Témoins et leurs expériences Tome III de 1800 à nos jours
Témoins mystiques et leurs expériences
Près de cent-cinquante figures - attentives spirituellement ou pèlerins mystiques - sont regroupées par thèmes.
Pour faciliter la recherche, la table détaillée des matières en fin d’ouvrage est précédée d’une liste regroupant leurs noms mis en ordre chronologique.
Plan :
PRESENTATION
FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS
Christianisme occidental
Christianisme oriental
Religions du Livre
Orients
FIGURES HORS CADRES
Chercheurs
Poètes
Témoins de l’Instant
Témoins dans l’épreuve
Témoins pour notre temps
J’ai « ratissé large ».
Avant 1700, les mystiques appartenaient à l’une des branches de la famille chrétienne. Le Siècle des Lumières change profondément la situation en Europe tandis que l’élargissement hors des frontières géographiques européennes met en cause ce référentiel parce que l’on reconnaît la validité d’autres cultures associées à d’autres religions. Faut-il continuer après 1700 à s’en tenir au seul occident chrétien ?
L’« étoilement mystique » déborde le cadre composé jusqu’à maintenant de figures souvent catholiques et d’expression française. Certaines figures se rattachent toujours aux grandes Traditions du Livre ou d’Orients, mais d’autres découvrent à la vie intérieure sans y être conduits par une pratique religieuse ou par quelque mode d’emploi. Quelques-unes ignorent même la fente qui leur est ouverte intérieurement et pour un instant ; elles poursuivent alors leur quête.
Je ne crois pas au « crépuscule des mystiques » évoqué par Louis Cognet. Certes le langage commun à toute théologie mystique a disparu aux yeux contemporains (il avait été précisé juste à temps dans le monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus, Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie) 1 . S’en est suivi l’absence d’un corps facilement reconnaissable d’auteurs-témoins susceptible d’être triés selon un critère théologique ou regroupés par Ordres religieux.
L’indépendance vis-à-vis de représentations communes conduit à un émiettement ou plus poétiquement à un « étoilement ». Il s’agit de retrouver le peuple dispersé des mystiques dont l’unité intérieure est voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ? Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici l’appartenance à l’un ou l’autre de deux types :
I. L’espérience mystique est vécue par un fidèle d’une Tradition religieuse.
II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires.
Voyons de plus près la structure plus fine adoptée en dix sections :
Pour les figures qui constituent le premier des deux types, le « jardin mystique » est taillé à la française, selon une répartition en cinq massifs.
« I. Fidèles aux Traditions »
Le premier chapitre intitulé « L’école du Cœur » assure une certaine continuité avec le tome précédent d’Expériences mystiques. Le second chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième aborde quelques grands textes des auteurs Orthodoxes. Le quatrième chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions du Livre : il glane quelques mystiques juifs ou ayant vécu en terres d’Islam. Enfin le dernier cinquième chapitre souligne que la vie mystique est universelle. Il évoque de rares figures indiennes, chinoises et japonaises. Au sein de chaque chapitre, l’ordre est chronologique, ordonné par dates de décès.
Pour des figures relevées au cours du dernier XXe siècle, le jardin mystique se présente « à l’anglaise » dans un espace sauvage aux aperçus inédits.
« II. Hors cadre »
En trois siècles se succèdent les dévoilements de la Nature dans l’espace, le temps, la complexité : en théâtres infimes ou immenses, en durée incommensurable à l’histoire humaine, en évolution vers toujours plus de complexité et de variété.
La mystique perçue comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein d’une tradition reçue et vérifiée disparaît de l’esprit de modernes ; particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » alors qu’ils sont le plus souvent agnostiques.
L’abandon de croyances traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant diversement, des « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une expérience insaisissable ?
Des témoins n’ont pas rattaché leur rencontre « d’un plus Grand qu’eux-mêmes » 2 à une Tradition. Leurs vies ont toutefois été changées, marque qui leur est commune. Ces pèlerins cheminent hors piste sans pouvoir facilement situer ce qui leur est arrivé (nous ne retenons aucun de ceux qui se présentent sur la grand-place du marché spirituel en maîtres proposant quelque « nouvel enseignement »).
Les deux premiers chapitres présentent des figures à la recherche de la vie mystique soit par l’exercice de leur réflexion (« chercheurs ») soit par l’exercice de leur intuition (« poètes »). Les trois derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de « l’instant mystique », ceux auxquels la vie mystique se révèle au sein de l’épreuve, enfin des « témoins pour notre temps ». Ils confirment la nature mystique de certaines expériences, même si cela n’est pas évident à leurs yeux.
Plus d’une centaine de figures sont proposées en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins hors cadre3. Leur nombre est ainsi rendu comparable à celui des figures ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans Expériences mystiques en Occident, tomes II à IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression soit une œuvre collective.
J’ai regretté de n’avoir pu équilibrer les entrées entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à presque tous les mystiques ce qui favorise les Ordres.
J’ai ici décidé d’être très ouvert dans ma récolte de figures « sauvages ». Leur nombre comparable à celui des figures « sages ». Certaines entrées se situent à la frontière du champ mystique. Elles paraîtront à certains en être distantes ? Il est utile de séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies. Le lecteur est au contact de sensibilités diverses réunies autour d’une même Source.
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Lilian Silburn avait établi le projet d’un volume portant sur les « instants mystiques » en assemblant un dossier préparatoire de textes pertinents. L’essentiel de l’esprit mystique que L. S. a si généreusement distribué se découvre dans ses nombreux écrits et plus intimement dans :
Jacqueline Chambron, « Lilian Silburn, une vie mystique » Paris, Almora, 2015.
Robert Bogroff, « L’instant mystique dans l’oeuvre de Lilian Silburn » Aluna, 2022.
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Le présent dossier est trop vaste. J’ai gardé des ‘témoignages indirects’ hors expérience annoncée par le titre parce qu’ils attestent d’une ouverture vers l’inconnu4. Hors sujet selon le titre (provisoire?) de ce dossier faudra t-il les ôter dans un choix réduisant le nombre de témoignages. Et en raccourcir certains (Henri Michaux par ex.)
Le lecteur ignorera une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes et cela suffit à justifier un florilège.
Nous limitons les renseignements de nature identitaire. On les trouve sur divers sites dédiés dont en premier lieu sur Wikipedia.
I. Traditions 40 %, II. Hors normes 60 % de l’ensemble. Je suggère au lecteur de « piocher au hasard » .
Ce chapitre regroupe les plus nombreuses figures de nos dix subdivisions, car les traces de mystiques reconnus ont été préférentiellement conservées par les structures auxquelles elles se rattachaient. On se reportera aux imposants travaux qui les regroupent5.
Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa « mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs6.
« L’amour de Dieu est une passion à sa manière, et beaucoup plus forte même que les passions naturelles les plus violentes, puisqu’elle peut les dompter toutes. Or, le propre des passions n’est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet, à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu’en lui ? Il en doit être ainsi de l’amour de Dieu, il faut qu’il ramène à soi toutes nos pensées et toutes nos affections, et que ses actes se succèdent presque sans interruption dans notre cœur. C’est ce qu’on éprouve dans les premiers temps de la vie intérieure, alors que tout est amour, qu’on ne respire que l’amour, et que ce sentiment absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il serait alors impossible de compter les actes qu’on multiplie le jour et la nuit, et qui vraiment n’en font qu’un seul par leur continuité. ... L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu le souffre pour un temps.7.
« Les âmes entre lesquelles Dieu forme une union spirituelle, ne reçoivent pas pour elles seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares ; mais lorsqu’elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il n’est pas possible de douter. Les personnes qui en ont l’expérience m’entendent ; et comme c’est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au moins de l’imprudence à le divulguer. /Ce que j’en puis dire, c’est que ces unions sont soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement fidèle de part et d’autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde : elle le fait avec une ardeur, une persévérance, et même une continuité qui ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de l’illusion, s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle est ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que l’âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre : elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s’en rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et à lui obéir comme elle ferait à Dieu même.8.
« Jésus-Christ qui venait réformer les idées humaines, et fonder l’œuvre de la conversion de l’univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l’éloquence, ni sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut de science et de talents, et qui ne devait employer à l’exécution de son dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne pouvait choisir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressemblassent, pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le monde attirent l’estime et la considération. Il fallait que Dieu seul parût… /Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants, sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu’ils possédaient et qu’ils sacrifiassent jusqu’au désir de rien acquérir. Il ne se les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu’il fut avec eux, il ne s’appliqua à rien tant qu’à étouffer dans leur cœur tout germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions, des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils devaient s’attendre.9. […]
« Il met souvent l’âme dans une oraison simple, où l’esprit n’a point d’autre objet qu’une vue confuse et générale de Dieu : le cœur point d’autre sentiment qu’un goût de Dieu doux et paisible, qui la nourrit sans effort comme le lait nourrit les enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles et délicates, qu’il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d’y réfléchir, ni même d’y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d’une multitude de pratiques dont elle se servait auparavant pour entretenir sa piété, mais qui, comme autant d’entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa simplicité. /Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et l’introduire dans la sainte enfance. Ce qu’elle doit faire du sien est de se tenir fidèlement dans l’état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler son esprit ; d’arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée inquiète ou curieuse ; de ne s’appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui présente ; de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ; de se conserver libre dans le cours de la journée, s’occupant uniquement de ses devoirs, ne se mêlant point des affaires d’autrui, et ne se livrant point trop aux siennes propres. »10.
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. »11.
Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’œuvre des noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec l’épanchement littéraire romantique12.
« plus vous travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de l’Esprit-Saint… évitez l’effort… excepté quand vous sentez une impression qui vous pousse et vous entraîne en quelque sorte… (15)
« Si nous avions des moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous pouvons former de grands projets… (295)
« quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. (381)
« Lettre 299 à une supérieure de communauté :
La Neuville, le 8 août 1843, Ma très honorée sœur,
Voici une règle générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d’une supérieure : c’est qu’on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres. […]
Mais comment faire pour être servante, et pour que l’autorité de Jésus-Christ soit respectée ? C’est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte, modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble ; renoncez à vous-même en tout ; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de Dieu seul. En faisant ainsi, vous n’avez pas besoin de chercher l’estime de vos sœurs ; il n’y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée, mais aimez-les toutes tendrement et également ; traitez-les avec douceur et avec une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l’être, quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne pourrez plus être dans l’unique dépendance de Dieu. […]
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le découragement. C’est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses. Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le prétexte d’empêcher une offense de Dieu ; et souvent cela n’est pas vrai, c’est par impatience qu’on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour supporter les faiblesses et les imperfections d’autrui, et nous nous faisons accroire que c’est par zèle ; mais nous parvenons rarement à nous convaincre tout à fait en cela. …
« Lettre 320 à un missionnaire :
La Neuville, le 8 mars 1844. Très cher frère,
Votre lettre m’a rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.
[…]
Il n’est nullement nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous suffire ; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez pas à vous mettre dans celui que vous imaginez ; ce serait vous rendre coupable que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n’est que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.
[...]
Notez bien : je ne dis pas que la direction, l’obéissance et l’ouverture envers son directeur soient une imperfection, mais le besoin qu’on en a. On s’appuie encore sur la créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous tracassez pas si vous n’avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul ; il doit vous suffire. Cela coûte, c’est pénible, il semble que toute notre vie est comme un fantôme, que l’âme est vide et qu’on n’a plus de vie spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort ; la vie intérieure devient plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le principe, et avant qu’on soit parvenu à la soumission et à l’abandon parfait de son âme à Dieu. […]
Vous ne devez plus rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous. […]
Ne dites plus que vous êtes sorti de votre état ; cela n’est pas, mais vous voulez en sortir ; encore une fois, votre état n’est plus sensible. Suivez la marche que la divine Bonté vous trace ; tenez-vous dans l’état où elle vous met maintenant, état qui est le même que l’union, mais non plus une union sensible. … »
Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation, etc. Mgr Gay s’en tire remarquablement pour son siècle !
« Le portement de la Croix
IV. […] La forme des persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or cela, c’est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une traverse, une violence, une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires, cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d’abord et instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on s’écarte et fait résistance.
[...]
Sans doute pour nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l’épreuve et toujours plus grande qu’elle. L’ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière de la grâce ne suit et n’enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce, fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d’un jour divin, nous en montrant l’origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin, ainsi qu’a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une fierté, une joie sensible qu’ils doivent à Jésus comme tout ce qu’ils ont de grâce, mais dont Jésus n’a pas voulu pour lui.
Cela peut bien s’appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement nécessaire et voulu de lui, encore qu’il ne l’ait point extérieurement réclamé, tout cela environne pour nous la croix d’une splendeur qui ne lui laisse plus presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus seulement de baume et d’onction, elle se remplit d’attraits infinis pour l’amour. “ Donne-moi quelqu’un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]” [...]
En la personne de son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur patience ; il s’en est senti soulagé. Qu’importe le temps ici ? Du haut de cette éternité qui est l’état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans l’acte de Simon, il a tout embrassé et enfermé dans l’instant où se faisait cet acte, et tout ce qui se devait faire d’analogue a produit en son âme son effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa science parce qu’elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l’atteint lui-même au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n’est plus dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c’est un service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu’il souffre et par cela seul qu’il consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous13. »
Le Carnet jaune14 :
[1054]… nous ne devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085]… j’admire le ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que je regarde le ciel… les mouvements, les regards, tout… c’est par amour.
[1114] Tenez, voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui, quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme, malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante. »
Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon… consummate, comme elle aimait dire… elle vécut sa vie spirituelle avec une lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de l’Incarnation l’ursuline15.
282-283
« Mais j’aime surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l’Amour Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour.
286-287
« Il me semble donc que je dois tout simplement demeurer « in unum » au sein de la Trinité bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la « Lumière de Vie’ et de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C’est ainsi que je pourrai, avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m’approchent selon leurs besoins à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même, pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l’unique Moteur de l’Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains cas pratiques qui reviennent si souvent qu’on s’y habitue comme à une règle. J’ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À mesure qu’ils avancent, ils voient d’eux-mêmes leurs horizons s’élargir.
295
Vous savez ce que c’est : faire la planche ? C’est le moyen dont se servent ceux qui ne savent pas nager pour `surnager ». Pour y réussir, il faut n’avoir pas peur et se laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l’âme, c’est tout à fait la même chose : lorsqu’on ne sent plus aucune raison stable d" espérer », il faut « super-espérer ». Et c’est très simple : il faut seulement avoir une confiance aveugle et s’abandonner sans réserve entre les bras du Père sans s’agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement, cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à l’amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l’âme vers Dieu que les plus douces consolations sensibles.
382
Adhérez à sa Volonté… Lui fait tout en nous… l’œuvre magnifique se fait en nous, mais nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s’accroît en nous… correspondre à cette grâce, il n’y a que cela… ne regardons pas en bas, mais vers Lui seul… Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai… Vivez pour Lui… Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous… ce sera toujours la Vie… au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai vivante… »
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en 1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue progressivement mystique, gazée à Auschwitz.
La vie consciente de l’âme relative à son fondement n’est naturellement possible que lorsqu’elle s’éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s’est produit auparavant en elle et avec elle : elle ne peut se saisir dès le début de son existence et ce qu’elle était au début de son existence. D’ailleurs sa vie naturelle se pose en s’opposant au monde et en agissant en lui. C’est pourquoi l’orientation naturelle de sa vie c’est l’extériorisation hors d’elle-même et ce n’est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en elle-même. Elle doit être ramenée à l’intérieur d’elle-même : ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la conscience ; mais naturellement l’appel vers l’extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans l’intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu’il rentre en lui-même et rompt tout lien avec le monde extérieur : c’est-à-dire non seulement lorsqu’il ferme les portes des sens, mais aussi lorsqu’il fait abstraction des impressions du monde conservées dans la mémoire et de ce qu’il perçoit en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le rôle qu’il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu’objet de la perception, de l’expérience et de l’observation intérieure, l’homme — et l’âme autant que le corps — offre une ample matière à réflexion. Ainsi même [439] pour beaucoup, le Je personnel est plus important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des capacités d’agir dans le monde et les effets d’une telle action : Il ne s’agit point de l’intériorité proprement dite, mais d’un dépôt de la vie psychique originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour de l’intériorité. Si l’on quitte tout cela pour se retirer réellement dans l’intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un silence inhabituels. Le fait d’écouter les battements de son propre cœur, c’est-à-dire l’être psychique intérieur lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l’action du Je. Il ne s’y arrêtera pas longtemps s’il n’est pas retenu par quelque chose d’autre, si l’intériorité de l’âme n’est pas remplie et mise en mouvement par autre chose que le monde extérieur. C’est bien une telle expérience qu’ont fait de tout temps ceux qui connaissent la vie intérieure : ils ont été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a exercé une pression plus forte que l’ensemble du monde extérieur : là ils ont éprouvé la présence d’une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie surnaturelle, divine. […]
[454] comment parviendra-t-il à l’amour de Dieu, qu’il ne voit pas, sans être aimé d’abord par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l’analogie qui doit unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme l’être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire — dans la nature corrompue — pour reconnaître qu’un amour plus grand que celui de n’importe quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l’aimant, nous devons apprendre à Le connaître en tant qu’aimant. Ainsi Lui seul peut s’ouvrir à nous. […]/Puisque l’âme accueille en elle-même l’esprit de Dieu, elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous fournit qu’une image assez inexacte pour la sorte d’accueil dont il est ici question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l’un à l’autre ; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu’ils sont de nouveau séparés, chacun redevient ce qu’il était avant l’union (à moins que ce soient des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait imparfait ; même s’il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable). L’union d’une matière avec sa forme — par exemple l’union entre le corps et l’âme — est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d’une imbrication que l’on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[…] L’âme s’appuie-t-elle encore sur ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des obstacles. L’abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à prendre la véritable voie. Au fond, « son effort vers le but, l’abandon de son mode propre c’est déjà arriver à ce but, qui n’a pas de mode et qui est Dieu. Car l’âme qui parvient à cet état n’a plus ni modes ni manières d’agir qui lui soient propres. [64] Elle n’est plus liée à ses manières d’entendre, de goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n’a rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108]
En franchissant ses limites naturelles, tant intérieures qu’extérieures,“ elle entre pleinement dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu’il les contient toutes en substance”. Elle doit s’élever au-dessus de tout le spirituel qu’elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même au-dessus de tout le spirituel que l’on peut goûter et percevoir en cette vie par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle s’éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant : que tout cela est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors “dans l’obscurité elle s’avance à grands pas vers l’union au moyen de la loi” [Montée, vol. II, chap. 3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)].
Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu’il entend dans tous ces exposés, par union. Il ne s’agit pas de cette union essentielle que Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur être, mais d’une“ union et une transformation de l’âme en Dieu par amour. Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l’âme a atteint à la ressemblance par amour”. Cette union-là est naturelle, celle-ci surnaturelle. […]
La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l’âme et : la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu’il n’y a rien dans l’une qui puisse s’opposer à l’autre. Quand l’âme“ se sera dépouillée intérieurement de ce qui répugne et n’est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s’entendre non seulement de ce qui lui répugne selon l’acte, mais aussi selon l’habitude… Et parce qu’il n’est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse atteindre à l’être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l’âme doit-elle se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle est capable… Ainsi seulement peut s’accomplir sa transformation en Dieu”. La lumière divine habite déjà naturellement dans l’âme. Mais celle-ci ne peut être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu’elle se vide, selon la volonté divine, de tout ce qui n’est pas Dieu. Et c’est ce qui s’appelle aimer ! »
Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.18.
« Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. » 406.
« [l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées… Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. » 454.
Mystique ? En tout cas influant sur certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la « rencontre entre notre terre entière et Dieu ? », le bénédictin Eric nous envoie le texte complet accessible sur le net du Milieu divin19 : « j’ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser… » « Le Milieu Divin , c’est exactement moi-même », écrivait à un ami le R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.
« [134] La perception de l’omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c’est à dire une sorte d’intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses. Donc, elle ne peut s’obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés — au centre de nous-mêmes — aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l’attrait de Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l’unité finale de l’être, c’est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos“ passivités de croissance”. Dieu tend, par la logique de son effort créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous :“ Posuit homines… si forte attrectent eum”.
La pureté, au grand sens du mot, ce n’est pas seulement l’absence de fautes [… 166] C’est la rectitude et l’élan que met dans nos vies l’amour de Dieu cherché en tout par-dessus tout.
Est spirituellement impur l’être qui, s’attardant dans la jouissance, ou se reployant dans l’égoïsme, introduit, en soi et autour de soi, un principe de ralentissement et de division dans l’unification de l’Univers en Dieu.
La foi, telle que nous l’entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle aux dogmes chrétiens. C’est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter en nous de confiance en sa force bienfaisante. C’est [169] la conviction pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l’argile dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C’est, en un mot, la foi évangélique, dont on peut dire qu’aucune vertu, même la charité, n’a été recommandée plus instamment par le Sauveur.
Or, sous quels traits cette disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui opère. [...] Si nous ne croyons pas, les vagues engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut gloser, minimiser arbitrairement l’Évangile. Ou bien nous devons admettre la réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d’étouffer cette révélation d’une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du Monde, — attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette sur-animation se traduit par des effets miraculeux, — quand la transfiguration des causes les fait accéder jusqu’à la zone de leur“ puissance obédientielle” ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste par l’intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan, dans une Providence supérieure.
Né à Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse. On a dit de lui qu’il se situe « au croisement des théologies protestante et catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme »20. Il célèbre la Vie de la vie.
Cette présence cachée, présence diaphane, est une présence réelle qui ne s’impose jamais, mais qui est offerte à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d’amour caché au fond de toute conscience humaine.
C’est le silence de toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n’est pas ce que nous disons qui importe, mais c’est ce que nous ne disons pas. Notre parole doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.
Il y a la prière sur les autres qui est indispensable à l’éclosion de la charité.
La prière est le mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire nous-mêmes origine. Dès qu’on s’approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu de rien subir, on devient source de tout.
Ce qu’il faut, c’est retrouver la dimension mystique, c’est retrouver la passion de Dieu, c’est comprendre que c’est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de l’homme s’effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants qui ont suscité la beauté et qui n’ont pu créer qu’en se dépassant, en se perdant de vue. Il n’est donc pas nécessaire de passer par les prières rituelles, tout admirables qu’elles soient. »21.
« Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d’abord très troublé. Il éprouve une émotion d’un caractère tout nouveau, et il se trouve dans un état qu’il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-même pressent la vérité : « C’est Dieu », ou au moins : « Cela est en rapport avec Dieu. » Cette intuition l’effraie peut-être. Il ne sait pas s’il doit oser parler ainsi, et il est incertain sur l’attitude à prendre. Mais le pressentiment devient bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée. Au moment même où l’expérience se produit, le doute n’est guère possible. Les doutes ne viennent qu’ensuite ; par exemple, lorsqu’il s’aperçoit que les représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que d’autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi, c’est que les mots lui manquent pour s’exprimer. Son cœur sait bien de quoi il s’agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans son cœur, il ne peut l’exprimer. Et non pas seulement parce que c’est trop grand ou trop profond, mais tout simplement parce qu’il n’existe pas d’expression pour cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : « c’est sacré ; c’est proche ; c’est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c’est silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c’est tout. C’est Lui enfin. » Voilà tout ce qu’il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait rien pour un autre qui n’aurait pas passé par une expérience semblable.
À ce que nous avons relevé chez les autres témoins, Guardini ajoute en conclusion une donnée essentielle pour situer la contemplation dans l’ensemble de la vie intérieure du chrétien :
Ce qu’il sait encore, c’est que ce sacré est parfaitement libre et Maître de lui-même. Aucune puissance créée ne peut rien sur Lui. On ne peut forcer cette rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son regard intérieur, purifier son âme de plus en plus — mais jamais tout cela ne suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l’on ne peut rien faire d’autre que de s’y préparer, de la demander et de l’attendre.22
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort23.
Description de la contemplation :
[46]
« je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C’est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : « Mais quel bonheur c’est donc de pouvoir aimer Dieu ! » Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d’un square, et qu’il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c’est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c’est une apothéose d’un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d’autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d’exprimer ce que l’on ressent, sinon en disant que l’on sent qu’on (n’] existe plus. Et je crois que c’est l’unique chose que l’on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n’y contribue. […]
[47]
À l’improviste, au moment où je prenais un paletot dans l’armoire, j’ai été terrassée par cette présence sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l’esprit que tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : « Ils se mirent à parler selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer."24 Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et immédiatement je le reconnais, après que des semaines j’en ai été privée, à son sceau. Je dirais qu’il n’y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu’on l’a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n’aurais plus su bouger, et que je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus rien. […] Notre « moi » n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu « en vérité », car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. »
L’alternance :
[54]
« Ce n’est pas un manque de résignation, qu’on sait s’efforcer d’avoir dans les obscurités et les sécheresses, mais ici, c’est la privation, et c’est tellement atroce qu’on se sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : « Mon Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main ! » Tout à coup, sentiment ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais : « Même de connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance ! »I Et je disais : « La paix qui dépasse tout sentiment."25 Et j’étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je me suis dit : « Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu, on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser, dépasser ; mais qu’on n’explique pas davantage, car on ne saurait l’expliquer. Il faut l’avoir éprouvé pour le comprendre. […]
[90]
« je lui disais : « Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée ! Chaque fois que je souffre ces douleurs de l’esprit, je dis toujours la même chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l’inexprimable bonheur de sa Présence retrouvée par après. » Et alors il me disait qu’à ce moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l’esprit obscurci. Car si on était certain de retrouver ce bonheur qu’on a perdu, il est évident qu’on ne souffrirait pas. C’est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne sait exister, car on les ignore, sachant qu’elles ne sauraient nous aider à rien. […]
[103]
« Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante/1, et voici que je suis bienheureuse. » Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j’étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j’étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m’appartient nullement. Car c’est un peu dans l’esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l’esprit m’était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l’esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu’elle n’est plus capable d’un acte d’amour comme ceux qu’elle venait d’avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C’est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l’ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenu à comprendre que ce n’est que lorsque par la grâce de cette nuit de l’esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. « C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis./2 Dans cette nuit de l’esprit, rien n’arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l’angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver… Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l’intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l’a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j’ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j’ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : « Bienheureux les pauvres en esprit !/3 ; Mais je comprenais en même temps : « être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres. » C’est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c’est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l’impuissance, l’obscurité, l’angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j’ai cette fois-ci — compris comme jamais, que l’obstacle entre Dieu et moi, c’est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J’ai compris que le détachement des vertus que l’on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c’est cela la béatitude qui dit : « Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit ! »/4 p.87-88
/notes : /1 Lc 1, 48-49. /2 I Co 15, 10. 3 Mt 5,/3. /4 Mt 5, 3.
[14]
En une fois, à l’improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C’était son incompréhensible Présence. Et à un moment j’ai dit en moi (car j’avais peur de ce que je suis) : « Mon Dieu, pardon de ce que je suis ! » Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d’indignité face à l’infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l’adoration et dans l’étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J’attendais le tram et, tout à coup, j’ai eu en moi une telle révélation de l’amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : « Même de connaître l’amour du Christ qui dépasse toute connaissance. » 1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l’aimant à un point tellement inouï que j’étais dans un abîme de bonheur (Je ne l’ai jamais ressenti aussi fort). Je n’étais vraiment plus. Mais il s’y ajoutait une impression que je n’ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l’étendue. C’était sans fin et sans limite. […] p.123
[44]
Ce jour-là, j’ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C’était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : « Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus ! » Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : « Seule avec Celui qui est le Seul. » Et je me disais : « Maintenant, je suis seule, mais devant le néant. » Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : « Mon Dieu, j’ai peur de ce que je sens. » Et cependant, un moment donné, je me suis dit : « C’est le moment d’offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n’était plus ! C’était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : « Votre tristesse se changera en joie26 », car je les sentais vivre en moi. »
Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique 27 :
« [830] La naissance et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la transcendance de Dieu, dans ce mystère d’amour qui fait que, gratuitement, il décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu’il crée, de leur donner accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l’homme, elles se fondent sur son néant, autrement dit sur l’acceptation de n’être rien par soi, ce qui le rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De sorte que le mystique fait l’épreuve, concrètement et continuellement, de l’identité de la confession“ Toi seul es saint” et de l’exigence“ Parce que je suis saint, tu seras saint”. /... Le fond de l’attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le“ vouloir et le faire”, la capacité et l’exercice, tout procède de la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l’autonomie ; cette capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l’amour reçu de Dieu devient notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il fait agir librement.
[834] Toutefois, précisément parce que l’homme n’est pas capable d’emblée d’accéder à l’union parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une purification passive, où elle subit l’action de Dieu au point de n’être plus qu’un consentement à le laisser agir. /Cette distinction surprend, puisque l’action divine est toujours transcendante à l’action humaine, qu’elle la suscite et la fonde..... À travers l’appropriation [835] de biens finis, ce que cherche l’homme pécheur, c’est sa propre indépendance, une valorisation de son“ moi”, une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu’il croit posséder… /Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement, qui est aspiration vers Dieu, est d’être“ sevrée”, de tout ce qui nourrit l’égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce soit, et par là d’établir les puissances spirituelles dans le vide.
[837] Trouver en un autre toute sa raison d’être, être soi en sortant de soi, être saisi pour saisir, ne donner qu’en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l’amour. Dieu, en se donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne amour pour lui. Il est l’origine et le terme… »
Bénédictin particulièrement discret dont nous ne savons la biographie, auteur de plusieurs livres à visée intérieure28.
« Le don d’elle-même que l’âme fait à Dieu n’est qu’une réponse au don que Dieu lui fait de lui-même : ce n’est pas elle qui, par un acte qui serait le sien propre, s’offre à Dieu, c’est Dieu qui prend possession d’elle en se donnant à elle : si elle est toute donnée, c’est parce qu’elle vit de la vie de Dieu, qui est une vie donnée. […]
Et ainsi l’âme en cet état aime Dieu autant qu’elle est aimée de lui, puisqu’un seul amour est leur, à tous deux… et partant elle demeure contente, car elle ne l’est point jusqu’à tant qu’elle soit parvenue à cet amour, qui est aimer Dieu parfaitement, avec le même amour dont il s’aime » (Cantique, str. 3).
(42) Plus cette union de volonté se fait profonde, plus elle devient le mouvement naturel, spontané, de l’âme vers Dieu. L’âme vit, vraiment, dans la volonté de Dieu ; toute sa vie est devenue amour : « Elle ne tient plus d’autre style ni façon de traiter [trois traits] que l’exercice de l’amour… elle a troqué et changé toute sa première façon de procéder en amour » ; elle emploie « sa volonté à aimer tout ce qui plaît à Dieu, et à affectionner en toutes choses la volonté de Dieu » […]
L’âme goûte une joie « d’autant plus assurée, substantielle et délectable que plus elle est intérieure ; parce que plus elle est intérieure plus elle est pure ; et que plus il y a de pureté, d’autant plus abondamment et plus souvent et plus généralement Dieu se communique — et ainsi les délices et la joie de l’âme et de l’esprit en sont plus grands, parce que c’est Dieu qui fait tout, sans que l’âme fasse rien de son côté… Et ainsi tous les mouvements d’une telle âme sont divins [trois traits annotés“ délices théoph [aniques] 1er ébranlement. »] ; et encore qu’ils soient de lui, ils sont d’elle aussi parce que Dieu les fait en elle et avec elle, qui donne sa volonté et prête son consentement » (Vive Flamme, str. 1, v. 3). […]
Et si cette grâce très pure peut être en quelque manière perceptible : s’il arrive que l’âme en perçoive la très délicate saveur et jouisse très purement de cette simplicité même et de cette pureté, il arrive aussi qu’elle en vive d’une façon plus secrète encore et plus dépouillée, dans cette simple netteté intérieure qui est le fruit d’une parfaite souplesse à la grâce et d’une inclination toute spontanée à répondre au moindre de ses appels. […]
Le prophète royal, parlant à Dieu, dit ceci de ce chemin de l’âme : « Votre voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux ; et vos vestiges ne seront point connus. » ... Dire que la voie et le chemin de Dieu par où l’âme s’achemine vers lui est dans la mer et ses pistes en de nombreuses eaux, et que pour cela elles seront inconnues, c’est dire que la voie pour aller à Dieu est aussi secrète et cachée pour le sens de l’âme que l’est pour celui du corps celle qui va par la mer, qui ne laisse ni trace ni piste. […]
Un silence intérieur dans lequel l’âme ne peut demeurer recueillie sans se sentir intérieurement fortifiée, comme si elle y recevait une nourriture cachée. Si vide qu’il puisse paraître, elle y revient comme d’instinct. C’est là qu’elle est attirée, là seulement elle se sent dans la paix.
Un pur silence, qui pourrait sembler entièrement vide, et pourtant l’âme sent qu’elle n’y peut introduire un acte d’affirmation ou de recherche de soi, qu’il y serait déplacé. […]
Les indices que l’âme peut percevoir de cette présence de la grâce et de son action en elle ne sont pas nécessairement proportionnés à son intensité — ils sont des moyens dont Dieu se sert dans la mesure où il le juge bon pour attirer son attention sur l’œuvre qu’il accomplit en elle. Ces indices peuvent être très légers, très ténus, à peine perceptibles : plutôt un moyen d’entrer en quelque manière en contact avec cette action de la grâce que d’en prendre vraiment conscience — et pourtant il y a en eux quelque chose qui révèle la grandeur de cette réalité qu’ils supposent, dont ils font deviner la présence.
Que sont ces indices ? Une certaine paix intérieure, certaines nuances de l’« atmosphère intérieure », par où se traduit l’adhésion profonde de la volonté à Dieu, à mesure qu’elle s’affermit. Une certaine paix, toute pleine d’un certain sens de Dieu, d’un certain pressentiment de Dieu. Une adhésion de l’âme à Dieu, qu’elle trouve au fond de cette paix, mais en la dépassant : en elle, et pourtant au-delà d’elle. […]
C’est dans la prière toute pure et secrète, décrite par saint Grégoire le Grand et saint Jean de la Croix, que se trouvent cachées les divines richesses qu’il peut être donné à l’âme d’entrevoir parfois « comme dans un éclair » ; car, en toute vérité, elle se sent comblée par cette grâce si délicate, si subtile que « tout en la possédant, elle ne la remarque pas et ne l’expérimente pas. » [trois traits] […]
Écoutons sainte Jeanne de Chantal nous décrire cette action secrète de la grâce dans l’âme qui se tient simplement attentive : « Le chemin que tient l’Esprit de Dieu lorsqu’il entre dans une âme nous est inconnu… C’est assez de savoir qu’on l’a reçu par les effets qu’il produit tous les jours et qu’on se sente plus forte qu’on n’était, sans savoir comment ni quand cette grâce est venue dans nous. Il est certain qu’elle ne peut être venue que dans l’oraison et par suite des fréquentes oblations que nous avons faites de notre cœur à Dieu. On ne voit point croître les arbres ni le corps des hommes, quand bien même on les regarderait depuis le matin jusqu’au soir, mais on est étonné de voir ensuite leur accroissement. Il en est de même des âmes : elles avancent dans la vie de Dieu, bien qu’elles ne s’en aperçoivent pas, pourvu qu’elles soient fidèles à correspondre aux lumières et attraits de la grâce » (Œuvres, t. II, pp. 325, 326). […]
Elle trouve plus de joie à donner qu’à recevoir : sa joie est de vivre avec tous, comme avec son Dieu, sous cette loi de gratuité qui est celle de l’amour.
C’est ainsi qu’elle s’établit peu à peu dans « le centre de son humilité », selon la belle expression de saint Jean de la Croix, et c’est là, et là seulement, qu’elle peut trouver Dieu.
C’est en suivant cette voie qu’elle parviendra à la plus parfaite soumission. La soumission d’une âme qui sent son absolu dénuement, sa radicale pauvreté [humilité dénuement Lalla] : il n’y a rien en elle à quoi puisse encore s’accrocher une quelconque appartenance, une quelconque possession. […]
La pureté qu’exige de nous l’amour de Dieu est la pureté vivante, heureuse, d’un unique amour qui s’épanouit dans notre cœur et y vivifie tout. Ce n’est certes pas la pureté d’un désert aride, desséché […]
Si le renoncement est nécessaire, c’est parce qu’il est la condition en dehors de laquelle il ne peut y avoir véritable union de volonté avec Dieu. Aussi (114) ne s’agit-il nullement de tendre vers une sorte d’indifférence stoïque à l’égard de toutes choses. […]
« Nous ne traitons pas ici de la privation des choses — car cela ne dépouille point l’âme si elle en a l’appétit —, mais de la nudité du goût et de l’appétit qu’on y prend : c’est ce qui laisse l’âme libre et vide, quoiqu’elle les possède, […]
il ne faut jamais perdre courage. C’est pourquoi aussi, au moment de la prière, si nous sentons en nous les résistances d’un égoïsme encore bien vivant et contre lequel nous avons de la peine à nous défendre, nous ne devons pas chercher à nous en débarrasser avant d’oser nous approcher de Dieu, mais plutôt nous approcher de lui d’abord : placer notre âme sous l’influence bienfaisante de sa présence […]
Ce n’est pas une grâce dont on est digne ou indigne, mais une grâce dont on a besoin, qui est nécessaire à notre misère pour la sauver d’elle-même. […]
La grâce est toute gratuité, c’est ce qui fait sa pureté : elle est étrangère à tout égoïsme, à tout esprit de propriété. C’est un don que nous ne pouvons recevoir qu’à condition de ne pas le faire nôtre, de ne pas le replier sur nous-même. Il est dans sa nature de ne pouvoir être le bien d’un seul [grâce à tous] : c’est une atmosphère que nous respirons tous sans qu’aucun puisse la retenir, l’enfermer en lui. C’est un bien commun, parce que c’est un bien de Dieu. (150) Quiconque en vit appartient à Dieu. Quiconque en vit entre dans cet ordre de la grâce qui est l’ordre de la gratuité, du don de soi, et doit se conformer à ses lois, à son esprit.
