus d'une certaine formation spirituelle par Râmcandra. /233
Après réception de l'investiture complète de la part des trois maîtres de la silsila en 1928-9, Brja Mohan Lâl assuma un rôle de premier plan dans les affaires spirituelles de l'ordre. Tous les Hindous nouvellement initiés lui étaient envoyés, ou étaient au final approuvés par son consentement explicite./234 L'importance
/233 Brj Mohan Lâl attribua une grande importance à ce mariage d'un point de vue spirituel ; en effet, Sakuntalâ Devi avait l'habitude d'assister les membres féminins du satsang de son époux. Elle et son mari eurent un certain nombre d'enfants dont Orimkâr Nâth et son jeune frère Devendra Nâth qui sont encore vivants. Ce dernier occupe actuellement le rang de première autorité spirituelle de l'ordre. Sakuntalâ Devî est décédée en 1974 à Kanpur. See Roshan-i Chirâgh, pp. 9-1 1 et JC, pp. 386-7.
/234 Pendant le grand satsang à Kanpur, en janvier-février 1929, quand Râmcandra lui conféra son khilâfat, il transmit officiellement la responsabilité d'initier de nouveaux membres dans le tarîqa, en instruisant son successeur de la procédure.
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de son rôle fut encore renforcée après la mort de Râmcandra, deux ans plus tard, lorsque le centre de la branche Hindoue de la Naqshbandiyya se déplaça de Fatehgarh à Kanpur et que nombre de ses anciens disciples commencèrent à assister, là, au cercle de Raghubar Dayâl et de son fils/235.38 Quelques mois avant sa mort, Râmcandra convoqua son successeur désigné, de Jhansi à Fatehgarh, afin qu'il reste à ses côtés ; il lui transmit, en privé, les derniers détails et les points subtils des enseignements spirituels et des méthodes qu'il avait lui-même reçues, autrefois, de son sheikh./236
Les activités de Brj Mohan Lâl, au cours des années suivantes, furent partagées entre la maison de sa famille à Kanpur, siège du principal satsang de l'ordre dirigé par son père, et ses divers postes à Fatehpur, Jhansi, Etah et Lucknow. Les mutations fréquentes, qui coïncidaient avec son émergence comme propagateur charismatique du message hérité de ses prédécesseurs, ont contribué à l'expansion rapide du paramparâ dans les années trente
correcte de cet important rituel.39 À cette même occasion, Brja Mohan Lâl admit deux nouveaux disciples dans l'ordre, Bâbû Durgâ Svarûp et Srî Gangâ Prasâd, les deux étant de Kanpur. La longue description que les sources nous offrent de cet événement révèle que la méthode adoptée suivait encore fidèlement le rituel Naqshbandi original. Cf. Roshan-i Chirâgh, pp. 13 -18.
/235 La mort de Râmcandra entraina la dissolution graduelle du satsang à Fatehgarh. Son fils Jag Mohan Nârâyan ne parut jamais suffisamment qualifié pour la tâche de direction spirituelle, tandis que ses disciples commencèrent à organiser leurs propres cercles dans d'autres lieux, et dans de nombreux cas allant au-delà de l'autorisation inhérente à leur degré de réalisation intérieure, altérant souvent considérablement la doctrine et les méthodes, en fonction de leurs propres critères.40
/236 Il procéda de la même façon avec le Dr. Krsa Lâl Bhatnâgar de Sikandarâbâd, l'un de ses disciples les plus anciens et les plus intimes qui, d'un bout à l'autre de sa vie, maintint d'étroits contacts avec Brj Mohan Lâl. Ces deux personnes doivent être considérées comme les principaux successeurs de Râmcandra. Voir JC, pp. 410 -14.
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et quarante et entraînèrent une augmentation sans précédent du nombre d'adhérents. Lors de ses visites occasionnelles à Kanpur, Raghubar Dayâl présenta son fils à ses disciples choisis, qualifiés pour l'initiation officielle, le rite solennel étant alors accompli par son fils./237 Parmi ceux-ci, Bâbû, Prasâd Dayâl 'Pesakâr' d'Urai et le Prof. Rajendra Kumâr Saksenâ de Lucknow en 1932 sont considérés comme les disciples les plus proches de Raghubar Dayâl.
En 1938, après l'achèvement de la nouvelle demeure, à Arya Nagar, acquise après sa nomination comme fonctionnaire de police à Kanpur, toute la famille est allée y vivre. Sur l'insistance de Raghubar Dayâl, Brj Mohan Lâl réussit à se faire transférer de Fatehpur à Kanpur où il reprit la direction de la communauté spirituelle édifiée par son père. Cependant, la famille n'est pas restée réunie très longtemps. Un an plus tard, Brj Mohan Lâl décida de partir avec sa famille pour un petit appartement à Phûlbâgh, au centre de Kanpur, où il continua à diriger son satsañg jusqu'en 1944, l’année où, en collaboration avec Bâbû Prasâd Dayâl `Pesakâr', il entama la publication d'une collection de lettres de son oncle Râmcandra sous le titre Râm Sandesa (Le Message de Ram).
/ici une note omise41/238. Plus tard cette année-là, il fut transféré à Bulandshahr pendant environ six mois, utilisant la proximité de cette ville et de la capitale Delhi pour y organiser son satsang. C'est là que les
/237 Un changement significatif entre l'ancien modèle Sûfî et son dérivé Hindou est sa réinterprétation depuis un ordre ésotérique, réservé à l'élite intellectuelle, en un mouvement de masse avec admission immédiate. Ce changement explique le grand nombre d'adeptes susceptibles de tirer certains bienfaits de leur présence dans le satsang sans avoir obtenu wazîfa. Seul un nombre beaucoup plus restreint de ces derniers fut, plus tard, reconnu comme qualifié pour l'engagement réel, bien qu'il s'agisse d'un changement essentiel par rapport aux anciennes coutumes.
/238 Sa première édition fut publiée en 1944 par Tandari Press, Kanpur.
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premiers disciples musulmans commencèrent à fréquenter son cercle, demandant à Brj Mohan Lâl d'être initiés à la silsila qui avait commencé son mouvement vers l'est depuis Delhi, deux siècles plus tôt avec les disciples de Mîrzâ Mazhar Jân-i Jânân. /239
Brj Mohan Lâl fut transféré en différents sites comprenant Hamirpur, Unnao et Fatehpur jusqu'à ce qu'il soit finalement nommé à Lucknow où il devait rester en poste comme Directeur de la police jusqu'à sa retraite en 1951. Dans tous ces lieux, mais surtout à Fatehpur où il consacra un total de onze ans, il attira un large public de disciples assidus. Seuls quelques-uns faisaient partie de son cercle intérieur recevant une formation importante dans la discipline spirituelle tandis que la plupart étaient de simples adeptes attirés par son caractère charmant et son sympathique message social ; un fait soulignant que la double fonction inhérente aux sheiks Naqshbandi fut perpétuée parmi ses autorités Hindoues. /240
Après la mort de Raghubar Dayâl en 1947, Brj Mohan Lâl, auquel ses disciples se référaient respectueusement en tant que Hudûrwâlâ, demeura l'autorité incontestée de l'ordre dans l'environnement Hindou, second dans la hiérarchie initiatique après Shâh 'Abd al-Ghanî Khân Bhogâonvî, décédé en 1952, ayant laissé son fils unique (d.1957) comme son successeur./241 Bien que le
/239 Le premier parmi ses disciples Musulmans était le Dr. Hasan Ahmad ‘Abbâsî, un ancien directeur du Collège Tibbiya de Delhi. Il quitta l'Inde en 1947 et passa le reste de ses jours à Lahore.
/240 Roshan-i Chiragh, pages 27-8. Un récit détaillé de ses activités à Fatehpur est donné sous la forme d'un journal hagiographique par son proche disciple Siva Pratâp Narâyan, publié et édité sous le titre Yâdon ke ujâle (1973).
/241 La succession officielle de Raghubar Dayâl par son fils aîné fut officiellement ratifiée le treizième jour après la mort du premier, le jour où les Hindous orthodoxes célèbrent le rite de pindadân pour l'âme du défunt ; en suivant les indications revues en rêve par ses plus proches disciples, le rite dastârbandi ou "réalisation du turban" a été célébré par un certain nombre de personnes choisies et de membres de la famille, lui conférant le rang de délégué pleinement reconnu. Ce rite est généralement célébré pendant la vie du prédécesseur et sous sa supervision directe. Voir JC, pp. 522-3.
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satsañg de Kanpur ait été, officiellement, maintenu en vie par Jaya Devi, veuve du défunt Câcâjî, /242 le nombre de ses auditeurs diminua en l'absence d'une figure centrale tandis que plusieurs de ses fidèles les plus proches commencèrent à suivre les rassemblements organisés par Brj Mohan Lâl à Fatehpur. Au printemps 1949, ce dernier contracta une grave maladie mais se rétablit après avoir fait un séjour à la station d'altitude de Nainital dans la région Himâlayenne de Kumâun.
En 1951, sa femme Sakuntala Devi tomba gravement malade et fut envoyée à Lucknow pour traitement médical. À la fin de cette année là, Brja Mohan Lâl prit sa retraite de son poste au gouvernement et s'établit à Lucknow avec sa famille, dans la maison d'un fidèle local ; il décida de consacrer les dernières années de sa vie à l'instruction de ses disciples, l'organisation du satsang et du bhandârâ annuel. De la fin de 1951 au début de 1955, Lucknow redevint alors une fois de plus, après un siècle, le centre de la Mujaddidiyya où les membres de l'Uttar Pradesh, de Delhi, du Madhya Pradesh, du Rajasthan et du Bihar avaient l'habitude d'affluer pour assister aux réunions du dernier saint remarquable de la silsila. Ce furent les années de la plus grande popularité de l'ordre pendant lesquelles Brja Mohan Lâl entreprit de multiples voyages vers les nombreux sites où se concentraient ses disciples, aidant ses successeurs désignés, instruisant ses nombreux fidèles dans les principes de base de sa méthode. La forte autorité de ce

/242 Elle est décédée en juin 1950, des suites de blessures subies lors de la chute l'un cyclopousse. Cf. JC p. 529.
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dernier personnage remarquable de la lignée Hindoue, lui permit de constater les tendances centrifuges qui s'étaient manifestées après la mort des deux saints de la génération précédente, et de maintenir avec succès la communauté étendue de fidèles, unifiée sous son autorité. Les grands bhandhârâs tenus à Lucknow en 1951, 1952 et 1953, sous le patronage de Shâh `Abd al-Ghani Khân et de son fils Shâh 'Abd al-Ghaffar Khân/243, furent probablement les plus grandes rencontres de l'histoire de cette tarîqa. Ils ont vu un grand nombre de fidèles, y compris de nombreux musulmans, participer à un programme de trois jours qui comprenait des conférences publiques sur les épopées Hindoues par des prêtres brahmana, sur le Corân et sur le Mathnawî de Maulânâ Jalâl al-Dîn Rûmi par des érudits musulmans./244
Au début de l'été 1954, après le bhandhârâ annuel à Fatehgarh, Brja Mohan Lâl partit, avec une centaine de disciples, à Rishikesh où ils restèrent en retraite spirituelle pendant près de deux semaines. Durant les derniers jours, une réunion de trois ou quatre heures se tenait chaque après-midi, au cours de laquelle il livra, à un auditoire choisi, des directives détaillées au sujet des principes essentiels, des méthodes et des secrets spirituels (asrâr-i rûhâniyat, l'âdhvâtmika rahasya) de l'ordre/245.
/243 Le Shah âgé n'était plus capable, à ce moment là, d'assister à la réunion mais lui a donné ses bénédictions.
/244 Bien que les hagiographies affirment que ce programme fut établi selon les instructions secrètes de Raghubar Dayâl, l'authenticité de ces affirmations est très discutable et tout cela apparaît plutôt comme une contribution à la constitution laïque de la République de l'Inde, nouvellement née, afin de promouvoir l'harmonie communautaire au sein du peuple, conformément à l'idéologie dominante du Parti du Congrès au pouvoir. En fait, les réunions de 1952 et de 1953 seront les seules de ce type.
/243 Roshan-i Chirâgh, pp. 50-1.
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Cette réunion et les suivantes à Lucknow et Bhogâon devaient titre ses dernières apparitions publiques importantes. Au début de janvier 1955, Brja Mohan Lâl partit pour ce qui allait être son dernier voyage qui le conduisit à Shajahanpur, Bareilly, Muradabad, Delhi/246 et finalement Bombay, où il mourut des conséquences d'une tuberculose prolongée dans la soirée du 18 Janvier 1955, tout en étant immergé dans la méditation au milieu d'un groupe de fidèles locaux. Son corps fut ramené par train à Lucknow où les derniers rites (namâz-i janâza, antyesti) lui furent administrés par un ecclésiastique musulman, puis incinéré selon la coutume Hindoue./247
Après sa mort, la direction de la tarîqa est passée à Omkâr Nâth (né en 1933), fils aîné de Brja Mohan Lâl et sâhib-i waqt à la résidence son grand-père à Kanpur, jusqu'à nos jours. Cependant, cette décision posthume, prise par les disciples les plus intimes peu de temps après la mort de Brja Mohan Lâl, ne pouvait empêcher le processus graduel de dissolution et de dispersion de ce cercle, jadis très nombreux. L'absence d'un successeur distingué parmi les disciples et les fidèles de Hudûrwâlâ laissa de nouveau un vide qui, inévitablement, entraina encore des divisions envenimées par les tensions factionnelles et les ambitions individuelles de quelques disciples. Un certain nombre de petites assemblées de satsang ont néanmoins survécu dans différentes parties du pays. Dans le quartier Âryâ Nagar de Kanpur, à Raghubar Bhavan, l'ancienne résidence de Raghubar Dayâl, plusieurs traditions originales semblent être restées très vivantes et n'attendent, peut-être, qu'un moment propice pour leur résurrection.
/246 A cette occasion Brj Mohan Lâl incita un groupe de fidèles à rendre hommage aux tombes des saints Naqshbandi, ancêtres de la silsila, comprenant Khwâja Bâqî Billâh, Shâh Nûr Muhammad Badâyûni et Mîrzâ Mazhar Jân-i Jânân. Ibidem, p. 53.
247 Ibidem, pp.62-4
		

		


The Golden Chain of Naqsbandi Sufis (R.K. Gupta)



[C’est la version étendue et modifiée 42 d’un exposé antérieur titré « Yogis in silence – The Great Sufi masters » 43.

Lire « The_Golden_Chain.pdf » rend compte du parfum propre à la Voie mystique44. Après sa belle Préface on reprend ici les sections relatives à quelques figures jugées importantes. Elles ponctuent une filiation qui en comporte quarante.

« The_Golden_Chain.pdf » avec images téléchargeable

sous /M. Voie mystique /téléchargements histoires de filiations.

Il s’agit de Naqshband -1389 qui donne son nom à la lignée des maîtres, de Baqi Billah -1603 qui introduisit la filiation en Inde, de Sahindi -1624 le « Mujaddid » refondateur, de l’influant al-Mazhar assassiné en 1781, de Hujur maharaj -1907 qui opère un premier transfert élargissant hors religion la Voie aux frères indiens Ramchandra -1931 et Raghuvar -1947, parallèlement à son fils ‘Le Sufi’ -1952 , ce dernier vénéré par Radhamohan -1966.

Radhamohan opéra un deuxième transfert en élargissant l’accès à la Voie à l’Occident grâce à Lilian Silburn -1993.]

Preface

“In the name of Allah, the most Gracious, the most Merciful”

The treasure of all attributes and qualities,

All the praise be upon You,

Whatever is there in all the universes,

It has all been given by You;


The most Gracious, the most Merciful,

Lord of all the universes is You,

It is You, we worship and call,

Our Guide to straight path is You;


Lead us to the path of blessed ones,

Not of those, who are misguided,

We seek Your Grace and Mercy,

Let us be protected and be guided.


O the most Gracious and Merciful! Shower a part of the Mercy and Grace on Your this humble servant, which You have showered on the elders of this Silsila-e-Aaliya Naqshbandiya Mujaddidiya Mazhariya Ramchandriya. Amen! Amen! Amen!

Sufism is no ism; it is neither any cult nor any creed. Simply stated it is ancient wisdom. Sufism is as old as humanity. Traditionally, however, Sufism has been associated with Islam. Although Sufi saints existed even before Prophet Muhammad, but before the Prophet they were not called Sufis. It was only after a few centuries that they were called Sufis. Sufism means acquiring inner knowledge, the enlightenment that could enable one to realise the Truth, which is also the underlying objective of all the religions. This being central to all religions, the Sufi fundamentals existed in all religions and, therefore, Sufism travelled beyond the borders of religion. The Sufis have been assimilating the best of various practices and thoughts in order to attain perfection. Sufism is spiritual activation and evolution through participation, practice and self-experience. The essence of Sufism lies in keeping to the right path and attaining perfection.

Hajrat Abu Yazid al-Bistami (Bayazid) has said that the only way to the Almighty is to ‘leave yourself and come’, which means to leave one’s self interest in this world and the Hereafter, leaving everything other than the Almighty behind. The Sufi is one, who has emptied himself of everything, who has left everything behind, except what he really is. He has removed all the dust and the rusting from the mirror of his heart, which now shines with Divine Glory and reflects God’s Presence.

The Sufis want to be nothing. It is their ideal to lose all their identity i.e. the complete sacrifice of the self, the ego. But then the Sufi is a complete man, with his essential personality reflecting from deep within. Sirajudin, a scholar from Kashmir has said, the Sufi is a rose among roses and a thorn among thorns. Khwaja Hasan Sani Nizami, Sajjadanashin (page 5) of Hajrat Nizamuddin’s Dargah has said: ‘A Sufi is liberal like the ocean, kind like the Sun and humble like a river.’ As Maulana Rumi has said, the Sufi is drunk without wine; he is lost in his Master’s love. He is sated without food; shows opulence in poverty; joy in sorrow and loves even his enemies.

They are the people from this world but still not of this world. Their ideal is to be free from ego manifested in various forms such as ambition or pride. They live for social harmony with equal respect for all religions, for they see the same quest for the Truth underlying all religious practices but at the same time not having blind obedience to customs and rituals. Sufis, therefore, lay stress on the unity of inner teachings of all religions rather than on their outer form. Conforming to the outer form of religion is important for Sufis only to the extent that it does not inhibit their spiritual progress. Their real objective is to grow beyond religion, to understand the real meaning of the religion and to realize the Truth through their own experience.

The spiritual progress is based on knowledge, which in turn is based on movement. The capability to act lies in the soul. Contact of soul with the physical matter is, therefore, necessary so that on the basis of experience, it may acquire knowledge of the world and thereafter the knowledge of the Truth. A physical body is necessary for realisation. The soul needs an outer covering, the physical body; just as for a seed the outer shell is necessary. If a seed is sown without its outer covering, it will not sprout; it will not grow into a tree. Similarly, the soul also cannot realise the Truth without a physical body. The experience of pain and suffering enables one to understand pain and suffering of others and develop sympathy and kindness for them. It is a process of constant evolution and achieving perfection as a true human being.

This desire to become perfect, to remove all imperfection is love. Spiritual perfection lies in removing imperfection of one’s conduct. The love for the saints of God is explained because of their perfection in conduct and, therefore, people are attracted towards them. The love for God is also explained similarly, because the God is the most Perfect. He has created the universe and He runs it perfectly. One, who does not understand it, lives in the world with anguish, pain, suffering and sorrow; he lives miserably. One, who has this knowledge, also lives like an ordinary person in the world, but he lives with the understanding that the world has been created by the God, the Lord of the universe, who is running it perfectly. This understanding makes him live happily in the world in accordance with His desire and it results in love for God, reflecting in universal love.

Sufis are lovers; they are Beloved of God and for lovers observing proper etiquettes (Adab) is the first necessity. Sufis, therefore, attach a lot of importance for respect towards their Master and believe in a very strong Master-disciple relationship. For Sufis the existence of God is reflected in the existence of their Master and in the form of their Master it is the God, who guides them on the way. Mahatma Radha Mohan Lalji has said that ‘the way of training of Sufis is not exclusive to them alone; in Gita it is described in a similar way. Except that the Sufis developed a system of Tavajjoh (transmission of spiritual energy from heart to heart by focusing one’s attention), which is the only difference.’ Through Tavajjoh, (page 6) the spiritual experiences of the Master and other elders of the chain and secrets are revealed in the heart of the disciple and he makes very fast progress. While in other systems seekers generally have to make effort themselves, Sufi seekers receive their spiritual nourishment through their Masters, which helps them to grow and bloom fast. Various Sufi Orders adopt different practices for Sadhana (effort) and for transmission of spiritual vitality and based on that they are known to belonging to different Orders, which are about forty-one, the main being Naqshbandi, Chishti, Qadri and Suhuravardi.

The first Sufi to visit the undivided India was Hajrat Ali al-Hujviri (Data Ganj Bakhsh). Sufism, however, entered in the present day India with Khwaja Muinuddin Chishti (Khwaja Garib Nawaj), who came to India in the middle of twelfth century AD. It is said that pleased with Khwaja Muinuddin, Sheikh Ibrahim Qandozi transmitted to him his spiritual energy. This sacramental act of ‘transmission’ of spiritual energy was symbolized by an outward act of handing over a piece of bread, which Sheikh Ibrahim first chewed it himself and then gave it to Khwaja Muinuddin for him to eat. This caused in one moment, a complete and lasting transformation in Khwaja Muinuddin’s life. Khwaja Muinuddin thereafter sold all that belonged to him and distributed the money so realized among the poor and needy and entered India through Samarqand and Bukhara, taking initiation on the way at the hands of Sheikh Uthaman Haruni. Chishti saints observe ‘Chilla’ of forty days, during which they try to observe silence, eat little and try to spend most of their time in prayers and meditation. Music (Qawwali) also forms an important part of their Sadhana, through which they enter in a state of ecstasy. Some of the other famous saints of this Order are Sheikh Qutubuddin Kaki, Baba Farid, Hajrat Nizamuddin Auliya and Sheikh Nasiruddin (Chirag Delhi), whose followers run into millions and this is now the most popular Sufi Order in India.

The other main Sufi Orders to enter India after Chishti were Suhuravardi, Qadri and Naqshbandi. Sheikh Bahauddin Zakariya introduced Suhuravardi Order in India. He was a contemporary of Sheikh Qutubuddin Kaki and maternal grandson of Hajrat Abdul Qadir Jilani, the founder of the Qadri Order of Sufis. The Qadri Order was introduced by Sayyed Muhammad Ghawth in the beginning of the fifteenth century AD. Hajrat Miya Mir (1550- 1635) of this Order acquired great fame in Punjab. It is well known that the Sikh saint Guru Ramdas had requested Hajrat Miya Mir to lay the foundation stone of Hari-Mandir Sahib in Amritsar and Hajrat Bulleh Shah is one of the most famous saints of the Qadri Order, whose songs and verses have captured everyone’s heart in India.

Naqshbandi Sufi saints were the last to enter India. They moved from Mecca-Medina to Iran, Uzbekistan and from there to India. Samadhis (tombs) of many of the great saints of this Order namely Hajrat Ghujdawani, Hajrat Ajijan, Shah Baha’udin Naqshband and others are located in Uzbekistan, which during the last two decades have been renovated by the President of Uzbekistan and made beautiful. Lots of seekers visit these tombs to receive their grace. The first Naqshbandi Sufi saint to visit India was Hajrat Baqi Billah, who came to India in the sixteenth century AD and resided in Delhi. This Order is a little different than others in that it lays more stress on silent Sadhana. To create love in the heart of seekers is the peculiarity of this Order. The Satguru through his higher spiritual energy creates love in the heart of the disciple. The soul attracts the soul in this Order. The essence of the Sadhana in (7) this Order is to empty oneself of everything so that the Truth can be realized in one’s heart. Spiritual progress in this Order is based on activation and energisation of spiritual chakras (solar plexus), which is done through Tavajjoh. To perceive the Unity of God in one’s heart is the essence of the Sadhana in this Order.

The great revolutionary saint of this Order, Hajrat Shah Maulana Fazl Ahmad Khan (Hujur Maharaj) appointed Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj (Janab Lalaji Maharaj), a Hindu, as his spiritual heir and gave him ‘Izazat Tamma’ (the complete authorization) and through him promulgated this Order amongst the Hindus. He also said that this esoteric knowledge of Sufi Saints in fact belonged to the ancient Hindu saints, which was lost in oblivion and is being now reintroduced amongst them. The Gita was revealed in the battlefield with both the sides facing each other and after the conch had been blown. Gita has 700 verses, which would take at least a hour or two even to simply recite them, and it is most unlikely that the enemy would have waited for them to finish their dialogue. In fact it is an example of one of the most powerful Tavajjoh by Lord Sri Krishna to Arjun, where the transmission of Gita took place at the spiritual level. In this context it is also important to mention that Lord Sri Krishna states in Chapter 4 (Shloka 1 and 2) of Gita states that, ‘This knowledge was given in the past to Vivaswan, from Vivaswan it passed on to Manu and Manu passed it on to Ikshwaku. This knowledge thus passed on in succession from one to another, but was lost in oblivion with the passage of time.’ It was once again lost after it was given to Arjun, which has been reintroduced by Hajrat Paigamber Muhammad Sahab.

The essential elements of Sufi Sadhana are found in abundance in the Qur’an. The mystique tendencies seen in some of the companions of Hajrat Muhammad Sahab are supported and justified by the Qur’an. The tendency to deny worldly pleasures and immense fear of God is found in abundance in the early Muslims and especially in the Sufis. In their spiritual progress Japa, Tapa and Sadhana occupied a prominent place. The Naqshbandi Sufi Order, however, has been continuously making improvements and as a result love, devotion and blessings of Master have been gaining more and more importance in the spiritual progress of seekers.

This Order acquired its name ‘Naqshbandi’ after Hajrat Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.). It is said that Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) insisted that he be given a Path that will lead anyone who travels on it straight to the Divine Presence. He was asked why he was entering this path. Shah Baha’uddin replied, “Whatever I say or wish should happen.” He was answered, “That would not be. Whatever We say and whatever We want is what will happen.” Shah Baha’uddin said that he could not do that and that he must be permitted to say and do whatever he liked; otherwise he would not want this path. He then received the answer “No. It is whatever We want to be said and whatever We want to be done that must be said and done.” Shah Baha’uddin again insisted on whatever he says or whatever he does is what must be. He was then left alone for fifteen days and he entered a state of tremendous depression. Finally he experienced a great vision and heard a voice saying, ‘O Baha’uddin! You are granted what you have asked.’ He was overjoyed as he was given the path that led anyone traveling on it straight to the Divine Presence and this was the path of activation of the Qulb and thereby entering into constant remembrance of God through ‘Anahad Nad’. (8) Activation of Hriday Chakra (Qulb) by leaving aside the lower chakras helps the seeker in making very fast spiritual progress as the Hriday Chakra in turn activates and energizes all other higher chakras.

Further improvement was made by Hajrat Mujaddid Alifsani (Rah.), who adopted the practice of moving from Hriday Chakra directly to Agya Chakra, leaving aside the in between chakras. Hajrat Mirza Janjana gave prominence to the grace and blessings of the Master in the above process and gradually the role of the Master became more and more important in the spiritual progress of the disciple. Keeping the needs of present time in view Mahatma Ramchandraji Maharaj, further simplified the path making love for the Master alone sufficient for the seeker to reach the God. Mahatma Dr. Chandra Gupta moved a step ahead by saying that there was no difference between the Master and the God; the Master is only a mask, behind which was the God, the essence of the Master being the essence of God. Thus this Order has embraced the principle of non-duality (Unity of Existence) of the Vedanta and developed into a simple but extremely effective way of Sadhana. Because of their contribution in simplifying and bringing it to the present form this branch of the Order is known as te Naqshbandiya Mujaddidiya Mazhariya Ramchandriya (NaqshMuMRa) branch of the Naqshbandi Sufi Order.

In the book some abbreviations have been used with the names of the Sufi saints to show proper respect to them. These are: (Sal.) for Sallahu Alaihivassalam, which is used with the name of Hajrat Paigamber Muhammad and it means the Grace and Protection of God be with him; (Raj.) for Raji Allah Anahu, which is used for the family members of Hajrat Paigamber Muhammad and his companions and it means that the God be pleased with them; (Rah.) for Rahmatullah Alaihi, which is used with the names of great Sufi saints and it means that the Mercy of God be upon them; (Q.S). for Quddas Sirrahu, which is used with the names of Sufi saints and it means that their nature and habits be pure and (Ala.) for Alaihissalam, which is used for other prophets and angels and it means that the God’s protection be for them.

I am obliged and pay my sincere thanks to all the authors and writers whose books and web-sites have provided me the invaluable material for this book. My previous book “Yogis in Silence” provides some material about their lives and their preaching in respect of saints from Hajrat Bayazid up to Dr. Chandra Gupta. The present book, however, begins with Hajrat Prophet Muhammad and covers the Sufi saints of the NaqshMuMRa branch of the Golden Chain of Naqshbandi Sufis up to Mahatma Shri Krishna Kumar Gupta and has been written in simple language keeping in mind the ease of reading and the liking of the present day readers. Material in respect of saints before Hajrat Fazl Ahmad Khan Sahab is generally not available easily and, therefore, attempt has been made to include information about them in some details. In this effort details about their birth, death, their preaching, photos of their tombs and location thereof etc. has been given to the extent possible with a hope that this would make the reading of the book a bit more interesting and useful. Keeping the volume of the book in mind information in respect of saints from Hajrat Fazl Ahmad Khan Sahab onwards has been given in brief. (9)

This work of my Guru Bhagwan is presented at his pious feet. Mistakes and shortcomings, if any, are due to my unworthiness, for which I seek the forgiveness of the wise readers. They are invited to visit the website www.sufisaints.net and are welcome to give their suggestions and comments on rkgupta51@yahoo.com or on +91-9899666200/011-22718010. His humble servant, R.K.Gupta

[…]

Shah Baha’uddin Naqshband (-1389)

“YA ILAHI! MUJHSE AMALE SHANIYA KO CHUDA, SHAH BAHA’UDDIN AKMAL BADSHAH KE VASTE”

(O God! Make me free from all the vices,

For the sake of pious and perfect Shah Baha’uddin)

Hajrat Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) was born in a village called Qasr-al-Hinduvan, which later came to be known as Qasr-al-Arifan, near Bukhara in 717 AH (year 1317) or on 14th of Muharram 718 AH (18 March 1318). Before his birth, when Hajrat Baba as-Samasi (Rah.) used to pass by Qasr al-Arifan, he used to say that “Here I smell the fragrance of a Spiritual Knower who is going to appear and after whose name this entire Order will be known.” One day he passed the village and said, “I smell the fragrance so strongly as if the Knower has now been born.” After three days the grandfather of a child visited him with his grandson. This child was Muhammad Baha’uddin. Hajrat Muhammad Baba as-Samasi (Rah.) looked at the child and said to his followers that this child is the Knower about whom he was talking. He also said that the child is going to be a guide of all humanity, whose attainments are going to benefit every sincere and pious person and that “The heavenly knowledge that Allah is going to shower on him will reach every house in Central Asia. Allah’s name is going to be engraved (Naqsh) on his heart and the Order will take its name from this engraving.”

At the age of eighteen, Shah Baha’uddin (Rah.) visited Hajrat Baba as-Samasi (Rah.) and received his blessings. By this time Hajrat Baba as-Samasi (Rah.) had grown quite old and was about 130. Shah Baha’uddin (Rah.) was already a recipient of his grace. He was, therefore, accepted by Hajrat Baba as-Samasi (Rah.) as his spiritual son. Hajrat Baba asSamasi (Rah.) asked Hajrat Amir Kulal (Rah.) to take him (Shah Baha’uddin) under his tutelage and to take care of his spiritual progress saying that he (Hajrat Amir Kulal) should not relax in teaching him, failing which he (Baba Samasi) would not forgive him.

It is said that in the beginning Shah Baha’uddin (Rah.) was attracted towards someone. Once when he was sitting in seclusion with his friend, heavens opened and suddenly he heard a grand voice asking him, “O Baha’uddin! Is it not enough for you to leave everyone and to come to Our Presence alone?” This voice had a deep impact on him reducing him to a state of trembling. He ran away from that house and in the darkness of night jumped in a river and took bath as a token of his repentance. With a wailing heart he offered the prayers (Namaz) as if he was in Divine Presence. Everything was opened to his heart in a state of unveiling. All this had a great impact on him. He felt as if the whole world had disappeared from his eyes and he is praying in the Presence of God.

In respect of time spent by him with Hajrat Baba as-Samasi (Rah.), he used to say that he would get up three hours before the time of morning prayers (Namaz-e-Fajr), take ablution, and after making Sunnah prayers, go into prostration, supplicating God praying: ‘O my Lord, give me the power to carry the difficulties and the pain of Your Love.’ One day Baba as- (101) Samasi (Rah.) looked at him and asked him to change the method of his supplication. He asked him to say, ‘O Allah, grant Your Pleasure to this weak servant.’ Baba as-Samasi (Rah.) said that the God doesn’t like ‘His’ servants to be in difficulties. Although ‘He’ in His Wisdom might give some difficulties to His servants to test them, the servant must not ask to be in difficulties. This would be disrespectful to the Almighty. His servant should pray, O God, grant Your pleasure to this weak servant.'

It is said that Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) insisted that he be given a Path (Tariqat) that will lead anyone who travels on it straight to the Divine Presence. He was asked why he was entering this path. Shah Baha’uddin replied, “Whatever I say or wish should happen.” He was answered, “That would not be. Whatever We say and whatever We want is what will happen.” Shah Baha’uddin said that he could not do that and that he must be permitted to say and do whatever he liked, otherwise he would not want this path. He then received the answer “No. It is whatever We want to be said and whatever We want to be done that must be said and done.” Shah Baha’uddin again insisted on whatever he says or whatever he does is what must be. He was then left alone for fifteen days and he entered into a state of tremendous depression. Finally he experienced a great vision and heard a voice saying, ‘O Baha’uddin! You are granted what you have asked.’ He was overjoyed as he was given the path that led anyone traveling on it straight to the Divine Presence.

[Tomb premises of Khwaja Shah Baha’uddin Naqshband (Bukhara)]

Shah Baha’uddin said that “Once I was in such a mental state that I lost all interest in Ibadat (the state of spiritual constipation), which continued for six-months. I developed firm belief that spiritual knowledge was not for me. In that state of helplessness I thought of taking (102) to some worldly occupation that on the way I saw this couplet written on the gate of a mosque: : E DOST BEYA KI MA SURAEM, BEGANA MASHAU KI AASHNAEM”- meaning thereby that “We are your friend, come back to Us, Do not behave like strangers, We love you.” This immediately changed my mental state.

Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) said that once he was in a state of Attraction and absent-mindedness, moving here and there, not knowing what he was doing. In that condition he got an inspiration to go to the house of his Sheikh, Sayyed Amir Kulal (Rah.). It was a pitch-dark night with no moon or stars showing. When he reached his Sheikh’s house, his feet were torn and bleeding from thorns. Sayyed Amir Kulal (Rah.) was sitting with his friends. On seeing him there, he asked his followers to take him out, as he did not want him in his house. They put him out. The air was very cold and Shah Naqshband had nothing on him but an old leather cloak. He felt that his ego was revolting, trying to betray his trust in his Sheikh. Shah Naqshband, however, overcame his ego with Almighty’s Divine care and His Mercy, which were his only support in carrying this humiliation in the Cause of Allah and the Cause of his Sheikh. Shah Naqshband felt so tired and depressed that he put the state of humbleness at the door of pride, placed his head on the threshold of the door of his Sheikh with a firm resolve that he would not remove it until his Sheikh took him back under his kind care. Snow and the chilled air froze Shah Naqshband. His heart, however, was filled with the warmth of the love for the Divine and the love for the door of the Divine, his Sheikh. In the early morning Hajrat Sayyed Amir Kulal (Rah.) stepped out of the door and without seeing him physically put his foot on Shah Naqshband’s head, which was still on his threshold. His heart was filled with pity. He immediately withdrew his foot, took Shah Naqshband inside his house and blessed him to be dressed with the dress of Happiness. He said, ‘You have been dressed with the dress of Divine Love. You have been dressed with a dress that neither my Sheikh nor I have been dressed with. Allah is happy with you. The Prophet is happy with you. All the Sheikhs of the Order (Silsila) are happy with you…’ Then with great care and delicacy he pulled the thorns from Shah Naqshband feet and washed his wounds, filling his heart with divine knowledge and bestowing upon him the most valuable spiritual treasure.

Shah Naqshband said that in the beginning of his journey on the path, he was inspired to visit the grave of Sheikh Ahmad al-Ajgharawa. When he reached there, two unknown persons were waiting for him with a horse. They put him on the horse and directed the horse to the grave of Sheikh Mazdakhin. On reaching there Shah Naqshband started meditating and connecting his heart to the heart of Sheikh Mazdakhin. He entered into a vision that a huge throne appeared with a gigantic man sitting on the throne. He felt that he knew the gigantic man, who was appearing in all the directions wherever Shah Naqshband turned his face in this universe. A large crowd surrounded him including Sheikh Muhammad Baba as-Samasi and Sayyed Amir Kulal. Shah Naqshband felt bewildered with both fear of his exalted presence and love for the beauty and attraction of the gigantic man. It was revealed to Shah Baha’uddin Naqshband that this great man who nurtured him on the spiritual path was Sheikh Abdul Khaliq Ghujdawani, who was looking at his soul when it was still an atom in the Divine Presence and that he was under his spiritual training. It was also revealed to him that the crowd included the Sheikhs of the Order, Sheikh Ahmad; Kabir al-Auliya; Arif Rewakari; (103) Ali Ramitani; and Shah Naqshband’s Sheikh, Muhammad Baba Samasi, who in his life gave him Hajrat Azizan’s cloak.

It was revealed to him that this cloak, which was given to him a long time ago and was still lying in his house, had saved him from many afflictions in his life. He was asked to give this cloak to his Sheikh Sayyed Amir Kulal. He then learnt about Sulook (wayfaring), its beginning, middle and end from Sheikh Abdul Khaliq Ghujdawani, who also said, ‘You have to adjust the wick of your self in order that the light of the unseen can be strengthened in you and its secrets can be seen.’

The next day Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) went to his house and enquired about the cloak. When he saw the cloak a state of ecstasy (internal melting) overpowered him. He took the cloak to his Sheikh Sayyed Amir Kulal (Rah.). He kept silent for some time and then he said, ‘This is the cloak of Hajrat Azizan. I was informed last night that you would be bringing it to me, and I have been ordered to keep it in ten different layers of covering.’ Then he ordered Shah Naqshband to enter his private room and blessed him with the Silent Jikr in his heart.

As ordered in the vision Shah Naqshband kept the way of Silent Jikr, which is the highest form of Jikr. In addition, he used to spend time in the company of other external scholars to learn the Sciences of Divine Law (Shariya) and the Traditions of the Prophet (Hadits), and to learn about the character of the Prophet and his Sahaba (companions), which resulted in a big change in his life.

[Thousand year old mulberry tree in the Tomb premises of Shah Naqshband (Bukhara)]

(104) It is mentioned in the book ‘al-Bahjat as-Saniyya’ that from the time of Mahmud al-Faghnavi to Sayyed Amir Kulal they practiced loud Jikr when in assembly and silent Jikr when alone. However, Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) kept only the silent Jikr. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) used to leave and go to his room to practice silent Jikr even when his Sheikh Sayyed Amir Kulal (Rah.) and his other disciples were engaged in practicing loud Jikr. The other disciples were somewhat upset with it. It is reported that Sayyed Amir Kulal (Rah.) once said, “Whoever was keeping bad thoughts about my son Baha’uddin was wrong. Allah has given him a secret that no one was given before. Even I was unable to know it.” Sayyed Amir Kulal (Rah.) then told Shah Baha’uddin Naqshband that he had fulfilled the order of Sheikh Muhammad Baba as-Samasi to raise him and nurse him until he (Shah Naqshband) surpassed him. Sheikh Sayyed Amir Kulal then gave him complete permission to obtain knowledge from other Sheikhs.

Shah Naqshband once said that he met a lover of Allah who advised him to burden his ego and to test it. If it loses food for one week, he must be able to keep it from disobeying him. He also asked him to help the needy, to serve the weak, to motivate the heart of the brokenhearted and to keep humbleness, humility and tolerance. Shah Naqshband kept his orders and spent many days in that manner. Then he ordered him to take care of animals, to cure their sicknesses, to clean their wounds, and to assist them in finding their provision. Shah Naqshband kept on that way until he reached the state that if he saw an animal in the street, he would stop and make way for the animal.

Shah Naqshband was then asked to look after the dogs of this Association with truthfulness and humility, and to ask them for support, as because of his service to one of them he would reach great happiness. Shah Naqshband followed this order. One day when he was in the company of one of them, he felt a great state of ecstasy. Shah Naqshband began to cry in front of the dog until he fell on his back and raised his forepaws to the skies and started emanating a very strange voice. Shah Naqshband raised his hands in supplication and began to say ‘Amen’ in support of him until he became silent. This opened a vision for Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.), which brought him to a state in which he felt that he was part of every human being and part of every creation on this earth.

When Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) got new clothes he would give them to someone else to wear. After they were used by him he would borrow them back.

Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) took all kinds of precautions in regard to his food. He would grow barley himself for his food, harvest it, grind it, make the dough, knead it and bake it himself. Scholars and seekers of his time considered themselves to be fortunate to eat from his table. He cooked for the poor and invited them to his table, serving them with his own holy hands and urging them to take the food in remembrance of the Almighty. He said that one of the foremost ways to the Presence of Allah is to eat with Awareness. The food gives strength to the body, and to eat with consciousness gives purity to the body. He loved the poor and the needy and urged his followers to earn money through lawful means and to spend that money for the poor.

(105) He used to fast most of the days. If, however, a guest visited him and he had something to offer him, he would give him company, break his fast and eat with the guest. He followed Sheikh Abul Hasan Khirqani (Rah.), who said in his book-The Principles of the Way and the Principles of Reaching Reality, “Keep harmony with friends, but not in sinning”, which meant that if you were fasting and someone came to you as a friend, you must sit with him and eat with him in order to keep proper company with him. The reason behind the principle is that one should conceal fasting, and Ibadat. If one reveals it, for example by saying to the guest, ‘I am fasting,’ then pride may enter and ruin the fast.

One day Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) was offered a cooked fish, which he gave to poor people with him. Among them was a very pious boy who was fasting. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) gave the fish to them and asked the boy to sit and eat. The boy, however, refused in spite of repeatedly being told. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) offered to give him reward of the whole of his Ramdan, but the boy still refused. He then said, “Bayazid alBistami was once burdened with a person similar to you.” The boy was thereafter seen running after the worldly life.

The incident referred to by Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) concerned Hajrat Bayazid’s servant and Sheikh Abu Turab an-Naqshabi, who invited the servant to sit and eat with him. The servant said, “No. I am fasting.” The servant refused to eat even for the reward of two years of fasting. Hajrat Bayazid (Rah.) then said, “Leave him. He has been dropped from Allah’s care.” Later his life degenerated and he became a thief.

In regard to the limit worship can reach, Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) once narrated an incidence concerning Muhammad Zahid who was a truthful seeker, and himself. They had gone out to a desert for digging. While working they entered into such intense spiritual discussion that they forgot about the digging. Muhammad Zahid desired to know the limit that worship can reach. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) said, ‘Worship reaches such perfection that the worshipper can say to someone ‘die,’ and that person will die’. Saying this he inadvertently pointed at Muhammad Zahid. Immediately Muhammad Zahid fell down dead. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) was very worried as due to heat of the desert Muhammad Zahid’s body was deteriorating fast. Just then an inspiration came to his heart that he should say to him, ‘Ya Muhammad, Be Alive!’ Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) said it to him thrice and slowly Muhammad Zahid’s spirit began to enter his body, and life began to show its sign. When Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) informed his Sheikh about this incident, he said that the God had given him a secret that was not given to anyone else.

Sheikh Alauddin al-Attar (Rah.), the successor and spiritual heir of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) said that once when Shah Naqshband was sitting on top of a hill near a village, it came to his heart that all Kings of this world should bow to saints because of the honor given to them by the Almighty. Hardly this thought had crossed his mind that the King of Transoxiana, Sultan Abdullah Kazgan, who had come around for hunting, appeared before Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) with great humility. The King mentioned that he smelled a very pleasant fragrance, following which he had come there in the presence of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.), who was sitting in the midst of a powerful light.

(106) It is related to Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) that one of his followers received news that his brother Shamsuddin had died. When this was mentioned before Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.), he said it was impossible, as he could presence. He had hardly finished these words that Shamsuddin appeared there.

One of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.)’s disciples Sayyed Mahmud narrated that one night he saw the Prophet (Sal.) in his dream, with a man of majest him. He urged to the Prophet (Sal.) that he did not have the honor to be his companion and asked him what he could do to approximate that honor. The Prophet (Sal.) told him to follow Shah Baha’uddin Naqshband sitting by his side and to keep company with him. Sayyed Mahmud had never seen him before. On waking up he wrote his name and his description in a book and kept it in his library. After a long time, when Sayyed Mahmud was standing in a shop, he saw a man with luminous and majestic appearance come into the shop and sit in a chair. When he saw him, he recollected that dream and asked him if he would honor him by visiting and staying with him in his house. He accepted and began to walk in front of Sayyed Mahmud, who was overawed by his presence. He took the path directly to Sayyed Mahmud’s house, walked inside and went straight to the library and took out one book from amongst the hundreds of books. He gave the book to Sayyed Mahmud telling him what he had written in the book. This caused Sayyed Mahmud to be engulfed with divine light. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) then initiated and accepted him as his disciple.

[Tomb of Khwaja Shah Baha’uddin Naqshband (Bukhara)]

Once a person requested Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) to make spiritual progress. His answer was strange. He asked that man to stop reading any religious book or scriptures and leave his presence at once. Another person, who was also (107) present there, was very upset with the behavior of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.). He expressed his annoyance to Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.), who desired to demonstrate the reason behind his peculiar behavior to that man. Immediately a bird entered that room. Not finding the way out, it started flying around in the room. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) was looking at the bird and just when the bird sat near the only window open in the room, he clapped loudly. Confused by the sudden noise, the bird immediately fled towards the open sky through the window. Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) then said, “Surely the sudden noise would have not only confounded the bird but would have also frightened it and that resulted in finding the way to escape, don’t you agree?”

Once an envoy was scheduled to visit the Sultan of Bukhara. The Sultan invited Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) for consultation and advice but he refused stating that he was dependant on the air of Qasr al-Arifan, which he cannot bring with him. Sultan got annoyed with this reply of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) but it so happened that the visit of the envoy got cancelled due to some unforeseen circumstances and the matter got diluted. A few months later when the Sultan was sitting in his court, someone jumped at the Sultan to kill him. At once Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) appeared in the court and snatched away the sword from that man. Sultan expressed his gratitude saying, “In spite of your impudence (refusal to attend the court at the time of visit of that envoy), I am indebted to you.” Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) replied, “Those, who know, their humility is in appearing at the time of need and not in waiting upon people, who are not going to come.”

Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) twice went on Haj pilgrimage. He passed away in 1389. His tomb is in Bukhara and is grandly built. Thousands of people visit the tomb daily seeking his blessings and grace.

Some of his main sayings/teachings are given below:

Shah Naqshband said that the physical distance between a disciple and his Sheikh in this Way does not matter, as one who follows and loves his Sheikh, is nourished from the stream of love and given light in his daily life.

Shah Naqshband also said, “The permission for the Jikr must be given by the Perfected One in order to influence the one who is using it, just as the arrow from a Master of Archery is better than the arrow thrown from the bow of an ordinary person.”

Shah Naqshband laid a lot of stress on keeping proper manners with one’s Sheikh and said that if the follower is confused about something his Sheikh has said or done, he should be patient and should not become suspicious. While a beginner might ask; a disciple has no reason to ask and should remain patient with what he doesn’t yet understand.

[108 Tomb of Khwaja Shah Baha’uddin Naqshband (Bukhara)]

[…]


Hajrat Muhammad al-Baqi Billah (Rah.)

“YA ILAHI! EK TU BAQI RAHE AUR SABKO JAAUN BHOOL,

KHWAJA ABDUL BAQI MURSHID RAHNUMA KE VASTE”

(O God! Make me forget everything else except You alone,

For the sake of great guide and Satguru Khwaja Abdul Baqi)


The Naqshbandi Sufi order has been introduced in India by Hajrat Muhammad al-Baqi Billah, who was spiritually linked to and was the ablest disciple of Khwaja Muhammad al Amkanki (Rah.). He was born in 972 H (1562 AD) in the city of Kabul in the land of Ajam, which was then a colony of the Sultanate of India.

Hajrat Baqi Billah (Rah.) was an ocean of esoteric knowledge, annihilated in God (Fana Billah) and existing in ‘His’ Existence (Baqa Billah), who was lifted to the highest state of vision. He combined in his person both the outer or the worldly knowledge and the esoteric knowledge. Sheikh Ahmad al-Faruqi (his vicegerent) said that his Master Muhammad al-Baqi Billah achieved the highest states of Wilayat (Friendship of God) and that he was the Qutub (Spiritual Pole) of his time, who supported every creature on this earth.

Hajrat Baqi Billah (Rah.) right from his early childhood exhibited signs of a great saint, living a life of austerity. He spent most of his time in solitude. His father was a judge. He received his formal education from Maulana Muhammad Sadik Hawai Rahamatulla-al-Elahi (Rah.), who was a great scholar of his time and in a short period because of his sharp intellect Hajrat Muhammad al-Baqi Billah surpassed his colleagues. It was during this period of his learning that he got attracted towards spirituality and presented himself in the service of many great saints of Mawralnahar (Shakhrisabz, Uzbekistan) but was not satisfied with his progress. One day when he was engrossed in reading a book on Sufi way, he encountered a divine light, which made him restless. At that moment, he was blessed by the spirit of Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.), who created in his heart the capability of reciting the name of the divine and filled his heart with divine love. This made him to look for an accomplished Master in the search of whom he made such an effort, which was beyond human capability. His holy mother used to pray for him that either the Almighty should fulfill her son’s desire or take her away, as she could not withstand the restlessness of her son.

Hajrat Baqi Billah (Rah.) used to say that whatever he attained in his life, it was all due to the prayers of his mother. He visited the entire Mawralnahar, Bulkh, Budkhshawn, Lahore and Kashmir etc. and received the grace of a lot of saints in these places. It is said that when he was in Lahore, a Majjub whom he visited used to often scold and pelt stones at him, but Hajrat Baqi Billah did not stop visiting him. At last this Majjub prayed for Hajrat Baqi Billah. Hajrat Baqi Billah (Rah.) used to say that though he did not indulge in austerities and selfrestraints like the seekers of earlier days but he had spent lot of his time in great restlessness to find an accomplished Master to guide him. He then went to Maulana Shergani and on way to Samarqand he wrote a letter to his friends mentioning this couplet:

MAN AJ MUHIT MUHABBAT NISHAN HAMI DIDUM;

KI USTKHWANE AZIZAN BASAHIL UFTA DAAST

(Meaning thereby-I looked at the river of love only to find that at its bank were lying the skeletons of lovers)

During this journey, he got an inspiration from Hajrat Khwaja Ahrar (Rah.) that he should visit Maulana Khwajgi Amkanki and thereafter he saw Hajrat Maulana Amkanki in his dream saying that he was waiting for him. This made Hajrat Baqi Billah very happy and he uttered:

ME GUZSHTAM JE GUM ALUDA KI NALA JAMGI,

ALEME AASHOB NIGAHE SARERAHAM BAGIRAFT

(Meaning thereby-I was walking sadly but someone, who had stirred (created a revolution) the world attracted me towards him)

Hajrat Baqi Billah (Rah.) found his destiny at the pious feet of his Master Khwaja Amkanki (Rah.) and spent three nights in meditation with him and explained him his internal condition. Khwaja Amkanki (Rah.) told him that by the grace of the God and the Masters of this Order, he (Hajrat Baqi Billah) had been blessed with the complete esoteric knowledge of the Order (Naqshbandi Sufi Order). Khwaja Amkanki (Rah.) then asked him to go to India and to introduce and spread this spiritual Order in India. At first Hajrat Baqi Billah (Rah.) humbly tried to express his inability but later he proceeded to India in compliance with the order of his Master.

On his way to Delhi, he first stayed at Lahore for about a year where he was welcomed and received with love and affection by the scholars and saints. In Delhi he started living in Qila Firozi and made Delhi his permanent home. He did not reveal his internal state to anyone and kept his spiritual attainments a secret, spending most of his time in solitude. Rather than looking towards others, he contemplated about his own faults and always behaved with great humility. He would usually avoid people approaching him for spiritual teaching but if he found someone really eager, desperate and having the right inclination, he would accept and teach him.

It is said that a person, who lived at the Mazar (tomb-the place of burial) of Khurasani Hajrat Khwaja Bakhtiyar Kaki (Rah.) used to pray him for the guidance of a competent Master. When Hajrat Baqi Billah (Rah.) reached Delhi, this man got an inspiration from Hajrat Khwaja Bakhtiyar Kaki (Rah.) that a saint of the Naqshbandi Order has arrived in the city and he should go and visit him. This man visited Hajrat Baqi Billah (Rah.) and expressed his desire to be guided. Hajrat Baqi Billah (Rah.) declined saying that he was not competent to initiate him. Hajrat Baqi Billah (Rah.) stated this so politely and humbly that this man accepted his words and returned. In the night he saw Hajrat Khwaja Bakhtiyar Kaki (Rah.) in his dream telling him that Hajrat Baqi Billah was the person to whom he was asked to go. The next day he again visited Hajrat Baqi Billah (Rah.) and narrated him what he had seen in his dream. Hajrat Baqi Billah (Rah.) again told him that it was not he and if he (this man) finds such a saint then he would also like to visit him. Next night again this man saw Hajrat Khwaja Bakhtiyar Kaki (Rah.) in his dream, asking him again to visit Hajrat Baqi Billah. When next day he visited Hajrat Baqi Billah (Rah.) he with great humility and eagerness requested Hajrat Baqi Billah to accept him saying that now he would not go anywhere else. 143 Hajrat Baqi Billah (Rah.) this time accepted him but took a promise from him that he would not tell anyone else about him (Hajrat Baqi Billah).

A similar incidence is related to his vicegerent Khwaja Hisamuddin Ahmad (Rah.). Hajrat Baqi Billah told him also that he was not competent and that if he (Khwaja Hisamuddin Ahmad) found someone then Hajrat Baqi Billah would also like to visit him. It was said with such humility that Khwaja Hisamuddin Ahmad believed it and proceeded to Agra. He did not know what to do that he heard someone reciting this couplet of Hajrat Sheikh Sadi (Rah.):

TU KHWAHI AASTIN AFSHAN VA KHWAHI DAMAN ANDAR KUSH,

MAGAS HARGIJ NA KHWAHAD RAFT AJ DUKAN-E-HALWAI

(Meaning thereby-Whether you wipe your hands or shake your clothes, the fly is not going to leave the sweet-maker’s shop)

He then immediately returned to Delhi and visited Hajrat Baqi Billah (Rah.), who accepted and initiated him.

If Hajrat Baqi Billah (Rah.) accepted someone, he would instruct him according to his inclination. If he found someone to be an emotional person, he would teach him ‘Tariqa-eRabita’ (focusing one’s attention on one’s Master feeling the presence of the Master in his heart-love for the Master; Rabita literally means nearness, contact or establishing a relation). To some others he would ask to engage in ‘Jikr-e-Qulbi’ or recite ‘La-Ilaha-Illallah’ and to some others to engage in ‘Ism-Jaat’ (the essential name of the God), depending upon their individual suitability and inclination. His ‘Nisbat’ was full of ‘Jajb/22 ’. Whosoever was fortunate to get his attention, he would become eager and worthy to receive the divine grace.

It is related to him that once a soldier, who came to visit him, left his horse with the groom (ostler) outside the mosque and went himself inside to meet Hajrat Baqi Billah. By chance Hajrat Baqi Billah (Rah.) just then went out of the mosque for ablution and he spotted the groom. By the time Hajrat Baqi Billah re-entered the mosque after ablution, this man was so impacted by his glance that he entered into an ecstasy and went away from the mosque, after which no one could know his whereabouts. Many such incidences are related to him. He used to impart seekers with ‘Talim-e-Himmat’ and used to bestow upon them his ‘Tavajjoh’. Seekers used to be lifted to great spiritual heights; some used to gain access to ‘Alam-e-Misal 23’, some others would gain access to ‘Alam-e-Arvah 24’ and some others used to turn into Majjub or Maglub’ 25. Through him the Naqshbandi Order spread with great swiftness throughout the Indian Subcontinent. People in the Subcontinent were attracted to his knowledge, his Heavenly Power and his Prophetic Characteristics.

It is related to him that once a muezzin went up the minaret of the mosque and by chance Hajrat Baqi Billah looked at the muezzin. The spiritual flux was so strong that the muezzin could not withstand it and fell down from the minaret.

22 Jajb-Emotion or the power to attract one towards divinity through one’s own spiritual vitality.

23 Alam-e-Misal-That world, which is a part of the heavens and in which all the worldly things exist as they are.

24 Alam-e-Arvah- The abode of spirits.

25Maglub-A Fakir in trance-totally absorbed and, therefore, outwardly looking as if intoxicated or lost somewhere.

144 It is also related to him that his vicegerent Hajrat Mujaddid Alifsani (Rah.) in the month of Ramzan, one night sent his servant with some Faluda (a sweet dish) to him. This servant, a simple person, went straight and knocked at the main door. In order not to trouble anyone else, Hajrat Baqi Billah (Rah.) himself opened the door and asked the servant about his name. He mentioned his name as ‘Baba’. Hajrat Baqi Billah picked up the Faluda and said, ‘A servant of Miyan Mujaddid Alifsani is as much mine’. Now, by the time this servant returned, he had been deeply impacted by the glance of Hajrat Baqi Billah and with difficulty could reach back to Hajrat Mujaddid Alifsani (Rah.). On being asked, he narrated what had happened and stated that he was seeing all the cosmos full of divine light, every particle so illuminated that he cannot explain. Hajrat Mujaddid Alifsani (Rah.) then said-“This man has faced the Shining Sun (Hajrat Baqi Billah Sahab) as a result of which he is dazzling.”

Hajrat Baqi Billah was full of compassion and pity. Once when he was in Lahore, people did not have food to eat because of famine. When food used to be served to Hajrat Baqi Billah (Rah.), he would say that it was not proper that he should eat while people outside were hungry and he would distribute his food amongst them. Similarly, if he saw any old or tired man traveling, he would offer his conveyance to that man and would himself walk on foot and when they were about to reach the town, he would again ride on his conveyance in order that no one should come to know of it. Once in winters when he came to sleep after offering midnight prayers (Namaz), he saw a cat lying under his quilt. Hajrat Baqi Billah (Rah.) did not disturb the cat. Instead he himself spent the night keeping awake. If any of his disciples did anything wrong by mistake, he would not scold or point out his mistake and would rather only hint at it.

One of his neighbours used to trouble him in various ways but Hajrat Baqi Billah ignored and lived peacefully with him. One of his disciples, however, could not tolerate it and got this neighbour arrested. When Hajrat Baqi Billah came to know about it, he was annoyed with his disciple. The disciple pleaded that that man was mischievous and a trouble maker. Hajrat Baqi Billah (Rah.) took a mournful sigh saying-‘you consider yourself to be a noble and well behaved person and that is why you look at others as mischievous and trouble makers but what can I say; to me he in no way is worse than me’. The disciple got him released immediately.

Once Hajrat Baqi Billah (Rah.) went to visit the tomb of Hajrat Khwaja Bakhtiyar Kaki (Rah.). The caretakers of the tomb laid a sheet for him to sit on. A hot-tempered fakir, who happened to be present there enquired about it and on learning that it was laid for Hajrat Baqi Billah, started abusing him. Just then Hajrat Baqi Billah reached there and the fakir turning towards him started abusing him more furiously. Hajrat Baqi Billah asked the fakir to forgive him saying that whatever had happened was without his knowledge and that whatever he (the fakir) had said about him (Hajrat Baqi Billah), he was just like that. People accompanying Hajrat Baqi Billah wished to warn the fakir but Hajrat Baqi Billah stopped them from doing so. He then comforted the fakir, gave him some money and said that he (the fakir) should not waste his time and energy on a person like him (Hajrat Baqi Billah).

145 It is said about Hajrat Baqi Billah (Rah.) that if any of his disciples committed some mistake, he would say that it had happened because of his (Hajrat Baqi Billah) fault; if this was not his (Hajrat Baqi Billah) fault, it would not have reflected in the disciple. If someone spoke ill of another person before him, he would start praising that person. Hajrat Baqi Billah emphasized upon the transitory nature of life and the world and insisted upon looking at only one’s own vices.

It is said that Sheikh Taj Samhali (belonging to Samhal), who was one of the vicegerents of Hajrat Baqi Billah (Rah.) was first initiated by Sheikh Allah Bakhsh (vicegerent of Mir Sayyed Ali Quam Jaunpuri). A person named ‘Diwana’ Abu Bakr was also a disciple of Sheikh Allah Bakhsh, who also was from Samhal. When Sheikh Taj Samhali having been authorised by Hajrat Baqi Billah to guide others returned to Samhal and started teaching people, they were very much impressed by him and, therefore, some people out of jealousy provoked Diwana Abu Bakr against him. Sheikh Taj Samhali explained him the matter and reported the matter to Hajrat Baqi Billah through a letter. Hajrat Baqi Billah responded:

“I have gone through the letter you wrote relating to Sheikh Abu Bakr. Writing such things does not show maturity and grace. When even highly accomplished saints cannot rest assured that they are free from such vices, then how could poor Abu Bakr be expected to be free from them, who has hardly treaded the path only for a short while and how could he be expected not to oppose you? And then especially if he is a ‘Diwana’ (insane, mad), he should not be expected to behave properly though he may have attained Wilayat (the status of a Wali-saint or Mahatma). Only the God knows that some improper thoughts may have entered his mind and he may have been denied proper understanding at that moment. Any action, even if it be against the dictates of scriptures, is punishable only if the doer was in senses. The conclusion is that one should be considered pardonable taking his condition and circumstances into account and one should look only towards the God.

People live in different states of mind. Some are inclined towards evil, some have faith in God and yet some others are in an intermediary state. Their conscience condemns them on doing wrong. These people also can attain the state of Auliya (saint or Mahatma), if they are wise. People with evil mind also need to be considered pardonable and should be treated kindly. One should develop a habit of seeing the brighter side of their deeds. Taunts and fancies of the people of Samhal should also not be objected and they should be looked upon with mercy because they are following the path of wisdom and have given up their vices. If out of compulsion they commit some mistake and behave badly, why should you forget their good deeds? One should be thankful to the God that Auliyas also have to bear with their share of condemnation. I myself adopt the other way when facing criticism and considering it to be a divine blessing, I enter into introspection and pray for the removal of my vices, which was the basis for the criticism. Kindly tell me what would be the outcome of the criticism by the people of Samhal. Would it result in non-acceptance of veneration or stopple of Khalis Tavajjoh (paying attention)? Their case would be before the Almighty.

Couplet: E MASHUKA TURA BUR SARE ALAM KHAK WASSALAM

146 (Meaning thereby: O beloved! Let you and the whole world be buried under ashes)”

He was so detached that no one would dare engage in any worldly discussion in the mosque nor would he ever engage in collecting worldly belongings for himself or for his dervishes. He wished nothing except Faqr (poverty), Faka (hunger), Kanaat (gratitude), Juhd (austerity) and Masqanat (humility) for himself and his disciples. If someone wished to donate something for the dervishes residing in the Dargah (the hermitage), he would not accept it saying that he prays the Almighty that they should spend a life in gratitude, humility and observing austerities. He used to say that if someone expects that he should be blessed with worldly possessions because of him, he should understand that it would only mean snapping of the divine link between him and that man. But others (other than his associates) used to receive worldly benefits through him.

The depth of his love and dedication to his Sheikh is revealed by this incidence: In the spiritual assembly (Satsang) of Hajrat Baqi Billah, other Sheikhs together with their followers also used to participate. Once when all of them were engrossed in deep meditation, all of a sudden Hajrat Baqi Billah stood up. His body was trembling and it appeared that he might fall. One of the persons got up and gave him support. After sometime when he was somewhat composed, one of the Masters, with great humility enquired “Hajrat Qibla (your honour)! What divine blessing have you received today that you are prepared even to sacrifice your life for it.” Hajrat Baqi Billah replied, “Brother, what can I say. When all were deeply absorbed in meditation, my eyes opened for a while. I saw a dog passing in front of the door. This dog resembled the one, which used to visit the place of this slave’s Master. My Master used to feed the dog with the food left over from his own dish. This slave used to feel jealous of that dog and used to think that dog to be more fortunate than him. Seeing this dog, I was reminded of my Master and that dog and I was overpowered by a flux of love. I, therefore, could not control myself.” On listening to this narration, the Master who had asked this question himself got into such a state of ecstasy that he remarked, “Hajrat Khwaja Sahab, only a person like you can be a Sheikh (Master).”

It is said that once he wished to proceed on Hajj pilgrimage. He was sent a lac of rupees by the Khanqah, but he declined to accept saying that it was not appropriate that he should spend money belonging to someone else on himself. He did not bother about his food and clothes; he would live happily with whatever was served to him. If for days together he was served food not to his liking even then he would not complain or ask for food of his liking and similarly he would not ask for fresh clothes. The house in which he lived was very small and in a dilapidated condition but he did not mind it. He had grown very weak and feeble but devoted himself keenly to remembrance and veneration. After the Isha Namaz (prayers at night) he would retire to his room and sit in meditation. If he felt weak, he would take ablution and again sit in meditation and thus spend the whole night in prayers.

He exercised such great care in his food that he used to take loan from his wife for the food for himself and his dervishes and used to repay it from Fatooh 26 . He attached great

26 Fatooh-Worldly or other blessings received by a devotee from the Almighty is called.

importance to purity of heart while eating and to remembrance while cooking. He used to say that cooking without remembrance generates such fumes, which choke the way through which the divine grace descends and h were, therefore, particularly warned to be careful about the food they ate. If someone was not vigilant in doing so, he used to immediately feel the adverse effect. It is said that once a dervish felt some lack of interest in his spiritual this to Hajrat Baqi Billah, who asked him to enquire about the purity of his food. When he said that he had exercised due care in his food, deeply. It then came to his notice that there was some negligence in the fuel used for cooking. His holy mother was one amongst possesses esoteric knowledge) and that is why in spite of servan house, she herself used to cook.

[Tomb premises of Hajrat Khwaja Baqi Billah (Delhi)]

He used to engage in spiritual practices and Ibadat with full concentration and firm determination. He did not like music or Jikr-Jahar (chanting in his satsang (spiritual assembly). Once a dervish in his Majlis (spiritual assembly) uttered ‘Allah’ loudly. He asked him to be informed of the etiquettes of his Majlis. Once having noticed in the books on Hadits (the collection of the saying of the Prophet), he started reciting Fatiha (the first Surrah 27 of the Holy Qur’an) according to the tradition of Khalf Imam Shafai (Rah.). One night he (Hajrat Baqi Billah ) saw him (Khalf Imam Shafai) in his dream praising himself (Khalf Imam Shafai) which made him (Hajrat Baqi Billah) understand that he (Khalf Imam Shafai) was saying that many persons have attained sainthood following his tradition. After this Hajrat Baqi Billah stopped reading the above Fatiha. Though Hajrat Baqi Billah was such a highly accomplished saint yet he always mentioned of his incapability and used to say

27 Surrah-Surrah or Surat-a Chapter of the holy Qur’an.

148 that he has not attained anything in the field of spirituality. The following verse in Persian is written by him:

DAR RAHE KHUDA JUMLA ADAB BAYAD BOOD,

JAJAN BAKIST DAR TALAHD DAYAD BOOD,

DAR DARIYA AGAR BAQAMAT REJAND,

GUM BAYAD KARD WA KHUSHK LUB BAYAD

(Meaning thereby: One should fully comply with the etiquettes on the path to divine and make all efforts to attain esoteric knowledge. Even if one is submerged up to neck and if water is poured in his mouth, one should feel as if he has not drunk at all and should feel thirsty. The real meaning is that a seeker should always be eager to attain more and more esoteric knowledge. He should always be desirous of rising higher and higher)

It is said that someone wrote a letter to one of his disciples, on the back of which Hajrat Baqi Billah wrote: “It is sad that this helpless servant (Hajrat Baqi Billah) is now not left with much strength otherwise by the grace of God, in this short life spanning over few days, he would have mourned like mad over his helplessness and would have made all efforts in search of the ‘Kimia-e-Marfat’ (the nectar of spirituality) and would have sacrificed his life for it. May God bless this helpless servant with strength and capability to leave all matters pertaining to this world and the Hereafter unto Him and get rid of all botheration?”

[Tomb of Hajrat Baqi Billah (Delhi)]

There are many miracles associated with Hajrat Baqi Billah (Rah.), some of which are mentioned below:

149 Once one of his neighbours was taken away by an officer and was being tortured severely. When this man felt helpless, he remembered Hajrat Baqi Billah (Rah.) in his heart and prayed him for help. Right at that moment this incidence was revealed to Hajrat Baqi Billah (Rah.). He asked his vicegerent to go and tell that officer that he was unnecessarily torturing that man, who should be freed immediately and if he does not comply with it then he should remember that the Khwajgan (the saints and Mahatmas belonging to the Naqshbandi Order) have great self-respect and for this impudent act not only he but his family members would also be punished. The officer did not listen to him and said that he wanted to see what they (the Khwajgan) could do to him. It so happened that before the evening, this officer was charged with many allegations against him by the emperor and with great disrespect and insult he along with many of his family members was killed by the emperor’s soldiers.

Once a person with a view to test him presented thousands of rupees to Hajrat Baqi Billah for his own use or for the use of his dervishes. Hajrat Baqi Billah refused to accept the money saying that ‘fakirs do not need money. Give this money to someone else’. When he insisted, Hajrat Baqi Billah said, ‘Do you want that when you die I should pray-O! The Razik (the Provider), living in the heavens, the Razzak (the benefactor) living on the earth has died. Send someone else in place of him. The One, Who provides you, also provides us’. This man, however, kept on insisting and the more Hajrat Baqi Billah refused, more he kept on insisting. At last, Hajrat Baqi Billah (Rah.) lifted a corner of the mat he was sitting on and asked this man to look what was there. This man saw rivers full of silver and gold flowing under the mat. He immediately fell at the feet of Hajrat Baqi Billah (Rah.), begged for his forgiveness and gave up the idea of testing any fakir in future. Later this man turned into a great devotee.

When Hajrat Baqi Billah (Rah.) was nearing his death, a Maulana approached him and requested him to explain the meaning of “Baqi Billah”. Hajrat Baqi Billah (Rah.) told him that he would be explained the meaning of Baqi Billah after his (Hajrat Baqi Billah’s) death. A few days later Hajrat Baqi Billah fell ill and this Maulana visited him and asked him again to explain the meaning of Baqi Billah. Hajrat Baqi Billah (Rah.) told him that the one, who would offer the last prayers (Namaz-e-Zanaza) for him would answer his question. A few days later Hajrat Baqi Billah died, the dead body had been given a bath, wrapped in shroud and people were waiting for the Imam to come and offer the last prayers. Just then the people around saw that a man covered with a sheet of cloth was coming from far away. He came and offered the last prayers and when he was going back this Maulana followed him and asked him to explain the meaning of Baqi Billah. The Imam turned back and lifted the veil from his face. The Maulana was stunned to see that it was Hajrat Baqi Billah himself, who then disappeared behind the trees around. Baqi Billah means the one, who has attained the state of ‘Baqa’ with the God (Existence in the Existence of the God, i.e. one, who is firmly rooted as one in the God). Through this incidence Hajrat Baqi Billah explained that though he had given up his physical body but his soul is eternally one with the God. He thus gave the proof of that he was rooted in eternity by appearing in his physical body after death for offering the last prayers.

Once a child fell on floor from a high rise wall and was seriously hurt; blood was oozing out from his ears and it appeared that he might die soon. His mother started crying in desperation. No Hakim dared touch the boy. In utter desperation and as the last resort she came to Hajrat Baqi Billah (Rah.) and put the child at his feet begging him to save her child. Hajrat Baqi Billah did not let his spiritual powers to be revealed to public and, therefore, 150 asked one of his servants to bring him a certain medical book. He spent a little while turning the pages of the book and then said to the mother that he had seen in the book that her child would not die and would be alright in a short while. He had hardly uttered these words that the boy started recovering and a little later both the mother and the son went away happily.

Several miracles are related to Hajrat Baqi Billah and it is difficult to mention about all of them. It is no less a miracle that within a short span of three to four years occupying the seat of ‘Satguru’ Hajrat Baqi Billah (Rah.) guided many people and his name and fame was wide spread. Many of the Masters of his time used to attend his Satsang and get benefitted in his company because of his spiritual Faiz (spiritual flux). Because of his popularity many of his contemporary Masters (Mashayakh) started getting jealous of him and desired to harm him in various ways using occult powers but to no effect and, being tired many of them later turned his disciples.

It is said that when he was about forty, whenever he heard of anyone’s demise, he used to take a mourning sigh and would say, ‘What a relief getting away from the world’. Around then Hajrat Baqi Billah (Rah.) said to his wife that when he would turn forty an important event would take place in his life. One day he said that he had seen in dream someone saying him that the purpose for which he had been sent to the world has been accomplished. After a few days he stated that in a few days someone from the Naqshbandi Order would depart from this world. One day he said that someone has said that the ‘Qutub-e-Waqt’ (the Spiritual Pole of that time) has died and that I am reciting the Marsia (the words spoken in praise of the dead) in my own praise. After a few days in the middle of the month of Jamadi-ul-Sani, he fell terminally ill. One day he said that he has seen Hajrat Khwaja Ahrar (Rah.) in his dream, who was asking him to put on the robes and then smilingly he said that now his robe would be the shroud. During his illness one day he got into such a state of unconsciousness that people around him thought that he had breathed his last. When he regained consciousness, Hajrat Baqi Billah (Rah.) said that if this was the truth of death then it was a gift, a great blessing and that he did not want to come out of that state. On Roz Do Shamba 25 Jamadiul Sani, 1012 Hijri (1603 AD) he breathed his last uttering “Allah”. ‘INNA LILLAHE WA INNA ILAHE RAZEUN’-Everything has originated from the God and would return to Him.

His Samadhi (tomb-mausoleum) is in Nabi Karim, on Idgah Road, near New Delhi Railway station on the Ajmeri gate side. It is said that he had once visited this place along with his disciples. He liked this place, took ablution and offered Namaz there. The dust of this place had stuck to his cloak. He had then said that the dust of this place catches hold of you.

Some of his main sayings/teachings are given below:

Hajrat Baqi Billah used to say that this couplet of Hajrat Khwaja Amkanki (the spiritual Master of Hajrat Baqi Billah) is worth pondering:

MADHO JAMAT GAR TAFAUAT MI KUNAD,

BANGARI WASHI KI ADBAT MI KUNAD

[Meaning thereby: If you feel difference between your praise and criticism, i.e. if you feel happy when someone praises you and feel upset on your criticism and do not take them equally, you must wait for someone to teach you a lesson of ‘Adab’ (etiquettes)]

151 Hajrat Baqi Billah (Rah.) said that the meaning of ‘Yad-Kard’ 28 is chanting with tongue. Baj Gasht means to remind oneself that his real objective is God and Yad Dasht means to garner a feeling of the omnipresence and omnipotence of the God in one’s heart. Tauba means to get out of the clutches of sins and to remove the veil of ignorance. The perfection of Tauba involves getting deep into oneself and getting rid of vices. ‘Rugbat’ means getting trapped in worldly desires and Juhd means getting over desires. Perfection of Juhd lies in being completely free from all desires.

CHU PAIVAND HA BAGSALI WASALI

[Meaning thereby: When you get rid of attachment with the world (or worldly desires), you would meet the God]

In regard to ‘Tawakkul’ he said that Tawakkul means giving up of all worldly hopes and leaving all matters to the will of God. Its perfection lies in giving up trust even on one’s own physical body through which one enjoys all the worldly possessions and which is a means for the manifestation of the Supreme Soul. In regard to Kanaat he stated that it means being content and grateful for whatever one is blessed with and giving up extravagancy, all luxuries and living only on whatever is minimum necessary and that the perfection of Kanaat lies in considering the love and the support of the God to be sufficient for oneself and to feel happy and content with it. In regard to ‘Ujlat’ (solitude) he stated that solitude means giving up intimacy with the world and its perfection lies in giving up all worldly worries and thoughts. Jikr means giving up all other thoughts except that of the God and perfection of Jikr lies in getting out of Jikr but radiating the divinity. ‘VAJJAKIR VAL MAJKUR’- i.e. the one who is remembering is the same who is being remembered. ‘Tavajjoh’ means withdrawing one’s attention from all other things and focusing entirely on the divine. ‘Sabr’ (contentment) means getting over the feeling of worldly pleasures and refraining from deriving pleasure from things and people dear to one. ‘Muraqaba’ (Dhyan; contemplation and meditation) means having no pride in one’s virtues and good deeds and being eager to receive the grace of the God. Surrender unto the God (Tafvij Ilallah) refers to the state of ignoring one’s own pleasure, being content with the pleasure of the God and to follow His dictates.

One, who is inclined to committing sins, or who is after worldly desires, or who is not content with bare living, or who opposes people, or whose time is not spent in contemplation or Jikr, or who seeks something else other than God from the God, or who does not observe austerity, or who takes pride in his virtues and capability or who does not follow His dictates is surely distracted from the spiritual path. It should, however, be kept in mind that some fully accomplished saints, who have conquered their ego and won over their desires, have voluntarily not followed the path of exercising restraint over spending, solitude or austerities.

Hajrat Baqi Billah has stated that the Sheikhs of the Naqshbandi Order have said that those, who wish to follow the Naqshbandi Sufi way should after seeking forgiveness with all sincerity (Tauba) for their past sins, engage themselves according to their capability in Juhd, Tawakkul, Kanaat, Ujlat, Sabr, Tavajjoh and devote their time in contemplation and remembrance. Following these principles and living in accordance with them is called ‘Safar Dar Watan’ (returning to one’s home or the Origin).

28 Yad Kard, Baj Gasht and Yad Dasht-these are three of the eleven principles of Sufi practices given by Hajrat Abdul Khaliq-al Ghujdawani and Shah Baha’uddin Naqshband

152 Hajrat Baqi Billah also stated that in our tradition (the Naqshbandi Sufi way), the state of ‘Jajb’ (the sublime feeling of absorption in Divine–Brahmleenta ki Bhavanubhuti) is induced through Jikr, which in turn easily and surely confers the worthiness of attaining all spiritual states. He also stated that if someone is so attracted towards a Master of this Order, who possesses these peculiar characteristics, as approved by the great ones of this Order, that even when away from the Master he feels the presence of the Master, he should resort to ‘Shagal Rabita’ (the practice of meditating upon the physical appearance of the Master-also known as ‘Tassuvar-e-Sheikh’). One engaged in Tassuvar-e-Sheikh should, however, particularly take care that he commits no such action that may arouse a feeling of dislike in the mind of the Master. It is desirable that the seeker forgets what he desires and surrenders to the pleasure of his Master. In conclusion, the success of this Sadhana (practice) depends upon both the Master and the disciple. The relation between the disciple and the Master in this tradition is similar to cotton and convex lens (magnifying glass) which gathers and focuses sunlight on the cotton to light it up. Similarly, the Master acts as the media through which the divine grace flows to the disciple. Through the Tavajjoh of the Master, the disciple attains the ability to realize the Truth. This tradition (the Naqshbandi Sufi way) has its beginning associated with Hajrat Abu Bakr Siddiki (Raj.) because the link (Nisbat) of Hajrat Abu Bakr with Hajrat Muhammad Rasool Allah (Sal.) was his unfettered love for the Prophet and he received the Faiz (the spiritual flux) of the Holy Prophet through this link. The tradition of transmission of spiritual vitality through the link of love between the Master and the disciple followed by the Naqshbandi Sufis is, therefore, related to Hajrat Abu Bakr Siddiki (Raj.).

Hajrat Baqi Billah stated that ‘Davam Muraqaba’ (continuance of meditation) is a great blessing, which leads to Qubuliyat (being dear to all-he is liked by all and he likes all) and this is also a sign of Qubuliyat (acceptance) by the God. Attraction or love is directed only towards the God and is sure to lead one to the ultimate goal of life, realization of the Truth. As opposed to this tradition of the Naqshbandi Sufi way, the focus of other traditions is more on miracles and attaining Riddhi-Siddhis (miraculous or occult powers) because of which some seekers get stuck. Attraction or love is the characteristic quality of every human being but remains hidden. The Naqshbandi Sufi saints pay their attention towards it and bring it forth and strengthen it in the seekers.

Hajrat Baqi Billah also stated that saints guide seekers because of three reasons- divine inspiration, their Master’s order or taking pity at the wicked and degraded condition of people. Mercy and compassion demand that people should be guided to follow the dictates of scriptures and they be exhorted and encouraged to abide by religious discipline and to follow the same in their day-to-day life. But this condition does not apply to those saints, who lead seekers to self-realisation, since leading seekers to self-realisation is far superior to mercy and compassion. The spiritual teaching in this tradition is directed towards guiding people to self realisation and all the Avatars (incarnations of God) come on the earth for this purpose only.

He stated that ‘Tawakkul’ does not mean that one should sit idle and not make an effort to earn his livelihood. It would amount to being impudent. One may adopt any means like writing books for earning one’s livelihood. An occupation for earning the livelihood should be considered like a door or threshold. If one closes the door and desires to go across by climbing on the wall, it would be stupidity. The true meaning of detachment is being unconcerned with all mundane and ultra mundane things, being unmindful of all spiritual states and attainments and eagerly keeping his eye only on the divine.

153 A disciple should give himself at the hand of his Master like a dead body is given to the washer of dead bodies, who treats it in whatever manner he likes. The seeker does not have a right to suggest his Master that he should be guided in a particular manner or be instructed for any particular Sadhana. Expressing one’s own preference is being discourteous towards the Master. One desirous to move ahead on the path should be careful to live only on honest money. The path of Jajb is lighted by the pure wisdom gained through hard earnings. Dishonest money obstructs the path. If someone, who does not distinguish between honest and dishonest money enters this tradition, he should be explained the matter and persuaded to give up dishonest means. He should be told that the Almighty is Omnipresent, Omniscient and Omnipotent, Who keeps an eye on all deeds of man. It may happen that he may correct himself and start following the right path. If even after persuasion and explanation, one does not mend his way, the Master should suck back the spiritual warmth that was produced in him (RUHANI NISBAT SULB KAR LE).

Hajrat Baqi Billah (Rah.) related it to Sultan Abu Said Abul Khair that Tasawwuf and Sulook means that the seeker’s mind should be completely free from any sort of disobedience and all pride or ego, he should give away all his worldly belongings to others and face all that comes before him gladly without getting disturbed. The fact is that a true seeker (or Muslim), is one, who has nothing else in his mind belonging to this or the other world except the God and has committed himself to obedience.

Hajrat Baqi Billah (Rah.) also stated that the ‘Talab Haqiqi’ (search for the Truth or desire to seek the Divine) arises as a result of divine will. It is a fact that such a desire or eagerness for the Truth cannot be garnered in any other manner. This is the mercy of the Almighty that He blesses man with such a desire, which makes him a completely different person in a moment. Hajrat Pirjam (Rah.) has said it beautifully that ‘The treasures of both the worlds lie in their hands, who enjoy the luxuries of the world throughout their life and spend a life, which is called the life of Gaflat (carelessness or forgetfulness) in the language of Sufis, but towards the end of their life the Almighty warns them (shakes them up) and gives them the strength to beg His forgiveness (Tauba) and arouses in them the desire to turn towards Him’. Hajrat Baqi Billah (Rah.) says that this is in fact true since if towards the end of their life the desire to turn towards Truth would not have guided them, they would have earned only condemnation in both the worlds. This capability to turn towards the God to such persons engrossed in the worldly chores, however, is conferred only by the God.

Khwaja Baqi Billah

Ici je privilégie l’apport de l’historien Rizvi 45 en reprenant les pages consacrées à Baqi Billah ainsi que celles consacrées à ses disciples qui éclairent les difficultées rencontrées lors de successions dans une lignée.

On comparera ces données très objectives de l’historien chiite avec la notice précédente plus simple et hagiographique de Gupta.

KHWAJA BAQI BILLAH

The other eminent saint through whose influence the NaqshbandiSilsila gained popularity in India was Khwaja Muhammad Baqi who claimed to have drunk deep at the fountain of the teachings of Khwaja Ubaidullah Ahrar. He was born in about 971/1563-64 at Kabul./2 His father Qazi Abd us-Salam Khalji Samarqandi Quraishi was an Alim and a Sufi of fame and had settled in Kabul where he married in a family related to Khwaja Ubaidullah Ahrar. Khwaja Baqi Billah was devoted to pious life from his very childhood and spent most of his time in meditation in some secluded quarter. He started his early education under Maulana Sadiq Halwai, an eminent scholar of Samargand who was staying in Kabul after his return from pilgrimage in 978/1570-71, at the request of Akbar's younger brother Mirza Muhammad Hakim. When, after some time, the Maulana left for Transoxiana, Baqi Billah also accompanied him. None of the disciples of Maulana Sadiq was a match to Baqi Billah in intellect. He would explain all the controversial and subtle points of theology with masterly case, but he could not concentrate on traditional learning for long. He used to visit Sufis and Darweshes regularly and would practise devotional exercises of a severe nature, but even all these failed to quench his spiritual yearning./3

The quest for spiritual satisfaction turned Baqi Billah's mind towards India, and he reached Lahore. Some of his relations, who held high ranks in the military service and were well-off and resourceful, tried to attract him towards their profession but he did not yield to their persuasions. Meanwhile he had an unsuccessful love affair with a

2. Muhammad Hashim : Zubdat ul-Magamat (Kanpur, 1890), pp. 127, 5-10 ; Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, pp. 215-216.
3. Muhammad Hashim : Zubdat ul-Maqamat (Kanpur, 1890), pp. 127, 5-10; Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), pp. 215-216.

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beautiful girl. This unhappy episode had a dampening effect upon his spirits and turned him all the more away from worldly life. Study of mystic literature sparked off the love for asceticism in him and he was seen wandering about in the streets and vicinity of Lahore, undergoing untold hardship. He would wade through mud and water in the streets of Lahore and its vicinity in search of eminent mystics, majzubs and a perfect saint who could put him on the right path. He seemed rather frantic about his mission when he often visited grave-yards, and deserted places in search of reputed saints./1 His mother, a pious lady, would remain distressed on account of his constant vigil, restlessness and weak constitution. She used to pray for the fulfilment of her son's spiritual desires. Khwaja Baqi Billah's painstaking quests convinced him that, "The essence of Suluk or mystic path lies in toning up one's morals, and if that is achieved there is no use going into the details of Suluk." A number of important saints, mostly the Naqshbandis, administered Tauba to him and he spent most of his time in Zikr, meditation and contemplation./2

He, later on, went to Kashmir and was greatly benefited by the company of Shaikh Baba Wali./3 On account of his influence the Khwaja was convinced of the benefits which he could derive from the Naqshbandi order./4 After the death of Baba Wali in 1592 he left for Amkana, a

1. Zubdat ul-Magamat, pp. 7-8.
2. Ibid., pp. 8-9 ; Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, p. 216.
3. Baba Wali originally belonged to Khwarizm and reached Kashmir in 999,1590-91 and stayed in the khanqah of Amir Kabir Saiyid Mi Hamadani (d. 1383 A.D.). People were attracted towards him in large numbers. But he soon courted the wrath of Yadgar, the cousin of Mirta Yusuf, which manifested itself in fatal consequences. He not only took up sides with the imperialists but also actively organised a revolt to counter the rebellious measures of Yadgar against Akbar's officials in 1592. Bitterly offended at this Yadgar resorted to felony and he dismissed his rival by poisoning him in the same year. [Akbar Nama, Vol. 111, (Bib. Ind.), p. 617 ; Khwaja Muhammad Azam Shah : Tarikh i-Kashmir Azami (Lahore, 1303H), p. 110; Ghulam Sarwar : Khazinat ul-Asfïya, Vol. II, (Lucknow, 1290H), pp. 337-338]. Some modern scholars have given a religious basis to this movement which is not supported by authentic sources. [Maulana Muhammad Miyau : Ulmai Hind Ka Shandar Mazi Jadid, Pt. I (Delhi), p. 433. It was a revolt organised by such elements as were dissatisfied with revenue administration.
4. Zubdat ul-Maqamat, pp. 10-11, Biographical note in Malfuzat i-Khwaja Abdul Bali Naqshbandi (I. O. Delhi, 1058H), ff. 135a-135b.

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village in the vicinity of Samargand, where he became the disciple of Maulana Khwajgi/1, an eminent Naqshbardi saint, and completed the discipline of the Naqshbandi order under his care within three days./2 It is said that Khwaja Ubaidullah Ahrars directed him in a dream to pay a visit to the Khwaja and the latter too was informed in a similar vision of Khwaja Baqi Billah's arrival./4 However his discipleship under Maulana Khwajgi confirmed his formal associations with the Naqshbandi Ahrari Silsila, but Baqi Billah claimed to have depended directly on the teachings of Khwaja Uhaidullah Ahrar and Khwaja Baha ud-Din Naqshband./5 He was ordered by his preceptor to leave for India again and to preach the principles of the Naqshbandi order there./6

On reaching India he stayed in Lahore for some time and then he set out for Delhi where he took up his residence in the Firuzi

1. He was a son and disciple of Maulana Darwesh (d. 970/1562) a Khalifa of Maulana Muhammad Zahid Wakhshi (d. 936/1539), who was one of the principal Khalifas of Khwaja Ubaidullah Ahrar. It is said that he was held in great reverence by Abdullah Khan Uzbek of Turan. Baqi Muhammad Khan is also said to have defeated Pir Muhammad Khan, who possessed a large army, on account of the blessings of the saint. He died at the ripe old age of ninety years in 1008. 1599-1600. Hazrat ul-Quds, Vol. I, (Urdu Translation) pp.210-213.
2. Zubdat ul-Maqamat, p. 13; Hazrat ul-Quds, Vol. I (Urdu Translation), p. 220.
3. Emphasising his indebtedness to Khwaja Ubaidullah Ahrar, Khwaja Baqi Billah would remark that Khwaja always helped him in all circumstances. (Hazrat ul-Quds,Vol. I, p. 214).
4. A number of anecdotes are recounted in contemporary hagiological literature of the Naqshbandi saints which tell how through divine inspiration Maulana Khwajgi was able to know about the arrival of Baqi Billah and how he welcomed him and kept in a secluded place devoted to the Almighty in accordance with the Naqshbandi discipline and made him perfect within three days. It is said that Maulana Khwajgi would remark that Khwaja Baqi Billah had brought the oil and wick with him and it was only left to him to light the lamp. This aroused the jealousy of the senior disciples of Maulana Khwajgi but he silenced them all with the remark that Baqi Billah had already completed his work prior to his coming to him and he had only rectified his affairs under him. The guide is also said to have made him agree that he would intercede for him if he vas admitted to the proximity of the Almighty. Majma ul-Auliya, pp.-12; Hazrat ul-Quds, Vol. I, (Urdu Translation), p. 220.]
5. Zubdat ul-Maqamat, p. 11.
6. Zubdat ul-Maqamat, pp. 14-32 ; Hazrat-ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, pp. 220-231 ; Ali Akbar Ardistani : Majma u1-Auliya (Ethe 645), f. 432b.

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fort and resided there till his death on Saturday the 25 Jamada II, 1012/30 November, 1603 at the age of forty years./1

He was not spared by illness to exercise his influence for more than three to four years at Delhi and generally remained sick during the last two or three years. Right faith, obedience to Shariat, sincerity of purpose and constant meditation on the Almighty were regarded by him as the highest bliss. He attached little importance to ecstasy and other mystical experiences.

Like most of the Sufis of the Naqshbandi order he laid great stress on Shariat. He has said, "One of the following things helps the Sufis in guiding and educating the people : divine inspiration, divine ordinances or compassion for the people. When they find people troubled and afflicted due to the want of proper guidance, they should, motivated by compassion, try to rescue them from torture. Feelings of compassion should inspire Sufis to treat the propagation of Shariat as obligatory and through their teachings they should persuade the people to look after the protection and furtherance of Shariat, i.e. to the dissemination of the knowledge of Fiqh and Hadis and translating them into action."/2 He declared, "Human beings have been ordained to follow the Shariat and not the Haqaiq and Maarif. The Prophet never required the people to follow the Maarif of the Sufis but always preached the Shariat. The highest form of blessing for a man lies in ungrudging obedience to Prophet Muhammad and his compani-ons."/3 Discoursing on the progress attainable after death, he said, "Shaikh Ibn Arabi has remarked that if a devotee, who treads the path to the Almighty with unsullied motives and unflinching faith, and who properly fulfils the obligations of the Shariat, fails to attain to the bliss and ecstasy yearned by the Sufis, during his life time, they are bestowed upon him after his death." He after a little meditation added to this aphorism : "A devotee should consider the right type of faith, the fulfilment of the obligations to the Shariat and constant

1. Zubdat ul-Maqamat, pp. 14, 32 ; Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol.I, p. 221 ; Majma ul-Auliya, ff. 432a-434 b ; Abdus Samad b. Afzal Muhammad : Akhbar ul-Asfiya (Aligarh University Mss); Muhammad Sadiq Hamadani Tabaqat i-Shah Jahani (Habibgani, Aligarh University Mss).
2. Zubdat ul-Maqamat, p. 57; Kalimat i-Taiyibat (Mss.), ff.9a-9b.
3. Baqi Billah : Kalimat i-Taiyibat, f. 8a.

attention towards the Almighty, as the greatest of all the blessings on this earth,- for no mystic grace and ecstasy can compete with these."/1

However, if he found someone violating the principles of the Shara, he never reprimanded and pressed him to follow the right path but he would bring home the lawful act to him through metaphors and parables. According to him, it was the duty of the Ulama and the Muhtasibs to enforce the Shariat through compulsion. No one could have the courage to insult any Muslim in his presence, and back-biting was out of question./2 To discourage this tendency he would start praising in advance the man intended to be made the target of back-biting. To someone who complained to him that his followers did not bear any hardship in prayers and devotion, he retorted that they were helpless for he was himself blessed with eminence without much difficulty./3 He personally observed the laws of Shariat meticulously and did not allow food obtained from doubtful sources to be cooked for himself. His mother therefore herself cooked food for him. He did not indulge in such acts as were permitted by the Shara but were not obligatory./4

He shunned publicity, tried to conceal his spiritual attainments and led a secluded life./5 He was, however, opposed to inactivity. He asserted, "Tawakkul does not mean sitting idle to the utter neglect of one's own affairs and resources, for that is immoral. People should engage themselves in pursuits as permitted by the Shara viz. copying out the books etc. They should not abandon the means, for the means were like a door. God has provided the door for the attainment of this goal. If someone closes the door and seeks entrance above it or through some unusual passage, it would amount to showing bad manners, for he has chosen not to make a proper use of the door created by Him. It would be the height of folly if we were to close what has been opened by Him." /6

1. Kalimat-i-Taiyibat, t. 11a; Zubdat ul-Maqamat, p. 58.
2. Kalimat i-Taiyibat, f. 21a.
3. Zubdat ul-Maqamat, pp. 22, 24.
4. Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, p. 225. He was highly inflamed when a Hindu physician was brought for his treatment at his death bed and could be comforted only when it was reported that he was brought at the instance of his mother. (Kalimat i-Taiyibat, f. 19b).
5. Hazrat u!-Quds (Urdu Translation), Part I, p. 222
6. Zubdat ul-Maqamat, p. 54.

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He was no ‘miracle monger'. He differentiated between Walayat and Wilayat. "Walayat", he explained, "is that nearness to the Almighty which a devotee acquires while Wilavat is that perfection which is a cause of popularity amongst people. People in general are impressed only by that. This is related to takwin (genesis). Miracles and supernatural powers belong to Wilayat." One from amongst the audience questioned about the source of the blessings which were received by the devotees. He answered, "They emanate from Walayat ;" and added, "of the two, Walayat and Wilayat some have acquired only one while a few others have acquired both in ample measure. It also happens that out of the two, one acquires either of the two in greater measure. The Naqshbandi saints possessed more of the Walayat than Wilayat. If the saint possessing Wilayat passes away, he leaves it behind for some of his loyal disciples, but the saint who possesses Walayat invariably carries it with him."/1

Nor did he rule out the possibility of eminent saints committing sins, but said, "Even the casual commission of a sin by a saint should not lead to the presumption that the saint is no longer to be regarded as an eminent one. On the other hand, his relative position in the realm of spiritualism should be studied and considered." /2 He conceded that the saints on some occasions wrongly interpreted the utterances of each other, but he was not prepared to believe that they erred in understanding the real matter. He rather asserted that on fundamentals they were unanimous. "The cause of the error" he said, "may be ascribed to their shaky expression or to a disparity in the measure of perfection in regard to mystic state of different saints. One examines the mystic state of the other in accordance with his own achievements and begins to accuse him for having committed mistakes." He illustrated his point of view with the controversy of Wahdat ul-Wujud as propounded by Shaikh Muhi ud-Din Ibn Arabi and Wawdat i-Shuhud as held by Shaikh Alaud-daula Simnani. Like all other eminent saints he also believed that the criticisms of Shaikh Alaud-Daula were superficial, and so he generally supported the point of view of Muhi ud-Din Ibn Arabi. But it seems that in the closing years of his life he tended to lean towards orthodoxy. A week before his death, he is said to have remarked, "Tauhid is a narrow lane while the wide road is another

1. Ibid., p. 60.
2. Zubdat ul-Maqamat, p. 61.

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one."/1 This does not however mean a condemnation of Tauhid i-Wujudi, but the remark seeks to emphasise the dangers associated with it. Practice of Tauhid i-Wujudi within the frame-work of the Shariat was the favourite doctrine of a large number of Sufis in India and it was to this school that Khwaja Baqi Billah, his sons and some other disciples adhered.

Khwaja Baqi Billah was extremely courteous and highly forbearing. A story goes that on one occasion he put up with the uncharitable remarks, about his dress and manners, of an ignorant Faqih, himself a defaulter. in the observance of the laws of Shariat, without giving way to anger ; he contented himself with saying, "You are a peculiar specimen of humanity having no duplicate. I have yet to meet a man like you. It would be desirable to keep you in my company." The Faqih failed to grasp the import of the Khwaja's sarcasm and persisted in his critical utterances even with greater intensity for a long time, though the Khwaja tried to humour him with all his humility and without showing any bad temper or displeasure. Ultimately the Khwaja silenced him by referring to the relevant works of Fiqh and the Faqih was seen no more./2 He was so considerate to other human beings that once during a famine in Lahore he did not take food for several days out of sympathy for the hardships which the people were suffering. He would distribute his food to the needy and the poor./3 He never talked unnecessarily and his doors would, however, always remain open for the poor and the indigents./4

It was his usual practice not to enrol any disciple; rather he would advise them to find out some other suitable guide. He would even go to the extent of asking them to report to him if any of them came across a perfect guide./5 Though he was shy of, rather allergic to, every kind of publicity, and always preferred to live in seclusion, still his piety and learning drew towards him some important disciples from every walk of life. Shaikh Farid Bukhari appears to have come in his contact after his return to Agra with Emperor Akbar from the Deccan

1. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. I, Letter no. 43. Mujaddid has quoted Shaikh Abdul Haq Muhaddis Dehlawi as his authority for the above statement.
2. Kalimat i-Taiyibat, f. 22b ; of Khwaja Baqi Billah's humility towards an unrestrained Faqir who had been ceaselessly abusing him at Khwaja Qutb ud-Din Bakhtiyar Kaki's tomb. (Zubdat ul-Magamat, p. 23).
3. Zubdat ul-Magamat, p. 20 ; Nazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, p. 223.
4. Nazrat ul-Quds, Vol. I, p. 222.
5. Zubdat ul-Maqamat, p. 16.

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campaign early in 1010/1601. It was about the end of 1601 that Lahore routes were entrusted to Shaikh Farid Bukhari with a view to checking the levy of unauthorised dues by avaricious officials./1 It seems that in connection with the visits to Lahore and Delhi, he came in close contact with Khwaja Baqi Billah. The small collection of Khwaja Baqi Billah's letters contains several letters addressed to Shaikh Farid Bukhari. This accounted for the existence of a common belief among the people that the popularity of Khwaja Baqi Billah depended upon Shaikh Farid. To those who criticised him for paying undue consideration towards Shaikh Farid, Baqi Billah's reply was that he was not in the least shy of his indebtedness to Shaikh Farid and that he had certainly no reason, supported by or based on Shara, to sever his connections with him./2 The benefits which Khwaja Baqi Billah and his descendants derived from Shaikh Farid were acknowledged by Mujaddid also./3 According to Gulzar i-Abrar all the expenses of Baqi Billah were defrayed by Shaikh Farid Bukhari./4

Miran Sadr i-Jahan approached Khwaja Baqi Billah with the request to accept him as his disciple but the Khwaja on account of his ill health and indisposition, could train Sadr i-Jahan only in the Zikr and recommended him to Mujaddid for instructions in Muraqiba (meditation)./5 Abdur Rahim Khan i-Khanan is also said to have become attracted to the Khwaja though he was never able to pay a visit to him. It is said that once he was informed of the fact that the Khwaja and some of his disciples intended to go on pilgrimage. Khan i-Khanan accordingly sent a lac of rupees to cover the travelling expenses of the Khwaja and his disciples ; but the Khwaja declined saying he was not in favour of making the pilgrimage on the strength of money collected from Muslims./6

Some other nobles were also devoted to him and used to send him money for the expenses of his khanqah and for distribution amongst the poor and deserving ones. Baqi Billah, despite his detachment from the worldly affairs had assumed this responsibility on account of his affection towards them. He would not permit any worldly conversation

1. Akbar Nama, Vol. III, p. 802.
2. Kalimat i-Taiyibat, f. 24b.
3. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. I, Letter nos. 46,54.
4. Ghausi Shattari : Gulzar i-Abrar, f. 305b.
5. Maktubat i-Khwafa Baqi Billah, (Personal collection of the author),f. 8a.
6. Zubdat ul-Maqamat, pp. 24-25.

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to creep into his assemblies unless it pertained to the well being of his destitute followers. He, however, did not desire anything for his own self or for his other important disciples and remained contented with his lot of poverty, asceticism and resignation. The offers of his wealthy disciples, keen to make provisions for the saints of his khanqah, were not generally accepted for those who had obtained high spiritual status but were accepted for the lesser fry./1 It appears that the distribution of charities to the needy and the destitute of Delhi and Sirhind was officially entrusted to him./2

The success which Khwaja Baqi Billah gained within a short period of three or four years was regarded as one of his greatest miracles. Due to his influence, the Ahrari discipline of Naqshbandi order became very popular. The main reason for his astounding success lay in the popularity which this branch of the Naqshbandi order had already gained under the Mughul Emperors and in his own life of poverty, resignation and humane approach to the problems of the Muslims.


Disciples of khwaja Baqi Billah

Born at Qunduz in/3 977/1569-70, Husain ud-Din Ahmad, an eminent disciple of Khwaja Baqi Billah, was the son of Qazi Nizam of Badakhshan, who had migrated from his native land to India in 982/1544 and was granted the title of Qazi Khan and later of Ghazi Khan by the Emperor, Akbar. He also wrote some standard works of scholastic theology and Sufism. According to Mulla Abdul Qadir Badauni, Ghazi Khan was the first to suggest the performance of the ceremony of Sijda before the Emperor/5 Khwaja Husam ud-Din had

1. Ibid., p. 24.
2. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. I, Letter nos. 19 and 20.
3. Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, p. 270.
4. Akbar Nama, Vol. III, pp. 108-109.
5. Mundakhab ut-Tawarikh, Vol. III, pp. 153-154. Mulla Alim of Kabul (Muntakhab ut-Tawarikh, Vol. III, pp. 270-272), who nurtured a strange sense of envy against Qazi Nizam, used to say regretfully, "Alas, that I was not the inventor of this ordinance." He died on 4 Amardad (about 15 July, 1584) in Awadh (Faizabad) at the age of seventy. Abul Fazl says, "To the sword he added the high dignity of the pen. Though stupid in conventional learning, yet by the blessing of his discipleship of the world's Lord he, in company with the illuminate sages (danishwaran i-ishy) and the pure Sufis, performed his devotions (to Akbar) . . He always had a weeping eye (chashm i-giryan) and a burning heart." [H. Beveridge: The Akbar Nama of Abul Fazl, Vol. III (Bib. Ind.), p. 655; Maasir ul-Umara, Vol. II, pp. 572-879].

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attained to the rank of 1000 and was attached with Abdur Rahim Khan i-Khanan in the Deccan, but he became so much enamoured of the ascetic way of life that neither the mansab nor his matrimonial relations with the sister of Shaikh Abul Fazl—the most important grandee of Akbar's reign—and the persuasions of Khan i-Khanan could restrain him from abandoning worldly pursuits and adopting the calling of a Shaikh. He told the Khan i-Khanan, "A desire to forsake the world has taken possession of my soul. If you prevent me, I shall become a lunatic. Write to His Majesty and send me to Delhi in order that I may spend the rest of my life at the shrine of Sultan ul-Mashaikh." Next he started wandering in the streets and bazaars, and, stripping himself naked, besmeared his body with mud. When the incident was reported to the Emperor, he was allowed to retire to Delhi./1 His wife also gave away to Darweshes all cash and property that she possessed and remained devoted to her husband throughout her life.

A number of anecdotes to the effect that Shaikh Abul Fazl restrained him from leading the life of a Sufi arc recorded in Naqshbandi Tazkiras. The authors of Zubdat ul-Maqamat and Hazrat ul-Quds relate that Shaikh Abul Fazl harassed Husam ud-Din to the extent that the latter had to seek the protection of Khwaja Baqi Billah, who predicted that Abul Fazl's influence would shortly come to a close; subsequently the news of the death of Shaikh Abul Fazl was received./2 Shaikh Abul Fazl was deputed to the Deccan in January 1599 where he remained till he was killed on Rabi I, 1011/22 August, 1602 while on his way back to Agra. The story of the harassment of Khwaja Husam ud-Din by Shaikh Abul Fazl and the blessings of Baqi Billah, therefore, holds no water.

Subsequent to his first contact with Khwaja Baqi Billah, Husam ud-Din Ahmad, according to the Naqshbandi sources, was not enrolled as a disciple but, as was the practice with the Khwaja, was asked to find some other suitable guide. This did not satisfy Husam ud-Din Ahmad ; so he took to wandering. After spending some period in Agra, he again repaired to Delhi and was admitted by Baqi Billah to the fold of his disciples. /3

1. Shaikh Farid Bhakkari : Zakhirat ul-Khawanin, Vol. I (Karachi, 1961),K).242-943; Maasir ul-Umara, Vol. II, pp. 878-879 ;Vol. III, pp. 323-324 ; English Translation by H. Beveridge and -Baini Prasad, Vol. 1, pp. 586-587, 649-650.
2. Zubdat ul-Maqamat, p. 79, Hazrat ul-Quads (Urdu Translation), Vol. 1, p. 271.
3. Zubdat ul-Maqamat, p. 16.

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He was profoundly devoted to his preceptor and served him very loyally at his death-bed. He also brought up and educated the two sons of his preceptor, Khwaja Ubaidullah and Khwaja Abdullah, both of whom were born, in 1010/1601-2, of different mothers. He preferred an ascetic life and did not generally mix with people ; but if they would approach him to intercede on their behalf with some noble or the other he would recommend them to the authorities concerned. He was not contemptuous of the nobles and the rich./1

In the controversy which arose with the death of Khwaja Baqi Billah regarding the spiritual succession of the Khwaja, he though played the role of a peace-maker yet always remained a partisan of Shaikh Alahdad./2 His indifference towards paying any serious attention to the teachings of Mujaddid, his following in the footsteps of Baqi Billah along with Shaikh Alandad, and their reconciling themselves to the popular practice of sama prevalent amongst other Sufis of Delhi are facts borne out in the works of Khwaja Abdullah and Ubaidullah and the letters of Mujaddid to Khwaja Husam ud-Din and Abdullah and Ubaidullah./3 Khwaja Husam ud-Din for some time avoided writing letters to Mujaddid but the latter continued conveying his spiritual attainments to him./4 Khwaja Husam ud-Din's entrusting the education of Abdullah, the son of Khwaja Baqi Billah, to Muhammad Qulich afforded no satisfaction to Mujaddid as he feared that Muhammad Qulich might impose on Abdullah's mind his own venomous thoughts which were opposed to those of Mujaddid./5 However, they could not remain unaffected with the traditions of his father and the pantheistic trends of the times and Mujaddid considered it essential to write a long letter to them, which may be regarded as an

1 It is said that someone amongst his audience once complained that the contemporary nobles and rich people did not pay proper respect to the saints like their predecessors He replied, "This should also be treated as part of the divine blessing to the contemporary saints ; for the saints in the past shunned the company of the nobles and rich people even though they would anxiously yearn for the saints. Now-a-days if the nobles and rich people choose to contact them, the Sufis arc bound to change their ways and manners. The coldness of the nobles towards the saints is therefore a boon to them." (Hazrat ul-Quds: Urdu Translation, p. 274).
2. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. I, Letter no. 32.
3. Ibid., Letter nos. 207, 216, 229, 266.
4. Ibid., Letter nos. 207, 216.
5. Ibid., Letter no. 229,

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independent treatise in its own right and a concise account of Sunni beliefs comprising twenty one points./1 Mujaddid referred to this correspondence in a letter to Khwaja Husam ud-Din, bitterly criticising him for permitting innovations relating to sama. He informed him, "I hold that innovations in the Tariqat are as bad as they are in religion, for they lead to the closure of the doors of the divine bliss."/2 By innovations he meant sama, indulged in by the sons of Baqi Billah, and the sama assemblies organised by them on Friday eves, which were joined by other disciples of Baqi Billah too. Mujaddid had written to them, "It is highly amazing that the members of other Silsilas indulge in this act (sama) on the pretext of following in the footsteps of their Pirs. They seek to avert the evil consequences flowing from its illegality through the traditions of their Pirs Iittle realising that they do no justice through it. What pretext will you people find for practising this innovation ? It is illegal not only from the point of view of Shara but is also against the traditions of your Pirs. Neither the followers of the Shariat approve of it nor do the followers of the Tariqat. Even if the Shara does not put the seal of illegality on it, an innovation in the Tariqat is detestable. This all the more enhances its illegality from the point of view of the Shara. I am sure that Mirza Jeo (Khwaja Husam ud-Din) must be equally dissatisfied with it even though he might not have openly stopped you in consideration of your position nor might have stopped other Sufis from associating themselves with these assemblies. Since this Faqir will not be able to reach there in the near future he has jotted down the above few lines for your guidance in order that you should learn this lesson from beginning to end in presence Mirza Jeo." The letter failed to produce any effect worth mentioning and sama with its different forms formed the main subject matter of several subsequent letters. Mujaddid kept trying to bring home to Khwaja Husam ud-Din the advisability of strongly protecting the Tariqat from extraneous influences and undesirable practices./3 Obsessed with strong feelings of despondency, Mujaddid had to write to Khwaja Husam ud-Din, "Since the practices, opposed to the tradition of this Tariqat, take place in Firuzabad which is the asylum and place of refuge for we the Faqirs and a model for the disciples, it is a matter

1. Ibid., Letter no. 266.
2. Ibid., Letter no. 267.
3.Ibid., Letter no. 266.

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of great anxiety for us. The sons of the Master should protect the traditions of their revered father. The sons of Khwaja Ahrar, after the death of their father, were the protectors of the original form of their father's mystic path and they jealously guarded it against any modification at the hands of those who sought to do so, did not matter even if they had to fight stubbornly for it. You might have heard this... you should look into the matter with a sense of equity. Had our Master been alive by now, could he have approved of these assemblies and gatherings? The Faqir is certain that he could never have seen eye to eye with them, rather must have expressed his resentment. The Faqir is only concerned with conveying the correct teachings. It matters little whether .you accept it or not. He cannot quarrel with you. If the sons of the Master and the Sufis of that place do not give up their line of action, disappointment in their companionship is the Faqir's lot."/1 Even this strong letter of protest appears to have hardly cut any ice, for, in another letter of Volume II, Mujaddid bitterly complains of the attitude of Khwaja Husam ud-Din, sons of Khwaja Baqi Billah and Shaikh Alandad./2 The Firuzabadi or Delhi branch of the Naqshbandis thus continued to follow the principles of Tauhid i-Wujudi under the fostering çare of Khwaja Husam ud-Din and Alahdad. They went on pressing their own interpretation in regard to the teachings of Khwaja Baqi Billah and reconciled the rigid principles of the Master with the eclectic trends of the time, keeping of course a stronger grip over the Shariat as compared with other Silsilas.

However, Mujaddid and Khwaja Husam ud-Din appear to have ultimately clung to their respective view-points, though Mujaddid did not give up his effoits to convert him to his philosophy /3 but with the lapse of time the bitterness too had softened. Since Khwaja Husam ud-Din, like Shaikh Abdul Haq, had strong leanings towards the revivalism of orthodoxy, he sympathised with Mujaddid and prayed for his success./4 He remained worried due to the imprisonment of Mujaddid and consequently wrote several letters to him enquiring of his welfare /5 Towards the end of his life he wished to migrate to Mecca and settle down there permanently with his family, but Mujaddid

1. Ibid., Letter no. 273.
2. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. II, Letter no. 26.
3. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. III, Letter no. 72.
4. Zubdat ul-Maqamat, p. 83, Khwaja Husain ud-Din's letter to Khwaja Taj ud-Din.
5. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. II, Letter no. 72 ; Zubdat ut-Maqamat, pp. 84-85.

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discouraged him from taking his family with him./1 The intended pilgrimage could not however be carried out. Towards the close of Jahangir's reign he had to pass his days in very restrained circumstances as Jahangir never tolerated the activities of the saints and Alims which he considered subversive. He was summoned by the Emperor to Kashmir alongwith Shaikh Abdul Haq Muhaddis Dehlawi,/2 but, to their good luck, the storm gathering round them subsided due to the death of Jahangir and he returned to Delhi. It seems that Shahjahan too did not allow him to live in Delhi and he had to shift to Agra where he died on/Safar, 1043/7 August, 1633 and was buried there ; but later on his earthly remains were taken to Delhi and consigned to the grave near the tomb of his preceptors /3.

Shaikh Taj ud-Din, another eminent disciple of Khwaja Baqi Billah, hailed from Sambhal and was formerly a disciple of Shaikh Ilah Bakhsh, the Khalifa of Mir Saiyid Ali Qiwam of Jaunpur. Shaikh Taj ud-Din's first contact with Khwaja Baqi Billah dated back to the time when the latter, during his first visit to India, reached Sambhal in the quest of an eminent saint. Shaikh Taj ud-Din was highly impressed with the Khwaja. When Khwaja Baqi Billah again came back to Delhi from Transoxiana, Shaikh Ilah Baksh had breathed his last. Shaikh Taj ud-Din reached Delhi and became one of the most intimate companions of the Khwaja. He was the first to be permitted by the Khwaja to initiate disciples into the Naqshbandi order and was allowed to go to Sambhal and popularise the Naqshbandi discipline there./4 He was advised by his preceptor to initiate the disciples exclusively in the Naqshbandi Silsila and to scrupulously avoid the disciplines of other orders./5

At Sambhal, Taj ud-Din came in conflict with a majzub named Abu Bakr, who in the former's eyes had gone astray from the path of righteousness. To bring him back to the right path, the Shaikh resorted to harsh dealings. This not only accounted for a setback in his popularity with the local people but also earned for him a severe reprimand from his preceptor, who could not approve of such corrective measures. He was cautioned against any forthright condemnation of the

1. Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. III, Letter nos. 40, 115.
2. Dara Shukoh : Sakinat ul-Auliya (Rampur Mss.), f . 202a-202b ; Supra, p. 283.
3. Hazrat ul-Quds, Vol. I, (Urdu Translation), p. 275 ; Zubdat ul-Alaqamat, p. 86 ; Maasir ul-Umara, Vol. III, p. 824.
4. Zubdat ul-Maqamat, pp. 70-71.
5. Maktubat i-Khwaja Bali Billah, f. 4a.

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lapses and mistakes on the part of the people ; and to retrieve his prestige he was advised by his preceptor to be more patient and tolerant and to view the shortcomings of the people sympathetically./1

After the death of Khwaja Baqi Billah, Shaikh Taj ud-Din along with Shaikh Alandad struggled for some time to obtain supreme spiritual position as successor of the Khwaja but, faring no better, he soon abandoned his efforts and sought contentment in his own lot. He is said to have not only written letters of regret to Mujaddid but also to have publicly apologised, when Mujaddid revisited Delhi on the occasion of the first death anniversary of Khwaja Baqi Billah./2 However, he did not prefer to stay at any particular place and so, after wandering about different places in India and Kashmir, went on pilgrimage. In Mecca one Shaikh Muhammad Ilan, who was reputed for his piety, learning, and asceticism and was attracted by the Naqshbandi Silsila, became his disciple. There he translated Kashifi's Rashahat i-Ain ul-Hayat, from Persian to Arabic,/3 in order to popularise the teachings of Naqshbandi order among the Arabic speaking people. After the death of Shaikh Muhammad Ilan in 1031/1621-22, he again repaired to India/4 but left for Iraq and Arabia very shortly and was seen in Mecca in 1037/1627-28 . He translated some other treatises written by the saints of the Naqshbandi order from Persian into Arabic and wrote a treatise on the justification of the practices of the Sufis/5 which were sub;ected to a strong criticism there./6

He purchased a plot of land in 1049/1639-40 at the age of ninety near the Kaba and lived a secluded life there./ He died at the ripe old age of ninety years on 22 Rabi I, 1052/20 June, 1642 in Mecca..

1. Ibid., f.17a ; Zubdat ul-Alaqamat, pp. 73-14.
2. Hazrat ul-Quds, Vol. II (Riza Library Rampur Mss.)
3. Zubdat ul-Alaqamat, p. 76.
4. Mujaddid also wrote to him after his arrival in India to pay a visit to him in Sirhind. As a matter of fact he was anxious to obtain first hand informations regarding Mecca. (Maktubat i-Imam Rabbani), Vol. I,_ Letter no. 263.
5. Piri Muridi.
6. Zubdat ul-Maqamat, p. 77.
7. Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, pp. 268-269. He is said to have been very popular in Mecca. (Shah Wali ullah : Anfas ul-Amin, p. 19).
8. Hazrat ul-Quds (Urdu Translation), Vol. I, p. 270.

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Shaikh Alahdad was one of the very old companions of Khwaja Baqi Billah. He had come in contact with the Khwaja when the latter was staying in Lahore during his first visit to India. When he decided to go to Transoxiana, Shaikh Alahdad did not accompany him but Khwaja Baqi Billah entrusted the care of his associates to him.

After the Khwaja's return to Lahore he began to supervise the affairs of the Khwaja's khanqah earnestly. On account of his long association with Khwaja Baqi Billah and the services rendered by him to his preceptor, as also the respect he was held in, it was but natural foi him to consider himself his successor. His claims were supported by Khwaja Husam ud-Din too, but Mujaddid did not accept them. In reference to Khwaja Husam ud-Din's letter that Baqi Billah had entrusted his disciples of Delhi to Shaikh Alahdad's care, he wrote to him, "Your words require clarification. If ‘entrusting' means serving the disciples, I have nothing to comment against it ; but if it involves acquiring the status of a Shaikh, I strongly disapprove of the stand. During my last visit to the Khwaja, he had asked me to direct Shaikh Alahdad to keep his disciples engaged on his behalf in religious exercises and to report their ‘mystic states' to him. The Khwaja had made this arrangement in view of his serious indisposition which had prevented him from calling them to his presence, keeping them engaged in ascetic exercises and acquainting himself with their mystic progress. I was hesitant even to yield to this. To impart instruction in this way falls within the scope of the duties of an ambassador, especially so when it is imparted on account of certain specific needs. This performance of the duties of the ambassador remained confined to the lifetime of our Preceptor. Since the Preceptor is no more, the act of keeping the disciples devoted to ascetic exercises and of enquiring their ‘mystic states' amounts to the encroachment upon the rights of others." Mujaddid clearly brought home to Husseinhud-Din, that, as Shaikh Alandad was imperfectly acquainted with the high spiritual attainments of Khwaja Baqi Billah, he, by virtue of the authority vested in him by his Preceptor, could deprive Alandad of all the accomplishments the latter had acquired through his Preceptor./1

Shaikh Alahdad persisted in his open hostility towards Mujaddid for some time ; but subsequently a sort of ‘patch up' was effected

1.Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. 1, Letter no. 32.

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through the good offices of Khwaja Husain ud-Din though Mujaddid was scarcely satisfied with Alahdad's alleged expressions of regret. He insisted on a complete change in his attitude and behaviour but Alahdad never came around to this. He along with Khwaja Husain ud-Din and the sons of Baqi Billah, continued to follow the teachings of the Master independently and Mujaddid could do nothing but taunt him about his claim to be a Pir Parast./l He died in Ramzan, 1049/ December 1639 January, 1640./2

1. Devoted to his Pir. (Maktubat i-Imam Rabbani, Vol. II, Letter no. 26).
2. Zubdat ul-Maqamat, pp. 85-88 ; Hazrat ul-Qsds (urdu Translation), Vol. I, pp. 275-276 ; Vol. II (Rampur Mss).




Sirhindi le « Mujaddid » -1624 = Sheikh Ahmad al-Faruqi

“YA ILAHI! YA KARIB KURB KAR APNA ATA, GAUSLE AJAM SHEIKH AHMAD PESHVA KE VASTE”

(Bless me with Your Nearness, O God!,

For the sake of crown of saints Sheikh Ahmad)

Hajrat Imam Rabbani Mujaddid Alifsani Sheikh Ahmad al-Faroqi as-Sarhindi (Rah.) was the main Khalifa and spiritual heir of Hajrat Baqi Billah (Rah.). He was born on 14th of Shawwal 971 AH (25/26 May, 1564) in Sihar-Nidbasin (Sarhind, Punjab). Hajrat Baqi Billah (Rah.) was sent to India by Hajrat Khwaja Amkanki (Rah.) saying that this Order would be introduced in India through him and one of his followers would shine like the Sun. Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) was that person, who was brilliant like the Sun.

He belonged to the family of Hajrat Umar Farooq (Raj.). It is mentioned in the book ‘Rauztulqayyumiya’ that his revered father Hajrat Makhdum (Rah.) had seen in a dream before his birth that it was darkness all over the world and boars, monkeys and bears are killing people. Just then a beam of light emanated from his chest in which he saw a glorious person seated on a throne in whose presence all the heretics and oppressors were being killed and somebody was saying loudly that ‘Make the announcement that Truth has arrived, falsehood has vanished and falsehood is short-lived.‘ He asked Hajrat Shah Kamal Khataili (Rah.) about his dream, who explained that you would be blessed with a son, who would remove the darkness of ignorance and innovation (Bidat) in religion (Islam).

When he was a child, he fell seriously ill and there was no hope of his survival. His father called Hajrat Shah Kamal Khataili (Rah.) for exorcism. He put his tongue in the mouth of Sheikh Ahmad Faruqi. (Rah.), which he kept on sucking for long. Hajrat Shah Kamal Khataili (Rah.) told his father not to worry since his son was going to live long and he was going to be a great scholar and Knower (Brahm-Gyani). He used o say that though this incidence relates to my childhood but I remember it very well.

He had sharp intellect and in his childhood in a short period he memorized the Qur’an by heart. Thereafter he received most of his education from his father. He visited Sialkot where he was taught by Maulana Kamaal Kashmiri, who was one of the great scholars of his time. He then went through all the main books on Hadits and also various treatises on Qur’an through various scholars. At the age of seventeen he started teaching with great dedication and commitment.

During this period he had an occasion to visit Agra, which then was the capital city and there he met the famous scholar Abul Fazl but as Abul Fazl did not attach much importance to religion, this meeting did not prove useful and he returned to Sarhind. In spirituality he was given permission to guide people in Suhuravardi, Qadriya and Chishti Orders by his father but he did not like the tradition of music and reaching the state of ecstasy through music (Wajd or Haal) prevalent in the Chishti Order.

(155) He fell seriously ill during this period. His wife was very upset. She prayed a lot with tears in her eyes and with great expectation. She heard a divine voice asking her not to be upset and saying that ‘He has to do a lot of work for Us.’ After this he regained his health very quickly.

His father passed away in 1007 AH. The next year, i.e. in 1008 AH he proceeded on Haj pilgrimage. On the way in Delhi he met his friend Maulana Hasan Kashmiri, who aroused a desire in his heart to visit Hajrat Baqi Billah (Rah.). When he went to visit him, Hajrat Baqi Billah (Rah.), against his nature immediately accepted him and within a week he was deeply influenced by the Naqshbandi Order. When he mentioned his state of affairs to Hajrat Baqi Billah (Rah.), he initiated him and started giving him sittings (Tavajjoh) in seclusion. Hajrat Sheikh Ahmad’s heart was activated 29 immediately. He stayed for about two months with Hajrat Baqi Billah (Rah.) during which period he was given all the secrets of the Naqshbandi Order and was given full authorization as a Master to guide people by Hajrat Baqi Billah (Rah.). Hajrat Baqi Billah (Rah.) also told him about the order of his Sheikh (Khwaja Amkanki) to visit India and many other things, which indicated that all this was designed to serve this purpose.

It is said that Prophet Muhammad (Sal.) has mentioned about him in one of his Hadits. Sheikh Husamuddin (Q.S.) also mentioned about him that ‘I have seen Hajrat Paigamber (Sal.) in my dream praising Sheikh Ahmad Sarhindi.’ Sheikh Ahmad al-Jami also was one of the persons, who foretold about him. He said, “After me there would be seventeen Godlovers, all of whom would be named ‘Ahmad’ and last of them would be born towards the end of the first millennium and he would be the best of all and would revive the religion.” The closest of all in them (in terms of time) was Khwaja Amkanki (Rah.), who had sent his vicegerent Hajrat Baqi Billah (Rah.) to India to nurture him spiritually. Hajrat Baqi Billah (Rah.) used to say that this was the reason for which I came from Bukhara to India. When he first met Sheikh Ahmad, he had told him that “You are the one about whom Hajrat Khwaja Amkanki had made the forecast. The moment I looked at you, I had known that you would be the ‘Qutub’ (spiritual pole) of your time. When I entered the Sarhind area, I saw a beam of light which was touching the sky. All were drawing light from it and you are that beam of light.”

It is said that Sheikh Abdul Aad, who belonged to the Qadri Order, and who was the Sheikh of Hajrat Sheikh Ahmad’s father was given a cloak of Hajrat Abdul Qadir Jilani, the founder of the Qadri Order. Hajrat Abdul Qadir Jilani had asked that cloak to be kept safely for the one, who was going to appear at the end of the first millennium and who would be named ‘Ahmad’.

There is another interesting story related with the birth of Shaikh Ahmad Faruqi, which was told by Hajrat Yahya Sahab belonging to Hajrat Sheikh Ahmad’s family. Sarhind, Punjab, where Hajrat Sheikh Ahmad (Rah.) was born, was a deep forest those days. Before his birth, one night a platoon of the then Emperor in Delhi was passing through Sarhind area

/29 Activated-Spiritual activation of the heart (the Heart Plexus getting spiritually activated enabling one to experience the ‘Anahad Nad’).

(156) when the head of the platoon saw a beam of light falling at a particular place. He was a wise person. He stopped over there and pondered over this strange phenomenon when it was revealed to him that a great soul was to descend at that place and that the Emperor be asked to build a town there. On reaching Delhi, the head of the platoon mentioned this incident to the Emperor, who immediately ordered some masons to be sent to start building a town at that place. The masons started their work but whatever they built during the day used to get demolished in the night and no one was able to spot who was doing this. This continued for about fifteen days before the news reached Delhi. This was considered as an act of some super-natural power. The Emperor knew that the brother of the head of that platoon was a Wali (saint). He, therefore, deputed him to look into the matter. The Wali on reaching there saw that on the head of one of the labours, the load was lifted up in the air. He understood that this man was a great fakir. In those days any person could be summoned to work for the Emperor. This fakir was a Sufi in the Order of great Sufi Master Abdul Qadir Jilani in which the famous Bulle Shah later descended in Punjab. The Wali made out that the demolitions were his act. He immediately went up to him and begged for his forgiveness. The fakir, however, told him that the purpose of demolitions was only to call him (the wali) to that place, as it was in his family that a great saint was to be born. In due course Sheikh Ahmad al-Faruqi descended in this family.

Sheikh Ahmad Faruqi is the Sun, said his Master Hajrat Baqi Billah, in whose light stars like himself become invisible. Such words from a Master for his disciple have perhaps never been heard of. On the other hand, the able disciple was so humble and respectful to his Master that once when his Master asked for him for some ordinary matter, he started shivering out of respect and fear, his face changed and he was stunned. Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi had written in the Journal ‘Muddae Ulmaad’ that “I believed that such Satsang, teaching and words were never to be heard after the time of Prophet Muhammad (Rah.) and I used to thank the God a thousand times that though I was not fortunate to be born in the time of Prophet Muhammad (Sal.) to be in his company but I was not deprived of this fortune, i.e. I am receiving all that under the kind tutelage of Hajrat Baqi Billah (Rah.).”

His Master placed him in the category of ‘Murad’ i.e. one, who is beloved of his Master (and with whom the Master himself has merged). Hajrat Baqi Billah (Rah.) got both his sons Khwaja Ubaidullah and Khwaja Abdullah and other family members initiated by Sheikh Ahmad Faruqi.

After getting permission to guide people (Izazat and Khilafat 30) Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) chose Sarhind as his seat. He, however, visited Lahore where people rich or poor, young or elderly and even scholars took initiation at his hands and entered the Naqshbandi Order. Influence of Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) was spreading very fast. Just then he got the news of the demise of Hajrat Baqi Billah (Rah.). Greatly upset he immediately left for Delhi and consoled everyone. All the seekers started to attend his Satsang (spiritual assembly) and within a few days the warmth and pleasantness which was there in the time of Hajrat Baqi

/30 Izazat and Khilafat-Permission to guide people and authorization to work as the Khalifa (vicegerent) of the Sheikh.

(157) Billah (Rah.) was restored through his Tavajjoh. Because of this some people also started to feel jealous of him and attempted to harm in various ways but failed.

Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) returned to Sarhind and spent the rest of his life in great pain of separation from his Sheikh Hajrat Baqi Billah (Rah.). Those, who were against him, they also realized their mistake and sought his forgiveness. He forgave them all and from then on he used to attend the annual Urs31 of Hajrat Baqi Billah (Rah.) in Delhi.

Shaikh Ahmad al-Faruqi (Rah.) has described one of his great experiences in his book and has named it as “Dayra Gazab Ilahi” or the vision of the ‘Almighty in Gigantic Form’ (Viraat Roop Darshan). He has described at length various appearances of the Almighty, including the furious and the alluring forms, similar to that described in the Srimad Bhagvad Gita by Arjun when he in the battlefield sees the divine universal appearance of the Lord Sri Krishna. Thereafter Sheikh Ahmad al-Faruqi has described in detail the journey further up from this state and has mentioned that “I travelled to the highest station, which is beyond words, for which I am profoundly thankful to the Almighty.”

Sheikh Ahmad al-Faruqi (Rah.) mentioned that the Heavenly Guardians facilitated for him passage through time and space. He realised the God to be the Essence of all matter and God in all matter without incarnation. Then he realised God together with all matter, God ahead of everything and thereafter following everything. Finally he reached a state where he saw God and nothing else. This is what he said to be the state of Witnessing the Oneness, which is also the state of Annihilation (Fana). Then he was lifted to the state of Subsistence (‘Baqa’), which is the second step in Sainthood after Fana. Sheikh Ahmad al-Faruqi (Rah.) described that in the state of Subsistence he realised that the essence of all creations is the Almighty and ‘His’ essence is the ‘Essence of Myself’. He was lifted to the state of Annihilation, and then to the state of Existence, then he was brought back to be with people in the Station of the common people. This he described to be the highest state in guiding people to the Presence of God, as it matches the understanding of human beings.

Sheikh Ahmad al-Faruqi (rah.) said that with the grace of his Master Hajrat Baqi Billah (Rah.) he received incredible blessings, and by his blessing he was granted a power of attraction that allowed him to reach every human being that the Almighty had created. He mentioned of attaining a state that combines the state of the Ending with the state of the Beginning and of achieving all the states of Seeding and the Ending. With the support of the great Masters he was raised further up to the state of the Throne, then to the state of Beauty and to the state of the Greatest Spiritual Poles (al-Qutubiyyati-l-Cuzma). Sheikh Ahmad alFaruqi said that the Almighty’s Heavenly Care then attracted him to ascend to a State that is beyond that of the Qutubs (spiritual poles) the Special Original State. Here the support of Hajrat Abdul Qadir Jilani pushed him up to the State of the Origin of Origins. Then he was ordered to come back down, and as he descended he passed by all 39 tariqats other than the Naqshbandia and the Qadiria. The Sheikhs of these Orders threw on him all their treasures of divine knowledge, which unveiled to him realities, which had never been unveiled to any person in his time.

/31 Urs-The annual function held in the memory of a saint, generally on the day of his death.

(158) The spiritual journey is divided in three parts, namely ascent (Fana), staying atop (Baqa) and descent (Baqa-ul-Baqa). The first part of the journey involves ascending to the higher stations of Truth, also called ‘Uruj’. This is moving towards God, which is a movement vertically upwards until the movement surpasses time and space and all the states dissolve into what is called the ‘Necessary Knowledge of Truth’. It takes the seeker away from the multiplicity of creation towards unity of existence, in which the individual consciousness that gives rise to the sense of separation (Ananiyat) is annihilated (‘Fana’).

The next stage involves co-presence with the God, known as moving in God. This is the stage beyond the state of Names and Attributes, where the seeker moves to a state, which neither word nor sign can describe. This is the state of ‘Existence in Truth’ called Baqa. This is like completely realising the state of annihilation and absorbing that state deep within. The presence of individual, however, remains with the Presence of the God.

The third stage involves moving from God in which the seeker returns from the heavenly world to the world of cause and effect, descending from the highest station of knowledge to the lowest that matches the understanding of human beings. Here he forgets God by God, and he knows God with God, and he returns from God to God. This is called the State of the ‘Farthest and the Nearest’. Moving in things is a movement within creation. This involves knowing intimately all elements and states in this world after the stage of Fana. Here the seeker can attain the ‘State of Guidance’, which is the state of the prophets and saints. It brings the Divine Knowledge into the world of creation in order to Establish Guidance.

Sheikh Ahmad Faruqi (rah.) has described the entire process like threading a needle. The thread seeks the eye of the needle, passes through and then meets with its beginning. The two ends meet there, form a knot and secure the entire thread. They form a whole; thread, eye and needle, sewing in any material they catch into the fabric of the unity.

In the Naqshbandi Order, the grace of God works through the Tavajjoh of the Master, which helps the seeker to achieve his goal in an effortless manner and in the shortest time. The Master lifts the consciousness of the seekers to higher states through his grace. This experience of the seeker not only makes him believe in the truth of these higher states but also the impression of this experience constantly propels him towards this state. The Naqshbandi Masters thus guide their disciples first through the movement from God, travelling from the higher states to the lower. They, therefore, maintain the common veils over the spiritual vision of the seeker, removing the veil of ordinary consciousness only at the final stage. All other systems begin with the movement to God, moving from the lowest states to the highest, and removing the common veils first.

It is said by the Naqshbandi Masters that their beginning is from a point where the other Tariqats end their journey and the end of their journey is at the point where the others begin. In effect, therefore, all the methods of spiritual practices lead to the same goal, but from the point of view of time and effort on the part of the disciple, the method followed by the Naqshbandi Masters is far simpler and advantageous for the seekers.

159 Once in the month of Ramzan, he was invited by ten of his followers. He accepted the invitation of each of them. At the time of breaking the fast, he was present at each of their houses simultaneously breaking fast with them.

Sheikh Ahmad al-Faruqi (Rah.) wrote many books, the most famous of which is ‘Maktubat’ (collection of letters). Some of the important information that flows from the book is given below:

His (Sheikh Ahmad Faruqi) essential character and temperament (Teenat) were carved out of the same clay, which was left over after the molding of Prophet Muhammad (Sal.). It should not appear strange as Hajrat Prophet Muhammad (Sal.) himself has stated that ‘I, Abu Bakr and Umar are born with the same Teenat and he said to Ubaidullah bin Jafar that you are born with my Teenat and your father used to fly in sky with angels (Abdal).’

The Almighty and Exalted blessed him with the status of “Qayyum”. ‘Qayyum’ is a title of God, which means the one who supports everything in the universe. Existence of the entire creation is based on the God and He alone is the Essence of everything. He (Sheikh Ahmad Faruqi) said that ‘Once I was sitting in Muraqaba (meditation) after the afternoon prayers (Namaz-e-Zuhar) and reading the Holy Qur’an that suddenly I found a radiant Khilat (a piece of cloth given as a symbol of honor) covering me. It occurred to me that this was given to me as a present on being appointed the supporter (Qayyumiyat) of all that exists, being obedient to and heir of Prophet Muhammad (Sal.). Just then Prophet Muhammad (Sal.) appeared who tied a turban on my head with his own hands and congratulated me for ‘Qayyumiyat’ having been conferred on me.’

He was born a thousand years after the birth of Prophet Muhammad (Sal.) and as he renewed all the spiritual knowledge, he was known as ‘Mujaddid’ (the one who renews or reinstates) ‘Alifsani’ (the second thousand or millennium). The Mujaddid appearing after a hundred years and that after a thousand years differ between them the same way as hundred and thousand. Mujaddid is one, who is capable of transmitting the spiritual energy (Faiz) received by him to the community, even if they are great Auliyas or saints.

One day when he was sitting in meditation, some mistake committed by him came to his mind. Just then he received a divine inspiration, “You are forgiven and everyone else who directly or through someone seeks your intercession.” He also said that those, who would enter the Order directly or otherwise till Qiyamat (the Day of Judgment), were presented before me. If I so wish I can reveal their names, family, place of birth, residence etcetera.

Once he entertained a strong desire to visit the Ka’aba. What he sees is that the entire world, men and Jinns (supernatural beings-Muslim ghosts) are offering prayers and are bowing down (in Sijda) pointing towards him. Through ‘Kashf’ (knowing the hidden things through one’s spiritual power) he came to know that the Ka’aba Sharif has come to visit him and has surrounded him and because of that people are bowing down in Sijda pointing towards him. He then got a divine inspiration saying that, “You wished to visit Ka’aba, We have sent the Ka’aba to visit you.”

160 It is said that once when he was sitting in Satsang, Shah Sikandar (Rah.) and Shah Khataili (Q.S.) visited him and put a Khirqa (a cloak, which had been worn by a saint) on his shoulders. He got up in honor of Shah Sikandar (Rah.) and embraced him. Shah Sikandar (Rah.) stated that this Khirqa, which belongs to Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.) was kept with our family for generations. My grandfather (Rah.) had asked me to give it to the one, whom he indicates. He asked me to give it to you but I did not want to part with this blessed gift. But this time he has strictly asked me to give it to you and, therefore, I have brought it to you out of compulsion. Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) put on the cloak on him and went in seclusion. There a thought (Khatra, evil-thought) occurred in his mind that ‘It is a strange behavior of Mashayakh (Sheikhs) that they make their Khirqa to be worn by the one they wish and appoint him as their Khalifa, whereas they should first bless him with their spiritual treasure. Immediately Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.) along with all his Khalifas (spiritual heirs, vicegerents) appeared there and illuminated his (Sheikh Ahmad Faruqi’s) heart with the light of the Nisbat (spiritual nexus) of his (the Qadri) Order. A thought occurred to his mind that I have been nurtured in the Naqshbandi Order and immediately the saints of the Naqshbandi Order from Hajrat Abdul Khaliq Ghuldawani (Rah.) to Hajrat Baqi Billah (Rah.) appeared there and sat along with Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.). Hajrat Abdul Khaliq Ghujdawani said that he (Hajrat Faruqi) has attained excellence and perfection through their spiritual teaching and asked Hajrat Jilani what was his connection with him? The saints of the Qadri Order stated that to begin with he first tasted the flavor of our Order (pointing towards Hajrat Faruqi’s childhood incidence when he had sucked the tongue of Hajrat Khataili) and now he has put on our Khirqa also. While this dialogue was going on Hajrat Chishtiya and Hajrat Suhuravardi also appeared there and started putting their claim as well on Hajrat Faruqi since at the age of seventeen he was given the permission to guide people in these Orders, as well. Maulana Badruddin Sarhindi (Rah.), who was a Khalifa of Hajrat Sheikh Ahmad Sarhindi (Rah.) has written in his book ‘Hajratui Qudas’ that he had heard it from Hajrat Sheikh Ahmad Sarhindi (Rah.) that the whole of the neighborhood was occupied by the crowd of the holy spirits of the great saints and this discussion continued from morning till afternoon. At that time Hajrat Prophet Muhammad (Sal.) appeared, consoled everyone by showering his grace and blessings and said that Sheikh Ahmad should spread the teachings of Naqshbandi Order because he has attained perfection through this order but he should also keep the Nisbat (spiritual nexus) of other Orders in mind, as their right over him is also established. This settled the matter and everyone departed.

Once, while reading the Qur’an, an evil thought (Vasvasa) occurred in his mind. Immediately according to this Ayat of Qur’an that ‘I seek refuge from the evils of Satan (Vasvasa of Satan)’, a strange-looking bird was pulled out of his heart making him free from such evil thoughts forever. After this incidence there was a tremendous increase in the effect and extent of his spiritual transmission (Faiz).

Once in his dream he was given an Izazatnama (letter of permission) by ‘Yamraj’ (the god of death) in the presence of Hajrat Prophet Muhammad (Sal.), which was incomplete. Hajrat Prophet Muhammad (Sal.) himself corrected it stamped it and gave it to him. Through this he was blessed with the unparalleled capability that if he would pray for someone at the time of 161 Qiyamat (the Day of Judgment) he would be forgiven by the God. He also had a glimpse of Hajrat Khadija (Raj.) like a son and was blessed by her to fructify that permission.

Once he had a vision that the name of Sheikh Tahir Lahori (Rah.) was taken out of the list of good people and included in the list of evil-hearted men. He got very upset because the punishment of any wrongdoing written down in the “Lauh Mahfooj” (in one’s fate) is unchangeable and final. He was reminded of Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.), that such a special favor was granted to him. He immediately started to pray saying, ‘O God! You have granted a special favor to one of Your devotees and if You grant a similar favor to Your this humble servant, it would be Your great Blessing.’ Immediately Sheikh Tahir Lahori (Rah.) was pardoned by the Grace of God.

One of his disciples, who got initiation at his hands in the Qadri Order, requested him for a glimpse of Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.), who came out of the Polar Star like an arrow and appeared before that disciple.

He used to admit even the dead in the Order. The dead body of a person, as per his will, was brought before Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) and the next day he was seen in the Satsang sitting near Hajrat Sheikh Ahmad, doing Jikr.

Because of the influence of Noorjahan, wife of the then Badshah, Shia Muslims had gained prominence. Hajrat Sheikh Ahmad (Rah.) wrote against their mistaken presumptions and beliefs. Besides his fame and popularity had reached far and wide, because of which some scholars of his time had started feeling jealous of him. They started backbiting against him and compelled the then Badshah Jahangir to put him in prison. They prejudiced the Badshah against him telling him that Hajrat Sheikh Ahmad thinks himself superior to Hajrat Abu Bakr Siddik (Rah.) and in this context they showed him a letter written by him in which he had written about his spiritual ascension. Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) explained to the Badshah that if the King calls somebody and whispers something in his ear, would that man be considered superior to all those sitting in the court of the King? No. Same is the matter with spiritual ascension. Though the Badshah was satisfied with this explanation, the people around asked him (Hajrat Sheikh Ahmad) to bow before him in Sijda. On his refusal to do so the Badshah got annoyed and detained him in prison in the fort of Gwalior.

His son Hajrat Masum Raza (Rah.) in this regard has written that his father was put under very strict security in jail. Yet every Friday he was seen in the big mosque. In spite of reinforcing the security, he would disappear from the prison and appear in the mosque. He spent a lot of his time in the prison and whatever benefit was intended for the people there, reached them. He, however, never cursed the Badshah nor did he allow any of his followers to do so. Having failed in his efforts, the Badshah realised that he could not be detained and, therefore, he sought his forgiveness and released him.

During his last days Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) was in Ajmer with the royal army. When it appeared to him that his end was nearing, he wrote to his sons asking them to visit him. He conferred the status of Qayyum on Hajrat Masum Raza (Rah.) saying that ’The status of Qayyum’ be granted to you and that the world (animate and inanimate) is pleased

162 more with your Qayyumiyat than mine. On seeing that Hajrat Masum Raza (Rah.) was greatly upset, Hajrat Faruqi said that I have been granted a few days and during this period the world would draw support (Qayam) from you and you would be supported by me. Hajrat Ahmad Faruqi (Rah.) then desired to spend his time in solitude and, therefore, the royal force was withdrawn. He returned to Sarhind and assigned the work of guiding people entirely to Hajrat Masum Raza (Rah.). 46

In the year 1624, Hajrat Sheikh Ahmad Faruqi (Rah.) had foretold that within the next 40-50 days he would depart from the world. After forty days passed, he said look for the next 5-7 days and during this period one day after offering the prayers, he said that this was his last Namaz. After a little while he passed away on 28th of Safar 1034 AH (9/10 December, 1624). His tomb is located in a huge premises near the famous Gurudwara Fatehgadh Sahab in Sarhind. People from distant places visit Sarhind to seek his blessings. Tomb of Sheikh Ahmad Faruqi-Extreme left (Sarhind, Punjab) Some of his main sayings/teachings are given below: Before beginning to teach a seeker, the

(Sheikh) should augur (consider the omen or find through his spiritual power whether God-willing the effort would fructify or not) three to seven times and then ask him to seek forgiveness of the God (Tauba). But he should take care that the seeker is not unnecessarily unsettled. Then he should start teaching him keeping his inclination in mind. Have pity on him and teach him the etiquettes of the way. Teach him the Holy Qur’an and the Sunnah and ask him to follow the elders and be obedient. The seeker should seek forgiveness of the God for his sins and wrong-doings and pray for the correct belief.

Seeker should acquaint himself with divine commands and follow them. Both these are important for making progress on the way. Avoid doubtful and unlawful things.

163 Seekers intending to acquire esoteric knowledge while moving ahead on the path (BrahmGyani) and those who wish to move straight ahead without bothering about knowledge, none of them is superior to the other. Deficiency in impact (of spiritual radiations) does not mean lacking in capability. Generally those who make fast progress fall prey of ego.

Etiquettes and manners and to follow instructions (of the Pir) are important things in this Way, which opens the way to learn and guide. Without this simply sitting in the company of Pir would not help.

While in the company of the Pir, one’s attention should be totally focused on the Pir and one should not engage in any other Sadhana or in prayers. In the presence of the King if his minister starts mending his clothes, would it not be showing disrespect to him? Avoid walking over his shadow and putting your feet on his prayer-mat. Do not wash at the place of his ablution, nor eat or drink in his presence. Even in the absence of the Pir do not point your feet towards his seat, nor should one spit in that direction. Have faith in what the Pir says as his orders are based on divine inspiration and with the permission of God. One should follow the Pir in all matters, ordinary or important.

“One in whose heart resides the Beloved,

Why should he look at anything else?”

One should not have even the slightest of objection against the conduct of one’s Pir. By raising an objection, one would meet nothing else but misfortune. Do not expect any miracles from him. Miracles are done to defeat the enemy; faith should not be based on miracles, miracles turn one away from the God.

If one entertains any doubt in his mind, one should tell it to his Pir. If it is resolved, it is fine otherwise one should consider it as his inability to understand it. Request your Pir to interpret your dreams. Do not consider yourself to be clever. Do not compare your Pir with others. If one receives any Faiz (spiritual transmission or energy) from somewhere, he should consider it from his Pir only. One should stand firm in love for his Pir. No impudent has ever reached the God. If one is helpless, one can be forgiven, but one has to accept one’s deficiency.

It is the Pir, who gives life or takes it away. Here the reference is to the spirit and not to the body. Giving life is in reference to taking one to the state of Fana and Baqa, which is in the hands of the Pir. The disciple is attracted towards the Pir because of spiritual attachment and one who follows him, receives his share.

Being human, saints and Mahatmas also suffer from human needs. They also get annoyed like others. Same is the case in respect of food and affection for their children. The God has said, ”We have not made their body in such a way that they may not need food.”

It is necessary for fakirs to consider themselves small, be humble and worship God. Protect the sanctity of scriptures and Sunnah of Paigamber. Keep good intention and purity of heart. Fear God while looking at their vices and faults. Consider their good deeds to be nothing and be away from praise. They should not depend upon their spiritual state or

164 knowledge, even if they be true. Turning people towards God should also not be considered great as even bad people do so. He should consider the spiritual seeker like a tiger and be afraid of him lest he may be ruined and be subjected to the punishment by God. Feeling happy or pleased when a seeker comes for guidance should be considered as ‘Kufr’ and ‘Shirk’ (disbelief in God and in His Unity) and he should seek forgiveness in order to mitigate that feeling of happiness and pleasure. Do not expect anything worldly from the disciples, as that would ruin both of them. To reach God, it is only spirituality; there is no place for anything else. The darkness and dust from the heart can be removed by repenting (Tauba) and seeking forgiveness for one’s sins but it is difficult to get rid of the darkness cast because of attachment towards the world. Hajrat Paigamber (Sal.) has said that attachment towards the world is the beginning of all sins. God save us all from the worldly attachments and attachment towards the people of world because these are like poison and terminal illness.

[At the tomb premises of Sheikh Ahmad Faruqi with Hajrat Fayyaz Sahab, one of his descendants (Sarhind)

[...]

Hajrat Shamsuddin Habib Allah (al-Mazhar) -1781

“YA ILAHI! GAIB SE ROZI DE E ROZI RASA,

SHAMSUDDIN MAHBUB MAZHAR MIRZA KE VASTE”

(O God! Kindly give me livelihood, O Provider!,

For the sake of Shamsuddin Mahbub Mazhar Mirza)

Hajrat Shamsuddin Habib Allah Janjana al-Mazhar (Mirza Mazhar Janjana) (Rah.) was the main Khalifa and spiritual heir of Hajrat Nur Muhammad al-Badayuni (Rah.). He was born on Friday the 11th of Ramzan 1111 AH (2/3 March, 1700) at a place called Kala Bagh. His father, Mirza Jan was an official in the court of Badshah Aurangzeb. His father was disinterested in the world and had resigned from the court of Aurangzeb before the birth of Hajrat Mirza Mazhar Janjana. While he was on the way to Agra, his home town, Hajrat Mirza Mazhar Janjana was born at Kala Bagh, a village of Malwa. Aurangzeb was then had gone to the Deccan. On receiving the news of the birth of Hajrat Mirza Mazhar Janjana, he was very pleased and named the new born child as ‘Jan Jan’ because a son is the ‘Jan’ (life or beloved) of his father and his father’s name was Jan so Aurangzeb named him ‘Jan Jan’. He was very handsome like Hajrat Yusuf (the famous character of Qur’an-refer Surrah Yusuf) and his face was radiant. Slowly people started calling him by the name ‘Janjana’ and later he used to compose poetry in the nick name of ‘Mazhar’ and, therefore, he became famous as “Mirza Mazhar Janjana”.

He was of very loving nature right from his early childhood. He used to say that when I was just six months old, a beautiful lady took me in her lap and in her absence I used to cry for her.

His father took good care of his education and he himself took interest in it. He (his father) attached a lot of importance to punctuality and excellence in everything. He brought up Hajrat Mirza Mazhar Janjana making him an expert in various arts, warfare, science and craftsmanship. He was very brave and an expert swordsman, who could fight twenty persons at a time.

At the age of sixteen, Hajrat Mirza Mazhar Janjana lost his father. Some people thought of getting him inducted to the royal court. He went to meet the King but on that day Aurangzeb, being unwell, did not attend the court. At night he saw a great saint, probably Khwaja Qutubuddin Bakhtiyar Kaki (Rah.), in his dream coming out of his grave and keeping his Kulah (cap) on his head. The thought of joining the court of Aurangzeb disappeared from his mind and its place was occupied by the thought of serving saints. He visited Sheikh Wali Mullah (Rah.), Mir Hashim Jalesari and Shah Majfar Qadri. He used to say that once when he was in the service of Shah Majfar Qadri, someone asked him whether one could find ‘Autaad’ and ‘Abdal’ (great devotees of God and fully accomplished saints) in the present time also. Shah Majfar Qadri pointed out towards him (Hajrat Mirza Janjana) and said, ‘You should look at this young man’ though till then he had not entered into any path.

177 Once during a celebration at his house, Hajrat Mirza janjana (Rah.) heard about Hajrat Nur Muhammad (Rah.) from someone. He got so impatient that leaving the guests alone, he immediately proceeded to meet Hajrat Nur Muhammad (Rah.), who also adopted him at once and in the first meeting itself all of his spiritual chakras (energy centers - the loci of the Naqshbandi Sufi Way of practice) were energised and activated. When he reached back home and looked at the mirror, he saw the face of Hajrat Nur Muhammad (Rah.) in place of his own face. In four years he was fully accomplished and was conferred the status of Satguru.

He used to say that mere constant remembrance of the Master (Pir, Sheikh) fills up disciple’s heart fully with spirituality and divine knowledge. He stood fast in serving his Sheikh with complete truthfulness. He continued to progress by entering into seclusions in the desert and in the jungle on the orders of his Sheikh. His only food used to be grass and leaves of trees and he used to wear only that which would cover his nakedness. One day, after many days of seclusion when he looked in the mirror, he saw the face of Hajrat Nur Muhammad (Rah.) in place of himself.

Hajrat Nur Muhammad (Rah.) bestowed upon him the status of Satguru and gave him one of his apparels34. After a few days Hajrat Nur Muhammad (Rah.) passed away. Hajrat Mirza Janjana used to visit his tomb regularly. After his death, Hajrat Nur Muhammad (Rah.) once appeared in Hajrat Janjana’s dream and asked him to attend Satsang of saints (benefit from the company of saints) saying that the divine attributes and qualities are innumerable. Accordingly, following the order of his Sheikh, Hajrat Mirza Janjana (Rah.) started visiting Hajrat Khwaja Juvair (Rah.), Sheikh Muhammad Afjal (Rah.), who was one of the Khalifa’s (vicegerent) of Sheikh Saifuddin (Rah.), Sheikh Hafij Sayyed Allah (Rah.) and Sheikh Muhammad Abid (Rah.), served them for twenty years and benefitted from their company. He received special benefit in the company of Sheikh Muhammad Abid (Rah.). He learnt Hadits from Sheikh Abdul Ahad (Q.S.). When Sheikh Abdul Ahad (Q.S.) would explain some Hadit, Hajrat Mirza Janjana used to enter the state of Fana and it would appear to him that he was in the presence of Hajrat Prophet Muhammad (Sal.) and was hearing that Hadit directly from the Prophet (Sal.). If there was any mistake in Sheikh Abdul Ahad’s narration he (Hajrat Janjana) would correct it and thus he was considered a scholar of Hadits.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) said that “One day I requested Hajrat Sheikh Muhammad Abid (Rah.) for permission to guide people in the Qadriya Order. He said, come on, let me get you honored by getting the permission directly from Hajrat Rasool Allah (Sal.) and sat in meditation with his attention fixed on Hajrat Rasool Allah (Sal.) and asked me to do the same. I saw Hajrat Rassol Allah seated in a majestic court with Hajrat Gausul Saqlin (Hajrat Abdul Qadir Jilani) and other great saints being present there in an exalted state. When Hajrat Sheikh Muhammad Abid (Rah.) requested Hajrat Rasool Allah (Sal.) to grant me permission in the Qadriya Order, Hajrat Rassol Allah (Sal.) asked him to request Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.). On making a request to Hajrat Abdul Qadir Jilani (Rah.), he blessed me with his cloak and granted me the permission to guide people in the Qadri Order. Immediately the secrets and spiritual experiences of the Qadri Order were revealed in my heart.”

/34 Sufi saints usually give a piece of their apparel to the disciple when appointing him their spiritual heir.

178 He (Hajrat Janjana) was counted amongst very dear ones to God in His court and the saints and Mahatmas of his time used to greatly respect him. He used to say that though Sheikh Muhammad Afjal (Rah.) was older to me in age, yet on my arrival he would stand up and welcome me. He used to say that this he did in the honor of the Order I belonged to (Naqshbandi Order).

Besides the Naqshbandi Order, Hajrat Mirza Janjana was permitted to guide people in the Suhuravardi, Qadariya and Chistiya Orders by Hajtat Nur Muhammad (Rah.) and other saints and he was an especially distinguished Master of these orders. He used to say that my Satguru Hajrat Nur Muhammad (Rah.) raised me from the Abrahimic state to Muhammadan state, which made me feel that I was sitting in place of Hajrat Prophet (Sal.) and Hajrat Prophet (Sal.) is sitting in my place. After this I saw that I disappeared from both the places and at both the places Hajrat Paigamber (Sal.) is seated. Thereafter Hajrat Paigamber disappeared and I was present at both the places.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) came to be known as an abysmal ocean of esoteric knowledge and his fame reached far and wide like the light of the Sun at high noon. Sheikh Muhammad Afjal (Rah.) used to say about him that “Sheikh Mazhar Habib Allah is given the place of the Qutub (Pole Star) of his time and he is the central pivot of all the Sufi Orders of this time.” People from all over the subcontinent were pulled towards him and they used to get what they wanted. His presence had turned Indian subcontinent as the Ka’aba, which was surrounded by saints and Mahatmas.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) said that once he visited the grave of Sheikh Muhammad Hafij Mohsin (Rah.) for pilgrimage. He disappeared from his eyes and as a divine inspiration he saw the body of Sheikh Muhammad Hafij Mohsin (Rah.), which had suffered no deterioration and his shroud was also dazzling except that near his foot, there was a spot of mud. He enquired the reason for that spot, in reply to which Hajrat Mohsin (Q.S.) said that once he had picked up a piece of stone belonging to his neighbour with the intention of returning it next morning but he forgot and the spot was because of that.

Once someone from the family of Hajrat Alifsani (Rah.) intended to visit the Samadhi (tomb, grave) of Hajrat Alifsani (Rah.) in Sarhind. Hajrat Mirza Janjana (Rah.) told him to offer his salutation, as well. When this man visited the Samadhi of Hajrat Alifsani (Rah.) and offered the salutation of Hajrat Mirza Janjana, Hajrat Alifsani (Rah.) raised his head up to his chest and said, ‘Who? Mirza! He is our beloved and mad in love.’ Hajrat Alifsani (Rah.) accepted his salutation and blessed him profusely. When this man returned from Sarhind, he thanked Hajrat Mirza Janjana (Rah.) that because of him, his pilgrimage also became auspicious.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) served Sheikh Muhammad Abid (Rah.) for seven years, till he passed away and thereafter he engaged in promulgation and promotion of the Naqshbandi Sufi Order.

Many miraculous events are associated with Hajrat Mirza Janjana (Rah.). One lady used to sit in meditation at her house and used to ask her servant to inform Hajrat Mirza Janjana 179 (Rah.). Hajrat Mirza Janjana (Rah.) used to give her Tavajjoh (transmit spiritual energy). Once the servant came on his own and requested Hajrat Mirza Janjana (Rah.) to give her Tavajjoh. Hajrat Mirza Janjana (Rah.) said that she is sleeping and you have come here without her asking. The servant was astonished and greatly embarrassed.

Once a person told him that his brother had been taken in custody and requested him to pray for the release of his brother. Hajrat Mirza Janjana (Rah.) said that he has not been taken in custody. There was some quarrel with brokers and in a day or two he would receive his letter and it turned out to be true. Once he happened to visit the grave of a dissolute woman. He said that the grave is burning with the fire of hell. He took pity on her and prayed for her, as a result of which she was freed from the hell-fire. Similarly one of his neighbours fell seriously ill and was about to die. He prayed for him saying, “O God! I do not have strength to bear the pain of his death, restore his health.” His prayer was accepted and that neighbour recovered soon.

It is said that the daughter of a lady had no issue. She compelled Hajrat Mirza Janjana (Rah.) to bless her daughter to beget a child. Hajrat Mirza Janjana (Rah.) kept quiet for a little while and then said that her daughter would be blessed with a son. By the grace of God she gave birth to a son. When this boy attained youth, he desired to enter the Chishtiya Order. The same night he saw Hajrat Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) in his dream, who said, “Where do you want to go my son, leaving our home” and then gave him Tavajjoh, which resulted in activation of his Qulb (the Hriday Chakra or heart Plexus). He visited Hajrat Mirza Janjana (Rah.) and entered the Naqshbandi Sufi Way.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) was unparalleled in exercising self-restraint and in keeping trust in God. The then Nawab Asif Shah offered him thirty thousand rupees, which he refused to accept. The Nawab then requested him to distribute this money amongst those in need. Hajrat Mirza Janjana (Rah.) refused this also stating that, ‘I am not your servant that I should engage myself in handling your money.’

It is reported that once he traveled with some of his followers without any food or provision. When they needed food he would call them and say, “This food is for you,” and tables of food would appear in front of them. One day during the trip there was terrible storm. It was freezing making everyone shiver because of the cold. Their situation worsened until it appeared that they were going to die in that frozen dessert. Hajrat Mirza Janjaana then raised his hands in prayer to the Almighty. Immediately the clouds lifted from around them, and though the freezing rain continued to fall a little away, the temperature around them rose to a comfortable level.

Hajrat Mirza Janjana (Rah.) said, “Existence is an Attribute of the Almighty alone. This world is a mere shadow of realities existing in the Divine Presence. The reality of all possible creations results from the action of the Divine Attributes and Qualities on the Void. The Real Existence of all that manifests in physical creation is confirmed as a light in the Divine Presence.”

180 He also said that all physical creation arises from a combination of Almighty’s Divine Qualities and the Void. The creation thus partakes of two origins of opposite nature. The dense qualities of physical substance that produce darkness, ignorance and evil, result from the nature of the void of non-existence and nothingness. Light, Knowledge and Good results from the Divine Attributes. Sufi sees all that is good in him, as a light from the Divine that is reflected on him, but that is not of him. Conversely, he sees himself as base substance, full of darkness and ignorance, with a nature worse than that of an animal. This dual perception helps him loosen his attachment and turn towards the Divine Source of all Good. With this turning, the Almighty fills his heart with love and yearning for the Divine Presence.

His thinking about Hindu religion was different than conservative hard liners. Most of the Muslims considered Hindus as infidels (Kafir) because of idol-worship. His idea, however, was altogether different. He said that “Hindus could not be called Kafir in any way. Their religion was based on good principles and rules, which indicated that the religion was duly given to them. There is no mention of the scriptures belonging to religions other than Judaism and Christianity in Qur’an though many religions have been dismissed and many have disappeared. It should be kept in mind that according to Qur’an every religion has come into existence through some angel, i.e. every community has its own Rasool. Nabis and Rasools (Messengers and Incarnations) have been sent to India also, as described in scriptures. From these descriptions it is revealed that they were great people. God has never deprived the inhabitants of this land of His Grace and Mercy. This is supported by an Ayat in Qur’an, which states, ‘Out of them some of the angels have been described to you and some not.’ When our Shariat is silent about some of the angels, it is befitting for us also to keep silence. And if there is no communal prejudice, one should have liberal attitude and think high of them. The secret of their idol-worship is that they make images of some angels having their influence as per God’s command or of some great personalities whose influence is absorbed in the society or of some sages and seers, who are eternal like Hajrat Khijr (Ala.) and get attracted towards them and through them towards the Divine. It is similar to ‘Jikr-Raabta’, which is popular in Sufis in the name of “Tasavvur-e-Sheikh” (meditating upon the image of one’s Satguru) and through which the disciple seeks the Grace of God. Hindus also consider the gods and goddesses as such and not the God. Bowing down before their images does not mean that they consider them the God but for showing their regard for them like they show respect to their parents and teachers by bowing down before them.”

During his last days, thousands and thousands of seekers entered into the Tariqat (the Naqshbandi Sufi Way). Hajrat Mirza Janjana had predicted his death and shortly before his death he was in a state of great emotion and intense love of God. He said that the Almighty had fulfilled all his desires and had accomplished him fully. He was so desperate to meet his Beloved, the Almighty, and to be in ‘His’ Presence continuously that he wanted ‘to go to ‘Him’ today, before tomorrow’. He, however, wanted to go to ‘Him’ not as an ordinary person but as a martyr, who is always alive, as Allah has described in the Holy Qur’an.

On the fateful day of the seventh of Muharram 1195H (year 1781) his servant came to him and informed him of three visitors seeking to meet him. He asked them to be brought in. One of them took a knife out of his pocket and stabbed him in the back, piercing his kidney. He 181 fell on the ground. Hajrat Abu Bakr Siddik (Raj.) is considered to be the founder of the Naqshbandi Sufi Order and his followers are called Sunni. He was appointed as the first Khalifa after Hajrat Prophet Muhammad (Sal.). One group of the Muslims, who are called Shias, however, think that Hajrat Ali (Raj.) should have been appointed as the Khalifa in his place. With the passage of time this difference between them took a violent form. From the time of Jahangir and Nurjahan onwards Shias started gaining prominence and strength under the Mughal rulers and this difference between Shias and Sunnis was the root cause of this incidence also. The King sent him a doctor but he sent him back saying, “I do not need him. As for the men who stabbed me, I forgive them, because I am glad to die as a martyr and they came as an answer to my prayer.”

He passed away on the 10th of Muharram 1195 AH (Friday, the 5th January, 1781). His tomb is located in Chitli Kabar, near Jama Masjid in Delhi and is known as ‘Shahid Sahab ki Mazar’ or the Grave of the Martyr. He had twenty-two very famous vicegerents Hajrat Naimullah (Rah.) was one of them, through whom the NaqshMuMRa (Naqshbandi Mujaddidi Mazhari Ramchandriya) branch of the Golden Chain of Naqshbandi Sufis sprouted, which later took lots of Hindus in its fold grounding its roots firmly in India. Through his another famous vicegerent Hajrat Abdullah ad-Dehlavi, the Naqshbandi Order was again taken towards its origin [i.e. Byzantium (present Istanbul), Iraq, Khurasan, Transoxiana, Syria, Damascus and even up to North Africa).

[The mosque at the tomb premises of Mirza Janjana (Delhi)]

Some of his main sayings/teachings are given below:

The foundation of this Order lies on the constant remembrance of God in the company of Satguru (Satsang) and ‘Jikr Qulby’ (the silent Jikr) with attentiveness.

If some evil thought arises in mind, one should focus on the image of his humbly to the God to remove it from his mind. One should develop humility and modesty and live in the world with endurance.

[At the tomb premises of Shamsuddin Habib Allah (Delhi) ]

One should consider the treatment meted out to him as his fate and should not quarrel with people. Enduring all afflictions is decency and virtuous conduct in keeping with the qualities of Hajrat Rasool Allah (Sal.).

One should consider the treatment meted out to him as his fate and should not quarrel with people. Enduring all afflictions is decency and virtuous conduct in keeping with the qualities

183 It is difficult to give-up habits. One should, therefore, change their direction towards good.

It is difficult to find the middle path and balance in the duets of life. The conduct of great persons serves to guide people to find this balance.

By focusing one’s attention on the Satguru, who turns one towards the God, such grace flows that the heart is filled with bliss.

[Tomb of Shamsuddin Habib Allah (Delhi) (On the Right)]

One should always keep a watch on one’s deeds and seek hearty forgiveness for his sins. One should not feel proud on what one receives by the grace of God, nor should one take it as a fruit of his effort. It should be considered as God’s grace. One should be fearful of God’s indifference and eminence. Feeling helpless, firm belief on the Mercy of God and humbly seeking forgiveness from God for one’s sins and wrong doings should be taken as the way to gain favor of Satguru and the God.

One should consider even a pretty sin as a great sin, small Mercy of the God as great Mercy, thank God for everything that unfolds and take rejoice in the will of God.

Hajrat Shah Baha’uddin Naqshband (Rah.) did not consider it necessary to hold the breath during recital (Japa) but considered it beneficial.

Exercising restraint over mind is fine but it is not proper to suppress it lest one may lose interest in Sadhana (spiritual practices or effort). It is virtuous to entertain one’s mind at times but it should not be against the dictates of religion or scriptures. It is not proper to make tasty food tasteless. One should not look towards anyone with disdain and consider oneself the lowest. Do not postpone things for the next day.

184 The essence of all spiritual exercises (Sadhana) is to attain purity of conduct and the essence of piety is not to be haughty and not to be afraid of difficulties.

[...]


Hujur Maharaj = Maulana Fazl Ahmad Khan (Hujur Maharaj - 1907)



“YA ILAHI! TEERE VAHDAT SE MUJHE MAJROOH KAR,

FAZL AHMAD KHAN IMAMUL ASFIYA KE VASTE”

(O God! Pierce my heart with the arrow of Unity,

For the sake of foremost of revered, Fazl Ahmad Khan)


Hajrat Maulana Fazl Ahmad Khan alias Hujur Maharaj (Rah.) was a dear disciple and spiritual heir of Hajrat Maulvi Ahmad Ali Khan (Rah.). He was a great revolutionary saint, who through his boundless spiritual awareness and liberal approach simplified the Naqshbandi Sufi Way and made the priceless spiritual knowledge of Naqshbandi Order available to all, including non-Muslims, without conversion i.e. without accepting Islam. He distinguished religion (the outer or the material form of religion) and spirituality and held that spirituality is beyond religious prejudices.

Hujur Maharaj was born in the year 1837 at Raipur in district Farukhabad, Uttar Pradesh and spent most of his time in Raipur except for a few years when he served in Farukhabad. His father was Hajrat Gulam Hussain (Rah.), who was a disciple and Khalifa of the Great Sufi Saint Hajrat Maulana Waliuddin (Rah.) of Kashmir. He was employed in the army. His mother also was a disciple of Hajrat Maulana Afjal Shah Naqshbandi Mujaddidi, who was a Khalifa (vicegerent) of Hajrat Abul Hasan (Rah.). Hajrat Maulana Afjal Shah (Rah.) used to say about her that, ‘My daughter by the Grace of God is capable of changing the destiny.’ She was a simple, noble, detached and very loving person who considered the whole world as her own family. Once Hajrat Maulvi Wilayat Hussain Khan, younger brother of Hujur Maharaj and Hajrat Abdul Gani Khan (Rah.) both were to appear in some examination. Both of them separately requested her to pray for them. She said to both of them that, “God willing I shall pray for you.” When both of them returned after examination, Hajrat Abdul Gani Khan enquired with her, she told him that she had prayed for him but when her own son enquired with her she replied, “Whenever I wished to pray for you, I uttered his (Hajrat Abdul Gani Khan’s) name instead of you.”

Hajrat Fazl Ahmad Khan’s parents thus were great saints and true human beings. It is, therefore, no wonder that a person like Maulana Fazl Ahmad Khan was born in their family, which ushered in a new era of religious and communal harmony and brought about a spiritual revolution, culminating in a new era of spirituality beyond religion.

Hujur Maharaj passed the middle school and thereafter the ‘Normal Training’ also in the first division. He learnt the Arabic and Persian languages from his revered Master Hajrat Maulvi Ahmad Ali Khan Sahab. Those days one was appointed as a teacher after the ‘Normal Training’ but Hujur Maharaj did not join as a teacher lest it would have taken him away from his Master. Instead he started teaching the Arabic and Persian languages freely to children and lived on the money paid by the children belonging to well to do families. He has mentioned an interesting anecdote about his livelihood in his book ‘Jamima Haalat Mashayakh Naqshbandiya’. He writes: “Once I was unemployed. It was 10th of December.

198 My Master enquired as to how much money I required for my living. I requested him to pray for five rupees per month, besides food. My Master thought for a little while and then said, ‘You are employed from the First on this emolument.’ I did not believe it. My Master made it out and remarked that I did not believe it. I mentioned that it will be true but it is strange that I am not aware of my employment till the Tenth of the month. On hearing my reply my Master ordained me, 'Secrets revealed to you, as a result of your spiritual attainments not be made known to others. When a dedicated disciple like you does not believe, what can be expected of others?’ When I left my Master’s presence, I came to know that Munshi Badri arranged a job for me in Jarad. I joined the job. After twenty days when I was paid the salary, it was for the whole month i.e. from 1st to 31st of December.”

When he had grown old and his financial condition was not good, he accepted teaching in ion school of Farukhabad. There he had taken a room on rent in the ‘Mufti Sahab’s ’. Here also he taught Urdu and Persian to the students of the Madarsa.

[Hujur Maharaj’s room in Mufti Sahab’s Madarsa (Farukhabad)]

Initially Hujur Maharaj had come to Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab for academic but gradually he got interested in the esoteric knowledge and took initiation in the Naqshbandi Sufi Order at the hands of Hajrat Ahmad Ali Khan (Rah.) at the age of nineteen and served him for twenty years ; He has written, “The exaltation of Hajrat Khalifa (Hajrat Sayyed Abul Hasan Naseerabadi (Rah.), revered Master of Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab) to him and which 199 were given to this fakir (Hujur Maharaj) by him saying that you should keep these letters with you as they would prove useful to you. In one of the letters Hajrat Sayyedna writes, “You will be a beacon for many and this is the proof of your being a fully competent Master.” In another letter he wrote, “Atheists, by passers, wicked and even sinners will turn into firm believers through your Tavajjoh (if you focused your attention on them).” In yet another letter he wrote, “Whatever you have been blessed with perhaps would have not been received by anyone in this era.” All these letters Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab handed over to Hujur Maharaj at the time of granting him full authorization telling him, “I could not come up to the expectation of my Master. Now my end is near.” Hujur Maharaj writes that on hearing these words of his Master he started crying. Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab consoled him saying, ‘Is it the occasion to cry?’ Immediately my condition changed and I started to feel a sort of bliss in my heart. My Master then said, “Words of my Master cannot be hollow. They will come true through you.” He writes that the words of my Master came to be true. Often Hindus, Christians and Shias benefitted through this humble servant. ‘Alhamdu Lilllah’ (all the praise be upon God).

Hujur Maharaj has further written that “Hajrat Murshidna Khalifaji Sahab then said, ‘Till now you have lived comfortably but now I am casting on you a great and honorable responsibility. If you would discharge it faithfully, you would be counted with the Ambiya and Auliyas (i.e. you would be resurrected on the Day of Judgment), otherwise this very Khirq (cloth, dress) would drag you to the hell.’ This humble servant cried a lot and sought to excuse himself from the responsibility cast on him. Khalifaji Sahab then said, ‘The God will make it easy for you’ and prayed for me. Then he called for the gifts received by him as blessings from Hajrat Sayyedna and out of them he gave me his rosary, sleeve of his cloak, a piece of his turban and a Kulah (cap) together with his own Kurta (cloak) and said, ‘Every Buzurg (Master) gives something in gift as his blessings to his Khalifa. Wow! You are fortunate that you got the gifts belongings to Hajrat Sayyedna. You should be grateful for these gifts.’”

From the above it is abundantly clear that the blessings of Hajrat Khalifa Sahab have come completely true and materialized in the form of Naqshbandi Mujaddidi Mazhariya Ramchandriya branch of the Order, which is serving the humanity rising above the narrow considerations of cast, creed and religion.

Hujur Maharaj was the first person in this Order, who without any discrimination promulgated and promoted the teachings of this Order amongst the Hindus. He was completely free from religious bias and never participated in any religious debates or disputes, nor did he ever criticise any religion. If someone criticised any religion in his presence, he would leave that place. He pronounced that religions are many but their essence, spirituality is same. One should follow the dictates of one’s religion without being guided by religious prejudices. The social or religious rituals do not bind spiritual life. If anyone suggested that he would convert and adopt Islam, he would feel very upset. He disapproved of conversion, rejecting it outright. He used to admonish the person concerned saying that, “Now you are of no use to me. I shall not allow anyone to put a spot on me. You should continue to abide by the dictates of your religion and attain spirituality.”

200 Once one of his Hindu disciples adopted Islam. When he visited Hujur Maharaj, Huzur Maharaj told him that he was no longer worth visiting him. Hujur Maharaj asked him to readopt the Hindu traditions, the religion in which he was born.