Notre vie surnaturelle n’est pas notre bien propre. Non seulement parce qu’elle appartient à Dieu, mais aussi parce qu’elle appartient à tous ceux qui nous ont aidés. […]
La joie de cette vie, c’est de la vivre en gratuité, de savoir que nous l’avons reçue gratuitement, et qu’elle reste en nous comme un don qui se répand, et non comme un trésor que nous enfermerions en nous-mêmes. […] »
Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé par dom Guillerand29 et nous a livré la belle traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes30, suivant une antique tradition chartreuse.
« [29] Il ne faut pas que l’âme soit agitée ; aussitôt qu’on la trouble, il faut l’essuyer (comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et restitue à Dieu l’image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. /Remarquons bien que ce n’est pas ce que nous sommes qui importe, ce n’est pas la matière du miroir qui fait sa valeur ; c’est, au contraire, d’être tout effacé, tout uni, de n’être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégralement l’image qu’on lui envoie. […]/Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silencieuse, mieux elle joue son rôle d’instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de Dieu puisque nous rendons cette gloire.
[30] L’orgueil c’est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d’abord savoir qu’on n’est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est tout, c’est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.
[55] La charité envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie et à atteindre ce but.
[63] Remarquez bien que ce manque de confiance dont nous souffrons c’est une espèce de peur. Nous avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.
[69] L’âme qui fait des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c’est au moment où elle y pense le moins qu’elle la possède déjà dans son cœur.
[72] Chacun peut et doit se dire : la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois être, c’est la dernière. Pourquoi ? Parce que le“ moi”, le“ je”, tout ce qu’il y a en nous de propre, c’est cela qui s’oppose à l’amour.
[82] C’est l’abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours répandre devant la divine Majesté les parfums d’une sainte soumission à sa sainte volonté et d’une continuelle promesse de ne point L’offenser.
[94] Toute vie se traduit par un épanouissement de beauté. La vie d’union à Notre Seigneur se manifeste par la beauté, c’est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu’est-ce que c’est qu’une âme belle et noble ? C’est simplement une âme qui porte sa croix en silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à souffrir de nous-mêmes.
[104] La confiance est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l’amour même et nous doutons d’être aimés par Lui… Pourtant, nous sommes séparés des hommes, jamais de Dieu. L’âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.
[105] Si vous êtes certain d’être aimé — comme vous devez l’être — et d’être aimé gratuitement (car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre cœur sera rempli d’une certitude divine, comme un vase plein d’une liqueur précieuse. /Alors, cette pensée, cette présence de l’amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice de votre cœur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et vous serez charitables.
[122] D’une façon générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de Dieu seul (et c’est la réalité !).
[123] Ce que l’on gagne à être tourné vers Dieu seul, c’est d’abord la liberté. Car Dieu nous demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes angoisses.
Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai. V. www.asett.com., « Une interview… »
« [20] Aimer, ce n’est pas d’abord être héroïque dans le désintéressement : au contraire, cette perfection ne vient qu’à la fin. Aimer, c’est d’abord être attiré, séduit, captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c’est de céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser « avoir »… de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu’ils procèdent très peu de l’amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu’on aime : ce qui revient à vouloir faire les œuvres de l’amour sans aimer.
[21] « Je n’ai rien fait humainement — je n’ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la Miséricorde de Dieu. »
[31] La psychanalyse enseigne qu’un homme guéri de ses complexes débouche dans un état qu’elle aussi appelle oblatif, un état où l’intéressé s’offre à la « réalité » sans interposer entre elle et lui le jeu de ses pulsions et de son imagination. Seulement, pour la psychanalyse, la réalité c’est la société. Pour nous c’est Dieu et, pour l’amour de Dieu, les autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C’est le seul équilibre véritable, celui qui nous donne le bonheur. /Si on va jusqu’au bout de cette oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même, on accomplit la loi. La loi n’est pas cette chose extérieure que constitue le droit positif. La loi d’un germe est de grandir, la loi de chaque nature est de s’épanouir… la loi de la nature humaine est d’aimer Dieu et le prochain. Cette loi n’est pas dans le Code civil ni même le code sacerdotal, c’est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l’homme sera profondément malheureux.
[55] La vie est sérieuse parce qu’il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un seul instant d’être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais telle qu’elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de les donner tels qu’ils sont : ne pas essayer de s’en délivrer avant de se présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut dire qu’ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est beau.
[64]… notre tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère — non par un effort constructif pour la guérir ou l’améliorer, mais par le refus, obscur et farouche, d’en prendre conscience, d’être affronté au spectacle d’une indigence dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il est plus facile de reconnaître « ses péchés » — dans lesquels nous voyons au fond des accidents — que de contempler cette indigence fondamentale…
[82] Il y a en effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s’emparer — et le renoncement porte justement, non sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce soit : recevoir n’est pas moins actif que prendre —, mais c’est une activité d’un autre ordre et qui, aux yeux de l’impatience humaine, ressemble fâcheusement à de la passivité.
[83] [témoignage « d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c’est que je réalise maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre dans l’autre sens, et qu’étant toujours à presser derrière, je la force à rester fermée ; de l’autre côté, je crois que Dieu essaie de l’ouvrir. ... Jusqu’à présent, il a donc été toujours question de moi. /Dieu aussi était évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».
[94] Ce qui est douloureux, dans l’agitation de certains pour « se réformer », c’est l’effort de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui nous soit offerte, et qui est le silence. Il n’y a pas d’autre choix — le silence ou l’action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre...... Préférer une œuvre humaine à une œuvre divine, c’est renoncer à faire tout parce qu’on veut faire quelque chose. Il n’y a qu’une seule manière de faire tout : c’est de se laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »…
[98] La grâce de la conversion n’est pas d’abord une grâce de force, mais de lumière — une lumière que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la fabriquer, mais de l’accueillir, et pour nous y disposer de l’attendre avec désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous accepterons d’en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.
[123] Bien souvent — les psychanalystes l’ont remarqué après S. Augustin — l’orgueil de la vie vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons à atteindre à travers l’ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud appelle « l’idéal du moi ».… Nous croyons avoir le droit et même le devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…
[212] Cela explique pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s’en apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez bien qu’il n’y a pas besoin d’être mystique pour être un saint ! » Mais justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : « J’ai été introduite en Dieu, et j’ai été faite le Non-Amour, ayant perdu l’amour que je traînais jusque-là. »
[213] Quelqu’un me disait à propos d’une souffrance physique : « Elle n’a rien de comparable avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être un homme — tandis qu’avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce qu’on appelle supporter la souffrance, c’est essayer de rester un homme sous ses coups. C’est justement ce que les saints et le Christ n’ont pas essayé de faire : ils n’avaient pas besoin d’essayer de rester un homme, ils n’avaient rien à craindre — ils pouvaient tout lâcher parce qu’ils avaient l’onction du Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est stable…
Avant de définir ce qu'est le Royaume31, il convient de se poser la question : "Qu'est-ce qui règne sur nous ?" — notre passé, notre inconscient, l'environnement, une passion ou une idée quelconque ?
Le Royaume, c'est le Règne de l'Esprit en nous, dans toutes nos facultés ; ce n'est plus seulement notre ego avec ses mémoires, ses craintes, ses désirs qui règne sur nous, c'est l'Esprit même du Vivant qui nous anime.
Ce logion nous indique que le Royaume, la Présence de l'Esprit de Dieu en nous, n'est pas à chercher à l'intérieur seulement ou à l'extérieur seulement ; il nous invite à sortir de la dualité qui est le climat de notre conscience ordinaire.
Le climat dualiste des oppositions, des conflits, des exclusions... On connaît par exemple les difficultés que peut créer une phrase comme : "Hors de l'Eglise, pas de salut" ; il y a ceux qui sont dehors et ceux qui sont dedans, et quand le terme "Eglise" est pris dans un sens institutionnel, cela fait beaucoup de monde "dehors", beaucoup d'inaptes au salut... Saint Augustin pressentait les limites de ce langage dualiste lorsqu'il affirmait : "Il y a beaucoup de gens qui, se disant dans l'Eglise, sont en réalité au-dehors parce qu'ils ne pratiquent pas l'amour et la vie du Christ et beaucoup de gens que l'on dit "au-dehors" sont en réalité au coeur de l'Eglise parce qu'ils pratiquent l'amour et la vie du Christ."
Par ailleurs, toute extériorité est une intériorité, ce qui est hors de nous est à l'intérieur d'un espace plus vaste. Une maison est à l' "intérieur" d'une ville qui est elle-même à l'intérieur d'un pays, etc., et toute intériorité est habitée par l'extérieur, que ce soit notre respiration, nos pensées (les mots, les paroles des autres), nos désirs intimes ("L'homme est désir du désir de l'autre"), etc.
On pressent la sagesse de ce langage non duel : si l'Evangile disait seulement : "Le Royaume est à l'intérieur de vous", on privilégierait les expériences, les méditations intérieures. Il serait alors préférable de fuir le monde, de fermer les yeux à ce qui nous entoure.
Il s’agit des mystiques « Orthodoxes » vivant en terres grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en terres slaves, dont la Lithuanie32 et la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes « du sud ».
Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du mont Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas (-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez sombres de la fin du XVIIIe siècle33. Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky34.
Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :
« Supposez que vous m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation… et vous, malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement : « Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint. 35.
Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales de Divéév)… la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme le don essentiel du Saint-Esprit.36.
La seconde partie de l’Entretien avec Motovilov 37 témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :
VII. La manifestation de la présence de l’Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la douceur, la chaleur, l’aromate, la joie. —“ Le Royaume des Cieux est la paix et la joie en l’Esprit Saint”.
– Quand même, répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr d’être dans l’Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa véritable présence ?
Petit Père Séraphim répondit :“ J’ai déjà dit, votre Théophilie, que c’était fort simple et vous ai raconté d’une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la plénitude de l’Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».
– Il me faut, dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !
Alors Père Séraphim me serra fortement les épaules et dit :
– Nous sommes tous les deux en la plénitude de l’Esprit Saint ! Pourquoi ne me regardes-tu pas ?
– Je ne le puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
– N’ayez pas peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi ; vous êtes aussi, à présent, en la plénitude de l’Esprit Saint. Autrement, vous n’auriez pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à l’oreille : « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable. Vous avez vu que je n’ai même pas fait un signe de croix ; seulement, dans mon cœur, en pensée, j’ai prié le Seigneur Dieu et j’ai dit : « Seigneur, rends-le digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l’Esprit Saint, comme Tu l’as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça immédiatement l’humble rire de l’humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?
Réalisez, petit père, que ce n’est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre cœur douloureux par l’intercession de la Mère de Dieu elle-même !
Alors, pourquoi ne me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans crainte ! Dieu est avec nous !
Après ces mots, je regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m’envahit. Représentez-vous la face d’un homme qui vous parle au milieu d’un soleil de midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu’un vous serre les épaules de ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait imaginer mon état d’alors !
– Que sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.
– Je me sens extraordinairement bien !
— Mais… Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?
– Je ressens en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l’exprimer par des paroles…
– C’est là, votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur désignait à Ses disciples lorsqu’Il leur disait : « Je vous donne Ma paix, non comme le monde la donne. C’est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait. Soyez donc téméraires, car J’ai vaincu le monde ».
C’est à ces hommes, que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous ressentez à présent — « cette paix », dit l’Apôtre, « qui dépasse tout entendement a.
L’Apôtre désigne ainsi cette paix parce qu’on ne peut exprimer par/aucune parole le bien-être que ressent l’âme des _hommes dans le cœur desquels le Seigneur Dieu l’enracine. Le Christ Sauveur « l’appelle « Sa paix a, venant de Sa propre générosité et non de ce monde, parce qu’aucun bonheur terrestre provisoire ne peut donner cette paix. Elle est donnée d’En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même, c’est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,
Mais que ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.
-... une douceur extraordinaire…
— C’est cette douceur dont parlent les Saintes Écritures :“ Ils boiront le breuvage de Ta maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur”. C’est cette douceur qui déborde dans nos cœurs et s’écoule » dans toutes nos veines en un inexprimable délice. On dirait qu’elle fait fondre nos cœurs, les emplissant d’une telle béatitude qu’aucune parole ne saurait la décrire. Et que sentez-vous encore ?
— Tout mon cœur déborde d’une joie indicible.
— Quand le Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l’homme et le couvre de la plénitude de Ses dons, l’âme de l’homme se remplit d’une inexprimable joie, parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu’Il a effleuré ! C’est de cette même joie dont parle le Seigneur dans l’Évangile : « Quand la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais, ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la joie d’avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais quand Je vous visiterai, vos cœurs se réjouiront et votre joie ne vous sera point ravie ».
Pour autant qu’elle soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre cœur, votre Théophilie, n’est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même a dit par la voix de Son Apôtre :
« La joie que Dieu réserve à ceux qui l’aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le cœur de l’homme dans ce monde ».
Ce ne sont que des « acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous ressentons en nos cœurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons ici-bas. »
Toutes les voies spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du « moine russe » se présenta à l’esprit de Dostoievsky lorsqu’il voulut incarner dans son œuvre l’idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le décor extérieur, la description du monastère jusqu’aux moindres détails, l’attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser à Optino. Mais le starets Zossima n’a presque rien de commun avec le Père Ambroise. C’est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait peint sur le vif…38.
Belle présentation de la lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle — les starsi propres à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux sections suivantes — portant sur ce centre le plus vivant de la Russie spirituelle39 :
« Le monastère d’Optina Poustyn [" Désert"," Solitude" d’Optina] se trouve dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les abbés d’Optino n’ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.
« Les origines d’Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne « éclairé » de Catherine II, qui fut l’époque de la grande désolation des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l’époque de la grande renommée d’Optino commence trente ans plus tard, après 1821, lorsque Philarète de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du monastère un petit ermitage ou « skite » dédié à la Décollation de saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de l’enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder ce nouvel ermitage, l’évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand rénovateur du monachisme russe.
« Par des liens multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l’œuvre de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance, cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n’a pu terminer en Moldavie. En effet, c’est le monastère d’Optino qui entreprend, après 1840, la publication des œuvres ascétiques des Pères, traduites par l’archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les moines d’Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d’Optino n’étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits ; ces textes anciens, rédigés par de grands contemplatifs d’Égypte, de Syrie et de Grèce, devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de l’ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.
« Optino comptait jusqu’à trois cents moines avant la révolution. Personne n’avait de propriété privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie : la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun, même novice, avait une cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou bien aux travaux manuels. La journée était réglée d’après les offices ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle formelle n’obligeait les religieux d’assister à tous les offices, chacun était libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement des heures qui n’étaient pas occupées par les travaux d’« obédience », imposés par l’abbé. On n’avait jamais recours à la main-d’œuvre étrangère au monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les « obédiences » de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se faisait sentir dans la vie de la communauté d’Optino : la discipline fondée sur la confiance s’exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le « skite » silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout ; elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à Optino.
« Un petit chemin forestier conduisait du monastère au“ skite”. L’aspect extérieur de cet ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d’entrée. Des deux côtés, en dehors de l’enceinte, les“ maisonnettes”, espèces de parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n’avaient pas le droit d’entrer dans le“ skite”. Un silence absolu régnait dans l’enceinte de l’ermitage. C’était un beau jardin plein de fleurs multicolores autour de l’église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un siècle. »
Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur « riche de pauvreté », car accueillant des personnes « inutiles » (infirmes, aveugles), le starets Macaire connaît l’ouverture d’Optino à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :
« Pour acquérir les dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le caractère de l’amour divin, sa gratuité. « La grâce de Dieu se donne à tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi guider par l’humilité40. »
« Une jeune fille, une étudiante de Moscou, qui n’avait jamais vu le starets, manifestait une grande animosité à son égard, le traitant de“ vieil hypocrite”. Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le parloir, fit une courte prière, regarda un moment l’assistance et, s’adressant à la jeune personne :“ Ah ! mais c’est Véra, elle est venue voir le vieil hypocrite !” Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise, la jeune fille changea d’opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent de Chamordino, fondé par le starets41.
“ Ne discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait toujours nuisible pour vous.” On rapporte l’histoire d’un artisan qui, après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l’église d’Optino, vint chez le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l’artisan était pressé de regagner son atelier, sachant qu’une commande avantageuse l’attendait. Mais le starets, après l’avoir retenu longtemps, l’invita à revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule. L’artisan, flatté par cette attention du saint homme, n’osa pas refuser. Il espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de l’après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir ; il fallut que l’artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain. L’artisan, très déçu, mais n’osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette manœuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement l’artisan :“ Merci, mon ami, pour m’avoir obéi ; Dieu te gardera, va en paix.” Quelque temps après, l’artisan apprit que deux de ses anciens apprentis, sachant qu’il devait rentrer d’Optino avec une somme d’argent considérable, l’avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près de la grand-route de Kalouga, avec l’intention de le tuer42. »
Nous quittons le lieu privilégié d’Optino qui n’est certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).
Théophane de Vycha assura une large direction spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son siège épiscopal43 :
« C’est le Seigneur qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l’air de la liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.
Remettez-vous au Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez à lui plus souvent encore que vous n’aspirez l’air44.
Efforce-toi de chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa queue. Mais tu recevras ce qu’il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui plaira.
Il faut chercher, s’écrier d’un cœur contrit, avec un sentiment d’humilité extrême et la ferme conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque chose, ce n’est pas notre propriété… Tout le salut est remis aux mains du Seigneur, c’est la voie la plus sûre, la meilleure, c’est celle qui va le plus loin.
Le plus important, c’est de s’abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s’écriant d’un cœur contrit : sauve-moi selon tes propres jugements… Car il n’y a de salut qu’en lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein d’abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.
Quiconque ne travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu’à se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d’appel qui viendrait de cette impuissance, n’en acquerra pas le sentiment… Vous, agissez de même : dans le sentiment de votre propre impuissance, appelez à l’aide et, même après avoir accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance45.
« Le 17 juin 1858. Tu continues d’aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre la voie humble, comme d’autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l’humilité et relève-toi par la pénitence ; et bientôt tu retrouveras la voie droite…46
L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un familier d’Optino.
Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de Valamo vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle précédent47, dont celui-ci de Théophane le Reclus :
« Je me souviens que vous m’avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à soutenir votre attention. C’est ce qui arrive quand on ne travaille qu’avec la tête ; mais si vous descendez dans le cœur, vous n’aurez plus aucune difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours dans la tête, se pourchassant l’une l’autre, et on ne parvient pas à les contrôler. Mais si vous entrez dans votre cœur, et si vous êtes capable d’y rester, alors chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n’aurez qu’à descendre dans votre cœur et les pensées s’envoleront. Vous vous trouverez dans un havre réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C’est dans le cœur que se trouve la vie, et c’est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu’il s’agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur. »
Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note cristalline qui en est sans doute la tonique secrète »48.