Similarly, once a Muslim co-disciple of Mahatma Ramchandraji Maharaj (the spiritual heir of Hujur Maharaj) told him that without conversion to Islam, he cannot make spiritual progress. Mahatma Ramchandraji Maharaj mentioned this to Hujur Maharaj and proposed to convert to Islam saying that ‘I belong to you and if you permit I may adopt Islam as well and become one amongst you.’ Hujur Maharaj was taken aback. He said, ‘Never again think so absurdly. Spirituality is not related to customs and rituals, which are a part of Shariat (cult), which depends upon the social and geographical conditions. Majhub (spirituality) in fact relates to Truth and Gyan (knowledge), which is related to soul, which is same in all and is above all these things. One should follow the traditions of one’s religion according to the country and religion one is born in. You are a Hindu, you should follow the Hindu scriptures and I am a Muslim, I should follow the Islamic Shara: (Shariat). You have to rise above these petty things. Majhub teaches broad-mindedness rather than narrow-mindedness. If you converted to Islam, consider yourself to be deprived of spirituality.’

Hujur Maharaj lived a very simple and pious life. He used to put very clean and dazzling clothes. He had no prejudice against any religion or caste. Persons from all classes and belonging to all religions including Hindu, Muslim and Christians used to visit him. He used to say to Hindus, “You have come to me for spiritual knowledge. Stick to that and live in accordance with the traditions of your society. Your relation with me is not worldly but spiritual.”

As ‘untouchablity’ was prevalent during those days, Hujur Maharaj did not touch even dried chilies meant for the consumption of his Hindu followers. Separate food used to be cooked for them. When he visited Mahatma Ramchandraji’s house he would eat using separate utensils or Pattal (a plate made up by tagging broad tree leaves) and at times eat without any utensils or Pattal, taking the food in hand.

Hujur Maharaj said that the Sufi tradition was prevalent amongst ancient Hindu saints, which is now being reintroduced amongst Hindus. In this context Mahatma Dr. Chandra Gupta also used to say that this method of spiritual practice was prevalent amongst Hindus in the past. He related it to Lord Sri Krishna, who was known as ‘Yogeshwar’, being the greatest exponent of ‘Anahad Nad’. ‘His’ flute in reality represented the ‘Anahad Nad’, which echoed in the form of ‘heartbeat’ in the hearts of thousands of Gopis and Gwalas (cowherds and their wives) who were devotees and were fortunate to receive ‘His’ grace.

Here it would be relevant to mention that the Naqshbandi Sufi Way is based on Tavajjoh and the example of the most powerful Tavajjoh in the history of mankind so far is the preaching of Gita by Lord Krishna to Arjun in the battlefield. Gita comprises of 700 verses and the dialogue between Lord Krishna and Arjun would have taken at least a few hours, if it were to be a physical dialogue. For that long and that too after the conch had been blown the enemy forces would not have waited for them to finish their conversation. It, therefore, 201 indicates that this dialogue was not at physical plane but a transmission from heart-to-heart (Tavajjoh) and this was a very powerful spiritual transmission, which simultaneously was received by Sanjay (a character of the Mahabharat, who revealed it to Dhrutrashtra), as well, who was miles away from the battlefield.

In this context Hajrat Khalifa Sahab had once mentioned to Hujur Maharaj that his Master (Hajrat Abul Hasan Sahab) had told him, “A Hindu boy will come to you, who will promulgate this Naqshbandi Sufi Way amongst many, but no such Hindu boy came to me. Perhaps he would have seen your reflection in me and now you must carry out this order.”

The life of Hujur Maharaj’s was an example of living scriptures. His behavior and conduct was perfect. His life had been full of extra-ordinary events. He was always content and happy and thankful to the God for everything, in all situations and circumstances. His Tavajjoh (spiritual radiations) resembled exactly to that of Hajrat Baqi Billah (Rah.). His Master chose him as his main Khalifa (vicegerent) and said, ‘One like you is better thatn thousands.’

He neither accepted offerings from anyone nor did he allow anyone to touch his feet. Instead he himself often comforted his disciples by taking care of their needs. Often for days together his family lived on scanty food or with no food at all. Even then if he received some money from someone, he would give it to others. He spent most of his time in meditation.

Hujur Maharaj was very kind hearted. If he saw anyone in difficulty, he would be more than eager to help him immediately with all that was at his command. His own financial condition was weak yet he would not hesitate helping the needy. Leave aside asking for repayment of debt, he would hesitate passing through the street inhabited by his debtor so as to avoid face-to-face confrontation lest his debtor would feel embarrassed. Once he received eight and a half rupee from somewhere. It so happened that day that many needy people visited him and he gave away eight rupees to them though his family was without provisions for three days. He kept on tossing the remaining eight Aanas (half a rupee in the form of coins) in his hands. This money was also spent by his mother in buying bangles for the wives of Mahatma Ramchandraji Maharaj and Mahatma Raghuvar Dayalji Sahab, who had come to meet her, though they already were wearing lots of bangles35. This is an example of Hujur Maharaj’s munificence and his mother’s affection for her daughters in law.

Similarly, leave aside eating meat he would not take even cow milk. Due to illness or weakness if he was compelled to take milk, he would ask the cowherd to milk the cow in his presence and when it would appear to him that half of the milk is left, he would ask him to stop milking the cow and would ask that milk to be fed to the calf but would pay him for the entire quantity of milk. He would thus take care of the interest of both the milkman and the calf. He also had a strange habit. Even if he would have money in hand, he would take loan. He used to say that ‘By doing so, not only I remain grateful to him but it saves me from being arrogant that I am not a debtor of anyone.’

35 It is customary in Hindu tradition that elderly ladies bless the younger ones (like their daughter in law) by giving them bangles, which are considered a sign of auspiciousness.

202 Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab once asked Hujur Maharaj to beg alms. Hujur Maharaj followed the orders of his Master and begged alms for many days without any hesitation or embarrassment. One day his Master asked him to stop begging and told him, “I am very pleased with you. You have passed this test”.

In the beginning, four persons used to visit Hujur Maharaj for Satsang. One of them, a young person, used to visit a dancing girl. Some friends brought this to the notice of Hujur Maharaj. He told them to inform him when this young man visits the lady next time. When next time this young man went to visit the lady Hujur Maharaj was informed. Hujur Maharaj took bath, changed his dress, applied some perfume and proceeded along with others to the brothel. It was a small place and the lady knew Hujur Maharaj. She was surprised to see Hujur Maharaj at her door. Hujur Maharaj asked her to sing some song. She sang some songs, which to her understanding could be of interest to Hujur Maharaj. After hearing the songs Hujur Maharaj enquired about her charges for the night and paid her the money. Hujur Maharaj was around sixty then. The lady and everyone else were baffled that such a saint would stay in the brothel for the night. Hujur Maharaj, however, asked all others to return. After everyone else left, Hujur Maharaj told the lady, ‘For tonight you are in my service and you will have to obey my orders. I do not like your jewelry, remove them first and then take bath.’ Hujur Maharaj had carried with him a pair of his wife’s clothes, which he asked the lady to put on after the bath. The lady complied with it. After that Hujur Maharaj asked her to offer five prayers with him (five Namaz). The lady thought for a moment what a trouble she had invited for herself by accepting the fees and then told Hujur Maharaj that she did not know how to offer prayers. Hujur Maharaj told her, “You are in my service tonight and you shall have to do what I say. It does not matter that you do not know how to offer prayers. Follow me in what I do.” She started imitating Hujur Maharaj. When Hujur Maharaj put his head on the ground (in Sijda), she also did the same. At that moment Hujur Maharaj prayed, “O Almighty, with Your kind grace I have brought this lady up to this point. Now it is ‘You’ and she.” Hujur Maharaj then left that place and returned to his house but that lady was frozen in that posture. Throughout the night she lied in that posture. In the morning her mother woke her up. On opening her eyes, she was baffled. She looked around and told her mother, “Whatever I could earn for you, I have already handed it over to you. Your jewelry is lying there. These clothes are not yours and now I am going away.”

There was a Neem tree (the margosa tree or Azadirachta-indica)) in front of Hujur Maharaj’s house. At around eleven in the morning she came there and sat under the tree. Hujur Maharaj spotted her and told his wife to bring her inside the house and to give her some food. After she had finished with the food, Hujur Maharaj asked her whether she wanted to leave that life and spend a pious life in future. She immediately agreed to it. Hujur Maharaj then asked her to pray the Almighty to forgive her for her past sins and called that young man and asked him if he liked that lady and wished to marry her. Hujur Maharaj then arranged for them to marry and initiated both of them. They spent a pious life thereafter.

Mahatma Ramchandraji Maharaj (Rah.) used to say that “My Master was so large hearted that whoever he would meet, he would sow the seed of spirituality in him by transmitting his spiritual energy and he would say, ‘What do I lose in doing so. It sows the seed of spirituality 203 in him and when the time comes it would sprout.’” In this context his fellow-disciple Hajrat Maulvi Abdul Gani Khan Sahab (Rah.) said that once he was going with Hujur Maharaj (Rah.) somewhere. On the way he came across one of his childhood friends, who used to make fireworks. He spotted him from a distance and calling him by his nickname he said to him joyously, “I have heard that you have become a ‘Wali’ (saint). Take care not to forget your old friends.” This he had said jokingly but later he actually made his friend a Wali. Similarly, once he prayed and read ‘Fatiha’ at the grave of a prostitute thinking that it was the grave of one of his servants and her spirit was granted liberation.

Once during his early days, Hujur Maharaj had gone to Badayun. He had heard that a ‘Majjub’ (a saint in trance and totally absorbed-Avdhut) who was aged about 111 years resided there. He searched for him but could not find him. Ultimately, he found him in an old building. He bought some sweets and offered it to him after saluting him. When Hujur Maharaj saw that the he was not responding at all, Hujur Maharaj approached him spiritually by focusing his attention at him. After sometime the Majjub opened his eyes, which were so glowing that an ordinary person could not even dare to look at them. He turned his face towards Hujur Maharaj and started enchanting something. Hujur Maharaj felt as if some power was pulling him with great force towards the Majjub. He could not control himself and got frightened. He then remembered his Master Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab and immediately felt as if Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab has taken his place. The Majjub was now not able to have any impact on Hujur Maharaj. When he got tired, he said, “You are very fortunate. Often one comes across Fanafil-Sheikh36 but rarely a Fanafil-Murid37. A disciple should be like you and a Master like your Master. You will enlighten the world.”

In the evening when Hujur Maharaj appeared in the presence of Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab, he enquired of the incident. Hujur Maharaj narrated the entire incidence. Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab asked Hujur Maharaj not to repeat such an act ever in future, as it was not proper to disturb a fakir and told him that there are two categories of Majjubs. One category is called Avdhut and the others ‘Kalandar.’ A person turns to be an Avdhut as a result of a strong flux of love and divine light beyond his capacity. His mind loses control and he forgets about himself or about his ultimate objective. Kalandars are at a higher platform than Avdhuts. Kalandars are those who have reached the stage of ‘Hans’ or ‘Param Hans.’ They even in that condition remain like a child in the lap of the Almighty and have the knowledge of that love and bliss. While Avdhuts are not able to proceed further on their own, Kalandars keep on making progress. In the company of both Avdhuts and Kalandars, a person becomes one like them or at times his entire spiritual attainments are absorbed by them. The reason behind this is that such Avdhuts transmit their boundless energy of love, which is beyond the capacity of the other person, which turns him into a state of inertia or a sort of madness. Company of such Avdhuts, therefore, often results in a harm rather than benefit. One should try to keep away from them or if that is not possible, one should not look into their eyes or should not sit close or in front of them. A Fanafil-Sheikh, however, is saved from such dangers as in his case the Master takes his place.

36 Fanafil-Sheikh-One who has merged his self with his Master.

37 Fanafil-Murid-One in whom his Master is absorbed.

204 Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab then said, “You had also come across such a Kalandar who started transmitting such energy of love and so suddenly that you could not withstand it. It was quite possible that he could have swayed you away with him in his flow, but right than that energy which you have embedded in yourself as your Master, blocked that effort. However, that energy of love transmitted by the Kalandar is lying with me, which will be transmitted to you gradually in due course.”

Hujur Maharaj was a fearless person. During the days when he used to reside in the Madarsa Mufti Sahab, Mahatma Ramchandraji and some other Hindus had started visiting him for Satsang. The conservative Muslims were upset and had resentment against him. Some of them asked a rogue to attack him. One day that rogue approached close to Hujur Maharaj in a street to attack him. As soon as Hujur Maharaj spotted him, he shouted at him loudly. Although that rogue was much heavily built than Hujur Maharaj, he was frightened and ran away. While running away he fell down in the street at one or two places. From that day no one dared misbehave with him.

Hujur Maharaj had a habit of comforting the tired Satsangis. He would even massage their feet and if someone hesitated, he would comfort by saying that now you have acquired a right to massage my feet. He used to treat everyone equally and did not like giving more importance to anyone over others. He would sit along with others at the same level and did not like any special treatment for himself. He would not point his feet towards his disciples. At times he would ask his disciples to sit towards his head-rest and if someone hesitated, he would show annoyance. While going somewhere he would walk along with others and did not like walking in front. He would eat with others the same food as was served to them. He had no preference for any particular food; whatever was served, he would eat it gladly. He was very frank and would not keep anything in his mind. Once he visited Mahatma Ramchandraji Maharaj with an intention to stay with him for three-four days but on seeing that special arrangement was made for his food, he decided to return saying, ‘Till this food remains in my memory, I would not come here.’

He liked cleanliness very much. Often he would go for taking a bath in the Ganges before the Sunrise and would return while it was still dark. In summers he used to bathe in the evenings as well. He used to wash his clothes himself and used to put on clean dazzling clothes. He would play with children as a child and often gave them sugar-bite but they would sit quietly and orderly when he asked them and would get busy with teaching them. He never punished his students. He used to say, ‘Ba-Adab, Ba Naseeb, Be Adab, Be Naseeb’, meaning thereby that one following the etiquettes is blessed and one behaving rudely invites misfortune.

Hujur Maharaj (Rah.) was also a good poet and he used ‘Majrooh’, as his nickname. The Shijr-Sharif (the genealogy) of the Naqshbandi Sufi Order, which he composed in the form of an Urdu poem, stands the testimony that he was a great poet. It is not only a poem but a collection of the principles of the Naqshbandi Sufi Order, which have been beautifully embodied in the verses of the poem.

205 He had collected information about the lives of the Sufi Masters of the Naqshbandi Order with an idea to get them published in the form of a book. While he was in the process, it came to his knowledge that an appropriate book titled ‘Haalat Mashayakh Naqshbandiya Mujaddidiya’ had been authored by Maulana Muhammad Hasan Sahab of Bijnaur. He, therefore, dropped the idea. This book, however, did not have information about three saints of the Order. He, therefore, got an annex (Jamim:) published with the title ‘Jamim: Haalat Mashayakh Naqshbandiya Mujaddidiya, Mazhariya’ including the lives of these three saints Hajrat Shah Muradullah Sahab (Rah.), Hajrat Sayyed Abul Hasan Sahab (Rah.) and Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab (Rah.).

Hujur Maharaj used to teach Persian. A young boy, son of a rich person, used to visit him to learn Persian. One day Hujur Maharaj asked him of his real intention, as the boy did not seem interested in learning Persian. The boy did not say anything initially, but after sometime told Hujur Maharaj that he wanted to marry a lady and wanted to learn some ‘Mantra’, which could make her agree to marry him. Hujur Maharaj kept quiet. Later, on one moon-lit night when he was sitting on the roof with this boy and many others wearing clean and dazzling clothes and some perfume with flowers around, he suddenly turned towards this boy and asked him, “My son, see towards me. Is that lady more beautiful than me?” Hujur Maharaj was looking very charming. The boy looked towards Hujur Maharaj and was frozen as if he was a statue. From that day the things changed entirely for him. In place of the desire for that lady the boy’s heart got filled with the love for Hujur Maharaj. In that one moment, his destiny had been changed.

A relative of Nawab Shamshabad was attracted towards a lady and wanted to marry her but she was not agreeing to the marriage. He came to seek help of Hujur Maharaj. Hujur Maharaj told him a Mantra and asked him to practice it. After some days, in place of attraction for that lady, this person found himself attracted towards Hujur Maharaj. He visited Hujur Maharaj, who very kindly accepted and initiated him.

Similarly, an advocate who had earlier an affair with a lady used to visit Hujur Maharaj. Once this advocate happened to meet the lady in seclusion. Both of them could not control themselves. But just then they saw Hujur Maharaj standing at the door. They thought it to be their imagination as it was impossible that Hujur Maharaj would be present there. As they moved closer, this time they found Hujur Maharaj standing between them. They moved apart and thus were saved from falling prey to lust in that weak moment.

Mahatma Ramchandraji Maharaj used to hand over his salary to Hujur Maharaj and Hujur Maharaj used to send it back to his residence through someone. Once Hujur Maharaj was without provisions for some days. He got a money order of fifteen rupees from somewhere, out of which he sent ten rupees to Mahatma Ramchandraji’s house and five rupees were sent to his mother to enable her to arrange for provisions. In the evening, when he reached home and saw no signs of food being ready, he enquired about it. His holy mother informed him that she had sent the money to Mahatma Ramchandraji’s house, thinking that money was required there (not knowing that Hujur Maharaj had already sent some money there). Hujur

206 Maharaj laughed and remarked, ‘Well done, mother’. That day also both of them remained without food.

A Hindu goldsmith used to visit Hujur Maharaj sometimes and discuss with him about the existence of God. He thought that there was nothing like God. The power that emerges as a result of combination of various elements is what is known as the God. When the body decays and physical elements get separated, this power also ceases to exist and disappears. Otherwise neither there is soul, nor the God and this world is the only exis nothing before this, nor would there be anything after it. All other things are imaginary. Hujur Maharaj used to explain him, but he did not change his views. One day he sent a message to Hujur Maharaj through someone to visit him. Hujur Maharaj saw that he was in a bad shape and his end was near. He (the Goldsmith) told Hujur Maharaj, ‘Now I feel that definitely there is some power. I shall now be punished severely.’ Hujur Maharaj felt that he was caught in a dilemma, which was not good for him. Hujur Maharaj told him to be firm in his belief and not to change his views. Hujur Maharaj then asked him to look towards him and within a moment through his will power restored his belief. A little later the Goldsmith passed away peacefull

[Tomb premises of Hujur Maharaj (Raipur, Kaimgunj)]

Once Hujur Maharaj needed fifty rupees very badly. He wrote a letter to Maulvi Abdul Gani Khan Sahab. Maulvi Sahab replied back that he himself was coming with the money. He came and stayed for two days with Hujur Maharaj but neither did Hujur Maharaj for the money nor did he himself remember to give the money to Hujur Maharaj and returned without handing over the money to Hujur Maharaj and returned without handing over the money. Hujur Maharaj was very upset. Later he repented that he did mighty and instead had faith on man. For quite some time he prayed the Almighty to forgive him. On reaching home when Maulvi Sahab changed his clothes, he

207 found the money. He immediately returned to Hujur Maharaj, offered the money to him and requested him to forgive him for not handing over the money. Hujur Maharaj told Maulvi Sahab, “It was not your fault but the Almighty desired to teach me a lesson through this incident.”

Hujur Maharaj (Rah.) passed away on 30 November 1907. His tomb is situated in Raipur Khas, a village of Kaimgunj, about five KMs from Kaimgunj on the road leading to Kampil, on the left side of the road about two KMs inside.

[Tomb of Hujur Maharaj (Raipur, Kaimgunj) (On the left)]

Some of his main sayings/teachings are given below:

Every person should be free from religious prejudices but should abide by the dictates of his religious scriptures.

If the disciples keeps in his mind and caters to the needs of his Master, his progress would be fast.

The condition at the time of death is beyond description. What is mentioned in Qur’an about the body and the spirit is all true but in spite of all this the reality of God is something else.

‘Murid’ (disciple) literally means slave, but no one is a slave of another, all are brothers.

208 Guru (Master or the teacher) is a guide. One should not take the physical body as the Pir. It is what it is, i.e. the spiritual power of the Master, which removes the darkness from the heart of the disciple and enlightens it with divinity.

One, who prepares the food and eats it in His remembrance, is sure to reach Him one day.

One, who has complete trust in one God (Unity of God), he is a true Muslim, whatever religion he may belong to.

Do not indulge in publicity in this Way. Sit quiet, God would send whoever He wishes to for Satsang. By running after fame, one loses the thing (‘gift of God’) and becomes blank.

The best thing to do in illness or in difficulty is to pray the God, in the language known to him. If ‘He’ wishes, ‘He’ would cure.

To show miracles is inappropriate. In case of need, however, one may resort to it secretly, under some cover up. Obliging someone directly does not look good for devotees.

Learn serving others rather than taking their service.

One, who is still attached to religion (customs and rituals of religion), is surely not a true fakir.

Till one is worried about sacrificing his life in the service of his Pir, it is not coming true to his Bai’at (initiation or the oath of allegiance) and how the Pir can be responsible for him?

Jikr-e-Qulb (remembrance in heart in the manner ordered by one’s teacher) together with Tasuvvar-e-Sheikh (focusing attention on the image of Master) and Muraqaba (contemplation and meditation) is the main thing in this Order. It is very helpful in attaining one’s goal. When one starts feeling bliss in Jikr-e-Qulb, then one should in between resort to Tasuvvar-e-Sheikh with love so that the conscious spiritual power which is illuminated in his (Sheikh’s) heart, its lightening effect may illuminate his heart as well and the emotions of love of God keep arousing in his heart. When Qulb would be activated and energized by meditating upon the Satguru and through his Tavajjoh leading to spiritual emotions, one would really feel the bliss of the love of Sheikh and God. The love prior to this state was only in mind like an emotion. The conscious energy that would now erupt in heart would convert into love and Brahm-Leenata (absorption in the divine).

One should engage in spiritual Abhyaas (practice, effort), as ordered by his Master, keeping the sequence and the etiquettes and not in the manner one likes lest it may prove harmful instead of proving beneficial. The seeker may turn crazy or into a Majjub.

This science should be given only after exercising due care and caution to people, who are argumentative.

There is nothing in the world that cannot be attained if one firmly resolves to attain it.

[Maulana Fazl Ahmad Khan (Hujur Maharaj)]

‘Le Sufi’ = Maulvi Abdul Gani Khan (‘le Sufi’ - 1952)

“YA ILAHI! SHAAD HON DAREN ME ABDUL GANI,

FAZL AHMAD KHAN MURSHIDE BERIYA KE VASTE”

(O God! Bestow all happiness in heavens on Abdul Gani,

For the sake of guileless guide Fazl Ahmad Khan)


Maulvi Abdul Gani Khan Sahab was a very dear disciple of Maulvi Ahmad Ali Khan Sahab, and a great Sufi Master of the Naqshbandi Order. He was a fellow disciple of Maulana Fazl Ahmad Khan (Hujur Maharaj) and attained perfection also through him. He was born on 7 February 1867 in Kaimgunj, Farukhabad in a rich Pathan family. Before his birth an astrologer had predicted about his features and said that he would be endowed with extraordinary genius. He was the lone child of his parents. He received his initial education in a Madarsa of Kaimgunj. A few years later his revered father took him to Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab, who also used to live in Kaimgunj and was known as a great scholar of the Arabic and Persian languages.

Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab agreed to teach him and in a few days made him expert in worldly sciences so much so that no one of his age could compete with him in studies. After attaining competence in the Arabic, Urdu and Persian languages, he took admission in the Vernacular Middle School. He passed the final examination of the School in the first division with distinction in four subjects. When he was going to appear in the Middle examination, he mentioned to Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab that he had not prepared well for the examination. Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab, however, said, ‘Do not worry. I have prepared well’ and in this examination he stood first in the whole of the State (Uttar Pradesh).

Thereafter he passed the Normal Training examination also in the first division and stood first in the province. He was appointed as an assistant teacher in the Middle School, Shikohabad. He was transferred at different places and promoted to the post of Head Master and ultimately retired from the post of Sub Deputy Inspector of Schools.

He was known for his erudition and for his teaching. People were attracted towards him because of his simplicity but his personality was so dignified that no one dared misbehave or do anything wrong in his presence. Whoever met him was impressed by him. Wherever he looked, it started dazzling. If he looked at someone with affection, his life was made. His self-confidence and determination was such that he did not consider anything impossible. His faith in his Satguru was so firm and unmoved that everything would happen the way he wished. If some dear one approached him with a request, he used to say that God-willing his wish would be fulfilled and it used to be so. It is no wonder since a true devotee meets with such a treatment in the court of his Beloved (God).

The house where he lived in Shikohabad during his posting as the head Master was haunted by a ghost. He used to trouble the residents. There was a tree in the courtyard of the house. One day when he was resting in the courtyard, the tree started shaking and then it started shaking violently. He got up from the cot [le lit] saying, ‘Oh! It is you’ picked up a hunter 211 and started striking the tree vigorously with it. He would recite some Mantra and strike the tree. The branches of the tree would bend down and touch the ground but he kept on striking the tree until he was tired. He then lied down on the cot. The ghost, who was shattered by the beating, started serving him by massaging his feet. Hajrat Abdul Gani Khan Sahab told him, “If I see you creating any trouble again, I would burn you.” The ghost continued serving him, till he lived there and when he left Shikohabad he prayed for the ghost and got him freed from that form.

In the beginning Hajrat Abdul Gani Khan Sahab had come to Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab for academic education only but soon it was revealed that Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab is a great Sufi saint. On his humble request he accepted Hajrat Abdul Gani Khan Sahab as his disciple and initiated him. Hajrat Abdul Gani Khan Sahab was one of the dearest disciples of Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab. A little before his death, Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab had asked Hujur Maharaj to take special care of him. After the death of Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab, he (Hajrat Abdul Gani Khan Sahab) accepted Hujur Maharaj as his Pir-o-Murshid (teacher and guide) and attained perfection under his tutelage. How he attained perfection and the full authority in the Naqshbandi Sufi Order was narrated by him in the year 1942 in these words:

“It made no difference to Janab Khalifa Sahab whether one was alive or dead, his Tavajjoh had the same impact on them. One of his followers requested him for initiation and Tavajjoh, but he neither initiated him nor did he bestow his Tavajjoh on him. After his death, however, Hajrat Sahab (Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab) visited his grave, bestowed his Tavajjoh on him, initiated him and then and there made him a Wali (saint). Anyone who wants to verify this can do so. A similar incidence took place in regard to conferring authorisation on me. The only son of a rich Police officer used to visit and serve me. He used to ask me for Tavajjoh but I used to decline saying that I am not authorised to do so. He used to say that in that case you would also bestow your Tavajjoh on me after my death as was done by Dada Guru (Hajrat Janab Khalifa Sahab). I used to say, ‘Do not say like this. May God bless you with long life?’ It, however, so happened that what he used to say came true and he died at a young age. His parents were very sad. When I was laying down his body in the grave I started weeping saying, ‘My son, if I was authorised, I would have, here and now itself filled you with divinity.’ This incidence had made me very sad and perturbed. One day his father insisted that I should visit Hujur Maharaj. When I reached at the residence of Hujur Maharaj, I saw people waiting for me. Hujur Maharaj had told them that I shall be visiting him and as I shall stay for only two days, it would not be possible for me to visit all of them individually. He had asked them to prepare one dish each for me and asked me to eat at least a little from each dish. At ten in the night he asked all others to return to their home and then enquired with me about that boy. He said, ‘Why were you so sad and perturbed. That boy has been blessed by our Master (Hajrat Khalifa Sahab) and filled with divinity. When I asked him how he knew of this, he told me, ‘You have not come here on your own. You have come here as per his (Hajrat Khalifa Sahab’s) wish. He has revealed everything to me in dream and has ordered me to confer authorisation on you.”

212 From this incidence it is clear that after the death of Hajrat Ahmad Ali Khan Sahab, Hujur Maharaj had acted on his orders. Later Hujur Maharaj bestowed ‘Izazat-Tamma’ (full authority) on Maulvi Abdul Gani Khan Sahab.

[Tomb of Maulvi Abdul Gani Khan (Bhogaon, Mainpuri) (In the middle)]

A few days before his death Hujur Maharaj had asked Mahatma Ramchandraji to respect and obey him in the same manner as he (Hujur Maharaj) himself and told him that I am sure he (Maulvi Abdul Gani Khan Sahab) would also treat you similarly.

Following these orders of their Master Mahatma Ramchandraji Maharaj and Mahatma Raghuvar Dayalji Maharaj (his younger brother) both considered him as their ‘Pir-o-Murshid’ and they used to visit him and be present in his service from time to time and received his grace. They also got their sons Mahatma Shri Brijmohan Laljji, Shri Jagmohan Narayan ji, Shri Radhamohan Lal ji, Shri Jyotindra Mohan ji and Shri Narendra Mohan ji initiated by him. Hajrat Abdul Gani Khan Sahab also authorized Mahatma Shri Brijmohan Laljji, Shri Jagmohan Narayan ji and Shri Radhamohan Lal ji in the Order.

Mahatma Shri Dinaysh Kumar Saxena, the younger son of Mahatma Shri Jagmohan Narayanji says that he has seen Hajrat Abdul Gani Khan Sahab many times at their residence, 213 when he was a young boy. He used to smell a fragrance coming out of him and it was also strange that his clothes were never wrinkled nor the bed-sheet even in the morning when he got up from the bed. It appeared as if he had not slept at all.

Hajrat Abdul Gani Khan Sahab used to lovingly say to Mahatma Ramchandraji Maharaj and Mahatma Raghuvar Dayalji Maharaj that I have been sold to your house. Once he indicated that if he was buried in the common burial ground, Hindu seekers would hesitate visiting his grave. Mahatma Raghuvar Dayalji Maharaj immediately offered him a piece of his land in Bhogaon, in the Mainpuri district.

Once one of his Hindu followers sought permission to take his photograph. He, however, replied, “My photo! Insha-Allah (God willing) no one will be able to take a photo even of my coffin. Who can take my photograph?” This turned out to be true.

He passed away on 30th March, 1952 and his tomb is located at Bhogaon, Mainpuri district on the same piece of land. The tomb is surrounded by Guava mangroves and is about 2 KMs from Bhogaon on the road leading to Bewar, on the left side of the road. Now a sign board with his name has also been put on the main road.

[Tomb of Maulvi Abdul Gani Khan (Bhogaon, Mainpuri)]


‘Lalaji’ (Ramchandra) = Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj (-1931)



“YA ILAHI! FAZL SE DE MUJHKO FAZLE AHMADI,

RAM FAZLI AUR RAGHUVAR BAATA KE VASTE”

(O God! Bless me with the grace of Fazl Ahmad Khan,

For the sake of blessed Ramchandraji and Raghuvar Dayalji)


Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj alias Janab Lalaji Maharaj was the first non-Muslim (Hindu) fully authorized saint of the Naqshbandi Sufi Order, who was duly declared by Hujur Maharaj (Maulana Fazl Ahmad Khan Sahab), as his successor, with the consent of saints and Mahatmas belonging to various traditions and with that he made the words of his Master come true that “Words of my Master cannot be hollow. They will come true through you.” Through Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj and his younger brother Mahatma Shri Raghuvar Dayalji alias ‘Chachchaji Maharaj’ and their disciples this ‘Naqshbandi Mujaddidi Mazhariya Naqshbandiya Ramchandriya’ (NaqshMuMRa) Order has now reached in all the nooks and corners of the world.

The revered father of Janab Lalaji Maharaj, Chaudhary Harbakhsh Rai was employed at the post of Superintendant in the Octroi department. He earlier lived in Bhogaon but after the Mutiny of 1857 he shifted to Farukhabad. He was well to do and had all comforts of life but he had no children. His wife was a pious and religious lady, who used to spend time in Satsang and at times saints and Mahatmas also used to stay with them.

Once a Muslim fakir (Majjub), who kept himself wrapped in a black blanket came to Farukhabad. One day while passing through the street in which Ch. Harbaksh Rai lived, he sat at the door of his house and asked for food. Ch. Harbaksh Rai’s wife with great respect and devotion offered him some food and sweets. The fakir, however, told her that he desired to eat some fish. As she was a vegetarian, she started thinking how to fulfill his demand that suddenly it came to her mind that perhaps some fish may have been cooked for her husband, who was a non-vegetarian, and for whom food was cooked separately. On enquiry she came to know that two fish, which were specially sent by Nawab Sahab, had been cooked for Ch. Harbaksh Rai. She immediately got both the fish and served them to the fakir. He gladly ate both the fish. An old maid, who was close to the family and was present there humbly mentioned to him that there was everything in the house with the grace of the God except that Chowdhary Sahab had no children and requested him to pray to the Almighty to bless them to beget children. The fakir laughed loudly and raising his hands in prayer said, “Allah-o-Akbar. One, two” and went away. No one saw him thereafter. By the grace of the God and in answer to the prayer of the fakir, Mahatma Shri Ramchandraji was born on the 3rd February, 1873, on the day of Basant Panchami and after two years his younger brother Mahatma Shri Raghuvar Dayalji was born on the 7th October, 1875.

Janab Lalaji Maharaj was brought up with great care and affection. A number of servants always attended on him. A separate transport was also provided for him. His mother used to read ‘Ramayan’, which he used to listen and as a result thereof he also developed a 215 melodious voice and religious bent of mind. His voice was so sweet and melodious that if someone heard him singing, he would not forget it for the rest of his life. He once said that ‘My singing is spiritual and I can imitate anyone by hearing him singing just once.’ At times absorbed in divine love when he used to sing in Satsang, it used to cast a spell on people. People used to get absorbed in divine love and all their spiritual chakras (plexus) would get activated.

[Horoscope of Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj]

At the age of seven, however, he lost his mother. Thereafter a Muslim lady looked after and brought him up. Janab Lalaji Maharaj used to respect her as his mother and looked after her throughout her life. Whenever she came to visit him, he used to offer her gifts. A Maulvi Sahab (Muslim teacher) taught him Urdu and Persian and composition of poetry. Thereafter he was admitted in the Mission School in Farukhabad. Since the house where he resided was small he had hired a room in Mufti Sahab’s Madarsa when he was in the Eighth standard for studies. This was adjoining the room where Hujur Maharaj used to live, who taught students privately for his livelihood. At times, Lalaji Maharaj used to take Hujur Maharaj’s guidance to solve his difficulties and Hujur Maharaj used to gladly help him. Hujur Maharaj used to treat Lalaji Maharaj very affectionately, as he liked the mannerism and etiquettes of Lalaji Maharaj very much. Lalaji Maharaj also used to get a special pleasure in his company. He, however, did not know that Hujur Maharaj was a great Sufi. Once Lalaji was very upset, as he could not do his Geometry paper well. On enquiry when he mentioned this to Hujur Maharaj, he told him not to worry and have faith in the Almighty. He was declared successful in the examination.

Lalaji Maharaj was later married in a good family. A few days later his father passed away. Although his father had already sold a lot of property, still Lalaji Maharaj had inherited 216 some property. Unfortunately, he got involved in litigation over property with the Raja (King) of Mainpuri. This case went on for quite some time and ultimately was decided against Lalaji Maharaj. In discharge of the decree against him, Lalaji Maharaj had to sell off most of his valuables and the house. Around that time he also lost his elder brother who was adopted by his father and, therefore, the entire responsibility of the family fell upon his young shoulders. There was no source of income and the financial condition of the family had started deteriorating very fast. Lalaji Maharaj, who used to always go in palanquin or in a horse-cart, now started walking barefooted. He started wearing a ‘Tahmat’ (loin-cloth, a small piece of cloth wrapped around the waist) instead of ‘Dhoti’ (traditional Indian wrap around the waist and of full length). The District Collector of Fatehgadh, however, was known to Lalaji Maharaj’s father and had sympathy with Lalaji Maharaj. He called Lalaji Maharaj and appointed him as a paid apprentice on a remuneration of ten rupees per month. Fatehgadh and Farukhabad are at a distance of about four miles, which Lalaji Maharaj used to walk on foot, covering about 8-10 miles daily. The house was running entirely on this meager salary of ten rupees.

The spiritual beginning of Lalaji Maharaj had taken place in the lap of his holy mother. Later Lalaji Maharaj with his friends often used to visit Swami Brahmanandji, who used to live on the bank of Holy Ganges. Swamiji was a great saint, who was supposed to be about 150 years old then. Lalaji Maharaj used to try to follow Swamiji’s teachings. Swamiji and Hujur Maharaj used to have Satsang with each other. Often Swamiji talked about Hujur Maharaj stating that he is the crown of saints in Farukhabad but Lalaji Maharaj did not know that the Sufi saint about whom Swamiji used to talk is the Maulvi Sahab living next to his room in Mufti Sahab’s Madarsa.

A few months after he had joined the service in the Collector’s office at Fatehgadh, Lalaji Maharaj returned from his office late in the evening. It was a dark winter night with thundering clouds and heavy rains. With his clothes completely drenched, Lalaji Maharaj was shivering. He was in a very pathetic condition. When he was proceeding towards his room, Hujur Maharaj spotted him. Hujur Maharaj took pity on him and said, -‘Oh! You are returning at this hour in this stormy weather?’ Lalaji Maharaj used to say that these words were filled with lot of love. He politely greeted Hujur Maharaj who blessed him and told him, “Go, change your clothes and come to me. Warm up yourself before the fire and then go to your home.” These words of Hujur Maharaj were charismatic and were pulling Lalaji Maharaj towards him. Lalaji Maharaj after changing his clothes came to Hujur Maharaj. By then Hujur Maharaj had lighted up an Angithi (an earthen stove fired with coal). Lalaji Maharaj saluted Hujur Maharaj. Hujur Maharaj raised his eyes and looked in his eyes. As both of them saw in to each other’s eyes, a current passed through Lalaji Maharaj’s body from head to toe, which stunned him. Hujur Maharaj very kindly asked him to sit in his bed and covered him with his quilt. Lalaji Maharaj used to say that he felt very light as if he was flying in the sky and his entire body was sparkling with light. For about two hours, he set in this state, which was full of bliss. By that time it stopped raining. With the permission of Hujur Maharaj, he returned to his room. While entering in his room, he felt as if light was engulfing everything and that trees, animals, walls, everything was dancing in that light.

217 ‘Anahad Nad’ (Aum) was reverberating in every cell of his body. All his spiritual chakras were activated and energised and he felt as if Hujur Maharaj had taken his place.

When he returned home, he did not wish to eat anything and slept without having dinner. In dream he saw a group of saints, Hujur Maharaj and himself. A throne descended from the Skies on which a great saint was sitting. All the saints stood up in his honour. Hujur Maharaj presented Lalaji Maharaj before him. He looked at him attentively and said, ‘From his childhood his inclination is towards the Divine.’

Next day Lalaji Maharaj mentioned about his dream to Hujur Maharaj. Hujur Maharaj was very pleased to hear about it. He closed his eyes and meditated for some time. He then opened his eyes and said to Lalaji Maharaj, “What you saw was not a dream but was the truth. Your inclination right from the birth is towards the Divine. You are very fortunate, as the elders (great Masters) of this Order have accepted you. You have taken birth to show path to others. Such souls descend on this earth after centuries. The experience you have had in the first sitting itself, one can seldom have after practicing for decades. Whenever you passed through me, and greeted me, I used to feel an attraction and lot of love for you. Thus, you were continuously getting my attention (Tavajjoh). God-willing very soon you will not only be Fanafil-Sheikh but a Fanafil-Murid. If you have no objection, and if you so wish, keep on visiting this fakir (Hujur Maharaj).”

In his autobiography (published in the name ‘Autobiography of a Sufi), Janab Lalaji Maharaj has written, “Just a few days later an important and unforgettable incidence occurred again in my life. That evening I was accompanying my Rahnuma (guide) Hujur Maharaj on the road that leads from Farukhabad to Fatehgadh. Walking slowly down the road I, lost in the memories of my past, was narrating him the story of my life in my own style-form a royal and luxurious living to wooden sleepers, from costly dresses to a ‘Markin Tahmat’ (loin cloth made of cheap cotton) and half-sleeve Kurta (shirt), and from beautiful palaces to the small room in the school premises then occupied by me. I do not know how in frenzy I had narrated all this to him. In the meanwhile we had left behind the city and reached a place where the village named Badhpur is situated by the side of the main road. There is a small culvert over here. By now my story had melted the heart of my Hajrat Qibla. A mixed feeling of pain and prayer aroused in his heart like a storm and in that surge of emotions he kept his left hand on my shoulder. With this both of us turned back like a machine. Then addressing to me he said, “It is enough. I cannot listen to it any more. Let us go back.” After a little while he broke the silence saying, “Brother! You are very fortunate and promising! You should thank God that you have received this priceless treasure cheaply.”

I was fully aware even amidst that surrender to my Master. I clearly felt that up to that culvert while I was narrating to him my painful and sad past, he was listening to it quietly. Till then the world in its gross form occupied my mind but the moment I turned back on his order, I entered a door where it was only faith and truth. All the worries and sorrows disappeared for ever. I felt as if someone has taken upon him all my responsibilities and it appeared that something loving and extremely peaceful has entered deep within me. It was this support of a wonderful and invaluable help that took me to a different world.”

218 After this Lalaji Maharaj started visiting Hujur Maharaj regularly. On 23 January, 1896 Hujur Maharaj took him completely in his shelter and initiated him and on 11 October 1896 he was given Izazat Tamma (full authorization) by Hujur Maharaj.

Mahatma Ramchandraji Maharaj wrote about his wife that he was fortunate to get a wife like her. In his own words:

“This divine soul, my wife, an incarnation of devotion and love, is Chir-Suhagan (everfortunate, a lady whose husband is alive). It would not be an exaggeration if I compare her with any Mahasati (great ladies) of the world. I have not seen such a beautiful combination of all the qualities that a virtuous lady should have in anyone else. She is my life-companion, who is always prepared to offer all that belongs to her in the sacramental fire of my life. Inspiring me to follow the right path, she herself being righteousness personified, kept me always alert.

This incidence relates to a time about one year after the birth of my last child, my youngest daughter Sushila. One night a man, who was as bright as Sun, wearing red clothes and a crown on his head, dark complexioned and with a Pash (a cord used for tying) in his hands appeared in the dream of my wife. She asked him-“Who are you and why have you come here?” He replied-“I am Yamraj (the lord of death) and I have come to take you away with me, as your life has now come to an end”. She again asked him, “Lord! It is your Doot (representatives or servants) who come to take away human beings at the time of their death; how is it that you have come yourself? Yamraj told her, “You are a Pativrata Devi (a lady observing fidelity to her husband) and possess various divine qualities. You, therefore, cannot be taken away by my servants so I have come myself.” Thereafter Yamraj pulled away the thumb sized Jeevatma (embodied soul) from the body of my beloved wife and proceeded in southern direction.

Right from the beginning I used to get up early at four o’clock in the morning. The first thing in the morning we used to sit together for Satsang and morning prayers. So, when I saw her on the cot and not following with the daily routine, out of anxiety I pulled the sheet covering her. I was wonderstruck. She was dull and dead. I was perturbed and for the first time I felt as if I am myself the wife and she is my husband. My world was lost and I felt that there was no meaning in my living alone.

It is said that once a Gopi mad in love of Krishna got into a dilemma that I, who continuously remember Krishna, might perhaps myself become Krishna. If it so happens that I myself become Krishna how would then I enjoy this bliss of love with my beloved Krishna? Another Gopi told her, “You ought not to worry about it. Thinking about Shri Krishna when you would become Shri Krishna, Shri Krishna then also would become you (Gopi) thinking about you. This bliss of love between the lover and beloved would continue in the same manner. So you be engrossed in Shri Krishna’s thoughts.”

Whether it was me, who was her husband or it was she, who was my husband, whatever be the truth, this moment of separation was very frightening and difficult for me. At last, with the grace of my revered Master I saw another strange thing. She woke up again, alive. When 219 she was a little composed, after salutation, she told me about her dream. She then told me that the place where she was taken, there was light all around and nothing else. There was indescribable peace. Her consciousness then heard some divine voice addressing her, ‘Your life no doubt has ended but Our work is still unfinished. You are a religious person so be a Chir-Suhagan (ever-fortunate, a lady whose husband is alive). Your husband, a very fortunate person, who is a Satpurush (rooted in Truth), go assist him and be his support. You have the divine blessing with you. Go now as a liberated person and act in accordance with the scriptures. Your veil of attachment has been destroyed with the Truth-consciousness. Like a moving dead, liberated from all attachments, you may live as long as you wish and come back when you desire (Ichcha Mrityu).’ After narrating what she had seen in her dream, she showed me a red circular mark which was put on the lower part of her waist, before leaving that vision. The Lila (play) of God cannot be understood and, therefore, there is no question of any surprise. After this day our relationship was something else than that of a husband and wife.

She through her unblemished character bestows purity to our Satsang family. She has all the qualities like loyalty, modesty, decency, forgiveness, affection, natural beauty, irrepressible courage, sacrifice, restraint and firmness of character. The revolution to which I want to give a shape, she not only understands that well but also wants to participate in all my activities. As a wife she does not want to become a burden on me. Rather she reduces my difficulties and to the extent possible she tries to keep me happy and desires to see me succeed in my efforts. Accordingly, at one point of time she not only promised to assist me but also promised to lead a life of celibacy, and she is firm on her promise. Residing with me, a fakir, she is absorbed in the bliss of a lover and beloved. She has forgotten the royal luxuries that were available to her at her father’s house, which I could never provide to her. Now she is a complete Yogini (firmly established in Yoga). She is an ocean of forgiveness. In her character I see the firmness of the Himalayas.”

Mahatma Ramchandraji Maharaj in his autobiography has further written that “In age she is a few months older than me. She is a serious person and an embodiment of purity. Observing rituals is ingrained in her right from the beginning. What to talk of eating nonvegetarian food, it is not possible for her to eat things like turnip, jackfruit, and Masur Dal (a small grained pulse, red in colour ) which even slightly resembled non-vegetarian food. Thus in the backdrop of her seriousness, her commitment towards the Panth (path), fearlessness in her character and her calmness etcetera for quite some time I was hesitant with her, in spite of her complete devotion to me. It was the reason because of which although she was able to talk to me frankly, but I had kept a great truth of my life hidden from her. It was a sin and unjust to her.

My Hajrat Qibla-Maulvi Fazl Ahmad Khan Sahab Raipuri, my revered Master, is my guide and all in all for me. At one moment I felt that amidst all these emotions, which absorb me in great joy, I do not know from where a false thought had entered my mind. I used to look for it but was unable to understand its existence. I got tired of looking for it but I could not find it. Exhausted, I gave up and felt as if I was losing everything. I started entertaining a thought that all my Sadhana (spiritual effort) was a waist and the only reason for thinking so

220 was that false thought. There was none else to take me out of this dilemma except my wife. I felt that someone was reproaching me, hurting me and was laughing at my pain. I felt that there was no one weaker than me in this world. Amidst this scolding I also felt as if the thief within me was none else than my own inferiority complex. I do not know from where this inferiority complex had entered in my sub-conscious mind that my revered Master, whom I considered as my all in all, my guide and on whom I have cast the burden of my both the worlds and on whose hands I have even taken the initiation, he is a Muslim also. This was not only a contradiction but the biggest sin of my life.

Because of my worthless intelligence I kept on thinking of that great man, who was above all religious and communal prejudices, only as a Muslim; ‘only a Muslim alone, a communal! Till then I had not understood Islam in its real sense. I was familiar neither with the Hinduism nor with Islam. When I was exposed, it immediately appeared that the entire philosophy was staring at me.’ It was she, who is fortunately my wife, who exposed my falsehood towards him ‘whom I considered a strict communal’.

Till now it was my dilemma, the biggest falsehood of my life, the greatest sin. The thief within me used to say that the leader of the path chosen by you is a Muslim. Your beloved wife, except whom you have no one else in the world, is a person born and brought up in strict Hindu tradition. When she would come to know that her life-partner has accepted a Muslim as his Master, what would she think of you? Engrossed in these thoughts, I was standing at such a juncture, where my mind was unable to help me.

Gathering all the courage that I could muster, I the greatest coward of this world, ultimately decided that whatever be the consequences now I would not let this secret to remain a secret any more. Converting all my cowardice into strength when I appeared before my wife my mental state was no different than that of a thief. Thief and that too such a thief, who was about to surrender. Like a child I narrated my entire story to her and also what I had been thinking about her.

She was still the same, quiet and serious. She was perhaps not aware what was passing through my mind and behaved as if nothing had happened. She heard me like a wise judge and then she announced her brief judgment, ‘You have done a wonderful thing.’ And then like a true companion she insisted, ‘Take me also to that Param Sant (great saint). I am a servant at your feet. Let my life be also auspicious. For a lady the biggest religion is her husband and nothing else. Without this servant your goal would not be achieved, this is what the scriptures also state.’

Forgetting about my guilt, now I was happy that she was happy. She not only saved me from sinking but in fact showed me the path. Her silent but lively expression was getting engraved on my mind, ‘Saints do not belong to any caste, they do not belong to any race, and they are above all such considerations’. What could not have been achieved even after taking several births, I was able to achieve that in a moment by the grace of God, although I did not deserve it. By the grace of my Master, I was taken out of this dilemma.

On her insistence when I took her to my Master’s residence in the morning, he was very happy. Unknowingly I had done some such thing which he had liked. The entire day we 221 enjoyed his hospitality. All through the day he was telling our Guru-Mata (wife of the Master), ‘Look our daughter-in-law has come; our children have come’. In spite of all his instructions being followed, he was saying, ‘How fortunate are we today that we are seeing our daughters and children. The Almighty has filled our house with joy. Bring bangles for them; fry Puris (deep fried pancakes) for them. She should remember that it is her mother-inlaw’s house’. He was over-whelmed with love and that flux of love was engulfing me too in its fold. I had not seen him so over-whelmed with love before. Humanity had embraced humanity and the soul was eager to merge with its origin.

Now both of us had taken shelter at his feet in this atmosphere of love. Till now I was alone. It was the fructification of the entire effort of life. My Hajrat Qibla accepted and initiated her as well in the Order. This day was like a great festival in our life and the one never to forget.”

In regard to the authorization given to him to carry forward the mission of his Master, Mahatma Ramchandraji has mentioned: “All the gestures of Hujur Maharaj were elegant. I came to know that on 9, 10 and 11 Oct. 1896, he was himself organizing an Urs (ceremony) wherein saints and Mahatmas from all religions and sects were invited to participate. The Urs ceremony started in the morning of the first day i.e. 9th Oct. 1896, as already decided in which Hujur Maharaj had made me his right hand (trusted lieutenant) and accordingly I was made responsible for the execution of many of the programs.

In the evening of the last day of Urs i.e. on 11th Oct. 1896, a meeting of specially distinguished persons was called in which the Pir-o-Murshadna (Masters), great saints Satgurus, Mathadhish (heads of monasteries) and other accredited with such high status belonging to various religions and sects including Hindus, Muslims, Sikhs, Christians, Kabirpanthis, Jains, Buddhists and others, from distant places were included. Presenting this humble servant before them Hujur Maharaj announced, ‘This fakir has been ordered by the Buzurgan-e-Silila-e-Aliya Naqshbandiya Mujaddidiya Mazhariya (great Masters of the Naqshbandyia Mujadiddiya Mazhariya Order) that dear Ramchandra be conferred with full authorization (Izazat-Tamma). So, the great ones! After testing him you may like to kindly concur in it or reject it.’ Thereafter my lord (Hujur Maharaj) addressed me with my pet name and said, ‘My son Putulal! Give them ‘Tavajjoh’ and whatever questions they ask you, give them appropriate and satisfactory answer. The Almighty may give you success.’

I did not take any time in complying with the orders of my Hajrat Qibla . My eyes closed. Thereafter like fumes a stream of thoughts erupted from deep within me, which possibly was a gross expression of my gratitude towards my Master. ‘It was enough that you gave me shelter at your feet and accepted me, a worthless person. The shower of your love on me, an undeserved person, comforts me every moment. I am getting immersed in the ocean of your boundless affection and love. Whatever has been done through me till now or ever since you have been showering your grace without any expectation from me, there is nothing that can be attributed to me; not even this attempt is mine. Whatever is there, it is only a fructification of your everlasting inspiration. Perhaps you would not have noticed. Whatever your love expected of me, I acted accordingly. The lord of my entire being! I am looking only at you. Thy will be done.’

222 Then the clouds of grossness started to disappear and after a few moments it looked as if dawn had arrived. A dim light was seen and across that light, I had recognized, it was the subtle form of the Master of my Master, which had moved from the grossness of emotions and was now showing its glimpse on this side. It was my first encounter with such an enchanting and thrilling dance of the grace of Satguru. What did I know that these were the very moments of getting face to face with ‘Pralay’ (dissolution); it was beyond imagination. The state of thoughtlessness was now reaching new heights and had reached the state of ‘Tam’ (the state of darkness or non-beingness or non-existence). I felt as if my own existence and even its feeling were disappearing. In between whenever my attention returned to the state of being, I found there nothing except the existence of my Master. Slowly and slowly it (his existence) appeared to extend and to such an extent as if the entire creation would get merged in it. It was the state of a wonderful and divine bliss. All the Masters of this Order were being clearly seen twinkling across a transparent shield of light. It appeared as if the ‘Prakriti’ (nature) was in a state of full bloom and all over it was bliss and bliss alone. For some time ‘Satnam’ (the divine vibration) echoed in that scene with its charming and melodious presence. Thereafter even that also disappeared. Whatever it was; there was neither light nor darkness; no colour , no sound. Colouless melting light appeared to take the entire creation in its fold. Such a sparkling light in comparison to which the light of several Suns would appear dim. In this ocean of love and bliss all of them were completely immersed. After about an hour it appeared that all of us were returning to our conscious state. Amongst all this, I felt that Hujur Maharaj was playing his role and then I heard him saying, “It is enough now”.

Slowly everyone opened their eyes. An extra-ordinary happiness and satisfaction was clearly visible on their faces. Now my Hajrat Qibla was being profoundly congratulated. Words were falling short to express their feelings which were being communicated through wet eyes. The whole atmosphere was filled with ‘Holi’ (the festival of colors) like gaiety. All of them had given a combined verdict, ‘He (i.e. this humble servant) has achieved marvel. Not only has he gained access to the ‘Satpad’ (the abode of Truth) but he has established himself there and is firmly rooted in that state.’ After these compliments, now the session of questions and answers had begun. The first question was, “Dear Son, tell us what is the meaning of ‘Shukr’ (gratitude).” I answered, ‘Using everything (given by the God) appropriately in accordance with the scriptures is ‘Shukr’. The next question was, ‘What is the meaning of ‘Yaft’’. This humble servant first explained the literal meaning of the word ‘Yaft’ which means a ‘benefit’ or ‘gain’ etc. and then explained that this word is used in conjunction with some other word. The context in which this question was asked, I had understood that it was asked with reference to the just finished meditation. I, therefore, continued, ‘Its Hindi (Sanskrit) translation is ‘Samyukta’ (joined-united), from which is derived the word-‘Samyojta’. Samyojta is that spiritual state in which the lover and the one he loves i.e. the beloved, their existence becomes one, there is no difference (or separate identity) left between them. On reaching this state of ‘Yaft’ or ‘Samyojta’, there remains no fear of falling down. The true realization of ‘Truth’ occurs only in this state. In the sequence of questions and answers now it was the turn of “Tajjali-e-Joat”. Tajjali literally means light or brilliance. In the context in which the question was asked it referred to “Adhyatm Jyoti” 223 (the spiritual light) or “Noor-e-Haq” (the Divine Light). It is that state of illumination where the ‘Mayavi Prakash’ (the physical light) has no access. Such a bond of love exists only when one gets absorbed in true love. It is a way of Samadhi or ‘Muraqaba’ (meditation) and the purpose is to evoke “Jaukiya Prem”. ‘Jauk’ is the name of a special state that comes after relishing something i.e. the state where one retains the memory of the thing relished and longs for it. Such a meditation takes one to his goal.

From ordinary questions it was now the turn of complicated and difficult questions about which ordinarily a person like me could not be expected to have first-hand knowledge or self experience. The question that was put before me was, ‘What is death? What is the state of affairs after death?’ My Hajrat Qibla stroked my back and sat behind on one side. Our eyes exchanged a glance and like a machine I started to answer. Those were the most valuable moments of my life and I was feeling that behind my words it was none else except my Hujur Maharaj, who was speaking through me. I spoke for about one hour and everyone was listening with apt attention. When the words started falling short of expression, their place was taken by charged emotions and I do not know under whose influence and on whose strength I had announced, ‘O Greatly revered scholars and saints! Whatever could be expressed through words about death I have mentioned it to you. Now this humble servant is making an attempt to take you all through the experience of death ------‘. And while I was saying so, their eyes closed and amidst total silence they all experienced the reality of death. The silence was broken by Hujur Maharaj asking them to open their eyes. It was indescribable; tears were rolling out of their eyes. What madness was this? What an obsession it was? The experience of and encounter with the ‘Causal body’ by the embodied soul while still in the gross-physical body, the experience of death while still alive and the experience of the state beyond death, it was all not only astonishing but a new and unbelievable chapter in the history of spirituality. People had once again become vocal. They were talking to each other and congratulating my lord. Yes, they were once again congratulating my lord, my Master. I was dumbstruck and not knowing what to do, was waiting for some such thing to happen that I, including all my physical existence may get completely absorbed in him. I do not know for how long this all went on.

After a little while the discussions took a new turn and now they all wanted to know in one voice not from me but from my Master. They were asking, what kind of love it was, what kind of madness it was, and what a strange transmission of energy this was that the one to whom a Naqshbandi Sufi is nominating his successor is a ‘Vedanti’. How can this happen? Some Vedantis (scholars of Vedas) were also present there. They were desirous to know how such a practical knowledge of Vedas and Upanishads could be kept a secret with Sufis and that too in such a peaceful and quiet manner that no one had even an idea of it that why such a great necessity could not convert into a revolution so far?

It was the last and concluding session of the full three days conclave. The enthusiasm and happiness which he was exhibiting all through these days now had been replaced by stillness and then with great ease he addressed, ‘In all the human beings of the world, spirituality flows in the same manner but their way of living differs.’ In his brief address he also revealed one more thing to them all. It was an old incidence relating to the time when Swami 224 Dayanand ji Maharaj had come to Karimganj. A lot of people had gathered. Besides Aryasamajis, scholars and saints belonging to other religions had also gathered to listen to him. He (Hujur Maharaj) along with his Pir-o-Murshadna (his spiritual Master) Hajrat Maulana Shah Ahmad Ali Khan Sahab (Rah.) also had gone to listen to him. When both of them were returning after attending the last seminar, on the way Hajrat Khalifaji Sahab (my Master’s Master) had asked my Rev. Master (Hujur Maharaj), ‘You must also raise a similar vibrant personality (Jawan-Mard) for the progress of the mission of this “Silsila-e-Aliya”. My Dada Guru (Master’s Master) had asked him to raise a person “exactly like Swami Dayanand”. In reply my Master bowing his head down had said, ‘This servant has grown only a ‘Babool’ tree (the acacia tree)’. The Rev. Dada Guru Dev had raised his hands towards the sky in prayer and then he made this forecast, ‘God willing, he would so bloom that he would take upon himself all the pains and difficulties of the world to bear them in his heart and would spread greenery and comfort all over.’ Then after narrating this incidence, Hujur Maharaj once again said ‘Amen’ and for about two minutes he kept silence, absorbed in the past. My Rev. Master then looked at his hands on both the sides and thereafter rubbed them well on his face. Then he murmured something, looked at me intently and after closing his eyes for a few moments, he spoke in calculated words, ‘After that day, waiting for the arrival of dear Ramchandra had become my Ibadat (worship). The evening when it had become dark because of thundering and raining, that day was very satisfying for me. It was winters. That day he (this humble servant) got late in returning from the Collector’s Office, perhaps due to bad weather and his condition was very pitiable. When he having entered from the gate towards Madarsa-Muft Sahab was proceeding towards his room, he was completely drenched and his entire body was shivering because of cold. This fakir (Hujur Maharaj) was anxiously waiting for him in that stormy evening. I remember it very well. My looking at him; him getting perturbed and looking down; stopping a bit; a little hesitation; then first turning away his eyes and thereafter saluting me with great Shaistagi (respect). All this is fresh in my mind even today. I had instantly remarked-‘Oh! You are returning at this hour in this stormy weather?’ I remember it well. I remember the satisfaction and peace I got when he had come to my room for the first time. He had gone to his room for changing his clothes on my asking and to please me he had come back again after changing his dress along with a cap on his head with full Sufi etiquettes; and how eager I too was for him. Hastily I had raked up the fire in my Barosi (earthen stove). Nothing has faded from my memory that how passionately I had covered him with my quilt. I do not know whether it was done to comfort him from the cold and shivering or whether it was because of the eagerness to establish him in the eternity of my Pir-o-Murshadna.’ And like this he was refreshing his memories of our past. Now, perhaps he was getting emotional too. I was unsuccessful in my attempt to gather courage to look at his moist eyes. Amidst this I was also not unaware of the emotions of the gathering. I was reminded of a line by a poet in which he had said it on behalf of a beloved- “AB TUMSE RUKHSAT HOTA HOON, LO AAO SAMBHALO SAAJ-E-GAJAL; NAYE TARANE CHEDO, MERE NAGMON KO NIND AATI HAI.” (I now take leave of you, come on and take charge of the floor; sing new songs, I want to take rest).

I can understand, no one had expected that the reply of Hujur Maharaj to tell them what they were anxious to know would make everyone so emotional. I was feeling clearly that the 225 blessing of the entire chain of the great Masters of this Order was drizzling like the pearls of dew, which while on the one hand covered the entire atmosphere with golden- moonlight, on the other hand it had filled every one’s heart with an ocean of divine bliss in which they were fully immersed and were thrilled.

After a little while the mood of the assembly started changing and now everyone was sitting peacefully and quietly. My revered Master called me to sit very close to him. A file was kept near him in which some letters and documents already written in very good and attractive handwriting were lying. Out of these, he took out two, which he considered to be extremely important; and started reading one of them, himself. This document was concerning this humble servant and contained details of those aspects of Brahm Vidya (esoteric knowledge) which were told by my revered Master to me and the details of spiritual centers which had been brought within my access and wherein I had been established firmly.

The letter had also indicated what ability and competence had been acquired by this humble servant for other seekers to take them to various chakras (spiritual centers) and to establish them there. The second document was an Izazatnama (letter of authorization) in favor of this humble servant, which was based on the narration in the first document. All the saints and great scholars present there endorsed both the certificates with unanimity and I was blessed profoundly. Since they were representing various sects and religions, they also having satisfied themselves, wrote Izazatnamas on their own behalf and requested Hujur Maharaj to give them to this humble servant. It was certified in all those Izazatnamas that this servant named Ramchandra has accessed and rooted himself in the state of ‘Hiranyagarbh’ (the golden cosmic egg). My revered Master Hujur Maharaj read each one of them, laying his finger on every word. Thereafter, he requested one of the Vedanti saints present over there to briefly describe the state of ‘Hirnyagarbh’. He explained-“HIRNYAGARBHE ASTI YASYA SA HIRNYAGARBH. Meaning thereby that one who has ‘Hirnya’ in its womb is ‘Hirnyagarbh’. Hirnya is the power of brilliance, superiority and sovereignty, which can be called ‘Parmatma’ (the Supreme Soul) or ‘Paramsatta’ (the Supreme Authority). This power is working in the Sun and in its nuclei because of which it is Hirnyagarbh.” The expression and glow on the face of my revered Master was now worth seeing. He said-“Ramchandra, today you have brought glory to your parents and enhanced the status of all the Buzurgan-e-Silsilae-Aliya Naqshbandiya Mujaddidiya Mazhariya. If I would have allowed you to accept Islam, you would have become merely an ordinary Muslim. But today what is being talked because of you relating to the heavens, the Sun and the Earth, I am exhilarated. My son! A time would come and surely it would come that you would shine like the Sun. God willing, a new era would dawn with you. Your generations after generations, grandsons after grandsons would attain sainthood and Masterhood. My son! This is a great thing.” All those present there said “Amen”. Hujur Maharaj then stood up and with him I and all others also stood up. My Hajrat Qibla embraced me and then after clearing his throat said in a very sweet voice, ‘Take this my son. Be always happy. Be this be very auspicious to you’ and handed over the Izazatnama (the letter of authorization) to me. All others were also getting emotional. Hujur Maharaj then continued, ‘My son, this fakir is handing over to you all that he has earned in his life. All the auspiciousness is waiting for your Tavajjoh (attention).’ Thereafter he got a bit serious and 226 said, ‘My son, from today, nay right from now onwards, there is no difference left between you and me. My existence has annihilated in your existence and your existence has annihilated in that Ajim Hasti (Glorious Being) where my Qibla-o-Ka’aba (revered Master) was looking for you for long.’ And then after a while he said, ‘My son you must keep the following things always in your mind:

Always try to avoid being a Makhadam (a lord or master) and be away from it;

Try to be a servant and serve others;

Never promise or make a commitment to any one that in so much time I would take you to such a spiritual state or experience. Instead always render whatever service you can render without any discrimination and never make any claim.

After saying all this he stroked his charming beard gently and then said further, ‘My son, one who wishes to seek the world, you should dispose him off as early as possible and you should not initiate him. God willing, this Order would never discontinue.’ While leaving Hujur Maharaj handed over all those invaluable inheritances to me (cap, turban, sleeve of Kurta etc.) which he had received from Janab Khalifa ji Sahab (his revered Master). It was my fortune.”

[Samadhi of Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj (Fatehgadh)]

After the departure of Hujur Maharaj for his heavenly abode, Janab Lalaji Maharaj was transferred from Kaimgunj to Fatehgadh. He started living in seclusion and spending all his spare time in remembrance of God. On holidays he often used to visit Hajrat Maulvi Abdul Gani Khan Sahab at Bhogaon or Mainpuri and he also came to visit him occasionally.

In the beginning some teachers got attracted towards him and then some boys also started visiting him. The change in the behaviour and conduct of these boys drew attention of others 227 and gradually more and more people started visiting him for Satsang. People used to be impressed by his virtuous conduct and no one returned without gaining something. He used to say that, ‘My job is that of a sweeper or washer man, to wash the mind of visitors and clean it of impurities. On removal of impurities, they would find some or the other one to guide them according to their inclination.’ It was seen that his Satsang for a little while had a deep impact on people and it changed their lives.

Many interesting and miraculous anecdotes are related to him. His revered grandson Mahatma Shri Dinaysh Kumar Saxena narrated one such anecdote. Once he was going by train from Fatehgadh to Kanpur and some Muslim co-travellers were there with him in the same compartment. He did not know them. When the train was passing in front of Janab Lalaji Maharaj’s Samadhi (the Samadhi is located along the railway track on the other side of the road), they saluted him and started talking about him amongst themselves saying that he was a great saint. One of them narrated an incidence relating to Janab Lalaji Maharaj. In 1906 Fatehgadh and surrounding areas were afflicted by plague, which was taking lives of many. Many Sadhu and Saints after pondering over the problem arrived at a conclusion that only Janab Lalaji Maharaj could help them. When people approached him, he first declined to intervene but when people insisted, he asked them to find a person, who was not only brave but also strong. He told him to go to certain nearby village, which was sparsely inhabited at midnight and gave him three sealed envelopes saying that he would be stopped at three gates, where he should hand over one envelope at each of the gates and they would allow him to go inside. When this man reached that village he saw people celebrating and rejoicing, as if it was a marriage ceremony. He was stopped at the three gates but on handing over the envelopes, he was allowed to go inside, where their chief was sitting on a plank. He opened all the three envelopes and read through what was written therein. After reading the same, he struck his hand down with force. The celebrations stopped immediately. On his return this man found no one around nor the decoration or the gates. The next day onwards people stopped dying of plague and the epidemic was over.

It is an incidence of 1929. Janab Lalaji Maharaj was working as Record Keeper in the office of Distt. Collector, Fatehgadh. An important file was misplaced and could not be traced in spite of all efforts. Being Record Keeper, it was his responsibility to trace the file. In the evening at home he was thinking about the file that the face of a frightened clerk appeared before him. Lalaji Maharaj understood the matter; he went to that clerk’s residence and asked for the file. In fact that clerk had taken the file home for some work and had forgotten about it thereafter. Now he was afraid that the Collector would punish him. Lalaji Maharaj promised him that he would not tell about him to anyone. The clerk then handed over the file to Lalaji Maharaj, who produced it before the Collector but did not reveal the name of that clerk to him in spite of Collector’s insistence.

Around the same time once some Satsangis came to visit him. He got busy with them and in the process forgot to go to office. By chance on that day the Commissioner was to inspect the office of the Collector. In the afternoon when it struck to him, he almost went running to the office. He enquired one of the staff members whether the inspection was over. That person was surprised and said, ‘Are you joking with me. You were yourself presenting all the 228 files immediately on asking.’ Lalaji Maharaj understood the matter that in his place his Master had attended to his duty. Lalaji Maharaj was in tears. He submitted his resignation to the Collector and left the service for devoting himself fully to the mission of his Master.

Janab Lalaji Maharaj passed away on the 14th August, 1931. His Samadhi is located at Fatehgadh, on the road leading to Kanpur in Nivediya on the left side of the road. Janab Lalaji Maharaj wrote a lot on matters relating to spirituality out of which two books titled ‘Majhub and Tahkikat’ and ‘Kamal Insani’ are very renowned. Some of his literature has been published in new get up under different titles such as ‘Tatv Prabodhini, and ‘The Path of Sufis and Saints’ but a lot of it is now not available. His autobiography has been published under the title ‘Divya Kranti Ki Kahani’ in Hindi and ‘Autobiography of a Sufi’ in English.

Janab Lalaji Maharaj made the words of his Master come true that, ‘My son! A time would come and surely it would come that you would shine like the Sun. God willing, a new era would dawn with you.’ In his work he was greatly helped by his fellow disciples, his own and their disciples and the progeny of these disciples, who by way of Satsang (guiding others), writings and through other means have promulgated and spread the mission far and wide. Some of the well known names are: Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Sahab (Janab Chachchaji Maharaj), Paramsant Dr. Shri Krishan Swarropji Sahab, Shri Chimmanlalji Sahab (Mukhtiyar Sahab), Mahatma Shri Brijmohan Lalji Sahab, Mahatma Shri Radhamohan Lalji Sahab, Mahatma Shri Jagmohan Narayanji Sahab, Dr. Chaturbhuj Sahayji Sahab, Paramsant Thakur Ramsinghji Sahab, Mahatma Shri Prabhudayalji Peshkar, Dr. Shri Krishanlalji Sahab, Mahatma Shri Ramchandraji of Shahjahanpur (Babuji Maharaj), Dr. Harnarayan Saxenaji Sahab, Mahatma Shri Harivansh Lal Tripathiji, Shri Shivnarayandas Gandhiji Sahab, Shri Bhavani Shankarji Sahab, Dr. Shyamlalji Sahab, Mahatma Dr. Chandra Guptaji Sahab, Pundit Mihilalji Sahab, Paramsant Kartar Singhji Sahab, Hajrat Manjoor Ahmad Khan Sahab, Hajrat Abdul Jalil Khan Sahab, Mahatma Shri Akhilesh Kumarji Sahab, Shri Bholenathji Bhalla Sahab, Shri Achutyanandji Sahab, Shri Yashpalji Sahab, Dr. Harfool Singhji Sahab, Mahatma Shri Ravindra Nathji Sahab, Mahatma Shri Dinaysh Kumarji Saxena Sahab and his wife Shrimati Suman Saxenaji, Mahatma Shri Narendra Nathji Saxena Sahab, Mahatma Shri Satyendra Nathji Sahab, Mahatma Shri Onkar Nathji Sahab, Pundit Rameshvar Prasadji, Dr. Sharda Prasadji Srivastava, Shri Parthasarthi Rajagopalachariji Sahab (Shri Chariji Sahab), Swami Shri Satyanarayanji Chilpa Sahab, Shrimati Kasturiji, Dr. K.C.Vardachariji, Mahatma Shri Krishna Kumarji Gupta, Shri Bal Kumarji Khare Sahab, Dr. Prakash Chandraji Verma, Shri Vinod Bihari Lalji, Dr. Virendra Kumarji Saxena, Shri Nand Kishoreji Pareek, Dr. Prem Sagarji, Shri Govardhan Lalji Gupta, Shri Chiranjilal Bohra Sahab, Shri Shardul Singhji Kaviya, Shri Yashpalji Jolly Sahab and Shri Krishna Kumarji Mahrotra etc. Today this Naqshbandiya Mujaddidiya Mazhariya Ramchandriya (NaqshMuMRa) branch of the Golden Chain of Naqshbandi Sufis in different names viz. ‘Lalaji Nilayam’, ‘Ramraghuvar Ashram’, ‘Akhil Bhartiya Sant-Mat’, ‘Shri Ramchandra Mission’, ‘Sahaj Marg’, ‘Ramashram Satsang, Mathura’, ‘Ramashram Satsang, Ghaziabad’, ‘Ramashram Satsang, Sikandrabad’, ‘Ramsamadhi Ashram Satsang, Jaipur’, ‘Soham Dhyan Kendra, Jaipur’ and without any name is promulgating and spreading the message of the elders of the Order amongst the 229 seekers. The family members and Satsangis of the above mentioned people are also extending their invaluable support in this work.

Some of his main sayings/teachings are given below:

Reading books alone is not going to help much unless one also engages in internal practices.

One should exercise control over tendencies of mind.

Remembrance of God with unbounded love with no breath in heedlessness is the sure way to reach Him.

Remembrance in heart is better than all other things. Some important things to be followed before engaging in Jikr or Jaap are:

1. Tauba or seeking forgiveness for the past sins and wrong-doings and to resolve firmly not to repeat the same in future.

2. Keeping the mind quiet and peaceful.

3. Take ablution, put on clean clothes and sit at a clean place.

4. Seeking the help of one’s Sheikh (Master).

5. Having the belief that seeking help of the Master is like seeking the Divine help. Some important things to be kept in mind during Jikr or Jaap are:

1. To sit in a posture, depending upon one’s liking. The best is to sit in ‘Siddhasan’ (cross-legged) with both the hands on thighs.

2. Light some incense etc. or keep flowers to make the place fragrant.

3. Keeping the Presence of Sheikh in heart.

4. To try and hear the ‘Shabd’ (vibration, Anahad Nad).

5. To know the reality and keep away from things those draw one’s attention to the world.

6. As the seeker makes progress, he keeps on attaining purity of mind and he moves away from worldly affairs. On making further progress, he may even be disinterested in life. In such a situation, he should resort to making some positive resolution (called ‘Shiv Sankalp’) keeping with his Sadhana.

7. On being firmly established in Jikr, the seeker should pray for rising above bodyconsciousness, attachment and ego.

8. While in prayers, the seeker should try to attain the state of Presence and he should feel that all desires have dissolved and his heart is illuminated.

9. With the feeling of divine love in heart, the seeker should get absorbed in the idea that neither he nor the world exists; the only existence is that of God. Some important things to be kept in mind after Jikr or Jaap are:

230 1. After Jikr or Jaap, one should sit quietly for some time.

2. For some time the seeker should breath slowly.

3. The seeker should avoid cold breeze and cold water for a little while so that the warmth produced in heart is not gone and cold does not set in through the opened up nerves.

Till one does not develop virtuous tendencies, one should take it that he is far away from the heavenly kingdom. Satogun (one of the three modes of nature, the virtuous one) is the threshold of that ladder through which one shall reach there. Saints attain the Dhruvpad, the Polar state, which is beyond Maya (illusion) and the Panchkosh (the five sheaths cast over the soul). This in fact is known as ‘Mauksh’ (liberation).

Serving the humanity is in fact worshipping the God, it is highly rewarding. One, who serves others truly and avoids being served, he receives the Love of God. Do not be selfcentered; whatever you do, keep others in mind. Serving the creation is the culmination of all spiritual effort.

It is the duty of man to discharge his obligations faithfully according to the need of time. If he does not comply with it, he would be liable to be punished.

[Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj (Janab Lalaji Maharaj)]

‘Chachaji’ Raghuvar = Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj (-1947)



“HOON FANAFIL SHEIKH MEIN BAR SADKE RAGHUVAR DAYAL,

YA ILAHI! RAMCHANDRAJI RAHNUMA KE VASTE”

(I seek merger with my Master, as an offering to Raghuvar Dayal,

For the sake of the great guide Mahatma Ramchandraji, O God!)


Mahatma Shri Raghuvar Dayal ji, popularly known as Chachchaji Maharaj, was the younger brother of Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj, both of whom were initiated by Hujur Maharaj (Rah.). He used to live with Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj till about 1924 when he moved to Kanpur where his sons Mahatma Shri Brij Mohan Lalji Sahab and Mahatma Shri Radha Mohan Lalji Sahab, were employed in government service. His nature was very simple, pleasant and jovial. He always used to be cheerful and lived like an ordinary family person. He neither liked to show-off nor did he desire to be revered though he had a number of disciples always surrounding him on whom he showered his boundless love. The way he imparted spiritual knowledge to seekers was unique and he used to take the seekers through great spiritual experiences without any effort on their part.

He was very dear to Hujur Maharaj (Rah.), who used to say about him that, ‘He is like a toy for me.’ Before his death, Hujur Maharaj (Rah.) asked him to serve and obey his elder brother Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj like his father and Guru (Master) and he faithfully followed this order throughout his life.

As ordered by Hujur Maharaj, Chachchaji Maharaj used to live with his elder brother with utmost humility and regards for him till Janab Lalaji Maharaj moved to Farukhabad on transfer in 1903. Chachchaji Maharaj was asked to stay back in Aligarh (a town of Farukhabad district near Fatehgadh) in the service of one Shri Chimmanlalji alias Mukhtar Sahab (Court-official) and to attend his Satsang. Mukhtar Sahab was a Satsangi of Hujur Maharaj but a strict man and Chachchaji Maharaj was his Muharir (a clerk working on job work basis). He used to keep Chachchaji Sahab busy throughout the day and at times even late in the night, hardly giving him any time to look after his family. Often Mukhtar Sahab deliberately insulted and ill-treated him in presence of others. He also used to deliberately find fault with his work, as a result people did not want to give him job. On top of this Mukhtar Sahab also used to discourage them to go to him. As a result Chachchaji Sahab was hardly able to earn his livelihood and was not even able to give regular meals to his family members. He neither had any other source of income nor any money with him with which he could manage two square meals for his family. Mukhtar Sahab, knowing his condition fully well never enquired as to how was he living. He, however, as asked by Janab Lalaji Sahab, used to regularly attend to Mukhtar Sahab and his Satsang. He suffered all this humiliation till about 1911. During this period his wife developed some infection, which aggravated so much that her legs were covered with septic boils. She was bed ridden. Janab Chachchaji Sahab could not attend to Mukhtar Sahab for two days. Mukhtar Sahab instead of showing any sympathy towards him removed him from the job. Janab Chachchaji Sahab, who was all along living with this inhuman behavior in compliance with his elder brother’s order, got into 232 tears looking at his own pathetic condition. He managed to survive by selling his wife’s ornaments and later started working independently in the Court as a document writer. Here also Mukhtar Sahab instigated people not to give him work. In spite of all this he did not entertain any ill thought against Mukhtar Sahab in his mind and took it as a part of his spiritual training. Later Shri Chimmanlalji himself said, ’Brother! I shall continue to be a Mukhtar only but you have to become a great teacher (Master) of your time.’

In regard to the high place of the Master and the regard for his family, Chachchaji Sahab once narrated an anecdote relating to Hajrat Mohammed Umar Faruqi, who was the second Khalifa of Prophet Mohammed (Sal.). The fourth Khalifa of Prophet Mohammed (Sal.) was Prophet Mohammed’s nephew Hajrat Ali who also was his son-in-law. Once during the Khalifat of Hajrat Umar Faruqi, their sons were playing together. While playing, Hajrat Ali’s son taunted at Hajrat Umar Faruqi’s son saying, ‘Although you are a slave of a slave but talk of being equal to me.’ His son felt very upset and complained to his father. Hajrat Umar Faruqi asked his son to get this in writing from Hajrat Ali’s son so that there was no doubt in what was said. Hajrat Umar Faruqi’s son again went to Hajrat Ali’s son and said, ‘If you dare repeat those insulting words, give it to me in writing.’ Hajrat Ali’s son without any hesitation wrote what he had said on a piece of paper and handed it over to Hajrat Umar Faruqi’s son.

When Hajrat Umar Faruqi’s son brought that paper to his father, he was so excited as if he had found a treasure and started kissing and putting that paper on his head. He embraced his son and prayed the Almighty to bless every one with a son like him. Then he said to his son, “O my son! Hajrat Ali’s son is the son of my Master’s daughter. He, therefore, is our Master and I am a slave of that family. I make the will that when I die, this paper be kept on my chest so that if the angels look at me, they may know that I am a slave of my Master (Hajrat Prophet) and let me rest in peace at the feet of my Master.”

Janab Chachchaji Sahab used to be lost in remembrance of his Master and in meditation. Once when he had gone to Shahjahanpur to his in-law’s place, he was resting in the night in the house of Nemchandra Sahab. Somehow his cot caught fire but he kept on sleeping quietly. One Munshiji, who was sleeping on a nearby cot, however, got alerted. He made noise and somehow woke up Janab Chachchaji Maharaj. He quietly got up and came out of his cot, as if nothing had happened. Lot of water was sprinkled to extinguish the fire. The cot and the carpet were burnt badly but he did not suffer even a scratch by the grace of God. This is an example of Guru-Krupa (grace of the Master).

He used to explain the complex spiritual issues in very simple words during routine conversations, which made even scholars wonder. He used to take deserving seekers to great spiritual experiences through his spiritual power and used to explain them what they had gone through. Anyone, who visited him, did not return empty handed and received his spiritual blessings.

He smoked using a hookah (Hubble bubble; the tobacco pipe where the smoke is inhaled through water) and used to say that it is a wonderful thing. When you inhale the sound of ‘Allah’ is produced and when you exhale the sound of ‘Hoo’ is produced. He used to say:

233 “HUKKE KA PINA KHALAL ABROO HAI,

MAGAR ISME EK BADI NEK KHOON HAI,

KHICHON TO ALLAH FUNKON TO HOO HAI”


Once Thakur Shinayak Singhji got an opportunity to visit Rajasthan. He visited Chachchaji Sahab on the way. When he was leaving, Chachchaji Sahab asked him to visit the shrine of Khwaja Muinuddin Chishti (Rah.) when he visits Ajmer. When Thakur Sahab reached Ajmer railway station, he was received on the platform by Khwaja Muinuddin Chishti (Rah.) and Khwaja Sahab’s nephew. After exchanging greetings, Khwaja Muinuddin Chishti (Rah.) told him that he was sent as a guest to visit him and, therefore, they had come to receive him. When they reached the main gate of the shrine, Khwaja Sahab said that from here it is our area.

Thakur Sahab told him that he would visit him the next day. When he reached there music program was going on. Thakur Sahab sat there and he saw Khwaja Sahab and his nephew also in the crowd. After that when he visited the shrine, he saw a small grave. This was Khwaja Sahab’s nephew’s grave. When he returned from Ajmer, Khwaja Sahab visited him at the railway station to bid him good bye. Thakur Sahab narrated all this to Janab Chachchaji Sahab.

After a few years Thakur Sahab again happened to visit Ajmer. By then Chachchaji Sahab had passed away. When he visited the shrine, he did not find Khwaja Sahab present over there. While he was thinking that this time he could not meet Khawaja Sahab, just then Khwaja Sahab appeared there and told him that he had gone to attend an ‘Urs’ (a religious function celebrated in the memory of some saint) somewhere.

Similarly, once one of Chachchaji’s disciples urged him that she had a great desire to visit the Ka’aba. Janab Chachchaji asked her to sit in meditation and she had a glimpse of the Ka’aba in meditation.

Once he was sitting in his room in Satsang at night. A Satsangi suddenly entered this room. He saw that the room was occupied by some creatures, who looked like lit gaslanterns. He immediately came back. In the morning Janab Chachchaji Sahab said that fortunately just then he had spotted him, otherwise he might have had to suffer, as those creatures were spirits (Jinns), who had come there for Satsang.

Janab Chachchaji Sahab throughout his life respected his elder brother like his Guru (Master) and in this Sufi Order he received full authorization through him. Janab Lalaji Maharaj also loved him a lot and they both could not live for long without seeing each-other. Once Janab Chachchaji Sahab fell seriously ill in Fatehgadh and the chances of his survival were little. Janab Lalaji Maharaj was very worried. It is said that he prayed his Master to give a part of his life to his younger brother. His prayer was accepted and Janab CHachchaji Sahab recovered. He lived for sixteen years after the death of his elder brother.

Janab Chachchaji Sahab passed away on 7 June 1947. His tomb is located in Kanpur on the Hamirpur Road at the 11th KM milestone, on the right side of the road. He was not 234 cremated but buried in a cave like structure. At the time of closing the door of the cave, people saw fresh blood oozing out of his nose though twenty-four hours had passed after his death. Sufis consider this as a sign of martyrdom for the cause of God.

[Samadhi Mandir of Mahatma Shri Raghuvar Dayalji (Kanpur)]

Some of his main sayings/teachings are given below:

He used to say, ‘Be happy and make others happy. Grow yourself and help others grow.’

God is Love. Even parents do not love you as much as the God does.

Remembrance with tongue does not go beyond the sky; remembrance with tongue and in heart reaches up to Prajapati (the lord of creation, Brahma) and the Japa (remembrance) in the core of the heart (soul) reaches the God.

“Thy will be done” is ‘Mahamantra’ (the greatest Mantra) and height of Samadhi (trance).

One should not seek anything from God except God.

Cry before the God in seclusion, repent and seek forgiveness. Not even a trace of evil be left in mind, all should be cleaned.

Being content with the way God keeps is the path of devotion.

235 A true devotee craves for nothing. He is not concerned with the activation or energisation of Chakras (spiritual plexus) or about acquiring occult powers. They seek only the God. Being a true fakir is in attaining total freedom, detachment from everything. Till one is concerned with the activation of Chakras etc., it is distraction and not true devotion.

Spiritual progress relates to love for one’s Master. One, who is ever eager and craves to have his glimpse, he has attained everything.

[Samadhi of Mahatma Shri Raghuvar Dayalji (Kanpur)]

Till one does not have his own grace on himself (Nij Krupa), one does not receive the grace of the Master and God’s grace. Nij Krupa facilitates God’s grace and both merge in Master’s grace. ‘Guru’ is not the name of any person but one, who turns darkness into light, is the Guru.

In Satsang one should fully get absorbed in the thought of the Master. One should completely surrender to the Master. Consider all his (Guru’s) orders in his (disciple’s) interest, even though at times these may appear against the dictates of scriptures.

236 The only duty of a disciple is to follow the orders of his Master.

If there is no love, there is nothing. Love means keeping the remembrance of Master. In this Order effort means to garner the feeling of love. Every step must be taken in the remembrance of Master.

Before eating one should feed all creatures mentally.

One should not fight against the mind but guide it with love.

One, who seeks esoteric knowledge with a view only for his own sake, is lowly placed.

Revealing other’s faults is like revealing one’s own fault. God does not approve of it.

One, who reveals the Divine secret, he is deprived of the Divine grace. Even the close friends and relatives may not be free from doubt that one is really a devotee and beloved of God. Never entertain a desire that someone should visit him to seek knowledge. But if someone does visit, one should serve him considering his own self as the lowest of servants.

One should eat and sleep in His remembrance. This accelerates the progress.

Exercise restraint over the tongue and eyes. Neither look nor speak unnecessarily. This is the essence of religion.

Preventing a tormentor from tormenting, comforting victims and feeding the hungry, all the three help in making spiritual progress.

The following are not forgiven: One who charges interest, i.e. one, who exploits others’ helplessness; who indulges in backbiting; who reveals others’ faults; who indulge in inebriation, who indulges in adultery and one, who amasses wealth for himself.

Gyan (knowledge) means to perceive things as they are.

Activation of heart (Anahad Nad) is a great attainment. Even great saints and Mahatmas crave for it but do not attain it.

Freedom from all desires is Asan (posture).

As and when one gets an opportunity, even if be for a few minutes, one should turn his attention within and get busy in remembrance. This way one would attain the state of Sahaj Samadhi (constant remembrance) and all the worldly duties would also be discharged easily and appropriately.

Be attentive to the heart beat (Anahad Nad) at all times, whether walking, sleeping, eating or doing anything else. This is called ‘Jikr’.

237 [Mahatma Shri Raghuvar Dayalji (1875-1947)]


Mahatma Shri Brijmohan Lalji

“Whatever authorisations and knowledge this sinner has received from Kabirpanthis, Nanakpanthis and other saints, all that along with my own experiences are given to you.”- Mahatma Shri Ramchandraji

Maharaj Mahatma Shri Brijmohan Lalji was the eldest son of Mahatma Shri Raghuvar Dayal ji, (Janab Chachchaji Maharaj), who was not blessed with any child for long after his marriage. The family members, especially his in-laws were worried about it. They thought of offering ‘special prayers’ at Rameshwaram (a place for pilgrimage for Hindus) and started making arrangements for it. Incidentally, Hujur Maharaj (Rah.) visited them and seeing that they were preparing to go to Rameshwaram, he enquired about it. Janab Lalaji Sahab politely mentioned, ‘My younger brother has not been blessed with any child. We are happy the way God keeps us but the in-laws of my younger brother want to take them to Rameshwaram for offering ‘special prayers’ in order to receive ‘His’ grace for a child to be born to them. Both my brother and me although do not want to go, but we are helpless. Only you can take us out of this situation.’ His eyes got filled with tears. Hujur Maharaj was moved with compassion. He told both the brothers, ‘The God in Rameshwaram is present here also. ‘He’ is not dependent upon Mecca, Medina, or Rameshwaram for bestowing ‘His’ grace.’ He then asked for some water, prayed the God and asked Janab Lalaji Sahab, “Give this water to my daughter and wait for the grace of the God.” Janab Lalaji Sahab complied with the order of Hujur Maharaj. After a few days, they received the good news but in the seventh or eighth month, there was some complication causing a fear of miscarriage. Janab Lalaji Sahab wrote a letter to Hujur Maharaj and sent it to him through a servant. Next day the servant came with a reply from Hujur Maharaj, “I have firm faith in God that when ‘He’ has accepted the prayers of this sinner, there should be no fear of any sort. ‘He’ is very kind and graceful. Insha-Allah, I shall be blessed with a grandson and I name him Brijmohan Lal.” The blessing of Hujur Maharaj materalised and Janab Brijmohan Lalji Sahab was born on the day of ‘Ram Naomi’ in 1898.

Once Hujur Maharaj was holding Brijmohan Lalji in his lap in the presence of Mahatma Ram Chandraji. Hujur Maharaj told him, “Look dear, the raising of this child and his spiritual progress is your responsibility. Inshaallah (God willing) he will be my Khalifa. When the Almighty will ask me what I have brought with me from the world, I shall present both you and Brijmohan to Him.”

Once Brijmohan Lalji took out a book titled ‘Tahakikul Dharm’ from Lalaji Sahab’s bookcase and started reading it. Janab Lalaji Sahab was not at home. When he returned, he found Brijmohan Lalji reading the book. He snatched it away from his hands and put it back in the book-case. A few days later Brijmohan Lalji took out some notes of Janab Lalaji Sahab on some spiritual topic and started reading them. Lalaji Sahab had gone to Farukhabad. On his return he again saw him reading the notes. Janab Lalaji Sahab took away the notes and put them back, without saying anything. Third time when Lalaji Sahab had gone to his office, Brijmohan Lalji took out the notes again and started reading the same with interest. He thought that Janab Lalaji Sahab would return only by the evening but due to some one’s sudden death the office was closed before time and Janab Lalaji Sahab returned home early. On seeing Brijmohan Lalji busy reading those notes, he was very annoyed and said to him, 239 ‘Have you gone insane. You have not understood so far and have succumbed so much to your own will.’ As Brijmohan Lalji was caught unaware, he was frightened and started seeking his forgiveness with tears in his eyes. Janab Lalaji Sahab said, ‘You thought that there is no one to stop you till evening. But it appears that the Almighty and the elders of this Order are showering their grace on you that they have sent me home. You are wasting your time in books rather than utilizing it in reading the live books (i.e. spending time in the company of living Masters).’

After this incidence Brijmohan Lalji mended his way and there was a great change in his attitude. He stopped spending time in reading books and started following and assimilating Janab Lalaji Sahab’s advice in his life.

Once Brijmohan Lalji acquired a Siddhi (a miraculous power), by which he could know what others were thinking. Often he would foretell about the arrival of visitors etc. He gradually started thinking that he had attained a high spiritual state. One day Janab Lalaji Sahab was contemplating over some matter that Brijmohan Lalji got up quietly, took out the book ‘Maktubat’ of Hajrat Mujaddid Sahab (Rah.), opened the particular page and presented it to Lalaji Sahab. He read that letter, and then looked intently towards Brijmohan Laljji. He then got up from there and summoned Brijmohan Lalji. Janab Lalaji Sahab appeared to be in a different mood. He asked Brijmohan Laljji, ‘What is your state of affairs. Do you think what you have done is a great miracle.’ Mahatma Brijmohan Lalji with tears in his eyes explained about the miraculous power he had acquired. Janab Lalaji Sahab also got into tears and said to him, ‘You have reached at a dangerous state from where one cannot come out of his own. It is indeed a grace of the elders of the Order that they alerted me.’ He then said, ‘What you are thinking as a great achievement is nothing except a distraction from the real path, which would lead you nowhere.’ Thereafter that power of Brijmohan Lalji was gone.

As ordered by his Master, Janab Lalaji Sahab took special care of Brijmohan Lalji’s spiritual progress and took him to the highest state of spirituality. Thereafter he presented him to Maulana Abdul Gani Khan Sahab (Rah.), who initiated him and worked on him for two three years. In the third year, one night Maulana Abdul Gani Khan Sahab saw Hujur Maharaj in his dream saying that, “My cap now be given to him (Brijmohan Laljji) with ‘Izazatt-Tamma’ (Complete authorisation).”

Maulana Abdul Gani Khan Sahab immediately wrote a letter mentioning about this dream to Lalaji Sahab asking him to come along with Brijmohan Lalji Sahab. This was around October in the year 1928. Lalaji Sahab along with Brijmohan Lalji and Mahatma Raghuvar Dayalji and some others visited Maulana Abdul Gani Khan Sahab. Urs was being celebrated those days and many people had gathered to participate in the Urs. Next day Maulana Abdul Gani Khan Sahab appeared in the gathering wearing Hujur Maharaj’s cap on his head, with which Hujur Maharaj had crowned him at the time of his own authorisation. He then summoned Brijmohan Lalji and focused his attention on him for a moment. He removed the cap, which Brijmohan Lalji was wearing, took off his cap and put it on Brijmohan Lalji’s head. Brijmohan Lalji fainted and his eyes became still. Everyone present over there was frightened. Maulana Abdul Gani Khan Sahab took out his handkerchief and put it on the 240 chest of Brijmohan Lalji saying that there was no need to worry, as all this was done in pursuance of divine order and that he would recover soon.

On 31 January1929, Janab Lalaji Sahab also bestowed upon him all his spiritual treasure. He said, “By the grace of the Almighty, I have fulfilled my responsibility today. I was holding this for you, which has been given to you. Now the responsibility of this Tariqat (this Order) will be on your shoulders” He also said, “This sinner acquired knowledge and authorisations from Kabirpanthis, Nanakpanthis and many other saints, which also are bestowed upon you together with my own experiences.” Similarly on 14 July 1929 Mahatma Raghuvar Dayalji also bestowed upon him his spiritual treasure.

[Samadhi Mandir of Mahatma Shri Brijmohan Lalji (Lucknow)]

After his retirement Mahatma Brijmohan Lalji settled in Lucknow. Many people belonging to various religions started visiting him. Those who were deeply influenced by him included famous music director Naushad’s father-in-law, Shri Abdul Wahid, who even presented a part of his property for the Satsang to Mahatma Brijmohan Lalji. Many others like Hakim Abdul Halim and other Sufis also started visiting him.

In January 1955, he held his last Satsang in Bombay. He was speaking with great emotion and love about Lord Ram. He said, “Lord Ram showed so much respect for Ravan at the time of his death. Such examples are rare. He sent Laxmanji to visit Ravan to learn from him taking him to be a great scholar. Lord Ram told Laxman to give up the feeling of enmity towards Ravan and to learn from him like a disciple. When Laxmanji would have visited him, Ravan’s heart would have been illuminated. Ravan would have then realised about the greatness of Lord Ram and his large heartedness. Then, when he had lost everything, realising his greatness, Ravan’s heart would have jumped to the pious feet of Lord Ram.” Mahatma Brijmohan Lalji snapped his fingers and said thrice, ‘His heart would have jumped to the pious feet of Lord Ram.” Then he stopped talking. These were his last words. People 241 around thought that he was absorbed in meditation, but when for long he did not react, they found that his pulse was missing. On hearing about his arrival in Bombay, two Mandeleshwar Swamis had also come to meet him. They meditated near him for about two hours and then said, ‘We have not seen such a saint and fakir in our life. He has gone far beyond our reach. We cannot bring him back. O Lord, strange are You and Your devotees.”

This news was carried in many newspapers and was also broadcast on Radio. On 21 January 1955, ‘The Pioneer’ published the following:

KABIR RE-LIVED

“The life and death of Kabir was repeated in a revised form when Hindus and Muslims claimed the last remains of a saint known to the Hindus as, ‘Swami Brijmohan Lal’ and to the Muslims as ‘Baba Shamsuddin’.

The saint, it is claimed, was a ‘Gruhasth Sanyasi’ (an ascetic with family) and also belonged to the ‘Naqshbandiya’ Order of Sufis. His disciples and admirers were in the ranks of both the communities.

He went into a spiritual trance in Bombay three days ago and his soul left its human abode while he was in that state. His body was brought to Lucknow. Hindus and Muslims alike accompanied his funeral procession, which was first taken to the burning Ghat (cremation ground). Before his cremation, the last prayer (Namaz-e-Janaja) was offered by a Muslim dervish. Latter a portion of his ashes was taken for burial.”

His Samadhi is located in Lucknow at Aish Bagh and is known as ‘Samadhi-Mandir’.

[Mahatma Shri Brijmohan Lalji (1898-1955)]


Radhamohan ‘Le Guru’ = Mahatma Shri Radhamohan Lalji (-1966)



“ATA KAR BASARAT KI HAR SHAI ME TU HI TU NAZAR AAYE,

YA ILAHI! MAHATMA RADHAMOHAN LALJI RAHNUMA KE VASTE”

(O God! Bless me to see You in whatever I look at,

For the sake of the great guide Mahatma Radhamohan Lalji)


Mahatma Shri Radhamohan Lalji was the second son of Mahatma Shri Raghuvar Dayal ji, (Janab Chachchaji Maharaj) and the younger brother of Mahatma Shri Brijmohan Lalji. He was born on 24 October 1900 in Fatehgadh. Most of his childhood was spent under the tutelage of Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj and Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj. Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj used to say that he (Mahatma Shri Radhamohan Lalji) was a shy and hesitant boy in his childhood. On growing a little older he became sharp minded, fearless and frank. When Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj moved to Aligarh (a town of Farukhabad district near Fatehgadh), he (Mahatma Shri Radhamohan Lalji) used to come to Fatehgadh for his schooling and at times he used to stay with his uncle (Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj). After passing High School examination, he was employed in the Collector’s office in Kanpur.

Mahatma Shri Radhamohan Lalji developed spiritual inclination right from his childhood in the company of his father and his uncle and he used to spend his time in Satsang. How he was initiated, in his own words: “When I was a child, lots of people used to visit our house for Satsang. As I was very shy, I used to avoid meeting people. When I was about nine, my father’s Guru Maharaj, Maulvi Abdul Gani Khan Sahab stayed with us but as I was very shy I would not come out of my room. My mother used to encourage me to go to him but I used to avoid meeting him. But one day I happened to face him. He was sitting in a chair and when I came out of my room, he lovingly took me to his room. He talked to me for a while and then asked me to come later in night. I was hesitant but had no other option. After the evening, I went to him with my father for Satsang and was with him for a little while. This was repeated for 4-5 days and then he returned to Bhogaon. After a few days he again visited us and I kept on sitting with him for some time. By now I had started feeling a bit comfortable. In about a year I started feeling a lot comfortable in his company and my hesitance and fear were gone. After this whenever he visited us, I used to sit with him and used to listen to him attentively. Once in night he asked me to massage his feet. When I was doing so, he put his hand on my head. What happened thereafter I do not know. In the morning I found myself lying on his cot near him. From that day it became my routine to sit with him. Then the auspicious day arrived in my life on 15 February 1920 when my father requested him to initiate me. My life changed and I started devoting my time in Ibadat and in remembrance of my Guru Maharaj.”

After initiation it became his routine to get up early in the morning at about 2.30-3 am for Pooja (Ibadat, spiritual activities). He started following strict spiritual discipline. Whenever he got an opportunity, he would visit his Guru Maharaj. He left behind everything in his life and started spending all his time in serving his father and Guru Maharaj. He lived with everyone but as a detached person. A few years later, on 28 February 1926 he was given Izazat (authorization) and Khilafat (was declared as his successor). After the death of his father on 7 June 1947, he started to look after the Satsang in Kanpur. He used to treat the Satsangis as his family members and gradually the number of people visiting him for Satsang swelled. He did not like visiting other places. In the year 1958, he got an invitation from UNESCO but he did not accept the invitation.

244 Within a few years he became famous within and outside the country and foreigners also started visiting him. These seekers from abroad carried his name far and wide. Amongst them were Miss Lilian, who came to him in 1948 from France and Miss Irina Tweedie, who came to him in 1961. Miss Lilian spent 18 years in Satsang with him and on returning to France, she established an organisation in the name of her Master Mahatma Shri Radhamohan Lalji and promulgated this Order there. Miss Irina Tweedie was asked to maintain a diary by him, which was later published in the form of a book titled “Daughter of Fire” by Blue Dolphin Publishing, America.

Mahatma Dr. Chandra Gupta, who was one of his dear disciples, used to say about him that he (Mahatma Shri Radhamohan Lalji) was a ‘Badshah fakir’ (Kingly saint), who was both a Jalali (full of splendor), as well as a Jamali (full of elegance) saint, i.e. he was full of brilliance as well as peace.

Mahatma Radhamohan Lalji Sahab discovered new centers of spiritual energy in human body. He used to say that ‘The Scriptures do not mention all the chakras and not all the esoteric knowledge is given out at one time. As the humanity progresses, more and more knowledge is revealed. The whole of one’s Life may not be long enough to activate all the centers of energy. However, in this Order, all the chakras are activated in this very life through meditation.’ Mahatma Radhamohan Lalji Sahab himself with the approval of his father and his Master made much improvement in the system. Sanyasis (hermit, recluse) mainly work through Agya Chakra (the energy center located in between the eyebrows) but there is not much love in them. In this Order, the Hriday Chakra (the heart plexus) is used mainly, which is the center of love and when it is activated, such force, such power flows through it, that one forgets everything. By activating the Hriday Chakra, Love is created by the Master with his spiritual power. The result is that the whole work of awakening, activating is done by one Chakra, which gradually opens up (activates) all the other Chakras. The Hriday Chakra is the leader and the leader does everything.

In regard to Sufism, he used to say, “Sufism is a way of life. It is neither religion, nor philosophy. There are Hindu Sufis, Muslim Sufis, and Christian Sufis. My revered Guru Maharaj was a Muslim.” He declared that the system followed in this Order needs no effort on the part of the disciple. The Master through his grace (higher spiritual energy) does everything for the disciple. Effort on the part of the disciple does not take him anywhere. A real Guru, a Satguru knows how to mould the disciple from deep within, just by a mere sight. The Master does not impose conditions. He is like a loving mother. The child can be angry, can run away but the mother does not take it very seriously. She cares for the child just the same. Similarly, the disciples can and do sometimes leave the Master, but the Master is never supposed to do so since the Master disciple relationship is forever. The disciple cannot go anywhere if he is pledged to the Master. The Master is like an experienced rider who makes the horse go where he wants. But disciples are not slaves. They are free. Even when the personality wants to run-away it is difficult for it to do so, the Higher Self knows better. This is a system of liberation, of freedom but most people fail to understand or appreciate it as they are asked to do nothing, no discipline, no bondage, no enchanting of Mantras. We live in the epoch of the mind. Mind is the ruler. Most of the people are not satisfied; they will not accept anything till at least some kind of explanation is given. This system, therefore, is never widespread; it is for the few and it is from the heart to heart. The goal is to be achieved in the present life itself.”

245 He once narrated a story relating to one Ajaz, who was a slave to a King: ‘The King came back from a war expedition which was very successful, and he was happy and pleased. He wanted to make his people happy, so he put part of the booty in an enclosure and issued a proclamation that whoever comes can take whatever they like. Lots of people came and took young slaves, treasures, carpets and so on. Ajaz was sitting in the middle and did nothing and said nothing. ‘Well, Ajaz,’ said the King, ‘you don’t want anything?’ ‘I did not quite understand your orders; please, repeat them to me,’ Ajaz replied. ‘Everyone who lays hand on anything in this enclosure, anybody who touches it, it belongs to him; these are the orders,’ said the King. Ajaz stood up, bowed deeply before the King and put his hand on King’s shoulder. Ajaz was the successor to the throne after the King’s death. He (Mahatma Radhamohan Lalji) laughed at this point. “He was the only one to want that!

He suddenly fell ill in the year 1966 and on 21 July 1966 he passed away. He was not cremated but buried in the same premises as his father (On the Hamirpur Road in Kanpur at the 11th KM milestone, on the right side of the road) and his tomb is towards his father’s feet.

[Mahatma Shri Radhamohan Lalji with Ms Lilian at the Samadhi of his father Chachchaji Sahab]

Some of his main sayings/teachings are given below:

If you are in friendship with God, you would never die.

Prayer, even it be the most ordinary, must be offered but the true prayer is to annihilate oneself in the God.

246 It is all a question of character; if during the lifetime of the Guru one has time to change his character completely, to make it like his Master, the vibrations will not stop after his death. On the contrary: after the death of the Master the vibrations are much stronger. But if the character is not formed yet, all the vibrations will stop unless one goes to the successor.

It is a strange thing with Love that it is the Beloved who merges with the lover. The lover is imperfect, so it is God, who is Almighty and Perfect, who merges with the Jeev (the embodied Soul).

[Samadhi of Mahatma Shri Radhamohan Lalji (Kanpur)]

Do you think the Guru gives so quickly? You have to attend Satsang for a long time. Satsang is necessary; you have to come and sit here; in Satsang you will achieve everything. If you want to fly, you cannot; but if you pay the price for a plane ticket, you can. The price is the effort; you have to make an effort, and effort is made by attending Satsang.

One does injustice to people by comparing them. Nobody can be compared to anybody else. Nothing can be measured by the same time measurement. The time of a cell in your body, your own time, the time of the Solar System, are different and equal in proportion. “And always remember that some sort of doubt, some sort of imperfection will always remain.”

Truth, which is not said gently, is not Truth. Why? Because the person in question will not accept it. “You never injure the feelings of others when you have merged. Then you will know that all souls are one; you will know why he did it, how he feels about it, what he 247 thinks and you will put it in such a way as not to injure his feelings. And I repeat: Never say anything for the sake of personal gain or advantage. Be careful about that. This is a guide, a platform to stand upon and from where to start; one cannot go wrong.”

Sufis attach a lot of importance to observing proper etiquettes. Reverence for the Master is very important. I know nothing; if we know something, we have to throw it away, to throw it back; we have to forget it for it is worthless. Only He knows everything: we know nothing. If people speak highly of you, beware of pride. Pray. If people do so, it is only He, Who speaks highly of Himself. If they flatter, they don’t flatter you, really. It is He who in their form does it. He flatters Himself. If you are abused, it is the same. He is abusing Himself. We should not abuse people; we should bear it.

Disciples are guided. Their errors are pointed out to them by the Teacher. Otherwise they will be misguided. It is a chain of love, the love to the Master. From the bottom to the top. It never disappears. It becomes complete; no difference between bottom and top. Later, nothing but love will remain. Later still, even that remains behind. It is an aerodrome from where one has started.

Forgetting is the greatest qualification; one is sure to pass the test; you won’t come back to this place. They, who have gone don’t come back and even don’t send their messages to us. They just do you a favour without a reward or return. They leave their grace and bliss; it remains with us.

“A perfect man is the one, who has risen above the desires. Desire itself is designed to remove the sense of personal imperfection in the individual. We naturally revolt against imperfection. Only the Perfect can satisfy us.”

“One should always remain in prayer; one should always remember ‘Him’. And in the remaining time, one must serve. Serve human beings, animals, trees, all living things. But human beings come first. They are most precious to the Almighty…….”

Sufism is ancient wisdom. It is as old as humanity.

Faith is given by the Teacher to whom he wants to give. He is free. One should try to please the Teacher. The Teacher can be pleased in many ways. Right attitude, service, obedience, right living- those things please the Teacher. Dhyana (meditation) is not given to everybody; it is not for everyone. It should be effortless, otherwise it is hypnotism or mesmerism. If one sits for it, it is only exercising the will power. There are many ways by which the mind can be stilled. Those states are not Dhyana. In Dhyana one experiences such kind of bliss, which is not of this world. When the Master wants to make the disciple like himself, Dhyana is very helpful.

Duality ceases to exist between the seeker and the Master. Seekers have to sacrifice their ego. Completely. Where there is duality, there can be no realization. To surrender all possessions is relatively easy. But to surrender the mind is very difficult. It means one has no mind of one’s own. One is like a dead body in the hands of the teacher. How is the dead body? It cannot speak, if you put it somewhere else it will remain there. It cannot protest. A 248 disciple can surrender himself only to certain degree. If you want something, the duality always will remain. A devotee wants nothing: he is pure love.

[Mahatma Shri Radhamohan Lalji (1960-1966)]

	





Filiation « Huzur Maharaj … Lilian »







5. QUATRE MYSTIQUES ANCIENS

J’ai choisi deux textes qui ouvrent et qui ferment la grande époque des mystiques musulmans.

La lucidité implacable de Sulamî (-1010), mystique caché par l’historien, expose le comportement extérieur et intérieur des « hommes du blâme ». Les jaillissements de Lumière de Jâmî (-1492), poète et naqsbandi de forte influence y compris politique, décrivent les états intérieurs. Cinq siècles s’achèvent entre ces deux piliers illustrant la Tradition mystique vécue en terres d’Islam. Parmi les dizaines de grands textes qui se succèdent entre ces derniers cités , on privilégiera le Cantique de oiseaux, célèbre pèlerinage spirituel chanté par Attar.

J’ai ajouté deux autres textes moins liés aux Hommes du blâme / Naqsbandis.

Ibn ‘Arabi (- 1240) a été apprécié ou opposé par des Naqsbandis. Il meurt 230 ans après Sulamî qui précède de 252 ans la disparition de Jâmî. Place deux fois centrale donc, chronologiquement mais surtout de par l’influence immense qu’il exerça dans le monde musulman. Ibn ‘Arabi analyse et chante l’amour, ce qui importe plus que l’importance de ses idées. Comme le thème de l’amour a été absent de ce dossier historique factuel, je propose son Traité de l’Amour, chapitre 135 des Conquêtes spirituelles mecquoises son grand œuvre, suivi du Traité de l’Unité qui lui fut attribué - un résumé souvent édité.

§




SULAMI

La lucidité implacable

(ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME)

(RISÂLAT AL-MALÂMATIYYA)



Louange à Dieu, qui a choisi parmi Ses serviteurs des hommes qu’Il a établis comme guides spirituels sur Sa terre ! Par l’effet de l’adoration qu’ils Lui vouent, Il a donné la beauté à ce qu’ils manifestent de leur personne dans leur comportement, et grâce à la connaissance qu’ils ont de Lui et à l’amour qu’ils Lui portent, Il a illuminé leur être intime. Il leur a fait comprendre ce qu’était leur propre âme charnelle, en les rendant capables de la maîtriser et en les instruisant de ses ruses, et Il les a aidés à la traiter avec dédain et mépris. Ainsi, les savants ce sont eux, pour tout ce qui concerne Dieu et les règles qu’Il a instituées, et ce sont eux qui maintiennent l’ordre qu’Il a établi et qui en comprennent les bienfaits, « et Dieu réserve spécialement Sa Miséricorde à qui Il veut » (Coran, II, 105, et III, 74).

Tu m’avais demandé — et que Dieu t’assiste ! — de t’exposer quelle est la voie spirituelle suivie par les Hommes du Blâme, ainsi que leurs principes moraux et leurs états mystiques. Il faut que tu saches qu’ils n’ont écrit aucun traité doctrinal, ni rédigé aucune œuvre biographique ; on ne trouve à leur sujet que morale, vertus, et discipline spirituelle. Je ne vais donc mentionner, dans la mesure de mes moyens et de mes possibilités, que quelques éléments se rattachant à tout cela, mais susceptibles de suggérer ce qu’il y a au-delâ et qui touche à leur attitude intérieure et à leurs états mystiques.

Sache — et que Dieu t’assiste dans la voie droite ! — que les maîtres en matière de sciences et d’états spirituels se répartissent selon trois catégories :

La première comprend ceux qui se consacrent aux sciences des règles générales et qui s’évertuent à les compiler, à les mettre à l’abri, à les répandre et à les léguer (â la postérité). Mais ils n’ont aucune compétence dans ce qui est le domaine de l’élite spirituelle, les hommes des pratiques mystiques, des expériences intérieures, et des contemplations. Lâ où ils sont savants, c’est en ce qui touche à l’aspect extérieur de l’islam, et lâ où ils sont passés maîtres, c’est en ce qui concerne les points de divergence et les questions juridiques ; c’est ainsi qu’ils se font les gardiens des bases de la Loi et des fondements de la Religion. C’est à eux que l’on se réfère, quand il s’agit de vérifier la correction des pratiques au sein de la communauté, et de les déterminer en fonction du Livre saint et des traditions du Prophète. Ils sont donc les savants de la Loi et les guides de la Religion, mais tant que les vanités de ce bas monde éphémère ne viennent pas se mêler à leurs actes et les souiller en raison de leurs tendances naturelles, car alors on ne saurait les suivre et ils n’en sont plus dignes.

La deuxième catégorie comprend l’élite de ceux à qui Dieu a réservé spécialement de Le connaître, et qu’Il a coupés définitivement de toutes les préoccupations et de tous les désirs qui sont le lot des autres hommes. Pour ces êtres d’élection, c’est Dieu leur unique préoccupation et leur seul désir. Au contraire de tous, ils ne prennent aucune part aux réalités d’ici-bas, dont la valeur n’est que relative. Ils n’ont pas la moindre aspiration pour ce monde dans lequel ils sont plongés de tous côtés, ou, plus exactement, leurs aspirations n’en forment plus qu’une, grâce à Lui, et portée vers Lui. La compagnie du monde ne saurait leur offrir le moindre repos, alors que pour les autres êtres il est impossible qu’il en soit ainsi. Pour être plus précis encore, ils constituent « l’élite de l’élite », ceux à qui Dieu réserve spécialement toute sorte de faveurs exceptionnelles [ou « charismes »], et qu’au plus intime d’eux-mêmes Il a retranché des réalités créées, de sorte qu’ils n’existent que pour Lui, par Lui et vers Lui. Et cela après qu’ils ont suivi parfaitement la voie des pratiques spirituelles, et qu’ils se sont préservés de leur âme charnelle par le moyen des mortifications. La partie secrète de leur être regarde vers la Réalité divine et se tourne vers les mystères divins, tandis que leurs membres sont revêtus de la beauté des actes d’adoration qu’ils accomplissent. Extérieurement, rien en eux n’est en désaccord avec les règles de la Loi, cependant qu’intérieurement ils ne cessent de contempler le monde caché. C’est à eux que s’applique cette parole du Prophète : « Pour celui qui a rassemblé ses aspirations en une seule, Dieu les comble toutes ». Voilâ quels sont « les hommes de la connaissance de Dieu ».

La troisième catégorie est représentée par ceux à qui l’on a donné le nom de Malâmatiyya, que Dieu a revêtus de la beauté intérieure de Ses faveurs exceptionnelles, comme le fait d’être gratifié de Sa « proximité », de l’honneur insigne d’être admis en Sa présence, et d’être réuni à Lui. Dans le secret le plus profond de leur être, ils ont réalisé véritablement tout ce qu’implique la notion d’« union », puisque pour eux toute séparation est devenue impossible dans quelque état qu’ils se trouvent. Confirmés dans les degrés sublimes de l’union, de la proximité, des relations intimes avec Dieu, et de la « liaison » avec Lui, ils sont alors l’objet des soins jaloux de l’Etre divin. C’est ainsi qu’Il les cache au monde, ne montrant d’eux aux créatures que leur aspect extérieur, ce qui implique qu’ils apparaissent comme séparés de Dieu, s’adonnant aux sciences exotériques, à l’étude des dispositions de la Loi et des bons usages, et aux pratiques religieuses assidues, en même temps qu’est sauvegardé leur état d’union totale avec l’Etre divin et de « proximité ». En vertu de cet état spirituel sublime, la réalité intérieure de leur être ne laisse aucune trace à l’extérieur. Il en était ainsi pour le Prophète, qui fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine et de l’approche de Dieu, « â la distance de deux arcs, ou même plus près encore » (Coran, LIII, 9), mais qui, ensuite, lorsqu’il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures sans qu’aucune trace de ce rapprochement et de cette proximité ne parut sur sa personne. L’état spirituel dont nous avons parlé précédemment est, quant à lui, comparable à celui de Moïse, dont personne ne put regarder le visage après que Dieu lui eut parlé. Il est semblable à celui des soufis, qui constituent la deuxième catégorie que nous avons mentionnée, et qui laissent paraître les lumières dont leur être intime a été gratifié.

Quand ceux qui aspirent à Dieu deviennent les disciples des Hommes du Blâme, ceux-ci leur recommandent le comportement qu’eux-mêmes adoptent à l’extérieur : accomplir avec empressement les actes d’obéissance (â Dieu), agir selon les prescriptions de la Tradition à tous les moments et respecter à la fois extérieurement et intérieurement les règles des bons usages, constamment et dans toutes les circonstances. Ils ne leur laissent pas la possibilité d’avoir des prétentions spirituelles, de parler des signes miraculeux ou des charismes (dont ils pourraient faire l’objet), ni de se fier à cela pour en tirer argument, mais ils leur suggèrent de veiller plutôt à la correction de leurs pratiques spirituelles et de continuer leurs mortifications. C’est ainsi que le novice suit la voie qui est la leur et qu’il s’éduque selon leurs propres règles. S’ils constatent qu’il accorde une importance exagérée à quelqu’une de ses actions ou à un certain état mystique, ils lui en montrent clairement les défauts qui les entachent et lui recommandent d’y mettre fin. De cette façon, les disciples ne sauraient se complaire dans aucune de leurs actions ni s’y reposer. Quand un novice prétend, devant eux, à un certain état intérieur ou à une certaine « station spirituelle », ils l’amènent à en minimiser l’importance tant que la sincérité de sa volonté n’est pas véritablement confirmée et que les états spirituels ne sont pas réellement apparus en lui. Ils lui recommandent alors d’adopter ce qui est leur propre comportement, tenir secrets les états intérieurs et ne montrer que le respect des règles qui concernent les commandements de Dieu et Ses interdictions, car c’est ainsi que l’on peut vérifier la réalité des stations spirituelles chez le disciple pendant sa période de noviciat. à leurs yeux, de la rectitude du noviciat découle la correction des stations spirituelles, sans parler de « la station de la connaissance ».

Quand celui qui aspire à Dieu est éduqué par d’autres maîtres, ceux-ci l’abandonnent librement à ses prétentions pendant son noviciat. Il s’attribue alors en cachette les états intérieurs des plus grands chefs spirituels, puis il les revendique. Et les jours qui passent ne font que le détourner et l’éloigner toujours davantage des chemins de la vérité divine. C’est la raison pour laquelle Abû Hafs de Nîshâpûr, le cheikh de ce groupe de spirituels, déclarait : “Les disciples des Hommes du Blâme font l’expérience de la « virilité spirituelle » sans le moindre danger pour eux, et il leur est impossible de faire apparaître quoi que ce soit de cette “station”, car leur comportement extérieur est à découvert tandis que leur réalisation intérieure, elle, reste cachée. Il n’en va pas de même pour les disciples des soufis qui manifestent les grossières illusions de leurs prétentions et des charismes, risibles pour tout spirituel averti. Leurs prétentions sont grandes, mais il n’y a guère chez eux de véritable réalisation.” Ces paroles m’ont été rapportées par Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, qui les avait entendues de la bouche même d’Abû Hafs. Je tiens d’Ahmad ibn « Isâ d’après Abû-l-Hasan al-Qannâd qu’on avait posé à Abû Hafs la question : « Pourquoi vous êtes-vous désignés par ce nom ? » Il avait alors répondu : « Les Hommes du Blâme, ce sont des êtres qui ont pris soin de préserver les moments privilégiés où ils sont avec Dieu et de garder le contrôle de leurs secrets les plus intimes, se blâmant alors eux-mêmes de manifester quoi que ce soit de leurs degrés de “proximité” et de leurs états d’adoration. En conséquence, ils ne montrent d’eux-mêmes au monde que des apparences déplaisantes et lui cachent ce qu’il pourrait approuver.

C’est ainsi que le monde les blâme à son tour sur des signes purement extérieurs, tandis que leur propre blâme ne porte que sur les réalités intérieures qu’ils sont les seuls à connaître. Dieu les a gratifiés du dévoilement des mystères, de la connaissance des diverses réalités cachées, du don de clairvoyance à l’égard des créatures et de la manifestation de Ses faveurs exceptionnelles à leur endroit. Mais ils ont tenu caché tout ce qui leur venait ainsi de Dieu, ne montrant d’abord que le blâme de leur propre âme et leur opposition à ses désirs, et ensuite, à l’intention des autres hommes, ce qui pouvait les tenir à l’écart, pour que le monde les repousse et qu’alors soit préservé pour eux leur état d’intimité avec Dieu. Telle est la voie des Hommes du Blâme. »

Ahmad ibn Ahmad le malâmatî m’a rapporté cette information d’Ibrâhîm al-Qannâd : « J’ai demandé à Hamdûn al-Qassâr ce qu’était “la Voie du Blâme”, et voici quelle fut sa réponse : “C’est, en toute circonstance, renoncer à plaire au monde et ne pas rechercher son approbation dans le domaine de la morale et du comportement, sans pour autant donner prise au moindre blâme en ce qui concerne Dieu”. »

Interrogé sur les Hommes du Blâme, « Abd Allâh ibn Manâzil les définit ainsi : « Ce sont des hommes dont la spiritualité ne laisse apparaître pour le monde aucun signe extérieur, qui à l’intérieur d’eux-mêmes n’ont aucune prétention à l’égard de Dieu, et dont le secret de leurs relations avec Lui échappe à la connaissance (limitée) de leur âme et de leur cœur. »

J’ai entendu mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd dire à leur propos : « Personne n’atteindra à quoi que ce soit de leur degré spirituel, tant qu’â ses propres yeux toutes ses actions n’apparaîtront pas comme de l’hypocrisie et tous ses états intérieurs comme de vaines prétentions. »

On avait demandé à l’un de leurs maîtres par quoi il fallait commencer pour être des leurs, et voici ce qu’il avait répondu : « Maîtriser l’âme charnelle, la traiter avec mépris, lui interdire tout ce qui lui procure la tranquillité, le repos ou la confiance, et avoir de l’estime pour son prochain et bonne opinion de lui, faire preuve de bienveillance à l’égard de ce qui peut être déplaisant en lui, tout en se considérant soi-même comme vil et méprisable et en ayant la pire opinion de soi-même. »

D’après le récit fait par un cheikh qui accompagnait Hamdûn al-Qassâr dans une réunion, on s’y était mis à parler d’un de leurs compagnons, dont on mentionnait les abondantes invocations de Dieu. « Oui, mais il est constamment distrait, dit alors Hamdûn. — Ne doit-il pas rendre grâce à Dieu pour les bienfaits qu’Il lui accorde, et de la manière la mieux appropriée qui est de L’invoquer par la langue ? fit remarquer l’un des assistants. — Ne doit-il pas avant toute chose être conscient de l’imperfection dont il se rend coupable par le manque d’attention de son cœur dans l’invocation ? », répliqua Hamdûn.

Dans une lettre adressée par Abû Hafs à Shâh al-Kirmânî, j’ai relevé ce passage : « Sache, mon frère, que celui qui méconnaît l’indigence et la faiblesse de son âme dans l’accomplissement de tous ses actes d’obéissance les imprègne d’hypocrisie ! Il manque également de perspicacité à l’égard de son âme, celui qui ne prend pas soin de s’en protéger en la conjurant et ainsi de lui tenir la bride haute en toute circonstance. Il sait pourtant très bien que sous des apparences de docilité elle incite par nature au mal (Coran, XII, 53) et qu’elle ne se soumet à l’acte d’obéissance qu’en dissimulant sa rébellion, ce qui nécessite qu’il lui oppose le blâme à tous les instants et qu’il ne la laisse jamais en paix. »

On rapporte cette sentence de Yabyâ ibn Mu'âdh : « Celui dont la sincérité envers Dieu est totalement pure n’aime pas que l’on voie sa personne, ni que l’on répète ses paroles. »

On avait interrogé l’un d’eux sur la situation spirituelle des Hommes du Blâme, et voici sa réponse : « Dieu s’est chargé de préserver leurs secrets et de cacher ceux-ci derrière le rideau de l’apparence extérieure. Quand ils sont avec le monde, c’est en tenant compte du point de vue du monde, et ils ne se distinguent pas des autres hommes (se mêlant à eux) dans les marchés et dans leurs moyens d’existence, et quand ils sont avec Dieu, c’est en tenant compte du point de vue de la vérité profonde (de leur être) et de l’investiture divine dont ils sont l’objet. Ce qui est intérieur, en eux, reproche alors à leur personne apparente sa complaisance à l’égard des hommes et du monde en prenant les traits du commun des croyants, cependant que leur être extérieur reproche à leur personne intime de demeurer dans le voisinage de l’Être divin sans prêter attention aux réalités hostiles dans lesquelles il se trouve plongé. Telle est la situation des plus grands maîtres et des seigneurs de la spiritualité. »

On demanda à Abû Yazîd [Bistami] quel était le signe le plus remarquable du véritable gnostique : « C’est, dit-il, que tu le vois en train de manger et de boire en ta compagnie, de plaisanter avec toi, de te vendre ou de t’acheter quelque chose, cependant que son cœur est dans le Royaume de la Sainteté divine. Tel est le signe le plus prodigieux. »

Selon une autre parole d’Abû Yazîd : « Celui qui a véritablement réalisé la liberté dans l’union parfaite maintient constamment ses membres dans le respect des règles qu’impose la condition de serviteur, alors que sa vision intérieure contemple l’Être divin, mais celui qui est dans l’état de séparation totale aurait beau, pour réaliser cette servitude (parfaite envers le Seigneur), rassembler tous les efforts de ceux qui se mortifient, ce ne serait qu’en pure perte. »

Je tiens de « Abd al-Rahmân ibn Muhammad qu’ayant interrogé « Abd Allâh al-Khayyât sur le « Blâme », il avait obtenu la réponse suivante :

« Celui qui fait une différence entre le blâme qu’il s’adresse à lui-même et le blâme que lui adressent les autres et dont la réaction intérieure et instantanée n’est pas la même en pareil cas, est encore dans l’aveuglement grossier qui l’attache à sa nature, et il ne saurait avoir atteint le degré des hommes de spiritualité. »

L’un d’eux, à qui l’on demandait quel homme méritait qu’on lui attribue les vertus de « la chevalerie de la foi », le définit ainsi :

« C’est celui en qui l’on trouve le repentir implorant d’Adam, l’intégrité de Noé dans la piété, la fidélité d’Abraham à la parole donnée, la sincérité d’Ismaël, la pureté totale de Moïse dans l’intention, la patience de Job, les pleurs de David, la générosité de Mohammad, la bonté d’Abou Bakr, l’ardeur d’Omar, la pudeur d’Othmân, et la science d’Ali. C’est celui qui en plus de tout cela, méprise sa propre personne, qui considère comme dérisoire ce qui le concerne et que n’effleure pas la pensée que la situation dans laquelle il se trouve ait quelque importance ou qu’elle puisse être un motif de satisfaction. C’est celui qui voit les défauts de son âme et les imperfections de ses actes et, en même temps, la supériorité que son prochain a sur lui en toute circonstance. »

Abû Hafs aperçut l’un de ses disciples en train de critiquer la vie d’ici-bas et les hommes ; il lui déclara alors : « Tu viens de montrer ce qu’il était séant pour toi de cacher ; dans ces conditions, tu ne participeras plus à nos assemblées et tu ne seras plus notre disciple. »

Abû Ahmad ibn « Isâ m’a rapporté ces paroles qu’il avait entendues de la bouche « Abû Zakariyyâ » al-Sinjî : « Les états mystiques, pour ceux qui en sont gratifiés, sont comme des dépôts confiés à leurs soins, et s’ils les montrent, ils sortent des limites assignées aux dépositaires. » Sur ce thème, Muhammad ibn » al-Hasan a cité les vers suivants :

1. Quelqu’un à qui on aurait communiqué un secret et qui le dévoilerait publiquement, on ne serait plus sûr de lui et on ne lui ferait jamais plus de confidences.

2. On le tiendrait à l’écart, il ne jouirait plus du bonheur des relations familières, et l’intimité se changerait pour lui en froideur distante.

3. On ne saurait donc porter son choix sur quelqu’un qui divulgue les secrets ; l’affection à son égard serait désormais exclue, tout à fait exclue !

Je tiens d’Abû Tâhir Ahmad ibn Tâhir, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî et Mahfûz, qu’Abû Hafs considérait comme répréhensible pour ses disciples la pratique des voyages en dehors de l’obligation du Pèlerinage (â la Mekke), de la participation aux expéditions militaires, de la visite rendue à un maître spirituel, ou de la recherche de la science (des traditions du Prophète). Ceux qu’il estimait répréhensibles étaient alors les voyages répondant à un désir (de satisfaction purement personnelle). Il disait que « la virilité spirituelle » impliquait la clairvoyance à l’égard des désirs. Hamdûn al-Qassâr lui objecta : « Dieu n’a-t-Il point dit : “N’ont-ils donc pas parcouru la terre et réfléchi (â la fin de ceux qui étaient avant eux) ?” (â six reprises dans le Coran ; par exemple, XXX, 9). Abû Hafs lui répondit : “Ce parcours n’est destiné qu’â ceux qui ne peuvent réfléchir que par ce moyen, mais pour celui à qui la voie (spirituelle) a été ouverte en restant à demeure, voyager reviendrait à quitter le chemin et à s’égarer.”

“Abd Allâh al-Hajjâm (« le barbier, poseur de ventouses ») avait demandé à Hamdûn al Qassâr s’il devait renoncer à gagner sa vie ; sa réponse fut la suivante : “Garde tes moyens d’existence ! il me plaît mieux que l’on t’appelle “Abd Allâh « le barbier » plutôt que “le gnostique” ou “l’ascète”.”

Un maître malâmatî fut interrogé sur l’humilité, et son interlocuteur lui dit : « Tu considères comme condamnable de montrer quoi que ce soit de ses états spirituels, mais l’humilité peut-elle faire autrement que se manifester physiquement ? » — “C’est lâ, malheureux, une conception très éloignée des vérités spirituelles telles qu’elles sont réalisées ! Il y a humilité quand une instruction divine surgit dans la partie la plus secrète de l’être, qui la reçoit dans la soumission, et tout ce qui est extérieur dans l’homme se plie à la discipline de cette instruction. Pense à cette parole du Prophète : « Quand Dieu Se manifeste à une chose, elle se soumet à Lui humblement. » Y a-t-il donc révélation divine uniquement pour la partie secrète de l’être ? En réalité, quand elle se soumet humblement à la théophanie, elle engendre dans tout ce qui est extérieur chez l’homme le respect de ce qui convient en pareil cas.”

L’un d’eux également a déclaré “La meilleure compagne de l’homme est la science spirituelle, constituée d’exemples à suivre, et où l’âme charnelle et égoïste ne saurait en aucune façon trouver de quoi la satisfaire puisque la science s’emploie à contrecarrer les tendances naturelles. Et la pire compagne de l’homme est la dévotion affichée, car il ne cesse de s’en parer et d’en faire état alors que s’y mirer complaisamment n’est qu’orgueil et glorification de soi. Voyez comment les anges, qu’accompagnaient les actes d’obéissance, échappèrent à toute ostentation par ces paroles : « Nous glorifions Ta louange et nous proclamons Ta sainteté » (Coran, II, 30) ; et, alors qu’ils avaient atteint le degré de la science spirituelle, voyez ce qu’ils dirent : ‘Nous n’avons nulle science (excepté ce que Tu nous as enseigné)’ (II, 32). Voilâ pourquoi la meilleure compagne de l’homme est la science, et la pire compagne la dévotion qui s’affiche.”

On demanda à Abû Yazîd quand un spirituel atteignait le niveau des « hommes véritables » : « C’est, répondit-il, quand il connaît les défauts de son âme et que la suspicion dans laquelle il la tient est sans faiblesse. »

Selon un autre malâmatî : « Quiconque veut se soustraire définitivement au sentiment de fierté qu’il éprouve à son propre sujet ou à la considération qu’il accorde à ce qu’il possède, qu’il prenne donc conscience de ceci : d’où vient-il, où est-il, comment est-il, à qui appartient-il, de qui est-il issu et où va-t-il. Quand il aura une véritable connaissance de ces diverses situations, qui le concernent, sa propre personne ne comptera plus à ses yeux et elle lui paraîtra indigne d’intérêt. Bien plus, il verra qu’elle est d’une nature blâmable et que toutes les actions qu’elle accomplit sont entachées de fautes. Rien d’extérieur ne le remplira plus alors de fierté et rien de ce qui est en lui ne donnera plus prise à l’illusion séductrice. »

L’un d’eux a dit aussi : « En matière de foi, le serviteur de Dieu n’atteindra le niveau des hommes de spiritualité que lorsqu’il cessera de penser au passé et à l’avenir et qu’il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de Celui à qui il appartient. Et ce comportement a pour effet de suspendre la responsabilité du serviteur de Dieu devant la Loi. »

Pour les Malâmatiyya, l’homme parfait dans ses actes est celui dont l’attitude extérieure offerte aux regards des novices, reste conforme à la discipline liée à la condition de serviteur de Dieu, pour qu’ils la prennent comme modèle à suivre et qu’ils l’adoptent à leur tour. Et, en même temps, le secret de son être et son état intérieur restent, pour ceux qui poursuivent le même but que lui, conformes au bon ordre qui régit les états spirituels et à ce qui convient à la contemplation, conditions selon lesquelles le secret de l’être peut contempler la vérité divine à tout moment. Celui qui y parvient s’y annihile tout en assistant au spectacle des créatures et en gardant un œil sur elles. C’est ainsi que la partie la plus intime de son être est un modèle pour la réalisation spirituelle des gnostiques et qu’en même temps son comportement extérieur est un modèle pour la discipline des novices. Une telle situation est le fait des guides spirituels sincères. Un exemple comparable est fourni par cette parole du Prophète : « Mes yeux dorment, mais mon cœur, lui, ne dort pas. » Il nous a avisés ainsi que la partie extérieure de l’homme dort et est en état de sommeil spirituel, mais que sa partie la plus secrète a le pouvoir de rester constamment éveillée, de contempler, et d’être dans la proximité de Dieu.

On demanda à un malâmatî : “Pourquoi, pour vous, les âmes nécessitent-elles le blâme à tous les instants ? — Parce que, répondit-il, elles sont (par leur nature, comparables â) des mains (liées), dont l’une serait faite d’orgueil, coulée dans le moule des ténèbres opaques et prisonnière des témoignages (admiratifs) du vulgaire, et dont l’autre serait faite d’ignorance, coulée dans le moule de l’aveuglement stupide et prisonnière des filets des désirs insatiables. Le remède à leur administrer est de se détourner d’elles ; la discipline à leur imposer est de contrecarrer leurs désirs ; les mesures de précaution à prendre avec elles consistent à veiller à les blâmer.” Et il ajouta : “Dieu a soustrait Ses prophètes et Ses envoyés à la considération complaisante que même eux pouvaient avoir à l’égard de leurs propres actes. Voyez ce qui s’est passé pour Moïse, l’Interlocuteur de Dieu, quand il a dit “Pour que (mon frère Aaron et moi) nous Te glorifiions abondamment”, et que Dieu lui a répondu “Déjâ, une première fois, Nous avons été bienveillant envers toi” (Coran, XX, 33 et 37). Or, cela sous-entend :

Comment saurais-tu te prévaloir auprès de Moi de tes louanges et de tes glorifications, en oubliant toutes les faveurs que tu as reçues de Moi — faveurs incluses dans Sa parole : Je t’ai attaché à Moi en te réservant spécialement Mes bienfaits (XX, 41) — et dont font partie les louanges que tu M’adresses en en faisant grand cas ! ’.”

On posa à l’un d’eux cette question : “Pourquoi humiliez-vous votre propre âme et n’en montrez-vous que ce qui vous attire le blâme du monde ? — C’est, dit-il, parce que l’âme a d’abord été créée dans un état méprisable, à partir d’un « liquide vil » (Coran, XXXII, 8, et LXXVII, 20) et d’une “boue à laquelle il a été donné une forme” (XV, 26, 28, 33), et ce sont les paroles que lui a adressées l’Être divin qui lui ont alors communiqué une certaine noblesse. Elle s’en est enorgueillie, méconnaissant que ce qu’il y a de noble en elle lui est surajouté et confié en dépôt, et ne fait pas partie de sa nature innée. Si l’âme est abandonnée à ses instincts avides, elle se plonge dans l’aveuglement, elle outrepasse ses droits et elle s’enfonce de plus en plus fermement dans ses tendances naturelles. L’homme que Dieu assiste de Ses faveurs est celui qui montre à son âme ce qu’elle vaut exactement et qui lui fait comprendre que tout ce qui la concerne, actions ou états, est blâmable. Cela afin que rien ne la rassure ni soit pour elle un sujet de fierté puisque tout ce qu’il y a de noble chez elle appartient à Dieu et fait partie de ce qu’Il lui a confié généreusement, des faveurs que Son attention bienveillante lui a accordées et des précieuses instructions dont Il l’a gratifiée.”

Selon un autre malâmatî : « Que celui qui désire connaître le degré d’aveuglement de son âme et l’état de corruption de sa nature prête donc l’oreille aux éloges qu’on lui adresse ; s’il décèle alors en son âme la moindre réaction anormale, c’est qu’elle n’est pas faite pour la Vérité divine, puisqu’elle se fie complaisamment à des louanges dénuées de tout fondement et qu’elle s’émeut d’une critique tout aussi imméritée dans la réalité. Mais s’il traite son âme à tous les moments avec le mépris qui lui est dû, aucun éloge n’aura plus d’effet sur lui et il ne prêtera plus la moindre attention aux critiques ; c’est alors qu’il accédera à la condition spirituelle des Hommes du Blâme. »

Abû Yazîd disait : “Douze ans, j’ai été le forgeron de mon âme, et cinq ans le miroir de mon cœur. L’année qui suivit, je considérai le résultat de ce qui s’était passé entre-temps et je découvris qu’une ceinture d’infidélité (la ceinture des mazdéens, symbole du dualisme) s’était nouée en moi. Au bout de cinq ans d’efforts pour tenter de la trancher, j’eus une révélation et c’est alors que les créatures m’apparurent comme des cadavres. Je fis sur elles la prière des morts, avec les quatre takbîr.. »

Cela est conforme à la parole divine : “Ce sont des morts et non pas des vivants qui ne savent point.”(Coran, XVI, 21.) Abû Yasîd est le guide et le chef des “Hommes de la Connaissance” et ce qu’il confiait ainsi de lui-même et de son cas personnel est un exemple des signes distinctifs de ces spirituels et de leurs vertus. Tout ce qu’il avait fait, et la discipline qu’il s’était imposée, jusqu’au moment où les créatures parurent à ses yeux dans leur nature périssable et qu’il cessa de s’intéresser à elles et de chercher à leur plaire, tout cela, dis-je, appartient aux degrés spirituels les plus élevés. Citons à ce propos cette autre parole de Dieu :” Celui qui était mort et à qui nous avons redonné la vie… “(Coran, VI, 122), c’est-â-dire « qui était mort en raison de son âme et de son intérêt pour les créatures, et à qui Nous avons redonné la vie en le soustrayant aux créatures, moyennant Nous-même en échange ».

Selon Abû Yazîd encore : “Ceux qui sont les plus « voilés » par rapport à Dieu sont trois catégories d’hommes, et ils le sont par trois choses : le savant par sa science, le dévot par son culte et l’ascète par son renoncement. Si le savant était conscient de la valeur réelle de ce qu’il sait, s’il se rendait compte que le savoir possédé par toutes les créatures réunies et concernant tout ce que Dieu a fait apparaître dans le monde ne représente qu’une seule ligne de ce que la Plume divine a tracé sur “La Table bien gardée” (Coran, LXXXV, 22), s’il considérait ensuite quelle est sa science en regard de la somme des connaissances communiquées par Dieu aux créatures, il comprendrait que s’en glorifier et s’en parer est de sa part une totale aberration ! Si celui qui s’impose l’ascèse gardait présente à l’esprit la parole divine qualifiant la totalité de ce bas monde de “peu de chose” (Coran, IV, 77), s’il était conscient de ce que représente ce qu’il possède de ce “peu de chose” et de la valeur de ce à quoi il renonce ainsi, il saurait que ce dépouillement ne doit pas être pour lui un sujet de fierté ! Quant au dévot, s’il reconnaissait que le culte qu’il Lui voue n’a été rendu possible que par une pure bonté de la part de Dieu, l’importance qu’il attache à sa dévotion disparaîtrait complètement devant la considération de tous les bienfaits dont Dieu le gratifie !”

On demanda à un maître malâmatî : « Comment faire pour que l’accomplissement d’une œuvre pie n’entraîne pas la vision complaisante de soi-même et la présomption ? — C’est, répondit-il, quand l’homme est tenu occupé à la fois par la joie d’accomplir un ordre et la pensée que c’est de l’Être divin que provient ce commandement, que naît dans son cœur une crainte respectueuse. Cette crainte mêlée à cette joie, toutes deux suscitées par le commandement de Dieu, détournent alors son attention de tout ce qui peut concerner les apparences et les manifestations de sa personne. »

On posa à l’un d’entre eux la question : “Comment se fait-il que ces gens (les Hommes du Blâme) ne reconnaissent à leur âme aucun état spirituel, qu’ils ne font cas d’aucun acte d’obéissance de sa part, qu’ils ne lui attribuent rien de valable et qu’ils l’abandonnent ! — Comment lui reconnaîtrait-on quoi que ce soit, puisqu’elle n’est rien, que rien ne lui appartient, dénuée de tout et condamnée à périr ! Et si un don divin s’effectue dans l’homme, nul besoin pour lui de le manifester, car la réalité spirituelle, pourtant maintenue cachée, parle d’elle-même ; un pieux ancien n’a-t-il point dit : “Il s’en faut de peu que le visage du croyant ne parle de ce qui se trouve dans son cœur. ”” Telle fut sa réponse.

La plupart de leurs maîtres mettaient les disciples en garde contre le fait de trouver du plaisir dans les actes de dévotion et d’obéissance ; c’était à leurs yeux une faute grave. Dès que l’homme de spiritualité se complaît dans quelque chose et qu’il s’en délecte, cela prend de l’importance chez lui et dans son esprit, et quiconque, parmi les disciples, se félicite de ses propres actions, y prend plaisir ou les considère d’un œil satisfait, déchoit du rang de ceux que l’on respecte. Je tiens de “Abd al-Wâbid ibn « Alî al-Sayyârî, d’après son oncle maternel al-Qâsim ibn al-Qâsim al-Sayyârî, la parole suivante de (son maître) Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî : “En toute circonstance, prenez garde à l’âme (charnelle et égoïste) !” C’est ainsi qu’un malâmatî saluera quiconque met de la mauvaise grâce à lui répondre et qu’il omettra de le faire pour quelqu’un qui lui rend bien volontiers ses salutations. Pour la même raison, il renoncera à la compagnie de celui qui se réjouit de sa présence et il donnera la préférence à la société d’un homme qui le méprise. Il adressera ses demandes à celui dont il essuie les refus et il ne sollicitera pas celui qui lui accorde satisfaction. Il ira au-devant de l’homme qui se détourne de lui et inversement. Il fera des dons à celui qui ne l’aime pas et s’en abstiendra à l’égard de celui qui l’aime. Il préférera séjourner auprès de quelqu’un qui le trouve déplaisant plutôt qu’auprès de celui qui souhaite sa venue. Il fréquentera quelqu’un qui le déteste et non pas quelqu’un qui éprouve de l’affection pour lui. Il mangera ce qui lui inspire du dégoût plutôt que ce qui le met en appétit (variante textuelle : « Il mangera en compagnie de quelqu’un qui lui inspire du dégoût plutôt que d’un convive qui excite son appétit. »). S’il a le désir de rester lâ où il est, il voyagera, et s’il lui prend l’envie de partir, il demeurera fixé au même endroit. Et ainsi de suite. En toute circonstance, les Malâmatiyya choisissent délibérément de contrecarrer l’âme, renonçant à tenir le moindre compte de ce qui la délasserait et lui procurerait la tranquillité. Ils font, par ailleurs, tous leurs efforts pour ruiner leur réputation et se déconsidérer aux yeux de ceux qui les respectaient. Ils adoptent un comportement qui les expose aux critiques, même s’il reste, au regard de la religion, dans les limites permises, comme le fait d’entretenir des relations avec des individus qui n’appartiennent pas à leur niveau social ou de fréquenter des lieux qui les discréditent. Tout cela est destiné à masquer leur condition spirituelle et à préserver les moments privilégiés (de leurs expériences intérieures) de tout ce qui pourrait y faire obstacle, sans parler de l’humiliation et de l’abaissement qu’ils s’infligent par de telles apparences. Conformément aux recommandations de leurs maîtres, c’est de cette manière qu’ils assurent la protection de leurs « états spirituels » et des secrets de leurs relations avec Dieu contre toute indiscrétion.

Principes des Hommes du Blâme

1. Ils considèrent comme du polythéisme (ou « associationnisme ») le fait de se parer d’un acte extérieur de dévotion et comme de l’apostasie celui de se parer d’un état intérieur.

2. Ils ont pour règle de ne pas accueillir par une manifestation de fierté les dons (matériels) qui leur sont octroyés (par la Providence) et de solliciter avec humilité. Et pourtant, si l’on interroge n’importe qui sur ce sujet, il dira que s’il est vrai que quémander suppose l’abaissement, dans les dons gracieux dont on bénéficie il y a place pour la fierté. Ce n’est pas le cas pour la nourriture, que l’on mange humblement, puisque la condition de serviteur (sous la dépendance de Dieu) ne saurait être un sujet d’orgueil. Les Malâmatiyya se fondent sur cette parole du Prophète : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs. » On pourrait objecter que ce principe est en opposition apparente avec ce que la Tradition nous apprend, quand le Prophète dit à Omar : “Cet argent que Dieu t’envoie (sans doute au moment du partage du butin distribué par le Prophète au retour d’une expédition) sans que tu l’aies demandé ou convoité, accepte-le donc !” On répondra qu’Omar considérait cela comme une occasion de se montrer fier et que le Prophète, s’en étant rendu compte, l’engageait à s’opposer à cette réaction personnelle et à se soustraire à l’orgueil. La phrase du Prophète signifiait donc : « Que cela ne soit pas pour toi une raison de te montrer fier. » Rejeter la mansuétude dont on est l’objet est, en effet, une manifestation d’amour-propre, et elle engendre l’orgueil.

1. Satisfaire aux droits (d’autrui) sans exiger (en retour) la satisfaction des siens.

2. S’ils doivent se déposséder d’un bien, ils préfèrent que cela se passe de la façon la plus pénible pour eux, plutôt que le contraire, pour éviter, par exemple, toute complaisance personnelle dans le fait d’en faire don généreusement, ou parce qu’ils ont honte de le faire précisément à contrecœur. C’est ainsi que l’on m’a raconté qu’un cheikh malâmatî avait été dépouillé de son argent et qu’il disait (pour masquer sa satisfaction) à ceux qui s’en saisissaient : “Cet argent est illicite (sous-entendu “pour moi”) et il n’est pas licite pour vous.” On lui demanda pourquoi il l’avait déclaré illicite et il répondit : « En réalité, ils n’ont fait que prendre ce qui leur appartenait, rien n’était à moi, mais c’est de cette façon que ce qui est dû est soutiré à celui qui rechigne à le donner. » Ce comportement de leur part se fonde sur cette parole du Prophète : « Le vœu ne saurait dispenser de ce qui est dû, il ne sert qu’â l’avare qui renâcle à s’en acquitter. »

3. Selon eux, c’est l’inattention qui permet aux hommes de regarder avec complaisance leurs propres actes et leur condition spirituelle. S’ils pouvaient considérer attentivement ce que Dieu leur apporte, ils tiendraient pour méprisable en toute circonstance ce qui vient d’eux-mêmes et ils estimeraient que ce qui est porté à leur crédit représente bien peu de chose en comparaison de ce qui est en leur défaveur.

4. â ceux qui leur témoignent de l’aversion, ils opposent la maîtrise de soi, la patience, l’humilité, l’indulgence et la bienveillance, sans attendre qu’on leur rende la pareille. Et ils s’appuient en cela sur une parole que Dieu adressait à Son Prophète : « Réponds en échange par une action encore meilleure ! »

5. Tenir l’âme en suspicion dans toutes les circonstances, qu’elle marque de l’empressement ou non, qu’elle fasse preuve d’obéissance ou non, et en aucun cas ne l’approuver ni prendre son parti.

6. Selon eux, également, quand une expérience intérieure de l’esprit se manifeste au « secret » (sur la hiérarchie des niveaux de conscience), celui-ci s’en attribue complaisamment l’apparence. Quand une expérience intérieure du secret se manifeste au cœur, elle se transforme pour le secret en appropriation idolâtre. Quand une expérience intérieure du cœur se manifeste à l’âme, elle part en poussière. Quand un homme fait étalage de ses œuvres et de ses expériences intérieures, c’est l’effet de l’aveuglement stupide de sa nature et du Démon qui se joue de lui. Pour celui qui dédaigne ces tromperies, il n’y aura que progression, et son ascension à travers les différents degrés des expériences intérieures ne s’interrompra plus. Il s’élèvera du niveau du secret jusqu’â celui de l’esprit sans que le cœur n’en sache rien ; il s’élèvera du niveau du cœur jusqu’â celui du secret sans que l’âme n’en sache rien ; et il s’élèvera du niveau de l’âme jusqu’â celui du cœur sans que sa nature (inférieure) n’en sache rien. Ce sera pour lui le dévoilement : il regardera de lui-même ce qu’il voudra et il le contemplera tel qu’il est. Son cœur, à son tour, sera doté de la vision, et des informations lui seront communiquées concernant les réalités cachées. Mais la contemplation obtenue par l’esprit et le secret se fera sans qu’il n’y ait plus, en aucun cas, appropriation par le cœur et l’âme. En même temps, sa personne extérieure restera fermement attachée à la science (des pratiques de la Loi) en tenant assidûment l’âme en suspicion, l’accusant d’être dans l’illusion trompeuse et de se laisser entraîner dans les pièges. C’est ainsi que cet homme évitera de se commettre avec elle et de déchoir alors du rang des Justes.

Interrogé sur ce qui caractérise les Hommes du Blâme, l’un d’eux répondit que c’est la suspicion continuelle. Leur circonspection est en effet constante, et celui chez qui elle est solidement établie repousse facilement tout ce qui est douteux et ne commet pas d’actes impies.

Muhammad ibn al-Farrâ » m’a rapporté cette réponse, qu’il avait entendue de la bouche de « Abd Allâh ibn Manâzil, quand on lui avait demandé si un malâmatî pouvait émettre des prétentions : « Qu’est-ce donc qui lui appartiendrait, pour s’en prévaloir ! »

« Abd Allâh ibn Muhammad avait posé à Abû « Amr ibn Nujayd la question : « Le malâmatî a-t-il une caractéristique qui puisse le définir ? », et sa réponse, telle qu’il me l’a répétée, fut la suivante : « Certes oui ! Extérieurement, il est dépourvu de toute affectation, intérieurement, il est dépourvu de toute prétention et rien (de ce monde) ne saurait l’habiter. » « Abd Allâh m’a rapporté également qu’une autre fois il avait interrogé Ibn Nujayd sur la signification de cette appellation d’« Hommes du Blâme », et qu’il avait alors déclaré : « Elle découle nécessairement des qualificatifs qui ont été attribués à l’être humain (par le Coran) : “L’homme a été créé d’impatience” (Coran, XXI, 37) ; “En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal” (XII, 53) ; “L’homme a trop de hâte” (XVII, 11) ; “En vérité, l’homme est plein d’ingratitude envers son Seigneur” (C, 6) ; “L’homme a été créé versatile” (LXX, 19). Un être dont la nature est telle mérite-t-il les louanges ou le blâme ! Voilâ ce que signifie l’appellation “Ahl al-Malâma”. »

Leurs maîtres aiment revêtir l’aspect des gueux tout en agissant en hommes vertueux, et ils recommandent également aux disciples de rester dans les souks, d’y être présents physiquement tout en s’en échappant mentalement. Mon aïeul (Ibn Nujayd) m’a répété ce que lui avait confié Abû Muhammad al-Jawni, un disciple d’Abû Hafs ; celui-ci lui avait donné la directive suivante : « Tiens-toi au souk pour t’assurer un moyen d’existence, mais garde-toi bien d’utiliser ce que tu y gagneras pour te nourrir, dépense-le en le distribuant aux pauvres et, pour pouvoir manger, mendie auprès des gens ! » Al-Jawnî ajouta : « Mais, quand je leur demandais l’aumône, ils s’exclamaient : “Voyez cet homme insatiable et cupide ! Il travaille toute la journée et en plus il mendie ! ” Cela dura jusqu’â ce qu’ils eurent vent de ce que m’avait ordonné Abû Hafs et, à ce moment-lâ, ils m’accordèrent leurs dons. Après cette expérience, Abû Hafs me dit alors de renoncer à la fois à gagner ma vie et à pratiquer la mendicité, et c’est ce que je fis. »

Abû Hafs s’était écrié : « Les gens parlent de “proximité”, d’“union”, de degrés spirituels élevés, et moi, tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’Il me montre la voie à suivre, ne serait-ce que le premier pas à faire. » Et Abû Yazîd al-Bistâmî déclarait : « Les gens croient que le chemin qui mène à Dieu est plus clair et plus connu que le soleil, et moi, tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il m’en accorde ne serait-ce que l’équivalent d’une tête d’aiguille ! »

Plus les relations qu’ils peuvent avoir avec Dieu sont parfaites et plus elles sont élevées, plus les grands cheikhs font preuve d’humilité et moins ils font cas de leur condition spirituelle et de leur propre personne. L’effet de cette discipline est qu’elle sera suivie par les novices et, en même temps, la réalisation parfaite de leurs relations avec l’Être divin leur évitera de porter leur attention sur une autre réalité que Lui et d’être alors privés de cette « station » spirituelle qu’ils ont atteinte. On avait dit à l’un d’eux : « Comment se fait-il que la présomption soit si rare chez vous ! » Et il avait répondu : « Les prétentions ne sont-elles point qu’aveuglement stupide et absurdité ridicule ! Si celui qui les émet faisait un retour sur lui-même, il se rendrait compte que son âme est dépourvue de tout ce qu’il affiche et à cent lieues de tout ce qu’il déclare. Ne se retrouverait-il pas alors dans la situation décrite par le poète : “Il y a de la désolation dans les yeux de celui qui a soif et qui cherche l’eau du regard, quand est coupé le chemin qui le mènerait à l’aiguade. ” »

J’avais demandé à Muhammad ibn al-Farrâ » quelle était la règle fondamentale des Hommes du Blâme, et voici quelle fut sa réponse : « Plus la réalisation de leurs rapports avec Dieu est parfaite et plus l’expérience qu’ils vivent dans un moment privilégié est de nature élevée, plus ils cherchent refuge (en Lui), plus ils supplient humblement, plus ils restent attachés à la voie de la crainte et de la frayeur, car ils ont peur que la condition dans laquelle ils se trouvent ne soit l’occasion de se laisser entraîner dans un piège. Ils sont comme les compagnons des prophètes, décrits par Dieu quand Il dit : “Combien de prophètes, dont des disciples en grand nombre ont combattu (ou' ont été tués ‘, selon une autre lecture coranique) à leurs côtés, sans avoir perdu courage en face de ce qui les atteignait dans la voie de Dieu et sans avoir faibli ! ” (Coran, III, 146). Voilâ quelles étaient leurs qualités, telles que Dieu les a énoncées, et Sa Parole est la Vérité. Mais ensuite Il a évoqué leur témoignage à l’égard de leur propre personne en dépit de leur condition spirituelle précédente. Leurs seules paroles étaient : “Seigneur ! pardonne-nous nos péchés et nos écarts de conduite, affermis nos pas, et secours-nous contre le peuple des mécréants ! ” (Coran, III, 147). » Rappelons à ce propos ces mots du Prophète lui-même : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs » On peut rapprocher de cette attitude ce que disait Abû Hafs, et qui m’a été rapporté par « Ali ibn Bundâr d’après Makifûz : « Depuis quarante années, ce que j’éprouve dans mes rapports avec Dieu c’est qu’Il me jette le même regard qu’aux réprouvés (Ahl al-shaqâwa), et toutes mes œuvres montrent bien que je suis voué au malheur éternel. »

La méthode suivie par Abû Hafs et ses disciples consistait à exhorter les novices aux œuvres pies et aux mortifications en leur en vantant les nobles mérites et les bienfaits et en les encourageant ainsi à l’accomplissement sans relâche des pratiques spirituelles et à la lutte incessante avec soi-même. (A l’inverse) la méthode de Hamdûn al-Qassâr et de ses disciples était de restreindre aux yeux des novices la portée de ces pratiques et de leur montrer les défauts qui les entachent, afin qu’ils n’en tirent pas vanité, ce qui serait fâcheux pour eux. Quant à Abû « Uthmân, il s’est tenu dans un juste milieu, adoptant une position intermédiaire. Il disait ceci : « Les deux méthodes sont bonnes, mais il y a un temps pour chacune. Quand le novice vient nous trouver, au début, nous lui recommandons la réalisation parfaite des pratiques spirituelles pour qu’il s’applique avec assiduité à l’accomplissement des œuvres et qu’il s’y tienne fermement. Lorsqu’il en est ainsi, que le novice a fait preuve de persévérance et que son âme a trouvé la quiétude, c’est alors que nous lui dévoilons les défauts de ses pratiques. Par la révélation de ses insuffisances, qui rendent ses œuvres imparfaites à l’égard de Dieu, il prendra ces défauts en aversion. De cette façon, il demeurera ferme dans l’accomplissement des œuvres, mais sans en subir la séduction trompeuse. Sinon, comment pourrions-nous lui montrer les défauts des œuvres dont il serait dépourvu ! Il ne peut donc s’agir que de lui dévoiler le défaut d’une chose à laquelle il se sera (préalablement) appliqué avec conviction. » C’est peut-être la méthode la plus équilibrée.

Une autre réponse à la question portant sur « la Voie du Blâme » est la suivante : « C’est, pour le malâmatî, ne pas se faire remarquer par quoi que ce soit qui pourrait le distinguer des autres hommes, ni (par exemple) dans sa façon de se vêtir, ni dans sa manière de marcher ou de se tenir dans une réunion. C’est aussi respecter les préceptes de la vie extérieure quand il est en leur compagnie, tout en gardant une parfaite vigilance qui le maintiendra dans un isolement intime. Ce qu’il manifestera de sa personne ne présentera aucune différence apparente avec la leur ; rien ainsi ne le distinguera d’autrui, mais sa réalité intérieure ne se pliera pas à cette conformité. Il s’associera aux gens pour tout ce qui concerne les choses ordinaires et la vie normale, et c’est de cette façon que rien ne le différenciera des autres hommes. »

« Qu’est-ce que le Blâme ? », et quelqu’un donna cette définition : « C’est ne pas afficher ce qu’il y a de bon en toi et ne pas dissimuler ce qu’il y a de mauvais en toi. »

On avait demandé à un malâmatî : « Comment se fait-il que vous ne participiez pas aux séances de samâ' (réunions mystiques, accompagnées de chants, aboutissant à des transes extatiques) ! — Ce n’est pas, répondit-il, parce qu’elles nous déplaisent ou que nous les désavouons, mais parce que nous craignons qu’elles ne dévoilent malgré nous les “états” intérieurs que nous gardons secrets, et qu’â nos yeux ce serait très grave pour nous. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Sahmî, d’après Ahmad le fils de Hamdûn, que ce dernier, interrogé une autre fois sur le Blâme, avait dit : « C’est la crainte des Qadarites et l’espérance des Murjites. »

Pour ce qui concerne les séances de samâ », le désir d’y assister ne leur paraissait recommandable qu’â ceux qui restaient maîtres d’eux-mêmes, sans se laisser aucunement dominer par le samâ », même en cas de pratique prolongée.

7. Selon eux, il y a quatre sortes d’invocation de Dieu : par la langue, par le cœur, par le « secret », et par l’esprit. Si l’invocation de l’esprit est réalisée parfaitement, le secret et le cœur se taisent, et c’est l’invocation de la contemplation. Si l’invocation du secret est réalisée parfaitement, le cœur et l’esprit se taisent, et c’est l’invocation de la crainte révérencielle. Si l’invocation du cœur est réalisée parfaitement, celle de la langue cesse, et c’est l’invocation des bienfaits et des grâces ; mais si le cœur est distrait, la langue s’occupe à invoquer, et c’est l’invocation routinière.

D’après eux, également, chacune de ces différentes invocations comporte un risque. Celui qui menace l’invocation de l’esprit est le regard de convoitise du secret. Le danger pour l’invocation du secret est le regard de convoitise du cœur, et pour celle du cœur, c’est le regard de convoitise de l’âme. Le risque de l’invocation de l’âme (!) est qu’elle considère son acquisition avec complaisance et lui accorde une importance exagérée. L’âme peut aussi rechercher dans l’invocation une récompense, comme de parvenir par ce moyen à une « station » spirituelle. L’homme le plus médiocre (en pareil cas) est celui qui voudrait la montrer aux autres et les attirer à lui grâce à elle ou à ce qu’elle implique, et c’est lâ (le signe de) la disposition naturelle la plus vile et la plus basse.

Un malâmatî a dit ceci : « En créant les hommes, Dieu a revêtu de beauté certains d’entre eux : Il leur a octroyé les dons de Ses lumières, Il leur a accordé de Le contempler et d’être en parfaite harmonie avec Lui, et Il leur a prodigué ce qu’Il avait disposé pour eux avec sollicitude de toute éternité. Il en a mis d’autres dans les ténèbres : celles de leur âme, de leurs tendances naturelles et de leurs passions. Ceux qu’Il a ornés, ce sont « les Hommes du Tasawwuf » Cependant, ils ont montré au monde les faveurs exceptionnelles (ou « les charismes ») de Dieu à leur égard et ils se sont mis à s’en parer et à en parler, dévoilant aux créatures les secrets de l’Etre divin. Mais il y a une troisième catégorie, celle des Hommes du Blâme : ils ne montrent aux autres que ce qui leur convient — pratiques religieuses, conduite morale ou activités naturelles — et ils prennent bien garde que personne ne puisse jeter un regard ou avoir accès aux précieuses réalités cachées qui sont la propriété de l’Être divin et qu’Il leur a confiées en dépôt, évitant aussi d’en retirer du respect et de la considération. Plus encore, ils veillent avec un soin jaloux sur toutes leurs vertus et leurs œuvres méritoires, craignant de les montrer et sachant le parti que l’âme en tirerait. En conséquence, ils ne laissent voir aux autres que ce qui est de nature à les déconsidérer à leurs yeux et à leur attirer l’humiliation et le rejet. Ainsi désapprouvés par le monde, ils sauvegardent tout à la fois la pureté de leurs œuvres extérieures et celle de leur réalité intérieure. Citons à ce propos cette parole de l’un d’eux : “La Voie du Blâme consiste à montrer aux créatures la condition de la « séparation » et à maintenir cachée la réalisation intérieure de “l’Union parfaite” à Dieu.”

8. L’un de leurs principes est de réprimer le plaisir que procurent les actes d’obéissance, car il y a lâ un poison mortel.

9. Ils ont également pour règle d’exalter l’importance de tout ce qui, en eux, appartient à Dieu dans quelque domaine que ce soit, et de compter pour peu de chose ce qui vient d’eux-mêmes quand ils se confortent à Ses volontés et qu’ils accomplissent des actes d’obéissance. Dans leurs relations avec Dieu, ils s’attachent à respecter les limites qui leur sont imposées et à ne pas délibérément prononcer des paroles qui les trahissent ni à révéler un état mystique qui doit rester secret.

En rapport avec ce principe, on peut citer les paroles suivantes de Muhammad ibn Mûsâ al-Farghânî (al-Wâsitî) : “Dieu a créé Adam de Sa Main et Il lui a insufflé de Son Esprit, Il a dit aux Anges de se prosterner devant lui et Il lui a enseigné tous les noms (des êtres), mais ensuite Il l’a averti : “Il ne dépend que de toi de ne pas y avoir faim et de ne pas y être nu” (Coran, XX, 118 ; allusion aux suites de la Tentation et de la Chute). Il lui faisait ainsi savoir ce qui était en son pouvoir afin qu’il n’excède pas les limites de sa condition.”

On m’a rapporté ces mots d’un de leurs maîtres : « Celui qui ne s’appuie que sur lui-même fait preuve de démesure, et il sera la proie du relâchement. »

Je tiens de Mansûr ibn “Abd Allâh al-Isfahâni, d’après « Umayy al-Bistâmî, ces paroles d’Abû Yazîd : « Celui qui ne considère pas que ce qui est présent dans sa conscience est un phénomène qui s’impose à lui d’une nécessité naturelle, que les événements qui se produisent en lui à certains moments sont du domaine de l’illusion trompeuse, que ses expériences intérieures sont des pièges qui lui sont tendus, que ses paroles sont des mensonges et que sa dévotion est de l’impudence (ou “un acte intéressé”, selon une variante textuelle), un tel homme, dis-je, a une vision fausse. »

Muhammad ibn al-Fadl écrivit à Abû “Uthmân pour lui demander quelles étaient pour le serviteur les œuvres et les expériences intérieures absolument pures, et voici sa réponse : « Sache — et que Dieu t’honore de Sa satisfaction ! — que seules sont ainsi celles que Dieu permet au serviteur de réaliser sans la moindre affectation de sa part, et en le soustrayant à la considération complaisante de lui-même et de ceux qui le regardent ; quant aux expériences intérieures, seule sera absolument pure pour lui celle du secret intime de son être, qui n’est connue que des grands spirituels. Selon la parole divine :

“Voilâ (ce qui est prescrit), et quiconque respecte les lois de Dieu, pour lui elles sont alors l’objet de la piété du cœur” (Coran, XXII, 32). Cela signifie pour moi — mais Dieu le sait mieux — que celui qui respecte les lois divines est l’être qui suit le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète, et que c’est dans son cœur qu’il respecte tout cela, jusqu’â ce qu’il soit devenu impossible pour lui de ne pas s’y conformer et de ne pas renoncer à son libre arbitre. C’est lâ le signe des hommes sincères, et c’est ce que nous demandait notre maître Abû Hafs et que recommandaient les plus grands de ses disciples. »

Mansûr ibn'Abd Allâh m’a rapporté, d’après “Umayy et le père de ce dernier, ces mots d’Abû Yazîd : « Si je pouvais réciter en toute sincérité la parole sacrée : « Il n’y a absolument pas d’autre divinité que Dieu », je n’aurais plus à me soucier du reste. »

On raconte qu’Abû Hafs aurait dit : « Les actes d’obéissance prescrits sont en apparence une source de satisfaction personnelle alors qu’en réalité cela procède d’une illusion. Ce qui était de l’ordre de la prédestination peut en effet faire partie des prescriptions, et celui qui se réjouit de l’accomplir ne se trouve donc que sous l’empire de l’illusion. » Il aurait dit aussi : « L’âme a été créée malade, sa maladie ce sont ses propres actes d’obéissance, et le remède qui a été prévu pour elle est de ne compter que sur ce qui a été décrété par Dieu de toute éternité. C’est ainsi que le serviteur ne cessera d’exécuter les actes d’obéissance, tout en s’en détachant. »

J’ai lu dans le livre de Ruwaym intitulé La Preuve des gnostiques un chapitre qui se rapproche beaucoup de la position adoptée par les Malâmatiyya. On lui avait en effet posé la question suivante : “Comment l’homme peut-il être dégagé de toute responsabilité dans le « repos » et la “motion” (termes utilisés par la scolastique musulmane, dans la problématique de l’action), alors qu’il a été fait “se reposant” et “se mouvant” ; ou encore comment peut-il être dépourvu de libre arbitre, alors qu’il a été fait “optant volontairement” et “faisant preuve de discernement” ?” Et voici quelle fut la réponse de Ruwaym : “En tout cela sa responsabilité ne saurait être dégagée tant que sa « motion » ne provient pas d’un autre que lui-même et tant que son “repos” n’est pas attribuable à un autre que lui-même ; et il ne saurait être dépourvu de libre arbitre tant que celui-ci n’est pas en parfaite conformité avec le libre arbitre de l’Être divin en lui et à son sujet. Si c’est le cas, “repos” et “motion” lui appartiendront selon les apparences, alors que dans la réalité profonde ni “repos” ni “motion” ne lui sont attribuables, et il en ira de même pour son libre arbitre puisque celui-ci sera le libre arbitre de l’Être divin à son sujet.” C’est l’une des conditions spirituelles les plus sublimes, dont la connaissance cachée est très proche des enseignements que les Hommes du Blâme maintiennent secrets sans rien en divulguer.

10. On m’a communiqué un propos tenu par Sahl ibn “Abd Allâh et qui est également voisin des conceptions des Malâmatiyya. Il disait ceci : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu — Et où s’en est-elle allée ? lui demanda-ton — Elle est partie lors du Pacte conclu avec Dieu, selon Sa Parole : « Dieu a acheté aux Croyants leur âme et leurs biens en échange du Paradis pour eux. » » (Coran IX, 111).

11. L’un de leurs principes est exprimé par ces mots d’Abû Alî al-Jûzjânî, qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn “Abd Allâh al-Râzî : « La bonne opinion à l’égard de Dieu est le but de la connaissance dont Il est l’objet, et la mauvaise opinion à l’égard de l’âme est le point de départ de la connaissance dont elle est l’objet. »

Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ”, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî, cette information transmise par Abû “Uthmân : « â un homme qui lui avait demandé une directive personnelle, Abû Hafs fit la recommandation suivante : “Que ta dévotion envers ton Seigneur ne soit pas pour toi un moyen de devenir un objet de culte ! Mais fais en sorte que l’acte d’adoration que tu accomplis envers Lui soit bien le signe visible de ton attachement à Son service et de ta condition de (parfait) serviteur, car celui qui regarde avec complaisance ses actes de dévotion n’adore (en réalité) que lui-même. ” »

Un autre malâmatî a dit : « Celui qui se retourne vers les créatures avant d’être parvenu au terme de la Voie rebrousse chemin, et la discipline qu’il s’était imposée auparavant engendre alors en lui la soif de domination et la recherche d’une position élevée dans le monde. Mais celui qui s’en revient vers les hommes après avoir atteint le terme ultime devient un guide spirituel dont l’enseignement est précieux pour ceux qui aspirent à Dieu. »

Selon ce que m’a rapporté Abû “Amr ibn Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, quand Abû Hafs regagnait sa demeure, il revêtait, entre autres habits portés par les hommes de spiritualité, soit la tunique rapiécée, soit le froc de laine blanche, mais quand il sortait et se mêlait aux gens, il endossait la tenue des habitués des souks, car il estimait que se vêtir autrement, comme s’il était chez lui, aurait été alors sinon de l’ostentation du moins de l’affectation.

12. Il faut être éduqué par un guide spirituel et se référer à lui pour tout ce qui concerne les connaissances théoriques et les expériences intérieures. Ahmad ibn Ahmad m’a répété cette parole d’Abû « Amr al-Zujâjî : « Quand bien même un homme parviendrait aux degrés et aux « stations » les plus élevés, jusqu’au dévoilement des mystères, s’il n’a pas de maître, cela ne lui sert de rien. » Et le cheikh Abû Zayd Muhammad ibn Ahmad le Juriste m’a rapporté ce mot d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Celui qui ne reçoit pas l’éducation d’un maître est un homme vain. »

Chez les Malâmatiyya, la plupart des cheikhs considèrent comme répréhensible que l’on attire l’attention sur soi par certaines pratiques de dévotion telles que le jeûne continu, le silence perpétuel, ou encore les oraisons récitées ostensiblement après la Prière rituelle, pour être connu et faire parler de soi. On peut rapprocher de ceci l’histoire que raconte Bishr al-Hâfî (« le Va-nupieds ») : « Je m’étais rendu chez al-Mu’âfâ ibn “Imrân, et je frappai à la porte. Quand on me demanda qui était lâ, je répondis : “C’est Bishr”, mais, et ce fut plus fort que moi, j’ajoutai : “le Va-nu-pieds”. J’entendis alors la voix d’une petite fille à l’intérieur de la maison, qui me cria : “Hé ! mon oncle (avec le sens familier et moqueur de ‘mon vieux’), si tu mettais deux sous dans l’achat d’une paire de sandales, tu serais débarrassé de ce nom”. » L’on rapporte une tradition du Prophète dans laquelle il mettait en garde contre « les deux notoriétés fâcheuses » : « Le mal est déjâ lâ pour un homme quand on le montre du doigt soit pour une affaire de ce bas monde, soit pour une chose qui concerne l’autre monde 30. »

La plupart de leurs maîtres désapprouvent également que l’on siège au milieu des gens pour leur adresser des admonitions et des discours édifiants. « C’est, disent-ils, dépenser pour les créatures ce que l’on a de meilleur en soi ; que reste-t-il alors pour l’Être divin ? Et si on leur parle des expériences intérieures des pieux Anciens, on leur fait du tort, car on leur fraye la voie aux prétentions. » Abû « Amr ibn Hamdûn m’a communiqué à ce sujet ce qu’avait déclaré Abû Hafs à Abû « Uthmân : « Siéger ainsi au milieu des gens, c’est quitter Dieu pour s’en revenir vers le monde ; considère donc quelle sorte d’homme tu seras alors devenu ! »

13. Selon eux, toute œuvre et tout acte d’obéissance qui font l’objet d’un regard complaisant de ta part et qui ont ton approbation personnelle sont entachés de nullité. Ils s’appuient en cela sur ce que disait « Alî ibn al-Husayn : « Si ton action est accompagnée par un regard de satisfaction de ta part, c’est le signe qu’elle n’est pas acceptée (par Dieu), car l’acceptation t’est enlevée et t’échappe, mais ce que tu accomplis sans considération complaisante de ta part montre que l’acceptation est effective. »

14. Il est de règle pour eux de considérer que l’on est soi-même imparfait et, en même temps, que les autres ont des excuses pour ce qui les concerne. « Abd Allâh ibn Muhammad al-Mu’allim m’a répété ce que disait en ce sens Abû Bakr al-Fârisî (al-Tamastânî) : « Le meilleur des hommes est celui qui voit le bien chez autrui et qui sait que les voies qui mènent à Dieu sont nombreuses, différentes de celle qu’il suit. C’est de cette façon qu’il considère dans son propre cas les imperfections qui sont en lui, sans voir celles des autres ou leurs insuffisances. » Mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd m’a rapporté, également à ce sujet, cette parole de Shâh al-Kirmânî : « Celui qui regarde les créatures humaines avec ses propres yeux est toujours en litige avec elles, mais celui qui les regarde avec les yeux de l’Être divin leur trouve des excuses pour ce qui les concerne, et il sait qu’elles ne peuvent que ce qui a été déterminé pour elles (de toute éternité). »

15. Un autre de leurs principes est la garde du cœur, dans les relations avec Dieu, par la perfection de la contemplation, et la garde du moment privilégié de l’expérience intérieure, dans les relations avec le monde, par l’observance parfaite des convenances ; c’est aussi maintenir cachées les faveurs exceptionnelles (accordées par Dieu sous forme de charismes) quand elles se manifestent, sauf s’il est impossible de ne pas les montrer. C’est pour la même raison qu’Abû Muhammad Sahl déclarait : « Le moment privilégié (du recueillement dans l’expérience intérieure) est pour toi la chose la plus précieuse, consacre-lui donc tous tes soins ! » Abû « Abd Allâh al-Harbî disait également : « Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que ton cœur et que ton moment privilégié de l’expérience spirituelle, et en privant ton cœur du bénéfice de l’accès à la connaissance des réalités cachées, en ne tirant pas profit de la discipline de l’âme en vue du moment privilégié de l’événement mystique, tu laisserais perdre les choses qui sont les plus précieuses pour toi. »

16. La réalisation de la condition de serviteur se fonde, pour les Malâmatiyya, sur deux éléments essentiels : la conscience parfaite de son propre dénuement à l’égard de Dieu et l’imitation parfaite de Son Envoyé. Cela ne laisse à l’âme ni trêve ni repos.

17. L’homme doit être, selon eux, l’adversaire de son âme, lui refusant son agrément quelles que soient les circonstances. Cela est illustré par les paroles de « Alî ibn Dâwud al'Akkî que m’a rapportées Abû Bakr ibn Shâdhân : « Le croyant est le procureur de Dieu, (il plaide) contre sa propre âme pour tout ce qui le concerne : sa vie intérieure, ses œuvres, ses invocations et ses paroles profanes. »

18. Ils estiment qu’attacher de la considération à l’œuvre que l’on accomplit et en tirer vanité provient d’un manque d’intelligence et de l’aveuglement de la nature. Comment pourrais-tu être fier de ce qui ne t’appartient en aucune façon et qui t’est apporté par quelqu’un d’autre ! Te l’attribuer serait dénué de tout fondement et, dans la réalité, il n’y a entre cette œuvre et toi aucune relation d’appartenance, car tu t’y trouves conduit (par Dieu) et contraint de l’accomplir. En retirer de la fierté n’est-ce donc point manquer de compréhension et être aveuglé par ses dispositions naturelles ? On rapporte à ce sujet la tradition suivante du Prophète : « Celui qui affecte de posséder une chose qu’on ne lui a pas donnée est semblable à l’homme qui revêt une tenue destinée à tromper les gens. »

Muhammad ibn « Abd Allâh m’a répété ce mot de Muhammad ibn « Alî al-Kattânî : « Comment un être doué de raison peut-il se glorifier de son œuvre, alors qu’il sait bien que le pouvoir de l’accomplir ne lui appartient aucunement ! »

19. Ils ont pour règle de ne pas parler de la science de la spiritualité, de ne pas s’en prévaloir, ni de dévoiler devant les profanes les secrets divins qu’elle renferme. Je tiens de Mansûr ibn « Abd Allâh que « Abd Allâh ibn Muhammad alNîsâbûrî (al-Murta’ish) posa à Abû Hafs la question : « Comment se fait-il que, contrairement aux Bagdadiens, entre autres, vous ne parliez pas (de ces choses) et pourquoi préférez-vous garder le silence ? — C’est, répondit-il, parce que nos maîtres savaient bien ce qu’ils faisaient en restant muets (sur ce sujet) et qu’ils ne parlaient qu’en cas de nécessité, respectant en cela les convenances selon les situations, et en accord avec Dieu, car ils étaient devenus Ses dépositaires sur la terre qui Lui appartient, et le dépositaire veille avec un soin jaloux sur ce qui lui a été confié. »

20. Leur conception concernant le samâ » est que l’effet qu’il produira sur un mystique expérimenté consiste dans la « crainte révérencielle ». Si celle-ci est totale, elle l’empêchera de remuer et de pousser des cris. Muhammad ibn al-Hasan al-Khashshâb m’a rapporté cette parole de « Alî ibn Hârûn al-Husrî : « Quand il y a une correspondance heureuse entre un samâ' véritable et le cœur d’un mystique confirmé, diverses faveurs divines viennent l’orner. La première de toutes est que sa crainte révérencielle se manifeste aux autres participants et elle est à ce point parfaite que plus personne ne bouge en sa présence, ni ne crie, ni ne perd son calme. Ce qui se passe réellement quand il assiste à un samâ, c’est que l’expérience intérieure qu’il vit dans cet instant privilégié l’emporte sur celles des autres participants et qu’elle s’impose à eux ; ils sont alors sous son empire et sous sa loi. »

21. La pauvreté, selon les Malâmatiyya, est un secret de Dieu pour l’homme de spiritualité et, si jamais il la laisse apparaître, il sort des conditions qui définissent la qualité de dépositaire (des secrets divins). Pour eux, le pauvre n’est tel que si personne ne le sait, excepté Celui envers qui il est totalement dénué ; sinon il ne s’agit plus pour lui de ce qui définit la pauvreté, mais l’indigence ; et, s’il y a beaucoup de nécessiteux, rares sont les (véritables) pauvres ! Cette conception est illustrée par ces mots de Shâh al-Kirmânî qui m’ont été transmis par Muhammad ibn Ahmad ibn Ibrâhîm d’après Talla al-Shiblî : « La pauvreté est un secret divin pour le serviteur et, s’il la garde cachée, il est alors un dépositaire digne de confiance, mais, s’il la montre, le nom de pauvre lui est retiré. »

22. Ils recommandent de ne pas se singulariser par une tenue vestimentaire différente de celle des autres et de se comporter au milieu des gens de la même façon qu’eux, tout en s’efforçant de rester intérieurement irréprochables. Ils se fondent en cela sur ce hadîth du Prophète : « Dieu ne regarde pas votre apparence, mais c’est votre cœur et vos intentions qu’Il regarde. »

23. L’une de leurs règles est aussi de détourner leur attention des défauts d’autrui en se préoccupant de ceux qui sont enracinés dans leur propre âme, en se méfiant de sa malfaisance, en la tenant constamment en suspicion, en restant fermes pour la corriger et vigilants à l’égard de ses faux-fuyants et de ses secrètes intentions. Ils s’appuient en cela sur la parole divine : « En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal. » Il en est ainsi, sauf, comme il a été dit, pour celui à qui Dieu accorde la maîtrise de cette âme et à qui il permet de la vaincre en s’opposant constamment à elle, puis de lui faire suivre la voie de la conformité (â la volonté divine) après celle du désaccord. Selon cette tradition du Prophète : « Bienheureux celui qui est trop absorbé par le souci de son propre défaut pour s’occuper de ceux des autres hommes. »

24. Celui qui donne ne doit aucunement, selon leurs principes, regarder son geste avec complaisance puisque ce qu’il a à donner appartient à Dieu et qu’il fait seulement parvenir leur dû à leurs destinataires ; et s’il remet à autrui ce qui lui revient de droit, comment, dans ces conditions, pourrait-il faire l’important ? Cette attitude se fonde sur une tradition rapportant les faits suivants : Abû Mûsâ al-Ash’arî, avec d’autres hommes de sa tribu, était allé trouver le Prophète pour lui réclamer des montures (lors d’une redistribution du bétail recueilli par le versement de l’aumône légale) ; le Prophète (mécontent) avait alors juré qu’il ne les leur donnerait pas. Par la suite (grâce à une expédition qui lui fournit des chamelles comme butin), il leur donna les montures qu’ils avaient demandées. Ils pensèrent alors que l’Envoyé de Dieu avait oublié son serment et (par un pieux scrupule) ils se rendirent auprès de lui pour lui rappeler ses paroles. Il leur répondit : « Celui qui vous les a accordées, ce n’est pas moi, mais c’est Dieu. » Il avait dit aussi (en une autre occasion) : « Moi, je distribue, et c’est Dieu qui donne. » Quand le serviteur comprend la vérité profonde de tout cela, il est soustrait à la vision satisfaite de ses largesses et de sa générosité.

25. Selon eux, le serviteur qui connaît le moins bien son Seigneur (ou « qui est dans l’illusion », d’après une variante textuelle) est celui qui croit que ce qu’il fait et l’acte d’obéissance qu’il accomplit lui attirent un don divin, et que celui-ci correspond à ses vertus. Ils estiment que le serviteur n’acquerra rien dans le domaine de la connaissance spirituelle tant qu’il ne comprendra pas que ce qui lui vient de son Seigneur est dans tous les cas un effet de Sa Faveur et non pas de ses propres mérites. Ils se fondent en cela sur cette parole du Prophète : « Nul d’entre vous n’entrera au Paradis du seul fait de ses œuvres. — Pas même toi, ô Envoyé de Dieu ? — Pas même moi, sauf si Dieu me couvre de Sa Miséricorde. »

26. Ils recommandent de ne pas attirer l’attention sur le vice du prochain — à moins qu’il ne soit déshonorant — et ils se réfèrent alors à ce qu’avait dit le Prophète à Hazzâl : « Si tu l’avais caché avec ton manteau, cela n’aurait-il pas mieux valu pour toi ? »

27. Ils désapprouvent que l’on adresse une demande à Dieu, sauf si l’on est dans la détresse totale. N’est tel à leurs yeux que celui qui ne trouve pour lui-même, ni en Dieu, ni auprès des hommes, aucune issue, rien qui lui appartienne, ni aucune assise. Son recours au Seigneur se fera donc avec un cœur brisé et un sentiment d’impuissance, sans qu’il puisse mettre en avant sa vie intérieure et ses œuvres. Il se fera dans la condition de celui qui n’a absolument rien et qui est dépouillé de tout. C’est dans ce cas que la demande est permise et que l’on peut espérer qu’elle sera exaucée. Cette conception peut s’appuyer sur ce qu’avait répondu Abû Hafs quand on lui avait demandé : « Avec quoi te présenteras-tu devant ton Seigneur ? — Qu’est-ce que le pauvre peut bien offrir au Riche, sinon son dénuement envers Lui ! » Abû Yazîd disait également : « Je fus interpellé au plus profond de moi-même : “Mes trésors sont remplis de présents (de Mes serviteurs), mais si c’est Moi (‘Nous’ dans le texte) que tu désires, alors c’est l’abaissement et le dénuement que tu dois M’offrir”. »

28. Selon les Hommes du Blâme, il y a un certain relâchement de l’attention qui peut-être un effet de la miséricorde divine et qui est réservé à celui qui consacre tous ses instants aux mortifications et aux pratiques spirituelles. Quand Dieu veut le traiter avec ménagement et indulgence, il suscite en lui une négligence momentanée qui lui apporte un soulagement. Interrogé sur cette inattention miséricordieuse, leur cheikh Abû Sâlib (Hamdûn) donna la réponse suivante : « Elle pourrait être destinée, par exemple, à quelqu’un qui ne peut regagner sa couche qu’en se traînant sur le sol, épuisé par les efforts qu’il a fournis et qui, dès qu’il est allongé, se comporte “comme une graine sur une poêle à frire” ! »

29. Ils considèrent que s’agiter dans la recherche des moyens de subsistance est un signe annonciateur du malheur, tandis que s’en remettre au destin qui suit son cours et s’y reposer en confiance est un signe annonciateur de la félicité. C’est pourquoi Hamdûn disait : « Dieu a créé les hommes dans un état de totale dépendance envers Lui, sans la moindre échappatoire possible pour eux, et le plus heureux est donc celui qui, conformément à ce que Dieu attend de lui, cherche le moins à se tirer d’affaire par ses propres moyens. »

30. Il leur déplaît d’être servis ou d’être traités avec respect, ou encore que l’on recherche leur compagnie, et ils déclarent : « Qu’a donc à voir un esclave avec de telles prétentions ? Elles ne conviendraient qu’â des hommes qui seraient libres. » Ce comportement trouve sa justification dans la réponse de Hamdûn à la question : « Qu’est-ce que le serviteur ? », et qui m’a été transmise par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après « Abd Allâh ibn Muhammad ibn Manâzil : « C’est, dit-il, celui qui adore et qui ne veut pas être adoré. » Rappelons aussi cette parole d’Abû Hafs (citée au paragraphe 13 en termes légèrement différents) : « Que ta dévotion ne soit pas pour toi un moyen de devenir à ton tour un seigneur réclamant que ses serviteurs lui rendent un culte ! »

30. Leur position concernant la clairvoyance (firâsa, également « connaissance intuitive », « lecture des pensées », « divination ») est que l’homme doit s’en méfier pour ce qui le concerne et que le croyant ne saurait la revendiquer pour lui-même. Cela est conforme à cette recommandation du Prophète : « Prenez garde à la clairvoyance du croyant (car il regarde avec la lumière de Dieu). » Et celui qui redoute la clairvoyance d’autrui à son endroit, comment pourrait-il y prétendre pour lui-même ? C’est ce que disait Abû Hafs.

31. Une autre de leurs règles de vie était ainsi énoncée par Abû Sâliki (Hamdûn), dans les termes qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après Ibn Manâzil : « Le croyant doit être pour ses frères un flambeau pendant la nuit et une canne pendant le jour. » Il entendait par lâ le parfait soutien qu’il leur apporte dans leurs préoccupations et leurs besoins.

32. Ce que raconte Abû « Uthmân au sujet de son maître Abû Hafs correspond encore à une autre de leurs conceptions : « Abû Hafs avait déclaré que si l’on avait beaucoup de science on agissait peu et que si l’on avait peu de science on agissait beaucoup. Je vins donc le trouver pour lui demander ce que ces paroles signifiaient : “Celui qui a beaucoup de science, me répondit-il, considère la plupart de ses œuvres comme ayant peu de prix parce qu’il est conscient de ses imperfections dans leur accomplissement, tandis que celui qui a peu de science grossit l’importance de la moindre de ses œuvres parce qu’il n’y voit pas ses insuffisances et ses défauts. »

33. Selon eux, ce que l’oreille entend ne doit pas l’emporter sur ce que l’œil voit. Cela veut dire que l’opinion flatteuse que l’on entend à son sujet ne doit pas l’emporter sur l’expérience et la vision que l’on a de ses propres faiblesses. C’est également à Abû Hafs que l’on doit la formulation de ce principe qui peut s’appuyer sur la parole du Prophète (passée en proverbe) : « Être informé, ce n’est pas la même chose que voir de ses propres yeux. » Omar avait dit aussi : « L’homme qui est victime d’une illusion, c’est celui que vous avez vous-mêmes trompé. »

34. Ils ont pour règle de s’abstenir de parler des questions spirituelles délicates et des allusions symboliques, de ne pas s’adonner à leur étude, mais de s’en tenir au domaine de ce qui est ordonné ou défendu. Ce comportement peut se fonder sur ce que m’a rapporté ‘Abd Allâh ibn « Alî d’après Ishâq le fils d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Muhammad ibn al-Qâsim al-Halwânî écrivit à mon père une lettre dans laquelle il multipliait les allusions (aux réalités spirituelles). Mon père lui adressa alors la réponse suivante : « Mon frère, si tu suivais les commandements de Dieu et Ses interdictions, tu t’en porterais mieux. » Mon aïeul m’a communiqué à ce sujet un propos d’Abû' Iyâd : « Quand la pensée des œuvres pies est enlevée à l’homme, il se met à parler des ambitions spirituelles les plus magnifiques et des connaissances les plus subtiles sans la moindre retenue. »

35. Leur point de vue sur la remise confiante à Dieu (concernant les moyens de subsistance) est illustré par ce que disait Abû Yazîd, et qui m’a été transmis par Ibn ‘Abd Allâh (al-Râzî) d’après ‘Umayy al-Bistâmî « Pour t’en remettre à Lui, tu n’as qu’â considérer qu’il n’y a pas d’autre « intendant » que Lui, ni, pour ta subsistance, d’autre “fournisseur” que Lui, ni d’autre témoin de tes actes que Lui. »

36. Ils ont pour principe de maintenir cachés les signes miraculeux et les charismes (dont ils pourraient faire l’objet), et de les considérer comme des pièges qui leur seraient tendus et comme un éloignement de la Voie qui mène à l’Être divin. Muhammad ibn Shâdhân m’a rapporté cette parole d’Abû ‘Amr al-Dimashqî : « De même que Dieu a prescrit aux prophètes de manifester les signes miraculeux et les charismes, il a prescrit de même aux saints de les maintenir cachés pour éviter qu’ils ne fassent tomber les hommes dans l’erreur. »

37. Ils recommandent de s’abstenir de pleurer lors du samâ’, de l’invocation ou de l’instruction spirituelle — entre autres circonstances — mais de s’appliquer à contenir son affliction, ce qui, en outre, est une discipline recommandable pour le corps. On peut citer, pour justifier cette position, les paroles adressées par Abû Bakr Muhammad ibn « Abd al — » Azîz al-Makkî à un homme qui pleurait pendant une réunion spirituelle qu’il tenait — paroles qui m’ont été transmises par Muhammad ibn ‘Abd Allâh : « Le plaisir que les larmes te procurent est le prix qu’elles te font payer. » Abû Hafs, quant à lui, laissait ses disciples libres de pleurer si c’était sous l’effet du regret (des fautes commises), et c’était pour lui très louable. Abû ‘Uthmân était en désaccord avec lui sur ce point, disant que les pleurs de regret faisaient disparaître celui-ci, et qu’il était préférable que se fassent sentir les effets d’un regret prolongé plutôt que de le soulager par les larmes. Mais il y a aussi les pleurs de l’âme qui se consume, et dont chaque larme ruine le corps et l’épuise, comme l’a dit le poète :

« Ce ne sont point des larmes qui coulent de mes yeux, mais c’est mon âme qui fond goutte à goutte. »

38. Voici encore l’une de leurs recommandations : « Ce qu’il faut, c’est que ce soit ta demeure qui apporte à ta place un témoignage édifiant le jour de ta mort, et non pas que tu affiches ta pauvreté tout le long de ta vie. Qu’elle soit donc, quand tu mourras, semblable à celle des pieux Anciens, nos maîtres en matière de pauvreté ! » Ils disent aussi : « Fais, aux yeux du monde, comme si tu étais riche et comme si tu n’étais pas dans le besoin, et cela toute ta vie, et, quand tu mourras, c’est ta demeure qui fera voir que tu étais pauvre. Pour ceux qui ne feront que passer, ta mort apparaîtra alors comme un soulagement, et pour ceux qui resteront, elle sera une leçon exemplaire. » Ils peuvent se fonder en cela sur cette parole qu’adressait Abû Hafs à Abd Allâh al-Hajjâm : ‘Si tu es un « chevalier de la foi » (fityân, “homme véritable”, “homme fort”, spirituellement parlant), ta demeure servira d’exhortation pour les autres “fityân” (pluriel de fatâ) le jour de ta mort.’

39. Il convient, selon eux, de s’abstenir de faire appel à toute créature humaine et de lui demander de l’aide, car on sollicite uniquement ainsi un être qui est lui-même dans le besoin et la dépendance, peut-être encore plus nécessiteux et plus démuni que soi, sans qu’on n’en sache rien. Ils se réfèrent à ce que disait Hamdûn, et qui m’a été communiqué par Mansûr ibn ‘Abd Allâh d’après Abû « Ali al-Thaqafi : « Pour une créature, implorer le secours d’une autre créature, c’est agir comme un prisonnier qui appelle à l’aide un autre prisonnier. »

40. Quand ils constatent qu’une de leurs prières est exaucée, il est de règle, chez eux, de s’en affliger et d’en éprouver de l’inquiétude, estimant que c’est une ruse et un piège qui leur est tendu. Cela est illustré par un récit qui m’a été conté par al-Duqqî d’après Abû Nasr al-Râfi’i, et dans lequel Abû ‘Uthmân al-Nîsâbûrî relate les faits suivants : « Nous nous étions rendus dans un endroit montagneux en compagnie d’Abû Hafs ; il s’était arrêté de marcher et il nous parlait quand soudain une gazelle (ou “un daim”, selon d’autres auteurs) vint s’agenouiller devant lui. Abû Hafs se mit alors à pleurer, bouleversé, et nous lui en demandâmes la raison ; il nous répondit : ‘II m’était venu à l’esprit que si nous avions pour cette nuit quelque animal à manger, nous pourrions faire un repas tous ensemble, et à peine cette pensée s’était-elle imposée à moi qu’une gazelle a surgi, comme vous avez pu le constater. Qu’est-ce qui alors me préservera du danger de devenir comme Fir'awn (le ‘Pharaon’ du Coran, personnage démoniaque et symbole de la prétention à la divinité) dont les demandes étaient exaucées et que pourtant Dieu a voué finalement au malheur ! ’. »

41. Les subsistances doivent être acceptées, selon eux, quand il en résulte un abaissement de la personne, et elles doivent être refusées si elles fournissent l’occasion pour l’âme de se glorifier ou pour la nature de satisfaire son avidité. ‘Isâm al-Balkhî avait envoyé quelque chose (argent ou nourriture) à Hâtim al-Asamm qui l’avait alors accepté. On lui en demanda la raison : « J’ai, dit-il, estimé qu’en le prenant ce serait pour moi une façon de m’abaisser et, pour lui, un motif de fierté, tandis qu’en le refusant c’est moi qui serais fier et lui qui serait abaissé ; j’ai donc préféré sa fierté à la mienne et mon abaissement au sien. »

42. Pour ce qui concerne leurs règles de conduite, voici encore, entre autres exemples, d’après ‘Abd Allâh ibn Muhammad ibn « Abd al-Rahmân al-Râzî, la réponse d’Abû « Uthmân Sa'îd ibn Ismâ'îl, interrogé sur la question des relations fraternelles : « La perfection de ces relations se traduit extérieurement de la façon suivante : tu mets largement tes propres bien à la disposition de ton frère sans, de ton côté, convoiter les siens ; tu fais preuve d’équité à son égard sans exiger la réciprocité ; tu suis ses avis sans que pour autant il se range aux tiens ; tu supportes de sa part qu’il se montre distant envers toi sans que tu lui rendes la pareille ; tu attaches une grande valeur à son moindre bienfait tout en tenant pour peu de chose ce qui lui vient de toi. »

Je citerai enfin, pour résumer tout ce qui a été dit, les paroles de l’un des maîtres de cette communauté spirituelle, Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ ». Al-Ahdab, serviteur et disciple d’al-Qannâd, lui avait demandé ce qu’étaient les Malâmatiyya et ce qu’ils professaient : ‘Ils n’ont, répondit-il, aucun enseignement officiel et ils n’ont rédigé aucun traité. En revanche, ils ont eu un maître, portant le nom de Hamdûn al-Qassâr, qui définissait ainsi le malâmatî : « C’est un homme qui, intérieurement, est dépourvu de toute prétention et qui, extérieurement, est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation, et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, à plus forte raison aux autres créatures ».’ Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » ajoutait : ‘On m’a raconté que le cheikh de Bagdad, Abû-l-Hasan al-Husri, informé à leur sujet par al-Hâjib, s’était alors écrié : “Si jamais il était possible qu’â notre époque il y ait un prophète (après Muhammad) ce serait l’un d’entre eux ! ”’







SOURCE

Sulamî, La Lucidité implacable, Épître des Hommes du Blâme, Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Arlea, 1991.


BIBLIOGRAPHIE

Futuwah, Traité de chevalerie soufie, Traduction et introduction par Faouzi Skali, Albin Michel, 1989,

Jean-Jacques Thibon, L’œuvre d’Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî (325/937-412/1021) et la formation du soufisme, Institut français du Proche-Orient, Damas, 2009. [ouvrage majeur qui comporte des extraits].


ETUDE [Roger Deladrière]

I

Bagdad et Nîshâpûr. -Mystique extatique et discipline de l'arcane

L'histoire de la mystique musulmane est marquée par l'apparition au IXe siècle — le IIIe de l'ère hégirienne — d'une nouvelle forme de spiritualité, couramment désignée par l'expression « la Voie du Blâme », et qui se distingue de ce que l'on appelle « la Voie du Soufisme ». Ses représentants, les Malâmatiyya ou « les Hommes du Blâme », sont tous originaires de la cité de Nîshâpûr, capitale de la vaste province iranienne du Khurâsân, et dont le rayonnement intellectuel et spirituel commençait déjâ à rivaliser avec celui de Bagdad. Les hommes de Nîshâpûr développeront au cours des ixe et x` siècles les principes d'un idéal de vie qui recevra le nom de mystique khurâsânienne, pour l'opposer à mystique extatique des soufis, qualifiée d'irâqienne de bagdadienne. Et ce sont ces notions et ces règles nouvelles que le célèbre hagiographe Sulamî — lui aussi Nîshâpûr, où il mourut en 1021/412 de l'hégire —expose dans l'ouvrage dont nous présentons la traduction.

Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler d'abord, brièvement et en nous permettant de renvoyer à nos précédentes publications, les origines du soufisme. A la fin du VIIIe siècle/IIe de l'hégire, l'appellation collective de « soufis » aurait désigné, pour commencer, un certain groupe parmi les ascètes de Koufa, sans doute parce qu'ils se singularisaient par le port d'un vêtement de laine (sûf) blanche en signe de pénitence. Un siècle plus tard, le mot est appliqué à la corporation des mystiques de Bagdad, tels que Junayd « le seigneur de la Tribu spirituelle » (mort en 911/298) et Hallaj (mort martyr en 922/309). Leur doctrine, « la science du tasawwuf » ou soufisme, était fondée, comme tout ce qui est islamique, sur le savoir et l'enseignement des anciens maîtres, transmis oralement par une « chaîne » remontant jusqu'au Prophète de l'islam, la spiritualité (haqîqa) faisant partie, comme la Loi (sharî'a), du message coranique et traditionnel à communiquer (selon le voeu formulé par Muhammad lors du « Pèlerinage d'Adieu », peu de temps avant sa mort).

Les soufis croyaient à la possibilité d'une expérience intérieure, vécue hic et nunc, et la « réalisation spirituelle » désignée par les mots abwâl, baqâ'iq al-abwâl, ou encore tahqîq — était le but de leur quête mystique. Le point de départ de celle-ci était le pacte initiatique (bay'a, mubâya'a), par lequel le cheikh accordait au disciple sa bénédiction et l'autorisait à pratiquer sous sa direction et sa sauvegarde l'invocation de Dieu (dhikr), sans laquelle la « réalisation » d'une expérience intérieure était considérée comme impossible. Aux yeux des soufis, les prodiges, les phénomènes miraculeux (karâmât), étaient les signes visibles de la sainteté (walâya, à la fois « amitié divine » et «proximité de Dieu »). L'invocation pouvait se faire en collectivité et être accompagnée de la récitation de poèmes mystiques ou de chants, et parfois aussi de danses. Ces séances de « samâ' » (« audition spirituelle ») pouvaient aboutir à l'extase (wajd), et cette pratique s'est maintenue jusqu'â nos jours dans les confréries musulmanes, notamment celle des « derviches tourneurs ».

Les Malâmatiyya de Nîshâpûr prendront vigoureusement le contre-pied de la plupart des thèses et des pratiques des soufis. A commencer par la règle de ne pas se distinguer extérieurement des autres musulmans : pas de vêtement spécial, ni « froc blanc » (sûf), ni « tunique rapiécée » (muraqqa'a), qui pourraient attirer l'attention sur soi et montrer que l'on est un moine vivant dans le siècle. Pas de dévotions surérogatoires et excessives, ce qui serait de l'ostentation si elles sont faites en public. Une extrême réserve à l'égard des séances de « samâ' » et de l'extase provoquée. Une méfiance non moins grande pour ce qui concerne les expériences intérieures (abwâl) et les signes miraculeux (karâmât) qui, pour eux, ne prouvent rien. La plupart des hagiographes considèrent comme un saint (walî) un homme « dont les prières sont exaucées » ; aux yeux des « Hommes du Blâme », c'est plutôt un signe inquiétant, une « ruse » ou « un piège tendu ». S'il arrive que l'un d'entre eux bénéficie de relations particulières avec Dieu, celles-ci doivent rester totalement cachées et à l'abri de toute indiscrétion.

Cette implacable discipline de l'arcane contraste avec la mystique affichée des soufis extatiques, et elle justifie le qualificatif d'umanâ' (« dépositaires dignes de confiance ») que les Malâmatiyya s'efforçaient de mériter. A leurs yeux, la véritable vie intérieure était « un secret entre le Seigneur et le serviteur » que Dieu lui confiait et qu'il se devait de ne pas trahir. Il est remarquable que le cheikh al-Akbar (« le plus grand des Maîtres ») Ibn 'Arabî (mort en 1240/638) placera, comme Sulamî, les Malâmatiyya au-dessus des soufis, et les désignera par ce terme d'umanâ' (cf Futûhât,chap 73, p. 20). Également en accord avec ce que Sulamî écrit au début de son Épître des Hommes du Blâme, Ibn 'Arabi dira que les Malâmattiyya sont des « spirituels » et que les soufis sont des « psychiques ».


II

Le blâme de soi et le refus de toute complaisance

La notion du « moi » haïssable, et l'encouragement au combat qu'il faut mener contre lui, remontent aux origines de l'Islam. Selon une parole du Prophète, « ton pire ennemi est l'âme que tu portes entre tes flancs », et au retour d'une expédition contre les Infidèles il avait déclaré : « Nous voici revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte. » L'âme charnelle (nafs) et ses vices ('uyûb) ont fait l'objet chez les premiers ascètes, et ensuite chez les soufis, de la plus grande vigilance. L'un des plus anciens traités de spiritualité, L'Observance des droits de Dieu, écrit par Muhâsibî (mort à Bagdad en 857/243), contenait un très long chapitre sur le riyâ', à la fois ostentation, hypocrisie, et considération de l'opinion d'autrui, qui enlèvent aux oeuvres toute valeur.

La vertu opposée est l’ikhlâs, la pureté totale de l'intention. L'accent avait déjâ été mis sur ce sujet par les soufis, puis par les fityân khurâsâniens, les « chevaliers de la foi », dont les Malâmatiyya sont, pour une bonne part, les héritiers. Mais ceux-ci insisteront davantage encore, non plus sur la considération de l'opinion d'autrui, mais sur la bonne opinion à l'égard de soi-même. L'un des mots qui reviennent le plus souvent dans l'Épître des Hommes du Blâme est celui de « complaisance », ru'yat al-nafs (ru'ya étant un terme de la même racine que celui de riyâ', et dérivé d'un verbe signifiant « voir »). Lâ encore les fityân avaient frayé la voie aux Malâmatiyya, par leur exaltation de la vertu de sincérité (sidq), énergique et héroïque, capable, comme la foi, d'opérer des miracles. De même que l'opposé de la pureté d'intention était la considération de l'opinion d'autrui, de même l'opposé de la sincérité était, pour les fityân et les Malâmatiyya, le regard de satisfaction porté sur soi-même. Les Hommes du Blâme pourchasseront avec une lucidité impitoyable les formes les plus diverses et les plus subtiles de la complaisance, tout particulièrement dans l'accomplissement des pratiques de dévotion ou des exercices de mortification. Ils mettront en garde leurs disciples contre le plaisir que peuvent procurer les oeuvres pies ou les « actes d'obéissance », et aussi contre l'importance exagérée qu'ils pourraient attacher à leur accomplissement. C'est cela le blâme constant de l'âme.


III

L'expérience intérieure et la hiérarchie des niveaux de conscience

A deux reprises, dans son Épître, Sulami mentionne la conception des Malâmatiyya concernant la hiérarchie des niveaux de conscience. Une première fois à propos de l'« ascension » (taraqqî) aboutissant à la contemplation (mushâhada), et une seconde fois au sujet des différentes sortes d'invocation (dhikr). L'ordre ascendant est le suivant : l'âme (nafs), le coeur (qalb), le « secret » (sirr), l'esprit (rûb). L'expérience intérieure peut se situer aux trois niveaux supérieurs, et elle apparaît comme un transfert de la conscience soit au niveau du coeur, soit à celui plus élevé du « secret », soit au niveau ultime de l'esprit. En aucun cas, il ne saurait y avoir d'expérience intérieure au niveau de l'âme, mauvaise et ténébreuse par nature.

Cette notion de transfert de la conscience au cours de l'expérience intérieure n'était pas nouvelle, et on la trouve chez les soufis. Ce qui semble appartenir en propre aux Hommes du Blâme, c'est l'idée de la dégradation possible de ce qui est « réalisé » à un certain niveau par interférence avec le niveau immédiatement inférieur. Les mauvais regards de l’âme à l'égard de ce qui la dépasse, regards d'indiscrétion et de convoitise (ittilâ'), peuvent, selon les Malâmatiyya, affecter le coeur et même le « secret » qui tentent d'attirer à eux et de s'attribuer l'expérience réalisée au niveau supérieur. Cela explique la prudence et la méfiance des Hommes du Blâme à l'égard des « états mystiques » (ahwâl) qu'ils qualifient volontiers de prétentions illusoires, surtout quand il s'agit des soufis.


IV

De la sainteté cachée dans l'anonymat à la sainteté protégée par la mauvaise réputation

Le mot de Kierkegaard : « La forme du serviteur est l'incognito », convient parfaitement au comportement des Malâmatiyya. « Dépositaires des secrets divins », ils s'appliquaient à les préserver des regards indiscrets. Pour y parvenir, ils s'efforçaient de rester anonymes et inconnus, ne se distinguant en rien de la foule des croyants, « marchant dans les souks et parlant avec les gens », respectant les usages de la vie en société et les coutumes ordinaires. C'est ainsi que leur degré de spiritualité et leur sainteté passaient totalement inaperçus.

Ils auraient pu se contenter de ne pas attirer l'attention sur eux, et se satisfaire de cette discrétion et de cet effacement volontaire. Mais ils sont allés plus loin encore, en s'exposant systématiquement au blâme d'autrui. C'est le principe malâmatî du talbîs, de la dissimulation de la condition spirituelle sous des apparences déplaisantes. A leurs yeux, le meilleur moyen de cacher leur vie intérieure était d'avoir mauvaise réputation, et ils s'y employaient courageusement. Cela explique qu'â partir d'une certaine époque les Malâmatiyya aient été injustement confondus avec les Qalandanjya (les Kalandars), mystiques excentriques, dont certains recherchaient l'extase dans le haschisch. Suhrawardî (mort en 1234/632) remettra les choses au point et rétablira la vérité dans ses 'Awârif al-Ma'ârif.


V

L'auteur : Sulamî

Le cheikh Abû 'Abd al-Rahmân al-Sulamî de Nîshâpûr, qu'Abû Nu'aym désigne constamment par son prénom et ceux de ses ascendants Muhammad ibn al-Husayn ibn Mûsâ, est né en 937/325 et est mort en 1021/412. Il était particulièrement bien placé pour parler des Malâmatiyya et les sortir de l'obscurité dans laquelle ils s'étaient enfermés volontairement. Son grand-père maternel, Ibn Nujayd (Abil 'Amr Ismâ'îl), qui pratiquait le talbîs, était en effet un malâmatî disciple d'Abû 'Uthmân. Parmi ses informateurs, Sulamî comptait aussi des Malâmatiyya de la deuxième génération des disciples formés par le fondateur Hamdûn al--Qassâr, à savoir Ibn al-Farrâ' et Ibn Fadlûya, ainsi que des informateurs issus de la lignée d'Abû 'Uthmân, comme Ibn Bundâr et al-Sha'rânî al-Râzî, ainsi qu'Abû 'Amr ibn Hamdân, fils du malâmatî Ibn Sinân, à la fois disciple d'Abû Hafs et d'Abû 'Uthmân. Sans Sulamî nous ignorerions presque tout de la vie des Hommes du Blâme et de leur doctrine, et les autres hagiographes n'ont fait que reproduire en partie ou en totalité les informations recueillies par Sulamî.

Mais sa notoriété n'est pas due uniquement à son Épître des Hommes du Blâme. Sulamî a composé une centaine d'ouvrages sur la mystique musulmane, dont vingt-sept seulement nous ont été conservés. Le plus important, dont il existe deux éditions, est celui qu'il a consacré à cent trois mystiques, des ixe et xe siècles, regroupés selon cinq générations, sous le titre Les Classes des Soufis (Tabaqât al-Sûfiyya). Chaque mystique y a une notice biographique, puis sont mentionnées ses sentences les plus instructives. On y retrouve celles des Hommes du Blâme, que Sulamî a jugé bon d'inclure parmi les soufis, tenant compte sans doute de ce qui pouvait les rapprocher plutôt que de ce qui les opposait. Il n'est pas seulement un historien de la mystique musulmane, mais aussi un maître spirituel, comme en témoignent d'autres ouvrages, tels que Les vices de l'âme et leurs remèdes et Le recueil des règles en usage chez les soufis, dont le texte arabe a été publié par Etan Kohlberg. Il est important de noter aussi que Sulamî dirigeait à la fin de sa vie un khânqâh, sorte de couvent et de lieu de retraite temporaires, et que l'un de ses plus célèbres disciples fut Qushayrî, l'auteur de l'Épître sur le soufisme, dont toutes les notices biographiques sont la copie de celles de Sulamî. Un autre disciple notoire est al-Bayhaqî, dont Le Livre majeur du renoncement cite plus de cent soixante informations que Sulamî lui avait transmises oralement.

IBN ‘ARABI

Voici deux textes brefs de ce grand maître mystique et philosophe dont l’influence reste majeure :

Le début du Traité de l’Amour, dont en épilogue Ibn ‘Arabi déclare  : « Ce traité a décrit sommairement, mais d’une manière suffisante, les caractéristiques des êtres concernés par l’amour, tant du côté de l’amant que de celui de l’aimé. Et c’est Dieu qui dit la Vérité et qui guide dans la Voie. Ici se termine le chapitre 115 du livre intitulé : Les Conquêtes spirituelles mecquoises. » Texte limité ici à son début soit [sous-] chapitres I à IV (sur douze).

Le début du Traité de l’‘Unité qui résume Ibn ‘Arabi sans être de sa main est souvent désigné par  « L’épître de la connaissance du Seigneur par la connaissance de soi-même ».




Traité de l'amour

Introduction, traduction de l'arabe et notes par MAURICE GLOTON, ALBIN MICHEL, 1986.


Extrait de l’Introduction de M. Gloton.

[…]

19

Selon l'auteur et d'autres maîtres du Taçawwuf, l'amour n'est pas définissable. Il est une aspiration, une énergie qui attire l'être tout entier vers son origine divine, que cette attraction soit provoquée directement dans l'individu, ou bien par la médiation d'autres personnes ou d'autres causes qui ne sont que le prétexte à l'actualisation de ses virtualités, que cette affection soit pure ou apparemment pervertie. Chacun porte en lui les possibilités de l'amour et nul ne saurait s'y soustraire, comme nulle créature ne peut exister sans son Créateur et nul serviteur sans son Seigneur.

Certes, pour illustrer les thèmes de l'amour universel, beaucoup d'exemples, de situations peuvent être trouvés ! Mais les plus significatifs et les plus immédiats restent l'amour maternel, l'amour conjugal et la charité.

La mère ne reproduit-elle pas, consciemment ou non, tout le processus amoureux de création ? Elle conçoit l'enfant, fruit de l'amour, le désire tout comme Dieu aime connaître le Trésor, caché en Son Essence, qu'Il veut faire connaître par amour, ainsi qu'Il le dit par la bouche de Son Prophète béni. Et lorsque l'enfant naît, la mère n'a de cesse de le chérir et de le protéger en vertu d'une loi innée et spontanée de l'amour.

L'homme et la femme sont soumis inexorablement à cette loi universelle de l'amour. L'attraction qui pousse l'un vers l'autre a pour mobile principal, avoué ou non, de se reconnaître ultimement dans l'autre et d'arriver à une union qui dépasse pour un temps la différence de chacun. Car, à l'origine de la dualité et de la multiplicité, il y a l'Unité d'être dont chacun garde une conscience plus ou moins claire à laquelle il ne peut faire autrement que d'aspirer et vers laquelle il est invinciblement attiré, bon gré mal gré.


Début du Traité


CHAPITRE I FONDEMENTS DE L’AMOUR

L'amour est ce rapport

Qui concerne aussi bien l'homme que Dieu,

Bien que notre science

Ignore cette relation.


Car l'amour est savouré,

Mais son essence incomprise.


N'est-ce pas étonnant, mon Dieu ! O mon Dieu !


Les raisons de l'amour

Me revêtent de leur essence,

De l'habit des contraires/2

Tels le présent et l'absent.

/2 La finalité de l’amour est l’union ou la con-fusion de l’aimé et de l’amant. Les trois aspects corélatifs, amouir, amant et aimé, sont donc inséparables mais se résorbent dns leur essence indifférenciée. Par contre, dans l’existence, l’amour implique toujours une dualité d’aspects qui s’opposent pour se réunir dans leur complémentarité, le couple appelant jonction et disjonction. [j’omets quelques notes suivantes donnant des références, j’abbrège certaines notes.]


L'Etre même de Dieu

Est fondé sur l'amour,

Lui qui voit en nous comme en Lui,

Sans que nous soyons principe d'analogie.


Pardonne-moi, ô mon Dieu

Mes propos sur l'amour,

Car je m'exprime parfois

Pour Te rendre grâce !


Sur le même sujet, je déclame les vers suivants :

J'ai aimé mon être essentiel

De cet amour que l'Un a pour le Deux !

L'amour ainsi engendré

Est naturel et spirituel.

Mais il est aussi amour divin.


Des paroles de lumière et de guidance,

Au sujet de l'amour,

Te furent révélées

Dans les paroles du Coran.


Tu m'as interrogé

Sans toutefois que je comprenne

Sur quel amour, sur quelle raison

Devait porter ta question.


L'amour a un principe

Que vérifie ma science,

Sauf l'amour du Seigneur

Qui n'a pas de second.

L'amour a un principe

Mais il n'a pas de fin,

Sauf l'amour naturel.


Deux amours que tu ne peux décrire

Une fois que tu as savouré ce qu'ils sont tous deux.

Car ils ne peuvent subir

Ni fin ni déficience.


Le terme de l'amour chez l'homme

Est de réaliser l'union :

L'union de deux esprits

Et l'union de deux corps.


Mais vouloir pour terme

L'union au Miséricordieux

Ne peut être que l'effet

D'un pur sacrilège !

Aussi l'excellence de l'amour

Est-il l'effet de l'Excellence!


Si je demeure incapable

De me Le représenter,

Mon âme ignore alors

Celui que j'affectionne!

Car Sa représentation

Est assortie de preuves!


J'ai composé les vers suivants toujours en relation avec ce thème :


L'aimé de la passion, c'est moi,

Si vous saviez!

La passion est ce que j'aime,

Si vous pouviez comprendre!


Si vous discernez mon propos,

Louangez Dieu pour Sa magnificence!

Prenez-en bien conscience!


Qu'ont donc ceux qui m'entourent

A railler mes propos?

Puisqu'ils demeurent incapables

D'en saisir le sens!


Pourquoi sont-ils aveuglés

Par ce que je laisse paraître

D'une manière si patente

De l'Etre bien-aimé?


Je n'ai aimé personne de cette création !

Non certes, si ce n'est moi-même !

Allez-vous donc comprendre!

30

Depuis que je suis investi des caractères divins

Je me retrouve ainsi Son lieu d'apparition

Que je n'ai jamais cessé d'être.


Attachez-vous dès lors à moi,

Car je suis le lien de Dieu dans votre création.

Demeurez donc à ma porte,

En qualité de serviteurs,

Toujours disposés au service!


Si je venais à dire :

O combien je désire

Zaynab, Nizhâm ou encore ‘Inân,

Prononcez-vous alors!


Ici réside un signe sans pareil et parfait

Sous lequel se montre un vêtement d'apparat.

Or je suis la livrée

Sur celui qui le porte.

C'est pourquoi celui-ci

Restera inconnu!


Dieu seul est sous la mante

Avait proclamé Al-Hallâj,

Un jour à ce propos.

Aussi, réjouissez-vous!


J'en jure par l'amour!

Si je Le contemplais,

Il se présenterait à moi

Pour que je vous contemple.


On ne verra jamais l'Etre même de Dieu,

Car en toute condition,

Il reste en soi non manifesté.


Du contenu de ce chapitre, nous pouvons ajouter :


L'existence est une lettre/5 dont tu restes le sens.

Dieu en ce monde est mon unique espoir!

La lettre a un sens,

Et le sens de cette lettre est Celui qui s'y trouve.

Mais en dehors de ce sens,

L'oeil ne peut rien contempler.

/5 L’expression harf signifie également : le fait de mettre à l’envers, d’intervertir, extrémité.


Le coeur, par sa nature originelle,

Oscille entre la demeure et le sens de cette lettre.


Personne ne comprend la divine Puissance !

Pourtant, sous un autre aspect,

Nous l'avons contenue /6 !

Ce n'est pas moi qui l'affirme

Mais une révélation qui nous vient de Dieu.

Et ce propos divin englobe ce sens.

/6 Référence au hadîth saint dans lequel Dieu parle Lui-même par la bouche du Prophète : « Ni mon Trône ni mon Piédestal ne Me contiennent, mais le coeur de Mon serviteur fidèle Me comprend. » [...]


Dieu est véridique!

Dans l'être humain donc Il loge!

C'est pourquoi Il y déposa

Mesure et équilibre.


L'essence de mon être est celle de Sa Forme /7.

Mais ce propos, que Dieu révéla,

N'est compris que de Lui seul.

/7 Les hadîths sur la Forme de Dieu sont nombreux. Citons les suivants : « Allah détermina la création d’Adam selon Sa (ou sa) Forme. » […] « J’ai vu mon Seigneur sous la plus belle des Formes. »


Dieu est si grand

Qu'aucune chose ne Lui ressemble.

Aussi la chose n'est pas autre que Lui !

Et même plus, elle est Lui !


L'être ainsi ne peut voir

Que l'irréalité d'un autre.

Car Celui qui comprend,

En vérité, c'est Dieu !

32

Ne voit donc Dieu que Dieu !

Discerne bien mon propos

Pour que tu reconnaisses

A qui il s'adresse et de qui il émane!


Mais continuons sur ce thème !

Dans un événement spirituel soudain (wâqi ‘a), je vis l'Etre vrai (haqq) qui m'entretint de la signification contenue dans les vers qui vont suivre. Il m'appela par un nom que je n'avais jamais entendu sauf de Dieu dans cette circonstance précise : « Le Faucon des Demeures (bâz diyâr) /8 », car telle est cette appellation. Je demandai à Dieu — exalté soit-Il — de me donner l'interprétation de cette expression et Il me répondit ainsi : « Celui dont la demeure est gardée (mamsûk al-dâr). » Telle est la signification de ces vers. J'ai déjà traité plus longuement de ce thème dans cet ouvrage. Je ne fais maintenant qu'esquisser le contenu de cet événement.

/8 […] Les diyâr sont les tentes des bédouins, circulaires et disposées en cercle autour de celle du chef. Le Faucon a donc ici un sens de protection et d’inviolabilité.


Je T'ai gardé dans ma demeure

Pour que ma forme /9 se manifeste. Gloire à Toi!

Toi qui m'apparais

En gloire, toujours en gloire!

/9. La forme d'un être ou d'une chose est constituée de toutes les possibilités qu'il exprime; elle n'est donc pas seulement son aspect extérieur qui le délimite et le distingue apparemment d'un autre.
Appliqué à Dieu, le vocable forme (fûra) fait allusion à toutes les perfections qui se déterminent et s'organisent dans et par l'Imagination divine, dans l'Etre même de Dieu.
Quand l'amant perçoit la forme de son Bien-Aimé, il ne fait que projeter, en réalité, dans son imagination créatrice, sa propre forme, c'est-a-dire ses propres possibilités ou perfections, impliquées en Lui, l'Aimé, dans son archétype.


Tes deux yeux n'ont pas réfléchi

D'êtres parfaits semblables à moi!

Et aucun oeil n'a pu contempler

D'être humain pareil à Toi.


Nulle réalité ne put être

Plus parfaite que Toi !

Tu en apportas une preuve

Bien conforme à la Loi.


Quelle que soit la perfection

Il s'agit toujours de Toi !

Et quelle que soit son apparence,

La chose n'est pas (véritablement).


Tu fis paraître ma nature

Selon la forme d'Adam.

Je reconnus cela en toute foi

Dans les prescriptions de la Loi.


Si dans les choses possibles,

Une plus parfaite que Toi

Avait pu exister,

L'imperfection en moi

Aurait dû apparaître !


Car Tu T'es particularisé

Dans la forme de mon être.

Il transparaît alors

Que plus parfait que moi

Ne peut venir à l'être! 47


Voici encore une poésie qui traite du même sujet :


Dieu est si grand que chacun prospère par Lui!


C'est Lui l'Aimé suprême, le Prince impénétrable!

Le soleil nous atteint et nous le percevons,

Par lui nous reviennent attrait et bienfait.


C'est nous qui le voyons quand il se manifeste,

Telle une théophanie dont nul ne se prévaut.


Sa lumière nous interdit de lui donner des modes.

Comment Celui qui ne tolère aucune modalité

Parviendrait-Il à l'unification?


34

Car le comment et le combien

Sont le propre des corps !

Mais à ce degré, on ne trouve jamais

Ni corps, ni condition, ni nombre!


Voici cette autre poésie sur ce thème :


Accours pour réparer le manque de ta vie!

Dans ton voyage, du Clément, prends ton viatique!

Et dis-lui avec passion :

O terme de mon espoir!

Qui donc est plus épris d'amour

Que le secret de l'être et son essence

Quand Tu T'adresses à eux


Tu le sais bien !

Je ne cesse d'être sous Ton regard

Depuis que je contemple

Celui-là même qui fit le monde!


Si ce n'avait été disparition et négation

De tout semblable à Toi.

Si ce n'avait été la brûlure

Que Ton regard produit /10,

l'aurais mis mon espoir

En Ta seule contemplation !

/10. Allusion au hadith suivant : «Allâh a soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres. S'Il les relevait, les Gloires transcendantes de Sa Face consumeraient toute chose que Son Regard atteint. » In Ibn Hanbal, Musnad IV, 401.


Je n'aurais lu de livres

Qui ne parlent de Toi !


Je Te demande,

O Toi qui n'as nul pareil,

De bien vouloir la chose que Ton Pouvoir décrète!


« Mon Arrêt, m'as-Tu dit,

Est que tu vois Mon Pouvoir

Qui peut être repoussé

Par Mon propre Pouvoir!»


De la part d'un prophète il vous est rapporté

Ce qui peut écarter

L'ordre ainsi décidé,

Et ce qui rend possible

De prolonger ta vie !


Tu dis des choses rares

Qui sont toutes des perles!

Donnons encore ce pur joyau

A qui possède Tes gemmes!


Chantons maintenant l'amour de l'amour :


Quand je sus que l'amour

Était inestimable,

Sans que pourtant j'eusse d'emprise sur lui

Jusqu'au terme de ma vie,

je m'épris à jamais de l'amour de l'amour !


Pourtant, je n'ose affirmer

Que le bien qu'il m'accorde

Me suffit amplement

Oui, me comble largement !


L'Aimé me fit paraître

L'éclat de Son union

Qui fit briller mon être

Et mon essence intime.


Mon esprit se mit à défaillir

Devant Sa Majesté

Lorsqu'Il m'accorda sur l'heure

Une preuve de confiance !


Il me conduisit à travers les parterres

De Son intime Beauté.

Il me ravit aux djinns et aux hommes aussi,

Tous doués de pesanteur /11 !

/11. Référence à la sourate : le Miséricordieux LV, 31.

Il me rendit présent

M'aliénant au secret.

Il m'occulta ensuite

Et je fus rapproché!


Si l'on dit : le suis Un,

Son Etre l'est aussi !

Si on affirme mon être,

La dualité en résulte !


Bien que composé

Il est subtil et pur.

On visionne un unique

La raison pourtant admet un second !


On lui tint ce propos :

« Comme tu es éloquent !»

Or, c'est une métaphore

Que le langage suggère !


O toi qui parais à toi-même

Pour ta valeur insigne!

Le nombre n'est plus en cause,

Car ton être s'est éteint !


Ton être par soi-même contemple heureux

Ce trésor si précieux.

Regarde dans ce miroir!

Car alors tu Me vois!


O absent !

Celui qui est gratifié d'un tel degré

Se voit, tel un fou

Dans les paradis de béatitude !


O prodige !

Celui dont la beauté fait envoler les coeurs,

Les soustrait à eux-mêmes

Au moment de l'essor !


Sache-le — et que Dieu te favorise — l'amour est une station divine (maqâm ilâhí). Dieu s'en est qualifié en se nommant (dans le Coran) l'Infiniment aimable et aimant (wadûd) /12 et dans les nouvelles prophétiques, l'Amant (muhibb).

/12. Le Nom divin al-Wadûd est construit sur le paradigme FA 'UL, qui a le double sens actif et passif. Al-Walld est tout à la fois l'Amant et l'Aimé fidèle et constant. / C'est un des quatre-vingt-dix-neuf Noms divins de la litanie traditionnelle. Al-Habîb ne fait pas partie de cette litanie. Il a aussi le double sens actif et passif.

Dans la Thora, Dieu en parle à Moïse de cette façon : « O fils d'Adam ! Par le droit que Je t'ai accordé, Je t'aime (muhibb) et par le droit que J'ai sur toi, aime-Moi. »

L'amour (mahabba) est mentionné, dans le Coran et la Sunna, aussi bien comme le privilège de Dieu que des créatures. Dieu y relate les différentes catégories d'êtres aimés (mahbûbûn) /13 et leurs caractéristiques, ainsi que les dispositions de certains qu'Il n'aime pas, en spécifiant bien les familles d'êtres auxquelles ils appartiennent.

/13. L'Amour de Dieu, qui est primordial, affecte les êtres dans leur réalité principielle avant de les concerner dans leur existence effective. Quand ils se manifestent en tant que lieux cosmiques d'apparition des Attributs et des Noms de Dieu et qu'ils sont de la sorte des créatures assujetties à des conditions d'existence précises et conformes à la Sagesse divine, ils projettent ces mêmes dispositions conformément à la Volonté divine créatrice (mashl'a). Les traits de caractère qu'ils expriment alors peuvent être des qualités louables ou blâmables en fonction de la Volonté normative divine (irâda).

Dieu ordonne à Son Prophète — sur lui la grâce et la paix — de nous transmettre cette prescription : Dis ! Si vous aimez Dieu, conformez-vous donc à moi (il s'agit du Prophète) alors Dieu vous aime (Coran III, 31). Dieu spécifie aussi : O vous qui croyez! celui qui se détourne de sa religion parmi vous... sachez que Dieu suscitera des hommes qu'Il aimera et qui L'aimeront... (Coran V, 54).

Dieu parle ainsi des êtres qu'Il aime : Dieu aime ceux qui ne cessent de revenir à Lui et Il aime ceux qui se purifient (Coran II, 222). Il aime ceux qui s'en remettent à Lui (Coran III, 159). Il aime les constants (Coran III, 146). Il aime les êtres sincères. Il aime ceux qui se comportent parfaitement (mubsinûn) (Coran II, 195). Il aime ceux qui remercient. Il aime ceux qui combattent dans Sa voie comme s'ils étaient un édifice solide (Coran LXI, 4).

Au contraire, quand Dieu se refuse à aimer des êtres en raison de certaines de leurs caractéristiques qu'Il désapprouve, Il laisse entendre qu'elles doivent disparaître mais seulement et nécessairement par la manifestation de leur contraire.

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C'est ainsi que Dieu dit : Dieu n'aime pas les corrupteurs et Il n'aime pas la corruption (Coran V, 64). Or, le contraire de cette attitude est l'intégrité &alâh) et le fait de renoncer à la première détermine la dernière. Dieu dit. Dieu n'aime pas les impétueux (Coran XXVII, 76). Il n'aime pas l'arrogant et le vantard (Coran VI, 141). Il n'aime pas les injustes (Coran XLII, 40). Il n'aime pas les excessifs (Coran VI, 141). Il n'aime pas les Infidèles (Coran XXX, 45). Il n'aime pas la divulgation du mal par la parole (Coran IV, 148). Il n'aime pas les agresseurs (Coran II, 190).

En outre, Dieu aime que nous montrions des qualités dont certaines relèvent d'un simple embellissement d'âme (tazyîn) et d'autres revêtent une valeur absolue (mutlaqa). Par sollicitude pour nous, Dieu dit : Mais Dieu vous a fait aimer la foi et Il l'a embellie dans vos coeurs (Coran XLIX, 7). Il précise dans le même sens : On a fait paraître beau aux hommes l'amour des biens concupiscibles... (Coran III, 14). Il a révélé au sujet des deux époux : Un des signes de Dieu est d'avoir créé des couples de vos âmes et pour vous afin que vous y reposiez en paix. Il a mis aussi entre vous l'affection (mawadda) et la miséricorde (rahma) (Coran XXX, 21). Dieu a interdit que nous ayons de l'affection pour Ses ennemis /14. Il dit : O vous qui croyez! ne prenez point comme amis (awliyâ') Mes ennemis et les vôtres en leur témoignant de l'affection (Coran LX, 1).

14. Les ennemis de Dieu sont ceux qui manifestent des tendances mauvaises ou négatives qui ne permettent plus aux êtres en question de refléter adéquatement l'amour primordial divin. / Pour que cet amour originel produise les effets bénéfiques et positifs dans les êtres qui ne sont que les supports d'apparition des Noms divins, ils doivent être purs et cristallins et non pas rendus opaques ou troubles par les transgressions de l'Ordre divin. L'Amour de Dieu ne s'exerce dans de tels individus qu'en mode de ré pulsion, à travers des modalités qui ne peuvent pas accepter l'Amour dans toute sa pureté. / C'est pourquoi les croyants véritables, selon un type de Révélation donnée, ne doivent pas montrer de l'amour devant les caractères pervertis de telles créatures, tout en étant tenus de ne pas les rejeter en tant qu'essences aimées de toute éternité de Dieu. / Le terme mawadda, lié â la racine du Nom divin al-Wadûd, l'Amant et Aimé fidèle, exprime un amour fidèle réciproque qui ne permet pas à l'amant et à l'aimé de se trouver séparés.

Dans le Coran, l'amour se trouve mentionné à maints endroits.

Il existe de nombreuses nouvelles prophétiques sur l'amour telles les suivantes :

Le Prophète — sur lui la grâce et la paix — a dit de la part de Dieu : « J'étais un Trésor (caché) ; Je n'étais pas connu. Or J'ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et Je Me fis connaître à elles de sorte qu'elles Me connurent. »

Il résulte de ce contexte que Dieu nous a créés pour Lui seul et non pour nous-mêmes. Pour cette raison, la rétribution est liée aux actes et si nous agissons pour nous et non pour Lui, notre adoration (‘ibâda), elle, est pour Lui et non pour nous, bien que la servitude adorative ne soit pas l'acte lui-même. Les comportements extérieurs des êtres créés Lui appartiennent car Il demeure l'Agent (véritable). La perfection des actes Lui est rapportée ainsi qu'il convient puisque tout procède de Lui conformément à Sa parole : Par l'âme et comme Il l'a façonnée harmonieusement, lui inspirant son impiété et sa crainte pudique (Coran XCI, 7 & 8). C'est Dieu qui vous a créés et ce que vous faites (Coran XXXVII, 96). Tel est Dieu, votre Seigneur. Nul dieu autre que Lui, le Créateur de toutes choses. Adorez-Le donc... (Coran VI, 106).

Les actes des serviteurs sont donc concernés par ces données de la Révélation.

Le Messager de Dieu — sur lui la grâce et la paix — a dit : « C'est Dieu qui a dit : "Ceux qui s'approchent de Moi le font par l'oeuvre que J'aime le plus, celle d'accomplir les actes prescrits. Le serviteur ne cesse de s'approcher de Moi par des oeuvres surérogatoires (nawâfil) jusqu'à ce que Je l'aime. Et quand Je l'aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa main par laquelle il saisit et son pied avec lequel il avance." »

C'est en raison de cette épiphanie divine (tajallî) qu'on a pu soutenir la doctrine de l'unification (ittihâd). Dieu n'a-t-Il pas dit : Tu n'as pas lancé quand tu as lancé, mais c'est Dieu qui a lancé (Coran VIII, 17). C'est Dieu qui vous a créés et ce que vous faites (Coran XXXVII, 96).

On trouve encore ces nouvelles prophétiques : « Dieu aime le séditieux repentant. » « Aimez Dieu pour le bien qu'Il dispense par Ses faveurs. » « Dieu est beau (jamîl), Il aime la Beauté (jamâl). » « En vérité, Dieu aime qu'on Le louange. » « On m'a fait aimer trois (choses) de votre bas monde : les femmes, l'oraison de graces et les parfums suaves. »

Les nouvelles prophétiques abondent sur ce sujet. Sache que la demeure (maqâm) de l'amour est une distinction élevée et que l'amour est le principe (açl) de l'Existence universelle (wujûd).


De l'amour nous sommes issus.

Selon l'amour nous sommes faits.

C'est vers l'amour que nous tendons.

A l'amour nous nous adonnons.


CHAPITRE II LES QUATRE DÉNOMINATIONS DE L'AMOUR

La demeure de l'amour reçoit quatre appellations.

1° L'amour germinatif, séminal ou originel (hubb) dont la pureté pénètre le coeur et dont la limpidité n'est pas soumise aux altérations accidentelles.

Il implique d'être désintéressé et d'abandonner sa volonté propre (irâda) devant celle du Bien-Aimé (mahbûb).

2° L'affection ou attachement fidèle d'amour (wadd), mot auquel se rattache le nom divin wadûd, l'infiniment aimable et aimant. L'attachement fidèle d'amour est une des caractéristiques divines (na‘t pl. nu‘ût). (D'après l'étymologie) c'est demeurer constamment en quelque chose.

Le nom wadd, pieu, attache fixe, a été donné à tout ce qui se fixe en terre.

3° La spiration d'amour (‘ishq) ou amour éperdu, amour extrême ou comble de l'amour.

Dans le Coran, il y est fait allusion dans les versets suivants :

Ceux qui croient ont un amour plus intense (ashadda hubba) pour Dieu (Coran II, 165). Joseph a rendu fou d'amour le coeur de la femme du puissant (intendant) (Coran XII, 30). C'est dire que l'amour qu'elle portait à Joseph devint comme la membrane externe (shaghâf) du coeur, enveloppe ténue qui l'entoure comme un vase fin.

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Dans une nouvelle prophétique, l'Etre vrai s'est qualifié Lui-même par l'intensité de l'amour (shiddat al-hubb) avec cette nuance toutefois que les deux noms ‘ishq, spiration d'amour et ‘âshiq, celui qui est en spiration d'amour, ne peuvent pas s'appliquer à Dieu car le terme ‘ishq implique un enroulement d'amour (iltifâf al-hubb) qui enveloppe l'amant (muhibb) au point de l'envahir intégralement et de l'envelopper de toutes parts.

Le terme ‘ishq vient de la même racine que ‘ashaga, le liseron (qui s'entoure en spirale autour d'un support) (19).

4° L'inclination soudaine d'amour ou passion subite d'amour (hawâ).

Ce terme exprime la disponibilité de la volonté de l'être qui s'abandonne dans le Bien-Aimé, en entière dépendance, dès le premier moment de l'état qui survient dans le coeur. Ce nom ne peut convenir à Dieu.

L'arrivée d'un tel état est parfois provoquée par le regard, le propos ou le bienfait. Ses causes sont nombreuses et son principe (ma‘na) est énoncé dans la nouvelle prophétique, dans laquelle Dieu s'exprime Lui-même. (Celle-ci que nous avons déjà mentionnée se résume ainsi) : Dieu aime Son serviteur qui multiplie les bonnes oeuvres surérogatoires ou qui se conforme aux règles que le Messager a été chargé d'instituer.

Telle est l'insigne dignité dont nous sommes possédés et qu'on nomme hawâ, amour compénétrant. Certains ont appelé cet amour l'amour provoqué ou engendré par le propos.


Initiés ! Pour un certain être mon oreille est éprise.

L'oreille est captivée quelquefois avant l'oeil!


Nous avons composé les vers suivants sur l'amour provoqué par le regard et le propos :


Pour une autre que toi, la vue lie mon amour

Sauf ma passion pour toi, fondée sur le propos.

De cette aimée, je n'ai rien su, Dieu en est témoin !

Je suis redevable à celle qui, m'a-t-on dit,

Est une compagne issue de l'homme !

Je désire être solitaire, pour mieux la conquérir,

Afin qu'à mon être, elle décoche un regard généreux.


Nous avons composé ces couplets d'amour pour illustrer ce thème :


Mon essence après elle se prend à soupirer

Et cependant mon oeil ne l'a pas regardée,

Car s'il l'avait perçue, il serait devenu

La victime immolée de cette belle houri.

Mais au premier moment où je la contemplai

le fus tout subjugué sous le coup du regard.

je dépensai ma nuit sous l'effet de son charme,

Tout éperdu d'amour jusqu'au petit matin.

O ma circonspection issue de la prudence!

Si ma sagacité avait pu m'épargner

Le pouvoir de l'Arrêt et du Décret de Dieu!

Mais elle n'a réussi qu'à m'éprendre d'amour!

O mon Dieu! Quelle est donc cette âme qui fit ma conquête?

C'est une beauté pénétrée de pudeur.

O parfaite splendeur de gracieuse gazelle !

Toi qui te désaltères aux sources de l'ivresse!

Si tu uses de charme ou encore d'affection,

Tu arrives à séduire l'entendement de l'homme.

Tu dissous la ténèbre : aussi devant l'amour,

Le nuage amassé s'est enfin dissipé.

Ses souffles sont semblables à la senteur du musc

Qui répand un parfum aux suaves exhalaisons

Elle ressemble au soleil qui scintille au matin

Dans sa claire lumière, ou encore à la lune.

S'il se met à briller, elle le fait deviner.

Lumière du matin au moment de l'aurore!

Ou encore il produit son éclipse totale,

Dans l'épaisse ténèbre propice à l'intuition.

O toi, astre lunaire, dans la profonde nuit,

Viens donc et appréhende mon être tout entier!

Illumine mon ail afin que je te voie,

Car la part qui m'échoit est le fait du regard.

Le fondement réel de l'attrait amoureux

Que je ressens pour elle est le fait du propos.

Nous ajouterons ces vers sur ce même sujet :

L'oreille reste éprise et l'oeil l'est également.

L'amour né du regard cependant se distingue

De celui qui résulte des propos entendus.

Mais l'amour qu'il engendre garde insuffisamment

L'image ainsi formée de l'être bien-aimé.

L'amour né de la vue reste fidèle aux formes;

Parfois l'aimé paraît à l'être épris par l'oeil

Afin qu'il le contemple et en jouisse par la vue.

A l'être épris par l'ouïe il apparaît aussi

Sous la forme sensible inséparable des êtres.

Sauf l'amour de l'Essence, ah ! quel étonnement,

Car en lui la vue et l'ouïe ont le même destin!

CHAPITRE III LES EFFETS DE L'AMOUR

Je ressentis moi-même l'extrême subtilité que l'on peut trouver en amour. Tu éprouves une affection intense (‘ishq), une passion pénétrante (hawâ), un désir ardent (shawq), une emprise d'amour (gharâm), un épuisement total (nuhûl), un empêchement de dormir et de savourer la nourriture. Tu ne sais pas en qui ni par qui cela arrive. Ton Bien-Aimé ne se montre pas à toi d'une manière distincte. Telle est la grâce la plus délectable que je ressentis par expérience directe (dhawq) /21.

D'autres états similaires peuvent faire suite à celui-ci. Parfois une théophanie (tajallí) se présente à toi dans un dévoilement spirituel (kashj) /22 et ces syndromes d'amour s'en trouvent affectés. Parfois tu vois un personnage et cette émotion extatique (wajd) /23 te saisit au moment même où tu le vois et tu sais que cet être est ton Bien-Aimé alors que tu n'en avais jamais eu conscience auparavant. Parfois encore, un individu est mentionné et tu éprouves de l'inclination (mayl) pour lui par cette passion qui te compénètre. Tu sais alors que cet être est ton maître (çahib).

Il s'agit, en l'espèce, d'une expérience, faite des plus inaccessibles finesses, qui permet aux âmes d'avoir la prémonition des choses en les découvrant à travers le voile du Mystère (ghayb) /24 sans toutefois qu'il soit possible d'en reconnaître les modalités. Tu ne comprends pas de qui ces âmes sont éprises et en qui elles le sont, ni ce qu'est leur mal d'amour. On observe cette disposition dans la constriction (qabd) ou l'euphorie (bast) /25 auxquelles on ne trouve pas de cause. Quand un de ces états engendre la tristesse, on sait alors qu'il est la conséquence de la constriction. S'il apporte la joie on connaît qu'il a trait à l'euphorie. Ce pressentiment que l'âme a des choses se présente à elle avant même qu'elles n'arrivent dans le domaine propre aux sens externes. Tels sont les signes précurseurs de toute actualisation de l'amour.

/21. […] « Sous le rapport de la connaissance de Dieu, le terme dhawq désigne une lumière cogniscible que l'Etre vrai projette, par Sa Théophanie, sur le coeur des saints et par laquelle ceux-ci distinguent le Vrai du faux, sans que cette illumination résulte chez eux d'une connaissance livresque, ni d'une autre cause. » Jurjânî : Le Livre des Définitions, al-Ta ‘rifât.
/22. Al-kashf : « C'est la saisie des réalités intelligibles du Monde du Mystère et des Principes véritables qui se trouvent derrière le Voile et qui surviennent par émotion extatique (wujûd) et contemplation (shuhûd). » Jurjânî, al-Ta ‘rifât.
/23. Al-wajd : « C'est ce que le coeur rencontre soudainement et qui lui survient sans application ni exercice. » Jurjânî, al-Ta ‘rifât... « et qui le soustrait à la conscience immédiate », Ibn 'Arabi, Kitâb al Içtilâhât.
/24. Al-ghayb : « C'est ce que Dieu t'a caché à cause de toi et non à cause de Lui. » Ibn 'Arabi, Kitâb al-Içtilâhât.
/25. Al-bast : « C'est l'état de celui qui englobe toute chose et qu'aucune chose n'englobe. On dit aussi que c'est l'état qui accompagne l'espoir, ou encore un événement provoqué par une allusion à l'acceptation de la Miséricorde et de l'Intimité (de Dieu). »  -  Al-qabd : « C'est l'état de crainte dans l'instant présent et l'événement qui parvient au coeur produit par une allusion au reproche ou à la censure (de Dieu). Il consiste dans l'appréhension de l'événement dans l'instant présent... » Ibn Arabî, Kitâb al-Içtilâhât.  -  « La différence entre crainte et espoir d'une part et constriction et euphorie d'autre part, consiste pour les deux premiers termes à redouter ou aimer une chose à venir, alors que pour les deux dernières expressions, il s'agit d'une chose présente qui prend l'ascendant sur le coeur du gnostique en raison d'un événement non encore manifesté. » Jurjânî, al-Ta ‘rifât.

Ce processus n'est pas sans présenter quelque analogie avec la prise du Pacte primordial (mithâq) que firent les êtres de la postérité (d'Adam quand ils durent témoigner de l'existence de leur Seigneur selon les termes de l'épisode coranique : Ne suis-Je point votre Seigneur (Coran VII, 172) et qu'ils acquiescèrent en disant : Si ! Après cet engagement principiellement contracté, qui donc serait en mesure de désavouer cette vérité ? Pour cette raison, tu trouveras, dans la nature primordiale (fitra) de chaque être du genre humain, une reconnaissance de pauvreté envers l'Existentiateur sur Lequel tous s'appuient, et c'est Allâh, même s'ils n'en gardent pas la conscience claire et distincte. Dieu en parle ainsi : O vous, les êtres humains ! Vous êtes les pauvres envers Dieu (alors que Dieu est le Riche absolu et le Très-Louangeant-Louangé) (Coran XXXV, 15). Dieu met ainsi en évidence cette pauvreté principielle (iftiqâr) que nous retrouvons en nous-mêmes, épris de Dieu seul, mais sans que nous le sachions. Nous avons donc connu l'Etre vrai par cette indigence fondamentale.

Après avoir nous-même goûté à cette source par expérience directe, nous chantons sa réalité :


Je demeure attaché à celle dont l'amour

Est bien l'équivalent de vingt pèlerinages.

Je n'ai toujours pas compris son intense passion,

Et je ne puis davantage la supporter!

Mon oeil ne fut pas apte à jeter un regard

Sur la beauté parfaite émanant de sa face.

Pas plus que mes oreilles n'entendirent jamais

Proclamer la mention qu'on aurait faite d'elle.

Jusqu'au jour où je vis pendant un face à face,

Le fulgurant éclair jaillissant du Vivant.

Il m'a comblé un jour, m'accordant Ses bienfaits

Et montré Son courroux pour le reste du temps !


Chantons encore ce thème que nous avons vécu, car nous ne pouvons exprimer que l'amour savouré !


Je suis lié à celui que j'aime à mon insu.

J'ignore tout de celui qui dit ne pas comprendre.

Je demeure perplexe, mes pensées me saisissent !

La stupeur m'envahit et s'empare de moi.

Je discerne alors, après vingt pèlerinages,

Que j'exprime un amour que mon secret embrasse.

Qui j'aime, je ne sais! je ne connais pas son nom.

J'ignorais tout de celle que ma poitrine étreint

Tant qu'elle ne fit paraître sa face sous son voile

Toute pareille au nuage qui brille dans la nuit

Sous l'effet de la lune quand elle est à son plein.

J'ai dit à ce propos à ceux qui m'écoutaient :

« Telle est bien, m'a t-on dit, l'intention même du cour. »

Car il est la poitrine, la fille de mon frère!

Dieu est grand! ai-je dit, pour la magnifier

Ainsi que sa lignée. Et ma nuit auprès d'elle

Est bien plus édifiante que «la Nuit du Destin /25 bis ».

/25 bis. Voir sourate XCVII.

La première fois que je pénétrai en Syrie /26, je savourai, par expérience directe, la réalité que je viens d'exprimer et je ressentis un attrait inconnu et tenace pendant un événement (giçça) divin prolongé qui prit dans mon imagination une forme corporelle.

/26. En l'an 610/1213, semble-t-il.

Nous en parlons ainsi en vertu de l'état :


Sous l'effet de l'amour que j'éprouve pour toi,

Je redis le propos entendu de celui

A qui le bien-aimé a répété : « Dis-moi ! »

En entrant en Syrie, ma raison fut troublée.

Je ne vis d'amoureux comme moi possédés.

De qui suis-je épris? je ne puis le comprendre.

Le Bien Aimé est-Il Celui qui m'a créé?

Ou bien demeure-t-il fait à ma ressemblance?

Jamais mes oreilles n'ont entendu ce propos.

Un autre amant que moi l'a-t-il dit avant moi ?

Je vins à parcourir les royaumes de Dieu,

Tant les terres d'Orient que celles d'Occident

Afin de rencontrer l'être à ma convenance.

Je trouvai alors un seul et unique aimé

On y reste attaché par amour naturel,

De cet attachement que l'ombre a pour le corps.

O mon Dieu ! Que mon coeur s'agite d'amour!

Ma raison est troublée ! Dirige Ton regard

Vers mon degré sublime et vers ma servitude.

Le héraut de l'amour m'appelle de mes flancs :

O être démuni ! tu restes submergé

Dans l'océan profond de la méconnaissance.

Ecoute ma parole! Prends ma sagesse intime!

Car je suis enseignant jouissant de la faveur.

Par le sept et le dix et le cinquante après,

Tu réalises dès lors mon union par le deux.

Tu obtiens la figure d'un carré idéal

Qui perfectionne en elle union et disjonction.

Semblable au nom Allâh, le nom de mon Aimé,

D'une manière explicite et véritablement,

Est constitué selon la forme du principe.

Tel est, le savais-tu, le nom de ton amant.

Telle est aussi la science désignant l'avarice.

Et si tu peux comprendre, ne recherche rien d'autre,

Qu'à tripler le carré pour réunir le tout.

Son ternaire est un temple, un temple un Livre saint,

A l'intime beauté, montrant mon indigence.

C'est un temple pour moi, pour l'essence de l'être,

Et pour ne rien omettre, Temple pour le Glorieux.

L'Essence et le Glorieux sont ceux qui y demeurent,

Tant pour la bienveillance que pour le dévouement.

Son principe est une lettre septuple qui transcende

Six signes pris parmi les lettres séparées /27.

/27. Allusion aux lettres isolées qui inaugurent certaines sourates du Coran.


Telle est l'expérience la plus délectable vécue en amour.

A un moindre degré, on trouve l'amour de l'amour (hubb al-hubb) qui consiste à être préoccupé par l'amour au point de négliger celui dont on est épris. Layla s'offrit à Qays le poète qui la désirait à grands cris : Layla ! Layla! Il saisit de la glace qu'il plaça sur son coeur brûlant qui la fit fondre. Layla le salua alors qu'il se trouvait dans cet état et lui parla ainsi : « Je suis celle que tu demandes, je suis celle que tu désires, je suis ta bien-aimée, je suis le rafraîchissement de ton être, je suis Layla ! » Qays se retourna vers elle en s'exclamant : « Disparais de ma vue, car l'amour que j'ai pour toi me sollicite au point de te négliger !

Un tel état est le plus délicieux et le plus fin que l'on puisse ressentir en amour. Il est cependant d'une délectation moins subtile que celui que nous avons décrit auparavant.

Notre maître, Abû-l-`Abb'as Ja`far al `Uryanî (28) — que Dieu lui fasse miséricorde — demanda une fois à Dieu de lui accorder la passion d'amour (shahwat al-hubb) et non pas l'amour lui-même.

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On a proposé des définitions de l'amour, mais je n'ai connu personne qui ait pu définir ce qu'il est en soi. On ne peut même pas concevoir qu'elles soient valablement données.

Quiconque tenterait de le définir ne le ferait qu'à l'aide des fruits qu'il produit, des traces qu'il laisse et des conséquences qui lui sont inhérentes puisqu'il demeure un attribut de la parfaite et inaccessible Puissance qui est Dieu Lui-même. Le mieux qu'il m'a été donné d'entendre, en l'espèce, nous a été relaté par plusieurs personnes, qui le tenaient de Abû-l-`Abbâs ad-Dahâjî. Comme on le questionnait au sujet de l'amour, il répondit : « La jalousie (ghayra) (29) est un des traits de l'amour et elle dédaigne tout sauf de se voiler pudiquement. Aussi ne peut-il être défini. »

/29. Al-ghayra : « La jalousie comporte trois degrés :
— La jalousie pour l'Etre vrai ou à cause de Lui, motivée par la transgression des limites ou règles (fixées par Dieu).
— La jalousie qui force à retenir les secrets et les comportements intimes.
— La jalousie de l'Etre vrai envers ses Saints, détenteurs de l'aspiration spirituelle, qui sont des réalités précieuses jalousement gardées. » Ibn 'Arabi, Kitâb al-Içtilâhât.

Sache que les réalités connaissables sont de deux sortes. Certaines peuvent recevoir une définition et d'autres pas. Or, l'amour, d'après les personnes doctes en la matière qui en ont traité, n'entre pas dans les données que l'on puisse définir. Le connaît alors celui en qui il s'établit et dont il est l'attribut sans toutefois que cet être soit en mesure de connaître sa nature et de nier sa réalité.

L'amour, sache-le bien, ne possède l'être que s'il le laisse sourd à tout propos autre que celui entendu du bien-aimé, aveugle à tout regard qui n'émane pas de lui, indifférent à la parole qui ne provient pas de l'aimé et indifférent même aux propos de ceux que celui-ci aime. Le coeur scellé, il ne laisse pénétrer que l'amour du bien-aimé, un verrou apposé sur le recel de son imagination pour qu'il ne se représente que la forme de son aimé en s'interdisant la vision d'un autre qui lui ferait concurrence et en refusant toute description étrangère à lui dont l'imagination pourrait s'emparer. Il en est de tout cela comme le poète a dit :

Ton image est dans mon oeil

Et dans ma bouche ta mention.

En mon coeur tu demeures.

Où serais-tu alors caché?


Par l'aimé et pour lui il entend, par lui et pour lui il voit, enfin par lui et pour lui il parle.

J'ai moi-même été subjugué par le pouvoir de l'imagination au point que mon amour assuma pour moi la forme de mon bien-aimé devant mes yeux d'une manière sensible, de la même façon que l'ange Gabriel se présenta corporellement devant le Messager de Dieu — sur lui la grâce et la paix. J'en arrivai à ne pouvoir le regarder bien qu'il s'entretînt avec moi, que je l'écoutasse attentivement et que je comprisse ses propos. Pendant des jours entiers je ne pus absorber la moindre nourriture. Chaque fois que la table servie m'était présentée, il s'y tenait tout près en me regardant et en me disant d'un langage que j'entendais de mes propres oreilles : « Mangeras-tu alors que tu me contemples ? » Il m'interdisait ainsi de manger sans pourtant que je trouvasse la faim. Je m'imprégnai tellement de lui que j'en arrivai à grossir. Mon regard était prégnant de lui, lui qui me servait de nourriture. Mes amis s'étonnaient que je fusse sustenté sans avoir rien mangé, car je restai ainsi de nombreux jours sans désir de savourer quoi que ce fût et sans éprouver ni faim ni soif. Il ne cessait d'être devant ma vue quelles que fussent mes positions : debout, assis, en mouvement ou en repos.

Je savais bien que l'amour ne pouvait submerger entièrement l'amant sauf lorsque le Bien-Aimé est l'Etre vrai — exalté soit-Il — ou encore quelqu'un de même espèce que l'amant comme les jeunes filles ou les adolescents. Un être de nature différente de celles que je viens de mentionner ne ressent pas d'amour pour elles.

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Nous ferons allusion, en passant, à cet aspect du problème. En effet, l'homme ne peut être en totale harmonie dans son être qu'avec une personne de son espèce dont il tombe amoureux. Il n'existe aucun aspect de sa personne qui ne soit assimilé à l'aimé et qui ne subsiste en lui sans être possédé intégralement à un point tel que l'extérieur de son être ne soit épris de l'apparence de l'aimé et que son être intérieur ne le soit de l'être intérieur de l'aimé. N'as-tu pas remarqué que l'Etre vrai s'est aussi bien nommé l'Extérieur ou Apparent (zhâhir) que l'Intérieur ou Caché (bâtin). C'est pourquoi l'être humain est aussi bien pénétré d'amour pour Dieu que pour les formes qu'Il produit. Or, cette submersion ne se réalise jamais chez les êtres du monde d'espèces différentes. Seuls les aspects de la forme aimée sans affinités avec lui restent inaffectés par l'amour.

La totale possession par l'amour de l'être qui aime Dieu, trouve sa raison profonde dans la constitution de l'homme faite selon la Forme (çura) de Dieu ainsi qu'il est rapporté dans la nouvelle prophétique. Un tel être est alors susceptible de recevoir, dans une correspondance intégrale, la majestueuse Présence divine en toute sa personne et pour cette raison tous les Noms divins se manifestent à lui. Celui en qui la vertu d'amour n'a pas été actualisée peut néanmoins l'acquérir puisqu'elle est (virtuelle) dans sa constitution (totalisatrice) qui se trouve en principe possédée (intégralement) par l'amour /30. Et quand son affection est rapportée à Dieu, Dieu en vient à être son Bien-Aimé. Dans son amour, il s'éteint dans l'Etre vrai d'une extinction plus parfaite que celle provoquée par l'amour des formes que Dieu produit. C'est que l'amour de telles formes cesse quand la présence extérieure du bien-aimé disparaît. Quand Dieu est le Bien-Aimé, Il peut sans cesse être contemplé. Or la contemplation du Bien-Aimé est comparable à l'effet que Les effets de l'amour

/30. Le bien-aimé n'est autre que l'alter ego de l'amant, son être essentiel qu'il projette à l'extérieur de lui-même par la vertu de l'imagination active et qu'il contemple avec l'oeil propre à cette faculté. Il est donc le prototype de l'amant dans l'Imagination divine et cette relation est du même ordre que celle qui régit le Seigneur et le serviteur. / Cette contemplation du Bien-Aimé est ainsi exprimée dans cette nouvelle prophétique : «J'ai vu mon Seigneur sous la plus belle des formes. » / Voir à ce sujet : Henry Corbin, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn 'Arabi, Paris 1976, chapitre de la Forme de Dieu. [discutable].

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la nourriture produit sur le corps qui se développe et prospère par elle. En s'intensifiant, la contemplation accroît l'amour. Dans cette économie propre à l'amour, le désir ardent (shawq) s'apaise avec la rencontre (de l'aimé), mais la recherche de ce désir se trouve stimulée par de (nouvelles) rencontres. Tel est l'état ressenti par l'être épris d'amour au moment de l'union avec l'aimé. Il n'est jamais comblé dans son besoin de le contempler sans qu'il puisse cependant se défaire du désir insatiable qu'il suscite en lui. Chaque fois qu'il tourne le regard vers lui, son émoi extatique (wajd) et son désir ardent s'accroissent bien qu'il soit en sa présence ainsi que le poète l'a chanté :


N'est-il pas surprenant qu'après eux je soupire

Et que je les questionne sur le désir ardent,

Alors qu'ils n'ont cessé d'être en ma présence.

Mon oeil les pleure, pourtant ils sont dans ma prunelle.

Mon âme les désire bien qu'ils soient près de moi /31 !

/31. Poésie du shaykh Abû Madyan, saint algérien mort en 1197 et enterré à Tlemcen.


Un amour qui laisserait subsister chez l'amant une trace de raison qui lui permettrait de penser à un autre que son Bien-Aimé ne serait pas véritable. Il présenterait seulement un caractère accidentel dans l'être. On a ainsi décrit un tel amour :

Il n'y a pas de bien dans un amour

Qui se laisse mener par la raison.


Si nous devions citer ici les anecdotes sur les amants nous ne pourrions le faire tellement elles sont nombreuses !

Voici une de nos poésies dont le thème est l'intensification de l'amour au moment de la contemplation et du désir (de l'Aimé) :

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De moi je me détache, mais le désir m'absorbe.

Je fréquente l'aimé mais je ne peux guérir.

Car le désir demeure quand l'aimé est absent,

Comme il est persistant pendant qu'il est présent.

Sa rencontre cependant vient susciter en moi

Un état dans mon âme assez inopiné.

Mais à la guérison en moi se substitua

Une affection nouvelle née du transport d'amour,

En découvrant un être dont la beauté s'accrût

Dès le premier moment où je la rencontrai

Dans sa beauté splendide et sa magnificence.

Mais il convient alors qu'il garde avec l'aimé

Un lien d'affinité dans son débordement,

Quand devant la beauté se développe en lui

Une union concordante pleinement épanouie.


Je fais allusion ici à l'Epiphanie (tajallî ) de Dieu — gloire à Lui — sous les formes diverses qu'Il assume tant dans la vie future pour Ses serviteurs que dans cette vie en faveur des coeurs de Ses adorateurs, ainsi qu'il est rapporté dans le recueil sûr de Muslim, sur les métamorphoses (tahawwul) de Dieu — gloire à Lui — sous des formes qui conviennent à Sa Réalité essentielle (dhât) sans toutefois qu'il faille envisager en Lui l'existence de rapports d'analogie (tashbîh) ou de modalisations (takyîf ).

Par Dieu, je le jure ! Si la Loi révélée (sharî‘a) n'avait apporté de telles nouvelles divines, jamais personne n'aurait connu Dieu ! Et si nous n'avions disposé que des preuves rationnelles à l'aide desquelles les intellectuels élaborent la connaissance de la Réalité essentielle de Dieu pour prétendre qu'Il n'est ni ceci ni cela, aucune créature ne L'aurait aimé. Mais la nouvelle divine (à laquelle nous venons de faire allusion) confirma, par des voies législatives révélées, que Dieu — Gloire à Lui — était comme ceci avec les choses dont les modalités extrinsèques s'opposent aux arguments rationnels. C'est donc grâce aux attributs positifs (çifât thubûtiyya) de Dieu que nous L'aimons.

Après que Dieu eut présenté de la sorte les rapports d'analogie (nisab) et affirmé les causes et les relations devant régir l'amour, Il précisa : Aucune chose n'est comme Son semblable... (Coran XLII, 11). Il confirma ainsi les causes (asbâb) obligées de l'amour que la raison infirme par ses arguments propres. Tel est le sens de ce hadîth saint : « J'étais un Trésor (caché); Je n'étais pas connu et J'ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et Je Me fis connaître à elles de sorte qu'elles Me connurent. »

Dieu est donc connu par la seule révélation qu'Il donne de Lui en raison de l'amour, de la miséricorde, de la bienveillance, de la compassion et de l'amitié qu'Il a pour nous et en raison aussi de la Révélation par laquelle Il détermine des similitudes qui Le concernent — exalté soit-Il. Nous faisons alors de Lui l'objet de notre attention dans notre coeur, dans notre orientation ainsi que dans notre imagination, au point de nous trouver comme si nous Le voyions. Nous pouvons même dire plus ! nous Le voyons en nous, car nous Le connaissons du fait qu'Il s'est rendu connu (à nous) et non pas par le truchement de la spéculation. Il n'empêche que certains de nous Le voient tout en L'ignorant /33.48

33. La vision de Dieu (ru'yat Allâh) est donc possible mais elle a lieu avec l'oeil de l'imagination. C'est cet instrument de la vision qui voit ou perçoit les présences divines ou archétypes, sous des formes empruntées au monde sensible. / A ce propos, le Prophète a dit, dans un hadîth saint : «... Par Celui dont la Main gouverne mon âme, il ne vous sera pas plus difficile d'avoir la vision de votre Seigneur que d'avoir celle de chacun des deux (luminaires, le soleil et la lune)... » In Muslim d'après Abû Hurayra. «... Dans les Jardins paradisiaques, les hôtes du Paradis diront à Dieu : "Notre Seigneur ! le besoin que nous avons de Toi est le regard (nazhar) vers Ta Face noble et généreuse, pour toujours, et que Ton Âme soit satisfaite de nous !..." » Rapporté par `Abd Allâh ibn Mas`ûd.

Dieu n'est pas tributaire des autres; c'est Lui qu'Il aime à travers les êtres existenciés. C'est donc Lui qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n'y a ainsi qu'un seul Amant dans l'Existence universelle (et c'est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé. Tout cela se ramène, en définitive, à Lui comme dans l'adoration car Lui seul est adoré. Aucun être n'est capable de L'adorer s'il ne se représente en imagination la Fonction divine (ulûhiyya) qui est en lui et en l'absence de laquelle il ne pourrait jamais servir Dieu.

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Dieu précise bien ce point dans le verset suivant : Ton Seigneur a décrété que vous n'adoriez que Lui (Coran XVII, 23).

Il en va ainsi de l'amour : personne n'aime que son Créateur auquel il est toutefois voilé par l'amour qu'il porte à Zaynab, Su‘âd, Hind ou Layla, par exemple, ou encore à ce bas monde, à l'argent, aux honneurs, ou ä tout ce qui est aimable dans ce monde. Les poètes déclament aux hommes leurs vers sur l'amour alors qu'ils méconnaissent (sa réalité essentielle). Les gnostiques (‘âri-fûn), eux, n'entendent ni poème, ni allégorie, ni panégyriques, ni propos galants, sans que Dieu se présente à travers le voile des formes. Or, la cause de tout cela est la jalousie (ghayra) de Dieu qui n'accepte pas qu'un autre que Lui soit aimé.

Certes, l'amour a pour cause la beauté (jamâl) qui appartient à Dieu et qui est aimable par essence. Car « Dieu est beau (jamîl) et aime la Beauté /34 ». C'est pourquoi Il s'aime Soi-même.

/34. Hadîth prophétique célèbre, consigné dans les recueils sûrs de récits prophétiques.


Une autre cause d'amour est le bienfait ou comportement parfait (ihsân) qui provient de Dieu seul, car il n'y a pas un autre bienfaiteur (muhsin) que Dieu de sorte que si tu aimes une chose en raison du bienfait, tu aimes Dieu seul, le Bienfaiteur. Et si tu aimes quelqu'un pour la Beauté, tu aimes le Beau — exalté soit-Il.

Ainsi, l'objet de l'amour, sous tous ses aspects, est Dieu /35. L'Etre vrai en se connaissant Soi-même connaît le monde de Soi-même qu'Il manifeste selon Sa Forme. Partant, le monde se trouve être un miroir pour Dieu dans lequel Il voit Sa Forme. Il n'aime donc que Soi-même. Quand Dieu dit : Si vous aimez Dieu, conformez-vous à moi — il s'agit du Prophète —, Dieu alors vous aime (Coran III, 31), c'est Soi-même qu'Il aime en réalité. C'est pourquoi la conformité (ittibâ) d'une manière générale, est cause de l'amour et la conformité Les effets de l'amour à la Forme de Dieu dans le miroir du monde est aussi cause de l'amour puisqu'Il ne voit que Soi-même.

/35. Tel est, en Islam, le fondement révélé et ontologique de l'Amour qui ne peut que donner une valeur positive et authentique à toutes les formes qu'il comporte : divine, spirituelle, psychique et physique.

D'autre part (et selon le hadîth déjà cité), la cause de l'amour est l'apanage des oeuvres surérogatoires ou supplémentaires (nawâfil) qui sont considérées comme des surimpositions (ziyâdât). Or, la forme du monde présente elle aussi une surimposition dans l'Existence universelle (wûjûd). En raison de cette vérité, Dieu aime l'Univers comme une oeuvre surérogatoire (nâfila) et dans cette perspective et toujours en rapport avec ce hadîth, Dieu est l'ouïe et la vue de ce serviteur au point d'aimer Lui seul.

* *

Un problème particulier, des plus délicats, à considérer dès maintenant, qui ne relève pas de la compétence de la faculté estimative (wahm), vient incidemment à l'esprit.

Supposons qu'une chose insolite vienne à se présenter, une de celles dont la raison (‘aql) peut vérifier et confirmer l'existence sans en être décontenancée mais qui échappe à l'estimative incapable de conserver son objectivité dans le cas en question. Pareillement, la raison affirme l'existence de choses sans avoir le pouvoir de les écarter et qui sortent du champ de l'estimative qui ne peut leur assurer une réalité objective.

A l'inverse, on trouve d'autres choses qui ne sont pas du ressort de la raison et dont l'estimative, qui a autorité sur elles en les influençant, atteste l'existence.

Pour illustrer cet argument, prenons l'exemple d'un homme dont la raison apporte la preuve qu'il obtiendra sa nourriture en faisant ou non des efforts pour cela. Le domaine propre à cette conviction ne concerne pas la raison mais l'estimative qui est à même de trancher en l'espèce. Si cet homme demeure incapable de rechercher sa nourriture, il vient à mourir, terrassé par son besoin et pour éviter cette extrémité, il s'efforcera de pourvoir ä sa subsistance. Sous le rapport de la raison, le droit de cet être à la nourriture n'a pas à être revendiqué et sous celui de l'estimative, son inanité est reconnue et non contestée.

Prenons cet autre exemple : un homme voit un serpent ou un lion sous une forme que la raison démontre ne pas pouvoir lui nuire. S'il néglige cette preuve rationnelle et estime que cet animal est nuisible, il fuira la bête, malade de peur à cause de l'emprise que l'estimative a sur lui.

La réalité est ainsi faite : l'estimative est opérante dans certains domaines et la raison dans d'autres /37.

37. Cette digression n'est qu'apparente car, dans tout le paragraphe en cause, l'estimative revêt une fonction qui l'apparente à celle de l'imagination (khayâl)... « qui conserve et utilise les formes sensibles que le sens commun a recueillies après la disparition de leur substance et qu'il rend présentes toutes les fois que l'être qui imagine s'oriente vers elles par cette faculté. » Jurjânî al-Ta ‘rifât. / L'individu qui, par son imagination créatrice, garde toutes les formes divines qui le concernent, peut par un effort spirituel méthodique, ou par pure grâce divine, rappeler celles-ci et les faire descendre dans cette faculté en leur donnant des formes subtiles apparentées à son cas.

* *

Nous allons traiter maintenant dans ce chapitre, si Dieu veut, des propriétés et des degrés attachés à l'amour. Que Dieu nous facilite cet exposé !

Nous dirons que l'amour est l'une des affections (ta‘alluqât) caractéristiques de la volonté (irâda). L'amour ne s'attache qu'à une chose en puissance d'être ou virtuelle (ma‘dûm), non actualisée ou encore non existante dans un être (ghayr mawjûd) au moment de cette affection volontaire. L'amant veut la réalisation concrète (wujûd), c'est-à-dire l'actualisation ou l'avènement (wuqû ’) de la chose aimable. J'ai bien précisé : l'actualisation, car l'amour peut s'attacher à faire disparaître l'existence effective (i ‘dâm) de l'être concret (mawjûd) aimable. Il n'est toutefois pas possible que coexistent la cessation d'existence d'un individu et sa réalisation effective (wâqi ’). On en conclut que le caractère virtuel (‘adam) de l'aspect de l'être concret auquel l'amour doit s'attacher peut se réaliser sans qu'on soit obligé de parler de l'existence d'une irréalité ou d'une cessation d'existence (wajd al-i ‘dâm), car une telle formulation relève de l'ignorance.

J'ai bien précisé que l'amant veut la réalisation concrète ou mieux l'actualisation de la chose aimable car, en vérité, l'objet de l'amour n'est que virtuel ou non actuellement existant (ma‘dûm). En effet, l'amant a pour l'aimé une attraction volontaire qui l'oblige à s'unir à un individu déterminé quel qu'il soit. Si celui-ci est de ceux qui peuvent recevoir le baiser, il aimera l'embrasser; ou bien s'il peut s'unir à lui par le mariage, il trouvera du plaisir ä le faire; s'il éprouve de l'amitié pour lui, il lui plaira de s'asseoir en sa compagnie. Son amour ne sera donc attaché qu'à un aspect de cette personne non possédé actuellement. Il s'imagine que son amour reste tributaire de cet individu, mais il n'en est pas ainsi puisque par son comportement il désire seulement le rencontrer ou le voir. S'il aimait la personne en soi ou l'existence en soi de l'être aimé, c'est-à-dire : la personne en soi ou sa réalisation, l'affection d'amour ne serait alors d'aucun profit.

Si cependant tu objectais : nous aimons la compagnie d'une personne, il nous plaît de l'embrasser ou d'avoir de la tendresse pour elle, de l'intimité en sa présence, ou encore de converser avec elle, et nous constatons que tout cela, en se réalisant, ne fait pas cesser l'amour pour autant, bien que l'affection et l'union soient effectifs (wujûd). Ne faudrait-il pas en conclure que la chose aimable peut fort bien ne pas être virtuelle ou inexistante ?

Nous répondrons que tu es dans l'erreur ! Quand tu embrasses une personne pour laquelle tu éprouves de l'amour, quand tu es en sa compagnie, ou quand tu la

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connais intimement, le mobile de ton amour, dans cette disposition, n'est pas la possession qui en résulte, il est seulement dans la permanence (dawâm) et la continuité (istimrâr) qui en découle. Or, permanence et continuité sont en simple puissance d'être (ma‘dûm) et ne sont pas réellement passées à l'acte (fi al-wujûd), ce processus d'actualisation ne trouvant jamais de fin. En conséquence, l'amour, pendant l'état d'union, n'est attaché qu'à un aspect virtuel de l'aimé, puisque l'union exige la permanence (qui n'est jamais réalisable) /39.

/39. L'amour est donc un élément essentiel de la doctrine dite du tajdîd ou khalq jadîd, de la création toujours nouvelle et récurrente. / Voir Toshihiko Izutsu : Unicité de l'existence et création perpétuelle en mystique islamique, Paris 1981 et Henry Corbin : L'Imagination créatrice dans le Soufisme d'Ibn 'Arabi, opus cité.

Le verset coranique le plus adéquat en l'espèce est celui-ci : Il les aimera et ils L'aimeront (Coran V, 54) /40. Le verbe aimer est à la troisième personne, celle qui désigne l'absent (ghâ‘ib), et au futur. En effet (selon l'interprétation que nous venons de donner), Dieu n'a mis l'affection d'amour qu'en relation avec l'absent et avec un être aimable dénué d'existence présente pour l'amant. Or l'absent est bien actuellement non existant dans la relation qu'il possède avec un autre.

40. Le verset complet est le suivant : O vous qui croyez! quiconque parmi vous rejette sa religion... Allah suscitera des êtres humains qu'Il aimera et qui L'aimeront. Ils seront humbles à l'égard des croyants et irréductibles envers les mécréants. Ils combattront dans la Voie d'Allâh sans craindre le blâme de celui qui critique. Telle est la grâce insigne qu'Allâh accorde à qui Il veut. Allâh est omniprésent et omniscient. (Coran V, 54).

* *

On peut présenter une autre particularité de l'amour. L'amant doit réunir deux aspects antithétiques pour que la forme de son amour soit parfaite quand il est doué de libre arbitre (ikhtiyâr). Cette caractéristique fait la différence entre l'amour naturel (tabi’î) et l'amour spirituel (rûhânî ). Or, seul l'homme a la possibilité de réunir ces deux sortes d'amour, au contraire des bêtes qui, dans leur amour, ne rassemblent pas ces deux aspects antinomiques. Seul l'homme les synthétise dans son affection amoureuse puisqu'il a été façonné selon la Forme de Dieu, Lequel se qualifie parfois par des attributs antinomiques comme dans ce verset : Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur... (Coran LVII, 3).

La raison de la synthèse de ces deux aspects antithétiques dans l'amour humain tient aux caractéristiques qui lui sont inhérentes : l'amour de l'union à l'aimé et l'amour de ce que ce dernier aime. Si, par exemple, celui-ci aime la séparation, l'amant l'aimera aussi. Il peut alors se comporter à l'opposé des exigences de l'amour puisque l'amour appelle l'union. Si, par contre, l'aimé aime l'union, il peut en venir à une attitude insolite en matière d'amour, car l'amant aime ce que l'être aimé aime. Or, dans ce cas, il n'agit pas ainsi. Il faut en conclure qu'en toutes circonstances l'amant demeure toujours sous l'emprise de l'aimé. Le moyen terme à ces deux positions extrêmes est que l'amant aime l'aimé pour la séparation que ce dernier affectionne et non pour la séparation elle-même, tout en aimant l'union. On ne peut pas sortir de cette difficulté d'une meilleure manière !

Ce cas peut être assimilé à celui de l'être satisfait du Décret divin (qadâ), car le terme satisfaction s'applique valablement à lui, même s'il n'agrée pas son objet, par exemple : l'infidélité.

Comme il en est dans la Loi divine ainsi en sera-t-il en amour. L'amant aime l'union avec l'aimé et il aimera donc l'amour que l'aimé ressent pour la séparation et non la séparation pour elle-même, car celle-ci n'est pas ce que le bien-aimé aime essentiellement. De la même manière, le Décret n'est pas la chose même ainsi décrétée mais bien le statut (hukm) de Dieu au sujet de ce qui est décrété et non cette chose même décrétée. C'est pourquoi on doit être satisfait de la Décision (hukm) de Dieu (sans nécessairement l'être de ce qui en fait l'objet).

L'amour qui caractérise la bête n'est pas de cette nature, car chez elle il s'agit d'un amour physique (tabî‘î) et non spirituel. L'animal recherche exclusivement l'union avec le partenaire qu'il aime sans avoir conscience que celui-ci partage cette affection car il ne la ressent pas.

Pour cette raison, nous avons classé l'amour propre à l'homme en deux catégories : l'amour naturel ou physique qu'il partage avec les bêtes et les animaux, et l'amour spirituel par lequel il se sépare et se distingue de l'amour animal.

Cela étant posé, sache que l'amour est de trois sortes et pas davantage : divin, spirituel et naturel ou physique.

L'amour divin est celui que Dieu a pour nous. L'amour que nous Lui portons peut s'appliquer à ce type d'amour.

L'amour spirituel est celui de l'amant qui s'empresse à satisfaire l'aimé. Rien ne demeure chez lui, ni visée ni volonté, qui puisse s'opposer à l'aimé. De plus, l'amant reste entièrement tributaire de la volonté de l'aimé.

L'amour naturel est celui de l'amant qui recherche la pleine satisfaction de ses désirs, peu importe que cet empressement plaise ou non à l'aimé. Le plupart des hommes actuellement sont gouvernés par ce type d'amour.

Nous allons donc commencer par traiter de l'amour divin dans le chapitre suivant. Nous le ferons suivre par un exposé sur l'amour spirituel et en troisième lieu nous montrerons ce qu'est l'amour naturel.

Et c'est Dieu qui dit la vérité et guide dans la voie !


CHAPITRE IV DE L'AMOUR DIVIN

Dans l'amour divin, Dieu nous aime pour nous et pour Lui-même.

L'amour qu'Il nous porte pour Lui-même est fondé sur ce hadîth saint : « J'étais un Trésor (caché) et Je n'étais pas connu. Or, J'ai aimé être connu. Je créai donc les créatures afin que Je Me fasse connaître à elles. Alors elles Me connurent. » Il ressort de cette nouvelle que Dieu nous a créés pour Lui-même afin que nous Le connaissions. Le verset suivant trouve ici son application : Je n'ai créé les djinns et les hommes que pour qu'ils M'adorent (Coran LI, 56). En conséquence, Il nous a créés pour Lui seul.

L'amour que Dieu a pour nous est exprimé à travers l'enseignement qu'Il nous donne de nous comporter adéquatement pour parvenir à la félicité en nous préservant des agissements non conformes à notre finalité et à notre nature. /41

41. C'est parce que l'homme est fait selon la Forme de Dieu qu'Il l'aime totalement et que l'homme aime Dieu totalement. Aucune de ses modalités ne peut donc se soustraire ou échapper, non seulement à l'adoration foncière et intégrale de Dieu, mais aussi à l'Amour. En conséquence, toute forme d'amour qui implique conformité à la norme divine de l'homme est légitime, libératrice et sanctifiante. La suite du traité le montre abondamment. / La restitution â Dieu du propre amour qu'Il nous témoigne constitue l'acte de reconnaissance qui engendre par lui-même un amour toujours croissant pour Dieu sans que ce processus sacré ait de fin.

Dieu — gloire à Lui — a produit les créatures afin qu'elles Le glorifient. Il les a destinées à prononcer Sa Gloire et Sa Louange et à se prosterner devant Lui. C'est ainsi que nous arrivons à Le connaître. Voici comment Il en parle : Les sept cieux et la terre célèbrent Sa Gloire ainsi que tout ce qui s'y trouve. Il n'y a aucune chose qui ne Le glorifie par Sa Louange (Coran XVII, 44). Devant

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Sa réalité propre et ce qu'Il produit, la Louange Lui revient donc. Ce mode de connaissance nous est confirmé par cet autre verset : N'as-tu pas vu que les êtres dans les cieux et sur terre, ainsi que les oiseaux volant en ordre rangé, célèbrent la Gloire de Dieu ? Chacun d'eux connaît son oraison de grâce (çalâ) et son acte de glorification (Coran XXIV, 41). Chacun y est donc tenu et doit s'y appliquer constamment.

Dans le dernier verset cité, Dieu s'adressa à Son Prophète — sur lui la grâce et la paix — en le prenant à témoin de cet acte universel de glorification dont il eut la vision puisque Dieu lui parla de la sorte : N'as-tu pas vu ? et non à nous de cette manière, par exemple : N'avez-vous pas vu ? La raison en est que nous, nous n'avons pas vu cet acte de glorification qu'il nous faut donc attester par un engagement de foi, alors que lui, Muhammad, — sur lui la grâce et la paix — le vit de ses propres yeux.

D'une manière similaire, lorsque l'Envoyé de Dieu dut témoigner que les choses se prosternaient, Dieu lui parla ainsi : N'as-tu pas vu que les êtres dans les cieux et ceux sur terre, ainsi que le soleil, la lune, les étoiles, les montagnes, les arbres, les bêtes et la plupart des hommes se prosternent devant Dieu (Coran XXII, 18)? Dieu n'exclut personne mais Il mentionna les êtres qui se trouvaient dans les cieux et sur terre. Dans Son énumération, Il comprit les mondes supérieurs et inférieurs. Il fit donc témoigner au Prophète que toutes les choses se prosternent et c'est pourquoi tous ceux que Dieu rend témoins de cette soumission et tous ceux qui la voient effectivement sont concernés par ce propos divin. Il s'agit d'un acte de glorification de nature primordiale et essentielle ou innée (tasbîh fitrî dhâtî) qui se révèle à de tels êtres par théophanies.

C'est alors qu'ils aiment Dieu sans y être assujettis car ils le font par une nécessité innée ou intrinsèque (iqtidâ'dhâtî). Telle est la servitude essentielle en laquelle Dieu les a établis en vertu d'un droit qui Lui revient. D'une manière semblable, Dieu parle ainsi des personnes intuitives (alh al-kashf) qui comprennent aussi bien le commun des hommes que les individus intelligents : Et n'ont-ils pas vu que les ombres de toutes les choses que Dieu a créées s'allongent à droite et à gauche en se prosternant devant Dieu humblement (Coran XVI, 48). Telle est aussi la part de félicité qui revient à la vue. De plus, Dieu nous informe que cet allongement de l'ombre à droite et à gauche est également une prosternation faite devant Lui par déférence et humilité eu égard à Sa Majesté49. C'est pourquoi Dieu précise : en se prosternant tout en se faisant humble. Il attribue l'intelligibilité (‘aqliyya) aux êtres concernés afin qu'ils soient à même de se prosterner humblement devant Lui.

Enfin, dans le verset suivant, Dieu n'exclut personne : Tous les êtres qui évoluent dans les cieux et sur terre se prosternent devant Dieu, ainsi que les anges. Et ceux-là ne sont point orgueilleux (Coran XVI, 49), c'est-à-dire, tous ceux qui y évoluent et les parcourent (selon le verset XXIV, 45). Quand Dieu mentionne : ces êtres, il s'agit des hôtes des cieux, alors que les anges dont il est aussi question dans ce même verset ne sont ni dans le ciel ni sur terre. Dieu conclut ce passage ainsi : Et ceux-là ne sont point orgueilleux, puisqu'ils ne peuvent se dispenser d'adorer leur Seigneur.

Dans le verset qui suit, Dieu parle d'eux de cette façon : Ils craignent leur Seigneur et font ce qu'on leur ordonne (Coran XVI, 50). Il leur attribue la crainte afin que nous apprenions qu'ils savent bien devant Qui ils se prosternent. Voilà pourquoi Dieu les qualifie ensuite d'êtres soumis à l'Ordre, qui font ce qu'on leur ordonne, eux, dont Il dit qu'ils ne désobéissent pas à Dieu et qui font ce qu'on

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leur ordonne (Coran LXVI, 6). Dieu affirme dans un autre verset : Ceux qui sont auprès de ton Seigneur célèbrent Sa Gloire nuit et jour sans se lasser (Coran XVI, 38), ou sans qu'ils en éprouvent de l'ennui.

Toutes ces citations démontrent que l'univers, sans aucune exception, est tenu de faire acte de témoignage (shuhûd) et de servitude adorative (‘ibâda). Il faut cependant exclure de ces créatures celles qui sont douées de réflexion : les êtres humains dotés de langage logique et les djinns, ces deux espèces étant considérées sous les seules modalités de l'âme et non sous celles de la forme corporelle, car leurs réceptacles formels (hayâkil) sont du même ordre que ceux des autres êtres du monde quand ils sont rapportés à la glorification de Dieu et à la prosternation devant Lui, toutes les parties du corps ne faisant qu'exprimer la Gloire divine. N'as-tu pas remarqué que ces divers éléments, constituant le support corporel, devront témoigner, le Jour de la Résurrection, sur l'âme qui est assujettie au corps, qu'il s'agisse de la peau, des mains, des pieds, de la langue, de l'ouïe, de la vue, sans oublier les autres organes ou facultés. Et la Décision appartient à Dieu, l'Exalté et l'Infiniment grand (Coran XL, 12).

Or, ces comportements fondamentaux sont commandés par l'amour que Dieu nous témoigne pour Lui-même. Dieu récompense celui qui s'y conforme pour Le remercier, mais quand nous montrons une attitude inverse, Il nous sanctionne. C'est donc Lui-même qu'Il aime, comme Il aime qu'on Le glorifie et Le louange.

Quant à l'amour que Dieu nous porte pour nous-mêmes, Il nous l'a fait connaître pour notre bien en cette vie et dans l'autre. Il nous a prodigué les preuves de Sa Science pour que nous Le connaissions et non pour que nous L'ignorions. Il nous accorde aussi la subsistance et nous comble de faveurs, bien que nous y soyons inat tentifs malgré la science que nous en avons et l'information que nous détenons que tous les bienfaits qui nous poussent à agir viennent de Son seul Acte créateur (khalq) et doivent Lui être attribués. Ajoutons que Dieu a dispensé ces largesses pour nous seuls afin que nous en tirions profit et que nous nous comportions en conséquence sans que nous en soyons préoccupés pour garder la tranquillité d'âme.

Pourtant, devant tous ces bienfaits dont nous sommes comblés, nous ne Lui sommes pas reconnaissants, bien que la raison doive nous obliger à remercier Celui-là même qui nous en a gratifiés et bien que nous sachions que Dieu seul est bienfaiteur (muhsin).

Dieu nous a envoyé un Messager de chez Lui, et c'est là un de Ses bienfaits, pour nous enseigner et nous éduquer. A cet effet, Dieu nous instruisit de ce que nous devions connaître de Lui. Il nous traça donc la voie qui conduit à notre béatitude; Il nous la rendit explicite et nous mit en garde contre la rébellion et les traits de caractère pervers et blâmables dont nous devons nous affranchir.

Il nous fournit aussi les preuves de la loyauté de ce Messager et nous en présenta des signes patents. Il répandit la lumière de la foi en nos coeurs, nous la rendit aimable et l'embellit en nous; mais Il nous fit éprouver de la répulsion pour l'infidélité, l'impiété et la désobéissance. Nous avons donc cru en faisant preuve de sincérité.

Il nous assura ensuite de Son gracieux concours et nous demanda de cultiver Son amitié et de rechercher Sa satisfaction. Il nous enseigna que s'Il ne nous avait pas aimés, aucun de ces bienfaits n'aurait existé.

Il nous informa encore que Sa miséricorde précède Son courroux, même si le malheureux assume sa part de malheur, car son cas est nécessairement inclus dans l'universalité de la miséricorde et dans la providence ainsi que dans l'amour essentiel qui affecte les fins dernières (‘awâqib) des êtres, et enfin Il nous révéla que l'amour est primordial, la parole divine véritable et la miséricorde universelle.

La demeure d'ici-bas est faite de réalités disparates et de voiles, déterminés en fonction de la mesure assignée par le Tout-Puissant-Inaccessible et l'Infiniment-Sage. Il a créé la demeure future et nous conduisit vers elle, elle vers laquelle les prétentions fallacieuses ne peuvent se tourner. Il fit reconnaître à l'ensemble des êtres Sa Seigneurie (rubûbiyya) tout comme il Le fit pour la postérité d'Adam dans la poignée de terre fine provenant de ses reins /43. Dans la vie d'ici-bas, nous sommes donc dans une situation intermédiaire (précaire) entre deux positions extrêmes : celle de l'Unité divine (tawhîd) et celle de la reconnaissance de la Seigneurie. C'est pourquoi l'association (shirk) survient dans ce domaine intermédiaire avec l'affirmation même de l'existence effective de sorte que ce domaine devient inconsistant.

43. Il s'agit du Pacte ou Alliance primordiale énoncée dans le Coran au verset 172 de la sourate VII, Al-A`râf : Et lorsque ton Seigneur prit une postérité des reins des fils d'Adam et qu'Il les fit témoigner à leur propre sujet : « Ne suis-le point votre Seigneur? » Ils répondirent : « Si ! Nous témoignons!» en sorte que vous ne pourrez pas dire au Jour de la Résurrection : « En vérité, nous étions indifférents à cela. » / Pour illustrer ce point doctrinal exposé par Ibn ‘Arabi, citons ce hadith saint rapporté par Anas et recensé par Bukhârî : « En vérité, Allâh dira à celui des hôtes du Feu qui subira le châtiment le plus léger : "Si tu avais eu en ta possesssion tout ce qu'on trouve sur terre, l'aurais-tu utilisé pour te racheter ? — Certes, répondra-t-il ! — Je t'avais cependant demandé quelque chose de plus facile que cela lorsque tu étais dans les reins d'Adam : que tu ne Me donnes aucun associé. Or, tu as (tout) refusé sauf de faire acte d'association !" »

Pour cette raison, ... ceux qui prennent des seigneurs en dehors de Dieu disent : « Nous les adorons uniquement pour qu'ils nous rapprochent très près de Dieu... » (Coran XXXIX, 3). Dans leur polythéisme, ils attribuèrent (implicitement) une relation entre l'incommensurabilité (‘azhama), la grandeur (kibriya’) et Dieu.

De plus, Dieu nous informe qu'Il apposa un sceau sur le coeur de tous les êtres qui apparaissent avec les attributs de la grandeur et de l'autorité (jabarût); Mais Dieu ne mit pas cette marque dans leurs coeurs à cause de l'empreinte de la sollicitude divine (qui s'y trouve innée et indélébile), étant donné qu'ils découvrirent en eux-mêmes, de science certaine, qu'ils sont humiliés et abaissés par ce sceau (quand ils manifestent ces attributs extrinsèques). En réalité, la Grandeur divine ne pénétrera jamais (réellement) le coeur d'une créature, même si les caractéristiques de magnificence émanent de lui, De l'amour divin

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car il en est ici comme d'un contenant sans contenu (réel)50. Tout cela vient donc de la miséricorde de Dieu et de l'amour qu'Il porte à Ses créatures afin que l'ultime issue soit la béatitude.

(Pour en revenir à ce que nous disions plus haut), lorsque ce domaine intermédiaire devient inconsistant et que les deux demeures qui le limitent prennent de la consistance, il finit par être réduit. Les deux demeures limitrophes se trouvent remplies d'êtres et Dieu comble chacune d'elles d'une béatitude dont se délectent ceux qui y résident après avoir été purifiés ici-bas par le châtiment pour qu'ils parviennent au bonheur.

N'as-tu pas considéré le cas du meurtrier, condamné à la peine capitale, pour un crime inique et purifié par la mort ? Le sabre lui fait expier ce péché.

Dans le même ordre d'idée, l'application effective des peines ou limites fixées par Dieu (iqâmat al-hudûd), quelles qu'elles soient, en cette vie, constitue une purification pour les croyants, même s'il s'agit de la piqûre d'une puce ou de la blessure provoquée par une épine.

Ajoutons que d'autres catégories d'êtres subissent des châtiments purificateurs dans le feu de l'Enfer où ultérieurement il leur sera fait miséricorde grâce aux desseins de la divine providence de l'amour, même s'ils ne devaient jamais sortir de ce lieu infernal /44.

44. Cette dernière réflexion laisse entrevoir toute la diversité des conditions posthumes de l'être et de son passage d'un état à un autre, paradisiaque ou infernal. Le verset qui fonde cette doctrine est le suivant : Ceux-là seront perpétuellement (khâlidûn) dans le Feu infernal tant que dureront les cieux et la terre, à moins que Dieu ne le veuille autrement. Ton Seigneur fait selon Son Bon Vouloir (Coran XI, 107). / Voir aussi Râzî : Traité des Noms divins, chapitre 60, al-Akhir.

* *

L'amour que Dieu a pour Ses serviteurs ne comporte ni origine ni finalité, car il n'est pas destiné à recevoir les réalités contingentes et accidentelles. De la sorte, l'amour qu'Il prodigue à Ses serviteurs, du premier au dernier, selon un processsus sans fin, est dans son essence le principe même de leur être. C'est pourquoi l'amour

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que Dieu a pour eux est en rapport intime avec Son Etre (kaynûna) qui reste indissociable d'eux, quelle que soit leur condition virtuelle ou actuelle, car Dieu est avec eux dans leur condition d'être actuelle comme Il l'est dans leur condition d'être virtuelle, étant donné qu'ils sont connus de Lui qui les contemple et les aime sans cesse. Aucun principe nouveau que Dieu ne possède déjà ne peut Lui être attribué. Plus même ! Dieu n'a jamais cessé de les aimer comme Il n'a jamais cessé de les connaître en sorte que, dans la parole divine suivante prononcée par le Prophète : « ... J'ai aimé être connu... » Dieu nous fait connaître comment le processus amoureux de création intervient en soi tel qu'il convient â la divine Majesté, Dieu ne pouvant être appréhendé par l'intelligence que comme Agent et Créateur.

Chaque essence particulière est originellement virtuelle, connue de Dieu et Il en aime l'actualisation (ijâd). C'est alors qu'Il la fait arriver à l'existence (ahdatha lahu al-wujûd). Plus même ! I1 fait arriver l'existence en elle, ou mieux encore, Il la pare du vêtement de l'existence. La voici donc qui se trouve être, elle et puis d'autres et encore d'autres, selon un processus incessant et récurrent, et cela depuis le premier être existant se reposant sur la primordialité de l'Etre vrai. Or, on ne peut trouver d'autre existant, mais plutôt une existence permanente, dans les individus d'abord, puis dans les espèces et les genres. Les êtres créés n'existent que dans une espèce déterminée dont le terme se trouve dans la vie future, même si ce bas monde a une fin. Ils sont engendrés sans que ce processus récurrent puisse avoir de fin car on ne saurait assigner de terme aux réalités contingentes possibles. Elles sont perpétuellement sans fin comme l'Etre vrai est éternellement sans origine, immuable et nécessaire. Son Existence n'a pas plus de principe premier que Son Amour pour Ses serviteurs — gloire à Dieu. Seule la mention de l'amour commence chez le Bien-Aimé dès le premier instant de l'Information divine mais pas l'Amour lui-même /45.

45. L'Acte du Créateur et sa conséquence, la Création, sont aussi permanents que le Créateur Lui-même qui ne peut cesser d'être puisque Dieu s'est nommé le Sans-Cesse-Créateur (khallâq). / S'il fallait envisager un commencement dans l'Acte créateur, comme certains théologiens l'ont soutenu, il ne pourrait s'agir que d'une Autodétermination ontologique de l'Essence (dhât) divine inconditionnée et inqualifiable qui se « situe » au-delà même de toute distinction corrélative des Noms divins et sur quoi ils s'exercent. / C'est pourquoi les êtres ne cessent d'être produits par l'amour que Dieu a d'être connu sans qu'on puisse assigner de terme à ce processus ontologique et existentiel. / Il en est ici comme des feuilles sur l'Arbre universel qui ne cessent de se renouveler, d'apparaître et de disparaître, selon un ordre sans fin qui n'altère pas la forme parfaite et permanente de l'Arbre cosmique symboliquement sphérique et sans vide51.

La Récitation coranique révélée est la Parole de Dieu, Lui qui est sans cesse parlant. Pourtant, Il parle pour être connu et Il le formule ainsi : Nul rappel (dhikr) nouveau émanant de leur Seigneur n'existe sans qu'ils ne l'écoutent en s'amusant (Coran XXI, 2). Ce rappel ou réminiscence apparaît nouveau seulement en nous et non en lui-même comme venant de la part de notre Souverain Maître, Lui qui nous conduit à notre bien et nous sustente. Nul rappel nouveau du Miséricordieux ne leur parvient sans qu'ils ne s'en détournent (Coran XXVI; 5). Le rappel ou réminiscence originant du Tout-Miséricordieux se révèle nouveau pour nous et non pour Lui-même. Et ainsi, la miséricorde, la faveur et le bienfait se trouvent dans le principe, dans la rétribution et dans la finalité. Le rappel divin qui parvient de cette manière ne se manifeste pas à partir d'un des noms de rigueur mais bien des noms du Seigneur ou du Dieu miséricordieux afin qu'ils soient pour nous un enseignement à Son sujet.


COMPLÉMENT A L'AMOUR DIVIN

L'amour divin est celui que nous avons pour Dieu conformément à Sa Parole : Il les aime et ils L'aiment (Coran V, 54). Pourtant, l'amour qui nous est propre n'est pas de même nature que le Sien.

L'amour qui concerne notre réalité essentielle est de deux sortes qu'on dénomme amour spirituel et amour naturel ou physique. L'amour que nous avons pour Dieu relève simultanément de ces deux types d'amour (spirituel et naturel) mais cet aspect doctrinal est de conception ardue, d'autant plus qu'il n'a pas été donné à tout un chacun d'y adhérer par la foi, conformément à l'information que Dieu révèle sur Lui-même dans certains versets du Coran. Dans cette perspective, Dieu a gratifié Son Prophète — sur lui la grâce et la paix — d'une faveur qu'Il nous fait connaître dans le verset suivant : C'est ainsi que nous t'avons — ô Muhammad ! — accordé par révélation un esprit procédant de Notre Ordre. Tu ne comprenais ni ce qu'était le Livre ni ce qu'était la Foi. Pourtant, Nous en avons fait une lumière par laquelle Nous guidons les serviteurs que Nous voulons. C'est Toi qui guides dans une Voie immuablement droite (Coran XLII, 52).

Or, par la grâce de Dieu, Il nous a mis parmi les serviteurs qu'Il a bien voulu guider.

Après cette double division relative à l'amour que nous portons à Dieu, il nous reste à envisager quatre autres manières d'aimer :

— Nous aimons Dieu pour Lui-même.

— Nous L'aimons pour nous-mêmes.

— Nous L'aimons pour ces deux raisons.

— Nous ne L'aimons pour aucune des raisons que nous venons de mentionner.

Mais alors, une autre considération vient à l'esprit : pourquoi L'aimons-nous puisque nous venons d'affirmer que nous L'aimons, mais ni pour Lui ni pour nous-mêmes ; ou encore, pour aucune de ces deux raisons ? Quelle est donc cette quatrième division qui fera l'objet d'un examen distinct ?

Il existe une dernière division :

— Si nous aimons Dieu, L'aimons-nous par nous (binâ) ou par Lui (BiHi)?

— Ou encore, L'aimons-nous par nous et par Lui ensemble?

— Ou enfin, L'aimons-nous, mais par aucune des sortes d'amour que nous venons de mentionner ?

Chacune de ces classifications recevra un commentaire que nous ferons s'il plaît à Dieu !

Dans ce complément, nous allons aussi traiter des questions suivantes :

— Quelle est l'origine de l'amour que nous avons pour Dieu ?

— Cet amour a-t-il une finalité ou bien n'en a-t-il point ?

— Et s'il en a une, quelle est-elle ?

Cette dernière question ne m'a jamais été posée que par une femme d'esprit pénétrant parmi les personnes préoccupées par le problème de l'amour !

Nous traiterons également du sujet suivant s'il plaît à Dieu :

— L'amour est-il un attribut essentiel (çifa nafsiyya) de l'amant ?

— Est-il un principe intelligible qui vient se superposer à l'existence même de l'amant ?

— Enfin, est-il une relation sans réalité propre entre l'amant et l'aimé ?

Autant d'aspects de l'amour qui ont besoin d'être explicités dans ce complément.

Sache-le ! l'amour ne tolère pas l'association et cela seulement si l'essence de l'amant est une et indivisible. Si elle est composée, il se peut alors que l'amour s'attache à des aspects divers mais relatifs à des réalités distinctes, que celles-ci affectent le seul être concret (‘ayn), l'amant, qui est en rapport avec elles, ou bien qu'elles aient trait à des êtres nombreux qui le concernent. L'amour peut donc porter sur un grand nombre d'individus et l'homme en aimera alors beaucoup. S'il se révèle possible que l'amant aime plus d'une personne, il aura aussi la possibilité d'en aimer une multitude. Le Commandeur des Croyants en a parlé ainsi :

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Trois demoiselles tiennent ma bride et la maîtrisent.

Chacune compénètre mon coeur de toutes parts.

Ma bride (‘inâni) que ce personnage a mise au singulier pour signifier que ces trois aimées ne tenaient pas des brides distinctes : quand bien même cet amant devrait aimer plusieurs personnes, il resterait épris d'un seul principe grâce auquel il se comporterait d'une certaine manière envers ces trois créatures. C'est dire que ce principe demeure en chacune d'elles.

La preuve que nous pouvons apporter à cette interprétation réside dans le second vers :

Chacune compénètre mon coeur de toutes parts.

Si en effet, il avait dû aimer chacune d'elles en raison d'un principe non présent dans les deux autres demoiselles, la bride qu'il aurait alors attribuée à l'une aurait été différente de celles qu'il aurait assignées aux autres et le lieu ainsi compénétré, le coeur, n'aurait pas été celui que les autres auraient possédé. Cela vient de ce qu'un seul être ne peut aimer qu'un seul et unique principe, bien que cet unique Bien-Aimé se trouve exister en de nombreuses créatures, pour la raison que nous venons d'indiquer. Aussi en aimera-t-il plusieurs.

* *

L'amour que nous portons à Dieu — exalté soit-Il — pour Lui-même est de cette nature.

Certains d'entre nous aiment Dieu pour Lui-même et d'autres L'aiment pour toutes ces raisons. Or, ce dernier aspect de l'amour est plus parfait, car la connaissance qu'il donne de Dieu et la présence contemplative (shuhûd) qui en résulte sont plus complètes. En effet, certains de nous connaissent Dieu dans la présence contemplative de telle sorte qu'ils L'aiment pour toutes ces raisons à la fois. D'autres Le connaissent non dans la présence contemplative mais dans la connaissance transmise ou indirecte (khabar) et ils L'aiment alors pour Lui-même. D'autres encore connaissent Dieu à travers le bienfait et L'aiment ainsi pour eux-mêmes. D'autres enfin aiment Dieu pour toutes ces raisons à la fois. Il en est ainsi du fait que la présence contemplative ne peut survenir qu'à travers des formes qui sont nécessairement composées. Or, l'amant possède lui aussi une forme complexe. En conséquence, quand l'amant entend parler de son Bien-Aimé d'une certaine manière, il L'aime pour la connaissance indirecte qu'il en obtient de cette façon. Il en est comme il est dit dans cette nouvelle prophétique : « T'approches-tu de l'aimé à cause de moi ou bien t'éloignes-tu de l'ennemi à cause de moi ? » Aussi, aimer les choses à cause de l'Aimé et s'en détourner à cause de lui constituent le seul principe de notre amour pour Dieu à l'exclusion de tout autre. Nous faisons alors de bonne grâce tout ce que le Bien-Aimé veut de nous. Celui qui ne Le contemple pas demeure sous la sujétion de son aspect formel telles les facultés d'action et l'âme animale normalement soumises à l'âme logique et qui ne devraient pas pouvoir s'opposer à elle, car elles sont les instruments par lesquels elle agit comme elle l'entend pour satisfaire ou non Dieu. Quand chaque faculté de l'homme n'a plus la préoccupation d'elle-même, sa seule issue est de rechercher l'agrément de Dieu puisqu'elle est faite pour cela. Or, aucun être dans l'univers n'échappe à cette condition, à l'exception des deux catégories d'êtres doués de pesanteur, les djinns et les hommes. Dieu parle ainsi de ce comportement : Il n'y a aucune chose qui ne Le glorifie par Sa louange... (Coran XVII, 44).

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Par cette glorification, Dieu a en vue la louange qui Lui est due sans considérer la rétribution, cette louange impliquant une adoration essentielle à laquelle une telle attitude ne peut s'associer.

Telles sont les conséquences qui découlent de l'amour que nous avons envers Dieu pour Lui-même — et que Sa Gloire soit proclamée !

Pourtant, certaines âmes logiques dérogent à cette attitude fondamentale étant donné que la faculté réflexive dont elles ont été dotées pour connaître Dieu ne les a pas disposées à recevoir Sa Science.

Pour cette raison, et ainsi que le rapporte l'épisode coranique, Dieu contraignit l'âme quand, saisissant les êtres de la postérité d'Adam contenus dans ses reins, Il les fit témoigner sur eux-mêmes d'une manière autoritaire. En conséquence, l'âme dut se prosterner malgré elle, sans spontanéité, parce qu'elle se trouvait contractée (dans la Main de Dieu qui l'avait saisie). Dieu la relâcha de cette contraction appropriée alors qu'elle était encore resserrée sans en avoir pris conscience et elle s'en estima dégagée (sans contrainte) /47.

47. Voir note 43. Ibn `Arabi fait intervenir, dans ce contexte, le symbolisme de la Main divine refermée ou ouverte qui contient et manifeste, tout â la fois, Adam et sa postérité [...]

Lorsqu'elle se sentit assujettie à cet aspect formel (haykal) ténébreux, elle se conduisit en fonction de l'appel de ses désirs sans rien aimer d'autre que la seule convenance à ses tendances naturelles, restant indifférente à la reconnaissance primordiale de la Seigneurie dont elle dut témoigner à son propre sujet (alors qu'elle était encore dans les reins d'Adam), en faveur de Celui qui l'avait existenciée. Mais nous avons déjà traité de cette question plus haut.

D'aventure, la faculté réflexive s'adressa à l'âme et à ses puissances en ces termes : « Tu te sers d'elles sans prendre soin de moi et tu me négliges d'autant plus que je suis un de tes instruments et tu ne montres pas d'égard pour moi. Utilise-moi donc !

— C'est vrai, lui répondit l'âme, mais ne me reprends pas car j'ignore ta valeur ! Je te permets d'agir à ta discrétion selon les dispositions de ta nature afin que je puisse vérifier ce dont tu es capable et que je dispose de toi en actualisant tes possibilités ! »

La raison lui répondit : « J'acquiesce ! » Elle se tourna vers l'âme en se considérant comme son maître et elle lui parla de la sorte : « Tu n'as guère pris soin de ton essence ni de ton existence. N'as-tu jamais cessé d'être à ton essence dans ta condition présente ou bien n'étais-tu pas et ensuite tu fus ? »

L'âme répondit : « Je n'étais pas et ensuite je fus ! »

La raison reprit : « Et Celui qui t'a donné l'être, est-ce toi ou un autre ? Médite bien cela, réalise cette vérité et sers-toi de moi car je suis faite pour cela ! »

L'âme alors se prit à réfléchir et elle reconnut le bien-fondé de cet argument; elle n'avait pas été produite d'elle-même mais bien par une autre réalité. La nécessité d'avoir un existentiateur lui apparut essentielle quand elle ressentit qu'elle était sujette à des affections naturelles qui pouvaient disparaître en utilisant les seuls moyens habituels. Cette indigence lui fit comprendre qu'elle restait redevable de son être à un principe, cause de son existence.

Lorsque l'âme fut convaincue de son impermanence et qu'elle fut certaine d'avoir une cause, origine de son existentiation, elle se mit à méditer. Elle en tira la conclusion que ce principe ne devait pas lui être analogue, ni nécessiteux comme elle, mais, qu'au contraire, il ne présentait aucune commune mesure avec les moyens qui firent cesser les affections qui l'accablèrent, car il lui parut évident que ces causes passibles d'un commencement et susceptibles de s'altérer et de se corrompre étaient impermanentes.

Lors donc qu'elle fut assurée de tout cela, elle eut la

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conviction qu'un Etre avait dû l'existencier elle et toutes les réalités adventices qui présentaient des analogies avec elle et avec les causes provoquant la disparition de ses affections. Elle fut donc bien consciente que si cet Etre n'avait pas été, les maladies et les infirmités n'auraient cesser de l'accabler, Lui, qui dans Sa miséricorde à l'égard de l'âme, produit les moyens de supprimer ses indispositions.

Elle en était venue à aimer ces causes et à être conduite vers elles par attraction naturelle. C'est alors qu'elle reporta cet amour qui l'avait affectée sur Celui qui les avait produites, car se dit-elle, Il mérite que je L'aime plus, bien que je ne sache pas ce qui Le satisferait pour que je puisse me comporter avec Lui comme il convient. Elle réalisa enfin l'amour qu'elle devait Lui porter et elle L'aima en raison du bienfait de l'existence qu'Il lui avait prodigué et des choses qui y sont attachées. Mais elle se limita à cette constatation et devant toutes ces évidences, elle fut négligente, oubliant de reconnaître la Seigneurie de son Existentiateur dont elle avait pourtant témoigné à l'instant de la saisie de la postérité d'Adam, selon l'épisode coranique que nous avons déjà présenté.

C'est alors qu'un exhortateur, issu de son espèce, vint de chez Celui qui l'avait existenciée revendiquer la qualité de messager. Elle s'adressa à lui en ces termes :

« Tu es de même nature que moi et je crains que tu ne sois pas véridique ! As-tu en toi-même Celui qui te confirme, car je suis douée d'une faculté réflexive qui m'a permis de parvenir à la connaissance de mon Exis-tentiateur. »

Cet Envoyé lui apporta la preuve de la véracité de son exhortation sur laquelle elle entreprit de méditer jusqu'au moment où elle réalisa qu'il était loyal et crut en lui.

Il lui fit reconnaître que cet Etre qui l'avait existen-ciée était Celui-là même qui l'avait saisie (primordialement) et qui l'avait fait témoigner contre elle de Sa Seigneurie, en raison de quoi elle dut L'attester.

Elle en arriva à déclarer : « De tout cela, je n'avais aucune information transmise (khabar), mais dès maintenant, je me sens obligée de me comporter en fonction de cet aveu que je fis originellement, car tu es véridique dans l'annonce que tu transmets, mais je ne sais comment agir pour contenter mon Seigneur ! Si tu m'indiques les préceptes à respecter et si tu me prescris les règles édictées, je m'y conformerai pour que tu saches bien que je suis de ceux qui s'acquittent du remerciement qui Lui est dû pour les bienfaits dont Il m'a gratifiée. »

Dans cette disposition, il lui prescrivit les préceptes de la Loi révélée et elle s'y conforma par gratitude, dût cela contrarier ses inclinations, mais elle ne le fit ni par crainte ni par désir (d'une rétribution). Car l'Envoyé, en notifiant initialement à l'âme les obligations exigées et en l'informant qu'elle devait s'y tenir pour satisfaire son Existentiateur, ne lui mentionna pas que cette conformité était assortie de récompense et que toute transgression était passible de sanctions. Cette âme pure s'empressa de Le contenter et c'est alors qu'elle professa comme on lui avait appris : il n'y a nul dieu si ce n'est Dieu (lâ ilâha illâ-Llâh).

C'est seulement après avoir enseigné à l'âme l'ensemble de ces prescriptions que l'Envoyé l'informa que cette conformité méritait une récompense considérable et une félicité totale, mais que celui qui y contreviendrait subirait une sanction.

Il adjoignit à l'adoration que l'âme Lui devait par amour et contentement une autre modalité qui réclamait d'elle l'attrait de la récompense et la crainte du châtiment. Elle se trouva dès lors en présence de deux types d'adoration : celle qu'elle Lui devait uniquement et la seconde faite de désirs et de craintes. Elle L'aima ainsi

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pour Lui et pour elle en vertu des aspects nombreux que comporte sa double condition naturelle et spirituelle. A la première elle rattacha désir et crainte, à la seconde l'adoration qu'elle Lui devait à Lui seul par amour pour Lui, à cause de sa réalité spirituelle, quand bien même elle aurait aimé certaines des modalités créées distinctes de Lui. En effet, par son aspect spirituel, elle L'aime uniquement pour Lui-même, et par son aspect formel naturel, elle est attirée par ses propres tendances. En la trouvant ainsi disposée, l'Etre vrai reconnut que sa nature comportait des aspects multiples et réunissait deux types d'amour. Or, Dieu s'est Lui-même attribué la jalousie (ghayra). Pour cette raison, Il condamna toute association (mushâraka) et exigea que l'âme fût sincère envers Lui seul et qu'elle n'aimât que Lui.

L'Etre vrai se manifesta à elle sous une forme empruntée à la nature et la dota d'un signe de reconnaissance (‘alâma) qu'elle ne put méconnaître en son for intérieur, celui que l'on désigne par l'expression de science innée (‘ilm darûrî ). Elle connut, de cette façon, que Dieu était sous cette forme grâce à laquelle elle eut de l'attrait pour Lui spirituellement et naturellement.

Dès l'instant où l'Etre vrai eut imposé à l'âme Son emprise — et Il savait que les causes occasionnelles (asbâb) portent nécessairement leurs effets sur elle dans son aspect formel —, Il lui accorda un autre signe grâce auquel elle Le reconnut et par lequel Il se manifesta aussi à elle en toutes ces causes. Elle Le connut donc et elle aima celles-ci pour Lui-même non pour elle, en se réalisant par chacune d'elles pour Lui et non pour sa nature formelle, ni pour d'autres mobiles que Lui. Elle Le considéra en toute chose, s'évalua et se réjouit et vit qu'elle surpassait les autres âmes grâce à cette réalité disposée en elle.

Il se manifesta encore à elle mais dans l'essence même De l'amour divin de son double aspect naturel et spirituel par ce signe de reconnaissance et elle constata alors qu'elle ne voyait que par Lui non par elle, qu'elle n'aimait que par Lui non par elle, Lui qui S'aime Lui-même non elle qui L'aime, elle dont l'oeil Le regarde en toute créature par cet oeil essentiel (‘ayn). Elle connut encore que l'Etre vrai n'aime que Lui-même. Lui qui est l'Amant et l'Aimé, Celui qui désire et le Désiré.

De tout ce développement, il paraît évident que l'amour que l'âme a pour l'Etre vrai est pour Lui et pour elle. Dans cette dernière perspective, la contemplation, qui est sienne en raison de l'amour qu'elle ressent pour Lui, demeure par Lui et non par elle, ni par les deux types d'amour conjointement. Toute autre adjonction à cette classification ne peut valablement exister.

Arrivée à ce degré, l'âme voulut connaître la portée et la finalité de cet amour. Elle s'attacha à cette narration divine : « J'étais un Trésor et Je n'étais pas connu. J'ai aimé alors être connu... » Elle avait pourtant connu l'Etre vrai lorsqu'Il s'irradia à elle sous une forme empruntée à la nature. En raison de cette forme sous laquelle Il apparaissait, elle sut que le nom « l'Extérieur » (zhâhir) ainsi que celui de « l'Intérieur » (bâtin) Lui revenaient vraiment. Elle sut encore que l'amour, par lequel Il aima être connu, était en rapport avec Lui à travers Son nom l'Intérieur. Elle sut aussi que l'amant, par sa condition, en assumant une forme, aime à soupirer (tanaffasa) puisque dans ce souffle consolateur (tanaffus), il trouve la délectation recherchée. Ce souffle (nafas) s'échappa de la source de Son amour à travers les créatures, l'Etre vrai voulant se faire connaître à elles afin qu'elles Le connussent.

Il y eut alors la Nuée opaque (‘amâ') /48 qu'on a dénommée « l'Etre vrai par Lequel le monde créé existe (al-haqq al-makhlûq bihi). Cette Nuée opaque qui est la Substance première (jawhar) du monde reçoit sans cesse toutes les formes de celui-ci ainsi que les esprits et les entités soumis à la Nature universelle (tabâ `i') sans exception. Telle fut l'origine de Son amour pour nous.

L'origine de l'amour que nous avons pour Dieu doit se trouver dans l'audition et non dans la vision, en vertu de cette Parole que Dieu nous adressa alors que nous étions dans la substance primordiale de la Nuée opaque : Sois! (KuN). Or, la Nuée opaque procède du Respir (tanaffus) divin et les formes - ou le monde selon une autre formulation - sont issues de cette divine Parole : Sois! /49. Nous sommes donc la Parole de Dieu qui ne peut s'épuiser. Dieu a dit : Et Sa Parole qu'Il projeta sur Marie (Coran IV, 171) /50, Parole qui est Jésus (`Isâ), et Esprit procédant de Lui, Esprit qui est assimilé au Souffle ou Respir (najas). Cette réalité (hagîga) se propage dans l'être animé; si Dieu veut le faire mourir, Il rappelle son souffle. C'est donc par le souffle que la vie se diffuse. Nous traiterons, dans le chapitre sur le Souffle/51, des formes des êtres qu'il engendre dans le monde.

/48. Ce terme `amâ' est cité dans ce hadith prophétique : « On demanda à l'Envoyé de Dieu : "Où était notre Seigneur avant qu'Il ne créât Ses créatures ?" Il répondit : "Il était dans une nuée opaque au-dessus de laquelle il n'y avait pas d'atmosphère et au-dessous de laquelle il n'y avait pas d'atmosphère." » / Ibn ‘Arabi, dans Futûhât II, 310, précise que dans la langue arabe, ce terme `amâ' signifie le nuage léger (sahâb ragîq) au-dessus et au-dessous duquel il y a de l'atmosphère. Le Prophète voulut ainsi exclure toute idée d'analogie ou de localisation de la notion de Seigneurie.
/49. L'ouïe est donc la première différenciation que Dieu opère dans la Face de l'être pour qu'il puisse entendre cette parole divine existentiatrice exprimée dans le verset auquel Ibn `Arabi fait référence : Certes, la Parole que Nous adressons à une chose quand Nous voulons qu'elle soit est celle-ci : « Sois !» de sorte qu'elle est (Coran XVI, 40).
/50. Voici ce verset complet : O vous qui détenez le Livre révélé! ne soyez pas excessifs dans votre religion et ne dites sur Dieu que la Vérité! Certes, le Messie, Isâ (Jésus), fils de Marie, est seulement le Messager de Dieu, Sa Parole qu'Il projeta sur Marie et Esprit procédant de Lui. Croyez en Dieu et en Ses Envoyés et ne dites pas : « Trois ! ». Abstenez-vous, cela sera meilleur pour vous. Dieu est un Dieu unique. Gloire à Lui en transcendance! Aurait-Il un enfant (walad) ? Ce qui est dans les cieux et ce qui est sur terre sont à Lui. Dieu suffit comme garant (Coran IV, 171).
/51. Au chapitre 198 des Futûhât, II, 390.

Nous entendîmes cette Parole existentiatrice Sois ! alors que nous demeurions établis dans la Substance primordiale de la Nuée opaque, mais là, nous n'eûmes pas la possibilité de surseoir à notre venue à l'existence. Nous fûmes alors des formes dans cette Substance primordiale de la Nuée opaque. C'est par notre apparition en elle que nous actualisons son existence. Après qu'elle n'eut été qu'une existence principielle (ma ‘qûlî al-wujûd), la Nuée acquit l'existence formelle (al-wujûd al-’aynî). Telle est la cause de l'origine de notre amour pour Lui.

Voici pourquoi nous sommes émus pendant l'audition de mélopées et que nous en avons du baume au coeur, émoi causé par la Parole existentiatrice : Sois ! (KuN), originant de la Forme divine en mode de non-manifestation ou de manifestation.

La forme manifestée de la Parole KuN, Sois! comporte les deux consonnes K (kâf) et N (nûn). De manière analogue, le monde manifesté ou présent (‘âlam al-shahâda) possède deux aspects, l'un apparent, l'autre intérieur. Le premier aspect est symbolisé par la lettre N, le second par le K. C'est pourquoi, l'émission du K donne à l'homme l'accès au monde de l'occultation (ghayb) ou non présent. La lettre K est dite gutturale et se prononce entre la gorge et la langue, le N est une lettre linguale.

L'occultation impliquée dans la Parole KuN, Sois ! est symbolisée par la lettre W (wâw) qui se trouve dans le verbe être au mode impératif, entre le K et le N. Le W est une lettre labiale, symbole de l'extériorisation (zhu-hûr). De plus, le W est considéré comme une lettre faible ou de causalité (‘illa) ou non parfaite (lâ harf çahîh). L'actualisation de l'être ou sa génération (takwîn) provient (symboliquement) d'elle puisqu'elle est dite lettre faible ou de causalité et aussi parce qu'elle est une lettre labiale permettant au souffle (najas) de s'échapper des lèvres avec continuité vers l'extérieur de l'être ou du cosmos (kawn).

Voici pourquoi la manifestation de ce principe animateur à travers le corps s'effectue en vertu de l'esprit (rûh, ou souffle spirituel) et aussi pourquoi les actes et les motions de toutes sortes se produisent à partir de l'entité corporelle en raison de l'esprit qui l'anime.

L'esprit de l'être animé est donc une réalité occultée, le W n'ayant pas d'existence propre dans la réalité présente (shahâda), étant donné que cette lettre, à l'impératif du verbe être K. N, Sois! est élidée. En conséquence, elle n'a plus à porter de signe vocalique (et elle est dite quescente) ainsi que le N qui n'en porte pas (dans le verbe

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conjugué à ce mode). La lettre W agit (symboliquement) de derrière le voile, elle n'a donc pas d'existence propre mais des effets extérieurs.

* *

La finalité de notre amour pour Dieu implique de connaître la réalité de notre attachement.

Est-il une qualité intrinsèque ou d'essence (çifa naf-siyya) de l'amant ou un attribut extrinsèque ou intelligible (ma ‘nawiyya) chez lui, ou encore une simple relation (nisba) ou affection (‘alâga) entre l'amant et l'aimé qui pousse l'amant à rechercher l'union avec l'aimé ?

Nous répondrons que l'amour est un attribut essentiel de l'amant. Si on objecte que l'on voit cet attribut disparaître, nous répliquerons qu'il ne peut en être ainsi que si l'amant lui-même cesse d'exister. Or, celui-ci, pas plus que l'amour, ne peuvent manquer d'être. La seule disparition que l'on doive envisager est l'attachement à un être aimé déterminé. Il est donc possible que cesse cet attachement particulier et que, de ce fait, disparaisse cette affection qui le lie à un être aimé. Mais alors, un nouvel attachement l'attirera vers un autre aimé, puisque cette affection trouve à s'appliquer à des individus aimables nombreux. Un tel attachement qui lie l'amant à un aimé déterminé peut se rompre, mais en soi, l'attachement d'amour perdure car il est essentiel à l'être qui aime et pour cette raison il ne peut cesser. L'amour est donc l'amant lui-même ainsi que son essence et non une qualité extrinsèque qui pourrait lui être retirée, elle et sa vertu. En conséquence, l'affection d'amour est la relation qui unit l'amant à l'aimé de telle sorte que l'amour est l'amant lui-même, jamais un autre.

Attribue l'amour à qui tu veux, à un être éphémère ou à une autre réalité, mais l'amour ne sera, en définitive, pas autre que l'amant lui-même ! Dans l'existence, il n'y a qu'amant et qu'aimé, bien que la condition de l'aimé soit seulement virtuelle (ma’dûm) et nécessite l'actualisation (ijâd) de cette puissance d'être, ou encore l'arrivée à l'existence dans un individu mais jamais dans une pure potentialité (qui resterait dans cette condition). Telle est la vérité reconnue en la matière.

L'affection qui s'empare de l'amant se trouve dans l'individu susceptible de recevoir la présence ou existence effective (wujûd) de l'aimé, ou bien d'accepter son avènement qui n'a pas encore d'existence réelle tant qu'il ne peut se trouver qualifié par la réalisation concrète bien qu'il puisse être décrit comme y accédant.

Un homme aime qu'une chose cesse d'exister (i ‘dâm), par exemple, devant un mal qui l'affecte telle la douleur qui est bien une chose réelle chez celui qui en est atteint. Or, il aimerait qu'elle cesse d'être et l'objet de son amour est alors une cessation d'existence qui n'est pourtant pas encore réalisée. Si cette douleur vient à disparaître, on peut dire que cette extinction a produit son manque de réalité après qu'elle eut effectivement existé, en la faisant passer à l'état d'une simple potentialité (‘adam). C'est pour cette raison que, dans l'exemple choisi, nous avons bien précisé que l'aimé se trouve accéder à l'existence (bi al-wuqû ) et non exister concrètement (bi al-wujûd).

En conséquence, l'objet aimable est toujours virtuel et l'amour pour un individu existant ne peut se trouver réalisé intégralement et instantanément que sous le rapport de l'affection étant donné qu'elle ne concernera qu'un individu réel dans lequel l'existence en acte de l'être aimable virtuel se produit. Mais nous avons déjà traité de ce point doctrinal dans le présent ouvrage.

Dans ce complément, nous t'avons présenté ce qu'est l'amour, son origine, sa finalité, ce par quoi l'amant aime,

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ce qu'est l'amour que l'amant a pour son bien-aimé ou pour lui-même. Tout cela donc se trouve d'ores et déjà exposé.

Nous allons maintenant aborder, s'il plaît à Dieu — exalté soit-Il —, le chapitre suivant, celui traitant de l'amour divin, qui se termine ici, suffira pour le moment. [… Chapitres V et suivants omis].




Le Traité de l'Unité

RISÂLATUL-AHADIYAH par le plus grand des Maîtres spirituels Mohyiddin ibn Arabi52


Au nom d'Allah, le Clément, le Miséricordieux.

Nous implorons Son secours.

Gloire à Allah, avant l'Unités$ duquel il n'y a pas d'antérieur, si ce n'est Lui qui est ce Premier 59 ; après la Singu-larité 60 duquel il n'y a aucun après, si ce n'est Lui qui est ce Suivant 61. A propos de Lui 62, il n'y a ni avant, ni après, ni haut, ni bas, ni près, ni loin, ni comment, ni quoi, ni où, ni état, ni succession d'istants, ni temps, ni espace, ni être 63 :

Il est tel qu'Il était ». — « Il est l'Unique, le Dompteur 64 sans (les conditions ordinaires de) l'Unité 65. Il est le Singu-lier 66 sans singularité 67. Il n'est pas composé de nom et de nommé, car le nom est Lui et le nommé est encore Lui 68. Il n'y a pas de nom sauf Lui. Il n'y a pas de nommé en dehors de Lui. C'est pourquoi il est dit qu'Il est le nom et le nommé 69. Il est le Premier [El-Awwalu] sans antériorité. Il est le Dernier [El-Akhiru] sans les conditions ordinaires de

58 El-Wahdaniyah. 59 Qablu. 6o El-Fardâniyah. 61 Baadu.

62 Mot à mot : avec Lui, Maaho.

63 Kawn, l'être changeable, conditionné, temporel.

64 El-Wâhid, El-Qahhâr. 65 El-Wâhidiyah. 66 El-Fard. 67 El-Fardâni rrah.

68 Hôa=11= [hébreux] (voir La Gnose, 2e année, n° 5, p. 151) [Il s'agit d'une longue note à l'Archéomètre. Note supprimée dans E.T. (N.D.E.)].

69 Il est encore le nommant, comme nous le verrons plus tard en traitant de la Seigneurie divine, Er-Rabbâniyah, ou plus spécialement ici El-Marbûbiyah.

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la finalité, c'est-à-dire sans finalité absolue. Il est l'Évident [Ezh-Zhâhiru] sans extériorité. Il est l'Occulte [El-Bâtinu] sans intériorité. Je veux dire qu'Il est l'existence des Glyphes 70 de l'externe comme Il est l'existence de ceux de l'interne. Il n'y a ni externe ni interne hormis Lui, et cela sans que ces Glyphes se changent pour devenir Lui, ou que Lui, Il se change pour devenir ces Glyphes. Il importe de bien comprendre cet arcane, de peur de tomber dans l'erreur de ceux qui croient aux incarnations de la Divinité. Il ne se trouve pas dans quelque chose et aucune chose ne se trouve dans Lui par un entrée ou une sortie quelconque 71. Il faut le connaître de cette façon, non par la science, l'intelligence, l'imagination, la sagacité, les sens, la vision extérieure, la vision intérieure, la compréhension ou le raisonnement. Personne ne peut Le voir, sauf Lui(-même). Personne ne Le saisit, sauf Lui(-même). Personne ne Le connaît, sauf Lui(-même). Il Se voit par Lui(-même) 72. Il Se connaît par Lui(-même). Autre-que-Lui ne peut Le voir. Autre-que-Lui ne peut Le saisir. Son impénétrable voile est Sa propre Unicité. Autre-que-Lui ne Le dissimule pas. Son voile est Son existence même. Il est voilé par Son Unicité d'une façon inexplicable. Autre-que-Lui ne Le voit pas : aucun prophète envoyé, aucun saint parfait ou ange approché 73. Son prophète est Lui(-même). Son messager (apôtre) 74 est Lui. Sa missive (apostolat) est Lui. Sa Parole est Lui. Il a mandé Son ipséité par Lui-même de Lui-même vers Lui-même, sans aucun intermédiaire ou causalité (extérieure),

70 Hurûf=lettres, c'est-à-dire éléments spirituels (voir le Sépher ha-Zohar).

71 Autrement dit : Il n'entre en rien et rien n'entre en Lui ; Il ne sort de rien et rien ne sort de Lui.

72 Nafsaho, mot à mot : Son âme, c'est-à-dire Lui-même, Son ipséité.

73 Qorân, IV, 170.

74 Il faut observer les nuances entre Prophète (Nabî), Apôtre (Rasûl) et Saint (Walî).

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que Lui-même. Il n'y a aucune disparité (de temps, d'espace ou de nature) entre Celui qui envoie, entre le Message, et le Destinataire de cette missive. Son existence est celle des Lettres de la prophétie, pas d'autre. Autre-que-Lui n'a pas d'existence (ou de nominalité) et ne peut donc s'anéantir (n'ayant jamais existé). C'est pourquoi le Prophète a dit : « Celui qui connaît son âme (c'est-à-dire soi-même) connaît son Seigneur ». Il dit encore : « J'ai connu mon Seigneur par mon Seigneur ». Le Prophète d'Allah a voulu faire comprendre par ces mots que tu n'es pas toi, mais Lui ; Lui et non toi ; qu'Il n'entre pas dans toi et tu n'entres pas dans Lui ; qu'Il ne sort pas de toi et tu ne sors pas de Lui. Je ne veux pas dire que tu es ou que tu possèdes telle ou telle qualité. Je veux dire que tu n'existes absolument pas, et que tu n'existeras jamais ni par toi-même ni par Lui, dans Lui ou avec Lui. Tu ne peux cesser d'être, car tu n'es pas. Tu es Lui et Lui est toi, sans aucune dépendance ou causalité. Si tu reconnais à ton existence cette qualité (c'est-à-dire le néant), alors tu connais Allah, autrement non.

La plupart des initiés disent que la Gnose, ou la Connaissance d'Allah, vient à la suite du Fanâ el-wujûdi et du Fanâ el fanâ'i, c'est-à-dire par l'effet de l'extinction de l'existence et de l'extinction de cette extinction. Or, cette opinion est tout à fait fausse. Il y a là une erreur manifeste. La Gnose n'exige pas l'extinction de l'existence (du moi) ou l'extinction de cette extinction ; car les choses n'ont aucune existence, et ce qui n'existe pas ne peut cesser d'exister. Dire qu'une chose a cessé d'exister, qu'elle n'existe plus, équivaut à affirmer qu'elle a existé, qu'elle a joui de l'existence. Donc, si tu connais ton âme, c'est-à-dire toi-même, si tu peux concevoir que tu n'existes pas et, partant, que tu ne t'éteins pas, alors tu connais Allah, autrement non. Attribuer la Gnose au Fanâ et au Fanâ el fanâ'i est un credo ido-

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lâtre. Car, si tu attribues la Gnose au Fanâ et au Fanâ el-fanâ'i, tu prétends qu'autre-qu'Allah puisse jouir de l'existence. C'est Le nier, et tu es formellement coupable d'idolâtrie. Le Prophète a dit : « Celui qui connaît son âme 75 (c'est-à-dire lui-même) connaît son Seigneur ». Il n'a pas dit : « Celui qui éteint son âme 76 connaît son Seigneur ». Si l'on affirme l'existence d'un autre, on ne peut plus parler de son extinction, car on ne doit parler de l'extinction de ce qu'on ne doit affirmer. Ton existence est néant, et néant ne peut s'ajouter à une chose, temporaire ou non. Le Prophète a dit : « Tu n'existes pas maintenant, comme tu n'existais par avant la création du monde ». Le mot « maintenant » (est pris ici dans son sens de présent absolu), signifie l'éternité sans commencement [El-Azal], aussi bien que l'éternité sans fin [El-Abad]. Or, Allah est l'existence de l'éternité sans commencement, et de l'éternité sans fin, ainsi que la préexistence. Ces trois aspects de l'éternité sont Lui. (Allah est l'existence de ces trois aspects de l'éternité, sans qu'Il cesse d'être l'Absolu). S'il n'en était pas ainsi, Sa Solitude ne serait pas ; Il ne serait pas sans partenaire. Or, il est d'obligation (rationnelle, dogmatique et théologique) qu'Il soit seul et sans compagnon aucun. Son partenaire serait celui qui existerait par lui-même, non par l'existence d'Allah. Un tel n'aurait pas besoin d'Allah, et serait, par conséquent, un second Seigneur Dieu, ce qui est impossible. Allah n'a pas de partenaire, de semblable ou d'équivalent. Celui qui voit une chose avec Allah, d'Allah ou dans Allah, même en la faisant relever d'Allah par la Seigneurie 77, rend cette chose partenaire d'Allah, relevant de Lui par la Seigneurie. Quiconque pré-

75 Man yaraf nafsaho.

76 Man afna nafsaho.

77 Er-Rubûbiyah ; c'est, au point de vue exotérique et même piétiste, la glorification.

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tend qu'une chose puisse exister avec Allah (peu importe que cette chose existe par elle-même ou bien par Lui), qu'elle s'éteigne de son existence ou de l'extinction de son existence, un tel homme, dis-je, est loin d'avoir la moindre perception de la connaissance de son âme et de soi-même 78. Car celui qui prétend qu'autre-que-Lui puisse exister (peu importe que ce soit par lui-même ou bien par Lui ou dans Lui), puis disparaisse et s'éteigne, puis s'éteigne dans son extinction, etc., etc., un tel homme tourne en un cercle vicieux par l'extinction sur l'extinction indéfiniment. Tout cela est idolâtrie sur idolâtrie et n'a rien à faire avec la Gnose. Un tel homme est idolâtre, et il ne connaît rien ni d'Allah ni de lui-même ou de son âme.

Si l'on demande par quel moyen on arrive à connaître son « âme » (c'est-à-dire le « proprium », soi-même) et à connaître Allah, la réponse est : La voie vers ces deux connaissances est indiquée par ces paroles : « Allah était et le néant avec Lui 79. Il est maintenant tel qu'Il était ». Si quelqu'un dit : « je vois mon âme (mon « proprium », moi-même) autre qu'Allah, et je ne vois pas qu'Allah soit mon âme », la réponse est : Le Prophète veut dire par le terme « âme » le « proprium », ton existence (particulière), ce que tu appelles « moi-même », et non pas l'élément psychique qui s'appelle tantôt « l'âme impérieuse » ou « celle qui pousse irrésistiblement vers le mal », « l'âme qui reproche », « la rassérénée », etc., etc. 80 ;

78 Mot à mot :... est loin de sentir le parfum de la connaissance de l'âme, c'est-à-dire de lui-même.

79 Voir La Gnose, I. n°12, p. 270 [= Epître... « Le Cadeau », ici p. 9].

80 L'âme, En-nafs. [hébreu] : de la racine nafasa, respirer, souffler. Ce mot signifie beaucoup de choses en arabe, mais sourtout : (a) Le pronom personnel « même », pour accentuer l'individuel d'une être vivant, de préférence raisonnable. De là le sens de « proprium » chez les Soufites. On dit communément nafsânî dans le sens d'égoïste. (b) L'âme vitale, animale ou humaine, dont l'évolution graduelle à travers sept stations est le but moral du Derwishisme. Ce sujet a déjà été effleuré par plusieurs orientalistes ; nous y reviendrons plus tard.

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mais il veut dire par « âme » tout ce qui est autre qu'Allah, comme il a dit : « Fais-moi voir (ô Dieu !) les choses telles qu'elles sont », désignant par « les choses » tout ce qui n'est pas Allah (qu'Il soit exalté). Il a voulu dire : « Fais-moi connaître ce qui n'est pas Toi, afin que je sache et afin que je connaisse (la vérité sur) les choses, si elles sont Toi ou bien autre-que-Toi ; sont-elles sans commencement ni fin, ou bien ont-elles été créées et vont-elles disparaître ? » Alors, Allah lui fit voir que tout ce qui n'est pas Lui est (l'homme) lui-même, et que tout ce qui n'est pas Lui n'a aucune existence. Et il vit les choses telles qu'elles sont ; je veux dire qu'il vit qu'elles étaient la quiddité d'Allah, hors du temps, de l'espace et de toute attribution 81. Le terme « les choses » peut s'appliquer à l'âme comme à n'importe quoi. L'existence de l'âme et celle des choses s'identifient dans l'idée générale de chose 82. Donc, celui qui connaît les choses connaît son âme, son « proprium », c'est-à-dire lui-même, et celui qui se connaît soi-même connaît le Seigneur 83. Car ce que tu crois être autre-qu'Allah n'est pas autre-qu'Allah, mais tu ne le sais pas. Tu Le vois, et tu ne sais pas que tu Le vois. Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n'es pas autre-qu'Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n'as pas besoin de t'anéantir, que tu n'as jamais cessé d'être, et que tu ne cesseras jamais d'exister, jamais, comme nous l'avons déjà expliqué. Tous les attributs d'Allah sont tes attributs 84. Tu

81 Voir La Gnose, 1« année, n° 12, p. 272 [ = Epître..., II].

82 Sheyyiyah=« choseté », de Shey'=chose.

83 Sic : Er-rabb ; on devrait dire « son Seigneur » rabbaho, selon la formule consacrée (voir La Gnose, 2e année, n° 5, p. 152 [= L'Islam et les religions anthropomorphiques : dans le présent recueil page 105]).

84 Dans quelques manuscrits, on trouve : Tu verras que toutes tes actions sont celles d'Allah et que tous Ses attributs sont les tiens.

verras que ton extérieur est le Sien, que ton intérieur est le Sien, que ton commencement est la Sien et que ta fin est la Sienne, cela incontestablement et sans doute aucun. Tu verras que tes qualités sont les Siennes et que ta nature intime est la Sienne, cela sans que tu sois devenu Lui ou que Lui soit devenu toi, sans (transformation), diminution ou augmentation quelle qu'elle soit. « Tout périt sauf Sa face » 85, dans l'extérieur et dans l'intérieur. Cela veut dire qu'il n'existe aucun autre-que-Lui ; qu'autre-que-Lui n'a aucune existence, mais est fatalement perdu, de sorte qu'il ne reste que Sa figure ; autrement dit : rien n'est stable hormis Sa figure 86. (Quelques manuscrits ajoutent : « Partout où vous vous tournez, vous vous tournez vers la Face de Dieu » : Qorân, II, 109). Un exemple : Un homme ignore quelque chose, puis il l'apprend. Ce n'est pas son existence qui s'est éteinte, mais seulement son ignorance. Son existence reste elle n'a pas été changée, contre celle d'un autre ; l'existence du savant n'est pas venut s'ajouter à l'existence de l'ignorant ; il ne s'agit d'aucun mélange de ces deux existences individuelles ; il n'y a que l'ignorance qui a été enlévé. Ne pense donc pas qu'il est nécessaire d'éteindre ton existence, car alors tu te voiles avec cette même extinction, et tu deviens toi-même (pour ainsi dire) le voile

85 Voir La Gnose, Ier année, n° 12, p. 270 [ = Epître ... Le Cadeau, ici p. 9].

86 Ce passage peut s'interpréter, donc se traduire, de différentes façons, mais le sens traditionnel est que les choses n'existent que par notre ignorance. Elles disparaissent au fur et à mesure que notre ignorance diminue. Leur existence étant une illusion, leur disparition n'est qu'une façon de parler. J'ai voulu expliquer cette idée fondamentale de l'ésotérisme musulman dans La Gnose : pages dédiées au Soleil, 2° année, n° 2, p. 63, et L'Universalité en l'Islam, 2e année, n° 4, p. 121. J'ai désigné « les choses » par « la réalité collective » [respectivement p. 59 et p. 83 dans le présent recueil].

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d'Allah 87. Comme maintenant le voile est autre-qu'Allah, il s'ensuit qu'autre-que-Lui puisse Le vaincre en repoussant les regards vers Lui, ce qui est une erreur et une méprise grave. Nous avons dit plus haut que l'unicité et la singularité sont les voiles d'Allah, pas d'autres. C'est pourquoi il est permis au Wâçil, c'est-à-dire à celui qui est arrivé à la Réalité (personnelle) 88, de dire : « Je suis le Vrai Divin », ou bien : « Gloire à moi ; que ma celsitude est grande ! ». Un tel Wâçil n'est pas arrivé à un degré aussi sublime sans avoir vu que ses attributs sont les attributs d'Allah et que son être intime est l'être intime d'Allah, sans aucune transformation d'attributs ou transsubstantiation d'être intime, sans aucune entrée dans Allah ou sortie de Lui (ou vice versa). Il voit qu'il ne s'éteint pas dans Allah et qu'il ne persiste avec Allah non plus. Il voit que son âme (c'est-à-dire son « proprium ») n'existe pas du tout, non pas comme ayant existé, puis s'étant éteinte, mais il voit qu'il n'y a ni âme ni existence sauf la Sienne. Le Prophète a dit : « N'insultez pas au Siècle 89, car il est Allah ». Il a voulu dire par ces paroles que l'existence du Siècle est l'existence d'Allah (qu'il soit glorifié et magnifié). Il est trop élevé pour avoir un partenaire, un semblable ou équivalent quelconque. Le Prophète dit dans une tradition Qodsî 90 : « Allah dit : Mon serviteur ! J'étais malade, et tu ne M'as pas visité. J'avais

87 Allah n'est jamais voilé. Il paraît ainsi, mais c'est une illusion. C'est l'homme qui est voilé, par lui-même ou par les autres, de sorte qu'il ne peut voir son Seigneur. Telle est la tradition.

88 Voir La Gnose, 2° année, n° 2, Pages dédiées au Soleil, et n° 4, L'Universalité en l'Islam.

89 Ed-dahru : voir La Gnose, 2° année, n° 2, p. 63 [ =Pages dédiées au Soleil, II : page 60 dans le présent recueil].

90 Les traditions ainsi nommées contiennent ce qu'Allah a dit directement au Prophète. Le Qorân est la Parole d'Allah, révélée par l'entremise de l'ange Gabriel.

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faim, et tu ne M'as pas donné à manger. Je t'ai demandé l'aumône, et tu l'as refusée ». Il a voulu dire que c'était Lui qui était le malade et le mendiant. Comme le malade et le mediant peuvent être Lui, alors toi et toutes les choses de la création, accidents ou substances, peuvent aussi être Lui. Quand on découvre l'énigme d'un seul atome, on peut voir le mystère de toute la création, tant intérieure qu'extérieure. Tu verras qu'Allah n'a pas seulement créé toutes choses, mais tu verras encore que, dans le monde invisible aussi bien que dans le monde visible, il n'y a que Lui, car ces deux mondes n'ont point d'existence propre. (Tu verras) qu'Il n'est pas seulement leur nom, mais aussi Celui qui (les) nomme et Celui qui est nommé (par eux), ainsi que leur existence. Tu verras qu'Il n'a pas seulement créé une chose une fois pour toutes, mais tu verras « qu'Il est tous les jours en l'état de Créateur sublime » 91, par l'expansion et l'occultation de Son existence et de Ses attributs en dehors de toute condition intelligible. Car Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur. Il paraît dans Son unité et Se dissimule dans Sa singularité. Il est le Premier par Sa perséité. Il est le Dernier par Son éternelle permanence. Il est l'existence des Glyphes du Premier et du Dernier, de l'Extérieur et de l'Intérieur, comme l'existence de ces Glyphes est Lui. Il est Son nom ; Il est celui qui est nommé. Comme Son existence est fatale, logique et dogmatique, de même est fatale la non-existence de tout autre-que-Lui. Ce que nous pensons être autre-que-Lui n'est pas, au fond, une bi-existence, car Son existence à Lui signifie qu'une bi-existence n'existe pas ; sans, quoi cette bi-existence serait Son semblable. Or, autre-que-Lui n'est pas, car Il est exempt de ce qu'un autre-que-Lui soit autre-que-Lui.

91 Qorân, LV, 29.

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Cet autre est encore Lui sans aucune différence intérieure ou extérieure. Celui qui est ainsi possède des attributs sans nombre ni fin.

Celui qui est ainsi qualifié possède des attributs innombrables. Comme celui qui meurt, dans le sens propre du mot, est séparé de tous ses attributs louables ou blâmables, de même, celui qui meurt, au sens figuré, est séparé de tous ses attributs louables ou blâmables. Allah — qu'Il soit béni et exalté — est à sa place dans toutes les circonstances 92. La « nature intime » d'Allah tient lieu de sa « nature intime » ; les « attributs » d'Allah tiennent lieu de ses « attributs ». C'est pourquoi le Prophète — qu'Allah prie sur lui et le salue — a dit : « Mourez avant que vous ne mouriez », c'est-à-dire : « connaissez vous-mêmes (vos âmes, votre « proprium ») avant que vous ne mouriez ». Il a dit encore : « Allah dit : Mon adorateur ne cesse de s'approcher de Moi par des oeuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et lorsque Je l'aime, Je suis son ouïe, sa vue, sa langue, sa main, etc. 93 ». Le Prophète veut dire : Celui qui tue son âme (son « proprium »), c'est-à-dire celui qui se connaît, voit que toute son existence est Son existence. Il ne voit aucun changement en sa « nature intime » ou en ses « attributs ». Il ne voit aucune nécessité à ce que ses attributs deviennent les Siens. Car (il a compris qu') il n'était pas lui-même l'existence de sa propre « nature intime », et qu'il avait été ignorant de son « proprium » et de ce qu'il était au fond. Lorsque tu prends connaissance de ce que c'est que ton « proprium », tu es débarrassé de ton dualisme 94, et tu sau-

92 Allah est ici à considérer comme la formule de la Destinée, universelle ou individuelle.

93 Une célèbre « Tradition sainte » (Hadit godsî) (voir La Gnose, 2e année, n° 6, p. 174, note 2) [L'Identité Suprême..., page 118, note 90 dans le présent recueil].

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ras que tu n'es autre qu'Allah. Si tu avais une existence indépendante, une existence « autre qu'Allah », tu n'aurais pas à t'effacer ni à connaître ton « proprium ». Tu serais un Seigneur Dieu autre que Lui. Qu'Allah soit béni, de sorte qu'il n'y a pas de Seigneur Dieu autre que Lui.

L'intérêt de la connaissance du « proprium » consiste à savoir, mais à avoir la certitude absolue que ton existence n'est ni une réalité ni une nihilité, mais que tu n'es pas, que tu n'as pas été et que tu ne seras jamais. Tu comprendras clairement le sens de la formule : Lâ ilaha ill'Allah (= il n'y a pas de Dieu si ce n'est Le Dieu) 95, c'est-à-dire il n'y a pas de Dieu autre que Lui, il n'y a pas d'existence autre que Lui, il n'y a d'autre autre que Lui, et il n'y a pas de Dieu si ce n'est Lui.

Si quelqu'un objecte : « Tu abolis Sa Seigneurie 96 », je réponds : Je n'abolis pas Sa Seigneurie, car Il ne cesse pas d'être (Seigneur) magnifiant, non plus qu'Il ne cesse d'être (adorateur) magnifié. Il ne cesse pas d'être Créateur, non plus qu'Il ne cesse d'être crée. Il est maintenant 97 tel qu'Il était. Ses titres de Créateur ou de Seigneur magnifiant ne sont point conditionnés par (l'existence) d'une chose créé ou d'un (adorateur) magnifié. Avant la création des choses créées, Il possédait tous Ses attributs. Ils est maintenant tel qu'Il était. Il n'y a aucune différence, dans Son Unité, entre la création et la préexistence. Son titre de l'Extérieur implique la création des choses, comme Son titre de l'Occulte ou

94 Itnaïniyah = dualisme ; bi-existence ; croyance en deux divinités ; de Itnaïn = deux. Dans quelques manuscrits, je trouve : Ananiyah = égoïsme, de Ana = je, moi.

95 Voir La Gnose, 2e année, n° 2, p. 64 et n° 3, p. 111 (errata du n° 2) [ = Pages dédiées au Soleil, page 61 (suite de la note 26) dans le présent recueil].

96 Er-rubûbiyah, c'est-à-dire l'influence seigneuriale, magnificatrice, glorifiante.

97 Il s'agit toujours de la « Permanente Actualité ».

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de l'Intérieur implique la préexistence. Son intérieur est Son extérieur (ou Son expansif, Son évidence), comme Son extérieur est Son intérieur ; Son premier est Son dernier et Son dernier est Son premier ; le tout est unique et l'unique est tout. Il est qualifié : « Tous les jours Il est en l'état de Créateur Sublime : rien autre que Lui n'était avec Lui ; Il est maintenant tel qu'Il était ». En réalité, autre-que-Lui n'a pas d'existence. Tel qu'Il était de toute éternité, tous les jours en l'état de Créateur Sublime. (Il n'y a) aucune chose (avec Lui) et aucun jour (de création, à l'exclusion d'un autre), comme il n'y a dans la préexistence de chose ni de jour 98, car l'existence des choses ou leur néant est tout un. S'il n'en était pas ainsi, il aurait fallu la création de quelque chose de nouveau qui ne fût pas compris dans Son Unicité, ce qui serait absurde. Son titre de l'Unique Le rend trop glorieux pour qu'une pareille supposition fût vraie.

Lorsque tu peux voir ton « proprium » ainsi qualifié sans combiner l'Existence Suprême avec un adversaire, partenaire, équivalent ou associé quelconque, alors tu le connais tel qu'il est (c'est-à-dire tu te connais réellement). C'est pourquoi le Prophète a dit : « Celui qui connaît son « pro-prium » connaît son Seigneur ». Il n'a pas dit : « Celui qui éteint son « proprium » connaît son Seigneur ». Il sut et il vit qu'aucune chose n'est autre que Lui. Ensuite, il dit que la connaissance de soi-même, du « proprium » (de son âme), c'est la Gnose ou la connaissance d'Allah. Connais ce que c'est que ton « proprium », c'est-à-dire ton existence99 ; connais qu'au fond tu n'es pas toi, mais que tu ne sais pas.

98 C'est-à-dire : Il n'y a actuellement, à notre point de vue humain, de chose avec Dieu ni de jour de création particulière, pas plus maintenant qu'avant la création du monde.

99 C'est-à-dire ce que pouvait être ta vie individuelle séparée de la vie universelle.

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Sache que (ce que tu appelles) ton existence n'est (en réalité) ni ton existence ni ta non-existence. Sache que tu n'es ni existant ni néant, que tu n'es pas autre qu'existant ou autre que néant. Ton existence et ta nihilité constituent Son Existence (absolue, telle que l'on ne peut ni doit discuter si Elle est ou si Elle n'est pas) 100 La substance de ton être ou de ton néant est Son Existence. Donc, lorsque tu vois que les choses ne sont pas autres que ton existence et la Sienne, et lorsque tu peux voir que la substance de Son Être est ton être et ton néant dans les choses, sans (toutefois) voir quoi que ce soit avec Lui ou dans Lui, alors tu connais ton âme, ton « proprium ». Or, se connaître soi-même d'une telle manière, c'est là la Gnose, la connaissance d'Allah, au-dessus de toute équivoque, doute ou combinaison d'une chose temporaire avec l'éternité, sans voir dans l'éternité ou par elle ou à côté d'elle autre chose que l'éternité.