« Un matin de bonne heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)
« Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur… Je voyais parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultés et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième récit, 42, 43)
« En ce qui concerne l’absence de formes c’est — à-dire le fait de ne pas user de l’imagination et de ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d’une lumière, d’un ange, du Christ ou de n’importe quel saint, et de se détourner de toute rêverie, cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés, pour la raison suivante : la puissance de l’imagination peut facilement incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans l’illusion… Que l’esprit puisse naturellement et facilement être dans un état d’absence d’images, et s’y maintenir, tout en se rappelant la présence de Dieu, on le voit bien puisque la force de l’imagination peut présenter une chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette représentation. Par exemple, la représentation de l’âme, de l’air, de la chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n’ait pas de contour, ne puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l’esprit et identifiée dans le cœur dans un absolu vide de formes. (Septième récit, 111-112)
« Car celui qui veille en silence… aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L’homme qui vit dans le monde et qui entend parler d’un pieux reclus, ou qui passe devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se souvient de ce que l’homme peut être sur la Terre, et qu’il lui est possible de revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu.
(Septième récit, 116-117)
… il faut observer que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion chrétienne pour le prochain, et qu’elle agit sur son âme dans la seule mesure de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain, ou au moment fixé pour le faire, il est bon d’introduire sa présence dans la présence de Dieu, et d’offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton serviteur N. Prends ce désir que j’exprime comme un cri d’amour que tu as commandé. » (Septième récit, 123-124).
Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « … je trouvais là l’éveil religieux d’un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses pèlerinages, son ministère dans l’Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires du XIXe siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum49 dont il traduit le terrible témoignage50, et Spiridon51 :
« Tu sais, père, cela m’est bien pénible et bien douloureux maintenant, d’avoir changé mon Dieu contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer. J’eus grand-pitié de lui, jusqu’à en souffrir moi-même, et en même temps de tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d’un coup ce que c’est que de voler à quelqu’un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu’un nouveau nom et une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m’apparut comme l’homme du monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l’Évangile. C’est ma conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non en apôtre du Christ. Je ne sais si j’ai eu raison ou tort, mais depuis ce moment je n’ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d’autres le soin de baptiser. (58-59)
« C’est que voilà, mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche Dieu, et j’ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». — Je lui dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras nulle part. C’est avant tout en soi-même qu’il faut le chercher. S’il n’y est pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait connaître qu’en dedans de nous-mêmes. Il n’y a pas d’autre moyen de connaître Dieu 52». (108)
« Il y avait avec lui encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été condamné. J’avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais quelle spiritualité intérieure, qui m’attirait comme un aimant. J’étais ravi jusqu’au fond du cœur. Je m’enhardis jusqu’à lui demander pourquoi il était si sympathique, si bon. Il me répondit :“ Ce matin, j’ai prié Dieu ; à déjeuner, j’ai prié Dieu ; ce soir j’ai prié Dieu ; la nuit, j’ai prié. Dieu, y a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah !”. À ces mots, en se cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c’était la prière qui l’avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l’embrassai. Quand il quitta le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je l’accueillis, Dieu m’en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes en même temps au cou l’un de l’autre, en nous arrosant l’un l’autre à chaudes larmes. » (131)
« [417], Mais ne pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l’illusion. Non, j’ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d’une manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu’une chose : être sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n’en fais aucun. Et pourtant, le Seigneur m’a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c’est elle qui fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.
Je suis attristé parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur aime aussi de tels hommes, et c’est pourquoi mon âme aspire de toutes ses forces à travailler pour Lui.
Oh ! que la bonté de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le Seigneur m’aime. C’est qu’Il est l’Amour en personne ; Il aime tous les hommes et les appelle à Lui :“ Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit, l’âme humble le reçoit pour son repentir.
Nous sommes maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour, s’accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir. Voici un miracle : quand l’âme incline à l’orgueil, elle sombre dans les ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu’elle s’humilie, alors viennent la joie, l’humble attendrissement du cœur et la lumière.
L’âme de l’humble54 est comme une mer ; si quelqu’un jette une pierre à la mer, la surface de l’eau est troublée pendant un instant, puis la pierre s’enfonce dans l’abîme. Ainsi toute peine est engloutie dans le cœur de l’humble puisqu’en lui est la Force de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te consumes pas ; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite. »
L’humain en l’homme est sa théandrie… l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). 55.
« L’Église du Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu… qui se révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).
« Le Christ a proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être un « législateur ». (230)
« Les anciens Pères de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme Héraclite, Socrate, Platon, étaient des“ chrétiens avant le Christ”. En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans l’Église mystique du Christ. » (232).
Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du Nom » ou Ba’al Shem Tov56. Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le monde semble jouir d’une existence indépendante… Il a voilé à leurs yeux la divine lumière afin que puissent durer les créatures…57 ». Dieu est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza. « L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions et actes 58 ».
Je cite assez longuement l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec précision une expérience mystique vécue du côté juif — égale aux plus profondes rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de néphesh ; c’est un simple désir, pas davantage, d’être proche de Dieu ; l’homme réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C’est ce que Dov Baer exprime par l’“ entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu’il est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a donc des implications dans l’action, mais sans chaleur spirituelle, même pas dans l’action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu est suffisamment proche pour que soit pris l’engagement de mener une vie selon le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à l’acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l’importance du bien qu’il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est vraiment impliqué. Il ne s’agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir accomplir Sa volonté. L’homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d’extase. À ce degré, l’homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous, est le degré de yehidah où il y a“ simple vouloir”, volonté pure de connaître Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l’homme a virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà toutes les limites normales imposées par sa nature physique59. » On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une longue tradition). Dov Baer précise et donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui de neshamah :
« extase essentielle de l’âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation, elle n’est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie par celui qui l’éprouve, que, au moment de l’extase, il ne se rend absolument pas compte qu’il est transporté d’extase. ... Telle est la nature de toute extase essentielle ; par exemple, de l’extase essentielle de l’âme naturelle dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu’on est transporté d’extase à cause de quelque chose d’agréable, on est totalement inconscient de cet état : l’extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l’extase essentielle est profonde (par exemple, l’amour ou la volonté, et le ravissement d’une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la plupart des hommes dont l’âme divine n’est pas devenue impure et n’a pas été fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont sans tache et le cœur pur… » L’intention de son esprit irradiant son cœur, il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »60.
Le degré de hayyah :
« doit, par la force des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient spontanément, par exemple, une soudaine extase de l’âme qui vous fait frapper des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la principale caractéristique du divin… Cette concentration donc n’est autre que celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la compréhension ou de l’intelligence de la lumière divine. 61
Enfin le dernier degré de yehidah est :
« l’essence véritable qui s’élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non“ chant double”. Car le“ chant double” dont nous avons parlé est le ravissement essentiel qui se produit de manière détaillée… cela s’appelle aussi simple vouloir essentiel, qui n’est pas ressenti et ne se morcelle pas… le vouloir essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu’un homme lutte contre une mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l’âme s’éveille en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence véritable. Toutes ses autres volontés à propos d’autres sujets qui ne concernent pas son essence véritable, comme l’amour de la nourriture ou l’amour pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout entière. C’est cela“ l’extase de l’essence tout entière”. En d’autres termes, tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu’il n’a aucune conscience de soi. Tel est l’amour sans limite… Ce stade est radicalement plus élevé que la raison et la connaissance62.
Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des « amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non-accompli :
« paraît humble et méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l’“ anéantissement de soi”, mais c’est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même, c’est l’orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu’on le réprimande vertement (on lui dit Shah !), il est grandement troublé jusqu’à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l’“ anéantissement”, comme si c’était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent, chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin d’influencer les autres, et cela n’est dû qu’à l’illusion que leur but est désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des“ enfants”, ces hommes jeunes et fragiles qui n’ont jamais vraiment goûté la saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais celle du“ cœur brisé” qui apprend à ne désirer rien pour lui-même], de la“ brisure”, et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l’enchevêtrement (du bien et du mal) dans l’âme naturelle qui lui a été transmise par ses parents, — et le résultat en est qu’il est conscient de soi, et cela, comme on le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C’est pourquoi, dans tout ce qu’il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne se débarrasse jamais [de la conscience de soi].
C’est là une des causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu] plus haute que d’autres, et pourtant l’âme naturelle, quant à elle, peut provenir d’un“ lieu” très bas. C’est pourquoi il possède un plus haut degré d’extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps, elle est d’une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l’âme divine humble et éloignée de l’extase divine, par comparaison à d’autres, mais son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l’“ anéantissement” et de l’absence de conscience de soi ; il n’a même pas le sens du bien qu’il fait, ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l’âme et le corps viennent tous deux d’un“ lieu” élevé, le Seigneur est avec lui puisqu’il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens d’entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l’âme même, et cela en rapport avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du“ cœur brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l’extase de l’esprit, ce n’est pas dans l’intention d’atteindre un“ degré”, ni dans leur propre intérêt, mais, au fond d’eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur, en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration divine. La preuve en est qu’ensuite, on parvient à l’humilité vraie, au“ rien” ; on n’est rien, en essence et non de ce“ rien” artificiel qui vient en considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer l’attention sur son moi (n. J.)] C’est pourquoi il n’est nullement ému par une insulte (comme ce“ chut !”) et ne la sent même pas, car il est vraiment méprisable à ses propres yeux, puisqu’il ne possède rien en propre, et c’est là le contraire même de l’orgueil63. »
En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir spirituel dont il est le canal :
« Je veux également mentionner cette indulgence que l’on s’accorde en engageant tout son cœur dans la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l’homme sont gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l’effondrement pour la majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu’à ce que le Seigneur répande des Hauts Lieux Son esprit sur eux, et qu’ils s’éveillent de leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l’âme est attachée à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant… vous me croirez lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la pointe de mon cœur, telles qu’elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature et mon être essentiels, telles que j’y ai été formé depuis ma jeunesse sous la direction de mon Maître et père, qui m’a enseigné et instruit — bénie est sa mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire — Dieu nous en garde — qu’il y a ici des secrets à ne révéler qu’au“ modeste » (c’est-à-dire : aux“ initiés”), ou au contraire des choses qui ne s’adressent qu’à ceux qui n’ont pas encore été formés à la vérité… je jure, par ma vie, que pas même la moitié d’un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d’ailleurs que de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l’engagement depuis sa jeunesse dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j’ai prononcées sont bâties sur l’expérience que j’ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m’a enseigné et guidé, — bénie est sa mémoire —. De lui, j’ai connu dans tous leurs détails les souffrances de nos amis, et j’ai examiné par moi-même le cœur de chacun et l’erreur de chacun, autant que l’a permis ma compréhension. C’est pourquoi, que celui qui le désire, obéisse. J’attends votre réponse de la main de notre distingué ami, le messager… Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père, qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…64. »
Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe orientale. On connaît surtout ses beaux apologues65. Il a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante). La branche des « Loubavitch » a survécu à la shoah.
« Pour écrire ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle dans l’atmosphère de la mystique du Moyen Âge. Et cela non seulement métaphoriquement, sur les ailes de l’imagination, mais d’une façon bien réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination d’une petite ville de l’est de la Galicie. C’était très facile, car la monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et culturellement. C’est ainsi qu’après vingt-quatre heures de voyage ou un peu plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l’est et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e siècle, s’était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d’autant plus impénétrable, qui la séparait du temps et de l’espace environnants. […]
« Je lus tout d’une traite. Il n’y avait rien de nébuleux ou d’incompréhensible dans le mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame, loin d’être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à la mesure de l’homme ; il s’en dégageait un charme émouvant. Ces légendes parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une relation d’intimité avec le Seigneur telle qu’ils pouvaient même se permettre d’être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu ne semblait rien de plus qu’un simple geste d’entraide de bon voisinage. Les histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la Providence, par l’intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin pour vivre. […]
« La beauté de la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser et aimer, n’est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour le service de Dieu. La légende hassidique n’est pas dépourvue d’humeurs sombres. Mais dans l’ensemble, on peut dire que la mystique des légendes hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.66.
« Sholem apprit beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu’est un kvitel : quand un hassid va demander à un saint d’intercéder en sa faveur auprès du Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l’endroit où il vit, il donne ce papier au saint qui sait mieux que personne ce qu’il faut demander à Dieu pour cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi :
« Il m’a appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s’est réincarnée, quelle transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il m’a aussi appris à reconnaître quelles constellations d’étoiles étaient propices lorsqu’on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l’étaient pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu’un de méchant. Il ne voulait pas contempler l’ignominie des hommes. »
§
« Mayerl intercéda pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le Bon Dieu, cette fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu, imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté : rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait être la dernière.
§
A une autre occasion, Reb Naftali dit à son fils :
« Je te donnerai un ducat si tu me dis où est Dieu.
— Papa, dit l’enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n’est pas… »
§
« Est-ce qu’au moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.
— Que tu es sot ! répliqua Reb Naftali. Il ne t’est pas accordé de retirer quelque satisfaction de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu supposer que tu auras quelque bonheur dans l’autre monde, alors que tu ne fais aucun effort dans ce but ?... »
§
« Chaque lettre de la Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans les voyelles et d’autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations. Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l’indéfinie mer de blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce mystère, il n’existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n’est propre à le recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l’est pas : le parchemin blanc.
§
En une autre occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions dans un état d’extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes. »
§
« Les hassidim de Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en était, comme vous le savez probablement déjà, qu’Urele ne priait jamais pour obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu’avaient coutume de le faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses ouailles.
§
« Le saint Rebe Reb Sische
Un jour, Sische passa devant un marchand d’oiseaux chez qui il vit une immense cage où se trouvait un grand nombre d’oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna ainsi : David, roi d’Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un clin d’œil, les petits prisonniers s’échappèrent vers la liberté des créatures du Seigneur du monde. C’est ce que fit Sische, mais l’oiseleur, lui, comment réagit-il ? Il s’empara d’un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière. Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les côtes à force de rire !
[…]
Durant toutes les années qu’il passa à Mezeritz, il n’entendit pas une seule explication de la Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit… » et cela suffisait à notre Sische. Une telle extase s’emparait de lui dès qu’il entendait ces quatre mots qu’il n’était plus capable d’en écouter davantage. Et cela se reproduisait à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit… », il tombait en extase de telle sorte qu’il se mettait à crier de toutes ses forces : « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit… » et il ne s’arrêtait plus, si bien que ses condisciples se voyaient dans l’obligation de l’envoyer dans la cour pour avoir enfin la paix. Sische n’offrait aucune résistance, il n’avait aucune idée de ce qui se passait. L’extase qui s’emparait de lui agitait tout son corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur a parlé.... » et s’agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu’après un long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis longtemps terminé son explication. Et c’est pourquoi Sische n’entendit jamais une seule explication du saint Rebe Reb Ber.
§
« il connaissait par cœur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c’est de mémoire qu’il donnait toutes ses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort « Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d’être collants. Chaque fois que mon âme s’élève jusqu’au Ciel, j’aperçois toujours de loin ce Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j’y arrive, il est toujours là avant moi. Il n’y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants ! répétait-il.
Les mystiques vivant en terres d’Islam sont moins célèbres ces derniers siècles si on met en comparaison la richesse inépuisable du IXe au XIIIe siècle et au-delà en Perse et en Inde67.
« Que faire de la poussière de ce corps et d’un esprit volage,
Si ma belle est loin de ma vue que faire de mon âme ?
Pourquoi partir pour La Mecque sans vin ni amour,
Que faire de cette vieille bicoque abandonnée par Abraham ?
Dois-je briser sur ma tête les huit enfers et les huit paradis ?
Si je ne la trouve pas, que faire des deux mondes ?
Je pose mes pieds au sommet du ciel,
Et prends la place de l’absence : que faire de cet espace ?
Si chaque fragment de lumière n’est pas semblable au soleil,
Que faire, jusqu’à la fin des temps, du secret caché ?
Toutes choses, à part Dieu, ô Machrab, sont étranges…
Si je tiens une rose à la main, que faire des épines ?68
§
« Le paradis et sa porte, les houris et les anges,
L’eau même de l’être je veux les vendre un sou, peut-être.
…
Si je crie“ Je suis la Vérité”, tous diront que c’est vrai
Comme Mansour, je veux mettre ma tête sous la potence69.
Machrab, pour les flammes de ton amour, le feu de l’enfer
sera de l’eau,
Aux flammes de ton amour, je vais l’assécher. »
« L’un de nos frères me dit : « Je ne suis rien » ; je lui répondis : « Ne dis pas : je ne suis rien, et ne dis pas non plus : je suis quelque chose. Ne dis pas : il me faut telle chose, ni : il ne me faut aucune chose, mais dis : Allâh ! et tu verras merveille. »
Un autre me dit : « Comment guérir l’âme (an-nafs) ? » Je lui répondis : « Oublie-la et n’y pense guère ; car ne se souvient pas de Dieu qui n’oublie pas son âme (ou : qui ne s’oublie pas lui-même). » Vous ne pouvez donc pas concevoir que c’est l’existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur ; ce qui nous Le fait oublier, c’est l’existence de nous-mêmes, de notre ego. Rien d’autre ne nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l’existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l’origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n’existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l’homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son ego ? Cela ne se produira jamais.70 37
« c’est à lui qu’affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu’à ce qu’il s’éteigne en Elle, en s’affranchissant de l’illusion d’une réalité autre qu’Elle, car c’est vers cela qu’Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n’aspire qu’à la science ou à l’action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition ; il ne s’en réjouirait d’ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l’Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration. Certes, chaque homme participe de l’Esprit, de même que l’océan a des vagues, mais l’expérience sensuelle accapare la plupart des hommes : elle a saisi leurs cœurs et leurs membres et ne les laisse pas s’ouvrir à l’Esprit, puisque la sensualité est à l’opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d’ailleurs que le but spirituel n’est pas atteint par beaucoup d’œuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam :“ Si tu ne devais parvenir à Lui qu’après l’extinction de tes défauts et l’effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu’Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part.” Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c’est qu’on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53
… dans ses Hikam :“ Dieu ne t’est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu’il n’y a pas de réalité hormis Lui ; ce qui te Le voile n’est que l’illusion qu’il y ait une réalité outre Lui.” 56
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses“ Enquêtes” :
Comprends, car tu es une copie de l’Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l’Existence ne te fait défaut.
N’y a-t-il pas en toi le Trône et l’Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n’est qu’un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit. »
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit :
« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;
Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :
O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! »
100-101
« Si tu désires t’affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu’elle essaye de te suggérer et ne t’occupes point d’elle, car certes, elle ne cessera pas de t’assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t’effrayent, quoi qu’elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l’écoute pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l’indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l’oreille, elle te dira d’abord : tu es en perte ! Puis : tu es un malfaiteur ! Et si l’incroyance n’était pas la limite même de l’épreuve71, elle te dirait : tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations…
« 3. Du pur amour72.
“ Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs” :“ Prétends-tu M’aimer ? Si tel est le cas, sache que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu aimes Celui qui est. Mais Je t’ai aimé, Moi, alors que tu n’étais pas !”
Il lui dit ensuite :“ Prétends-tu que tu cherches à t’approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t’ai cherché afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J’ai dit‘ Ne suis-je pas votre Seigneur ?’ (Cor. 7 : 172) 16, alors que tu n’étais qu’esprit (n’il !). Puis tu M’as oublié, et Je t’ai cherché de nouveau, en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était amour de toi pour toi et non pour Moi.”