Si quelqu'un demande : « Comment alors s'opère l'Union (El-wiçal), puisque tu affirmes qu'autre-que-Lui n'est pas ? une chose qui est unique ne peut s'unir qu'avec elle-même », la réponse est : En realité, il n'y a ni union (waçl) ni séparation (façl), comme il n'y a ni éloignement (buud) ni approchement (qurb). On ne peut parler d'union qu'entre deux, et non lorsqu'il s'agit d'une chose unique. L'idée d'union ou d'arrivé comporte l'existence de deux choses, analogues ou non 101. Analogues, ils sont semblables. S'ils ne sont pas analogues, ils se font opposition. Or, Allah — qu'Il soit exalté — est exempt de tout semblable ainsi que de tout rival, contraste ou opposant. Ce qu'on appelle

100 Les mots entre parenthèses sont les tentatives du traducteur pour préciser le sens du texte selon la pensée dominante de l'auteur. Une traduction (Tarjumah) de l'arabe ou du chinois en une langue occidentale correspond exactement à un commentaire indigène, dans la langue même du texte.

101 Mutasâwi = parallèle.

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ordinairement « union », proximité ou éloignement 102 ne sont point tels (dans le sens propre du mot,). Il y a union sans unification, approchement sans proximité, et éloignement sans aucune idée de loin ou de près.

Si quelqu'un demande : « Qu'est-ce que c'est que la jonction sans la jonction, la proximité sans la proximité, ou l'éloignement sans l'éloignement ? », la réponse est : Je veux dire que, dans l'état que tu appelles « proximité » (qurb), tu n'étais pas autre que Lui — qu'Il soit exalté. Tu n'étais pas autre que Lui, mais tu ne connaissais pas ton « proprium » ; tu ne savais pas que tu étais Lui et non pas toi. Lorsque tu arrives à Allah, c'est-à-dire lorsque tu te connais toi-même « sans les lettres de la connaissance » 103, tu connaîtras que tu es Lui, et que tu ne savais pas auparavant si tu étais Lui ou non 104 Lorsque la connaissance (El-Irfân) te sera arrivée, tu sauras que tu as connu Allah par Allah, non par toi-même. Prenons un exemple : Supposons que tu ne sais pas que ton nom est Mahmûd, ou que tu dois être appelé Mahmûd — car le vrai nom et celui le porte sont, en réalité, identiques. Or, tu t'imagines que tu t'appelles Mohammad ;

102 Wiçâl, qurb, buud : termes soufites très fréquents. Désignant des phénomènes psychologiques, ils s'emploient surtout en morale. C'est pourquoi ils sont tombés, plus que les autres idées soufites, dans la vulgarité sentimentale, après avoir perdu leur véritable signification. Il incombe aux métaphysiciens de rendre le sens primitif aux mots qui désignent les principes. Comme un grand artiste transforme un fait-divers banal en un monument immortel, de même le métaphysicien purifie les lieux communs en débarrassant la Tradition de la routine.

103 Par la synthèse transformée et vivifiée des connaissances détaillées et précisables.

104 Mes manuscrits diffèrent beaucoup les uns des autres. Dans quelques-uns, je lis : « ... si tu étais Lui ou bien un autre que Lui ». Ailleurs je trouve : « ... si tu étais Lui ou que Lui était autre que Lui ». Une troisième catégorie de manuscrits donne : « ... si tu étais Lui ou que Lui était Lui ». La confusion n'est qu'apparente, car la tradition est, comme nous le verrons plus tard, qu'Il est la Gnose et que la Gnose est Lui. On voit Dieu par l'oeil de Dieu.

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mais, après, quelque temps d'erreur, tu finis par savoir que tu es Mahmûd et que tu n'as jamais été Mohammad. Cependant, ton existence continue (comme par le passé), mais le nom Mohammad est enlevé de toi ; cela est arrivé parce que tu as su que tu es Mahmûd et que tu n'ais jamais été Mohammad. Tu n'as pas cessé d'être Mohammad par une extinction de toi-même (El-fanâ an nafsika), car cesser d'exister (fanâ) suppose l'affirmation d'une existence antérieure. Or, qui affirme une existence quelconque hormis Lui, donne un associé à Lui — qu'Il soit béni, et que Son nom soit exalté. (Dans notre exemple), Mahmûd n'a jamais rien perdu. Mohammad n'a jamais vécu (mot à mot : respiré, nafasa) dans Mahmûd, n'est jamais entré dans lui ou sorti de lui. De même Mahmûd par rapport à Mohammad. Aussitôt que Mahmûd a connu qu'il est Mahmûd et non Mohammad, il se connaît, c'est-à-dire il connaît son « pro-prium », cela par lui-même et non par Mohammad. Celui-là n'était pas. Comment aurait-il pu informer d'une chose quelconque ?

Donc, « celui qui connaît » et « ce qui est connu » sont identiques, de même que « celui qui arrive » et « ce à quoi on arrive », « celui qui voit » et « ce qui est vu » sont identiques. « Celui qui sait » est Son attribut (çifa) ; « Ce qui est su » est Sa substance ou « nature intime » (dât). « Celui qui arrive » est Son attribut ; « Ce à quoi on arrive » est Sa substance. Or, la qualité et ce qui la possède sont identiques. Telle est l'explication de la formule : Celui qui se connaît, connaît son Seigneur. Qui saisit le sens de cette similitude comprend qu'il n'y a ni union (jonction ou arrivée) ni séparation. Il comprend que « Celui qui sait » est Lui, et que « Ce qui est su » est encore Lui. « Celui qui voit » est Lui ; « Ce qui est vu » est encore Lui. « Celui qui arrive » est Lui ; « Ce à quoi on arrive » dans l'union est

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encore Lui. Aucun autre que Lui ne peut se joindre à Lui ou arriver à Lui. Aucun autre que Lui ne se sépare de Lui. Quiconque peut comprendre cela est tout à fait exempt de la grande idolâtrie'''

La plupart des initiés qui croient connaître leur « pro-prium » ainsi que leur Seigneur et qui s'imaginent échapper aux liens de l'existence disent que la Voie n'est praticable ou même visible que par «l'extintion de l'existence » (El-fanâ) et par l'extincion de cette extinction » (Fanâ-el-fanâ'i). Ils ne dogmatisent ainsi que parce qu'ils n'ont point compris la parole du Prophète — qu'Allah prie sur lui et le salue. Comme ils ont voulu remédier à l'idolâtrie (qui résulte de la contradiction 106, ils ont parlé tantôt de « l'extinction », c'est-à-dire celle de l'existence, tantôt de « l'extinction de cette extinction », tantôt de « l'effacement » (El-mahw) et tantôt de « la disparition » (El-içtilâm). Mais toutes ces explications reviennent à l'idolâtrie pure et simple, car quiconque avance qu'il existe quoi que ce soit autre que Lui, laquelle chose s'éteint par la suite, ou bien parle de l'extinction de l'extinction de cette chose, un tel homme, disons-nous, se rend coupable d'idolâtrie par son affirmation de l'existence présente ou passée d'un autre qui Lui'107 Qu'Allah — que Son nom soit exalté — les conduise, et nous aussi, dans le vrai chemin.

105 Mot à mot : l'idolâtrie de l'idolâtrie, Shurkush-Shurki.

106 L'idolâtrie de la bi-existence (le dualisme) n'a échappé à aucun théologien islamite qui a pensé en arabe. Cette langue est algébrique, de sorte que l'étude de sa grammaire est, pour ainsi dire, l'exposition du mécanisme de la pensée. Il est difficile de faire un faux raisonnement en arabe sans faire des fautes de syntaxe, de lexique ou autres. La perspicuité de la phrase arabe est la meilleure preuve de la sainteté de cette langue, c'est-à-dire de sa primordialité ou de son édénisme. Dans le chinois, et en partie dans le malais, on trouve des choses analogues.

107 C'est-à-dire : il est dualiste, car il croit à la bi-existence de ce qui existe.

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(Vers :) Tu pensais que tu étais toi. — Or tu n'es pas et tu n'ais jamais existé. — Si tu étais toi, tu serais Le Seigneur, le second de deux ! — Abandonne cette idée, — Car il n'y a aucune différence entre vous deux par rapport à l'existence. — Il ne diffère pas de toi et tu ne diffères pas de Lui. — Si tu dis par ignorance que tu es autre que Lui, — Alors tu es d'un esprit grossier. — Lorsque ton ignorance cesse, tu deviens doux, — Car ton union est ta séparation et ta séparation est ton union. — Ton éloignement est une approche et ton approche est un départ 108. — C'est ainsi que tu deviens meilleur. — Cesse de faire des raisonnements et comprends par la lumière de l'intuition. — Sans quoi t'échappe ce qui rayonne de Lui 109 —Garde-toi bien de donner un partenaire quelconque à Allah, — Car alors tu t'avilis, et cela par la honte des idolâtres.

Si quelqu'un dit : « Tu prétends que la connaissance de ton « proprium » est la Gnose, c'est-à-dire la connaissance d'Allah — que Son nom soit exalté ; — l'homme est autre qu'Allah, dût-il connaître son « proprium »110 ; or, celui qui est autre qu'Allah, comment peut-il Le connaître ? comment peut-il arriver jusqu'à Lui ? », la réponse est : « Qui connaît son « proprium » connaît son Seigneur » 111. Sache que l'existence d'un tel homme n'est ni la sienne, ni celle d'un autre, mais celle d'Allah 112 (sans une fusion quelcon-

108 Fa waçluka hijrun wa hijruka waçlum — Wa bu`duka qurbun wa qurbuka bu`dun.

109 Lecture incertaine ; je traduis ce dernier vers au hasard.

110 La nuance accentuée vient du traducteur ; mot à mot, on lit : Celui qui connaît son « proprium » est autre qu'Allah.

111 L'auteur répond, à son tour par la formule dogmatique. Cette attitude dans la discussion est facile à comprendre ici.

112 C'est-à-dire : il est devenu parfaitement fataliste. Il connaît sa destinée, c'est-à-dire sa raison d'être dans l'économie universelle, sa place dans la hiérarchie de tous les êtres. Il exécute volontairement sa mission cosmique. Il est dans l'obéissance directe, ce qui donne à son progrès l'harmonie des lignes. Cet abandon à la Volonté d'Allah est « l'Islam ».

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que de deux existences en une), sans que son existence entre dans Dieu, sorte de Lui, collatère avec Lui ou réside dans Lui. Mais il voit son existence telle qu'elle est 113. Rien n'est devenu qui n'a pas existé auparavant 114, et rien ne cesse d'exister par un effacement, extinction ou extinction d'extinction. L'annihilation d'une chose implique son existence antérieure. Prétendre qu'une chose existe par elle-même signifie croire que cette chose s'est créée elle-même, qu'elle ne doit pas son existence à la puissance d'Allah, ce qui est absurde aux yeux et aux oreilles de tous. Tu dois bien noter que la connaissance que possède celui qui connaît son « proprium », c'est là la connaissance qu'Allah possède de Son « proprium », de Lui-même, car Son « proprium » n'est autre que Lui. Le Prophète — qu'Allah prie sur lui et le salue — a voulu désigner par « proprium » (nafs) l'existence même. Quiconque est arrivé à cet état d'âme, son extérieur et son intérieur ne sont autres que l'existence d'Allah, la parole d'Allah 115 : son action et celle d'Allah, et sa prétention de connaître son « proprium » est la prétention à la Gnose, c'est-à-dire à la connaissance parfaite d'Allah 116. Tu entends sa prétention, tu vois ses actes, et ton regard

13 Bihâlihi, c'est-à-dire : il voit sa place dans l'ordre. Maintenant, l'ordre est tel que tout est chacun et chacun est tout. Chaque place, chaque « détail » comporte tout l'ensemble, et tout l'ordre se retrouve dans chaque place. C'est pourquoi chaque chose qui est à sa place, si infime qu'elle soit, représente la totalité. Qui est dans l'ordre est l'ordre lui-même. Or, Dieu est l'ordre.

14 Nous considérons ce traité comme la meilleure exposition de la pensée islamo-sémitique, à cause de sa négation du temps et du progrès. Sans cette notion, on ne peut rien comprendre de la vivante immobilité, laquelle, sous différentes nominations, est le principe de l'art, de la magie, du moral et de l'ésotérisme.

15 Ailleurs, en d'autres manuscrits, on trouve : « ... sa parole est la parole d'Allah », ce qui est plus conforme à la tradition.

116 Variante : « ... sa prétention de connaître son « proprium » est la prétention divine à Se connaître Soi-même ». Autre variante : «... sa prétention à la Gnose est la connaissance de son « proprium ».

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rencontre un homme qui est autre qu'Allah (comme tu te vois toi-même autre qu'Allah), mais cela ne provient que du fait que tu ne possèdes pas la connaissance de ton « proprium ». Donc, si « le Croyant est le miroir du croyant » 117, alors il est Lui-même (par sa substance, ou par son œil) 118, c'est-à-dire par son regard. Sa substance (ou son oeil) est la substance (ou oeil) d'Allah ; son regard est le regard d'Allah sans aucune spécification (keîfiyah) 119. Cet homme n'est pas Lui selon ta vision, ta science, ton avis, ta fantaisie ou ton rêve, mais il est Lui selon sa vision, sa science et son rêve 120. S'il dit : « Je suis Allah », écoute-le attentivement, car ce n'est pas lui, mais Allah Lui-même qui (par sa bouche) prononce les mots : « Je suis Allah ». Mais tu n'es pas arrivé au même degré de développement mental que lui. Si tel était le cas, tu comprendrais sa parole, tu dirais comme lui et tu verrais ce qu'il voit.

Résumons : l'existence des choses est Son existence sans que les choses soient. Ne te laisse pas égarer par la subtilité ou l'ambiguïté des mots, de sorte que tu t'imagines qu'Allah soit créé. Certain initié a dit : « Le çûfî est éternel », mais il n'a parlé ainsi que depuis que tous les mystères (lui) ont été dévoilés et que tous les doutes ou superstitions ont été dispersés. Cependant, cette immense pensée ne peut convenir qu'à celui dont l'âme est plus vaste que les deux mondes. Quant à celui dont l'âme n'est qu'aussi grande que

117 El-mu'minu mir'atul-mu'mini, célèbre tradition qui peut s'interpréter de différentes manières, car El-mu'min=le croyant est aussi un nom d'Allah). On peut lire : le croyant est le miroir du Croyant, ce qui est l'idée dans l'ordre psychologique. Celle que nous avons préférée dans le texte est l'idée dans l'ordre métaphysique.

118 Biaînihi ; Aïn=oeil, puis source, substance ; s'emploie ordinairement dans le sens de « même », ainsi que les expressions : binafsihi, bidâtihi, etc.

19 Mot scolastique tiré de la particule keif=comment.

120 Il est inutile de dire aux lecteurs de La Gnose qu'il est Lui selon Sa vision.

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les deux mondes, elle ne lui convient pas 121. Car, en vérité, cette pensée est plus grande que le monde sensible et le monde hypersensible, tous les deux pris ensemble.

Enfin, sache que « Celui qui voit » et « Ce qui est vu », que « Celui qui fait exister » et « Ce qui existe », que Celui qui connaît » et « Ce qui est connu », que « Celui qui crée », et « Ce qui est créé », que « Celui qui atteint par la compréhension » et « Ce qui est compris » sont tous Le-même. Il voit Son existence par Son existence, II la connaît par elle-même et Il l'atteint par elle-même, sans aucune spécification, en dehors des conditions ou formes ordinaires de la compréhension, de la vision ou du savoir. Comme Son existence est inconditionnée, Sa vision de Lui-même, Son intelligence de Lui-même et Sa science de Lui-même sont également inconditionnées.

Si quelqu'un demande : « Comment regardez-vous ce qui est repoussant ou attrayant ? si tu vois par exemple une saleté ou une charogne, est-ce que tu dis que c'est Allah ? », la réponse est : Allah est sublime et pur, Il ne peut être ces choses. Nous parlons avec celui qui ne voit pas une charogne comme une charogne ou une ordure comme une ordure. Nous parlons aux voyants, et non aux aveugles. Celui qui ne se connaît pas est un aveugle, né aveugle. Avant que cesse son aveuglement, naturel ou acquis, il ne peut comprendre ce que nous voulons dire. Notre discours est avec Allah, et non avec autre que Lui, ou avec des aveugles-nés. Celui qui est arrivé à la station spirituelle qu'il est nécessaire d'avoir atteint pour comprendre, celui-là sait qu'il n'y a rien qui existe, hormis Allah. Notre discours est avec celui qui cerche avec ferme intention et parfaite sincé-

121 Dans le texte : Cette bouchée est pour celui dont le gosier est plus large que les deux mondes. Elle ne convient pas à celui dont le gosier n'est qu'aussi grand que les deux mondes.


rité à connaître son « proprium » (au nom) de la connaissance d'Allah — qu'Il soit exalté — lequel, en son coeur, garde en tout sa fraîcheur la forme 122 dans sa demande et dans son désir d'arriver à Allah. Notre discours n'est pas adressé à ceux qui n'ont ni intention ni but.

130

Si quelqu'un objecte : « Allah — qu'Il soit béni et saint — a dit : Les regards ne peuvent L'atteindre, mais Lui, Il atteint les regards 123 ; toi, tu dis le contraire ; où est la vérité ? », la réponse est : Tout ce que nous avons dit revient à la parole divine : Les regards ne peuvent L'atteindre, c'est-à-dire ni personne, ni les regards de qui que ce soit ne peuvent L'atteindre. Si tu dis qu'il y a dans ce qui existe un autre que Lui, tu dois convenir que cet autre que Lui puisse L'atteindre. Or, (dans cette partie de Sa parole arabe) : « les regards ne peuvent L'atteindre », Allah avertit (le croyant) qu'il n'y a pas un autre que Lui. Je veux dire qu'un autre que Lui ne peut L'atteindre, mais celui qui L'atteint, c'est Lui, Allah, Lui et aucun autre. Lui seul atteint en comprend Sa véritable « nature intime » (Ed-dât), pas un autre. Les regards ne L'atteignent pas, car ils ne sont autre chose que Son existence 124

A propos de celui qui dit que les regards ne peuvent L'atteindre, car ils sont créés, et le créé ne peut atteindre l'incréé ou l'éternel, nous disons que cet homme ne connaît pas encore son « proprium » 125. Il n'y a rien, absolument

122 Çurah, la forme, l'image. J'ai préféré la forme : 1° pour éviter l'anthropomorphisme autant que possible ; 2° parce que la forme, voire même la formule, a une importance beaucoup plus grande et tient une place plus élevée en l'Islam qu'ailleurs. Je me propose de développer ce sujet plus tard.

123 Qorân, ch. VI, v. 103.

124 A un certain point de vue, qui cependant n'est pas le nôtre, on pourrait dire que c'est la matière qui prend conscience d'elle-même. Un athée qui n'est pas un cynique est, en général, assez ben préparé pour comprendre la métaphysique de l'Islam.

125 Variante : « ... est loin de connaître ... ».

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rien, regards ou autres choses, qui existent hormis Lui, mais Il comprend Sa propre existence sans (toutefois) que cette compréhension existe d'une façon quelconque.

(Vers :) J'ai connu mon Seigneur par mon Seigneur sans confusion ni doute. — Ma « nature intime » (dât) est la Sienne, réellement, sans manque ni défaut. — Entre nous deux il n'y a aucun devenir 126, et mon âme est le lieu où le monde occulte se manifeste. — Depuis que je connus mon âme sans mélange ni trouble, — Je suis arrivé à l'union avec l'objet de mon amour sans qu'il y a ait plus de distances entre nous, ni longues ni courtes. — Je reçois des grâces sans que rien descende d'en haut (vers moi), sans reproches, et même sans motifs. — Je n'ai pas effacé mon âme à cause de Lui, et elle n'a eu aucune durée temporelle pour être détruite après 127.

Si quelqu'un demande : « Tu affirmes l'existence d'Allah et tu nies l'existence de quoi que ce soit (hormis Lui) ; que sont donc ces choses que nous voyons ? », la réponse est : Ces discussions s'adressent à celui qui ne voit rien hormis Allah. Quant à celui qui voit quelque chose hormis Allah, nous n'avons rien avec lui, ni question ni réponse, car il ne voit que ce qu'il voit ; tandis que celui qui connaît son « proprium » ne voit pas autre chose qu'Allah (en tout ce qu'il voit). Celui qui ne connaît pas son « proprium » ne voit pas Allah, car tout récipient ne laisse filtrer que de son contenu. — Nous nous sommes déjà beaucoup étendu sur notre sujet. Aller plus loin serait inutile, car celui qui n'est point fait pour voir ne verra pas davantage (au moyen de nos efforts). Il ne comprendra pas et ne pourra atteindre la vérité. Celui qui peut voir, voit, comprend et atteint la vérité (d'après ce que nous avons dit). A celui qui est (hyperconsciemment) arrivé, il suffit d'une légère indication pour qu'à cette lumière il puisse trouver la vraie Voie, marcher avec toute son énergie et arriver au but de son désir, avec la grâce d'Allah.

Qu'Allah nous prépare à ce qu'Il aime et agrée en fait de paroles, d'actes, de science, d'intelligence, de lumière et de vraie direction. Il peut tout, et Il répond à toute prière par la juste réponse. Il n'y a de moyen ou de pouvoir qu'auprès d'Allah, le Très-Haut, l'Immense. Qu'Il prie sur la meilleure de Ses créatures, sur le Prophète ainsi que sur tous les membres de sa famille. Amen.

Traducteur :

ABDUL-HÂDI

126 Donc pas de transsubstantiation, d'incarnation, etc. Variantes : Hij-rân=évasion, émigration ; Haïrân=étonnement, etc.

127 Plusieurs variantes, plus obscures les unes que les autres, surtout à cause du mauvais état des manuscrits qui rend la lecture incertaine. Quelques manuscrits ont même un verset de plus qui commence : Wa niltu=je suis arrivé. Le reste est illisible.



JÂMI

Les Jaillissements de Lumière


AU NOM DE DIEU LE CLÉMENT LE MISÉRICORDIEUX

«Ma louange ne parvient pas jusqu’â Toi» 14. Or, si «toute louange remonte à Toi», Ta sainte Seigneurie resplendit bien au-dessus de ma louange, car Tu es tel que Tu T’es louangé Toi-même.

Seigneur! Nous n’arrivons pas à articuler Ta louange, et à proclamer Ta gloire jusqu’â Ta hauteur. Tout ce qui, dans le livre de la création, est louange et glorification, renvoie à Ta majesté et à Ta grandeur. Que peuvent exprimer nos mains et nos lèvres en action de grâces et de louange qui Te convienne? Toi-même Tu dis comment Tu es. Le joyau qui Te rend hommage est celui que Tu as Toi-même taillé.

Quatrain

Dans l’immensité de Ta grandeur

Le monde n’est qu’une goutte de l’océan de Ta générosité.

N’est-il pas au-dessus de nos forces de Te louer?

Seule Ta propre louange est digne de Toi.

14. Un dit du Prophète. Cf. Wensinck, I, p. 305, 47-50, Muslim Salât», 222. Ibn Hanbal, Musnad, I, 96.

Lâ où celui qui a proféré15 «Je suis le meilleur orateur» a baissé l’étendard de l’éloquence et s’est avoué incapable de proférer Ta louange, comment un bègue pourrait-il ouvrir la bouche, et comment peut-il oser parler celui dont l’esprit n’est pas clair? Ici, l’impuissance même consiste à avouer sa faiblesse et son impuissance : et chercher à partager le rang de ce Prince de la Religion et du monde, c’est manquer à tous les usages.

Quatrain

Qui suis-je? Pour qui me prendrai-je?

Par mes passions je ne peux prétendre que partager le sort de Ses chiens

Je sais. Je n’arriverai pas jusqu’â Sa suite.

Que parvienne au moins à mon oreille le grelot lointain de Sa caravane!

Ô Dieu bénis Mohammad, qui porte l’étendard de la louange et possède l’«état glorieux» 16, ainsi que sa Famille et ses Compagnons qui ont obtenu par leur persévérance les faveurs auxquelles ils aspiraient. Donne-leur en abondance Ton salut!

Invocations

Dieu, ô mon Dieu, délivre-nous de l’empire des vanités et fais-nous voir dans leur quiddité la réalité ontologique des choses!

Ôte de nos yeux ces œillères d’insouciance, et montre-nous les choses comme elles sont. Ne nous montre pas le néant sous la forme de l’être. Ne mets pas le voile du néant sur l’éclat de l’être, et fais, de ces formes imaginales, non une cause de dissimulation et de distance, mais des miroirs épiphaniques de Ta beauté! Transforme ces figures imaginaires en capital de savoir et de vision, non en instrument d’égarement et d’aveuglement.

15. Le Prophète, meilleur orateur des Arabes.

16. Coran, XVII, 81/79. Litt. «station louangée

Notre aliénation et notre éloignement (de Toi) viennent de nous seuls. Que Ta munificence nous délivre de nous-mêmes, et nous donne de Te connaître.

Quatrain

Ô, Seigneur donne-moi un cœur pur et un esprit éveillé!

Donne-moi les sanglots du crépuscule et les larmes de [l’aube!

Dans la voie qui mène à Toi, arrache-moi d’abord à mon [ego!

Alors, délivré de moi-même, donne-moi accès à Toi!

Quatrain

Ô, Seigneur rends-moi toute la création amère

Et éloigne-moi de la société des humains!

Détourne mon cœur de tout autre que Toi!

Fais-moi tout entier l’amoureux exclusif de Toi!

Quatrain

Seigneur, Tu pourrais me sauver du désespoir — pourquoi pas?

Me guider vers la Connaissance mystique — pourquoi pas?

Dans Ta bonté Tu as converti tant de guèbres17 à l’Islam :

Tu ferais (de moi) un musulman de plus… pourquoi pas?

17. Les guèbres, ou zoroastriens, dont la religion était le culte officiel de l’Iran avant l’islam, encore présents aujourd’hui en Inde et en Iran.

Quatrain

Seigneur, rends-moi les deux mondes superflus!

Accorde-moi la couronne de pauvreté!

Dans cette quête, fais-moi le confident de Ton mystère!

Et détourne-moi de toute voie qui ne conduit pas vers Toi!

Avant-propos

Voici un traité intitulé «Illuminations» (Lavâyeh), dans lequel on présente les connaissances discursives et intuitives qui ont illuminé les Tables des mystères18 et les esprits des maîtres spirituels et des mystiques. On y trouvera les mots appropriés, et des formules bien tournées. Il est souhaitable que l’existence de l’auteur de ce discours y soit indiscernable, et que le lecteur ne se complaise pas à la critique et au dénigrement : l’auteur n’a en effet ici d’autre rôle que d’interpréter (tarjomâni), et seul le style du discours peut lui être attribué.

Quatrain

Je ne suis rien et bien moins que rien.

Rien n’advient de rien et de moins que rien.

Sinon du dire lui-même je n’ai aucun mérite

Chaque fois que je dis l’un des mystères de la Réalité.

Quatrain

En terre de dénuement, mieux vaut passer inaperçu.

En affaire d’amour, mieux vaut être muet.

Pour qui n’est pas initié à la mystérieuse saveur de l’Être (vojud)

Mieux vaut en parler comme un simple interprète.

18. Jeu de mots sur «Lavdyeh» et «alvah» (pl. de lowh) qui sont de racine semblable. Lowh est la «table bien gardée» sur laquelle sont inscrits éternellement les mystères du monde.

Quatrain

J’ai poli comme font les sages, quelques pierres précieuses

Pour embellir une tradition venue de haute source.

Qu’on m’ignore, moi qui ne suis rien — mais que des gens sûrs

Fassent parvenir ce présent au Roi de Hamadân19!

19. Probablement Sâh Manucehr, qui gouvernait Hamadân (l’ancienne Ecbatane, petite ville à l’ouest de l’Iran) lorsque Jâmi y passa en 877/1473. Il y a un jeu de mots sur le nom, «hama-dân» voulant dire «qui sait tout» : le Roi saura bien qui je suis!

Première illumination

“Dieu n’a créé aucun homme avec deux cœurs (dans sa poitrine).” 20

Le Seigneur ineffable qui t’a donné la grâce d’exister n’a mis en toi qu’un seul cœur, afin que dans ton amour pour Lui tu n’aies qu’un esprit et qu’un cœur, que tu te détournes de tout autre que Lui pour te diriger vers Lui, et que tu ne déchires pas ce cœur unique en mille morceaux, chacun s’égarant vers son propre but.

Quatrain

Ô toi qui te tournes vers le pôle spirituel 21 de Fidélité,

Pourquoi l’enveloppe charnelle étouffe-t-elle ton esprit?

Il n’est pas beau pour toi de laisser aller ton cœur à poursuivre ceci ou cela.

Tu n’as qu’un cœur, un Ami est assez pour toi.

20. Coran, XXXIII, 4.

21. Qebla, litt. : la direction de La Mecque, vers laquelle il faut se tourner pour accomplir la prière rituelle.

Deuxième illumination

La désunion (tafreqa), c’est de disperser son cœur en l’attachant à des objets multiples. L’union (jam'iyat) c’est de se servir de toute chose pour la contemplation de l’Unique (vâhed). Certains s’imaginent que l’union consiste à réunir les choses22 et ils restent éternellement dans la dispersion. D’autres, ayant acquis la certitude que la réunion des choses est une cause de dispersion, se sont détachés de tout.

Quatrain

Ô toi dont le cœur est plein de mille soucis divers

Qu’il est difficile de satisfaire tous les désirs de ton cœur!

Car tout ce qui en résulte, c’est la désunion du cœur.

Ne livre plus ton cœur qu’â un seul désir et libère-toi de tous les autres!

Quatrain

Tant que tu es tiraillé par les tentations

Tu n’es, pour les «gens de l’union» 23, que le plus vil des hommes.

Par Dieu! tu n’es même plus un humain, mais un monstre!

Et, dans ton ignorance, tu es inconscient de ta [monstruosité!)

22. Asbab, pl. de sabab, a le double sens de chose et de cause.

23. Ahl-e jam', les soufis.

Quatrain

Ô toi qui chemines sur la Voie, ne parle pas à tout propos.

N’emprunte que le chemin qui conduit à l’union avec le Seigneur Suprême.

Les choses de ce monde provoquent la désunion :

Ne cherche pas l’union du cœur dans l’accumulation des choses.

Quatrain

Ô mon cœur, jusqu’â quand iras-tu chercher la perfection dans les écoles?

Jusqu’â quand ces leçons sur les principes de la sagesse et de la géométrie?

Toute pensée qui n’est pas remémoration de Dieu n’est qu’un leurre.

Aie la crainte de Dieu : jusqu’â quand ces vaines sollicitations?

Troisième illumination

Le Vrai24 — loué et exalté soit-Il! — est présent partout, et à tout moment Il a regard sur l’aspect apparent et la réalité cachée de toute chose. Quel dommage que tu détournes les yeux de la rencontre avec Lui pour regarder ailleurs! et qu’ainsi tu délaisses la Voie de Son contentement pour parcourir un autre chemin…

Quatrain

Il est venu à l’aube ce Charmeur qui déchire les cœurs.

«Quelle peine atroce j’endure à cause de toi!» dit-Il,

«Quelle honte! mon regard est toujours tourné

Vers toi! et toi tu tournes les yeux vers un autre!»

Quatrain

C’est nous qui cheminons toute la vie sur la voie d’amour

Et recherchons de toutes nos forces l’union avec Toi toute la vie.

Mieux vaut avoir de Toi la vision d’un éclair26

Que se délecter des beautés humaines toute la vie!

24. Haqq, la «Vérité créatrice», c’est-â-dire Dieu.

25. Zâher va bâten, le manifeste et le caché; ces deux concepts sont inséparables

26 Litt. «T’imaginer pendant un clin d’œil»

Quatrième illumination

Tout autre que le Vrai (Haqq) — qu’Il soit loué et exalté! est sujet au déclin et à l’anéantissement (zavâl va fanâ) : il a pour réalité (haqiqat) un idéat sans existence (ma lum-i-st ma “dum), et pour forme un étant imaginaire. Hier, le monde contingent n’avait ni l’être ni le paraître, et aujourd’hui c’est une apparence sans être. On voit avec évidence ce qu’il en restera demain! Pourquoi te laisser gouverner par les vains désirs (âmâl va arnâniy), et pourquoi t’appuyer sur ces impostures évanescentes? Arrache ton cœur à tout cela, et attache-le à Dieu. Libère-toi de tout, et lie-toi avec Dieu. C’est Lui qui a toujours été et qui sera toujours. Son visage d’éternité n’a été égratigné par les épines d’aucune contingence.

Quatrain

La roue du destin arrachera bientôt de ta vue

Tout visage charmant qui se manifeste à toi.

Va! donne ton cœur à Celui qui dans (tous) les modes de l’être

â toujours été avec toi — et le sera toujours…

Quatrain

C’est fini pour moi cette fascination des belles idoles27

Et cette plaine que le chagrin gravait ensuite en mon cœur.

Je me tourne désormais vers la beauté éternelle :

Je suis las de tout charme qui ne soit pas infini!

27. Bot : idole, et, par extension, objet aimé charmeur.

Quatrain

Toute chose qui ne te plonge pas dans la perdurance (baqâ)

T’exposeras pour finir aux flèches inexorables de l’anéantissement (fanâ).

Ce dont tu seras séparé fatalement à la mort,

Sépare-t-en plutôt déjâ de ton vivant!

Quatrain

Bien-aimé! que ce soit les enfants ou l’argent,

Il est clair que cela ne dure qu’un temps!

Bienheureux celui qui s’attache au Charmeur

Dont les liens sont ceux des «fidèles du cœur» 28!

28. Ahl-e del, litt. les gens de cœur •, référence à l’amour spirituel.

Cinquième illumination

Le Beau absolu est le Seigneur, maître de l’éclat et des grâces. Toute beauté ou perfection qui se manifeste à tous les niveaux est une émanation de Sa beauté et de Sa perfection rayonnantes. La beauté et la perfection de ceux qui possèdent un «rang» élevé sont un reflet et ce rayonnement. Toute connaissance est un effet de Sa Connaissance. Partout où tu la découvres, l’intelligence visionnaire est le produit de Son intelligence. En un mot, ce sont tous des attributs qui Lui appartiennent, et qui se sont dégradés, en descendant des hauteurs de l’universalité et de l’absolu vers les abîmes de la particularité et de la détermination, où ils opèrent une théophanie (tajalli) afin que tu puisses remonter du particulier à l’universel et du déterminé à l’absolu. De la sorte, on ne doit pas voir de séparation entre le particulier et l’universel, ni arrêter la pensée dans son mouvement du conditionné à l’inconditionné (l’absolu).

Quatrain

J’étais allé contempler les fleurs. Cette beauté du Turkestan 29

Me vit dans la roseraie et me réprimanda jalousement :

«C’est moi le principe originel, les fleurs du monde ne sont que des rameaux.

Pourquoi t’arrêtes-tu aux copies sans remonter à l’original?»

29. Litt. : «luminaire de Tarâs». Tarâs (ou Talâs) au Turkestan était célèbre pour ses femmes, comme du reste tout le Turkestan (les visages sur les miniatures sont toujours asiatiques). L’Ami reproche au poète de se tourner vers les fleurs de son jardin pour découvrir une exemplification de la beauté. On peut comprendre aussi que c’est une fleur, comparée à un brillant luminaire, qui est jalouse de l’attention portée aux autres.

Quatrain

Qu’ai-je à faire de cette svelte silhouette, de ce gracieux visage?

Qu’ai-je à faire de ces mèches de cheveux bouclés?

De tout côté, c’est une beauté qui se love…

Insensé! qu’ai-je à faire de ces charmes soumis aux conditions (de la finitude)?

Sixième illumination

Bien qu’au regard de sa corporéité l’homme soit dans une extrême opacité matérielle, il est, de par sa spiritualité, au summum de la diaphanéité. Il est soumis à tout ce vers quoi il se tourne et prend la couleur de ce vers quoi porte son regard. C’est pourquoi les philosophes ont dit que lorsque l’âme raisonnable épiphanise (motajalli savad) les formes correspondant aux réalités ontologiques et qu’elle réalise en elle leurs statuts (ahkâm) véridiques, «elle devient comme la totalité de ce qui existe».

Le commun des mortels ne peut, il est vrai, en raison des liens trop forts qui l’y enserrent, se distinguer de cette forme corporelle et de ce réceptacle matériel. C’est ce que dit l’auteur du Masnavi — que Dieu sanctifie son esprit — :

Ô frère, ton être est à l’image de ta pensée.

Pour le reste tu n’es que des os et des nerfs.

Si ta pensée est une fleur, tu es comme un parterre fleuri

Mais si elle est faite d’épines, tu n’es que ronces à brûler30

Il faut donc que tu t’efforces de te dissimuler à ton propre regard, pour t’approcher de cette Essence — t’occuper de cette Réalité ontologique (haqiqat) — dont la beauté se manifeste à travers les étants (mowjudât) à leurs différents degrés, et dont la perfection se reflète comme en un miroir dans les différents niveaux des êtres (marâteb-e kâyerât). Persévère dans cette mise en rapport des êtres (avec Dieu) jusqu’â y insérer ton âme et que ton être s’élève devant ton regard. Dès lors, si tu te regardes toi-même, c’est vers Lui que tu te tourneras : ce que tu voudras exprimer de toi, c’est de Lui que tu l’exprimeras; ce qui était conditionné par la finitude (mogayyad) deviendra absolu (motlaq) et «Je suis le Vrai» (anâ l-Haqq) deviendra «Il est le Vrai» 31.

Quatrain

S’Il pose une fleur en ton cœur, sois fleur!

Si c’est un rossignol passionné, sois rossignol!

Tu es une partie — le Vrai est le Tout. Si pour quelques jours

Ta pensée se concentre sur le Tout — sois Tout!

Quatrain

Ce mélange de mon âme et de mon corps c’est Toi qui en es la raison ultime!

Ma vie et ma mort — c’est Toi qui en es le but ultime!

Toi, vis longtemps! car «moi» j’ai déjâ disparu…

Si je dis encore «moi» en parlant de moi — c’est Toi le sens ultime!

Quatrain

Quand déchirera-t-on enfin ce voile où l’Être se cache?

La beauté du Visage absolu devenue resplendissant

(Mon) cœur se mourant dans la violence de Sa lumière,

Mon âme se noyant dans les conquêtes de Son amour?

30. Jalâloddin Rumi, Masnavi, éd. Nicholson, II, 277-278.

31. Le célèbre aphorisme mystique cité ici est attribué à Mansur al-Hallâj. Massignon traduit : «Je suis la Vérité créatrice». La suppression du «je» et de la dualité je-Dieu permet de contourner les objections théologiques qui voient dans la formule hallajienne une vision incarnationniste, condamnée par l’Islam. Commentaire de Mollâ Emâd, folio 17 b : Ana’l-Haqq ne renvoie pas ici à la parole de Mansur (Hallâj), mais au ‘sens intuitif du moi’ auquel sont rapportés les actes du fidèle quand il dit ‘mon esprit’, ‘mon cœur’, etc. Ce sens intuitif, dans l’ordre naturel, revendique le degré divin par rapport aux autres facultés naturelles. Lorsque apparaissent les attraits mystiques, et que disparaît le moi, tout ce qui se rattachait au moi se rattache désormais au Vrai.”

Septième illumination

Il faut t’entraîner à maintenir ce noble rapport32 de sorte qu’â aucun moment et dans aucune situation tu n’en sois démuni : quand tu vas et que tu viens, quand tu manges et que tu dors, quand tu écoutes et que tu parles — en un mot, dans tous tes gestes et tes attitudes cette relation doit être présente à chaque instant afin que ta vie ne dégénère pas en vanité. Surveille même ton souffle pour ne pas le disperser33.

Quatrain

Bien que, année après année, Tu ne montres toujours pas Ta face

Mon amour pour Toi est loin de souffrir un soupçon de déclin.

J’ai, partout, avec tous et en toute circonstance,

Dans le cœur l’espoir de Toi et dans les Yeux Ton image.

32. Il s’agit du rapport des êtres à l’Être absolu évoqué dans la sixième illumination, dans lequel l’âme est invitée à se redéfinir.

33. Allusion aux techniques de méditation par contrôle du souffle, permettant une meilleure concentration par le ralentissement des fonctions organiques. Commentaire de Mollâ Emâd : Certains disent qu’il faut prendre appui sur le souffle : chaque souffle est un joyau précieux dont le Donateur du souffle connaît le prix. On ne peut obtenir la vie éternelle si on laisse s’échapper le souffle dans la négligence. On appelle cela la ‘garde du souffle’ (pds-e anfeis) ou la ‘conscience dans le souffle’ (hui dar dam). Khwâja Naqsdband était partisan de cette méthode : de même que la plus importante occupation du temps est de remémorer le passé et de penser au futur. Et il ne faut pas laisser se perdre le souffle…’

Sur ce sujet, voir Une technique soufie de la Prière du cœur’, in Petite Philocalie de la Prière du cœur, Paris, 1953, réédition 1979.

Huitième illumination

De même que l’extension à tous les instants et à tous les temps (de la vie) de ce rapport à l’absolu est une nécessité, de même son approfondissement qualitatif, qui consiste à se défaire du vêtement des êtres créés (akvân) et à se garder de prêter attention aux formes de la contingence (sovar-e emkân) — est impérative. Or ceci n’est réalisable que par un zèle inlassable et par un effort radical pour effacer de l’esprit les images fugitives et les fantasmes. Le rapport à l’absolu sera d’autant plus fort que ces images fugitives auront été mieux effacées et les tentations mieux dissipées. Il faut s’efforcer de faire en sorte que ces images dispersées aillent se loger en dehors de la poitrine et que la lumière de l’apparition de l’être du Vrai (Haqq) — loué soit-Il! — envoie ses rayons vers l’intérieur (bâten) et te ravisse à toi-même en te libérant des ennuis causés par tout autre que Lui. Il ne te restera ainsi ni conscience de toi, ni conscience de ton inconscience : mais il ne restera que Dieu l’Unique et l’Un’ (al-Vâhed al-Ahad)’.

Quatrain

Seigneur, par ton secours je suis délivré de ma propre animalité!

Coupe-moi du mauvais, délivre-moi de mon mal!

Dans Ton Être, rends-moi inconscient de moi (az xod bixod)!

Pour me libérer de la conscience et de l’inconscience de moi.

34 Cf. la technique du souffle à laquelle la septième illumination a fait allusion.

35 Commentaire de ce passage dans Izutsu, Unicité de l’existence, pp.20-21.

Quatrain

Pour Pour celui dont l’anéantissement est la méthode et la pauvreté la règle

Il n’y a plus ni vision ni certitude, ni mystique, ni religion.

Celui-lâ a disparu : ne reste que Dieu, Dieu!

Voilâ ce que veut dire la pauvreté parfaite c’est Dieu!” 36

36. Sentence classique du soufisme, présentée comme un hadith.

Neuvième illumination

L’anéantissement (fanâ) consiste en ceci : la conscience secrète (bâten) est envahie par la manifestation de l’Etre du Vrai, et il ne lui reste plus aucune conscience de ce qui est autre que Lui.

L’anéantissement de l’anéantissement consiste en qu’il ne reste même pas le sentiment de cette inconscience. Il est clair que l’anéantissement de l’anéantissement fait partie du processus de l’anéantissement. En effet, si ce qui s’anéantit garde conscience de son anéantissement, il n’accède pas vraiment à l’anéantissement, car l’attribut anéantissement” et celui-qui-en-est-affecté” font partie de la catégorie autre que le Vrai” — loué soit-Il! — la conscience qu’on en a est contradictoire avec (la définition de) l’anéantissement.

Quatrain

Si c’est ta propre perdurance (baqâ) que tu recherche

Comment videras-tu d’un seul grain le grenier de ton être?

Tant que tu gardes conscience d’une seule pointe de tes cheveux

Si tu te vantes de suivre la voie de l’anéantissement, tu t’égares.

Dixième illumination

(Confesser) l’unicité (towhid) 37 consiste à unifier le cœur, c’est-â-dire à le libérer et à le purifier, à la fois par la quête et la volonté, par la connaissance et la mystique, de toute attache à ce qui n’est pas Dieu — loué soit-Il! C’est-â-dire que (le soufi) doit détourner sa volonté et son désir de tout ce à quoi ils visaient, et que tout ce qu’il savait et intelligeait doit être ôté de son regard. Qu’il se détourne de tout et qu’il ne garde la conscience que du Vrai — loué soit-Il!” 38

Quatrain

L’unicité selon le soufisme, ô toi qui chemines,

C’est de libérer son cœur de l’attention qu’il porte à d’autres (que Dieu).

Je te livre ici un secret de haut degré dans la spiritualité des oiseaux — à condition bien sûr que tu comprennes le «Langage des Oiseaux» 39…

dieu que Dieu.»

37. Towhid désigne généralement la reconnaissance de l’unicité de dieu, selon la formule de la profession de foi musulmane : «Il n’y a de dieu que dieu.»

38. Le ms. du British Museum Add. 16 819 ajoute ici ce dit de Khwâja Abdollâh Ansâri : «Le towhid n’est pas seulement de croire qu’il est unique, mais d’être en toi-même un avec Lui.» (Whinfield).

39. développé par Faridoddin «Attâr dans Le langage des oiseaux”, qui est le récit d’une quête […]

Onzième illumination

Tant que l’homme est pris au piège de la concupiscence et du désir, son rapport (â l’absolu) peut difficilement maintenir. Mais quand l’attrait de la grâce (divine) agit lui, et repousse de sa conscience secrète (bâten) l’accaparement des choses sensuelles et intelligibles, sa délectatin domine ces plaisirs corporels et les délices spirituels. Les peines de l’effort spirituel se dissipent alors et une délectation contemplative envahit son âme : l’esprit se débarrasse des impedimenta causés par d’autres (que Dieu) et, d’une langue inspirée, se met à chanter cette hymne :

Quatrain

Ô Toi que le rossignol40 de mon âme est ivre de remémorer

Ô Toi dont la remémoration fait disparaître la cause de ma nostalgie

La ferveur qui m’étreint quand je Te remémore

Renverse dans leur fondement tous les délices du monde.

40. Image de la poétique persane classique : le rossignol amoureux chante toute la nuit pour la rose de son cœur.

Douzième illumination

Quand le chercheur sincère aura ressenti41 les prémices de ce rapport mystique42 — de cette délectation — il trouvera en lui le Vrai — loué soit-Il! Il faut qu’il emploie tout son zèle à éduquer et à renforcer ce rapport” et qu’il se garde de tout ce qui est en contradiction avec lui. Ainsi il saura que s’il consacrait la vie éternelle à ce rapport (â l’absolu), il n’aurait encore rien fait; ce ne serait pas suffisant pour lui rendre ce qui lui est dû.

Quatrain

L’amour a fredonné une mélodie sur le luth de mon cœur.

Et cet air m’a transformé en amour de la tête aux pieds.

En vérité on ne s’acquitte pas, même pendant des siècles

De la dette contractée pour un souffle d’amour!

41. Litt. remémoré

42. Litt. : ce rapport de séduction (spirituelle)”.

Treizième illumination

La réalité ontologique du Vrai (haqiqat-e Haqq) — loué soit-Il — n’est autre que l’Être (hasti), et Son Être ne connaît ni la décadence ni la vilenie. Il est pur de toute qualification de changement ou d’évolution, ou de toute disgrâce, comme la pluralité et la multiplicité. Il est dépourvu de toute sorte de signe extérieur. Il n’est contenu ni dans la connaissance ni dans la perception visuelle. Toutes les quantités et les qualités (les combien” et les comment”) sont comprises en Lui, et Lui-même n’a ni combien” ni comment”. Toutes choses sont perçues par Lui, mais Lui-même est inaccessible aux perceptions. L’œil est ébloui par la contemplation de Sa beauté, et la vision mystique43 serait obscurcie sans la considération de Sa perfection.

Quatrain

Celui pour l’amour de Qui je fais don de mon esprit»

Tu es à la fois en haut et en bas, ni en haut ni en bas.

L’essence de toutes les choses est autre que leur existence, et subsiste par elle.

Mais Ton essence est l’Existence pure et l’Être par excellence.

Quatrain

Qu’Il est incolore l’Aimé que tu cherches, ô mon cœur!

Ne te laisse pas surprendre par les couleurs, ô mon cœur!

Le principe de toutes les couleurs, c’est cet Incolore.

«Pas de meilleur coloriste que Dieu» 44 ô mon cœur!

43. Jeu de mots : «l’œil de la tête», physique, et «l’œil des mystères», la vision mystique.

44. Coran, II, 132/138. D. Masson traduit «L’onction de Dieu! Qui peut mieux que Dieu donner cette onction?, en indiquant en note le sens concret de sebqa, “teinture”.

Quatorzième illumination

On donne à “Existence” (vojud) 45 deux sens :

— tantôt le sens de “réalisation” et d’“acquisition” : il prend alors des acceptions de nom d’action et de concepts relatifs; sous cet aspect, l’existence fait partie des intelligibles “seconds”, qui n’ont pas de corrélat dans le monde extérieur : l’existence est alors “ajoutée” par une opération de l’intellect à des quiddités, comme l’ont expliqué savamment les philosophes et les théologiens;

— tantôt on emploie “existence” pour désigner une réalité ontologique (haqiqat-i) dont l’être est par son essence; et les autres étants existent également par elle : en réalité il n’y a pas d’autre étant qu’elle dans le monde extérieur, et l’ensemble des étants sont ses accidents qui subsistent par elle, ainsi que l’ont prouvé par intuition les grands mystiques et les plus avancés parmi les “hommes de certitude”.

On applique ce terme (“existence”) au Seigneur Vrai -- qu’Il soit loué et exalté! — dans le second sens, uniquement.

Quatrain

L’existence (hasti) ne serait, selon l’intellect des esprits bornés,

Qu’un accident des essences des réalités ontologiques…

Par contre, selon les révélations des mystiques,

Les essences sont toutes des accidents, le substrat c’est l’existence (vojud).

45. Voir le lexique. La critique faite ici par Jami de la première défi-

nition, intellectualiste, de l’existence, est inspirée par le principe de

l’unité de l’acte d’exister» (vahdat al-vojud) d’Ebn «Arabi, souvent appelé trompeusement monisme existentiel”.

Quinzième illumination

Les attributs sont autre que l’essence (zât), selon ce que l’intellect comprend, mais ils sont l’Essence même réellement et ontologiquement46. Par exemple, Celui qui connaît” est l’essence par rapport à l’attribut connaissance”, Celui qui peut” par rapport à la puissance”, Celui qui veut” par rapport à la volonté»… Aucun doute que, autant qu’ils sont différents entre eux quant au concept, ces attributs diffèrent aussi de l’essence. Mais, selon la réalité et l’être, ils sont l’Essence même, puisqu’ici, il n’y a pas plusieurs existences (vojudât-e mota'added), mais une unique Existence (vojud-i-st vahed), et les Noms et les Attributs ne sont que des rapports à Elle et Ses aspects.

Quatrain

Ô Toi dont l’essence est pure de tout défaut à tous les niveaux,

Dans Ta réalité on ne peut trouver ni «comment» ni «».

Par l’abstraction de l’intellect, les attributs sont tout autres (que l’essence)

Mais avec Ton essence, en réalité, ils sont identiques.

46. Jâmi analyse ici le malentendu de la conscience naïve qui croit à une multiplicité de l’existence : l’intellect décompose les différents attributs et les impute à des essences diverses, alors que la réalité est tout autre. En partant de la réalité d’une Essence unique, on peut déduire les différents rapports selon lesquels cette Essence se manifeste.

47. Comprendre ici l’Essence absolue, identique à l’Être, dont on a parlé juste avant.

Seizième illumination

L’Essence, en tant que telle, est exempte de tout nom ou tout attribut, et pure de toute relation ou proportion. On ne peut en effet l’en qualifier qu’â partir du moment où elle se tourne vers le monde phénoménal ('âlam-e zohur). Dans la première épiphanie (tajalli), au cours de laquelle elle se révèle à elle-même, par elle-même, le rapport entre la connaissance, la lumière, l’existence et la vision intuitive (sohud) est ainsi posé dans la réalité : la connaissance nécessite un être connaissant et un être connu, la lumière a pour conséquence le fait de se manifester (zâheriyat) et le fait de manifester (mazhariyat); l’existence et la «vision intuitive» (vojud va sohud) sont dérivées du fait de «trouver» et d’«être trouvé» (vâjediyat va mowjudiyat), ainsi que du fait d’«être présent visionnaire» et d’«être objet -de -la -vision» (sahediyat va meshudiyat) 48. De la sorte, l’apparition (zohur) qui est le concomitant de la lumière, est précédée par l’occultation (botun), qui possède donc l’antériorité ontologique et la primauté par rapport à l’apparition. Ainsi (dans la première épiphanie) le Nom divin est individué en «Premier» et «Dernier», «Apparent» et «Caché» 49.

48. C’est déjâ dans la première épiphanie que l’Essence absolue se revêt des attributs et des relations. Comparer à l’illumination XXXVI où sont décrites deux sortes d’épiphanies de l’Être absolu : à Soi-même et au monde. Voir aussi Kâsâni, Estelahât, p. 174, s.v. al-tajalli il distingue trois sortes d’épiphanies; la première, de l’Être à Soi-même; la seconde, celle des êtres individués éternels; la troisième, celle du Vrai sous la forme de Ses Noms dans les êtres contingents (al-tajalli al-sohudi).

49. Allusion au verset du Coran, LVII, 3 : Il est le Premier et le Dernier. Celui qui est apparent et celui qui est caché. Il connaît parfaitement toute chose.»

Et de même, dans la deuxième épiphanie, et la troisième, -- etc., tant que Dieu le veut — les rapports et les relations doublent. Plus Ses relations et Ses noms s’ajoutent, plus Sa manifestation et surtout Sa dissimulation (xafâ) augmentent. «Gloire à celui qui Se dissimule par les manifestations de Sa lumière et Se manifeste en étendant devant Lui Ses voiles!» Sa dissimulation (xafâ) est fonction de la pureté et de l’absoluité (serâfat va etlâq) de Son Essence, et Sa manifestation fonction de Ses lieux de manifestation et de Ses individuations.

Quatrain

J’ai parlé avec ma mie au visage de rose : « — ô toi dont la bouche est en bouton

Ne cache pas toujours ton visage comme les bouches coquettes!»

Elle éclata de rire : «— à l’encontre des belles de ce monde

Dans les voiles je suis visible — et sans voiles cachée!»

Quatrain

On ne peut voir Tes traits sans voile.

On ne peut découvrir Ton regard sans écran.

Pour autant qu’on soit dans l’Orient le plus parfait

On ne peut découvrir la source du Soleil.

Quatrain

Quand le Soleil projette sur le globe son étendard de lumière

Son rayonnement nous aveugle à distance.

Mais s’il se manifeste derrière un voile de nuées

Le spectateur en est illuminé sans être gêné.

Dix-septième illumination

La première individuation (ta'ayyon) est la pure unité (vahdat), la pure réceptivité (qâbeliyat) qui englobe toutes les réceptivités, que ce soit l’aptitude (qâbeliyat) à la privation de tout attribut ou aspect, ou bien l’aptitude à l’attribution de tout attribut.

– En tant que dégagement (tajarrod) de tout aspect, qui inclut à la limite le dégagement de l’aptitude à ce dégagement, c’est le degré de l’«unitude divine» (ahadiyat) 50 cette unitude reviennent le secret (botun), la priorité ontologique et la prééternité (azaliyat).

– En tant qu’attribution à l’unité pure de tous les attributs et aspects, c’est le niveau de l’«unité seconde» (vâhediyat) qui possède la manifestation, la postériorité ontologique, l’éternité (abadiyat).

Certains aspects du niveau de l’«unité seconde» (vâhediyat) sont tels qu’on peut en qualifier l’Essence sous l’aspect du niveau de la «totalisation» (jam) — qu soient sous la condition d’une réalisation actuelle, et l’existence de certaines réalités ontologiques du monde devenir (kowniya) comme l’état de ce qui crée, et nourrit, etc. — ou non, comme la Vie, la Connaissance, la Volonté, etc. Ce sont les Noms et les Attributs de la Divinité et de la Seigneurie. Alors la forme de l’être-connu (ma’lumiyat) l’Essence est revêtue de ces Noms et Attributs que sont réalités ontologiques divines. Le fait que l’apparence l’Être (zâher-e vojud) en soit revêtue n’entraîne pas une multiplicité de l’existence.

50. Ou «unitude foncière»; nous empruntons cette terminologie à H. Corbin.

Certains autres (aspects) sont tels qu’en qualifier l’Essence revient à Lui attribuer les niveaux du monde du devenir (kowniya) : comme les différences spécifiques (fosul), les propriétés caractéristiques (xavâss), les individuations (ta'ayyonât) — qui distinguent les unes des autres les essences individuelles (a'yân) du monde extérieur. Les formes de l’être-connu de l’Essence, revêtues de ces aspects, sont les réalités ontologiques du monde du devenir. Or le fait que l’apparence de l’Être soit revêtue de leurs statuts (ahkâm) et de leurs effets entraîne nécessairement une multiplicité de l’existence (ta'addod-e vojudi).

Certains êtres du monde du devenir, au cours de l’effusion en eux de l’existence (vojud) par l’«unitude de la totalisation» des niveaux de l’existence, et par la manifestation, en elle, des effets et des statuts propres à ces niveaux, ont l’aptitude à manifester tous les Noms divin — sans avoir cependant la nécessité ontologique (al vojub al-zâti) — selon des différences de degré dans la manifestation : plus ou moins intense, ou selon sa qualité de dominante ou de dominée51. Ce sont les individus parfaits du genre humain, les Prophètes et les Saints.

D’autres ont l’aptitude à la manifestation de certains (Noms) seulement, et exclusivement, selon les différences évoquées, comme pour les autres étants.

La Présence de l’Essence Se diffuse par l’unitude foncière de la totalisation (ahadiyat-e jam) des niveaux divins et du monde du devenir, dans la prééternité et la postéternité, dans toutes ces réalités ontologiques qui sont la particularisation de l’étape de l’unité seconde (vâhediyat); Elle S’y épiphanise, que ce soit dans le monde des Esprits (alam-e arvâh) ou dans le «monde imaginal» 52 ou dans le monde des sens et de la vision intuitive (sahâdat) soit dans ce monde ou dans l’au-delâ.

51. Cf. Naqd al-nosus, p. 93, 1. 4-8. La difficulté de ce accentuée par le mélange du persan et de l’arabe.

52. «Âlam al — mesal, trad. empruntée à H. Corbin


Ce qui est visé tout au cours de ce processus est la réalisation ontologique et la manifestation de la perfection des Noms, qui est la perfection de l’épiphanie (de l’Etre) au monde et à Soi-même (kamâl-e jalâ va estejlâ) 53 : la perfection de l’épiphanie au monde, c’est-â-dire Sa manifestation selon ces aspects; la perfection de Son épiphanie même, c’est-â-dire Sa vision intuitive de Soi-même, selon ces mêmes aspects. Cette manifestation et cette vision présentielle ont l’évidence d’une essence individus (a’yâni'eyni), telle la manifestation et la vision intuitive dans les parties. C’est l’inverse pour la perfection de l’Essence (kamâl-e zâti) qui est la manifestation de l’Essence à Soi-même, en Soi-même et pour Soi-même, sans référence à autre que Soi ni à l’altruité; cette dernière perfection est une manifestation accessible à la connaissance secrète (zohur-i-st elmi qeybi), comme la manifestation des parties dans le Tout.

L’autosuffisance absolue (qanâ-ye motlaq) est un concomitant de la perfection de l’Essence. L’autosuffisance absolue, cela veut dire que, quels que soient leurs statuts et leurs concomitants, les niveaux, les états et les aspects de l’Essence, qui apparaissent tous ensemble d’une manière universelle et générale dans le secret de l’essence à tous les niveaux des réalités ontologiques divines ou du monde du devenir, ont une existence visible et établie; et de même tout est inclus dans l’unité de l’Essence (fi vahdatehâ). Cela se manifeste, s’établit et se perçoit dans les différents niveaux des réalités, pour la totalité de leurs formes et de leurs statuts54. En ce sens l’Essence n’éprouve pas le besoin de l’existence de tous les étants, comme Il le dit — loué soit-Il!

— «Dieu se suffit à Lui-même; Il n’a pas besoin de l’univers» 55.

53. Cf. Naqd al-nosus, p. 41, l. 24, et 85, l. 13.

54. Malgré la construction compliquée du passage, le sens est clair. l’autosuffisance de l’Être n’est pas un isolement, mais un englobement de toutes choses.

55. Coran, XXIX, 5.


Quatrain

La robe de suffisance de l’Amour reste pure, toute pure!

De cette souillure : avoir besoin d’une poignée d’argile.

N’est-Il pas Lui-même Celui qui resplendit et Celui qui contemple…

Si «toi» et «moi» ne sommes pas lâ… quelle importance?


Quatrain

L’Être du Vrai a en Lui-même la connaissance et la réalité

De tout degré ou attribut qui existe en Lui.

Il n’a absolument nul besoin de voir

Les êtres contingents qui dépendent de Lui.


Quatrain

Le Nécessaire n’a que faire de l’existence du bien et du mal.

L’Un se passe des degrés du nombre :

Comme Il les voit tous éternellement en Lui

Il n’éprouve pas le besoin de les voir hors de Lui.

Dix-huitième illumination

Quand tu auras «dépassé» les particularité : térisent les individus et les différentes espèces dans l’ensemble «animal», les individus de chaque espèce seront regroupés en elle, et quand tu auras «dépassé» ce qui distingue ces espèces — les différences et les caractères spécifiques — tous se rassembleront dans la réalité «animal». Si tu dépasses les distinctions entre «animal» et ce qui est inclus avec lui sous (le concept de) «corps en croissance», tout cela sera rassemblé dans la catégorie «corps en croissance». Si tu dépasses ce qui distingue le «corps en croissance» de ce qui est inscrit avec lui dans la réalité ontologique «corps», et si tu dépasses ce qui distingue le corps d’avec ce qui est compris avec lui dans la catégorie «substance», c’est-â-dire les Intelligences et les Âmes, tous seront rassemblés dans la réalité «substance». Si tu dépasses la distinction entre «sbstance» et «accident», tous se rassemblent dans la catégorie du «possible». Si tu dépasses la différence entre le «possible» et le «nécessaire», tous deux se rassemblent dans la catégorie de l’«étant absolu» (mowjud-e motlaq), qui est la réalité même de l’existence, existant par sa propre essence, non par une existence ajoutée à son essence La nécessité sera son attribut apparent, la contingence son attribut caché. Ce sont les «essences individuelles éternelles» (a’yân-e sâbeta) engendrées par l’épiphanie (de l’Être) à lui-même lorsqu’Il Se revêt de Ses modes.

Toutes ces distinctions, qu’on les appelle «différences spécifiques» et «propres» (fosul va xavâss) ou «individuations» et «déterminations» (ta'ayyornât va tasaxxosât), ce sont tous des modes divins qui sont inscrits et inclus dans l’unité de l’Essence.

– Au niveau de la Connaissance (divine) ils sont apparus sous la forme des essences individuelles éternelles (surat-e a'yân-e sâbeta)_

– Au niveau de l’essence individuelle («eyn), en revêtent de leurs statuts et effets (ahkâm va âsâr) l’apparence de l’Être (zâher-e vojud) qui est un lieu épiphanique et un miroir pour le secret de l’Être (bâten-e vojud), ils ont pris la forme des essences individuelles du monde extérieur (a'yân-e xârejiya).

Donc, il n’y a dans le monde extérieur qu’une réalité ontologique unique (haqiqat-i vâhed) qui, en se revêtant des modes et des attributs, se montre multiple et nombreuse à ceux qui sont prisonniers des degrés les plus bas (étroits) et conditionnés par leurs statuts et leurs effets.


Quatrain

Nous avons consulté feuillet après feuillet

Comme un manuel, ce grand recueil de l’histoire du monde :

C’est vrai, nous n’y avons vu et déchiffré

Que l’Essence du Vrai, que les modes ontologiques du Vrai.


Quatrain

Jusqu’â quand faudra-t-il parler du corps, des dimensions, des directions?

Jusqu’â quand ce discours sur les minéraux, les animaux et les plantes?

Il n’y a réellement qu’une seule essence, non des essences.

Cette pluralité illusoire vient des modes et des attributs.


Dix-neuvième illumination

Quand on parle d’inclure la pluralité des modes dans l’unité de l’Essence, on ne veut pas dire l’inclusion de la partie dans le tout ou du contenu dans le contenant. C’est plutôt l’inclusion des attributs et des concomitants dans ce dont ils sont concomitants, comme l’inclusion dans l’Essence une de la fraction de moitié, du tiers, du quart, du cinquième, jusqu’â l’infini : cette proportion peut lui être incluse et ne jamais se manifester, tant que l’existence ne se répète pas réellement dans les fractions de deux, trois, quatre, cinq… parties.

A partir de lâ il est clair que le Vrai — qu’Il soit loué et exalté! — englobe tous les étants, à la manière dont la cause englobe son concomitant, non à la manière dont le tout englobe les parties ou le vase son contenu. Dieu transcende tout ce qui n’est pas digne de Sa sainte Seigneurie!


Quatrain

L’inclusion des modes dans l’Essence du Vrai est bien connue.

Le mode est comme l’attribut : le qualifié comme l’Essence du Vrai.

Retiens bien cette loi : lâ où est Dieu

Il n’y a ni partie ni tout, ni contenant ni contenu.


Vingtième illumination

L’apparition et la disparition des modes et des aspects, selon que l’apparence extérieure de l’Être (zâhzer-e vojud) s’en revêt ou non, n’entraîne aucun changement réalité ontologique de l’Être ni dans Ses attributs essentiels, mais elles font suite à une modification de Ses relations et de Ses connexions qui ne nécessite pas de changement dans l’Essence (zât). Si Amr se lève à la droite de Zeyd et s’assied à sa gauche, sa position relative par rapport à Zeyd change, mais son essence et ses essentiels restent les mêmes; et de même que la réalité de l’Être ne reçoit pas un surcroît de perfection en revêtant de nobles attributs, pas plus qu’elle ne s’amoindrit en se manifestant en des lieux épiphaniques vulgaires. La lumière du Soleil peut briller sur le pur et l’impur, aucune modification n’intervient dans l’irradiation de sa luminosité. Du musc il ne prend le parfum, ni de la rose la couleur, ni de l’épine la disgrâce, ni du caillou la grossièreté.


Quatrain

Comme le Soleil illumine le monde de son éclat,

Il lui convient de briller sur le pur comme sur l’impur.

Sa lumière ne se souille pas plus de l’impur

Que sa pureté n’augmente en brillant sur le pur.

Vingt et unième illumination

Il n’y a pas d’absolu sans conditionné, et pas de conditionné sans absolu; mais le conditionné a besoin de l’absolu, alors que l’absolu se passe parfait du conditionné56. Il y a donc concomitance réciproque, mais dépendance unilatérale entre les deux. C’est comme le mouvement de la main et celui de la clé dans la main.


Quatrain

Oh! Toi, personne n’a accès au Tabernacle de ta sainteté :

C’est par Toi que le monde apparaît, mais Toi-même n’apparaît pas.

Toi et nous, ne sommes pas séparés, mais nous

Nous avons besoin de Toi, et Toi de nous, non!


De même l’Absolu est lié par concomitance à un conditionné interchangeable, non à un conditionné en particulier. Et comme rien ne peut permuter avec l’Absolu, c’est Lui et nul autre le pôle de nécessité de tous les conditionnés.


Quatrain

La proximité de Toi ne peut se gagner par les causes proches ni lointaines.

On ne T’approche pas sans l’aide de la grâce prééternelle.

â tout ce qui existe on peut trouver un semblable (interchangeable).

Mais Tu es sans semblable : qui pourrions-nous substituer à Toi?

56. Cf. la fin de la dix-septième illumination.


Quatrain


O Toi dont la très haute Essence n’est ni substance ni accident,

La grâce et la grandeur ne peuvent pas être affectées par l’accident.

S’il manque quelqu’un Tu peux prendre sa place

Mais ce que Tu ne serais pas, personne ne le sera à Ta place.


Que l’Absolu se passe du conditionné, c’est un aspect de Son Essence; mais l’apparition des Noms divins et la réalisation des Relations de Seigneurie (nasab-e robubiyat) sont inconcevables sans le conditionné 57.


Quatrain

O Toi dont la beauté a provoqué en moi le désir et la quête,

C’est dans ma quête que se manifeste Ton être désirable.

Si le miroir aimant que je suis n’était pas

N’apparaîtrait pas non plus la beauté de Ton être aimé.


Mais que dis-je? Celui qui aime, c’est le Vrai (Haqq) et l’aimé c’est aussi Lui58. Celui qui est en quête c’est le Vrai, l’objet de la quête (matlub), c’est Lui aussi. Au niveau de la totalisation de l’unitude foncière (maqâm-e jam'-e abadiyat) Il est celui qu’on cherche et qu’on aime — au niveau

57. Dieu, en tant que le Vrai (Haqq), est parfaitement indépendant des créatures (qaniy 'an al —'âlamin), mais, en tant que Seigneur, II a_ besoin d’elles pour exercer Sa Seigneurie. Cf. Fusus, Verbe de S’o'eyb, p. 119.

58. Cf, Corbin, Imagination créatrice, p. 121 et n. 112, et cette citation des Fotuhât : «Dieu s’épiphanise à elle selon l’essence même de cette âme, physique à la fois et spirituel, grâce à ce signe. Alors elle prend conscience qu’elle voit Dieu, mais par lui, non par elle-même; elle n’aime que Lui, non par elle-même, mais de telle sorte que c’est lui qui s’aime soi-même,, ce n’est pas elle qui l’aime; elle contemple Dieu en tout être, mais par ce regard qui est le regard divin lui-même. Elle prend conscience qu’il n’aime point d’autre que lui-même : il est l’Amant et l’Aimé. Celui qui cherche et celui qui est cherché.» (Trad. H. Corbin).

de la particularisation (tafsil) et de la pluralité Il est celui qui est en quête et qui aime.


Quatrain

Ô Toi, hors de Qui il n’y a pas de voie pour T’atteindre!

Pas de mosquée ni de couvent où Tu ne sois!

Je les ai tous vus ceux qui désirent et ceux qui sont désirés :

Tous, c’est Toi : parmi eux point d’autre (que Toi)!

Vingt-deuxième illumination

La réalité ontologique (haqiqat) d’une chose, c’est l’individuation (ta'ayyon) de l’Être dans la Connaissance seigneuriale, selon le mode dont cette chose est la manifestation, ou bien l’Être lui-même S’individuant selon ce même mode, dans cette même Connaissance. Les choses existantes (asyâ'-e mowjuda) sont ainsi les individuations de l’Être sous l’aspect où l’apparence de l’Être se teinte des effets et des statuts de leurs réalités ontologiques, ou bien l’Être Lui-même individué selon ces aspects; de telle sorte que les réalités ontologiques sont toujours cachées dans le secret (bâten) de l’Être, mais que leurs effets et leurs statuts se montrent dans son apparence (zâher). En effet, il n’est pas possible qu’il y ait une dégradation des formes intelligibles (sovar-e «elmiya) issues du secret (bâten) de l’Être : ce serait admettre une absurdité impie (jahl). Dieu est trop grand pour une telle supposition59.


Quatrain

C’est nous qui sommes les modes (vojuh) et les aspects de l’Être. Dans le monde extérieur et l’intelligible : les accidents de l’Essence de l’Être.

Nous sommes rendus invisibles dans l’obscurité du néant (adam), Mais notre image apparaît grâce au miroir de l’Être.

59. Jâmi évoque ici un problème théologique : si la Connaissance divine est immuable, comment peut-elle englober les êtres contingents? La distinction de la «réalité ontologique» et des «choses existantes», qui sont les deux aspects des «essences individuées», permet de renvoyer la problématique à celle du couple «caché-apparent», bâten-zâher.

Dès lors une chose, en tant que réalité ontologique et qu’existence (haqiqat va vojud) est soit un être existant individuel (vojud-e mota'ayyan), soit l’individuation qui affecte l’être existant (ta'ayyon-e ârez mar vojud-râ). Et l’individuation est l’attribut de l’individué : en tant que concept, l’attribut est autre que celui qu’il qualifie60, mais, en tant qu’existence, il est identique à lui. Altruité dans le concept et identité de l’être valident le jugement exprimé61.


Quatrain

Le prochain, le voisin, le compagnon, tous, c’est Lui!

Dans les haillons du mendiant et la pourpre du roi, c’est Lui!

Dans les sociétés de la désunion comme dans les lieux secrets du rassemblement62,

Par Dieu! tous, c’est Lui! et encore par Dieu! tous, [c’est Lui!

60. Cf. la définition donnée de l’Existence au début de l’Illumination XIV.

61. Haml, le «jugement» logique qui attribue l’être aux étants. Pour que le jugement soit juste, il faut qu’il y ait bien distinction entre le sujet et son prédicat.

62. Cf. Sa'di, Golestân : les Soufis avant de se «réunir» en confréries étaient extérieurement séparés, mais proches en pensée. En se «réunissant» ils ont perdu leur union.

Vingt-troisième illumination

Bien qu’on puisse attribuer à tous les étants — ceux qui existent dans la pensée et ceux du monde extérieur (zehni va xâreji) — la réalité ontologique de l’Être, cette réalité a des degrés différents, certains plus élevés que les autres. à chaque degré elle a des noms, des attributs, des relations et des aspects particuliers qui n’existent pas dans les autres degrés, comme par exemple les degrés de «divinité» et «seigneurie», ou ceux de «servitude» ou de «créature». Ainsi, appliquer les Noms du degré de la divinité, comme «Allâh», «le Compatissant», etc., aux degrés du monde du devenir (kowniya), c’est une pure infamie et impiété. De même, appliquer à la divinité les noms spécialement destinés aux degrés du monde du devenir, voilâ le comble de l’hérésie et de l’ineptie.


Quatrain

O toi qui t’imagines capable de discernement,

Toi qui es sincère dans la véridicité et la certitude!

â chaque degré de l’être on attribue une appellation :

Si tu ne respectes pas cette hiérarchie, tu es un impie (zendiq).

Vingt-quatrième illumination

Il y a seulement une chose qui existe réellement (ontologiquement) : c’est l’Être même du Vrai, l’Être absolu ('eyn-e vojud-e Haqq va hasti-e motlaq). Mais cet Être a de nombreux degrés.

1. Degré de la non-individuation et de la non-limitation (lâ-ta'ayyon va adam-e enhesâr) et du rejet de toute condition et tout aspect : en tant que tel l’Être est pur de toute qualification et de toute attribution, et hors d’atteinte dt toute désignation par les mots et les vocables. Dans la Tradition (naql), nul langage ne peut effleurer l’évocation de Sa beauté, et la raison (aql) n’arrive pas à soupçonner la réalité profonde (konh) de Sa perfection. Les grands initiés restent pantois quand ils cherchent à connaître Sa réalité ontologique, et les grands savants sont perplexes de n’avoir pas accès à Sa connaissance. Le meilleur indice de Son existence est l’absence de tout indice et la meilleure intuition qu’on puisse avoir de Lui est la perplexité (heyrâni) 63.


Quatrain

O Toi en qui tous les discours et toutes les visions sont néant,

En qui toute certitude, toute intuition est nulle…!

Il est absolument impossible de donner une indication sur Ton Essence

Car lâ où Tu es, tous les indices sont nuls.

63. Voir Naqd al — nosus, pp. 278-281, sur l’étonnement (heyrat).


Quatrain

Même si l’âme du visionnaire est éveillée au monde spirituel

Quand trouvera-t-elle la voie vers le Tabernacle de ta sainteté

Aucun des maîtres spirituels et des contemplatifs

N’arrive à épancher sa soif de Te voir.


Quatrain

Notre raison ne pourra donc jamais appréhender

Cet amour qui est partie indissociable de nous-mêmes

Heureux celui pour qui la lumière de cet amour fera pointer l’aurore de la certitude :

Qu’elle nous délivre des ténèbres de notre doute.


2. Le deuxième degré est celui de l’individuation (de l’Être), individuation qui englobe toutes les individuations divines actives et nécessaires (ta «ayyon-i jâme» mar jd ta “ayyonât-e feliya-ye vojubiya-ye elâhiya-râ), comme toutes les individuations du monde du devenir, passives et contingentes. Ce degré est appelé «Individuation première (ta ayyon-e avval), car c’est celui de la première individuation de la réalité ontologique de l’Être, et il n’y a au-dessus d’elle que la non-individuation, rien d’autre.

3. Le troisième degré est celui de l’unitude foncière totalisation (ahadiyat-e j’am) de toutes les indivis actives et efficientes, c’est le degré de divinité (oluhi :,

4. Le quatrième degré est la particularisation (tafs degré de l’état divin : c’est le degré des Noms et de Présences (hazarât). L’aspect de ces deux degrés (3 vient de la spécificité de l’apparence manifeste de l’Ê la définition duquel la nécessité est inhérente.

5. Le cinquième degré est celui de l’unitude foncière de la totalité de toutes les individuations passives dont le propre

64. Sur l’impuissance de la raison, voir Jâmi, Dorrat al-fâxera Naqd al-nosus, pp. 23-24.

propre est l’affectivité et la passivité : c’est le degré du monde du devenir (kowniya) et de la contingence (emkân).

6. Le sixième degré est la particularisation du degré du monde du devenir, c’est-â-dire le degré du monde («âlam).

Ce qu’affectent les deux derniers degrés (5 et 6) selon l’apparence extérieure, c’est la Connaissance (» elm) dont la contingence est un concomitant. (La Connaissance) est l’épiphanie (de l’Être) à Lui-même selon les formes des réalités ontologiques et des essences individuelles (a'yân) des êtres contingents65.

L’Être n’est donc en réalité qu’une seule (chose) qui se diffuse dans tous ces degrés et les réalités ontologiques qui s’y trouvent. Dans ces degrés et ces réalités, Il est les degrés et les réalités ontologiques mêmes, ainsi que ces degrés et ces réalités en Lui (avant leur déploiement) étaient identiques à Lui : «Alors Dieu était et rien que Lui n’était.» 66


Quatrain

Si tu veux comprendre le rapport à toutes choses

De cet Être qui Se manifeste en toutes choses,

Va voir l’écume à la surface du vin nouveau :

Le vin dans l’écume est écume et l’écume dans le vin — vin!


Poème

Sur la page vide du non-être la lumière d’éternité

â jailli67 et personne

Mieux qu’Adam

N’a été initié à ce mystère.


Ne fais pas du Vrai un être coupé du monde, car,

Le monde en Dieu est Dieu et Dieu dans le monde

N’est autre que le monde.

65. Cf. l’Illumination XXII.

66. Célèbre dit du Prophète. Cf. Boxâri, Towhid, 22.

67. Jeu de mots sur la racine LWH Lowh, tablette (page); lavâyeh (jaillissements de) lumière; lâyeh (luisant comme) un éclair. Cf. l’Avant-propos.

Vingt-cinquième illumination

«La réalité des réalités ontologiques» (haqiqat al-haqâyeq), c’est-â-dire l’Essence divine — que Son rang soit exalté! — est la Réalité de toutes choses. De par la définition de Son Essence, c’est une unité (vâhed-i) qui ne donne point accès au nombre : mais selon les épiphanies multiples et les individuations nombreuses, tantôt Elle S’identifie aux réalités ontologiques des substances qui sont le substrat des accidents, tantôt aux réalités ontologiques qui affectent (les substances). Elle Se manifeste donc au moyen des attributs nombreux des substances et des accidents multiples, comme une essence unique (zât-i vâhed). En tant que réalité ontologique elle est unique, et n’est absolument pas multiple.


Quatrain

Toi qui n’as pas encore osé rayer tel ou tel mot (du langage commun) 68

(Sache que) le dualisme t’éloigne (de Dieu) et provoque Sa colère.

Regarde sans te tromper dans toute la création :

Tu n’y verras qu’une seule entité individuelle et une Essence unique.


En tant que dépouillement et rejet (etlâq) des individuations et des conditionnements dont on a parlé, cette Essence individuelle unique69 est le Vrai; et en tant que pluralité et

68. Comprendre : tu attribues encore, comme le sens commun, réalité aux choses d’ici-bas, tu n’es pas arrivé à la perception de unique.

69. Eyn-e vâhed. On pourrait traduire «Essence unique», précisant «Essence individuelle», on évite le double emploi avt «Substance» ne convient pas à cause de la confusion avec jowbar. «Entité» est trop vague.

pluralité et multiplicité — qu’Elle manifeste en Se revêtant des individuations — Elle est la création et le monde [xalq va «âlam]. Donc le monde est l’apparence extérieure du Vrai (zâher-e Haqq) et le Vrai est l’aspect secret (bâten) du monde. Avant son apparition, le monde était le Vrai Lui-même, comme le Vrai, après son apparition, est le monde lui-même. Mais en réalité ils ne forment qu’une réalité ontologique dont le secret et l’apparition, l’état initial et l’état final, ne sont que des aspects relationnels. «Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est apparent et Celui qui est caché.» 70


Quatrain

Avec des traits d’objet aimé, celui qui séduit les amoureux, c’est le Vrai!

Plus encore, ce qu’on voit à tous les horizons, c’est le Vrai!

Ce qui, conditionné, est devenu le monde

Par Dieu! cela même, sous l’aspect absolu, c’est le Vrai!


Quatrain

C’est quand le Vrai, grâce à la diversification des modes (de l’existence) est devenu visible,

Que ce monde de génération et de corruption est apparu.

Si ce monde et ses occupants se retiraient

Apparaîtrait le Vrai au faîte de Sa splendeur.

70. Coran, LVII, 3. (Cf. l’Illumination XVI.) Idée reprise des Fosus. Verbe de Salomon : Dieu est l’essence de tout ce qui se manifeste et qui est appelé créature. C’est en ce sens qu’on peut attribuer les noms « L’Extérieur » (az-zâhir) et “Le Dernier” (al-âkhir) au serviteur; le deuxième de ces noms lui appartient d’ailleurs parce que le serviteur vient de la non-existence à l’existence. Selon cette même signification, les noms “L’Intérieur” (al-bâtin) et “Le Premier” (al-awwal) reviennent à Dieu parce que c’est de Lui que dépendent et la manifestation du serviteur et celle de ses actes. Donc, lorsque tu vois la créature tu contemples le Premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur.’ Trad. T. Burckhardt, p. 145.

Vingt-sixième illumination

Le Sheykh (Ebn ’Arabi) — que Dieu l’agrée! — dit dans le chapitre des Fosus consacré à Sho' eyb71 que le monde est composé des accidents rassemblés en une Essence individuelle unique ['eyn-e vâhed] qui est la réalité ontologique de l’Être (haqiqat-e hasti). Cette réalité change et se renouvelle à chaque souffle et à chaque instant. à chaque instant un monde s’annule et un autre semblable vient à l’existence. Et la plupart des habitants du monde en sont inconscients. Ainsi Il a dit — loué soit-Il! — : «Mais ils sont dans la confusion concernant une nouvelle création» 72.

Parmi les penseurs spéculatifs, seuls les Ash'arites se sont avisés de cette vérité lorsqu’ils disent, au sujet de certaines parties du monde qu’on appelle les accidents : Les accidents ne durent pas deux instants (de suite).’ Il y a aussi les Hesbânites (idéalistes), qu’on appelle aussi sophistes, qui le disent de toutes les parties du monde, substances et accidents. Or ces deux écoles ont fait des erreurs, d’un certain point de vue :

– Les Ash'arites, en raison du fait qu’ils ont établi l’existence de substances multiples en plus de la réalité ontologique de l’Être, et ils ont pensé que les accidents changeants et renouvelés dépendent de ces substances, sans voir que le monde, dans toutes ses parties, n’est fait que d’accidents qui se renouvellent et changent à chaque souffle, et qui sont rassemblés en une Essence individuelle unique ['eyn-e vâhed] : â

71. En réalité, toute cette Illumination paraphrase les Fosus, Sagesse du cœur dans le Verbe de So'eyb, éd. Afifi, p. 125 sq.

72. Coran, L. 14/15.

chaque instant ils disparaissent de cette essence («eyn) et d’autres semblables viennent la revêtir; ainsi le spectateur est victime d’une illusion en raison de la succession du semblable, et il pense qu’il s’agit d’une seule action qui dure.


Quatrain

C’est un océan qui ne diminue ni n’augmente :

En lui les vagues vont et viennent.

Comme le monde est semblable à ces vagues,

Il ne reste fixe un seul moment un seul instant.


Quatrain

Si tu n’es pas (tout à fait) dénué de jugement, sache

Que le monde est comme un fleuve au cours capricieux

Et dans tous les détours de ces eaux qui s’écoulent

Il y a un mystère : la Réalité des réalités qui coule.


– Quant à l’erreur des sophistes c’est cela : dans théorie du changement universel du monde, ils ne se sont pas fondés sur le fait que c’est une réalité (haqiqat) unique qui se revêt des formes et des accidents du monde, et apparaît (sous la forme d’) étants (mowjudât) individués et multiples, cette réalité ontologique ne pouvant se manifester dans les degrés du monde du devenir que par ces formes et ces accidents qui n’ont pas d’existence dans le monde extérieur en dehors d’elle.


Quatrain

Le Sophiste, qui a perdu la raison,

Dit que le monde est une illusion qui passe.

Oui, le monde est une illusion, mais

Éternellement en elle une Réalité se manifeste.


Quant aux mystiques et aux visionnaires73, ils voient que le Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — Se manifeste à chaque souffle, dans une nouvelle épiphanie

73. Litt. : les maîtres de l’intuition mystique (kâsf) et de la présence visionnaire (sohud). Comme Salomon, Cf. Fosus, Verbe de Salomon

dans Son épiphanie, il n’y a absolument pas de répétition, c’est-â-dire qu’Il ne s’épiphanise pas dans une même individuation et un même mode pendant deux instants consécutifs, mais qu’â chaque souffle Il apparaît dans un autre mode.


Quatrain

L’Être qui n’apparaît pas deux instants selon le même mode

Se montre à chaque instant sous un mode nouveau.

Tu peux tirer cette vérité du verset «chaque jour sous un mode nouveau» 74

S’il te faut une preuve dans la parole du Vrai.


Le mystère ici vient de ce que le Seigneur Vrai — exalté soit-Il! — a des Noms antinomiques (motaqâbela), certains de tendresse, d’autres de violence, et tous sont en permanente activité, il n’est permis à aucun d’être «en vacance». En conséquence, lorsqu’une réalité ontologique contingente devient apte à l’existence, en remplissant les conditions voulues et en surmontant les obstacles, la «Compatissance du Miséricordieux» (rahmat-e rahmâniya) 75 la perçoit et fait émaner l’existence sur elle. Ainsi l’apparence extérieure de l’Être qui se revêt des effets et des statuts de cette réalité ontologique, se soumet à une individuation particulière et s’épiphanise selon cette individuation.

Ensuite, en raison de la violence de l’unitude réelle (ahadiyat-e haqiqi) qui exige l’anéantissement des individuations et des effets de la multiplicité formelle, Elle se dénude de cette individuation, et Se soumet dans cet instant

p. 155, trad. p. 152; Jâmi, Naqd al-nosus, pp. 220; Corbin, Imagination créatrice, p. 183.

74. Lat. : «Dieu est chaque jour dans une œuvre» (D. Coran. LV, 29.

75. Appelée par Ebn Arabi Nafas al-rahmân, « l’Expir du miséricordieux».

instant même du dénudement, de par l’exigence de la Compatissance du Miséricordieux, à une autre individuation particulière, semblable à l’individuation précédente… et dans l’instant qui suit, de par la violence et l’unitude foncière (cette individuation) est anéantie et une autre est réalisée grâce à la Compatissance du Miséricordieux, e ainsi de suite tant que Dieu le veut…

Aucune épiphanie n’a donc lieu en deux instants consécutifs dans la même individuation : à chaque instant un monde est réduit à néant et un autre semblable vient à l’existence. Mais celui pour qui cela est voilé croit, en raison de la succession des semblables et de l’accord entre leurs états, que l’existence du monde n’est faite que d’un état d’être (hâl) et, à travers les moments successifs, d’un seule trame.


Quatrain

Dieu soit exalté! Gloire au Seigneur très-aimant

Qui rassemble la générosité, la grandeur et la compatissance de l’Être!

â chaque souffle Il réduit un monde au néant —

Et au même souffle il en appelle un autre comme lui à l’existence.


Quatrain

Dieu nous gratifie bien de toutes sortes de faveurs

Mais chaque Nom apporte séparément son présent :

â chaque instant la réalité ontologique du monde

Reçoit d’un Nom l’anéantissement et d’un autre la perdurance.


Voici la preuve que le monde est la somme des accidents rassemblés dans une Essence individuelle unique ('eyn-e vâhed) qui est la Réalité ontologique de l’Être : cherche-t-on à définir avec précision les réalités ontologiques des étants, il n’apparaît dans leur définition rien d’autre que les accidents. Par exemple, on dit : l’homme est un animal raisonnable”; l’animal est un corps en croissance et sensible mû par sa volonté”; le corps est une substance dotée de trois dimensions”; la substance est un étant qui n’est pas inhérent à un substrat” et un étant est une essence qui a une existence réelle concrète” (tahaqqoq va hosul). Tout ce qui est décrit dans ces définitions appartient à la catégorie de l’accident, sauf cette essence” (zât) vague qu’on entrevoit; en effet raisonnable” désigne une essence douée de raison; croissance” désigne une essence douée de croissance, et ainsi de suite pour les autres. Et cette essence” c’est exactement l’Être du Vrai et l’Être réel ontologique qui a pour substrat Sa propre Essence et qui est le support de ces accidents.

Les spéculatifs (arbâb-e nazar) quant à eux disent que de tels concepts ne sont pas des différences spécifiques (fosul), mais les concomitants des différences spécifiques servant à désigner celles-ci — car on ne peut pas désigner (directement) les réalités ontologiques des différences spécifiques pour les distinguer de ce qu’elles ne sont pas sans passer par ces concomitants ou d’autres encore plus cachés (axfâ). Mais (cette théorie) est une prémisse interdite (par la logique) et une affirmation irrecevable.

En admettant même (leur) hypothèse, pour qui l’esprit spéculatif (nazar) constate une substance essentielle (jowhar-e zâti), celle-ci sera comme un accident comparée à l’Essence individuelle unique ('eyn-e vâhed). En effet, bien que (cette réalité qu’ils décrivent) fasse partie de la réalité ontologique de la substance, elle reste extérieure à cette Essence individuelle unique qu’elle a pour substrat. Et l’objection, selon laquelle nous aurions ici une chose substantielle en plus de l’Essence individuelle unique, c’est le comble de l’erreur, surtout quand l’expérience mystique des grands spirituels, qui puise son inspiration à la Niche (aux lumières) de la Prophétie, témoigne de l’inverse, et que le contradicteur est incapable de produire des preuves. Et Dieu dit le Vrai, et c’est guide dans la Voie.” 76

76. Coran, XXXIII, 4. Pour la Niche des lumières (Meskât al-anvâr), voir Coran, XXIV, 35.


Quatrain

Ne cherche pas le sens (spirituel) dans les mots!

Ne cherche pas sans avoir dépassé les déterminations et les mots!

Si tu veux trouver la Guérison (Sefâ) du mal

Ne cherche pas la loi (Qânun) du Salut (Nejât) dans les Remarques (Ezarat) 77


Quatrain

Si tu te contentes d’accéder aux Étapes (Mavaqef)

Ce que tu vises dans ces Buts (Maqâsed) ne saurait être atteint

Tant que tu n’opères pas le Dévoilement (kasf-e hojob), jamais

Les lueurs de la Réalité ontologique ne perceront de ces Orients de lumière” (Matâle) 78

77. Allusions directes aux ouvrages célèbres d’Avicenne al-Sefâ, al Qânun, al-Nejat, al-Esârât va'l-tanbihât. Avicenne représente en Islam le courant philosophique péripatéticien” (rnassâ'i) opposé ici au soufisme. Pour le rejet de la philosophie par Jâmi, voir la fin de Leyli-a Majnun, où il donne des conseils à son fils Ziâ'oddin Yusof : a Ne mêle pas, comme les philosophes impies, les œuvres de la religion à la philosophie. Tu as devant toi les mystères célestes : pourquoi faire appel aux mortels.’ (Cité par Hekmat, Jâmi, p. 148).

78. Allusions claires à des ouvrages classiques : les Étapes (Mavâqef) de Azododdin Iji (cf. J. van Ess, Die Erkenntnislehre des “Aduddadin al-Ici, Wiesbaden, 1966); Maqâsedd al-tâlebin fi osul al-din ou kalâm fi aqâyed al-en'ân de Sa'doddin Mas'ud al-Taftâzfâni éd. Istanbul, 1277 q.; Matâle'al-anvâr fil-rnanteq de Serâjodi al-Ormavi (m. à Qonya 682/1283).


Quatrain

Efforce-toi de supprimer les voiles, non d’accumuler les livres!

Car l’entassement des livres ne supprime pas les voiles.

Parmi les livres, où est cette fontaine d’amour?

Plie-les tous, tourne-toi vers Dieu et repens-toi! 79

79. Ce quatrain complète bien les deux précédents : ce n’est pas dans la philosophie, ni même dans les traités de mystique que tu feras ton salut; c’est l’expérience spirituelle qui te permettra de supprimer les voiles (hojob) qui te cachent Dieu. C’est la conclusion de cette réfutation des raisonneurs développée dans l’Illumination XXVI.

Vingt-septième illumination

Le voile le plus épais, l’écran le plus opaque qui nous cache la splendeur de l’unité ontologique (vahdat-e haqiqi), ce sont les conditionnements et la multiplication de l’Essencee qui se produisent dans l’apparence de l’Être (zâher-e vojud), quand Celui-ci Se revêt des statuts et des effets des «essences individuelles éternelles» (a'yân-e sâbeta) 80 dans le Seigneur Connaissance, qui est le secret de l’être (bâten-e vojud). Et il semble à ceux qui sont derrière ce voile que les essences individuelles (a'yân) ont reçu l’existence dans le monde extérieur, alors que même l’odeur de l’existence extérieure n’est pas arrivée jusqu’â leurs narines : elles sont toujours restées dans leur non-être originel et y resteront81. Ce qui existe et qu’on perçoit (mahud), c’est la réalité ontologique de l’existence, mais en tant que revêtue des statuts et des effets des «essences individuelles» (a'yân), non pas en tant que dégagée (tajarrod) d’eux, car, en tant que telle, ses concomitants sont le secret et l’invisibilité.

Donc, en réalité, la réalité ontologique de l’Être reste toujours dans Son unité ontologique comme elle l’a toujours été et le sera à jamais.

Mais du point de vue des autres (aqyâr), Elle s’extériorise comme conditionnée et individuée en raison de ce voilement par la forme des statuts et effets multiples, et Elle apparaît nombreuse et multiple.

80 souvent traduit «Archétypes éternels»

81. Cf. lzutsu, Unicité de l’existence, p. 79.


Quatrain

L’Etre est un océan en perpétuelle agitation

De cet océan les gens ne perçoivent que les vagues.

â la surface apparente de l’océan qui en elles est caché,

Regarde surgir les vagues issues des profondeurs secrètes! 82


Quatrain

Vois le mystère divin caché dans l’univers

Comme l’Eau vive enfouie dans la ténèbre83.

Dans l’océan est apparu un foisonnement de poissons :

C’est (en réalité) l’océan qui s’est caché dans les multiples poissons.

82. Comparer au quatrain sur le vin et l’écume, Illumination XXIV (fin); Sur la métaphore de l’océan et des vagues, voir Izutsu, Unicité…, p. 32, p. 61, et surtout p. 42 sq.

83. Thème bien connu de la Source de vie, que Xezr (Elie) découvrit au pays des ténèbres (pôle); voir Nezâmi Ganjavi. Eskandar-nâma. Cf. Coran, XVIII, 84/86.

Vingt-huitième illumination

Chaque fois qu’une chose se montre dans une autre, celle qui apparaît (zâher) est différente de celle en qui elle apparaît (mazhar); c’est-â-dire que la chose qui apparaît est une chose et que le lieu d’apparition en est une autre. De même ce qui se montre de la chose qui apparaît dans le lieu d’apparition est l’image (Sabah) et la forme (surat), non l’essence et la réalité ontologique. Mais l’Être du Vrai, l’Être absolu est une exception; partout où Il apparaît, Il est identique aux choses dans lesquelles Il apparaît (mazâher), et Il est par essence ce qui apparaît (zâher) dans tous ces lieux épiphaniques84.


Quatrain

Le «cœur-miroir» est, dit-on, bien étonnant! 85

En lui, le visage des jeunes beautés s’y mire lui-même, quel étonnement! 86

Dans le miroir, voir le visage des beautés n’a rien d’étonnant…

Que tu sois toi-même et la beauté inspirante et le miroir, voilâ l’étonnant!

84. H. Corbin, Imagination créatrice, p. 180, propose d’appeler «théophanisme» ce type de pensée qui valorise la «forme» de ce qui apparaît en affirmant sa valeur ontologique (â l’opposé de la caricature dénoncée souvent sous le nom de docétisme) : c’est une valorisation de l’image comme forme et condition des théophanies.

85. Lire : del-e dyena-d’in, le cœur aux propriétés de miroir.

86. Allusion à la méditation sur la beauté de jeunes adolescents, pratiquée par certains soufis et par ailleurs réprouvée par Jâmi, cf. le dernier quatrain de l’Illumination XXI.


Quatrain

Ô Toi dont le portrait (surat) donne l’éclat au miroir!

Personne n’a jamais vu un miroir sans Ton portrait…

Non! non, car par (Ta) grâce dans tous les miroirs

C’est Toi-même qui apparais, non pas Ton portrait!

Vingt-neuvième illumination

Par la totalité de Ses modes, attributs, relations e aspects — qui sont les réalités ontologiques de tous le étants, la Réalité ontologique de l’Être (haqiqat-e hasti) se diffuse dans la réalité de tout étant. C’est pourquoi il est dit que «Tout est dans tout»; et l’auteur de la Roseraie du Mystère dit87 :

Si tu ouvres le cœur d’une goutte d’eau

Il en sortira cent océans purs.


Quatrain

L’Être est l’Essence du Seigneur bien-aimé :

Toutes choses sont en Lui, et Lui aussi en toutes choses

C’est cela l’explication du dire du gnostique (âref)

Que toute chose est contenue en toute chose.

88. Mahmud Sabestari, Golan-e rdz, éd. Whinfield, distique 146.

Trentième illumination

Toute puissance et tout acte produits dans un phénomène88 sont en réalité manifestés par le Vrai, qui apparaît dans ces phénomènes, non par les phénomènes.

Le Sheykh (Ebn ’Arabi) — que Dieu l’agrée! — dans la Sagesse élevée du Verbe d’Esmâ'il : On ne attribuer d’acte à l’essence individuelle (“eyn) : il faut attribuer l’acte à son maître qui agit en elle. L’essence individuelle est apaisée de savoir qu’on ne lui attribue aucun acte.’ 89 Donc l’attribution de la puissance et de l’acte au serviteur (banda) ne vient pas du serviteur lui-même, de ce que le Vrai se manifeste dans sa forme (= la forme du serviteur). Récite ce verset : «C’est Dieu qui vous a créés, vous et ce que vous faites» 90 et attribue ta puissance et ton acte au Seigneur inconditionné.


Quatrain

Tout ce qu’on peut nous demander c’est l’impuissance et le néant :

On nous dénie l’Être et ce qui en découle.

C’est Lui qui est apparu sous la forme qui est la nôtre,

Et on nous attribue cette puissance et cet acte qui sont les Siens.

89. Litt. toute puissance et tout acte que ce qui apparaît (zâher) produit dans ses lieux d’apparition (mazâher) sont en réalité manifestées par le Vrai qui apparaît dans ces lieux d’apparition, etc.

90. Ebn » Arabi, Fosus al-hekam, éd. Afifi, p. 91. Trad. franc p. 102. Sur ce problème de l’attribution des actes à la créature, classique dans la tradition islamique, voir Jâmi, Dorrat al-faxera, § 74.

91. Coran, XXXVII, 94/96.


Quatrain

Ô toi dont l’essence est négative, sache, avec bon sens

Être discret sur l’attribution à toi des actes.

Écoute bien ce dicton savoureux, sans faire la moue :

“Établis d’abord bien les fondations — ensuite pense au décor!


Quatrain

Jusqu’â quand te vanteras-tu devant ce Jaloux?

Jusqu’â quand répandras-tu une aussi mauvaise marchandise?

Tu n’es que néant — ce rêve d’être que tu as

Est malsain -- jusqu’â quand auras-tu ces fantasmes malsains?

Trente et unième illumination

puisque les attributs, les statuts et les actes qui apparaissent dans les phénomènes (mazâher) sont en réalité à réattribuer au Vrai qui Se manifeste dans ces phénomènes, s’il se trouve à l’occasion dans certains d’entre eux un mal (sarr-i) ou un manque, cela peut venir du non-être de quelque chose d’autre, car l’existence, en tant qu’existence, est le Bien pur (Xeyr-e mahz). Et en n’importe quelle chose, l’existence supposée mauvaise l’est de par le non-être d’une autre chose existante ('adamiyat-e amr-e vojudi-e digar), non de par cette chose qui existe en tant qu’elle est chose qui existe (amr-e vojudi).


Quatrain

Chaque fois qu’on fait l’éloge du Bien et de la perfection

On rend hommage à la pure Essence du Très-haut.

Chaque fois qu’on dénonce le mal et la méchanceté

On finit par découvrir de (simples) carences d’aptitude.

Trente-deuxième illumination

Les philosophes ont cherché à montrer qu’â l’évidence l’Être est le Bien pur, et pour illustrer cette thèse, apporté plusieurs exemples. Ils disent par exemple que le froid, qui est nuisible pour les fruits, est donc un mal pour la production fruitière; or son maléfice n’est pas tel soit une qualification (de mal) parmi d’autres, car alors (â classer comme) une perfection — mais (c’est un maléfice) en tant qu’il a empêché l’évolution des fruits vers les perfections qui leur sont propres. Et ainsi également l’exemple du meurtre, qui est un mal : son maléfice vient pas de la puissance exercée par le meurtrier sur son acte criminel, ni de la qualité tranchante de l’instrument ni de l’aptitude du membre de la victime à être sectionné, il vient de la suppression de la vie, qui est un acte négatif (adami), etc. ; on peut apporter d’autres exemples.

Quatrain

Partout où il y a l’Être, ô mon cœur!

Sache avec certitude que c’est le Bien pur, ô mon cœur!

Tout mal vient d’un non-être : non-être est autre que l’Etre.

Donc tout mal est causé par un autre (que l’Être), ô mon cœur!

Trente-troisième illumination

Le Sheykh Sadroddin Qonyavi — que Dieu le Très-haut sanctifie son esprit! — dit dans les Nosus91 que la connaissance est liée à l’existence en ce sens que chacune des réalités ontologiques qui a l’existence (vojud) a a connaissance (» elm). La différence de connaissance portionnée à la différence d’aptitude, plus ou moins parfaite ou défectueuse, des réalités ontologiques à recevoir l’existence (vojud). Ce qui est apte à l’existence de la manière la plus complète est donc aussi plus complètement apte à la connaissance, et inversement. La source de cette différence est la suprématie ou l’infériorité des statuts de nécessité (ou) de contingence. Dans toute réalité où les statuts de nécessité sont dominants, l’existence et la connaissance sont plus parfaites. à l’inverse, si les statuts de contingence y dominent, l’existence (vojud) et la connaissance y seront déficientes. Et il est pratiquement sûr que l’analyse exprimée par le Sheykh sur la liaison de la connaissance à l’existence a été donnée à titre d’exemple; en effet, toutes les perfections qui sont liées à l’Être (vojud), comme la Vie (Hayât), la Puissance (Qodrat), la Volonté (Erâdat), etc., sont dans la même situation (hâl).

92. Sadroddin Qonyavi, al-Nosus, imprimé à la suite de ‘Abdorrazzâq Kâsâni, Sarh Manazel al-sâ'erin, p. 274 sq. ; cette citation : p.277. Qonyavi, voir la thèse de S. Ruspoli, La Clef du monde suprasensible, Paris. EPHE (1976). Sadroddin Mohammad b. Eshâq Qonyavi (607-673/1210-1274), né à Qonya (Turquie actuelle), est la personnalité importante de l’école d’Ebn Arabi, après le maître. Ebn “Arabi a d’ailleurs épousé la mère de Sadroddin quand elle fut devenue veuve. Sadroddin Qonyavi devint le disciple direct de son beau-père, et Jâmi dit, dans les Nafahât al-ons (éd. Towhidipur, p. 556) que la seule voie pour comprendre ce qu’on entend par Vahdad al-vojud, c’est la lecture de Qonyavi.

Certains — que Dieu le Très-haut sanctifie leurs esprits! — disent qu’aucun étant n’est dénué de l’attribut de connaissance; mais que la connaissance s’entend en deux sens : le sens courant, et un autre sens que ne reconnaît pas le langage commun. Certains maîtres (arbâb-e haqiqat) considèrent les deux sens dans la catégorie de la connaissance : ils contemplent la diffusion (serâyat) de la Connaissance essentielle du Vrai (Haqq) — qu’Il soit loué! — dans la totalité des étants. Au deuxième sens, on peut donner l’exemple de l’eau, que le langage commun dit ne pas être douée de connaissance; et nous voyons cependant qu’elle distingue entre ce qui est élevé et ce qui est bas : elle s’écoule d’un endroit élevé vers le bas; et pénètre à l’intérieur du corps poreux alors qu’elle se contente de passer sur le corps compact en humidifiant sa surface extérieure, etc.

La connaissance a donc la particularité de se diffuser selon l’aptitude de ce qui la reçoit ou la non-résistance lui est présentée. à ce niveau, la connaissance apparaît dans la forme de la nature : selon ce modèle, il y a diffusion dans les autres étants, non seulement de la connaissance, mais aussi de toutes les perfections qui sont liés à l’Être (vojud) dans la totalité des étants.


Quatrain

L’Être se diffuse par les attributs qui étaient caché

Dans toutes les essences individuelles du monde.

Chacune de Ses qualités devient ainsi perceptible, selon la capacité

De l’essence individuelle qui s’y est montrée apte.

Trente-quatrième illumination

De même que la réalité ontologique de l’Être, de par la pureté de Sa propre absoluité (serâfat-e etlâq), Se diffuse dans les essences de tous les étants, de telle sorte que dans ces essences elle devient identique à ces essences — comme ces essences, en Elle, étaient identiques à Elle —; de même, Ses Attributs parfaits, de par leur caractère universel et absolu, se diffusent dans tous les attributs des étants, de telle sorte que, dans ces attributs, Ils sont identiques à ces attributs — comme ces attributs étaient, dans les Attributs parfaits, ces Attributs parfaits eux-mêmes.

Par exemple, l’attribut de Connaissance : tout en étant la Connaissance que le sujet connaissant a des particuliers, c’est la Connaissance même des particuliers; tout en étant la connaissance que le connaissant a des universels (kolliyât), c’est la Connaissance même des universels; tout en étant connaissance active et passive, c’est la Connaissance active et passive même; tout en étant connaissance savoureuse et extatique (zowqi va vajdâni), c’est la Connaissance savoureuse et extatique même; en allant jusqu’â l’extrême : tout en étant connaissance des étants — que le langage commun ne reconnaît pas comme connaissants — elle est la Connaissance même qui convient à leur état. Et ainsi de suite de la même manière pour les autres attributs et perfections.


Quatrain

Ô Toi dont l’essence se diffuse dans l’essence des êtres!

Tes qualités se répandent dans leurs attributs.

Qu’on Te qualifie d’Essence absolue, cela ne supprime pas

Les mises en condition qui affectent (Ton Essence) dans les lieux où elle apparaît.

Trente-cinquième illumination

La réalité ontologique de l’Être est l’Essence du Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — et Ses modes, Ses relations et Ses aspects sont Ses attributs : c’est en Se revêtant de ces relations et aspects qu’Il Se manifeste à Soi-même. Son action et l’activité qu’Il exerce (fe’l va ta'sir), les individuations qui apparaissent à la suite de cette manifestation (â lui-même), ce sont Ses effets (âsâr).


Quatrain

Pour Lui-même, dans Ses modes essentiels, ce Voilé

S’est manifesté dans les lieux d’apparition de ce monde et de l’autre.

A partir de ce que je t’ai dit, ô chercheur de certitude!

Vois ce qu’est l’Essence, l’attribut, l’acte et l’effet!

Trente-sixième illumination

Dans certains passages92, des Fosus, le Sheykh (Ebn ’Arabi) dit que l’existence des essences individuelles (a'yân) des choses contingentes et celle des perfections qui dépendent de l’Être (kamâlât-e tâbe'a mar vojud-râ) sont à attribuer au Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — et, dans d’autres passages94, il dit que seule l’effusion même de l’existence est à attribuer au Seigneur Vrai — loué et exalté soit-Il! — c’est seulement l’effusion même d’existence (hamin efâza-ye vojud) et c’est tout; les conséquents de l’Être (tavâbe'-e vojud) étant impliqués par les essences individuelles (as moqtaziyât-e a'yân).

Ce qui peut accorder ces passages, c’est que le Seigneur Vrai a deux épiphanies. L’une est l’épiphanie secrète de la Connaissance (tajalli-e qeybi-e «elmi) que les soufis désignent comme l’«Émanation très-sainte» (feyz-e aqdas) 94, qui est en fait l’apparition éternelle à Soi-même du Vrai — loué soit-Il! — sous les formes des essences individuelles, des capacités et des aptitudes (be-sovar-e a’yân va qâbeliyât va este’dâdât).

La deuxième est l’épiphanie présentielle de l’existence (tajalli-e vojudi) qu’on désigne comme l’Émana -

93. Par exemple, au début, ch. I, Sagesse divine dans le Verbe adamique (éd. Afifi, p. 49, trad. fr., pp. 23-24) : «Car toute chose, de son début à la fin, vient de Lui et revient tout entière à Lui comme elle en est venue.» (Cf. Coran, LVII, 5.)

94. Par exemple, ch. 14, Verbe de Ozeyr, éd. Afifi, p. 131 : «Le destin, c’est ce que Dieu ordonne dans les choses en raison de la connaissance qu’Il a d’elles et en elles.»

95. Voir le Lexique. Cf. Corbin, Imagination créatrice, p. 151.

tion sainte” (feyz-e mogaddas) 95, et qui renvoie à l’apparition de l’Être du Vrai (zohur-e vojud-e Haqq) — loué soit-Il! -- revêtue des statuts et des effets des essences individuelles (a'yân). Cette deuxième épiphanie succède à la première, et en elle apparaissent les perfections qui, à la première épiphanie, avaient été incluses dans les aptitudes et capacités des essences individuelles.


Quatrain

Par une de Tes libéralités, Tu conçois cent sortes de mendiants.

Par une autre libéralité, Tu donnes à chacun son lot, séparément.

Cette première libéralité est de toute éternité, et à sa suite,

La libéralité seconde lui succède éternellement.


Donc l’attribution (ezâfat) au Vrai — qu’Il soit loué et exalté! — de l’existence (vojud) et des perfections qui s’y rattachent a lieu selon l’ensemble des deux épiphanies. L’existence est attribuée au Vrai et les choses qui s’y rattachent aux essences individuelles (a'yân) au cours de la deuxième épiphanie; rien, en effet, ne résulte de la deuxième épiphanie, sinon l’effusion d’existence vers les essences individuelles et la manifestation de ce qui avait été inclus en elles selon les implications de la première épiphanie.


Quatrain

Écoute cette parole difficile et ce mystère bien caché :

Tout acte et tout attribut rattaché aux essences individuelles

Est à attribuer, d’une part, dans son entier, à nous,

Et aussi, d’autre part, dans son entier, au Vrai.

Conclusion

Ce que nous nous proposions dans ces forrnules, ces réflexions, était d’attirer l’attention sur l’Essence (zâti) du Seigneur Vrai — loué et exalté soit-il! — et la diffusion de Sa lumière dans tous les niveaux de l’existence (marâteb-e vojud), afin que les gens ce qui cheminent sur la Voie et les chercheurs attentifs ne soient pas distraits, en présence d’aucune essence, de la contemplation de Sa beauté, et ne soient pas écartés, par l’apparition d’aucun attribut, de l’étude de la perfection de Ses attributs. Ce qui a été rappelé ici dans ce sens suffisant pour exposer notre propos. On doit s’en tenir lâ, et se contenter pour finir de ces quelques quatrains :


Quatrain

Jâmi! tiens-toi! jusqu’â quand seras-tu enjoliveur de discours?

Fabulateur et fabricant de légendes — jusqu’â quand?

Exprimer les réalités ontologiques par des paroles : quel rêve!

N’es-tu pas naïf? Entretenir ce rêve : jusqu’â quand?


Quatrain

Il vaut mieux se cacher quand on est dans les haillons de la pauvreté.

Dans les aphorismes de l’amour, il vaut mieux avoir de l’esprit.

Le discours est un écran qui nous cache la face de celui auquel nous aspirons :

â notre entretien il faut préférer le silence96.

96. Comparer au deuxième quatrain de l’Avant-propos.


Quatrain

Jusques à quand vas-tu crier et sonner comme une cloche?

Cesse un instant ce tintamarre et tais-toi!

Tu ne deviendras jamais le réceptacle des perles des réalités

Tant que, comme la coquille (d’huître) tu ne tout deviendra pas toute oreille…

Quatrain

Ô toi qui es démangé par le verbe!

Sache, en homme de science, assurer la garde du verbe.

N’ouvre pas la bouche pour livrer les mystères de l’Être,

Car cette perle-lâ ne se perce pas avec les diamants du verbe96.


Quatrain

Tire un trait sur le «beau» et un autre sur le «laid» :

Retire alors ce voile devant la splendeur du secret.

Comme l’éclat de Sa beauté n’est pas extérieur à toi,

Assieds-toi dans ton vêtement et incline la tête sur ta poitrine97.


Quatrain

Ô toi dont le linceul est fendu par le chagrin qu’Il te donne!

Que le verbe ne souille pas ton cœur pur!

Comme on peut en Lui rester muet; si désormais

Tes lèvres s’ouvraient pour parler : que ta bouche s’emplisse de poussière! 98

97. Allusion à une image de la poétique persane : quand une belle ouvre la bouche pour parler, il en sort des perles (c’est-â-dire ses dents brillantes apparaissent).

98. Le beau ou le bien (honar) et le laid ou le mal (eyb) ne sont plus des valeurs existant réellement : si tu abandonnes cette quête extérieure à toi, et que tu te tournes vers toi-même, tu contempleras Dieu.

99. La vie terrestre est comme une sépulture. L’amour mystique (la nostalgie amoureuse, qamm) te fait «ressusciter» et ouvre ton linceul. Mais si tu romps le silence de cet amour, retourne à la tombe!


§

SOURCE


Jâmî, Les Jaillissements de Lumière, Texte persan édité et traduit avec introduction et notes par Yann Richard, Les Deux Océans, Paris, 1983, 1992.

[existe en traduction anglaise : Lawâ’ih, A treatise on Sûfism by Nûr-ud-dîn ‘Abd-ur-Rahmân Jâmî, […] translation by E.H.Whinfiels and Mîrzâ Muhammad Kazvînî, London, 1906]

Voir aussi : Abd-ar Rahmân al Jâmî, Vie des soufis ou les Haleines de la familiarité, traduit du person par Sylvestre de Sacy, réédition Michel Allard, Paris, 1977.


INTRODUCTION [Yann Richard]

Jâmi et son temps

Nuroddin 'Abdorrahmân b. Ahmad est né en 817/1414 à Jâm, près de Harât (ou Hérat), dans l'Afghanistan actuel. Son père était originaire de Daâ't, près d'Ispahan. On peut imaginer qu'il était venu s'installer près de Harât, attiré par la prospérité de cette région, à une époque où de grandes invasions n'étaient plus à craindre, et où le plateau iranien central n'avait pas encore accédé à la paix d'un grand empire stable, comme le royaume timuride au Xorâsân.

L'Iran au ixe/xve siècle est partagé en deux zones politiques dont les frontières n'ont cessé d'évoluer jusqu'â l'instauration du pouvoir safavide (907/1501). A l'ouest, les tribus turkmènes basées en Anatolie, les « Moutons-noirs » et les « Moutons-blancs », se disputent les provinces autour d'Ispahan, Qazvin et Tabriz. Les premiers, Qarâ-qoyunlu, étaient les ennemis jurés des Timurides. Ils furent dispersés lorsque Jahân-Sâh fut vaincu, en 872/1467, par son rival Uzun Hasan Âq-qoyunlu. Avec ce dernier, et son fils Ya'qub Beyk, Jâmi. entretint des relations épistolaires. Il fit une longue étape dans sa capitale, Tabriz, au retour du Hajj en 878/1473. Les Moutons-blancs avaient des convictions sunnites très prononcées, et leur dynastie ne survécut pas à la conquête safavide.

Plus à l'ouest, à partir de 857/1453, la dynastie ottomane commence à prendre un poids politique important, et menace tant l'Europe, après la prise de Constantinople, que les émirats islamiques situés sur le plateau iranien. La renommée de Jâmi fut rapide dans cette terre où le soufisme et la poésie persane étaient fort prisés. Bien qu'il ait décliné les invitations et évité les offres financières, Jâmi eut des relations épistolaires avec les sultans Moham-mad II et Bâyazid II (886-918/1481-1512). Il écrivit sur la requête de Mohammad II, en 886/1481, un traité en arabe intitulé La Perle précieuse pour départager les opinions des théologiens, des soufis et des philosophes. On dit même qu'il céda à l'invitation insistante de Bâyazid II et se mit en route pour Istambul quelques années avant sa mort. Mais, une épidémie de peste s'étant déclarée en Anatolie, il se fit excuser et fit demi-tour à Hamadân.

C'est bien entendu les Timurides qui eurent le plus d'importance pour Jâmi : après les grandes conquêtes de Tamerlan, qui fonda un empire allant de l'Inde au Bosphore, la dynastie se maintint dans un grand royaume comprenant en gros le Xorâsân, l'Afghanistan et le Tadjikistan actuels. Ses deux brillantes capitales étaient Samar-qand et Harât.

Sâh-Rox, qui exerça le pouvoir entre 807/1405 et 850/1447, avait décrété, en 815/1412, le retour à la loi islamique (. ari'at) en remplacement de la loi mongole. C'est sous son règne que Jâmi commencera ses brillantes études. Ses successeurs Abo'l-Qâsem Bâbor et surtout Abu Sa'id Gurkân (assassiné en 873/1469) furent de grands hommes politiques. Le premier, qui était attiré par la spiritualité du soufisme, eut certainement de bons rapports avec Jâmi, qui lui dédia un livre. Quant à Abu Sa'id, son nom n'est cité que quelques rares fois par le poète, qui avait peut-être à se plaindre de ses mauvais traitements.

Avec Soltân Hoseyn Bâyqarâ (873-911/1469-1506), on peut parler sans exagération de l'âge d'or de la dynastie timuride, pendant trente-cinq ans. La prospérité et la stabilité politique vont permettre aux artistes, poètes, peintres, calligraphes, architectes, etc., de s'épanouir. Sous le règne de ce roi lettré et poète lui-même, les bâzârs de la ville, qui regorgeaient de marchandises apportées d'Inde, d'Asie centrale et du Moyen-Orient, débordaient des murs trop étroits de l'ancienne cité. Les faubourgs s'agrandissent jusqu'â farsang (environ 12 km). Des jardins splendides sont plantés sur les collines autour de la capitale encombrée, du côté du tombeau d'Ansâri. On en voit des reproductions symboliques dans les miniatures du

Soltân Hoseyn Bâyqarâ était plus qu'un protecteur pour Jâmi, puisque celui-ci était également.son confident, et exerçait une réelle influence sur lui. Jâmi dédia de nombreuses oeuvres à ce souverain, et son nom revient souvent dans les qasida de son Divân, que ce soit pour faire la louange du sultan lui-même, ou pour décrire ses jardins et palais. Jâmi mourut en 898/1492 alors que Hoseyn Bây-qarâ était au faîte de sa gloire : il fit faire des funérailles grandioses à son poète.

Mais si Harât était devenue la capitale des arts, c'était peut-être surtout grâce à la personnalité d'un autre ami et protecteur de Jâmi, Mir 'Ali Sir Navâ'i (m. 906/1501), qui fut élevé en même temps que le sultan et devint son ministre. Mir 'Ali Sir fut un véritable mécène et un écrivain, en turc comme en persan. On lui doit notamment une biographie de Jâmi en turc êaqatâ'i, Xamsat al-motahayyerin.

La gloire de Harât ne devait pas survivre longtemps à ces hommes : la ville, qui avait déjâ été attaquée par les Uzbeks en 850/1446, fut pillée à nouveau par eux après la mort de Hoseyn Bâyqarâ. C'est Mohammad Seybâni qui y régna, avant d'être délogé à son tour par le fondateur de la puissante monarchie safavide, Sâh Esmâ'il, en 916/1510. Dans son ardeur anti-sunnite, Esmâ'il fit changer, dans les livres qu'on trouva à Harât, le nom de Jâmi en « Xâmi » (le niais). Mais son fils, le prince Sâm Mirzâ, qui fut gouverneur de Harât entre 928 et 936, fit un portrait élogieux de Hoseyn Bâyqarâ dans l'anthologie poétique qu'il rassembla, Tohfa-ye Sâmi, dans laquelle il rend également hommage à Jâmi.

Jaillissements de lumière

Jâmi et le soufisme Naqsbandi

Les succès littéraires de Jâmi et sa familiarité avec les grands de ce monde ne doivent pas faire oublier qu'il fut d'abord un grand spirituel.

Enfant prodige, Jâmi commença ses études à Harât. Il surprenait ses contemporains pur la rapidité avec laquelle il comprenait les leçons de logique et d'astronomie. 'Abd al-Qafur Lâri rapporte que 'Ali Qu'éi, astronome réputé, chargé de construire l'observatoire de Samarqand, était confronté à un problème dont il ne trouvait pas la solution. Jâmi le résolut aussitôt.

Mais c'est dans les sciences religieuses, Coran, commentaires, tradition (hadith) que Jâmi s'illustra. Pendant son voyage à La Mecque, il n'hésita pas à faire un détour important pour aller s'entretenir avec le Qâzi Mohammad Heysari (ou Xeyzari) à Damas, chez qui il resta quarante-cinq jours pour profiter de ses connaissances en hadith3. Profondément croyant et possédant une riche culture théologique, Jâmi s'engagea toute sa vie au service du soufisme et plus précisément de la confrérie Naqgbandi.

La tradition naq.bandi commence avec Abu Ya'qub Yusof Hamadâni (m. 534/1140). Son successeur, 'Abd al-Xâleq al-Qojdavâni (m. 617/1220), originaire de la région de Boxârâ, a mis l'accent sur les exercices spirituels intériorisés (zekr) qui sont restés dans la « chaîne » des naq.0yandi. A l'origine il y avait huit règles, et Bahâ'oddin Naeband en ajouta trois autres :

1. Yâd kard : remémorer (zekr) à la fois oralement et mentalement le nom de Dieu, jusqu'â atteindre la vision béatifique. « Le but dans le zekr est que le coeur soit toujours conscient du Vrai (Haqq), car cette pratique bannit l'inattention. » Sa'doddin

Kâgqari décrit ainsi le zekr : « Au début le maître doit dire en son coeur Lâ elâha ellâ’Llâh Mohammad rasul-Allâh. Le disciple doit préparer son coeur et le mettre face à celui du maître ; il ferme les yeux, ferme la bouche, colle sa langue au palais, serre les dents, retient son souffle et se met à prononcer le zekr en s'inclinant et de toutes ses forces, avec l'accord du maître. Il le dira avec le coeur, non avec la langue. Il retiendra patiemment son souffle, de telle sorte que l'effet de douceur de ce zekr parvienne jusqu'â son coeur. Pour faciliter la retenue du souffle, il retiendra l'air plus bas que le nombril, collera l'une à l'autre les lèvres et la langue sur le palais, afin que le souffle ne soit pas trop comprimé et que la réalité du coeur soit débarrassée des idées (suggérées) et se tourne vers ce morceau de chair qui a la forme d'une pomme de pin (le coeur). Il faut occuper (le coeur) à dire le zekr de telle sorte que le mot "Lâ" soit tiré du nombril vers le haut, "elâha" fasse mouvement vers la main droite, et "ellâ'Llâh" vigoureusement vers le coeur en forme de pomme de pin, pour que sa chaleur soit communiquée à tous les membres. »

2. Bâz gast (retour) : chaque fois que le pratiquant du zekr prononce la formule sacrée, « Il n'y a de dieu que Dieu, Mohammad est son Prophète », il doit ajouter du même souffle : « Seigneur, c'est à Toi que j'aspire, et à Ta satisfaction. » Ainsi il évitera les idées suggérées intempestives.

3. Negâh dâst : attention portée à la conscience ; dans un même souffle le soufi doit dire la formule sacrée de profession de foi et son esprit ne pas s'en écarter. Sa'doddin Kâgqari (m. 860, maître de Jâmi) ajoutait qu'il fallait s'efforcer pendant une heure ou deux de fixer son attention, et d'éliminer les pensées subreptices.

4. Yâd dâst : la fixation dans la mémoire de la présence du Vrai comme d'une saveur qui ne fasse jamais défaut à la conscience.

5. Hus dar dam (conscience dans le souffle) : chaque expiration doit être faite avec une conscience présente, et sans négligence de l'attention. « La base extérieure de cette Voie mystique, dit Bahâ'oddin, c'est le souffle. »

6. Safar dar vatan : c'est le voyage vers la patrie véritable ; les attributs humains doivent être délaissés pour les attributs angéliques.

7. Nazar bar qadam (regard porté vers le pas) : où qu'il soit, dans la ville ou la plaine désertique, le pèlerin doit être attentif à son pas, à l'endroit d'où il vient et au lieu où il se rend, et ne pas laisser égarer sa pensée.

8. Xalvat dar anjoman (isolement en société) : selon l'expression de Bahâ'oddin, c'est d'être extérieurement avec la société des hommes, mais intérieurement, spirituellement, dans l'intimité et la retraite avec le Vrai. Il y a complémentarité entre la retraite et la participation à la vie sociale collective.

9. Voquf-e zamâni : « pause temporelle » consistant à faire le bilan des occupations ; si elles sont bonnes, en rendre grâce, et si elles sont mauvaises, en demander pardon.

10. Voquf-e 'adadi : faire le bilan numérique des remémorations du coeur, en prenant en considération les pensées errantes.

11. Voquf-e qalbi : se représenter son propre coeur avec, gravé, le Nom de Dieu, pour mettre l'accent sur le fait que le coeur n'ait d'autre but que Dieu.

Les origines de ces exercices spirituels ne sont pas bien connues, on les retrouve dans le yoga et aussi dans les pratiques ascétiques des chamans et dans le christianisme oriental. En tout cas, c'est une pratique courante, avec des variantes selon les ordres spirituels, chez les mystiques musulmans. Jâmi y fait clairement allusion, à deux reprises, dans le texte que nous éditons ici, quand il évoque la technique du souffle : voir les « Illuminations » VII et VIII, et aussi l'avant-dernier quatrain de la Conclusion, qui fait le portrait du soufi méditatif.

Après 'Abd al-Xâleq, les maîtres suivants se succèdent dans l'ordre des Naqsbandi :

'Aref Rivgaravi (m. 657/1259);

Mahmud Anjir Faqnavi (m. 643/1245 ou 670/1272);

'Azizân 'Ali Râmtani (m. 705/1306 ou 721/1321);

Mohammad Bâbâ Sammâsi (m. 740/1340 ou

755/1354);

Amir Seyyed Kolali Boxâri (m. 772/1371);

Mohammad b. Mohammad Bahâ'oddin Naqâ'band

(717-791/1318-1389) qui donna son nom à l'ordre ;

'Alâ'oddin 'Attâr (m. 802/1400);

'Ali b. Mohammad Jorjâni (m. 816/1413);

Xvâja Mohammad Pârsâ (m. 822/1419);

Sa'doddin Mohammad Kâgqari (m. 860/1455).

C'est par ce dernier que Jâmi fut initité à la Voie spirituelle de l'ordre Naqsbandi. Mais son premier contact avec l'ordre était plus ancien : lorsque Xvâja Mohammad Pârsâ se rendait au pèlerinage de La Mecque pendant lequel il trouva la mort, il passa par Harât. Jâmi, qui avait cinq ans, accompagna son père qui vint écouter le saint homme, et raconte lui-même dans les Nafahât al-ons le souvenir que lui a laissé cette rencontre :

« Il y a maintenant soixante ans, mais le ravissement de sa présence lumineuse est encore dans mes yeux, et le délice de sa rencontre bénie dans mon coeur. Les rapports d'inclination spirituelle, de croyance et d'amour que j'ai eus avec la famille des X'Sjagân (= l'ordre Naqsbandi) sont venus de la bénédiction de son regard... »6

Sa première rencontre avec Sa'doddin Kâgari, qui devint son maître et son beau-père, fut, si l'on en croit la biographie de notre poète par Lâri, un « événement spirituel » (vâqe'a) : Jâmi, qui étudiait alors à Samargand, eut une vision qui le persuada de rentrer au Xorâsân pour y suivre l'enseignement de ce maître à la grande mosquée de Harât.

Son deuxième grand maître spirituel, X'âja Nâserod-din 'Obeydollâh Ahrâr (805-895/1404-1490), jouissait d'une grande influence, tant politique que spirituelle. C'est lui qui succéda, à la tête de l'ordre, à Sa'doddin en 860/1455. Jâmi ne le rencontra personnellement que quatre fois, mais échangea avec lui une copieuse correspondance, et le mentionne souvent dans son oeuvre. Il lui a même dédié un grand poème, Tohfat al-Ahrâr, consacré, entre autres, à la louange des grands saints naqsbandi.

Sans devenir lui-même « pôle » spirituel de l'ordre, Jâmi y avait reçu le titre de seyx (maître) et initiait lui-même par délégation certains disciples, comme par exemple 'Abd al-Qafur Lâri, qui devint son biographe. Le soufisme a profondément marqué toute l'oeuvre de Jâmi, tant par sa référence constante aux Naq'gbandi que par la mention non moins fréquente de l'héritage spirituel des grands soufis, de Hallâj à Mowlânâ Rumi. Mais c'est à l'école d'Ebn 'Arabi que se rattachait en premier lieu la pensée de Jâmi. Ce lien spirituel est primordial dans le texte des Lavâyeh. Nous y reviendrons après avoir donné la liste des oeuvres de Jâmi.

De par son affiliation aux Naqsbandi, ordre resté encore aujourd'hui vivant dans les communautés sunnites d'Afghanistan, du Kurdistan et d'Anatolie, Jâmi confessait lui-même un sunnisme rigoureux et rendait hommage aux trois premiers califes considérés par les chi'ites comme des usurpateurs. Le milieu sunnite intransigeant de la cour timuride ne permettait pas d'audace en ce domaine, malgré certains glissements de sympathie chi'ite auxquels les soufis n'étaient probablement pas étrangers (comme la « découverte » d'un soi-disant tombeau de 'Ali à Mazâr-e Sarif). Outre la place importante qu'il accorde à 'Ali dans ses invocations, Jâmi eut l'occasion de prouver qu'il n'était pas hostile à 1 'imamisme. Pris à partie par les communautés chi'ites d'Irak, sur une provocation, il sut montrer ses sentiments à 1 'égard des Imams et gagna leur respect.

La tombe de Jâmi est dans les faubourgs de Harât, non loin de Gozargâh, où est enterré Ansâri. C'est une simple sépulture ombragée (aujourd'hui) de pistachiers. Autour, on identifie les tombes de Sa'doddin Kâgqari (son maître et beau-père), de 'Abd al-Qafur Lâri (son disciple et biographe), et du poète Hâtefi.

[...]






Voici une traduction anglaise du Lawa’ih de Jami (-1492) .

Elle révèle la profondeur mystique du texte du dernier grand mystique en terres d’Islam appartenant à la filiation Naqsbandie. Préférable à la traduction de Richard (Paris ; Les Deux Océans, 1982).

L’ouvrage de Sachiko Murata d’où est extrait cette belle traduction de William C. Chittick est du plus grand intérêt pour celui qui recherche une compatibilité entre religions du livre et confucianisme.


RELIGIOUS STUDIES/CHINESE STUDIES

Chinese Gleams of Sufi Light

Wang Tai-yü's Great Learning of the Pure and Real and Liu Chih's Displaying the Concealment of the Real Realm

Sachiko Murata

Foreword by Tu Weiming

With a New Translation of Jâmi's Lawiib from the Persian by William C. Chittick

Foreword

When the Prophet Muhammad instructed, "Seek knowledge, even unto China," the rhetorical significance of China was perhaps its remoteness, an unlikely place for Muslims to travel for economic, political, or social reasons. Therefore Islam's arrival in China in the Tang dynasty (618907), probably within the first generation of Muhammad's disciples, is quite remarkable. The Muslims in Tang China were mainly traders who, protected by extraterritorial rights and confined to specifically designated port cities, preserved their Arabic names, native tongues (primarily Persian), and original dress. Although they led a separate religious and social life of their own, they built mosques in more than a dozen cities, notably Guangzhou, Quanzhou, Hangzhou, and Chang'an. With the expansion of maritime trade in Song China (960-1279), the number of Muslims increased and their presence in the mainstream of Chinese society was reflected in art, architecture, and literature. Those who settled permanently in the Middle Kingdom married Chinese women or adopted Chinese children, especially in times of famine.

The Mongol conquest of China (1278-1368) provided an unusual opportunity for Central Asian peoples to serve as advisors and officials in the Chinese court. As a result, several Muslims became ministers. One of the most prominent was Sayyid Ajall, whose legacy as the governor of Yunnan province is ingrained in the collective memory of the local culture and an integral part of its ethico-religious identity.' By the time of the Ming dynasty (1368-1644), according to Donald Leslie and others, Muslims in China had been thoroughly transformed into "Chinese Muslims" and the Hui Hui (as Sinicized or, at least, Chinese-speaking Muslims, called themselves and were designated in public discourse) were a conspicuous presence on the Chinese religious landscape.3

Nevertheless, an intellectual effervescence among a coterie of theologically sophisticated Muslim scholars did not begin until the seventeenth century, specifically in the transition between late Ming and early Qing (1644 1912). For the first time in the history of Islam in China, the ulama significantly enriched the intellectual life of the Chinese Muslim community by producing highly sophisticated theological works. Why the late seventeenth and early eighteenth-century Muslim teachers felt the need to articulate a pattern of fruitful interaction between their faith

……………

page 128


Gleams

Introduction

"I do not number Thy laudations—how indeed! Every laudation returns to Thee. The precinct of Thy holiness is too majestic for my laudation. Thou art as Thou hast lauded Thyself."/1 [notes mise à la fin de cette traduction]

O God, I do not bring Your thanksgiving to my tongue, nor do I count out Your praises. Everything in the pages of the engendered things is of the same kind as laudation and praise, and all return to the precinct of Your magnificence and greatness. What comes from our hands and tongues worthy of Your thanksgiving and praise? You are as You have said Yourself—the pearl of Your laudation is what You Yourself have pierced.

There in the perfection of Your magnificence,

the world is a dewdrop from Your ocean of gifts.

However much we praise and laud You,

only Your praise and laudation are worthy of You.

In the place where he who voiced "I am the most eloquent"/2 threw down the pennant of eloquence and recognized himself as incapable of pronouncing Your laudation—how can just any stuttering talker let loose his tongue, how can just any confused surmiser adorn his speech? Or rather, making manifest here the admission of incapacity and inadequacy


129 [l’adaptation chinoise mise en face à face avec la traduction de Chittick, omise!]


130

is itself inadequacy, and seeking to share in this meaning with that leader of the religion and this world is far from beautiful courtesy.

Who am I? Numbered as who? What person,

that I might wish to vie with his dogs?

I know that I won't reach his caravan—

enough to hear from afar the sound of its bells.

O God, bless Muhammad, who set up the Banner of Praise and owns the Praiseworthy Station /3; and his household and companions, those who made every effort to attain the goal, and give them plentiful peace!

131 [page omise de l’adaptation chinoise comme le seront dorénavant toutes les pages paires]

132

Whispered Prayer

"My God, my God, deliver us from occupation with follies, and show us the realities of things as they are!"/4 Lift the covering of heedlessness from our insight's eye and show us each thing as it is! Disclose not to us nonbeing in being's form, and place no curtain of nonbeing on being's beauty! Make these imaginal forms into the mirror of Your beauty's self-disclosures, not the cause of veiling and distance! Turn these imaginary imprints into the capital of our knowing and seeing, not the instrument of our ignorance and blindness! Our deprivation and rejection come from ourselves—turn us not over to ourselves! Bestow upon us freedom from ourselves, and confer upon us familiarity with Yourself!


O Lord, give me a pure heart, an aware spirit!

Give me sighs at night and tears at dawn!

In Your self's path, first take my self away from self,

then show me the way, selfless of self, to Yourself!

O Lord, make all creatures turn against me!

Put me to the side of all the worldlings!

Turn my heart's face from every direction,

give my love one direction and one face!

O Lord, free me from deprivation—why not?

Give me a road to the lane of gnosis—why not?

Your munificence has turned many a disbeliever into a Muslim.

Turn one more disbeliever into a Muslim—why not?

O Lord, free me from need for both worlds,

lift my head high with poverty's harness! /5

Make me a confidant in the path of the secret,

turn me aside from every path not to You!

134

Preface

To continue: This is a treatise named The Gleams on the explanation of the gnostic sciences and the meanings. It has gleamed forth from the tablets of the secret hearts and spirits of the lords of gnosis and the masters of tasting and finding in appropriate expressions and lustrous allu-sions.6 It is hoped that none will see in the midst him who has embarked on this explication or sit on the carpet of avoidance and the mat of protest, since the author has no share save the post of translator, and no portion but the trade of speaker.


I am nothing, and much less than nothing—

no work comes from nothing and less than nothing.

Whatever secret of Reality I speak,

no share have I but the speaking.

In the world of poverty, signlessness is best,

in the story of love, tonguelessness is best.

From him who has not tasted the secrets,

speaking by way of translation is best.

Like the clear in intellect, I've pierced a few pearls

to translate the sayings of the high in rank.

Might it be that from know-nothing me,

the trusty will convey this gift to Hamadan s king?/7

136

THE FIRST GLEAM

"God has not assigned to any man two hearts in his breast" [Koran 33:4]. The Howless Presence, who has given you the blessing of being, has placed within you only one heart, that you may be one-faced and one-hearted in love, turning away from other than Him and turning toward Him—not that you should make one heart into a hundred pieces, each piece wandering after a goal.


O you who've turned to the qibla of faithfulness,

why make the shell into the kernel's veil?

It's not good for your heart to run after this and that—

with one heart, one friend is enough for you.


THE SECOND GLEAM

"Dispersion" is that you scatter the heart by means of attachment to numerous things. "Gathering" is that you turn away from everything by witnessing the One. A group supposed that gatheredness lies in gathering the causes, and they stayed in endless dispersion. A band knew for certain that gathering the causes is among the causes of dispersion, and they emptied their hands of all. /8.


O you whose heart has a thousand troubles from all!

Your heart will have trouble finding ease from all.

Since the heart gains nothing but dispersion from each,

give your heart to the One and cut yourself off from them all!

As long as you dwell in dispersion and doubt,

the Folk of Gathering see you as the worst of men.

No, by God, no—you're not a man, you're a monkey,

but out of ignorance, you don't see your own monkeyness.

138

O traveler, speak not on every topic!

Run only the road of reaching the Lord of lords.

The cause of dispersion is the world's causes—

don't try to gather the heart by gathering causes!

O heart, how long searching for perfection in school?

How long perfecting the rules of philosophy and geometry?

Any thought other than God's remembrance is evil suggestion.

Have shame before God! How long this evil suggestion?

THE THIRD GLEAM

The Real—glory be to Him and high indeed is Het—is present everywhere, gazing in each state at the manifest and nonmanifest of all. What a loss—that you have lifted your eyes from His countenance and look at others! You have left the path of contentment with Him and pursue another road.


She came at dawn—that heart-taker of fevered lovers.

She said, "O heavy load on my thoughts!

"Shame on you! I look in your direction,

but you've turned your eyes toward the others!"


We've run in love's path all our life,

we've tried hard for union all our life.

A glimpse of Your image is better for the gaze

than the beauty of all the beauties all our life.

140

THE FOURTH GLEAM

Everything other than the Real—exalted and high is He!—is exposed to disappearance and annihilation. Its reality is a nonexistent object of knowledge, its form an illusory existent./9. Yesterday it had no being and no appearance, and today it has an appearance without being. It is obvious what will open up from it tomorrow.

Why do you give the reins of acquiescence into the hands of wishes and hopes? Why do you lean back on these varnishings that undergo annihilation? Pull your heart out from everything and bind it to God! Cut off from everything and join with God! It is He who has always been and always will be. No thorn of any newly arrived thing scratches the face of His subsistence.


Every heart-tugging form that shows its face to you

will soon be stolen from your eyes by the spheres.

Go, give your heart to someone who, in the stages of existence,

has always been with you and always will be.


Gone—that I should turn my face to the qibla of the fair,

inscribing the words of their heartache on the tablet of my heart.

I aim for the eternal beauty—

I've had my fill of all loveliness not eternal.


Anything that does not let you turn to subsistence

will at last make you the target of annihilation's arrow.

If you will be parting from a thing when you die,

better to part from it now while you're still alive.


O great man, let it be property or offspring,

it is clear how long it will subsist.

Happy is he whose heart is tied to that Heart-taker

to whom are joined, heart and soul, the Folk of Heart.

142

THE FIFTH GLEAM

The absolutely beautiful is the Presence of the Possessor of Majesty and Bounteous Giving. Every beauty and perfection manifest in all the levels is the shining ray of His beauty and perfection, and by it have the owners of the levels gained the features of beauty and the attributes of perfection. Whenever you know someone to be a knower, that is the trace of His knowerness. Wherever you see someone to be a seer, that is the fruit of His seerness. In short, all are His attributes, descended from the pinnacle of universality and unboundedness, and disclosed in the depths of particularity and binding./10

Thus, you should take the path from the part to the whole and turn your face from binding to unboundedness. You should not consider the part as distinct from the whole, lest the bound hold you back from the unbounded.


I went to look at the roses, but that candle of Tirâz

saw me in the rosebeds and sweetly said,

"I'm the root, the meadow's roses are My branch—

why be held back from the root by the branches?"


What will you do with that elegant stature and lovely cheek?

What will do with those chains of curling locks?

From every side, the unbounded beauty is shining—

O unaware, what will you do with bounded loveliness?


THE SIXTH GLEAM

Although the child of Adam, because of corporeality, has extreme density, in terms of spirituality he has the utmost subtlety. He takes on the property of everything toward which he turns, and he receives the color of everything to which he attends. This is why the philosophers have said, "When the rational soul discloses itself in forms that coincide with the realities and when it realizes their true properties, it becomes as if it were all of existence."/11.

144

Moreover, the generality of creatures, because of their intense conjunction with this corporeal form and their perfect preoccupation with this material figure, have become such that they do not know themselves apart from it and cannot make the distinction. [Rûmi writes] in the Mathnawi,


You are this very thought, brother,

the rest of you is bones and fiber.

If your thought is a rose, you're a rosegarden,

but if it's a thorn, you're firewood./12


So, you must strive to conceal yourself from your own gaze. You must turn toward that Essence and occupy yourself with that Reality whose beauty's loci of disclosure are the degrees of the existents and whose perfection's mirrors are the levels of the engendered things.

You must persevere in this relation/13 such that it thoroughly mixes with your soul and such that your own being disappears from your gaze. If you turn toward self, you will have turned toward Him, and when you express self, you will have expressed Him. The bounded becomes the Unbounded, and "I am the Real" turns into "He is the Real."/14


If a rose passes into your heart, you're a rose,

if a restless nightingale, you're a nightingale.

You're a part, and the Real is the whole. If for a time

you take up thought of the whole, you'll be the whole.


From the mixture of soul and body, you are my goal.

In dying and living, you are my goal.

Long may you live, for I am leaving the midst!

If I say "I" about me, you are my goal.


When will it be, when?—torn the dress of being,

blazing the beauty of the unbounded Face,/15

consumed the heart by the assaults of His light,

drowned the soul by the attacks of yearning!

THE SEVENTH GLEAM

You must exercise this eminent relation such that in every moment and in every state you will never be empty of this relation—whether in coming or going, eating or sleeping, hearing or speaking. In short, in all movement and rest you must be present with the moment, lest it pass in vain; or rather, you must be aware of the breath, lest it come out in heedlessness.


From year to year though You don't show Your face,

there's no worry my love for You will vanish.

In every place, with every person, in every state, I have

hope in my heart and Your image in my eye./16


THE EIGHTH GLEAM

Just as it is necessary to extend the mentioned relation to comprise all the moments and all the times, so also the most important goal is to increase its quality by denuding oneself of the garments of the engendered things and ridding oneself of observing the forms of possible existence. This can only be done through intense effort and complete exertion to negate thoughts and illusions. The more thoughts are negated and evil suggestions hidden, the stronger that relation will be.

You must strive so that dispersed thoughts strike their tents outside the breast's courtyard and the light of the Real Being's manifestation—glory be to Him!—casts its rays on your nonmanifest realm. It will take you away from you and free you from the jostling of the others. No consciousness of yourself will remain, nor any consciousness of the self's lack of consciousness. Rather, nothing will subsist but God, the One, the Unitary.


O Lord, help—so that I may escape from my own animality,

so that I may cut myself off from the bad and escape from my own evil!

Take my self away from myself in Your own Being

so that I may escape my selfhood and selflessness.

148

When someone's custom is annihilation and his rule poverty,

he has no unveiling, no certainty, no gnosis, no religion.

He has left the midst, God alone remains, God

This is the meaning of "When poverty is complete, he is God."/17


THE NINTH GLEAM

« Annihilation » is that the Real Being's manifestation overmasters the nonmanifest realm such that no consciousness of other than He remains. « Annihilation of the annihilation » is that no consciousness of this unconsciousness remains./18

It should be clear that "annihilation of annihilation" is included in annihilation. If the companion of annihilation is conscious of his own annihilation, he is not a companion of annihilation, for both the attribute of annihilation and the one described by it pertain to other than the Real. So, being conscious of it negates annihilation.


When you want your self to subsist like this,

how can you subtract a barleycorn from being's crop?

If you are conscious of the tip of a hair

and speak of annihilation's road, you've left the road.

150

THE TENTH GLEAM

"Asserting unity" [tawhid] is to make the heart one. In other words, it is to deliver and disengage it from attachment to what is other than the Real, both from the side of seeking and desire, and from the direction of knowledge and gnosis. In other words, seeking and desire are to be cut off from all objects of seeking and desire, and all objects of knowledge and intellect are to be eliminated from its insight's gaze. It turns its attentiveness away from every face, and no consciousness or awareness of other than the Real remains.


O man of the journey, "asserting unity" in the Sufi's terms

is to deliver the heart from attending to others.

This intimation of the birds' final stations

have I voiced for you, if you understand the "language of the birds" [27:16]./19


THE ELEVENTH GLEAM

As long as Adam's child is caught in the trap of caprice and fancy, his constancy in this relation will be difficult. But when the traces of the attractions of Gentleness become manifest within him and preoccupation with the objects of sensation and intellect goes far from his non-manifest realm, taking pleasure in this relation will dominate over the corporeal pleasures and spiritual comforts. The toil of struggle will disappear from the midst, and the pleasure of witnessing will cling to his soul. His mind will turn away from the jostling of the others, and the tongue of his state will begin to hum this tune:


O nightingale of the soul, I'm drunk from remembering you,

O footfall of heartache, I'm low from remembering you.

All the world's pleasures are trampled under foot

by the taste that comes to hand from remembering you.

152

THE TWELFTH GLEAM

When the truthful seeker finds the precursor of attraction's relation—that is, taking pleasure from remembering the Real in himself/20—then he must appoint his complete aspiration to nurturing and strengthening this relation and he must hold himself back from everything that negates it. He should know that, for example, if he were to spend everlasting life on this relation, he would have done nothing and would not have performed what it rightly demands.


Love strummed a tune on my heart's lute

turning me into love from head to foot.

In truth, for ages I will never emerge

from paying what's due for a moment of love.


THE THIRTEENTH GLEAM

The Reality of the Real—glory be to Him!—is nothing but Being, and His Being has no decline or lowness. It is hallowed beyond the brand of change and alteration, and rid of the blemish of plurality and multiplicity. Without the sign of any sign, It does not fit into knowledge or plain-viewing. All the how-manys and hows appear from It, but It has no how-many or how. Everything is perceived through It, but It is outside the compass of perception. The head's eye is dazzled in witnessing Its beauty, and the secret-heart's sight is darkened without observing Its perfection.


O You to whose love I gave my spirit,

You are above and below, not above nor below.

Everything's essence is apart from existence and endures through existence,

but Your Essence is plain Existence and utter Being.


That heart-desired Friend is so colorless, O heart!

Don't be content all at once with color, O heart!

The root of all color is that colorlessness—

"Who colors better than God" [2:1381, O heart?

154

THE FOURTEENTH GLEAM

The word "existence" is sometimes used to mean realization and obtainment,/21 which are verbal meanings and respective concepts. In this respect, it is among the "secondary intelligibles," over and against which there is nothing in the external world. Rather, "existence" occurs to the quiddities in intellection. Thus have the verifying philosophers and theologians verified.

Sometimes the word "existence" is said, but what is meant is a Reality that has being through Its own Essence, while the rest of the existents have being through It. In reality, there is no existent other than It in the external world. The other existents occur to It and endure through It. Thus has given witness the tasting of the great and perfect gnostics and the lofty folk of certainty.

The application of this word to the Presence of the Real—glory be to Him and high indeed is He!—is in the second meaning, not the first.


The folk of the bindings judge by reason that being

occurs only to the entities and realities.

The lords of witnessing see in unveiling that entities

all occur, and existence is the locus of their occurrence.

156

THE FIFTEENTH GLEAM

'Attributes" are other than the "Essence" in regard to what rational faculties understand, but they are identical with the Essence in regard to realization and obtainment./22

For example, the Essence is the "Knower" in respect of the attribute of knowledge, the "Powerful" in respect of power, the "Desiring" in respect of desire. There is no doubt that, just as these are different from one another in terms of concept, they are also different from the Essence. However, in terms of realization and being, they are the same as the Essence, in the sense that there is no plurality of existences. Rather, there is one existence, while the names and attributes are its relations and respects.


O You whose Essence is pure of any stain in every task,

concerning You neither "how" can be asked nor "where."

In intellection, all attributes are other than Your Essence,

but in realization, all are the same.

158

THE SIXTEENTH GLEAM

The Essence as such is denuded of all names and attributes and rid of every relation and attribution. It is qualified by these affairs in respect of Its attentiveness toward the world of manifestation in the First Self-Disclosure, which is that It discloses Itself by Itself to Itself. Then the relations of knowledge, light, existence, and witnessing are realized.

The relation of knowledge entails knowerness and knownness. Light requires manifestness and making manifest. Existence and witnessing issue forth in finding-existence and being-found-in-existence, witnesser-ness and witnessedness.

In the same way, manifestation, which is a requirement of light, is preceded by nonmanifestation, and nonmanifestation has an essential priority and firstness in relation to manifestation. Thus the names First and Last, Manifest and Nonmanifest are designated.

So also, in the Second Self-Disclosure, and the Third—as far as God wills--the relations and attributions are multiplied. The more the multiplication of the relations and names, the more His manifestation, or rather, His hiddenness. "So glory be to Him who veiled Himself through the loci of His light's manifestation and became manifest by letting down His curtains!"/23

His hiddenness is in respect of the unmixedness and unboundedness of the Essence, and His manifestation in respect of the loci of manifestation and the entifications.


I said to my rose-cheeked lovely, "O you with bud-like mouth,

why keep hiding your face like flirting girls?"

She laughed and said, "Unlike the beauties of your world,

in the curtain I'm seen, but without it I'm hidden."


Your cheek can't be seen without mask,

your eyes can't be seen without veil.

As long as the sun's fully shining,

its fountain will never be seen.


When the sun strikes its banner of light on the sphere,

it dazzles the eyes from afar with its rays.

When it shines from behind a curtain of clouds,

the gazer can see it without falling short.


THE SEVENTEENTH GLEAM

The First Entification is an unmixed oneness and a sheer receptivity that comprises all receptivities, whether the receptivity for disengagement from all attributes and respects, or the receptivity for being qualified by all.

In respect of disengagement from all respects—even from the receptivity for this disengagement—it is the level of Unity, and to it belong nonmanifestation, firstness, and beginninglessness. In respect of its qualification by all attributes and respects, it is the level of One-and-allness,/24 and to it belong manifestation, lastness,/25 and endlessness.

Some of the respects of the level of One-and-allness are such that the Essence is qualified by them in respect of the level of gathering,/26 whether their precondition be the realization and existence of some of the engendered realities, as with creatorness, providerness, and so on; or not, as with life, knowledge, desire, and so on. These are the "names and attributes" of the Divinity and Lordship. The form of the Essence's knownness while It is clothed in these names and attributes is "the divine realities." The fact that the Manifest of Existence becomes clothed in them does not necessitate the plurality of existence.

Other [respects] are such that the Essence is clothed by them in respect of the engendered levels, like the differentiae, the specificities, and the entifications,/27 which are the features that distinguish the external entities from each other. The forms of the Essence's knownness as clothed in these respects are "the engendered realities."/28 When the Manifest of Existence becomes clothed with their properties and traces, this necessitates the plurality of existence.

Some of these engendered realities—when Existence pervades them through the unity of the gathering of Its tasks and when their traces and properties become manifest through It—have the preparedness to manifest all the divine attributes, with the exception of essential necessity,/29 according to the diversity of the levels of manifestation and in terms of strength and weakness, dominatingness and being dominated over. Such, for example, are the perfect human individuals/30 among the prophets and friends of God. Others have the preparedness to manifest some [attributes] without others, according to the mentioned diversity, and such are the other existents.

162

Through the unity of the gathering of Its divine and engendered tasks, the Presence of the Essence pervades and discloses Itself beginninglessly and endlessly in all these realities, which are the differentiations of the level of the One-and-allness—whether in the world of spirits, the world of images, or the world of sensation and the witnessed; whether in this world or the last world./31

The goal of all this is the realization and manifestation of the "Name-derived Perfection," which is the perfection of disclosure and seeing disclosure. "The perfection of disclosure" means His manifestation in terms of these respects. "The perfection of seeing disclosure" means His witnessing Himself in terms of these same respects./32 These are a manifestation and a witnessing that are plainly viewed and in entity, like the manifestation and witnessing of the undifferentiated within the differentiated.

In contrast, the "Essential Perfection" is the Essence's manifestation to Its own Self within Its own Self for the sake of Its own Self without respect to other and otherness. It is a manifestation that is knowledged and absent, like the manifestation of the differentiated within the undifferentiated.

"Unbounded wealth" is required by the Essential Perfection. The meaning of unbounded wealth is that the tasks, states, and respects of the Essence as well as their properties and requirements—all of which appear in the levels of the divine and engendered realities--are witnessed by and fixed for the Essence in a universal, undifferentiated mode within Its own nonmanifestation by the inclusion of all within Its oneness, along with all their forms and properties as they have become manifest and will become manifest, fixed, and witnessed in the levels./33 In this regard, the Essence is wealthy beyond all the existent things, just as God has said: "Surely God is wealthy beyond the worlds" [29:6].


The skirt of Love's wealth is pure, pure,

of the stain of need for a handful of dust.

Disclosers and gazers are all Itself—

if we not be in the midst, what harm will be done?


Every task and attribute of the Real Being

is known and realized in Himself.

In the midst of the bounded things in need of themselves,

His wealth is unbounded by seeing them.


The Necessary is wealthy beyond the existence of good and evil,

the One is wealthy beyond the levels of the numbers.

Since He sees them all within Himself eternally,

He is wealthy beyond seeing them outside of Himself.


THE EIGHTEENTH GLEAM

When you eliminate the individuations and entifications of the individuals of all species included under animal, the individuals of each species are gathered under the "species." When you eliminate the distinguishing features of those species—that is, the differentiae and the specificities—all are gathered under the reality of "animal." When you eliminate the distinguishing features of animal and everything included along with it under growing body, all are gathered in "growing body."

When you eliminate the distinguishing features of the growing body and everything included along with it under body, then all are gathered in the reality of "body." When you eliminate the distinguishing features of body and everything included along with it—I mean intellects and souls—under substance, all are gathered under the reality of "substance." When you eliminate that through which substance and accident become distinguished, all are gathered under the reality of "possible thing."

166

When you eliminate that through which the Necessary and the possible become distinguished, both are gathered under the reality of the Unbounded Existent. This is the same as the Reality of Existence. It exists through Its own Essence, not through an existence added to Its own Essence. "Necessity" is the attribute of Its manifest, and "possibility" is the attribute of Its nonmanifest. [By possibility] I mean the "fixed entities" that are obtained when He discloses Himself to Himself clothed in His own tasks. These distinguishing features—whether the differentiae and specificities or the entifications and individuations—are all "divine tasks" that are included and contained in the Oneness of the Essence. First, at the level of knowledge, these features come forth in the form of the fixed entities, and second, at the level of the eye,34 they take on the form of the external entities by being clothed in the [fixed entities] properties and traces through the Manifest of Existence, which is the locus of disclosure and the mirror for the Nonmanifest of Existence.

Hence there is nothing in the external domain except One Reality which, by means of becoming clothed in the tasks and the attributes, appears multiple and plural to those who are imprisoned in the confines of the levels and bound by their properties and traces.


For my lesson I took all of engendered existence

and reviewed it page after page.

In truth, I saw nothing there and read nothing

but the Real's Essence and the Real's essential tasks.


How long this talk of bodies, dimensions, directions?

Until when this discussion of minerals, animals, plants?

Only one Essence is realized—not "essences."

This illusory manyness comes from the tasks and the attributes.

168

THE NINETEENTH GLEAM

What is meant by the "inclusion of the manyness of the tasks in the oneness of the Essence" is not the inclusion of the part in the whole, nor the inclusion of the contained in the container. Rather, what is meant is the inclusion of the descriptions and the requirements in the described thing and the requirer, like the inclusion of one-halfness, one-thirdness, one-fourthness, one-fifthness, ad infinitum, in the essence of the numerical one. After all, these relations are included within it and have no manifestation whatsoever so long as it does not become part of two, three, four, and five through repetition of manifestation in the levels./35

From this it is known that the Real's encompassment of all existents is like the requirer's encompassment of the requirements, not like the whole's encompassment of the part, nor the container's of the contained. High indeed is God beyond what is not appropriate for the precinct of His holiness!


The task's inclusion in the Real's Essence is well-known.

The task is like a description, and the Real's Essence is described.

Learn this rule, for where God is

there is neither part nor whole, container nor contained.

170

THE TWENTIETH GLEAM

The manifestation and hiddenness of the tasks and respects is because they do or do not become clothed in the Manifest of Existence, but this does not necessitate the alteration of the Reality of Existence and Its true attributes. Rather, the relations and attributions are built on change, but this does not entail change in the Essence. If Amr should stand up on Zayd's right hand and sit down at his left hand, Zayd's relation with him becomes different, but his essence and true attributes are still established.

In the same way, the Reality of Existence does not increase in perfection by becoming clothed in eminent affairs, nor does It accept deficiency by becoming manifest in base loci of manifestation. Although sunlight shines on the pure and the filthy, no alteration finds the way to the simplicity of its luminosity—it gains no fragrance from musk, no color from roses, no shame from thorns, and no blame from stones./36


When the sun adorns the world with its radiance,

well does it shine on pure and on filthy.

No filth leaves a stain on its light,

and nothing pure increases its purity.

172

THE TWENTY-FIRST GLEAM

The Unbounded is never without the bounded, and the bounded does not take form without the Unbounded. However, the bounded has need for the Unbounded, and the Unbounded is independent of the bounded. Hence requiring is from both sides, but need is from one side. This is like the movement of a hand and the movement of a key in the hand.


O You in whose holy sanctum none has any place,

the world appears from You, but You do not appear.

We and You will never be separate,

but we need You, and You don't need us.


Moreover, the Unbounded requires any of the bounded things by way of substitution. It does not require a specific bounded thing. But since the Unbounded has no substitute, the qibla of every bounded thing's need is He, none other.


Nearness to You can't be found through causes and occasions,

it can't be found without the beginningless bounty.

Whoever it may be, a substitute can be taken.

You have no substitute, so Your substitute can't be found.


O You whose elevated Essence is neither substance nor accident,

whose bounty and generosity are not motivated by purpose.

No matter who may not be there, You can replace him,

but if someone does not have You, none can replace You.

174

The Unbounded's lack of need for the bounded is in respect of the Essence. Otherwise, it is impossible for there to be the manifestation of the names of Divinity and the realization of the relations of Lordship without the bounded.


O You whose beauty has incited my yearning and seeking,

Your soughtness is a branch of my seeking!

If not for the mirror of my loverness,

the beauty of Your Belovedness would not have appeared.


No, rather the lover is the Real and the beloved He, the seeker is the Real and the sought He. He is the Sought and the Beloved in the station of Unity's gathering, and the seeker and the lover in the level of differentiation and manyness.


O You toward whom no one journeys but You,

neither mosque nor monastery is empty of You!

I saw all the seekers and everything sought—

all are You, with no one else in the midst.

176

THE TWENTY-SECOND GLEAM

The "reality" of each thing is the entification of Existence within the Presence of Knowledge in respect of the task of which the thing is the locus of manifestation; or, it is Existence Itself, entified by that task in that Presence.

The "existent things" consist of the entifications of Existence in respect of the coloration of the Manifest of Existence by the traces and properties of the things' realities; or, [they are] Existence Itself entified by these very respects such that the realities remain always hidden in the Non-manifest of Existence, while their properties and traces are apparent in the Manifest of Existence. After all, the vanishment of the knowledged forms from the Nonmanifest of Existence is absurd, or else ignorance would be required—high indeed is God beyond that/37


We are the modes and respects of Existence

and occur for the Essence of Existence outside and inside knowledge.

We are curtained by the veil of nonbeing's darkness,

our reflections manifest in the mirror of Existence.


So, in terms of reality and existence, each thing is either entified Existence; or it is the entification that has occurred for Existence, and the entification is the entified thing's attribute. Although in respect of the concept, "attribute" is other than "object to which it is attributed," in respect of existence, they are the same. A disparity in terms of concept and a unification in terms of existence necessitate the soundness of the predication./38


Neighbor, companion, fellow voyager—all are He.

In beggar's rags, in king's satin—all are He.

In the banquet of dispersion and the private hall of gathering,

all are He, by God—by God, all are He!/39

178

THE TWENTY-THIRD GLEAM

Although the reality of Existence is asserted and predicated for all mental and external existents, it has disparate levels, some above others. In each level it has specific names, attributes, relations, and respects that are not in the other levels, such as the level of Divinity and Lordship, or the level of servanthood and creatureliness.

So, for example, ascribing the names of the Divine Level—such as Allah, All-Merciful, and so on—to the engendered level is the same as unbelief and nothing but heresy. In the same way, ascribing to the Divine Level names that are specific to the engendered level is extreme misguidance and utmost abandonment.


O you who suppose you're a realized master,

a man truthful in sincerity and certainty!

Each level of existence has a property—

if you don't preserve the levels, you're a heretic.

180

THE TWENTY-FOURTH GLEAM

The True Existent is not more than one. It is the same as Real Existence and Unbounded Being. However, It has many levels./40

First is the level of nonentification, nonconfinement, and unboundedness by any binding or respect. In this regard, It is incomparable with the attribution of descriptions and attributes and hallowed beyond the denotation of words and phrases. Tradition has no tongue to express Its majesty, and intellect has no possibility of alluding to Its inmost perfection. The lords of unveiling are veiled from perceiving Its reality, and the masters of knowledge are agitated at the impossibility of knowing It. The extreme limit of Its sign is signlessness, and the utmost end of Its gnosis is bewilderment.


O You in whom explication and plain viewing are nothing,

the fancy of all certainties and suppositions nothing!

No sign whatsoever can be given of Your Essence—

there where You are, all signs are nothing.


The gnostic's soul may well be aware,

but how does he enter Your holy sanctum?

The hands of unveiling's folk and witnessing's lords

fall short of the skirt of perceiving You.


That Love which is our inseparable part—

far be it from It to be perceived by intellect!

Happy the moment when certainty dawns from Its light,

freeing us from darkness and all of our doubt!


The second level is His entification by an entification that comprehends all the active, necessary, divine entifications and all the passive, possible, engendered entifications. This level is named the "First Entification" because it is the first of the entifications of Existence's Reality. Above it is the level of Nonentification, nothing else.

The third level is the unity of the gathering of all the active, trace-inducing entifications. This is the level of Divinity.

182

The fourth level is the differentiation of the level of Divinity. This is the level of the names and their Presences.

The respect of these two levels is in regard to the Manifest of Existence, whose specific description is Necessity./41

The fifth level is the unity of the gathering of all the passive entifi-cations, whose task is accepting traces and being passive. This is the engendered, possible level.

The sixth level is the engendered level's differentiation, which is the level of the cosmos.

The occurrence of these two levels is in respect of the Manifest of Knowledge, one of whose requirements is possibility. It is His disclosure of Himself to Himself in the forms of the realities and entities of the possible things.

So, in reality, Existence is not more than one. It pervades all these levels and all the realities ordered within them. Within these levels and realities, It is the same as these levels and realities. So also, within It, these levels and realities were the same as It, since "God was, and nothing was with Him."/42


Being manifests Itself in everything,

and if you want to keep track of Its state in each,

Go, look at the bubbles on top of the wine, how

the wine is they in them, and they are wine in the wine.


On the tablet of nonexistence, the gleams of Eternity's light

gleamed forth, but of the confidants of this secret, none is like Adam.

Don't count the Real as apart from the world, for

the world is in the Real, and in the world the Real is none but the world.

184

THE TWENTY-FIFTH GLEAM

The "Reality of Realities," which is the Divine Essence—high indeed is Its task!—is the reality of all things. Within the limit of Its own Essence, It is a One to which number has no path. However, in respect of the multiple self-disclosures and plural entifications in the levels, now It is the substantial, subordinating realities, and now the accidental, subordinate realities.

So, One Essence is shown as multiple substances and accidents by means of the plural attributes. In regard to the Reality, It is a one that is not plural or multiple in any way.


O you who have not scratched out the letters of this and that,

fancying twoness is proof of His distance and anger.

Without remiss and error, know that in all engendered things,

there is One Entity alone—only One Essence.


In regard to disengagement from and unboundedness by the mentioned entifications and bindings, this One Entity is the Real. In regard to the plurality and multiplicity that appear because of Its being clothed in the entifications, It is the creatures and the cosmos. So, the cosmos is the manifest of the Real, and the Real is the nonmanifest of the cosmos./43 Before manifestation, the cosmos was the same as the Real, and after manifestation, the Real is the same as the cosmos. It is one Reality, and manifestation and nonmanifestation, firstness and lastness, are its relations and respects. "He is the First and the Last and the Manifest and the Nonmanifest" [57:3].


The lovers' bandit in the shape of the fair is the Real.

No—plainly viewed on all horizons is the Real.

That which is the world in regard to binding,

in unboundedness, by God, that itself is the Real.


When the Real becomes plain through the differentiations of the tasks,

the world comes to be witnessed, full of gain and loss.

If the world and the worldlings go back to undifferentiation,

then the Real will come into the midst.

186

THE TWENTY-SIXTH GLEAM

In the Bezel of Shu'ayb [chapter twelve of the Fusûs al-hikam] the Shaykh [Ibn al-Arabi] says that the cosmos consists of accidents gathered together in the One Entity, which is the reality of Being. It undergoes change and renewal at every breath and every instant. At every instant a world goes to nonexistence and its likeness comes into existence, but most of the world's folk are heedless of this meaning, just as God has said: "No indeed, but they are uncertain of a new creation" [50:15].

Among the lords of theory, no one became informed of this meaning except the Ash'arites in regard to those parts of the cosmos that are the accidents, for they said, "The accident does not subsist for two moments;" and the Husbanids, who are known as the "Sophists," concerning all the parts of cosmos, whether substances or accidents. But each group was mistaken in a certain mode."/44

As for the Ash'arites, [they were mistaken] because they affirmed plural substances apart from the reality of Existence and held that the changing, renewing accidents endured through them. They did not know that the cosmos in all its parts is nothing but accidents undergoing renewal and change at every breath and gathered together in the One Entity. At each instant, they disappear from this Entity, and their likenesses are clothed by It. Hence, the one who gazes falls into error by means of the succession of the likenesses. He fancies that the affair is one and continuous. Thus the Ash'arites say that the likenesses succeed one another in the accident's locus, without any instant being empty of an individual accident similar to the first individual. So the gazer supposes that it is one continuous affair.


An ocean, not decreasing, not increasing,

waves going, waves coming—

Since the world is made up of waves,

it never lasts for two moments, or rather, two instants.


The world—if you can take a lesson—

is an appearance that flows in overtaking stages.

Within all the stages of the flowing appearance

is a mystery—the pervading Reality of Realities.


As for the error of the Sophists, it is that, despite their saying that constant alteration fills the whole cosmos, they did not become alert to the fact that the One Reality is clothed in the forms and accidents of the

188

cosmos and comes to appear as entified and plural existents. It has no manifestation in the engendered levels save through these forms and accidents, just as these have no existence in the external world without It.


The Sophists, who know nothing of intelligence,

say that the world is a passing image.

Yes, the world is all image, but

within it a Reality discloses Itself eternally.


As for the lords of unveiling and witnessing, they see that the Presence of the Real discloses Itself at each breath with another self-disclosure and that there is no repetition at all in Its self-disclosure. In other words, It does not disclose Itself at two instants through one entification and one task. Rather, at each breath It becomes manifest through another entification, and at each instant It discloses Itself in another task.


Being, which is not seen plainly in one task for two instants,

at every instant discloses Itself in another task.

Search for this point in "Each day [He is] upon some task" [55:29]

if you need proof from the Speech of the Real.


The secret in this is that the Presence of the Real has contrary names, some of gentleness and some of subjugation./45 All are perpetually at work, and ineffectuality is not permitted for any of them./46 Hence, when one of the possible realities is prepared for existence because of the obtainment of the preconditions and the elimination of the impediments, the all-merciful mercy/47 grasps it and effuses existence upon it. Then the Manifest of Existence, by mean of becoming clothed in this reality's traces and properties, entifies Itself in a specific entification and discloses Itself in terms of this entification. After that It is stripped of the entification because of the subjugation of True Unity, which entails the dissolution of the entifications and traces of the formal manyness./48 At the very instant of stripping, because of what is entailed by the all-merciful mercy, It becomes entified with another specific entification that is similar to the previous entification. At the second instant It is dissolved by Unity's subjugation, and another entification is obtained through the all-merciful mercy. So it continues, as long as God wills. Hence, in no two instants does self-disclosure occur through one entification.

At each instant a world goes to nonexistence and another like it comes to exist. However, those who are veiled, because of the succession of likenesses and the mutual correspondence of the states, fancy that the

190

world's existence stays in one state and, over consecutive times, has one manner.


Glory be to God! What a marvelous loving God,

embracing bounty, generosity, mercy, and munificence!

At every breath He takes a world to nonexistence,

and in that very moment He brings another like it.


God it is who gives every sort of gift,

but each of His names gives a gift apart.

To the world's reality at every instant

one name gives annihilation, another subsistence.


The proof that the cosmos is the totality of accidents gathered together in the One Entity, which is the Reality of Existence, is that, as much as the realities of the existents are defined, nothing becomes manifest in their definitions but accidents. For example, it is said, "The human is a rationally-speaking animal." 'Animal" is a growing, sensate body, moving by volition. "Body" is a substance receptive to the three dimensions. "Substance" is an existent that is not in a substrate. "Existent" is an essence that has been realized and obtained.

Everything mentioned in these definitions pertains to accidents, except for the indeterminate essence that is regarded in these concepts.


Thus the meaning of "rationally-speaking" is an essence that has rational speech, the meaning of "growing" is an essence that has growth, and so on with the rest. This indeterminate essence is identical with the

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Real Existence and True Being that endures by Itself and makes these accidents endure.


The lords of theory say that concepts like this are not differentiae. Rather, they are requirements of differentiae that are given expression as "differentiae" because the differentiae's realities cannot be expressed as distinct from others except through these requirements, or through requirements that would be even more hidden. But this is a prohibited premise and an unacceptable speech. Supposing we grant it, then, when something is essential for substance, it would be accidental in relation to the One Entity. Although it would be within the reality of substance, it would be outside the One Entity while enduring by It.

The claim that there is here a substantial something beyond the One Entity is in the furthest limit of nullity, especially when the lords of the Reality's unveiling—which is lit from the candle-niche of prophecy—bear witness in contradiction, and the opponent is unable to offer any proof. "And God speaks the truth, and He guides on the path" [33:4).


Don't seek to realize the meanings from the expressions,

don't seek without lifting the bindings and respects.

If you want to find Healing from the disease of ignorance,

don't seek The Canon of Deliverance from The Allusions./49


You are content with stopping at The Stopping Places—

aiming for The Goals has kept you from the goal.

If you don't remove the veils, you will never find

the lights of Reality rising from The Rising Places./50


Strive to lift the veils, not to gather books—

if you gather books, you'll never lift the veils.

How can love appear from the folds of your books?

Fold them up, turn to God, and repent!


THE TWENTY-SEVENTH GLEAMS /51

The greatest veil and the densest mask over the beauty of the true Oneness is the essential bindings and plurality that occur in the Manifest of Existence by means of Its becoming clothed in the properties and traces of the entities fixed in the Presence of Knowledge, which is the Nonmani-fest of Existence.

It appears to those who are veiled that the entities have become existent in the external world. In fact, no aroma of external existence has reached their nostrils; they have always been and will always be in their root nonexistence.52 What is existent and witnessed is the Reality of Existence, but in respect of being clothed in the properties and traces of the entities, not in regard to being disengaged from them, because in this regard, nonmanifestation and hiddenness are Its requirements. Thus, in reality, the Reality of Existence remains in Its true Oneness as It was without beginning and as It will be without end. However, because of being veiled by the form of manyness's properties and traces, It comes forth in the view of the "others" as bound and entified and appears as plural and multiple.


Existence is an ocean, its waves eternal—

of it the world's folk have seen only waves.

Look at the waves coming from the inside of the ocean

to the outside, the ocean hidden within.


Gaze on the world, the divine secret hidden—

like the water of life, hidden in darkness.

Swarms of fish appear from the sea,

the ocean hidden by the swarming fish.


THE TWENTY-EIGHTH GLEAM

Whenever something appears within something else, the manifest is other than the locus of manifestation. In other words, the manifest is one thing, and the locus of manifestation is another. Moreover, what appears from the manifest in the locus of manifestation is the semblance and form, not the essence and reality. This is not so, however, for the Real Existence and Unbounded Being. Wherever It is manifest, It is identical with the loci of manifestation, and in all the loci of manifestation, It is manifest through Its Essence.


They say that the mirror-like heart is wonderful.

See within it the faces of your beloveds—wonderful!

No one wonders at the beloved's face in mirrors.

To be oneself both beloved and mirror—that is wonderful!


O You whose form has given mirrors all their luster,

without Your form no mirror has ever been seen.

No, no—all the mirrors show Your Self

in Its subtlety, not Your form.


THE TWENTY-NINTH GLEAM

The Reality of Being, along with all the tasks, attributes, relations, and respects that are the realities of all the existents, pervades the reality of each existent. This is why it has been said, "Everything is in everything." The author of the Gulshan-i raz says,


Split the heart of a single drop—

out will come a hundred pure oceans./53

Being is the Essence of the Exalted God—

all things are in It, It too within all things.


This is the explanation of the gnostic's saying, "Everything is included in everything."

198

THE THIRTIETH GLEAM

Every power and act that emerges in the manifest from the loci of manifestation is in reality manifest from the Real manifest within those loci of manifestation, not from the loci themselves. In "The Wisdom of the High," the Shaykh says, "The entity has no act. Rather, the act belongs to its Lord within it. So the entity is at peace from the attribution of any act to it."/54

Hence, power and act are attributed to the servants from the direction of the Real's manifestation in their form, not from the direction of their souls. Read "And God created you and what you do" [37:96], and know that your existence, power, and act come from the Presence of the Howless.