Il lui dit encore :“ Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état extrême de faim, de soif et d’épuisement, Je t’appelais à Moi tout en t’offrant Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages, ses échansons, après t’avoir prévenu qu’auprès de Moi tu ne trouverais rien de cela ?”
Le serviteur répondit :“ Je me réfugierais en Toi contre Toi”. »
§
« 14. Quand le soleil se lèvera à son couchant.
“ La foi ne profite en effet qu’aussi longtemps que l’on est voilé et que l’on n’a pas obtenu l’évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était seulement informé est vu directement, l’âme ne tire plus profit de ce qu’elle croit, mais seulement de ce qu’elle contemple et voit. Les états, les intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés. Cette transformation doit s’entendre comme purement intérieure. Quant à l’extérieur de cet être, il ne se modifie pas d’un iota. Il continue de se comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la coutume et la loi naturelle…”
§
“ 15. De l’identité suprême
‘ Dieu (al-haqq : la Réalité suprême) — qu’Il soit exalté ! — m’a dit :‘ Sais-tu qui tu es ?’ Je répondis :‘ Oui, je suis le néant’ manifesté par Ta manifestation ; je suis la ténèbre qu’illumine Ta lumière.’
Il me dit alors :‘ Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi de revendiquer ce qui ne t’appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être remis à son propriétaire, et l’emprunt restitué. Le nom d’’être contingent” t’appartient depuis toujours et pour toujours. »
Il me dit encore : « Sais-tu qui tu es ? » Je répondis : « Oui. Je suis réellement Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis créature (al-khalq). Je suis l’être contingent quant à ma forme, mais je ne peux pas ne pas être l’Être nécessaire. C’est le nom divin al-haqq qui m’appartient par droit d’origine (asp ; le nom de créature n’est qu’un nom d’emprunt et une formule distinctive… »
« A… llâ… ah !
C’était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d’une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L’appel se répétait d’ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
Des profondeurs de l’abîme
J’ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !
« […] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C’était en somme la même supplication, l’appel suprême d’une âme en détresse vers la divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— C’est un disciple qui demande à Allah de l’aider dans sa méditation.
— Et peut-on savoir quel est l’objet de sa méditation ?
— Arriver à se réaliser en Dieu.
— Tous les disciples y parviennent-ils ?
— Rarement. Cela n’est possible qu’à un petit nombre.
— Alors, ceux qui n’y parviennent pas restent désespérés
— Non, ils s’élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.
La paix intérieure. C’était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c’était à cela sans doute qu’était due sa grande influence. Car, quel est l’homme qui n’aspire pas, d’une manière ou d’une autre, à la paix intérieure ? » 25-26.
« Ce qui l’étonnait le plus, c’est que je pusse vivre en pleine sérénité d’esprit avec la conviction de l’anéantissement total, car il voyait bien que j’étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c’était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L’inquiétude de l’homme vient de ce qu’il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu’on s’est complètement débarrassé de ce désir d’immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi […]
— Le corps sans doute, fit-il. Mais l’esprit ?
— En effet, il y a l’esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l’avions pas en naissant. Elle s’est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s’est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s’est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu’elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :
— Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?
— Et quoi donc ?
— Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d’élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.
Il me considéra longuement comme s’il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement : […] “ Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s’élever au-dessus de vous-même. Mais quoique vous en disiez et quoique vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez.” » 31-33.
« Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d’avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu’en aucun endroit je n’ai employé le mot : foi. Cette réserve m’a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l’esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l’évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m’empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n’est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 3773.
« Rien à dire d’un état mystique.
Que l’on en parle, et il n’y a plus d’état
mystique. Seulement du savoir. »
[Kharraqâni] (TuO, 19774)
§
« Le misérable Shebli chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne portant cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que l’autre. »
Ce devait être un prophète ou un saint, quelqu’un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement Shebli.
Comment cela ? s’exclament les disciples, interloqués.
« Faute d’abandonner aussi bien l’autre monde que celui-ci, comme l’a fait ce sage, répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »
(TuO, 143)
§
« Nuit et jour un ignorant ânonnait cette prière :
« Seigneur ! Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »
Rab'ia, la sainte femme soufie, l’entendit :
« Pauvre idiot ! Cette porte n’a jamais été fermée. »
(MuT, 174)
§
« Surgit la Voix :
“ O Abdul Hassan, Je dois te donner tout ce
que tu souhaites, sauf Mon divin pouvoir.”
– Seigneur, murmure Kharraqânî, “don-
ner, ne pas donner” : à quoi rime ce dis-
cours ?... Seuls des étrangers peuvent se parler
de la sorte, et nous ne sommes pas des étrangers. »
(TuO, 188)
§
« On demande à Kharraqânî :
— Maître, les gens disent que vous avez vu Dieu. L’avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?
— Bien sûr : en tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui. »
(TuO, 199)
§
Le déploiement
« L’univers et son mouvement, de l’inexistence vers l’être ?
— Le déploiement même de l’amour. »
« Ramakrishna raconte à son disciple Saradananda comment il avait longtemps cherché en vain à obtenir une vision de Kali, la « Mère Divine » — car c’est sous ce visage qu’il se représentait préférentiellement l’absolu — et comment son désespoir de ne pas y parvenir s’exaspéra au point qu’un jour il saisit une épée qui pendait dans le sanctuaire de la Déesse… et alors : « Les bâtiments dans leurs différentes parties, le temple et tout le reste s’évanouirent à mes yeux, ne laissant aucune trace. Je vis à leur place un océan de conscience sans limites, infini, éblouissant. Aussi loin que pouvait aller mon regard, j’apercevais de brillantes vagues qui surgissaient de tous côtés et déferlaient sur moi avec un bruit terrifiant, prêtes à m’engloutir, je ne pouvais plus respirer. Pris dans le tourbillon des vagues, je tombai inanimé. Que se passait-il dans le monde extérieur, je l’ignorais. Mais en moi un flot constant de félicité ineffable, tout à fait inconnu, m’inondait…75
The Master continued76: “But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. [. . .]
But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don’t think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God’s power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animals. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)
Do you know how a lover of God feels? His attitude is: O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.’ Or again: Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.’ He doesn’t like to say, I am Brahman.’ [. . .]
Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun’s rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64
Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ’ verily becomes a sinner.
One should have such burning faith in God that one can say: What? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me? How can I be a sinner any more? How can I be in bondage any more? ‘
If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becomes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won’t repeat them.’ And have faith in His name.” 68
CHAPITRE III LA DISCIPLINE MENTALE77
D — Comment puis-je discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit n’est à discipliner, si l’on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le mental disparaît. Le mental d’un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque chose d’autre que le Soi ? Lorsqu’on en est conscient, lorsqu’on a compris cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le mental n’est qu’une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c’est le Cœur, qui brille de sa propre lumière. L’illumination vient du Cœur et se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu’au contraire il est dans la nuit, il n’a connaissance de rien.
Si l’on dirige le mental vers l’intérieur, vers la source de l’illumination, la connaissance objective cesse et le Soi brille seul dans le Cœur.
La lune brille parce qu’elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu’elle reflète. Mais quant à nouveau le soleil se lève, personne n’a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Cœur. Le mental nous est utile grâce à la lumière qu’il reflète. On l’emploie pour voir les objets. Lorsqu’on le tourne vers l’intérieur, il s’immerge dans la Source d’illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la lune pendant le jour.
Lorsqu’il fait sombre, on a besoin d’une lampe pour s’éclairer. Mais quand le soleil est levé, toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil, aucune lampe n’est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l’astre lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental réfléchit est nécessaire. Pour voir le Cœur, il suffit que notre esprit se dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Cœur brille seul, de sa propre lumière.
[...]
D — Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?
M — Oui ; c’est le service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais il n’y a réellement aucun « autre » que l’on doive secourir. L’être Réalisé voit uniquement le Soi, comme l’orfèvre ne prête attention qu’à l’or des bijoux ornés de pierres précieuses qu’on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du nom-et-de-la-forme. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres » aussi disparaissent. L’être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de lui-même.
[...]
D — La grâce aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?
M — Laissez tout cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.
De deux choses l’une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité et senti le besoin d’un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y trouvez le Soi. De toute façon, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu ni guru, n’abandonnent jamais l’adorateur qui s’est abandonné tout entier.
D — Que signifie la prosternation devant le guru ou devant Dieu ?
M — Elle signifie la soumission de l’ego et l’union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne peuvent à aucun moment s’illusionner sur les génuflexions, les saluts et les prosternations. Ils voient si l’ego est encore là, ou s’il a disparu.
§
[Quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]
« 1. Étant donné qu’il y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme multiple.
7 découvrir son propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.
33. »Je ne me connais pas moi-même’ ou“ Je me connais moi-même”, parler ainsi est ridicule. Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ? »
Avant Propos78
« Il y a environ deux ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble esclave, l’ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s’approcher de Râm et de Le comprendre, c’est se retirer du monde des formes évanescentes, car Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui pénètre et soutient l’univers tout entier. Il n’a ni naissance ni mort. Il est présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n’apparaissent comme entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de cette illusion des formes, c’est réaliser immédiatement l’Unité, l’Amour de Râm. L’amour de Râm, c’est l’amour de tous les êtres, de toutes les créatures, de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à la volonté et à l’action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu’est Râm, l’Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous nous trouvons dans un état d’union complète et d’identification avec Râm qui est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n’est que la conscience de la diversité, prend fin, et l’amour, qui est la conscience de l’unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité est si complète que notre affirmation de personnalité séparée [18] notre égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes naturellement portés par la conscience éveillée de l’unité et de l’amour, à faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites manifestations de Râm, la grande Vérité, l’Amour infini. Om Shri Râm. »
Luttes et initiations
« Pendant près d’une année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d’anxiétés et de peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs : « Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue, et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en Moi, et tu seras libéré. » C’était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion pour Râm progressait par sauts et par bonds.
§
« Mahârâj, dit-il, je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d’un sâdhu, car j’ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins. Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre protection.
— Râmji, répliqua Râmdâs, rien n’est mauvais en ce monde ; c’est votre esprit qui est tourmenté. Tant que votre esprit n’a pas l’ardent désir de déchirer le voile d’illusion qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C’est comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette attitude dépend d’une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde. Apprenez à connaître votre état d’esprit. La liberté et la joie sont en vous, mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l’âpreté au gain, et les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n’est pas un gourou ; il ne peut que vous montrer la voie. L’effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un disciple de la Vérité. » (264)
Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf ans à l’Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le tamoul, il part pour l’Inde avec l’autorisation de ses supérieurs et fonde l’ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi (1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne d’Arunachala :
« Du fond du cœur, j’entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d’appui où on serait encore tenté de s’agripper : car tel il a voulu celui qu’il a appelé, et tel il le rendra, libre et nu en la solitude de son cœur, libre et nu de la liberté et de la nudité du Soi.
Arunâchala, guru impitoyable,
qui me sevras de tout ce que j’aimais jusque-là,
de tout ce que je savourais jusque-là,
de tout sur quoi je m’appuyais jusque-là,
les choses de ce monde comme les choses de l’autre,
et me laissais suspendu
libre et nu… »79.
Puis il « fait le saut » et le sannyasin se fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :
« Mais par rapport à tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a“ cela” ! (8 mars 1973)
Pour le moment, je suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis. Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon népali de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange et tous nos moines à grande coule ! /L’Esprit n’est pas à chercher dans un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)
L’autre jour, je rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala [ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est“ parti”, va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite. L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).
Un infarctus qui me prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience merveilleuse de“ croiser” entre mort et vie, découverte que l’on EST80 ! Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre 1973). »81.
I Prerequisites. . . (pp.19 sq.) :
From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch’an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one’s false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one’s Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. . . .
The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha (hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. . . .
Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. . . .
Hua t’ou [koan japonais]: This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.” 82
Écrit dans sa vieillesse, un témoignage émouvant :
Dans le cours de la vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun doit aller jusqu’au bout de lui-même, sans se laisser d’échappatoire. Une chose seulement doit être faite.
Cette crise ou situation extrême survint pour moi lorsqu’il fut finalement convenu que je devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king. Je compris que la sesshin rohatsu84 du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m’était offerte de participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.
Jusqu’à ce moment j’avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or tant que j’avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme une entité séparée de Mu, et ce n’était pas là le vrai samadhi. Mais vers la fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d’être conscient de Mu. J’étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu’il ne restait plus trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C’est cela le vrai samadhi.
Et pourtant, cette forme de samadhi n’est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s’en réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d’irruption hors du samadhi et de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c’est ça. »
Je n’ai aucune idée du temps que je passai en samadhi. J’en fus réveillé par un son de cloche. Je me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions tests sur Mu. Je répondis à chacune d’elles à l’exception d’une seule sur laquelle j’hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils me semblaient transparents. J’étais transparent aussi.
Je voudrais souligner l’importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement expérimenté. Après kensho, je n’étais pas complètement éveillé à mon expérience. C’était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j’entendis cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne s’ouvre pas vers l’extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle était en fait l’expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.
Par la suite je ne rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d’autres koans sont nécessaires pour rendre kensho, l’expérience initiale, transparente, mais c’est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de sa nature. »
…Cowper says “universal nature” but he actually means what he views of beautiful or grand In nature. This kind of thing only, “Prompts with remembrance of a présent God!””
The division here of God and nature is very disagreeable. Not to be able to look at the broad oak or “the green blade that twinkles in the sun” without being “prompted” to think of something else, must cause a perpétuai splitting of the mind. This is what Christ warns us against, in “Judge not” and “Let not thy right hand know what thy left hand doeth.”
The nature mystics, on the other hand, are forgetful of God, either leave him out altogether or put him in perfunctorily, or use the word God as a synonym for Nature or Reality. As pointed out above, passion distinguishes their attitude from pantheism, though there is often an insensible flowing from one to the other. The finest example of nature myslicism is found in Wordsworth, The Excursion, (I, 199.)
“He beheld the sun
Rise up, and bathe the world in light! He looked—
Océan and earth, the solid frame of earth
And ocean’s liquid mass, in gladncss lay
Beneath him:—Far and wide the clouds were touched,
And in their silent faces could he read
Unutterable love. Sound needed none
Nor any voice of joy; his spirit drank
The spectacle: sensation, soul and form
All melted in him; they swallowed up
His animal being; in them did he live,
And by them did he live; they were his life.”
Wordsworth then inserts two lines that might well have been omitted from the poem, since they represent an intellectual afterthought:
“In such access of mind, in such high hour
Of visitation from the living God,
but continues, showing that there was actually no ‘visiting’ of one person, by Another:
Thought was not; in enjoyment it expired.
No thanks he breathed, he proffered no request;
Rapt in the still communion that transcends
The imperfect offices of prayer and praise.
One more extract, from Tintern Abbey:
A sense sublime
Of something far more deeply interfused,
Whose dwelling is the light of setting suns,
And the round ocean and the living air
And the blue sky, and in the mind of man—
A motion and a spirit, that impels
Ail thinking things, all objects of all thought,
And rolls through all things.”
These two passages represent the high water mark of nature mysticism in English Literature. They are full of Zen.
They portray a condition of “satori,” of illumination. But the next point is of cardinal importance; these lines of the Daffodils,
“They stretch’d in a never-ending line along the margin of a bay:
Ten thousand saw I at a glance Tossing their heads in sprightly dance,”
are also full of Zen but are not mystical, still less pantheistic.
The first example, from the Excursion , shows us the mind of Man in its union with the universe. The second, from Tintern Abbey, shows us the universe as perceived by the man in union with it. The third, Daffodils, shows us something very different, apparently, from either. We see, not the mind of man, nor the universe, but the daffodils, and when we see them as Wordsworth also saw them, as they really are, that is sufficient. Mysticism is like Zen, in this respect, that you cannot believe or disbelieve in mysticism. You are either a mystic or nothing. But the great gulf fixed between mysticism and Zen is this. Mysticism uses the object, the finite, as a telescope to look into the infinite. Zen looks at the telescope.
We say, very loosely, “There is Zen in this,” “This is far from Zen,” but we must notice there is a great difference, both in art and life, between Zen and talking about Zen. Compared with the extract from the Excursion, the following poem of Bashô on a similar subject:
“A wild sea,
The Milky Way stretching across
To the isle of Sado.”
Another of Bashô, to compare with the Daffodils. (Note that though both poems speak of the author’s feelings, both are equally objective, since they do so to express the nature of the flower itself.)
“How they pull the heartstrings—
Corning along the mountain road—
These violets!”
The most famous of all haiku, of which I give an unconventional translation, has this same quality, that is, of expressing an unsymbolical, unallegorical fact, which is nevertheless a Fact, and The Fact.
“The old pond.
A frog jumps in—
Plop!”
Against this translation it may be urged that “plop” is an unpoetic, rather humorous word. To this I would answer, “Read it over slowly, about a dozen times, and this association will disappear largely.” Further, it may be said, the expression “plop” is utterly different in sound from “mizu no oto.” This is not quite correct. The English “sound of the water” is too gentle, suggesting a running stream or brook. The Japanese word “oto ” has an onomatopoeic value much nearer to “plop.” Other translations are wide of the mark. “Splash” sounds as if Bashô himself had fallen in. Yone Noguchi’s “List the water sound,” shows Bashô in a graceful pose with finger in air. “Plash,” by Henderson, is also a misuse of words. Anyway, it is lucky for Bashô that he was born a Japanese, because probably not even he could have said it in English. [. . .]
At the moment of the “plop,” the sound and the silence, the movement and the stillness, were perceived unseparated, uncontrasted, unantagonised, as they were before the Spirit of God brooded over the Chaos. And if you have seen one piece of reality, you have seen ail, for the parts are not less than the whole. Montaigne says,
“ Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ny d’autre nuit. Ce Soleil, cette Lune, ces Étoiles, cette disposition, c’est celle même que vos aïeux ont jouyé, et qui entretiendra vos arrière-neveux.
Non alium videre patres : aliumve nepotes
Aspicent.”
Suzuki says, “This leap is just as weighty a matter as the fall of Adam from Eden.” This is true enough, but this is mysticism85.
“Every one of us, as a human being, has self-consciousness and is conscious of other human beings surrounding him. Hence it naturally cornes about that at the level of ordinary existence ail of us possess a more or less definite idea as to what kind of a thing man is. The classical Western philosophy going back to Aristotle élaborates and defines this commonsense image of man as a “rational animal”.
The image of Man peculiar to Zen Buddhism emerges exactly when such a commonsense image of man, be it pre-philosophical or philosophical, is smashed to pièces. The ordinary image of man on which our daily life is based, and on which our social life is carried out, does not, according to the typically Zen conception, represent the true reality of Man. For man, as pictured in such a way, is but a “thing” in the sense that it is nothing but an objectified man, i.e. man as an object. Such cannot be a true picture, because according to Zen, Man in his true reality is, and must be, an absolute selfhood.
Without tarrying on the plane of common-sense or empirical thinking, where the primary expérience of Reality, including even the absolute ego, in its pure “is-ness” is necessarily broken up into objectified pièces, Zen proposes to grasp Man directly as an absolute selfhood prior to his being objectified into a “thing”. Only then, it maintains, can we hope to obtain a true image of Man representing him as he really is, that is, in his real, immédiate “is-ness”.