From us are sought only incapacity and nonbeing—

being and its subordinates are all held back.

It is He who appears in our form—

that is why power and act are ascribed to us.


Since your essence is negated, O man of understanding,

keep silence in ascribing acts to yourself.

Listen to a sweet proverb, don't show a sour face—

"First put up the roof, then paint."


How long this praise of self to spite the envier?

How long promoting goods that no one buys?

You are nonexistent, and imagining your being

is perverse. How long this perverse imagining?

200

THE THIRTY-FIRST GLEAM

The attributes, states, and acts that are manifest in the loci of manifestation are, in reality, ascribed to the Real that is manifest in these loci of manifestation. So, if from time to time an evil or a deficiency occurs in some of them, this may be from the direction of the nonexistence of something else, because existence qua existence is sheer good. Whenever an evil is imagined from an affair of existence, this is because some other affair of existence does not exist, not because of that affair of existence qua affair of existence.


Every description pertaining to good and perfection

is a description of the pure and transcendent Essence.

Every attribute counted as evil and bane

goes back to the inadequacy of the receptivities.


THE THIRTY-SECOND GLEAM

The philosophers have claimed it to be self-evident that existence is sheer good. To clarify this, they have brought various examples. They say, for example, that hail brings about fruit's corruption and that it is evil in relation to fruit. Its evilness is not in regard to the fact that it is one of the qualities, because, in this regard, it is one of the perfections. Rather, it is in regard to the fact that it has caused the fruit not to arrive at its appropriate perfections.

In the same way, for example, killing is evil. Its evilness is not in regard to the killer's power to kill, or the weapon's cuttingness, or the receptivity of the bodily member to cutting. Rather, it is in regard to life's disappearance, and this is an affair of nonexistence. And so on with other examples.


Wherever existence journeys, O heart,

know for certain that it is Sheer Good, O heart.

Every evil comes from nonexistence, not from existence,

so all evil is entailed by the "other," O heart.


THE THIRTY-THIRD GLEAM

In the book al-Nusûs, Shaykh Sadr al-Din Qunawi—may God hallow his secret heart!—says,

Knowledge is subordinate to existence in the sense that, whenever any of the realities has existence, there is knowledge. The disparity of the knowledge is in terms of the disparity of the realities in receiving existence, perfectly or deficiently. Hence, what is receptive to existence more completely and perfectly is receptive to knowledge in the same mode, and what is receptive to existence more deficiently is qualified by knowledge in the same mode./55

The springhead of this disparity is that the properties of necessity and possibility dominate and are dominated over. In any reality where the properties of necessity are more dominant, existence and knowledge are more perfect. In any reality where the properties of possibility are more dominant, existence and knowledge are more deficient. Most likely, the judgment that occurs in the words of the Shaykh—that knowledge specifically is subordinate to existence—is by way of providing an example. Otherwise, all the perfections subordinate to existence, such as life, power, desire, and so on, have the same state.

One of them—God hallow their secret hearts!—has said that no individual existent is naked of the attribute of knowledge, but knowledge has two modes. One is called "knowledge" in keeping with common usage, and the other is not called "knowledge" in common usage. However, the lords of the reality hold that both sorts pertain to the category of knowledge, for they witness the fact that the Real's essential knowledge pervades all existents.

Pertaining to the second sort is water, which is not considered a "knower" in common usage. However, we see that it distinguishes between highness and lowness. It turns away from highness and flows to the side of lowness. In the same way, it enters into a porous body and it wets the surface of a solid body and passes by; and so on. Hence, it is because of the specificity of knowledge that water flows according to what is entailed by the receptivity of the receptacle and the lack of opposition to it. However, at this level knowledge has become manifest in the form of nature.

204

So also should be judged knowledge's pervading all the other exis-tents—or rather, the pervasion of every single existent by every perfection that is subordinate to existence.


Through the attributes hidden within It

Being pervades all the entities of the world.

In the entity receptive to It, every description

is plainly seen in the measure of the entity's receptivity.


THE THIRTY-FOURTH GLEAM

From the direction of the unmixedness of Its own unboundedness, the reality of Being pervades the essences of all existents such that, within these essences, It is the same as these essences. So also Its perfect attributes, because of their universality and unboundedness, pervade all the attributes of the existents such that, in the midst of the existents' attributes, these perfect attributes are the same as those attributes, just as those attributes were the same as these in the perfect attributes themselves.

For example, in the midst of the world's knowledge of the particulars, the attribute of knowledge is the same as knowledge of the particulars; in the midst of the world's knowledge of the universals, it is the same as knowledge of universals; in the midst of active and passive knowledge, it is the same as active and passive knowledge; and in the midst of knowledge through tasting and finding, it is the same as knowledge through tasting and finding. This reaches the point that, in the midst of the knowledge of those existents that are not held to be knowing in terms of common usage, it is the same as the knowledge that is appropriate to their state. So also should be judged all the other attributes and perfections.

O You whose Essence pervades the entities' essences,

whose descriptions lurk behind their attributes,

Like Your Essence, Your descriptions are unbounded

but not naked of binding in the loci of manifestation.


THE THIRTY-FIFTH GLEAM

The reality of Being is the "Essence" of the Presence of the Real—glory be to Him, and high indeed is He! The Essence's tasks, relations, and respects are His "attributes." His making Himself manifest as clothed in these relations and respects is His "act" and "trace-inducing." The manifest entifications that are put in order by this making manifest are His "traces."


To Himself through His essential tasks, He who sits behind the curtain

began displaying within manifestation's loci, which are this world and religion.

O seeker of certainty, see in this subtle point of mine

what are "Essence," "attribute," "act," and "trace."


THE THIRTY-SIXTH GLEAM

In some places in the Fusûs, the Shaykh's words indicate that the existence of the entities of the possible things and of the perfections subordinate to existence are attributed to the Presence of the Real (glory be to Him and high indeed is He!); in other places, that everything attributed to the Presence of the Real is this very effusion of existence, nothing else, and that existence's subordinates are among the things entailed by the entities.

These two statements are reconciled by the fact that the Presence of the Real has two self-disclosures. One is the absent, knowledged self-disclosure, which the Sufis have called "the most holy effusion."56 It is the Real's manifestation to Himself from eternity without beginning in the Presence of Knowledge within the entities' forms, receptivities, and preparednesses.

208

The second is the witnessed, existential self-disclosure, which is called the "holy effusion." It consists of the manifestation of the Existence of the Real colored by the properties and traces of the entities. This second self-disclosure is put in order by the first self-disclosure. It is the locus of manifestation for the perfections that came to be included through the first self-disclosure in the receptivities and preparednesses of the entities.


One munificence of Yours paints a hundred sorts of beggar,

one munificence gives to each its separate share.

The first munificence has no beginning, and it puts

the second munificence into order without end.


Hence, the attribution of existence and its subordinate perfections to the Real—glory be to Him and high indeed is He!—is in respect of the totality of the two self-disclosures. The attribution of existence to the Real along with the attribution of its subordinates to the entities is in respect of the second self-disclosure. After all, nothing is put in order by the second self-disclosure except effusing existence on the entities and making manifest what had come to be included within them by what was entailed by the first self-disclosure.


Listen to a difficult word and an abstruse mystery

about the acts and attributes appended to the entities.

From one direction, all are attributed to us,

in another mode, all are attributed to the Real.

210

Postscript

What was intended by these expressions and sought by these allusions was alerting to the essential encompassment by the Presence of the Real—glory be to Him and high indeed is He!—and to the pervasion of all levels of existence by His light. Then the aware travelers and alert seekers will not be neglectful of witnessing the beauty of His Essence while witnessing any essence, nor will they become heedless of examining the perfection of His attributes in the manifestation of any attribute.

What was mentioned was sufficient to accomplish what was intended and adequate to clarify what was sought. Therefore, it was confined to this measure and is cut short with these few quatrains:

Jam!, enough! How long weaving words?

How long casting spells and telling tales?

Manifesting realities in words is illusion—

O simple man, how long playing with illusions?


In the rags of poverty, covering defects is better,

on the subtle points of love, sharpness of wit is better.

Since words are a mask on the face of the goal,

silence is better than talking and listening.


Until when will you cry and shout like a bell?

For a moment, keep silent from this empty talk.

You will not become a treasure for realities's pearls

as long as you do not become all ear like an oyster.


O you whose nature has taken on the disquiet of words,

if you're of the folk of knowledge, watch your words.

Don't loose your tongue in unveiling the secrets of Being—

that pearl can't be pierced with the diamond of words.


Scratch one line through defects, another through virtue,

then pull back the veil from the Absent Beauty.

That beauty's disclosure is not outside of you,

so pull feet under skirt and head under hood.


O you whose shroud has been rent by heartache for Him,

don't stain your pure consciousness with speech.

Since you can stay dumb about it, if you open

your lips after this—may dirt fill your mouth./57

224

Notes to pp. 109-125

[…] [â corriger!]

1. This is a hadith that is found in most of the authoritative collections.

2. Al-Ghazali cites this as a hadith (Ihyâ' (ulam al-din 2.10.4). A similar hadith tells us, "I am the most articulate of the Arabs" (ana acrab al-carab), which is explained as meaning the "most eloquent" (afsah). See Suyûti, al-Jâmi al-saghir 3:38.

3. The "banner of praise" and the "praiseworthy station" are both mentioned in the hadith literature as belonging to Muhammad on the day of resurrection (cf. Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 239-40).

4. There is an allusion in this Arabic prayer to a hadith often cited in Sufi texts, "O God, show us things as they are."

5. Poverty (faqr) is a common designation for Sufism. For a good collection of classical Sufi sayings about it, see Nurbakhsh, Spiritual Poverty in Sufism, pp. 1-38.

6. Gnosis (cirfân), tasting (dhawq), and finding (wijdan) are all standard designations for the suprarational knowledge that is most commonly called "unveiling" (kashf). See Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 148-49, 168-70.

7. There is word-play here, since hamadân can also be understood to mean "know-everything." It is not completely clear who this figure is, but, despite the fact that the probable date of the composition of the work is 870, Whinfield and Richard both think it was Shah Manùchihr, whom Jami met on the way to Mecca in 877 (Whinfield, Lawâ'ih, p. 4; Richard, Jaillissements, pp. 27-28).

8. The discussion of gathering (jam() and dispersion (tafriga, also farq) goes back to the early Sufi manuals (for a good collection of Sufi texts illustrating how the terms are contrasted, see Nurbakhsh, Sufism, pp. 41-64). "Causes" translates asbâb (plural of sabab), which suggests secondary, apparent causes rather than primary, real causes. In Sufi terminology, all the things in the universe are "causes" in this sense. To immerse oneself in the causes in a search for ultimate truth is to remain in dispersion and separation. In the Sufi view, this is the handicap of all the rational sciences. The Sufi path is rather to empty oneself of all causes, to "polish the heart" by cleansing it of the rust of things, and to find God's light in the heart.

9. As already noted the "realities" of things are the same as the "fixed entities" (acyân thabita). They are "nonexistent" because they have no existence of their own.

10. "Unboundedness" and "binding" translate itlâq and tagyrd. This is a stan dard pair of Arabic terms used to contrast the Real Existence of God with the. existence of things (on this pairing in Ibn al-Arabi, see Chittick, Sufi Path -e, Knowledge, index under "delimitation"; and idem, Self-Disclosure, index under "unbounded"). In a philosophical context, mutlaq is usually translated as "absolute," but this is often inadequate in Sufi texts, especially if we translate mugayyad as "relative" (as does Whinfield in this passage; Richard uses absolu and determination, and, for the adjectival form, inconditionné and conditionne). "Unboundedness" and "binding" give a better sense of the concrete meaning implied by the terms. For his part, Liu Chih translates the two terms rather consistently throughout the text as "penetrating" and "obstructed" (see especially Gleam 21). The Chinese pairing suggests the concrete meaning of the Arabic words, but this is lost when we have recourse to abstract terms like "absolute" and "relative."

It was noted earlier that penetration and obstruction are commonly contrasted in Neo-Confucian thought. We saw that Chu Hsi explains the difference between human beings and animals in terms of their possession of a principle that penetrates the obstructions of impurity (p. 41). Discussions of the two terms often apply them to the issue of achieving perfection by actualizing the heart's oneness with Principle or by realizing the fullness of jen. Thus Chu Hsi was asked, "How can the heart by means of Tao penetrate all things without limit?" He replied, "The heart is not like a side door which can be enlarged by force. We must eliminate the obstructions of selfish desires, and then it will be pure and clear and able to know all" (Chan, Source Book, p. 630). In Islamic terms, this penetration of all things is a characteristic of the Real Being, which is unbounded and infinite, whereas each specific thing represents a binding and blocking of its infinite light. As Rümi put it, "If you pour the ocean into a jug, how much will it hold? One day's store" (Mathnawï 1 20).

11. For "philosophers" Jâmi uses the term hukamâ', plural of hakim, meaning "wise" or "sage," but he means the term in the sense of falâsifa, the "philosophers," as is commonly the case in both Persian and Arabic. This is manifestly clear in his usage of the same word in the full title of his Precious Pearl. Avicenna offers an example of the teaching Jâmi has in mind:

The soul continues on like this until she fully achieves in herself the guise of all of existence. She turns into an intelligible world, parallel with all the existent cosmos. She witnesses what is absolute comeliness, absolute good, and real, absolute beauty while she is unified with it, imprinted with its likeness and guise, strung upon its thread, and coming to be of its substance. (Ibn Sinâ, al-Shifâ', pp. 425-26. Cf. Ibn Sinâ, al-Najât, p. 293.)

12. Mathnawi II 277-78.

13. As already explained, "relation" (nisbat) in this passage and in Gleams 7, 8,11, and 12 is a Naqshbandi technical term. It refers to a subtle connection that is established between the disciple and the master through picturing the image of the master's face and concentrating on the name of God. Jami provides a detailed explanation of the term in Sharh-i rubâciyydt (edited by Afshâr, pp. 8889). He begins with two quatrains, both of which play on the name of the founder of the order, Naqshband, which means literally "picture-binder" and can be taken as a reference to this specific practice. I quote the quatrains and the beginning of his explanation:

When you see a king on the throne of poverty,/ one aware with certainty of the mysteries of reality,/ If you picture his form on the tablet of the heart,/ You will find a road from that picture to the Picture-binder.

Those in pain know the mystery of love's heartache,/ but the pleasant-living and the self-satisfied do not know./ One can go from the picture to the pictureless—/The picture-binders know this wondrous picture.

In attentiveness [tawajjuh] and nurturing the nonmanifest relation [parwarish-i nisbat-i bâtin], the path [tariga] of the Master [Bahâ' al-Din Naqshband] and his vicegerents is as follows: Whenever they want to occupy themselves with the relation, first they bring into imagination the form of the individual from whom they have received it, until the warmth and their accustomed quality appears. Then, while clinging to that quality along with that form and image, which is the mirror of the unbounded Spirit, they turn the attentiveness toward the heart, which is the all-gathering reality [hagigat-i jâmi'a] of the human being and of which the totality of the engendered universe, both high and low, is the differentiation. Although the heart is incomparable with dwelling in bodies, there is a relation between it and this pine-cone shaped lump of flesh. Hence, one must turn the attentiveness toward the pine-cone shaped flesh. One must assign to it eyes, reflection, imagination, and all faculties and be present with it, and one must sit at the heart's door. We have no doubt that in this state, the quality of selflessness [bii-kitwudi] and absence [ghaybat] will show its face. One must assume that this quality is a road and follow it. Whenever a thought comes that is turned toward the reality of one's heart, one must negate it. One must not occupy oneself with that particular thing, and one must flee into undifferentiation to the Universal so that it may be negated. The time of the quality and the selflessness must be extended and not interrupted. (pp. 88-89)

For a discussion of this practice in the Naqshbandi order, see Chodkiewicz, "Quelques aspects des techniques spirituelles dans la tariqa naqshbandiyya."

14. "I am the Real" is of course Hallâj's famous declaration.

15. The "unbounded Face" (wajh-i mutlaq) is the face of God seen in all things but not limited and defined by any of them. It is referred to in the Koranic verse, "Wherever you turn, there is the face of God" (2:115). For Ibn al-`Arabi on this face, see Chittick, Self-Disclosure, chapters 3 and 4.

16. This quatrain is reminiscent of another quatrain that Jâmi explains both in his Sharh-i rubâciyyât and in a short, independent treatise, which goes by several names, on the Naqshbandi method. In both cases, Jami is explaining the nature of the already mentioned relation. The quatrain reads, "Bring to hand the thread of good fortune, brother/ and pass not this precious life in loss: / Constantly, everywhere, with everyone, in every work, / keep the eye of the heart on the Companion in secret!" Jâmi s explanation of this quatrain (pp. 91-92) seems to be an earlier version of the Seventh Gleam:

One must exercise this relation such that one is never empty of this relation. If one is heedless of it for a moment, one must return to the work in the manner that was said. One must be present constantly. In the house and the bazaar, in buying and selling, in eating and drinking, and in all states one must keep the corner of the heart's eye on one's own all-gathering reality. One must place it before one's eyes and keep it present. One must not become heedless of it through particular forms. Rather, one must know that all things endure through it, and one must try to witness it in all existents, whether they are considered beautiful or not beautiful, until one sees oneself in all. One must know that all things are the mirror of one's own perfect beauty. Or rather, one must see that all are parts of oneself.... One must know that this all-gathering reality is the locus of manifestation for the totality of God's Essence and attributes, not that God dwells within it—high is God beyond that! Rather this is like the manifestation of a form in a mirror.

17. As noted, "poverty" is a common designation for the Sufi path. For the text on poverty from which Jâmi may have taken this specific saying, see Chittick and Wilson, Fakhruddin Iraqi: Divine Flashes, pp. 111-13.

18. Jami has in view here standard Sufi discussions of annihilation. For a good collection of these, see Nurbakhsh, Sufism, pp. 85-115. However, "annihilation of annihilation" is not a common expression, so he may be looking at specific Naqshbandi teachings. In Nafahât al-uns (p. 395) he quotes a saying from cAlâ' al-Din cAttâr (d. 802/1400), a major disciple of Bahâ' al-Din Naqshband: "When the Kingdom and the Sovereignty [i.e., both worlds] come to be hidden from the seeker and are forgotten, this is 'annihilation.' When the being of the wayfarer comes to be hidden from the wayfarer himself, this is 'annihilation of annihilation."

19. The Sufis take "the language of the birds" as a Koranic allusion to the mysteries of the path to God. It is of course the title of Farid al-Din (Attâr's famous poem, whose title is usually mistranslated in English. See cAttâr, The Conference of the Birds.

20. Whinfield's translation here is more or less correct but it loses the technical nature of the discussion, whereas Richard misses the point entirely, as shown by his punctuation. The text should read yâdkard-i hagq, not yâd kard, hagq. Yâdkard is a relatively unusual word, since, as already pointed out, it is a technical term pertaining specifically to Naqshbandi teachings. Jam! says that it is a technical term (istilâh) in his Sharh-i rubâciyyât (p. 99). He defines it as "remembrance [dhikr] of the Real by the tongue or the heart." He has taken most of his discussion of the term from Bahâ' al-Din Naqshband's Qudsiyya, p. 36.

21. The word translated as "obtainment" is husùl, whose basic meaning is to come to hand, as gold from a mine or harvest from a planting. Dictionaries give English equivalents such as setting in, occurrence, happening, attainment, achievement. Whinfield and Kazvini render the whole phrase rather loosely as "the state of being or existing," and Richard translates husùl into French as acquisition.

22. The Ash'arites resolved the theological issue here in the Kullabite formula, "They [the attributes] are neither He nor other than He," a statement that Ibn al-Arabi sometimes rejects. He often formulates the issue in terms of what he Notes to pp. 156-160 229

calls the "two denotations" of the Essence. See Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 36-37; Chodkiewicz et al., Les Illuminations de La Mecque/The Mecca Revelations, p. 114 (Futûhât IV 197.22).

23. This Arabic prayer is probably Jâmi's own composition. The pattern goes back to a famous prayer uttered by Abu Bakr, the first caliph: "Glory be to Him who assigned the creatures no path to His knowledge save the incapacity to know Him!"

24. "One-and-allness" translates wahidiyya, a term that began to be contrasted with "Unity" (ahadiyya) with the writings of Qunawi and Farghani. As explained on p. 75, these two terms are derived from two Koranic names of God, ahad and wâhid, both of which mean "one." According to many commentators, God is ahad inasmuch as he is uniquely one, incomparable, and transcendent, and he is wâhid inasmuch as his one reality gives rise to all things. Hence "unity" can be said to designate a transcendent oneness that is contrasted with the manyness of the things, whereas "One-and-allness" can designate the immanent oneness that is implied by the plurality of divine names and attributes, a oneness that entails all multiplicity. Whinfield translates the two terms as "unity" and "singleness." Richard, following Henry Corbin, translates them as unitude divine and unité seconde. Liu Chih's translation of the two as "Only-One" (chih-i) and "First-One" (ti-i) nicely catches their contrasting meanings.

25. "Lastness" (âkhiriyya), which is derived from the divine name Last (âkhir), means also "latterness." The word âkhir is both a comparative and a superlative adjective, so if one thing comes after another—in this case wâhid after ahad—the second is the "latter" and hence deserves this attribute.

26. "Gathering" (jam') is God's attribute inasmuch as all attributes and possibilities are prefigured within Him. The term is derived from the word jâmi', which is both a Koranic divine name ("All-gathering" or "All-comprehensive") and a basic description of the name Allah, which is called the "all-gathering name" (al-ism al jamic), because all the other divine names come under its compass. In Ibn al-Arabi's vocabulary, the attribute of gathering is closely associated with the perfect human being, who is the "all-gathering engendered thing" (al-kawn al jâmic), mentioned at the beginning of the first chapter of the Fusûs (see also Chittick, Self-Disclosure, pp. 171, 178-81). In Gleam 2, gathering was discussed in much the same manner as it is discussed in the classic Sufi manuals, where it designates the collectedness and concentration achieved by one-pointed focus on the One. The present context reminds us that for Ibn al-Arabi s school of thought, the theoretical elaboration of the classic concepts of gathering and dispersion demands attention to the true nature of human beings as "all-gathering engendered things," created in the image of the One who embraces all of reality.

27. The first two terms, differentia (fall) and specificity (khâssa), are philosophical designations for the characteristics that set things apart from each other, whereas "entification" (tacayyun) came to be used among Ibn al-Arabi's followers to designate all things inasmuch as they are distinct entities having specific characteristics.

28. As this passage illustrates, "divine" (ilâhi) and "engendered" (kawni) are contrasting terms. The first designates what pertains specifically to God considered as the Divinity (ulûhiyya), the second to everything that derives from the

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engendering act of God, which is his saying to a thing "Be!" (kun). "Realities.. are the things as known to God, or, the things as present within the Reality of Realities (Gleam 25). The engendered realities may be considered in their non_ existence, in which case they are identical with the fixed entities, or they ma be considered as existent in the world, in which case they may be called the "existent entities" and, as in the next paragraph, the "external entities." On the entities, see Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 83-88. Richard translates the term <ayn ("entity") as "individual essence," which is misleading and loses sight of the context of the discussion. On why "essence" is inappropriate for `ayn, see Chittick, Self-Disclosure, p. 389n9.

29. Essential necessity (wujûb-i dhâtí) is the fact that the Being of the Essence is necessary, which is to say that the Essence cannot not be. Every other divine attribute can become manifest generally in creation and specifically in perfect human beings. Created things always remain "possible things" (mutt/kin), which is to say that their existence can never belong to them by essence, only by borrowing from the Necessary in Being. They can have necessity, but only "through the other" (bi'l-ghayr), not through their own essences.

30. "Individuals" translates afrad, which seems to have no specifically Sufi meaning here. It is used in the same sense at the beginning of the next Gleam, when Jâmi mentions the "individuals of the species." In Ibn al-<Arabi's vocabulary, it can better be translated as "solitaries" and designates those perfect human beings who are outside the scope of the Pole (qutb). See Chittick, Self-Disclosure,

p. 142 (and index for other references).

31. These are two standard divisions of the worlds. Vertically, there are three worlds: the world of bodies, of images, and of spirits. Horizontally, there are two: the world in which we now dwell and the world of the resurrection and beyond. See Murata and Chittick, Vision, p. 224.

32. This pairing of terms—"disclosure" (jalâ') and "seeing disclosure" (istijlâ')—seems to have been made current by Qûnawi. For an explanation of some of what it implies, see the discussion of "distinct-manifestation" and "distinct-vision" in Chittick and Wilson, Fakhruddin Iraqi: Divine Flashes, pp. 21 ff. For some of Farghâni's explications, see Muntaha'l-madârik, vol. 1, pp. 45-46, 72. Liu Chih seems to consider this discussion too technical, since he drops the passage.

33. Jam' has taken this complex sentence almost verbatim from Farghâni, Mashâriq al-darârf, p. 17. The basic meaning of the Koranic term ghina is wealth and riches, though it can also be translated as "independence" or "lack of need." Here Liu Chih chooses to look at the primary sense of the word, and we follow his lead. Ibn al-Arabi frequently discusses this divine attribute to assert the transcendence of the divine Essence (see Chittick, Sufi Path of Knowledge and Self-Disclosure, indexes under "independence"), and Farghâni's passage summarizes the basic point: The Essence is utterly transcendent because it has no need of anything whatsoever outside itself, given that everything is already present within it by virtue of its infinite knowledge. After the phrase, "by the inclusion of all within Its oneness," Farghâni's original sentence has, "like the inclusion of all the numbers and their levels in one [wâhid], and unit [ahad]." Compare the even more complex Arabic version of this sentence in Farghâni, Muntaha'1-madârik, vol. 1, pp. 13-14.

34. "Eye" here translates (ayn, which elsewhere in this passage is translated as "entity." In this specific context, however, it is contrasted with `ilm or "knowledge," which means the stage of the fixed entities in their nonmanifestation. Hence cayn refers to the stage in which the entities fixed in knowledge become manifest to the eye as existent entities. Whinfield has caught the implication of the term by translating it freely as "sensible world."

35. This passage is probably derived from a much more complicated version of the discussion found in Farghâni, Muntaha'l-madârik, vol. 1, p. 7.

36. Jami is answering here one of the attacks made by opponents of Ibn al-'Arabi's school such as Ibn Taymiyya and <Ala' al-Dawla Simnâni. As Knysh tells us in his review of Ibn Taymiyya's polemic, "According to the Hanbali scholar, Ibn <Arabi makes no distinction between the existence of God and that of'jinn, devils, unbelievers, sinners, dogs, swine."' Ibn <Arabi in the Later Islamic Tradition, p. 100.

37. The "knowledged forms" (suwar-i <ilmiyya) are God's "objects of knowledge" (ma<lümât) and, as the Koran tells us, "Not a leaf falls, but He knows it" (6:59). It would be absurd to suggest that God does not know the leaf, or else he would be touched by ignorance. And since God is outside of time, he knows all things for all eternity. Ibn al-Arabi calls this divine omniscience God's "conclusive argument" against the creatures. See Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 297-301.

38. "Predication" (haml) is to ascribe a "predicate" (mahmül), that is, an attribute or characteristic, to a "subject" (mawdfi<), that is, whatever is described by the attribute. The point is the same that was made more briefly in Gleam 15—that the attributes are identical with the Essence in respect of existence and different in terms of denotation.

39. On the expression "All are He" (hama fist) and its connection to the debate in later Sufism over the term wandat al-wujild ("the oneness of existence"), see Chittick, "Wandat al-shuhad and wandat al-wudjûd," Encyclopaedia of Islam.

40. A good portion of this description of the six levels seems to be taken from Jandi, Sharh Fusas al-hikam, p. 613.

41. The Manifest of Existence (zdhir-i wujiüd) is often contrasted with the Nonmanifest of Existence (bâtin-i wujad), as we saw in Gleams 18 and 22. Here, however, it is contrasted with the Manifest of Knowledge (zâhir-i (ilm), which will be mentioned shortly. The contrast is discussed in detail by Farghâni (and the sentences relevant to these two terms in the present passage are not found in Jandí s version). Farghâni explains that at the level of Divinity—the level that Ibn al-Arabi sometimes calls the "One/Many"—there is both the oneness of the Real Existence and the manyness of the divine knowledge. In other words, God is truly one through his Being, but he embraces the principles of all multiplicity through his knowledge of all realities. This true oneness is called the "Manifest of Existence," and the manyness is called the "Manifest of Knowledge." The Manifest of Existence is the form of Unity (ahadiyya) and has the attribute of necessity; it has a real oneness and a relative manyness. The Manifest of Knowledge is the form of One-and-allness (wâhidiyya) and has the attribute of possibility. In other words, the objects of God's knowledge are the "possible things" (mumkinât), to which God may give external existence. The Manifest of

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Knowledge has a real manyness and a relative oneness (Mashâriq al-darari, p 22, cf. Muntaha'l- madarik, vol. 1, p. 15). As for the "Nonmanifest of Existence" an the "Nonmanifest of Knowledge," these two pertain to the Essence and its tas d

42. A saying of the Prophet, made famous in this version by Ibn al-Arab

See Chittick, Sufi Path of Knowledge, p. 393n13. ''

43. Compare Ibn al-Arabi, "So the nonmanifest of the Real is the manifest of creation, and the nonmanifest of creation is the manifest of the Real" (Chittick, Self-Disclosure, p. 370). For many other passages in which Ibn al-Arabi describes God and the world in terms of manifest and nonmanifest, see ibid., pp. 205-23.

44. For an analysis of this argument in the Fusûs, see Izutsu, Sufism and Taoism, pp. 212-15. For passages from the Futtihat covering the same ground, See Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 97 ff.; idem, Self-Disclosure, pp. 19,248-49.

45. Ibn al-Arabi frequently discuss the two categories of contrary (mutagabil) names, some associated with mercy, majesty, and gentleness (lutf), some with wrath, beauty, and subjugation (qahr). See indexes, under "contrariety," of Chittick, Sufi Path of Knowledge, and idem, Self-Disclosure.

46. "Ineffectuality" renders which is a technical term in Kalam for the

heretical position of declaring that God is not actively at work in the cosmos. The mucattila, or "those who believe in ineffectuality," are commonly criticized in theological texts.

47. The "all-merciful mercy" (rahmat-i rahmaniyya) is contrasted with the "compassionate mercy" (rahmat-i rahimiyya). The first pertains to the Breath of the All-merciful that gives existence to the cosmos, and the second to mercy that gives rise to paradise, as contrasted with the wrath that gives rise to hell.

48. The term subjugation is derived from the divine name qahhar, the "All-subjugating," which is paired with the divine name one (wahid) in all six of its Koranic occurrences. The verse most often cited to show its relevance to the present discussion-that is, the fact that it negates all "otherness"-refers to the Last Day, that is, the day when true relationships become clear to everyone. "The day they sally forth, and naught of theirs is hidden from God. 'Whose is the kingdom's today?' 'God's, the One, the All-subjugating " (40:16).

49. These are the four most famous books of Avicenna, the greatest of the Muslim philosophers: al-Ship), al-Qanûn, al-Najat, and al-Isharat wa'l-tanbihat.

50. These are the names of books by three famous scholars: al-Mawâgif in Kalam by (Adud al-Din iji (d. 756/1355), al-Magasid in Kalam by Sacd al-Din Taftâzâni (d. 793/1390), and al-Matalic in logic by Sirâj al-Din Urmawi (d. 682/ 1283).

51. This Gleam is probably inspired by the last nass of Qûnawi's Nusûs, p. 88.

52. This sentence refers to a passage from the fourth chapter of the Fusûs al-hikam that was quoted earlier (p. 119).

53. Mahmùd Shabistari, Gulshan-i raz, in Lâhiji, Mafatih al-i'jâz, verse no. 145 (with slight textual discrepancies).

54. Fusûs al-hikam, p. 91.

55. Jâmi's Persian translation of the Arabic passage is accurate, but not exact. The text is found toward the beginning of al-Nusûs, p. 13.

56. The source of this expression is towards the beginning of the first chapter of the Fusûs al-hikam, where Ibn al-Arabi writes, "Among the characteristics Notes to pp. 206-210, 131-133 233

of the divine ruling is that He never proportions a locus that does not receive a divine spirit, which He has called 'blowing into it.' ... The receptacle derives only from His most holy effusion" (p. 49). Jâmi says "Sufis" not because he does not know that Ibn al-Arabi coined the expression, but because the complementary expression, "holy effusion," is not found in his writings (see Hakim, al-MuWjam al-sûfi, pp. 888-92). Its source may be the writings of Sadr al-Din Qiinawi, specifically toward the beginning of his Mir iit al-carifin ("The mirror of the gnostics"), where he writes, "Glory be to Him who entified the entities through the most ancient, most holy effusion; who engendered the engendered things through the precedent, holy effusion; and who made eternity manifest through temporality, and temporality through eternity" (text in S. H. Askari, Reflection of the Awakened, p. 3). Despite the fact that Ibn al-Arabi does not explicitly formulate this pair of terms, his commentators and followers frequently discuss it, typically ascribe ít to him, and draw the explication of what the terminology means from his writings. For example, he makes the same distinction in the second chapter of the Fusûs in terms of "essential gifts" and "name-derived gifts" and in the twelfth chapter in terms that are also being discussed here, that is, the two self-disclosures that are the "absent" and the "witnessed."

57. The common expression "May dirt fill your mouth!" can have an imprecatory sense and can also mean, "Keep your mouth shut!" or "Be ashamed of what you have said." Richard offers a mystical interpretation that is farfetched.

7. Displaying the Concealment of the Real Realm

1. Compare this verse from the Zen Platform Scripture: "The heart is the tree of perfect wisdom. /The body is the stand of a bright mirror! The bright mirror is originally clear and pure! Where has it been defiled by any dust?" (Chan, Source Book, p. 432).

2. There is a reference here to a Neo-Confucian discussion based on a passage from the ancient Book of Documents (2.2.15): "The human heart is in danger, the Tao heart is concealed; be refined, be one! Hold fast to the center!" For Chu Hsi's explanation of the two hearts from his introduction to the Doctrine of the Mean, see !Calton, To Become a Sage, p. 167.

3. This refers back to the sentence, "In talk of endeavor, righteousness is there, and in talk of righteousness, endeavor is lodged within." The second half will be explained shortly.

4. The allusion here is to a passage in Mencius (2A.2): "Let the heart not forget, but let there be no helping by force." Mencius illustrates what he means about "not helping" with a story:

There was a man from Sung who pulled at his rice plants because he was worried about their failure to grow.... 'I am worn out today,' he said to his family, 'I have been assisting the rice plants to grow.' His son rushed out to take a look and there the plants were, all shrivelled up. There are few in the world who can resist the urge to help their rice plants grow. (Translated by Lau, Mencius, p. 78)



DARQAWI 53

Extraits de Lettres

Introduction [ Titus Burckhardt]

L'auteur des lettres dont nous présentons ici la traduction française, le sheikh al-`Arabi ad-Darqâwî al-Hassani, vécut au Maroc et y mourut en 1239 de l'hégire (1823) à l'âge d'environ quatre-vingts ans. Son souvenir est toujours vivant; chaque année encore son tombeau à Bou Berîh, chez les Beni Zarwâl, attire une foule de pèlerins. Quant aux historiens modernes du Maghreb et aux islamologues, ils n'ignorent pas le rôle du célèbre sheikh comme rénovateur de l'ordre shâdhilite, dont le premier essor, au septième siècle de l'hégire, était également parti du Maroc pour gagner presque tout le monde musulman. Il existe cependant une tendance à sous-estimer l'ceuvre spirituelle du sheikh Dargâwî, parce qu'on admet trop facilement que le taçawwuf n'a cessé de déchoir après une époque de grande floraison, celle des Junayd, Ghazâlî, Abu Madyan et Ibn `Arabi al-Hâ-timi; tous les soufis nés dans les derniers trois ou quatre siècles ne seraient alors que des "épigones". On oublie qu'une décadence, dans l'ordre spirituel, ne peut jamais être un phénomène général et univoque; les saints échap-
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pent aux fatalités historiques: "l'Esprit souffle où il veut". Certes, al-`Arabî ad-Darqâwî a lui-même parlé du "temps d'obscurcissement" dans lequel il vivait; mais si l'on considère la pléiade de grands spirituels parmi ses disciples on est porté à croire que tout "âge sombre" comporte des éclaircies. Quant à l'enseignement du sheikh, tel qu'il ressort de ces quelques extraits de lettres adressées à ses disciples, il peut se comparer à celui des vrais maîtres de tous les temps, par son contenu doctrinal autant que par sa spóntanéité spirituelle. Il est vrai qu'il apparaît comme relativement populaire; sa forme d'expression est simple et directe; mais elle n'en est pas moins profonde. Le sheikh ne parle que du seul nécessaire; il évite toute spéculation qui anticiperait inutilement pur le "travail" spirituel; son enseignement reste, sans préjudice pour l'élévation du but, un taçawwuf éminemment pratique, et c'est en cela, sans doute, qu'il est adapté aux conditions particulières de l'époque.
Une autre raison pour laquelle l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâwî n'est pas estimée à sa juste valeur, réside dans le fait que plusieurs de ses disciples, devenus à leur tour des maîtres éminents, on prêté leur nom à telle ou telle branche de l'ordre. Mais il serait erroné d'y voir la marque d'une scission, car les membres de ces diverses branches n'ont jamais cessé de se considérer comme des Darqâwâ, ou plus généralement comme des Shâdhiliyyah, même s'ils se désignent couramment par le nom du fondateur le plus proche dans leur "chaîne" initiatique (silsilah) . Ainsi par exemple, la branche fondée par Muham mad Hassan Zâfir al-Madanî, un disciple direct du sheikh Darqâwî et dont l'activité eut pour centre Misurata en Libye, est généralement connue sous le nom de tarîgah Madaniyyah. Un des maîtres les plus remarquables de cette branche fut le sherîf `Ali Nûr ad-Din al-Yashritî, qui vécut de 1703 à 1898 de l'ère chrétienne et fonda des zawayâ/1 en Palestine et en Syrie/2.
Un autre disciple du sheikh Darqâwî, Muhammad al-Fâsî, vécut au Caire et à Colombo, où ses adhérents sont généralement connus comme des Shâdhiliyyah.
Mentionnons aussi le célèbre sheikh algérien Ahmad al-`Alâwî mort en 1935 à Mostaghanem, qui relève d'une autre "chaîne" remontant au sheikh Darqâwî. Ses disciples étaient répandus dans toute l'Afrique du nord, en Syrie, en Arabie du sud et jusqu'en Java. Dans ses écrits et notamment dans ses poésies, on retrouve la vision aquiline des grands soufis du moyen âge/3.
Il serait facile de multiplier ces exemples; ceux que nous venons de mentionner suffiront pour montrer le rayonnement qu'eut l'oeuvre spirituelle du sheikh Darqâ-wî. Il ne faut nG ; oublier, cependant, que ce rayonnement
/1 Pluriel de zâwiyah.
/2 Voir l'excellent livre de sa fille Seyyidatu Fâtimah al-Yashritiyyah al-Hassaniyyah: Rihlatun ilâ-l-Haqq, publié à Beyrouth en 1954 environ, qui contient sa biographie et son enseignement.
/3 Voir: Martin Lings, Un saint musulman du vingtième siècle, le Cheikh Ahmad al-'Alawî, Paris 1967.
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n'est guère comparable à celui d'un "génie" au sens courant du terme, d'un grand penseur, artiste ou homme de science; car un maître soufi « n'invente » rien; s'il est une source spirituelle immédiate et originale, il est aussi et en même temps le canal d'une eau qui vient de l'origine même de la tradition. La vérité ou réalité (haqîqah) qu'un maître spirituel manifeste, dépasse immensément tout individu. De ce fait, la spontanéité spirituelle, chez les maîtres du taçawwuf, ne contredit jamais leur adhésion à la tradition, bien au contraire: chacun d'eux est "unique" dans la mesure même où il est "héritier".
Mawlây al-`Arabi ad-Darqâwî se réfère souvent à son propre maître, le sherîf Abul-Hassan 'Ali ben `Abd-Allâh al-Imrânî al-Hassanî, surnommé al-Jamal (le chameau). Ce maître, qu'il rencontra à Fès en 1182 (1767/68), vivait dans l'obscurité, connu par quelques disciples seulement. On le considère cependant comme un des grands "pôles" de l'ordre shâdhilite dans le Maghreb. Mais c'est à son disciple al-`Arabi ad-Darqâwî qu'il échût de répandre l'héritage spirituel de la tarîqah shâdhiliyyah dans tout le Maghreb et au delà.
Le recueil des lettres (rasâïl) du sheikh Darqâwî fut constitué par lui-même, copié par ses disciples et imprimé à maintes reprises à Fès, en écriture lithographiée. Il est encore lu et commenté dans les zawâyâ de filiation darqawite.
Ce recueil contient environ 300 lettres: nos extraits n'en représentent donc qu'une partie très restreinte. On y trouvera néanmoins tous les aspects essentiels de l'enseignement du sheikh. L'ordre des lettres, dans le recueil original, obéit sans doute à des intentions didactiques; pour les extraits nous avons respecté cet ordre dans l'ensemble, tout en nous permettant de grouper les textes apparentés.

EXTRAITS DES LETTRES DU SHEIKH AL-`ARABI AD-DARQAWI

Al-`Arabi ad-Dargâwî décrit ainsi sa première rencontre avec son maître spirituel:
Cette nuit-là je demandai à Dieu de me confirmer mon intention (de devenir le disciple du maître `Ali al-Jamal), et je passai toute la nuit à me représenter le maître, à me demander comment il était et comment serait ma rencontre avec lui, sans pouvoir dormir. Le matin, j'allai le trouver à sa zâwiyah /1 au quartier de Rumîlah, située entre les deux cités (de Fès), au bord du fleuve, du côté de la qiblah, là même où se trouve aujourd'hui son tombeau. Je frappai  à la porte, et le voici devant moi, en train de balayer la zâwiyah selon son

/1 Zâwiyah signifie "coin", "cellule"; on désigne par là les maisons où se réunissent régulièrement les membres d'une confrérie; ces maisons comportent souvent des habitations pour le sheikh, sa famille et quelques disciples en retraite spirituelle. C'est plus ou moins l'analogue de l'ashram hindou. — La zâwiyah du sheikh 'Ali al-Jamal existe toujours ; elle comporte une cour flanquée d'un côté par une modeste habitation et de l'autre par une salle de prière, dans un coin de laquelle se situe le tombeau du saint. Une petite coupole aménagée dans le toit plat surplombe le tombeau.

habitude; car il ne cessa jamais de la balayer de sa propre main bénie, chaque jour, malgré son grand âge et sa haute fonction (spirituelle). "Que veux-tu?" me dit-il. "O mon seigneur, — lui répondis-je —, je veux que tu me prennes par la main /2 pour Dieu." Alors il se mit à me réprimander violemment, en cachant son vrai état à mes yeux, avec des paroles comme celles-ci: "Qui donc t'a dit que je prends par la main qui que ce soit, et pourquoi le ferais-je avec toi?" Et il me chassa; tout cela pour mettre ma sincérité à l'épreuve. je m'en allai donc, mais la nuit venue, j'interrogeai de nouveau Dieu (au moyen du livre sacré). Puis, ayant accompli la prière du matin, je retournai vers la zâwiyah. J'y retrouvai le maître comme la première fois, en train de balayer la zâwiyah. Je frappai à la porte. Il m'ouvrit, et je luis dis: "Prends-moi par la main, pour Dieu!" Alors il prit ma main et me dit: "Sois le bienvenu!" Il me fit entrer dans sa demeure à l'intérieur de la zâwiyah et me manifesta une grande joie. "O mon seigneur — lui dis-je — depuis combien de temps ai-je cherché un maître spirituel!" — "Et moi, — me répondit-il —, je cherchais un disciple sincère." Puis il me transmit les formules du rosaire et l'invocation et me dit: "Va et reviens!" A partir de ce moment, je le fréquentai chaque jour et reçus son enseignement en compagnie de quelques frères d'entre les habitants de Fès...

/2 Ce qui signifie à la fois: donne l'initiation et conduire sur la voie.

2
La première chose que j'appris de mon maître (que Dieu soit satisfait de lui), était celle-ci: il me chargea de deux paniers remplis de pruneaux. Je les pris par la main au lieu de me les poser sur la nuque, comme il me l'avait indiqué, mais malgré cela, cette chose me pesait beaucoup et m'était si pénible que mon âme (nafs) se contracta; elle s'agitait, se chagrinait et se troublait à l'extrême, à tel point que j'en pleurais presque, — et, par Dieu, je devais encore pleurer à cause de toutes les humiliations, le mépris et le dépit que j'allais subir en cette situation /1, — car mon âme n'avait jamais encore

/1 Pour un jeune lettré de famille noble, comme al-`Arabi ad-Darqâwî, il était très humiliant d'assumer le rôle d'un porteur de marché aux fruits et légumes. En traversant la ville avec sa charge de pruneaux, il devait rencontrer ses anciens professeurs et collègues ainsi que des membres de sa parenté qui ne manquaient pas de lui faire remarquer l'inconvenance de son rôle. Les masques conventionnels tombés, les vraies intentions des gens se manifestèrent.

accepté pareille chose ni baissé la tête, et jusque-là j'avais été inconscient de son orgueil, sa révolte et sa corruption /2 ; j'ignorais si elle était orgueilleuse ou non, et aucun des théologiens dont j'avais suivi les cours — et ils étaient nombreux — ne m'avait renseigné sur ce point. Or, lorsque je me trouvai dans cette perplexité et peine, voici que le maître avec sa grande intuition vint vers moi, prit les deux paniers de mes mains et me les chargea sur la nuque en disant: "Ainsi fais l'épreuve du bien, pour que tu chasses un peu d'orgueil!" Par ces paroles, il m'ouvrit la porte de la droiture, car j'appris dès lors à distinguer les orgueilleux des humbles, les sérieux des légers, les savants des ignorants, les hommes de tradition des innovateurs et les hommes qui ont de la science et l'appliquent de ceux qui n'ont que de la science sans la mettre en pratique. Par la suite, aucun traditionaliste (sunnî) ne put plus me tromper avec son savoir, ni aucun innovateur avec ses innovations; aucun savant ne m'en imposa plus avec sa (seule) science, aucun (faux) dévot avec ses dévotions, ni aucun (faux) ascète avec ses privations. Car le maître (que Dieu soit satisfait de lui) m'avait appris à distinguer la vérité de la vanité et le sérieux de la farce; que Dieu l'en récompense et le protège de tout mal!"

/2 Cette confession porte évidemment moins sur le caractère particulier de l'auteur que sur la nature de la psyché (an-nafs) en général, en tant que celle-ci s'oppose à l'esprit (ar-rûh).

3
L'intention pure est réellement l'élixir (qui transforme le métal vil de l'âme en or) car c'est elle qui me donna la force de chercher celui qui me conduirait vers Dieu. Et voilà que je l'ai trouvé juste devant moi, tout proche, presque comme si nous habitions la même maison.
Mon maître (que Dieu soit satisfait de lui) était extérieurement tout rigueur et intérieurement tout beauté; j'entend par là qu'il pratiquait extérieurement l'abaissement et la servitude, tandis qu'intérieurement il était dans la gloire et dans la liberté. Et qu'a-t-il de pire que l'inverse, c'est-à-dire un état de gloire et de liberté extérieures, qui est intérieurement de l'abaissement et de l'esclavage, ou extérieurement traditionnel et intérieurement innovateur, à l'extérieur conforme à la loi et à l'intérieur sans loi, en apparence dominical et au fond satanique? "Rien n'empêche autant la réalisation du but que le fait d'avoir négligé les fondements" /1. Il

/1 Proverbe soufi.

n'y a pas de doute, lorsque des hommes d'élite comme mon maître se humilient extérieurement et de leur propre initiative, Dieu les élève intérieurement et extérieurement, de sorte qu'ils vivent en une joie perpétuelle, tandis que les hommes ordinaires, quand ils agissent à l'envers, c'est-à-dire quand ils se glorifient extérieurement, sont abaissés par Dieu, aussi bien extérieurement qu'intérieurement, de sorte qu'ils vivent dans une continuelle tristesse.
Mon maître était satisfait de la connaissance de Dieu et ne se tournait guère vers le manifesté ni vers le caché; il n'avait d'égards que pour sa relation avec Dieu et ne s'occupait pas de la louange ni du blâme d'autrui. Souvant il récitait ces vers:
"Pourvu que Tu sois douceur, que la vie soit amère!
Si Tu est content, qu'importe que les gens soient courroucés?
Que toute chose entre moi et Toi soit cultivée,
Et qu'entre moi et les mondes il n'y ait que désert!
Si Ton amour est assuré, tout est facile,
Car toute chose sur terre n'est que terre."
Son comportement même disait: ô Dieu, que ma honte soit évidente aux yeux des créatures et mon intégrité visible pour Toi seul et non pas inversement! Dieu, exalté soit-Il, a dit: "Ils (les hommes) ne te rendront d'aucune façon indépendant de Dieu" (XLV, 19).
Ecoute, faqir, quelquesunes des paroles de mon maître (que Dieu soit content de lui): "Alors que d'autres gens se préoccupent de l'adoration, occupe-toi de l'Adoré; s'ils s'occupent d'amour, occupe-toi de l'Aimé; alors qu'ils aspirent à faire des miracles, aspire aux jouissances de la prière; tandis qu'ils multiplient leur dévotions, voue-toi à ton Seigneur très généreux", et ainsi de suite.
Il avait également coutume de dire dans ses conversations spirituelles: "Si vous Le contempliez en toute chose, sa contemplation voilerait toutes choses à vos regards. Car Il est la seule chose en dehors de laquelle il n'y a aucune chose.
Si tu joignes l'éphémère à l'éternel, l'éphémère disparaît et il ne subsiste que l'éternel.
Si les qualités du Bien-Aimé devaient se manifester, à la fois le voile et celui dont la vue est voilée s'anéantiraient.
Quand les lumières de la pure contemplation sont révélées, à la fois l'ascète et ce dont il s'abstient disparaissent.
De s'abstenir des choses c'est surestimer leur puissance, et cela vient du voile qui cache Dieu de vous; car si vous Le contempliez dans les choses, ou avant ou après les choses, elles ne vous Le cacheraient pas; si vous pourriez voir leur existence comme émanant de Lui, leur existence ne Le cacherait pas de vous. La seule chose qui s'interpose entre vous et Celui que vous adorez, c'est la joie pour ce que vous possédez et le regret pour ce que vous ne possédez pas; la seule chose qui vous sépare de la béatitude est cette blâmable qualité.
S'il n'y avait pas l'intriguant et l'espion, votre joie dans le Bien-Aimé ne deviendrait jamais parfaite /2. S'il n'y avait pas le feu et la piqûre des abeilles, on ne pourrait pas goûter le rayon et le miel /3". Et ainsi de suite.
Il dit également: "Celui-là ment qui prétend avoir bu le vin des initiés et d'avoir compris leur vérités spirituelles et qui malgré cela ne s'est pas détaché du monde. De même que le paradis n'est pas accessible à celui qui n'est pas mort et né de nouveau, le paradis de la gnose reste fermé pour celui dont l'âme n'est pas morte à ce monde-ci, au désir d'y agir, d'y choisir, de le posséder et d'en jouir — qui n'est pas mort à toute chose excepté Dieu."
Il dit également (que Dieu soit content de lui): "Ne dis pas ‘moi’ avant d'être éteint (en Dieu). Tu n'auras pas de vie avant avoir subie la mort.
Les soleils ne se lèveront pas en toi avant la mort des âmes /4.
Tu n'atteindras pas le but auquel tu aspires, aussi
longtemps que le gens ont encore des louanges pour toi. Tu ne gouteras pas la nourriture de la foi avant que tu ne sors des mondes créés /5.
Tu n'atteindras l'extinction (fanâ) en Dieu qu'après être mort au monde évanescent.
Si les voiles seraient retirés devant toi, tu contemplerais le Bien-Aimé en toi-même.
Si les suggestions de l'imagination cessaient, tu contemplerais l'éternel sans cesse.
Si ton âme ne t'eloignerait pas de Lui, tu ne verrais aucune réalité excepté ton Seigneur.
Si ton âme était libre de souillure, la Vérité viendrait et la vanité disparaîtrait" /6.

/2 L'intriguant" et l’ "espion" jouent un rôle dans la poésie érotique et signifient ici à la fois l'hostilité du monde profane et des interférences psychiques.

/3 En arabe, tous ces aphorismes ont la forme de versets rythmiques.

/4 Dans cet aphorisme, les "soleils" et les "âmes" sont au pluriel parce qu'ils font allusion aux multiples degrés de la voie spirituelle, chaque nouvelle illumination étant précédée par la mort d'une "âme".

/5 Selon le Coran, la foi (al-imän) peut augmenter sans limite; dans ses degrés supérieurs, elle s'identifie à la gnose.

/6 Allusion au verset coranique : "La Vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est évanescente" (XVII, 81).

4
Peu de temps après avoir trouvé mon maître, celui-ci m'autorisa d'initier un certain lettré qui avait été un de mes professeurs en lecture coranique. Ce lettré voulait devenir le disciple de mon propre maître, suivant mon exemple, et il insista pour que je lui en procure la permission. Quand j'en parlai à mon maître, il me répondit: "Prends-le toi-même par la main, puisque c'est par toi qu'il a eu connaissance de moi." Je lui transmis donc l'enseignement que j'avais reçu moi-même et il porta des fruits grâce à la bénédiction (barakah), attachée à l'autorisation de mon noble maître. Toutefois, comme je dus quitter Fès pour rejoindre la tribu des Beni Zarwâl, où j'avais laissé mes parents, je fus séparé de lui.
Quant au maître, il demeurait toujours à Fès al-Bâlî. Lorsque je fus sur le point de partir vers la tribu mentionnée, je lui dis: "Je n'ai aucune personne là-bas avec qui je pourrais avoir des échanges spirituels dont j'ai pourtant besoin." Il me répondit: "Engendre-la!" comme s'il pensait que la génération spirituelle pouvait avoir lieu par mon intermédiaire, ou comme s'il la voyait déjà. Je lui reparlai encore une fois de la sorte, et il me répondit de nouveau: "Engendre-les!" Or, par la bénédiction émanant de son autorisation et de son secret', il vint à moi un homme (que Dieu multiplie ses pareils en Islam!) qui, dès l'instant où je le vis et qu'il me vit, fut comblé par Dieu au point qu'il atteignit d'un saut la station spirituelle (maqâm) de l'extinction (fanâ) et de la subsistance (baqâ) en Dieu; et Dieu est garant de ce que nous disons. En cela même m'apparut la vertu et le pouvoir secret de l'autorisation /2 et tous les doutes ou suggestions me quittèrent, grâces et louanges à Dieu!
Par la suite, mon âme désira recevoir l'autorisation de Dieu même et de Son Envoyé (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). J'y aspirais avec beaucoup de ferveur. Or, lorsque un jour je me trouvais en un lieu solitaire au milieu de la forêt, et que j'étais plongé et abîmé dans une extrême ivresse spirituelle, et en même temps dans une extrême sobriété, — avec une grande puissance dans l'un et l'autre état, — j'entendis soudainement cette parole jaillir du tréfonds de mon essence: "Incites-les au souvenir /3, car le souvenir profite aux croyants!" (Coran,

/1 Sirr, c'est-à-dire de son rang spirituel, connu par Dieu seul.

/2 L'autorisation (idhn) spirituelle, comporte deux aspects, inséparables l'un de l'autre : elle écarte l'initiative individuelle, faisant de l'autorisé l'instrument d'une volonté supra-individuelle, et transmet en même temps une bénédiction, un pouvoir spirituel qui agit en vertu de cette instrumentalité.

/3 Le mot dhikrâ, que nous traduisons ici par "souvenir" com-

LI, 54). Alors mon coeur se calma et se reposa, car j'eus la certitude que ce discours m'était adressé par Dieu et Son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix), immergé comme j'étais dans les deux Présences généreuses, la seigneuriale et la prophétique /4. C'était là (mais Dieu le sait mieux) une rupture des lois ordinaires procédant du fond même de mon essence. Cela n'a d'ailleurs pas de « comment », et ce n'est connu que par celui à qui Dieu le fait connaître...
Dès que cette autorisation me fût donnée, les croyants vinrent vers moi, et dès l'instant où nous les vîmes et qu'ils me virent, ils se souvinrent (de Dieu) et nous nous en souvînmes /5, et nous profitâmes d'eux comme ils profitèrent de nous, et il advint ce qui advint en fait de faveurs, de secrets, de vertus, de bénédictions et d'aides divines. Tout cela eut lieu chez la tribu des Beni Zar-wâl (que Dieu la sauvegarde de toute épreuve), louanges et grâces à Dieu...

porte, à l'instar de dhikr, les significations de "mention", "rappel", "invocation", mais aussi d'admonition".

/4 Allusion à la doctrine soufique des diverses Présences (hadharât) divines, qui sont autant de révélations universelles de Dieu. La "Présence seigneuriale" se rapporte à la révélation de Dieu dans Ses qualités parfaites et transcendantes, tandis que la "Présence prophétique" se rapporte à Sa révélation dans l'univers.

/5 En arabe, cette phrase joue sur le double sens du terme dhikr; voir note 3.

5
Si tu désires que ton chemin se raccourcisse pour que tu arrives rapidement à la réalisation, tu pratiqueras les oeuvres de caractère "nécessaire" (al-wâjibât) et celles "surérogatoires fermement recommandées" (ma taakada min nawâfili-l-khayrât); apprends de la science extérieure ce qui en est indispensable pour servir Dieu, mais ne t'y attardes pas, car on ne te demande pas de l'approfondir; c'est la science intérieure qu'il te faut approfondir; et combats la convoitise; alors tu verras merveille. Le "caractère noble" n'est autre chose que la taçawwuf chez les Soufis, comme il est la religion chez les hommes de religion; et que Dieu maudisse ceux qui mentent!
De même, fuis toujours la sensualité /1, car elle est l'opposé de la spiritualité, et les opposés ne se rejoignent pas. A mesure que tu renforces les sens, tu t'affaibliras en l'esprit, et inversement. Entends ce qui est arrivé à

1 Al-hiss, la sensualité au sens plus large du terme, c'est-à-dire l'attachement à l'expérience sensible.

notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) au début de son chemin. Il venait de battre trois mesures de blé et le fit savoir à son maître, le seigneur al-`Arabi ben `Abd-Allah, qui lui dit: "Si tu augmentes dans l'ordre des sens, tu diminueras dans celui de l'esprit, et si tu diminues en celui-là, tu augmenteras en celui-ci". La chose est évidente, car aussi longtemps que tu fraye avec les gens (du monde), jamais tu ne sentiras en eux le parfum de l'esprit; tu ne sentiras que l'odeur de la sueur, et cela vient de ce que la sensualité les a subjugués; elle a saisi leurs coeurs et leurs membres; ils ne trouvent leur avantage qu'en elle, de sorte qu'ils ne bavardent et ne s'occupent et ne se réjouissent que d'elle et ne peuvent guère s'en détacher; et pourtant, nombreux sont ceux qui s'en sont détachés pour se plonger dans l'esprit leur vie durant; que Dieu soit content d'eux et qu'Il nous fasse profiter de leur bénédiction, Amen, Amen, Amen! —C'est comme si Dieu (exalté soit-Il) ne leur avait pas donné d'esprit (c'est-à-dire aux gens du monde), bien que chacun d'eux y participe, de mème que les vagues font partie de l'océan. S'ils le savaient, ils ne s'en laisseraient pas distraire par les choses sensibles; et s'ils le savaient, ils découvriraient en eux-mèmes des océans sans bornes; et Dieu est garant de ce que nous disons.

6
Quant à la voie shâdhilite d'élection, qui était celle de notre maître (que Dieu soit satisfait de lui), peu importe qu'il vous ait mis sur cette voie, car vous n'y êtes plus aujourd'hui; vous marchez dans une toute autre direction. Si vous me dites: comment cela? je vous répondrai: sa voie descendait en bas et ne montait pas en haut, tandis que celle que vous suivez monte en haut et ne descend pas en bas; car sa voie était extérieurement humble et intérieurement élevée, tandis que la vôtre est extérieurement élevée et intérieurement humble. Nous pourrions aussi dire: sa voie était rigueur à l'extérieur et clémence à l'intérieur, tandis que la vôtre est clémence à l'extérieur et rigueur à l'intérieur, comme celle de la majorité des gens, — et que Dieu nous garde de confondre la voie des élus avec celle de tous les gens!
Ce n'est pas non plus le but des hommes d'intuition spirituelle que de s'arrêter aux litanies (awrâd); or vous ne vous occupez que de cela. Enfin, il faut avoir un seul maître spirituel, alors que vous en avez beaucoup. Voilà ce que j'ai pu constater de votre état, et j'en conclus que votre barque ne vogue pas...								
7
Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que le faqîr/1, lorsqu'il échange le souvenir de toutes choses pour le souvenir (dhikr)/2 de Dieu, rend sa servitude pure, et qui sert Dieu purement et sans mélange, est saint; que la malédiction de Dieu soit sur celui qui ment. Ne vous souvenez donc que de Dieu, ne soyez qu'à Dieu; car si tu es à Dieu, Dieu sera à toi, et bienheureux celui qui est à Dieu, de sorte que Dieu est à lui! Qu'il suffise, pour prouver l'excellence du souvenir (dhikr) de Dieu, de mentionner Sa parole: "Souvenez-vous de Moi, Je me souviendrai de vous" (Coran, II. 147) et celle que le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix)

1 Le pauvre, sous-entendu al-faqîru ilâ-llâh : "le pauvre envers Dieu", selon l'expression coranique : "O hommes, vous êtes les pauvres envers Dieu, et Dieu, Lui, est le Riche, le Glorieux" (Coran, XXXV, 14).

2 Le terme dhikr comporte les sens de mention, souvenir et invocation.

relata de la part de son Seigneur/3: "Je suis le compagnon de celui qui M'invoque."
Mon maître (que Dieu soit satisfait de lui) me disait: "J'aime ce que j'entends dire contre toi"; pareillement, al-`Arabî ad-Darqâwî aime ce qu'il entend dire contre vous, de ce que tue votre égoïsme et vivifie vos coeurs, non pas du contraire, certes, car ne s'occupe de ce qui vivifie l'égo (nafs)/4 et tue le coeur que le négligeant, l'ignorant, celui dont l'intelligence est ternie et la conscience obscurcie. Car l'homme n'a qu'un seul coeur: dès qu'il se tourne d'un côté, il se détourne de l'autre, puisque "Dieu n'a pas mis deux coeurs dans les entrailles de l'homme" (Coran, XXXIII, 3), selon la parole de Dieu,

/3 Il s'agit d'une parole divine (hadith qudsi) adressée au Prophète non au titre du Coran et par conséquent non incluse dans celui-ci; les révélations de cette catégorie concernant plus particulièrement la voie contemplative.

/4 An-nafs c'est l'âme; par opposition avec le coeur (al-qalb), elle signifie l'âme égocentrique et passionnelle ; en connexion avec un pronom possessif, le même mot se traduit par : moi-même, lui-même etc. An-nafs comme âme passionnelle et siège de l'égo (en sanscrit ahankâra) s'oppose au coeur, en tant que celui-ci est l'organe de ar-rûh, l'Esprit. On peut comparer le coeur à l'ouverture la plus étroite d'un sablier ou à l'isthme (barzakh) entre les deux océans, l'un salé et l'autre doux (Coran, LV, 19 et XXIII, 102) qui représentent les domaines respectifs de l'expérience temporelle et de la contemplation pure. On dit aussi que le coeur est l'objet d'une querelle entre son père, l'Esprit, et sa mère, l'âme passionnelle ; si la mère l'emporte, le coeur se durcira, et si le père reste victorieux, le coeur deviendra lumineux comme lui.

exalté soit-Il. Dans le même sens, le vénérable maître Ibn `Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) a dit: "Se tourner vers Dieu, c'est se détourner de la créature, et se tourner vers la créature, c'est se détourner de Dieu."
L'un de nos frères me dit: "Je ne suis rien"; je lui répondis: "Ne dis pas: je ne suis rien, et ne dis pas non plus: je suis quelque chose. Ne dis pas: il me faut telle chose, ni : il ne me faut aucune chose, mais dis: Allâh! et tu verras merveille."
Un autre me dit: "Comment guérir l'âme (an-nafs)?" Je lui répondis: "Oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou: qui ne s'oublie pas lui-même)." Vous ne pouvez donc pas concevoir que c'est l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur; ce qui nous Le fait oublier, c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son égo? Cela ne se produira jamais.

8
On n'accède à Dieu que par la porte de la mort de l'égo (nafs), comme l'affirment les Soufis. Or nous voyons — mais Dieu est plus savant — que le faqir ne tuera pas son égo avant qu'il n'en puisse saisir la forme, et il ne la saisira qu'après s'être séparé du monde, de ses compagnons, ses amis et ses habitudes. Un faqîr me dit: "Ma femme m'a vaincu", à quoi je lui répondis: "Ce n'est pas elle qui t'a vaincu, mais c'est ta propre âme (nafs); si tu avais vaincue ton âme, tu aurais vaincu le cosmos entier, en dépit de lui, combien plus ta femme, car rien ne nous vainc sauf notre propre âme (nafs); nous n'avons d'autre ennemi qu'elle; si nous pouvions la tuer, nous tuerions par là même tous les oppresseurs; que la malédiction de Dieu soit sur celui qui ment."
	
9
Lorsque mon maître vit que je suivais la voie sincèrement, il m'ordonna de rompre avec les habitudes de mon âme (nafs ); il me dit: "De même que nous devons acquérir la science de la Réalité spirituelle (al-haqîqah), nous devons en acquérir l'action". je ne le compris pas. Alors il saisit mon hâik /1 de sa noble main, l'arracha de ma tête /2, le tordit plusieurs fois et l'enroula autour de mon cou; puis il me dit: "Voici l'épreuve du bien!" Alors mon âme se troubla à tel point qu'elle eût préféré mourir plutôt que de se montrer dans cet accoutrement. Le maître me regarda' sakis mot dire, et je me sentis oppressé jusqu'à la mort. Je me levai avant que le maître ne se levât — ce qui était contraire à ma coutume — et je

/1 Le hâik est un tissu sans couture qui sert à envelopper la tête et les épaules.

/2 En milieu musulman non influencé par l'Occident moderne, se montrer la tête découverte en public est signe de vulgarité, d'indiscipline ou de folie.

marchai jusqu'à ce que le mur de la zâwiyah me dérobât à sa vue. Alors mon âme (nafs) me dit: qu'est-ce que cela signifie donc? Je ne sus que lui répondre sauf de ramener mon hâik sur la tête comme les autres gens — non, je ne le fis pas, et je lui dis: le maître sait bien ce que cela signifie. Mais toi (mon âme), pourquoi t'es-tu tant troublée et révoltée? que crains-tu d'être humiliée? Qu'es-tu donc, et quel est ton rang, pour que tu ne supportes pas d'être dans cet état? N'aimes-tu donc qu'à rester avec ta concupiscence et tes bons plaisirs, à t'ébattre sans frein? Non, par Dieu, tu n'en jouiras pas aussi longtemps que je veillerai sur toi et tes hostilités! Alors, voyant mes yeux enflammés de colère, elle désespéra de sa concupiscence et sut qu'elle n'en aurait rien, et elle accepta finalement la loi que je lui imposai. Malheur au faqîr, malheur à lui, s'il voit la forme de sa propre âme (ou de son ‘moi’, nafs) telle qu'elle est, et qu'il ne l'étrangle pas jusqu'à ce qu'elle en meure!

10
Vous ne pouvez pas concevoir que le faqir soit détaché de toutes choses et qu'il ne soit pas dans la présence de Dieu; c'est impossible, car celui dont l'aspiration spirituelle /1 s'élève au-dessus des choses créées, atteint le Créateur, et L'atteindre, c'est Le connaître. Quittez donc résolument toutes les choses sur lesquelles vous vous reposiez, quelles qu'elles soient, et ne vous y fiez pas.
"Quiconque se contente, en échange, d'autre que Toi, périt.
Et qui tend vers ce qui est loin de Toi, se perd.
Toute chose que tu quittes, peut être remplacée,
Mais il n'y a pas pour Dieu, si tu Le quittes, de remplaçant."

/1 al-himmah : la volonté spirituelle, la résolution qui tranche avec la passion mondaine.

Sachez que j'étais avec mon frère en Dieu, le pieux et noble Hassanî Abul-`Abbâs Ahmed at-Tâhir (que la Miséricorde de Dieu soit sur lui) dans la mosquée al-Qarawiyin, et nous étions tous les deux intensément plongés dans la contemplation. Et voilà que soudainement mon compagnon se laissa distraire — ou disons: s'affaiblir — jusqu'à ce qu'il tomba dans le bavardage comme le commun des gens. Alors je lui dis brusquement et en colère: "Si tu veux gagner, frappe et jette!"
Je dis également à un certain frère: "Ne frappe ni juif, ni chrétien, ni musulman, mais frappe ta propre âme (nafs), et ne cesse pas de la frapper jusqu'à ce qu'elle meure!" Et sans faute, sans faute, vous aussi, mes frères, rejetez le bavardage entièrement, car c'est une des pires tentations et ne convient pas à votre station ni à votre état spirituels. Et ne mentionnez les gens qu'en bien, car "n'a pas de gratitude envers Dieu qui n'a pas de gratitude envers les hommes". comme dit le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix). Nous constatons d'ailleurs — et Dieu est plus savant — que celui qui ne considère pas les hommes, c'est-à-dire, qui les ignore, ne contemple non plus Dieu d'une maniere parfaite, car le parfait c'est celui auquel la créature ne cache pas le Créateur ni le Créateur la créature; la connaissance distinctive ne lui cache pas la connaissance unitive, ni celle-ci celle-là; l'effet ne lui cache pas la cause, ni la cause l'effet, la loi religieuse (shari'ah) ne lui cache pas la vérité spirituelle (haqîqah) ni la vérité spirituelle la loi religieuse; la méthode (sulûk) ne lui cache pas l'attraction intérieure (jadhb), ni l'attraction intérieure la méthode, et ainsi de suite; c'est lui qui a réalisé le but; il est le parfait, le gnostique; tandis que son opposé c'est l'égaré; nous ne parlons pas du fou de Dieu (majdhûb) qui a été ravi hors de ses sens, car celui-ci n'est point égaré /2.

2 Le majdhûb, l'attiré" par le jadhb (l'attraction) divine, c'est le spirituel dont l'esprit est continuellement absent du plan des sens et de la raison, de sorte qu'il apparaît comme un fou ou un somnambule.

11
Occupez-vous donc (que Dieu vous soit miséricordieux) de ce qui tue votre égo (nafs) et vivifie votre coeur. La racine de toutes les vertus en tant que vertu c'est que le coeur soit vide de tout amour du monde, de même que la racine des vices en tant que vice est l'amour du monde remplissant le coeur. Je viens d'écrire à l'un des frères — après avoir expliqué que la cause du libertinage est l'amour du monde, puisque celui qui se tourne entièrement, coeur et membres, vers le monde, est le grand libertin et le grand pêcheur; et si la foi n'était pas établie dans son coeur, nous dirions même qu'il est l'incroyant; occupez-vous donc de ce qui tue votre égo et vivifie votre coeur, comme nous vous disions, car il n'y a pour nous d'accès à la Présence de notre Seigneur qu'après la mort de notre égo, quoi que nous fassions, comme le dit le vénérable maître, le saint Abu Madyân (que Dieu soit satisfait de lui): "Qui ne meurt pas, ne voit pas Dieu." Un de nos frères se plaignit chez nous d'un oppresseur qui le persécutait; à cela, nous lui répondîmes: "Si tu désires tuer celui qui t'opprime, alors tue ton égo (nafs), car en le tuant, tu tueras tous les oppresseurs." Que Dieu maudisse ceux qui mentent.

12
La maladie qui afflige ton coeur, ô faqîr, vient des passions qui le traversent; si tu les quittais et t'occupais de ce que Dieu t'ordonne, ton coeur ne souffrirait pas de ce dont il souffre. Entends donc ce que je te dis, et que Dieu te prenne par la main: si chaque fois que ton âme (nafs) t'attaque, tu te dépêchais à faire ce que Dieu t'ordonne et que tu Lui remettais entièrement ta volonté, les suggestions psychiques et sataniques et toutes épreuves t'épargneraient sans aucun doute. Par contre, si dans les moments où ton âme t'attaque, tu te mets à réfléchir là-dessus, à peser le pour et le contre et à te noyer dans le bavardage (intérieur), les suggestions psychiques et sataniques reflueront vers toi en légions jusqu'à te subjuguer et te submerger, et il ne te restera plus aucun bien mais rien que du mal; que Dieu nous guide, nous et toi, sur le sentier de Ses saints, Amen.
Le vénérable maître, le saint Ibn `Atâï-Llâh dit dans ses Hikam: "Puisque tu sais que le diable ne t'oubliera jamais, à toi de ne pas oublier Celui qui tient la mèche de ton front" (Coran, XI, 59)/1. Et notre maître disait: "La vraie manière de faire du tort à l'ennemi, c'est de s'occuper de l'amour de l'Ami; par contre, si tu t'occupes à faire la guerre à l'ennemi, il aura obtenu ce qu'il a voulu de toi, et tu auras perdu en même temps l'occasion d'aimer l'Ami." Et nous disons: tout bien est dans le souvenir (dhikr) de Dieu, et la voie qui mène vers Lui ne passe pas ailleurs que par la résignation à l'égard du monde, l'isolement à l'égard des gens et la discipline extérieure et intérieure. "Rien n'est plus utile au coeur que la solitude, car par elle il entre dans l'arène de la méditation", comme l'a dit le vénérable maître, le saint Ibn 'Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam. Et nous disons: rien n'est plus utile au coeur que l'abnégation à l'égard du monde et le fait d'être assis devant les saints de Dieu.
La détrônisation de l'égo est pour nous et pour tous les maîtres de la Voie une condition nécessaire; et en ce sens l'un d'eux a dit: "Cela même que vous craignez de moi, mon coeur le désire". Mais il ne faut pas, ô faqîr, que tu en dises autant, avant de l'avoir dit à ta propre âme obligée à marcher sur ce chemin, et non par ailleurs.

/1 "Tenir la mèche de son front" est une expression arabe et se réfère au fait qu'un cheval peut être dominé en le saisissant par la mèche de son front.

13
Les foqarâ (pluriel de faqîr) des premiers temps ne recherchaient que ce qui pouvait tuer leurs âmes (nufûs, pluriel de nafs) et vivifier leurs cceurs, tandis que nous autres faisons le contraire: nous recherchons ce qui tue nos coeurs et vivifie nos âmes. Eux, ils ne s'efforçaient qu'à se défaire de leurs passions et à détrôner leur égo; quant à nous, c'est à la satisfaction de nos désirs sensuels et à l'exaltation de notre égo que nous aspirons. Aussi avons-nous tourné le dos à la porte et la face au mur. Je ne vous dis cela que parce que j'ai vu les grâces dont Dieu comble quiconque tue son âme et vivifie son coeur.
Certes, nous-mêmes nous sommes heureux avec moins que cela; mais seul l'ignorant se contente de ne pas arriver au but de son chemin. Je me suis demandé s'il y avait, en dehors de nos passions et de notre égoïsme, autre chose qui nous retranche des dons divins, et j'ai trouvé, comme troisième empêchement, l'absence de nostalgie spirituelle; car les intuitions ne sont généralement données qu'à celui dont le coeur est percé d'une intense nostalgie et d'un grand désir de contempler l'Essence de son Seigneur; c'est à lui qu'affluent les intuitions de l'Essence divine jusqu'à ce qu'iI s'éteigne en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n'aspire qu'à la science ou à l'action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l'Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration. Certes, chaque homme participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience sensuelle accapare la plupart des hommes: elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas.
Nous voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'oeuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn `Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part."
Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait, puisqu'il est plus difficile de connaître un saint que de connaître Dieu, comme le dit le saint Abul-`Abbâs al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui). De même, dans les Hikam de Ibn `Atâï-Llâh, il est dit: "Exalté soit Celui qui ne manifeste Ses saints que pour Se manifester Lui-même, et qui ne conduit vers eux que ceux qu'Il veut conduire vers Lui."
Il n'y a pas de doute que le chef des habitants du Ciel et de la Terre, notre maître, l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) était manifeste ouvertement, comme un soleil sur un étendard, et malgré cela, chacun ne l'a pas vu, mais seulement quelques-uns. A d'autres, Dieu le voila, de même qu'Il voile les saints aux gens de leur temps, à tel point qu'ils les calomnient et ne leur croient pas. Témoin en est le livre de Dieu: "Tu les verras regarder vers toi, et ils ne voient pas"(Coran, VII, 197) et: "Ils dirent: qu'est-ce que cet envoyé, qui mange de la nourriture et va sur les marchés..." (Coran, XXV, 7), et ainsi de suite, selon tous les autres passages analogues; et il y a presque deux tiers sinon davantage du Livre divin qui parlent des Prophètes (sur eux la paix) calomniés par les gens de leur temps. Parmi ceux qui ne virent pas l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix), il y avait Abû Jahl (que Dieu le maudisse); il ne vit en lui que l'orphelin adopté par Abû Talib. Il en est de même du maître spirituel qui est à la fois ravi (majdhûb) et méthodique (sâlik) et qui est toujours et en même temps ivre et sobre: quelques-uns seulement le trouvent.
Or, si on le trouve, ce maître voit parfois que l'esprit du disciple sera libéré par le jeûne, et le fait donc jeûner; d'autre fois, par contre, il le fera manger à satiété dans le même but; tantôt il voit son avantage spirituel dans un accroissement de son activité extérieure, tantôt dans sa diminution; tantôt dans le sommeil et tantôt dans la veille; parfois il veut qu'il fuie les gens, parfois par contre il lui conseille de les fréquenter, car il se peut que la lumière intérieure du disciple soit soudainement devenue trop forte pour lui, de sorte que le maître craint pour lui qu'il ne perde la raison, comme beaucoup de disciples des temps passés et de nos jours, qui sont devenus fous; c'est pourquoi le maître peut sortir le disciple de sa retraite et le faire fréquenter les gens, pour que sa tension spirituelle diminue et qu'il soit préservé de la folie; de même que, si la lumière intérieure devient trop faible, le maître le renvoie dans la solitude pour qu'elle acquière de la force, et ainsi de suite; et à Dieu est l'issue.
Peu s'en fallait que la maîtrise spirituelle eût cessé de se manifester par manque de ceux dont le coeur est animé par un désir ardent de la suivre; mais la Sagesse divine ne tarit jamais.
Nous voyons que la voie spirituelle (tarîqah)/1 est nécessairement maintenue par la puissance et la force divi-

/1 Tariqah : voie, méthode ; le même mot désigne également une confrérie soufique.

nes, puisqu'elle descend par nos maîtres de l'Envoyé de Dieu (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) et des maîtres précédents; comme le disait le saint Al-Mursî (que Dieu soic satisfait de lui): "Aucun maître ne se manifeste aux disciples s'il n'a pas été déterminé par des inspirations (warîdât) et s'il n'a pas reçu une autorisation de Dieu et de Son Envoyé." C'est par la bénédiction (barakah) de cette autorisation et le secret qu'elle implique, que notre cause est soutenue et que l'état de ses adhérents est sauvegardé; mais Dieu est plus savant.
Pour ce que nous disions de l'attachement du coeur à la vision de l'Essence de notre Seigneur, aucun de nous ne le possède tant que notre égo (nafs) n'est pas éteint, effacé, disparu, parti et annihilé, comme le dit le saint Abul-Mawâhib at-Tûnsi (que Dieu soit satisfait de lui): "L'extinction est effacement, disparition, départ de toi-même et cessation"; et comme le dit le saint Abû Madyan (que Dieu soit satisfait de lui): "Qui ne meurt pas ne voit pas Dieu"; et comme l'ont confirmé tous les maîtres de la Voie. Et gare à vous, gare à vous si vous croyez que ce sont les choses solides ou subtiles qui nous voilent notre Seigneur; par Dieu non, ce n'est que l'illusion (wahm)/2 qui nous Le voile, et l'illusion est vaine,

/2 Al-wahm signifie à la fois illusion et imagination; c'est l'imagination arbitraire, qui obnubile et égare, tandis que al-khayâl désigne souvent l'imagination en tant que faculté normale de l'âme, réceptive à l'égard des formes archétypiques ; transposés en conceptions védantines, ce sont les deux aspects négatif et positif de mâyâ, qui voile et révèle en même-temps.

comme le dit le saint Ibn `Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Dieu ne t'est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité hormis Lui; ce qui te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité outre Lui."
Nous constatons — mais Dieu est plus savant — que l'extinction (al-fanâ) se produit, si Dieu le veut, dans le plus bref délai par une certaine méthode d'invoquer le Nom de la Majesté: Allâh. Je l'ai retrouvé, cette méthode, chez le maître vénérable, le saint Abul-Hassan ash-Shâdhilî (que Dieu soit satisfait de lui), mentionnée dans certains livres que possède un érudit d'entre nos frères des Beni Zarwâl, et je l'ai également reçue de mon noble maître spirituel Abul-Hassan `Ali (que Dieu soit satisfait de lui), sous un aspect quelque peu différent, plus simple et plus direct. Elle consiste à visualiser les cinq lettres du Nom en disant Allâh, Allâh, Allâh. Chaque fois que les lettres se dissolvaient dans l'imagination, je les reconstituais, et si elles se dissolvaient mille fois le jour et mille fois la nuit, je les reconstituais mille fois le jour et mille fois la nuit. Cette méthode me procura des aperçus immenses, lorsque je la pratiquais au commencement de mon chemin spirituel pendant un peu plus d'un mois. Elle m'apporta de grandes connaissances avec une crainte révérentielle (heybah) /3 intense, mais je n'y pris pas garde, occupé que j'étais avec l'invocation du Nom et la visualisation de ses lettres, jusqu'à ce que le mois s'écoula; alors une pensée s'imposa: "Dieu (exalté soit-Il) dit qu'Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (Coran LVII, 2). D'abord, je me détournai de cette insinuation, avec la résolution de ne pas l'écouter, et je continuais à m'occuper de mon exercice; mais cette voix ne me quitta pas; elle insista et n'accepta point mon refus de l'écouter, de même que je n'acceptai pas sa manière d'agir, et je ne l'écoutai pas; mais enfin, comme elle ne me laissait guère en paix, je lui répondis: "Quant à Ses paroles qu'Il est le Premier et le Dernier, et qu'Il est l'Intérieur, je les ai bien comprises; mais je ne comprends pas Son affirmation qu'Il est l'Extérieur, car je ne vois à l'extérieur que les choses créées." A cela la voix répondit: "Si par Son expression l'Extérieur Il entendait autre chose que l'extérieur que nous voyons, ce ne serait pas à l'extérieur mais à l'intérieur (qu'il faudrait le chercher); mais moi je te dis: Il est l'Extérieur." Alors je réalisai qu'il n'y a pas de réalité sauf Dieu, et qu'il n'y a dans le cosmos que Lui, louange et grâce à Dieu.
L'extinction dans l'essence de notre Seigneur se pro-

/3 Al-heybah est l'état que l'âme éprouve en face de la Majesté terrifiante de Dieu, ce que l'expression de "crainte révérentielle" ne rend que faiblement.

duit, si Dieu le veut, par la méthode que nous venons de décrire, en peu de temps, car par cette méthode, la méditation porte des fruits du matin au soir, si la suspension de la pensée a été pratiquée assez longtemps; pour moi, elle a porté ses fruits après un mois et quelques jours, mais Dieu est plus savant. Il est certain que si quelqu'un pratiquait cette suspension de la pensée pendant une année ou deux ou même trois, la pensée qui se produirait par la suite atteindrait un grand bien et un secret éclatant /4.
De là je compris la parole prophétique: "Une heure de méditation est meilleure que soixante-dix ans de pratique religieuse", étant donné que par une telle méditation, l'homme est transporté du monde créé au monde de la pureté, et l'on peut également dire: de la présence du créé à la présence du créateur, et Dieu est garant de ce que nous disons.
Nous recommandons à chacun de ceux qui reviennent de l'état de l'oubli (ghaflah)/5 vers l'état du souvenir (dhikr) qu'il fixe son coeur sur la vision de l'Essence de son Seigneur continuellement, afin qu'Elle lui dispense Ses vérités, ainsi qu'Elle le fait avec celui dont le coeur s'attache à Elle; et qu'il ne se laisse pas retenir par les "phénomènes intuitifs" (wâridât) au détriment des "récitations prescrites" (awrâd) de peur que cela ne l'empêche d'atteindre le but (al-murâd).

/4 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici qu'il ne saurait être question de pratiquer des exercices spirituels en dehors de la forme traditionnelle à laquelle ils appartiennent et en dehors des conditions posées par elle ; agir autrement serait s'exposer à de graves dangers. — Si l'auteur de ces lettres parle d'une réalisation qui se produit "en peu de temps", — Shankara s'exprime d'une façon analogue, — c'est qu'il a en vue des aptitudes spirituels dont on chercherait sans doute vainement l'équivalent aujourd'hui.

/5 Al-ghaflah est la négligence, l'inconscience ou l'oubli, qui s'opposent au réveil spirituel et au souvenir (dhikr) actuel de Dieu.

14
Ecoute donc, ô faqir, car je vais répéter certaines de mes admonitions (mudhâkarât) pour que celui qui n'en a pas profité la première fois, en profite la seconde ou la troisième fois, et afin que le faqir en détresse y trouve, lorsqu'il regarde, ce qu'il lui faut sans l'avoir cherché.
Sachez, et Dieu ait pitié de vous, qu'il y avait dans la tribu des Beni Zarwâl — que Dieu la protège de toute erreur — un lettré de nos frères dont la parole manifestait un état d'âme si fait que les gens qui l'écoutaient parler se mettaient à rire même s'ils étaient en chagrin et peine. Lorsqu'un jour il y eut des funérailles dans sa maison et qu'elle était toute remplie de gens, ceux-ci constatèrent qu'il y avait un grand nombre de gourdins, les uns suspendus aux murs et les autres étalés au sol. Et les gens de lui demander: "Que fais-tu avec tous ces gourdins?" Il répondit: "Si jamais un voleur entre par ici, je n'aurai pas besoin de chercher longtemps pour trouver une arme mais je n'aurai qu'à saisir un de ces gourdins que j'ai mis partout à portée de main."
C'est là une idée excellente, me semble-t-il, et c'est en ce sens que je répéterai certains de mes exhortations.

15
Il n'y a rien qui nous rende aussi vulnérable aux attaques psychiques et sataniques que les soucis pour notre subsistance. Et pourtant notre Seigneur nous a juré sur Lui-même: "Dans le ciel est votre subsistance et tout ce qui vous a été promis; par le Seigneur du ciel et de la terre, cela est vrai comme il est vrai que vous avez la parole" (Coran, LI, 21-22). Et Il dit également: "Prescris à ton peuple la prière et insiste sur elle. Nous ne te demandons pas de prévoir à ta subsistance; c'est Nous qui te nourrirons, et l'issue appartient à la piété" (XX, 132). On trouve le même sens dans beaucoup d'autres passages coraniques ainsi qu'en de nombreuses paroles du Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix). Il y a aussi la parole du saint Abû Yazîd al-Bistâmî (que Dieu soit satisfait de lui) : "C'est à moi de L'adorer, comme Il me l'a ordonné, et c'est à Lui de me nourrir comme Il me l'a promis", et ainsi de suite. Je ne mentionne tout cela que parce que je crains que tu ne tombes dans le malheur qui frappe la plupart des gens. Car je les vois occupés de multiples activités, tant religieuses que mondaines, et ne craignant rien autant que la pauvreté. S'ils savaient ce que l'occupation avec Dieu comporte de biens, ils quitteraient leurs activités mondaines entièrement et ne s'occuperaient que de Lui, c'est-à-dire de Ses commandements. Mais dans leur ignorance ils ne cessent d'augmenter leurs activités mondaines et religieuses, tout en restant dans l'inquiétude par crainte de la pauvreté — ou par crainte des créatures, ce qui est un oubli grave et un état déplorable; et c'est bien dans cet état que se trouvent la majorité des gens ou presque tous, que Dieu nous en préserve! Sois donc sur tes gardes, mon frère, et voue-toi entièrement à Dieu; tu verras merveille. Ne te voue pas au monde, comme le font les gens, pour que tu ne sois pas atteint par le même malheur qu'eux. Par Dieu, si nos coeurs étaient auprès de notre Seigneur, le monde ne tarderait pas à venir à nous et jusque dans nos maisons, combien plus à leurs portes; car notre Seigneur (exalté soit-Il) lui dit: ô monde, sers ceux qui Me servent, et fatigue ceux qui te servent. Par Dieu, si nous étions à notre Seigneur, le cosmos entier et tout ce qu'il contient ne tarderait pas à nous appartenir, ainsi qu'il appartint à d'autres, car Dieu en a fait notre serviteur, de même qu'Il nous a fait Ses serviteurs. Mais voici que nous avons remplacé notre Seigneur et Maître (exalté soit-Il) par ce dont nous sommes nous-mêmes les seigneurs et maîtres, et nous n'en éprouvons aucune honte; "il n'y a de force ni de puissance que par Dieu!" (Coran, XIX, 69). C'est aux activités religieuses qu'il faut vouer son attention en tout temps et aujourd'hui plus que jamais, car on croirait aujourd'hui qu'il n'y a jamais eu d'activité religieuse sans attaches mondaines, et pourtant elle a bien existé, même si elle n'existe plus; Dieu est garant de ce que nous disons. Nous constatons (mais Dieu est plus savant) qu'il n'y a personne qui puisse dire à la foule des hommes pieux de ce temps: "Diminuez vos activités mondaines et augmentez vos activités religieuses; Dieu vous remplacera (dans vos affaires); comme Il l'a fait pour d'autres." Aujourd'hui, on ne t'écoutera — et Dieu le sait mieux — que si tu dis: "Cultive (les champs), gagne, trafique" et ainsi de suite. Mais si tu dis: "Laisse, abstiens-toi (du monde) et contente-toi", bien peu seront les gens d'élite de ce temps qui t'écouteront, et encore moins les autres. Entends ce que dit le saint Ibn al-`Abbâs al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui): "Les gens ont des affaires, et notre affaire à nous, c'est la foi et la crainte de Dieu; Dieu (exalté soit-Il) a dit: Si les habitants des villes avaient cru et craint (Dieu), Nous leur aurions ouvert les bénédictions du ciel et de la terre (Coran, VII, 94)"; et une autre fois, il dit: "Les gens ont des affaires, et notre affaire, c'est Dieu."

16
Ne nourris pas tout ce qui naît de ton coeur, mais rejette-le loin de toi et ne t'occupe pas à l'élever en oubliant ton Seigneur, comme le font la plupart des gens, de sorte qu'ils divaguent et errent et se perdent dans un mirage; s'ils comprenaient, ils diraient: quelle chose étonnante que le coeur; en un instant, il enfante des fils innombrables, les uns légitimes, les autres illégitimes et encore d'autres dont on ne sait pas comment ils sont... Comment donc quelqu'un qui s'occupe de nourrir tous ces fils pourrait-il être disponible pour son Seigneur? Quelle pitié ce fils d'Adam qui efface le cosmos jusqu'à ce qu'il n'en reste plus de trace, et que le cosmos effacera à son tour jusqu'à ce qu'il n'en reste pas de trace, sauf un peu d'odeur s'évanouissant en un bref laps de temps…

17
Si tu aimes ton Seigneur, ô faqîr, quitte ton moi et ton monde et les gens, à l'exception de celui dont l'état t'élève et qui te démontre Dieu par ses paroles. Mais gare à toi, gare à toi que tu ne te laisses pas tromper par quelqu'un, car combien y a-t-il qui paraissent prêcher pour Dieu alors qu'ils ne prêchent que pour leurs désirs. Le célèbre saint Seyidî Abû-sh-Shitâ (que Dieu nous fasse bénéficier par lui) dit à ce propos: "Par Dieu, nous n'appelons ‘mon seigneur’ ou ‘fils de mon seigneur’ que celui qui tranche nos liens."
Il ne t'est pas caché, ô faqir, que ce qui enferme l'homme dans ce monde, qui est le monde de la corruption, et l'y retient prisonnier, n'est autre que l'illusion (al-wahm); si l'homme s'en défait, il passe dans le monde de la pureté, dont il était venu; et Dieu ramène tout étranger à sa patrie.

18
Les choses sont cachées dans leurs contraires, certainement, le gain dans la perte et le don dans le refus, l'honneur dans l'humiliation, la richesse dans l'indigence, la force dans la faiblesse, l'ampleur dans l'étroitesse, l'élévation dans l'abaissement, la vie dans la mort, la victoire dans la défaite, la puissance dans l'impuissance et ainsi de suite. Donc, si quelqu'un veut trouver, qu'il se contente de perdre: s'il veut le don, qu'il se contente du refus; qui désire l'honneur doit accepter l'humiliation, et qui désire la richesse, doit se satisfaire de la pauvreté; que celui qui veut être fort se contente de la faiblesse et que celui qui veut l'ampleur se résigne à l'étroitesse; qui veut être élevé doit se laisser abaisser; qui désire la vie doit accepter la mort; qui veut vaincre doit se contenter de perdre, et qui désire la puissance doit se contenter de l'impuissance. En somme, que celui qui désire la liberté se réjouisse de la servitude, ainsi que s'en réjouissait son Prophète, ami et seigneur (que Dieu le bénisse et lui donne la paix); qu'il la choisisse comme la choisit le Prophète, et qu'il ne soit ni orgueilleux, ni révolté contre sa condition, car le serviteur est serviteur et le Seigneur est Seigneur...

19
L'homme fort est celui qui se réjouit de voir que le monde échappe de ses mains, le quitte et le fuit; qui se réjouit du fait que les gens le méprisent et disent du mal de lui, et qui se contente de sa connaissance de Dieu. Le vénérable maître, le saint Ibn ‘Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dit à ce propos dans ses Hikam: "Si le fait que les gens se détournent de toi ou qu'ils médisent de toi, te procure de la souffrance, reviens vers la connaissance de Dieu en toi; si cette connaissance ne te suffit pas, alors le manque de contentement par la connaissance de Dieu est une épreuve bien plus grave que n'est la médisance des gens. Le but de cette médisance, c'est que tu ne te reposes pas sur les gens; Dieu veut te ramener de toutes choses afin qu'aucune chose ne te distraie de Lui."

20
Quant à ce professeur dont tu m'as parlé et qui ne trouve pas l'état de présence /1 dis lui qu'il ne regarde ni vers le passé ni vers l'avenir, qu'il soit le "fils de l'instant", et qu'il prenne la mort pour cible de ses yeux; alors il le trouvera, si Dieu le veut.

/1 La conscience de la Présence divine (hudhûr).

21
Nous avons dit à l'un de nos frères: que celui qui désire être dans un état de perpétuelle concentration retienne sa langue. Et nous vous recommandons: si vous êtes dans un état de perplexité (hayrah) ne vous hâtez pas à vous accrocher à quelque chose, ni en écrivant ni par aucune autre chose, pour que vous ne fermiez pas la porte de la nécessité de votre propre main, car cet état assume pour vous le rôle du Nom suprême /1; mais Dieu le sait mieux.
Ibn ‘Atâï-Llâh dit dans ses Hikâm: "Pour un aspirant, une soudaine détresse est la clé des dons spirituels"; il dit également: "Peut-être trouverez-vous dans la détresse un bienfait que vous n'avez pas sû trouver dans le jeûne ni dans la prière"; de ce fait, si cet état vous visite, ne vous en défendez pas et ne vous affairez pas à chercher un remède, de peur que vous ne chassiez le bien

/1 Le Nom suprême de Dieu.

qui vous visite librement, mais remettez votre volonté entièrement à votre Seigneur, alors vous verrez des merveilles." Notre maître avait l'habitude de dire à celui qui était saisi de perplexité: "Détends ton esprit et apprends à nager!"

22
La contemplation (shuhûd) est intuition, et l'intuition ne peut être fixée que par le sensible, et ne dure que par la conversation spirituelle (mudhâkarah), la visite des saints et la rupture des habitudes /1. Dès qu'il y a stagnation, la contemplation cesse inévitablement. N'arrêtez donc pas vos mouvements, j'entends les actions par lesquelles s'intensifie la contemplation. Notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) me répétait toujours: "L'intuition est très subtile et fugitive; si l'homme n'est pas sur ses gardes, elle échappera de ses mains sans qu'il s'en aperçoive."

/1 En d'autres termes, l'intuition ne peut être fixée que par le symbole, et ne peut être maintenue que par la fréquentation des hommes spirituels (en sanscrit satsânga), l'influence émanant des saints vivants ou des tombeaux de saints, et le combat contre les habitudes passives de l'âme.

23
L'âme (nafs) est une chose immense; elle est le cosmos entier, puisqu'elle en est la copie. Tout ce qui est en lui, se retrouve en elle, et tout ce qui est en elle, est également en lui. De ce fait, celui qui la domine, le domine certainement, de même que celui qui est dominé par elle, est certainement dominé par le cosmos entier.

24
Occupez-vous de ce que votre Seigneur vous a ordonné, et non pas de vous-mêmes, au cas où quelqu'un vous témoigne de l'hostilité, qu'il soit un des vôtres ou non; car si vous ne vous défendez pas vous-mêmes, Dieu vous défendra et s'occupera de votre cause; mais si vous vous défendez vous mêmes et vous occupez de votre cause, Il vous la laissera gérer (exalté soit-Il) et vous serez impuissants, car c'est Dieu qui est "puissant sur toutes choses" (Coran).
Le maître vénérable, le saint Qâsim al-Khâçaçî (que Dieu soit satisfait de lui) a dit: "Ne t'occupe guère de celui qui te nuit, mais occupe-toi de Dieu. Il l'éloignera de toi, car c'est Lui qui l'incite contre toi pour qu'Il éprouve ta sincérité; mais beaucoup d'hommes se trompent en cette question." Si vous vous occupez de celui qui vous nuit, son action nuisible continuera en même temps que votre péché.
83
An-nafs (l'âme, la psyché) et ar-rûh (l'esprit) sont deux noms désignant une seule et même chose; faite de l'essence même de la lumière, mais Dieu est plus savant. Elle se dédouble, cette chose, en vertu de deux qualités opposées, qui sont la pureté et le trouble, car la na f s, tant qu'elle subsiste, est troublée, et c'est sous ce rapport qu'elle porte son nom; mais si son trouble disparaît et qu'elle devient pure substance, elle est vraiment appelée rûh. Nous voyons d'ailleurs que les deux s'attirent mutuellement, car ils sont proches l'un de l'autre, et tous les deux sont en principe doués de beauté, de vertu et d'équilibre. Or, si Dieu veut sanctifier un de Ses serviteurs, Il marie en lui esprit et âme, c'est-à-dire, Il fait que l'un prenne possession de l'autre, ce qui se produit quand l'âme revient de ses passions qui l'avaient éloignée de sa vraie parenté et de sa patrie, qui l'avaient arrachée de sa vertu, sa bonté, sa beauté, sa noblesse, sa supériorité et son élévation et de tout ce dont son Seigneur l'avait comblée, jusqu'à ce qu'elle niât sa propre origine et ne pût plus la sonder; or, si elle ne reste plus dans cet état mais le quitte et en revient entièrement, l'esprit la transporte et lui transmet ses vérités et secrets que Dieu lui inspire, et qui n'ont pas de fin. Dans la mesure même où elle quitte ses passions, se renforce l'effusion de l'esprit de la part de son Seigneur, de sorte que les noces de l'esprit et de l'âme se multiplient, ainsi que leurs fruits, à savoir les sciences infuses et les actions qui en naissent. La jouissance de cela ne peut que porter l'homme à contrarier l'âme (passionnelle) et à entraîner celle-ci malgré ses répulsions, ses rebuffades et ses exécrations, car un tel comportement est rendu facile à l'homme par tout ce qu'il y voit de "lumières", "secrets" et "profits" spirituels.

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L'Esprit (rûh) est de nature lumineuse, issu de l'essence même de la lumière (mais Dieu est plus savant). Or l'on sait sans aucun doute que Dieu "saisit une portion de Sa lumière et lui dit: sois Muhammad" /1. C'est ainsi qu'Il (l'Esprit) devint, et de sa lumière furent créées toutes choses; comprends cela. Or, l'Esprit n'est rien d'autre que l'âme (nafs), qui ne se troubla que parce qu'elle s'appuie sur le monde de la corruption; si elle quittait ce monde et s'en séparait, elle rejoindrait la patrie dont elle est venue, à savoir la Présence seigneuriale. Le vénérable maître, le saint Abu Zayîd `Abd ar-Rahmân, le fou de Dieu /2 dit au sujet d'elle:
"D'oû viens-tu, ô toi douée d'esprit,
Embrasée d'amour, spirituellement,
Immobile dans le déploiement de ta gloire,
Seigneuriale dans tous tes états?"

/1 Parole du Prophète (hadith).

/2 Al-majdhûb, surnom du célèbre soufi et poète marocain 'Ab-dur-Rahman al-Majdhûb, un des pôles de la chaîne shâdilite. Il vécut au 16e siècle.

27
L'imagination (wahm) est chose vaine, mais Dieu la disposa en vue d'une grande sagesse. Chaque chose, d'ailleurs, comporte un grand secret et un aspect évident, puisqu'il est dit (dans le Coran): "Notre Seigneur, Tu n'as pas créé cela en vain, exalté sois-Tu" (III, 191); "pensiez-vous donc que Nous vous avons créés par vain jeu?" (XXIII, 117). Loin soit de notre Seigneur une telle chose; Dieu est au-dessus de cela. Telle est la nature de l'imagination que si tu ne la subjugues pas, c'est-à-dire, si tu ne lui imposes pas ton avis, elle te subjuguera inévitablement et t'imposera le sien; si tu ne nies pas son opinion, elle niera la tienne. Or, elle n'est rien; cependant, si tu écoutes son discours, il affaiblira ta certitude (spirituelle) et t'en détournera vers d'autres chemins. Mais si tu n'écoutes pas son discours, ta lumière intérieure croîtra; par sa croissance, ta certitude s'affermira; par son affermissement, ta volonté spirituelle s'élèvera, et par son élévation tu atteindras ton Seigneur, et L'atteindre c'est Le connaître.
Pour les voyageurs vers Dieu qui n'écoutent pas le discours de l'imagination et n'en suivent pas les opinions, elle est comme un vent puissant qui vient à l'aide des marins, de sorte qu'ils arrivent en une heure là où d'autres n'arrivent qu'après un voyage d'un mois ou d'une année. Par contre, celui qui s'arrête au discours et aux opinions (de l'imagination) demeure empêché en route, comme il arrive également aux marins. Tel est son effet/1.
Nous constatons que celui qui abandonne ce qui ne le concerne pas, se suffit de la moindre chose pour sa subsistance, tandis que celui qui ne l'abandonne pas, n'aura jamais tout ce qu'il lui faut, quoi qu'il fasse.

/1 Comme faculté plastique de l'âme, l'imagination peut être réceptive à l'égard des vérités spirituelles comme elle peut être réceptive à l'égard du "monde". Ce n'est pas que l'homme mondain possède une imagination trop puissante ; tout au contraire, ce qui le caractérise, c'est une imagination entraînée et entravée par les objets de ses désirs.

28
Par Dieu, si nous quittions le monde, il finirait par nous chercher et nous trouver comme nous l'avions cherché sans pouvoir le trouver; il courrait après nous et nous rejoindrait, comme nous avions couru après lui sans pouvoir le rejoindre; il pleurerait sur nous et nous devrions le consoler, comme nous avions pleuré sur lui sans qu'il nous ait consolé; il languirait après nous et aurait besoin de nous, comme nous languissions après lui sans qu'il eût besoin de nous, et ainsi de suite /1. Dieu est garant de ce que nous disons. On dit que si quelqu'un est sincère dans son ascèse, le monde vient vers lui malgré lui ; et si une calotte /2 tombe du ciel, elle tombera sur la tête de celui qui n'en désire pas.
L'état d'élection, ô faqir, est fait de vertu, de beauté, de mesure et d'équilibre; il est comme une épouse qui

/1 En arabe, le terme dunyâ qui désigne le monde au sens de "ce bas-monde" est féminin.

/2 Signe d'autorité dans le makhzen, l'administration chérifienne.

n'a pas de pareille dans sa beauté, mais dont ne jouira que celui qui s'est défait de sa passion, de sorte qu'il a remplacé la satiété par la faim, le discours par le silence, le sommeil par les veilles, l'honneur par l'humiliation, l'élévation par l'abaissement, la richesse par la pauvreté, la force par la faiblesse, la puissance par l'impuissance, ou disons d'emblée: les qualités blâmables par les qualités louables; c'est lui qui jouira de sa beauté, de sa bonté et de tout le bien de ses vertus; c'est lui qui verra son Seigneur (exalté soit-Il) et Son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix); c'est lui qui vivant dans ce monde en profite; c'est lui l'adamite, le savant, le traditionnel, le gnostique, le soufi, le viril. C'est lui qui méprise le temps, mais que le temps ne méprise pas. Quant à celui dont le coeur est rempli de saletés, il ne jouira pas de l'état d'élection; il n'aspire pas vraiment à la vision de son Seigneur (exalté soit-Il) ni à la vision de son Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix); qu'il purifie donc son coeur de toutes les qualités blâmables, comme nous le disions, et il obtiendra ce qu'il désire, si Dieu le veut. Salut.

29
Il est dit que par l'invocation de Dieu (dhikrullâh) le croyant atteint une telle paix de l'âme que la grande terreur au jour de la résurrection ne peut l'attrister; combien moins pourrait-il être troublé par ce qui lui arrive d'épreuves et de revers dans ce monde-ci. Tiens-toi donc fermement à l'invocation de ton Seigneur, mon frère, comme nous te l'avons dit, et tu verras merveille (que Dieu nous comble de Sa grâce). Or, à nos yeux, l'invocation ne consiste pas en ce que l'homme dise toujours: Allâh, Allâh, qu'il prie et qu'il jeûne, et qu'à l'heure où un malheur le frappe, il cherche à droite et à gauche des remèdes et qu'il désespère de ne pas en trouver. Chez les hommes qui ont réalisé la Vérité (que Dieu soit satisfait d'eux), l'invocation exige que l'invoquant se conforme aux lois rigoureusement prescrites, dont la plus importante est l'abandon de ce qui ne le concerne pas, en toute heure. Alors, si son Seigneur se fait connaître à lui, ou disons, s'Il se révèle à lui par un de Ses noms de majesté ou de beauté /1, il Le reconnaîtra et ne L'ignorera pas. C'est cela l'invocation véritable chez ceux qui invoquent Dieu, et non pas l'état de celui qui est continuellement occupé par le culte de Dieu et qui, lorsque son Seigneur se révèle à lui sous quelque forme contraire a son désir, ne Le reconnaît guère. Comprends donc, que Dieu nous enseigne, Amen. Et maintiens-toi fermement dans la patience en Dieu, car Lui, exalté soit-Il, recouvrira ta faiblesse de Sa force, ton abaissement de Sa gloire, ta pauvreté de Sa richesse, ton impuissance de Sa puissance, ton ignorance de Sa connaissance, ta colère de Sa clémence, et ainsi de suite, de sorte que tu vivras de la vie éternelle dans ce monde-ci, avant de mourir. Ce qu'est cette vie ne t'est pas caché, puisque Dieu dit au sujet de ceux qui s'y trouvent: "Nous ôterons de leurs poitrines toute trace de rancune; comme des frères (ils reposeront) face à face sur des couches élevées; aucune fatigue ne les accablera, et jamais ils n'en seront expulsés" (Coran, XV, 47-48). Salut.

/1 Ou de rigueur (jalâl) et de clémence (jamâl).

30
Celui qui est arrivé à Dieu se reconnaît à bien des signes, à savoir à ce que toutes choses, grandes ou petites, sont dans sa main et soumises à son ordre, car il est pour l'univers ce que le coeur est pour le corps (mais Dieu est plus savant). Lorsque le coeur se meut, les membres se meuvent également, et lorsqu'il est immobile, ils s'immobilisent aussi: s'il se lève, ils se lèvent; s'il s'assied, ils s'asseyent; s'il se contracte, ils se contractent; s'il se détend, ils se détendent; s'il faiblit, ils s'affaiblissent; s'il est fort, ils deviennent forts; s'il est humble, ils s'humilient; s'il est orgueilleux, ils s'enorgueillissent, et ainsi de suite. De même, celui qui a parcouru le chemin vers Dieu, qui s'est éteint dans la contemplation de Son infinité et libéré de l'illusion qu'il y ait une réalité autre que Dieu, — celui-là l'existence le suit et lui obéit; où il se tourne, elle se tourne. Et Dieu est garant de ce que nous disons.

31
Lorsque le serviteur connaît son Seigneur, toutes les créatures le reconnaissent et toutes les choses lui obéissent. Mais Dieu est plus savant.
L'illustre sheikh, notre maître (que Dieu soit satisfait de lui) disait: "Quand ton coeur se vide des êtres, il se remplit de l'Etre, et dès lors, l'amour naît entre toi et les autres êtres. Si tu agis purement envers ton Créateur, toutes les créatures te manifesteront leur bienveillance." Et nous dirons: lorsque tu es sincère dans la contemplation de ton Seigneur, Il t'éprouvera en se manifestant à toi sous tous les aspects, et si alors tu Le reconnais et ne L'ignores pas, l'univers et tout ce qu'il contient te reconnaîtra; il t'aimera et te manifestera de la vénération et de la générosité; il se ralliera à toi, t'obéira, et te désirera; il se réjouira en ton souvenir, te montrera sa sollicitude, se glorifiera en toi, accourra et t'appellera; tu verras tout cela de tes yeux. Mais si tu ignores Dieu lorsqu'Il se manifeste à toi, toute chose t'ignorera également, toute chose te niera, t'humiliera, te méprisera; toute chose t'amoindrira, te rendra plus méprisable, pire, plus lourd, plus éloigné; toute chose t'injuriera, te fuira, s'opposera à toi et te vaincra.
Si tu veux, ô pauvre, que ton vent domine tous les vents et tous les adversaires, reste ferme dans la contemplation de ton Seigneur à l'heure oû Il t'éprouve, car Il changera ton ignorance en connaissance, ta faiblesse en force, ton impuissance en puissance, ton indigence en indépendance, ton abaissement en gloire, ton vide en plénitude, ta solitude en intimité, ton éloignement en proximité, — ou nous dirons: Dieu, exalté soit-Il, recouvrira les qualités de Ses qualités, car Il est généreux et dispensateur de grâces immenses. Salut.

32
Par Dieu, mes frères, je n'ai pas cru qu'un homme de science puisse nier la vision du Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) en état de veille, jusqu'au jour où j'ai rencontré quelques savants dans la mosquée al-Qarawiyin et que je me suis entretenu avec eux à ce sujet. Ils me dirent: "Comment est-ce donc possible de voir le Prophète à l'état de veille, puisqu'il est mort il y a plus de mille deux cents ans ? Il n'est possible de le voir qu'en songe, puisqu'il a dit : Qui me voit, c'est-à-dire en rêve, me voit réellement, car le diable ne peut pas m'imiter." Je leur répondis : "Nécessairement ne peut le voir en état de veille que celui dont l'esprit — ou disons : les pensées — l'ont transporté de ce monde corporel au monde des esprits ; là, il le verra sans aucun doute, il y verra tous les amis." Alors ils se turent et ne dirent mot quand je leur dis : "En fait, on le voit dans le monde des esprits" ; mais après un certain temps ils me demandèrent : "Explique-nous comment cela se fait". Je leur répondis : "Dites-moi vous mêmes où se situe le monde des esprits par rapport au monde des corps." Ils ne surent que me répondre ; alors je leur dis : "Là où est le monde des corps, se trouve également le monde des esprits ; là où est le monde de la corruption, est également le monde de la pureté ; là où est le monde du royaume (mulk), se trouve également le monde de la royauté (malakût) ; là même où sont les mondes inférieurs, se trouvent les mondes supérieurs et la totalité des mondes. On a dit qu'il existe dix mille mondes, chacun comme celui-ci, ainsi qu'il est rapporté dans "L'Ornement des Saints", et tout cela est contenu dans l'homme sans qu'il en soit conscient ; n'en est conscient que celui que Dieu sanctifie, en recouvrant ses qualités par les Siennes et ses attributs par les Siens. Or, Dieu a sanctifié beaucoup de Ses serviteurs, et Il ne cesse pas de les sanctifier jusqu'à leur fin."
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses "Enquêtes" :
"Comprends, car tu es une copie de l'Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l'Existence ne te fait défaut.
N'y a-t-il pas en toi le Trône et l'Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n'est qu'un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit."
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit:
"O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l'Existence en sa totalité ;
Tu es l'Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité ;
O synthèse du mystère divin dans sa totalité !"

33
Si tu veux que ce dont tu as besoin te soit donné sans que tu doives le rechercher, en détourne-toi et concentre-toi sur ton Seigneur ; tu le recevras, si Dieu le veut. Et si tu délaissais tes besoins entièrement et ne t'occupais que de Dieu, Il te donnerait tout ce que tu désires des biens de ce monde-ci et de l'autre ; tu marcherais dans le ciel comme sur terre ; et plus que cela, puisque le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) a dit, en rapportant une parole de son Seigneur /1 : "Celui que Mon souvenir (dhikrî) distrait d'une demande, recevra plus que ne reçoivent ceux qui Me demandent".
Ecoute, ô faqir, ce que j'ai dit à l'un de nos frères (que Dieu soit satisfait d'eux) : chaque fois qu'il me fallait quelque chose, grande ou petite, et que je m'en suis détourné en me tournant vers mon Seigneur, je l'ai trouvée devant moi, par la puissance de Celui qui entend et qui

/1 Hadith qudsî.

connaît. Nous constatons que les besoins des gens du commun sont satisfaits à force de s'en occuper, tandis que les besoins des hommes d'élite sont satisfaits par là même qu'ils s'en détournent et se concentrent sur Dieu. Salut.

34
Si tu désires t'affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu'elle essaye de te suggérer et ne t'occupes point d'elle, car certes, elle ne cessera pas de t'assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t'effrayent, quoi qu'elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l'écoutes pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l'indiquions, tout en te conformant á la coutume (sunnah) mohammé dienne. Mais si tu lui prêtes l'oreille, elle te dira d'abord: tu es en perte! Puis: tu es un malfaiteur! Et si l'incroyance n'était pas la limite même de l'épreuve,' elle te dirait: tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations...

/1 Car celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre.

35
Pour les hommes dont la station spirituelle (maqâm) est l'extintion (fanâ), les qualités divines ne sont rien d'autre que l'Essence (dhât) de Dieu, car lorsqu'ils s'éteignent en Dieu, ils ne contemplent que Son Essence ; dès qu'ils La contemplent, ils ne voient plus rien en dehors d'Elle ; et c'est pourquoi on les apelle dhâtiyûn ("essentiels"). Or, l'Essence divine possède une telle infinitude, une telle beauté et bonté, que les intelligences les plus parfaites parmi les élus, sans parler de leur majorité, en sont consternées. Car Elle se fait tellement subtile et fine qu'Elle disparaît par excès de subtilité et de finesse ; et dans cet état, Elle Se dit à Elle-même : Mon infinitude, Ma beauté, Ma bonté, Ma splendeur, Ma pénétration, Mon élévation et Mon exaltation n'ont point de limites. Ainsi Elle est non-manifestée. Mais l'Infini n'est infini que s'Il est à la fois manifesté et non-manifesté, subtil et solide, proche et lointain, à la fois qualifié de beauté et de rigueur, et ainsi de suite ; or, lorsqu'Elle voulut manifester tout cela, l'Essence se demanda: comment le manifesterai-je ? — tout en sachant comment — et Elle Se dit : Je Me dévoilerai et Me voilerai en même temps ; et c'est ce qu'Elle fit, d'où les quiddités des choses, ou plus exactement : les formes qui, comme telles, sont présentes ou absentes, subtiles ou solides, supérieures ou inférieures, proches ou lointaines, spirituelles ou sensibles, clémentes ou terribles, et qui sont toutes l'Essence ou, si tu préfères, des formes dans lesquelles se manifeste la beauté de l'Essence, sans qu'elles puissent manifester l'Essence comme telle, puisqu'en Elle-même il n'y a qu'Elle seule et aucune chose en dehors d'Elle. A ce propos, les maîtres de la Voie d'entre nos frères d'Orient ont dit :
"Le Tout est beauté, la beauté de Dieu, sans aucun doute.
Ce n'est que la marque du néant qu'atteint le doute.
O toi qui bois à la source (‘ayn), lorsque tu réaliseras, il cessera, le doute.
L'Essence (dhât) est l'essence même (‘ayn) 1 des qualités ; il n'y a pas en cette vérité de doute."
Et bien d'autres paroles ont été prononcées, dans ce

/1 Adh-dhât est l'Essence au sens absolu du terme, la réalité ultime à laquelle se réfèrent les qualités ; quant à al-’ayn, qui est ici employé comme un synonyme de ad-dhât, il signifie plus exactement la détermination essentielle, l'archétype ; en même temps, le mot 'ayn comporte les sens de "source" et d"oeil", ce qui le rend plus suggestif dans ce contexte.

même sens, par les maîtres de la Voie en Orient et en Occident (que Dieu soit satisfait d'eux). Si tu comprends, ô faqîr, nos allusions, alors Dieu te bénisse, et sinon, constate ta qualité afin que ton Seigneur t'expande par Sa qualité. Et sache que la majesté (al-jalâl) est l'Essence, tandis que la beauté (al-jamâl) est qualité ; mais les qualités ne sont rien d'autre que l'Essence, comme le reconnaissent ceux qui ont atteint la station de l'extinction, ainsi que nous le disions, mais non pas les autres, à savoir nos maîtres dans la science extérieure. Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jalâl), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)/2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'em-

2 Les qualités divines peuvent être divisées en deux groupes qui se rapportent respectivement à la Majesté (jalâl) et à la Beauté (jamâl). La Majesté, dont la révélation brûle et consume les mondes, comporte un aspect de rigueur, tandis que la beauté synthétise la clémence, la générosité, la compassion et toutes les qualités analogues. Dans l'Hindouisme, Shiva et Vishnu ont respectivement les mêmes fonctions. Plus haut, nous avons traduit jalâl et jamâl par "majesté" et "beauté" ; dans le contexte présent, où il s'agit d'applications cosmiques et psychologiques, il convient de parler de "rigueur" et de "clémence".

pruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extintion (que Dieu soit satisfait de nous).
Ecoute, ô faqîr, ce que dit le vénérable maître, le saint Abû `Abd-Allâh Mohammed Ibn Ahmed al-Ançârî as-Sâhili dans son livre intitulé "Le degré suprême du voyageur spirituel dans la révélation des voies" (que Dieu soit satisfait de lui) : "Sache (que Dieu illumine nos coeurs par les lumières de la gnose et qu'Il nous conduise sur la voie de tout saint connaissant) que la gnose est la station de al-ihsân 3 et son dernier degré ; Dieu (exalté soit-Il) dit : `Ils n'ont pas évalué Dieu selon Sa juste mesure' (Coran XXII, 73) ; c'est-à-dire : ils ne L'ont pas connu vraiment. Il dit également : `Tu verras comme leurs yeux débordent de larmes sous l'effet de ce qu'ils connaissent de la Vérité' (Coran, V, 86). Et le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) dit : ‘Le pilier d'une maison est son support, et le pilier de la religion est la gnose de Dieu’. Or nous entendons ici par gnose (ma’rifah) la fixation de la contemplation en état de sobriété accompagnée de l'exercice de la justice et de la sagesse ; et cela est tout autre chose que la définition de la connaissance (ma’rifah) telle que la donnent les docteurs de la loi qui n'y voient que la science des dogmes. Bien que la gnose englobe en principe toute connaissance, donc aussi la science (théologique) en tant que celle-ci est une connaissance, la gnose de Dieu ne se distingue pas moins de toute autre science, en ce sens qu'elle concerne la signification des noms et des qualités divins, non pas d'une manière distinctive mais sans séparation entre les qualités et l'Essence. C'est là la gnose qui jaillit de la source de l'union, qui dérive de la pureté parfaite et qui se fait jour par la demeure perpétuelle de la conscience intime avec Dieu (exalté soit-Il)..." Enfin il dit : "Si cela est acquis, alors la gnose n'est autre chose que le degré suprême des initiés et le but de ceux qui voyagent vers Dieu, et c'est elle la qualité dans laquelle ils donnent leur moi en échange pour Dieu. Et même s'il ne reste d'eux en ce jour-ci que le seul nom, nous n'en parlerons pas moins de leurs états et de leurs conditions pour que tu connaisses par là toute l'étendue de ce que nous avons failli obtenir de la part de Dieu (exalté soit-Il), et pour que tu suives ce en quoi t'ont précédé les isolés, ce par quoi les gnostiques ont été victorieux, tandis que les exotéristes le rejettent. En vérité nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui (Coran, II, 155)..."

/3 Al-ihsân, la vertu contemplative, définie par cette parole du Prophète : "Que tu adores Dieu comme si tu Le voyais ; si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit."


36
Il n'y a pas de réalité (mawjûd) hors Dieu, exalté soit-II : "Toute chose est périssable sauf Sa face" (Coran, XXVIII, 88) ; "Tout ce qui est sur elle (la terre) est évanescent ; seul subsiste la face de ton Seigneur, essence de majesté et de générosité" (LV, 26, 27) ; "Tel est Dieu votre Seigneur, et que reste-t-il après la vérité sinon l'erreur ?" (X, 32); "Il en est ainsi parce que Dieu est la Vérité et ce qu'ils invoquent en dehors de Lui est vanité" (XXII, 62) ; "Dis : la vérité est venue et la vanité a disparu, certes la vanité est disparaissante" (XVII, 81) ; "Dis : Allah, puis laisse-les s'amuser dans leur vain bavardage" (VI, 91) ; "Il est le Premier et le Dernier, l'Extérieur et l'Intérieur" (LVII, 3).
Le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix) a dit : "Je n'ai pas vu de chose sans voir Dieu en elle" ; et nous disons : il est impossible qu'on voie notre Seigneur tout en voyant autre chose que Lui, comme l'affirment d'ailleurs tous ceux qui ont réalisé ce degré de connaissance.
"J'ai connu Dieu et je ne vois guère d'autre que Lui
De sorte que l' `autre' chez nous est exclu.
Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus de séparation ;
Ce jour-ci, je suis arrivé, uni."

"Ce jour-ci, je suis arrivé, uni." Cela signifie (mais Dieu est plus savant) : j'ai connu mon Seigneur par connaissance contemplative et essentielle, non seulement par induction et preuve rationnelle, et depuis lors je ne vois en toute chose que Lui seul, comme le Prophète l'a vu. Quant à la phrase: "Depuis que j'ai réalisé l'unité je ne crains plus la séparation, etc.", elle signifie : j'ai vu l'unité dans la multiplicité, de sorte que je ne crains plus de voir la multiplicité dans l'unité, comme je le craignais avant que je ne contemplasse mon Seigneur en chaque chose. Sans aucun doute, il n'y a pas de réalité hors Dieu ; ce n'est que l'imagination (wahm) qui Le voile à nos yeux, et l'imagination est vaine. En ce sens, le vénérable maître, le saint Ibn `Atâï-Llah, dit dans ses Hikam : "Si le voile de l'imagination se déchirait, la vision essentielle aurait lieu, annihilant toute vision individuelle, et la lumière de la certitude voilerait, en se levant, toute existence relative"./1
Notre maître al-Majdhûb dit pareillement :

/1 C'est-à-dire qu'elle en effacerait l'apparente autonomie.

"Ma vue s'est éteinte dans une vision ;
Je me suis évanoui de toute chose évanescente.
J'ai réalisé la Vérité et je n'ai trouvé d'autre que Lui,
Et je me repose dans un état bienheureux."

Ne vous imaginez donc pas qu'il y ait quelque chose "avec" Dieu, car il n'y a avec Dieu que Dieu seul, comme en témoignent tous ceux qui sont parvenus à la réalisation ; ne l'ignore que celui qui n'a pas parcouru cette voie.

37
Ne craignez pas les suggestions psychiques lorsqu'elles vous assaillent et qu'elles veulent envahir votre coeur en vagues sans cesse renouvelées, mais abandonnez intérieurement toute volonté à Dieu et restez calmes ; ne vous agitez pas, détendez-vous et ne vous contractez pas, et dormez, si vous pouvez, jusqu'à ce que vous soyez rassasiés, car le sommeil est bénéfique à l'heure des détresses ; il comporte des bienfaits merveilleux, puisqu'il est en lui-même un abandon à la volonté divine. Or, quiconque abandonne sa volonté à son Seigneur, Dieu le prendra par la main. Ne craignez donc pas les suggestions psychiques lorsqu'elles augmentent, mais soyez comme nous vous le disions et vous en profiterez ; — que Dieu maudisse qui vous ment ! C'est par l'effet de ces tribulations que la conscience de l'Unité s'établira dans vos coeurs et que les doutes et les imaginations vous quitteront. Ainsi vous progresserez dans la voie et vous atteindrez le bien, à savoir la cessation et la libération de toute erreur. Et gare à vous, ne vous faites pas de soucis à cause de la multitude des obstacles ou empêchements, car le bien (que Dieu le fortifie) les pliera en votre faveur, si vous persévérez dans ce que nous vous indiquions. Un certain lettré me dit un jour : "C'est la concupiscence qui me nuit". A quoi je répondis : "C'est elle, précisément, qui me fit du bien. Je suis comblé des bienfaits de Dieu et des bienfaits de la concupiscence, et par Dieu, je lui en saurai toujours gré!" Les hommes de la connaissance de Dieu ne fuient pas les choses comme les autres les fuient, car ils contemplent leur Seigneur en toute chose. Les autres les fuient parce que la vision des choses existantes les empêche de voir Celui dont l'existence découle. A ce sujet, l'illustre maître Ibn `Ataï-Llâh dit dans ses Hikam : "Les dévots et les ascètes ne s'isolent de toute chose que parce qu'ils s'y trouvent retranchés de Dieu ; s'ils Le contemplaient en toute chose, ils ne s'en isoleraient pas"...
Et sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que rien ne nous empêche de contempler notre Seigneur sauf le fait de nous occuper des désirs de nos âmes. Ne dites pas que c'est l'existence qui voile l'existentiateur, car par Dieu, ce n'est que l'imagination (wahm) qui nous Le voile, l'imagination qui produit l'ignorance /1 . Si nous

/1 Il s'agit, non pas de l'imagination en tant que simple faculté plastique du mental, mais du fait d'attribuer aux choses une réalité qu'elles ne possèdent pas.

savions, elle nous conduirait à la science de la certitude /2, et la certitude arracherait nos cceurs et nos consciences intimes de la vision des choses éphémères...

/2 `Ilm al-yagîn, allusion aux trois degrés de la connaissance intuitive designés par les termes coraniques: `ilm al-yagîn (science de la certitude), `ayn al-yagîn (oeil de la certitude) et haqq al-ya-qin (vérité de la certitude).

38
Il n'y a pas de chose plus propice à la concentration du cceur sur Dieu que le silence et le jeûne, comme il n'y a pas de chose plus propice à sa dispersion que l'excès de nourriture et de paroles, même sur ce qui nous concerne...	
	
121

39
Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que les maîtres de la voie qui unissent dans leur état le ravissement (jadhb) et la méthode (sulûk) — et l'on peut également dire: l'ivresse et la sobriété — sont les vrais intermédiaires entre nous et notre Seigneur, à l'exclusion de ceux qui ne possèdent que la méthode sans être ravis ou qui sont ravis sans méthode, ou bien, en d'autres termes: ceux qui sont ivres sans sobriété ou sobres sans ivresse. Celui qui s'attache aux vrais intermédiaires se sauve, et celui qui s'oppose à eux se noie, puisque les Soufis ont dit que celui qui n'a pas de maître, a Satan pour máître...

40
Si tu me dis: "Notre maître, le seigneur ‘Ali (que Dieu soit satisfait de lui) était large, tandis que toi tu es étroit," je te répondrai: "Il était large et il était étroit également; il était à la fois doux et rude, fort et faible, riche et pauvre; il était un océan sans rives. Sa science était plus douce que le sucre et plus amère que la coloquinte. Car il répétait toujours cette parole du saint Abûl-Muwâhib at-Tûnsî: ‘Si quelqu'un prétend qu'on peut contempler la Beauté divine sans avoir été éduqué par la Rigueur divine, rejette-le, car c'est un antichrist (dajjal)’ "...

41
Ecoute ô faqîr cette histoire et retiens-la, ne l'oublies pas et raccontes-la à ton heure à tes frères dans la voie.
La voici: je recevais un groupe de visiteurs, des frères qui, avant cette visite, m'avaient pris pour leur maître dans la voie. Ils venaient de la ville de Taza (que Dieu la protège de toute calamité). Or deux de ces hommes me dirent: "Nous avons l'intention de passer par la ville de Fès (que Dieu la garde)." Je leur répondis: "Non, retournez avec vos frères, c'est mieux et plus sûr; il y a une bénédiction dans le fait de rester unis." Alors ils me dirent: "Nous voulons acheter un petit seau là-bas."
Je leur répondis: "Maintenant c'est l'heure du pélerinage, et c'est lui qui détermine votre chemin; vous y trouverez ce qui vaut des seaux, des bocaux, des marmites et bien d'autres choses encore." Ils me demandèrent: "Dieu est-Il en cause?"
"Il n'y a pas de doute, je leur dis, que vous devez vous dépouiller de toute volonté propre, car remettre sa volonté au maître spirituel c'est en réalité la remettre à Dieu, et c'est en cela que l'élection suprême consiste. Le maître sublime, le saint Abû Ja`far al-Haddad, qui fut le maître de Junayd même, a dit: ‘Pendant quarante ans j'ai désiré de désirer quelque chose pour que je me prive de ce que je désire; or, je n'ai rien trouvé que je désire.’ Un autre maître dit: ‘Jamais Dieu ne m'a placé dans un état que j'eusse détesté, ni transféré dans un état que j'abhorre.’
Et le maître sublime Seyyidî ash-Sherîshî dit dans sa Zâiya: ‘Qui n'est pas marqué par le dépouillement de sa volonté, qu'il n'espère pas de sentir l'odeur du fakr'./1
Après tout cela je leur dis: "Quelqu'un a beaucoup insisté pour que je lui donne le wird /2. Or dès que je le lui ai donné, il me dit: `Je veux retourner dans mon pays, ou aller dans tel pays.' Je lui répondis: ‘Aussitôt arrivé aussitôt parti! Cela pouvait se passer ainsi avant que tu ne m'as pris pour maître; maintenent c'est moi qui choisis pour toi et non pas toi qui choisis pour toi-même...’ "

/1 Al-fakr, la pauvreté spirituelle considérée ici lité par excellence du contemplatif.

/2 Al-wird, l'ensemble des formules sacrées que tuel transmet au disciple avec son autorisation de les réciter.


42
De même que vous nous aimez, nous vous aimons, et Dieu est garant de ce que nous disons; nous vous aimons — que Dieu vous bénisse — dans la mesure où vous vous rapprochez sans cesse de la Miséricorde divine, ou disons: dans la mesure où vous vous plongez sans cesse dans la Miséricorde divine, qui est l'essence même de l'Envoyé de Dieu — sur lui la bénédiction et la paix. Rapprochez-vous donc de lui par la répétition de la prière sur lui, comme nous vous le disions avant ces jours-ci...


43
La maladie qui afflige ton coeur est une des choses qui frappent les hommes aimés de Dieu, car "parmi les hommes les plus durement éprouvés sont les Prophètes, puis les saints, puis ceux qui leur ressemblent de près et de loin" /1. Ne t'attriste donc pas, car cela arrive de préférence aux hommes de sincérité et d'amour, pour les faire progresser vers leur Seigneur. Par cette souffrance, leurs coeurs se purifient et se transforment en pure essence. S'il n'y avait pas ces rencontres avec la réalité, personne n'atteindrait la connaissance de Dieu, loin de là, car "s'il n'y avait par les arènes des âmes, les coureurs ne pourraient pas s'élancer", comme il est dit dans le Hikam de Ibn `Atâï-Llâh. On y trouve également: "Dans la variété des traces et le changement des états j'ai reconnu Ton intention à mon égard, celle de Te montrer à moi en toutes choses pour que je ne T'ignore en aucune chose." En ce même sens, les initiés ont dit: "C'est lors des

/1 Hadîth.

131
renversements qu'on distingue les hommes des hommes". Dans le Coran il est dit: "Les gens comptent-ils donc qu'ils soient laissés (en paix) parce qu'ils disent: nous croyons, et qu'ils ne soient pas éprouvés?" (XXIX, 1).
Ecoute également ce qu'on raconte de l'attitude de ceux qui connaissent Dieu: lorsqu'il fut dit à notre Seigneur `Umar ben `Abdul-`Azîz (que Dieu soit satisfait de lui): "Que désires-tu?", il répondit: "Ce que Dieu décidera". L'illustre maître, notre seigneur `Abd al-Qâdir al-Jîlânî dit à ce sujet:
"Ce n'est pas à moi, si l'épreuve me visite, de m'en détourner,
Ni, si la jouissance m'inonde, de m'y abandonner;
Car je ne suis pas de ceux qui se consolent de la perte d'une chose
Par une autre; je ne veux pas me passer du Tout."

Et l'illustre maître Ibn `Atâï-Llâh dit dans ses Hikam: "Que la douleur de l'épreuve soit allégée pour toi par ta connaissance du fait que c'est Lui, exalté soit-Il; qui t'éprouve".
Il n'y a pas de doute que pour les hommes de Dieu, leur meilleur moment est celui de leur détresse, car c'est par elle qu'ils augmentent, comme dit l'illustre maître Ibn `Atâï-Llâh dans ses Hikam: "Le meilleur de tes moments est celui où tu es conscient de ta détresse et que tu es renvoyé à ta propre impuissance... Peut-être trouveras-tu dans la détresse des bienfaits que tu n'as pu trouver ni dans la prière ni dans le jeûne." La détresse (fâqah) n'est autre chose que l'intensité du besoin. Or, le maître de notre maître, al-`Arabi: Ibn `Abd-Allah, appelait la détresse l' "incitation", parce qu'elle incite celui qu'elle frappe de progresser dans la voie de son Seigneur. Et notre propre maître (que Dieu soit satisfait de lui) disait: "Si les gens savaient ce que le besoin comporte de secrets et de bienfaits, ils n'auraient besoin que d'avoir besoin." Et il disait également que la détresse tenait lieu du Nom suprême (de Dieu). Par contre, il considérait le pouvoir comme une limitation.
D'un autre côté, nous constatons que la connaissance de Dieu écarte de nous l'épreuve, comme elle en préserva d'autres que nous et notamment les Prophètes (sur eux la prière et la paix) et les saints. Dieu, exalté soit-Il, dit dans le Coran: "Nous dimes au feu: ô feu sois fraîcheur et protection sur Abraham. Ils ont voulu lui tendre un piège, mais nous les avons fait perdre, et nous l'avons sauvé, etc." (XXI, 69-71). Dieu dit également: "Et il est dit à ceux qui craignent (Dieu): qu'est-ce que Dieu descendit? Ils répondirent: du bien" (XVI, 30); et cela bien que Dieu ne "descende" les grandes épreuves que sur eux, par amour et par attention pour eux, ainsi qu'il est dit dans le Coran sublime: "Combien de Prophètes furent tués, etc." (III, 145), et de même: "Si vous avez été frappé d'une plaie, (sachez que) le peuple 1 fut frappé d'une plaie semblable (avant vous)" (III,

/1 Qawm : en Soufisme on désigne par ce terme les initiés.

140) et ainsi de suite. Cependant, leur connaissance de Dieu et leur absorption dans la contemplation de l'infinité de Son essence les rend indifférents au bien et au mal; ils ne contemplent que leur Seigneur; de même qu'ils Le contemplent dans la jouissance, ils Le contemplent dans la douleur, puisqu'Il est à la fois Celui qui fait jouir (al mun'im) et Celui qui châtie (al-muntaqim); ou bien: de même qu'ils Le contemplent dans le don, ils Le contemplent dans la privation, comme le dit l'illustre maître Ibn `Atâï-Llâh dans ses Hikam: "Quand Il te donne, Il te fait contempler Sa bonté, et quand Il te prive, Il te fait contempler Sa puissance victorieuse (qahr); Il est en tout cela Celui qui se fait connaître à toi et qui t'approche par Sa clémence (lutf)". En somme, Dieu est pour eux à la fois qualifié de majesté terrible (jalâl) et de bonté (jamâl ); quant à l'épreuve, ils ne la connaissent pas, et elle ne les connaît pas, puisqu'elle ne frappe que ceux qui sont sous le voile et non pas ceux pour qui le voile a été retiré, car la cause de l'épreuve c'est l'existence du voile, et la perfection de la jouissance n'est autre chose que la vision de la Face de Dieu, le Généreux. Tout ce que les coeurs éprouvent de chagrin et de tristesse ne vient que de ce qu'ils sont retranchés de la vision essentielle, ainsi qu'il est dit dans les Hikam de Ibn `Atâï-Llâh.

44
Tout le bien est dans l'invocation (dhikr) de Dieu, puisqu'Il dit (exalté soit-Il): "Les hommes et les femmes qui invoquent Dieu beaucoup, Dieu leur a préparé le pardon et une récompense immense" (Coran, XXXIII, 35). Il dit également: "Souvenez-vous de Moi, je me souviendrai de vous,' et remerciez-Moi et ne soyez pas infidèles" (II, 147). De même: "Malheur à ceux dont les coeurs se durcissent à la mention (dhikr) de Dieu; ceux-là sont dans une erreur évidente" (XXXIX, 23). Le Prophète (sur lui la paix) rapporta cette parole divine /2: "Je suis auprès de celui qui M'invoque". Que cela suffise

/1 Ou : mentionnez-Moi et Je vous mentionnerai (adhkûrunî adhkurkum). Le verbe dhakara dont dérive le substantif dhikr, comporte à la fois les significations de : se souvenir, mentionner, invoquer.

/2 Hadith qudsî : Il s'agit d'une révélation transmise en dehors du Coran, mais dont la nature éminemment sacrée (qudsî) et divine est indiquée par le fait que Dieu y parle de Lui-même à la première personne.

pour l'excellence de l'invocation et le blâme de son oubli. Et si cela ne nous suffisait pas, à savoir les paroles divines que nous avons citées, aucune chose ne nous suffirait et il n'y aurait aucun bien en nous. Dieu promet à ceux qui L'invoquent une récompense immense, et en fait, nous n'avons besoin d'autre chose (que de l'invocation). Tout ce qu'il nous faut, c'est contrecarrer nos désirs passionnels/3, car par cela nous acquérons la science infuse, et par elle nous acquérons la grande certitude, et la grande certitude nous délivrera de tous les doutes et soucis et nous conduira vers la présence du Roi infiniment Connaissant. Il n'y a pas de divinité hormis Lui. Salut.

/3 Ce qui est à la fois une condition et un effet du dhikr.

45
Ecoutez ce que j'ai dit à l'un de nos frères pour lui donner du courage. Car il avait peur de se marier, à cause des tentations que le mariage comporterait, comme beaucoup des nôtres en ont eu peur. Je lui dis donc: nous voyons qu'il existe des hommes qui, sans être des hommes d'élite, vivent au milieu de multiples occupations comme s'ils n'en avaient point, tandis que d'autres, qui n'ont charge que de leur propre tête, l'embourbent à ce point qu'ils sont toujours en grande peine. Cela vient de ce qu'ils ne cessent pas de faire des projets et de se charger de mille soucis. Il me paraît dès lors (mais Dieu est plus savant) que les vrais hommes/1 ne se laissent distraire de leur Seigneur par aucune chose, et le souci pour la famille est la moindre des choses. Sur quoi se fie donc celui qui, parmi vous, aspire à l'union et qui, dans ce but, abandonne toute activité visant au gain dans ce monde-ci ou dans l'autre? Quoi de plus étonnant que celui qui donne tout le tort à son activité professionnelle, s'il n'a pas su se parfaire lui-même! Il dit: "Si j'avais quitté mes affaires pour m'occuper entièrement de mon Seigneur, je serais dans un meilleur état"; et pourtant, il y a dans sa vie bien des moments perdus; il ne les voit pas, et ne donne pas le tort au fait de les gaspiller sans s'occuper de son Seigneur. C'est là son égarement et sa perte, car il ne lui convient pas d'accuser ses affaires de lui avoir fait négliger le salut de son âme et celui de sa famille, tant qu'en ses moments libres il ne paie pas la part due au Seigneur. Salut.

/1 Ou : les hommes virils (ar-rijâl).

46
Dieu (exalté soit-Il) me combla au début de ma voie et dans mon adolescence — j'étais alors à Fès, en l'an onze cent quatre-vingt-deux —, de sorte que je ne visse en moi-même, dans tout être et en toutes choses, que Dieu seul (exalté soit-II); en la "vision" même de Dieu je voyais le Prophète (que Dieu prie sur lui et lui donne la paix), ou en la "vision" même du Prophète je voyais Dieu (exalté soit-Il). Par cette contemplation, j'étais continuellement ivre et continuellement sobre. En certains moments, cette ivresse et cette sobriété étaient si intenses que ma peau se déchirait presque et que ma personne en fût anéantie, mais mon Seigneur me donna une force que je n'avais jamais connue et dont je n'avais jamais entendu parler, en mettant ma force dans ma faiblesse, ma chaleur dans ma froideur, ma gloire dans mon humiliation, ma richesse dans mon indigence, ma puissance dans mon impuissance, mon aise dans mon étroitesse, ma dilatation dans mon resserrement, mon aide dans ma défaite, mon existence dans ma non-existence, mon élévation dans mon abaissement, mon atteinte (du but) dans mon retranchement (de lui), ma proximité (de Dieu) dans mon éloignement (de Lui), mon intimité (avec Lui) dans mon rejet, mon salut dans ma corruption, mon gain dans ma perte, mon ascension dans mon abîmation, et ainsi de suite, et c'est pour cette raison que mes pas suivirent sûrement la voie jusqu'à pouvoir vivre en ce temps difficile, sans ami, je veux dire sans maître spirituel, car il n'y a pas de doute qu'en ce temps-ci les vertus sont devenues rares, tandis que le mal abonde.

47
Un certain homme nous fréquenta pendant environ huit ans, et pendant tout ce temps, son attitude envers nous variait: tantôt son amour augmentait et tantôt il s'affaiblissait. Or, comme nous étions un jour avec lui, nous lui parlâmes d'une manière qui toucha le fond de son coeur (mais Dieu est plus savant). Dès lors, il se détourna dans une certaine mesure du monde et se rapprocha de nous avec un grand élan. Et voici que les aperçus spirituels l'envahirent par vagues, alors qu'il n'en avait aucune expérience, et ils redoublèrent tant qu'il pensait qu'il n'y avait sur terre aucun homme plus sage que lui. Il accourut donc pour nous faire part de sa connaissance, puisque nous habitions éloignés l'un de l'autre, et lorsqu'il nous eut parlé et nous lui répondîmes, il nous contredit au nez, nous lançant ses mots en pleine figure et se fâchant; tout cela en présence d'une assemblée de frères (que Dieu soit satisfait d'eux). Comme son attitude habituelle envers nous n'avait jamais été telle, nous lui pardonnâmes, mais lui, il ne nous pardonna pas et continua de nous faire la guerre avec sa nouvelle science. Nous étions assis là devant lui comme le voleur avec sa bande devant leur juge. Cependant, nous n'acceptâmes pas son discours sauf en partie, dans la mesure où nous le trouvions juste. Après nous avoir fait bénéficier de ses découvertes, il nous quitta et alla trouver quelques frères qui étaient bien intentionnés à notre égard et nous aimaient, mais dont l'état spirituel était faible, de sorte qu'ils n'avaient d'autres ressources que celles de la théorie. Il les ébranla dans leur intention, leur amour et leur sincérité, et réussit presque à les entraîner loin de l'intention pieuse et de l'amour sincère. Or il essaya de nous ramener de l'état d'isolement (tajrîd) vers l'activité dans le monde, à quoi nous répondîmes: "Quant à nous, si nous devions retourner vers ce que tu nous proposes, nous le ferions sans perte de vertu, car nous tous nous connaissons l'un et l'autre côté (le monde et l'esprit), mais à toi ne convient que la fuite devant la sensualité (al-hiss), pour qu'elle ne te reprenne pas, comme elle a repris beaucoup de tes pareils et même ceux dont l'état spirituel était plus fort que le tien. Gare à toi, si tu veux le salut de ton âme, écoute ce que je te dis et suis-le; que Dieu te prenne par la main! La sensualité, mon frère, est encore bien proche de toi, puisque tu ne connais qu'elle, comme la plupart des gens. La majorité ne connaissent que le sensible et non le spirituel, ni la voie qui y mène. Or, si tu veux la suivre, fuis la sensualité, comme nous l'avons fuie, dépouille-toi d'elle, comme nous nous en sommes dépouillés, et combats-la, comme nous l'avons combattue, et marche par où nous avons marché. Si tu veux le sensible, mon frère, tu ne désires pas l'esprit et ton coeur ne s'y attache pas, car tout ce qui augmente les sens diminue la spiritualité et inversement..." Mais il n'accepta pas nos paroles, de sorte que la sensualité, contre laquelle nous l'avions mis en garde, lui enleva les aperçus spirituels qui l'avaient envahi et ne lui en laissa même pas l'odeur; et Dieu est garant de ce que nous disons.	

48
Un des nobles (shorafâ) de Fès, un des grands seigneurs de la ville, me gourmanda vivement, en pleine assemblée de frères, alors que j'étais assis devant lui sans mot dire. Il déversait son fiel sur moi, tandis que je ne parlais ni ne répondais. Lorsqu'un assez long temps s'était écoulé ainsi sans que je ne lui aie répondu, il me dit brusquement: "Parles donc, car je te parle!" Sur quoi je lui dis: "J'ai connu de vrais nobles qui m'ont pris comme maître, et Dieu les en récompensa." — "Comment cela?" me dit-il. Je lui dis: "Si je parlais avec toi, pendant que tu es porté à la dispute, j'aurais peur de tomber dans le même travers. Or si nous commençons tous les deux à nous disputer, quel bien en récolterons. nous? Par Dieu, je ne vois aucun bien à ce que ma colère se mêle avec la tienne". Alors il me dit avec force et vivacité: "C'est ainsi que les gens m'ont parlé de toi, disant que tu étais un grand savant." Il regretta ce qu'il avait dit de mal de moi et m'en demanda instamment pardon. A partir de ce moment, il eut pour moi un grand amour.

49
Je me trouvais dans la tribu des Beni Zarwâl lorsqu'un homme me fit remarquer qu'il était contraire à la pudeur que les femmes élèvent la voix (en présence d'hommes étrangers), car il y avait alors certaines femmes qui invoquaient Dieu sous ma direction, à voix haute. Je m'abstins de lui donner la réponse qu'il méritait et au lieu de cela je lui dis: "(Selon la règle) une femme invoque Dieu silencieusement, mais si son désir envers son Seigneur augmente jusqu'à ce qu'elle perde la conscience de son corps, aucun reproche ne peut lui être fait du point de vue de la loi traditionnelle si elle fait entendre sa voix". Et je lui dis encore: "Si elle perd conscience de son corps, il arrive même, si Dieu le veut, qu'elle vienne vers toi les seins nus; alors, pourquoi te préoccuper du fait qu'elle élève la voix?" Or, ce que je venais de dire — écoute bien, ô pauvre — arriva littéralement: il y avait, dans un village, une femme qui nous aimait, et voici qu'elle perdit la conscience de son corps, comme elle invoquait Dieu continuellement. Un homme pieux de sa famille conseilla: "Chauffez une aiguille à blanc, puis appuyez-la sur elle; si elle revient à elle, tant mieux, mais si elle ne revient pas, laissez-la tranquille." On fit ce qu'il dit, mais son extase ne devint que plus intense, à tel point qu'elle vint vers nous sans être consciente de ce que son haïk lui tombait des épaules, de sorte qu'il n'était retenu que par sa ceinture; sa fillette tomba également de sorr dos sans qu'elle s'en aperçût, de sorte qu'elle arriva vers nous dans l'état que nous avons décrit. C'est ainsi qu'elle passa devant la porte de l'homme qui nous avait fait des remarques à son sujet, et il la vit de ses propres yeux...

50
J'étais à Fès au temps de la disette et je faisais la quête de boutique en boutique. C'était la saison du dénuement, de la pluie, du froid, de la fange, de la faim et de l'obscurité, et ma famille m'attendait comme une nichée d'oiselets affamés. Et voici qu'un noble (sherif ) parmi les gens rassasiés m'insulta et me disputa parce que je mendiais, en me suivant de boutique en boutique partout où je me dirigeais, jusqu'à la tombée de la nuit. La nuit enfin nous sépara, chacun rentrant chez lui. La lueur de l'aube n'étais pas encore apparue lorsqu'un homme vint me trouver de la part du père de ce noble et me dit: "Un tel s'excuse de te déranger et te fait dire: veuille par amour de Dieu assister avec les pauvres (f ogarâ) à l'enterrement de mon fils, que Dieu lui soit miséricordieux." Nous nous rendîmes donc à son enterrement. Dieu lui soit miséricordieux ainsi qu'à nous. Salut/1.

/1 On peut se demander pourquoi le sheikh ad-Darqâwî raconte, vers la fin de son recueil de lettres, un certain nombre d'événements miraculeux le concernant. Sans doute voulait-il montrer par là que les grâces inhérentes à la voie n'étaient pas moins efficaces qu'au temps des grands Soufis du moyen âge.

51
J'accomplissais un matin la prière de l'aube auprès du tombeau du saint Ahmed ben Yusûf (que Dieu nous fasse profiter de lui) tout en craignant que les gens de l'endroit ne fassent du mal aux "pauvres" (logarâ), chez qui prédominait alors un état d'expansion (bast) spirituelle, tandis que le monde, à cette époque, était plongé dans l'indifférence à l'égard de Dieu et dans l'injustice; rares étaient les hommes qui défendaient la cause de Dieu. Or voici qu'un des "pauvres" accourut apeuré, sans doute pour me dire que ce que je craignais venait d'arriver. Il me rejoignit au moment même où je récitais ces paroles: "Accomplissez l'oraison, donnez l'aumône et tenez-vous fermement à Dieu, c'est Lui votre patron, et béni soit ce patron et ce protecteur!" (Coran, XXII, 78). Alors toute la peur qui m'avait envahi me quitta et fit place à l'espoir et à une grande certitude. Je dis donc à ce "pauvre" (avant qu'il ne me parlât): "Ce coup a passé à côté; il n'y aura pas de mal sur nous. Toutefois, raconte-moi ce qui est arrivé". Sur quoi il me fit savoir que les gens du village s'étaient concertés pour écrire une lettre dans laquelle ils accuseraient nos frères les "pauvres" (que Dieu ait compassion d'eux et de nous-mêmes) d'actes détestables; cette lettre devait être envoyée au gouverneur de la région et par lui au sultan même, qui à l'heure était Muhammad ben `Abd-Allâh ben Ismâ'îl al-Hassani al-`Alâwî (que Dieu lui soit miséricordieux). Cette nouvelle ne me troubla pas, je restai tranquille et m'apaisai en attendant le lever du jour lorsqu'un autre "pauvre" arriva plus apeuré que le premier, car il avait quitté les gens fermement décidés à exécuter leur dessein. Il s'en plaignait à moi et me dit: "Voilà que les gens sont en train de commettre une grande injustice à l'égard de leurs prochains, et toi tu ne fais rien pour nous". A quoi je lui répondis: "Que veux-tu que je fasse? Veux-tu que je retourne votre village sens dessus dessous?" En disant cela, je fis de la main le geste de renverser quelque chose. Et voici qu'un homme accourut du village, envoyé par ses habitants qui tout à l'heure voulaient encore nous faire du tort. Il me dit qu'un messager avait été expédié de la part du pacha 'Abd-aç-Çadiq ar-Rîfî de Tanger vers le gouverneur Ahmed ben Nâcir al-`Ayyâshî à Taza avec une charge de dix quintaux de biens appartenant au sultan mentionné ci-dessus et une somme de soixante-dix mithgâl sur lui; or ce messager avait été attaqué et blessé près du village de sorte que le sang colorait son vêtement, et la charge de biens du sultan ainsi que les biens appartenant au messager avaient disparus. Et celui-ci déclara: "C'est vous qui m'avez fait ce mal car sans votre complicité on n'aurait pas pu me prendre". En entendant cela, les habitants du village pâlirent de peur. J'allai donc vers eux et je les trouvai dans cet état sinon pire. Et nous remerciâmes Dieu de nous avoir sauvés de leur méchanceté et de leur ruse.
Salut.

52
Quand je me vouai à la pauvreté spirituelle (faqr) et me dépouillai de certaines conventions qui plaisent aux gens mais n'ont aucune valeur en elles-mêmes, ma famille et d'autres personnes me détestèrent puisque, au lieu de me conformer à eux, je m'en détachais. Or, pendant que nos relations étaient telles, il y eut une sécheresse; nous priâmes Dieu qu'Il nous envoyât la pluie, mais il n'y eut pas de pluie et la sécheresse durait. Un jour, lorsque j'assistais à une assemblée de famille, mon frère `Ali (que Dieu lui soit miséricordieux) me dit: "Les amis de Dieu peuvent faire des miracles, or voici que le blé meurt brûlé par le soleil. Si tu fais partie d'eux, demande donc à Dieu qu'Il fasse pleuvoir, ou bien quitte cette condition de pauvreté spirituelle (faqr) et occupe-toi de tes études". Je me tus et ne lui répondis rien. Mais lui, il ne se tut pas: il m'insulta et m'opprima de toute sa force, et tout ceux qui étaient présents s'en réjouirent, car à leurs yeux j'étais mal tourné et aveuglé, pour la simple raison que je ne faisais pas honneur à la famille. Cette scène se prolongea, et j'acceptai tout avec patience — or personne ne peut supporter une telle chose à moins que Dieu ne l'aide ou qu'il n'y soit contraint —jusqu'à ce que mon coeur se brisa; alors je sortis de la mosquée où avait lieu cette assemblée. Je levai mon regard vers le ciel, qui était pur à l'exception d'un tout petit nuage juste au-dessus de nous. Alors je dis, comme certains saints on dit: "Ô mon Seigneur, si tu n'as pas pitié de moi je finirai par me fâcher!" Et voici que le petit nuage au-dessus de nous s'étendit dans le vent, vers le sud et vers le nord, en avant et en arrière, puis la pluie se mit à tomber avec une telle violence que nous en fûmes mouillés à l'intérieur de la mosquée comme en dehors: l'eau envahit la mosquée où nous étions, comme elle envahit les champs, et elle nous atteignit d'en haut et d'en bas. Cela vint de la grâce divine qui recouvrit mon impuissance de Sa puissance. Salut.

53
J'étais dans un état qui unissait, avec une très grande intensité, l'ivresse et la sobriété spirituelles, lorsque j'entrai un soir dans la mosquée funéraire du sherif hussaîni /1 Ahmed aç-Çagallî /2 à Fès. C'était juste l'heure du coucher du soleil, et le muezzin appelait à la prière depuis le toit du sanctuaire. Je portais une vieille muraqqa'ah (froc fait de morceaux rapiécés) et sur la tête trois calottes tout aussi vieilles, l'une sur l'autre, car telle était alors ma disposition /3. Or, il se présenta en ma conscience intime l'idée qu'il me fallait une quatrième

/1 C'est-à-dire, du descendant du Prophète par son petit fils Hussaïn.

/2 Aç-Çaqalli signifie "le Sicilien", la famille étant immigrée de Sicile. Ahmed aç-Çagalli, qui vécut au 18e siècle, est le fondateur d'une branche de l'ordre shâdhilite qui s'assimila certaines méthodes provenant des Naqshabendis. Sa mosquée funéraire, qui sert de lieu de réunion aux membres de l'ordre, existe toujours.

/3 Analogue à celle des malâmatiyah, qui s'attirent volontairement le blâme des exotéristes.

calotte, et aussitôt le muezzin descendit avec elle du toit, en courant et riant: une cigogne, qui la portait vers son nid, l'avait laissé tomber sur lui. Comme il l'apportait et riait, je lui dis: "Donne-la moi, par Dieu, elle m'est destinée!" Et voyant que je portais déjà trois calottes toutes pareilles (à celle qu'il venait de recevoir), il me la remit. Ainsi est toujours l'état des hommes de sincérité (cidq) spirituelle: tout ce qui se manifeste dans leurs coeurs, apparaît aussitôt dans le monde sensible. Que la malédiction de Dieu soit sur ceux qui mentent!

54
J'enseignais les enfants dans le quartier al-`uyûn ("des sources") à Fès, en récitant le Coran sublime pendant que les enfants lisaient leurs tablettes devant moi, lorsque soudainement je me vis sur un bateau en mer près de la ville de Tunis (que Dieu la protège) en train de réciter le Coran, tout comme je le récitais dans l'école devant les enfants. Tous ceux qui se trouvaient sur le bateau se réjouissaient de ma récitation. Et voici que beaucoup de bateaux chrétiens apparurent et approchèrent de nous pour nous capturer. A cette vue, tous ceux qui étaient avec moi sur le bateau s'accrochèrent à moi, car j'étais vraiment pour eux un saint. Alors Dieu recouvrit ma qualité par la Sienne, de sorte que je poussai le bateau vers les bateaux ennemis en les enveloppant de ma puissance violente et de ma concentration. Quelques-uns coulèrent, d'autres se brisèrent et d'autres encore furent capturés. Dieu est victorieux sur sa création. Puis, après cela, je me vis de nouveau dans mon école, et mon état était comme celui d'un malade ou d'un envoûté, et comme si l'on avait battu mes os avec des barres de fer. Lorsque je racontai à mon maître ce qui m'était arrivé, il mit sa main sur sa bouche, puis il sourit et dit: "Tiens, tiens, personne ne sait où se trouve la dignité de pôle, dans la montagne en train de garder les chèvres ou dans une école en train d'enseigner les enfants!" Peu après parvinrent (à Fès) les nouvelles de ce qui était arrivé. Que la malédiction de Dieu soit sur ceux qui mentent.

55
J'aimerais que vous ne vous dispersiez pas dans votre amour, car cela vous empêchera d'atteindre le secret, le bien, la vertu et la grâce. Nous voyons que certains s'attachent tantôt à ceci et tantôt à cela. Ils sont comme celui qui cherche de l'eau en creusant un peu par-ci et un peu par-là; il ne trouvera pas d'eau et mourra de soif, tandis que celui qui creuse en un seul endroit, confiant en Dieu et s'en remettant à Lui, trouvera de l'eau /1; il en boira et il en fera boire aux autres (et Dieu est plus savant). Les Soufis ont dit: insiste devant une seule porte, et des portes multiples s'ouvriront à toi; soumets-toi à un seul maître, et la troupe se soumettra à toi.
De même, celui qui est tantôt attiré par l'orient et tantôt par l'occident /2, voyageant alternativement vers l'un et vers l'autre, qui est tantôt sobre et tantôt vorace, s'éloigne du but; s'il était près de lui, il s'arrêterait et s'apaiserait.

1 On retrouve la même parabole parmi les paroles de Skri Râ-makrishna.

2 Le côté de la lumière et celui des ténèbres respectivement.

56
Celui qui s'arrête à l'opinion n'atteint jamais la réalisation. Cessez donc de vous occuper de conjectures et ne jugez jamais d'une chose /1 selon votre opinion individuelle mais seulement après l'avoir réalisée. Car la sincérité dans l'action et dans les paroles détruit les doutes et les soucis et affirme la conscience de l'Unité divine (tawhîd) dans le coeur de celui qui la pratique continuellement. Elle fait même disparaître les interférences de l'âme passionnelle (nafs); et quand les hostilités de l'âme cessent chez quelqu'un, celles de la collectivité humaine envers lui cessent également /2. Dès lors, c'est à lui le tour d'agir, et Dieu (exalté soit-Il) l'aidera. Mais s'il s'abstient d'offenser les serviteurs de son Seigneur, tout en acceptant lui-même leurs offenses, il sera encore plus grand en vertu et en spiritualité, et c'est là l'état des parfaits parmi les saints. Salut.	

/1 C'est-à-dire d'une chose d'ordre spirituel.

/2 C'est-à-dire, lorsqu'il n'y a plus, dans un homme, d'égoïsme conscient ou inconscient, les hostilités de l'ambiance ne sauraient avoir de cible. Il s'agit évidemment, dans ce cas, d'une ambiance déterminée par la tradition.

	
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Enfin, mes frères, je vous recommande vivement — et "la religion, c'est le conseil sincère"/1 — de ne pas délaisser le souvenir (dhikr) /2 de votre Seigneur, ainsi qu'Il vous l'a ordonné, "debout, assis et couchés sur vos flancs" (Coran, IV, 104) et en tout état, car nous n'avons besoin que de cela, nous, vous et tout 'homme, quel qu'il soit.
Ecoutez ce que je vais vous dire et ne l'oubliez pas, ne le prenez pas à la légère et ne le négligez pas: au cours des environ cinquante-cinq ans passés j'ai dit à maints frères: chaque homme d'entre les hommes a de multiples besoins, mais en réalité ils n'ont tous besoin que d'un seule chose, à savoir de se souvenir de Dieu

/1 Hadith.

/2 On se rappellera que l'expression dhikr, que nous traduisons ici par souvenir, comporte les significations de mention, d'invocation, d'anamnèse au sens platonicien du terme.

vraiment; s'ils ont acquis cela, aucune chose ne leur manquera, qu'ils la possèdent ou qu'ils ne la possèdent pas.
Bien du temps après avoir dit cela, j'ai lu dans le commentaire de l'imâm Abul-Qâsim al-Qushaïrî sur les plus beaux noms de Dieu qu'un disciple dit à son maître: "Ô maître, et la nourriture?" Le maître répondit: "Dieu!" Le disciple insista: "Il nous faut absolument de la nourriture", sur quoi le maître répliqua: "Il nous faut absolument Dieu". Plus tard encore, j'ai trouvé ceci dans les Hikam de Ibn `Atâï-Llâh: "Que peut-il trouver, celui qui ne T'a pas trouvé? Et que manque-t-il à celui qui T'a trouvé? Quiconque se satisfait d'une chose en échange de Toi, périt, et quiconque désire autre chose à Ta place, se perd".
Sans faute, sans faute, maintenez-vous fermement dans le souvenir de votre Seigneur, comme Il vous l'a ordonné et cramponnez-vous à votre religion de toutes vos forces; Dieu ouvrira les yeux de votre intelligence et illuminera votre conscience intime. Et gare à vous que vous pensiez que l'homme qui se souvient de Dieu vraiment puisse ne pas s'en contenter: ne croyez pas cela, car c'est impossible.
Sachez (que Dieu vous soit miséricordieux) que je m'attendais à ce qu'un faqir parmi mes amis me demande: d'où tiens-tu cette parole: "Chaque homme d'entre les hommes a de multiples besoins, mais en réalité, ils n'ont tous besoin que d'une seule chose, à savoir de se souvenir de Dieu vraiment; s'ils ont acquis cela, aucune chose ne leur manquera, qu'ils la possèdent ou qu'ils ne la possèdent pas". Mais personne ne m'a posé cette question. Or, si l'on m'avait demandé, j'aurais répondu ceci: dans ma jeunesse, environ dix ans après la maturité /1, je perça d'un seul coup à la présence de mon Seigneur, et voici que je n'étais plus moi, comme je l'avais été auparavant, car Dieu remplaça mon impuissance par Sa puissance, ma faiblesse par Sa force, ma pauvreté par Sa richesse, mon ignorance par Sa connaissance, mon abaissement par Sa gloire, c'est-à-dire, Il recouvrit ma qualité de la Sienne, de sorte que j'étais Lui, et non plus moi, selon la parole divine /2 rapportée par le Prophète (que Dieu le bénisse et lui donne la paix): "Mon serviteur ne cesse pas de s'approcher de Moi par des dévotions volontaires jusqu'à ce que Je l'aime; et lorsque Je l'aime, Je suis lui" /3. Parmi d'autres choses qui me furent données, ma science s'approfondit tellement que si

/1 Que l'on compte à partir de la puberté et qui entraîne la responsabilité morale et l'obligation d'accomplir les rites prescrits à tout musulman.

/2 Hadith qudsî.

/3 Une version plus généralement connue est celle-ci : "Mon serviteur ne cesse pas de s'approcher de Moi par des dévotions volontaires jusqu'à ce que Je l'aime ; et lorsque Je l'aime, Je suis l'ouïe avec laquelle il entend, l'oeil avec lequel il voit et la main avec laquelle il saisit ; et s'il Me demande quelque chose, Je la lui donnerai certainement".

l'on me posait mille fois mille questions /4, je saurais y répondre justement, car je suis devenu comme un luminaire dont la clarté ne diminuerait guère si l'on allumait de lui tous les luminaires existants. Et Dieu est garant de ce que nous disons; Dieu est garant de ce que nous disons; Dieu est garant de ce que nous disons.

/4 il s’agit évidemment de questions concernant les réalités spirituelles

TABLE DE MATIÈRES
[omise]
Le trauail a esté mien, le profit en soit au lecteur, et à Dieu seul la gloire. JEAN REY.

TEXTES MYSTIQUES ASSOCIéS DE TRADITIONS EN TERRES MUSULMANES CHRéTIENNES ET INDIENNES

Je suggère un élargissement au choix que l’on vient de lire. Il n’est pas préparé pour impression papier puisque les textes proposés sont disponibles au sein de volumes de notre série « Mystiques du monde ».



DES TRADITIONS EN TERRES MUSULMANES

CHRETIENNES ET INDIENNES

Dossier de travail proposé par Dominique Tronc

BISTAMI « Dits »

SULAMI La lucidité implacable

KHARAQANI « Paroles »

ATTAR Les sept vallées

JÂMI Les Jaillissements de Lumière

KABÎR Granthavali

LALLA

LA BHAKTI

RAMANA MAHARSHI

FRANÇOIS D’ASSISE « Pages » - Commencement de l’Ordre - Compilation d’Assise

JEAN DE LA CROIX La vive flamme d'amour

LE NUAGE D’INCONNAISSANCE

MADAME GUYON Les Torrents



6. DEUX MYSTIQUES EN RELATION

Lilian Silburn et son maître

Extraits de JACQUELINE CHAMBRON LILIAN SILBURN, UNE VIE MYSTIQUE  54 et de ROBERT BOGROFF L’INSTANT MYSTIQUE dans l’oeuvre de Lilian Silburn 55





AVANT-PROPOS

À propos de Lilian Silburn, il ne peut être question de biographie à proprement parler, encore moins d’hagiographie.

À son sujet, l’essentiel ne sera jamais dit ni écrit ; les mots butent ou s’évanouissent sous la plume de qui prétendrait enfermer dans des phrases la subtilité de sa présence ou le mystère de sa destinée.

Grâce aux nombreux écrits que Lilian Silburn a laissés (journal, lettres, correspondance avec son maître) et aux témoignages recueillis, nous avons cependant tenté de mettre en lumière la profondeur et l’originalité d’une expérience mystique contemporaine.

Jacqueline Chambron


ENFANCE ET JEUNESSE

[...]

Les études

De 1928 à 1949, Lilian fit ses études de philosophie à la Sorbonne, apprit le sanskrit, le pali, l’avestique et rédigea sa thèse : Instant et Cause /1.

La fée de la Confiance en soi l’ayant touchée de sa baguette à sa naissance, ce que confirmait, paraît-il, la longueur particulière d’un de ses doigts comme elle aimait à le montrer, passer des examens n’était point un problème pour elle. Elle se faisait tout de même exceptionnellement aider par une tasse de café dans ces circonstances très particulières, ce qui était notable pour qui connaissait son goût inconditionnel pour le thé, et son aversion pour le café. [photo]

Elle racontait comment un jour, passant après une malheureuse candidate accusée de ne rien savoir, elle avait répondu à l’examinateur qui se tournait vers elle, cédant à son goût du contraste et de l’humour : « Oh, moi je sais tout ! » provoquant ainsi les exigences du professeur ; mais elle fit face et à la fin de l’interrogation l’examinateur s’inclina.

Elle aimait se jouer des situations pour suggérer leur caractère relatif, voire dérisoire.

Elle fit ainsi sans aucune difficulté ses études de philosophie qu’elle termine en juin 1930. Ignorant à l’époque qu’elle jouissait de la double nationalité, elle se croyait uniquement anglaise, elle ne prit pas la voie de l’agrégation et se tourna vers l’étude des langues anciennes. Elle pensa à l’hébreu, mais elle choisit le sanskrit qu’elle étudia ainsi que le pâli avec Sylvain Levi et Alfred Foucher.

/1. Cf. Publications [omises de cette reprise]

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Elle travailla le védisme avec Louis Renou qui succède à Foucher en 1936-37, 1a philosophie indienne avec Paul Masson-Oursel dont elle suivit irrégulièrement les conférences à l’École des Hautes Études jusqu’à la guerre. Elle découvrit l’avestique (textes sacrés des anciens perses zoroastriens) avec Emile Benveniste. Elle suivit aussi les cours de Gaston Bachelard avec qui elle avait des échanges amicaux et dont elle recevait parfois les confidences.

Pendant la guerre elle suit les cours de Louis Renou sur Sankara, s’intéresse au silence dans les hymnes védiques. En 1947, elle obtient le diplôme des Hautes Études avec la présentation de la Sivasûtravimarsinî de Ksemarâja dans le cadre de son Etude sur le Sivaïsme du Kasmîr.

Introduite au CNRS par Louis Renou, boursière puis Attachée de Recherches dès 1942, elle sera nommée Chargée de Recherches en 1953, Maître en 1962 et Directeur en 1970.

Lilian en société

Malgré son amour profond de la solitude et son ardeur pour l’étude et la recherche, Lilian ne vivait pas retirée, mais était entourée d’amis de qualité comme en témoigne cet écrit de l’un d’eux :

« En 1933, à l’École nationale des langues orientales où j’étudiais le tamoul, j’ai fait connaissance de deux personnalités remarquables, amis de Lilian Silburn : Jean Margot Duclos qui fut pensionnaire de la fondation Thiers et qui suivait les cours d’ethnologie et d’anthropologie du professeur Mauss au Collège de France et Siva Deb, géologue, futur Directeur de l’Alliance française à Calcutta. Ainsi, Jean Margot Duclos, Siva Deb et Lilian Silburn se réunissaient dans la maison du Vésinet.

Je me rappelle y avoir été et je revois assez bien son frère et naturellement sa petite sœur Aliette qui, comme moi, sera l’élève du professeur Filliozat à ses cours de tibétain aux Hautes Études à la Sorbonne en 1944-45.

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En 1935, je me souviens d’une après-midi marquante avec les Silburn et leurs amis en forêt de Saint-Germain où nous étions tous réunis comme le montre la photo de groupe. [photo de groupe]

Pour moi, Lilian Silburn, c’est essentiellement une trace lumineuse, une luminescence qui fraiera la voie pour une attirance accrue pour le monde indien et tibétain avec celui de l’Extrême-Orient ». H. de D.

Ce qu’elle aimait avant tout, c’étaient les échanges intellectuels profonds, les personnalités originales, voire fantaisistes, mais elle restait accueillante à tous. Gaie, vivante quel que soit son état intérieur, elle attirait par son entrain, sa vivacité, sa grande originalité, et surtout sa connaissance des autres.

Redoutant les bavardages inutiles et les conversations oiseuses, elle disposait de ressources multiples. Partant du postulat qui veut que ce soit à eux-mêmes que les gens s’intéressent avant tout, elle animait les différentes réunions en lisant les lignes de la main, en proposant un questionnaire général à la manière de Proust concernant les aptitudes, les goûts, les convictions philosophiques. Elle proposait que chacun trouve le mythe qui lui corresponde. Pour elle, c’était Ulysse. Jeune,

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elle avait demandé à sa mère de veiller à ce qu’elle ne se marie jamais. Sa mère devait la protéger du chant des sirènes !

Elle faisait aussi des analyses d’écriture fines et profondes qui relevaient autant de son intuition géniale que de sa connaissance en la matière. Elle s’attachait à rendre compte d’une vision globale de la personnalité, s’insurgeant contre les analyses graphologiques trop analytiques qui additionnent ou juxtaposent les indices ou détails un à un.

Plus tard, elle élabora avec son amie Anne-Marie Esnoul /1 une étude de « types » fondée sur l’observation de la morphologie en liaison avec le caractère. Elles accumulaient les observations en toutes circonstances et s’exerçaient particulièrement sur les plages bretonnes lors de leurs séjours d’été. Lilian se plaisait à initier ses amis aux conclusions de leurs études, toujours à préciser et à compléter. Les types retenus portaient des noms mythologiques, mais elle se défendait de se rattacher aux classifications traditionnelles.

Elle aimait aussi beaucoup les drôleries sinon les farces, avec des amis et voisins, Ida, Philibert et Gretty son épouse. Ils organisaient des soirées aux déguisements fantaisistes, des promenades dans la forêt de Marly aux scénarios pleins de surprises, en particulier dans une vieille tour des bois de Marly. Il s’agissait toujours de surprendre l’un ou l’autre par une situation ou une apparence inattendue. Philibert avait surgi au printemps 42 alors qu’elle se baignait dans les carrières de la Seine.

L’hiver elle faisait du patinage au Vésinet sur le lac des Ibis. Un jour même, aimait-elle à raconter, au cours de ses arabesques sur la glace, elle se trouva nez à nez avec un ours échappé d’un cirque voisin qu’elle ne put entraîner dans la gràce de ses tournoiements.

1. Sanskritiste, amie proche de Lilian.

[...]

Note sur les « trous »

Dans un carnet, Lilian énumère :

De temps en temps une dizaine de trous dans le mur me permettent de percevoir la lumière éblouissante ; il faudrait les noter :

- Le livre lu vers douze ans (?), insignifiant, prêté par une amie de classe où on citait un passage de la Bible sur les grandes eaux et le cerf, une émotion incompréhensible, inoubliable jusqu’à ce jour (le guru m’a promis ces grandes eaux).

- Avant dix ans, conversation de deux grandes (dix-huit ans) sur la grâce.

- Vers vingt ans, rêve où j’essayais d’attraper une comète étincelante à travers la nuit, à travers l’espace infini, sachant que la comète était l’absolu. Je m’en souviens bien, mais pas d’émotion spéciale.

- Rêve à l’occasion des prédictions de madame Turc /1 vers vingt-deux ans : tout était gris et sombre, j’avais été condamnée, je ne voyais pas bien les sauvages qui m’entouraient : sans douleur autre que morale, un désespoir infini plutôt que douleur. Ils me coupaient les quatre membres et je n’étais qu’un tronc incapable de me mouvoir, puis on me crevait les yeux et les oreilles et chaque fois avec lenteur, je réalisais que j’étais aveugle et sourde, puis on me coupait la langue et j’étais muette, alors j’ai réalisé intensément que j’étais entièrement coupée du monde extérieur et que pourtant je n’étais pas entièrement morte […]. Je me suis recueillie au centre de moi et j’ai ressenti une merveilleuse félicité, la première fois que je la ressentais, celle de dhyãna. Rêve gris, mais parfait et qui m’avait frappée à tous points de vue.

- En Corse, la vue d’un roc.

/1. Voyante connue à l’époque.

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- Vers la même époque, j’ai vu en rêve une grande écriture dont je notai le mouvement extraordinaire, la grandeur et que je retrouvai tant d’années après : l’écriture du soufi /1 ».

- Conférence de Benveniste : il explique le mot soufi : laine et j’ai une émotion intense, inexplicable.

/1. Le maître de son guru. Cf. chapitre : Les Maîtres de la lignée.


1949 Départ en Inde

Précisions de Lilian sur la nature de ses « notes »

Dans les parties suivantes, nous avons recouru le plus souvent possible, par souci de fidélité, aux notes souvent hâtives de Lilian. Mais il importe d’être toujours conscient de ce qu’elle a précisé à leur sujet :

Si ces notes ont quelque valeur, c’est uniquement par leur nature de matériau brut, aussi brut qu’il est possible, en évitant toute interprétation, en demeurant aussi près que possible de l’impression directe. En outre, je n’ai pas de thèse à démontrer : que d’autres donnent l’interprétation qu’ils désirent. Déjâ, trop d’œuvres de mystiques existent qui adaptent leurs impressions à un cadre religieux rigide avec lequel il leur faut s’harmoniser. Je n’ai pas de réponse aux questions que je me pose, je ne veux pas convaincre ni prouver. Donc, simple rapport des événements dans l’ordre de leur apparition. Le but en écrivant n’est donc pas de tirer ces choses de l’oubli, elles sont inoubliables, mais de les mettre en plein éclairage objectif et d’en tirer la direction générale. Si j’en suis incapable, d’autres peut-être le feront à ma place. […]

Ces choses doivent être notées à cause de leur extrême importance. Le reste de mon passé, par contre, ne présentait

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aucun intérêt à mes yeux — à l’exception de ces choses qu’il préfigurait à de rares occasions. Mon guru désire que je note régulièrement mes impressions, mais je n’ai aucun désir de tenir un diary [journal]. Pourquoi écrire ? Je ne désire pas être lue, ces notes sont fades, insipides. Je n’ai pas non plus le désir d’écrire une œuvre structurée, intéressante, qui recréerait les événements en les façonnant, ajoutant, simplifiant comme il me serait facile de le faire et comme il me faudrait le faire si j’écrivais pour le public. Non, ces notes, si elles ont quelque valeur, c’est de relater en toute véracité les choses extraordinaires qui me sont arrivées. […]

J’écris ces petites choses comme si elles avaient quelque importance : elles ne sont en fait que la ligne qui cerne un contenu qui seul vaudrait la peine d’être décrit — mais je ne suis pas assez consciente pour le faire. Il est plus facile de décrire le cadre : mais l’essentiel, le tableau avec toute sa richesse de couleur, sa chaude intimité est lâ… Toutes ces pages sont dépourvues de la description de cet essentiel bien que sa plénitude soit dans mon cœur. Et c’est silence et paix. (septembre 1950)

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Après avoir soutenu sa thèse /1, le 28 décembre 1948, Lilian part en Inde au début de l’année 1949. Elle doit rencontrer au Kasmîr le swami Lakshman Joo /2 détenteur de la tradition sivaïte dont elle a commencé l’étude. Elle veut l’interroger à propos des textes qu’elle traduit. Mais elle a aussi l’espoir de trouver un maître qui transmettra de cœur à cœur :

Me méfiant des autodidactes de la mystique, je n’admettais que des maîtres relevant d’une tradition connue et qui pourtant se situent par-delà rites et croyances des religions et des sectes. (journal)

Tout devait lui être donné directement selon ce qu’elle connaissait de la Non-voie du sivaïsme du Kasmïr. Fin 1950, quand celui qui est devenu son guru lui demandera : « Que voulez-vous vraiment ? ». Elle répondra : « L’absolu, rien de moins ».

Je suis venue en Inde pour ce seul motif, pour trouver un guru, une voie, la plus large possible, qui soit en conformité avec les mystiques de tous les pays, de tous les temps bien que n’appartenant à aucune religion, aucune secte, au-dessus du christianisme, du mahométisme, de l’hindouisme et même du Sivaïsme et du bouddhisme et même au-dessus de tous les systèmes philosophiques, le néoplatonisme, au-dessus de toute pensée, de toute imagination, de tout rituel, de toute émotion. Ce qui est offert par les religions et les philosophies n’est que construction mentale ou sentiments sans valeur. Mais ici je fais une exception pour la révélation du Bouddha, mais un bouddhisme sans stupa, sans temple, sans statue du Bouddha. (journal)

/1. Instant et Cause, le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde. Thèse de Doctorat ès-Lettres (mention très honorable). Thèse complémentaire : le Paramârthasâra de Abhinavagupta.
/2. Cf. chapitre : Aperçu sur les séjours au KasmIr.

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Après un long voyage par mer, Lilian débarque à Bombay et rejoint Delhi trois semaines plus tard. Elle y retrouve Serge Bogroff, ami qu’elle avait connu en 1947 par l’intermédiaire d’Anne-Marie Esnoul avec laquelle il suivait des cours de sanskrit. Lilian avait trouvé en Serge une intelligence exceptionnelle, une personnalité originale et leurs échanges variés, intenses, pleins d’humour, fourmillaient d’inventions. En juin 1949, Serge écrit de New Delhi à sa famille :

« Lilian Silburn est partie pour le Kasmîr, malheureusement avec sa thèse. Pendant la présence de Mlle Silburn, nous avons passé tout notre temps à invoquer les asuras. à la fin, il y en avait tellement qu’on ne savait plus où se mettre dans la chambre. Il y avait le serpent des profondeurs, les Asvin toujours occupés à tirer le soleil d’un trou où il était tombé, Varuna le dieu des secrets, celui qui écoute alors que les gens pensent qu’ils sont seuls. J’ai juste eu le temps de lire quatre à cinq pages de sa thèse qui a vraiment l’air d’être très intéressante et qui est dédiée au “Bipède Vénéré” (le Bouddha). […] Elle est au Kasmir où elle a découvert quelques philosophes esthéticiens dont naturellement il ne reste qu’une tradition sur place. »

Ces quelques lignes suggèrent rapidement l’atmosphère fantaisiste de leurs échanges.

Arrivée au Kasmîr au milieu de juin, Lilian note :

Un voyage inoubliable à travers les hautes montagnes par car, puis l’arrivée à Srinagar…

Aussitôt, elle est éblouie par la beauté environnante de cette vallée dite « des merveilles », par le mélange de roc, d’eau, d’arbres fruitiers, de rizières :

Tout est beau ici, et frais. Lorsque j’ai débouché sur la vallée kasmïrienne avec ses montagnes de velours, ses soieries, ses milliers de miroirs argentés, ses champs de riz, quel émerveillement !

Et ce sera le même éblouissement jusqu’à ses derniers voyages :

Actuellement on remplit les rizières à Srinagar, écrira-t-elle en 1967, la terre dure et desséchée s’imbibe… Que tout est

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beau ici — je suis constamment en samadhi —, la nature rêve doucement dans un charme pénétrant, enveloppant. Tout est estompé et pourtant un merveilleux jaillissement de plantes, de fleurs, des acacias en fleurs… (lettre)

Pendant deux mois, elle est heureuse d’explorer les environs et découvre avec délices la vie sur les house-boats, les promenades en shikara sur les lacs bordés de lotus. Elle apprend à chanter la Bhagavadgîtâ /1 avec un pandit, se fait de nombreux amis et rend visite à Lakshman Joo :

Souvent, j’allais à quelques kilomètres de mon bateau à bicyclette ou en sikhara auprès de Lakshman Joo, un yogin qui vivait sur une montagne dominant le lac. J’y travaillais la philosophie kasmîrienne.

Lilian est heureuse de travailler avec le swami Lakshman Joo, « le dernier à posséder la clef de la si mystérieuse doctrine du sivaïsme du Kasmïr ». C’est le début d’une longue collaboration à propos de laquelle elle ne cessera d’exprimer sa reconnaissance.

Lilian passe alors quelques mois solitaire, dans une ruine en terre battue au cœur du paysage kasmïrien :

Près de lui [Lakshman Joo], j’habitais cette année-là une hutte de terre battue abandonnée sur des hauteurs désertes qui dominent le lac Dal vers lequel s’abaissent par paliers les terrasses du jardin de Nishat. Je vécus plusieurs mois solitaire, au cœur de ce site exceptionnel où la nudité de la montagne rocheuse, la douceur subtile de la lumière et l’immobilité parfois vaporeuse du lac s’allient et se fondent en une harmonie et une paix profonde, encore imprégnées, semble-t-il, de la présence des grands maîtres sivaïtes qui fréquentèrent probablement cet endroit. /2

Dans une lettre, écrite dans les premiers mois du séjour au Kasmîr, Lilian évoque avec humour ses premiers exercices :

1. « Chant du Bienheureux » : partie centrale du Mahabharata, épopée célèbre de l’hindouisme.
2. Avant-propos p. VII, Sivasûtra (cf. Publications).

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Mes progrès dans le yoga ne sont pas très brillants. Lasse des moyens inférieurs j’ai demandé les moyens supérieurs. Une demi-heure suffirait pour être délivré : dans tout mouvement il faut trouver le point infinitésimal où la disjonction est possible (Lakshman enseigne à la suite de ses maîtres la jonction, ce qui continue la tradition des rishis et des ksana bouddhiques) ; une jonction facile est celle du rêve à la veille, c’est là où l’on a la première impression de samâdhi à condition de rester conscient de la jonction.

J’ai essayé de pratiquer ce moyen en faisant aller mon doigt d’un point à un autre, jusqu’à ce que m’apparaisse le baroque de la chose. Seul un fou peut être attentif à saisir l’instant critique entre ces mouvements de l’index ; faites le geste et vous comprendrez que j’ai eu le fou rire et que je l’ai transmis à Lakshman qui prétend qu’aucun yoga n’est possible pour qui jouit du « sense of humour ». Il ne comprend pas qu’on puisse être « eager » [ardent] sans être sérieux et il rit de si bon cœur que la tentation est bien grande.

Lors de ses premières rencontres, Lilian demanda au swami s’il pouvait pratiquer pour elle la transmission de cœur à cœur dont parlent les textes. Il répondit honnêtement que non, mais il pouvait en revanche lui apprendre à faire monter la kundalinî.

Lilian se rendit quelque temps sur une colline au-dessus du lac Dal, où est érigé un petit temple à Siva, y fit quelques exercices au lever du soleil en vue d’une montée de kundalinî ; mais peu convaincue, elle se souvint soudain de la prédiction que lui avait faite une grande voyante de l’époque, madame Turc qu’elle avait consultée à vingt-deux ans et qui lui avait conseillé « de se méfier du serpent », et elle mit un terme à ses efforts. La voyante avait aussi vu un splendide R lumineux présidant à sa destinée : « Un R lumineux éclairera votre vie. Son nom commencera par R. » avait-elle prédit.


RENCONTRE AVEC LE GURU

Après deux mois passés au Kasmîr, Lilian séjourna à Kanpur à son plus grand étonnement : avant son départ de France, elle avait en effet décrété qu’elle n’irait jamais à Kanpur, cette ville n’offrant aucun intérêt pour ses recherches. Mais ses rencontres à Srinagar l’ont amenée à faire la connaissance de la Dewanini du Kasmîr qui s’attache à elle. Lilian observera alors un engrenage d’événements apparemment insignifiants et tous contre sa volonté qui la conduiront inexorablement à Kanpur où l’invite avec insistance la Dewanini.

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Et c’est précisément à Kanpur qu’a lieu en avril 1950 la rencontre qui va bouleverser sa vie, transformer son être. Elle comprend enfin à quel R lumineux avait fait allusion la voyante. C’était celui de Radha Mohan auquel la conduisit un Indien, professeur de collège « qui l’avait fortement émue », car toujours en samâdhi. [photo de Radha Mohan].

Lilian se laissa donc entraîner chez le guru de ce dernier (père de Radha Mohan) mort deux ans plus tôt. Elle y alla, résolue à bien observer l’entourage. Mais, conquise par la paix du lieu elle n’a rien vu, rien entendu, « pas même le fils du guru entouré de ses disciples, tous en samadhi ».

Le fils du guru est devenu mon guru sans que je le sache, sans presque un mot, car il parle peu l’anglais et je n’avais rien à lui dire (lettre).

Évoquant lui-même cette rencontre plus tard, lors de la venue de Serge Bogroff, Radha Mohan précisera que c’est lui qui avait envoyé chercher Lilian.

à Serge Bogroff, devant moi, le guru conte notre première rencontre. Il se souvient des moindres détails. Déjâ, il y a douze ans, il avait eu un rêve ou vision dhyânique, il a vu des êtres très beaux qui seraient ses vrais disciples et en parla à son père : ils viendraient des contrées lointaines. Puis il prépara le terrain en ce but. Dès que j’entrais dans la pièce, il me reconnut comme l’un d’eux comme il le fera pour Serge Bogroff. Je ne revins pas pendant deux jours et le guru envoya quelqu’un me chercher…

Il décrivit aussi comment je compris tout sans séance particulière ; puis comment à mon départ pour Mussoree, il coupa le courant pour m’éprouver.

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Il est intéressant de rapporter les termes dans lesquels Lilian annonce cette rencontre à Lakshman Joo :

Cela commence comme un conte de fée et cela se terminera peut-être ainsi… et vous pouvez être un gnome dans ce conte si tel est votre désir… Il était une fois un grand soufi qui ne mourut jamais. Il vit maintenant quelque part en Inde, à la jonction des vagues d’âkasa , de l’immensité de son rythme, ce que son écriture m’a révélé. Quand vous la verrez I… 1 vous sentirez une partie de sa grandeur, de sa générosité, de sa simplicité et de cette immense chose dans laquelle tout cela baigne et qui n’a pas de nom dans la science graphologique. Et le soufi avait pour disciple deux frères indiens qui devinrent aussi grands que lui. L’un deux avait un fils. Maintenant ce fils est mon guru…

Bain dans le Gange

Lilian passe quelques jours à Kanpur auprès du guru. Elle découvre les écritures de ses maîtres qui l’émerveillent parce que « au-delà du génie et de la grandeur. » Elle s’étonne de la personnalité du père du guru, personnalité « comme elle n’en a jamais vu » ; quant à l’écriture du soufi, le maître du guru, elle déclare ignorer que des humains puissent écrire ainsi : c’est « de l’ordre de la bonté et de la simplicité ».

Le guru la plonge dans un état de paix, de silence et de vide qu’elle n’avait jamais connu. Mais engagée auprès d’amis, elle quitte Kanpur, malgré les réserves du guru, pour se rendre à Hardwar, près de Rishikesh, au grand pèlerinage qui a lieu tous les douze ans. Sur le Gange, dans de belles forêts pleines de fleurs, se rassemblaient les sadhu et sannyâsin de l’Inde entière.

Les premiers jours j’ai joui de siddhi  : j’ai fait faire à une auto un voyage de deux jours et une nuit au lieu de quelques heures pour parcourir trois cents kilomètres, afin de venger les fidèles serviteurs qui, par pur égoïsme des maîtres, avaient

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dû faire par le train un parcours d’une durée analogue. J’ai parlé védique avec un pandit aveugle que j’ai salué du nom de Dirghatamas, fils de Mamata. […]

Le pèlerinage s’annonçait magnifique et pittoresque. Mais du pèlerinage je n’ai rien vu. Car le troisième jour en me baignant dans la Ganga, j’ai vu pour la première fois un fleuve couler. Après j’ai su que moi je ne coulais plus. Sur les bords, j’ai essayé de me coiffer et j’ai mis des heures, mon bras retombant toujours. J’ai vécu trois semaines errant dans les forêts, poursuivie par des devotee, sans défense, incapable de boire, de manger, de dormir, dans ce qu’en Occident on nomme extase et ici samadhi. (extrait de lettre)

Lettres aux amis

De sa rencontre avec le guru et de son expérience, Lilian a laissé plusieurs récits dans des lettres ou comptes rendus. Dans l’élan de sa générosité, elle veut immédiatement proposer à ses amis les plus proches de découvrir l’expérience extraordinaire qu’elle est en train de vivre et elle écrit de longues lettres selon la personnalité de chaque correspondant. Elle en a laissé des doubles.

Nous reproduisons ci-dessous la lettre qu’elle adresse à Serge Bogroff.

Le lecteur appréciera ainsi la beauté de l’écriture de Lilian, « écriture qui évoque la musique de Bach » va sans cesse répétant une amie émerveillée.

Mais c’est à une amie très proche qu’elle fait part en premier de son « extraordinaire bonheur » dans l’espoir qu’elle le connaisse un jour à son tour :

[…] C’est comme si avant on était toujours grelottant, affamé, bousculé, horrifié, exaspéré, tremblant de misère et tout à coup on baigne dans la paix, on a trouvé un lit chaud pour toujours et le calme de la tendresse… on est rassasié. De l’extérieur rien ne vous parvient sauf des voix qui vous pénètrent de joie quand

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[photo de lettre, autographe :

« Jamais je n’arriverai à vous écrire. Je l’ai fait une fois, tout au début, et tant de pages au sujet des premières secondes de ma nouvelle vie.

Cette vie n’est pas dans le prolongement de ce que j’ai jusqu’ici connu et éprouvé. C’est une nouvelle dimension de l’être.

Il faudrait faire vibrer à la fois tous les claviers : physiologie, âtman, kundalini et les extraordinaires sphères de l’inconscient ; descendre, éveillé, en plein sommeil ; - La tâche étant imposssible je vous pris de venir aussitôt que possible tenter la même aventure des abîmes. Lilian Silburn ]

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elles sont bonnes et vous font mal quand les gens sont durs… On déborde d’amour pour la foule et les pauvres le devinent d’instinct…

Ce samâdhi est un perpétuel sommeil du corps et de l’esprit, mais où la conscience est toujours vigilante, car sans répit l’on jouit de soi : la joie ne vient que rarement dès qu’on prend conscience qu’une seule chose vous arrive. Inutile de vous dire les sentiments de reconnaissance et d’amour qu’on a pour le guru qui vous donne une telle paix… Je passe mon temps à écouter mon nouveau silence et celui de mon guru qui est bien plus grand encore que le mien.

Plus tard Lilian pensera à J. R. avec lequel elle a partagé ses premiers émois intérieurs à quinze ans.

Ne croyez pas que c’est par négligence que je ne vous ai pas écrit depuis deux ans que je suis en Inde, mais la première année je n’aurais pu vous décrire que la beauté du Kasmîr, mon amour de l’Inde, c’était déjà trop.

Puis la seconde année cela devint impossible, car en avril dernier j’ai rencontré ici à Kanpur, par un miraculeux concours de circonstances ce qu’on nomme ici un guru, un guide spirituel et ce que j’ai tant désiré depuis le Crotoy et même avant, je le réalise… et bien au-delà de mes plus folles espérances.

Jamais je n’avais espéré trouver un tel mystique et saint et non pas un, mais plusieurs : son père fut un saint, son guru, un soufi de près de cent ans vit encore, son oncle, merveilleux également est mort, son frère aîné est également très grand, et il y en a d’autres…

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Du fond du cœur, c’est saint Jean de la Croix que je désirais retrouver, l’humilité chrétienne, le dénuement intérieur au-delà de toute vision, etc.

En avril dernier je suis venue pour la première fois chez le guru, mon esprit critique alerté et je l’ai soumis comme les autres à de nombreuses épreuves ; inutile de vous dire que les photos et écritures de sa famille et de ses maîtres m’ont émerveillée.

[…] J’étais à un pèlerinage fameux dans le nord à Hardwàr, je nageais dans le Gange quand j’ai été plongée en santi , une paix qui n’est nullement dans le prolongement de ce que nous pouvons éprouver : douceur inouïe du contact avec son Soi, arrêt de tout souci, un sommeil yogique du corps et de la pensée, mais qui laisse la conscience d’une plénitude apaisée.

Mon bonheur était tel que j’ai erré quinze jours sans boire ni manger dans la forêt pleine de fauves que je n’ai d’ailleurs jamais rencontrés, couchant sous les arbres, sous les épines blanches en fleurs, je me souviens, je ne pouvais plus parler, rien ne peut vous donner une idée de cet état. […] On est dans le présent sans être tiraillé par le passé ou se soucier de l’avenir. L’art n’est qu’une rosée.

Depuis j’ai vécu dans l’extase, le samãdhi, mon recueillement est perpétuel, on est absorbé dans une présence merveilleuse que l’on peut nommer Dieu, elle est telle qu’on est incapable de penser à autre chose… Plongée dans l’insouciance, plénitude infinie, félicité qui dure des heures, mais aussi également la nuit de l’esprit et sa torture qui est un samãdhi du trop, la félicité et l’amour divin deviennent si extrêmes que l’on ne peut les supporter sans gémir. Il m’est arrivé de hurler de douleur la nuit, ma joie qui à la première seconde est merveilleuse devient une torture dès la seconde suivante par son excès même.

Inutile de parler de ces choses qui, tant que vous ne les aurez pas éprouvées, resteront lettre morte. Mais toutes sont intenses et rien n’est dans le prolongement de ce que l’on a déjà éprouvé : la félicité par exemple est de tout l’être, corps, âme ne font qu’un, on n’est plus que masse consciente de félicité et

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cela pendant des heures, sans plus ni moins, félicité dans toutes les parcelles du corps…

Mais cet amour sans désir qui s’ignore est plus grand encore, il fait partie de la voie douloureuse, des nuits et peu nombreux sont ceux qui l’éprouvent, tous les autres disciples ne connaissent que la félicité. Ce fut un grand bonheur pour mon guru quand il a vu il y a un mois que telle était ma voie, semblable à la sienne…

Parfait abandon au guru ou plutôt à Dieu est requis, mais cet abandon vient spontanément dès qu’on a goûté à l’apaisement et le guru ne demande jamais rien que ce que vous voulez vous-même.

Guru plutôt que Dieu, car au début on n’a pas réalisé Dieu ou si on le réalise c’est sans le savoir. D’autre part toute parole, tout enseignement sont inutiles. Tout est transmis en silence. Nous ne parlons guère si ce n’est pour rire, car mon guru a un grand sens de l’humour.

Comme il me faudra bientôt rentrer en France (on fait campagne pour moi pour la succession de la chaire de philosophie indienne) mon guru me fait brûler les étapes, mais je dois noter soigneusement toutes mes expériences en vue de guider les autres et d’écrire également ; inutile de vous dire qu’écrire ne m’enchante guère, je ne veux plus que silence et solitude et rien ne m’intéresse plus, excepté de donner la même chose aux amis qui me semblent prêts, c’est-à-dire aspirant à l’absolu, prêt à tout sacrifier pour lui. Et vous êtes l’un des premiers à qui j’ai pensé.

Lilian connaît désormais une « nouvelle torture », celle de ne pouvoir faire bénéficier ceux qui l’entourent de l’expérience qui bouleverse définitivement sa vie.

Les gens souffrent autour de moi ; trois saints que je connais peuvent leur donner plus qu’ils n’osent demander, mais ils ne veulent pas. Ils se cantonnent dans leurs désirs limités, leurs soucis mesquins ; ils veulent toujours moins que ce qu’on peut leur donner. C’est là le drame humain, au fond les hommes n’aspirent pas trop haut, ils veulent trop peu…

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Et pourtant, après son expérience à Hardwar un nouvel espoir était né, celui de pouvoir donner la paix à ceux qu’elle aimait.

Avant je pouvais faire si peu pour les autres en dépit de tout mon désir. J’avais honte du manque d’efficience de mon amour, de la stérilité de ma sympathie. Maintenant je me repose sur mon amour, ce n’est plus le mien seulement, c’est Brahman qui est responsable, car il a à infuser en lui l’efficacité.

Mais elle eut une expérience douloureuse à l’occasion d’une lettre qu’elle adressa à une amie de l’Institut de Civilisation Indienne qui eut l’indiscrétion de faire circuler la lettre parmi ses collègues. Son enthousiasme et son émerveillement pour la vie qui s’ouvrait à elle suscitèrent des réactions bornées et la compromirent définitivement.

J’ai reçu des lettres de France qui me sont désagréables. Je voudrais n’avoir jamais écrit cette lettre à propos de mes expériences, car beaucoup l’ont lue à la Sorbonne et discutent à mon sujet. C’était une lettre tellement personnelle uniquement destinée à l’amie qui était avec moi en Inde. Je serais bien malheureuse de tout ce chahut et j’aurais été terriblement blessée si je n’étais pas si indifférente maintenant. Mais peut-être l’une de ces nombreuses personnes qui ont lu ma lettre sera vraiment intéressée. C’est ma seule consolation… Devrai-je cesser de parler et d’écrire à propos de ce que je vis vraiment ?

Je suis venue en Inde…

L’année 1950 se situe au centre de la vie de Lilian, elle a quarante-deux ans et elle vivra encore quarante-trois ans. Cette année est décisive : elle marque l’entrée dans une vie totalement autre, abolissant le passé :

Maintenant j’oublie tout, écrit-elle, il n’est plus de passé pour moi et cet effort que je fais vers le passé est une torture, c’est tellement loin !

C’est alors que le guru lui demande de faire en public le point sur sa vie, ce qui l’étonne et suscite ses protestations :

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Je vais devoir parler à de nombreuses personnes en février ; je déteste cette idée. J’avais refusé et je vais essayer de refuser encore, mais je crains que mon guru ne l’exige. J’essaierai en attendant de gagner la faveur de Dieu par égard pour le silence.

Mais Lilian n’a pu esquiver ce qui lui paraissait une tâche impossible et elle nous a laissé le texte de ce témoignage public /1 :

« Je suis venue en Inde pour acquérir deux choses essentielles : silence et oubli, silence parfait de toutes les facultés, esprit, cœur, etc., et oubli complet de mon moi limité. Et, paradoxe redoutable, celui qui me donne ces deux [choses] m’a demandé aujourd’hui de parler et même de parler en public de mon moi.

Je dois dire quelques mots au sujet de mon passé, car je pouvais trouver seulement ce que je cherchais alors que j’ai trouvé beaucoup plus que ce dont j’ai rêvé. Dès mon enfance je n’avais d’intérêt que pour l’absolu.

Je n’avais pas dix ans que je m’émerveillais et discutais du problème le plus important pour moi, celui de la grâce. à cette époque, je lisais l’Ancien Testament de la Bible encore et encore, comme d’autres lisent les livres d’aventure. La seule aventure qui m’intéressait était comment atteindre Dieu.

De quinze à vingt ans, j’avais décidé d’abandonner le monde et d’entrer dans un couvent chrétien où le renoncement est le plus dur et la contemplation la plus élevée, mais je devais attendre, ma famille y étant opposée. Alors j’ai étudié la philosophie, non en vue des examens ou pour le plaisir de l’esprit, mais j’essayais de vivre et de ressentir la plupart des systèmes philosophiques : Platon, Plotin, Spinoza par exemple.

Avant vingt ans je perdis toute foi en un dieu personnel et en la religion chrétienne bien que restant ardente dans ma recherche d’une voie conduisant à l’Absolu.

Après avoir étudié les philosophes et mystiques occidentaux, je me tournais vers l’Orient quand j’avais vingt ans

/1. Le texte rédigé en anglais a été traduit.

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et commençait une thèse sur la philosophie indienne. Je dus apprendre sanskrit, pali et avestique.

J’étais d’abord attirée par les vedântin, Sankara, Râmânuja et les Upanisad. Après quelques années, je découvris le bouddhisme et donnais mon cœur au Bouddha, à Nagarjuna, Asanga, en qui je trouvais les meilleurs des maîtres. J’étudiais aussi Rg et Atharva veda et les Brâhmana pendant de nombreuses années et pendant la guerre je consacrais une part de mon temps à la philosophie Trika, système sivaïte fondé sur de très anciens Tantras, également nommée philosophie du spanda, philosophie des vibrations, entièrement fondée sur les expériences mystiques du yogin.

En même temps j’étais aussi intéressée par les anciens textes persans comme les Avesta, les Hymnes (gatha) de Zarathoustra et j’avais un amour profond pour le taoïsme qui est la meilleure expression du mysticisme chinois. Mais je n’ai jamais été attirée par la culture arabe, c’est pourquoi je connais très peu le soufisme.

J’ai traduit Pancadasî, Aitareya Upanisad, j’ai écrit deux livres sur la philosophie Trika et j’ai terminé ma thèse sur « Cause et durée », du Rgveda, Brâhmana au bouddhisme inclus. Dans ce travail je voulais montrer après les bouddhistes que chaque chose est momentanée et que la durée est notre propre création. Le Bouddha aussi bien que les autres mystiques, m’a enseigné que le moment présent est la seule chose réelle : dans l’instant présent, nous vivons, nous mourons, nous sommes efficients. La création du passé et du futur est la source de notre souffrance. Nous gâchons notre vie uniquement en nous tournant constamment vers le passé, le regrettant, ou vers le futur, dans une attente perpétuelle et nous ne vivons pas et n’agissons pas en vue de notre libération dans le moment vraiment présent. Le temps est une structure, un samskãra , nous savons comment nous le créons sous l’impulsion du désir, par notre dynamisme mental. Le problème était alors de détruire toutes ces structures, de retourner à l’enfance, de vivre dans le présent.

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Ainsi, longtemps avant de venir ici, je savais jusqu’â la moelle des os qu’atteindre l’absolu serait aller au-delâ de tous les concepts, de tous les samskâra et vikalpa , qu’aucune pensée aussi élevée soit-elle, qu’aucune philosophie ne m’aiderait, en aucune façon, à atteindre mon but. Selon Nâgârjuna et saint Jean de la Croix, notre meilleur mystique, je savais que seul un être débarrassé de tous les modes pourrait atteindre un dieu sans mode.

Durant ces dures années d’études, j’ai toujours refusé de me marier, je voulais rester libre. Je ne pouvais tolérer le moindre obstacle sur mon chemin vers l’absolu. En Occident je rencontrais quelques personnes de tendance mystique, mais aucune n’avait une expérience directe, en dépit d’un vif désir.

Quand je vins en Inde il y a deux ans, j’avais très peu espoir de trouver un guru, car je n’exigeais pas seulement perfection et grandeur, mais je cherchais quelqu’un qui soit au-dessus de toute religion et croyance, qui ne soit pas un philosophe, pas un vedântin, qui admire Bouddha et Jésus-Christ comme je le faisais, à cause de leur amour universel. Je voulais que mon guide ait renoncé à tout, bien que vivant dans le monde, il ne devait avoir aucun préjugé concernant purification, nourriture ; être au-dessus de toutes sortes de rituels et adoration d’idoles. Mais comment trouver un tel homme en Inde !

Je voulais aussi ce que la philosophie Trika nomme samâdhi dans le monde, unmîlanasamâdhi, extase avec les yeux ouverts et cela dès le tout début. Malgré mon admiration pour le Raja yoga de Patanjali, je refusais de pratiquer asana, prânâyâma, japa car je mets la vie spirituelle à un trop haut niveau.

Dans mon cœur aussi j’avais aussi un désir fou : réaliser l’absolu par ce que le sivaïsme du Kasmïr nomme « anupaya », qui est au-dessus de tout moyen de libération (moksa) ; cela vient sans effort aucun, spontanément à travers la grâce de Dieu et du guru. Car si je venais en Inde c’était dans l’espoir de trouver un tel guru. Je ne cherche aucun enseignement oral, je pourrais le trouver dans les livres, tantras et autres, bien plus et bien mieux dit que par tout être vivant.

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Vous voyez, je savais exactement ce que je voulais et je n’allais faire aucune concession : soit j’allais rencontrer, par une merveilleuse Providence, un tel homme ou une telle femme, soit je n’aurai pas de guru.

Quelque chose devait m’aider dans mon choix : depuis mon enfance j’étais vivement intéressée par l’étude des gens : j’ai fait beaucoup de recherches en psychologie à l’aide de la graphologie, de la morphologie, etc. D’après la voix, la démarche, l’écriture, je pouvais avoir une connaissance de la personne en peu de temps et voir, par exemple sur un seul geste de la main, combien elle s’abandonnait profondément à Dieu. Je n’avais pas peur de prendre un homme ordinaire pour un saint, quelle que soit sa renommée ou sa beauté spirituelle.

Durant mes voyages en Inde et au Kasmîr, j’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de leurs hommes très renommés. Mais je fus tellement déçue par eux. Les meilleurs étaient bons, paisibles, mais ils n’avaient rien à donner à leurs disciples, si ce n’est de bons conseils. D’autres étaient seulement ardents à m’enseigner asana, prãnãyãma. Quelques-uns étaient hautement intellectuels, mais avaient très peu d’expérience mystique. D’autres essayèrent de me tenter en m’offrant des siddhi. Pãni Maharaja me montra un asana, posture difficile, il disait que, grâce à lui, on pouvait réaliser Dieu en une demi-heure. Ainsi au cirque, les acrobates n’y manqueront pas. La plupart d’entre eux furent si vains, si orgueilleux que je les ai testés de différentes manières, et ils ont aussitôt montré leur insignifiance et leur manque de perfection.

Au Kasmîr, Lakshman Brahmacarin m’a aidée à expliquer quelques problèmes difficiles de la philosophie Trika. C’est un bon érudit ainsi qu’un yogin. J’ai essayé prãnãyãma sous son contrôle et j’ai réussi à produire chaleur et lumières brillantes qui n’ont jamais disparu depuis. Mais il n’était pas un guru, car il lui manquait le pouvoir de donner sãnti [paix] et samadhi. Un jour, pendant six heures j’ai fortement essayé de me concentrer, mais je n’ai jamais pu arrêter trois minutes l’activité de mon esprit. Durant ces cinq mois où j’habitais seule dans la montagne, je n’obtins aucun résultat.

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Avant de venir à Kanpur le problème pour moi était de réaliser l’état mystique appelé Brahman à travers une parfaite concentration de tout l’être telle qu’on la trouve dans l’éternuement — ce que disent les tantras du Nord, pas moi — ou dans une fuite désespérée, quand vous êtes poursuivi par un éléphant fou ou dans un accès de colère, et aussi au paroxysme de l’amour. Les Tantras disent que celui qui est toujours ardent à chercher le Brahman pourrait le réaliser si sous le coup d’une émotion d’une telle violence, il en oublie la cause. Je pouvais essayer seulement l’éternuement ou la rencontre de bêtes sauvages comme il y en avait beaucoup près de ma cabane durant la nuit, mais je n’y arrivais pas.

C’est par un miraculeux concours de circonstances que je vins à Kanpur et à l’encontre de ma volonté — Kanpur, ville sans université, n’offrait pas d’intérêt pour mes recherches — ainsi je vins ici pour quelques jours en passant par Lucknow. Puis je rencontrai un homme que j’aimai chèrement dès le premier regard, Gandhiji, et il me promit de me conduire à la maison où un très grand saint avait vécu. Je n’étais pas ardente à y aller, car il avait parlé d’une école de soufis.

La première fois que je suis venue ici avec lui, ce fut seulement pour une demi-heure. Deux choses sont arrivées. J’oubliais entièrement d’observer, voire même de jeter un regard au guru qui était assis lâ, silencieux. Je sentis en quelque sorte que la concentration était plus facile, même si je pensais que c’était une illusion de ma part. Mais j’aimais la qualité du silence.

Quelques jours après je revins pour voir la photo et les écritures du saint et de son guru. J’étais sceptique, vivement critique, comme les Français le sont habituellement. Mais quel fut mon étonnement quand je vis le visage de Chachaji/1 ! Il avait ce que j’appellerai la touche divine, je veux dire qu’une main mystérieuse avait façonné, malaxé sa chair de l’intérieur de telle sorte que pas une parcelle n’avait échappé au pouce du sculpteur ; je trouvai la même chose sur les visages de mon

/1. Père de Radha Mohan, cf. chapitre : Chachaji.

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guru et de son frère aîné, plus tard sur celui du grand soufi. Ce jour-lâ également me furent montrées l’extraordinaire écriture de Chachaji, l’étonnante de son frère, la merveilleuse du soufi, et il y en avait aussi d’autres que j’admirais beaucoup.

J’avais étudié au British Museum et dans les livres, les écritures des hommes les plus illustres du monde, mais jamais je n’en ai vu une de la grandeur de celle de Chachaji. Elle révèle une telle immensité et générosité de cœur, une humilité, une simplicité et un silence dont je n’ai jamais rêvé. En lui toutes les structures sont tombées, il a perdu toute limite et quel dynamisme associé à la profondeur de la paix ! Mais au moment où vous saisissez combien exceptionnelle est sa personnalité, vous prenez conscience qu’il l’a perdue et que c’est vraiment cette perte qui fait sa grandeur.

Ces choses, vous les savez mieux que moi, car vous les avez vécues avec lui, mais j’ai un avantage sur vous, je peux le juger en toute objectivité et bien que je ne l’aie jamais vu, je peux me perdre ou m’immerger en lui. De même que l’être entier d’un homme est dans le mouvement de sa main, de même il est dans ses paroles, dans son silence et dans son sourire.

Aujourd’hui j’ai pleine confiance, pleine foi dans la famille de mon guru, et dans le guru de mon guru. Mais j’avais d’abord à tester celui qui est maintenant mon guru. Je l’ai taquiné plaisantant au sujet de son dieu… j’ai essayé tellement de choses, mais il a un profond sens de l’humour, condition importante, car cela signifie qu’une telle personne ne vit pas sur le seul plan de la réalité [ordinaire].

Durant une quinzaine de jours je suis venue chaque jour avec mes tours ou mes farces diaboliques. Puis, rien de plus ne semblait arriver : peut-être une certaine paix. Ensuite je dus partir, un peu à contrecœur, pour la grande mela de Hardwãr. Pendant les deux premiers jours je prenais plaisir à la mela, et je pensais que j’allais écrire à son sujet, mais le troisième jour, j’étais perdue dans la forêt, je ne voyais rien de la mela car une nouvelle vie commençait pour moi, je n’oublierai jamais ce jour, le vrai jour de ma naissance.

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Le matin je nageais au milieu du Gange, puis tout désir de nager m’abandonna et j’allais à la dérive dans le puissant courant. Je devins alors consciente, pour la première fois de ma vie, que l’eau coulait et cela me sembla étrange. Je compris seulement plus tard que depuis ce moment-lâ je ne « coulais » plus moi-même. Je pus atteindre le bois sur la rive, mais j’étais incapable de m’habiller.

J’essayais de me coiffer, mais dans un effort désespéré, je cassais le peigne. Puis je restais pendant des heures sans bouger, un morceau de peigne à la main, à moitié nue et m’émerveillant, m’émerveillant dans cette nouvelle paix (sãnti). Et la douceur du contact avec mon propre soi était telle que je perdis conscience de tout le reste.

Durant quinze jours et quinze nuits, je parcourais la forêt de Hardwãr, mon sari tout déchiré, dormant sous les arbres, mangeant ce qu’un sannyãsin nu me donnait, oubliant tout ; j’étais complètement ivre et à moitié perdue. Je n’étais jamais fatiguée, je n’avais ni faim ni soif. J’essayais de me cacher sous les blancs buissons épineux. Mais j’étais toujours dérangée par des sãdhu et des pèlerins. Je n’oublierai pas non plus la bonté des très pauvres. Ils me trouvaient durant la nuit quand j’étais si loin, ils m’amenaient sous leur tente quand il pleuvait. Dormant sous un arbre je sentis lâ, dans la nuit, pour la première fois et seulement pour quelques secondes, cette merveilleuse félicité que vous nommez ãnanda . Je revins à Kanpur, durant quelques semaines, mon guru me fit vivre quelques états mystiques comme dhyana, samadhi, mais à vol d’oiseau.

Ici je voudrais m’arrêter, car ma tâche devient impossible. Pour ceux qui ont traversé des expériences similaires quelques suggestions suffiront. Mais pour ceux qui ne l’ont pas fait aucun de mes mots ne leur en donnera une idée. Je laisse de côté l’essentiel, car c’est au-delâ des mots et je jouerai seulement avec de petits détails ou symptômes, incapable que je suis de poser le doigt sur ce qui en est le cœur.

Je n’ai qu’un seul désir, le silence, mais je suis forcée de parler et d’écrire. Aussi je continue à parler. Pendant les premières

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semaines, je restais encore pendant des heures sans bouger un cil, parfaitement satisfaite ; moi qui auparavant ne pouvais rester cinq minutes sans travailler. Douceur, délicieuse paix ou sãnti sont les caractéristiques de cet état. Mais sãnti n’est pas la paix du monde, c’est un nouvel état d’être, difficile à imaginer, difficile à décrire. Ce n’est pas seulement l’absence de soucis, mais quelque chose de tout à fait positif, vous êtes parfaitement rassasié avec le vrai vide que vous sentez en vous, vide ou plénitude, sünyatã ou pürnatã, ce qui revient au même. En comparaison de cela rien n’importe, vous renoncez spontanément aux joies de ce monde et il n’y a pas de mérite à cela, vous ne pouvez faire autrement. Puis prãnayãma viendra d’une façon naturelle. Vous baignez dans la vie spirituelle sans le moindre effort, en dépit de vous-même parfois.

Deux choses frappantes arrivèrent durant ces premières semaines : d’abord, des coups au cœur comme si les hrdguhã , les cavernes du cœur, étaient creusées et qu’une immense présence les emplissait ensuite, mais trop immense pour être saisie. La seconde chose étaient des vagues de félicité, mais tellement excessives que je ne pouvais les supporter plus d’une seconde. Et les vagues se succédaient pendant deux heures. J’avais à bouger, sauter, à tout prix pour m’en débarrasser, car si la première seconde était merveilleuse, la suivante était une blessure.

En juin, je partis pour Mussoorie, mais je perdis lâ-bas la paix que j’avais depuis avril, depuis Hardwar. De nouveau, j’étais dans un état ordinaire d’esprit, ma paix partie. La misère de la vie me revint en dépit de l’affection de mes amis, je ne pouvais me concentrer. Durant la nuit j’avais plus de rêves et de cauchemars alors que je n’en avais eu aucun les trois mois précédents.

Une fois, au cinéma, je me sentis à nouveau dans l’état de sãnti, et je ne vis rien du beau film. Mais cet état disparut. Si je n’avais eu aucun espoir d’éprouver à nouveau cette paix, je me serais sans doute suicidée, car si vous y goûtez une fois vous ne pouvez vivre ensuite sans cela.

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En juillet, je vins à Delhi et bien que je fusse loin de lui, mon guru me remit en sãnti et de merveilleuses expériences nouvelles commencèrent. Je sentis quelque chose que j’appelais vibration ou spanda en sanskrit, selon le sivaïsme du Kasmîr. C’est comme un fourmillement ou un léger courant électrique. Et depuis lors, je suis la plupart du temps à moitié endormie, ivre, plongeant profondément, parfois avec ces vibrations se diffusant dans tout le corps. Leur rythme varie, en présence de mon guru elles sont extrêmement intenses. Quand je suis loin de lui, elles m’emplissent généralement de félicité. Cette félicité ou ãnanda vient aussi, peu importe où et quand : durant le thé, en faisant des courses, sur le fauteuil du dentiste, à l’improviste et je n’ai aucun moyen, aucun désir de l’éviter, je suis absorbée en elle, inconsciente de ce que les gens disent, pensent, font. Cela me fait mal si l’on me secoue.

Mais depuis quelques jours j’ai remarqué un important changement : même quand je parle. ris, cours, je sens cette félicité, non pour un long temps peut-être, mais elle est lâ, en dépit des activités mondaines et aussi puissante que quand je m’allonge tranquillement.

Je sais bien que je suis au seuil de la vie mystique, et ce que j’ai éprouvé pendant dix mois n’est probablement rien comparé à ce que j’expérimenterai. La chose la plus frappante est qu’aucun effort de ma part n’a été requis.

Mon guru ou son dieu a tout fait. Et quand je lui demandais au début « Que ferai-je ? » il répondait toujours : « Ne faites rien, tout vous sera donné. » Et le miracle s’est produit.

Deux obstacles principaux se rencontrent dans la vie du mystique qui lutte seul pour la perfection. Il ne peut se concentrer sur Dieu tout le temps, je veux dire à chaque seconde (ksana ) de sa vie, comme il le désire, parce que son esprit est en constante fluctuation durant le jour et inconscient dans son sommeil durant la nuit. Dans l’agitation et le sommeil, vous éprouvez très vivement les profondeurs de la misère et des insuffisances humaines, et aucun effort ne peut y apporter remède.

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Mais à Kanpur, ici dans cette maison même qui est le nâbhi (nombril) du monde, aucun besoin de concentration n’est requis : vous êtes si absorbé en vous-même que si un effort est requis c’est de devenir conscient du monde extérieur. Par exemple, comment coordonner les plus simples pensées, comme acheter du pain et ne pas oublier de le payer. La nouvelle tâche qui s’offre à moi est comment rester consciente par moments (at times) et mon guru ne va pas m’y aider, m’a-t-il dit.

Quant à l’autre infortune humaine, le sommeil, je connais un temps où le sommeil ordinaire peut être évité, car il m’est arrivé, quoique exceptionnellement, de rester un jour et une nuit, dans un sommeil spécial, le nidra du yoga, je veux dire, toujours consciente et jamais fatiguée.

Comme il reste du temps parlerai-je de quelques états singuliers ? Par exemple de celui que j’appelle akâsânanta, l’infinité de l’éther : ce n’est pas du tout une étape (stage) a dit mon guru, mais le Bouddha l’ayant mentionné comme le premier samãpatti , je dirai quelques mots à ce sujet.

Pendant des heures vous flottez dans l’espace et c’est comme si l’éther du cœur, ãkasa, se perdait à jamais dans le grand éther. Ceux qui croient à la lévitation ont tout simplement traversé cet état, mais je savais que je n’errais pas dans le monde astral comme un de mes amis pense qu’il le fait quand il est dans cette disposition, car comme j’avais des briques sous (les pieds de) mon lit, j’aurais flotté avec les pieds plus haut que la tête !

â certains moments aussi, la nature et le monde extérieur apparaissent si parfaitement immobiles et paisibles, comme revenus à la quiétude primordiale. à d’autres moments, le monde me semble comme plein de félicité (ânanda), quand j’en suis moi-même remplie, je ne suis que masse de félicité, ghana, comme c’est écrit dans les Upanishad, il n’y a ni intérieur ni extérieur.

Quelque chose de frappant également est que la différence entre le corps et l’âme disparaît au moment où l’activité de l’esprit s’arrête. La félicité que vous ressentez n’est pas moins sensuelle que spirituelle : c’est indifférencié et c’est très important.

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Parlerai-je également de ce doux tourbillon qui vient parfois avant le samadhi ? Il y a immensité en lui : je suis incapable d’en dire plus à ce sujet. Incapable également de dire un mot sur les plongées. Comment l’exprimer ? Tour du grand magicien ! Et aussi beaucoup de choses singulières, comme les expériences de télépathie…

Dans le passé, depuis l’enfance j’avais des émotions extraordinaires que je ne pouvais pas oublier, car je ne pouvais pas les expliquer. Par exemple quelqu’un, quelques années auparavant, me donna la définition du sens de « soufi », laine, et il me parla à [ce] propos de la chaleur et de la douceur que cela implique et j’en étais extrêmement émue/1.

Mon guru m’a dit la même chose par la suite et je compris alors mon sentiment. Dans un rêve de ma jeunesse, je vis aussi la merveilleuse écriture du grand soufi. Quand je le vis, c’était comme si je connaissais déjâ auparavant chacune de ses expressions, les moindres inflexions de sa voix/2. Et d’autres choses également, même plus frappantes. Il n’y a pas seulement une transformation dans les fonctions du corps, mais aussi sur le plan moral, sur le plan du caractère, et ce n’est pas sans signification que vous devenez patient et que votre amour pour les autres augmente.

Que de fautes ai-je faites en anglais, car je ne suis pas anglaise, mais cela n’a pas d’importance. Si j’étais une gentille sisya , je dirais combien je suis reconnaissante à mon guru, mais je ne le ferai pas, car j’ai détesté cet exercice oral qu’il m’a imposé. Et de plus, il ne mérite pas de remerciement, car c’est son Dieu qui opère à travers lui. Ce Dieu, je ne peux le remercier, car je ne l’ai pas réalisé.

Où suspendrai-je (raccrocherai-je) mon immense gratitude ? à Chachaji ? /3 »

/1. Cf. chapitre : Enfance et jeunesse, Notes sur les « trous ».
/2. Cf. infra : Le soufi
/3. Cf. infra : Chachaji

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Les Maîtres de la lignée

« C’est le miracle et la vocation des grandes lignées mystiques que de conserver, de siècle en siècle, l’accès aux courants divins et leur maîtrise. Miracle insondable que cette succession de disciples qui s’effacent les uns après les autres, se perdent les uns dans les autres, s’évanouissant dans les puissants courants dont ils assurent la permanence et conservent la pureté, les tenant inlassablement à la portée de ceux qui les reconnaissent à travers eux. » /1

Huzur Maharaj/2

[Samãdhi de Huzur Maharaj à Raipur (Uttar Pradesh, Inde)]

Maulana Fazal Ahmed Khan (Huzur Maharaj) appartenait à l’ordre Naqshband/3 et se rattachait aussi à deux grands soufis :

1.Le Maître Spirituel, p.268, Hermès N° 3 Nouvelle série.
2.1857-1907
3.Baha-ud-din Nagshband Bukhari : 1318-1389

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Mujaddidi/1 et Mazhari/2 qui vécut à Delhi. Tous deux, grands pionniers, firent œuvre nouvelle dans cette voie.

Huzur Maharaj eut pour disciple principal et aussi héritier Hazi Maulana Abdul Ghani Khan Saheb/3. Huzur Maharaj fut un des rares soufis, le premier peut-être qui choisit comme « députés » deux frères, le père et l’oncle du guru, Raghubar Dayal (Chachaji) et Ram Chandra (Lalaji) appartenant à une famille hindoue, et donna même l’adhikara à l’aîné sans lui demander de se convertir à l’Islam, ce qu’il aurait volontiers accepté.

Maulana Fazal Ahmed Khan avait un frère qui vécut jusqu’â quatre-vingt-huit ans, mais tellement absorbé en Dieu qu’il ne pouvait aider personne. Les foules allaient pourtant vers lui, il donnait l’enseignement musulman classique, ce qui libérait son frère qui se consacrait à quelques disciples seulement.

Le guru du soufi [Huzur Maharaj, guru d’Abdul Ghani Khan] était si strict que si une seule fois on lui désobéissait, c’était fini. S’il disait « asseyez-vous ici en face de moi » et si par égard pour lui on ne le faisait pas, alors c’était fini, car au moment où il donnait l’ordre, il y avait des vagues, un flot d’amour. Mais le soufi, bien que strict, n’était pas de ce type. Quant au père du guru (Chachaji) peu importait, il transformait la personne et engendrait en eux obéissance, foi et fidélité. (notes de Lilian)

Anecdote : Huzur Maharaj et la prostituée/4

Parmi nos condisciples, il y avait une jeune personne qui, en plus d’assister au satsang d’Huzur Maharaj, avait l’habitude de rendre visite à une dame (a lady) dans une maison de prostitution. Des amis portèrent ces faits à la connaissance d’Huzur Maharaj. Il leur dit de l’informer la prochaine fois que le jeune

/1. Le « rénovateur », Ahmad al-Faruqi al-Sirhindi (1564-1624).
/2. Mirza Mazhar Jan-i Janan (1699-1781).
/3. Le maître du guru de Lilian, Radha Mohan.
/4. Extrait de Autobiography of a sufi (p.55, 56), Ed. Sh. Dinaysh Kr Saxena Ji.

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homme irait rendre visite à la dame. La fois suivante lorsque le jeune homme alla rendre visite à la dame, Huzur Maharaj en fut informé. Huzur Maharaj prit un bain, changea de vêtements, se parfuma et se dirigea vers la maison de prostitution avec les autres disciples. C’était une petite localité et la dame aussi connaissait Huzur Maharaj. Elle fut surprise de voir Huzur Maharaj qui lui demanda de chanter. Elle chanta des chants qui, d’après elle, pouvaient intéresser Huzur Maharaj. Après avoir écouté les chants, Huzur Maharaj se renseigna sur ses tarifs pour la nuit et la paya. Huzur Maharaj avait à l’époque autour de soixante ans. La dame et tous les autres étaient stupéfaits de voir un tel saint rester dans une maison de prostitution pour la nuit. Huzur Maharaj cependant demanda aux autres de s’en aller. Lorsque tout le monde fut parti, Huzur Maharaj dit à la dame : « Pour cette nuit vous êtes à mon service et il vous faudra obéir à tout ce que je commanderai. Je n’aime pas vos bijoux, enlevez les d’abord et prenez un bain. » Huzur Maharaj avait emporté des vêtements de sa femme qu’il demanda à la dame de mettre après le bain. La dame obtempéra. Après cela, Huzur Maharaj lui demanda d’adresser avec lui cinq prières (cinq Namaz) (au Seigneur). La dame pensa pendant un moment aux ennuis qu’elle s’était attirés en acceptant l’argent puis dit à Huzur Maharaj qu’elle ne savait pas prier. Huzur Maharaj lui répondit : « Vous êtes à mon service cette nuit et vous devez faire ce que je vous dis. Peu importe que vous ne sachiez pas comment adresser les prières. Répétez ce que je fais. » Elle commença à imiter Huzur Maharaj. Lorsque Huzur Maharaj posa sa tête sur le sol (en sidja), elle fit de même.

â ce moment-lâ, Huzur Maharaj pria : « O Tout-Puissant, avec Votre grâce bienveillante j’ai conduit cette dame jusqu’â ce point. Maintenant c’est entre “Vous” et elle. » Huzur Maharaj quitta ensuite les lieux et rentra chez lui, mais la dame était figée dans cette posture. Toute la nuit elle resta dans cette posture. Le matin sa mère la réveilla. Elle ouvrit les yeux, déconcertée. Elle regarda à l’entour et dit à sa mère : « Tout ce que j’ai pu gagner pour vous, je vous l’ai déjâ remis. Vos bijoux

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sont posés lâ. Ces vêtements ne sont pas à vous et maintenant je m’en vais. »

Il y avait un margousier devant la maison d’Huzur Maharaj. Vers onze heures du matin, elle vint et s’assit sous l’arbre. Huzur Maharaj l’aperçut et dit à sa femme de la faire entrer et de lui donner quelque chose à manger. Lorsqu’elle eut fini sa nourriture, Huzur Maharaj lui demanda si elle voulait sortir de cette vie et mener à l’avenir une vie de piété. Elle accepta immédiatement. Alors Huzur Maharaj lui demanda de prier le Tout-Puissant pour le pardon de son passé et il appela le jeune homme et lui demanda s’il aimait la dame et souhaitait l’épouser. Huzur Maharaj les maria ensuite et les initia tous les deux à l’ordre.

Le soufi/1

[Samãdhi d’Abdul Ghani Khan à Bhogaon (U P. Inde)]

Le soufi Hazi Maulana Abdul Ghani Khan Saheb /2 fut le disciple principal et l’héritier de Huzur Maharaj Fazal Ahmad Khan Raipuri. « C’est un des êtres les plus extraordinaires que l’on puisse rencontrer » écrit Lilian.

Il rayonnait de bonté, sa voix nuancée, douce et mélodieuse, possédait un charme étrange. Il était d’une grande beauté dans sa jeunesse et avait conservé cette grande beauté en dépit de ses quatre-vingt-six ans :

Un front prodigieusement haut et large, comme je n’en ai jamais vu sans qu’il y ait déséquilibre avec le bas du visage à cause de sa barbe blanche très fournie, des traits arabes fins, très ciselés, les yeux clairs, gris, je pense, le teint aussi clair que celui d’un norvégien, une épaisse barbe blanche, une figure

1. Terme employé par Lilian pour désigner le maître de son guru, qu’elle nomme aussi « le grand soufi ».
2. 1867-1952

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pleine et sans ride bien que son corps fût émacié quand je l’ai vu pour la première fois en 1950.

Quant au guru, il disait : « Il était si beau, que les gens laids qui venaient près de lui devenaient beaux. » Son irradiation mystique était si intense que même quand il était âgé et malade il était difficile au guru de la supporter. L’affaiblissement corporel n’affectait nullement son exceptionnelle puissance mystique. « Plein de pouvoirs de la tête aux pieds » disait de lui le guru.

Après avoir été très riche dans sa jeunesse, il avait distribué tous ses biens aux pauvres et vivait dans une maison blanche de terre battue à Bhogaon, antique cité qui fit concurrence à Delhi dans les siècles passés, mais n’est plus qu’un bourg plutôt pauvre. Après des études brillantes, il fut longtemps directeur d’école puis promu inspecteur.

Sa mission fut uniquement de former des maîtres, l’oncle et le père du guru, le guru, son frère et son cousin. Il décourageait les tièdes, les non ardents, parlant affaire et se montrant aussi peu spirituel que possible, déclarant : « Je ne connais rien à la vie mystique, mais j’ai entendu parler de deux frères [l’oncle et le père du guru], allez donc les voir. Ce sont des saints. Quant à moi, je ne sais rien, je ne peux que donner des mantras ou expliquer des textes. » Quel n’était pas l’étonnement de ces personnes quand elles voyaient les deux frères témoigner un grand respect au soufi. Ne restaient que les rares personnes qui voulaient vraiment ou qui avaient confiance… celles qui recevaient.

Rares étaient son dévouement et sa délicatesse. Aveugle, il « voyait » tout, il savait tout. En 1950, invité chez le guru, il refusait la tasse de thé qu’on lui offrait tant que les autres visiteurs n’étaient pas servis et il dut attendre longtemps pour son seul repas journalier, en dépit des protestations.

Jamais malgré des efforts réitérés, on ne réussit à prendre une photo de lui. Bien des gens ont essayé, quand il était assis au milieu de professeurs et d’élèves son fauteuil restait vide sur la photo, il en était tout étonné : « Quel est ce manque en moi qui ne me permet pas d’apparaître ? », s’étonnait-il.

Lilian raconte :

Le guru me disait que son guru, le grand soufi, avait une particularité extraordinaire qu’on ne trouve pas chez les autres grands saints : il n’était jamais recueilli ou en extase apparente, mais toujours actif, bavard, d’une exquise politesse, ne pensant jamais à lui, mais aux autres, tellement plongé dans la vie journalière que la plupart des gens qui affluaient vers lui retournaient désappointés.

Mon guru a le même idéal, mais on devine son extase à ses yeux et, souvent, il s’arrête, ne pouvant plus parler. Voici ce que je veux dire : il est en extase et récite une poésie hindi. Si je l’interromps et le force à une troisième activité, il sursaute, ne comprend pas ce que je veux dire, ne peut que difficilement sortir de son extase : je lui fais du mal. Ses yeux sont fixes… alors seulement, je m’aperçois qu’il était en extase.

Chachaji/1

M. Bhitnagar, professeur, voisin du guru, disciple de Shri Chachaji, m’écrit :

« J’ai fait l’étude de l’histoire familiale de Shri Chachaji, mais je ne l’ai pas actuellement avec moi. Je me souviens seulement que ses ancêtres étaient au service des empereurs moghols à Delhi et qu’ils ont émigré dans le district de Mainpuri, village de Bhogaon, au cours du dix-septième siècle. La famille possédait un immense domaine qui n’a cessé d’être partagé à chaque génération, mais l’on dit qu’il était encore bien vaste du temps du père de Chachaji.

â peu près au moment de la Mutinerie (1857-1858), Chaudhary Har Baksh Ray, le père de Chachaji partit pour Farrukhãbad où il devint le Superintendant de l’octroi municipal. Il eut deux fils : Ram Chandra, connu sous le nom de Lalaji Maharaj, et Raghubar Dayal, connu de nous plus tard sous le nom de Shri Chachaji.

Chaudhary Har Baksh Ray partageait les goûts des gens fortunés de son époque, il avait une concubine. Les deux garçons étaient profondément attachés à leur mère, qui était une femme très pieuse, aimant le Ramayana, et c’est à travers elle qu’ils eurent leur premier contact avec la vie religieuse.

Les garçons ont reçu leur première éducation en persan dans une “maktab” (ou école “maulvi”), et ensuite à la “Mission School” de Farrukabad. Shri Ram Chandra étudia jusqu’au cours moyen et Shri Chachaji étudia encore moins

/1. Raghubar Dayal, dit Chachaji (1873-1947), père du guru.

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longtemps dans cette école. Le frère aîné fut marié à l’âge de onze ans et après le départ à la retraite de son père, il rejoignit le “Collectorate” local avec un salaire de dix roupies par mois. Après la mort de son père en 1893, la charge de subvenir aux besoins de la famille retomba sur lui, aussi son plus jeune frère (Shri Chachaji) grandit-il sous sa protection.

Shri Ram Chandra entra en relation avec Maulana Fazal Ahmad Saheb, un guru de l’Ordre soufi “Naqshbandia”, quand il était encore étudiant, et fut formellement initié dans l’Ordre à l’âge de dix-neuf ans (en juin 1896). Il prit sa retraite en août 1928 et mourut d’un cancer du foie à une heure douze du matin le 14 août 1931.

La formation spirituelle de Sri Chachaji fut assurée sous la direction et l’attention de son frère aîné depuis le début : ce n’est qu’après le décès de son frère aîné qu’il commença à accepter des disciples. Cette école, dans sa forme actuelle avait donc été fondée par Shri Ram Chandra, et Shri Chachaji était le successeur de son frère aîné. Shri Chachaji parlait toujours de lui comme étant son guru, et du vivant de son frère il le traitait avec la plus grande vénération et lui manifestait une obéissance aveugle, dans toutes les affaires, grandes et petites, juste comme un disciple.

Chachaji rendit son dernier soupir le 7 juin 1947 à une heure cinquante de l’après-midi.

J’ai eu le bonheur de le rencontrer en avril ou mai 1937. Vous avez vu sa photo. C’était une personne grosse, de petite taille, le teint brun foncé marqué, la physionomie très expressive, surtout ses yeux qui étaient d’ordinaire perdus dans le vague, mais qui pouvaient exprimer chaque émotion très intensément.

Il avait une forte constitution, mais le 14 septembre 1937, il eut une attaque de paralysie qui le rendit invalide d’un bras et d’une jambe et causa d’autres infirmités dans son cerveau. Graduellement, toux persistante, angine de poitrine, constipation sévère, hypertension ont miné sa force naturelle et vu son âge, auraient dû le rendre incapable de faire son travail spirituel. Mais malgré tous ces maux, depuis tôt le matin, disons à partir

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de cinq [heures] environ jusqu’â peu près minuit, il était entouré de ses disciples, s’asseyant tout droit sur une chaise, un sofa ou sur son lit (sans appui), et pendant tout ce temps tawajjah , la transmission spirituelle, se poursuivait malgré les avis des médecins.

Personne ne l’a jamais vu être en colère ou impatient ou d’humeur à faire des reproches. Il ne se laissait jamais aller à critiquer d’autres personnes, croyances ou écoles. En réalité, il parlait rarement de personnes absentes si ce n’est pour en faire l’éloge ou s’en souvenir. S’il entendait de mauvaises nouvelles, cela évidemment le touchait. On ne pouvait observer aucune différence dans sa conduite et sa manière d’agir envers les plus humbles et les plus haut placés de ses disciples.

Les visiteurs se réunissaient matin et soir (de sept heures à dix heures et de dix-sept heures à vingt-deux heures) dans sa maison. Dans la matinée, après le satsang habituel, il y avait une conversation générale sur les personnes et les nouvelles du jour, et parfois, un upadesa (enseignement), si quelqu’un posait une question. Dans la soirée, tout ceci précédait le satsang après lequel la plupart des habitués rentraient chez eux vers neuf heures.

Il insistait sur :

- La présence quotidienne au satsang, au moins une fois par jour.

- L’écriture quotidienne d’un journal personnel.

- Mention de tous les événements qui sortent de l’ordinaire dans la vie du disciple ou dans sa sãdhana (pratique spirituelle) personnelle.

(Vous connaissez vous-même la méthode et le cours de la sãdhana.)

Le satsang quotidien et dhyãna étaient bien sûr une expérience unique pour ceux qui en ont bénéficié, mais même les débutants expérimentaient parfois une sensation de calme, de joie de vivre et d’exaltation après dhyãna. Beaucoup de gens ont fait l’expérience de couleurs de l’astral, de darsan (visions de gurus ou de divinités) et d’expériences plus grandes encore.

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Mais Chachaji disait toujours que ces expériences “sont des choses à côté” et à ne pas rechercher. Il qualifiait le dhyãna sans couleur “de pur Vedãnta”.

Il décourageait de lire des livres religieux sauf ceux qu’il prescrivait, ou de parler de visions et d’expériences spirituelles ou de s’en inquiéter. Ceci, sans aucun doute en vertu du principe bien connu que toute définition intellectuelle de l’Ascension de l’Esprit la limite et conduit à des notions seulement livresques, ce qui gêne le véritable progrès spirituel de la personne.

Souvent les conversations après le satsang étaient de joyeux échanges et la discussion s’étendait au monde entier, et presque rien n’était tabou excepté l’obscénité. Pratiquement tous les jours, Chachaji demandait à l’un ou l’autre dans l’assistance de dire des “histoires”, et les gens racontaient souvent des histoires drôles et gaies. Il joignait les siennes qui étaient très humoristiques. Mais, assez souvent, il parlait de son guru, et de son frère aîné pour expliquer le cours de la sãdhana, ou il parlait de leurs façons et de leurs manières d’être, de leur générosité, largeur de vue, tolérance et autres nobles qualités. Occasionnellement, on discutait de questions doctrinales, mais rarement. Il ne parlait jamais de lui ni de ses réalisations ou actions spirituelles.

L’impression dominante est celle d’un humble amoureux de Dieu qui dépendait uniquement de Lui en toute chose et qui n’avait pas de demandes spirituelles pour lui-même. Grand gardien de la tradition, il parlait respectueusement de tous les saints, quelle que soit la religion à laquelle ils pouvaient appartenir.

Une deuxième impression est celle de sa sensibilité. Le chagrin et le malheur de tout homme, les histoires de saints, même les récits imaginaires racontant des actes de bravoure, les souffrances imméritées, ou la foi en Dieu ou des situations du même genre remplissaient ses yeux de larmes abondantes. Je me souviens qu’il se répandait en pleurs lorsqu’on chantait en sa présence un chant de Surdas décrivant comment Krishna se défendait auprès de sa mère de l’accusation d’avoir volé du beurre dans les maisons avoisinantes.

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Il aimait écouter de la musique. Il était lui-même un joueur de tablas expert. Et lorsqu’on écoutait de la musique en sa présence, l’audience faisait parfois l’expérience d’émotions spirituelles enchanteresses, plus intenses qu’â d’autres moments.

Ceux qui se moquaient soi-disant de lui, l’honoraient et faisaient son éloge une fois qu’ils l’avaient rencontré. Sa simplicité manifeste, la sincérité de ses sentiments, ses manières courtoises les ensorcelaient. Il ne se livrait jamais à aucune discussion. Et chacun de ses familiers sentait que c’était lui que Chachaji aimait le plus. En réalité, il les aimait tous juste autant qu’il aimait ses propres fils. Tout ce qui était à lui était à eux — son temps, ses forces, ses dons spirituels, ses biens. »

Commentaire de Lilian :

Je n’ai pas besoin de parler d’expériences personnelles, de son aide et de sa direction puisqu’il n’y a pas besoin de renforcer la vie d’un saint véritable avec des miracles. Mais chacun a eu une ou plusieurs expériences de ce type. Je sens moi-même que dans un livre pour l’homme moderne, c’était mieux d’éviter de telles choses /1.

1. On peut lire un autre témoignage sur Chachaji dans l’article : Autour d’un Sadguru de l’Inde contemporaine, publié dans la revue Hermès, Nouvelle série N° 3, p.277-278.

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Le guru/1

Mahatma Radha Mohan Lal Adhauliya, fils d’un saint et d’une sainte, avait à peine quinze ans quand il fut conquis, en un seul jour et pour toute la vie par le maître de son père, le soufi Hazi Maulana Saheb/2. Entouré dès son enfance par de puissantes personnalités, il eut la chance de passer presque toute sa vie auprès de son père et d’être en contact très fréquent avec son maître, dormant auprès d’eux, son corps s’accoutumant ainsi à de très fortes vibrations, d’où son extraordinaire force spirituelle. Son guru, tout comme son père l’initièrent à des expériences mystiques variées, développant ses siddhi afin d’en faire un grand maître. Mais il se servait peu en apparence de ses pouvoirs.

Après de solides études de persan, il passa un examen lui conférant le titre de munshi/3, ce qui l’autorisait à exprimer ses idées en public, mais, comme ses maîtres, il ne faisait jamais de discours, sauf à de très rares occasions, durant un bhandara , quand, inspiré, il ne pouvait faire autrement. Son urdu littéraire était d’une telle richesse et subtilité que peu de personnes le comprenaient, autant pour la forme que pour le fond. De temps en temps il récitait ses propres poèmes dont Lilian regrettait de ne pouvoir apprécier la beauté.

Bien qu’il fût de constitution robuste, dès l’enfance et jusqu’â sa mort il eut de très graves maladies : aveugle durant des années (de trois à six ans ?) il fut guéri soudain par le maître du soufi, de loin, étonnant sa mère en lui parlant de la couleur de son sari.

On recevait en même temps une lettre du soufi exprimant sa joie à cette nouvelle (que personne n’avait pu lui apprendre). Le guru souffrit de toutes sortes de maladies : malaria et rhumatismes qui l’accompagnent, typhoïde, choléra, variole (â deux reprises), septicémie, maladie du foie, abcès, anthrax,

/1. 1900-1966
/2. Abdul Ghani Khan, cf. supra : Le soufi
/3. Diplôme d’études supérieures

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crises au cœur, tuberculose pulmonaire, sciatique et mal du dos constant. Tout cela ne laissait pas de traces, bien qu’il fût souvent mourant, dans le coma ; sa puissance spirituelle était alors tellement accrue, sa félicité aussi, ses maladies étant pour lui une bénédiction.

Quand il reçut l’adhikãra, son guru le renvoya avec une lettre pour son père contenant des instructions. Le guru tomba inconscient sur son lit et demeura ainsi durant huit jours : on pouvait le voir, mais non le toucher, car le moindre choc aurait causé sa mort. Depuis le guru donne à petites doses, craignant de provoquer la mort du disciple par une inconscience prolongée/1.

Dans son journal, Lilian évoque à plusieurs reprises la relation du guru avec son maître, le soufi :

Mon guru me parla longuement de son attitude envers son propre guru, le soufi. Il évoquait son obéissance et son parfait respect depuis l’âge de quatorze ans. Il ne le regardait pas face à face. Il me dit que cette vénération est un shortcut (raccourci) : le grand secret c’est d’avoir toujours présent devant les yeux la personne du guru. Cela opère des merveilles. (7 mai 1950)

1. Pour une description de l'atmosphère si particulière qui régnait auprès du guru, on pourra se reporter aux témoignages (dont un anonyme de Lilian) publiés dans l'article Autour d'un Sadguru de l'Inde contemporaine, in Le maître spirituel, Hermès N°3, Ed. Les Deux Océans.

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Lilian et le guru 1950-1966

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Durant ces seize années, Lilian répartit son temps entre le Vésinet et les séjours à Kanpur et au Kasmîr. Elle doit séjourner au Vésinet pour son travail au CNRS et pour vivre auprès d’Aliette. Mais le guru réclame sa présence à Kanpur et ses travaux exigent des rencontres avec Lakshman Joo au Kasmîr.

Elle est très occupée par ses recherches d’une très grande importance pour elle, mais aussi profondément absorbée par l’aventure intérieure vécue en union et dans le sillage de son guru ; elle est en outre très attentive à sa nouvelle tâche qu’il lui arrive d’appeler sa « mission » auprès de ceux qui viennent sonner à sa porte pour bénéficier de ses découvertes. Aussi échange-t-elle une correspondance suivie avec le guru.

Un grand nombre des lettres du guru rédigées en anglais a été conservé. Nous en avons extrait et traduit les passages qui concernent la vie mystique en général et retenu les événements qui jalonnent cette période et auxquels il est fait allusion. Nous pouvons ainsi suivre à grands traits la vie de Lilian pendant ces années si riches et si concentrées.

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1950

De retour de Hardwãr, Lilian reste auprès du guru qui lui fait vivre avec force et profondeur les états d’une vie mystique intense, les rigueurs d’une foi nue. Mais au mois de juin, épuisée par la chaleur de Kanpur, Lilian part rejoindre ses amis, la famille Dass, à Mussoorie/1.

Durant cette période, le guru perd sa mère le 25 juin et au mois d’août naît une petite fille. Celle-ci mourra l’année suivante au grand désespoir de Lilian qui se plaindra amèrement de la négligence indienne et dénoncera l’absence d’hygiène infantile élémentaire.

Loin de Kanpur, Lilian vit des moments difficiles. Sa santé l’inquiète, un problème cardiaque l’invite à la prudence ; après avoir consulté deux spécialistes, elle peut écrire : « une vie normale est possible pour moi si je ne suis pas fatiguée ».

à Mussoorie, elle est désespérée parce que retombée dans un état ordinaire. En effet, pour l’éprouver le guru lui a retiré l’état de sãnti-dhyãna-samãdhi dans lequel elle était depuis le bain dans le Gange/2 ainsi que les coups au cœur déclenchés auprès de lui à son retour à Kanpur. à l’occasion d’une séance de cinéma, elle retrouve l’état, mais fugitivement.

Elle doit en outre faire face à la dispersion de la vie sociale dans la famille qui l’héberge d’abord ; puis à Delhi où elle rencontre la sœur du pandit Nehru et le pandit lui-même, se surprenant à lui répondre en français, tellement elle est « ailleurs » ; à Bénarès enfin, où toutes les jeunes filles du collège de sa résidence veulent dormir dans sa chambre. Aussi est-ce avec soulagement qu’elle revient à Kanpur, fin octobre, rappelée par le guru, à l’occasion de la venue du soufi.

/1. à environ 2000 mètres d’altitude.
/2. Cf. chapitre : Rencontre avec le guru, Bain dans le Gange.

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Malgré ma décision de rester avec les moines bouddhistes et d’aller à Sarnath, j’agissais comme si j’allais revenir tout de suite à Kanpur. […] Je reçus la lettre annonçant que le grand soufi était là, et je pris le premier train.

Cette année-lâ, Lilian reçoit six lettres du guru de juin à octobre.

Extraits des lettres du guru

13 juin 1950

[…] Une vie nouvelle succède à la destruction de l’ancienne. La germination de la graine se produit avec sa disparition. Mais l’absence est obscurité tandis que la présence est lumière et félicité. Bien qu’elles soient semblables en apparence, elles diffèrent cependant radicalement dans leur effet sur le chemin de l’évolution.

La sensation de fourmillement au sujet de laquelle je vous ai déjâ écrit est zikar ou réveil dans le corps, parfois accompagné d’une énergie nouvelle.

Tous les aspirants sont les bienvenus et je suis à leur service sur le chemin spirituel.

Ne nous laissons pas ennuyer par l’apparence, mais allons à la réalité qu’elle cache.

Il y a une vague spirituelle qui passe sur le monde et ceux qui sont destinés à y être sensibles l’entrevoient et s’intéressent à sa recherche.

La mort du corps n’est pas un obstacle à l’évolution spirituelle dans notre voie.

La paix intérieure se reflète souvent sur le visage des aspirants qui pratiquent. La souffrance adoucit la dureté et fait fondre la résistance, conduisant à la souplesse.


24 juin 1950

[…] Je suis heureux que vous ayez un répit physique, mental et dévotionnel. Il est souvent nécessaire que le devotee soit soulagé d’une pression constante pour être préparé à des douleurs supplémentaires. Vous ne devez pas être impatiente, chaque chose prend du temps et vient graduellement ; le développement est un processus lent et la persévérance est la vertu la plus cardinale. Mon vénérable père avait l’habitude de dire que trois facteurs sont essentiels pour le progrès spirituel :

- l’inclination et l’effort du devotee,

- la miséricorde divine qui est toujours présente pour un devotee

- et l’aide bienveillante du guru qui vient également lorsqu’elle est désirée et méritée.

C’est le pratiquant qui commence et qui finit aussi avec la grâce toujours présente du Tout-Puissant et avec l’aide du guru jusqu’â la mise à l’unisson, ou jusqu’â ce que le fini devienne infini. Il faut continuer jusqu’â ce que le but soit atteint. Il n’y a pas de place pour le désespoir dans la vie spirituelle.


29 juin 1950

[... ] Je souhaite que vous soyez moins dans la discussion et la logique mais davantage tournée vers l’introspection et l’intuition. C’est au médecin qu’est laissé le choix du médicament et des intervalles qu’il prescrit à ses patients, qui doivent non seulement être « patients », mais aussi plus réceptifs que péremptoires. Vous avez seulement à attendre et à voir.

Tandis qu’extérieurement il continue à assurer tous les détails de la vie, le devotee n’abandonne jamais l’idéal intérieurement. C’est la vie prescrite par les prophètes des temps anciens.

Dans l’absolu, il n’y a ni basse plongée ni haut vol ; la profondeur est différente. Elle est à la fois sérénité, quiétude, paix et félicité. L’état désiré résulte d’une longue, longue pratique lorsque rien n’altère la paix, comme l’océan que ne trouble pas l’arrivée de nombreuses rivières en crue. Cela s’appelle sahajsamadhi , équilibre spontané, égalité d’âme. La spontanéité est la plus haute forme d’activité. Il est inutile de vous inquiéter de ce qui est mauvais chez les autres. Le devotee doit observer les mérites des autres et ses propres démérites.

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17 juillet 1950

[…] Vos deux gentilles lettres, l’une de Mussoorie et l’autre de Delhi, indiquent une révolution intérieure et une évolution. Surtout ne vous inquiétez pas. Les changements dans le monde n’affectent pas l’Absolu immuable (la permanence de l’Absolu). Le corps, l’esprit, l’intellect subissent tous des processus métaboliques — intégration et désintégration. C’est la voie de l’évolution et le devotee qui a foi entière en l’Absolu et dans le Guide se tient au-dessus et imperturbable, regardant et se réjouissant de tout ce qui arrive. C’est le jeu de l’Absolu. Je peux être à votre service où que vous soyez, la distance n’est pas un grand obstacle dans le monde spirituel si le récepteur est bon.


26 juillet 1950

[... ] Votre condition présente est un moment de calme dans votre évolution spirituelle. La sensation de fourmillement comme vous l’appelez, est appelée dans notre langage zikar. C’est un signe de bienvenue/1.

J’accueille tous ceux qui viennent à moi ou qui sont incités à venir, sans tenir compte de leur rang ou de leur condition sociale, qu’ils soient commandant en chef ou président d’un pays ou pauvre homme de basse condition.

Les exercices de Hatha-Yoga sont vraiment amusants. Mais cela ne fait rien, si vos amis sont impressionnés et satisfaits, c’est fort bien. La paix intérieure et la félicité sont le but de quelque manière qu’elles puissent être obtenues.

Enfin je dois dire qu’il y a différentes phases dans chaque sadhana . Mais l’on devrait être tout à fait éveillé dans une conscience totale et l’on doit faire des progrès sur toute la ligne. Il n’y a pas de place pour la léthargie ni pour la négligence dans notre mode de vie.

Toujours à votre service ou au service de l’humanité.

/1. Journal de Lilian : Mon guru m’a écrit disant que l’impression de fourmillement que je sens dans les mains, dans les bras, dans les jambes, sur le visage, sur les lèvres est un bon signe.

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PS : Pas de doute, l’éloignement ne compte pas dans la vie spirituelle, mais lorsque l’esprit est physiquement incarné, un intermédiaire physique devient nécessaire jusqu’â ce que l’esprit soit affranchi des associations ou encombrements matériels plus grossiers. Si et quand vous éprouvez le besoin d’un contact plus proche, sans lequel vous vous sentez mal à l’aise, vous êtes bienvenue à Kanpur.


19 septembre 1950

[…] Par la grâce de Dieu vos progrès sont satisfaisants. Je dirais que maintenant vous avez abordé le seuil, et en temps voulu ; dès que cet état s’installera et que vous obtiendrez la stabilité (sthiti) en lui, vous serez entrée dans la première cour mystique1.

Les cakras du Yoga de la kundalini sont des réalités, mais dans notre voie la force principale réside dans la mise en activité du cakra du cœur (anãhatacakra ). Les autres cakras sont de ce fait transcendés et sont à la fois activés et purifiés automatiquement.

Vos sensations alternées de chaleur, de malaise et de félicité sont les accompagnements habituels du développement par lequel vous êtes en train de passer.

Dans l’évolution spirituelle, il y a des périodes d’indifférence ou de repos après lesquelles la route est reprise avec une vigueur renouvelée. Ces périodes disparaîtront d’elles-mêmes en temps voulu, vous laissant dans cet état de spontanéité (akartã ) dont vous parlez.

Intellectualiser davantage l’expérience mystique n’est pas utile — non parce qu’il n’y a pas d’explication, ni parce que c’est un secret — mais parce que la recherche d’explications intellectuelles entraîne nécessairement trop d’activité mentale, ce qui entrave la plénitude de l’expérience mystique. Il y a d’autres objections aussi à de telles questions prématurées sur ces sujets.

/1. Journal de Lilian : Lettre de mon guru. Je suis seulement sur « le seuil » de la vie mystique. Mais alors que peuvent être les merveilles du château ?

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Laiissez donc les choses suivre lcur cours, et en temps opportun toutes les justes explications vous seront fournies par votre propre soi pour toutes vos expériences.

Les émotions (bhãva), comme nous le savons, sont une expression de séparation. L’identité est calme. totale et sans fond, n’est-ce pas ?

La distance comme je vous l’ai déjâ écrit n’est pas un obstacle, à condition que le contact entre le puissant émetteur et le receveur sensible soit maintenu sans brouillage comme c’est le cas avec l’émetteur de radio. Bien entendu de temps à autre des contacts plus proches sont essentiels dans les périodes de profonds progrès.

Ce n’est pas nécessaire que vous alliez chez mon guru seule. Il se peut qu’il vienne à Kanpur cet hiver, sinon je vous y conduirai.

Dans notre voie la concentration est préférée à la dispersion.


Extraits de lettres de Lilian au guru

[…] Alors, je sus que ces vagues venaient de vous, et je fus certaine que vous me les envoyiez. Alors je ressentis une telle gratitude comme je n’en avais plus éprouvée depuis mon départ de Kanpur. Je pouvais me souvenir de votre visage et vous étiez vivant. Avant, je pouvais seulement voir vos pieds et pendant ces mois d’une certaine façon vous n’existiez pas pour moi. Je dois écrire la vérité, car cela signifie peut-être quelque chose.

Est-ce parce que toute la profondeur découverte en moi n’est plus ressentie ? Par exemple, saint Jean de la Croix nomme amour pour Dieu ces touches, blessures du cœur… Mais je ne leur donne aucun nom bien que cette absorption que j’ai puisse être appelée amour, mais sans sentiment ou émotion.

Il n’y a ni prière dans mon cœur ni reconnaissance ni aspiration vers Dieu. Peut-être s’agit-il de quelque bhava si profond, si général, en permanence en dessous de tout sentiment et qui ne peut trouver d’expression ni en mots et encore moins en sentiments.

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Comme je suis envers Dieu, je suis envers vous. Vous n’êtes pas réel pour moi, pas plus qu’Il ne l’est. Tous vos sisya , les membres de votre famille et même votre frère aîné que j’ai vu une seule fois sont réels, bien établis dans la réalité. Mais vous comme votre guru et votre père n’êtes pas tout à fait des êtres réels pour moi. Je ne vous ai jamais vu quand je suis venu la première fois et depuis il n’y a pas eu de réel changement. Vous voyez, vous appartenez aux zones profondes de l’inconscience et nos sentiments ordinaires sont seulement conscients, limités, éveillés par les gens qui touchent le plus notre conscience.

[…] Ma liberté est complète autant que possible… et je ne suis attachée à personne ; à rien, bien que spontanément pleine d’amour envers n’importe qui. Néanmoins je sais comment m’abandonner à la vie (l’absolu sous-jacent, non transcendant) et la mer dans laquelle je nage m’a tout appris en ce qui concerne l’abandon parfait, mais envers les êtres humains, et dans un sens systématique cela me semble presque impossible.

[…] Votre seconde lettre était profonde. Il n’est pas un mot qui n’ait pénétré mon cœur. Mais c’est aussi une lettre difficile. Pourquoi Siva m’a-t-il donné le plus dur et le plus sévère guru de toute l’Inde ? Mon orgueil et ma paresse en ont besoin sans aucun doute et votre dureté m’aidera plus que toute votre bonté, car j’étais trop flattée et adorée dans ma vie et je possède un orgueil anglais diabolique… Mais il semble que vous avez tout deviné et je m’émerveille tant de votre vidyã .

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Extraits du journal de Lilian

7 mai 1950

Je souriais en pensant à la manière dont je le traite, le taquinant, me moquant sans arrêt de lui ou de son Dieu, m’étendant sur la bêtise ou la cruauté de ce dernier, bienheureuse que j’accepte de parler de lui, car c’est lâ sa seule manière d’exister dans le cerveau des humains. Car je ne crois pas en un Dieu — Si je prétends croire en lui c’est seulement pour trouver un prétexte à rire et à faire rire. Nous ne cessons de nous quereller : Votre horrible Jéhovah ! Et j’oppose Siva — Je raconte la Bible avec humour et Mahomet est ma cible choisie. Il ne peut s’empêcher de rire.


juin 1950

Est-ce à dire que je n’ai aucun respect ? Au fond, je l’admire énormément, mais ce que je ressens pour lui est indéfinissable et échappe à tout sentiment, expression, émotion — quelque chose de profond, de grandissant, mais recouvert d’une couche d’indifférence.


4 juin 1950

Le soir, je savais que le frère/1 de mon guru serait lâ, juste pour quelques heures… Nous étions, comme d’habitude, assis dans le jardin, sous les arbres, dans les fauteuils. D’abord mon guru dirigea la séance et mon état de dhyãna fut agréable. Puis son frère prit sa place. Il faisait nuit, je ne distinguais pas ses traits. Je ne connus alors de lui que sa voix : elle vous conduit au bord du silence, encore et encore. Elle est douce, faible, si apaisée et nuancée. Alors je décidais de plonger en lui (mais la chose n’est pas possible me dit mon guru). De suite, je tombai en samãdhi, ou pour être précise je fus en état contemplatif et pendant près d’une heure je ne pus revenir à la conscience du monde extérieur. Ma conscience était presque anéantie à l’exception de

/1. Brij Mohan Lal, cf. infra 1955.

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cette impression d’un calme et silence omnipénétrant (vibhu). Lorsqu’il parlait je pouvais presque bouger, mais en dépit de mes efforts pour revenir à la surface, je sombrais à nouveau. Son silence m’entraînait dans la profondeur de l’impuissance. Ceci se reproduisit à quatre reprises. Ce samãdhi à quatre temps tranchait sur les états précédemment éprouvés par la subtilité de la quiétude et de la douceur. Une infinie légèreté. Il y a donc différents samãdhi selon le donateur : celui de mon guru est plus lourd et puissant… ceci correspondrait à la personnalité du guru. Après seulement, j’ai pu le voir — mais l’ai-je vu ? Il m’a parlé avec une grande bonté.

Il est d’une extrême humilité et douceur ; tout en harmonie. Le type du fin lettré. Connaître un être par l’atman, d’abord, et seulement ensuite s’éparpiller vers l’extérieur en suivant sa voix, ses traits… — Ce rêve de mon enfance ! — au lieu de procéder de l’extérieur à l’intérieur. N’est-ce pas lâ la voie créatrice, celle de Siva, la voie divine ?


8 juin 1950

Quel est le changement chez mon guru durant et depuis sa dernière fièvre ?... Je laisse de côté l’expression des yeux pour ne m’attacher qu’â ce pouvoir mystérieux qui transforme de l’intérieur chaque parcelle de la chair. Seul un artiste qui ferait son portrait le remarquerait. C’est ce qui m’avait frappé dans la photographie de son père et que je devais retrouver chez son frère et son guru, le soufi. Je le nomme touche divine, car il semble qu’une main divine pétrisse, sculpte le visage de l’intérieur, sans qu’un seul pouce n’échappe à ce contact. A côté, les autres ne semblent que des sacs de chair, une chair qu’aucun esprit n’a triturée, malaxée, transfigurée. Un grand sculpteur s’arrêterait d’admiration devant une telle beauté… Mais cette extraordinaire transformation n’a lieu que durant les jours de grande intensité mystique.

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13 juin 1950

Durant cette semaine à Mussoorie, j’ai perdu toute absorption en Dieu. Je ne ressens qu’un peu de paix lorsque je ferme les yeux un moment — mais ce n’est nullement la paix et l’absorption que j’eus à Hardwãr, à mes tous débuts. Je suis heureuse, mes amies sont si bonnes et joyeuses de mon arrivée. Je ne suis pas déprimée, mais je me sens terriblement privée de cette chose… me demandant ce qui va n’arriver.

Chose bizarre, je ne puis me souvenir des traits de Radha Mohan. Il est dans les ténèbres alors que je puis parfaitement dessiner mentalement les traits des membres de sa famille et de tous ceux qui viennent chaque jour auprès de lui.

Dieu, le guru, tout est invisible. Mais je conserve confiance. J’espère que ce n’est qu’une phase du cycle. Dieu est-il absent afin que nous aspirions plus intensément à lui ? Explication anthropomorphique. Mais je ne vais pas être dupe. Je ne crierai pas vers lui, l’appelant en vain. Néanmoins, je ressens cette absence non moins que cette présence inouïe, qu’elle soit divine ou non…

J’arrivais ici auprès de mes amis avec ma nouvelle joie, mes nouvelles expériences… Mais je suis encline au silence puisque d’un coup j’ai tout perdu.

Rien n’était mien. Je n’ai aucun pouvoir sur ces états. Maintenant, ma foi est nue, mon amour nu, dépouillé. Etre dépourvu de tout, telle est la voie.


Novembre 1950

D’après le guru, il y a un cycle perpétuel à trois temps : Sand — sukha — forgetfullness (paix — plaisir — oubli).

Sãnti est une condition fondamentale, sine qua non. Le genre de quiétude ou de paix est entièrement différent de la tranquillité au sens mondain. C’est plus que l’absence de souci, que le plaisir de la vie dans le confort et qu’un beau décor, tous les désirs étant satisfaits. Non, c’est une dimension nouvelle de tout l’être.

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Ce yoga a ce double pouvoir : il agit sur le sommeil et sur jãgrat (l’état de veille). Il semble que le sommeil change de nature étant peu à peu infiltré des mêmes états mystiques que je ressens à l’état de veille.

D’autre part, jagrat devient comme un sommeil où le travail divin est accompli dans les profondeurs endormies de l’être. On parle et rit, mais l’on reste sans cesse dans sa douceur. Sur le plan de la pensée (manas) on est attentif à une seule chose à la fois, mais sur le plan de l’être, nombreuses sont les dimensions, on peut sentir, agir, penser, être, etc. au même instant.

Sukha : Je nomme ainsi cette douceur et cette pénétrante joie qui appartiennent au corps et à l’âme inséparablement. Elle est si grande qu’on n’a plus conscience que d’elle… Elle est douce, sans tension, toujours la même, peut durer des heures et pénètre le corps entier. Elle est massive également, car l’être entier en jouit à l’exception de la pensée discursive. On ne peut que fermer les yeux, on ne veut plus penser et moins encore parler. On est tout absorbé en elle.

Forgetfullness : L’oubli est le tremplin qui permet un nouveau bond et chaque fois ces états vont s’approfondissant jusqu’â ce qu’ils forment une seconde nature et ne soient plus sentis comme tels.

Les coups ou touches

Ces coups au cœur forment l’armature, la partie essentielle de la vie mystique qu’ils dirigent. Ils sont le contact même de Dieu et de l’âme. Mais contact sous sa forme intense et violente. Ils ébranlent et font perdre conscience. (On est) assommé, tout s’écroule, on s’évanouit. Ces coups s’accompagnent de malaise plus ou moins localisé ou d’une joie trop aiguë pour être supportable plus d’une seconde.

â quelle tradition les rattacher ? « Los toques » de saint Jean de la Croix et au spanda de la philosophie Trika ? il me faut dégager la spécificité de la vie mystique. C’est en ces touches qu’elle réside, mais comment les décrire ?

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Il y a d’abord le frémissement, ce bourdonnement continuel du sang répandu dans le corps entier, surtout les doigts, les lèvres, les jambes et qui devient plus intense au moment où on se recueille plus profondément.

Il y a ces vagues de paix qu’accentuent les coups au cœur.

Il y a l’angoisse qui s’achève en des vagues d’une douceur pénétrante immense. On étouffe un peu et on sombre en soi-même par â-coups successifs, perdant pied par des bouffées d’inconscience.

Il y a le lac du cœur sur lequel parfois on flotte légèrement, pendant des heures paisiblement, et dans lequel on s’enfonce vers la joie infinie.

Il y a angoisse et choc trop violent pour notre faiblesse, la joie fond sur le cœur, mais elle est si subtile, si intense que je (l’on est) suis incapable de la supporter plus de deux ou trois secondes ; en me retournant violemment dans le demi-sommeil je (on) l’éloigne pour quelques minutes, mais elle revient aussi intense environnée d’angoisse, prise trop puissante, étreinte si aiguë qu’elle en devient insupportable bien qu’elle soit joie par essence.

Puis fondement perpétuel de ces états, le paisible recueillement qui est plaisir du corps et sommeil de la pensée. Le cœur est souvent lourd de sommeil, un sommeil irrésistible. Si tous ces états m’apparaissent comme divins et essentiels sur la voie, y compris le désespoir lui-même, c’est qu’ils me plongent en moi-même, me forcent à un recueillement de tous les instants et sont facteurs de paix.

Ces états n’ouvrent aucune issue vers le passé ou l’avenir, on vit dans l’instant, on jouit et souffre dans l’instant, bloqué ou désespéré ou assouvi, peu importe la modalité, le résultat étant le même.

Toute la diversité s’évanouit, perdant son intérêt, car je suis inattentive à tout ce qui n’est pas l’étrange sensation ou impression qui m’envahit et dont jamais je ne me lasse, car un trait caractéristique de ces états est qu’ils semblent toujours inédits et merveilleux, on n’est jamais assouvi.

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J’ai vécu selon la verticale, touchant les zones de plus en plus inconscientes, car il y a des épaisseurs dans l’inconscience : on descend en soi-même et cela vibre juste avant de sombrer dans le noir puis à nouveau on voit un peu pour s’enfoncer plus profondément sur une vibration nouvelle. C’est cela que je nomme fana' , car mon guru m’a signalé un état de ce nom un jour que j’en sortais.

Quand on sort de samãdhi, de dhyãna, on est bien, mais hors de fana' on gémit sans raison.


Réflexions personnelles

(sur cahier distinct du journal)

[…] Cette vie, je n’hésite pas à la nommer divine. D’emblée, je fus plongée dans le divin, à partir de l’instant où l’eau — la ganga — coula pour moi. Et maintenant, je ne sais plus très bien imaginer ce qu’était ma vie antérieure, cette tension et fluctuation qui ne permettaient pas une seconde de repos, bien que par nature je fusse exceptionnellement heureuse, gaie, paisible.

Mes certitudes se bâtiront peu à peu. Pour l’instant, je crois à la Paix que j’éprouve, à la force divine qui agit en moi, en l’efficacité prodigieuse du moyen, le guru — mais s’il existe un Dieu, je l’ignore. Je m’abandonne avec foi à tout ce qui s’élabore en moi, mais je ne veux pas être dupe.

Je ne créerai aucune idole et resterai aussi froide et dépourvue d’émotions et d’enthousiasme qu’il me sera possible. Sens critique acéré, « sense of humour », le rire seront mes armes les plus puissantes. Je n’obéirai à aucune influence pas même celle de mon guru, hormis sa grande magie spirituelle, celle qui est au-delâ, en deçâ des paroles et se transmet télépathiquement et à grande distance.

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Mussoorie, 21 juin : samãdhi et sommeil

Depuis que j’ai retrouvé l’état normal, fiévreux de l’humanité, il m’est possible de mieux préciser les différences entre samãdhi et sommeil profond — susupti, ou plus largement samâdhi et sommeil ordinaire.

Le samâdhi est à la fois dense et infiniment léger. On se réveille immédiatement et parfaitement dispos, comme si l’on ne dormait pas.

Mon sommeil est lourd, accompagné de somnolence qu’ignore le sommeil samadhique ; au réveil, on demeure engourdi, au moins quelques secondes, l’esprit embrumé, on se souvient de diverses profondeurs. Mes rêves sont nombreux, touchant ordinairement le cauchemar.

Le samãdhi est entièrement dépourvu de rêves ; il est paisible, unifié. Seulement, au début et à la fin on traverse des zones. Lorsqu’on s’endort, on plonge en soi, lorsqu’on s’éveille brusquement, très souvent on traverse des zones diverses de joie, paix, douceur, immensité, mais dont je ne me souviens plus de l’ordre d’ascension, car il est trop subtil pour être noté. Cette traversée ne dure que deux à trois secondes. Hors du sommeil, on demeure dans la paix-même propre au sommeil. Bien souvent, dans ce sommeil on flotte doucement.

Chez moi, au début, ce sommeil ne dure pas toute la nuit : toutes les deux heures environ, il est brisé par une seconde de joie intense — ãnanda.

Ceci décrit plutôt un sommeil amené par le samãdhi. C’est l’unique que j’ai éprouvé pendant plus de deux mois. Je ne le sais que depuis que mon sommeil est redevenu ordinaire.

Sommeil lourd dans le cœur, si on résiste trop longtemps au samãdhi, qu’on continue à agir, écrire, parler, travailler : au bout de quelques minutes on tombe comme une masse, demeurant dans la position dans laquelle on est tombé. On soupire pour alléger le poids sur le cœur. Le cœur est gonflé, lourd de sommeil.

Katha Up. IV.4. : Celui par qui le sage identifie ces deux choses, l’état de rêve et l’état de veille, quand il a compris que c’est l’ãtman, le grand, le vaste, il n’a plus de souffrance.

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Tous les samãdhi ne sont au fond que des signes de notre faiblesse. Ce qui est important c’est l’état de santi qui du premier jour au dernier va en s’approfondissant et dans lequel se creusent brusquement des trous que l’on nomme samãdhi.


En 1952, Lilian précisera :

Ce matin, j’ai atteint le nirvikalpasamadhi : aucune idée ne demeurait. Ce n’est pas la première fois, mais ce cas était merveilleux, puis j’ai sombré dans l’inconscience. C’est un état obscur, sombre, qui s’enténèbre de plus en plus à mesure que les pensées s’arrêtent. L’immobilité devient totale et l’obscurité complète, mais on est conscient, car tout ce temps on sait bien que l’on est lucide et qu’on ne dort pas. Coulée dans les profondeurs. Ce doit être le nirvikalpasamadhi ; ce n’est ni agréable ni désagréable… pur état de lucidité, mais d’une flamme bien pâle comme une mèche dans l’huile qui vacille… et à la fin elle s’est éteinte et j’étais inconsciente, mais le réveil m’a prouvé que je ne dormais pas ; d’ailleurs, plus d’une fois j’ai noté la différence entre inconscience et sommeil complet… Il est vrai que de plus en plus mon sommeil ordinaire tend vers cette inconscience. Je dirai qu’il s’allège, change de nature, se dhyãnise.

Phénomènes corporels :

[…] Spanda du Trika /1 Vibration intense et excessivement rapide. Spanda est comme l’intense vibration d’une corde de vïnã. Mais il faut être deux, dit Radha Mohan, pour que vibre la vïnã, et cela me plonge dans l’émerveillement.

La vibration a ses centres, le long de la colonne vertébrale — les cakras du yoga — la plus importante au niveau du cœur, mais selon la position la vibration part ou de la poitrine ou du dos. Il y a divers rythmes de vibration : l’une plus subtile entraîne le plaisir à sa suite et alors on est tout vibrant de félicité.

/1. Un des systèmes du sivaïsme du Ka§mir, cf. Publications.

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La vibration est toujours présente, mais plus ou moins intense ; elle est à son maximum, quand après être resté longtemps immobile, on recommence à bouger lentement un membre. Elle se transforme parfois en frémissement et frisson si quelque événement extérieur intervient.

Si pendant que je suis en santi ou samadhi, on touche même légèrement ma chaise, le bois du lit, ou [si on] se meut sur le même canapé où je suis assise, ce mouvement pénètre jusqu’aux os, vous ébranlant de très désagréable façon. Dans mon état ordinaire, je n’en serais pas même consciente.

Exemple : Mussoorie. J’étais au cinéma : un enfant donnait des coups derrière mon dos, sur ma chaise de fer. Cela me laissait indifférente. Au bout d’une demi-heure, je m’endors, absorbée dans cette merveilleuse paix : ces chocs deviennent une torture physique. Ils font mal au cœur. Je n’ai jamais ressenti auparavant un tel malaise ; un voyage en auto ne fait pas le même effet à l’exception de brusque freinage ou de cahots, mais ce n’est pas la même impression que le moindre contact de mon support. Si l’on me touche moi-même, cela n’importe guère.

Les stades :

Selon Radha Mohan, révélations successives :

1) du Soi

2) de l’ãtman

3) du brahman

D’après mon expérience (Hardwar, Delhi) :

1) Je prends contact avec mon Soi intime, véritable. Paix, douceur infinie. Delhi.

2) Révélation de l’ãtman — à savoir : cette félicité du Soi est partout répandue, la nature en est pénétrée (=ãtmavyãpti).

3) Révélation du brahman ? ou Sivavyãpti : je ne puis la concevoir encore.

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Lilian rencontre le soufi

Lilian est à Bénarès quand elle reçoit une lettre lui annonçant la venue du soufi /1 à Kanpur, elle part aussitôt.

31 octobre 1950

J’ai vu le grand soufi qui est chez mon guru pour huit jours encore. Avant, j’avais un doute au cœur : s’il est tellement plus grand que mon guru, ne sera-t-il pas le mien ? Maintenant, je sais avec certitude, sans le moindre doute que je n’ai qu’un guru, Radha Mohan. Il est vrai que tout le temps dès la première seconde en sa présence (présence du soufi) j’ai reconnu son visage, ses expressions, ses mouvements les plus subtils, les moindres intonations de sa voix, et cela est étrange, néanmoins je l’ai vu, alors que je n’ai jamais pu voir Radha Mohan.

/1. Abdul Ghani Khan, cf. supra, Le soufi.

Le soufi demeure un peu un étranger, je pouvais le regarder, l’étudier alors qu’avec mon guru c’était si différent : avant de l’avoir regardé j’avais la paix et ensuite je ne pus le voir. J’ai des sentiments ordinaires, exprimables pour le soufi, alors que je n’en ai pas pour mon guru. Je suis aussi plus profondément reconnaissante à mon guru, car à lui seul je dois tout… Mais lui aussi doit tout au soufi ! Quand je les vis ensemble beaucoup de choses m’ont alors été révélées sur ce plan.

Quand j’étais avec mon paramesthin guru /2 je ne ressentis rien la première fois, mais le lendemain matin je demeurais plusieurs heures dans la félicité.

Le second jour les vibrations étaient intenses dans la tête — c’est la première fois me semble-t-il — et la nuit fut agitée. Je rêvais, je m’agitais, je me retournais, ne pouvais me concentrer. Le matin j’étais moins absorbée que de coutume. L’après-midi, état habituel de « ãkasãnanta », infinité spatiale pendant des heures et je demeurais parfaitement consciente bien que mon esprit fût vide, puis je tombais en un état bizarre (peut-être le

/2. Le guru du guru [le soufi].

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sommeil ?) pendant quelques secondes et fus réveillée par un terrible coup (ou explosion) dans le cerveau, violent bien que subtil, non douloureux.


2 novembre

Pendant la nuit, après avoir été avec mon paramesthin guru pendant une ou deux heures à la fin desquelles je ressentis un certain malaise, je me réveillai à cause d’une joie excessive qui déferla sur moi, en vagues successives, il y en eut cinq environ, durant chacune trois secondes semble-t-il. La dernière s’acheva en un tel malaise que je ne pus la supporter plus d’une seconde et je me tournai brusquement sur le côté, essayant d’oublier, de penser, de dormir, peu importait le moyen d’éviter que cela se reproduise. Mais pendant les heures de sommeil qui suivirent, je fus souvent consciente du plaisir : un plaisir qui affleure sans cesse dans le sommeil. Aucun doute que ces quelques secondes de joie intense me furent données par le guru de mon guru. La vibration est continue et souvent d’une très grande intensité, le battement du cœur trop fort également. Deux fois la vibration se produisit de manière étrange dans certaines parties du corps comme la gorge ou la jambe.


3 novembre

Dans la nuit, je me réveillai vers minuit, dans un flot de plaisir. La vibration était excessivement intense et le plaisir proportionnel. C’était supportable bien que parfois je fusse obligée de bouger souvent, pour une raison obscure, sans doute pour éviter une telle intensité. Et le matin, j’eus des difficultés à bien m’en souvenir, car cela ne s’était pas passé au niveau de la conscience ordinaire. La mémoire ne peut pas franchir cet écart (de niveau). J’ai oublié l’essentiel — ce n’est pas un oubli réel, car si la chose inouïe revient je la reconnaîtrai. Mais pour se souvenir il faut pouvoir se former un concept, une impression, en un mot structurer la chose et ce que je ressens est sans structure… Oui, l’essentiel n’est pas objet de mémoire.

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Au fond, une nuit comme la dernière c’est trop pour moi et bien que je m’y baigne de grand cœur en cette immense joie, durant l’heure ou plus qu’elle dure, il y a bien des portions de secondes où je voudrais qu’elle cesse, car c’est toujours sur le bord du trop. Plaisir, joie, félicité, rien ne convient : plaisir, car ce n’est pas intellectuel et le corps y a part. Joie, oui car c’est immense, mais sans part d’imagination. Félicité ? Ce mot est peut-être trop et exprime un état supérieur au mien. Bien que, au moment où j’éprouve cette félicité, je n’imagine rien de plus total, de plus élevé.


6 novembre 1950

Il me semble que lorsque je suis avec le soufi ou avec mon guru et qu’ils sont silencieux, je suis une vïna qui doit être accordée, et dure est la tension des cordes : trois ou quatre clefs sont les cakra le long de la colonne vertébrale.

Après de nombreux éclairs, le malaise commence, comme des nœuds qui doivent être percés et déliés. Les cakra tournent comme des tourbillons et la vibration est intense, mais il y a tension, chocs, contractions nerveuses dans les bras et les jambes. Ensuite, il y a de la paix et les vibrations portent une telle jouissance — mais pas toujours : souvent il n’y a que malaise. Il semble que le plaisir trop intense se transforme en malaise ou que malaise devienne plaisir.

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1951

Au début du mois de mai, Lilian part à Poona rejoindre des amis. Après sept mois passés à Kanpur, elle est épuisée physiquement et moralement. Elle a dû vivre dans des conditions matérielles exécrables, elle écrit :

Pas d’eau, une terrible chaleur dans ces pièces, chat, souris, fourmis mangeant et gâtant toute la nourriture. Aucun confort et cette terrible faiblesse qu’est la mienne, faiblesse physique à cause de ma difficulté cardiaque et faiblesse spirituelle qui fait de la vie un fardeau.

De Poona elle écrit (destinataire inconnu) :

Me voici à Poona depuis quelques jours, les chaleurs extrêmes de Kanpur m’avaient rendue malade. Depuis deux mois je ressens une sorte de douleur qui me fait gémir et rugir… J’ai dû vous en parler c’est peut-être pour cela que vous me citez les vers d’un soufi concernant les plaintes qui empêchent les voisins de dormir. Ce qui était ãnanda est devenu son exact opposé et cette torture n’a rien de commun avec ce que j’ai pu éprouver jusqu’ici, elle vient de anahata cakra au niveau du cœur.

Mon guru me dit qu’elle durera tant que je vivrai, mais changera quelque peu d’aspect. Avec la chaleur elle devient insupportable et me cause des nausées. C’est pourquoi les yogin ne peuvent vivre dans une contrée chaude. Cette torture cause également un alanguissement et dégoût général. Bien des mystiques ne l’éprouvent jamais, car les voies sont différentes. Radha Mohan, son père et un vieux disciple en souffrent ou en ont souffert.

J’ai lu un livre sur la kundalini qui décrit parfaitement tout ce que je ressens. Néanmoins j’ai peu de courage ; saint Jean de la Croix avait raison : ananda n’est qu’un attrape-nigaud, sans cette félicité on ne pourrait supporter les douleurs propres à la mystique. C’est comme un débordement d’amour que le

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corps ne peut supporter, « touche suave, exquise de Dieu », dit saint Jean de la Croix, qui néanmoins en raison de notre faiblesse est à peine supportable. Je note une extraordinaire concordance entre saint Jean de la Croix et mon guru.

Spirituellement, Lilian est épuisée par la force et la puissance de ce qui lui est transmis.

Il se peut que le contact avec l’immensité que j’ai senti ces derniers mois m’ait rendu insupportable notre condition habituelle, mortelle…

De mai à septembre, Lilian reçoit huit lettres du guru qui la soutient et l’encourage. En dépit de ses difficultés Lilian s’inquiète toujours des soucis et épreuves des personnes qui l’entourent et en particulier d’un ami sikh touché par un deuil cruel.

En octobre Lilian rentre à Kanpur où est attendu Serge Bogroff, « a well versed and excellent aspirant », comme le lui écrit le guru avant même de l’avoir rencontré.

Extraits des lettres du guru

17 mai 1951

[…] Trop de dhyana avec peu de diversion devient monotone et oppressant. Mais il n’y a pas de place pour le découragement ou l’inquiétude puisque les « devotees ne meurent pas ». Rien ne trouble ma paix par l’action de Sa grâce.

Réponse de Lilian à la lettre du 17 mai :

J’ai reçu votre lettre et c’est tellement gentil à vous de m’écrire. Mon impatience est probablement, comme vous le suggérez, la cause de mes difficultés, mais encore une fois, c’est votre faute, car il n’y a plus de goût en quoi que ce soit. Vous avez fermé toutes les portes et seul subsiste l’absolu. Si ce reste d’ardeur meurt en moi, alors ce sera, c’est la mort totale.

Vous voyez, je suis suspendue entre deux. C’est mon seul lien entre deux mondes : je n’ai plus aucun intérêt pour le monde ordinaire, pas même l’art, ni les amis. Et quant au nouveau il

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me reste à le découvrir. Je n’en savais pratiquement rien. Me voici donc entre deux mondes avec mon impatience comme un pont vivant.

Vous vous trompez quand vous écrivez que trop de dhyana et trop peu de distraction entraînent la monotonie. Non, je n’aspire qu’â dhyana et ne supporte pas d’en être dérangée. Je suis incapable du moindre divertissement, pas même de nager, d’errer dans la jungle, d’aller au club ou même de lire un livre ou de dessiner. C’est à peine si je lis les lettres de ma famille et de mes amis. Cela s’est installé en moi progressivement depuis un an. Au début j’ai perdu tout intérêt pour ma vie d’avant. Maintenant j’ai du dégoût pour tout ce qui est limité et qui me semble sans but, anormalement morne, mon esprit ne fonctionnant pas, aussi indifférent qu’une pierre. Comme lorsque vous me donnez une séance, particulièrement vers sept ou huit heures du soir, et une fois avec un malaise au niveau du premier cakra.

â huit heures mes amis m’ont arrachée de dhyana pour aller à un gala. Je leur ai dit que je n’étais pas en état, mais ils étaient si pressants. La voiture m’a rendue malade. Au gala de natation je ne pouvais pas bouger et je suis devenue très pâle. Mes amis ont eu vraiment peur. Le soir, je n’ai pas pu manger et j’ai passé une nuit blanche comme lorsque vous me donnez une séance. Depuis, je suis malade. Pensez-vous que ces malaises surviennent parce que je suis tirée de cet état profond ? N’y a-t-il pas de danger lorsque vous me donnez une séance et que je suis inconsciente de ce qui se passe sous la stimulation de mes amis ? En fait je ne peux ni parler ni bouger, mais après quelques minutes (avec l’aide des chiens et du bébé) ils arrivent à me réveiller, m’habiller et me coiffer. Pure perte de temps. La seule chose que je fais est d’écrire mes expériences, comme un devoir et d’une certaine façon je m’oublie, mais je ne pense pas que ça aille très loin sans aucun plaisir.

Lettres du guru (suite)


9 juin 1951

[…] L’hypnotisme est le jeu de la volonté et ainsi la toute première étape sur la route de la spiritualité ; c’est seulement le quatrième degré de l’esprit. C’est jusqu’â ce degré que la plupart des praticiens parviennent en Occident.

Les saints musulmans étaient plus pratiques que philosophes ; alors que les philosophes anglais étaient plus portés sur la connaissance discursive et sur les dures réalités de la vie que sur les vrais envols des pensées métaphysiques. Tandis que les saints indiens (hindous) se sont élevés haut aussi bien en théorie qu’en pratique, depuis les temps anciens jusqu’â aujourd’hui ; mais il est vrai que l’on doit s’abandonner totalement. Ne vous inquiétez pas pour ces périodes de repos dans la sadhana. Elles sont souvent suivies de réactions plus vigoureuses.


4 juillet 1951

[…] Mon guru va bien et il est toujours plein de vie et rempli d’une félicité d’où émanent des vagues de bonheur tout autour.

En fait vous et désormais tous vos amis, relations et autres camarades sont profondément religieux et ardents — les deux qualités des aspirants à la spiritualité (jiggasu). C’est un plaisir de rencontrer des personnes si nobles, au service desquelles je suis toujours prêt.

Mais vous devez prendre des aliments qui nourrissent pour garder votre corps en bonne santé. Vous savez que le corps est aussi un don de Lui dont vous devez prendre soin. N’est-ce pas ?


21 juillet 1951

[... ] Le sentiment de paix dans le samãdhi est différent et beaucoup plus fort qu’une simple sensation physique ou qu’un état survenant à la suite de n’importe quelle fatigue et il surpasse ce dernier comme vous l’avez expérimenté vous-même.

Votre état actuel de dhyana est meilleur que votre état

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précédent et vous avez des félicitations pour votre réalisation « d’unité ».


2 août 1951

[…] Ainsi notre pratique s’appuie sur l’expérience d’autres qui vivaient longtemps avant nous.

Votre aspiration à toujours être absorbée dans votre propre moi le plus intérieur est très bienvenue, mais il est inutile de vous sentir déprimée ou découragée Iorsque vous n’êtes pas absorbée. Le but réel de toute pratique est à tout moment la réalisation consciente de l’unité dans la diversité, un sentiment de joie et de félicité dans tout ce que nous faisons — Sahajsamâdhi . Ceci naturellement vient après de longues pratiques au cours desquelles on ne devrait pas être impatient. Vous avez à continuer votre abhyãs et l’état stable en découlera en temps voulu. C’est ainsi que cela a été décrit par nos aînés.

Oui, c’est vrai que certaines personnes s’enivrent de pouvoir et se conduisent comme des frères insensés et des personnes démentes, mais ce n’est pas un modèle. Ils sont vraiment à plaindre.

Ne vous souciez pas de M. X. et de son épouse. Dans ce monde il y a des personnes de toutes sortes, ce qui suffit à montrer Sa Noblesse et Sa Grandeur.

L’évolution spirituelle est une affaire de longue durée et la persévérance est exigée par-dessus tout dans la pratique spirituelle. Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter (des manifestations) de la kundalinî (explosions ou nœuds). Tout ira bien en son temps si vous continuez votre abhyãs avec ferveur et patience.


8 août 1951

[... ] Vous lisez des textes anciens sur le soufisme et y trouvez la confirmation de vos expériences, je m’en réjouis. Vous avez raison de tenir plus à l’expérience qu’aux envolées intellectuelles. L’état de fana' est très haut, mais il y a l’état de baga' après lui. L’intuition est sûrement plus élevée que n’importe quel savoir discursif ou rationnel.

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Vous vous détachez du monde (vairãgya ), vous avez aussi la connaissance (jnãna ), mais vous avez encore besoin de la pratique (abhyãs) pour atteindre la stabilité dans votre accomplissement. Il est inutile de désespérer ou de vous sentir découragée. En temps voulu vous ressentirez la réelle félicité d’un saint qui demeurera même lorsque vous serez éloignée de la source.

Ne vous souciez pas de madame X. Vous pouvez sans danger la remettre aux soins du Tout-Puissant qui sait ce qui est le mieux pour elle. Vous savez qu’être mécontent de soi conduit les gens à progresser et en fin de compte à être satisfaits seulement s’ils bénéficient de la direction d’un guide expérimenté.


5 septembre 1951

[... ] Les voies du Tout-Puissant sont si mystérieuses.

Vous pouvez lui dire, ainsi qu’â votre amie, d’essayer de plonger son mental dans le cœur. Je ne suis pas très favorable aux expériences de la drogue.

Dans le royaume de la vie spirituelle, il ne saurait y avoir de restrictions et de préjugés et nous avons à nous élever au-dessus des mots pour nous attacher au sens, qui, dégagé de tout aspect particulier est le même dans toutes les religions. L’expression prend nécessairement des formes diverses tandis que le sens peut être unique, c’est l’unité dans la diversité. Il est immanent dans toutes les formes et dans tous les noms et cependant au-dessus d’eux. Personne n’est capable de Le décrire. La moindre vision de Lui nous égare et nous nous élevons au-dessus de tout sentiment d’affliction dès que nous touchons à Sa proximité, telle est Sa grâce.

Extraits du journal de Lilian

[…] Serge Bogroff a apporté un livre des poèmes de Al-Hallaj ; j’ai demandé au guru de nous réciter un de ses plus beaux poèmes ; il a récité facilement, mais nous a dit qu’il ne

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pouvait le chanter comme il venait de chanter un autre poème d’Al-Hallaj, car il n’était pas dans le « mood » ; pour être capable d’improviser il lui faut pénétrer dans l’état mystique d’Al-Hallaj composant le poème…

Un poème chanté par le guru

Je suis venu dans votre rue, à votre porte

Dans ma grande misère ; en quête de cette joie

Je vous ai cherché.

Je désire, je vous en implore,

Ce qui vous a été accordé.

Il suffit que vous tendiez vos bras et vos mains

Pour changer mon destin, je sais que cela suffit.

Tout a été sacrifié à ces bras et ces mains.

L’ambition de toute beauté est perdue

Quand la beauté de mon Bien-Aimé a fulguré.

Tous mes biens matériels sont partis en fumée,

Alors je vous ai aperçu.

Qu’avez-vous aperçu ? Je n’ai rien aperçu

Si ce n’est que l’Aimé s’est immergé en moi.

L’amant s’oublie dans le souvenir de l’Aimé,

Alors c’est l’Aimé qui poursuit l’amant.

Le guru est rempli d’immortalité

Alors que ce corps est plein de poison.

Qui paie le guru de sa tête a raison,

Ce n’est pas cher en vérité.

J’ai usé de toutes les substances de l’alchimie

Mais aucune n’égale l’amour divin.

Il suffit qu’il tombe une goutte de cet amour

Pour changer la chair en or.

Voici la requête qu’adresse le disciple à son guru :

« S’il vous plaît, ne m’oubliez pas

Eussiez-vous un millier de disciples,

Car ils sont nombreux comme moi

Mais je n’ai personne comme vous. »

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Réflexions de Lilian

(Sur l’attente du génie et du saint) :

[…] Il faut savoir attendre. Le talent toujours alerte, meuble, meuble sans arrêt. Le génie seul sait se taire et attendre… attendre l’inspiration bien qu’il ne sache pas ce qu’il attend. Le yoga également serait la technique du talent : on prépare ainsi à volonté des états spéciaux, mais le saint a une autre source d’inspiration, l’amour, la vie, car la vie sait attendre et l’amour n’est qu’attente. Un grand amour est tout attente.

Une préparation organique, vitale, est nécessaire à l’œuvre de génie comme à l’expérience du saint et cette préparation mène à une expérience dont on ne sait rien et qui est imprévisible.

Il est probable que ces délaissements dont se plaignent les mystiques viennent de ces longues attentes apparemment vides et qui ne sont que préparation indispensable et subconsciente.

Justement, à la séance du soir l’idée a jailli en moi que la grâce, si elle existe, et de notre point de vue, n’est qu’attente ; c’est le gouffre qui engloutira le don…

J’ai parlé au guru de ces choses et il était si heureux que je les comprenne. Peu nombreux sont ceux qui peuvent aborder ces sujets, dit-il. (Oui, l’amour est attente et de lâ vient l’oubli de soi, oubli qui mène à tout).

L’autre jour je lui parlais de la Trinité. Il me fit alors sa profession de foi : « Je crois en Dieu dit-il, c’est tout, tout le reste est affaire de tradition ». Parole décisive.

1952

Des événements importants ont lieu cette année-lâ. Au tout début Serge Bogroff vient à Kanpur, six jours seulement, mais la rencontre avec le guru est décisive. Il revient en mai et juin avec Marie Bogroff, sa femme.

Au cours d’un échange avec le guru qui évoque les troubles qu’il cause à Lilian depuis deux ans, elle reconnaît :

C’est vrai, plus de tourments que de bonheur, mais une vie intéressante. Ce qui la rend difficile est cet épuisement constant causé par dhyãna ou kundalinî. Sans cela les tortures passagères seraient vraiment faciles à supporter… mais accablement et épuisement forment le fond de ma vie nouvelle, la chaleur s’y ajoute ainsi que le manque de confort et c’est cela qui rend ma vie difficile depuis deux ans. Le guru me donne tout au maximum, le plus qu’il m’est possible de supporter. à petites doses cela eût pris des années, mais je n’en aurais pas souffert. Ce qui aurait été ãnanda est devenu tourment, néanmoins, je ne proteste pas ; il me faut avancer à toute allure… (journal, avril 1952)

En avril, le maître du guru, le soufi de Bhogoan, Maulvi Abdul Ghani Khan Saheb, quitte ce monde. Lilian accompagne le guru auprès de lui à ses derniers moments. Des prédictions sont faites à son sujet que le guru lui traduit, mais dont elle ne garde curieusement aucun souvenir.

Des Occidentaux se succèdent : l’abbé Monchanin/1 qui ne reste que trois jours ; il a fait le vœu de ne pas séjourner plus de trois jours en quelque lieu que ce soit, Thérèse Brosse/2 qui vient accompagnée et munie d’appareils scientifiques qui se révèlent inutiles.

/1. Prêtre catholique, missionnaire en Inde (1895-1957)
/2. Dr Thérèse Brosse, spécialisée dans l’étude instrumentale des techniques du yoga (1902-1991)

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Mais en juin, après avoir reçu la dïksã avec Marie Bogroff, Lilian quitte Kanpur et arrive épuisée au Kasmïr où elle « passe des jours heureux avec des amis retrouvés à la montagne ».

Elle soumet son travail à Lakshman Joo qu’elle se réjouit d’amuser au cours de leurs séances d’études. La beauté du lac et de son site l’enchante tandis qu’elle réside quelque temps seule sur un house-boat en un endroit isolé du lac.

Elle fait ses premiers essais d’absorption dans le guru avec trois de ses amis, ses premiers « sittings », et chaque fois les résultats dépassent son attente : « Mais que je n’oublie pas que je n’y suis pour rien » écrit-elle.

Au cours de ce séjour, elle rencontre un swami bengali aux longues tresses qui l’attire par son intelligence, mais il est dépourvu d’amour divin, dur et sec avec ses disciples et en définitive Lilian regrette de l’avoir rencontré.

De juin à octobre Lilian recevra huit lettres du guru. Elles se font l’écho de ses efforts pour organiser un voyage au Kasmîr, ce dont rêvait Lilian, de ses correspondances diverses avec Serge et Marie Bogroff, de l’état fluctuant de sa santé ainsi que des soucis de sa famille.

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Extraits des lettres du guru

30 juin 1952

[…] Comme c’est triste en effet de sortir de dhyãna et d’être loin d’un tel état de bonheur. Mais la tâche qui est devant nous est de rendre cet état de félicité permanent.

Ne vous mettez jamais en peine sur la manière dont les autres progressent. C’est votre propre foi et votre dévotion qui peuvent vous donner la réussite dans toute chose. Il ne doit pas y avoir de doute dans votre esprit sur votre propre capacité à réussir. En fait le degré de votre réussite dépend de votre aptitude à vous plonger et vous immerger totalement dans votre propre guru. En fait la foi de chacun dans sa propre capacité de réussir est d’une plus grande importance que ce qu’en pensent communément les gens. Et puis vous avez votre sincérité, dévotion, rectitude, qui comptent beaucoup dans cette voie…


18 juillet 1952

[…] C’est vraiment noble d’aspirer à la réalisation de Dieu ou à l’ultime Réalité et de ne se satisfaire de rien d’autre que de cela. En fait c’est cette Réalisation qui mérite l’aspiration de l’homme — l’homme qui a été doté des meilleures aptitudes et qui est parfois reconnu comme le meilleur de Sa création.

Les expériences des aspirants peuvent avoir beaucoup de choses en commun et il n’y a pas de mal à se mêler aux personnes qui sont des aspirants comme nous et ont une si noble conduite de leur vie. En fait, on apprend beaucoup de cette manière et cela peut même être nécessaire et voire utile. Cependant, notre attention principale doit toujours porter sur notre centre et rien

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d’autre que notre Bien-aimé ne devrait avoir de place dans notre cœur.

Le bateau est arrivé à flotter sur l’eau ; il faut seulement empêcher l’eau d’entrer.

Vous écrivez que vous avez peur de me déranger par votre concentration. Non, je ne me sens jamais dérangé par cela. Après tout, il y a tant de gens ici qui n’ont rien à dire ou à raconter si ce n’est leurs soucis et souffrances d’ici-bas et c’est tout mon devoir et ma joie de les avoir et de faire tout ce que je peux pour leur donner amour et paix. Je faillirais vraiment à mon devoir si je refusais d’être ainsi « dérangé » comme vous le dites.

Travaillez seulement avec une foi totale dans votre capacité à faire les choses. Après tout, lorsque nous nous immergeons en Lui, n’est-ce pas Son propre pouvoir qui est lâ pour agir ?

Le corps est lâ pour faire le travail et plus nous travaillons pour les autres et souffrons à leur service, mieux il est utilisé. En fait ceci nous aide même à rendre nos cœurs et notre moi intérieur plus aptes à expérimenter la joie et la félicité qui accompagnent nos efforts pour Le réaliser.


2 août 1952

[... ] Votre désir de faire de plus en plus de progrès est vraiment la chose que l’on devrait avoir et c’est cela qui importe vraiment. Je suis toujours désolé de dire que ce désir intense de progrès manque à la plupart des gens.


19 août 1952

[... ] Et je suis heureux de noter que dhyãna et paix progressent en vous. Cette paix et joie intérieures sont les choses qui comptent et il n’y a pas besoin de s’inquiéter si le corps est occupé à quelque travail ou autre dans le monde, car un travail et un travail noble fait à travers ce corps est ce que nous voyons généralement ici.

Étant dans le monde nous devons nous conduire d’une manière qui est bonne pour nous et pour les autres. La paix et la joie du cœur que l’on obtient en dhyana peuvent exister

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même lorsque l’on s’occupe des réalités physiques du monde c’est-â-dire des demandes et des perturbations autour de nous, et je souhaite que vous puissiez être dans cet état à toute heure. Cet état vient généralement de lui-même sans que nous fassions d’efforts pour cela : « Oui ! je serai satisfait seulement lorsqu’Il se souviendra de moi » — disait le poète…

Surtout n’ayez pas peur de me déranger. Lâ où il y a amour et foi rien n’est peine ni gêne.


3 septembre 1952

[... ] Ne vous inquiétez jamais en ce qui me concerne. Je ne suis jamais dérangé quand je fais mon devoir envers vous. Quant à la santé c’est un sujet différent et j’agis conformément aux ordres… « l’Amour » a la plus grande part à jouer dans notre développement dans cette voie.

Extraits du journal de Lilian

[…] Ces jours derniers, depuis que nous sommes allés sur la tombe du père, la plupart du temps, j’éprouve ce même état que j’ai eu en mai dernier : ivresse légère et immense amour si fort et pourtant sans objet.

Je puis le comparer à celui que je ressentis il y a bien longtemps et qui fut la plus merveilleuse surprise de ma vie, lorsque celui que j’aimais depuis des années sans l’ombre d’un espoir de retour et que je ne voyais jamais, car je le fuyais pour cette raison m’avoua à une rencontre insignifiante combien il m’aimait… Ce jour-lâ, son comportement, son étrange invitation me le prouvèrent et quelques jours ensuite ses paroles confirmèrent ce qui n’avait nul besoin de confirmation.

Pendant deux jours j’étais ivre de bonheur, émerveillée. Tout ce qui pouvait arriver par la suite importait peu et je savais que rien ne devait arriver, car je ne le voulais pas, mais la surprise et la certitude me donnèrent une joie très douce qui annihilaient passé et avenir1.

1. Cf. chapitre : Enfance et Jeunesse, Amours.

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Ce que je ressens est analogue, mais sans raison ni objet et l’ivresse plus grande et plus totale, plus régulière, car l’objet s’il existe est en moi. C’est pourquoi je crois que c’est un grand amour parce que je me souviens de l’autre amour… et c’est parfait assouvissement et plénitude. On ne peut désirer plus, car c’est un peu trop déjâ et c’est déjâ hors du temps en un éternel présent qui s’étire à l’infini…

Oui, mon amour humain était sans espoir, sans expectative, sans inquiétude, il fallait le vivre en toute hâte et en toute paix également : hâte, car les jours étaient comptés, mais paix sans fin, car il était sans fin. Ici ce nouvel amour n’a que l’aspect de la paix et mon ardeur et impatience flanchent quand il se manifeste. Il noie toute ardeur : ardeur et plénitude les deux pôles qui s’appellent, se répondent, alternent.

[…] Hier soir il souffrait beaucoup : les disciples le massèrent durant la séance. Je lui demandai si le grand crime dans son système n’était pas pour un disciple celui de tuer son guru ! Il a abondé dans ce sens, inconscient du piège… « Mais aucun disciple ne veut tuer son guru ». Oh, ai-je dit vaniteusement, il y a différentes façons de tuer, l’une est lente, sûre… Alors il a souri. Pourtant, je cherche un moyen pour l’arrêter. Chaque soir, c’est trop et j’ai peur qu’il ne soit paralysé comme son père. Mais que faire ? Même si je ne vais pas à la séance, il continuera à agir, la distance n’important guère.

[…] Serge Bogroff se plaint de ne pouvoir se concentrer sur le guru parce qu’il a entièrement oublié ses traits. Même phénomène que pour moi. Le guru dit qu’il en fût de même pour lui à l’égard de son guru, on ne peut jamais remémorer ses traits ou son aspect physique, n’est-ce pas étrange ? C’est un vide absolu…

[…] Durant ces jours [Bandhara du 30 et 31 janvier] il y eut une grande assemblée et je fus traitée avec grande affection ; vraiment je fais partie de la famille. Un des disciples importants proclama que je serai un grand guru et le guru ne le démentit pas… mais cela m’est tellement indifférent, aucun écho ne s’éveille en moi, je ne suis pas même agacée. Toute ombre d’attitude en moi semble avoir disparu…

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[…] Le soir promenade de deux heures avec le guru et quatre disciples ; nous marchâmes beaucoup et sur le chemin du retour le guru ralentit le pas, il aurait voulu se coucher sur la route, et si la marche est lente je titube. Tous deux nous ne tenions pas debout, j’étais complètement ivre, effet de la présence continue du guru aujourd’hui.

Il me dit durant la marche que lui aussi n’était pas favorisé du point de vue ânanda — comme pour moi, elle est rare — mais que cela importe peu, car si ananda ne s’accompagne pas d’obstacles et de difficultés, elle est comme un homme qui n’aurait qu’une jambe ; consolation, espoir, ãnanda ne sont pas une fin en soi et peuvent devenir le plus grand des obstacles pour qui s’arrête et s’en délecte. Telle est bien mon opinion.

Extraits de lettres à Serge Bogroff

[…] Ce que vous appelez « amour universel », non, vous ne l’avez pas, mais une sorte d’ivresse très douce, comme la mienne et qui fait tituber. Je n’ai eu que trois secondes l’amour universel, en le volant par hasard au guru : et c’est quelque chose de si inouï qu’il me semble impossible que vous l’éprouviez sans en faire plus de cas. Ce n’est ni amour — ni universel, c’est inexprimable.

[…] Je regardais trois disciples durant trois secondes, ils n’étaient plus eux-mêmes, mais autre chose (Siva peut-être) et moi aussi je n’existais plus. Je n’éprouvais rien pour eux et pourtant c’était, sur le plan de l’affectivité, la découverte de l’enfant se disant en regardant des hommes « humanité ». J’étais surprise, émerveillée… et alors qu’importe qu’un m’adore, qu’un autre me tue, cela n’avait aucune importance. Mais déjâ j’ai tout oublié.

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Mort du soufi

Puis vint un télégramme annonçant l’état grave de son guru, le soufi.

Lilian accompagne le guru à Bhogaon :

[…] Durant quatre jours il était demeuré insensible, ses mains et ses pieds froids. De quelle insensibilité s’agit-il ? Il était étendu sur un lit sale, mais qu’il était beau ! Bien que son corps n’ait plus que les os, la figure est pleine, apaisée ; les tempes sont creuses, aucune ride, nez fin, bouche fine, menton fort. Il est aveugle, mais les yeux furent clairs comme ceux de son fils, gris, je crois, et le teint comme celui d’un Européen, je le voyais de très près et j’osais le regarder. Je chassais les mouches. Puis il a commencé à gémir, à faire des efforts pour vomir, il a reconnu les gens, parlé un peu. Il souffre terriblement…

[…] Pour la première fois le guru le trouva faible, car auparavant il ne s’agissait que de faiblesse physique et son pouvoir spirituel était insupportable. Mais cette fois-ci ?

[…] D’heure en heure, il alla mieux, put manger un peu. Il s’enquit de moi, et me dit qu’il priait pour que mon but soit atteint par moi. Il fit appeler le guru et mon instinct me dit d’aller également : j’arrivai au moment où une grande chose se passa : je le devinais, mais sans savoir, le guru était heureux que je sois lâ. Le soufi lui dit des choses que jamais il n’avait eu l’occasion de lui dire et avec les paroles il y eut autre chose peut-être d’ordre mystique.

Le soufi a donné ce dernier conseil au guru avant de mourir (â mon intention) :

« People won't accept your path as you have been taught ; adapt yourself accordingly to time and people./1 »

En effet les gens ne supporteraient pas de rester inconscients pendant huit jours comme le guru le fut. Il n’y a plus la même politesse envers les maîtres alors qu’autrefois on ne prononçait aucune parole en leur présence, on ne posait aucune question, on ne faisait aucun reproche : « effacement total ».

/1. « Les gens n’accepteront pas d’être conduits sur le chemin comme vous l’avez été, adaptez-vous selon l’époque et les gens. »

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Mais cette politesse n’est pas indispensable. Seul l’amour compte et il est engendré selon la capacité du cœur qui le reçoit.

â trois heures ce fut le retour et durant le trajet le guru se confia beaucoup à moi exprimant tout son amour. Il me dit que si le soufi mourait cela ferait une grande différence pour lui et son œuvre, car en lui il puise beaucoup. Il savait qu’il vivrait encore un moment. Dans le rickshaw qui nous menait à la gare il voulut être seul afin de se recueillir et de savoir si son voyage était nécessaire et il le sut.

Il me dit aussi combien l’hospitalité du soufi et de sa famille était attentive, parfaite ; ils ne cessent de nous offrir des repas tandis qu’il notait que lui n’était pas tel. C’est vrai, mais lui est hospitalier et grand seigneur, seulement sa femme et sa belle-sœur ne le sont pas et comme elles préparent le repas et non lui, le résultat n’est pas brillant. Il en souffre sans bien comprendre la raison de ce manque d’hospitalité que d’ailleurs il ignore en grande partie, car les gens ne s’en plaignent pas.

Après l’annonce de la mort du soufi

Jeudi soir, 6 mars 1952

Plus tôt que d’habitude j’allais voir le guru et lâ j’appris que le soufi était mort. Le guru était silencieux. Je m’assis près de lui et demeurai lâ, silencieuse. L’état de dhyãna fut profond : ce furent les grandes eaux, infiniment calmes sans une ride, mais le samãdhi était plus dense et sombre que de coutume, ce calme dura des heures. Dans sa chambre une heure après le guru pleurait un peu. Il m’avait dit dans le train que la mort de son guru serait terrible pour lui et qu’il ne pourrait aller à son enterrement. Ses disciples m’apprirent la mort devant lui. Mais une demi-heure après, il tint à me l’annoncer lui-même avec tant de tristesse, il me dit « He passed away » puis, « now


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I am an orphan » /1. Père naturel, père spirituel, tous deux sont morts. « Orphan » me fit un peu sourire, à cinquante ans. Je m’imagine un peu comme il est dur de perdre son guru, car il n’est pas d’amour semblable à celui-lâ.

Mon état ? Je ne suis pas touchée au fond, mais la douleur du guru s’écoule automatiquement en moi. Il y a une lente coulée en moi venant du guru, comme une huile tombant goutte à goutte, imperceptiblement et qui s’étale, imprégnant tout ; huile d’amour, d’onction, de douceur et qui isole aussi, détache de tout le reste, huile morne, huile irisée, elle a des aspects divers et son débit varie aussi, mais peu à peu, elle monte…

Je suis un bateau qui prend l’eau et coule lentement surtout si mon dhyãna s’approfondit. Souffrance qui touche seulement la subconscience et qui flue de l’inconscience.

Noter les dernières paroles que le soufi m’a adressées avant sa mort et aussi dans le jardin à Kanpur :

« Follow my boy. Never leave him. He will lead you to the goal. » /2

Il a prophétisé sur mon avenir. Ne dit pas clairement quoi.

Au moment de la mort du soufi : Je le regardais au bord de l’abîme, couché, si paisible… Il était soigné et fin et l’avant-veille de sa mort il demanda un peigne et peigna sa barbe.

/1.« Il est décédé… maintenant je suis orphelin. »
/2. « Suivez mon “fils”. Ne vous en éloignez jamais. Il vous conduira au but. »


Avril 1952

Je me disais dans la matinée que j’étais comme une femme épuisée, épouvantée, que porte son guru à travers la fournaise. Elle est trop lasse même pour être épouvantée et ne se soucie ni du lieu où elle est transportée ni comment on la porte ; tout le temps elle est un peu inconsciente et parfois entièrement inconsciente, évanouie à cause de l’excès du danger et des horreurs qu’elle traverse : tout est trop pour elle et elle ferme les yeux, abandonnée. Elle ne sait pas si celui qui la porte sait où il va, mais elle n’a pas la force de marcher elle-même et elle

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a confiance. Oui, épuisement, indifférence… Il est vrai qu’il y a des moments délicieux de repos, mais parce que la route est longue et terrible, elle refuse de se réjouir vraiment, de s’arrêter. Mais ce n’est pas par paresse, car je ne puis marcher sur les tisons ardents, ni sur les eaux. Je dois être portée et je ne sais rien du trajet : je fais tout mon possible pour ne pas paralyser mon porteur, pour ne pas augmenter son fardeau, mais je souffre d’être ce poids pour lui.

1953

Année d’épreuves : deuils et nuit mystique.

Lilian perd sa mère en avril et Serge Bogroff meurt en septembre.

Pendant l’hiver à Kanpur, Lilian arrive à travailler, mais au printemps elle est épuisée par des conditions de vie difficiles, aucun confort, pas d’amis pour l’aider et surtout une succession d’états mystiques, parfois terribles, dans lesquels la plonge le guru. Aussi est-elle pressée de partir au Kasmîr, malgré les incitations du guru à retarder son voyage, il sait qu’elle va avoir à faire face à des troubles.

Lilian se met tout de même en route… et tout tourne mal. « Un mur » se dresse devant le Kasmîr, elle doit rebrousser chemin pour remplir des formalités à Delhi. C’est lâ que par un courrier expédié de Kanpur elle apprend la mort de sa mère :

Je fus comme aveuglée moralement, je n’arrivais pas à comprendre, j’espérais une erreur.

Lilian revient à Kanpur, où elle vit des jours douloureux avant de repartir au Kasmîr d’où elle va préparer son retour en France. Elle prend le bateau à Bombay, le 27 septembre, dans un état intérieur tel que ni elle ne regrette l’Inde ni elle ne désire le retour en France. Elle erre comme « un fantôme » sur le bateau, indifférente aux escales et arrive le 10 octobre à Marseille.

C’est à son arrivée au Vésinet qu’elle apprend la mort de Serge Bogroff par une lettre du guru trouvée dans sa boîte aux lettres et par Ida, amie d’enfance et voisine.

Les huit lettres de cette année-lâ sont adressées pour une part au Kasmîr, pour l’autre au Vésinet. Les premières évoquent des projets de voyage pour le Kasmîr et la France, les secondes accompagnent les débuts de ce qu’elle appelle « sa mission ».

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Extraits des lettres du guru

18 avril 1953

(Annonce de la mort de la mère de Lilian)

[…] C’était le 16 au matin que nous avons reçu le télégramme à propos de sa maladie et ce matin à propos de sa mort. Croyez-moi je suis uni à vous dans votre deuil, mais c’est à ce moment que notre sãdhana est mise à l’épreuve, vous ne serez pas du tout bouleversée.


16 mai et 1er juin 1953

(Le guru commence à remplir des formalités pour un voyage au Kasmîr et en France, mais son état de santé n’est pas bon.)


3 juin 1953

[... ] Je suis toujours à votre service et vos amis seront les bienvenus lorsqu’ils feront appel à moi. Au cours de ces derniers mois, je me souvenais de vous, bien que vous ayez été physiquement éloignée, j’étais spirituellement avec vous. Je suis heureux que vous aussi ayez senti le contact.


4 juillet 1953

[…] J’ai une place pour tous vos amis dans mon cœur.

Essayez toujours de vous absorber dans votre guru. Comptez toujours sur moi pour vous servir vous et vos amis de la façon que vous voulez.

Du point de vue du monde, j’ai tellement d’ennuis pour moi et autour de moi, mais je vous assure que je suis plein de paix et de félicité.


10 juillet 1953

[…] En apparence une longue distance nous sépare, intérieurement il n’en est pas ainsi. Je suis heureux que vous le ressentiez aussi.

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4 octobre 1953

(Après la mort de Serge Bogroff)

[…] Le jour où Monsieur Bogroff a quitté ce monde, son âme pieuse vint à moi. Je l’ai trouvé très heureux… Son cœur, il n’y a aucun doute, était plein d’amour et de disponibilité aux autres… Que son âme demeure dans une paix éternelle au paradis. Il est avec moi. Il restera toujours vivant grâce à ses bonnes actions. Les gens dont le cœur est plein d’amour et de service ne meurent jamais.


22 octobre 1953

[…] Vous savez il est difficile d’exprimer ce que je ressens pour vous et pour le cher Monsieur Bogroff. Vous êtes désignée lâ-bas. Vous avez la liberté de faire tout ce que vous voulez pour le bien des gens.

Ne soyez jamais découragée s’il vous plaît. Dans ce monde, chacun doit mourir. Maintenant vous préparez le terrain lâ-bas et je peux y être quand vous voulez.


8 décembre 1953

(Le guru exprime une grande tristesse à propos du départ de Serge Bogroff.)


12 décembre 1953

[…] Je suis pleinement satisfait de savoir que vous restez toujours en contact bien que du point de vue du monde vous soyez à une si grande distance de ce lieu.

La nuit restez immergée dans votre guru. Le jour essayez de servir les gens spirituellement. Ne soyez jamais découragée. Le monde est plein d’ennuis. Chacun doit faire face à tout ce qui se présente à lui. Laissez venir le temps où vous saurez qui vous êtes.


24 décembre 1953

[…] C’est très bon si l’on peut rester en dhyãna tout en travaillant.

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Je ne considère pas que cela soit absolument nécessaire à tous d’atteindre le plus haut degré de réalisation, ce serait toutefois très bien si tous le pouvaient. Que Dieu accorde ce degré et ce pouvoir même à une ou deux personnes, peut être suffisant pour couvrir cette mission…

Je pars pour Bhogaon cette nuit et j’espère que vous essaierez d’attraper les courants qui viennent d’ici.

Il sera bon de rencontrer plus souvent (les personnes dont vous me parlez), je les ai incitées à le faire… Après tout, nous avons un grand service à accomplir pour tous, au moins pour le plus grand nombre possible.

Vous êtes si loin apparemment, mais dans le cœur des cœurs, il n’y a aucun doute, la situation est complètement inverse.

Extraits du journal de Lilian

[…] J’aurais aimé être seule avec le guru afin de pouvoir lui parler : durant trois ans et demi, nous ne fûmes jamais seuls dix minutes, excepté durant des promenades dans la foule de Kanpur ou en rickshaw.

[…] J’aurais voulu que le guru me donne quelques instructions sur sa voie : il parle tant aux autres en Hindustani. Mais il m’a dit que son père et son guru ne lui parlaient jamais, mais lui envoyaient des ondes pendant qu’ils occupaient l’esprit des autres et que dès que lui parlait, il exprimait automatiquement leurs pensées ou plutôt eux parlaient par lui.

Extraits de lettres

Quelques jours après vous avoir écrit cette lettre, toute intéressée à noter différentes expériences mystiques, je reçus une lettre de Jacques Masui/1 me demandant avec insistance

/1.1909-1975. Auteur, directeur de la collection Documents Spirituels chez Fayard, éditeur de la revue Hermès.

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d’écrire un premier livre sur mes expériences et qu’il publierait dans ses Documents. Et pendant que j’avais sa lettre non encore lue dans les mains, notre guru me disait que son grand désir était que j’écrive sur mes expériences afin que son père et son guru soient connus.

Sur le bateau du retour en France :

[…] Je voudrais noter ce que cette nuit a de sui generis, mais ne le puis. C’est l’envers de cette extraordinaire jouissance qui, elle aussi, ne peut être contée et en ce moment je passe de l’une à l’autre constamment, car dhyãna leur est commune.

En ce moment, sur ce bateau de la médiocrité, la musique est horrible, alternance de musique indienne de cinéma et de musique de casino occidentale, le tout strident, mais je ne bouge pas tant je suis indifférente.

Oui, à ce stade il serait bon de vivre solitaire en pleine nature, le désert de préférence, car la beauté n’importe guère… Ne rien faire, ne jamais parler, demeurer tout le temps en recueillement (les pères du désert), c’est à ce moment qu’on fuit tout et il n’y a, à ce moment, aucun mérite ou ascétisme. Pourtant c’est un état mystique. Au cœur on a une symphonie trop subtile pour être entendue et il faudrait s’arrêter, demeurer silencieux, paisible, alors peut-être on pourrait en jouir, deviner quelques accords ou plutôt échos, mais rien ne permet de le faire, tant de bruits grossiers étouffent ces quelques rythmes internes, si vagues et pourtant si pénétrants…

État névrotique, oui, s’il n’y avait pas cette subtile contrepartie positive, mais elle est si subtile, si inexprimable. D’elle j’exclus toutes les merveilleuses expériences mystiques du passé, les joies, le plaisir presque physique, tout ce que je décris, mais qui sont claires, perçues pleinement. Non, je suis entrée dans une autre phase où tout s’est tu, excepté les bruits extérieurs qui ne m’intéressent plus. Et de nouveaux accords intérieurs s’essaient, mais c’est trop profond et lointain ; je n’entends pas ou la symphonie ne consiste qu’en quelques touches comme si le musicien touchait seulement l’instrument

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sans en extraire aucun son, mais on sait que quelque chose se prépare. On voudrait écouter.

Que mon exemple m’ennuie. J’écris par devoir.

ll faudrait ajouter pour être sincère que ce prélude à symphonie, si symphonie il y a, m’ennuie… Sa subtilité m’échappe et je ne fais aucun effort réel pour descendre dans les profondeurs d’où peut-être j’entendrais quelque chose. D’où, mépris pour moi constant et c’est lâ, la torture la plus subtile : peur du samadhi des zones profondes. (journal)

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1954

Lilian passe cette année au Vésinet, mais prépare son retour en Inde pour les derniers mois. Elle assimile douloureusement les deuils de l’année passée.

Après son séjour en Inde qui a duré près de quatre ans, elle doit mettre à jour sa situation et remplir toutes sortes de formalités, aussi se plaint-elle de ne pouvoir s’absorber si ce n’est « dans les moments d’attente, dans les trains et le métro ».

Mais l’expérience de la transmission se développe, prend de plus en plus d’importance. Transmission spontanée aux amis qui l’entourent, au cours d’une séance de cinéma par exemple :

J’étais assise près de Gretty et tout de suite je suis tombée en dhyãna, cet état spécifique où l’on peut donner, et Gretty a beaucoup ressenti, elle avait perdu le sens du moi, elle ne sentait plus son corps tandis qu’une chaleur forte envahissait sa colonne vertébrale jusqu’â la nuque, cela dura longtemps.

Le souvenir de cette séance sera vivace, Lilian aimait évoquer l’éblouissement qu’elle lui causa, de longues années après.

Sur le moment, c’est un réconfort « car ces jours-lâ je ne pouvais plonger en mon guru tant j’étais malheureuse, et pourtant à l’instant où celle qui est prête s’assied près de moi, automatiquement je me transforme en instrument, sans le vouloir, sans effort ».

Lilian découvre les aspects multiples et inépuisables de cette vie mystérieuse, les états varient selon l’ami qui s’assied près d’elle, ils sont subtils, violents, doux…

Extrait de lettre à une amie :

Ce vide est fondamental : c’est la trame sur laquelle tous les états mystiques se tissent ; c’est lui qui, à mon avis, caractérise la vie mystique, la séparant de la vie pieuse et religieuse : pas de vide pour l’homme pieux, mais des états d’exaltation amoureuse, joyeuse, tandis que ce terrible vide marque le mystique.

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Sûnya, la vacuité sans cesse accrue est l’essentiel du bouddhisme, c’est ce qui en fait une mystique, le reste étant plutôt moralité. Même vacuité chez saint Jean de la Croix auquel vous faites allusion dans votre lettre. Patanjali dans ses Yoga sûtra définit le samadhi comme « le vide de toute fluctuation mentale ». Le yoga aussi est donc bâti sur ce vide. Les musulmans ont fana' , pas de baqa' sans fana', le vide. Le désert aride des Noces spirituelles.

Seules les Upanisad parlent de plénitude et je vais essayer de vous montrer que c’est la même chose (espérant que bientôt vous le ressentirez). C’est comme si quelque chose de très positif creusait en vous des cavernes pour mieux les remplir par la suite […]. Ce vide de toute opération sensible et mentale est indispensable, car vous pénétrez dans un domaine très nouveau, semblable à une nuit, où rien de familier ne peut vous guider. C’est pourquoi le guide est nécessaire. Au début on a l’impression d’un vide, mais en réalité c’est une plénitude, seulement l’esprit n’est pas assez affiné pour prendre conscience de cette vie trop subtile. Saint Jean de la Croix parle des Israélites qui, habitués aux nourritures grossières, restaient insensibles au goût délicieux de la manne céleste. Peu à peu, ce vide se transforme en douceur, en félicité, et revêt toutes les formes de la vie mystique.

Lorsque ce vide est devenu plénitude, à nouveau une phase de vide devient nécessaire (creuser pour mieux remplir ?). La plénitude creuse plus profondément, on tombe même dans des nuits douloureuses tant le vide est néant absolu : vie ordinaire perdant tout sens et vie mystique n’en offrant aucun.

Puis, à nouveau, la plénitude revient, plus intense qu’au cycle précédent : à moins qu’un amour merveilleux ne comble ce vide. Il me semble qu’il y a un cycle de phases régulières, mais je ne sais pas si c’est le même pour tous. Essayez de déchiffrer le vôtre.

Donc, tout se vaut, s’appelle et se répond dans la vie mystique : harmonie, douceur, amour, vide, plénitude, etc., ces phases se succédant automatiquement ; le guru a probablement

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le pouvoir d’écourter les phases. Mais ce ne sont que des états, il ne faut pas s’attacher à l’un ou à l’autre, ni s’abandonner à la dépression lorsque la période de vide et d’anéantissement est lâ, car c’est elle qui permet de faire le bond en avant (reculer pour mieux sauter).

Ces ténèbres, que saint Jean compare à une lumière qui vous éblouit et aveugle, forment l’essence de la progression, mais, sans guide, comme l’enquête sur les carmélites l’a montré, on peut y rester toute sa vie. Personnellement, vous ne pouvez rien sur ces phases : laissez-les aller et venir.

Quant à « l’influence », comme vous l’appelez, il n’est pas nécessaire que vous éprouviez quelque chose. Plus c’est profond et moins on éprouve. Pendant les premières années, j’étais dans un état normal dès que j’étais en présence du guru : le reste du temps j’étais ivre, submergée. De sorte que j’écrivais lettres et pages de philo en sa présence. Il est préférable de ne rien éprouver.

L’important en ce qui concerne l’acception de « l’influence » (en fait, il n’y a aucune « influence ») c’est notre attitude recueillie, vigilante, avec oubli de soi, sans vouloir rien recevoir : cette ardeur intense, sans but, souple, est inaction en un sens.

Vous ai-je déjâ donné cet exemple ? Vous voulez visiter une forêt vierge, merveilleuse et dangereuse, vous avez pleine confiance en votre guide : il vous faudra alors imiter votre guide, épier ses moindres gestes, vous cacher lorsqu’il se cache au moment du danger, vous taire brusquement pour admirer l’oiseau…

Vous serez tout absorbée en votre guide, toujours disponible, quitte à vous arrêter brusquement ou à courir. Vous développerez un instinct extraordinaire qui vous permettra de deviner ses intentions, et peu à peu vous vous dirigerez aussi bien que lui dans la jungle. Mais celui qui n’en fait qu’â sa tête, qui obéit à ses désirs, bruyamment, avec affolement et irritation ne verra rien de la forêt et déplaira au guide qui ne pourra l’emmener avec lui. Le saint est celui qui épie toujours la volonté de Dieu pour s’y soumettre pleinement.

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Cet exemple montre bien quelle est l’inactivité du disciple, au sens taoïste, inactivité compatible avec une série d’efforts et une efficacité souvent prodigieuse, mais ce n’est pas l’effort ordinaire. Un grand secret c’est de découvrir le juste effort, cette intensité si souple. Les uns ont l’intensité sans la souplesse, les autres la souplesse ans l’intensité.

Quant au vide, vous verrez qu’il a des formes infiniment variées […]. à vous de tout découvrir et d’exposer poser au guru sans crainte vos doutes et étonnements.

[…] Essayez de vous concentrer sans trop vouloir le vide non plus ! Détente plutôt que concentration. Le vouloir intentionnel (kratu védique) c’est lâ le danger. Car ce que nous voulons n’est absolument pas la vie mystique qui est sui generis, tellement inattendue et inimaginable : le but voulu est trop en deçâ de ce que vous aurez ; désirez donc sans but, vous ne ferez pas fausse route !

Le guru se réjouit de voir des amis se grouper autour de Lilian et c’est ce qui va être au centre de leur échange épistolaire cette année-lâ où Lilian reçoit environ neuf lettres.

â la fin de l’année 1954, elle rencontre André Padoux et sa famille. à ce propos André Padoux précise :

« C’est à New-Delhi, où je me trouvais en poste, que je fis sa connaissance en 1954 et que commença entre nous une relation d’abord professionnelle (elle orienta mes recherches vers l’œuvre d’Abhinavagupta, puis m’aida dans la préparation de ma thèse), qui devint amicale et affectueuse en s’étendant à toute notre famille, et dura jusqu’â la fin de ses jours. Elle nous fut une amie fidèle, un appui dans les difficultés et dans les peines : on trouvait auprès d’elle une aide qui dépassait les problèmes du quotidien… »

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Extraits des lettres du guru

20 janvier 1954

[…] Je suis heureux de savoir que les gens aiment être en votre compagnie. Ce n’est pas une question d’un jour ou deux.

Continuez, je vous prie, à servir sans idée de compensation, notre service est tout entier pour le Tout-Puissant. Une paix constante est un ornement de l’être humain.


27 février 1954

[…] L’annuel bhandara de Basant a eu lieu. Cette fois-ci, il y a eu plus de monde que prévu — l’assistance était le double des années précédentes et aussi les dépenses. Tout le temps durant la réunion, des vagues (de courant) passaient et les gens faisaient de leur mieux pour les attraper chaque fois qu’ils le pouvaient. Il semble que vous aussi vous les ayez attrapées.

Je n’ai pas vu les gens venir lâ sans que nous soyons tous un — à jamais unis dans le plus grand et le plus permanent royaume des esprits. Puissent-ils aussi profiter le plus possible de toutes ces opportunités.


25 mars 1954

[…] C’est si bon que les gens lâ-bas (en France) prennent un si grand intérêt à cette voie. C’est sans aucun doute le plus grand service que nous pouvons rendre à l’humanité.

Les rêves nous renseignent parfois sur notre condition mentale et les bons rêves qui concernent saints et prophètes révèlent le passage à une vie mentale plutôt sainte et saine. C’est tout à fait un bon signe bien que cela ne soit pas le meilleur état.

C’est toujours une chance pour moi d’aider quelqu’un sur la voie autant que je le peux… C’est entièrement dû aux pieds de lotus de mon guru et de mon père vénéré autant qu’â la grâce de Dieu si je reste toujours content et en paix.

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20 avril 1954

[…] Vous devez vous intéresser aux progrès de ceux qui viennent s’asseoir avec vous, mais ne pas vous en inquiéter. Cela dépend beaucoup de l’ardeur de chacun.

C’est l’amour — un amour désintéressé pour tous — qui peut élever des hommes sincères à la condition de mystique.

Je suis heureux d’apprendre que tant de gens s’intéressent et éprouvent de la joie à se souvenir de Lui. Je les félicite tous pour leurs efforts sincères et je souhaite à chacun le succès.

Physiquement la distance est grande, mais lorsque tous ceux qui aiment sont (liés) par la force de l’amour, nous sommes plus proches les uns des autres que (dans la proximité) des corps physiques.


26 mai 1954

[…] Je suis heureux d’apprendre que vous travaillez tellement dur et le simple fait d’avoir servi de si nombreuses personnes dans cette voie droite et noble doit donner quelque satisfaction. Ceux qui ont l’intelligence et qui comprennent sont dans un certain sens meilleurs que ceux qui suivent et ne peuvent pas comprendre.

Le pur amour et l’ardent désir d’apprendre une chose sont d’un grand secours, mais comprendre aide aussi quelqu’un à rester ferme sur un chemin et donc si Madame X ou d’autres vous posent des questions ne vous inquiétez pas. Ils éclairciront bientôt leurs doutes et recevront des réponses justes à leurs questions au fur et à mesure que grandira leur intérêt et qu’ils marcheront avec ardeur et assez de fermeté dans ce chemin. La force de l’amour peut aussi en certaines circonstances les rendre silencieux. C’est bien lorsque l’on sent la force intérieure et le bonheur. Cela dépend beaucoup de la propre croyance de chacun en sa propre capacité à réussir…

C’est bien de prier pour moi. Vous devez le faire souvent. Il n’y a rien de mal à prier. Dieu écoute tous ceux qui L’approchent avec un cœur sincère.

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11 juillet 1954

[…] Laissez les choses suivre leur cours. C’est bien également si l’on peut utiliser son temps au service de l’humanité, en méditant ou en restant près du Tout-Puissant au milieu de personnes aussi ardentes que celles qui vous entourent. C’est satisfaisant d’apprendre que ceux qui viennent lâ s’intéressent si vivement et désirent tellement progresser. Ils sont tous les bienvenus ici.

Nous ne sommes pas très éloignés les uns des autres… Ce sont les cœurs et l’amour qui importent et non pas la distance physique.


8 août 1954

[... ] Lorsque vous viendrez ici, sans aucun doute je serai heureux d’être à votre service — au service de vous tous — pour le plus longtemps possible.

Vous avez beaucoup de mérites pour vos efforts sincères et c’est pourquoi tant de gens lâ-bas ont un vif intérêt pour le chemin. On a à faire face aux difficultés du monde lorsque l’on entre dans la vie spirituelle. Cela nécessite qu’une longue période de vie, mais devrais-je dire, que la vie entière y soit consacrée.

Depuis plusieurs mois je suis en proie à beaucoup de difficultés financières et soucis. En même temps, le cœur réjoui est toujours heureux.

1955

Cette année-lâ Lilian vit en Inde, principalement à Kanpur, mais elle voyage à plusieurs reprises vers l’Himalaya ou Bénarès.

Son retour en Inde a été gâché par la présence de madame R. : C’est comme si Madame R. avait empoisonné ma vie, sa méchanceté a tout perverti. Puissé-je avoir autant d’amour qu’elle a de haine.

Lilian est déconcertée, déçue, en proie à certains doutes :

Au fond les meilleurs moments c’est lorsque je plonge dans le guru pour donner à d’autres, mais en ce moment il n’y a point « d’autres ».

Mi-janvier meurt à Bombay le frère aîné du guru, Brij Mohan Lal. Il meurt en « samadhi » la veille du mariage du fils aîné du guru.

Lui aussi donnait le samãdhi à ses disciples. Ceux-ci ont éprouvé un état nouveau, merveilleux, mais en en sortant, ils virent leur guru bizarre. Ce dernier leur a dit : « Je vais bien, mais je veux m’étendre, me reposer ». Et il est mort à leur insu, seul, un peu plus tard. C’est désolant, car un grand maître très savant disparaît.

Lilian l’aimait bien, elle le trouvait beau, avec de grands yeux brillants d’amour, naturellement doux, fin, nuancé, cultivé, mais regrettait-elle, il avait tenté d’ébranler sa foi dans le guru et il gardait fermée au cadenas la plus belle pièce de la demeure « alors que tout centimètre était si précieux pour les invités ! ».

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Lilian racontait qu’un jour les frères avaient fait un « concours de samãdhi » : le guru avait gagné. Elle appréciait la résonance particulièrement fine et subtile de la plongée avec le frère du guru, mais c’était toujours la même.

Il comparait l’état de fana' puis celui de bhairava au plongeur ; d’abord au premier plongeon, on ne voit rien, n’entend rien, on est inconscient de tout puis peu à peu on demeure plus longtemps et librement dans l’eau. Enfin, il y a des plongeurs remarquables qui restent des heures immergés et, lâ, ils voient, entendent, organisent leur univers liquide ; tel est après turya et fana', le turyãtîta ou état de bhairava, bien qu’immergés en l’absolu, ils n’ignorent rien du monde phénoménal, ils ne sortent plus de la mer.

En 1952, considérant les deux frères, Lilian écrivait :

Le samãdhi du frère aîné est subtil, d’une douceur infinie, on se sent si léger, tout se passe à la fine pointe de l’esprit, on peut le comparer au chant subtil et nuancé d’Elisabeth Schumann. Le samãdhi du guru est semblable au chant organique, profond, qui prend aux entrailles, de Marian Anderson, plus puissant, intégral.

Le mariage du fils du guru eut lieu huit jours plus tard, mais « incinération ou mariage, le guru est toujours dans le même état ».

Pendant cette période Lilian est découragée, elle ne voit pas régulièrement le guru, mais « Qu’il est beau ! et quelle grandeur ! Même quand je suis mécontente, je suis obligée de le reconnaître. Il a aussi la juste parole, la parole profonde, originale, unique.

Il a ce type de génie que j’admire. Toujours il va droit à l’essentiel, l’essentiel : c’est Dieu, il ne l’oublie pas. Mais moi, je l’oublie… Seulement lorsque je perds mon moi dans le guru et oublie le guru même, alors j’avance vers la Chose ou la suis un peu mieux ».

Au printemps Lilian finit de corriger, à Kanpur, les épreuves de sa thèse « Instant et cause », publiée dans l’année, mais soutenue quatre ans plus tôt.

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Je traverse une phase heureuse, chaque matin je vais corriger mes épreuves dans la forêt, près des étangs et c’est un enchantement… Atmosphère veloutée, eau scintillante, mais il y a des rôdeurs.

Le guru multiplie les séances. « Je suis ivre d’expériences » écrit-elle, mais son corps est épuisé et par la force des courants et par sa participation aux états physiques du guru.

En avril, Lilian part pour le Darjeeling à Kalimpong, rencontre la famille Dass, voyage avec Denise Delannoy/1 et travaille beaucoup. L’altitude trop élevée, observe-t-elle, défavorise la profondeur intérieure, retrouvée en dessous de deux mille mètres. C’est essentiellement pendant cette période que se situent les lettres du guru.

Dès le retour de Lilian à Kanpur, fin septembre, le guru poursuit sa tâche, la surabondance de la grâce la submerge :

C’est une mer qui m’engloutit, avec ses vagues successives.

Plus tard, elle écrit : « je suis quasi noyée, je suffoque, le problème dans cette lignée, n’est pas tant de penser à Dieu sans répit, mais de l’oublier ».

De novembre à décembre, Lilian voyage avec une amie, Odette V., elles vont à Bénarès où Lilian rencontre Gopinath Kaviraj /2 et visitent les lieux où passa le Bouddha. Lilian retrouve le plaisir qu’elle croyait perdu de découvrir l’Inde. Revenue à Kanpur fin décembre, elle fait avec le guru, son frère cadet et quelques disciples, la visite des tombes des maîtres précédents.

1. Une amie de Lilian.
2. Philosophe indien, sanskritiste, versé dans l’étude du sivaïsme du Kasmir (1887-1976).

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Extraits des lettres du guru

22 avril 1955

(Lilian est au Bengale)

[…] Vous ne devez jamais penser que vous êtes loin de moi. Je suis toujours avec vous… Priez pour moi, s’il vous plaît.


8 mai 1955

[…] Bien sûr, chacun a ses propres limites, mais si l’esprit est ouvert et préparé à recevoir ce qui est bon et juste et à se transformer en conséquence, on ne doit s’inquiéter de rien. Beaucoup de choses peuvent être faites par des efforts justes et beaucoup plus par la prière… Je prie pour vous tous et vous devez aussi le faire pour moi.

Nous pouvons seulement éviter de ressentir les souffrances liées aux difficultés si nous sommes capables d’avoir l’attitude juste à leur égard. De toute façon les difficultés aussi sont transitoires !


12 mai 1955

[…] Vous avez tout à fait raison. Vos doutes sont fondés.

Mon cœur, je regrette de le dire, ne pourrait faire une claire réflexion sur vous. Dès que l’amour spirituel commence, tout l’attachement aux choses de ce monde devient sans intérêt.

L’expérience du grand homme est que dans cette vie, quand un réel progrès commence, le monde et les choses du monde deviennent sans intérêt et s’en vont du cœur et de l’esprit.

Bientôt on s’abstient d’action dans la vie. Cela prend du temps et donc on doit y consacrer sa vie. Des doutes ont l’habitude de se produire ici, parce que le moi est en train de disparaître ou s’est perdu quelque part. L’esprit avec toutes ses activités essaie de l’emporter et de détruire la félicité (ãnanda) ou d’autres choses de la voie.

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J’ai essayé de suivre la même direction ou système que celui qui était instauré par mon Shri guru Maharaj/1. Par la grâce de Dieu vous l’avez vu beaucoup de fois. Vous avez aussi remarqué qu’il avait l’habitude de ne jamais beaucoup me parler. Il ne réprimandait ou ne manifestait sa colère jamais envers personne excepté envers cet humble serviteur. Il ne m’a jamais donné de séances comme celles qui sont données maintenant aux gens…

Je vous assure que je n’ai jamais vu ou trouvé un homme meilleur que lui. Sans aucun doute, il possédait des pouvoirs divins extraordinaires. Il y a un couplet en hindi de Mirabaï qui a été une grande sainte, la traduction en est donnée ici avec mes propres mots :

« Je suivrai la même direction ou le même chemin par lequel mon bien-aimé m’a attirée ».

N’ayez peur ni pour vous ni pour vos amis, maintenant un tout nouveau système sera adopté pour vous (occidentaux), j’essaierai de changer le parcours en fonction de ce qui convient et je suis sûr du succès.

1. Le soufi Abdul Ghani Khan.

10 juillet 1955

[…] Notre devoir ici-bas est de garder notre tête et nos désirs dans des dispositions et une direction justes et de ne pas nous laisser perturber ou ballotter par des tempêtes de difficultés.

On ne peut L’atteindre par la pratique, l’enseignement, le pouvoir, etc., mais par une dévotion où l’on met tout son cœur. Cela vient toujours de cœur à cœur. à un tel niveau, les doutes ne naissent pas.


6 août 1955

[…] Les soucis domestiques me poursuivent tellement que parfois cela devient difficile d’y faire face… On peut méditer seul. Le progrès spirituel repose sur une profonde dévotion. L’expérience de la vie spirituelle que vous avez eue durant

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quatre ou cinq ans, les gens qui viennent ici depuis les vingt dernières années n’ont pas été capables de la comprendre.


21 septembre 1955

(Compte-rendu de ses efforts vains pour rejoindre Lilian dans la région du colonel Dass)

Extraits du journal de Lilian

[…] Le matin, dhyãna fait de douceur avec pour culmination ces plongées successives dans l’inconscience. Dès sept heures du matin à midi, je demeure auprès du guru. L’après-midi, je dors comme assommée. Je travaille et vers cinq heures retourne auprès du guru jusqu’â huit ou neuf heures.

[…] Je vais donner ma propre distinction des samâdhi :

Le samadhi de stupidité. Je suis lâ, la bouche ouverte, vide de pensée, une clef à la main, la serrure à ouvrir, mais la compréhension de mettre la clef dans la serrure est bien au-dessus de mes capacités.

Le samadhi de vide ou de plongée (bien que je puisse faire des distinctions entre les deux) c’est celui où les cavernes sont remplies : il n’y a aucune pensée. Le samadhi de plongée est fait de conscience (mais sans pensées) à la différence du précédent qui est fait d’inconscience.

Le samadhi qui comble (qui nourrit, qui remplit d’assouvissement…). C’est celui que j’ai habituellement ces jours-ci. C’est si savoureux, si doux, s’établissant peu à peu, (lentement) bien qu’â la limite de la douleur.

Le samadhi de complétude. Vous êtes satisfait et plein de paix.

Le samadhi d’ãnanda, de félicité, fait de vibrations délicieuses et sans variation. Tel qu’il a commencé, il se termine : sans pensée de nouveau.

Le samadhi d’amour : celui que je préfère. On est ivre d’un amour sans objet ni but. Le plein samadhi n’est peut-être que

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vide mais quand vous reprenez conscience de vous-même et du monde extérieur, alors tout ce que vous regardez devient merveilleux, l’oiseau, le chien, l’enfant, le guru. Vous êtes une masse de douceur et tendresse et tout votre être est perdu dans l’amour hors duquel les yeux sont fermés avec une expression particulière de rire intérieur.

Le samadhi d’atipürna, le trop plein, le pleinement cruel où semble disparaître, s’enfoncer, se perdre le samadhi de plénitude d’amour et de félicité. C’est le mieux, assurément (sans aucun doute), mais vous gémissez (mugissez), hurlez (criez), vous lamentez sans cesse. Le cour est lourd, brûlant, mais est-ce le samadhi ? Une torture spirituelle et physique, mais pas mentale. Ce n’est pas toujours sans pensée, bien que pas une seconde vous ne soyez capable de détourner votre attention de la douleur.

Ajouterai-je le samadhi de l’infini ou ãkãsa ? On flotte, si léger, perdu dans l’infini, pas seulement spatial, les limites disparaissent. Comme cela est parfois sans pensée, je l’appelle samadhi.

Je n’ai pas voulu apprendre le hindi-urdu afin que rien ne trouble ma méditation nirguna — que pas un son, pas une forme ne s’interpose… J’ai voulu l’essentiel entièrement dénudé.

Extraits de lettres de Lilian

[…] Lorsque j’étais en France et que nous méditions sérieusement, j’étais secouée comme d’un vent violent, courbée en avant puis redressée très droite, et ainsi de suite… Était-ce imagination de ma part ? Impossible de lutter contre cette force. Le guru m’a dit qu’il en est toujours ainsi : lui aussi reçoit l’influx divin (al faîdh, grâce ?) et le distribue parmi ses disciples qui ont été par lui « appointed » /1. Chacun est ainsi secoué. Mais près de lui, nous n’avons jamais cela.

1. Désignés.

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[…] En ce moment, un vieil homme de l’école, condisciple du père de mon guru, mais moins ardent que lui, avocat de Kanpur et grand poète mystique de l’Inde, s’est pris d’affection pour moi et vient méditer avec moi chaque jour. Il me donne aussi beaucoup, mais je ne sais quoi, car toujours l’essentiel est indescriptible. Comme moi, il bondit : ce sont des vagues qui touchent le cœur, l’une, plus forte, vous fait défaillir ; heureusement, un saut adoucit la tension. C’est cela la touche divine dont parle saint Jean de la Croix. Le soufi la nomme « touche d’amour ».

Le guru me disait que si une seule fois on pouvait toucher cette fontaine où lui-même puise, cela suffirait pour la vie. Ce matin même, il m’expliquait qu’on reçoit d’abord les flots d’amour du guru… Lorsque le disciple a en lui la source de cet amour et n’a plus besoin de la recevoir, il est guru à son tour.

Autre lettre

[…] Si vous n’avez pas senti grand-chose à Kanpur, ne vous étonnez pas, car sentir n’est pas l’essentiel. Dans mon cas, c’est quelques jours après et loin de mon guru, que j’ai été brusquement plongée dans un merveilleux état. Peut-être est-ce plus durable. Je connais aussi une personne qui n’avait vu mon guru qu’une seule fois et qui, quelques années après en France, a été plongée dans la même paix qu’elle avait connue à Kanpur passagèrement.

Il est probable que ma présence ait une certaine influence, car il suffit que je plonge dans le guru pour faire comme lui. D’autre part, je suis à votre niveau de sorte que c’est spontanément que je puis donner tandis que le guru doit descendre à votre niveau et ce n’est pas si aisé. Ce qui m’émerveille dans ce système, c’est la possibilité pour nous tous de donner à d’autres — au cinéma, même mes amis et amies deviennent quasi inconscients. Je connais même un cas amusant : une amie pas très avancée donne une paix extraordinaire (qu’elle n’a pas en permanence) à une jeune fille bien disposée qui, pendant des années, ne

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m’avait jamais vue, et après avoir médité avec moi à mon retour elle n’avait pas plus qu’avec mon amie.

â son frère :

[…] La vie est un flot intarissable : nous nous projetons sans cesse au-delâ de nous-mêmes dans l’avenir par un instinct vital dont la force est prodigieuse. Notre élan nous projette dans l’avenir comme un tremplin, sans une seconde d’arrêt, même durant le sommeil l’élan est lâ, projetant le désir et les pensées qui l’accompagnent, formant les vagues et l’agitation de la mer du fleuve vital. Mais de cela nous ne devenons conscients que si tout s’arrête.

La vie mystique est un ralentissement général de ce flot, et de temps à autre — en samãdhi — son arrêt total, mais pour une courte période de temps. Le saint impassible est maître de l’arrêt du flot.

Dès que le flot s’est arrêté, on a une paix extraordinaire et quelquefois — toujours ? — une félicité qu’on n’éprouve jamais en temps ordinaire. Comme si on s’enfonçait dans une ouate très douce… Lâ encore, il y a des états très variés : douceur, plaisir de vibration quasi physique, félicité de l’âme elle-même, anéantissement qui n’est que paix. Lorsqu’on retrouve ce bain de douceur, on sait que c’est lâ la réalité même, que la vie n’est autre que ce bonheur, cette paix infinie, mais que nous la gâchons par ces désirs incessants qui veulent n’importe quoi sauf cet essentiel qui satisfait pleinement le désir…

Lilian note dans son journal

Voici ce que je lui ai écrit : je le note ici, car cela me servira encore et je ne suis pas sûre que ce soit juste. C’est l’explication d’un moment : il me faut donc le conserver. Plus tard j’en sourirai.

1956

â Kanpur, l’année commence mal avec la naissance à l’hôpital d’un enfant hydrocéphale, petit-fils du guru, il ne vivra pas. à cette occasion Lilian s’insurge contre la condition des brus dans la famille indienne.

Lilian est dans un état dépressif lié à l’état du guru « parce que j’aime tant mon guru, je veux prendre part à ses souffrances même physiques, à ses ennuis financiers et autres, mais lâ, je suis dépassée ».

Aussi décide-t-elle de partir à Bénarès, tout en le regrettant du fond du cœur. « Même avec le guru tout proche, on se sent si seul et il fait partie de mon âme ».

â Bénarès, Lilian retrouve la « douceur des foules indiennes » et revoit Gopinath Kaviraj qui l’accueille dans l’indifférence.

De retour à Kanpur elle assiste au bhandara ; elle connaît un apaisement et le guru lui explique : il n’est pas déprimé, mais au « galloping stage ». « â chaque instant, il bondit en avant et c’est insupportable pour les disciples qui comme moi le suivent pas à pas ».

Extrait d’une lettre de Lilian :

L’autre jour, j’ai compris ce qu’était prakãsa-vimarsa, mon état mystique ordinaire, mais je n’avais jamais fait le rapprochement. Prakã, a est ce qui domine en dhyãna et brille seul dans le nirvikalpa-samãdhi  : imaginez un château pleinement éclairé qu’on traverserait sans rien voir, dans un flot de lumière égale. Vimarsa c’est la prise de conscience, je regarde ceci, cela, je pense, je reconnais, m’oriente… Dans la vie ordinaire, vimarsa recouvre entièrement prakãsa, néanmoins ce dernier est lâ sinon on ne verrait rien, mais on ne perçoit jamais cette belle lumière pour elle-même, on ne s’intéresse qu’aux objets éclairés.

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Dams mon état ordinaire, prakasa avec sa paix, son silence, est au premier plan et engloutit souvent vimarsa : la prise de conscience se fait mal auprès du guru et pourtant la conscience demeure.

Puis elle prépare son retour en France où elle débarque le 7 avril après un mois passé sur le bateau. Voyage difficile :

Mort intérieure, silence intérieur de la mort, mais la paix noie tout… Rien ne peut m’émouvoir, ni la pensée de ceux que je quitte ni celle de ceux que je vais trouver, mais aussi quelle paix, quel arrêt !

Au Caire, entraînée par sa compagne de cabine, elle va jusqu’au sphinx, à dos de chameau : « Nous avons beaucoup ri, car ma gaieté demeure ». En France, Lilian, qu’Aliette rejoint, passe quinze jours dans le midi avant de regagner Le Vésinet.