The image of Man peculiar to Zen is thus derived from a dimension which absolutely transcends the bifurcation, so characteristic of the human intellect, of the subject and object. As will be easy to see, such an image of Man can never be obtained as long as we pursue the question in the form of “what is man?” The question must necessarily and inevitably take on the form of “who am I?” Otherwise expressed, Man must be intuited in his most intimate subjectivity. For, no matter how far we may go searching after our own ’self on the plane of intellectual analysis, the ’self goes on being objectified. However far we may go in this direction, we always end up by obtaining the image of our ’self seen as an object. The ’self itself, the real subjective subject which goes on searching after itself, remains always beyond our reach, eluding forever our grasp. The pure subjectivity is reached only when man steps beyond the ken of the dichotomizing activity of intellect, ceases to look at his own “self” from the outside as an object, and becomes immediately his own “self”. The Zazen, “sitting cross-legged in méditation”, is a way specifically devised in order that the subject might delve ever deeper into its own interior so that the bifurcated “self”—the “self” as dichotomized into the “self” as subject and the “self” as object—might regain its own original unity. When, at the extremity of such a unity, man becomes truly himself and tums into a pure and absolute selfhood, when, in other words, there remains absolutely no distinction any longer between the “self” qua subject and the “self” qua object, an epistemological stage is reached where the “self” has become so perfectly identified with itself and has so completely become one with itself that it has transcended even being a “self”. The precise point at which the “self” becomes one with it—“self” in such an absolute manner has come to be known, in accordance with the technical terminology of Dôgen, as “the-mind-and-body-dropping—off” (shin jin datsu raku). This is immediately followed by the next stage—to be more strictly exact, it is a stage which is actualized at the very same moment as the actualization of the first one—that of “the-dropped-off-mind-and-body” (datsu raku shin jin). This second stage refers to the experiential fact that the moment the mind-and-body, i.e. the “self”, falls off into Nothingness, there is resuscitated out of the Nothingness the same mind-and-body, i.e. the same old “self” itself, but this time completely transformed into an absolute Self. The “self” thus resuscitated from its death to itself carries outwardly the same mind-and-body, but the latter is the mind-and-body that has “dropped off”, that is, transcended itself once for ail. The image of Man in Zen Buddhism is an image of Man who has already passed through such an absolute transformation of himself, the “True Man without any ranks” as Lin Chi calls him.
It is evident that such an image of Man as has just been sketched implicitly occupied in Zen Buddhism a place of cardinal importance throughout its entire history. This is evident because from the very beginning Zen centered around the radical and drastic transformation of Man from the relative into the absolute selfhood.
Man was but a natural product of the special emphasis which Zen laid on the expérience of enlightenment.
Explicitly, however, and in terms of the history of thought, the concept or image of Man did not occupy a key-position in Zen Buddhism prior to the appearance of Lin Chi. Before him, Man had always remained in the background. The image had always been there implicitly, but not explicitly. “Man” had never played the rôle of a key-term in the history of Zen thought before Lin Chi. Rather, the real key terms had been words like Mind, Nature, (Transcendental) Wisdom, Reality (or Absolute-dharma) and the like, ail of which were directly or indirectly of an Indian origin and which, therefore, inevitably had a strong flavor of Indian metaphysics.
With the appearance of Lin Chi, however, the whole picture begins to assume an entirely different, unprecedented aspect. For Lin Chi sets out to put Man at the very center of Zen thought, and to build up around this center an extremely vigorous and dynamic world-view. The image of Man as absolute selfhood which, as we have seen, had always been there implicitly hidden, so to speak, behind the scenes I was suddenly brought out by Lin Chi into the dazzlingly bright light of the main stage. At the same time we witness here the birth of a thought5 which is truly original and indigenous to the Chinese soil.
Lin Chi’s thought is characteristically Chinese in that it puts Man at the very center of a whole world-view, and that, further, his conception of Man is extremely realistic to the extent of being almost pragmatic. It is pragmatic in the sense that it always pictures Man as the most concrete individual who exists at this very place and at this very moment, eating, drinking, sitting and walking around, or even “attending to his natural wants”. “O Brethren in the Way”, he says in one of his discourses, “you must know that there is in the reality of Buddhism nothing extraordinary for you to perform. You just live as usual without ever trying to do anything particular, attending to your natural wants, putting on clothes, eating meals, and lying down if you feel tired. Let the ignorant people laugh at me. The wise men know what I mean to say”.
The pragmatic Man, however, is not at ail an ordinary “man” as we represent him at the level of common-sense thinking, for he is a Man who has come back to this world of phenomena from the dimension of absolute Reality. His is a two-dimensional personality. He, as a most concrete individual, living among the concretely existent things, does embody something supra-individual. He is an individual who is a supra-individual—two persons fused into a perfect unity of one single person. “Do you want to know who is our (spiritual) ancestor, Buddha (i.e. the Absolute)? He is no other than yourself who are here and now listening to my discourse!” (Lin Chi) The world-view presented by Lin Chi is a very peculiar view of the world as seen through the eyes of such a two-dimensional person. But in order to have a real understanding of the nature of this kind of world-view, we must go back to our starting point and try to analyze the whole problem in a more theoretical way. In so doing, our emphasis will be laid on two cardinal points: (1) the epistemological structure of the process by which such a double-natured person comes into being, and (2) the metaphysical structure of the world as it appears to his eyes86.
Je poursuis de « 6. Chercheurs » à « 10. Témoins pour notre temps » des rangements thématiques, ici au niveau individuel tenant compte du caractère inclassable des regards ou des expériences. Il faut rendre compte d’approches très diverses : l’éléphant est vu avec distance ou bien touché en divers endroits ou parfois maîtrisé et ‘chevauché’. 87
« 6. Chercheurs » est surtout composé de « penseurs » attirés par l’intuition qu’il existe un vaste espace intérieur mais voilé : la « mystique ». Leurs intelligences s’en approchent par « ni ceci ni cela ». Nous sommes ici aux confins ou « marches du Royaume ».
Sa première Critique distingue une raison pure qui ne dépend pas des phénomènes : « Il me fallait limiter le savoir pour faire place à la croyance ». Il se retrouve ainsi sur le seuil de la foi de son enfance, que lui avait inculquée sa mère, piétiste croyante. Même indépendance dans sa seconde Critique de la raison pratique qui établit la valeur morale comme une libre décision valant en soi.
Kant rejette la théologie ancienne et ses preuves parce qu’elles procèdent comme si Dieu était un phénomène. Il se situe tout autant à contre-courant d’une majorité de modernes qui, eux aussi, n’admettent l’existence que des phénomènes.
Mal compris des prédécesseurs puis des successeurs, il reste à lire88 : il libère de toute condescendance de certains religieux envers les mystiques et leur « foi du charbonnier » comme des biochimistes.
Schelling dans le Système de l’Idéalisme transcendental définit une « intuition intellectuelle » qui est libre et produit son objet, c’est l’organe de toute pensée transcendentale89.
Dans la 8e Lettre philosophique sur le dogmatisme et le criticisme, il écrit :
« Nous possédons un pouvoir mystérieux et extraordinaire de nous retirer, des modifications du temps, dans notre moi le plus intime, dépouillé de tout ce qui lui vient du dehors, et là, d’avoir en nous l’intuition de l’éternité sous la forme de ce qui ne change pas. Cette intuition est l’expérience la plus intime et la plus propre à nous-même, de laquelle seule dépend tout ce que nous savons et croyons d’un monde supra-sensible. C’est dès l’abord cette intuition qui nous convainc qu’il existe quelque chose, dans le sens propre de ce mot, tandis que tout ce à quoi nous attribuons ordinairement, le terme d’exister n’est qu’apparence. Elle se distingue de toute intuition sensible en ce qu’elle est produite exclusivement par liberté et est étrangère et inconnue à tout individu dont la liberté, dominée par la pression de la puissance des choses, suffit à peine à produire une conscience. Cependant il existe aussi pour ceux qui ne possèdent pas cette liberté de l’intuition de soi, des approximations de cette intuition, des expériences médiates par lesquelles elle fait pressentir sa présence. Il y a un certain sens intime dont on n’a pas pleine conscience et que l’on tend en vain à voir se développer. Jacobi l’a décrit. Et il existe aussi une esthétique achevée (le mot étant pris dans son sens ancien) qui fait accomplir des actes empiriques qui ne [sont] explicables que comme imitation de cet acte intellectuel, et ne seraient absolument pas compréhensibles si nous n’avions, pour parler comme Platon, vu un jour le modèle dans un monde intellectuel. […]
« Sans doute notre savoir doit sortir de l’expérience ; mais toute expérience objective est conditionnée par une autre, par une expérience immédiate dans le sens le plus strict du mot, sortant d’elle-même et indépendante de toute causalité objective. […]
« Cette intuition intellectuelle apparaît quand nous cessons d’être objet pour nous-mêmes et quand, replié sur soi, le moi qui perçois est identique avec le moi perçu. En ce moment de l’intuition disparaissent pour nous temps et durée : nous ne sommes plus dans le temps, mais le temps ou plutôt l’éternité pure et absolue est en nous. Nous ne sommes pas perdus dans l’intuition du monde objectif, mais il est perdu dans notre intuition.. »
(Werke, I, p. 316 et suiv.)90
Dimanche 31 Août 56. 91
(11 heures matin.) Je ne trouve aucune voix pour ce que j'éprouve. La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe dans ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j'entends battre mon coeur et passer ma vie. Je ne sais quoi de solennel, la paix des tombes sur lesquelles chantent les oiseaux, l'immensité tranquille, le calme infini du repos m'envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j'assiste à quelque mystère, d'où je vais sortir vieux ou sans âge. Je ne sens ni désir, ni crainte, ni mouvement, ni élan particuliers ; je me sens anonyme, impersonnel, l'oeil fixe comme un mort, l'esprit vague et universel comme le néant ou l'absolu ; je suis en suspens, je suis comme n'étant pas. — Dans ce moment, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité ; elle regarde circuler en dedans d'elle ses astres et sa nature avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d'un monde, qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l'esprit s'est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l'être, comme les gouttes de pluie dans l'océan (lui les a engendrées. L'âme est rentrée en soi, retournée à l'indétermination, elle s'est réimpliquée au-delà de sa propre vie ; elle remonte dans le sein de sa mère, redevient embryon divin. Jours vécus, habitudes formées, plis marqués, individualité façonnée, tout s'efface, se détend, se dissout, reprend l'état primitif, se replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angle, sans dessin arrêté. C'est l'état sphéroïdal, l'indivise et homogène unité, l'état de l'oeuf où la vie va germer. Ce retour à la semence est un phénomène connu des druides et des brahmanes, des néoplatoniciens et des hiérophantes. Il est contemplation et non stupeur ; il n'est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l'être, et la conscience de l'omni-possibilité latente au fond de cet être. C'est la sensation de l'infini spirituel. C'est le fond de la liberté. — A quoi sert-il ? à dominer tout le fini, à se dominer soi-même, à donner la clé de toutes les métamorphoses, à guérir de toutes les courbatures morales, à maîtriser le temps et l'espace, à reconquérir sa propre totalité en se dépouillant de tout ce qui nous est adventice, artificiel, meurtri, altéré. Ce retour à la semence est un rajeunissement momentané, et de plus il est un moyen de mesurer le chemin parcouru par la vie, puisqu'il ramène jusqu'au point de départ. [...]
Le maître de Bergson.
Ravaisson insiste avec Aristote sur une idée d’activité de l’Etre, d’une définition de l’Etre comme énergie. Ce qui nous permet d’approcher l’Etre, ce n’est pas le langage mathématique, ce n’est pas la discontinuité qu’impose arbitrairement la quantité au réel qu’elle fragmente, c’est au contraire le geste qui explique cette continuité du réel, le geste créateur, l’énergie et l’action qui sont à sa source. C’est ainsi seulement que l’on peut percer ce plafond que la philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l’esprit humain : « en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on arrive à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et qui dans l’action se fait voir à l’esprit qui réfléchit sur soi-même » (p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un mode intuitif.92.
Passivity.—Although the oncoming of mystical States may be facilitated by preliminary voluntary operations, as by fixing the attention, or going through certain bodily performances, or in other ways which manuals of mysticism prescribe; yet when the characteristic sort of consciousness once has set in, the mystic feels as if his own will were in abeyance, and indeed sometimes as if he were grasped and held by a superior power. This latter peculiarity connects mystical states with certain definite phenomena of secondary or alternative personality, such as prophetic speech, automatic writing, or the mediumnistic trance. When these latter conditions are well pronounced, however, there may be no recollection whatever of the phenomenon, and it may have no significance for the subject’s usual inner life, to which, as it was, it makes a mere interruption. Mystical States, strictly so-called, are never merely interruptive. Some memory of their content always remains, and a profound sense of their importance. They modify the inner life of the subject between the times of their recurrence. Sharp divisions in this region are, however, difficult to make, and we find all sorts of gradations and mixtures. [. . .]
The simplest rudiment of mystical experience would seem to be that deepened sense of the significance of a maxim or formula which occasionally sweeps over one. “I’ve heard that said all my life,” we exclaim, “but I never realized its full meaning until now.” “When a fellow monk,” said Luther, “one day repeated the words of the Creed: ‘I believe in the forgiveness of sins,’ I saw the Scripture in an entirely new light; and straightway I felt as if I were born anew. It was as if I had found the gate of paradise thrown wide open.” This sense of deeper significance is not confined to rational propositions. Single words, and conjunctions of words, effect of light on land and sea, odors and musical sounds, ail bring it when the mind is tuned aright. [. . .]
A more pronounced step forward on the mystical ladder is found in an extremely frequent phenomenon, that sudden feeling, namely, which sometimes sweeps over us, of having “been here before,” as if at some indefînite past rime, in just this place, with just these people, we were already saying just these things. [. . .]93.
I just now spoke of friends who believe in the anœsthetic (375)94 revelation. For them too it is a monistic insight, in which the other in its various forms appears absorbed into the One.
"Into this pervading genius," writes one of them, "we pass, forgetting and forgotten, and thenceforth each is all, in God. There is no higher, no deeper, no other, than the life in which we are founded. 'The One remains, the many change and pass;' and each and every one of us is the One that remains. . . . This is the ultimatum. . . . As sure as being—whence is ail our tare—so sure is content, beyond duplexity, antithesis, or trouble, where I have triumphed in a solitude that God is not above."1
Note 1 : Benjamin Paul Blood: The Anœsthetic Revelation and the Gist of Philosopha, Amsterdam, N. Y., 1874, pp. 35, 36.
Mr. Blood has made several attempts to adumbrate the anoesthetic revelation, in pamphlets of rare literary distinction, privately printed and distributed by himself at Amsterdam. Xenos Clark, a philosopher, who died young at Amherst in the '80's, much lamented by those who knew him, was also impressed by the revelation. "In the first place," he once wrote to me, « Mr. Blood and I agree that the revelation is, if anything, non-emotional. It is utterly flat. It is, as Mr. Blood says, `the one sole and sufficient insight why, or not why, but how, the present is pushed on by the past, and sucked forward by the vacuity of the future. Its inevitableness defeats all attempts at stopping or accounting for it. It is all precedence and presupposition, and questioning is in regard to it forever too late. It is an initiation of the part. » The real secret would be the formula by which the `now' keeps exfoliating out of itself, yet never escapes. What is it, indeed, that keeps existence exfoliating? The formal being of anything, the logical definition of it, is static. For mere logic every question contains its own answer—we simply fill the hole with the dirt we dug out. Why are twice two four? Because, in fact, four is twice two. Thus logic finds in life no propulsion, only a momentum. It goes because it is a-going. But the revelation adds: it goes because it is and was a-going. You walk, as it were, round yourself in the revelation. Ordinary philosophy is like a hound hunting his own tail. The more he hunts the farther he has to go, and his nose never catches up with his heels, because it is forever ahead of them. So the present is already a foregone conclusion, and I am ever too late to understand it. But at the moment of recovery from anoesthesis, just then, before starting on life, I catch, so to speak, a glimpse of my heels, a glimpse of the eternal process just in the act of starting. The truth is that we travel on a journey that was accomplished before we set out; and the real end of philosophy is accomplished, not when we arrive at, but when we remain in, our destination (being already there)—which may occur vicariously in this life when we cease our intellectual questioning. […]
(384) […] A Canadian psychiatrist, Dr. R. M. Bucke, gives to the more distinctly characterized of these phenomena the name of cosmic consciousness. "Cosmic consciousness in its more striking instances is not," Dr. Bucke says, "simply an expansion or extension of the self-conscious mind with which we are all familiar, but the superaddition of a function as distinct from any possessed by the average man as self-consciousness is distinct from any function possessed by one of the higher animals."
"The prime characteristic of cosmic consciousness is a consciousness of the cosmos, that is, of the life and order of the universe. Along with the consciousness of the cosmos there occurs an intellectual enlightenment which alone would place the individual on a new plane of existence—would make him almost a member of a new species. To this is added a state of moral exaltation, an indescribable feeling of elevation, elation, and joyousness, and a quickening of the moral sense, which is fully as striking, and more important than is the enhanced intellectual power. With these come what may be called a sense of immortality, a consciousness of eternal life, not a conviction that he shall have this, but the consciousness that he has it already. [Cosmic Consciousness: a study in the evolution of the human mind, Philadelphia, 1901, p. 2.]
It was Dr. Bucke's own experience of a typical onset of cosmic consciousness in his own person which led him to investigate it in others. He has printed his conclusions in a highly interesting volume, from which I take the following account of what occurred to him :
(385) "I had spent the evening in a great city, with two friends, reading and discussing poetry and philosophy. We parted at midnight. I had a long drive in a hansom to my lodging. My mind, deeply under the influence of the ideas, images, and emotions called up by the reading and talk, was calm and peaceful. I was in a state of quiet, almost passive enjoyment, not actually thinking, but letting ideas, images, and emotions flow of themselves, as it were, through my mind. All at once,without warning of any kind, I Pound myself wrapped in a flame-colored cloud. For an instant I thought of fire, an immense conflagration somewhere close by in that great city; the next, I knew that the fire was within myself. Directly afterward there came upon me a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination impossible to describe. Among other things, I did not merely corne to believe, but I saw that the universe is not composed of dead matter, but is, on the contrary, a living Presence; I became conscious in myself of eternal life. It was not a conviction that I would have eternal life, but a conscious-ness that I possessed eternal life then; I saw that all men are immortal; that the cosmic order is such that without any peradventure all things work together for the good of each and all; that the foundation principle of the world, of all the worlds, is what we call love, and that the happi-ness of each and all is in the long run absolutely certain. The vision lasted a few seconds and was gone but the memory of it and the sense of the reality of what it taught have remained during the quarter of a century which has since elapsed. I knew that what the vision showed was true. I had attained to a point of view from which I saw that it must be true. That view, that conviction, I may say that consciousness, has never, even during periods of the deepest depression, been lost."
Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du sentiment religieux 95. Parallèlement à cette vaste entreprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.
« 1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie.... Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence...
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4.... À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique »96.
À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique97.
« Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute98.
[…]
À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine99.
[…]
Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité100.
Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée101.