Lilian recevra environ huit lettres du guru cette année-lâ. Le guru lui fait part du mariage de Durgesh, sa fille aînée et des joies et des soucis que cela entraîne. Le mariage d’une fille est très coûteux en Inde et le guru n’a pas d’argent. Comme toujours il compte sur la Providence, car il ne demande rien à personne. « Seulement, commente Lilian avec son humour inépuisable, Dieu agit de justesse et à la limite du temps fixé et tout juste assez…, utile, mais mesquin ! ».

Pour le guru, maladies, chute, soucis de tous ordres se succèdent.

Sont évoqués les noms de Philibert dont la venue est attendue et de Munir Hafez/1 dont la rencontre avait enchanté Lilian en 1954.

Un refrain revient sans cesse : l’impatience avec laquelle l’entourage du guru réclame des nouvelles et le retour de Lilian.

â la fin de l’année, le guru lui-même ne cache pas sa propre déception de voir ce retour retardé.

1. Spécialiste de l’Islam (1911-1998)

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Extraits des lettres du guru

7 avril 1956

[…] Maintenant, vous avez dû arriver en France. Vous savez bien que je n’exprime jamais mes sentiments. J’ai prié pour que vous soyez tout à fait heureuse pendant les jours où vous voyagiez… Oh ! La vie est très courte et l’on a beaucoup à faire ! Que Dieu vous bénisse avec une pleine réussite dans la vie.

Je suis pleinement satisfait, car mon « Dieu » a toujours été bon pour moi. S’il vous plaît, priez pour moi.


26 mai 1956

(Mariage de Durgesh)

[…] Le mariage fut un mariage magnifique. à chaque instant, les gens sentaient la grâce du Tout-Puissant. J’étais toujours entouré par les âmes pieuses de mes parents, de Shri guru Maharaj et des autres Supérieurs.

Dieu est si bon envers moi que personne n’a pu savoir jusqu’â présent comment une si grande dépense a été faite. Ne vous inquiétez pas. Ma vie est pleine de luttes. On doit faire face à tous les soucis du monde.

Ma chère Lilian, le moment n’est pas très éloigné où vous serez tout le temps entourée d’une foule. Celui qui peut s’absorber totalement et constamment dans le guru, atteindra certainement le But. Je suis très impressionné par les personnes qui viennent à vous. Tous semblent être dans une bonne disposition.

Maintenant, vous pouvez très bien juger par vous-même. Le progrès va toujours avec l’amour intense et l’affection.


17 juin 1956

[…] La semaine dernière, je suis sûr que vous avez pu sentir quelque chose de plus, car je suis resté totalement absorbé en vous pendant un long moment. Rien n’est censé stopper les courants spirituels. De telles vagues peuvent être et sont envoyées d’un coin du monde à l’autre. Dans le cas où celui qui reçoit est très bon, un saint peut transmettre toutes sortes de choses. C’est

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ce que j’ai appris de mes Supérieurs et gurus. Veuillez continuer à orienter les gens vers Dieu et à acquérir la paix stable et durable. Plus on a d’ennuis dans ce monde, plus on monte haut. Vous êtes désignée lâ-bas (en Occident) pour une mission spirituelle.

C’est un fait que si on n’oublie pas son moi, il n’y a aucune possibilité de progresser dans cette voie. Tout ce que vous avez écrit dans votre lettre est entièrement vrai. Réellement, il y a peu de gens qui suivent la voie conformément au système et à n’en pas douter, le plus souvent cela dépend du guide spirituel. Vos satsangi sont bons. S’ils s’intéressent vraiment, veuillez continuer à leur donner des sitting et essayez aussi d’encercler leurs pensées avec votre pouvoir spirituel caché. De cette façon, j’en suis sûr, parmi eux sortira un, voire deux véritables adeptes.


24 juillet 1956

[…] On devrait toujours demeurer prêt à faire face aux soucis du monde aussi bien qu’aux anxiétés. De telles choses orientent les gens et les conduisent vers le but spirituel. Est le bienvenu celui qui franchit la frontière spirituelle, et a plus de chance celui qui traverse tous les tourments et soucis spirituels. On ne peut passer cette étape qu’avec l’aide d’un guide spirituel. Ces sortes de choses ont l’habitude de revenir sans cesse. à moins de devenir un maître, il y a danger. C’est la raison pour laquelle le véritable adepte devient un devotee d’un guide spirituel (autrement dit d’un guru).

Vous êtes désignée lâ-bas. Veuillez continuer à travailler sans aucun désir et vous réussirez… Certaines personnes sont dotées d’un instinct naturel, d’où leur conversion immédiate, pour d’autres, il faut le temps.

Vous pouvez aller partout où vous êtes invitée, mais veuillez essayer de propager les expériences que vous avez obtenues.


5 septembre 1956

Ma chère Lilian,

[…] Les raisons d’une telle quiétude sont tout à fait claires. Ce n’est pas étrange que vous soyez tombée et que vous soyez blessée. Cela devait arriver. Dieu merci vous vous en êtes sortie. Le système dans lequel nous allons tous est plein d’amour et il nous conduit au But à travers les ennuis, les soucis aussi bien qu’â travers l’insatisfaction…

Il y a peu de gens dans ce monde qui veulent vraiment la paix et la félicité ou le plaisir, et parmi eux certains suivent la voie ou des doctrines. Heureux sont ceux qui s’abandonnent totalement. C’est vraiment un plaisir pour moi que vous progressiez de jour en jour. Si quelqu’un vient vers vous en ayant la foi, il en profitera sans aucun doute.

C’est un fait que le corps mort d’un saint ne se détériore pas pendant une longue période. Certains disent qu’il n’y a jamais de décomposition. Seuls les êtres évolués s’en rendent compte. Si vous n’avez rien senti sur la tombe de saint Jean de la Croix, cela importe peu. Il doit y avoir des raisons.

Parfois des saints ne sont pas en position de savoir quoi que ce soit sur les saints ou les gens qui ont quitté ce monde.

Je vous ai parlé de nombreuses fois de ce sujet. Ayez de la considération pour lui, car il est censé être un grand homme de son temps dans les pays européens.

Transmettez-leur mon message à savoir que sans satsang personnel il est difficile pour quelqu’un d’atteindre le but. Un guide spirituel doit être très solide. Il doit être maître de la transmission de toutes les choses survenant dans ce chemin. Sans la foi, le guide spirituel est toujours réduit à l’impuissance… La meilleure chose pour l’être humain est de réaliser le Soi. Vous êtes désignée lâ-bas. Essayez, je vous prie, de les conduire à la paix et à la félicité. à travers leurs écrits ils semblent nobles et bons. Que Dieu les bénisse ainsi que ceux qui ont un ardent désir… C’est seulement par la grâce du Tout-Puissant que l’on peut faire face à toutes les difficultés.

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24 septembre 1956

[…] Je suis étonné d’apprendre que vous ne progressez pas. Il n’y a rien dans ce monde pour arrêter les courants spirituels. La plupart du temps on se souvient de vous et vous aussi, sentez que vous êtes présente ici. Parfois, il arrive que l’on ne pense pas au progrès. La société aussi est une grande cause de cela. Il ne faut pas vous décourager. Je vous assure que les choses spirituelles lorsqu’elles ont été pleinement expérimentées ne sont jamais amoindries. à n’en pas douter, un constant satsang est tout à fait essentiel…

Vous n’êtes jamais censée déranger et aussi vous avez touché mon cœur en écrivant ainsi. Si vous n’avez pas suffisamment de temps pour méditer dans la journée, essayez d’être absorbée la nuit. La nuit est très importante pour cela.

Une chose que nous devons garder présente à l’esprit : tout le progrès spirituel dépend des expériences. Pour cela nous avons à chercher et à choisir une personne expérimentée et réalisée. Seuls la proximité et l’amour pur d’une telle personne conduisent au but. Rien n’est important, si ce n’est satsang constant et amour.

Le moment venu, la chose réelle est donnée en cadeau puisque l’obtenir est au-delâ du pouvoir et de la compétence d’un être humain…

Que Dieu vous bénisse avec tous vos espoirs et désirs dans ce monde aussi bien que dans les Cieux.

Continuez à prier pour moi et pour chaque âme.


5 novembre 1956

[... ] Pendant ma maladie, je pensais beaucoup à vous. Vous devez l’avoir senti, j’en suis sûr. Ici tout le monde ressent votre absence.

â n’en pas douter, les ennuis du monde nous conduisent vers le But spirituel. La paix ne devrait jamais être troublée, c’est ce qui est obtenu ou expérimenté avec le guide spirituel. Cela exige vraiment un constant satsang. Vous avez pris note de ce point particulier maintes et maintes fois. Parfois des courants directs

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arrivent en provenance d’ici. Essayez de les recevoir. Vous pouvez recommander à tous les satsangi lâ-bas de rester dans un état de réceptivité. De telles choses sont très importantes.


9 décembre 1956

[…] J’ai reçu votre lettre affectueuse. Je suis très heureux de parcourir son contenu. Celui qui essaie de s’immerger tout le temps doit recevoir les courants.

Vraiment, vous avez essayé de comprendre le système. C’est tout et tout amour. Ce qui est dans le cœur du cœur ne peut jamais être écrit dans les livres, bien que des gens instruits aient fait de leur mieux pour l’expliquer, même alors cela reste secret. La grâce du satsang ne peut jamais être expliquée. Elle doit être réalisée. à notre époque, les gens pensent que lire des livres et adorer des idoles est la chose principale et qu’il n’y a rien au-delâ.

Le sitting n’est pas donné à chacun et ce n’est pas pour ceux qui ont l’esprit étroit.

C’est un fait, on ne doit pas en douter, Dieu est très bon pour les malheureux êtres dont le cœur se souvient de Lui, dont le cœur ne L’oublie jamais. Continuez à prier pour moi, je vous prie.

Je me souviens de mademoiselle X et aussi de vos autres amis. Ceux qui viennent à vous sont miens…

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Extraits de lettres de Lilian

[…] Ici je vis dans vismaya et camatkãra à tous les points de vue. Néanmoins les premières années sont les plus merveilleuses, car c’est sans cesse de l’inédit. Ce sont les extases sans arrêt… Il en est de même pour qui découvrirait subitement l’Himalaya après les chaleurs du désert. Les premières grimpées sont magnifiques, la vue des cimes… Mais en haute altitude on se sent perdu, las, on a l’habitude de la montagne… L’émerveillement est à la fois moins fréquent, mais il est plus profond aussi. Il ne s’agit plus de découvertes prodigieuses, mais de vie ou de mort. (2 mars)

[…] Je ne veux rien d’autre que Dieu et je ne veux Dieu à aucun prix…

â propos de la question d’un ami occidental de passage :  « Votre guru est-il omniscient ? » :

[…] Jamais je ne me suis posé une telle question, car s’il est vrai qu’il sait bien des choses que nous ne savons pas ; peut voir l’avenir , le passé, lire en nous à volonté, se balader à Paris et en revenir avec des impressions comiques et si personnelles qu’il ne demeure aucun doute qu’il y est allé (le pont de la Concorde : il note l’habillement des gens, les pardessus des hommes et ceux des femmes étant de même longueur, etc...), néanmoins, il n’est nullement omniscient.

Juste avant le départ de l’ami, le guru lui a décrit tout ce qu’il (ce dernier] avait éprouvé durant ces trois jours, mieux encore qu’il aurait pu le décrire lui-même. Du coup, ce dernier a décidé de son omniscience !

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Notes personnelles

Majorque :

[…] Même état de désolation, son extraordinaire régularité depuis quelques années doit être notée. Il est aussi stable que ma paix. Cette matinée, pour la première fois, extase en nageant sous la mer avec mon masque. D’ailleurs, mon recueillement est profond tout le jour et mon corps est dans le bien être. Mais, tout le reste m’ennuie.

Lorsque j’étais dans l’Inde, submergée par cette même désolation et qu’il faisait chaud, sans le moindre confort ou plaisir, sans la moindre beauté, je rêvais à l’Espagne, à la mer, à la fraîcheur de la brise, à la nage sous-marine, à l’odeur des pins sur la plage… Il me semblait que si ces conditions étaient remplies mon bonheur reviendrait… Réunis ici, tous en famille dans un coin de rêve, sans souci, je dois avouer que ma désolation est plus complète quelle n’a jamais été, car je sais désormais que rien ne peut plus l’alléger : nous avons vu de magnifiques falaises et une mer violette bleue verte. J’ai dormi sous les pins dans une douceur exquise. J’ai nagé parmi les poissons scintillants, et les algues et les pieuvres. Mais c’est comme dans l’Himalaya, face aux sommets neigeux…, comme au Kasmïr sur le lac plein de lotus et ses montagnes de soie et de velours… Rien ne m’offre la moindre consolation, rien ne pénètre plus l’écorce superficielle de mon être. Rien, hors l’extase.

Ce soir, je montais une côte afin de voir Pollensa-Puerto des hauteurs, mais je savais bien qu’au sommet je regarderai à peine, ou si je contemple le coucher du soleil sur une mer infiniment calme, le charme ne pourra parvenir jusqu’â mon cœur. Alors j’ai compris ce qui m’arrivait, ce que je ne veux pas m’avouer à moi-même, car ce serait dépasser les prémisses, faire un pas en avant que mon honnêteté ne me permet pas, mais psychologiquement il me faut reconnaître le fait, si d’un autre point de vue rien n’est prouvé. Je suis dans l’état de quelqu’un qui se meurt d’amour pour un disparu ou un bien aimé absent.

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C’est ainsi que les saints d’Espagne expliquent leur état. Mais ce n’est pas en mon cas amour latent de l’âge mûr, car j’ai été comblée l’année passée et même les précédentes, et tout dernièrement par un bel espagnol qui aurait bien voulu. Non, je ne pense pas à un homme, pas même à mon guru, car auprès de lui ma peine est la même.

Je ne veux plus l’extase, je ne veux plus cette félicité qui me comble, je veux l’Etre qui en est la source, refusant tous ses présents, c’est Lui seul que je veux. Mais c’est l’Inconnu. Et c’est sans une seconde d’arrêt que je le veux et comme je ne puis rien faire pour l’obtenir, je me désole et languis et n’avance pas d’un pas vers lui. En moi, il a creusé des cavernes faites pour lui seul, mais il ne les remplit pas. Tout le reste s’y perd comme un atome dans une immensité. Je n’essaie plus guère de jeter des atomes pour les remplir… Ici-bas, je sais qu’il n’y a plus de joie, car j’ai goûté à une Joie qui éteint toutes les autres. N’est-ce pas une des situations les plus cruelles qui soient, cette absence lourde de présence ou plutôt présence qui équivaut à une absence ?

1957

Lilian reçoit les lettres au Vésinet qu’elle quittera fin août pour le Kasmïr.

Pendant les premiers mois de l’année, le guru est très gravement malade. Ce sont deux lettres de Raghunath Prasad/1 qui en informent Lilian. Son cas est déclaré désespéré : « Il était raide comme un bout de bois et entièrement inconscient pendant deux mois ». Mais son guru lui est apparu ainsi qu’â sa femme et à son frère pour leur dire qu’il allait se rétablir.

On peut le rappeler à ce propos, le guru confia un jour à Lilian que, mort à deux reprises, il avait été renvoyé par ses maîtres, sa tâche n’étant pas achevée.

En février, le guru est si faible qu’il ne peut même pas être transporté sur les lieux du bhandara : « Le bhandara sans lui, vous le comprenez, est sans vie, cependant nous dûmes le célébrer, comme le désirait Bhai Sahib/2 » écrit Raghunath Prasad.

Divers troubles de santé continuent à accabler le guru : anthrax, fièvres, inflammations diverses. Les médecins parlent d’un an de repos ; il ne peut reprendre son travail, ce qui pèse lourdement sur sa situation financière qui va de mal en pis. Il attend Lilian.

En septembre arrive à Kanpur une lettre de Portofino, en Italie, c’est de lâ que Lilian part pour Kanpur et le Kasmîr via Bombay.

Plus tard, elle évoquera souvent ce passage en Italie où l’avaient accompagnée Philibert et Gretty ainsi qu’Ida et son mari ; c’est à cette occasion qu’a eu lieu leur rencontre avec le Padre Pio :

Nous n’avons rien ressenti ni pendant la messe ni dans la journée bien que nous fussions près du confessionnal, il semble

/1. Disciple très proche du guru.
/2.En hindi : frère aîné (formule de respect).

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terriblement triste et assez dur. Quelle différence avec mon guru ! Mais les stigmates sont bien visibles durant la messe qu’il dit remarquablement bien.

â Assise ce fut autre chose, Lilian et Gretty sont terrassées en haut de l’escalier de la basilique de sainte Claire et Philibert qui se moque, « foutaise que tout cela », tombe le cœur en feu, avec une émotion intense au-dessus du tombeau de saint François. Toute sa vie il regrettera d’avoir été mis dehors par le bedeau à cause de la fermeture.

Après dix jours auprès du guru, physiquement très faible, Lilian se réfugie pour finir un travail pour Louis Renou en haute montagne, tellement la présence du guru est difficile à supporter… Mais, « dès que je l’ai revu, j’étais émerveillée par sa bonté, cette chose spirituelle indéfinissable qui fait toucher quelque chose de divin » écrit-elle.

Extraits des lettres du guru

1er février 1957

Lettre de Raghunath Prasad, le guru était très malade :

« … Même dans son état inconscient il murmurait votre nom plusieurs fois et se souvenait de vous… Il est trop faible, même pour parler, cependant il m’a demandé de vous écrire tout à son sujet. »


27 février 1957

Lettre de Raghunath Prasad :

« … Vous savez, quand la force physique décline, la force spirituelle augmente. Les courants étaient si forts qu’il était presqu’impossible de tenir debout dans sa chambre. Tout le monde entrait en samãdhi.

Seulement quelques personnes avaient la permission de le soigner. Les courants ne se limitaient pas seulement à la chambre. Ils s’en allaient loin dans ce monde. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que vous les receviez… »

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24 mars 1957

[... ] Après une longue et sérieuse maladie, je vous écris cette lettre. Mes doigts tremblent encore maintenant. Pourtant, j’ai décidé de la terminer… Du point de vue du monde, j’étais complètement inconscient pendant trois semaines. à la fin, le cas était déclaré tout à fait désespéré. Par la grâce du Tout-Puissant et par les pieds de lotus des gurus et des Supérieurs, l’âme revint dans le corps mort… à n’en pas douter, il y a des jours très durs. Dieu peut nous aider à supporter tous les soucis…

Ma maladie a suscité pour moi une période d’essor du point de vue spirituel… Veuillez continuer à prier pour moi. Un lourd fardeau pèse sur moi. Je souhaite aussi prendre ma retraite… Vous étiez et vous êtes toujours avec moi.


21 avril 1957

(Le guru est toujours malade, abcès et fistule.)

[... ] Je suis très reconnaissant envers tous vos satsangi frères et sœurs. Leur si grande inclination pour ce Système est un don de Dieu seul ; viendra le temps où ils seront tous bénéficiaires. Je prie pour tous. Ces jours-ci, les courants vont rapidement. On devrait les recevoir. Vous êtes par la grâce de Dieu désignée lâ-bas. Les personnes qui viennent à vous ont de la chance, elles sont sûres d’obtenir paix et félicité.


7 mai 1957

[…] Ma maladie est devenue très longue. Les docteurs disent que je dois me reposer au moins pendant une année. Physiquement et mentalement je suis devenu très faible. Par la grâce de Dieu et des pieds de lotus des gurus, mon cœur est très solide. Dieu est si bon que la paix n’est jamais troublée bien que, du point de vue du monde, vous puissiez comprendre dans quelle situation je me trouve ces jours-ci.

C’est entièrement grâce à votre cœur bon et généreux que des gens si gentils viennent vers vous.

Je pense que vous vous inquiétez beaucoup pour moi et c’est la raison pour laquelle vous avez envie de dormir. Croyez en

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Lui. Un jour vous serez à un degré très élevé. Je suis toujours avec vous. Essayez toujours de vous absorber. Rappelez-moi au bon souvenir de vos frères spirituels. Un jour, je serai lâ.


15 mai 1957

[... ] Il n’y a pas de mots pour dire combien je suis désireux de vous voir ainsi que tous vos frères spirituels.

La vie est courte et beaucoup de travail reste à faire… Vous ne devez penser à aucune sorte de complication. Chaque chose est pour le mieux… Je suis toujours avec vous. Tous les frères et sœurs satsangi doivent croire que je suis toujours plus près d’eux et qu’un jour je serai lâ.

On doit garder à l’esprit que de telles personnes semblent toujours chargées de soucis du point de vue du monde. C’est une des raisons principales pour laquelle ils atteignent le plus haut degré. Cette connaissance est transmise de cœur à cœur. Ils ont de la chance ceux qui participent de la vie d’un saint.


5 juin 1957

[... ] C’est un fait que du point de vue du monde je traverse de rudes moments. Je remercie Dieu, je suis très heureux. Mon cœur est libre de tous ces soucis. Des courants spirituels sont envoyés régulièrement. Essayez de les recevoir.


11 juillet 1957

[…] Je suis très heureux de savoir que vous êtes attendue ici prochainement. Votre compagnie est très agréable… Les circonstances auxquelles je suis soumis ces derniers mois dépassent l’imagination. On ne peut dire à quel point Il est bon.

Nous ne mettons jamais notre confiance en Lui. Nous essayons toujours de nous présenter sous plusieurs formes devant les gens. D’abord et avant tout, nous devons nous oublier nous-mêmes et nous immerger dans le Guide spirituel. En vérité, cela exige une affection ou un amour immuable.

Je suis très heureux de vous écrire que sans le savoir vous vous trouvez immergée. Quand on arrive à ce niveau, on ne peut

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pas saisir les idées. Maintenant, vous avez besoin d’un satsang constant. Dieu aide et vous serez ici dans un futur proche. Il m’a laissé dans ce monde pour un certain travail. Du point de vue du monde, je suis resté inconscient pendant plus de deux mois, mais en même temps j’étais aussi conscient qu’une âme est censée l’être. à ce moment-lâ, de multiples fois vous étiez avec moi et toujours avec le même esprit que vous avez toujours eu.

Je me souviens pleinement de vos amis et j’essaie d’envoyer les courants requis. Ils sont tous gentils. J’ai aussi de grands sentiments pour eux.


11 septembre 1957

Le guru a reçu une lettre de Lilian provenant d’Italie. Il se réjouit de sa prochaine venue et lui fait part de la mort d’un fils du soufi.

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1958

Au début de cette année, Lilian vit à Kanpur et séjourne à Bénarès. Elle arrive début avril au Kasmïr où elle est heureuse de travailler auprès de Lakshman Joo. Le guru voudrait l’y rejoindre, mais les difficultés se révèlent insurmontables : parmi elles, son état de santé et la nécessité d’un compagnon de voyage.

Le grand souci de Lilian pendant cette période tient à l’organisation de la venue du guru en Europe. Il faut, pour commencer, obtenir une autorisation de voyage en France et en Belgique.

Or, le gouvernement de l’Inde exige des garanties financières exorbitantes. De nombreux Indiens partis sans ressource ont de être rapatriés aux frais du gouvernement. « C’est devenu vraiment difficile d’avoir un passeport pour l’étranger ».

Tous les efforts de Lilian tendent donc à résoudre ce problème. S’imposent d’abord démarches et formalités qui se heurtent à l’inertie indienne, il faut également trouver un mécène discret qui laisse toute liberté au guru en Europe, et reste enfin une certaine inquiétude quant à l’adaptation du guru à la France et de la France au guru.

Mon guru est un paysan du Moyen Age aux manières rudes qui se mouche (mais extatiquement !) dans la nappe… Je ne peux l’imaginer dans un salon… De plus, il a un grand mépris pour les femmes et je veux qu’il reconnaisse la valeur de la femme d’Occident.

Lilian rentrera à Paris au mois de septembre, épuisée et excédée par tous les inconforts de l’Inde.

« Je crois que je ne retournerai en Inde qu’enchaînée à fond de cale ou dans le ventre d’une baleine. Si je reviens de moi-même, c’est que je suis une grande sainte à moins que ce soit pour que le guru arrache le harpon qu’il m’a planté au cœur ! » écrit-elle à une amie, dans la spontanéité d’une correspondance intime.

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Pas plus de deux ans plus tard, elle reviendra non dans le ventre d’une baleine, mais d’elle-même dans la carlingue d’un avion d’Air France. Que doit-on en conclure ?

Restent dix lettres du guru datées de cette année-lâ. Six sont adressées à Lilian au Kasmïr, quatre au Vésinet. Elles sont empreintes de sa sérénité inébranlable en dépit des assauts répétés de la maladie et des soucis financiers, et expriment sa confiance en Lilian quant à sa mission auprès des gens qui viennent et qui viendront vers elle.

Extraits des lettres du guru

13 avril 1958

(Lilian est au Kasmîr pour quelques mois.)

[... ] Une chose que je veux vous dire c’est de ne jamais vous inquiéter pour moi. Grâce à Dieu, pas de soucis avec moi… Vous voyez, la vie est très courte. On doit réaliser le Soi.


6 mai 1958

[... ] J’ai reçu votre lettre quand vous avez quitté Delhi pour le Kasmïr. Je me rends compte que vous allez bien et que vous êtes tout à fait heureuse lâ-bas. Étant donné les circonstances, vous n’avez pas besoin de vous souvenir de moi aussi dans ce lieu. Je pense que la table a tourné. J’ai passé mon temps avec mon vénéré Shri guru Maharaj pendant plus de vingt ans comme ceci. Vous aussi avez eu son darsan . C’est un fait que jusqu’â présent je n’ai pas été capable de rencontrer un homme qui soit son équivalent.

Du point de vue du monde, je ne suis jamais heureux, mais du côté spirituel je suis toujours serein. La grâce est toujours avec moi. Je souhaite que la chose entière vous soit transmise… On est censé affronter et supporter ennuis, soucis et difficultés.


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30 mai 1958

(Grosses chaleurs, mauvaise santé du guru, difficultés pour le voyage au Kasmir.)


14 juin 1958

Le guru a un abcès au visage, souffre de la chaleur, « a une douleur insupportable au dos du côté droit. »


1er juillet 1958

[…] C’est tout à fait vrai. je ne serais jamais allé en Belgique ou en France sans vous prendre avec moi. Ma mission est lâ-bas seulement à travers vous… Pas de traitement, pas d’autres ressources et pourtant nous vivons bien. Je suis sûr que Dieu va m’aider. Sa grâce demeure toujours avec moi. Vous voyez les ennuis du monde sont seulement de courte durée. Ils n’affectent pas beaucoup.

Si la grâce de Dieu est avec nous, j’essaierai de vous mettre à un nouveau stade. J’essaie toujours d’éviter que mes difficultés et ennuis vous soient transférés : puisque vous restez la plupart du temps absorbée, tout est transféré.

Continuez à prier pour moi, je vous prie. Vraiment, la vie est courte et beaucoup de travail reste à faire.


17 juillet 1958

[…] Je regrette qu’en ce moment vous ne receviez pas des courants clairs. Parfois, j’ai été dans un bon état. En fait, du point de vue du monde j’ai eu des soucis et des ennuis, mais c’était seulement physique et mental. Cela ne touche pas le cœur ni l’âme. Un constant satsang est ce qui importe le plus. Je pensa que du point de vue spirituel vous n’êtes pas heureuse lâ-bas. Il y a tant de choses qui ne peuvent être exprimées. Elles sont seulement transmises de cœur à cœur.


14 septembre 1958 (Lilian en France)

[…] On attend de l’être humain qu’il supporte toutes les

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sortes de souffrance qui lui sont proposées. Du point de vue spirituel, j’ai essayé de rester avec vous. C’est ce que vous sentirez. D’autres aussi, j’en suis sûr, sentiront ainsi.


10 octobre 1958

[…] C’est un fait que les anxiétés et les ennuis du monde ne touchent pas mon cœur. Mon cerveau n’est pas perturbé non plus. Il y a quelque répercussion par la suite sur mon état de santé.

Je suis heureux d’être informé de l’état de Gretty. Elle a flotté dans l’air. Elle a vu son corps en dessous, cela veut dire qu’elle sentait que quelque chose était tout à fait en dehors de son corps. Elle s’en est beaucoup réjouie. En même temps, elle a souffert et était impatiente de revenir dans son corps. C’est une étape très agréable. Son âme est sortie de son corps. Elle peut progresser très régulièrement. Comme il aurait été bon qu’elle fût ici ou que j’eusse été lâ-bas ! Elle n’a pas vu mon aspect physique. Vous pouvez bien percevoir comment son cœur est à mon égard. C’est pour cela que vous avez été déléguée lâ-bas. Les gens qui sont au-delâ de l’agitation mentale [le] percevront quasiment.

Vous ne devriez jamais penser que vous ne savez pas ceci ou cela. Toute chose est en vous. Vous êtes rattachée à ces âmes pieuses qui se sont immergées dans le Tout-Puissant. Je vous assure que je pense toujours à Gretty, Philibert.

Il y a d’autres hommes et femmes, frères et sœurs dont le visage se présente à moi lorsque je suis en samãdhi. Je pense qu’ils viendront aussi vers vous. Quelquefois, je pense à vous tous pendant longtemps, dans le bon état [où] on essaie d’être immergé. C’était la raison pour laquelle vous avez senti tant de choses étranges…


20 novembre 1958

[…] Je pense toujours à vous. Je suis sûr que vous aussi. Chaque satsangi de lâ-bas reçoit à travers vous. Je l’assure, donnez l’assurance à tous les satsangi qu’un jour je serai lâ-bas. Dieu est bon et gouverne l’univers entier.

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Vous restez très occupée. Comme c’est bon si chaque chose est faite en méditation ! Ce n’est pas difficile pour ceux qui savent comment s’immerger dans le guide spirituel. C’est le premier pas et l’on devrait s’y accoutumer. Je ne sais pas pourquoi j’ai dans l’idée que vos plus jeunes frères et sœurs devraient bénéficier sans le moindre effort des courants qui vont vers eux. Ils ne les reçoivent pas parce qu’ils ne connaissent pas la manière. Vous êtes désignée lâ-bas. Les personnes qui viendront à vous, je vous assure qu’elles en bénéficieront.


31 décembre 1958

(Bhandara des 25, 26, 27 décembre 1958)

[…] La grâce du bhandara ne peut pas être expliquée avec des mots. Ce moment fut le meilleur. Chaque participant quel qu’il fût a senti la même chose. Au-delâ des pensées et des dispersions, des courants directs venaient lâ. Le monde et les choses du monde étaient loin de notre esprit. Toute l’atmosphère était pleine d’amour et de félicité. Tout le monde le ressentait.

L’assemblée était plus importante que la précédente. J’aurais souhaité que vous fussiez ici. Oh ce monde nous détourne des choses bonnes et des actions justes ! Je suis sûr que vous avez médité pendant les jours du bhandara. Beaucoup de gens ont demandé de vos nouvelles pendant les jours du bhandara.

De même que de mauvaises idées sont transmises par des personnes malveillantes, de mauvaises odeurs par des fleurs, etc., de cette façon précisément de bonnes choses venant de bonnes personnes sont transmises de cœur à cœur. C’est un secret. Seules les personnes qui sont en contact avec un saint peuvent le comprendre.

Votre cercle de connaissances est très large. Tout le monde veut vous avoir pour amie. Remplissez cette mission dans le monde entier.

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Lettre de Lilian à une amie

â A. C. avril 1958

[..] Mais je vais essayer de vous expliquer la complexité de la vie mystique :

Imaginez que toute votre vie vous tournez en rond, assoiffée, dans la chaleur suffocante et la fièvre, bousculée par une foule hargneuse, sans repos, dans une âpre querelle sans but ; il y a bien un sourire ici et lâ, mais vous ne pouvez-vous arrêter un moment et sourire en réponse.

Subitement, sans savoir comment, vous tombez dans une magnifique cathédrale. C’est la paix, la fraîcheur, toute soif calmée. Tout est beau ; mais l’obscurité règne, vous devinez les choses, allant à tâtons, mais vous êtes si bien que vous n’avez nulle envie d’explorer ce domaine immense. Et il y a une présence très douce qui vous apporte tout ce que vous désirez, une voix merveilleuse. Toute misère est oubliée. Les bruits du dehors sont assourdis.

Du seuil de la cathédrale, vous cherchez à attirer les autres et vous décrivez autant que possible la paix, la fraîcheur qui les attend. Peu à peu, cette présence se révèle à vous, mais aussi vous vous sentez un peu perdue ; si la présence ne se manifeste pas, vous souffrez, vous vous ennuyez…

C’est toute une vie nouvelle. Jusqu’â un certain point vous vous confiez aux autres. D’abord, vous ne décrivez que la cathédrale… Comme une jeune fille qui décrit le bal merveilleux où elle a rencontré celui qu’elle aime sans jamais parler de lui à ses amis. Mais après les fiançailles, elle parlera librement de lui, décrira les cadeaux faits par lui sans pourtant parler de leur amour mutuel. Mariée, elle se confiera plus encore, décrira leurs voyages, etc... Et pourtant, elle gardera l’essentiel pour elle.

La vie mystique est plus riche et plus complexe que la vie ordinaire, elle a ses profondeurs et ses zones plus superficielles qui ne sont nullement celles de l’amour : ainsi la kundalinî, les impressions physiques procédant de la paix, tout ce qui peut

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être livré en pâture sans danger. C’est comme l’entrée dans la cathédrale, un monde nouveau d’harmonie et de subtilité extrême.

Mais ce n’est que le seuil de la vie mystique. C’est l’entrée en soi-même seulement et déjâ c’est inouï. Lorsqu’on était ballotté et torturé dans la foule, on ne pouvait penser à rien, n’aimer personne. Dans la paix, on est tout entier disponible : on peut se donner à l’amour, s’arrêter pour aimer, rêver à celui qu’on aime. C’est comme la santé pour qui serait malade. Alors seulement, on peut agir beaucoup et en paix. Dans la fièvre et la douleur, l’effort coûte trop, il devient fébrile, on croit faire beaucoup, on s’agite et on confond délire et pensée lucide.

Ceci vous donne-t-il une idée de ce qu’est la vie mystique ? Ce n’est pas une vie religieuse et pieuse qui va s’approfondissant, non c’est un nouveau registre de l’être, un domaine entièrement nouveau dans lequel on est précipité en une seconde… On sent le devoir d’en faire part à tous, au moins à tous ceux qu’on aime. Qu’ils sachent qu’il y a quelque chose tout proche. Et pourtant, je hais toute propagande, l’esprit missionnaire.

On ne profane pas ce domaine en en parlant du fait même qu’on n’a rien à en dire. C’est comme conter à un sourd qu’on est allé au concert et qu’on a entendu tel et tel morceau, sans s’étendre sur les jouissances sonores ressenties…

L’amour seul est sacré et secret, et lâ encore tous les mystiques l’ont chanté, même les chrétiens. Longtemps, j’ai été choquée par le ton profane ou érotique des persans et de certains chrétiens, mais il ne leur est pas aisé de s’exprimer autrement s’ils ne veulent pas être secs et fades.

Autre lettre à A. C. :

[..] La vie mystique ? D’après mon expérience et le traité — si ancien que je traduis — c’est comme si nous apercevions un beau ciel à travers un fin grillage noir lequel représenterait des figures variées, infinies : poule, chien, house-boat, et nous serions convaincus que le ciel n’est que cette variété infinie de

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découpures qui est toute proche, alors qu’en fait il n’est que pure conscience indivise et félicité sans borne/1.

De même, parce que nous ne voulons que le limité — en amour, en connaissance, etc. — nous découpons sans cesse la merveilleuse réalité — unique — en des milliers de choses et nous nous épuisons à aller sans fin de l’une à l’autre. Tout plaisir ressenti est néanmoins la félicité infinie sous-jacente au grillage (comme le bleu est le bleu du ciel), mais découpée, limitée, misérable. La connaissance de chaque objet est vraiment la lumière du ciel (la conscience), mais tellement fragmentée qu’elle a perdu son éclat.

De même pour la vie, pour l’amour infini, car il n’est pas de vie, d’amour, autre que cette Réalité. Mais nous les voyons si découpés qu’ils perdent leur sens, leur grandeur, leur unité.

Néanmoins c’est chaque fois la Réalité que nous apercevons vaguement, car sans elle le grillage ne se détacherait pas sur un fond lumineux et serait invisible. Le grillage est arbitraire tandis que la Réalité est sans artifice.

Certains êtres, les saints, les grands artistes ont un grillage moins découpé, plus vaste ; les êtres étroits n’ont qu’un petit coin de grillage avec des découpures infinies.

Deux attitudes sont possibles : ou l’on est extraverti et on tisse le réseau sans arrêt, ou l’on est introverti, et c’est l’entrée dans la vie mystique, mais c’est tellement rare. Si cela arrive une seconde seulement, le grillage disparaît et l’on voit le grand ciel et sa lumière infinie, éblouissante. Mais on ne peut avoir que l’un ou l’autre : ou la Réalité ou le grillage et son découpage artificiel, bien qu’il n’y ait ici et lâ qu’une seule réalité que tous nomment divine.

Le livre que je traduis cite cent douze moyens pour atteindre cette réalité et briser le réseau. Ou bien on arrête à sa source l’activité qui engendre ce réseau, c’est-â-dire qu’on empêche désir ou connaissances limitées d’apparaître — ou on se concentre sur un désir, une connaissance, un objet quelconque, ou l’amour

/1. Voir Le Vijnana Bhairava, p.15-17 (voir Publications)

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etc., de telle façon qu’on ne regarde le ciel qu’â travers un seul trou tandis que tout le reste du grillage disparaît, et par ce trou on peut apercevoir le beau ciel pur, puisque le réseau n’est plus perçu, mais ce n’est que peu de temps. Néanmoins, une percée s’est produite, on a compris, on n’oublie pas, on a été ébloui. Un peu comme le ciel, la réalité est pure, simple, grandiose, infinie, lumineuse, unique, apaisée, douce. Il faudrait ajouter amour et félicité, et aussi que cette merveille est saisie en nous, le réseau nous sépare de nous — et de l’univers également…

Cette comparaison que je viens de découvrir pour vous va me servir de préface à mon ouvrage, car elle explique assez bien les choses.

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1959

Lilian au Vésinet depuis septembre 1958 y passe l’année 1959. Elle est attendue impatiemment en Inde pour l’automne, mais elle n’y partira pas.

De cette année-lâ, nous restent une dizaine de lettres imprégnées de la profondeur et de l’intensité d’une proximité intérieure qui se joue de l’éloignement géographique.

Le guru encourage Lilian et l’incite à s’adonner à sa mission. Il se soucie d’Aliette.

Lilian travaille au Vijnãna Bhairava et reçoit les amis.

C’est l’année du mariage d’Oswald, frère de Lilian, ainsi que de la mort d’une tante dont la succession mettra Lilian et Aliette dans l’embarras. Leur tante en effet avait été entraînée dans des affaires douteuses par un escroc et ce fut difficile à gérer pour les nièces. Le guru les rassure.

En juin naît un fils de Ravindra.

Le guru et son entourage semblent vivre dans l’attente du retour de Lilian en Inde.

Extraits des lettres du guru

17 février 1959

(Après le bhandara de Vasant )

[…] L’assemblée au moment du bhandara était plus importante que les années précédentes. Les villageois étaient en grand nombre. Des dispositions devaient être prises sur le moment… J’aurais voulu que vous fussiez ici. Presque quatre-vingts pour cent des gens se sont enquis de vous… Je pense que vous avez dû recevoir la grâce du bhandara, vous sembliez très proche… Je n’étais pas en état de me coucher sur aucun côté avant le bhandara. Seulement, juste un jour ou deux avant cette pieuse cérémonie je me suis trouvé tout à fait bien pour travailler…

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C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de souci de douleur ni de fatigue. J’étais tellement investi par le Tout-Puissant…


16 mars 1959

Vous sembler si éloignée physiquement. En réalité vous ne l’êtes pas. J’essaie toujours de rester en contact avec vous. Si des gens viennent à vous, ils en bénéficieront.


5 avril 1959

[…] Votre long silence était un grand tourment. Chaque fois que je pensais à vous, c’était très clair que vous alliez très bien. Même dans le monde physique, chaque chose a besoin d’être tout à fait visible.

Le cœur est plein de sentiments. De telles choses ne peuvent être expliquées avec des mots. Durant le satsang, votre présence est fortement requise.

Mon vénéré guru Maharaj/1 que vous avez vu de si nombreuses fois avait l’habitude de dire que grâce à l’amour et à la courtoisie les gens parviennent au plus haut niveau. Quelle grandeur avait-il en lui ! Je n’ai pas vu jusqu’â maintenant un grand homme tel que lui. Vraiment vous avez beaucoup, beaucoup de chance. Vous étiez devant lui avec moi la dernière fois [que je l’ai vu]. à ce moment-lâ, il m’a transmis des choses très précieuses et il a aussi parlé de vous avec une très haute opinion. Il m’a ordonné de traduire toutes ces choses pour vous en anglais, je l’ai fait. Tout ceci demeure toujours dans mon esprit.

Vous êtes tout à fait apte pour cette voie. Pas de doute, vous parviendrez au But. Vous êtes désignée lâ-bas. Conduisez, je vous prie, cette mission spirituelle ou portez ce message autour du monde. Vous avez été faite pour cela. Je me souviens souvent de X, Y et d’autres satsangi .. .

Il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui vont venir. Laissez passer le temps et nous nous verrons les uns les autres.

/1.Le soufi.

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9 mai 1959

[…] J’ai expérimenté maintes et maintes fois que vous demeuriez avec moi. Vous faites ce qui est nécessaire. Vous avez complètement raison…

Vraiment, vous avez beaucoup de chance. Vous avez eu le darsan de mon vénéré guru Maharaj. Amour et paix doivent attendrir le cœur de chacun. Vous savez, il était très bon envers vous. C’est un fait admis qu’il était un homme extraordinaire.

Ne m’oubliez pas, je vous prie, et faites le travail de mon père respecté et de mon vénéré guru Maharaj. Vous êtes désignée pour faire connaître la mission réelle de tels grands hommes. Veuillez porter leurs noms autour du monde. La plupart du temps en méditation les courants vont vers vous…

Votre jeune sœur est d’un naturel très calme. Elle reste occupée la plupart du temps. C’est vraiment un plaisir pour moi. Elle est heureuse et en bonne santé.

Veuillez méditer chaque fois que vous avez du temps.

22 juin 1959

[…] Lilian, vous pouvez très bien comprendre ce que vous êtes pour moi. Le fait ne peut pas être expliqué par des mots. En même temps, mon vénéré guru Maharaj était très bon et affectueux envers vous. Il était bien sûr très satisfait de vous. Du point de vue du monde, vous êtes très éloignée de moi, mais vous avez la certitude d’être tout à fait près de moi. Votre présence est réellement nécessaire ici. La vie spirituelle exige un satsang constant…

Dans ce monde, heureux sont ceux qui en dépit d’une foule d’ennuis restent toujours au-dessus et demeurent absorbés. De telles personnes existent quelque part et on les trouve rarement.

Continuez à faire votre travail doucement. Ne vous inquiétez pas si peu de gens viennent vers vous.

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30 juin 1959

[…] Les gens souhaitent vous voir plus tôt, vous avez gagné le cœur de tant de gens. Le monde est plein de tracas et d’ambitions. Dans la compagnie des saints, on découvre que seul l’amour de Dieu est essentiel. à la fin, il ne reste que l’amour. Je demande au Tout-Puissant d’accorder Son amour en ce monde aussi bien qu’après ce monde.


29 juillet 1959

[…] La vie est très précieuse et nécessite une bonne santé.

Je pense à vous. Parfois, il n’y a plus de différence. Vous recevez les courants clairs et directs. Mon guru Maharaj était très bon pour vous, de même qu’il voulait vous transmettre des choses spirituelles. Laissez le temps venir et cela se fera à l’avenant.


1er septembre 1959

[…] On ne peut imaginer avec quelle impatience les gens attendent votre arrivée. Vraiment, les gens aiment votre compagnie. C’est un fait que votre façon de vous comporter avec les êtres humains a éte très agréable…

Je suis très satisfait de savoir que vous recevez de bons et forts courants. Veuille vous absorber en eux. Ainsi, on peut bien comprendre comment la formation spirituelle est donnée.

Le temps et l’espace ne peuvent jamais être considérés comme un obstacle sur le chemin pour lequel vous êtes désignée lâ-bas. Je suis sûr que les personnes ou vos amis qui sont en recherche recevront à travers vous. Donnez une étincelle de paix aux êtres humains.


20 octobre 1959

[…] Je suis très heureux de savoir que vous allez mieux et que vous vous réjouissez avec vos amis. Vous recevez lâ-bas des courants forts également. Le moment vient où l’on sait que de telles choses sont transmises de cœur à cœur. Vous comprenez bien.

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Si le cœur est plein d’amour, des courants vont d’un coin du monde à l’autre en un rien de temps. De tels courants sont pleins de félicité, paix, pouvoir et intuition.

L’amour prend toujours forme dans le cœur des saints. De telles personnes sont simplement libres de pensées et d’idées. Nous devons toujours nous souvenir que Dieu seul est à adorer. Les saints sont la principale source, celui qui vient à eux est dirigé vers le Tout-Puissant. Ces personnes ressentent félicité et paix.

Votre service spirituel lâ-bas est digne d’éloges. Le satsang est la chose principale dans cette vie. Vous êtes désignée lâ-bas. Faites naître l’amour vrai dans le cœur des gens. L’amour vrai signifie service.

La vie est très courte et il y a beaucoup à faire dans la vie spirituelle. Que Dieu vous bénisse et vous accorde le succès dans la vie.


16 novembre 1959

[…] Il y a beaucoup d’obstacles dans ce monde. Le satsang constant pour quelque temps est maintenant très essentiel pour vous. Prions Dieu le Tout-Puissant de nous donner du temps, la vie est courte et l’on a beaucoup à faire… Essayez, je vous prie, de transmettre aux autres ce que vous avez acquis.

Une autre lettre


Nous faisons une parenthèse pour rapporter ici une lettre du guru adressée en décembre 1959 à une amie de Lilian (M. B.) qui médite avec elle au Vésinet :

« Le mieux qu’on puisse faire est d’abandonner son moi inférieur au Soi supérieur et de laisser œuvrer ce dernier. En fait, c’est notre petit moi borné par la conscience temporelle (laquelle inclut tous nos personnages et toutes nos propriétés) qui fait obstacle à l’abandon (surrendering) et rend infructueux le travail du Soi supérieur.

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L’un des meilleurs moyens de s’abandonner est la méditation (dhyana). En elle, à mesure qu’elle s’approfondit, non seulement on perd la contraignante conscience du moi, mais on s’ouvre à l’influx de cette force supérieure d’au-delâ et d’au-dedans qui commence imperceptiblement à façonner les pensées et les actes du disciple.

Après avoir pratiqué la méditation constamment pendant un certain temps, on s’aperçoit d’un changement dans les conceptions et le comportement. Souvent alors, l’intensité de l’aspiration conduit à l’exclusion d’autres pensées. La concentration sur l’objet ou la pensée auquel on aspire mène à la méditation qui, à son tour, conduit à l’état de silence, lequel est [signe] avant-coureur de l’ouverture à l’influence supérieure. L’attention (awareness) portée, pendant la veille et le travail courant, aux pensées et aux sentiments profonds permettra de discerner peu à peu le changement en soi. Que cette vigilance devienne automatique et ne soit jamais perdue : tel est le but à poursuivre et à atteindre.

Graduellement, elle conduira à la réalisation de la force subtile supérieure supraconsciente et omnipénétrante qui est la racine, la substance et la fin de toute action, de toute activité.

â mesure que l’on réalise en soi cette force supérieure, l’on devient l’instrument de la volonté divine, instrument par lequel le Soi supérieur commence à œuvrer pour le bien et le progrès spirituel de l’univers…

C’est la période préparatoire qui prend du temps. Dès que l’on est prêt, la grâce, la puissance et la conscience (awareness) commencent à descendre. »

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1960

En 1960, Lilian vit au Vésinet. Elle consacre son temps à ses amis, à sa sœur Aliette, et surtout à son travail, la publication du Vijnãna Bhairava/1 étant imminente.

Pendant les mois d’été, elle séjourne en Bretagne à Paramé chez Anne-Marie Esnoul avec laquelle elle travaille, profitant autant qu’elle le peut des bains de mer et des promenades solitaires sur ces côtes de Bretagne qu’elle aime tant.

De cette période restent huit lettres du guru où sont évoqués les amis, Aliette, les soucis domestiques, mais surtout l’impatience avec laquelle elle est attendue en Inde : « On ne peut imaginer avec quelle impatience les gens vous attendent ».

Lilian s’envole pour l’Inde au mois d’octobre, elle fait escale en Grèce qu’elle visite à l’occasion d’un voyage organisé ; dans l’avion qui l’emmène en Inde, elle n’hésite pas à donner une séance à un musulman du Pakistan : « Il le désirait tellement ! »

Début novembre, elle retrouve son guru à Kanpur :

« Je l’ai trouvé plus merveilleux que jamais… Déjâ, je reçois des effluves débordantes qui me font perdre pied… Ah ! Si vous pouviez toucher la bonté de mon guru, voir ses yeux ! » écrit-elle encore dans l’émoi de son retour à Kanpur.

Pressée d’envoyer les ultimes pages de sa publication en France, elle ne voit le guru que deux heures par jour.

Chez Pushpa/2 qui l’héberge, elle ne dispose d’aucun endroit pour travailler ou se retirer et n’ose se réfugier à l’hôtel de peur de froisser ses hôtes. Aussi se plaint-elle de conditions déprimantes.

/1. Cf. Publications
/2. Pushpa, charmante indienne rencontrée dès 1951 à l’occasion d’un mariage, avait la chance d’habiter près de la maison du guru. Elle avait offert l’hospitalité à Lilian quelque temps après leur rencontre et fut l’hôte de tous les amis français qui vinrent voir le guru (photo dans : Dernier voyage en Inde).

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En décembre, elle assiste au bhandara de Bhogoan :

Ce fut un voyage aussi pénible que merveilleux, dans des conditions matérielles effrayantes. Sans possibilité de se recueillir ou de demeurer seule quelques minutes de jour et de nuit.

[…] Depuis, mon guru a des yeux resplendissants : il est vraiment très beau et, ce qui était rare il y a des années est presque permanent : ce n’est pas de la beauté ni de l’éclat, une bonté, un amour « suffused » /1 qui jaillit de partout, inutile de vous dire que je gémis nuit et jour sans arrêt, ma gorge me fait mal…

Extraits des lettres du guru

10 janvier 1960

[…] Le bhandara s’est tenu à la mémoire de mon satguru  /2 à Bhogaon le 25 et 26 décembre 1959. La grâce dudit bhandara ne peut pas être expliquée par des mots. Vous comprenez ce qui se passe lâ. C’était une bonne assemblée. Beaucoup de gens désiraient vous voir lâ…

Maintenant, je suis occupé par les tâches du bhandara à venir qui va avoir lieu à la mémoire de mon père respecté le 1er et le 2 février 1960.

J’aurais souhaité que vous fussiez ici pour une telle occasion. Vous savez que les gens viennent de partout et ils veulent vous voir. C’est un fait que tout le monde se souvient de vous…

Pendant les jours du bhandara la grâce descend, essayez, je vous prie, de vous absorber pendant une longue période jour et nuit.

/1. débordant
/2. Le soufi

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25 janvier 1960

[…] Le rassemblement religieux annuel, le bhandara, en souvenir de mon père et de ma mère aura lieu le 1er et 2 février 1960. J’aurais souhaité que vous fussiez lâ. Pour participer à cette rencontre, on attend des gens venant de toutes parts.


15 février 1960

[…] Il y avait une grande foule au moment du bhandara. Beaucoup de gens (hommes et femmes) se souviennent de vous et certains étaient très impatients de vous voir. Je suis vraiment très heureux de savoir que vous, vos amis et vos frères et sœurs satsangi ont connu la paix et la joie lâ-bas aussi. Maintenant, il n’y a aucun doute que le temps et l’espace ne comptent pas…

Mademoiselle Amina/1 veut me voir lâ-bas dans un futur proche. Elle a expliqué dans sa lettre qu’elle venait souvent chez vous. Chaque fois que cela se produit, elle obtient lâ, paix et joie. De telles nouvelles me donnent satisfaction. Cela signifie que je suis lâ-bas avec vous tous sous une forme différente.

C’est seulement dans la vie spirituelle que l’on peut se rendre compte qu’il n’y a ni étroitesse ni dureté. Le cœur de chacun devrait rester plein d’amour et de bonté. J’ai dit aux gens que vous étiez attendue ici au mois d’octobre…

/1. Amie indienne de passage à Paris.

14 mars 1960

[…] La bonne nouvelle, dans votre lettre, est que vous avez l’intention de venir en 1960 et que vous essayez de le faire.

Le rêve de Madame X est agréable, vous étiez dans un état profond et quelque chose de cet état lui a été transmis. à ce moment-lâ, son récepteur était bon.

L’état de monsieur Y est toujours le même. Laissez-le résister. Un jour, de toute façon, il se remettra en route. J’en suis sûr, il recevra de plus en plus.

Tout le monde ne peut pas être gardé dans un état de gémissement. On ne gémit pas par la bouche ou la respiration. On

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ne pleure pas avec les yeux ni avec les larmes. C’est un fait, le cœur fond, et les yeux de même que les autres membres principaux du corps suivent le cœur. Le moment vient où le cœur s’éveille, on réalise que chaque ouverture du corps, de la tête aux pieds, est éveillée. Quand l’on devient maître d’un tel état, il y a une paix et une félicité que rien ne vient troubler. La réalisation de l’âme commence.

Ce que vous avez écrit au sujet de M., G., P. est correct. Ils reçoivent réellement paix et félicité par votre intermédiaire. En même temps, ils doivent comprendre de la même façon. Celui qui réalise cela, le garde à l’esprit et ensuite le met en œuvre, atteint vraisemblablement le but. Le satsang constant, le service et les sacrifices créent l’amour qui nous conduit vers l’idéal. Vous accomplissez bien votre devoir lâ-bas. Vous avez été désignée pour travailler lâ-bas. Maintenant imaginez, je vous prie, combien Dieu est bon pour vous et combien sa grâce va d’un cœur à l’autre. Que Dieu nous bénisse avec toutes ces bonnes choses.


15 avril 1960

[…] Nous sommes très heureux d’apprendre que vous êtes décidée à venir en Inde durant l’année 1960…

On ne peut comprendre avec quelle impatience les gens vous attendent… Les enfants et tous les membres de ma famille sont très heureux d’apprendre que vous venez ici dans quelques mois.


1er mai 1960

[…] Vous pouvez bien comprendre quelles difficultés les gens de notre époque traversent. De telles sortes d’épreuves, la cherté de la vie, règnent sur le monde entier. Je suis aussi dans la même situation. D’une façon ou d’une autre, le temps passe. En toutes circonstances, nous sommes au pied de notre Maître.

Le monde est vraiment plein d’ennuis. On trouve quelque part des personnes fidèles, reconnaissantes et bonnes. Cela veut dire qu’il n’y en a pas beaucoup. Je prie toujours le Tout -

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Puissant de me donner et de donner à tous les frères et sœurs satsangi une paix que rien ne vient troubler, un amour pur plein de joie, Parama-Anand . Que Dieu nous bénisse avec toutes les choses qu’Il juge appropriées. Vous êtes impatiemment attendue ici, on ne peut dire à quel point.

25 mai 1960

[…] Ce n’est pas du tout difficile pour vous de comprendre par quelles épreuves je passe. à chaque pas, nous devons rendre grâce au Tout-Puissant qui nous donne le pouvoir, l’énergie et le courage de faire face aux difficultés, etc.

Rappelez-moi au bon souvenir de tous les satsangi de ce lieu. Ils sont mes frères et sœurs. Cela fait longtemps que je n’ai pas reçu de lettre d’eux. Je suis sûr que vous êtes tout à fait satisfaite de vos étapes spirituelles. Laissez faire le temps, où le manque deviendra source de bien, si Dieu est bon. Que Dieu vous bénisse et vous donne tout le succès dans la vie.


9 septembre 1960

[…] C’est vrai, Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes… On doit garder à l’esprit que la vie est courte et que l’on a beaucoup à faire. Dans cette vie, il est nécessaire pour l’être humain d’obtenir une paix que rien ne trouble. C’est au-delâ du pouvoir, du savoir, de l’intelligence de quiconque, etc. Cela peut seulement être donné par un guide spirituel complet. Un satsang constant avec un délégué (officer) spirituel est requis. C’est vraiment un plaisir pour nous tous que le Tout-Puissant vous ait à nouveau donné la chance de rester ici. Nous devons le remercier.

J’ai le regret de vous informer que le vieil avocat est mort… Sa fin d’un point de vue spirituel était très belle. En effet, tout est bien si la fin est bien.


3 octobre 1960

[…] Le vieil avocat désirait vous voir une fois de plus dans ce monde. Il avait une très haute opinion de vous. Sa fin a été très satisfaisante. Il était libéré des désirs de ce monde. Il n’y

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avait pas la moindre inquiétude et anxiété dans son esprit dix ou quinze jours avant sa mort. Que Dieu lui accorde la paix éternelle et le repos dans le ciel. En effet, le temps est très court pour nous tous dans le monde. Tous les gurus supérieurs ont disparu. Nous devons nous façonner selon les indications des grands hommes du monde morts avant moi…

Tous les frères et sœurs satsangi qui viennent à vous et s’assoient pour méditer semblent être dans un bon état. Parfois des courants sont reçus et ils sont retournés à l’avenant. Je leur souhaite du succès dans la vie. Le temps viendra où nous nous verrons les uns les autres.


1961

Lilian passe les premiers mois de cette année à Kanpur. Elle met la dernière main à son travail, Le Vijnãna Bhairava, qui paraît dans l’année.

Elle assiste au bhandara pendant lequel lui est donnée une forte expérience :

Mon guru m’a expliqué ce que je ressentais, c’est donc mystique… Si vous pouviez imaginer ! Le cœur palpite comme un oiseau qu’on a dans la main, qui a peur, tremble, veut s’envoler…, et cela sans arrêt et spécialement quand on est bien absorbé… Il me faut m’habituer à ce nouvel état… Cette ouverture du cœur a précisément lieu pendant le bhandara.

[…] Mon guru dit que les réservoirs sont pleinement ouverts pendant deux jours, et je commence à le croire, car ce qui vient de m’arriver semble important et ne dépend nullement de la volonté de mon guru.

Elle écrit à une amie :

[…] Mais mon guru doit accepter la grâce, il est tellement émerveillé de ce qu’il continue à recevoir de son guru et de son père, même des prophètes qui lui apparaissent souvent : Jésus-Christ, prêchait très bien, Mohamed, plein d’un immense amour, Moïse, formidable, mais dur, Joseph, très beau. Mon guru n’a jamais vu le Bouddha… Il reste aussi à expliquer ces vifs courants qui passent si vite et dont il faut nous emparer… Bien entendu, il n’y a pas de grâce extérieure qui viendrait d’un Dieu externe. C’est une affaire purement intérieure : la grâce c’est nous en quelque sorte…

Au mois de mars, Lilian quitte Kanpur pour le Kasmîr où elle est toujours heureuse de travailler avec Lakshman Joo.

Neuf lettres du guru lui sont adressées durant ce séjour. Elles évoquent la concordance de ses états intérieurs avec ceux du guru, l’unité intime des cœurs qui se joue de l’espace et du temps.

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En juillet est mentionnée pour la première fois la « dame russe » Mrs Tweedie. En août Lilian fera avec elle le fameux pèlerinage d’Amarnath.

Lilian revient ensuite à Kanpur où Mrs Tweedie l’a précédée à la fin du mois d’octobre. Mrs Tweedie a voulu rencontrer le guru avant de poursuivre son voyage, mais cette rencontre fut décisive/1.

D’octobre à décembre, Lilian réside à Kanpur.

Lettre a une amie :

[…] Ne vous souciez pas trop de vie spirituelle ou de progression : ce souci même peut être une entrave. Qu’importe au fond tant qu’il y a progrès sur une longue période, les hauts et les bas journaliers n’ont guère d’importance ni même le vide, car c’est alors qu’urne chose subtile nouvelle s’instaure souvent.

1. Cf. le témoignage de son expérience : L'abîme de feu, Ed. L’originel Charles Antoni (2009).

Extraits des lettres du guru

[photo du guru]

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5 avril 1961

(Lilian est à Srinagar)

[…] J’étais vraiment dans un bon état du 30 mars à la fin avril. Vous avez tout à fait raison de parler ainsi. Il n’y a aucun doute, vous étiez avec moi pour un temps suffisant ces jours-lâ. Du point de vue du monde, vous êtes à une distance d’environ mille miles d’ici, mais dès que l’on s’immerge, il n’y a plus ni temps ni espace…

Vous avez raison d’écrire que Lakshman Joo est un grand homme… Je vous en prie, ne vous inquiétez pour moi en aucune façon. Grâce à Dieu et avec l’aide des pieds de lotus des gurus, je suis toujours heureux.


20 avril 1961

[…] Pendant les jours mentionnés dans votre lettre, j’étais réellement dans un état singulier. Vos sentiments sont de très grande valeur. Dieu Tout-Puissant est l’unique créateur du monde entier…

Des créatures qui n’ont pas de corps physique comme nous ont été désignées par Lui pour porter nos messages d’un coin du monde à l’autre, ainsi le Gouvernement spirituel continue. Il n’y a jamais d’erreur d’aucune sorte. Nous devons avoir présent à l’esprit que ce monde et toutes les choses qui s’y rapportent existent vraiment pour peu de jours. Pendant notre courte vie nous sommes tenus de réaliser la réalité.

Pendant les jours précédents, lorsque la grâce et la félicité de Dieu coulaient à flots, la plupart du temps vous n’étiez pas éloignée de cette atmosphère. Je souhaite que vous réussissiez dans cette vie…

C’est bien que vous ayez fini votre livre et maintenant vous allez pouvoir donner tout votre temps au satsang.


4 mai 1961

Lilian au Kasmïr s’inquiète au sujet de la guerre d’Algérie, et pense à rentrer en France, ce qui étonne le guru :

[…] Vous avez parlé de votre désir de rentrer en France en mai. Comment cela se fait-il, je ne saurais le comprendre.

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24 mai 1961

[…] Vous savez très bien que parfois en étant en parfaite santé, je deviens pendant des jours et des jours comme un être humain sans âme. C’était un fait que j’ai ressenti cet état pendant plus d’une semaine. Il n’y a pas de doute que vous aussi traversez le même état dans une certaine mesure…

Dans la dernière lettre, vous avez développé des points de vue profonds. Je vous ai expliqué la même chose. C’est mis en pratique par la suite. Swami Lakshman Joo vous l’a dit aussi clairement… On est censé rester avec un délégué (officier) spirituel élevé pendant une très longue période constamment. Des choses profondes sont transmises ou détruites dans des dispositions spéciales.

â tous égards, l’expérience est mieux que tout. Spirituellement et intellectuellement vous êtes capable. Je vous souhaite le succès à tous égards. Que Dieu vous bénisse…

Ma femme dit qu’elle prie pour votre réel bonheur ; contrairement à cela mon opinion est que vous devez toujours essayer de faire face aux souffrances, ennuis et difficultés, etc. C’est le chemin pour atteindre le but.


6 juin 1961

[…] Lilian. je suis très touché en ce moment par votre lettre, vous êtes seule lâ-bas, souffrante et je ne vous suis d’aucune aide. Essayez de finir votre travail et restez quelque part en montagne. Vraiment la vie est courte et l’on a beaucoup à faire…

On se souvient de vous ici non pas souvent, mais tous les jours.


9 juillet 1961

[…] Je ne veux vous inquiéter en aucune façon. C’est de cœur à cœur. Vous sentez chaque chose qui arrive ici. Les ennuis du monde coulent toujours à flots. Nous sommes censés ou tenus d’y faire face. C’est un fait que la paix constante avec le véritable bonheur se trouve cachée lâ. Veuillez ne jamais détourner votre cœur de cette perspective. Je souhaite que vous passiez votre vie parfaitement joyeuse.

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C’est une bonne nouvelle que la dame russe vous accompagne ici en hiver. On doit avoir d’ardents désirs d’apprendre quelque chose dans le domaine spirituel. Il n’y a pas de mal à ne pas aimer l’idée d’avoir un guru. Je suis tout à fait d’accord avec cela. [Mais] on ne peut rien apprendre sans Maître.

Veuillez abandonner l’idée de retourner dans votre pays si vite. S’il vous plaît, priez pour moi.


5 août 1961

[…] Vous devez vous rendre compte que vous n’êtes pas une âme ordinaire. Vous êtes capable de supporter toutes les difficultés qui peuvent surgir sur votre route. Je vous souhaite le succès dans la vie…

Nous devons toujours avoir en tête que la vie est très courte et que nous avons beaucoup à apprendre.


19 août 1961

(Le guru fait le projet d’aller au Kasmïr en septembre et Lilian est nommée Maître de recherches au CNRS.)


11 septembre 1961

(Pèlerinage à Amarnath)

[…] Toutes les fois que me venait à l’esprit l’idée de votre voyage à une telle altitude, c’était en effet gênant et douloureux. Nul doute que vos gens ont pris des risques. J’ai prié pour vous et pour votre amie, la dame russe. Beaucoup, beaucoup de remerciements au Tout-Puissant, vous êtes revenue saine et sauve à destination avec votre amie.

Eh bien Lilian, votre vision est tout à fait correcte. Je ne me sens pas bien depuis les trois dernières semaines.

Vraiment, la paix avec une félicité constante est cachée dans les soucis du monde et les anxiétés.

Je souhaite voir votre amie, la dame russe. Elle doit sentir ma présence dans le cœur du cœur.

â tous égards, on doit essayer de rester en méditation la plupart du temps.

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1962

Lilian à Kanpur depuis le mois d’octobre vit au rythme des visites journalières chez le guru où se rend également Mrs Tweedie. Séances, plongées et promenades sont ses principales activités.

[…] Le soir promenade au parc : le guru ne parlait pas, même état profond et moi j’étais ivre, je gémissais : avant l’ivresse, assise sur un banc, je suis tombée dans cet état merveilleux, mais au bout de dix minutes il se levait pour partir, je n’ai pu le faire, il s’est rassis, je rassemblais mes forces ; au bout de cinq minutes, je me suis levée et la promenade a repris… Mrs Tweedie, inquiète pour moi qui restais en arrière afin de revenir dans un état plus sobre, l’a tiré de son inconscience — dommage — sinon il ne se serait même pas aperçu de mon absence.

Lilian attend la venue de Philibert qui séjourne à Kanpur du 15 février au 1er mars. Philibert est ardent et le guru lui prête attention en raison de la brièveté de son séjour.

[Photo de « Philibert et Lilian »]

Après un séjour d’un an et demi à Kanpur et au Kasmïr Lilian s’envole pour la France le 18 mars. Les lettres de 1962 sont donc adressées au Vésinet. On en compte six d’avril à décembre.

â deux reprises, le guru est gravement malade : en octobre d’abord, où il reste inconscient pendant dix jours, et en décembre où il a une attaque de « flu » [grippe], si bien que le bhandara de décembre est reporté.

Dans ces quelques lettres, le guru informe Lilian de ses difficultés de santé et s’enquiert de l’évolution des amis qui l’entourent.

[photo du guru]

Extraits des lettres du guru

23 mars 1962

[…] Mrs Tweedie va bien. Elle sent beaucoup de changements en elle. Elle donne des leçons de français au cher Baboo/1.

:1. Un des fils du guru.

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Vous allez voir vos amis après une longue absence et vous ne serez jamais seule. [Allusions à Philibert, Marinette, etc.]


6 mai 1962

[…] Depuis que vous êtes partie, vous n’avez pas été absente, pas même un instant. Votre présence est toujours perceptible. En d’autres termes, on peut dire que vous restez tout le temps absorbée dans la félicité divine. C’est un fait et il n’y a pas de doute, plongé dans un amour profond on ne veut pas écrire, parler ou débattre de quoi que ce soit. Toutes ces choses perturbent dans une certaine mesure tant que l’on n’est pas « well balanced  » /1

1. Quand on ne distingue plus extériorité et intériorité, monde et extase sont équilibrés.

Comme c’est bien que vous vous plaisiez lâ-bas avec vos amis. Mes bons souhaits pour vous tous. Souvenez-vous de moi dans vos activités.


16 juillet 1962

[…] Je n’avais pas l’humeur à écrire… J’ai essayé de transmettre les choses de cœur à cœur.

Les ennuis de ce monde doivent accompagner chacun. De telles choses font un homme tout à fait complet. Que le Tout-Puissant est bon pour moi : toutes sortes d’ennuis viennent vers moi et s’en vont juste comme les vagues de l’océan.

Gardez à l’esprit que la vie est très courte. Nous ne sommes pas censés rester ici-bas pour toujours. Si l’on est un véritable serviteur, on ne meurt jamais.

Mrs Tweedie va bien. Elle va très doucement. Elle ne veut aller nulle part. Que Dieu la bénisse avec du succès dans la vie.

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11 octobre 1962

(Lettre d’un disciple, le guru est malade) :

« Il est resté inconscient pendant dix jours environ… Babuji/1 dit que dans une maladie aussi sérieuse, vous ne l’avez pas quitté, que vous êtes restée avec lui. »

/1.Le guru.


20 octobre 1962

[... ] Lilian, vous ne pouvez imaginer combien je suis faible ces jours-ci. En même temps les gens disent que je n’ai pas l’air malade. Que c’est étonnant !

[... ] Mrs Tweedie depuis les sept derniers mois environ vit dans le quartier où vous êtes restée quelque temps… C’est une dame d’un caractère particulier.


30 novembre 1962

[…] La nature vous a gratifiée d’un cœur chaleureux. Pour le commun des mortels, ce n’est pas bon de partager. Grâce à la puissance intérieure, vous pouvez aider les autres. Votre rêve dans lequel vous nettoyez mes chaussures est très beau et très utile.


1963

[portrait de L.]

â la fin de l’année 1962, le guru n’a pu se rendre au bhandara du 25 décembre qui a été reporté au mois de mars.

Lilian passe cette année au Vésinet et travaille à La Bhakti/1 qui paraîtra en 1964. Le guru, disait-elle, la mettait dans l’état intérieur correspondant au texte qu’elle traduisait et commentait [/1].

[…] En 1963, j’étais à Paris et écrivais mon travail sur « La Bhakti ». J’ai écrit à mon guru de m’envoyer une bonne dose de Bhakti, ce qu’il a fait, mais celle-ci n’a duré vraiment que jusqu’â la fin de mon travail, son intensité a ensuite faibli… Mais ces mois furent merveilleux en un sens (j’étais à Chomérac, chez Philibert, en Ardèche), le guru était malade à mon insu, mais je m’en doutais…

Et durant la phase de « La Bhakti », des gémissements incessants. Et il me fallait appuyer la poitrine contre ma table comme si mon cœur allait éclater. Cela apaisait le malaise, mais ce n’était pas le même malaise que celui de la kundalinî.

Le guru dit : Quand vous éprouvez du malaise (uneasiness, chaleur du cœur), alors plongez profondément en lui, ainsi vous en serez dégagé (aloof).

On compte sept lettres du guru datées de 1963. Elles rendent compte de ses soucis financiers, des problèmes bancaires liés au transfert d’argent d’Europe en Inde, de la nécessité de construire une salle de bain pour améliorer le confort du guru malade.

1. Le Stavacintamani de Bhattanarayana (cf. Publications).


Radha Mohan Lal Adhauliya

Lilian Silburn

Chez le guru, avec deux disciples (1964)

Devant le Samadhi : le guru, sa femme, Lilian, un serviteur

Au Kashmir : la promenade au bord du lac

Jacqueline et Lilian sur le lac Dal (1975)

Chez Lakshman Joo (1975)

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Le guru suit de près les disciples occidentaux, Philibert auquel il reconnaît « a nice heart » et attend Gretty ; il insiste pour que Lilian vienne le plus tôt possible avec elle à Kanpur.

Extraits des lettres du guru

9 janvier 1963

[…] La première semaine de décembre 1962 j’ai eu une grippe sévère. J’en ai souffert pendant trois semaines et pour cette raison le bhandara a été reporté. Il aura lieu au mois de mars avant ou après la date où mon vénéré guru Maharaj a quitté ce monde, le 6 mars 1952…

Dans ce système, la fonction du mental ou manas est arrêté et le cœur est ouvert…

Votre présence ici est très nécessaire. Finissez vite votre travail.

5 février 1963

[…] Il ne m’était pas du tout possible de m’asseoir et de travailler correctement pendant les jours du bhandara. La réunion dans son ensemble s’est très bien déroulée, au-delâ de toute expression. C’était un flot de grâce et de vibrations. Il y avait une grande foule. Même maintenant il y a encore du monde. J’espère que vous avez senti plus de choses que d’habitude… Vraiment je souhaite que vous soyez tous dans un bon état et à un niveau élevé. Vous savez, après le bhandara cela devient une lourde charge ici…

Si la foi de Madame X est telle, on ne peut s’attendre à rien de bon. Dans cette vie une foi solide et un amour que rien ne trouble sont nécessaires. Mon cœur est encore celui qu’il a toujours été pour elle.

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4 mars 1963

[…] Vous avez raison de dire que pendant le bhandara vous sentiez ma présence lâ-bas. En même temps, Mr Philibert a aussi raison de vous dire que j’étais malade ces jours-lâ. Quand on se sent mal physiquement, il arrive parfois que l’on se sente bien et plus fort intérieurement. Vraiment, pendant quelque temps j’ai essayé de rester avec vous deux.


21 mars 1963

[…] Vraiment, vous prenez le même chemin qu’un devotee au sens réel du terme. Le satsang est tout à fait essentiel.


13 juin 1963

[... ] Votre présence est nécessaire ici plus tôt. C’est un grand plaisir pour nous que Gretty vienne avec vous.

Je suis désolé d’apprendre que Mrs Tweedie vous a écrit une mauvaise lettre. C’est une femme d’un caractère particulier… Vous n’avez pas besoin d’en tomber malade. Cela n’a aucun poids. Vous venez ici aussi vite que vous le pouvez…


17 septembre 1963

[... ]Votre caractère et votre conduite sont appréciés de tous.


4 novembre 1963

(Le guru se réjouit de la venue de Lilian et de Gretty.)


1964

Lilian vit à Kanpur jusqu’au mois d’avril. Début janvier, elle participe à un congrès d’Études indiennes, à Delhi. Elle y rencontre P. Roux, un collègue du CNRS. Durant le cocktail à l’ambassade de France, un membre du congrès se plaignait de la terrible chaleur :

Il était près de moi depuis quelques minutes, rien d’étonnant à cela. P. Roux leur a conté, qu’une fois, dans le train du Vésinet, il se plaignait d’une terrible migraine causée par la réunion du comité du CNRS auquel nous venions d’assister.

« Si je vous aimais plus, je la prendrais sur moi », lui avais-je dit en riant (je l’avais oublié) et durant les trois quarts d’heure que nous avions passés dans le train, son mal de tête avait entièrement disparu, nous a-t-il dit, pour reprendre sitôt que j’étais partie. Après tant d’années, il ne l’avait pas oublié.

(Le bhandara a lieu, semble-t-il, le 18 et 19 janvier.)

[…] Durant le bhandara, le guru avait le drap que lui a légué son guru après son « adhikara  », drap qui vient de la lignée des soufis et n’avait jamais auparavant été légué à un non-musulman, ce qui implique qu’il est l’héritier de la lignée.

On a cherché plusieurs fois à le lui voler, car il est plein de grâces. Pendant le bhandara, il a longtemps parlé avec le drap sur l’épaule (une heure trente, inspiré), mais je n’ai pas éprouvé grand-chose, au moins sur le moment.

Mon guru me dit que durant le bhandara, au sortir de son absorption, Philibert lui apparaissait, et parfois Gretty, plus rarement Mrs Tweedie, ce qui signifie qu’ils étaient absorbés eux aussi. « Et moi », ai-je dit pour voir. « Oh vous, a-t-il répondu, il n’est plus besoin ! »… Que d’amour en lui !

Relisant ce passage des années plus tard, Lilian écrira en marge : « Je n’oublierai jamais le ton de sa voix ! »

Voulant noter l’effet du bhandara Lilian écrit :

Comme l’autre fois, cette rare chose au cœur qui n’est pas une palpitation, sorte de grande vibration indéfinie, comme un oiseau enfermé dans la poitrine ; mais le cœur même ne palpite pas. Bouillonnement d’eau ?

â propos de la nuit du 23 janvier, Lilian écrit :

Je me suis éveillée avec une impression horrible, une présence dégoûtante dans ma chambre, près du lit, comme celle du démon !!! Je comprends maintenant les mystiques chrétiens. Je n’avais jamais éprouvé rien de tel dans toute ma vie. Cela a duré trois minutes (moins ? Quelques secondes ?) j’étais comme paralysée, les yeux ouverts.

« Est-ce la peine de le noter ? », ai-je demandé au guru. « Oui », ce qui renforce ma supposition d’une force étrange, immense, horrible. Aussi loin on va vers la félicité, aussi loin dans l’horrible, ce sont les deux pôles m’a expliqué le guru.

Gretty arrive fin janvier. Période riche en expériences pour elle.

[…] Le guru disait à Gretty et à moi que si l’on est toujours « alert absorbed to grasp the hint » /1, il est lâ pour nous faire traverser le torrent : les uns s’accrochent à lui derrière son dos, grimpent sur sa tête, et il y a danger de tomber, mais il saisit les autres dans ses bras, ceux qui l’aiment et qu’il aime et ils ne peuvent tomber, ils traverseront sûrement, mais il leur faut être obéissants, respectueux (poids mort, si on se débat, difficile pour le guru : il faut s’accrocher sans rien faire).

â la fin du mois de janvier, Lakshman Joo passe une journée à Kanpur. Le guru apprend à Lilian qu’elle a reçu l’adhikãra, mais elle ne sait pas quand, peut-être avant son retour en France.

Du 10 avril au 26 octobre Lilian reçoit, au Kasmïr od elle séjourne, une dizaine de lettres de Kanpur dont une écrite par un des fils qui lui fait part de la grave attaque qu’a eue le guru. à ce propos le guru dira que : « la douleur de l’âme est insupportable,

/1. Vigilant, prêt à saisir l’incitation intérieure. Cf. chapitre : La dimension mystique, Nécessité du guru.

l’âme quitte le corps », mais son guru comme son père « l’ont renvoyé à sa tâche inachevée ».

Le guru se remet lentement, en proie à des difficultés multiples, jusqu’â l’automne oh Lilian revient à Kanpur avec Marinette qui l’attendait à Delhi. Le séjour de Marinette est riche en expériences.

[…] Un jour, revenant de la tombe de son père où nous n’avions rien ressenti M. Bruno et moi-même, car le guru s’est absorbé tout de suite et trop profondément pour que nous puissions le suivre, le guru nous a dit : « J’essaie toujours de ne pas m’immerger ».

Mais cette fois-ci, il l’a fait malgré lui et, revenant dans son corps, il a des troubles gastriques, de la fièvre, de la nausée, des vomissements, etc., dont il se remet brusquement et bien.

Extraits des lettres du guru

10 avril 1964

(Lilian est à Srinagar)

[…] Je me sens très faible ces jours-ci. Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter lâ-bas, Dieu est partout. Mes bons vœux sont toujours avec vous. Soyez courageuse et essayez de faire face à toutes les difficultés qui arrivent sur le chemin…

My B.C. to Sri Lakshman Joo.


17 avril 1964

(Lettre d’un fils annonçant la maladie du guru.)


23 avril 1964

[…] J’ai eu une attaque cardiaque avec une douleur violente et les meilleurs docteurs disponibles ont été consultés et ont diagnostiqué une maladie de l’artère coronaire. Il m’a été prescrit un repos complet avec même l’interdiction de bouger…

Tout est à Sa merci et nous nous en remettons à Sa volonté.


6 mai 1964

[…] Je suis mieux maintenant, mais très faible… La paix est si grande et si énorme qu’on ne peut pas être dominé par les ennuis et les soucis du monde, etc. Sa grâce demeure et elle est toujours nécessaire. Priez pour moi.

19 mai 1964

[…] J’ai reçu votre lettre affectueuse. C’est toujours un grand plaisir pour moi… Lâ où il y a amour, tout est supporté.

(Désir de voir le frère et la sœur de Lilian)

Ma santé s’améliore graduellement… Plus je suis dans les soucis, plus il y a de grâce et de félicité…

Après cette sérieuse maladie, je traverse une période très pénible. Vous en avez pris une grande part.

Ma femme et mes enfants restent très soucieux à mon sujet. Je ne m’inquiète pas du tout pour moi. Nous ne sommes pas censés rester dans ce monde pour toujours. Chacun est délégué pour un certain travail et est censé finir en son temps. C’est la loi divine.


21 mai 1964

[…] Ce sera un grand plaisir pour moi de vous voir tous les deux. ll n’y aura pas la moindre fatigue pour moi. La pire chose pour vous sera la chaleur insupportable.

Je traverse une période pénible. Plus il y a de difficultés, plus il y a de grâce et de félicité. Priez et priez.


29 juin 1964

[…] Il y a un grand travail devant moi. Je désire le faire comme c’est nécessaire, mais je ne suis pas satisfait comme on devrait l’être.

Tous les quatre ou cinq jours, je reçois une lettre de Mrs Tweedie. Maintenant, il y a un grand changement en elle. Environ dix personnes viennent à elle pour la méditation.

C’était très pénible pour moi durant ma maladie. Du point de vue du monde, le fardeau est lourd.


25 juillet 1964

[…] Je suis sûr que parfois vous sentez une paix inébranlable, non seulement abondante, mais elle est aussi pleine de grâce et de félicité.

C’est le chemin propre à l’âme de l’être humain pour accomplir la réalisation. On doit toujours rester courageux. Rien n’est difficile dans ce monde. Pour un devotee tout est possible.

Vous pouvez écrire ce que vous voulez à votre guise.


6 octobre 1964

[…] C’est le monde, quelquefois arrivent des choses tellement inhabituelles qu’on ne s’y est jamais attendu même en rêve. Dieu est très bon et miséricordieux… Vous le saurez quand nous nous rencontrerons.

Ne pensez jamais que vous gâchez votre temps. Si l’on se souvient de Lui avec le cœur jour et nuit, la grâce et la félicité ne seront pas loin. Notre système est le meilleur de tous. Ici on ne demande rien si ce n’est amour et service. L’amour est créé par le Maître divin. Le service ensuite à tous les égards est accompli par le disciple.

On dit que la saison d’hiver est très propice à la méditation. Bénis sont ceux qui ont réellement une solide foi en Lui. Cela vient d’abord du Maître divin. C’est ma conviction inébranlable que toute chose concernant le chemin de l’amour est obtenue à travers le cœur du Maître Divin. En certaines occasions vous devez avoir senti une paix que rien ne vient troubler et au-delâ de toute raison la proximité complète d’une chose inconnue.

184

On est censé rester sur un fil physiquement, mentalement et spirituellement. Pour cela une foi solide et un amour intense sont nécessaires. On atteint ce stade sans le savoir. Quand on devient le maître du système, on le connaît du début à la fin.


26 octobre 1964

[…] Le 3 novembre c’est Deepavali , nous irons sur le « samãdhi » comme d’habitude.

Une dame australienne, une amie de Mrs Tweedie est venue ici…

Votre lettre montre que vous êtes dans un très bon état. Je pense aussi que les courants et les vagues pleines de paix, de grâce, de félicité et d’amour déferlent toujours. C’est ce que vous sentez aussi. Plus vous montez haut, plus vous descendrez bas, réaliserez le vide et rien… L’amour ne peut être accordé à un prix moindre.

Extraits des notes de Lilian

Le guru me dit que lui aussi a été toute sa vie désespéré : mais n’est-ce pas étrange ? Même dans le bliss/1… La nostalgie d’avoir perdu sa véritable patrie et que rien ne peut remplacer. C’est pourquoi je ne puis souffrir d’aucune autre nostalgie.

[…] Le guru nous raconte : un saint est suivi de ses disciples. Sur son chemin un djinn prend la forme d’un serpent. Le saint donne l’ordre au serpent de disparaître ; celui-ci n’en fait rien. Alors le saint dit à ses disciples de le tuer. Après sa mort, le djinn fait appel à la Cour de Justice divine, disant : « Si j’étais sur son chemin, c’était pour bénéficier de sa présence et j’étais innocent. Je ne faisais rien de mal ».

Verdict divin : le saint avait raison, car il avait donné l’ordre de disparaître, il devait être obéi.

/1. La félicité


1965

[Photo Le guru et Lilian]

Lilian vit à Kanpur jusqu’au mois d’avril. Quelques notes évoquent les entretiens de cette période avec le guru :

Le guru m’a longuement parlé ce matin : ce qui importe c’est le sacrifice par-delâ merging /1, etc. Accepter tout du guru ! Sacrifice qui tend à l’identité et où le moi disparaîtra complètement, alors le guru peut tout transmettre, sinon un voile demeure entre eux.

J’ai oublié ce qu’il a dit sur le sacrifice qui est essentiel. Ce n’est pas sacrifice d’argent, de temps, c’est plus encore : on tend à l’identification.

[…] Puis, vers le quinze janvier, un matin, au lieu de me réveiller dégoûtée du nouveau jour qui s’annonce, n’ayant qu’un désir, me rendormir et tout oublier, rester dans une merveilleuse paix et quasi-inconscience, tout semblait à nouveau bien ; j’arrive auprès du guru, il me dit qu’il a rêvé de son père ou plutôt qu’il a passé la nuit avec son père et que je dois me sentir bien.

/1. Immersion dans le guru


J’acquiesce et depuis tout va bien, les doutes sent surmontés, ces doutes ne concernent que l’attitude si faible du guru envers ses enfants : il ne s’intéresse guère à eux, leur donne tout, ne voit pas qu’ils errent tout le jour…

Lilian note un rêve de la nuit du 31 janvier :

Rêve que le guru trouve très intéressant : une plage, la mer et une éclipse sans fin, il fait très sombre avec l’atmosphère typique de l’éclipse ; je m’étonne parce que d’habitude cela ne dure pas longtemps, mais celle-ci dure depuis longtemps et durera sans fin semble-t-il. J’ai perdu tout espoir. Le guru dit que c’est un très bon rêve : ne plus avoir aucun espoir - oui… L’éclipse ; significatif - vide, anéantissement.

Le 24 février Lilian note l’arrivée de Diana, elle vient de Pondichéry :

Elle semble un homme, crâne rasé, short, desséchée, pleine de bonnes intentions.

Auprès du guru elle retrouvera la vie, comme il l’écrira plus tard : « Elle reconnut aussi qu’elle ressentait plus de paix et de félicité ici qu’ailleurs. »

Avant de regagner la France Lilian accompagne le guru et sa famille chez Durgesh, la fille aînée du guru, ce fut une épreuve pour elle. Elle gardera un triste souvenir de tous les inconforts et contrariétés de ces jours passés chez Durgesh :

Chez Durgesh, fin de mon séjour… Dépression terrible tout le temps et ensuite durant trois semaines de retour à Kanpur. Le guru est malade, voyage affreux en troisième classe, tous séparés, saleté repoussante, pas de nourriture de cinq heures du matin à dix-neuf heures trente… Le guru désagréable avec moi, tout le temps ; le chien me mord, est-il enragé ? Personne ne s’en soucie.

Est-ce une nuit ? Cela semble bien, mais ma paix est si profonde et permanente.

[…] Le guru explique la cause, le guru me vide de « foreign matter » /1. J’ai la paix si extraordinairement profonde et

/1. « Matière étrangère. ».

permanente sans une ombre de variation sur laquelle déferlent des vagues d’idées noires : misère de l’Inde augmentant avec les spéculations sur sucre et grains, désir de revenir en France terminer mon travail, enfants du guru paresseux et dépensiers. Le guru me dit que c’est très bien, ceux qui ont la paix sans dépression (la plupart de ses disciples) ne progressent pas, car l’anxiété sur fond de paix vous pousse tandis que les expériences mystiques vous attirent.

[…] Un autre jour, le guru dit que d’abord pendant des années on est bien absorbé (don du guru comme des sucres d’orge aux enfants), puis le stade du milieu est très difficile, car c’est à nous à demeurer absorbés. Je dis au guru que je n’ai plus d’espoir ; c’est ce qu’il faut, dit le guru : dès le début, il faut abandonner toute espérance, ne rien vouloir, ne rien attendre même : on s’en remet au maître. Cela a toujours été ainsi pour lui.

Peu de temps après, elle quitte Kanpur. Mais au moment du départ : le guru m’a dit : « I keep you in my heart » /1.

De retour au Vésinet, Lilian recevra environ six lettres. Elles se font l’écho des soucis d’argent et de santé du guru qui doit marier ses deux fils Satyendra et Baboo au mois de novembre et qui souffre d’abcès au genou, d’une attaque au foie et va s’affaiblissant, mais il reste très soucieux de la célébration des bhandara et attentif à l’évolution des amis qui entourent Lilian.

/1. « Je vous garde dans mon cœur. »

Le 15 décembre Mrs Tweedie revient à Kanpur.

Extraits des lettres du guru

6 mai 1965

[... ] Vraiment, il y a très peu de gens qui prennent de l’intérêt à cette vie. La plupart des gens regardent à l’extérieur des choses. Ils ne comprennent pas la valeur de la paix, de la félicité et des vibrations spirituelles.


Comme votre passé est bon ! Dès le tout début vous avez attrapé le fil de la vie sans aucune rupture. Je me souviens que vous êtes née le 19 février. Il y a quelque chose en vous qui vous conduira au but. On devrait comprendre sans le moindre doute que les choses peuvent être et sont transférées de cœur à cœur. Je suis tout à fait satisfait que chacun de vos pas reste tourné vers moi.

Non seulement on se souvient de vous ici, mais on vous garde au fond du cœur. Je n’ai pas eu de nouvelles de M., G., P. depuis longtemps. Ils sont tous perçus à travers vous, aussi restent-ils très proches. Ils ne semblent pas éloignés.


6 juillet 1965

[…] à chaque pas il y avait l’aide divine. La route de l’amour est pleine d’épines. Rien ne restera sauf Lui et Son nom. Vous avez relevé beaucoup de choses dans votre lettre. Les rêves mentionnés sont non seulement bons, mais encourageants.

Philibert, Gretty et Madame B. sont devenus un et comme une partie de ma vie, juste comme vous-même. Tous sont sur une seule ligne. La différence est seulement de degrés…

Je deviens de plus en plus faible… Votre présence ici m’est très utile à tous les égards.

16 septembre 1965

[... ] Maintenant d’un point de vue physique je ne peux pas supporter beaucoup de chaleur… Pendant une telle période, il y a un flot de félicité et de grâce. On se souvient de vous ici, c’est au-delâ de toute expression.

Je n’ai reçu aucune lettre d’aucun de vous. J’ai essayé tout le temps de transmettre mes pensées. J’espère que vous avez perçu la même chose. Ce n’est pas du tout difficile pour vous de comprendre. Le monde entier va connaître des temps difficiles. Bénis sont ceux qui marchent sur la route de l’amour. Quand le cœur est plein d’amour et de paix, on peut s’adonner facilement à chaque sorte de service. En vérité, en servant vraiment, nous devenons de plus en plus proches du Dieu Tout-Puissant. Nos cœurs sont éveillés par le Maître divin…

Vous pouvez conduire les gens lâ-bas, à n’importe quelle étape. C’est notre conviction qu’Il est très bon pour nous.


3 novembre 1965

(Annonce des mariages de Baboo et de Satyendra, fils du guru)

[…] Priez pour moi, je vous prie. à chaque instant il y a la grâce accompagnée de félicité. C’est un grand encouragement. Ce qui arrive et comment cela se fait est au-delâ de toute expression. Pendant cinq jours mon état était complètement désespéré…

Dieu était et est très bon pour moi. Je suis seulement laissé à sa merci. Je souhaite vous voir plus tôt.


16 novembre 1965

[…] Vous savez bien que la cérémonie du mariage est très pénible ici. D’une façon ou d’une autre on a à souffrir. On a besoin de l’aide divine. Le Dieu Tout-Puissant qui m’a toujours aidé doit m’aider j’en suis sûr.


Fin novembre 1965

[…] Les mariages de Baboo et de Satyendra ont été célébrés le 5 et le 6 de ce mois. Tout a été parfaitement paisible et amical…

Vous avez un cœur vraiment très bon. Votre compagnie est toujours la bienvenue… Souvenez-vous toujours de prier pour moi. Je vous assure que (la prière) est acceptée.


Notes de Lilian

Le guru me dit en janvier : « Quand apparaît le véritable amour (bhakti ou mahabba), le fidèle ne demeure nulle part, ensuite il est partout. Alors, il est dans l’arène, y demeure et jouit de tout ce qui s’y trouve. Bhakti n’est pas facile, ce n’est pas une chose ordinaire. »

« Il ne demeure nulle part » (He remains nowhere) : tout est lâ. Bien qu’il soit atténué peu à peu durant des années, à la fin le moi s’effondre d’un coup. « II est partout » (He remains everywhere) : les limites du moi étant brisées, il se fond dans le Tout.


Nidrã (vide)

[…] C’est une phase d’obscurité pour l’entendement et la sensibilité, une manière de comprendre entièrement nouvelle. Ce recueillement est pure conscience de soi-même, dépourvu de tout objet et sans diversité ou variation, on ne peut l’appeler sommeil ordinaire puisqu’on est éveillé et lucide ; conscient de quoi, demandera-t-on ? De sa propre félicité ou de cette conscience même bien qu’il n’y ait pas conscience de la conscience, à la manière ordinaire avec retour sur soi-même. C’est une sorte d’éblouissement uniforme et silencieux, le fondement indifférencié de toute conscience, libre du jeu ordinaire de sujet et d’objet.

État fondamental infiniment simple et paisible par lequel on ne connaît rien de spécial, mais on repose à la source de la conscience. Cette connaissance étant générale est dépourvue de toute connaissance particulière et de ce fait on peut la nommer indifféremment vide ou plénitude, car elle se suffit à elle-même.


1966-1975

Lilian vit au Vésinet et prévoit de repartir en Inde au mois de novembre.

Lilian reçoit cinq lettres au cours des premiers mois. Elles rendent compte des bhandara, évoquent les amis anciens et réagissent aux écritures des amis à venir que Lilian envoie au guru ; les soucis d’argent et de santé sont constants et en février une attaque terrasse le guru.

Mrs Tweedie rejoint Kanpur au mois d’avril.

Au Vésinet Lilian travaille assidûment à La Mahãrthamanjarï de Mahesvarãnanda/1, reçoit les amis l’après-midi et à partir du mois de mai organise activement le voyage en Inde de J. C. et H. C. prévu pour le mois d’août. Il faut, entre autres, constituer une liste exhaustive des membres de la famille du guru pour apporter des cadeaux adaptés à chacun d’eux, la liste est longue, rituelle et à compléter à chaque voyage.

Fin juillet, tout est quasiment prêt quand une lettre de Mrs Tweedie annonce la mort du guru le 21 juillet 1966.

/1. Cf. Publications.

192

Extraits des lettres du guru

5 janvier 1966

[…] J’ai reçu votre lettre affectueuse. J’ai aussi reçu une lettre de M. et de P., séparément dans la même lumière. Ils vous suivent pas à pas. Je suis content d’eux. Vraiment, ils sont bons et vont sur le vrai chemin.

Le bhandara en question était très réussi (25 et 26 décembre 1965). Ils étaient tous dans un profond état et oubliaient le monde. C’était plein de grâce et de félicité.

Avec votre lettre affectueuse, il y avait l’écriture de trois autres personnes. Vous avez écrit au sujet de chacune d’elle séparément. Elles sont toutes bonnes et je les apprécie.

Les gens viennent à vous. Ils recevront à travers vous… Nous sommes toujours dans la main du Tout-Puissant.


1er mars 1966

[…] Le 12 février j’ai eu une grave crise cardiaque. Il était si bon envers moi et j’en ai réchappé.

Vraiment, vous restez très occupée et c’est la raison pour laquelle vous ne trouvez pas le temps de m’écrire. N’oubliez pas, je vous prie, que nous sommes dans ce monde pour peu de temps. Seul Son souvenir ira avec nous. Sur quel sujet écrivez-vous des livres ?

Le bhandara de Basant était le meilleur de tous. Il y avait une grande foule qui n’avait jamais été vue auparavant.

Vraiment j’étais profondément fatigué et je suis resté souffrant après cela. Juste quinze jours après environ, j’ai eu une grave crise cardiaque.

Vous autres, d’une façon ou d’une autre, arrivez à le savoir. C’est un des plus grands signes de la foi et de l’amour divin.

Vous êtes lâ-bas. Donnez aux gens une idée de paix véritable, de félicité et de grâce. C’est un grand service. Il apporte un bon fruit.


(Lettre non datée)

[…] Au mois d’avril, je suis allé à Bhogaon Sharif et Fatehgarh. J’ai participé au bhandara des deux endroits. Mrs Tweedie m’accompagnait/1. Elle était très inspirée à Bhogaon.

Réellement s’il y a un paradis, il est lâ. Du point de vue du monde, ces gens sont très courtois.

/1. Mrs Tweedie est à Kanpur depuis le 26 avril.

5 mai 1966

[…] Je souhaite vous voir plus tôt. Venez ici s’il vous plaît et restez avec moi pendant quelque temps.

Dans la vie divine le satsang c’est-â-dire le fait d’être ensemble a son grand effet. Je pense beaucoup à vous. Grâce à Dieu vous êtes dans un bon état.

Je suis très heureux de savoir que vous ressentez une paix inébranlable.

J’ai reçu des lettres de vos deux amis. Vous êtes désignée lâ-bas, donc vous devez faire le nécessaire.


15 juillet 1966 (dernière lettre)

[…] J’essaie de vous écrire cette lettre après une longue période. Je suis très faible. Je ne peux pas marcher librement même à l’intérieur. L’attaque cardiaque dans la nuit du 15 mai a été si grave que tout le monde a perdu espoir. Même les médecins n’étaient pas prêts à se charger de mon cas. Cela dura six heures.

L’aide divine était lâ, elle a permis à tous les membres de ma famille de vivre ce moment en paix…

J’espère vous voir avec vos amis. Laissez faire le temps…

Pendant ma grave maladie, vous n’étiez pas éloignée de moi. Je me souvenais de Madame Bruno, de Philibert et de vos amis…

Ici tout le monde se souvient bien de vous.

Love to your younger sister.

Yours as ever/2.


/2. « Toute mon affection à votre jeune sœur. Vôtre comme toujours. »

194-195


[« Dernière lettre du guru à Lilian » deux photos, ici transcrites :]

« dernière letttre non datée 15/7/66 »

6/223 Raghubar Bhawan /Shiromani Raghubar Dayal / Marg – Kanpour . / U. P.


My dear Lilian,

I am trying to write you this letter after a long time. I can not walk freely inside the premise (illis.). The heart attack in the night of 15th may 1966 was so serious that every body became hopeless. Even the doctors were not ready to take the case in their hands It remained for six hours. The divine help was there which empowered all the members of my family to pass [page suivante] the time peacefully. In one night alone four hundred rupees were spent ; How my wife arranged only she knows. God helped her. The Grace of Almighty was with her. I have no appetite and take nothing except milk with dry grapes and juices of fruits. I am taking complete rest, morning and evening for some time. To get a change I sit outside. Mrs Tweedie informed you about my serious illness. She got the money from Sharma and gave that to me. Sometime she changes her mood. You know her attitude well. She herself wrote you a letter. She comes to me daily morning and evening.

Your very affectionate letter Babbo (Narendra Nath) received. He is impressed very much ; Everything from you, Mrs Bruno and Philibert was received by me in time.

During my serious illness you were not apart from me. I remembered Mrs Bruno, Philibert and your friends. An early reply is needed. Here everyone remembers you much ; All the members of family talk [add. marg. gauche en travers sur la page première précédente] my good wishes to you all. Love to your younger sister. Yours as ever. Ranesh.


[Verso de la lettre]

My treatment is going on.

I wish to see you with your friends. Let time come. Three sons are married. There are now three daughters in (illis.). Fourth is Virendra (Bhimsan). 5th is Poonan of 15 years. She looks (illis.) healthier than all the daughters (illis.) ; They are all of the same size and body. Babbo and Satendrai (illis.) are very nice. Durgesh (illis.) my son- in – law. She has three (illis.) son of six year. (illis.) daughter of 4 years. The third one of 2 years. My eldest son also has three children. Son of 7 years, daughter of 5 and the third son of 3 years. Myself and my wife. You have enquired of all, so I have mentioned. It will become a burden to you to desing things for every body. There are 12 members excluding six children. All the teeth of my wife have (illis.), only three remains. Please come here and remains with me some time.

[By air mail, Indian postage, cachet 15-7-66 Kanpur

R(illis.) 6/223 Raghubar… Kanpur [« R...Kanpur » de l’écriture du guru]

[to]

« Lilian Silburn / 29 avenue des Pages / Le Vésinet/ (S et O) / France » [« Lilian …. France » de l’écriture de L.S.]


Mort du guru

Lettre que Lilian écrit sur le champ à J. et H. C. au reçu de la lettre de Mrs Tweedie :

[…] Je suis encore sous le coup de la nouvelle et tremblante : j’apprends (l’écrire lui donne une réalité à laquelle je n’arrive pas encore à croire) que notre guru est mort le 21 juillet, le soir, (pour nous) quatre heures environ de l’après-midi.

Le guru avait dit à Mrs Tweedie qu’elle resterait auprès de lui cette fois-ci jusqu’â sa mort. Il est mort brusquement de sa troisième attaque au cœur. Mais il m’avait dit à la première que l’élan vers l’absolu est tel que le corps ne peut survivre et qu’il ne s’agissait pas de « heart-attack » /1.

[…] Je ne pense pas que nos projets d’aller vous voir changent.

Pourtant je reste plongée dans une paix profonde. C’est lâ l’essentiel, en un sens le contact n’est pas coupé. Ces jours derniers j’étais hébétée de samãdhi, si l’on peut dire.

Puis Lilian se rend à Ayguatebia/2 accompagnée de Philibert et de Gretty :

[…] Sa présence si vivante parmi nous. Oh ! La joie de ces jours. Aucune pensée triste ne peut se glisser : je sais que je ne reverrai pas le guru à Kanpur, mais je n’en souffre pas et ne puis même plus imaginer la douleur du choc en lisant la lettre de Mrs Tweedie.

Partie en Inde au mois de novembre, Lilian écrira de Srinagar le récit de la mort du guru d’après ses enfants :

[…] Personne ne s’attendait à une mort si proche et pourtant il le leur avait dit à chacun ; ce jour-lâ, il était particulièrement bien et avait pris un vrai repas, depuis mai pour la première fois : la veille au soir il avait fait une tentative de mort, mais son fils qui lui massait les jambes lui a frappé la jambe et l’a fait revenir et il fut grondé par le guru… celui-ci lui a donné

/1. Crise cardiaque.
/2. Cf. chapitre : La vie au Vésinet, Ayguatebia.

197

une séance de deux heures et le jeune homme est vraiment transformé. La pauvre femme a beaucoup maigri et ne mange plus guère.

Le guru est mort sans qu’on s’en aperçoive, sans douleur. Il les a tous regardés, est devenu très lumineux ; en temps ordinaire son visage rayonnait, et à ce moment-lâ, ses fils n’ont pu supporter son éclat, puis il s’est allongé. Le médecin est venu lui faire une piqûre. Le guru lui a dit : « Maintenant votre tâche est terminée ». Il s’est étendu, il est mort. Personne ne pleurait tellement la paix était alors profonde. Il disait aussi souvent que sa tâche était terminée.

Note rédigée en 1967 (?) :

[…] En 1962, j’ai eu un rêve (je l’ai inscrit) où j’apprenais la mort de mon guru (j’étais en France), et j’étais remplie dans mon rêve de bonheur, impossible de souffrir : je me désolais, car je me souvenais que mon guru avait souffert de la mort de son maître. Sous le choc, je m’éveillais… Je contais le rêve à mon guru qui me dit que c’était un très bon rêve.

Au fond, tout est donné d’avance par rêve. Ainsi, il savait comment je prendrai sa mort. Dans un autre rêve (lui était mort et Raghunath Prasad/1 aussi), je lui disais que j’en avais assez, c’était mon tour de mourir et il acquiesçait. Quelle joie pour moi en rêve ! Ici encore il a trouvé que c’était un bon rêve. Ni lui ni son père n’étaient lâ à la mort du soufi [Huzur Maharaj]. Mon guru, enfant, était mourant et il a guéri aussitôt que le soufi est mort.

Son père n’a appris la mort de son maître que six mois plus tard et s’est évanoui. Son frère aîné avait reçu l’ordre de la lui cacher. Il y a de subtils emboîtements d’événements dont je commence à saisir le jeu.

/1. Disciple très proche du guru.

199

APERÇU SUR LES SÉJOURS AU KASMÏR

[« Lac Dal »]

Son premier voyage en Inde, après la soutenance de sa thèse en 1948 eut donc pour destination le Kasmîr où Lilian se rendit à intervalles inégaux pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1975, date de son dernier passage sur le lac Dal. La beauté de cette vallée dite « des merveilles » l’enchanta, mais elle dut vivre lâ dans des conditions physiques et matérielles très dures qui l’éprouvèrent sévèrement.

Oui, tout est beau pour qui a le bonheur de découvrir le site de Šrinagar et de ses environs, encadré dans le lointain par les hauts sommets de l’Himalaya, traversé par le Jhelum, rivière aux sept ponts que bordent les anciennes façades de bois sculptés tandis que dans les alentours se déploient le chapelet des lacs bordés de lotus et la luxuriance des jardins moghols.

Fascinante l’activité qui anime lacs et canaux : on y circule en shikara, étroites gondoles creusées dans un tronc d’arbre pour les plus simples ; nombreuses et variées, elles glissent silencieusement sur l’eau dans de perpétuels allers et retours de la berge aux house-boats, péniches de pin et de cèdre, lieu de séjour très apprécié par Lilian ; ou bien elles se faufilent dans un dédale de jardins flottants, îlots faits de plantes aquatiques, de racines de lotus, couvertes de mottes de terre à fleurs d’eau où prolifèrent toutes sortes de légumes.

Les rocs rosés des proches montagnes, leurs arbres fruitiers en fleur dominés par les sommets plus lointains, neigeux au printemps ; les vastes jardins moghols de Nishat et de Shalimar aux canaux et terrasses fleuries de roses qui descendent par paliers vers les lacs proches tandis que familles et visiteurs se rafraîchissent aux pieds de sycomores géants ; la lumière variant selon l’heure mais souvent légère et vaporeuse ; le chant nostalgique du muezzin qui résonne à intervalles réguliers : il n’est rien, dans ce site enchanteur, qui ne soit l’occasion d’une contemplation toujours renouvelée.

Son émerveillement pour cette beauté ne s’épuisera pas au fil de ses séjours et Lilian sera particulièrement heureuse de communiquer son enthousiasme aux amis qui l’accompagneront ou la rejoindront selon les circonstances.

Aux jours brûlants de l’été elle se réfugiera donc dans ce « paradis terrestre de l’Inde » selon les moghols, fuyant les chaleurs intolérables de Kanpur. Lors du premier été qu’elle passa dans cette ville, son guru, avait-elle découvert, avait pris sur lui la chaleur que son état physique ne lui permettait pas d’endurer et elle ne voulait à aucun prix que cela se renouvelle.

Toujours soucieuse d’admirer les points de vue les plus beaux et, si possible, dans la solitude, elle obtiendra, une année, de faire naviguer un house-boat de l’autre côté de la bande de terre qui sépare les deux lacs, jusqu’â Nishat.

Ce matin je dors en écrivant, note-t-elle en 1952. Le bateau a cette bonne odeur de bois de santal. Hier nous arrivâmes pour le déjeuner et je fis mettre le bateau à un endroit magnifique, à l’ombre des saules, le long d’une bande de terre, au milieu du lac. J’étais alors couchée, non endormie et en dhyãna. Ces bateaux ne tiennent pas l’eau et j’avais vue des deux côtés et sur les montagnes aussi. C’était un Monet et je me réjouissais.

Mais vers cinq heures, tempête, pluie, ouragan, la corde du bateau lâcha, il fallut la rattacher sous la pluie et le jeune garçon serviteur hurlait de désespoir voyant son bateau perdu. Il faudrait des câbles d’acier. Vers neuf heures et demie, la tempête reprit ; les boatmen/1 pensaient que si la corde se brisait nous pourrions verser et sombrer.

Alors je mis mon manteau, pris passeport et argent et me préparais à la catastrophe, car le vent était violent. J’étais donc inquiète, mes pensées étaient sombres et néanmoins, assise sur mon lit, j’étais si infiniment calme que bien souvent je n’arrivais pas à penser à la tempête et à la corde qui gémissait. Je m’endormis profondément et n’entendis pas la tempête qui reprit à trois heures du matin.

/1. Bateliers.

Ce malin, les serviteurs me mirent en demeure de choisir un emplacement plus à l’intérieur. Nous y sommes ; c’est beau également, mais beaucoup moins.

De ce lieu solitaire, elle observe le manège des oiseaux alliant ainsi silence de l’intériorité et amour de la nature.

Je suis au milieu du lac, les oiseaux se reposent sur la bande de terre et mon bateau, le seul, leur sert de perchoir pour voir le poisson et pêcher. à chaque instant je puis apercevoir trois couples de martins-pêcheurs sur le pont avant : père, mère et les deux petits et deux encore sur la gauche, deux sur la droite étroitement unis. Ils sont si beaux ! Les jeunes apprennent à plonger et ne savent pas quoi rapporter, quelques brins d’herbe parfois… Je n’ose sortir sur le pont de peur de les effaroucher. Lorsque je m’y assieds très tranquille, en dhyãna, les oiseaux affairés à leur pêche me frôlent de près, butent presque contre moi. Mais leur pêche est cruelle, ils ne cessent de prendre du poisson et en mangent d’énormes quantités. Ils secouent la proie un moment, attendent qu’elle remue moins et l’engloutissent alors. Et je pensais à Dieu, le suprême King-fisher, que ne fait-il la même chose avec moi ?

A un autre moment, elle écrira à Serge Bogroff 

Ici je n’ai plus de malaise et jamais je n’ai été aussi heureuse dans ma vie : je suis dans un bateau sur le lac au milieu d’un paysage à la Monet : des saules et des lotus. Oui, c’est un paradis. Temps idéal. La montagne s’élève tout près et chaque matin je monte jusque chez Lakshman Joo vers sept heures et je suis ivre…

Ce coin avec ses trois ou quatre jardins moghols bien entretenus, ses ruines de monastère bouddhiques, le linga de Siva en pierre, le roc sur lequel Siva écrivit les Sivasütra : en quelques kilomètres vous parcourez tout cela ; le sentier est haut sur la montagne et de lâ on aperçoit les montagnes couvertes de neige et les lacs pleins de peupliers et de saules. C’est au-delâ de l’imaginable.


Elle évoquera encore le spectacle des nomades qui traversent Srinagar :

En ce moment il y a des nomades avec leurs chevaux qui marchent depuis les confins du Pakistan, Jammu, etc. Ils se mirent en route en avril [la lettre est du mois de juin]. L’Inde n’offre rien d’aussi merveilleux : tribus de Juda ou plutôt de Perses d’il y a plusieurs millénaires — sur bas-reliefs — des hommes avec cheveux frisés, barbes aussi très noires, les femmes avec leurs ornements… Je les admire tant que je ne vois rien. Ils ne mendient pas et ont fière allure. Les cachemiris si dégénérés en comparaison, disent que ces nomades sont de haute spiritualité ! En tout cas, ils sont grandioses, souriants, beaux, dignes, fiers et charmants.

â travers ces quelques mots jetés à la va-vite au cours d’une lettre à un familier, nous saisissons l’intensité d’un tempérament épris de beauté et de grandeur. Elle ne cessera donc de s’émerveiller devant cette infinie variété du paysage, multipliant les lieux et les moments des promenades qu’elle fait à bicyclette, à pied ou même en autobus.

Beau soleil, promenade merveilleuse de sept miles, à bicyclette le long du lac, avec ses montagnes recouvertes de soieries, ses eaux bleutées, puis la rude montée et la vue splendide des hauteurs.

Ou bien à propos d’une maison de Lakshman Joo :

â midi, j’allais me reposer sur les hauteurs près de sa petite chaumière d’une pièce qu’il met à ma disposition et qui me tente, car lâ, je le sais, j’aurais des expériences inouïes. Cette chaumière est dans les petits arbres, la montagne de soie s’élève immédiatement, toute droite. Puis en descendant vers Lakshman Joo on trouve un torrent bordé de peupliers tout jeunes et un pont branlant de feuillage entrelacé, puis des jardins suspendus, des roses formant haie, des arbres fruitiers, un sentier sépare ses vergers de la demeure de Lakshman Joo, plein de saules argentés. Je passais lâ trois heures délicieuses… Vue merveilleuse sur les lacs, champs de riz inondés, eau profonde du torrent glacé. Mais m’installerai-je lâ ?

Ou encore :

Longue promenade à Wooler lake avec des amis. Je contemplais placidement le paysage qui était superbe, lacs, montagnes couvertes de neige, l’eau partout parmi les saules, les champs de fleurs bleues sur les champs de blé d’or, les demeures de bois sculpté, les femmes aux habits colorés, loin de Srinagar. La route était cahoteuse, en spirale et cela m’empêchait de jouir pleinement de ma paix : cet état contemplatif resserré sur l’instant intensifiait cette jouissance. Aucune oscillation de pensée ne venait ternir le reflet de la nature. Paix intérieure, paix extérieure ne faisaient qu’un…_ Pas un mot dans le bus.


Lakshman Joo /1

Nous trouvons dans la préface de presque tous les ouvrages de Lilian, l’expression de sa profonde gratitude pour l’aide que Lakshman Joo lui a apportée dans ses recherches et études sur le sivaïsme.

Lilian salue en lui le « très savant pandit, mais aussi un véritable yogin et jnãnin » ayant la connaissance mystique décrite dans les textes dont il est un des derniers à connaître le sens profond.

Au cours des années, elle ne cessera de confronter les résultats de ses recherches à la science du swami ; leur convergence de vue et leur accord constant lui apporteront bonheur et parfois même réconfort.

Dès les premiers temps de leur rencontre. Lilian écrit :

Je dois profiter de l’aide précieuse de Lakshman Joo, le yoga lui a donné une réelle beauté, ses yeux sont lumineux comme ceux du frère aîné de Radha Mohan. C’est le meilleur des yogin que j’ai vus, car il sait beaucoup, a lu tous les textes et a de l’expérience.

En 1952, elle évoque comme source de réjouissance son travail avec Lakshman Joo :

Sa gaieté constante, notre entente si parfaite, ses remerciements après notre heure de travail tant il est reconnaissant de la tâche que j’accomplis à l’égard du Trika…

/1. Swami Lakshman Brahmacarin.


Dès mon arrivée, écrira-t-elle une quinzaine d’années plus tard, je travaillais avec le swami Lakshman Brahmacãrin qui possédait non seulement la science des textes sivaïtes, mais encore avait une expérience mystique évidente. J’admirais la grandeur et la simplicité de ce très grand yogin. Pourtant, la tradition moniste du sivaisme cachemirien, si vivante encore au temps d’Abhinavagupta, avait en partie disparu puisque la technique si importante de la transmission immédiate (anupaya) était tombée dans l’oubli, la lignée des maîtres ayant été interrompue. Au disciple désormais de découvrir le Soi par ses propres efforts, le maître n’étant lâ que pour donner l’exemple, des conseils et des explications.

Inutile de vous dire que Lakshman Joo est émerveillé de voir ce que j’ai fait en peu de temps, expériences qui lui ont coûté vingt-cinq ans d’efforts et il sait bien que Abhinavagupta son grand maître ne reconnaît qu’un moyen d’arriver à Siva, c’est le « non-moyen » : celui de notre guru. Selon lui, le guru se résout à l’enseignement, au prãnayãma et le reste lorsque le sisiya est incapable d’être mis en samãdhi par la grâce de Siva. Cette dernière fait plus en une seconde que tous les moyens en cinquante ans. (lettre 1952)

Elle sut tout de suite s’adapter au caractère et au mode d’enseignement du swami comme le prouvent les conseils qu’elle donnera plus tard à un ami qui devait venir travailler auprès de lui :

Durant des années j’étais la seule (â part ses deux disciples femmes) qu’il accepte d’instruire, parce que j’acceptais tout, ne critiquant jamais, ne posant pas de questions, ne demandant pas de références exactes… Vous comprenez ce n’est pas une science objective, mais il vous transmet sans discussion ce qu’il a reçu respectueusement de son maître. Il a refusé d’enseigner le Sivaïsme à un homme intelligent qui est resté onze ans auprès de lui comme serviteur pour la seule raison que ce disciple lui posait des questions et discutait… Il transmet une vie, une compréhension profonde des textes qu’il aime et ne les décortique pas froidement à la manière occidentale, mais bien au fond il sait, il comprend.

Le sens de l’humour présidera constamment à leurs échanges et elle eut à cœur tout au long des séjours qu’elle fit auprès de lui de le distraire et de l’amuser par toutes sortes de fantaisies et de surprises qui étaient autant d’occasions de révéler une gaîté naturelle que ne suscitaient sans doute pas tous les jours certains de ses devotees.

Comme Lakshman Joo jouit intensément de chacune de mes paroles et rit aux larmes, j’ai plaisir à l’amuser. Il est bon, candide, simple et ses yeux sont lumineux. (1952)

Elle n’arrivait jamais de France sans mille et un gadgets rassemblés par les amis à sa demande et qui provoquaient immanquablement la joie et l’hilarité du swami. Son goût pour les facéties plut beaucoup à Lakshman Joo, sinon à ses devotees. Un jour par exemple, elle se dissimula sous un tchador et mima une scène farfelue sans que Lakshman Joo l’eût reconnue, ce fut d’une grande gaieté. Certains devotees s’en souviennent encore. Elle se plaisait à dire qu’ils avaient, tous deux, le même âge réel, à savoir trois ans.

Une année cependant elle le trouva dans une tristesse très profonde, manifestement en proie à des ténèbres intérieures. Elle lui proposa de lui donner une séance, ce qu’il accepta ; elle dit avoir senti la terre trembler à cette occasion :

J’avais demandé à Radha Mohan si c’était possible puisque Lakshman Joo était plus avancé que moi serai-je terrassée par la force divine ou le pouvoir du guru ? Radha Mohan m’a dit que je devais tenter, que tout m’était possible dans cette voie puisque je plonge dans le guru. Je n’oublierai jamais cette matinée : je n’étais pas bien concentrée et je ressentis tout à coup un terrible tremblement de terre, la maison disparaissait sous moi… j’ouvre les yeux, affolée et tout était calme… mais cela a recommencé ; en outre je brûlais de chaleur (chaleur de Kanpur) et Lakshman Joo n’a rien ressenti de plus que d’habitude bien qu’il fût magnifiquement concentré ; mais c’est l’amour que j’aurais voulu pour lui et peut-être a-t-il reçu les choses subtiles dont il a besoin, car il a déjâ le samãdhi.

Ce même soir, autre séance pour une femme et tremblement de terre à nouveau (la sibylle de Cumes ressentait-elle les mêmes choses ?). Une heure après j’étais au lit lorsque, à nouveau, tremblement de terre ; comme je ne donnais pas un sitting/1, je ne comprenais pas. Puis, les gens des maisons alentour hurlaient, les animaux également et j’ai bien cru que la maison allait s’effondrer : cette fois-ci, c’était un réel tremblement de terre d’une minute (mon premier, et il fut en première page des journaux de Delhi). Eh bien, j’ai pu comparer à mes tremblements illusoires (qui sont spanda d’après Lakshman Joo) et ces derniers sont infiniment plus terribles, car ils sont intérieurs et extérieurs.

En 1964, à l’occasion d’un déplacement en Inde, Lakshman Joo rendit une visite inattendue au guru à Kanpur :

Un seul jour à Kanpur, il m’a dit que j’avais un « wonderful guru » et il a l’intention de revenir l’hiver prochain. Le fera-t-il ?, écrit-elle dans son carnet...

Il ne l’a pas fait.

/1. Une séance

Les difficultés

Mais Lilian ne trouva pas au Kasmïr que des sources de réjouissances ; elle devait y mener une vie difficile matériellement, une vie âpre, écrira-t-elle. « J’ai vécu au Kasmïr dans une misère incroyable (â Kanpur aussi) sans même le savoir », avouera-t-elle en 1967 dans une lettre à H. C.

Au début, elle n’était pas encore à la Recherche Scientifique, ses ressources étaient très limitées et l’argent circulait mal de la France vers l’Inde. Les différents lieux de séjour proposés par le swami étaient pour le moins dénués de confort, pas d’eau, pas de lumière, de la terre battue, des rats qui cachaient ses modestes couverts dans des trous, couverts qu’elle était obligée de suspendre au plafond pour pouvoir les retrouver. Elle finit leVijnãna Bhairava, assise sur sa malle, les bêtes sauvages rôdant la nuit.

Faisant allusion au vacarme que font ses voisins, elle écrit la première année à une amie :

Je me suis renseignée, c’est pour éloigner les fauves, m’a-t-on dit. J’entends très souvent les chacals, quant aux autres sons, je ne sais à quelles bêtes ils appartiennent.

Et deux ans plus tard on lit dans ses notes :

Lundi : Le long du torrent je suis allée à mon ancienne demeure à Gogitirtha. Que la vue était belle ! Et toute cette rocaille… (lâ, habite maintenant un jeune sãdhu). Il a terriblement peur lâ où je n’ai jamais eu peur, et pourtant j’y vivais au mois de novembre avec les longues nuits froides et les fauves… Il m’affirme qu’il y a les fauves la nuit dans le jardin, il les entend haleter et il y a peu de temps la jument des bergers a été dévorée par l’un d’eux, il m’offrait de me montrer les os. Le matin, des traces demeurent dans le jardin, il est vrai que je ne les recherchais guère… ne pouvant croire que des fauves infestassent ce coin si tranquille. (1952)

D’autre part, Srinagar était loin de ses habitations, plus de dix kilomètres, il lui était donc difficile de s’approvisionner. Elle recourut parfois à la bicyclette, mais elle avait du mal à la remonter alourdie de ses provisions sur la pente abrupte qui conduisait à l’un ou l’autre de ses gîtes.

â ce propos, elle aimait raconter une anecdote mystérieuse. Un jour, où particulièrement épuisée, elle peinait fortement, poussant, tirant bicyclette et provisions, elle vit surgir un homme qui prit sa charge et la déposa à la porte de chez elle sans mot dire. Cet homme elle ne le revit jamais. Mais précision curieuse, Lakshman Joo lui-même fut surpris, car personne dans ces coins isolés où chacun est connu de tous, ne correspondait à son signalement.

Il faut aussi dire l’hostilité de la population contre les ruses de laquelle elle avait souvent à défendre ses modestes intérêts.

Il faudrait vivre avec des démons avant de s’enhardir à vivre au Kasmir, apprendre à faire des moulinets avec une canne et à rire cyniquement. (lettre à A.C. 1958)

Elle écrira aux enfants de P. en guise de boutade :

Lakshman Joo, le grand yogin est en train de me transformer en poisson et je ne vois plus que des poissons partout. ll est vrai qu’au Kasmir les gens ont tous des têtes de poisson. (lettre A.C. 1958)

Mais elle était également en butte à la violence, car elle devait subir entre autre les jets de pierres des enfants du voisinage :

Ce matin, j’allais chez Lakshman Joo. Au bout d’une heure, j’étais absorbée, je ne comprenais rien de ce qu’il me disait. Je m’assis sous les saules et la vue était magnifique, les montagnes neigeuses, le torrent près de moi, le lac, ses lointains ; je dominais tout Srinagar. Mais je ne pus rester longtemps recueillie, les enfants m’entourèrent, mendiant, puis ils lancèrent des pierres : ce sont des gamins de douze-quatorze ans avec des figures vicieuses, bergers de la montagne.

Il faudrait situer ici l’épisode du jeune garçon qui exceptionnellement ne participait pas aux agressions de ses camarades. Il lui était difficile de communiquer avec lui, car il ne parlait pas anglais et un jour il y eut un quiproquo amusant.

L’autre jour, j’étais dans le sentier de la montagne et les petits bergers me lançaient des pierres. Arrive alors un jeune homme aimable. Mais il ne comprenait pas l’anglais et je voulais lui dire de gronder les enfants ; alors pour lui montrer, je prends une grosse pierre et encore furieuse, je fais mine de lancer la pierre en lui désignant les enfants. Mais voilâ qu’il a peur, il croit que je veux lui lancer l’énorme pierre — et cela l’aurait tué à un mètre de distance ! — Il se protège avec son bras en suppliant « nahi mensahib, nahi ! » et essaie de fuir épouvanté. Mais moi, je cours après lui, toujours avec ma pierre, criant « non, non ! », car j’avais peur qu’il dise partout que je voulais le tuer. Enfin, il comprend, il rit beaucoup et après je l’ai entendu hurler et les enfants ont fui.


C’était toujours avec beaucoup d’humour qu’elle racontait mille et un épisodes de ce genre quelles que fussent les difficultés évoquées.

Au cours de son dernier séjour au Kasmîr en 1975, Lilian tente même de retrouver celui qui enfant s’était désolidarisé de ces agressions. Ce ne fut pas une petite affaire, nous ne connaissions ni son nom ni son adresse, mais juste la zone d’habitation où il pouvait avoir vécu et où, bien entendu, personne ne parlait anglais.

Ce fut pittoresque et acharné, mais nous y arrivâmes !

C’est un père de famille que nous avons fini par trouver travaillant dans son jardin à flanc de montagne, dans une belle lumière dorée. Il fut heureux de la revoir, malgré la difficulté de communication, il semblait très bien se souvenir ; et une photo consacra cet heureux moment.


Le pèlerinage d’Amarnath

En 1961, elle fit le pèlerinage d’Amarnath. Amarnath est une grotte située à quatre mille deux cent cinquante mètres d’altitude, grotte au fond de laquelle le dieu Siva voulut révéler le secret du monde à son épouse Parvati qui s’endormit, car faible femme, elle ne pouvait résister à l’ennui des discours métaphysiques.

Mais pendant que Siva lui récitait la grande Amarkatha, un perroquet, caché dans une fente de la grotte, écouta et quand Siva s’aperçut de son indiscrétion il ne put rien contre lui, car ayant entendu le Secret des secrets, celui-ci était devenu immortel.

Pour rejoindre la grotte sacrée qui abrite le linga, bloc de glace dont la dimension varie selon les années, six jours avant la pleine lune d’août, sadhu , dévots, pèlerins de tous les âges, de toutes les conditions, se lancent à l’assaut d’un des pics du « Toit du monde » dans le dénuement le plus complet ; ils affrontent une montée des plus dangereuses risquant plusieurs fois leur vie, certains même espérant ne jamais revenir et allant jusqu’â se plonger dans les eaux glaciales des lacs qui précèdent l’arrivée au sommet.

Son guru assura à Lilian que son cœur supporterait la montée à une telle altitude, il lui donna les forces nécessaires pour cela.

Siva m’a bien protégée durant le pèlerinage en dépit des conditions atmosphériques exceptionnellement mauvaises. Je n’étais jamais essoufflée à quatre mille mètres d’altitude alors que je le suis à Paris ou à Delhi… Je n’avais pas froid…

La dernière marche dans la boue glissante — de douze miles aller et retour — à la grotte ne m’a causé aucune fatigue alors que mon amie russe — qui a un cœur solide — s’est évanouie dans la grotte.

Un jour, bousculée sur l’étroit chemin, elle se surprit en train de faire trois pas dans le vide au-dessus du précipice avant de retoucher la terre ferme du second ; elle eut alors la certitude d’avoir été soutenue et incroyablement sauvée par son maître sans avoir eu le temps de s’effrayer, comme ayant glissé du naturel au surnaturel sans qu’un plan élimine l’autre.


LA VIE AU VÉSINET

Ce que Lilian a dit de Chachaji s’impose à nous à son propos :

[…] Mais au moment où vous saisissez combien exceptionnelle est sa personnalité, vous prenez conscience qu’il l’a perdue et que c’est vraiment cette perte qui fait sa grandeur/1.

/1. Cf. chapitre : Rencontre avec le guru, Je suis venue en Inde…


Toute la première partie de sa vie, Lilian avait eu qu’une aspiration, l’absolu. Elle avait également le souci de faire bénéficier les autres de ce qu’elle découvrirait. C’est pourquoi dès les premiers jours elle a cherché à s’assurer des fondements de la voie du guru.

Si la vie lui fut parfois si dure en Inde, c’est que le guru la préparait à transmettre à son tour. C’est ainsi qu’en dépit du niveau de ses premières expériences, le guru lui fit parcourir tous les niveaux inférieurs pour qu’elle puisse accompagner les autres en toute connaissance. Il dut donc la soumettre à une formation intense et de ce fait éprouvante, car il avait peu de temps pour le faire.

Après la mort du guru, une seule chose allait compter désormais pour Lilian : transmettre ce qui lui avait été révélé à Kanpur. Nous nous efforcerons d’évoquer à grands traits les moments forts de cette période que nous avons eu la chance de partager avec elle pendant tant d’années. Nous rapporterons également des témoignages de ceux qui l’ont rencontrée et ont bénéficié de son efficience. Pour cette partie de sa vie, nous disposons de peu de documents personnels (journal, notes diverses…). Nous pouvons cependant citer des extraits de lettres, des notes dispersées.

On peut se rapporter également à ses longues introductions à ses ouvrages sur le sivaïsme du Kasmïr, introductions subtilement imprégnées de son expérience mystique. Sont également très précieux les articles qu’elle a publiés dans la revue Hermès/1.

/1. Cf. Publications.

Témoignage  /1

Quelques souvenirs d’enfance… (1954)

J’avais cinq ans quand mes parents ont rencontré Lilian. Elle m’apparaissait alors comme une personne étonnante, quelque peu magicienne même : elle portait parfois un sari, avait un chat, une peau de tigre sur son lit (ou était-ce une peau de panthère, je ne me souviens plus très bien) et s’asseyait toujours sur un fauteuil à bascule. Était-elle anglaise ? Était-elle française ?

Lorsque nous allions lui rendre visite, pendant que les grandes personnes « plongeaient » (vers quelles profondeurs ?), j’allais explorer le jardin : un grand jardin mystérieux avec un grand bassin, un bosquet de bambous touffu à souhait pour se cacher et un kiosque (pour quelle musique ?). Parfois j’y rencontrais d’autres enfants. Elle avait un jour exhumé de la cave de vieux costumes pour que nous nous déguisions (â vrai dire, elle avait le don d’entrer dans le monde des enfants comme si elle ne l’avait jamais quitté, tout naturellement). Je reçus d’elle, un jour de vacances, une carte adressée â :

La petite souris

Dans le trou n° 6

Sous le saule pleureur

Grande Terre.

En effet, il y avait un grand saule pleureur au milieu du jardin de Sèvres ! Cette carte, postée de Majorque, représentait deux danseurs de Flamenco. C’était elle qui dansait avec son frère, écrivait-elle…

Lorsque venait la traditionnelle heure du thé, Lilian était très présente, attentive à chacun, s’enquérant des nouvelles et commentant les événements quotidiens avec simplicité et humour. Elle nous faisait rire très souvent, mais plaisantait sans jamais blesser, n’hésitant pas à se moquer d’elle-même sans pour autant s’appesantir. Car elle était d’une extrême discrétion,

/1. Nous avons situé les témoignages en fonction de la date de la rencontre des uns et des autres avec Lilian.

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évitant toujours, sans que l’on sache comment, d’être au centre de la conversation.

â d’autres moments, elle discutait avec vivacité autour de textes, de manuscrits ou d’épreuves à corriger. Des mots inconnus jaillissaient de ces échanges, mots mystérieux venus de l’Inde comme les saris que revêtaient les dames les jours de fête… Une année, elle m’avait envoyé une carte montrant le house-boat qu’elle habitait l’été à Srinagar.

Ainsi l’Inde si lointaine me devenait un peu plus familière. Plus tard, elle m’offrira des bijoux en argent et un châle brodé rapportés du KaSmir. Car elle vivait tantôt en Inde, tantôt en France, ce qui à cette époque était pour le moins original, particulièrement pour une femme.

Autre source d’étonnement : son aptitude à passer en un instant des remarques les plus drôles au silence le plus profond. Elle semblait alors totalement absente — ou plutôt « ailleurs » — les yeux fermés, parfois tressautant, de même que certains de ceux qui « plongeaient » autour d’elle, ce qui me laissait à ces moments Iâ à une profonde impression d’étrangeté.

Lilian aimait beaucoup la mer. Elle passait souvent des vacances en Bretagne avec mademoiselle Esnoul. Un été où elle campait avec Philibert à La Grande Côte, près de Royan, je fus invitée à me joindre aux enfants. Ce fut pour moi l’occasion d’une mémorable chasse au Dahu, en pleine nuit, dans la grande forêt de pins qui longe la plage !

Parfois le dimanche, en plein hiver, mes parents passaient la chercher en voiture et nous partions pour la journée sur la côte normande, du côté de Dieppe ou d’Etretat. Ces escapades imprévues au bord de la mer étaient pour moi une très grande joie.

De même que certaines promenades sur la Seine à bord du Pirate, notre petit canot pneumatique où elle n’avait pas craint d’embarquer !

Lilian aimait aussi beaucoup la musique. Je crois qu’elle jouait elle-même (du piano ?) bien qu’elle n’en parlât jamais.

Lilian appréciait également la magie et les magiciens qui, tout en nous amusant, introduisent subrepticement le doute au beau milieu de nos certitudes et nous interrogent en fait sur la réalité. Qu’avons-nous vu ?

Bien des années plus tard — j’étais alors devenue adolescente — nous avons fait avec Lilian un merveilleux tour de Corse. Elle n’avait pas hésité à camper une nuit avec moi dans la forêt d’eucalyptus qui horde la plage de Porto. La nuit, nous sommes allées marcher sur la plage. C’était une nuit sans lune. Lilian a choisi l’endroit le plus sombre de la plage pour me montrer la mer phosphorescente : nous sommes entrées dans l’eau en marchant, et le sillage de nos bras et de nos jambes était ponctué d’étoiles minuscules et fugitives, renouvelées à chaque mouvement. C’est un plancton méditerranéen qui illumine ainsi la mer. Mais pour le voir, il faut une nuit noire.

Lumière, la nuit…

Ce ne sont déjâ plus tout à fait lâ des souvenirs d’enfance… Mais « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Comment le raconterais-je ?

S. G.

Mort de Louis Renou

â son retour d’Ayguatebia/1 et de Chomérac/2 où elle avait vécu les premiers jours qui suivirent l’annonce de la mort du guru, Lilian rentre à Paris sous le coup d’un nouveau choc : la mort de Louis Renou.

Lilian éprouvait admiration et reconnaissance pour ce savant qui l’avait aidée au début de sa carrière et avec qui elle avait collaboré ; une grande et profonde amitié la liait à madame Renou et elle était pleine d’affection pour leurs enfants.

/1. Village dans les Pyrénées, cf. infra : Ayguatebia.
/2. Chez Philibert en Ardèche.


Lettre, 1er septembre 1966 :

Le 19 août, j’ai encore eu un choc : Alice m’apprend la mort de Louis Renou. Il y avait trente-cinq ans et plus que je le connaissais, le plus grand sanskritiste de France et un tel ami. J’aime beaucoup sa femme également. Je suis revenue en hôte à Paris et suis allée passer quelques jours avec elle et ses enfants a Vernon. Mr Renou est mort d’une crise d’appendicite. Cela a ravivé la douleur de la mort de mon guru, je ne sais plus bien qui je pleure. Louis Renou était noble et sympathique, très aimé de tous — Inde et Japon.

Mais en novembre elle écrira à un ami :

La mort de mon guru ne m’a pas désorientée : il est plus présent que jamais. Penser à lui, c’est sombrer dans la félicité. Par contre, la mort de Mr Renou crée un vide et je n’ose retourner à l’Institut de Civilisation Indienne…

Après un séjour en Bretagne, Lilian part en Inde en octobre 1966 comme c’était prévu, s’arrête à Kanpur pour rencontrer la famille du guru, assiste au bhandara de décembre à Bhogoan, mais séjourne plusieurs mois au Kasmïr où la rejoint D. Elle est de retour à Paris en septembre 1967.

Lilian vit désormais au Vésinet, menant une vie simple dans la petite maison de l’avenue des Pages qu’elle partage avec sa sœur. Sa vie s’écoule donc entre sa sœur, ses travaux de recherche sur le sivaïsme du Kasmïr et les nouveaux amis qui viennent agiter la cloche de l’avenue des Pages.

Sa sœur Aliette, nous l’avons dit, était très différente de caractère : timide, effacée, elle menait une vie très régulière. Elle travaillait à la Bibliothèque Nationale où elle était responsable des manuscrits et imprimés tibétains. Avenue des Pages, elle préparait les repas, mais la gestion de la maison et du grand jardin l’angoissait. D’autre part, Aliette se tenait totalement à l’écart de l’univers intellectuel et spirituel de Lilian, sans jamais s’exprimer à ce sujet. Les incompatibilités ne manquaient donc pas, mais chacune des sœurs s’efforçait de respecter l’autre.


Le travail

La maison que Lilian partage avec sa sœur est petite, sa chambre des plus modestes. Elle y travaille la plus grande partie de la journée, tapant assidûment ses traductions savantes et leurs précieux commentaires. Quand elle reçoit, elle recouvre sa grosse machine, débarrasse son bureau pour le plus grand étonnement de ses visiteurs universitaires qu’une telle sobriété surprend. Elle se rend à l’Institut quand c’est nécessaire et participe aux réunions diverses du CNRS.

« La petite maison de l’avenue des Pages, avec un grand jardin entouré de façon un peu surprenante par de hautes grilles — elles venaient, paraît-il, de la destruction des Tuileries — fut à la fois son lieu de travail et, à partir des années cinquante, le lieu paisible où, indianiste, on venait travailler avec elle (car elle guidait ou conseillait des chercheurs), et où aussi — ou surtout — on venait chercher auprès d’elle un appui spirituel, l’impression d’une Présence dont la source - si la source est localisable - se trouvait en Inde et à laquelle on pouvait espérer avoir accès par elle.

Une séance de travail sur un texte sanskrit (notamment du difficile et subtil Abhinavagupta, qu’elle connaissait alors mieux que personne) pouvait ainsi se terminer par un temps de silence partagé où l’on s’immergeait avec elle, par elle. Non que Lilian Silburn se présentât comme un maître spirituel : personne ne jouait moins qu’elle au guru ! Elle savait évidemment, puisqu’elle le vivait, ce qu’elle avait en elle et qu’elle pouvait apporter aux autres, mais elle le faisait par sa seule présence — rien d’autre.

Elle se présentait comme ce qu’elle était apparemment et officiellement : une indianiste, membre du CNRS, poursuivant des recherches érudites, une personne toute simple, très réservée certes, mais d’un accueil aimable, d’une grande gentillesse. Elle avait un grand sens de l’humour. Si l’on pouvait sentir en elle une force particulière, on pouvait aussi la côtoyer (au moins au début) sans rien remarquer de particulier… » A. P.


Les nouveaux amis

Avant la mort du guru, quand Lilian découvrait qu’une personne de son entourage était sensible aux courants qui la traversaient, elle n’avait qu’une idée : la mettre en contact avec le guru, par lettre d’abord, par un voyage à Kanpur ensuite. C’est ainsi que plusieurs de ses amis passèrent à Kanpur, avec plus ou moins de bonheur ; tous n’eurent pas la ferveur ardente de Serge Bogroff.

Mais après 1967, les choses changent : ce sont des inconnus de milieux et d’âges divers que les hasards d’une rencontre ou d’une lecture ont conduits à solliciter une entrevue. Ceux qui ont eu la chance d’être admis — tout le monde ne l’était pas — se trouvent soudains devant une tasse de thé, face à une sanskritiste éminente, évoquant le Kasmïr, l’Inde et le maître extraordinaire qu’elle y a rencontré, le tout assorti d’un long moment de silence.

Leur vue se brouille, ils ne savent plus trop de quoi il s’agit, intimidés, ils bredouillent et s’en vont incapables de dire sur le moment ce qui s’est passé, mais revenus à eux ils prennent conscience d’avoir entendu les premiers accords d’une musique inconnue dont ils n’ont vu ni les musiciens ni les instruments, mais ils sont prêts à tout sacrifier désormais pour entendre cette musique encore et encore.

Ils vont découvrir que l’on nomme « grâce » cette musique, et comprendre plus ou moins vite que c’est à travers le cœur de Lilian qu’ils y auront accès désormais. Ils la reconnaissent dans le secret de leur cœur, et sans le savoir encore comme leur maître, comme le successeur ou l’héritière de son guru dont elle parle tant et dont elle reste la disciple ; mais il leur faudra du temps pour employer tous ces « grands » mots.

La présence des nouveaux venus change subtilement l’atmosphère des rencontres, leur ardeur et leur lien uniquement intérieur et sans mot avec Lilian inaugurent une nouvelle forme de relation. Lilian n’est plus l’amie qui est allée en Inde, mais celle par qui on accède à la grâce, celle qui ouvre le cœur ; ce que certains parmi les anciens amis auront du mal à reconnaître. Les réunions se font plus fréquentes, le silence y est essentiel. Aliette doit s’habituer aux nouveaux visages.

Mais il n’y avait pas que les rencontres silencieuses. On pouvait aussi s’adonner à divers travaux avec Lilian. Elle introduisait, chaque fois qu’elle pouvait, des changements pour sa propre maison qu’elle s’efforçait de moderniser. Nous l’aidions à vaincre les réticences d’Aliette et c’est ainsi qu’elle introduisit cuisinière électrique, réfrigérateur et télévision !

Lilian pouvait peindre ou retapisser une pièce. Elle était vive, adroite, efficace. Et si on avait la chance d’être convié à l’aider, c’était un régal d’évoluer avec elle dans l’élan de l’activité. Mais — et c’est ce qui est difficile à suggérer — plus on s’adonnait avec elle aux actes simples de la vie ordinaire, uniquement occupé à faire le mieux possible, plus s’élargissait l’espace intérieur, et après quelques moments d’activité où rien d’autre n’avait paru présent à la conscience, on s’effondrait anéanti, et totalement ailleurs : vie merveilleuse, indescriptible, tellement éloignée des récits à majuscules, tellement au-delâ de ce qu’on imaginait. On était ainsi, du fait de sa seule présence active, projeté dans une profondeur qui n’avait d’égale que la simplicité des actes accomplis.


Extraits de lettres

â l’occasion des premières expériences des nouveaux amis, Lilian évoque, ici ou lâ, son propre parcours :

Tout ce que vous ressentez est normal. Vous ne perdez pas de temps ! Non, il n’y a rien à savoir « quand ces phénomènes se déclenchent », si ce n’est, ne pas leur accorder trop d’importance ; ce qui compte, c’est l’attitude intérieure, le recueillement. à vous seule de découvrir à quoi ils riment. Moi-même, je leur découvre à chaque tournant une signification nouvelle ou plutôt plus profonde.

[…] Ne vous inquiétez pas : la vie ordinaire ne peut plus m’arracher et mes états, je suis depuis longtemps dans une mer étale, quelquefois je reviens en surface ballottée dans les vagues, par jeu, d’autres fois je tâche d’atteindre les profondeurs — ou je me laisse couler — mais ceci n’importe guère, l’essentiel était de déboucher dans la mer, la plongée définitive dans le guru. (1966)

Ce merveilleux réveil que vous vivez actuellement n’a plus de sens pour moi ; je n’en garde que le souvenir d’un souvenir. Quant au cauchemar [que fut ma vie] avant ma rencontre avec le guru, je l’ai vraiment oublié, je n’en garde qu’une connaissance théorique. Je comprends saint Jean de la Croix qui ne parle pas de sa vie « avant », il l’avait oubliée et ne pouvait l’évoquer. Vous avez quitté les rives, vous êtes entré dans le fleuve et il vous porte, vous emporte vite : les rives sont encore visibles, pourtant vous oubliez déjâ comment vous y marchiez. Le fleuve c’est l’illumination — la voie de l’énergie (sãktopãya). Puis quand le fleuve s’élargit, que les vagues se calment, vous débouchez dans la mer : les rives ont disparu — oubliées. Et les expériences mystiques extraordinaires s’estompent.

Vous ne savez plus bien où vous êtes : c’est tellement bête, simple, absurde. Le déblaiement s’est fait de lui-même, sans même que vous en preniez conscience. C’est lâ le stade de l’ãtman, non plus entrevu, mais réalisé.

Je pense que par delâ cette paix immense de la mer infinie, étale, allant de soi et, quand on s’est bien habitué à y naviguer (sans repères) commence la vive Flamme d’amour ou le galop (disait mon guru) lequel serait impossible sans la mer étale ou l’égalisation entre samãdhi et état ordinaire. On oublie alors complètement ce grand calme : il n’y a plus que ce galop. (J’ai connu mon guru à ce stade). Par-delâ, je ne sais pas : un apaisement cosmique divin et par-delâ encore, le bond prodigieux ?

C’est en lisant votre lettre que j’ai compris cela : l’oubli total du palier précédent. C’est pourquoi je commence à comprendre l’utilité de noter chaque jour ce qui advient ne fût-ce que quelques mots — pour ceux qui guideront les autres, sans cela les transitions n’apparaissent pas. J’ai beaucoup noté les premières années. Le guru insistait beaucoup. Lui, le faisait ; cela semble inutile, fastidieux, pourtant c’est utile à plusieurs points de vue que vous ne pouvez deviner encore. (1967)

[…] Vous écrivez « coexistence des niveaux de conscience de l’illusoire et du réel ». Mais rien d’étonnant puisque la quatrième dimension s’est ouverte et que la platitude a disparu. La conscience étant coexistante à tout, si elle s’apaise dans la félicité on [peut ressentir] en même temps une grande douleur (perte de quelqu’un) et une félicité plus grande encore au même instant./1 Le comble même (non admis par les vedãntin) c’est la coexistence du nirvikalpa et du vikalpa : l’on est sans pensée et les pensées passent sur un fond indifférencié, mais sans y mordre comme les gouttes qui ruissellent sur les feuilles de lotus (sur les jeunes feuilles, je n’amuse bien…). (1967)

1. à ce propos, Lilian racontait l’anecdote suivante : Le soir où le guru m’a donné la chose merveilleuse, il avait reçu un choc dans l’après-midi : sa paie et son autre argent pour payer les dettes du bhandara (500 Rs. en tout) étaient dans un coffre où il a cru qu’il les avait mis ; le juge l’a appelé brusquement, et à son retour l’argent n’y était plus. Sur le moment, il était effondré. C’est alors qu’il a baigné dans cette félicité dont j’ai eu un faible écho dans la soirée. Dieu le veut pauvre, il n’y a rien à faire ! Mais ce qui est à noter, c’est que dans les émotions douloureuses, la grâce divine afflue aussi. (lettre 1952).


â cette époque Lilian découvre également de nouvelles exigences liées à sa fonction naissante :

Le guru, un jour dans sa jeunesse s’est jeté sur un taureau qui, ayant pénétré dans le jardin où tous méditaient, fonçait dangereusement sur eux… Il a pris les cornes et l’a repoussé dehors ; c’était un exploit, pourtant son père lui a fait observer qu’il ne fallait pas dépenser les forces dont ses maîtres l’avaient empli, contre bêtes ou gens.

Ceci m’enseigne une chose : on ne peut rien faire (sauf leur donner la paix) avec les personnes qui ne sont pas sûres, je veux dire n’obéissent pas totalement et en toutes circonstances. S’ils ne sont pas prêts à sacrifier leurs propres idées et impulsions en se demandant comment leur maître agirait à leur place, leur impartir connaissance et puissance, c’est les conduire à la catastrophe. Je perçois ici l’importance de l’obéissance tacite et constante qui permet au guru de tout conférer sans hésiter. (1968)

Il lui arrive également de lever un voile sur ce qui est désormais sa condition :

Ainsi, quand je suis seule, je baigne dans une félicité — mais je la quitte, comme je le dois, pour donner à tous niveaux.


[...]

Le thé

Les repas avaient peu d’importance pour Lilian, elle les négligeait facilement, mais il était un moment qui s’imposait, quelles que soient les circonstances, c’était celui du thé. On ne se déplaçait pas sans le « panier du thé » et c’était une prouesse que de servir des thés clandestins dans les chambres d’hôtel.

Préparé et servi dans les règles de l’art, le thé s’accompagnait de quelques gâteaux, mais c’était surtout l’occasion d’échanges pleins de gaieté et de fantaisie dont la teneur variait selon les invités. S’il s’agissait d’un visiteur « de marque », Lilian l’écoutait parler avec intérêt si le sujet était nouveau pour elle, avec patience et courtoisie quand l’interlocuteur avait des prétentions spirituelles. Lâ, point question de fermer les yeux pour les amis proches qui s’émerveillaient de cette leçon de tolérance et de modestie. Le dimanche et les jours fériés, Aliette se joignait à nous, toujours discrète, mais lâ, il fallait faire des efforts de conversation, trouver des sujets susceptibles de l’intéresser. Malgré tous nos efforts, il y en avait toujours un qui finissait par piquer du nez ; une lueur amusée, un rien narquoise, perçait dans l’œil d’Aliette qui s’éclipsait alors discrètement pour reprendre ses travaux manuels.

â la belle saison, c’est au jardin que le thé était servi aux visiteurs de passage qui, venus de Paris, appréciaient le charme des grands arbres et des roses épanouies. L’atmosphère était conviviale et si l’un ou l’autre voulait un échange plus personnel, Lilian sans en avoir l’air l’entraînait dans un tour de jardin ; arpentant les allées, elle recueillait ainsi des confidences inattendues et souvent douloureuses qui la peinaient, mais son interlocuteur revenait avec le sourire comme si ses soucis s’étaient soudain allégés !

Quand un nouvel ami se présentait, après son entretien avec Lilian il rejoignait pour le thé deux ou trois anciens autour de la table dans la petite salle à manger ; un peu ahuri, il avait généralement du mal à parler, on pouvait comprendre. à cette occasion Lilian aimait évoquer ses propres débuts à Kanpur que nous avions entendus souvent, mais c’était chaque fois plus vivant et une douceur pénétrante enveloppait l’assistance tandis que s’estompait le sens des paroles échangées.

Les thés les plus denses étaient ceux qui se prenaient avec les amis les plus proches, entre deux plongées silencieuses, moment de détente. Lilian parlait, riait, interpellait l’un ou l’autre avec humour certes, mais toujours avec une pertinence redoutable pour celui auquel elle s’adressait et dont il était seul à mesurer la portée. Au cours de ces rencontres, il n’y avait aucun risque de tomber dans un vide stérile, les vibrations s’intensifiaient et le silence finissait par reprendre ses droits dans une nouvelle modalité vibratoire où chacun poursuivait son aventure intérieure dans l’unité des cours.

Mais il faut aussi mentionner le thé de Noël, rite annuel. Seuls les célibataires y étaient conviés. C’était « pour Aliette », mais Aliette n’aurait-elle pas dit que c’était « pour Lilian » ?

Table agrandie par la rallonge sortie une fois par an, somptueusement couverte de gâteaux, porcelaine chinoise, mais surtout le pudding traditionnel surgissant auréolé de flammes dans l’obscurité de la salle à manger, épreuve pour les végétariens qui le noyaient vaillamment dans la crème anglaise.

Les échanges étaient gais, chaleureux sur un fond d’ivresse subtile et contenue qui ne devait rien aux vapeurs du rhum flambé, mais qui émanait du bhandara du soufi, célébré à des milliers de kilomètres, à Bhogaon et auquel les cœurs étaient clandestinement reliés.


Le bhandara au Vésinet

Dans cette tradition, en Inde, chaque année pour la fête du printemps se rassemblent autour de leur maître vivant tous ceux qui bénéficient de son efficience. Ces jours-lâ on commémore les maîtres disparus, on leur rend grâce et l’on va se recueillir sur leur tombe si c’est possible.

Le mot « bhand » signifie : réservoir, trésor, le « réservoir d’énergie divine » dans lequel le guru puise à volonté ; il donne son nom à ces jours consacrés à la mémoire des maîtres disparus parce qu’il est dit que les réservoirs de l’énergie divine sont alors pleinement ouverts et déversent sur les disciples à travers le guru, les germes de vie qui se développeront au cours de l’année. Il importe donc de s’immerger, tous, en même temps, clam ; l’unité. Comme on peut le lire dans une lettre du guru :

« Je n’ai jamais vu les gens venir lâ sans que nous soyons tous un, à jamais unis dans le plus grand et le plus permanent royaume des esprits./1 »

/1. Lettre du guru (27.2.1954)

Au cours d’un bhandara, la grâce déborde et inonde jusqu’au corps du guru lequel la distribue généreusement. Lilian précise :

Les disciples et leur famille viennent d’Uttar Pradesh et de diverses villes de l’Inde, paysans, petits commerçants, intellectuels, riches et pauvres sont assemblés et la plupart en dhyãna… Le guru est quasi inconscient, tout rayonnant, avec une touche divine. Chacun puise en lui assez pour subsister spirituellement durant une ou plusieurs années.

Le bhandara annuel de Basant représente une lourde charge pour le guru qui doit rassembler et nourrir tous les participants et il donna lieu parfois à des interventions inexplicables voire de l’ordre du miracle.

Au Vésinet, on s’associa chaque année à la commémoration de Basant. Mais les formes évoluèrent au fil des ans. Au début, un très petit nombre de personnes était invité, juste ce que pouvait contenir la petite salle à manger de l’avenue des Pages. Une lettre reçue de l’Inde précisait la date exacte, celle de Basant qui varie chaque année, de la mi-janvier au début février ; le cœur de l’hiver pour nous.

Ces jours-lâ, on se réunissait matin et soir autour de Lilian, jours heureux où l’on bénéficiait de sa présence continue. Chaque jour était dédié nommément aux maîtres passés, l’un pour le guru et son père, l’autre pour le soufi, et si la lettre de l’Inde ne l’avait pas précisé, on reconnaissait à la tonalité du courant à qui le jour avait été dédié. C’étaient des jours intenses, certains avaient du mal à contenir leurs réactions, pris au dépourvu par de nouvelles expériences.

Au fil du temps, le nombre des participants augmenta, certains vinrent de province, emplissant une grande pièce de l’avenue Maurice Berteaux, puis deux. Au moment du thé, on bougeait un peu. Lilian allait de l’un à l’autre pour la plus grande joie de chacun, mais on ne pouvait sortir dans le jardin à cause du froid.

Mais comment résister à l’envie d’évoquer la fin de certains bhandara ? Plus qu’un petit nombre d’amis autour de Lilian, dans une lumière atténuée de la seule lampe allumée, après les moments intenses de silence qui ont ponctué la journée, Lilian parle, parle de Kanpur, de Bhogoan, des bhandara indiens, de son guru, elle répond éventuellement à des questions ; mais on entend sans entendre, on ne sait, en suspens, dissous dans la douceur vivante, aérienne, inépuisable qu’elle irradie ; il n’y a plus ni âme ni corps, ni sujet, ni objet ; tout semble fait de cette subtile et infinie douceur…

Mais Aliette attend… et Lilian doit partir ; le chauffeur se lève, résigné !


[...]


1975 — Dernier voyage en Inde

Son premier voyage en Inde, après la soutenance de sa thèse en 1948 avait eu pour destination le Kasmir où elle se rendit à intervalles inégaux pendant plus de vingt ans et c’est en 1975 qu’a lieu son dernier passage sur le lac Dal.

En 1975 en effet, chargée de mission par le CNRS Lilian part trois mois au Kasmir, heureuse d’être accompagnée ou rejointe par des amis. Elle va leur faire connaître et aimer ce dont elle leur parle depuis si longtemps. C’est sa visite ultime avant la publication de ses derniers textes : les Sivasutra, les Spandakarîka.

Après un rapide passage à Delhi, elle rejoint Kampur où l’attend Pushpa/1 ; à Kampur, Lilian est émue de revoir Pushpa et la famille du guru après huit années d’absence.

/1 cf note 2 p.161.

Les enfants du guru, devenus chefs de famille, l’accueillent avec joie. Ils la connaissent depuis leur enfance, et se sont toujours réjouis de sa venue. Ils savent l’importance qu’elle a eu pour leur père et pour la voie : « She has all the permissions »  répètent-ils à l’envi.

Lilian s’attriste de les voir tous les quatre confinés dans un tiers de la maison à la suite du règlement de l’héritage. En effet, leur père qui avait acquis la maison, avait refusé de la mettre à son nom malgré les incitations de son père.

Lilian passe de bons moments avec Pushpa et sa famille, mais c’est le temps de la mousson et elle a hâte de rejoindre le kasmir. d’autant plus qu’elle projette un nouveau séjour à Kampur avant de rentrer en France.

Arrivée à Srinagar, elle s’installe assez rapidement sur le house-boat de ses rêves, qu’elle retrouve et qui peut offrir une nourriture occidentale à ses hôtes. De lâ, pendant deux mois, elle va faire découvrir la beauté des lieux à ses amis français de passage, courir chez Lakshman Joo et prendre de nouvelles dispositions pour son retour au Vésinet.

Lilian éprouve toujours une joie profonde à partager ce qu’elle découvre et qui l’émerveille. Avec elle, on sillonne en shikara les lacs, on découvre les jardins aquatiques, les façades sculptées qui bordent le fleuve, on se repose dans les jardins de Nishat et de Shalimar. Lilian nous entraîne à observer au bord de l’eau « les oiseaux colorés, les aurores resplendissantes, les couchers de soleil, les montagnes roses, bleutées ».

â proximité des demeures de Lakshman Joo, on pouvait assez rapidement dégringoler la pente pour s’avancer sur un étroit chemin séparant les lacs, bordé par les lotus et les saules, et nous titubions sous l’effet d’un vertige dont on ne savait s’il était dû à l’effet des eaux miroitant de part et d’autre ou à l’ivresse intérieure.

Au cours de ces promenades, Lilian se plaisait à faire observer les perles d’eau qui glissaient sans les imprégner sur les lotus épanouis, image de la conscience du libéré vivant sur laquelle glissent les mirages de l’illusion.

Mais il ne faudrait pas oublier que la raison essentielle de sa présence au Kasmïr était son travail et ses rencontres avec Lakshman Joo. Le swami vivait alors à Nishat dans un ashram délicieux, plein de fleurs et d’oiseaux, dont les fameux boul-bouls qui charmaient tant Lilian.

Dès son arrivée à Srinagar, Lilian surgit par surprise un jour où Lakshman Joo donnait un cours sur les Sivasutra, clans un petit bâtiment à côté de sa maison où personne n’entrait hormis ses deux plus proches disciples, Sharika et Praba. Il n’avait pas été prévenu de son arrivée. Commentant le texte au milieu de ses devotees, il s’arrêtait de temps en temps pour dire son émerveillement et sa joie quasi enfantine de la voir soudain lâ !

Cette année-lâ le swami est particulièrement sollicité par un couple américain et leur charmante fillette dont on fête gaiement l’anniversaire. Tout le monde participe également à la récolte du riz. Ce sont des moments colorés et joyeux.

Mais Lilian voudrait travailler et elle se déplace souvent sous une chaleur torride, en vain… Elle devait toujours annoncer son départ imminent pour que le swami se décide à travailler, à lire les textes et à répondre à ses questions.

Les atermoiements et l’absence de ponctualité du swami étaient pour Lilian une source de difficultés et parfois de découragement /1, elle n’aimait pas avoir le sentiment de perdre son temps, mais sa patience était inépuisable, sa bonté sans borne, et pour le swami, elle avait toutes les indulgences.

C’était en quelque sorte un frère des profondeurs.

/1. Le swami a maigri, nous dessinons pour lui, D. m’aide beaucoup et peint pour lui dieux et déesses, mais nous n’avons pas encore commencé et travailler les textes philosophiques Trika… Rien avant le 7… Comme je reste peu de temps au Kasmir, je suis inquiète… (lettre, mai 1967).

[...]

En marge des travaux sur le sivaïsme

Parallèlement à son travail scientifique, Lilian accepte de diriger la mise en œuvre d’un ouvrage sur le bouddhisme. Sa contribution personnelle est particulièrement importante. L’ouvrage, Le Bouddhisme paraît en 1977 et sera réédité en 1997 sous le titre : Aux sources du bouddhisme/1.

La préparation de cet ouvrage multiplia les occasions de rencontre et d’échange pour notre plus grand bonheur. Lilian y travaillait avec ardeur. Elle tentait d’entraîner certains d’entre nous dans son sillage, proposant une participation à l’un ou à l’autre. Lilian toujours optimiste avait à cœur de pousser chacun au meilleur de ses limites, elle aidait, encourageait, mettait en avant et partageait les profits à égalité ! Sa générosité était sans égale…

En 1982, elle succède à Jacques Masui à la direction de la revue Hermès. En 1969, elle avait déjâ participé activement au numéro consacré au Vide paru cette année-lâ. Elle y avait publié un article marquant : Le Vide, le Rien, l’Abîme/2. à travers l’exposé savant de ce parcours nous parviennent les échos de sa propre expérience jusqu’â ce moment-lâ. Elle avait aussi participé au numéro Le Maître spirituel, où elle évoquait la subtile atmosphère de la vie auprès du guru à Kanpur /3.

En 1982, elle reprend et complète avec de nouveaux articles les numéros sur Le Maître spirituel et Le Vide /4 déjâ publiés.

Le numéro qui a pour titre Les Voies de la mystique /5 est une publication entièrement nouvelle. Lilian a toujours le souci de montrer les correspondances entre les différentes traditions mystiques. A cette occasion, elle peut exposer les aspects de l’expérience intérieure d’une façon plus accessible que dans son travail scientifique que tout le monde n’a pas la possibilité

/1. Cf. Publications.
/2. Cf. Hermès N° 6 pour l’édition 1969, N° 2 pour la nouvelle édition.
/3. Autour d’un Sadguru de l’Inde contemporaine, Hermès N° 4, édition 1967.
/4. Hermès N° 3 et N° 2, nouvelle édition.
/5. Hermès N°1, 1981.

d’aborder. Les rapprochements qu’elle propose et la mise en perspective des convergences élargissent les esprits et nourrissent les cœurs en les orientant vers la tolérance et l’universel.

Malheureusement, sa santé qui se dégrade et sa cécité l’empêcheront de continuer à publier les numéros d’Hermès qu’elle avait prévus. Après la publication consacrée au Tch'an /1, elle avait pensé à un numéro sur le Taoïsme.

Promenade aux Ibis

Après des heures de travail acharné, Lilian avait besoin de mouvement. Elle entraînait alors le visiteur occasionnel vers le lac des Ibis proche de l’avenue des Pages.

Malgré son manque d’attrait pour tout ce qui était artificiel (et le lac l’était), elle trouvait toujours des occasions de s’émerveiller : l’arbre rose au printemps, les nouvelles plantations des jardiniers de la ville, les couleurs de l’automne, le lac gelé en hiver…

Après deux ou trois tours au pas accéléré, épuisé par l’effort d’attention, on avait enfin la possibilité de s’écrouler sur un banc pour un moment de silence bien gagné.

[...]

Propos au fil du temps

Lilian ne cessait de nous dire combien exceptionnelles étaient l’efficience et la grandeur du guru, si différent de tous ceux qu’elle avait pu rencontrer en Inde :

« Durant de nombreux séjours en Inde mon travail philosophique me conduisit auprès de célèbres savants, pandit, vedãntin, auprès de lamas et de moines bouddhistes de Ceylan et du Tibet et, au hasard des rencontres, me fit connaître des bhakta, dévots sivaïtes, visnouites, jaïna, des yogin de toute appartenance, d’ardents musulmans. Partout je me heurtais à une certaine étroitesse d’esprit ou de cœur, à des pratiques rituelles, à l’utilisation de moyens, postures, concentration de la pensée, contrôle du souffle, qui ne cadraient pas avec la haute opinion que j’avais de l’Absolu. Je rencontrais aussi des saints constamment absorbés en une extase d’amour et ignorant le monde et ses soucis. Humbles et bons, ils répandaient la paix autour d’eux comme la fleur son parfum ; mais ils ne pouvaient s’occuper activement de disciples ni leur communiquer des états mystiques dont ils avaient l’expérience, mais dont ils ne possédaient pas la maîtrise. Et nulle part, ni parmi les jnãnin, aptes à expliquer les textes sacrés, ni parmi les yogin, ni parmi les saints et dévots, je ne découvrais un homme apte à transférer directement paix, félicité et connaissance, ni à assurer une progression rapide et aisée. »

Lilian ne perdait aucune occasion pour nous éveiller, nous réveiller, nous stimuler, et elle puisait à la fois dans ses souvenirs, les textes, les images et sa propre expérience, nous invitant par tous les moyens à quitter nos habitudes :

« Au fond le guru n’a qu’une tâche d’après un agama sanskrit, vous faire comprendre ce qu’est l’eau et la glace : eau vive, souple, fluide, la vie mystique indifférenciée — et la glace dure, coupante, morcelée, la vie ordinaire, qu’il faut rendre à sa nature première, fluide et qui vous porte. On peut aussi comparer au feu du volcan, incandescence et fusion où tout est brassé dans une même flamme, fournaise (d’amour) et les scories sans vie et glacées (nos sentiments ordinaires). »

« Pour les soufis et le Trika on ne travaille pas sur le plan inférieur, mais, à partir du niveau supérieur on remplit de grâce — d’eau — le niveau inférieur pour en niveler les aspérités. »

« Le Cœur doit fondre, toute la personne s’assouplir, les habitudes, durcissements, ornières, doivent disparaître afin que l’on soit toujours malléable et souple : on peut alors obéir à l’incitation divine à chaque instant et couler spontanément selon sa direction sans même que l’on en ait conscience. »

« Le Bouddha même (qui ne croyait ni en Dieu ni dans le guru) a noté cette grande souplesse du saint qui dépend de dhyana, la paix, et qui à son tour approfondit la paix : confiance enfantine, certitude, conviction et se laisser porter, tout est lâ. Il faut une ardeur jamais raidie ou tendue dans l’effort, qui renaisse à chaque instant, donc tenace, inlassée, vivante, en harmonie avec la souplesse, le feu dans l’eau, le maximum d’ardeur dans le maximum de souplesse. »

« Pour progresser, cultivez la douceur et la souplesse. Alors, vous pourrez recevoir ce que l’on vous donne. Soyez souple. Pas d’ascétisme ! »

« Le guru offre sans arrêt les occasions de se sacrifier. Ce qu’il fait et dit est en ce sens seulement et il n’agit pas par motif intéressé. »

« Ce que l’on désire vraiment on l’obtient à l’instant même, car on est prêt à tout ; si c’est de l’argent, on se prostitue sans hésiter… si c’est l’absolu, on oublie tout le reste qui se détache de soi-même et l’on a exactement ce que l’on désire constamment ».


L’élan, l’ardeur

« Le plus grand obstacle à notre voie, c’est le vide artificiel, toutes les préparations antérieures, les techniques, les idées préconçues au sujet de ce qu’il faut faire, atteindre. J’ai interrogé tous les adeptes de cette forme de méditation. Ils sont tous habitués à se concentrer et à faire le vide. Abhinavagupta et Ruysbroeck s’élèvent violemment contre ce quiétisme vide sans élan ni spontanéité, et je comprends maintenant pourquoi la mauvaise vacuité, fausse attitude dès le début, devient un obstacle infranchissable, [celle du] témoin également, par contre tout ce qui est “vie”, passion, obstacles naturels ne sont pas infranchissables ».

« Il ne faut pas entrer dans ce vide, la voie ordinaire pour beaucoup, dont il faut ensuite plusieurs années pour se sortir ; tout est question d’élan, d’amour. La vie mystique est faite d’une alternance de plénitudes puis d’absences qui provoquent la demande, l’appel ; un dialogue sans dualité ! »

« L’introspection si elle n’est pas trop centrée sur le moi, est aussi indispensable. Elle doit devenir de plus en plus fine et subtile, l’intelligence s’exerce et s’affine dans un domaine obscur où tout est à découvrir. »

« L’essentiel de la voie, c’est de se donner, de nager vers le fleuve. Quand le fleuve vous emporte, c’est gagné. »

« Le chemin spirituel est comme une suite d’escaliers, avec parfois des jardins à niveaux ; il ne faut pas se perdre dans les jardins ; on peut se perdre à tous les niveaux ; il faut monter le plus vite possible ! »

Lilian s’impatiente parfois :

« Le maître comme une fontaine veut donner, transmettre l’eau vive jaillissante dans la bouche de ses disciples, mais ceux-ci tournent tout autour, courant, faisant des efforts et un mouvement perpétuel. Vous ne pouvez donc pas rester tranquille une minute, que je puisse vous donner ? »

« Si vous compreniez, une minute suffirait… »


Tout événement était l’occasion de nous inviter à la liberté, d’affirmer l’importance de la vie ordinaire qui à elle seule nous dispense des mortifications, car la voie n’est pas un refuge :

« Les saints de cette lignée doivent sembler pleins de soucis “wordly worries”, comme un homme ordinaire de sorte que seuls ceux qui désirent la Réalité les reconnaissent pour ce qu’ils sont. »

« Travail, famille, besoins de la famille, etc. : tout est donné pour faire face à ce qui est indispensable dans la vie courante. Mais tout activisme tourne mal. »

« Les occupations diverses ne gênent que si elles prennent la première place. »

« Il ne faut pas du tout de vie séparée. Pas d’ermites ! Il y a beaucoup de gens qui voudraient la tranquillité d’un ermite. Ce n’est pas notre voie. J’insiste lâ-dessus comme je l’ai déjâ fait. »

« Pas de volonté propre, la grâce ! Il s’agit de se laisser porter par le fleuve — en étant d’ailleurs conscient. Pas de morale ! C’est la déchéance des religions. »

« Ne rien faire, pas de technique surtout ! »

« Ce qui compte c’est une paix, une joie, si possible un état de dhyana. Alors, peuvent se produire des événements. Cette paix dépend des nœuds fondus et non des conditions extérieures. Il faut donc faire d’abord disparaître les complexes pour permettre à la paix de s’établir. »


La prière

« Si quelque chose ne va pas trop bien pour vous, le mieux est de prier, mais à même dhyana, alors seulement la prière — simple élan du cœur — est efficace et de façon immédiate. »

« Mon guru disait quelquefois qu’il fallait prier Dieu de vous donner l’amour du guru et prier le guru de vous donner l’amour de Dieu. »


Effondrement du moi

Le guru met dans un état où le disciple se détache de toute chose, il le plonge d’abord dans la félicité qui lui fait oublier jusqu’â son moi, puis dans la vacuité où il perd son moi. Si le soi disparaît peu à peu, le moi s’effondre d’un coup. Le soi disparaît, mais la réaIité du Soi demeure. Le réel toujours demeure, l’irréel s’évanouit. »

â un ami qui s’inquiétait de ne pas pouvoir aimer tout le monde : « Je voyais ce matin de vieilles femmes de Neuilly qui me donnaient la nausée », Lilian répondit : « Vous ne devez pas chercher à les aimer. Mais si elles sont attaquées, viendrez-vous à leur secours ? »

[...]

La dimension mystique

Ce chapitre est composé de textes rédigés par Lilian

Il ne faut pas considérer la mystique comme un simple prolongement des expériences les plus nobles, ferveur religieuse, amour, élan du cœur, impression de beauté, de compréhension, etc., car il ne s’agit pas d’une différence d’intensité, mais de nature : le mystique pénètre dans une nouvelle dimension du réel que rien jusque-lâ ne lui permettait d’imaginer et dans cette vie totale, son être tout entier va se transformer, c’est donc bien autre chose qu’une nouvelle vision de l’univers comme on le croit communément. C’est une énergie très pure et indifférenciée, réservoir inépuisable et source d’efficience/1.

En fait, tout être conscient est éternellement immergé dans l’énergie bénéfique de grâce, mais il s’en empare afin de l’utiliser à son profit, il la scinde de sa source, la privant ainsi de son efficience réelle ; il la limite, il l’individualise, l’orientant vers l’extérieur en rapport avec les sentiments et les désirs particuliers. L’énergie unique se diversifie en énergies multiples, le corps cosmique en corps variés, la vibration suprême (spanda) en mouvements limités, et la vie (pana) en souffles vitaux ;

/1. Voir l’article : Accès au Sans-accès (pp. 43-79) in Les Voies de la mystique, Hermès N° 1.


alors l’énergie en soi, infinie et indifférenciée — le Je absolu apparaît morcelée en soi, finie et dépendante…

Mais comme l’être humain ne se sépare pas réellement de sa propre essence faite de grâce, il peut reprendre conscience de soi et retrouver sa liberté originelle : en cette fin toutes ses énergies dissociées doivent converger vers leur centre, le Cœur.

Le guru aura pour tâche essentielle de favoriser ce retour à la source en pénétrant dans le corps du disciple de diverses manières : par les souffles, unissant ses souffles aux siens dans le but de réveiller ses forces assoupies et de lui permettre de recouvrer le souffle indivis qui le réintégrera dans la vie totale ; par le cœur, il entre dans son cœur pour y susciter les vibrations du Cœur cosmique ; par la conscience, mêlant conscience à conscience, il provoque la reconnaissance du Soi. Tels sont les différents aspects du retour à l’unité : insertion dans le souffle, éveil de la force vitale (kundalini) et illumination.

On comprend ainsi que le disciple doive suivre aveuglément le guide digne de foi et non ses propres impulsions et désirs s’il veut retourner à l’origine, à l’incitation divine qui réside aux profondeurs du soi. Une telle incitation précède en effet la formation de l’ego et ses structures artificielles d’un moi opposé au non-moi.


Le guru

« He gives water but he must not touch it.

He gives the fuel but he must not be burnt. » /1

C’est la présence du guru, mais non sa personne qu’il faut évoquer. Le guru n’a pas de corps et c’est pourquoi il n’est pas véritablement dans ce corps, il échappe au temps et à l’espace. (journal, 1952)

/1. Parole du guru : « Il donne l’eau, mais ne doit pas y toucher, il donne le combustible, mais ne doit pas être brûlé. »


Le guru n’essaie pas de produire une force considérable ; au contraire il n’est que pur instrument, guru compte-gouttes qui atténue cette force énorme en la mettant à la mesure du Siva ; mais lui, le guru, est parfois terrassé par cette force. Ce n’est pas une question de force projetée, mais de force canalisée, dominée. (journal, 1952)

Ce n’est pas la rencontre de deux « moi » comme dans la vie ordinaire, mais quelque chose d’au-delâ où toute manière d’être n’a aucune importance. (notes, 1956)


Nécessité du guru

Lilian exprime dans son journal comment la nécessité d’un guru s’impose à elle :

Voici ce que je savais lorsque j’arrivais en Inde. Je n’ignorais rien des murs de mes cavernes — et comment les ébranler. Une fois, un énorme morceau s’écroula et je ne m’en rendis pas compte immédiatement. Je le replâtrai. L’aide d’un guru était nécessaire ; seule, j’étais trop faible et trop ignorante. Peut-être que je sais mieux que lui comment nous mettons en place les murs et les structures, mais lui les abat puissamment et la merveille est que je n’ai pas de raison ni le cœur de les reconstruire.

Atteindre mon but, l’absolu à travers le silence, la solitude, le dépouillement, la plus grande simplicité ; mais un silence, une solitude, un dépouillement qui atteignent le cœur de l’être. Mais cela viendra spontanément. Tout effort de ma part est inutile et ici le guru est indispensable.

Tous les efforts de ma vie ont tendu à développer une personnalité plus grande avec une pleine conscience d’être originellement ainsi, et à exprimer cette personnalité de façon forte et unique. Désormais, comme les bouddhistes — je dois oublier cette personnalité même et me fondre dans l’inconnu. Mais comment ? Mon moi lutte contre l’extinction… Seul mon guru peut faire cela, me pousser vers le sans limites.

Mon guru parle souvent de vénération et d’abandon (surrendering) au guru. Je n’ai vraiment aucun problème à m’abandonner. Je ne veux que Dieu et je suis prête à tous les sacrifices pour l’atteindre. Mon guru connaît la voie mieux que moi. Alors je le suis, j’espère que je me soumettrai toujours à l’idéal le plus élevé, à la chose la plus difficile. Ce n’est pas à l’homme que je dois me soumettre, mais à Dieu seul. Il faut éviter de suivre sa propre volonté et son propre désir, mais si ma volonté est uniquement dirigée vers mon but…

Tant que le guru s’exprime et vit selon sa propre réalisation et non selon ce qu’il a entendu, étudié ou repris de la tradition, je le suis avec une foi aveugle. Quand il commence à spéculer, discuter philosophie, prendre des décisions à propos des choses du monde, alors je garde ma propre opinion… mais un très bon guru ne fera jamais cela et c’est pourquoi le silence est si important. (1950)

Le guru me disait que si je pouvais vraiment aimer Dieu seul alors mon progrès serait fulgurant. Il y a une fluctuation en moi : je n’ai pas trouvé le point où convergent parfaitement amour du guru et amour de Dieu.