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste102.
Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques103.
Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son accomplissement.
« LA PORTE
Attendant et souffrant, nous voici devant la porte.
[...]
La porte est devant nous ; que nous sert-il de vouloir ?
[...]
La porte en s’ouvrant laissa passer tant de silence »104.
L’âme ne se donne pas, elle est prise105.
Ne pas nommer Dieu ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu /(on ne voit pas Dieu, on se sent vu par lui)106
Jean Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une « bonne feuille » de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :
« Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée.
L’état théopathique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel107, peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchie en leur pureté native. »
Nous passons de littéraires érudits au scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité — physique quantique débordant le sens commun — à un élargissement conceptuel. Il rend possible une ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique et expérience mystique :
« 108 La grande avancée fut d’avoir l’idée que cette chose unique — esprit ou monde — peut fort bien être capable d’autres formes d’apparence que nous ne pouvons pas appréhender, et qui n’impliquent pas les notions d’espace et de temps. Cela implique une libération complète de notre préjugé invétéré. Il y a probablement d’autres ordres d’apparence qu’en forme d’espace-temps. Ce fut, je crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant109. Cette libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller systématiquement contre les résultats clairs que l’expérience du monde, tel que nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par exemple — pour parler du cas le plus important — l’expérience telle que nous la connaissons impose indubitablement la conviction qu’elle ne peut survivre à la destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie), elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ? Non. Pas dans le type d’expérience dont nous savons qu’elle doit nécessairement se dérouler dans l’espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d’apparence dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d’« après » est dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui s’opposent à ce qu’elle soit considérée comme possible. C’est cela que Kant a fait par son analyse, et c’est cela qui, selon moi, fait son importance philosophique.
Dans le seul domaine de la physique, la « libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de « cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des manifestations physiques 110.
En complément de L’intuition de l’instant, nous présentons un texte de Bachelard publié en 1939 dans le numéro 2 de la revue MESSAGES : MÉTAPHYSIQUE ET POÉSIE, qui prolongent la méditation de l’auteur sur le problème du temps.
« I.
La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité.
Tandis que toutes les autres expériences métaphysiques sont préparées en d’interminables avant-propos, la poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d’un prélude de silence. D’abord, en frappant sur des mots creux, elle fait taire la prose ou les fredons qui laisseraient dans l’âme du lecteur une continuité de pensée ou de murmure. Puis, après les sonorités vides, elle produit son instant. C’est pour construire un instant complexe, pour nouer sur cet instant des simultanéités nombreuses que le poète détruit la continuité simple du temps enchaîné. (104)
En tout vrai poème, on peut alors trouver les éléments d’un temps arrêté, d’un temps qui ne suit pas la mesure, d’un temps que nous appellerons vertical pour le distinguer du temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe. D’où un paradoxe qu’il faut énoncer clairement : alors que le temps de la prosodie est horizontal, le temps de la poésie est vertical. La prosodie n’organise que des sonorités successives ; elle règle des cadences, administre des fougues et des émois, souvent, hélas, à contretemps. En acceptant les conséquences de l’instant poétique, la prosodie permet de rejoindre la prose, la pensée expliquée, les amours éprouvées, la vie sociale, la vie courante, la vie glissante, linéaire, continue. Mais toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but, c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur ; c’est l’instant stabilisé où les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique. […]
II.
Mais est-ce du temps encore ce pluralisme d’événements contradictoires enfermés dans un seul instant ? Est-ce du temps, toute cette perspective verticale qui surplombe l’instant poétique ? Oui, car les simultanéités accumulées sont des simultanéités ordonnées. Elles donnent une dimension à l’instant puisqu’elles lui donnent un ordre interne. Or le temps est un ordre et n’est rien autre chose. Et tout ordre est un temps. L’ordre des ambivalences dans l’instant est donc un temps. Et c’est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. […]
III
[…] En lisant Mallarmé on éprouve souvent l’impression d’un temps récurrent qui vient achever des instants révolus. On vit, alors, en retard, les instants qu’on aurait dû vivre ; sensation d’autant plus étrange qu’elle ne participe d’aucun regret, d’aucun repentir, d’aucune nostalgie. Elle est faite simplement d’un temps (107) travaillé qui sait parfois mettre l’écho avant la voix et le refus dans l’aveu.
D’autres poètes, plus heureux, saisissent naturellement l’instant stabilisé. Baudelaire voit, comme les Chinois, l’heure dans l’œil des chats, l’heure insensible où la passion est si complète qu’elle dédaigne de s’accomplir : “Au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges...111” Pour les poètes qui réalisent ainsi l’instant avec aisance, le poème ne se déroule pas, il se noue, il se tisse de nœuds à nœuds. […]
BACHELARD L’Intuition de l’instant.
–Roupnel : L’être, étrange lieu de souvenirs matériels, n’est qu’une habitude à lui-même. Ce qu’il peut y avoir de permanent dans l’être est l’expression, non d’une cause immobile et constante, mais d’une juxtaposition de résultats fuyants et incessants, dont chacun a sa base solitaire, et dont la ligature, qui n’est qu’une habitude, compose un individu.
-34... l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout de qui est durable même, est le don d’un instant.
-35... l’attention... reçoit toute sa valeur d’intensité dans un seul instant.
-36 L’attention aussi est une série de commencements, elle est faite des renaissances de l’esprit qui revient à la conscience quand le temps marque des instants. Etc.
-57... la nouveauté est évidemment toujours instantanée.
Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de dogmatismes peu britanniques 112 :
« Les potins, les rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments, tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit ne sont rien de plus que des potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]
La troisième chose dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante ; et que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des œuvres d’art, ces éléments positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]
La religion est aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative, et en quelle quantité, nous faut-il ? Aucune, disent les humanistes sentimentaux ; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le dôme bleu de la nature. Résultat : ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans, possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non sensorielle, ce qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux inférieurs d’existence non sensorielle ; et à cela s’ajoutent de simples imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible et sont unis avec le Fondement divin.
Pour ceux d’entre nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité, il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit :
Il y a une Divinité ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.
Le Fondement est transcendant et immanent.
Il est possible aux êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.
Atteindre à cette connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et l’objet de l’existence humaine113.
Huxley cite une lettre récente d’une femme qui raconte son « expérience sauvage » datant de l’école qui l’a affectée durant toute sa vie114 :
« I was a girl of 15 or 16, I was in the kitchen toasting bread for tea and suddenly on a dark November afternoon the whole place was flooded with light, and for a minute by clock time I was immersed in this, and I had a sense that in some unutterable way, the universe was all right. This has affected me for the rest of my life, I have lost all fear of death. . . »
« 87, rue de Chateaubriand, Châtenay-Malabry (Seine)115.
« Dimanche, 1958.
... Du temps que je préparais une thèse sur l’aliénation mentale, j’étais arrivé sur les fous que je suivais de près à cette conclusion : c’est que chacun de nous souffre inévitablement, dans le cours de sa vie, une expérience presque intolérable à laquelle il lui faut désormais faire place, s’il veut vivre et vivre sain d’esprit.
Quelle expérience ? Celle que je tente d’approcher vers la fin de mon “Clair et Obscur”. (Ce n’est pas si facile.) Celle, il me semble, à laquelle fait allusion Teilhard de Chardin, quand il écrit au Supérieur des Jésuites : “Je n’ai cessé d’être dominé par la pensée profonde d’une convergence en moi de l’univers tout entier.”
Ou Nicolas de Cuse : “J’étais, dans cet instant, pareil au Christ qu’a peint Brunelleschi et qui voit à la fois toutes les parts du monde comme s’il avait la tête couverte d’yeux.”
Ou Kierkegaard : “Sitôt que tu te penses, tu te perds, car former une idée de soi, c’est se prendre pour un autre.”
Et si tu songes que l’infini offre précisément une pensée contradictoire — le nombre infini étant par définition aussi grand que la plus petite de ses parties (cf. Cantor) —, nous ne sommes pas très loin de ce que les philosophes (et les hommes de la rue) ont de tout temps appelé l’expérience de l’infini et celle de l’absolu.
Il y a là de quoi troubler un homme d’une (153) manière durable, il y a là de quoi lui donner la crainte de devenir fou... Ici, une parenthèse ; il s’agit de ce que tu sais aussi bien que moi. Relis ÉTIENNE qui est, je pense, l’une de tes plus grandes œuvres. Tu y verras courir en filigrane tout ce que je viens de te dire...
Il va de soi que la foi religieuse est une façon de composer avec cette expérience terrible et, EN L’ÉTENDANT A LA VIE ENTIÈRE, de lui ôter son venin : si tu veux, une façon de délayer le poison. (C’est là parler grossièrement de Dieu — mais je me place à un point de vue grossier : le point de vue de la guérison, et le reste s’ensuit.) Au demeurant, l’idée d’un Dieu qui soit à la fois infini et POURTANT personnel, à la fois absolu et POURTANT parfait, porte en soi une telle contradiction que toute autre contradiction peut sembler à ce prix claire et aisément acceptable...
Sur les Instants mystiques116
« La vie serait difficilement supportable si elle ne reposait pas sur des instants privilégiés qui font jaillir la saveur d’une réalité estompée la plupart du temps. De même que les chansons populaires ne donnent que les sommets d’une action, les moments pathétiques et des détails parfois infimes, mais non point arbitraires, notre « vraie » vie se fait d’« états » en « états », rebondit d’instants en instants d’élite ; et ces « instants » peuvent être déclenchés par les accidents les plus divers, les plus inattendus, par un rayon de soleil, une musique, un beau visage, un morceau de ciel entre les nuages, la vue d’une fleur ou le bruit d’un torrent, le froissement d’une feuille, un poème, une pierre qui tombe.
Ces « instants » sont à la base de la poésie et de la mystique ; certains prennent une valeur décisive. L’art les cultive et vit de l’espoir de les ressusciter. La religion en tisse l’étoffe de ses rites. Pour les mystiques, il s’agit d’une porte à ouvrir, d’une « précipitation » à obtenir, d’un contact à établir, qui, dans la vie courante et pour le commun des hommes, serait difficilement supportable117.
S’il est possible de s’évader du temps, vieux rêve des hommes, l’instant qui n’est ni être ni néant sera le lieu privilégié possible, le point de rencontre des deux branches de la croix. S’il est vrai que les choses ne sont, essentiellement, que les reflets des attributs divins, chacune, vue sous un certain angle et dans (108) certaines conditions, nous pourra présenter l’image du Visage désiré.
Devenu fou d’amour pour sa cousine Laïla, Qais, le héros platonisant des Banou Amir, passait attentivement du sable à travers un tamis. Interrogé sur cette occupation bizarre, il répondit : « Je cherche Laïla partout dans l’espoir de la trouver un jour quelque part. » (Attar, Langage des Oiseaux...) « Tu demandes où est Laïla et Laïla s’irradie en toi. » (Harraq).
En toi et partout. Mais comment la reconnaître ? Les poètes déclarent qu’ils se contenteraient à la rigueur de la voir en rêve, de voir quelqu’un qui l’aurait vue, d’entendre parler d’elle, de baiser la trace de ses pas, de respirer l’air qui a passé par sa poitrine. L’un d’eux a dit :
Ne dis pas que sa demeure est à l’orient du Nejd ;
car tout le Nejd est pour elle une demeure.
Il y a pour elle une mansion près de
chaque point d’eau, et près de chaque
campement il y a des traces d’elle.
Le monde des contingences peut devenir un trésor. Un roi, raconte Al Attar (Langage des Oiseaux), rencontra dans une forêt un bûcheron qu’il aida à charger un fagot de bois mort. Le soir, le bûcheron vint au camp et prétendit vendre son fagot au poids de l’or ; car il était, dit-il, devenu sans prix depuis que ses vieilles branches avaient été touchées par le roi.
« Elle est retrouvée ! Quoi ? L’Eternité » crie Rimbaud. « Quel âge as-tu ? demandait-on à Qais, le “Fou de Laïla” — mille quarante ans... J’ai vécu mille ans, lorsque, pendant un instant, Laïla m’a dévoilé son visage. » Je n’ai vécu qu’un instant, dit Ibn Hazm dans un de ses poèmes, celui du baiser furtif que j’ai pris au front du Bien-Aimé118.
Un reflet de cette conception illumine toute une région de la poésie moderne, de Blake à Baudelaire, à Gide et à Proust. Elle y prend des aspects divers selon ce qui est entendu au juste par les mots : temps et éternité, et l’équilibre ne sont pas toujours (109) gardés entre l’immanence et la transcendance. Il y a plusieurs façons d’opposer l’instant et l’éternité. Fernand Gregh (La gloire des cœurs) a écrit :
L’Éternité jadis on la mettait là-bas
Dans une ombre où plus tard aboutissaient les pas...
Aujourd’hui nous l’avons incluse dans l’instant.
C’est l’étoffe dont est faite chaque seconde.
C’est le dedans de l’âme et le dessous du monde.
On peut dire : il n’y a que l’instant ; profitons-en. On peut dire : l’instant est un moyen d’entrer en contact avec l’absolu et de savourer l’éternel. On peut se borner à faire ressortir la valeur de l’instant. Parfois de façon simpliste. « Qu’importe... si... ! » Il y a là-dessus des tirades de Musset.
André Gide laïcise l’instant des mystiques, mais ses phrases célèbres retiennent le reflet d’étranges lumières. Cherche Dieu partout, conseille-t-il. Donne-toi à la sensation tout entier pour y trouver plus de délices. « Chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable ; sache parfois t’y concentrer uniquement. » Gide n’ignore pas que le royaume de Dieu peut s’atteindre, en un sens, dès ici-bas ; mais on ne sait jusqu’à quel point sa conception de l’instant dépasse la sensation, l’hédonisme et la morale. Il s’agit surtout d’écarter « les femmes et les enfants », de ne demander qu’à la terre (dans le sens où Blake dit l’éternité jalouse des productions du temps) ses nourritures.
Un des plus étranges personnages de Dostoïevski, Kirilkov, éprouve qu’il y a « des instants où soudain le temps s’arrête et devient éternité ». Ses instants lui viennent « une fois tous les trois jours » — ce qui est trop souvent et incite un de ses amis à diagnostiquer l’épilepsie. Il les met au service de son athéisme mystique, veut, grâce à eux, diviniser l’homme, et finit par se suicider pour réaliser le « point suprême ».
À ses heures de satanisme romantique, Baudelaire s’écriait : « Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ? » et il creusait avec Poe l’idée de gratuité, d’acte inutile et pervers. À d’autres moments, il cherche « le salut dans la bonne minute » qu’il ne faut pas lâcher « sans en extraire l’or ». Il faut s’enivrer sans cesse pour échapper au temps, mais, après avoir joué avec lui comme avec un serviteur docile, on se retrouve, au réveil, plus soumis que jamais à sa « brutale dictature ».
Quant à Marcel Proust, certains instants lui permettent de « retrouver » (et de placer dans la durée bergsonienne en même temps que dans le domaine presque sacré de l’art) des souvenirs, noyaux d’un ensemble émotif richement qualifié. Ces moments de « temps retrouvé » font sans doute plus que catalyser des associations d’idées et d’émotions, mais il est difficile de dire s’ils dépassent le plan psychologique.
« Les heures de la folie se mesurent par l’horloge, mais celles de la sagesse, aucune horloge ne peut les mesurer », dira William Blake, qui circule avec aisance de l’enfer au ciel, qui sait que « le rugissement des lions, le hurlement des loups, la fureur de la mer en tempête, l’épée destructrice, sont des portions de l’éternité trop grandes pour l’œil de l’homme » et que « si les portes de la perception étaient nettoyées, toutes choses apparaîtraient à l’homme comme elles sont, infinies. »
§
Les soufis musulmans ont méthodiquement souligné dans leurs traités le rôle de l’instant (waqt119) dans la réalisation métaphysique et mystique. Le soufi engagé dans la voie spirituelle, disent-ils, est « le fils de l’instant » et l’instant est « tranchant comme un sabre ». En un clin d’œil l’esprit perçoit des réalités ordinairement voilées. On ne peut le retenir, cet instant précieux, mais l’attention du fond du cœur qu’on lui apporte fera germer en l’être des fruits inestimables, tandis que l’insouciance le fait perdre à jamais.
Le maître Al Junayd rencontra un jour un derviche assis sous un mimosa et lui demanda ce qu il faisait. « J’ai eu un instant et l’ai perdu ici, dit l’homme ; maintenant je reste assis et pleurant. — Depuis quand ? — Depuis douze ans. Le cheikh ne fera-t-il pas une prière en ma faveur pour que je retrouve mon instant ? » Al Junayd le quitta, se rendit à La Mecque, pria et sut qu’il était exaucé. À son retour, il trouva le derviche à la même place. « Pourquoi n’es-tu pas parti, lui dit-il, puisque ton vœu a été accompli ? » Et l’homme lui fit cette réponse : « O cheikh, je m’étais mis à cette place de désolation après y avoir perdu mon bien le plus précieux ; est-il convenable que je la quitte après l’avoir retrouvé et joui de la société de Dieu ? Je mêlerai ma poussière à celle de cet endroit pour me lever, le jour de la Résurrection, de cette poussière qui est la demeure de mes délices. » (Hujwiri, Kachf al mahjoub).
« Quand l’instant passe, dit Al Junayd, pour l’intéressé, que ce soit dix ou mille ans, c’est la même chose. » Le waqt, dit Al Quchayri, « c’est ce qui domine un tel moment », c’est sur quoi doit se porter toute l’attention du soufi. « Se préoccuper du temps perdu, c’est perdre encore du temps. » Il faut les manier avec prudence, ces instants précieux. « Les soufis disent que le waqt est tranchant comme un sabre. La lame du sabre est lisse au toucher, mais le tranchant coupe si on le heurte. Celui qui se soumet à l’impératif de l’instant est sauf, mais celui qui va à son encontre se brise et meurt. » C’est que l’instant est le lieu d’insertion, si l’on peut dire, du surnaturel, le point de suture du temps et de l’éternité. « Quand Dieu envoie à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas choisi lui-même, les soufis disent : « Un tel est sous l’empire du waqt » ; c’est-à-dire qu’il est la proie du mystère.
« L’instant, précise Al Hujwiri, est ce par quoi un homme devient indépendant du passé et de l’avenir, par exemple, quand une influence divine descend dans son âme et unifie son cœur. » Il ne peut plus se préoccuper ni du passé ni de l’avenir et s’absorbe dans son instant, complètement dominé par la touche divine (présence ou absence, union ou séparation, joie ou angoisse) qui lui arrive sans que sa volonté puisse rien pour l’attirer ou la repousser, car l’instant ne dépend pas de l’effort humain et ne peut « s’acheter au marché ». Et revenant à la comparaison avec le sabre, l’auteur du premier traité persan de soufisme ajoute : « L’instant coupe les racines du futur et du passé. L’épée est un compagnon dangereux ; elle peut faire de son maître un roi, mais peut aussi le détruire. Elle ne distingue pas entre le cou de son maître et celui d’un autre. »
Ces instants sont intermittents, dit Al Sarraj (Lumà) ; s’ils étaient continuels, ceux qui les subissent ne seraient plus sociables ; les forces humaines ne pourraient plus les supporter.