J’ai oublié de noter il y a quelques jours ce rêve appartenant à un sommeil dhyanique et intense comme la réalité ; ici encore la démarcation étant des plus floues. Amour, vénération extraordinaire pour le guru, une sorte de respect infini causé par sa présence… sentiment que jusqu’ici j’ignorais et qui n’a rien de comparable avec mes émotions ordinaires ; c’est la chose la plus calme et la plus puissante que j’aie jamais éprouvée dans l’ordre du sentiment comme une invincible montée ayant dragué les fonds de l’inconscience et poussant des racines bien au-delâ de mon moi.

Car le guru est le moyen et il accentue cet aspect d’instrument de Dieu. Pour aller à Dieu, je passe par lui. Mais il est vrai qu’il désirerait beaucoup que j’aille directement à Dieu, car alors le progrès serait plus rapide.

Le guru m’a dit que toujours maintenant je plonge en lui de sorte que chaque fois qu’il s’enfonce profondément, il m’emmène avec lui. Ceci est de très grande importance d’où la nécessité de plonger perpétuellement dans son guru. (1952)

Le guru me disait qu’au début une présence constante auprès du guru est nécessaire, mais ensuite (quand on plonge facilement en lui) le guru fait ce qu’il veut en quelques secondes. Pourtant si on vit près de lui, « alert » /1, on peut profiter d’aubaines, mais à condition de pouvoir les conserver, ce que nous ne faisons pas…

Avant les gurus ordonnaient, mais qui obéirait maintenant ? Donc le guru donne sans condition, sans étroitesse, seulement pour le bien des gens, n’impose plus aux disciples ce que lui a dû faire ou a fait pour ses maîtres : il s’adapte aux conditions nouvelles. (Notes non datées)

L’aide d’un guide est indispensable à plus d’un égard/2

C’est lui d’abord qui adapte la grâce à la faiblesse humaine : si la grâce est très forte, l’homme ne peut la supporter, il souffre de troubles mentaux et physiques ; le guru est lâ pour la reprendre.

Il est vrai que si le flot de son amour est excessivement puissant et qu’â ce moment précis il est inconscient, le disciple plongé en lui sera incapable de le supporter, mais le guru y portera remède dès qu’il reviendra à la conscience de ce qui l’entoure.

â ce que je comprends, le guru sert seulement de compte-gouttes à la grâce divine. Il lui faut se mettre au niveau du disciple, quitter l’état supérieur où il demeure en permanence pour redescendre bien bas et ne donner au disciple que ce qu’il peut supporter. Il y a là grand sacrifice de la part du guru.

Une fois le guru était dans un état de profonde inconscience, un disciple au cours d’une grande réunion a rencontré par hasard son regard ; il a bondi dans l’air et une amie anglaise qui assistait à la chose a été très impressionnée (moi je n’étais pas lâ). Ce disciple est retombé à quelques mètres, juste pour

/1. Vigilant.
/2. Voir également l’article : Quel maître pour quel disciple ? (1) 1) .9-2 I), dans Le maître spirituel, Hermès N° 3.


toucher les pieds du guru, ce qui a atténué la « charge ». Il mettra des années à digérer ce qu’il a revu sans le vouloir… (lettre du 2.3.1956)

D’autre part, sur toute la voie c’est l’amour et le dévouement envers le maître qui permettent de s’oublier soi-même. Pour que sa personnalité reparaisse grandie, transfigurée, douée de facultés illimitées, son moi limité, sa connaissance et sa volonté propre doivent être annihilés, la perfection est à ce prix.

En outre, celui qui a un guide reste humble puisque sans cesse il peut constater la supériorité de celui-ci ; il sait qu’il ne doit rien à ses mérites et à ses efforts et n’a pas tendance à s’enorgueillir à la manière des yogin indiens. Il n’imagine pas non plus avoir atteint les cimes de la vie mystique alors qu’il est seulement au seuil de la voie et éprouve pour la première fois la plénitude et la sérénité du moi, en dhyãna. Il ne confond pas intuition intellectuelle et illumination purement spirituelle comme tant d’ignorants le font.

Rien au monde n’est plus difficile que de faire fondre le cœur d’un homme et de le plonger en dhyãna de façon définitive : sagesse, connaissance, effort intense et ininterrompu ne le peuvent ; mais il suffit de quelques secondes à un bon maître complet en contact avec la grâce pour éveiller le cœur, « better than hundred years of japa, tapas... » /1

La présence du guru est non moins nécessaire au moment de la réalisation du Soi ou illumination, laquelle passe comme l’éclair, le guide devant la mettre encore et encore à portée du disciple. Plus tard encore, il l’aidera à équilibrer illumination stable et états ordinaires.

Tout au long de la voie, sans perte de temps et de façon aisée, il le conduit au but comme on conduit un aveugle dans l’obscurité, car la voie qui se présente au disciple est entièrement nouvelle : il doit apprendre dans le silence et les ténèbres une nouvelle manière de connaître, de vouloir et d’aimer

/1. « Mieux que cent ans de récitation de formules sacrées, d’ascèse… »


et cette voie est si subtile et si incompréhensible que, laissé à lui-même, jamais il ne s’y aventurerait. Ni les sentiments, ni les facultés intellectuelles, ni les sens, ni l’imagination, ni la parole n’y ont accès. Il voudrait réussir par lui-même, selon ses désirs, sa connaissance discursive et l’idéal que lui présente son imagination, mais ceux-ci ne peuvent que l’égarer et lui cacher la véritable voie indifférenciée (nirvikalpa), celle du vide dans laquelle on s’avance à tâtons démuni de tout.

Même guidé par un guru en qui il a confiance, il se sent constamment dépaysé et il avance dans le doute, désolé d’avoir à laisser derrière lui ses possessions les plus intimes, son savoir et ses expériences spirituelles antérieures, se croyant perdu, s’accrochant à ce qui n’a pas de valeur, les charmes du chemin, mais, porté par le guru il continue à avancer, à explorer avec courage. Plus encore, son effort personnel et sa concentration forment même le plus grand des obstacles, car ils impliquent qu’on s’accroche à un but âprement poursuivi, une fin visée ; l’on s’attache à ce que l’on a ainsi acquis et quand le temps est venu de passer à un niveau supérieur et d’abandonner dhyãna ou samãdhi, on refuse de lâcher ce qui a coûté tant de peine à acquérir.

Mais avec la grâce et la confiance en son guru, on se laisse porter non attaché à ce que l’on veut ou que l’on a déjâ obtenu, l’important étant de progresser sans arrêt, spontanément, sans savoir comment et sans regarder ni en arrière ni en avant. La vigilance ici requise est, elle aussi, sans effort, elle n’est nullement tendue vers quelque chose qui doit se produire, attitude néfaste entre toutes, car, pleine d’élan vers l’avenir, elle ne permet pas de s’en tenir au présent, le seul où l’imagination est susceptible de jaillir. C’est une vigilance de la pure conscience ou du cœur qui n’attend rien, qui se borne à écouter un guru silencieux, bien absorbé en lui, le suivant pas à pas sans savoir où il va : en d’autres termes, cette vigilance se situe dans la pure verticale et non dans la continuité comme la vigilance propre à la volonté.

Un autre obstacle se situe encore sur la voie du mystique : ce sont les doutes et les scrupules. à chaque tournant de son chemin obscur, le mystique se ronge d’inquiétude, se demandant quelle faute il a pu commettre pour perdre l’état qui l’a si longtemps comblé de joie et de quelle manière il pourra le reconquérir. S’il a un maître, tous ces tourments lui seront épargnés. Comment saurait-il en effet qu’il lui faut laisser loin derrière lui une conscience lucide et apaisée pour s’enfoncer dans une nuit et un vide désespérés ? Du fait qu’il progresse, l’expérience d’états passés ne s’applique plus au cas présent et seul un maître qui a éprouvé et surmonté ces diverses expériences peut l’aider.

Le maître soumet aussi le disciple à des épreuves répétées en cherchant à ébranler sa foi afin de le rendre plus solide, car il est important que le disciple surmonte ses doutes, ce que l’Inde nomme vikalpa, l’alternative qui dévore sa vie, épuise ses forces, le disperse dans le phénoménal en l’empêchant de rester stable dans l’instant présent.

Un autre point important, mais si subtil qu’il est difficile d’en donner une idée précise, car il touche à la grâce, concerne ce que le guru suggère (ses « hints ») sans jamais l’exprimer : ce sont ses incitations purement intérieures qu’un disciple vigilant bien absorbé en son maître saisit même à son insu, faisant spontanément tout ce que son maître désire de lui…

Ainsi, durant des années, le maître assouplit le disciple en renouvelant avec patience ses incitations et celui-ci, devenu habile à les deviner, sera capable de saisir au vol les incitations divines qui, elles, passent comme l’éclair et ne reviennent plus. Ces incitations, sortes d’invitation de la grâce, s’étendent tout au long de la vie mystique, car elles durent aussi longtemps que la volonté humaine ne s’est pas fondue dans la volonté divine./1

/1. Ailleurs Lilian précise : Elles forment sur le plan de la volonté l’aspect obscur de la voie menant à l’indicible, le nirvikalpa, et en tant qu’incitations divines semblent correspondre aux touches subtiles et fugaces de saint Jean de la Croix.

L’aide d’un guru est encore nécessaire, à un autre point de vue, pour celui qui a eu la révélation spontanée du Soi (atman) et [cela] pour deux raisons majeures. En premier lieu, son corps ne sera pas parfaitement purifié ni divinisé : sans amour pour le maître et absorption constante en lui, les fondations manquent de solidité et aucun monument ne peut s’édifier. L’illumination n’est pas tout, elle doit s’associer à la puissance et celle-ci n’est acquise que si le corps, le cœur et la pensée sont purifiés. Le guru purifiera donc le corps du disciple durant des années en lui donnant pouvoir sur son corps et ses organes.

En second lieu, s’il est vrai que celui qui jouit spontanément de la révélation du Soi est apte à transmettre la paix à ceux qui l’entourent, il n’est pas un maître accompli, car il n’a ni la science ni la maîtrise de cette transmission, n’ayant pas été formé par un guru.

Tout au long de la voie et dès la première étape de plénitude et de félicité, il y a grand danger de s’arrêter trop tôt, et plus tard aussi, après la révélation du Soi lorsqu’on est sincèrement convaincu d’avoir tout réalisé. La tâche du guru est alors de vous mener par-delâ.

Afin de former un maître, le guru le fait en silence durant de nombreuses années, sans explication, sans même que le disciple ait pleine conscience de l’œuvre que son maître accomplit en lui. Néanmoins, avant de mourir, il laisse par écrit à ce dernier une lettre qui définit sa mission… Le véritable maître qui hérite de la tradition effectue sa mission en silence/1.

/1. Voir également l’article : « De l’imposture à l’incompétence », Hermès, Le Maître spirituel [p252-267].


Différence entre le saint et le sadguru

Le saint parfait se montre tel. Il sert d’exemple. Le guru remplit une fonction. Étant chargé du disciple, il doit détruire à tout prix et n’importe comment son moi. Il suscite des coagulations (contre lui-même de préférence, sinon la vie s’en chargera plus douloureusement, il y a aussi les cauchemars). Celles-ci varient selon les disciples. Il peut se montrer menteur et être pris en flagrant délit pour qui est franc. Il peut parler sexualité à qui y répugne, il peut sembler en colère…

Si le disciple franchit le cap du doute ou de la difficulté (par un instinct inné, une compréhension profonde), il progresse ensuite rapidement, car il ne doit jamais stagner dans la facilité et la jouissance. Il doit s’éveiller, excitation plus ferveur.

Donc, le guru ne pense qu’au bien du disciple et non à lui-même et à sa bonne réputation. Il ne se défend jamais, quelle que soit l’accusation…

Un guru doit être dur.


Les rêves

Comme nous l’avons déjâ suggéré, le rêve peut être, pour le rêveur, source d’enseignement, mais surtout l’occasion d’une véritable expérience. Pour le guru, le rêve du disciple est une source d’information. « Par ces rêves, dira Lilian, vos moi profonds veulent me donner des certitudes ».

Lilian est attentive aux rêves, mais pas à n’importe quel rêve, aux rêves mystiques ou initiatiques, à ceux qui expriment une véritable expérience et que l’on reconnaît à leur contenu symbolique et à l’état dans lequel ils nous laissent au réveil. D’autre part, elle considère que c’est le rêveur qui doit finir par comprendre le message, aussi évite-t-elle d’interpréter : « Vous verrez, vous verrez plus tard », disait-elle avec un fin sourire.

Ailleurs, elle précisera qu’il n’y a pas à donner d’explications ; il faut que le travail se fasse dans l’inconscient, car mettre les choses à jour empêche le développement profond et nourrit le moi. Il faut se laisser envahir par la vie mystique ; c’est sur un fond de grâce que les prises de conscience se font spontanément.

Dans une lettre adressée à un ami (en 1970) on peut lire : Nous accordons une grande valeur aux expériences mystiques faites en rêve… cela n’a rien du rêve éveillé. Il est habituel d’éprouver d’abord en rêve ou en état de demi-sommeil (c’est-â-dire dans la détente) ce que l’on vivra plus tard en samãdhi et enfin jusque dans l’état de veille. Le rêve, son contenu, son atmosphère me fournissent de précieuses indications sur les états mystiques des gens ; je sais si la subconscience a été touchée, même si le rêve donne une forme un peu bizarre au contenu mystique. Et si quelque chose subsiste du rêve pendant quelque temps, paix, douceur, bonheur, c’est très bon signe.

Quand j’avais vingt ans, j’ai eu un rêve merveilleux avec une félicité fulgurante que j’ai retrouvée plus de vingt ans après auprès de mon guru… Des cauchemars ou rêves horribles peuvent se révéler très précieux parce que signes d’une purification en profondeur. Rêves et impressions, s’ils sont imprégnés de vie mystique, sont souvent comme une préfiguration de l’avenir à moins qu’ils ne purifient l’inconscient par une explosion de cauchemars.

Dans notre voie, le guru peut susciter des rêves effrayants qui vous évitent de passer par de douloureuses épreuves dans la vie courante — économie de temps —. « Et pourtant, le drame est vécu avec autant d’intensité et de réalité que dans la vie réelle », précise-t-elle à un correspondant en 1976.

Mais longtemps auparavant en 1952, elle avait déjâ noté dans son journal :

Le guru me disait qu’un disciple avait eu un rêve effroyable de relation sexuelle avec sa mère et que la jouissance dépassait ce qu’il avait éprouvé [jusque-lâ]. Désespéré, il écrivit à son guru qui lui répondit que ce rêve était bon, qu’il signifiait qu’il était sur le point de devenir un mahatma, car ce rêve est une sorte de dernière purification comme, dit-il, un homme met en tas toute la poussière de la maison balayée pour la jeter dehors. Et c’est sur l’être le plus cher, le plus sacré, que ces relations portent, ajoute-t-il.

Oui, purification par manifestation du caché, du refoulé, et expulsion. Enfin sublimation de ce qui reste, semble-t-il.

Quelques rêves mystiques

Nous proposons quelques rêves mystiques de l’une d’entre nous (J. S.) que Lilian avait suggéré de rassembler. Elle appréciait leur simplicité, leur clarté et leur portée générale. Ils illustrent chaque fois le dépassement mystique d’une difficulté intérieure.

Le monstre

J’étais dans une ville moyenâgeuse, sombre, et dans des rues que je ne connaissais pas. Je cherchais la sortie. Je savais que derrière moi, il y avait des monstres, des monstres d’aspect

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préhistorique, qui couraient, pas seulement après moi, mais après tous les gens qui se sauvaient. J’avais très peur, j’imaginais que ces monstres allaient nous manger. Je courais, je courais, je ne regardais pas derrière moi, j’allais en avant, c’était un dédale de vieilles rues, je ne savais pas où aller. à un moment donné, j’avais tellement peur que je suis entrée dans une maison, j’espérais pouvoir fermer la porte et m’enfermer, être à l’abri… Mais il y avait un monstre derrière moi qui avait franchi (la porte). Je me trouvais dos au mur, je ne pouvais pas aller plus loin. Lâ, il fallait que je me tourne face au monstre, il n’y avait pas d’autre solution. Il n’y avait plus d’issue.

Et le monstre arrive, il entre dans la pièce, face à moi. Qu’est-ce-que je vais faire ? Terrorisée, je ne sais pas quoi faire. Et puis, tout d’un coup c’est clair : « je dois l’accepter ! »

Je me dis : « Bon, il va me manger, il va me tuer, c’est comme ça, je dois accepter ». J’ouvre les bras, prête à tout, au pire surtout, il vient, il se met dans mes bras et il me caresse… il est gentil.

Il ne m’a pas mangée du tout, c’était un animal très gentil, très doux. Et nous nous entendons bien. Et je m’aperçois que ce dont j’avais peur n’était pas une chose horrible comme je l’imaginais. C’était au contraire un animal très doux et très aimant parce que j’avais fait face et que j’avais accepté.

L’examen

Je rêvais que je devais passer de nouveau le bac. J’étais devant ma page blanche, tout le monde répondait aux questions, c’était un examen… Et je croyais pouvoir répondre. Je croyais pouvoir écrire sur une page blanche. Au lieu de cela, rien ne s’inscrivait. Je connaissais les réponses, mais rien ne s’inscrivait. L’examinateur à la fin relève les copies. Je lui dis : « Écoutez, je regrette, mais je n’ai pas pu écrire. Alors, l’examinateur me dit : « Mais c’est merveilleux ! »

J’étais la seule de la classe qui n’avait pas répondu aux questions, qui avait la page blanche que je n’avais pas pu remplir… « Mais c’est merveilleux, c’est bien, vous avez réussi parce que vous n’avez pas pu écrire, et que vous ne rendez que la copie blanche ! »

Et après, grâce à cet examen, on me disait : « Maintenant, vous devez aller à l’autre examen ». Et lâ, on me dit, ou on ne me dit pas (vous savez comment c’est dans les rêves), je savais qu’il fallait que je me coupe la tête, carrément. Il ne suffisait pas de ne rien écrire, il fallait en plus enlever vraiment l’organe qui créait, si l’on peut dire, des réponses inutiles.

J’étais très embêtée, je me posais la question : « Comment puis-je faire pour me couper la tête ? ». Alors je regarde, je vois autour de moi une cuvette, et puis au-dessus un couperet, c’était l’image d’une chasse d’eau et d’une cuvette de toilettes. Cela avait quand même un sens que ce soit une cuvette de toilettes et une chasse d’eau.

Comment allais-je faire ? Je trouve en effet un bouton pour faire tomber l’eau (le couperet, en réalité), je me penche sur la cuvette pour me couper la tête, il fallait que je le fasse moi-même (dans le rêve il m’était dit qu’il fallait que je le fasse moi-même, personne ne le ferait à ma place). Alors comment vais-je faire ? J’appuie sur le bouton, rien ne se passe. Et lâ, tout d’un coup l’illumination : « Ah, mais bien sûr, il faut relâcher ! Il faut lâcher le bouton… Pas appuyer, et en effet… ». Après, je me suis réveillée.

L’escalier en spirale

Dans ce rêve, j’étais tombée dans un trou, comme cela arrive dans les rêves. J’avais très peur, puis arrivée au fond du trou, j’étais dans une espèce de cave noire. Lâ, des gens me disent qu’ils vont me pendre par les pieds et me tremper dans une cuve. Lorsqu’ils m’en ressortent, ils me disent : « Ah, vous avez viré, c’est merveilleux ! Vous avez viré de couleur. Vous partez tout de suite. Bon, prenez l’escalier. » Je monte donc un escalier en spirale, qui monte, qui monte… En montant, je sentais près de moi une présence invisible qui m’encourageait, car c’était haut et pénible…

Je voyais une sorte de roue avec des pales comme celle des moulins à eau et des gens dessus. Je les voyais tout petits. C’était en fait l’humanité… avec la roue qui tourne, ils passaient dans l’eau ou dans je ne sais quoi, ils mouraient, puis cela remontait… Ils étaient désespérés. Moi aussi, j’étais désespérée de les voir. Je disais : « Mais c’est terrible, les malheureux, on ne peut pas les sauver ? » Et alors la voix me disait : « Non, on ne peut rien faire. » « Mais enfin, ce n’est pas possible ! » J’étais désespérée de voir ce monde tellement malheureux. Et ça tournait, comme une roue, sans fin…

J’ai dit : « Ils ne peuvent pas descendre de cette roue ? ». Et non ! Ils restaient dessus bêtement. Et ils retournaient dans l’eau, et puis cela remontait… C’était sans fin. C’était vraiment pénible ! J’étais fascinée. Je disais : « Ce n’est pas possible, il faut faire quelque chose pour ces gens. » Et la voix me disait : « Non, non laissez. Ce n’est pas à vous de faire quoi que ce soit. Personne n’y peut rien. C’est le monde. Bon, continuons… » Alors je peinais paisiblement, je quittais cette zone-lâ. Et plus je montais, plus s’éloignait l’angoisse que j’avais pour les gens. Je montais. Je ne les sentais plus de la même façon. Puis, moi-même, je montais plus facilement, c’était plus léger. Plus je m’éloignais, plus j’étais légère et plus j’oubliais… J’oubliais cette roue de malheur. Et puis, à ce moment-lâ, j’étais encouragée par la voix de la personne invisible qui était à côté de moi.

Ensuite, je montais les marches, presque sans poser les pieds dessus. Et plus je montais, plus j’étais envahie d’une grande joie intérieure, c’était merveilleux. Et un moment après j’arrive sur un dernier palier. Et alors lâ, il n’y avait plus de chemin, je ne savais plus où aller. Je dis : « Qu’est-ce que je vais faire ? ». Et lâ, je vois une porte. C’était comme une porte, mais il n’y avait pas de serrure, il n’y avait pas de clé, il n’y avait pas de poignée, c’était lisse. Cela fermait sur je ne sais quoi. « Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ? » Et puis, cela m’est venu soudain : « Évidemment, il n’y a pas de poignée parce qu’il n’y a pas de porte tout simplement ! »

Et cela s’arrête lâ. Je savais que derrière il y avait quelque chose évidemment. Après, c’était vraiment inaudible, indicible. On entrait dans l’indicible, c’était un autre parcours peut-être… Je n’en sais rien, peu importe.

Le fil d’or

J’étais avec des gens dans une pièce, nous étions en cercle et tout le monde faisait du tricot. Les tricots étaient de toutes sortes, plus ou moins beaux, certains complètement ratés, des tricots grossiers, d’autres très fins, d’autres très beaux, d’une belle couleur, d’autres ternes… Au fond, chacun tricotait sa propre vie. C’est vrai qu’il y a toutes sortes de vies, des belles, des laides…

Quand tous avaient terminé leur petit travail, ils me disaient

« Mais : alors, qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?

— Eh bien on le détricote. » Alors on détricotait.

« Et puis qu’est-ce qu’on fait ?

— Eh bien, on met la laine lâ, au milieu, entre nous, toute mélangée.

— Et après ?

— Après, on cherche, on écarte la laine… ».

Et au milieu de toutes les laines mélangées, c’est-â-dire de toutes les vies mélangées, qu’est-ce qu’on voit ? Un fil d’or…

L’aigle blanc

J’étais dans la nature, dans un magnifique jardin, tout était beau, splendide. J’étais très heureuse dans ce jardin très fleuri. Et puis, peu à peu, je m’aperçois que le jardin devient tout fané, ça faisait comme en hiver, tout est mort, les plantes sont mortes, c’était terrible. Je dis : « Alors, c’est ça la vie ? Tout va mourir comme ça ? Et puis alors ? Et après ? » Et j’étais désolée de voir

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ce désert dans lequel je me trouvais, des plantes complètement mortes…

Et lâ, on me dit : « Bien, regardez lâ-haut. » Il y avait une colline, et sur le haut de la colline, il y avait un aigle, mais un aigle disproportionné, très grand et tout blanc, les ailes étendues, avec un bec féroce.

Alors je dis : « Mais que faut-il faire ? » On me répond (ou je pense, on ne sait pas vraiment dans le rêve) : « Eh bien, il faut aller voir l’aigle. C’est cela qui est important, ce n’est pas le jardin, c’est l’aigle qui est important. Mais il faut oser y aller. »

Il fallait monter jusque-lâ, sur la colline, et je me sentais le courage d’y aller : « Bon j’y vais ! » Il pouvait me tuer. Il y avait de quoi avoir peur parce qu’il était féroce avec ce bec et ces yeux.

J’y vais et j’ose le regarder dans les yeux. à ce moment-lâ, j’étais prise de courage, je le regarde dans les yeux, il se penche vers moi avec son bec menaçant, il me touche le front, pas du tout pour me dévorer ; j’ai été tout d’un coup envahie par je ne sais quoi, on aurait pu dire une illumination, un état vraiment merveilleux.

Je me tourne vers le jardin, je descends, tout était refleuri, tout était vraiment merveilleux, tout était très beau. Ça s’arrête lâ…

Commentaire de l’auteur du rêve :

« C’était un état intérieur ; il ne faut pas se laisser abattre même si tout semble mort. Le jardin était mort, la nature était morte. Il faut monter sur la colline et affronter l’aigle féroce qui redonne la vie. Il faut affronter des forces bien supérieures. »


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La non-voie

â partir des divers écrits et remarques laissés par Lilian nous proposons une vue d’ensemble des principaux aspects de cette non-voie.

La meilleure voie, s’il en est une qui conduit quelque part…/1

/1. Dans le texte original : « The best one way if one leads somewhere » (journal 1952).

C’est une voie mystique et non une religion ; elle n’exige aucune conversion, aucune croyance, pas même la foi en Dieu, mais grâce au guru on est plongé de plus en plus dans une vie imprégnée de la présence divine. Mysticisme sans ésotérisme, car tout peut être révélé au disciple, mais on ne parle pas de couleur à un aveugle…

Voie vivante

Un maître qui est mort ne peut transmettre que par un disciple vivant formé par lui. Il faut un contact vivant concret, le corps compte. Mais le maître du maître peut donner quelque chose d’extraordinaire. Selon le guru, le soufi répétait souvent :

« Un renard vivant vaut toujours mieux qu’un lion mort. »

Système de vie intense, donc de vivants, système vivant à l’épreuve des siècles.

[…] Mais, s’il n’y a personne de vivant, pas de maître complet, alors le contact avec les maîtres défunts est très utile.

Les maîtres accumulent une science de plus en plus simple et efficiente au fil du temps. Ainsi le guru a mis au point un nouveau système qui permet de recevoir à petites doses.

La voie est fondée sur l’expérience. Le guru cite souvent :

« L’exemple est meilleur que l’instruction et l’expérience est meilleure que l’un et l’autre ; c’est pourquoi l’on doit suivre un guide complet. »

Cette voie transforme en profondeur :

Mon guru m’a dit hier des choses importantes sur l’école ; les contacts pratiqués par […] et tant d’autres n’ont pas d’effets durables, l’effet dure un temps et l’on redevient le même. (Mais le procédé de l’école du guru est tout différent. Il opère par l’intérieur en profondeur et a des effets permanents).

Cette voie ne comporte aucune interdiction ni directive : ni injonction, ni rite, ni pratique qui, si on s’y dérobe, sont source de culpabilité, ce qui coupe de la vie de la grâce. Rien n’est interdit, cependant certaines habitudes font obstacle à la disponibilité nécessaire à la progression mystique.

Jamais mon guru ne me donna un conseil ; jamais il ne fait le moindre reproche à ses disciples. […] Il me laisserait commettre un meurtre sans bouger un doigt. Du guru, il ne possède que le don perpétuel, mais il n’y a aucune interférence personnelle. (1951)

Cette voie se vit au cœur de l’activité, les responsabilités familiales, l’attention aux autres, activité qui ne fait pas obstacle à la contemplation. Aussi dès le début, le guru fait en sorte que les états mystiques du disciple aient lieu n’importe où, n’importe quand, dans le bruit, l’agitation et non dans le recueillement d’une chapelle. Car on entre dans une nouvelle dimension de l’être où les contraires se concilient. On souffre physiquement, on est tourmenté moralement tandis que le cœur fond de tranquillité et de douceur ou même de félicité : il arrive que la joie soit proportionnelle à la douleur endurée. Ce n’est pas une joie mentale exaltée, c’est une chose qui n’est pas de l’ordre de la seule vie ordinaire.

Voie de la transmission de cœur à coeur/1

Tout a lieu entre le cœur du guru et le cœur du disciple. Le guru commence par agir sur le cœur du cœur, la meilleure des énergies. La concentration de la pensée suit et les couches inconscientes deviennent conscientes.

/1 Voir également l’article : La transmission directe dans Le maître spirituel, Hermès N° 3, (p.268-274)


« Ce qui est dans le cœur du cœur ne peut jamais être écrit dans les livres bien que des gens instruits aient fait de leur mieux pour expliquer, même alors cela reste secret. » (extrait d’une lettre du guru, 9.12.56).

Une seule chose : silence et amour. Nul effort n’est requis, le guru est le moyen. Tout se fait spontanément sans effort. Il suffit donc de plonger dans le guru. (1952)

Mais déjâ le guru vous aime et si vous aussi avez de l’amour pour lui c’est lâ l’essentiel, le reste suit automatiquement, c’est plus important que le samadhi, car cet amour est le ressort de la vie mystique. (1956)

Et ce que cette école a de très spécial et de précieux est que le guru, en entrant en union avec Dieu, non seulement permet à la grâce de descendre sur le disciple tout en empêchant son excès, mais il peut conférer ce même pouvoir au disciple, je n’ose dire qui en est digne, car nul n’est digne, mais, comme ceci se fait automatiquement, tout danger d’orgueil est écarté.

Une première expérience de transmission de Lilian

D’abord, j’avais prié Dieu pour… j’ai oublié, mais [cette personne] a ressenti tout ce que j’avais désiré. à cela le guru m’a dit que je ne devais rien vouloir, mais me recueillir seulement… et en un sens je n’ai rien voulu, seulement j’ai prié au début. J’étais dans un état superficiel, il semble ; donc qu’on ne fasse absolument rien en ce cas, c’est merveilleux et on peut parler de grâce. (1952)

Voie du silence

La transmission s’opère dans le silence, dans un silence sans objet, dans un silence sans mode. Sans l’aide de postures physiques, sans exercices de souffle ou de concentration, sans mantra, sans l’échange d’une parole, sans un conseil, sans explication philosophique. La pensée est plus un obstacle qu’une aide.

Seul le silence correspond à la grâce divine. Le guru n’est qu’un instrument, il ne dit pas, il ne pense pas : «  Je vais lui donner »… Il donne automatiquement. (journal, 1955)

Plus tard Lilian exposera la nécessité du silence dans un texte qu’elle distribue aux visiteurs du Vésinet.

Le système est fondé sur le silence et la vie intime du cœur que chacun découvre selon son rythme et qui prend avec chacun des modalités différentes ; dès lors, les comparaisons se font sans profit, les bavardages sont inutiles.

L’expérience mystique est trop profonde, trop vivante, trop intense pour faire l’objet de discours ou de discussions sous quelque forme que ce soit. Elle ne peut se développer qu’â l’abri de tout langage discursif, de toute objectivation ; l’extérioriser, c’est en perdre le parfum et même la réalité, c’est enlever toute chance de se développer au discernement intuitif qui doit accompagner les nouvelles expériences.

Beaucoup piétinent en dhyana faute de développer cette aptitude. J’ai souvent le vertige quand je découvre à travers les paroles des uns et des autres ce qu’on peut me faire dire. Ce que je dis à l’un à tel moment est valable pour lui, non pour les autres, le répéter à tort et à travers conduit à des contresens.

Il importe aussi de pratiquer une grande discrétion les uns par rapport aux autres. Les noms de ceux qui sont rencontrés au Vésinet ne doivent pas être cités à l’extérieur, leur démarche étant strictement intime et personnelle. Il n’y a pas non plus à faire de prosélytisme, de propagande, de conversion, l’essentiel sera toujours reconnu par celui qui est apte au secret du cœur.

Le silence de la voie n’est pas un silence de secret ni d’exclusion, mais celui de l’évidence partagée, on n’en parle pas et pourtant ce n’est pas caché, la voie est ouverte pour qui s’ouvre à elle en s’y abandonnant. Mais c’est un silence de vigilance, la garde du trésor. La voie est simple, nue, et tant qu’on ne comprendra pas la dimension du silence, on ne fera pas partie de la voie.

Cette voie est sans enseignement. La transmission s’opérant dans le silence, tout enseignement, toute parole est inutile. Rejet radical de tout enseignement, car la vie et la réalité de la voie se découvrent intérieurement et au fur et mesure de son développement dont les formes varient pour chacun.

Le guru n’explique pas ordinairement ce qui va arriver afin de ne pas influencer l’imagination des disciples et pour que ceux-ci ne comparent pas leurs états et ne tombent pas dans l’orgueil spirituel, l’expérience prenant des formes différentes pour chacun. Il ne donne que très rarement des explications, il n’en donne qu’â ceux qui manquent de finesse et d’intelligence mystiques. Les autres doivent tout découvrir par eux-mêmes sinon leur instruction ne se développerait pas.

Lilian a protesté dans l’intimité de son journal quand elle découvrait, vivait cet aspect de la voie.

Mon guru ne donne pas d’explications les remettant à « plus tard »… Et je suis perdue, il me force à trouver et à découvrir chaque chose par moi-même. Un jour je me révolterai et je lui dirai qu’il ne sait pas et que je dois lui expliquer et lui faire découvrir ; et alors il devra être explicite et prendre une part du travail. (juin 1950)

Voie du « surrender » /1

Au début, il est exigé par ces soufis que le disciple mette son guru à toute épreuve avec un sens critique aiguisé, car une foi aveugle offre des dangers ; puis, lorsqu’il est convaincu, il accorde pleine confiance au guru et le suit parfois aveuglément, car la voie est obscure et l’on avance à tâtons. Cette obéissance est le premier pas vers une soumission complète à la volonté divine.

Le guru me disait que [jusqu’â présent] le « surrendering » exigé était simple consentement volontaire, intellectuel ; mais maintenant, il s’agit de l’abandon de tout l’être, de l’abandon de la subconscience aussi bien que de la conscience, de la confiance absolue en lui, de l’amour. (1953)

Le but : devenir un dans l’unité. « Surrendering is not slavery /2 » (1964)

/1. To surrender : se rendre, renoncer
/2. L’abandon n’est pas l’esclavage


En fait, « surrender » n’est que profond amour. Grâce à lui, le maître peut vous porter dans ses bras et vous faire traverser le fleuve. Le maître ne dit jamais : « surrender ». Mais on s’oublie soi-même : you put yourself somewhere else and you have surrender.

Mais à la fin, ces diverses relations se ramènent à l’essentiel : foi et fidélité, ou plutôt, le disciple suit fidèlement le guru, obéissant au moindre « hint » /1, car il tend à l’identité avec lui, le suit dans tous ses états.

/1. Incitation intérieure

Voie de l’amour, voie du non faire

Toute la voie est contenue en ceci : s’emparer de la guirlande d’amour (« thread of love », « mala of bhakti »), être toujours prêt à s’en saisir, car elle est mise sans cesse à notre portée par nos maîtres. On s’en empare puis on la perd. Il faut rester vigilant pour s’en emparer encore et encore, jour et nuit, conscient et inconscient, toujours, sans répit.

Il nous faut demeurer constamment recueillis, sans perdre une seconde de ce temps si bref et si précieux. […] Seul un grand amour peut vous permettre de réaliser cela… Amour du guru d’abord, puis amour de cette merveilleuse présence en vous, par la suite. Mais cet amour déjâ lui-même est divin ou c’est un don du guru.

Je vous ai souvent dit qu’il n’y avait rien à faire en notre voie : ce n’est vrai qu’en un sens, mais je ne sais trop comment expliquer ce qu’il vous faudrait faire… et cette tâche est la plus difficile qui soit au monde.

Néanmoins, on peut déjâ essayer de se recueillir, de demeurer paisible, de plonger constamment dans le guru, de penser à lui…, alerte, vigilant, intense à tout instant comme la femme mariée qui a un amant et ne cesse jamais de penser à lui en dépit de toutes ses occupations, ou comme une mère qui berce d’une main son enfant et de l’autre fait un geste continuel : un manient d’inattention et elle aurait la main écrasée par un pilon… ou encore la femme qui porte un vase plein d’eau sur la tête et reste si attentive en dépit des pierres du chemin qu’aucune goutte d’eau n’est versée… Tels sont les exemples de l’Inde que le guru nous rappelle. (extrait de lettre)

Dans l’expérience mystique de cette école, il y a les flèches d’amour qui transpercent le cœur, les gémissements d’amour, une fréquente douleur au cœur même, d’ordre spirituel. Concordance remarquable avec saint Jean de la Croix, surtout sous le rapport du rien ou vide (nada) avec ses deux aspects :

1) destruction du moi, de son égoïsme, de ses désirs limités et amour-propre… et aussi :

2) le rien en tant que perpétuel dépassement, la méthode à faire le vide absolu des bouddhistes (sunyatã) et qui est aussi fana des soufis ; on ne doit s’arrêter à rien ni aux visions surtout, ni même à la félicité des états mystiques.

Cette lente destruction explique les dépressions et souffrances, le dégoût de la vie et autres états que traversent certains et qui semblent correspondre aux nuits de saint Jean de la Croix, mais à la différence que le guru peut les abréger, car selon Radha Mohan la nuit peut durer toute la vie si le guru n’est pas lâ. Mais cette dépression est bonne en soi, car elle est due à l’amour.

En dépit de la paix qui l’imprègne, on peut assimiler l’amour à la passion puisqu’il ne tolère ni attente ni intermédiaire. C’est l’amour ni « pour », ni « de », ni « en », mais l’amour pur et simple. Amour unifiant, intensifiant, moyen le plus court où son caractère exclusif fait sa force : à la fois universel, global et entier. On est porté par l’amour, on ne le porte plus en soi-même, on n’en dispose plus.

Voie sans prosélytisme

Chaque fois qu’on fait un geste vers quelqu’un, tout tourne mal. Il faut laisser les gens venir à vous, même les plus proches ; c’est lâ une des rares recommandations de l’école de mon guru. (lettre, 1968)

Voie de l’humilité

Dès le premier jour, mon guru me disait que seule la grâce de Dieu pouvait quelque chose, que lui ne pouvait rien — car il n’était qu’un moyen… il ne savait rien… et son humilité tranchait sur l’orgueil spirituel des ascètes et mystiques de l’Inde.

â côté de l’amour et de la patience sans borne envers tous (ksãnti), l’humilité est la vertu essentielle qui est requise. Le disciple sait qu’il n’est pour rien dans son progrès spirituel puisque c’est l’œuvre du guru et que lui-même ne fait aucun effort. Sans cesse, il se croit au début de sa carrière.

â noter que dans ce système, il n’y a pas le sens du péché ni ces scrupules qui font tourner en rond autour de « l’humble moi ». L’oubli de soi est la chose à atteindre. On se sait indigne, mais on prend son mal en patience.

Voie universelle

L’oncle et le père du guru ont apporté du nouveau, ils ont scellé la voie du cachet de l’universel. Oui, supprimer les appartenances, chevaucher les civilisations, survoler les croyances et religions, aucun syncrétisme, car tout est rejeté en bloc comme simples croyances traditionnelles, parfois utiles, toujours erronées, car délimitant, séparant. (journal, 1952)

Le guru m’a interrogée sur les saints chrétiens, car dit-il : « Il ne faut accepter comme sûr que ce qui est universel ». C’est une règle de conduite pour lui comme ce l’était pour son père. Ce que tous les saints de toutes les religions acceptent comme bon d’un commun accord [peut être reconnu], mais ce que les uns acceptent et que les autres rejettent doit être examiné avec prudence. Cette attitude me semble juste. (nov.1955)

Et en un mot :

Voie sans limite

Et maintenant :

oubliez tout, votre cœur se souviendra…


ANNEXES



Annexe I. Querelles de succession

L’approche de la lignée soulève des interrogations même en se limitant à l’approche de quelques figures charnières et en particulier à des ‘successions’ parfois chaotiques (v. supra le récit des disciples suivant Baqi Billah).
§
Au dix-septième siècle :
1. Personnalité discutable de Sirhindi (-1624) si l’on en croit l’exposé de l’historien Rizvi, Muslim revivalist movements in Northern India / In the Sixteenth and Seventeenth Centureies, Munshiram pub., New Delhi, 1965 reprinted 2014,  pp. 403/4,  413-417, 418 sq.
Le Mujjadid serait un musulman étroit dominateur intolérant ? Ou bien lui est-il paru indispensable de protéger une nécessaire rigueur mystique de tout risque de ‘digestion’ indienne dissolvante ?
â étudier de plus près ? Qui peut faire plus et mieux que Saiyid Athar Abbas Rizvi,  historien tolérant et ouvert ? Mais l’est-il entièrement envers les sunnites ? Point à valider compte tenu de son origine chiite (ma découverte inopinée tardive par recours à sa notice Wikipedia souligne son objectivité).
2. Le fils de Sirhindi et successeur désigné Masum apparaît étroit et intolérant.  
3. Dispute entre  les fils de Masum lors de la ‘succession’ (Rizvi, op.cit., pp. 401/2, 406 : « ...the struggle for supremacy by the different branches of Naqshbandi Silsila brought about the collapse of the already tottering structure of the Mujaddidis even in the life-time of Aurangzeb. »).
§
Au vingtième siècle :
4. Autobiography of a sufi, compilation post-mortem d’écrits de Ramchandra (-1931). Autobiography (! choquant) sans parfum intérieur par un prétentieux qui se mêle d’enseigner 56 ? Le contenu est intérieurement peu inspirant.
5. Jalousie attribuée à Radhamohan ‘le guru’ envers son frère aîné Brij Mohan : Dahnhardt, Change and continuity in Indian sufism, New Delhi, 2002, 2007, note 238 page 103 : «  The break may have been caused by the jealousy of his younger brother [Radhamohan], and is perpetuated in the continuing rivalry between their repective sons... » (Dahnhardt witness at Kanpur, 1995/96 ...dans la famille du frère aîné).
6. Plus récemment « Irina Tweedie … has contributed very negatively... » (même note 238). Ensuite Llewellyn Vaughan-Lee se proclame (! choquant) successeur (Le visage d’avant ma naissance, La Table ronde, 1998).
Etc.
§
On retrouve des « querelles des successions » comme après Baqi Billah puis après Masum.
Ce qui laisse douter de filiations associées à une séquence de noms obligatoirement établie post-mortem 57. Certes un seul nom convient pour une génération mystique. Mais un observateur, étranger doublement par le temps écoulé et par son esprit intime, peut-il le certifier, compte tenu de la loi du silence, cherchant au sein d’un écheveau d’influences croisées traçables ? les meilleurs chemins peuvent être ignorés. Exemple {Huzur > ‘le sufi’ > ‘le guru’}, à mettre en // avec  { Huzur >Ramchandra – Raghubar > leurs descendances}. Une réalité complexe impose des choix. Parfois tardifs et simplificateurs donc douteux.
On vérifie comment toutes ‘les affaires de famille’ doivent rester discrètes, même dans le cas d’excellentes et fructueuses lignées. Une filiation efficace semble pouvoir faire ‘feu de tout bois’, la grâce divine utilisant des transmetteurs imparfaits.
D’où la présence supra du récit autobiographique par le sino-japonais Dôgen. A priori introduction hors sujet (visible), mais qui décrit des circonstances cachées aux observateurs et qui appelle au seul Essentiel.
Reprise :
«  ...Voici l'essentiel de cet enseignement : ce qui importe en matière de succession n'est pas de savoir qui figure au commencement et qui figure à la fin ; l'essentiel est tout simplement de rencontrer justement un véritable ami de bien. ».

« ... Si l'on disait que (la succession de la Loi) se pratique seulement depuis l'Éveillé-Shâkyamuni, il ne s’agirait que d'une affaire de deux mille ans à peine, ce qui n’est pas ancien. Il n'y aurait alors qu'une quarantaine de générations qui se seraient succédées […] La succession de la Loi est vraiment telle qu'elle est pratiquée chez la multitude des éveillés et la multitude des patriarches. » C'est à ce moment-lâ que non seulement Dôgen reçut pour la première fois avec respect le fait qu'il existe la succession de la Loi chez les éveillés et les patriarches, mais aussi il se dépouilla du vieux gîte où il s'abritait jusqu'alors. » Fin du texte.

§

Conclusion : l’instant vécu caché et laisser dormir toute l’historique des formes inutiles.

A Sectarian deviation

Secte Sahaj Marg – Témoignage de Michael.doc 

http://srcmsmproject.blogspot.fr/2012/01/temoignage-de-michael.html

Texte anglais trouvé sur le site :

« La fabuleuse épopée du Sahaj Marg

« Présentation alternative d’un mouvement spiritualiste aux multiples dérives sectaires »

Recueilli par Dominique Tronc en mai 2014.

Témoignage intéressant pour montrer comment toute organisation aux membres très nombreux, ayant perdue l’accès à la vie intérieure qui passe de coeur à coeur et non par des règles collectives, devient un enjeu de pouvoir. A noter un témoignage sur l’activité du groupe d’Irina Tweedie à New York (Vaughan Lee). A souligner la dépendance psychologique dont témoigne « Michael » (âgé aujourd’hui de plus de 71 ans) et l’honnêteté d’un témoignage qui recherche l’utilité plutôt que de manifester une amère critique. Voir éventuellement d’autres témoignages sur son blog http://innercircleofsrcm.blogspot.fr/].

« Témoignage de Michael : Michael a fait partie de la SRCM aux USA de 1979 à 88 et est très vite devenu précepteur. Il nous parle de toutes ces personnalités qui ont compté dans l'histoire du Sahaj Marg : Babuji et Rajagopalachari, mais aussi André Poray et Kasturi entre autres. Il nous dévoile surtout les jeux de pouvoirs qui ont eu lieu dans le cercle rapproché (inner circle) du maître, celui de Babuji d'abord, celui de Chari ensuite. »


« Voici son témoignage, mais n’hésitez pas à aller sur le website de Michael : »


Introduction

Over 20 years ago when I was young and impressionable, I decided to react against my protestant upbringing and explore eastern thought and meditation pracitces. Living in the northeast, there were ample choices from the Tibetan Buddist temple down the street to the Vipasana Meditation Center out in Western Massachusetts. I sought something more personal, and discovered a rag tag group of people in the US who were learning a reformed version of Raj Yoga that had somehow had combined Sufism with Yoga to create a meditative, spiritual practice. The organization was called the Shri Ram Chandra Mission. The method of meditation they practiced was called Sahaj Marg, which means natural path. I traveled to India to meet Ram Chandra, or Babuji as they called him. He was an aging retired bank clerk with an impressive presence. He still traveled to the west occasionally, but within a few years he passed away. One character who dominated in the organization was Parthasarathi Rajagopalachari, kindly referred to as Chari. This man was an imposing westernized, cigarette smoking Indian who ran a mill in India. He had the financial freedom and drive to attend most of Ram Chandra international travels. When Babjuji passed, Chari surfaced as his hand picked successor. This caused great controversy in India and parts of Europe, as many were offended by his strong and apparently arrogant personality and aggressive approach to running a spiritual organization. For Americans, it was normal, so many of us just accepted this behavior as status quo. This story is about my hasty indoctrination into Chari's inner circle and just as hasty removal. The lessons learned from human behavior around people and positions of power and influence has guided my life for more than a decade of experience. I attempt to explain in this story the evolution of my thinking starting from this experience of over 15 years ago to present day. The other objective of this blog is for those who currently belong to this organization, which has evolved into a large international organization that hungrily buys real estate like castles in Europe and entire neighborhoods in India. Those who choose to leave the organization are confronted with subtle and not so subtle threats of great spiritual destitude and abandonment. While I have no intention to convince anyone to leave, I do want to let those who choose to leave, that life on the other side is fine and ones spiritual quest, what ever form it takes when one leaves such an organization, does indeed continue.


[TABLE]

1. The Founder's Last Years - describing my experiences in the Mission during Babuji's last years from 1979 to 1983

2. Death of the Master - Chariji's Early Days - outlining the power struggle that followed Babuji's death and Chari's establishment as the new President and Spiritual Representative of Babuji.

3. The Publishing Commitee - my experiences during my invovlement in recording and publishing Chari's speeches.

4. Establishing New Principles - observations regarding Chariji's efforts to establish "Service and Obedience to the Mission" as a new key directive in the practice of Sahaj Marg

5. My Departure - description of my departure from the mission

6. Meeting New Masters - exploration of the history of Sahaj Marg

7. Recovering from SRCM - my recovery process from more than 10 years of indoctrination

8. Analysis - My personal analysis of how cultism evolves and the source of a Guru's power.


LESSONS IN POWER Part 1: The Founder's Last Years

When I joined SRCM in 1979, I was 19 years old. I had taught myself to meditate at the age of 13 and wished to receive some training and guidance. I sought out a low key organization that didn’t want money or exploit people. I was not interested in joining a cult but sincerely wanted to explore how meditation could calm the mind and help one in their journey towards God. Sahaj Marg seemed perfect for me. This organization seemed not to be about money at all. Several key factors attracted me.1. Prosthelytizing was not encouraged 2. Training was offered for free 3. There was no focus on buildings or property 4. The practice did not involve cultural or religious indoctrination 5. Focus on experience as opposed to study of the practice. At the time I joined, Babuji was in his last years. I traveled to Denmark in 1980 to meet him for the first time. Here I also met Chari, his apparent right hand man when traveling abroad. Chari was a very westernized, Dunhill smoking Indian executive. He seemed very European and interacted well with the westerners. He was clearly part of Babuji’s inner circle.The Danish center was one of the first in the west, with an impressive group of middle aged, successful abhaysis who seemed to love Babuji had integrated Sahaj Marg into their European lifestyle. This impressed me, as they did not dress up as Indians or pretend to be something other than Danes. Babuji spoke little, preferring to sit with his disciples and smoke his sweet tobacco smelling hooka pipe. When he traveled, he would publish a short message in lieu of giving public talks, and instead remained available for people to simply sit quietly with him. Occasionally, he would offer to meditate with the group. It was a compelling experience for a young impressionable 20 year old such as myself. I followed him to Munich where things turned dark. Andre Poray, who was a senior French Preceptor was there and appeared to be a rival of Chari’s. The rumors were that Andre, while extremely successful in attracting large numbers in France, had also attracted people who were not necessarily sincere in their spiritual practice but were interested in black arts. I can’t say for sure whether these rumors were true or not, but, I witnessed the beginning of a very dark series of events.

Babuji suddenly stopped being available to the larger group, and Chari’s demeanor went from jovial westernized Indian to being very curt and secretive.I left Munich this point, but others close to me told stories of Babuji and Chariji showing up for a group meditation dressed in black. A group meditation occurred where some one meditating in the crowd shouted out and became delirious. Andre Poray helped to remove him from the room and the sitting was topped. Babuji quickly left the scene with Chari. Later Chari was quoted as saying, “I will never go to France again”. Given that he was in Germany, the assumption was that this little incident had something to do with the goings on in France and the rivalry between Andre Poray and Chari. Having missed some of these incidents, I choose not to think too much about them until much later in my practice. Prior to my first trip to India in 1981, three Indians did an un-authorized tour of the US. Babuji’s son, Umesh Saxena, and two senior preceptors, Ragavendra Rao and RamaChandra Reddy. They stayed in my center for a week or more, and traveled a bit to centers in the US. It was made clear however that this was an “unofficial” visit. The intent of this trip seemed innocent at the time. I befriended the two senior Preceptors, and they clearly made great efforts to get favor with the Americans, going so far as to dress up in western suits when meeting prospective abhyasis for the first time. Umesh, Babuji’s son, seemed to me to be along for the ride. He was not a preceptor, and occasionally took sittings. He told a few stories about pretending to give sittings to kids while growing up. There was some talk about him being able to transmit because he was Babuji’s son, but, he was for some reason not allowed to do so. In retrospect, this was the second incident I witnessed that indicated some internal strife within the organization that had been created to make Sahaj Marg available, but at the time, I was young and naive, and willing to overlook the obvious. I traveled to India in 1981 and stayed in the Ashram in Shahjahanpur. It was the only property the Mission owned at the time – a beautiful complex located a few miles from Babuji’s house. Prior to this property, abhyasis would stay at Babuji’s house. The ashram was built to accommodate the larger numbers that started to travel to visit Babuji. No money was requested, but donations were accepted to pay for food and operations. The basic feeling was that of hospitality, we were Babuji’s guests.The last time I saw Babuji was in France. Chari, who was not invited, went against his statement in Munich and showed up anyway. It was clear at this time that Andre Poray and Chari were in a bitter power struggle and a public display for the masses was put on. Andre ran the show, giving long talks and being seen with Babuji. Chari hid in his room and gave sittings. Privately he complained about the goings on in France. At one point he said, “I want to get up and give a talk of my own by putting a microphone to my heart and say, hear the voice of the Master”. He was allowed to give a talk, his talk was lengthy as well. I remember innocently telling him that it was a good talk but it was a bit long. He seemed shocked by this comment.During this last visit to the west, Babuji was frail and made few public appearances. In one appearance he was walked down the isle to give a sitting, two large men held each arm. His legs would give out and he would start to fall, they would hold him up and continue to walk him down towards the stage. I was sitting at the edge of the isle looking down sadly when Babuji was being walked by me. At that instant, in spite of the two men holding him up, he fell over on top of me. I was shocked and devastated. The message I received from this was that he was dying. This overshadowed the rest of the gathering, and overwhelmed any thoughts of the ongoing power struggle between Poray and Chari.

Lessons in power Part 2: Death Of The Master - Chari's Early Days

In 1983 Babuji grew sick. Conflicting messages came from various factions throughout India. Umesh Saxena clearly was attempting to take the stage by sending notices that Babuji would be healed and would live to the age of 100 or more. Babuji finally passed. At this point in time, the battle began for control of the Mission. Chari immediately produced his letter from Babuji stating that he was the designated successor. Umesh Saxena wrote a letter to all centers saying in broken English “I have little evidence that Chari’s claims are not correct”. Ragavendra Rao and his associates appeared to side with Umesh, and a legal battle ensued which prevented Chari from having control of the Ashram in Shahjahanpur. Chari eventually gained sufficient legal status to establish himself as the President of the Mission. He garnered support from the west, having befriended the more senior disciples in Denmark, Germany and the US. Almost immediately, he traveled to the west to establish his base, making speeches and publishing every talk he made for the masses to read. I made one trip to India to where Lalaji’s birthday was to be celebrated in Shahjahanpur. Chari choose to be there, although he was clearly not invited. A large group of Chari supporters arrived with Chari a week before the celebrations. Chari stayed in Babuji’s cottage, and kept Babuji’s Chair empty and visible as a symbol. I had married an Indian and spent my time with the Indian contingent and was asked to help with night time security, walking the compound. On the third night, an Indian friend told me that my help was not needed and that I should do and sleep. A jeep had pulled up and there was lots of talking going on.

Clearly some sort of incident was about to happen, and the Indians were trying to protect me from it. That morning, I awoke to find gates locking the entrances to the dormitory. The water shut off, and all the staff who ran the Ashram were gone or hiding. People were able exit from small doors from the dormitory, and eventually it was decided that we were to all move to the farm next door run by the Tandon family, who were loyal to Chari. We stayed in tents and camped there in view of the Ashram. I was delegated as the Western Representative as I had recently had a suit tailored in India and had it with me. Chari seemed to like my innocent, and sincere way of explaining things. I was asked to have my account typed up by a typist, but in fact Chari dictated the entire account himself while I was present. I was sent to speak with the local magistrate and gave interviews to the press about the “international incident” that had occurred in Shahjahanpur. I took a letter signed by US abhyasis to the US embassy to file a formal complaint about our treatment there. This gained me lots of favor from Chari and allowed me a peek into his Inner Circle. The next year I was made Preceptor.

Lessons In Power Part 3: The Publishing Committee

Prior to my becoming a preceptor, the Zonal Secretary of the US had befriended me and asked me to be involved in the North American Publishing Committee. Since I was an engineer who designed digital recording equipment for a living, my skills were directed towards recording and editing Chari’s speeches. I remained on the periphery of the NAPC. The members of that committee were senior abhyasis who were loyal to Chari. Their efforts were clearly important to Chari and being a member of this committee afforded up close and personal meetings with him that often pre-empted other activities. Members of this committee used their involvement to gain exclusive access to Chari as a result. The atmosphere within the committee was that of exclusivity and importance. Chari’s style of managing this group was to insist on his total control of the flow of his words into published tapes, videos, and books. My involvement was tolerated due to the need for technical expertise, but in no way was I accepted into the inner fold. Secret meetings occurred without me on regular basis. These meetings generally involved discussions around the content of what was being published and I was only involved in discussions that required logistical or technical decisions.While I was sufficiently trusted to be allowed into this exclusive circle, activities in this committee required intense interaction with Chari and members jealously guarded that privilege by keeping me at arms length. Here I saw for the first time how a Guru uses his inner circle draw people in, and test their devotion to him. Others clearly saw that this was an opportunity for relative new comers such as myself to shine and gain favor. Subtle efforts were made to insure that my work was overshadowed by theirs. I was tasked with the un-glamorous work of running tape recorders and editing the recordings for publication. My job was to insure that Chari had a copy of every speech as soon as the speech was over. This was sufficiently important to him that I was allowed to deliver these tapes personally, however, other members of the committee would occasionally insist on intervening and delivering these tapes themselves. The unique attention I created from this new attention getting task was not going be allowed to be exclusively mine! Volumes of tape recordings were produced on a yearly basis, and it was my job to edit out French translation and delete harsh language. Chari appeared to improvise many of his speeches, and there were times when he needed his words changed by recording over phrases that he did not intend to say for posterity. Chari insisted on absolute control over his words. My job was to insure that bootleg recordings were discouraged and even confiscated.There seemed to be a dire concern that if abhyasis were allowed to make their own recordings Chari’s control over his intellectual property was breached. Rumors of abhyasis caught sharing bootleg speeches with others were investigated, and if found to be true, I would be asked to approach them and get all copies of tapes to secure Chari’s absolute control over the distribution of his words. By this time there was a large and growing group of French abhyasis who followed Chari around the world. They were particularly upset with me, as many were not fluent in English and used the tapes to interpret his speeches and private conversations. I was instructed to promise them that a French translation of the speech would be available at a later date.The Publishing Committee became increasingly interested in recording Chari’s private discussions. There was constant pressure to “know” when to turn on a tape recorder, and when, to shut it off. I was often chastised by members of the Committee for not recording something said in private, and at other times for allowing discussions to be recorded. Chari always reserved the right to have certain discussions erased or confiscated. Often in private, he would interrupt and ask if the tape recorder was on, when he was going to say something he particularly did or did not want published. He had established a sense of urgency within the Committee members to produce as much volume as possible, and left things sufficiently vague to create second guessing and rancor amongst the Committee members. Over time it was resolved that there were two primary objectives, generate as much of his published words as possible, and maintain absolute control over the content and distribution of his words. These objectives had two benefits for Chari. First was the revenue that the constant flow of new publications generated, as a supply and demand relationship was exploited around any new material that Chari produced. The second and more insidious benefit was that Chari could now re-interpret the practice of Sahaj Marg and systematically insert himself and any new messages of his own, into the constant flow of published speeches. Since Chari was particularly verbose, there was no shortage of opportunities to generate more content to be published. Eventually the pressure to record private talks evaporated as public speeches provided plenty of opportunities to find material.

The Mission was still young in the west, and did not charge money to abhyasis for training. This created challenges early on as these publications required up front money. Chari devised a plan where disciples were encouraged to purchase life subscriptions for puplications of Chari's new works. A sufficiently large fee was charged such that the bank interest from the fees could be used to fund the publishing efforts. Members had benefits of early access to new publications and in some instances exclusive access. With the publishing machine now funded and well oiled with capital, Chari used this machine to gradually shift attention away fro Babuji and his written words, and focus it squarely on himself and his dedication to grow the Mission as an example of devotion to his Master.

Lessons In Power Part 4: Establishing New Principles

While Chari kept Babuji’s primary message of heart based meditation alive and accurate, he was also slowly inserting new principles and directives for abhyasis. He presented himself as the model abhyasi. His devotion to serving his Master by growing his Mission in size and numbers was becoming a new and repetitive addition the core practice of Sahaj Marg. As abhyasis came to accept Chari as the Master, a Master whose example should be emulated, they began to accept the same sense of urgency to grow the organization in numbers as a new integral part of their practice. By the sheer volume of text generated annually from Chari’s speeches and the absolute control over its distribution, this new concept of “Serving the Mission” as part of the actual practice of Sahaj Marg was being introduced as a constant underlying message in practically every speech Chari published. Success was measured in the quantity of new abyasis joining the Mission. The lack of growth in numbers was systematically equated to a lack of spiritual growth. A particular Preceptor or even Center was judged by the annual growth of abhyasis and chastized when numbers did not grow significantly on an annual basis. Integral to the "Growth In Numbers" directive, was a new urgency to move group meditations out of the homes of Preceptors and into purchased or rented meditation halls. In addition, for the first time, Chari began planting the idea that the US should purchase property for its own Ashram. These efforts required money. More wealthy abhyasis eagerly donated to the cause which spawned a flurry of activity to raise more money. Dedicated abhyasis were approached and asked to make regular monthly donations to support this new costly effort to acquire property. By this time Chari had established a powerful and well financed communications machine to spread the not so sublte message that with Mission Growth, came the need for abhyasis to dig into their wallets and donate money. Large gatherings became revenue generating events, where fees charged for attendance exceeded the expenses. Once gatherings became profitable, the need to reduce overhead by owning, not renting the halls where gatherings took place became tantamount. It was insisted that, these purchased properties were important as the Master could infuse his spiritual power into them and they would become holy places for spiritual gatherings. By the mid 1980s France had purchased an estate in Augerans and the castle on the estate was transformed into a residence hall for visiting abhyasis and the visiting Master. The US could not be outdone and privately some wealthy Indian abhyasis conspired to purchase some property in Troy New York from an abhyasis. Somehow this deal was not officially sanctioned by Chari. It posed an interesting problem that an individual abhyasi was financially benefiting from the Mission by selling his property to it. The wealthy Indians believed that if they executed a private deal between themselves and the property owner, then donated the property to the Mission, this could be worked around. This created difficult political problems and eventually Mission funds were used for the transaction. Meanwhile, the initiative to build an Ashram in the US spawned competition between various centers throughout the US to find the perfect site for an Ashram. This flurry of activity was fueled by the belief that an Ashram in your center equated to more favor and access to the Master, Chari. Within a short 7 years, Chari had completely transformed the Shri Ram Chandra Mission. New principles were being introduced in Chari's speeches that focused on "service to the Mission". This new Mission was being transformed into an organization that required unquestioned loyalty and obedience. Rather than being a light structure used to serve in the spiritual training of abhyasis, service to the Mission was becoming an integral part of the practice of Sahaj Marg.

Lessons in Power Part 5: My Departure

The Gathering: I arrived at an SRCM gathering in 1988 showered with congratulations from abhyasis I didn't even know. Apparently, without my knowledge, it had been announced to the entire group that I was to become a preceptor. This disturbed me a bit as I wasn't even asked if I wanted the job, and I lived in a particular center that was plagued by in fighting amongst preceptors and senior abhyasis. In those days I was still impressionable with position and authority, and the glamour of being appointed by the Master to this position without being asked was intoxicating, so I fell for it. In reality, the correct response should have been to just say no, but that would be done for me a few years later.The reality was that I wasn't appointed because of my spiritual abilities or sincerity, but as a political ploy by a Zonal Secretary who wanted to have the senior preceptor in my center removed. It was a political appointment, and was made clear to me that my job was to help. I reacted by simply making my home open to people for meditation. I tried to avoid the politics by having a quiet place where people could come and meditate without being subjected to the in fighting in the center. I did what I could to shield new abhyasis from the inner rancor of our center.

The Inner Circle Event: Then a year later it happened. I was drawn into one of Chari's many inner circle love fests - Select abhyasis sitting in Chari's presence without the "riff-raff" present.Chari, was handing out prasad saying things like, "this is for the beautiful wife of so and so" and "this is for he who wears a scarf"... In retrospect, the scene was not unlike that of a dog trainer throwing treats to his animals to see what tricks they would do for him. Then he got serious for a moment and said, "This is for he who is pure of heart". The Zonal Secretary blatantly put out his hand to take the prasad, instead, Chari handed it to me. I reached out my hand in awe and took it. Jokingly I told the Zonal Secretary, “If it makes you feel better, that was extremely hard to swallow”.This was the beginning of the end of my preceptor-ship in Sahaj Marg. From that day on, the Zonal Secretary turned from being my "friend" to doing what he could to marginalize me which ultimately led to my removal as preceptor.

If I was ambitious like others in the inner circle, I would have fought to retain my position, but, by that time, I had learned a little bit about the lure of power, and chose not to. I resigned all my administrative positions within the organization and proceeded to take a very low profile hoping that somehow the Master would intervene.This is how things work in the inner circle. Those who desire influence and control, fight for it amongst each other in the presence of the Master and behind his back. The Master rewards those left standing with positions of authority. It’s an interesting version of "survival of the fittest". The Zonal Secretary eventually lost to a more ambitious individual; in fact his position was all but eliminated. There's truth to the saying, "He who lives by the sword, dies by the sword.

"Retrospect: Chari eventually did intervene. I was removed as a Preceptor in the same manner as how I was made one. No warning, just a letter announcing that while my services as a preceptor were appreciated, they were no longer required. Aside from the method of delivery of this message, I was relieved. Chari was completely unable to tell me what I did wrong other than a cryptic message stating that I should, "Just sit tight and keep a low profile. In six months, I'll make you a preceptor again." He seemed oblivious to the lessons I was learning from all of this. I had just paid a price for selfishly accepting a position of power to begin with, why would I want to be lured into taking it again? Whatever reasons Chari has for tolerating these goings on in his circle, it was clear that he wasn't about to confide in me. Having still much to learn about the temptations of power, and Chari’s assumption that I was driven by my desire to have it in the form of preceptor-ship, it was clear that he was in no position to guide me at that critical time in my existence. I needed to leave the SRCM to learn this important aspect of reality. I am relieved that I left when I did, as Chari was in no position to provide me with the support or guidance during the dark times ahead of me, nor was any of his "preceptors". SRCM encourages dependence on the Master, what I needed to do was face what was ahead of me alone to learn that in reality, I am not alone nor am I independent. I have proceeded in my "material" life to have power and authority positions in companies and organizations, reaching a pinnacle in the corporate world. While no doubt I still have much to learn, my conclusions today are as follows:

When Given Power: 1. Understand your responsibility in accepting it. 2. Understand why you are given it. 3. Treat it responsibly and execute selflessly. 4. Remember that no one is master of the power they have. 5. Power becomes the master to one who becomes attached to it. In SRCM, these aspects of power are implied in the teachings and philosophy, but no practical training is provided. Worse yet, the SRCM administrative hierarchy is itself entangled in a web of power that takes on a life of its own. Surely Chari understands this, but apparently is willing to let this happen for some end that he cannot explain other than "I am following the instructions of my Master". We can only hope that the end does justify the means. For myself, I've taken refuge in the private sector and found a bounty of spiritual lessons to learn there. While there is no living, breathing master to guide me through the dark times, guidance comes from the most unexpected places if one remains sensitive to it. To this day I remain grateful for the lessons I have learned from all these events.I have nothing but love and best wishes for those who practice Sahaj Marg today. I hope that all find their way. For those who wish to leave but fear the consequences, I only hope that I can stand as proof that ones journey continues even outside the bounds of SRCM. In his early days as a master, Chari was fond of saying, "The Proof of the Pudding is in the eating of it", when justifying spiritual practice verses scholarly study of spirituality.I would counter; "The goal of one's life is to live it.”

Lessons In Power Part 6: Meeting Other Masters

Right up to the end of my involvement in SRCM, I had truly believed that Chari had a noble objective and somehow the right thing would happen. Instead I was betrayed and treated like a pawn within the inner circle. My example caused fear in the ranks, followed by an unspoken assumption that I clearly must have done something really bad. It was assumed by some, that I was simply a hot head who stood up to authority and questioned the intentions and integrity of people like the Zonal Secretary, but I tried to do the right thing in a very bad situation. I was punished for not completely surrendering to the temptation of spiritual attainment and power.I exchanged a couple of fruitless correspondences with Chari only to find his story towards me evolve with every iteration. It started with tempting me with restoration of my preceptor position if I would just keep a low profile and stay in the Mission, to insisting that I had been “Disobedient in matters of the Mission”, then praising me as one of his most sincere disciples, one of only two westerners whom he blessed marrying an Indian woman.

After saying my good byes to a few friends in the SRCM, I left with a huge sense of relief, never to looked back. Meanwhile, my troubled marriage with an Indian woman continued. We had not been able to have children for 7 years of marriage, suddenly, after leaving the organization, this difficult relationship became more complicated with the birth of my first son. Chari would always tell us that we should not expect to have children and accept our fate - yet, almost as soon as we departed from the organization, the situation changed. In all this I began my search for answers. A close Indian friend, PEN, who knew and was associated with Ramana Maharshi took me under his wing. This gentle fellow, an engineer by trade, introduced me to a wealth of knowledge about spirituality and yoga. Never once did he expect me to join anything, but simply share in the knowledge and quest. I got interested in the writings of Vivekananda and started to learn about traditional Raja Yoga. PEN took me to a Vedanta society center to get books and explore their culture. PEN, being an extremely westernized Indian, acknowledged strange attitude people associated with Vivekananda had towards women, keeping them separate from men in meditation. I was immediately reminded of how Chari started to enforce this in SRCM in the west. Indian culture seems to want to deal with sexuality in spirituality by pretending its not there. This created a bit of turmoil in me, having just left a cult, I was certainly not going to join another one. I was sufficiently indoctrinated into Indian culture through my marriage. Getting involved in any organization like this would require me to give up entirely my heritage as a westerner. My exploration in this area was academic and short. I had also discovered through an abhyasi who came to me for meditations, that an Indian fellow who knew Lalaji was still alive. I was introduced to a local doctor who had met this man and was starting to have meditation sessions in his home. I met with the Doctor and started to meet people who had gathered in his home, most refugees from a local academy that taught eastern thought. I hesitated to get too involved, but this Indian, who we called Ranaji Saheb, came to stay in the Doctor’s home. I took time off work to meet him. His demeanor was similar to Babuji’s. He loved to hear people to sing. People would simply sit with him silently with occasional discussion or song. I liked this man, but both he and I knew that I was not about to give my obedience and trust to him or any one else. While Ranaji had made it clear to the Doctor that he must completely submit to him if spiritual progress was to occur, he told me quite a different thing.

Ranaji advised that I should explore my Christian roots. Both the Doctor and I had observed the inner circle culture revolving around this man. Ranaji didn’t seem to exploit it, but people attracted to the possibility of gaining spiritual power and advancement by association with him, showed all the typical signs of fighting for his favor and attention. Both the Doctor and I decided to cease our association with Ranaji and I have completely lost track of him and do not even know if he is still alive. From Ranaji, I learned about Lalaji and his brother. Both were considered spiritual twins. Ranaji explained that Lalaji was a Hindu Sufi of the Naqushabandhi path. Teachers of this path typically did not create organizations, or had singular lineages, but strove to elevate humanity around them by association. Many travel to live with their disciples like a grandfather. Then move on so as not to foster too much attachment to them personally.

I learned that a Russian woman, Irina Tweedie, had spent time with a disciple of Lalaji’s brother and started an organization called the Golden Sufi. Irina had gotten old and reclusive, but her successor Llewellyn Vaughn Lee, and I corresponded for a year or two. This organization focused on dream analysis and meditation. I was not particularly interested in joining, but was very interested in learning more about the history. My life by this time was flooded with dream like experiences far more profound than those found in my sleeping dreams, so dream analysis intrigued me. I decided to make a trip to New York City when Llewellyn was visiting there. We met in a small group at a book store. He seemed happy to see me and treated me with respect, like a peer of sorts. I appreciated this. The group meditated, followed by people telling Lewellyn about their dreams. A woman who was casually visiting told of a dream, and was convinced that she should attend the next day as a guest of Llewellyns. Others were chastised for their dreams. It was starting to become clear to me that this telling of dreams puts the teller in an extremely vulnerable position. Analysis of dreams can be used to pump up a deflated ego, or tear down an inflated one.The next day, I attended another meeting. This time, I spoke about one of my real life dream like experiences - my son being born. His mother would not touch him or hold him at the time of birth. The nurse in frustration this unresponsiveness handed my son to me instead. The surroundings became surreal, everyone seemed to disappear. It was only me and my son. In spite of being less than a couple minutes old, he opened his eyes for the first time and looked straight into mine for what seemed to be an eternity. This shook me to the core as it was as if I was looking into the eyes of God. We stood together by a window looking out over the city together for at least 10 minutes. A silent communication occured during that time, that could not be explained in words. After explaining this story in a somewhat emotional manner, Llewellyn proceeded to tear me apart. Asking me what I really wanted, and why I was there. I stated that I was there to learn about his path. He went on to tell me that I had already been lead down the garden path, believing that spiritual achievement was the goal when simply being was the path. I left New York City by train that night, thinking about what he had said. What he said was true. I had already concluded that before hearing it from him, but the message was delivered in a manner such that I was humiliated in front of his disciples. I had broken the peer relationship by sharing a dream like experience and becoming vulnerable to a master. Yet again another inner circle experience had occurred. Humiliation was used to determine the sincerity and trust of a potential disciple. I had seen enough. I wrote one last letter thanking Llewellyn for the meeting and never heard from him again.

My last meeting was by happenstance. I met an old local Indian man named Mr. Rao. He taught yoga at a community center and had a small following. He seemed humble and took no money and seemed uninterested in creating much attention around himself. Mr. Rao came to my house for dinner and decided to read my palm and tell me something about myself. He did not read my palm at all, but simply took my hand and looked at me in the eyes. He said the following:“You were a prodigy in your youth. Had you developed your material and spiritual self simultaneously at an early age, you would have achieved great things by the age of 27, but you did not receive proper guidance and got distracted in the spiritual path you took. Because you did not develop materially at the same time, your efforts in spirituality were fruitless. You lost that chance and must now focus on your material development. By the age of 47, you again will start to find your spiritual and material ballance. You then must develop both aspects of yourself in tandem for some time. You will truly succeed and by the age of 54 will have achieved all that is possible from a balanced existence. Guidance will come to you and you do not need to seek it out.” It was as if Mr. Rao was using my own words, not his.

Intuitively I knew that I had to focus on my career, which was starting to blossom, and somehow deal with an incredibly unhealthy and abusive family life that was evolving in my home.I had finally come to the end of my quest of eastern spirituality only to find out that I had to develop my western existence and embrace who I already was. I focused the next several years on entrepreneurial efforts, developing my executive management skills and starting my own technology companies. I saw great success materialy. All along, my spiritual quest continued, not in a spiritual setting, but in corporate America. I saw demons and saints in the corporate world. It was there that I finally met a handful of people who knew how to handle positions of power in a selfless manner.I realized that power, whether spiritual, political or corporate, is power. Humans in positions of power are easily corrupted by it, be it spiritual or corporate. The likelihood of discovering a person who is not corrupted by power is equally possible in a spiritual organization as it is in a corporate setting. Inner circles are created for the same reason in both types of organizations. I found at least the corporate world far more honest about the inner circle’s purpose. The hierarchy has a purpose and is know by all. A President has a function. When they cease to perform, they move on. If they violate ethics they are removed. Unfortunately this does not occur in spiritual organizations. My spiritual quest continued in the offices of corporate America for quite some time. It was several years before I took Ranaji’s advice and re-explored my roots in Christianity.


Lessons In Power Part 7: My Recovery From SRCM

Sahaj Marg is a system of energy manipulation and power. The basis of the practice is to create a craving, or sense of urgency for God realization in the heart. The disciple performs a daily cleaning process using their own will force, to remove the effects of experiences that cause impressions that limit ones spiritual approach. The Guru/Preceptor further uses their own will force to push these spiritual impurities out of the disciple. Transmission is a transfer of spiritual energy through the will force of the Master or a Preceptor to the recipient to establish more advanced spiritual conditions in the disciple. This entire system revolves around all participants using their own will force to achieve spiritual attainment at a rate that is accelerated compared to ones natural evolution.58 While Sahaj Marg stands for “Natural Path” it is in fact a practice that cheats nature by using the force of will to accelerate ones natural development. It is based on accepting that one starts from a place of spiritual inadequacy and requires the external will force of others to rectify the situation. The problem that occurred in me practicing Sahaj Marg, was the constant reinforcement of the need to push to a higher level of attainment, no to mention the constant reinforcement of spiritual inadequacy. At the same time humility is required to keep the ego in check. Sahaj Marg solves this problem by establishing the need for a living Master to surrender to. A forced craving is established within that causes one to become obsessed with spiritual development which diverts ones priorities away from other worldly activities. This is often mistaken for non-attachment, but is in fact the establishment of a new attachment to the achievement of spiritual power through the dependence on the will force of a living Master.

Recovering from spiritual obsession developed under this system is an involved and time consuming process and my case was no exception. I continued to desire spiritual attainment after leaving SRCM and explored spiritual practices that involve manipulating ones inner energy and power to that end. Having cut off my association with any Guru, I was on my own, which turned out to be my saving grace. Every effort to manipulate power for my own spiritual gain resulted in failure. I started to practice Raja Yoga breathing exercises and immediately contracted bronchitis, which discouraged me from continuing. My experience with the Golden Sufi organization, being publicly humiliated for being associated with a practice that had spiritual attainment as it’s goal was another shock. Meeting Ranaji Saheb, Lalaji’s disciple was another revealing experience. His recommendation that I explore my Christian roots, caused me to question further whether having a goal of ultimate spiritual attainment at all was a worthy endeavor. As I proceeded in my business career, I started to notice some successful people leveraged their success as good stewards to humanity, while others selfishly pillaged what they could for personal gain. This reflected back to my experience in SRCM, seeing how some “advanced” abyhasis appeared very selfish an self serving, yet others did not.I started to learn about the boundaries that one must place around oneself to protect against malicious attacks. Such attacks can come from the financial, physical, emotional and spiritual levels. One of these important boundaries was learning how and when to trust another person. When one achieves a level of attainment on any level, those who desire to topple or steal their attainment often attack them. This is equally prevalent in spiritual groups as it is in corporate and secular environments.

My practice of Sahaj Marg, and the resulting dependence and trust in a Master at such an early age caused me to not properly develop my boundaries with the world around me. This became a harsh lesson as I learned to deal with an abusive and mentally ill spouse and the Machiavellian politics of corporations and venture capitalists. From my experiences after departing SRCM, I learned that the Inner Circle created by Gurus, is in fact a useful tool for self-preservation. A Guru of course has lots to loose, and must only trust those who have completely submitted to him. On a personal level, I learned that my trust must be earned, not simply due to repeated association, but by observing how individuals around me reacted to difficult situations. Under such pressure, one shows their true self. I learned the importance of establishing my own trusted inner circle, which to this day is a small group of individuals. I also learned that the strength of having others one can trust, establishes a base for ones own actions and contributions to the world. Inner Circles like anything can be used as a valid setting of boundaries, or as a base for power and manipulation. My experiences outside of SRCM helped to define these differences and determine exactly how I should use this concept to protect myself without falling into the lure of power and imposing that power on others.

The most difficult Sahaj Marg artifact to eliminate was the sense of urgency to become a more spiritually evolved person. This urgency ingrained in Sahaj Marg abhyasis reinforces a low self-image and a desire to overcome ones limitations through the dependence on the strength of others. The humility of this dependence on others is in fact not humility at all, but self-deprecation. Left unchecked for years on end, it creates a behavior pattern that assumes false security that the Master will eventually correct ones faults and one will achieve spiritual greatness.My re-examination into Christianity led me to the Catholic Church. I found people there who practice silent prayer, and re-learned Jesus’ message of forgiving ones self and others for their humanity and non-judgment. Meeting regular people doing charitable work within the church was the most inspiring message for me in my recovery of a power based spiritual practice.

These people did not pretend to be anything other than what they were, humans with imperfections, but through their imperfect but sincere action they did extraordinary things. After 15 years of struggling with my addictions to spiritual power, I sat in prayerful meditation one day. I felt restless, not very inspired, no swirling energy around the heart, head or central point at the base of the skull. In spite of this I felt my being. I accepted my spiritual being as it was, a gift from God, sacred in all its mediocrity. I suddenly felt free to accept my spiritual self for who I was. All sense of inadequacy faded, and I realized that the true subtle condition that is spoken about in SRCM has nothing to do with attainment through will force and power, but through acceptance of ones self. This can be achieved in an instant without the dependence on a Master, but it does require one to accept and live the life that is laid before them. True humility and charity is developed in real life as one learns their own humanity and human limitations.A long path was taken to get me back to where I started at the tender age of 19 when I was first introduced to SRCM. I finally learned that it was ok to be me - that my lack of spiritual prowess was in fact an illusion. Accepting this allowed me to finally start my spiritual practice - the practice of accepting my life and living it, accepting my humanity and being it. The lessons in power learned from the process, however will serve me for the rest of my life.


LESSONS IN POWER PART 8: ANALYSIS

History Sahaj Marg was introduced as a revised method of Raja Yoga by Ram Chandra of Shajahanpur, India in the 1940s. Ram Chandra, referred to as Babuji, was a young disciple of Ram Chandra of Fategar, no relation, and affectionately referred to as Lalaji. Lalaji and his brother were a disciples of a muslim Sufi master who taught them the Sufi method of meditation and acknowledged its historical foundation in Vedic meditation practices. Being young Babuji visited Lalaji only a couple times, and spent most of his time practicing meditation at a distance from Lalaji and corresponding with him by letters. When Lalaji passed away, he left many sincere disciples behind.

It remains a controversy as to whether Lalaji intended an organization to be formed around his legacy or chose to have a single successor. His Sufi Master clearly had no organization, nor did he delegate anyone his sole successor, nor did Lalaji establish any organization around himself or his teachings. His brother, considered a spiritual twin also left a legacy of disciples, who also appear not to have claimed sole successor-ship nor created any organization. Yet, Babuji claims to have gotten direct orders in a dream from Lalaji to establish the Shri Ram Chandra Mission (SRCM), and claim himself as Lalaji’s sole successor.This history leaves many loose ends. What is known is the series of events that proceeded as Babuji established the SRCM and began to attract very dedicated and evolved disciples into his inner circle. The most notable was the scholar Dr. Vadarachari, who died unexpectedly leaving a void in Babuji’s Inner Circle.The practice of Sahaj Marg, Babuji’s reformed Raja Yoga, devoid of any Sufi references, was intended to be accessible to householders, and was not to be associated with any specific religion. It was a method for the disciple or abhyasi (aspirant) to have direct experience with God. In the early 1980s, Babuji passed away, leaving an embattled organization behind.

This spawned a series vicious legal challenges between senior disciples, fighting over who controlled the Mission. Parthasarthi Rajagopalachari (Chari), appeared to have the most credibility with his legal paperwork and legacy of accompanying Babuji on his various trips abroad, and was adept at early on establishing himself as the new President and Successor to Babuji. Splinter groups were spawned revolving around the son of Dr. Vadarachari, and Babuji’s son, Umesh among others. At the same time, competing organizations founded around Lalaji and his brother were also established.Root Cause of the Failure of SRCM Yoga acknowledges the power of thought, that though focused on a thing, gives that thing power. The Yogic principles are based on the concept that creation is the result of an initial thought from the Ultimate, and that each human being a spark of the same initial thought also has their own creation spawned from their own thoughts.SRCM promotes a process of meditation on the heart, a cleaning meditation done in the evening, and a prayer done at bedtime that acknowledges the living Master as the goal of life. The intent, was that thought, redirected towards the divine within would promote a more spiritually evolved human being. While the practice is supposed to empower the disciple to experience God and Reality directly, this is done under a veil of complete and total dependence and on and obedience to a living Guru.

The danger with this type of practice is that if the Guru is not truly selfless, it becomes a power based relationship that benefits the Guru more than it benefits the disciple. Core to the problem that has evolved as SRCM has progressed, is a culture that is fostered around spiritual attainment. Babuji established that a new vista of human attainment was possible through his practice, referred to as the Central Region. The resulting culture around attaining the Central Region has established a very dangerous precedent. Disciples, who are supposed to be reducing ego, are developing a self centered desire to achieve this spiritual goal and earn entry into a Brighter World at a highly evolved level in the afterlife. Exclusivity established in the SRCM culture caused disciples to believe that only through the SRCM and the support of the living Master could such high attainment be possible. This dependence on the Mission and Master promoted a competitive atmosphere where people vie for attention and favor of the Master in order to achieve their selfish spiritual goals and serve the Mission at all costs to self and family in order to gain spiritual favors. Lost in this culture, is any sense of selfless charity. All selfless actions revolve around serving the Mission and are in fact not selfless at all. The disciple assumes that their “selfless” contribution to the Mission will be rewarded with spiritual attainment and entry into the Brighter World. Clearly something is expected in return for unquestioning obedience to the Mission and Master. In fact the very principles within the Yogic traditions around realities being created by thought, have been used to create a culture of psuedo-selfless disciples, who serve a Mission and a Master, in expectation of getting something in return. A grand deception results where the disciple believes they are promoting selflessness, but in fact, are selfishly sacrificing what they can to achieve something perceived as better for themselves.

In the end, the ego develops a new veil. While the Master blames his disciples year after year in public admonishment, about the lack of progress, in fact, the grand deception itself has created its own barrier. Disciples have been trained to selfishly strive to attain something by serving a Master and the Mission that hungrily requires new disciples yearly. SRCM has in fact created a culture that has completely deviated from the very principles that Sahaj Marg promotes. The root cause appears to be the Mission itself and a singular Master who claims sole successor-ship, without peer, and cannot be questioned. Disciples are encouraged to cease questioning the contradictions and in fact are told to ignore them as they are of this world, and it is only the next world that they should worry about. Like the Wizard of Oz, they are told to ignore the man behind the curtain and focus on the light show before them, on the Master who will grant them their selfish wish to gain entry into the Central Region and be assured access to the Brighter World upon death.

Invertendo Revisited : Invertendo is a principle that has been aggressively promoted with in SRCM to explain every contradiction that one comes across in spirituality. The root of this principle comes from Lalaji’s book “Truth Eternal” where he claims that by starting from an ignorant state, we strive for knowledge, but after pursuing knowledge comes true ignorance. In my own practice I have learned that in fact we start where we end. In fact, all this attainment and lust for achievement, once exhausted, resolves back to the very point of simply being, with the love of God in one’s heart. The journey itself appears only to serve the function of wearing down of one’s ego until one returns to the ignorant state that one started the journey with, eager to be part of God’s mystery. In fact, the Path or “Marg” itself is an illusion. This explains the contradiction of the Master bowing before the beginning disciple. Perhaps it is because the innocence that exists in at the start is corrupted and lost along the path, only to be regained when one finally gives up all desire for spiritual attainment, and simply desires to be near God for God’s sake, for Love’s sake. Perhaps, all along the disciple was never very far away to begin with. This brings into question why so much focus and pressure is put on growing the numbers of disciples. If a new diciples bring their own personal power and surrender it to the Mission/Master, and provide their own thoughts to empower the Mission/Master, we have a process in which a Master can gather power and focus thoughts towards himself and his Mission to strengthen his own personal power. The most insidious concept of Invertendo could be that while by outward appearances, the diciple comes to the Mission/Master to get something, in fact the real power transfer is from the disciple to the Mission/Master.

Summary. The fundamental mistake made within the SRCM is the obsession with attaining a spiritual goal “The Central Region” rather than simply promoting “being” which in fact IS all that is left when one has achieved the elusive “Central Region” as, apparently any sense of self is all but lost and only identity or “being” remains. Sadly this fixation on attainment coupled with un-questioning obedience to a singular Mission and living Master creates the very scenario being seen in the history of the SRCM. The symptoms of this include: 1. Lack of true selfless charity 2. Selfish in-fighting amongst Inner Circle members of the Mission 3. Struggle between Inner Circle members for control of the Mission 4. Sacrifice of careers and family for the sake of the Mission 5. Intolerance of debate or independent questioning of the Mission 6. Intolerance of other religions - especially Christianity 7. Fixation on myths rather than direct experiences. 59

The last point is the most destructive of all as it degrades SRCM into a religion - Religion of the worst kind, one that has no checks and balances as it is controlled by an Absolute Leader who cannot be questioned. Propagation of these myths increase as tangible results from the practices fade. Myths include channeled messages from the Masters in the Brighter World, stories of Masters cavorting with the likes of Krishna and Kabir, and edicts from Masters delivered in dreams declaring the current living Master as “The Master of the Universe”. As myths replace actual experiences, disciples thoughts are deflected away from their own experiences and towards these myths, which make them their own reality. The very yogic principles of thought focused on a singular thing, giving it power, has been turned upside down to establish power in Myths that now become a reality of their own with the collective thoughts of disciples focused on them. SRCM, initially established as an organization that promotes a simple spiritual practice of God Realization that can be practiced by the common householder, has now become a power based organization using yogic principles to create a new Mythology and as a result a new religion. The question is, with all the divisions between factions, cultures and belief systems today, does the world really need yet another religion?


UPDATE FEBRUARY 24, 2007

Recent postings of letters and accusations against Chari's SRCM from the Shahjahanpur based SRCM introduced by Navneet, Babuji’s grandson, ( www.srcmshahajahanpur.org.in) has caused may questions. I'm going to attempt to address this as best I can as I am being asked to do so by several who comment regularly on my Blog. What is written below is based on facts as best I can recollect them, along with my own personal analysis and assessments of characters and underlying intentions of each character involved.


Lawsuits, Letters and Quotes from Dead People


SRCM has many divisions and factions, the two main warring factions I will refer to in this article as the Chari Clan, and the Umesh Clan. I use these terms because their behavior can easily be likened to Clan warfare. Both clans are guilty of using the same techniques to discredit the other Clan and bolster their own credibility. Chari claim that the Umesh clan poisoned him with arsenic. Umesh produces a letter written by Babuji in Paris in 1982 claiming that Chari was poisoning Him. Both sides file legal actions against the other and produce signed, typed letters from Babuji making bold and contradictory claims. Both sides claim credibility from communications with the Dead. As an example, the Umesh Clan website quotes Lalaji from the grave claiming Babuji as Master until the end of earth ( http://www.srcmshahjahanpur.org.in/facts.html ). A quote that clearly was not made while Lalaji was alive! Chari recently had a French medium allegedly communicate with Babuji from the dead and publishes it as a book. Naturally all comments from Babuji are complementary of Chari.
This behavior has it’s source from Babuji himself. He meets Lalaji 3 times in person, then years after his death, claims in a dream to be told by Lalaji that he is a special personality and his sole successor. Babuji allegedly writes volumes upon volumes of autobiographical material claiming to have meetings with Jesus Christ, Buddha, Vivenkenanda, all transmitting to him and praising his spiritual prowess. Why would anyone spiritually driven even bother to do these things? What is the natural result of creating an exclusive successor lineage, and an organization of passive, and subservient disciples who unquestioningly follow the orders of a single Master or his Organization? With this smokescreen being laid out by both sides I constantly hear the following questions in various blog commentary:

1. Was Babuji Delusional? 2. Which side is telling the truth ? 3. Who should one believe? 4. Are the letters authentic?

Like any good political or religious organization, these are the questions that those in power want the population to ask. It distracts from the real questions and causes one to question their opposition. I suggest we ask the following questions :

1. Why would a spiritually adept individual with humanity’s benefit in mind create such mythology around them selves?
2. If spiritual up liftment of Humanity is the goal, why would nature restrict this through only one living human being?

3. Why does a spiritual organization like the SRCM have so many factions that are fighting for control?
4. What do they desire to control that is so important that they resort to this kind of behavior?
5. If all parties agree that Babuji’s letters can be forged, why give credence to any of these documents.
6. Why is control over the Mission’s name, emblem and property so important to the warring Clans?

I don't have answers to any of these questions. I only suggest we ask the right questions and not get lost in the smokescreen. I will attempt to re-iterate what I know from my blog and add any further details I can below:

The Guru Persona

Having been a preceptor once, I directly experienced the cultural influence such a position has on people. It is the easiest thing to act holy and command the attention and reverence of others in this position. Its source does not come from the Preceptor, nor does it come from the Master, it comes from the combined attention of those who believe that a preceptor/master is a source of spiritual power. It only takes one or two non-believers to destroy the communal mindset. Gurus avoid these situations like the plague to maintain their image. Chari and Babuji were no exception to this, choosing to stay close to their inner circle where they could easily maintain their persona. I’m certain that Umesh used similar techniques. Put any of them in a Texas pool hall and watch their persona and influence diminish to nothing.

Babuji's Letters
I watched Babuji sign letters written by his close associates and handed to him for signing. I’ve also seen Babuji extremely sick and completely at the mercy of those around him. I suspect that the original letter that Chari produced was authentic ( http://www.srcmshahjahanpur.org.in/facts-fraud_nomination.html ), however, it did not claim that Chari was a spiritual Master. Simply that he would be president and representative. This however is only my opinion knowing the characters involved. Whether Chari and others exploited Babuji's condition to forge letters doesn’t really matter one bit as, clearly both Clans accuse the other of creating forgeries, then both sides are admitting that forging Babuji's letters was easily done. That is a fact we can all acknowledge since all parties involved have admitted to this fact.

Character Assessments

Chari - Chari in his disciple days made himself as visibly loyal to Babuji as possible. He inserted himself in visible ways during Babuji's trips to the West, always attending to him, always advising him, always near him. His outward appearance was very materialistic and imposing. He smoked Dunhill cigarettes, dressed extremely well, and was visibly putting him self in the public eye of westerners as a likely successor. I can only imagine how Indians resented this.

Umesh - My experience with Umesh was from knowing him and his wife for about 2 weeks while he visited the US on his "unofficial" visit to the US. Un-official because Babuji would not make it "official". This, in and of itself, is telling. He travelled with two of the more senior Preceptors in the Mission who opposed Chari. Umesh occasionally attended sittings and showed little interest in being actively involved in the activities of the organization. I definitely felt that these two Preceptors (Ragavendra Rao and Ramacandra Reddy) had brought him along to give them some sort of additional credibility and start socializing him as a possible figure head. It was obvious to everyone that Babuji would die in a few years and this appeared to me to be a direct counter to Chari's interaction with the west.

Overall Analysis is that both the Chari and Umesh clans were blatantly trying to woo the West for support. Chari's more westernized personality was far more effective than what was presented by his opposition. The other senior preceptors did not have the political skills nor the financial where with all to travel extensively with Babuji on his international trips. Umesh appeared to be their only figurehead given that, as his son, he had as much close access to Babuji as Chari. The validity of either seems immaterial to me as in both instances,it was a fight for control and power, having nothing to do with the spiritual upliftment of humanity and far more to do with gaining the favor of wealthy westerners.


Paris 1982

I attended the Paris 1982 gathering. My observation is that, at that time there were those who supported Chari and those who opposed him. Andre Poray was on the side that opposed Chari. There was no doubt in my mind that this gathering was an attempt to divert western attention away from Chari. Chari was explicitly not invited to the gathering, however, somehow, he managed to be there. I was told that this was because Babuji demanded Chari’s presence there. This may or may not be true, as Chari may simply have shown up on his own accord. Chari was in a room next to Babuji's, which adds credence to the theory that Babuji wanted him there. Members of Chari’s opposition attempted to attend to Babuji keeping Chari as far away as possible. I spent many an hour in Chari's room and witnessed Babuji's attendees sheepishly requesting Chari’s presence in Babujis room due to Babuji’s request.

I also witnessed that Babuji was sick and delirious. Attendees would drive him to the meditation hall, and carry him into the hall, this effort requiring two large men to carry out. He would black out and fall on his knees if he tried to walk. It was as if they were carrying a corpse into the hall for all to see. Any letter written by Babuji at this time in this state, is questionable, especially such a long letter as the one on the Umesh Clan website. In my opinion, any official documents signed by Babuji during this time frame has little credibility. Chari on the other hand was also aggressively keeping himself in the public eye. He played the role of the man in exile, holding court in his small room, inviting friendly disciples to mediate with him. It was a very effective bit of drama as he knew that people like myself would see his opposition attempt to attend to Babuji in a western country, while Babuji had come accustomed to Chari serving this role. Babuji's constant calls for Chari were embarrassing I'm sure to Chari’s opposition. As for the references to the doctor attending to Babuji. I spoke with the Doctor at length just after Babuji left. He was a German doctor who practiced both homeopathic and conventional, allopathic medicine. No mention of treachery. His story was that Babuji was far too sick to travel to the west and should never had made the trip. He felt that the trip to Paris would likely be the death of Babuji. Given that Babuji never fully recovered from this trip, his words have the most credibility of all other claims.


Fact and Fiction

Ignoring letters, legal pursuits, accusations, etc, we can at least determine the following as facts:

1. All factions agree that Babuji's letters could easily be forged

2. All factions were clearly posturing for taking over the Mission during Babuji's last days

3. Significant importance was put on developing the Mission in the West and attracting wealthy westerners

4. All factions strove to be visibly close to Babuji during his western trips in his final years


Hypothesis


Babuji created an organization that was based on power and exclusivity. In his last years he was also an extremely sick man who clearly could be manipulated by those around him as evidenced by accusations from both sides claiming the other side exploited this situation. The push for western validation was about power and money. Chari spent significant time and effort gaining a foot hold before Babuji's death, then exploited it by traveling to Europe and the US after Babuji's death, surrounding himself with wealthy disciples from the west and creating a massive library of books from his talks and speeches. He overpowered the opposition who reacted as best they could, by discrediting Chari through whatever means necessary. Both sides exploited the corrupt Indian legal system to gain control of the name and emblem.

There are plenty of examples of either side filing legal action against the other. One attempt in April of 2000, where Chari’s Clan filed a complaint against the Umesh Clan with ICANN, the internet domain registrar, protesting the use of sahajmarg.org as a domain name. The complaint was denied, however, this effort clearly demonstrates significant value being placed on the intellectual property of the Mission. (See http://www.arb-forum.com/domains/decisions/94237.htm for the decision). Need I remind everyone that the Legal profession both in the US and India, is not one of high integrity when it comes to these types of legal actions. Giving any credibility to the lawyers who represent these claims misses the point. These legal claims are attacks on the credibility of the opposition and simply the exploitation of the legal system for the purpose of gaining an upper hand in controling the Mission.

What is happening here is a power grab, and, "he who has the most disciples wins" appears to be the rule of the game. I stand by my analysis in the "Lessons In Power" article in my Blog (www.innercircleofsrcm.blogspot.com). The real power comes from the disciples, not from the Master. It is easy to sit in a chair in front of thousands of doting disciples and appear to be holy. The spiritual environment is created by the people surrounding the Master, not by the Master himself. Any truly spiritual teacher will not impose anything of him self on the student, but will push the student to find it in his or her self. This is completely lacking in the SRCM system from the beginning, and neither of the warring factions have attempted to introduce anything but centralized, power based spiritual principles to their disciples. The Sufi tradition treated the teacher as a friend, house guest or grandfather. It was about human interaction and learning by example. It was about actions in the real world, not un-substantiated communications with the Brighter World. This Sufi aspect has been completely eliminated from SRCM, leaving only a misguided concept that spirituality must come from something outside oneself, and one must find the one and only true spiritual guide in the entire world to achieve it.

I know I am repeating myself as I've already stated this in my Blog, but, the most dangerous aspect of SRCM is the creation of myths. Quoting Babuji or Lalaji from the dead, claims of inter-communication with Jesus ( who's legacy is slammed constantly by Chari and his inner circle), Buddha, etc. are easily created, and unfortunately easily believed by non-thinking, obedient members of a cult. All factions are using this technique to give themselves credibility. How hard would it be to create such myths and get obedient, unquestioning cult members to believe them? Anyone can produce a letter signed by Babuji, and invent a quote from Lalaji or Babuji from the brigher world, or claim intercommunication with Krishna or Jesus. Sadly, we have seen that the cult mentality will have throngs of individuals believing these claims without question.The actions of all those involved in all factions of this organization is embarrassingly materialistic, power seeking, and not the behavior of anyone even remotely interested in spirituality and God. There is little point in weeding through these claims to determine the truth. There’s plenty of deception, lies, and selfishness from both Clans. Its the equivalent of choosing which street gang has the least negative impact on the neighborhood, or whether the Hitler or Mussolini was the better man. There is a battle for control of the minds and souls of an extremely wealthy and subservient group of individuals. Beyond that, the true facts are vague and irrelevant. One only needs ignore the words, documents, legal filings and quotes from dead people, and examine the actions of these individuals to see the truth –and the truth will indeed set you free.

Michael - Témoignage publié en 2006 sur le website de Michael

Annexe 2. Dogen nous livre le vrai sens d’une filiation mystique

Coïncidance ou rappel à l’ordre ? Au moment où je rédige ce dossier, une lecture inopinée de Dôgen (1200-1250) livre le vrai sens de toute filiation mystique :

«  ...Voici l'essentiel de cet enseignement : ce qui importe en matière de succession n'est pas de savoir qui figure au commencement et qui figure à la fin ; l'essentiel est tout simplement de rencontrer justement un véritable ami de bien. (p.775).

« ... Si l'on disait que (la succession de la Loi) se pratique seulement depuis l'Éveillé-Shâkyamuni [le Bouddha], il ne s’agirait que d'une affaire de deux mille ans à peine, ce qui n’est pas ancien. Il n'y aurait alors qu'une quarantaine de générations qui se seraient succédées […] La succession de la Loi est vraiment telle qu'elle est pratiquée chez la multitude des éveillés et la multitude des patriarches. » C'est à ce moment-lâ que non seulement Dôgen reçut pour la première fois avec respect le fait qu'il existe la succession de la Loi chez les éveillés et les patriarches, mais aussi il se dépouilla du vieux gîte où il s'abritait jusqu'alors. (p.781, fin du 39e texte). »

§


Voici la pièce de la compilation dite ancienne du Shôbôgenzô :

39.
Actes généalogiques
Shisho 

Dôgen Shôbôgenzô, Édition intégrale bilingue / Traduit du japonais et annoté par Yoko Orimo / Edité par Brigitte et Pierre Crépon, Le Prunier, SULLY. Pièce A 39, pages impaires 763 à 781.


1. C'est toujours d'un éveillé à un éveillé que les éveillés se succèdent dans la Loi ; c'est toujours d'un patriarche à un patriarche que les patriarches se succèdent dans la Loi. Telle est l'alliance de l'Éveil attesté ; telle est la transmission effectuée sans mélange. D'où l'Éveil complet et parfait sans au-delâ. Sans être soi-même un éveillé, aucun ne saurait être digne d'attester un éveillé avec le sceau. Sans obtenir le sceau de l'Éveil attesté de l'Éveillé, aucun ne se réalise en tant qu'éveillé. Sans être un éveillé, qui pourrait attester cela avec le sceau comme ce qui est le plus précieux sans au-delâ ?
2. Quand on obtient le sceau de l'Éveil attesté de l'Éveillé, on réalise l'Éveil tout seul sans maître ; on réalise l'Éveil tout seul en l'absence du soi. C'est pourquoi il est dit qu'un éveillé succède à un éveillé dans l'Éveil attesté et qu'un patriarche fait l'alliance avec un patriarche dans l'Éveil attesté. Sinon un éveillé avec un éveillé, aucun ne saurait clarifier l'enseignement essentiel qui découle de ce principe de la Voie. à plus forte raison, comment (cet enseignement essentiel) pourrait-il être à la portée de ceux qui en sont à l'étape des dix terres ou à celle de l'éveil égal à tous les éveillés ; comment les maîtres des sûtras et les maîtres des traités sauraient-ils le sonder et l'évaluer ? Même si on le leur enseignait, ils n'écouteraient pas.
3. Puisqu'un éveillé succède à un éveillé mutuellement, la Voie de l'Éveillé ne se laisse pénétrer jusqu'au fond que par un éveillé avec un éveillé, et il n'y a pas de moment favorable qui ne soit pas d'un éveillé avec un éveillé. Par exemple, il se peut qu'une pierre succède à une pierre mutuellement et qu'un joyau succède à un joyau mutuellement. Il y a aussi la succession mutuelle d'un chrysanthème à un autre ; un pin atteste aussi un pin avec le sceau (du pin). C'est comme le chrysanthème d'avant et le chrysanthème d'après qui sont tels quels, c'est comme le pin d'avant et le pin d'après qui sont tels quels. Les gens qui ne clarifient pas que c'est ainsi, même s'ils rencontrent la Voie transmise avec justesse d'un éveillé à un éveillé, ne se doutent même pas de ce que devrait être la parole obtenue de la Voie ; ils ne voient jamais la succession mutuelle d'un éveillé à un éveillé, ni l'alliance d'un patriarche avec un patriarche dans l'Éveil attesté. Qu'ils sont lamentables ! Tout en étant semblables à l'espèce issue de la semence de l'Éveillé,
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ils ne sont ni des enfants de l'Éveillé, ni des éveillés en tant qu'enfants (de l'Éveillé).
4. Un jour, lors d'une instruction collective, Sôkei (Daikan Enô) dit : « Depuis les sept éveillés du passé jusqu'â Enô, on compte quarante patriarches ; depuis Enô jusqu 'aux sept éveillés du passé, on compte quarante patriarches. »
5. Ce principe de la Voie montre clairement l'enseignement essentiel concernant la succession authentique chez les éveillés et les patriarches. Parmi les sept éveillés du passé, il y en a qui se manifestèrent dans l'éon de l'Ornementation majestueuse du passé ; il y en a qui se manifestent dans l'éon de la Sagacité du présent. Cependant, c'est la Voie de l'Éveillé, la succession de l'Éveillé qui se perpétue dans la transmission face à face chez les quarante patriarches. S'il en est ainsi, en remontant depuis le sixième patriarche jusqu'aux sept éveillés du passé, on compte la succession de l'Éveillé effectuée chez les quarante patriarches ; en descendant depuis les sept éveillés du passé jusqu'au sixième patriarche, on doit compter la succession de l'Éveillé effectuée chez les quarante éveillés. Telle est la Voie des éveillés, telle est la Voie des patriarches. Sinon par l'alliance de l'Éveil attesté, hormis les éveillés et les patriarches, il n'y a ni la sagesse de l'Éveillé, ni ce que les patriarches pénètrent à fond. Sinon avec la sagesse de l'Éveillé, il n'y a pas l'Éveillé à recevoir avec foi. Sinon qu'ils se pénètrent mutuellement à fond, il n'y a pas d'alliance de l'Éveil attesté chez les patriarches.
6. Si l'on parle pour l'instant des quarante patriarches, c'est qu'on relève à titre provisoire ceux qui nous sont proches. Ainsi la succession mutuelle d'un éveillé à un éveillé est-elle profonde et lointaine sans recul ni altération, sans interruption ni extinction. Voici l'enseignement essentiel : bien que l'Éveillé-Shâkyamuni eût réalisé la Voie avant même les sept éveillés du passé, il succéda à l'éveillé Kassapa dans la Loi au bout d'un grand laps de temps. Bien qu'il soit dit que, âgé de trente ans, il réalisa la Voie le 8 du douzième mois, il avait réalisé la Voie avant même les sept éveillés du passé. La multitude des éveillés, côte à côte, réalise la Voie en même temps ; la Voie s'était réalisée avant même la multitude des éveillés ; la Voie se réalisera à l'extrême de la postérité. Il y a encore le principe de la Voie selon lequel on étudie à fond le fait que l'éveillé Kassapa succède à l'Éveillé-Shâkyamuni dans la Loi. Tant qu'on ignore ce principe de la Voie, on ne saurait clarifier la Voie de l'Éveillé. Tant qu'on ne clarifie pas la Voie de l'Éveillé, on n'est pas successeur de l'Éveillé. Le successeur de l'Éveillé veut dire un enfant de l'Éveillé.
7. « Ananda demanda un jour à l 'Éveillé-Shâkyamuni : "De qui la multitude des éveillés du passé est-elle les disciples ?" L'Éveillé-Shâkyamuni dit : "La multitude des éveillés du passé est tous mes disciples, disciples de
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l'Éveillé-Shâkyamuni. "» Telle est la manière d'être de l'Éveillé chez la multitude des éveillés. Servant avec respect auprès de cette multitude des éveillés, on accède à la succession de l'Éveillé et accomplit celle-ci. Telle doit être justement la Voie de l'Éveillé (allant) d'un éveillé à un éveillé.
8. Lorsque cette Voie de l'Éveillé effectue toujours la succession de la Loi, il y a toujours l'acte généalogique. Ceux qui sont hors de cette succession de la Loi sont des personnes hors de la Voie, naturalistes. Sans la succession de la Loi que la Voie de l'Éveillé avait fixée avec détermination, comment aurait-elle pu parvenir jusqu'â nos jours ? Ainsi, pour que se réalise un éveillé à la suite d'un éveillé, il existe toujours l'acte généalogique selon lequel un éveillé succède à un éveillé ; on obtient l'acte généalogique selon lequel un éveillé succède à un éveillé.
9. Voici comment se présente cet acte généalogique. C'est en clarifiant le soleil, la lune et les étoiles qu'on se succède dans la Loi. Ou bien, en faisant obtenir (â l'autre) sa peau, sa chair, ses os et sa moelle, on se succède dans la Loi9. Ou bien, il y a la succession mutuelle de la robe de l'Éveillé ; ou bien, il y a la succession mutuelle de la canne des moines ; ou bien, il y a la succession mutuelle d'une branche de pin [rituel de purification par aspersion d’eau] ; ou bien, il y a la succession mutuelle du chasse-mouches du maître ; ou bien, il y a la succession mutuelle d'une fleur d'Udumbara [événement rarissime : éclôt tous les trois mille ans] ; ou bien, il y a la succession mutuelle d'une robe de brocart en or. Il y a la succession mutuelle d'une paire de sandales de paille ; ily a la succession mutuelle d'une spatule de bambou.
10. Lorsqu'on se succède mutuellement dans ces successions de la Loi, on écrit l'acte ou bien avec le sang du doigt, ou bien avec le sang de la langue. Ou bien, on écrit avec de l'huile ou du lait en se succédant dans la Loi. Tout cela est l'acte généalogique. Celui qui confère la succession et celui qui la reçoit sont tous deux successeurs de l'Éveillé. En vérité, lorsqu'on se réalise comme présence en tant qu'éveillé et patriarche, la succession de la Loi se réalise toujours comme présence. Nombreux sont les éveillés et les patriarches qui, au moment où ils se sont réalisés comme présence, se sont succédés dans la Loi sans s'y attendre ni le chercher. Qu'il y ait la succession de la Loi est toujours d'un éveillé à un éveillé, d'un patriarche à un patriarche.
11. Depuis que le 28e patriarche (indien) est venu de l'Ouest, on entend avec justesse sur la terre de l'Est l'enseignement essentiel selon lequel il existe la succession de la Loi dans la Voie de l'Éveillé. Avant cela, on n'en entendait jamais parler. C'est ce qu'ignorent les maîtres des traités et les maîtres de la Loi sous le ciel de l'Ouest (l'Inde) et qu'ils ne sauraient atteindre. De même cela est hors de la postée des dix saints et des trois sages ; les maîtres prestidigitateurs de l'étude dogmatique des Trois corbeilles ne se doutent même pas que cela existe. Qu'ils sont lamentables ! en ayant reçu un corps humain comme réceptacle de la Voie, ils sont
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accrochés au filet des dogmes et ignorent la Loi dans laquelle on peut transparaître en se dépouillant  ; ils n'attendent pas le moment de bondir pour se libérer de soi. C'est pourquoi il faut étudier la Voie avec minutie et augmenter le souffle et la détermination pour l'étudier en profondeur.
 
12. Lorsque Dôgen [ici le maître se désigne lui-même] était en Chine sous la dynastie des Song, il put vénérer des actes généalogiques de plusieurs sortes dont celui que lui montra le moine Ichi Seidô. Ce dernier, qui avait accroché son bâton d'étain [pour faire une retraite spirituelle ou pour être nouvel abbé] au mont Tendô, était originaire de la province du Haut-Echi et l'ex-abbé du temple Kôfuku-ji. Il était de la même région que mon ancien maître (Tendô Nyojô). Ce dernier disait toujours : « En ce qui concerne les coutumes de mon pays, demande à Ichi Seidô. » Un jour, Seidô dit : « C'est un plaisir rare pour un homme de voir les anciennes calligraphies. Combien en avez-vous vues déjâ ? » Dôgen dit : « Très peu. » Seidô dit alors : « Chez moi, il y a un rouleau d'ancienne calligraphie. Nous allons voir ensemble, mon frère, comment il est. » Ce qu'il apporta était en fait un acte généalogique qu'il avait trouvé avec la robe et le bol [reliques d’un moine défunt] laissés par un ancien de l'école Hôgen. (Ce document) n'appartenait donc pas au doyen Ichi. Voici ce qui était écrit : « Le premier patriarche Kâçyapa réalisa l'Éveil auprès de l 'Éveillé-Shâkyamuni. L'Éveillé-Shâkyamuni réalisa l'Éveil auprès de l'éveillé Kassapa. » Telle était la phrase écrite. à la vue de ce document, Dôgen se rendit compte avec foi et détermination que la succession de la Loi s'effectue d'un héritier authentique à un héritier authentique. Voilâ la Loi que je n'avais jamais vue ! C'est le moment favorable où les éveillés et les patriarches en communion secrète protègent et maintiennent leurs enfants et leurs petits-enfants. J'étais envahi par l'émotion !
13. Lorsque le doyen Sôgetsu fut nommé au poste de premier disciple au mont Tendô, il me montra un acte généalogique de l'école Unmon. Y figuraient (le nom du) maître de celui à qui était destiné ce document ainsi que (les noms) des éveillés et des patriarches sous le ciel de l'Ouest (l'Inde) et sur la terre de l'Est (la Chine) et au-dessous, le nom de celui qui obtint cet acte. Le nom d'un nouveau patriarche était donc directement relié à la multitude
des éveillés et des patriarches. Ainsi, plus d'une quarantaine de générations à compter de l'Ainsi-Venu convergeaient-elles toutes vers le nom du nouveau successeur, de telle sorte que c'est, par exemple, comme si chacun conférait (cet acte) au nouveau patriarche. (Les noms de) Kâçyapa et d'Ânanda figuraient au même rang que (les maîtres) des autres écoles.
14. Dôgen demanda alors au doyen Sôgetsu : « Monsieur l'abbé, il existe quelque différence entre les cinq maisons avec leurs écoles [les cinq écoles du zen ainsi que deux écoles dérivées de la lignée de Rinzen] énumérées.
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Que cela peut-il vouloir dire ? Pourquoi cette différence existe-elle, alors que la succession mutuelle s 'est effectuée de génération en génération depuis le ciel de l'Ouest ? » Sôgetsu dit : « Même si la différence est grande, les éveillés du mont Unmon sont ainsi. Étudiez-le, justement et tout simplement. Pour quelle raison l 'Éveillé-Shâkyamuni avait-il des égards pour les autres (éveillés) ? C'est en raison de leur Éveil à la Voie. Pour quelle raison le grand maître Unmon avait-il des égards pour les autres ? C'est en raison de leur Éveil à la Voie. » En entendant ces mots, Dôgen vit la chose, si peu que ce fût.
15. Aujourd'hui, les maîtres installés dans les grands temples de la région de Kôsetsu sont, pour la plupart, des successeurs de la Loi de Rinzai, d'Unmon et de Tôzan. Cependant, les gens prétendant être de lointains descendants de Rinzai entreprennent souvent des choses fâcheuses. Je veux dire que ceux-lâ, en se rendant auprès d'un ami de bien, sollicitent son portrait [une des preuves de la succession] et un rouleau de son enseignement calligraphié afin de les exposer comme le signe de la succession de la Loi. Parmi eux, il y a une espèce de chiens : après avoir sollicité auprès des vénérables leurs portraits, des rouleaux de leurs enseignements calligraphiés, etc., ils en collectionnent beaucoup en secret et, à un âge avancé, ils sollicitent de l'argent auprès des hauts fonctionnaires et prennent possession d'un temple. Quand ils sont installés au poste d'abbé, ils ne se présentent plus comme le successeur de la Loi de tel ou tel maître dont ils possèdent le portrait et la calligraphie, mais d'un maître renommé de nos jours ou bien d'un doyen proche du roi et des ministres, etc. Ce qui compte pour eux n'est pas la Loi obtenue mais, tout bonnement, ils sont avides de renommée. Déplorable est qu'il y ait une telle coutume tordue dans cette mauvaise période de la dégénérescence de la Loi ! Parmi ces gens-lâ, il ne doit pas y avoir une seule personne ayant vu et entendu, même dans un rêve, la Voie des éveillés et des patriarches.
16. En général, (le maître) offre également sa calligraphie, son portrait, etc. aux conférenciers des écoles scripturaires ainsi qu'aux hommes et aux femmes laïcs ; il les offre également aux moines-servants, aux commerçants, etc. Cela est évident d'après les annales des écoles. Ou bien, quand quelqu'un qui n'en est pas digne désire à la légère un rouleau de calligraphie comme la preuve de la succession de la Loi, la personne de la Voie, quoique navrée, s'efforce de prendre la plume. Dans un tel cas, celle-ci écrit, non selon la forme établie, mais juste qu'elle est le maître de l'individu concerné. Dans la règle contemporaine, il suffit d'obtenir la force (de la Voie) auprès d'un maître afin de lui succéder dans la Loi. Il y a des gens qui sont simplement assis sur l'estrade de la méditation et reçoivent l'enseignement du maître lors de la prédication et de l'entretien personnel [chaque disciple peut recevoir un enseignement privé] mais n'obtiennent jamais le sceau du maître. Quoique ceux-lâ ne cessent de le citer comme leur maître
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pendant qu'ils demeurent dans son temple, au moment où une grande affaire se conclut [la succession ou la transmission de la Loi], beaucoup ne déclarent plus le maître de ce moment-lâ comme leur maître.
17. Par ailleurs, il y avait un moine nommé Den parmi la lointaine descendance du maître zen Butsugen, l'abbé Seion du mont Ryûmon. Le moine Den, responsable de la bibliothèque du monastère, possédait aussi un acte généalogique. Au début de l'ère Katei [1207 à 1234], lorsqu'il tomba malade, un moine ancien nommé Ryûzen lui prodigua des soins en se donnant beaucoup de peine. Afin de l'en remercier, maître Den sortit le document pour lui, bien que Ryûzen fût Japonais, afin de le lui faire vénérer. Il dit : « Voilâ une chose que l'on a rarement l'occasion de voir. J'ai voulu te la faire vénérer. »
18. Huit années après cela, à l'automne de la seizième année de l'ère Katei, année du mouton, où Dôgen fut hébergé au mont Tendô pour la première fois, Ryûzen Jôza m'introduisit cordialement auprès de Den Zôsu pour que celui-ci me montrât l'acte généalogique. Quant à l'aspect de ce document, depuis les sept éveillés du passé jusqu'â Rinzai, les quarante-cinq patriarches y étaient énumérés les uns après les autres et, ensuite, les maîtres postérieurs à Rinzai figuraient à l'intérieur de la circonférence d'un cercle avec leurs noms religieux et des caractères fleuris [lettres stylisées au-dessus du nom religieux]. Le nom du nouveau successeur était écrit tout à la fin, après la date. Sachez-le, il existe une différence de forme chez les vénérables de la lignée Rinzai.
 
19. Mon ancien maître, abbé du mont Tendô, nous défendait fermement de prétendre à la légère avoir obtenu la succession de la Loi. L'assemblée de mon maître n'était autre qu'une assemblée d'anciens éveillés ayant donné un nouvel essor aux forêts (monastères) zen. Lui-même ne portait jamais de robe de l'Éveillé ornée de motifs. Bien qu'il possédât la robe de la Loi transmise par le maître zen Dôkai du mont Fuyô, il ne la porta jamais, même lorsqu'il montait en chaire. En général, en tant qu'abbé, il ne porta jamais, durant toute sa vie, de robe de la Loi ornée de motifs. Aussi bien les ignorants que les personnes sensées le louaient et le respectaient comme un vrai ami de bien.
20. Mon ancien maître, ancien éveillé, lorsqu'il montait en chaire, donnait toujours cet avertissement aux moines venus de toutes les provinces « De nos jours, nombreux sont ceux qui, s 'appuyant sur le nom de la Voie du patriarche (Bodhidharma), portent à la légère la robe de la Loi, se plaisent avec les cheveux longs et s 'attachent au titre de maître inscrit dans le registre impérial comme le moyen de promouvoir leur carrière mondaine. Qu'ils sont lamentables ! Qui pourrait les sauver ? Regrettable est que, dépourvus du cceur de la Voie, les moines anciens de toutes les régions n'étudient pas la
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Voie. Rares sont ceux qui voient et entendent les relations circonstancielles de l'acte généalogique et de la succession de la Loi ; il n'y en a pas une seule même parmi des centaines et des milliers de personnes. Voilâ la déchéance de la Voie des patriarches ! » Quand (mon maître) donnait ainsi cet avertissement, les moines anciens venus de toutes régions ne lui en voulaient point. S'il en est ainsi, du moment que vous pratiquez la Voie avec le coeur sans partage, il vous faut voir et entendre qu'il existe l'acte généalogique. Le voir et l'entendre doivent constituer l'étude de la Voie.
21. Dans l'acte généalogique de (l'école) Rinzai, on écrit d'abord son nom, puis on écrit aussi : « Tel ou tel a étudié auprès de moi » ; ou on écrit aussi : « Celui-ci a rejoint mon assemblée » ; ou on écrit aussi : « Celui-ci est entré au sein de ma maison » ; ou on écrit aussi : « Celui-ci me succède ». Puis, on énumère les maîtres qui se sont précédés à la suite les uns des autres. à ce sujet, il y a également une brève leçon de la Loi transmise depuis des générations. Voici l'essentiel de cet enseignement : ce qui importe en matière de succession n'est pas de savoir qui figure au commencement et qui figure à la fin ; l'essentiel est tout simplement de rencontrer justement un véritable ami de bien.
22. Chez Rinzai, il existe également un acte généalogique qui se présente comme suit ; puisque je le vis de mes propres yeux, je le mentionne : « Ryôha Zôsu est originaire d'Ibu. Maintenant, celui-ci est devenu mon enfant. Tokukô étudia auprès du grand maître Kô du mont Kinzan ; Kinzan succéda à Gon du mont Kassan ; Gon succéda à En de Yôgi ; En succéda à Tan de Kai. e ; Tan succéda à E de Yôgi ; E succéda à En de Jimyô ; En succéda à Shô de Funyô ; Shô succéda à Nen du mont Shuzan ; Nen succéda à Shô de Fuketsu ; Shô succéda à Gû de Nanin ; Gû succéda à Jô de Köge. Jô n 'est autre que l'héritier direct du haut patriarche Rinzai. »
23. C'est le maître zen Busshô Tokukô du mont Aikuô qui écrivit ce document pour l'offrir à Musai Ryôha. à l'époque où celui-ci était l'abbé du mont Tendô, le jeune moine Chiyu le fit voir secrètement à Dôgen. Ce fut le 21 du premier mois de la dix-septième année de l'ère Katei [l’an 1223], année du singe, sous la grande dynastie des Song. C'est la première fois que je le vis. Ma joie était immense ! Cela n'était autre que la communion secrète des éveillés et , des patriarches. Je brûlai de l'encens et me prosternai avant de le voir.
24. Voici l'historique de cette affaire : vers le septième mois de l'année précédente, dans la salle de la Lumière apaisée [l’un des salles publiques de la résidence de l’abbé], l'administrateur général du temple m'avait secrètement parlé (de l'existence de ce document). Alors, Dôgen lui demanda : « Aujourd'hui, qui possède ce document ? » L'administrateur général dit : « Il doit être dans la demeure du vieil abbé. Si vous lui demandez plus tard, il acceptera sûrement de vous le montrer. » Depuis que j'avais entendu cette parole, le désir de le voir ne me quittait
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jamais, nuit et jour. C'est pourquoi, cette année-lâ, je fis poliment et instamment ma demande auprès du jeune moine Chiyu en lui ouvrant mon coeur.
25. Le document était écrit sur un tissu de soie blanc renforcé au dos par un papier rigide. La couverture était en brocart rouge. Le bâtonnet de reliure était incrusté de pierreries. Il mesurait environ dix pouces de long, sept pieds de large. On ne le montrait jamais à une tierce personne. Dôgen remercia Chiyu et, aussitôt, se rendit auprès de l'abbé Musai pour lui faire l'offrande d'encens et exprimer sa gratitude. Musai dit alors : « Peu de personnes arrivent à voir et connaître cette affaire-ci. Mon vieux frère, aujourd'hui, vous avez pu la connaître. Elle n'est autre que la source réelle de l'étude de la Voie. » Dôgen fut alors rempli d'une joie immense !
26. Plus tard, à l'ère de Hôkyô [Dôgen réalisa l’Eveil auprès de Nyojô en 1225, ‘terminant la grande affaire de sa vie’], au cours de pérégrinations passant par le mont Tendai, le mont Ganzan, etc., Dôgen arriva au temple Man.nen-ji de Heiden. L'abbé de l'époque était le grand maître Gensu, originaire de la province de Fuku. Celui-ci avait succédé au doyen Sôkan qui s'était retiré du temple pour donner un nouvel essor au monastère. Au moment du protocole d'accueil au cours duquel nous causions au gré du vent qui souffle de tout temps depuis la maison des éveillés et des patriarches, nous évoquâmes l'histoire de la succession de Dai.i à Kyôzan. C'est alors que le doyen demanda : « Avez-vous déjâ vu l'acte généalogique de ma maison ? » Dôgen dit : « Comment aurais-je pu le voir ? » Aussitôt, le doyen alla le chercher et revint avec le document dans la main. Il dit : « Je n 'ai jamais montré celui-ci même à une personne proche de moi ni au moine servant âgé. Telle est la maxime de la Loi donnée par les éveillés et les patriarches. Cependant, de temps à autre, moi, Gensu, me rends au palais de la ville et, lorsque je dormais au palais afin de rencontrer le préfet de la province Chi, je fis un rêve. Un moine éminent, qui devrait être le maître zen Höjô du mont des Grands Pruniers, dit en soulevant une branche de Prunier : "S'il est déjâ venu de loin une personne authentique par bateau, n 'épargnez pas les fleurs." En disant cela, il m'offrit les fleurs de prunier. Gensu chanta spontanément au milieu du rêve : "Si cette personne n'a pas encore franchi le bord du bateau, je lui donnerai volontiers trente coups de bâton."  Et pourtant, à peine cinq jours passés, je vous rencontre, mon vieux frère et, de plus, vous êtes arrivé de loin par bateau. Cet acte généalogique est également écrit sur un tissu de soie orné de fleurs de prunier en filigrane. C'est ce que le maître du mont des Grands Pruniers m'aurait enseigné. Puisque tout cela correspond au rêve, voilâ que je l'ai sorti. Mon vieux frère, désirez-vous devenir mon successeur de la Loi ? Si tel est le cas, je n 'hésiterai pas à vous l'accorder »
27. Dôgen ne savait plus quoi faire bouleversé par sa foi et son émotion. Tandis qu'il m'aurait fallu solliciter l'acte généalogique, je ne fis que vénérer (l'abbé), lui faisant offrande en brûlant de l'encens et me prosternant. Y était
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présent alors le moine servant en charge de l'encens appelé Hônei. Celui-ci dit que c'était la première fois qu'il voyait l'acte généalogique. Dôgen pensa intérieurement : sans la grâce accordée secrètement par les éveillés et les patriarches, il est encore impossible de voir et d'entendre cet événement. N'étant qu'une personne non éclairée venue d'une région écartée, par quel bonheur, ai-je pu avoir la chance de le voir ? Des larmes de joie mouillèrent les manches de mon vêtement. Un silence profond régnait dans la salle de Vimalakîrti, la salle de l'abbé, etc., alors complètement désertes.
28. L'acte généalogique en question était écrit sur un tissu de soie blanc orné en filigrane de fleurs de prunier tombées par terre. Il mesurait environ dix pouces de long, et plus de six pieds de large. Le bâtonnet de reliure était doré, et la couverture était en brocart.
29. Sur le chemin de retour du mont Tendai au mont Tendô, Dôgen passa la nuit dans la chambre des pèlerins34 du temple Goshô du mont des Grands Pruniers. Lâ, je fis un rêve surnaturel : le patriarche Daibai [752-839] ; Daibai : ‘grands pruniers’ en chinois] vint m'offrir une branche de prunier en fleur. La vision du patriarche est le signe le plus auguste. Cette branche de prunier en fleur mesurait environ un pied de large et un pied de long. Comment ces fleurs de prunier ne seraient-elles pas fleurs d'Udumbara ? La vérité réelle doit être la même tant au milieu du rêve qu'au milieu de l'éveil. Jusqu'â présent, Dôgen n'a raconté à personne (cet événement) ni durant son séjour en Chine sous la dynastie des Song, ni après son retour au Japon.
 
30. Maintenant, dans notre lignée de Tôzan, la manière d'écrire l'acte généalogique est différente de celle de chez Rinzai, etc. Il s'agit du (document) qui était caché dans la doublure du vêtement des éveillés et des patriarches et que le haut patriarche Seigen écrivit en toute intimité devant le bureau du mont Sôkei avec son sang pur jailli du doigt afin de le transmettre avec justesse. Il est dit que, pour écrire ce document transmis, (Seigen) mélangea le sang de son doigt avec le sang du doigt de Sôkei. Il est dit que ce rituel de mélange de sangs se fit également entre le premier et le deuxième patriarche. Sur ce document, on n'écrit pas : « Voici mon enfant qui a étudié auprès de moi », etc., mais on y mentionne la multitude des éveillés et les sept éveillés du passé. Telle est la manière de l'acte généalogique transmise. S'il en est ainsi, sachez-le, le sang chaud de Sôkei se mélangea respectueusement et harmonieusement avec le sang de Seigen, et le sang de Seigen se mélangea intimement et harmonieusement avec le sang parental de Sôkei. Ainsi, c'est seulement le haut patriarche, grand maître Seigen qui obtint face à face (avec Sôkei) le sceau de l'Éveil attesté. Cela n'est pas à la portée des autres
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patriarches. Ceux qui connaissent cet événement disent que c'est seulement à Seigen que la Loi de l'Éveillé a été transmise avec justesse.
31. Mon ancien maître, ancien éveillé, grand maître, abbé Tendô m'enseigna : « Chez la multitude des éveillés, il y a toujours la succession de la Loi. Je veux dire que l 'Éveillé-Shâkyamuni succéda à l'éveillé Kassapa dans la Loi ; l’éveillé Kassapa succéda à l'éveillé Konâgamana dans la Loi ; l'éveillé Konâgamana succéda à l'éveillé Kondanna dans la Loi. C'est ainsi que la succession se perpétue d'un éveillé à un éveillé jusqu'â nos jours ; recevez-le avec foi. Cela n 'est autre que la Voie dans laquelle on étudie l'Éveillé. » Dôgen dit alors : « C'est après que l'éveillé Kassapa fut entré dans le Nirvâna que l'Éveillé-Shâkyamuni apparut dans ce monde et réalisa la Voie. à plus forte raison, comment la multitude des éveillés de l'éon présent de la Sagacité pourrait-elle succéder dans la Loi à la multitude des éveillés de l 'éon de l'Ornementation majestueuse ? Je vous prie de m 'expliquer quel est ce principe de la Voie »
32. Mon ancien maître dit : « Ce que tu dis est une compréhension appuyée sur l'écoute des dogmes. C'est la voie des dix saints et des trois sages, non la Voie des éveillés et des patriarches transmise d'un héritier à un héritier. Notre Voie transmise mutuellement d'un éveillé à un éveillé n'est pas ainsi. En vérité, l 'Éveillé-Shâkyamuni succéda à l'éveillé Kassapa dans la Loi, voilâ ce que nous avons appris, et nous l'étudions. C'est après que l'Éveillé-Shâkyamuni eut reçut la succession de la Loi que l'éveillé Kassapa entra dans le Nirvâna. Si l 'Éveillé-Shâkyamuni n 'avait pas succédé à l'éveillé Kassapa dans la Loi, il serait comme une personne hors de la Voie, naturaliste. Qui croirait en lui ? Un éveillé a ainsi succédé à un éveillé dans la Loi, et cela de génération en génération jusqu'â nos jours. Chacun des éveillés est un successeur authentique sans qu'il ne soit enchaîné, ni entassé avec les autres. Nous l'étudions, c'est justement ainsi qu'un éveillé succède à un éveillé. Cela ne doit concerner ni la mesure des éons, ni la mesure de la longévité dont parlent les Âgamas. Si l'on disait que (la succession de la Loi) se pratique seulement depuis l'Éveillé-Shâkyamuni, il ne s’agirait que d'une affaire de deux mille ans à peine, ce qui n’est pas ancien. Il n'y aurait alors qu'une quarantaine de générations qui se seraient succédées ; il faudrait dire que c'est récent. Pourtant, cette succession de l'Éveillé en question n 'est pas ainsi. Nous l'étudions, l 'Éveillé-Shâkyamuni succède à l 'éveillé Kassapa dans la Loi, et l'éveillé Kassapa succède à l 'Éveillé-Shâkyamuni dans la Loi. Quand nous étudions ainsi, la succession de la Loi est vraiment telle qu'elle est pratiquée chez la multitude des éveillés et la multitude des patriarches. » C'est à ce moment-lâ que non seulement Dôgen reçut pour la première fois avec respect le fait qu'il existe la succession de la Loi chez les éveillés et les patriarches, mais aussi il se dépouilla du vieux gîte où il s'abritait jusqu'alors.

Annexe 3. Table de The Golden Chain of Naqsbandi Sufis

avec compléments et adjonction de la branche occidentale :


page Nom Dates compléments 60


4 Préface

10 1 Prophet Mohammed

29 Hajra Salman Farsi 35AH

34 Hajrat Imam Quasim

36 Hajrat Jafar Sadik 702-765

41 Hajrat Abu Yazid Bistami ?-875

52 Hajrat Abul Hasan Khirqani 963-1033

62 Hajrat Abul Quazim Gurgani 988-1058

67 Sheikh Abu Ali Farmadi Tusi 402AH-477AH

71 Khwaja Yusuf Hamadani 440AH-535AH

75 10 Hajrat Abdul Khaliq Ghujdawani 11e-12e s.-575AH

83 Khwaja Arif Rewakari 1156-1219/20

86 Kwaja Mahmud Inzir Faghnavi 1231-1317

89 Kwaja Ali ar-Ramitani 585AH-1315ou21

94 Kwaja Muhammad Baba as-Samasi 1195 ?-1354 ‘â 150ans’ ( ?!)

97 Hajrat Sayyed Amir Kulal 1277/78-1370

100 Shah Baha’uddin Naqshband 1317/78-1389

109 Shah Alauddin al-Attar 1332-1400

114 Hajrat Yakub al-Charkhi 1360/61-1447

118 Kwaja Ubaidullah al-Ahrar 1404-1490

127 20 Kwaja Muhammad az-Zahid 1448-1529

131 Hajrat Shah Dervish Muhammad 1443-1562

136 Kwaja Muhammad al-Amkanki 1512/13-1600

141 Hajrat Muhammad al-Baqi Billah 1562-1603 passe en Inde

154 Sheikh Ahmad al-Faruqi 1564-1624 ‘...al-Faroqi as-Sahindi’ le ‘Mujaddid

165 Kwaja Muhammad al-Masum Raza 1598-1688

169 Sheikh Muhammad Saifuddin 1640-1686

172 Hajrat Nur Muhammad al-Badaquni 1664-1723

176 Hajrat Shamsuddin Habib Allah 1700-1781 Janjana al-Mazhar

185 Maulvi Shah Naimullah Bhairaechi ?-1801

187 30 Hajrat Shah Muradullah ?-1830 â 82 ans

189 Hajrat Abul Hasan Naseerabadi 1790â1800-1854

192 Maulvi Ahmad Ali Khan ?-1889

197 Maulana Fazl Ahmad Khan 1837-1907 ‘Hujur maharaj

Transfert à deux frères indiens non musulmans, Ramchandra et Raghuvar.

La filiation musulmane se poursuit par ‘le sufi’ Gani Khan

de grande influence sur Radhamohan et présenté à ‘Ms. Lilian’

- deuxième transfert hors des Indes et à une femme.

210 Maulvi Abdul Gani Khan 1867-1952 ‘le sufi’ à Bhogaon

214 Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj 1873-1931 ‘Lalaji’

231 Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj 1875-1947 ‘Chachaji’

238 Mahatma Shri Brijmohan Lalji 1898-1955 à Lucknow

243 Mahatma Radhamohan Lalji 1900-1966 2e fils de Raghuvar

INDE FRANCE 61

| |

| Lilian Silburn 1908-1993

| 40 Jacqueline Chambron

249 Mahatma Jagmohan Narayanji 1901-1944 2e fils de Ramchandra

253 Dr. Chaturbhuj Sahayji 1883-1957

257 Paramsant Thakur Ramsinghji 1898-1971

268 Mahatma Shri Ramchandraji 1899-1983 ‘Babuji M.’ >Ram Chandra mission62

272 Mahatma Dr. Chandra Guptaji 1916-1991 disciple de Radhamohan

284 Mahatma Shri Krishna Kumar Guptaji 1943-2005

291 fin d’ouvrage



Crédit photo: Bibliothèque nationale de France (manuscrit, Arabe 6094)

Annexe 4. Diverses chaînes


Cette filiation de base laisse de côté les divergences ou même des convergences qui constituent autant de filiations secondaires63.

Elle doit s’associer à des notices individuelles. On se limite ici, à la suite de noms parfois incomplets, à la date de décès « d.xxxx » et le lieu où se trouve la tombe « b[uried].xxxxx »

Bibliogr. :

Alg ALGAR H., « A brief history of the Naqshbandi order », , Varia turcica XVIII, Naqshbandis…, Actes de la Table Ronde de Sèvres…, 1985, éd. Isis, Istanbul-Paris, 1990.

cette réf. ajoutée en 2007 reste à exploiter !

Bng BENNIGSEN A. …, Le soufi et le commissaire, les confréries musulmanes en URSS, Seuil, 1986 (principaux lieux saints d’Asie Centrale, carte pp. 216ss.).

Bsk BASUK B. B., Laksvedhi genealogy, Mathura, 1986.

Bhl BUEHLER A.F., Sufi Heirs of the Prophet, The Indian Nadshbandiyya and the rise of the mediating sufi shaykh, Univ of South Carolina 1998 (Mujaddidi genealogy pp.76-77).

her The Heritage of Sufism, 3 vol. ed. by LEWISOHN, 1999.

Molé MOLé M., « Autour du Daré Mansour », Revue des Etudes Islamiques.

Mjb MUJEEB M., The Indian Muslims, Allen, 1967

Rz-his RIZVI S.A.A., A History of Sufism in India, Munshiram, 1983 (tome II).

Rz-Az RIZVI S.A.A., Shah ‘Abd Al-‘Aziz, Ma’rifat Pub., Canberra, 1982.

Shr SHARDA, Sufi thought, its development in Panjab…, Munshiram, 1974.

Sch SCHIMMEL A-M, Mystical dimensions of Islam, Univ. of North Carolina, 1975.

Trm TRIMINGHAM J. S., The Sufi orders in Islam, Oxford, 1971 (nombreux diagrammes de filiations)

Hmd HAMADANI, Les Tentations métaphysiques, trad. C . Tortel, Deux Océans, 1992 (diagramme de filiations p.319)

Sources et conventions :

Chaîne Naqshabandiyya :

Selon

Trm (diagrammes des pp. 30a et 93),

Bsk (notices dont on reprend les numéros),

Rz-his (volume II chapitre Naqsb.),

Molé (tableau p. 65)

Bhl64 (fig.3 p.76)

Leurs apports sont différencié par :

Rien pour T(rm)

[] pour B(sk)

{} pour R(z-his)

// pour (Molé)

## pour Bhl

On introduit des numéros ou pointeurs donnant l’ordre de succession ou générations.

Ils comportent une lettre pour différencier les membres d’une même génération. 

Le sigle > indique la filiation, & indique le parallélisme (disciples d’un même maître).

On peut ainsi rendre compte de divergence ou convergence â l’aide d’une notation dense : par ex. « 4>5a&5b », « 7&8>9 ».

Romain : individus

Italiques : les associations 

Gras : individus ou associations importants de la filiation de base

Souligné : filiations secondaires divergentes non développées ci-après

Chaîne Naqshabandiyya

/Sufi65 / >


/Muhammad/

/ …66 /

/Maruf Kharkhi/

/Sari Saqati/

6b /Junaid Baghdadi/ >

/Abu Ali Rudabari/ >

/Abu Ali Katib/ >

7b /Abu Qasim Karrakani/ >


Malamati67 >


6 Bistami [6 Bastami d.970b.Bastam] // >


Khurasanian tradition >


7 Abu’l-Hasan Ali al-Kharaqani d.1034 [7 Khirqani b.Khirqan]// >

[7> 8 Gurgani d.1047b.Gurgan]


8a Abdallah al-Ansari d.1089 &

8b Abu Ali al-Farmadhi d.1084 [7&8 >9 Farmedi Tausi b.Taush]> /A A F/


9a Abu Hamid al-Ghazali d.1111 brother of Ahmad (the philosopher) himself master of Ain al-Qudat al-Hamadani killed 1131 etc… Voir Tri) &

9b Yusuf ibn Ayyub al-Hamadani d.1140 T p.53 [9 >10 Hamdani b.~Maru]/A Yakub Yusuf H/


9b>

10a ? &

10b ? >>>> Shaikh Zahid=Ibrahim ibn Rushan d.c.1296 Voir Tri > …> Khalwatiyya, Safawiyya etc. &

10c Ahmad al-Yasavi Yasaviyya Voir Tri >…> Bektashiyya


10a>

11 Abd al-Khaliq al-Ghujdawani d.1220 [11 Abdul Khaliq Gizdbani d.1177b.Gizdban]// >

Khawajaganiyya


[11 > 12 Khuaja Arif Revagiri d.1217b.Revagiri~Bukhara]/A Regawari/

[11&12 > 13 Khuaja Mahamood Abul Khair Faghanavi d.1313b.AnjeerFaghni]/Anjir Faghnawi/

[13 > 14 Khuaja Ali Azizan Ramteeni d.1329b.Khuarzam]/A A Ramatini/

[14 > 15 Muhammad Baba Samasi d.1352b.Sammas]/M B Sammasi//

[15 > 16 Khuaja Syed Amir Kulal d.1369b.Sokhmar~Sammas]//

17 Baha’ad-din an-Naqshabandi d.1389 (Naqshabandiyya)[15&16>17 K. Baha Uddin Naqs. b.Buckara]>

Naqshabandiyya


18a Ala’ad-din al-Attar d.1400 [17>18 K. Ala Uddin Attar d.1397b.Zafania] &

18b al-Jurjani d.1413 &

18c Ya’qub Jarkhi/Charkhi d.1447 [18>19 Yaqoob Charkhi d.1444b.Balafnoor]


18a & 18b >

19 Sultan ad-din Sa’d ad-din M. al-Kashgari d.1455


18c &19 >

20a Jami d.1492 &

20b al-Ahrar d.1490 [19>20 K. Ubedullah Nasiruddin Aharar d.1486b.Samarqand]{R174-180 disciples R180-187}


20b>

21a … Central Asia &

21b Alahi of Simaw …Turkey &

21c Muhammad az-Zahid [20>21 Maulana Muh. Zahid d.1520b.Bahish~Bukhara]


21c>

22 Darwish Muhammad [21>22 Maulana Muh. Darvesh d.1560b.Kash]>

23 Ahmad Al-Amkangi [22>23 (fils) K. Muh. Umkanki d.1596b.Imkinki]{R187}>

24 M. Baqi’bi’llah d.1603 [23>24 K. Muh. Abdul Baqi Billah d.1603b~NewDelhi]{R187-193 disciples R193-195 sons R249…}>


{sons :

{25e Khwaja Ubaidu’llah or Kh.-i Kalan R249}

{25f Kh. Abdu’llah or Khwurd (‘the younger’) R249-250

> Shaikh Abu’r Riza d.1690 R250,

brother Shah Abdu’r-Rahim (begins Khwurd then under Abu’l-Qasim Akbarabadi) R251/2

> son Shah Waliu’llah d.1762 R252/9,

> son Shah Abdu’l-Aziz d.1824 R259-260 & RAAentier > … Voir R 263

other son Shah Rafi’u’d-Din d.1818 RAA544-549}


disciples :

25a Husam ad-din b. Baqi’bi’llah d.1633 {Khwaja Husamu’d-Din Ahmad d.1633 R193-195b.Agra}&

25b Taj ad-din ibn Zakariya d.Mecca 1640 {R196}&

25c Alahdad d.1640 &

25d Ahmad Faruqi Sirhindi d.1625 [24>25 Imam …Shaikh Ahamad F. Sirhindi d.1624b.Sirhind~Ambala]{R196-223 Khalifas R223-241 Sons R241-243}# d.1624 Bhl p.76#


25d>

26a Muh. Sa’id Masum [25>26 K. Muh. Masum d.1668b.Sirhind] {R217, 243-} …

Mujaddidiyya, Zubairiyya, Mazhariyya &

26b ? >> Ahsaniyya, Alamiyya etc. &

26c ? >> Murad b. Ali d.1720 Muradiyya (Syria)


{26a> (6 sons)

{27a Shaikh Muh. Sibghatu’llah d.1708/9 R244} &

{27b Hujjatullah R244 d.1703}

{27c Muh. Ubaidu’llah d.1672 R244}

{27d Khwaja Muh. Ashraf d.1705/6}

{27e Shaikh Saifu’d-Din d.1685 R244} [26(a)>27 (fils) Shaikh Shaifuddeen d.1686]

{27f Shaikh Muh. Siddiq d.1718 R244}


{27b>

{ (son) Shaikh Muh. Zubair d.1740b.Sirhind R245 > …Mir Dard }


{27e>

[27(e)>28 Noor Muh. Buduni d.1723b.Delhi]{28 Saiyid Nur Muh. Bada’uni d.1723 R246}


[28>29 Mirza Mazahar Jan Janan d.1779b.Delhi]{29 Mirza Jan-i Janan Mazhar killed1781 R246-247}


{29>

{30a Qazi Sana’u’lah of Panipat d.1810 at Panipat R247}

{30b Maulawi Na’imu’llah from Bara’ich d.1803 R247}[29>30 Ullah Shah Behraichi d.1801b.Behraich]

{30c Maulawi Sana’u’llah Sambhali (learned under Shah Waliu’llah) R247}

{30d Maulawi Alimu’llah Gangohi}

{30e Shah Abdu’llah or Shah Ghulam Ali Dihlawi d.1824 b.Delhi > Shah Abu Sa’id d.1835 …R248-249 ; studied under Abd al-Aziz (son of Wali Allah) then disciple d.1824, RAA549-558}

{30f Ghulam Yahya d.1772, RAA543}

{30g Shah Rafi al-Din cited before as son of Shah Wali-Allah, d. ?}

{30h Qadi Thana ‘Allah Panipati d.1829, RAA558-573}


[30(b)>31 Ullah Shah (Lucknow) d.1830b.Lucknow]

[31>32 Syed Abul Hasan Nasirabadi d.1854b.Nasirabad]

[32>33 Haji Ahamad Ali Khan Mau Rashidabadi Kaimbanj ‘Khalifa ji’ d.1889b.~Kuberpur(Kaibanj)]

[33>34 ‘Huzoor Maharaj’ Fazal Ahamad Khan Raipuri d.1907b.Raipur]

[34>35 Maulana Maulvi Vilayat Husain Khan Raipuri d.1937b.Raipur]

[35>36 Maulvi Alhaj Shah Abdul Ghani Khan Afridi ‘head master at Bhaugaon’ d.1952]


Réseau malamati-hallajien :

Selon Hmd (diagramme p.319) montrant la filiation malamati-hallajienne de Hamadani

1a Dhu al-nun d.860

1b Abu Sa’id Kharraz d.896

1c Sahl al-Tustari d.896

1d Bayazid Bastami d.875

1e Yahia b. Ma’adh Razi d.872

1c>

2a Mansur Hallaj d.922

(2b Junaid d.910

(2c Nuri d.907

(2d Ibn Ata d.922

(2e Ruwaym d.915

2a>

3 Shibli d.945

4 Nasrabadhi d.975 (H)

5a Abu Ali Daqqaq d.1016

5b Sulami d.1021 (H)

5b>

6a Qushayri d.1073 &

6b Abu Sa’id d.1049 (H)

6c Gorgani (& 6a & 6b) (H)

1d>

6d Al-Kharaqani (& 6b, & 6e)

6e Ansari d.1088 (H)


6a & 6c>

7a Abu Ali Farmadhi d.1084 (H)

6b & 6c>

7b Abu Bakr Nassaj

7a >

8a Abu Hamid Ghazali d.1111 &

8b Al-Bosti d.av1092

8b >

9a M. b. Hamuya al-Juwayni d.1137

7a & 6d >

8c Ahmad Ghazali d.1126 (H)

8d Baraka d.1129 (H)

8c & 8d >

9b Ayn al-Quzat Hamadani d.1131 (H) (& 9a)

8c >

10 Abu Najib Sohrawardi d.1168 >

11 Mu’in al-din Tchishti d.1236 (H)


TABLE DES MATIèRES

Table des matières

CONTENUS DE CE DOSSIER DE SOURCES [Rappel] 2

TABLE LIMITÉE À SES PREMIERS NIVEAUX 5

4. FILIATIONS 7

Autour du Daré Mansour : 9

L’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband (Marijan Molé) 9

Source 36

Une branche Naqsbandi-Mujaddidi dans le contexte Hindou (T.Dahnhardt) 37

Préface 39

Introduction 40

Les Maîtres de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya Mazhariyya Na'imiyya 46

Sheikh Mîrzâ Jân-i Jânân (1111/1701-1195/1780) 46

Mirza 'Mazhar' Jân-i Jânân : Vie et pensée 51

Shah Na'îm Allâh Bahrâichî (1153/1740-1218/1803) 76

Shah Murâd Allâh Thânesarî Fâruqî Mujaddidî (1166/1752 1248/1833) 82

Savyid Maulânâ Shâh Abûl Hasan Nasîrâbâdî (1198/1784-1272/1856) 86

Maulânâ Khalîfat al-Rahnam Ahmad ‘Alî Khân Mâû Rashîdâbâdî (d. 1307/1889) 94

Maulânâ Shâh Fadl Ahmad Khân Râ'îpurî (AD 1838-1907) 105

Mahâtmâ Râmcandrajî Mahârâj (AD 1873-1931) 112

Mahâtmâ Paramsant Brja Mohan Lâl Mahârâj (AD 1898 – 1955) 128

The Golden Chain of Naqsbandi Sufis (R.K. Gupta) 139

« The_Golden_Chain.pdf » avec images téléchargeable 139

Preface 140

Shah Baha’uddin Naqshband (-1389) 147

Hajrat Muhammad al-Baqi Billah (Rah.) 156

Khwaja Baqi Billah 172

Disciples of khwaja Baqi Billah 181

Sirhindi le « Mujaddid » -1624 = Sheikh Ahmad al-Faruqi 190

Hajrat Shamsuddin Habib Allah (al-Mazhar) -1781 204

Hujur Maharaj = Maulana Fazl Ahmad Khan (Hujur Maharaj - 1907) 213

Le Sufi’ = Maulvi Abdul Gani Khan (‘le Sufi’ - 1952) 227

Lalaji’ (Ramchandra) = Mahatma Shri Ramchandraji Maharaj (-1931) 231

Chachaji’ Raghuvar = Mahatma Shri Raghuvar Dayalji Maharaj (-1947) 251

Mahatma Shri Brijmohan Lalji 258

Radhamohan ‘Le Guru’ = Mahatma Shri Radhamohan Lalji (-1966) 263

5. QUATRE MYSTIQUES ANCIENS 271

SULAMI 272

La lucidité implacable 272

Principes des Hommes du Blâme 284

SOURCE 304

BIBLIOGRAPHIE 304

ETUDE [Roger Deladrière] 304

IBN ‘ARABI 310

Traité de l'amour 311

CHAPITRE I FONDEMENTS DE L’AMOUR 312

CHAPITRE II LES QUATRE DÉNOMINATIONS DE L'AMOUR 328

CHAPITRE III LES EFFETS DE L'AMOUR 332

CHAPITRE IV DE L'AMOUR DIVIN 348

COMPLÉMENT A L'AMOUR DIVIN 355

Le Traité de l'Unité 368

JÂMI 386

Les Jaillissements de Lumière 386

AU NOM DE DIEU LE CLÉMENT LE MISÉRICORDIEUX 386

Invocations 387

Avant-propos 388

Première illumination 389

Deuxième illumination 390

Troisième illumination 391

Quatrième illumination 391

Cinquième illumination 392

Sixième illumination 393

Septième illumination 395

Huitième illumination 396

Neuvième illumination 397

Dixième illumination 397

Onzième illumination 398

Douzième illumination 398

Treizième illumination 399

Quatorzième illumination 400

Quinzième illumination 400

Seizième illumination 401

Dix-septième illumination 403

Dix-huitième illumination 405

Dix-neuvième illumination 407

Vingtième illumination 408

Vingt et unième illumination 408

Vingt-deuxième illumination 410

Vingt-troisième illumination 412

Vingt-quatrième illumination 412

Vingt-cinquième illumination 415

Vingt-sixième illumination 417

Vingt-septième illumination 422

Vingt-huitième illumination 423

Vingt-neuvième illumination 424

Trentième illumination 425

Trente et unième illumination 426

Trente-deuxième illumination 426

Trente-troisième illumination 427

Trente-quatrième illumination 428

Trente-cinquième illumination 429

Trente-sixième illumination 430

Conclusion 431

§ 434

SOURCE 434

INTRODUCTION [Yann Richard] 434

Jâmi et son temps 434

Jâmi et le soufisme Naqsbandi 436

Chinese Gleams of Sufi Light 441

Foreword 441

Gleams 442

Introduction 442

Whispered Prayer 443

Preface 444

THE FIRST GLEAM 445

THE SECOND GLEAM 445

THE THIRD GLEAM 446

THE FOURTH GLEAM 447

THE FIFTH GLEAM 448

THE SIXTH GLEAM 449

THE SEVENTH GLEAM 450

THE EIGHTH GLEAM 451

THE NINTH GLEAM 451

THE TENTH GLEAM 452

THE ELEVENTH GLEAM 452

THE TWELFTH GLEAM 453

THE THIRTEENTH GLEAM 453

THE FOURTEENTH GLEAM 454

THE FIFTEENTH GLEAM 455

THE SIXTEENTH GLEAM 455

THE SEVENTEENTH GLEAM 456

THE EIGHTEENTH GLEAM 458

THE NINETEENTH GLEAM 460

THE TWENTIETH GLEAM 460

THE TWENTY-FIRST GLEAM 461

THE TWENTY-SECOND GLEAM 463

THE TWENTY-THIRD GLEAM 464

THE TWENTY-FOURTH GLEAM 464

THE TWENTY-FIFTH GLEAM 466

THE TWENTY-SIXTH GLEAM 467

THE TWENTY-SEVENTH GLEAMS /51 471

THE TWENTY-EIGHTH GLEAM 472

THE TWENTY-NINTH GLEAM 473

THE THIRTIETH GLEAM 473

THE THIRTY-FIRST GLEAM 474

THE THIRTY-SECOND GLEAM 475

THE THIRTY-THIRD GLEAM 475

THE THIRTY-FOURTH GLEAM 476

THE THIRTY-FIFTH GLEAM 477

THE THIRTY-SIXTH GLEAM 478

Postscript 479

Notes to pp. 109-125 480

DARQAWI 489

Extraits de Lettres 489

Introduction [ Titus Burckhardt] 489

EXTRAITS DES LETTRES DU SHEIKH AL-`ARABI AD-DARQAWI 491

TEXTES MYSTIQUES ASSOCIéS DE TRADITIONS EN TERRES MUSULMANES CHRéTIENNES ET INDIENNES 542

6. DEUX MYSTIQUES EN RELATION 543

Lilian Silburn et son maître 543

AVANT-PROPOS 544

ENFANCE ET JEUNESSE 545

Les études 545

Lilian en société 546

Note sur les « trous » 548

1949 Départ en Inde 549

Précisions de Lilian sur la nature de ses « notes » 549

RENCONTRE AVEC LE GURU 553

Bain dans le Gange 554

Lettres aux amis 555

Je suis venue en Inde… 559

Les Maîtres de la lignée 568

Huzur Maharaj/2 569

Anecdote : Huzur Maharaj et la prostituée/4 569

Le soufi/1 571

Chachaji/1 573

Le guru/1 576

Lilian et le guru 1950-1966 578

1950 579

Extraits des lettres du guru 579

Extraits de lettres de Lilian au guru 583

Extraits du journal de Lilian 584

Réflexions personnelles 589

Lilian rencontre le soufi 592

1951 594

Extraits des lettres du guru 596

Extraits du journal de Lilian 599

Un poème chanté par le guru 600

Réflexions de Lilian 601

1952 601

Extraits des lettres du guru 603

Extraits du journal de Lilian 605

Extraits de lettres à Serge Bogroff 607

Mort du soufi 607

Après l’annonce de la mort du soufi 608

1953 610

Extraits des lettres du guru 611

Extraits du journal de Lilian 613

Extraits de lettres 613

1954 614

Extraits des lettres du guru 618

1955 620

Extraits des lettres du guru 622

Extraits du journal de Lilian 624

Extraits de lettres de Lilian 626

1956 627

Extraits des lettres du guru 629

Extraits de lettres de Lilian 633

Notes personnelles 634

1957 635

Extraits des lettres du guru 636

1958 639

Extraits des lettres du guru 640

Lettre de Lilian à une amie 643

1959 646

Extraits des lettres du guru 647

Une autre lettre 651

1960 652

Extraits des lettres du guru 653

1961 656

Extraits des lettres du guru 658

1962 661

Extraits des lettres du guru 661

1963 663

Extraits des lettres du guru 664

1964 666

Extraits des lettres du guru 668

Extraits des notes de Lilian 670

1965 671

Extraits des lettres du guru 673

Notes de Lilian 675

1966-1975 675

Extraits des lettres du guru 676

Mort du guru 679

APERÇU SUR LES SÉJOURS AU KASMÏR 682

Lakshman Joo /1 685

Les difficultés 688

Le pèlerinage d’Amarnath 690

LA VIE AU VÉSINET 691

Témoignage  /1 692

Mort de Louis Renou 694

Le travail 695

Les nouveaux amis 696

Extraits de lettres 698

Le thé 700

Le bhandara au Vésinet 701

1975 — Dernier voyage en Inde 705

[...] 707

En marge des travaux sur le sivaïsme 707

Promenade aux Ibis 708

[...] 708

Propos au fil du temps 708

L’élan, l’ardeur 710

Lilian s’impatiente parfois : 710

La prière 711

Effondrement du moi 711

[...] 712

La dimension mystique 712

Le guru 713

Nécessité du guru 713

L’aide d’un guide est indispensable à plus d’un égard/2 715

Différence entre le saint et le sadguru 719

Les rêves 719

Quelques rêves mystiques 721

Le monstre 721

L’examen 721

L’escalier en spirale 722

Le fil d’or 723

L’aigle blanc 724

La non-voie 725

Voie vivante 725

Voie de la transmission de cœur à coeur/1 726

Voie du silence 727

Voie du « surrender » /1 729

Voie de l’amour, voie du non faire 729

Voie sans prosélytisme 731

Voie de l’humilité 731

Voie universelle 731

Voie sans limite 732

ANNEXES 733

Annexe I. Querelles de succession 733

Conclusion : l’instant vécu caché et laisser dormir toute l’historique des formes inutiles. 735

A Sectarian deviation 735

Secte Sahaj Marg – Témoignage de Michael.doc  735

Introduction 736

LESSONS IN POWER Part 1: The Founder's Last Years 737

Lessons in power Part 2: Death Of The Master - Chari's Early Days 739

Lessons In Power Part 3: The Publishing Committee 740

Lessons In Power Part 4: Establishing New Principles 742

Lessons in Power Part 5: My Departure 743

Lessons In Power Part 6: Meeting Other Masters 746

Lessons In Power Part 7: My Recovery From SRCM 749

LESSONS IN POWER PART 8: ANALYSIS 751

UPDATE FEBRUARY 24, 2007 755

The Guru Persona 756

Hypothesis 759

Annexe 2. Dogen nous livre le vrai sens d’une filiation mystique 761

Annexe 3. Table de The Golden Chain of Naqsbandi Sufis 772

avec compléments et adjonction de la branche occidentale : 772

Annexe 4. Diverses chaînes 777

Bibliogr. : 777

Sources et conventions : 778

Chaîne Naqshabandiyya 779

Réseau malamati-hallajien : 784

TABLE DES MATIèRES 786

FIN 797





FIN





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1 Mais déjà ample et touffu ! - et en anglais - qui s’impose malgré les efforts d’amis traducteurs.

Les références des sources reprises sont citées au fil de mes notes en bas de pages. Elles s’ajoutent à leurs notes propres qui figurent en plein texte - en corps normal maigre pour les distinguer du texte principal en corps gras.

2 Ainsi l’historien reconnu Algar présentant un aperçu global de la Naqsbandiyya ne parvient pas à expliquer l’importance donnée à un dikr pratiqué silencieusement : cette particularité de la Naqsbandiyya est très généralement reconnue et affirmée mais en fait elle s’avère peu pratiquée de nos jours : pourquoi ?

3 Ainsi pour l’interprétation en faveur ou contre l’attitude conservatrice de Sirhindi qui met au premier plan le respect de la sha’ria en doutant de la vision d’Ibn Arabi : cette intransigeance traditionnelle rendant toute adaptation difficile fut-elle nécessaire ? Oui, si l’on analyse les oeuvres composites de Dara Shikoh, le fils aîné d’Akbar, et de ses aides qui tentent une nouvelle approche religieuse ? Non si l’on considère l’involution conservatrice sous le règne d’Aurangzeb.

4 On lira les récits du l’historien et journaliste écossais William Dalrymple. Parmi eux, la traduction Anarchie / L’implacable ascension de l’East India Company fait revivre la désintégration du grand empire Moghol conduisant à l’équivalent de la« guerre de trente ans » européenne étendue sur un siècle - l’Inde et le Pakistan ne s’en sont pas encore remis. The Anarchy (2019) offre une couverture très utile avant d’aborder le présent dossier ciblé.

5 Le lointain (pour nous) ‘quatrième’ monde boudho-taoiste ne figure qu’indirectement et une seule fois, de par distanciation culturelle – et incompétence : Dôgen  (1200-1250) apporte le nécessaire correctif à toute vision purement spatio-temporelle (historique/géographique) – limitée à la demi-hémisphère inférieure dans sa représentation traditionnelle symbolique (adoptée par Ibn Arabi). Le profond correctif sino-japonais du moine Dôgen est portée sur toute chaîne de transmission (il figure dans le présent tome dans la section de la silsila décrite comme ‘vrai sens d’une filiation mystique’).

6 ~760 pages en format A4, ~2 700 000 caractères sans espaces.

7 Des sources, des sélections en leur sein en conformité avec notre sujet, de (rares) suppressions de notes érudites.

8La filiation mystique inclut Abdul Gani ‘le Sufi’ m.1952 et la filiation de sang inclut Ramchandra ‘Lalaji’ m.1931. Les dates de disparitions donnent priorité mystique à Abdul Gani (comfortée par le respect de tous) devant ses disciples.

On comprend l’intérêt d’une union musulmane-indienne encore improuvée. C’est le beau souhait recherché par Dahnhardt et par la majorité d’indiens disciples. Facteurs à apprécier dans une évaluation incertaine sur les seuls indices enregistrés.

9 « Autour du Daré Mansour : L’apprentissage mystique de Baha' al-din Naqshband », Revue des études islamiques, 1957, 35-66. -  Référence reprise comme « SOURCES » en fin du présent texte - Il en sera de même pour les deux textes mystiques de ce dossier et pour ceux du tome associé II.

Marijan Molé est un auteur dont on recommande Les mystiques musulmans, PUF, 1965 parmi les innombrables présentations de sûfis - Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme […], Geuthner, 1961. - v. bibliographie de cet islamologue disparu trop tôt en ma possession, relevée à la B.N. par Ram.

J’introduis ici en parallèle avec l’apprentissage de Naqsband un texte de Simnânî sur le même thème, extrait de Molé, Les Kubrawiya entre sunnisme et shiisme que l’on vient de citer, p.101 :

« Sache que la walâya d'un nabî correspond à la force de son enfance tandis que sa nubuwwa correspond à sa maturité. Lorsque la walâya a atteint sa perfection, sa maturité a commencé ; il est ainsi entré dans la voie de la maturité et est devenu nabî. C'est la même walâya qui, arrivée à sa perfection, a acquis la force de la nubuwwa. La walâya du nabî n'est pas une personne différente de sa nubuwwa, pour en être séparée. Tant que la pâte n'est pas cuite, personne ne l'appelle « pain » ; et aucun ignorant ne dira que la pâte vaut mieux que le pain.

Ne vois-tu pas que, tant qu'il n'a pas atteint la perfection, le murîd est jour et nuit occupé à servir son shaikh et qu'il est physiquement à ses eôtés ? Certains jours il voit son shaikh dix fois. Il est son aide aux heures des ablutions, il entre dans sa clausure et le sert personnellement. Mais sa force est tellement dominée par lui que, même si un mur le sépare de son shaikh, au moment où il éprouve une difficulté, il peut lui demander, pour qu'il la résolve. Cela dure jusqu'à ce que sa force intérieure ait atteint sa perfection et qu'il puisse, où qu'il soit, tirer profit de la walâya du shaikh et que ce profit puisse être transmis aux hommes. Le shaikh lui ordonne : « Vas dans telle ville guider les hommes ! » Sur l'ordre du shaikh il s'en va et s'occupe de guider les hommes. Un autre murîd, fraîchement arrivé, prend sa place et sert le maître. Quel homme raisonnable considérerait ce murîd nouveau supérieur à celui qui s'occupe de guider les hommes, parce que, aussi longtemps qu'il a servi tous les jours le shaikh, son intérieur était meilleur que maintenant où il s'occupe de diriger les hommes ? Évidemment pas, en ce temps là son intérieur était si faible que lorsqu'il échangeait quelques mots avec quelqu'un, il s'en préoccupait et perdait le plaisir de ses rapports avec le shaikh et de son service. Il devait en conséquence être physiquement présent pour pouvoir jouir de la contemplation du shaikh. Lorsqu'il a acquis la force lui permettant de se trouver toujours, où qu'il soit, en présence du shaikh et de jouir de sa contemplation, il n'est pas privé de la puissance du shaikh ni de la jouissance de ses rapports avec lui de quel travail ou de quelle personne qu'il s'occupe. Il lui soumet toutes les difficultés qui surgissent où qu'il soit, alors qu'autrefois il fallait qu'il soit dans la clausure où à un endroit où il ne pouvait le voir. Il possède de façon plus parfaite tout ce qu'il possédait autrefois, et plus que cela. Sur l'ordre du shaikh, il a une autre occupation et appelle à Dieu les autres hommes, les amenant dans la voie de son shaikh. Comment ne serait-il pas meilleur et sa position plus élevée ?
Semblablement, les gens du commun et ceux qui vivent dans le siècle, savent bien que le degré du chambellan n'est pas plus élevé que celui du ministre [...].

10Omission des 147 notes justificatives donnant les sources de cette étude ainsi que du Tableau donnant l’îsnâd initiatique de Naqsband.

11!

12Discutable et discuté !

13 Références bibliographiques :

Thomas Dahnhardt, Mutation et Continuité dans le Soufisme Indien / Une branche Naqshbandi-Mujaddidî dans le contexte Hindou, Traduction française par Ram, Serge Acchiardi, Léo Centofanti [Lulu.com – déposé a la SGDL]

Traduction de : Change and Continuity in Indian Sûfîsm, Islamic Heritage in Cross-Cultural Perspectives, Thomas Dahnhardt, D.K.Printworld Ltd,New Delhi, 2002, 2007


14Reproduction de la traduction française du premier chapitre couvrant la première des deux filiations étudiées. L’étude comprend quatre parties. Les notes sont incluses avec des abbréviations dont MqM (Maqâmât al-Mazhariyya), MuM (Ma’mûlât-i-Mazhariyya), etc. (v. liste p. XVII de l’ouvrage de Dahnhardt).

15Souvent connue en Occident sous le nom de « révolte des Cipayes ».

16!

17! avant Huzur

18mystique

19Lu, excellent

20Explication intérieure préférable.

21Approfondissement mystique dans laVoie.

22Clair !

23?

24!

25Avec son frère cadet.

26‘Le guru’ par lequel est passé l’essentiel mystique. Chargé de la direction des disciples. Lilian lui fut présenté peu de temps avant sa mort. Devrait figurer dans la filiation en parallèle avec les deux frères hindous Ramachandra et Raghubar.

27! circuit court.

28Et le frère cadet ?

29Ici on s’écarte du silence requis dans notre pratique en France telle que transmise par L.S.

30Et c’est ce qui nous écarte vigoureusement d’une évolution aboutissant au dévoiement sectaire de la Ramchandra Mission (témoignage dans ce dossier). Et a écarté Dahnhardt.

31Qui n’est pas la nôtre.

32!

33mis en cause par la ‘sulfureuse’ Ramachandra mission, v. témoignage infra . Râmcandra de Shahjahanpur ne doit pas confondre avec son maître Râmcandra qui fait l’objet de la présente notice. Sans lien de parenté, il fut l’un de nombreux disciples.

34Ici on s’écarte de notre filiation passant par ‘le guru’ deuxième fils de Raghubar puis par L.ilian Silburn (diagramme en fin de filiation en anglais par R.K. Gupta - Je maintiens la notice relative au fils aîné pour finaliser le premier chapitre de Dahnhardt.

35?

36?

37?

38!

39?

40Difficultée de transfert en Inde qui sait ‘digérer’ les envahisseurs !


41Note omise par nos traducteurs Amis très soucieux d’éviter tout exposé pouvant suggérer une rivalité persistante : il s’agit de la note 238 dans l’édition anglaise de Dahnhard (ce dernier informé d’un seul côté). Nous la rétablissons :

« The break may have been caused by the jealousy of his younger brother, and is perpetuated in the continuing rivalry between their respective sons ; Without any need to go in further details of this querry of which I was a direct witness during my stay at Kanpur in winter 1995-6, il may be noted that theses symptoms of aparent decadence do not diminish the spiritual authority of Brja Mohan Lâl and his son and successor Omkar Nâth, but may throw some light on the Sufi guide of Irina Tweedie, the co-founder of the Golden Sufi cenre at London who unfortunately has contributed very negatively to the image of this order in the eyes of both Indian and Western scholar. »

The ‘younger brother’ est le père du ‘guru’ de notre filiation...

Voir sur le ‘guru’ l’exposé rédigé en anglais sous le titre Golden Chain of Naqsbandi Sufis en 2014 par R. K. Gupta. Voir infra sa notice « Radhamohan ‘Le Guru’ = Mahatma Shri Radhamohan Lalji (-1966) ».

Notre filiation par le sang passe par le frère cadet Raghubar et mystiquement par « le Sûfi » Hazi Maulana Abdul Ghani Khan Saheb 1867-1952. Ce dernier est souvent cité – par autorité il est consulté par les deux frères indiens à Bhogaon - mais il n’apparaît pas en titre dans la chaîne chez Dahnhardt ou Gupta puisque la filiation ne passerait plus par les frères indiens : filiation mystique  donc cachée, atteignant directement hors d’une filiation par le sang Radhamohan et Lilian Silburn présentée par ce dernier. En fait il n’est pas possible de représenter tout par une simple séquence linéaire, modèle royal limité.

42Version étendue pour la lignée depuis Mohammed, modifiée profondément pour la section consacrée à Radhamohan.


Cette version a été depuis peu éditée reliée, sous le titre : « Naqshbandi Sufis: the golden chain Prophet Muhammad to Indian Sufis », (Author: Gupta, R.K. - ISBN 13: 9789387587144 - ISBN 10: 938758714 - Year: 2018 - Pages etc.: xiv+396p., (110)b/w illus., 25cm. - Binding: Hardbound - Place of publication: Delhi Publisher: B.R. Publishing Corporation.)


Je m’en suis tenu à la forme antérieure titrée simplement « The Golden Chain of Naqsbandi sufis », impression lulu.com


43Version traduite en français par Léo Centofanti, édité HC sous Lulu.com


44Consulter également le site « www.sufisaints.net » aux bons parfums ! R.K. Gupta met libéralement en téléchargements « The_Golden_Chain.pdf » et d’autres textes en pdf non protégés.

45 Rizvi, Muslim revivalist movements in northern India, Chap.5 The Naqsbandis, Munshiram, New Delhi, 1965, 2014.

46On consultera l’histoire de ce temps par Rizvi qui n’est pas favorable à Masum. Son histoire « A socio-intellectual History of the Isna Ashari Shi’is in India Vol.1 and Vol2 équilibre l’admiration en fidèle Naqsbandi exprimée par Gupta. On ne devine pas chez l’historien très rigoureux, précis et fort large d’esprit, comment...

...originaire d’une famille shiite, « Athar Abbās Rizvi soon transformed from an agnostic into a godfearing mystic. He grew a beard, established a library and an Imāmbada in his Aligarh house, where he would return each Muharram during the last decades of his life. I very well remember Athar Sahib coming to my house for the majlis with a bundle of books wrapped in a red cloth. And till the start of majlis he would sit on a sofa with that bundle of papers, busy in making corrections. I once asked what was it? He said proofs of a book on the Indian Shias. He would also sometimes after the majlis go to where my father’s books were kept in our home library and sit there for hours. He would fast every thursday, recite ‘āmāl i Āshūr every week. He ultimately died in Mashhad, Iran and is now buried within the precincts of the Shrine of Imām i Reza, from whom he traced his descent. (témoignage October 25, 2020 by nadeemrezavi fils d’un proche de Rizvi).

47Tout ce texte suppose une expérience mystique profonde – sinon il y a certes un risque d’appropriation, d’où une méfiance justifiée de mystiques tel que certains Naqsbandis dont Sirhindi, etc. A développer si nécessaire mais hors note !

48Profond passage mais attention à l’usage dans la note 33 des termes « imagination » et « archétypes » - termes le plus souvent utilisés hors expérience mystique. Le texte d’Ibn ‘Arabi prête à risque si l’on oublie son état vécu non ordinaire qu’il tente de traduire avec grande acuité et par des poèmes. Faut-il interdire sa lecture ? De toute façon il reste suffisamment obscur !

49!

50oui

51!

52Abdul-Hâdî (John Gustav Agelii, dit Ivan Aguéli), Écrits pour La Gnose

comprenant la traduction de l'arabe du Traité de l'Unité / ARCHÈ / MILANO / 1988

53Lettres d'un maître soufi / LE SHEIKH AL-ARABi AD-DARQAWI / Traduites de l'Arabe par TITUS BURCKHARDT/ ARCHÈ MILANO 1978

54 Reprise ici trop extensive, qui reste à limiter de LILIAN SILBURN, UNE VIE MYSTIQUE [par JACQUELINE CHAMBRON], Éditions Almora, 43 avenue Gambetta, 75020 Paris, 2015.

55Reprise de quelques pages à choisir dans/avec Robert Bogroff, L’INSTANT MYSTIQUE dans l’oeuvre de Lilian Silburn, Aluna Éditions, 2022.

56« You would have to write your own Ramayana, Mahabharat and Gita; you would have to yourself become Ram and Krishna » et la suite ; cinquante-deux injonctions ! « Giving a shape to my autobiography and its publication would be meaningful only if it may inspire the coming generations to carry on this tradition. This should become our culture and it may expend far and beyond », etc. Et en dernière page : « Possessing all my hereditary qualities, this representative of mine... »  Stop !

57Et pouvant modifier un choix précédent non vérifié « sur le terrain ».

58? ! la pierre de touche

59?

60Issus de notre lecture des sections par R.K Gupta.

61Adjonction nôtre de la branche occidentale française.

(la forme révisée depuis ‘Yogis in silence…’ publié en 2001 enlève des citations extraites d’I. Tweedie et adjoint, p.245, la photo « Mahatma Shri Radamohan Lalji with Ms Lilian at the Samadhi of his father Chachchaji Sahab »).

62À la réputation ternie, voir infra « Secte Sahaj Marg – Témoignage de Michael.doc ».

63D.T. 03/00 exploration par association de sources

64 Bhl p.76 Fig.3 « Mujaddidi genealogy » : pbs posés par différences généalogiques ex. Mir Dard. Faire un arbre distinct du très riche tableau des branches divergentes (ce qui ne facilite pas la présentation séquentielle adoptée ci-après).


65 Filiation parallèle donnée par Molé : // ; influence toutefois indiquée chez Trm.

66 v. double filiation par Jafar al-Sadiq etc.

67 Filiation principale selon Trm et autres.


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