Leur excès, leur fréquence, le déséquilibre entre leur force et celle du sujet, ne sont pas des signes de perfection, mais plutôt de faiblesse ; c’est seulement l’état de grâce, le hâl, qui affermit en l’homme délivré alors du temps, zaman, l’instant changeant, waqt, et transforme celui-ci en une vie dans l’éternelle présence. (Hujwiri). Quand ces éclairs rapides qui descendent du monde divin sur le chercheur se stabilisent, dit Al Suhrawardi Maqtûl (çafir-i-Sîmurgh), l’âme atteint le stade délicieux de la « tranquillité » sakîna, étape de quiétude avant la nuit obscure de l’annihilation, fana.
Il faut d’ailleurs se garder de s’arrêter aux délectations spirituelles, aux phénomènes extérieurs ou psychiques. Un amant, raconte Jalaleddîn al Rumi dans le Mathnawi, vint s’asseoir dans un jardin auprès de son Aimé ; mais, au lieu de s’occuper de lui, se mit à lire un ouvrage sur l’amour puis à analyser ses états d’âme. « Ce n’est donc pas moi que tu aimes, lui fut-il dit, mais tes états que tu chéris à travers moi. Je suis la résidence de l’Aimé, non l’Aimé lui-même. » L’Aimé, poursuit le poète, est le maître des états ; le soufi encore assujetti aux états changeants est le fils de son « instant » ; il s’attache à l’instant comme à son père ; mais le parfait, plongé dans l’amour pur, ne s’occupe plus des instants ni des états.
Le pur amour n’est pas seulement indifférent aux punitions et aux récompenses, il vise au-delà des états et des grâces. Aboulqâcim al Nahawandi était resté longtemps sans assister au concert spirituel (sama). S’étant rendu à une séance, il entendit chanter : (113)
« Il est debout dans l’eau, altéré ; mais on ne lui donne pas à boire... »
À ce vers, les assistants bondirent pour la danse extatique. Quand ils se rassirent, il leur demanda ce qu’ils avaient compris. La plupart répondirent qu’il s’agissait de la soif des « états » et de leur privation. Mais cela ne le satisfaisait pas. Pour moi, dit-il, ce vers veut dire : « Il est au milieu des « états » et favorisé de tous les charismes, mais il n’a pas l’Essentiel. La Vérité est au-delà de tous les « états » et charismes. (Al Sarraj, Luma et Al Chazali, Ihya).
Les soufis ont des méthodes pour cultiver les instants, favoriser leur naissance, les régulariser, les canaliser, en tirer tout le fruit et faire progresser ainsi dans l’itinéraire spirituel. La sama notamment, concert mystique, la « imara danse extatique, peuvent contribuer à faire sortir les « instants » du cœur comme le choc du fer fait sortir le feu du silex, à préparer l’âme à recevoir la Vérité, à faire surgir ces éclairs rapides et d’une aveuglante splendeur dont parle le Coran (XIII, 13 ; XXIV, 43), qui s’infusent dans l’être.
L’instant peut d’ailleurs venir en toutes sortes d’occasions. Le cœur s’épanouit alors comme s’ouvre en claquant la fleur de lotus à la surface de l’étang chauffé par le soleil ; comme éclate une grenade mûre. Alors apparaît l’être profond aux dépens du moi superficiel. L’âme se saisit elle-même en son fond essentiel, en son sirr, son « secret », qui est « entre l’être et le non-être », et où « Dieu a accès directement » (Sarraj, Luma).
« Quand je m’absente, il apparaît et quand il apparaît, il me fait disparaître »
dit un vers du mystique baghdadien du Ier siècle Abou'l Hasan al Nûri (Luma).
La commotion peut venir à l’occasion d’un spectacle, d’un accident, d’une phrase qui provoque une réflexion, un retour (114) sur soi, une conversion morale au premier degré, une introversion mystique au second. Il peut s’agir de l’audition d’un de ces versets coraniques si chargés de force que certains s’évanouissaient ou mouraient en les entendant psalmodier. Il peut s’agir d’une allégorie, le monde apparaissant au mystique comme un système de correspondances. Un chauffeur de hammam tunisien, Abû Ja' far al Qamûdi alluma un jour son feu. La vue de la flamme dévorant le bois le mit si brutalement en présence d’une réalité métaphysique si imposante que, brusquement « introverti », il se consacra à la vie mystique120. Obsédée par l’idée du Jugement dernier, la sainte femme Rabi'a n’entendait jamais le muezzin sans évoquer l’appel de l’archange, ne sentait jamais de chaleur sans s’imaginer le Grand Jour, ne voyait jamais tomber de neige sans penser à la précipitation des çuhuf, ces feuilles où seront écrites les bonnes et les mauvaises actions des hommes. (Cha'rawi). Ainsi Malik ben Dinar, sortant un soir et surpris par la neige, resta jusqu’à l’aube immobile, oubliant ce qu’il avait à faire. Une femme se présenta un jour chez Junayd, se plaignant que son mari voulût en épouser une autre « sur » elle. « Il en a le droit, d’après la loi, dit le maître. — Tu ne parlerais pas ainsi, dit la femme, si j’avais le droit de me dévoiler et si je te montrais mon visage. » À ces mots, Junayd tomba évanoui. Réveillé il dit à ceux qui l’interrogeaient : « C’est comme si la Vérité (qu’Elle soit exaltée !) m’avait dit : « S’il était permis à quelqu’un de Me voir en ce monde, j’enlèverais le voile qui cache mon visage pour qu’il me voie. Il saurait alors que celui qui a quelqu’un comme moi ne doit avoir dans son cœur nul autre que moi. » (Çafoùri).
Souvent l’allégorie est fournie par un chant entendu par hasard. Le grand poète égyptien « Omar ibn al Fàridh (1181-1235), le « sultan des amoureux » entendit un jour, sur les bords du Nil, un foulon qui s’écriait : « Ce morceau de drap m’a coupé le souffle. S’il ne se dégraisse pas, qu’il soit déchiré ! » S’appliquant ces paroles, Ibn al Fàridh se mit à les répéter avec (115) ferveur, souhaitant pour son propre cœur la déchirante purification. Une autre fois, il entendit des gardes qui chantaient :
Seigneur, nous avons veillé attendant ton arrivée.
Seigneur, tu ne l’as pas permis. Nous nous
sommes endormis pour rêver de toi. Seigneur,
le rêve n’est pas venu ; sans doute ne nous
prêtes-tu aucune attention.
Saisi à la gorge par « l’instant », le poète se mit à chanter :
O habitants de Thayba, n’avez-vous pas à offrir les mets de l’hospitalité ? La nuit vous a conduit un hôte étranger.
Puis, perdant tout contrôle de lui-même, il se mit à déchirer ses vêtements, à gesticuler, pleurer et gémir jusqu’à l’aube ; imité bientôt par la foule attroupée. Alors, refusant sans doute de remettre ses habits, il chanta encore :
Les habits ! par celui qui a ouvert la porte !
je ne reprends pas ce que j’ai jeté par amour.
Ce qui est passé est passé. Ce que Dieu a décrété, il
l’a décrété. Prenez ce que vous tenez ; habillez-vous ;
moi, j’ai cet état et l’état est ce qui change121.
La musique est par excellence la voix du monde supérieur. Mais un simple rythme entendu par hasard peut faire descendre « l’instant ». Jalâleddin al Rûmi se mit à tournoyer en entendant les coups de marteau du batteur d’or, lequel, au risque de gâcher sa feuille de métal précieux, ne voulut plus s’arrêter, pour ne pas interrompre l’extase du maître.
Il y a mieux : n’importe quoi peut être l’occasion du déclic mental qui amène le contact.
Paul Valéry a vu (préface au Svedenborg de Martin Lamm) que « chez les mystiques, les perceptions des sens eux-mêmes reçoivent des valeurs non moins singulières que celles attribuées aux mots. Un son fortuit ou (comme il en fut pour Jacob [116] Boehme) un reflet sur un plat d’étain, ne sont pas réduits à ce qu’ils sont et aux associations d’idées qui peuvent en dériver ; ils prennent puissance d’événement et, comme par actio presentiae, deviennent “catalyseurs”, provoquent un changement d’état. Le sujet passe alors sans difficulté dans sa vie seconde, comme si le phénomène initial fût un élément commun, un point de contact et de soudure des deux “univers”.
N’importe quoi peut être l’écho de ce que les musulmans appellent le mitsaq, le Pacte primordial conclu entre Dieu et les âmes dans les reins d’Adam, quand elles ont entendu pour la première fois la parole enivrante à jamais : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” et qu’elles ont répondu : “Si.” (Coran, VII, 171). C’est parce que cette parole délicieuse bruit encore à leurs oreilles comme à celles de Dzù'l Nùn al Miçri (Mu'nawi), que la voix d’un chien, le chant d’un rossignol, la vue d’une rose peut les faire entrer en extase. Ibn al Fâridh se réjouissait à l’extrême d’entendre le grincement d’une porte ou le bourdonnement d’une mouche, ou d’admirer la souple et noble démarche d’un chameau.
“Il n’y a pas de chose qui ne célèbre ses louanges”. dit le Coran. Il faut savoir entendre le chant de Simurgh sur la montagne de Qaf, dit al Suhrawardi. Il faut être toujours disponible comme al Nûri, qui, entendant un chien aboyer, s’écria : Labbaïka wa sou'dak, nous voici, à toi, obéissants... », comme les pèlerins en entrant sur le territoire sacré. (Al Ansari, Ibn al Jawzi).
Dans certains cas, le courant établi est trop fort pour l’organisme. Le thème de l’évanouissement ou de la mort subite dans la plénitude de l’« état », ne manifeste pas seulement la force magique de la musique et de la poésie, mais aussi leur valeur métaphysique et mystique, comme instruments de la « libération » des illusions et du « retour » à la Réalité. Les recueils hagiographiques et les traités de soufisme sont pleins de telles anecdotes122. Citons seulement la suivante, où se mêlent étroitement la mystique, la magie et l’humour. (117)
Un disciple de Dzù' 1 Nùn al Miçri se rendit à Bagdad et assista à un samà. Saisi par la musique, il se mit à tournoyer, puis il poussa un grand cri et tomba. Les assistants le secouèrent en vain ; il était mort. Dzû'l Nûn apprenant cela en Égypte se rendit à Bagdad avec ses disciples et fit venir le musicien dont le chant avait été l’occasion de la mort du novice, et il fit chanter sa troupe jusqu’à ce que l’homme tombât mort. « Un meurtre pour un meurtre ! s’écria-t-il satisfait, et il reprit aussitôt le chemin de son pays. Ibn Khallikan, qui rapporte cette histoire, affirme que la musique peut avoir de tels effets et déclare qu’un fait semblable se produisit de son temps. « Il y avait avec nous à Arbela, dit-il, un musicien renommé, Chuj â ad-din Jibril ben al Awâni. Un peu avant l’année 620 (1223) il se rendit à un concert spirituel. Je n’étais qu’un enfant, mais je me rappelle bien les circonstances, ma famille et d’autres personnes ayant alors parlé de l’événement. Il chanta la belle qacida composée en 581 par le petit-fils d’Ibn al Taâwizi et qui commence par : “Puisse une ondée printanière descendre sur toi le soir...” Quand il en fut à ce vers : “Ses yeux sont des épées dont les fourreaux sont les paupières...”, quelqu’un se leva et le pria de le répéter ; ce qu’il fit deux ou trois fois. Cependant l’homme, poussant un cri sourd, tomba mort. Chûj a ad-din déclara que pareille chose était déjà arrivée à l’un de ses concerts ».
Une autre fois., le même Dzù'l Nùn al Miçri entendit, au cours d’un concert sacré, à Bagdad, un chanteur qui disait :
Ton amour, tout jeune encore, me tourmente. Que sera-ce quand il sera grand ?
Tu as réuni dans mon cœur un amour qui était dispersé. N’auras-tu pas pitié d’un homme affligé qui pleure, alors que rit celui qui est sans amour ?
Al Miçri se leva, et tomba à terre ; du sang lui coulait sur la figure. Mais lui ne mourut pas ; il réprimanda même quelqu’un qui l’imitait sans être véritablement dominé par « l’instant ». (Yafi'i, Rawdh, Sarraj, Lumà et Ghazali, Ihyà).
Si un geste était accompli, si une parole était prononcée avec une sincérité parfaite, leur efficacité n’aurait pas de limite.
Abù'l Hasan al Dinùri ne put un jour écrire : « Bismillah, au nom de Dieu » sur un morceau de verre, sans que ce verre se fendît et que lui-même ne tombât évanoui (Yafi'i). Un hassid juif de Pologne incendia sa maison pour avoir prononcé le mot : « Feu », après avoir gardé longtemps le silence (Martin Buber). Les lampes de la mosquée de Bagdad se brisaient quand Samnoun discourait sur l’amour.
Les « instants », somme toute, jalonnent la « voie », et le cheminement sur cette voie est un « retour » (Coran, LXXXVIII, 25), un retour « au séjour de la Vérité » (Coran, LIV, 55). Ce retour vers son Seigneur est prescrit à l’âme « apaisée ». (Coran LXXXIX, 27). Toute chose retourne à sa source, dit Al Suhrawardi Meqtùl123, la motte de terre à la terre, la lumière à la lumière, l’âme à sa patrie, grâce à un appel, à une révélation, à une transmutation.
Il s’agit de reprendre contact plus étroitement avec la source, de prendre conscience que tout être a ses racines dans l’Être, de réaliser l’unité essentielle de l’Existence véritable, de revenir, par la négation et par l’affirmation, par le renoncement et par l’amour, à la grande Ténèbre qui est aussi l’intolérable Lumière. Après avoir épuisé la vie « énigmatique », après avoir bu jusqu’au fond la coupe de l’amour, peut-être les créatures retrouveront-elles dans le sein divin une existence plus haute encore que si elles étaient restées sans le savoir à l’état de possibles.
En attendant, même s’ils ne réalisent pas tous d’emblée la transmutation décisive, les instants montrent la route, affermissent et font prendre patience.
S’il y a des gens qui ont pu se débarrasser de leur amour, moi je ne peux guérir de mon amour pour Laïla.
Et pourtant tout ce que j’obtiens d’elle, ce sont des espoirs qui passent comme des éclairs...
disait Al Naçrabadî. L’essentiel est « d’avoir un cœur, de prêter l’oreille et de devenir témoin ». (Coran L, 36).
§
Les mystiques chrétiens, nous l’indiquerons seulement en passant, ont bien connu « l’instant » dans ses divers sens. Il faut être toujours content du moment présent, dit Fénelon ; et ce conseil n’est pas seulement d’ordre moral. Sainte Catherine de Gênes ne prenait connaissance des choses qu’à mesure qu’elle les voyait successivement se produire, de moment en moment, le moment divin étant pour elle le moment présent. La bienheureuse Anna Taïgi (+ Rome, 1837) fuyant l’église pour éviter l’extase, la trouvait dans la rue à l’occasion d’une fleur, d’un insecte, d’un chant d’oiseau.
Chez les mystiques espagnols, l’analogie est d’autant plus frappante avec les spirituels musulmans que la présentation littéraire est souvent la même. Ramon Lull ne déclare-t-il point avoir composé L’Amant et l’Aimé à l’imitation des soufis ? À Salamanque, le soir de Pâques 1571, la novice Isabelle de Jésus chante pendant la récréation du Carmel une copla où le nom du Sauveur remplace un nom profane : « Que mes yeux te voient, — ô bon et doux Jésus ! — Que mes yeux te voient — et qu’aussitôt je meure ! » Sainte Thérèse, qui venait de passer par un état de sécheresse et de déréliction, tomba en arrêt sur le mot muero, et demeura quelque temps hors d’elle-même. Au sortir de cette transe douloureuse, elle improvisa le fameux poème : « Je meurs de ne pas mourir. Muero por que no muero124 ». Plusieurs auteurs pensent d’ailleurs qu’elle mourut en réalité d’une « blessure d’amour125 ».
Plusieurs fois saint Jean de la Croix fut inspiré par l’audition accidentelle d’un chant profane. « Je meurs d’amour. — Chéri, que ferai-je ? — Eh bien ! meurs ! » 126.
En Extrême-Orient, l’école bouddhiste zen, influencée par le taoïsme chinois et très florissant aujourd’hui au Japon, a fait en quelque sorte de l’instant la base de sa méthode. Le bouddhisme a toujours insisté sur l’importance des mutations brusques, des commotions qui impriment à l’âme un changement de direction (açrayaparavrtti, samvega) ; l’orientent dans la voie au terme de laquelle elle peut trouver l’« instant » par excellence qu’est l’illumination (bodhi). Les textes classiques sont pleins de récits de conversions brusques, dues généralement à l’intuition de la « souffrance », de ses origines et à la résolution d’y mettre fin par la délivrance (mukhti). Mais des circonstances fortuites et apparemment indifférentes peuvent être l’occasion du contact entre l’effort personnel et la grâce extérieure, du mouvement décisif de l’âme, de l’adhésion qui enracine en elle la bodhicitta, « pensée d’illumination », qui transmue en or le cuivre des faits de conscience (dharmas).127
L’école zen128, basée sur l’intuition et la méditation, déclare elle-même que sa doctrine est incommunicable. Elle est née d’un sourire du Bouddha. Celui-ci prit un jour un bouquet de fleurs, le regarda et sourit sans mot dire. Aucun de ses disciples ne comprit, à l’exception du plus jeune, qui sourit aussi. Depuis lors, assurent les maîtres, la pensée zen, dans son essence, se transmet sans le secours des mots qui laisseraient échapper le plus important. Chacun doit trouver lui-même le Bouddha qu’il porte en soi. L’enseignement peut seulement préparer le terrain. De même, les méditations dans les postures techniques aideront à se désencombrer. L’essentiel est de lire dans le grand Livre sacré qu’est la nature pour y trouver la liberté de l’âme par un effort intuitif incommunicable. « La chute des feuilles mortes et la floraison des fleurs nous révèlent la sainteté de la Loi de Bouddha... Les fleurs aussi peuvent devenir Bouddha... Le printemps vient nous visiter ; que sa miséricorde est grande ! Chaque fleur nous présente l’image du Parfait... » disent les penseurs et les poètes de la secte. On demanda un jour au sage Gensha d’exposer la doctrine Zen. Il allait parler quand un oiseau passa dans le ciel en poussant un petit cri. « Oh ! s’écria le sage, ce petit oiseau qui prêche l’essence de la doctrine et proclame la suprême vérité... » Et il se tut. Un maître à qui l’on posait une question analogue, se contenta de dire : « Il fait un temps nuageux aujourd’hui. Je ne répondrai pas ».
La réalisation que cherche le zeniste est obtenue au moyen des satoris (wou en chinois). Le satori est un « instant », un regard intuitif sur la nature cachée des choses, un cataclysme mental qui renouvelle la vision du monde et unifie la vie de t l’esprit. Les maîtres peuvent seulement entraîner le disciple à renoncer aux habitudes de pensée ordinaire129 et le préparer à profiter des occasions de révélation qui peuvent être fournies par les circonstances les plus banales. Le satori se produira comme le déclic d’une horloge, quand l’accord entre l’interne et l’externe permettra le contact. L’étincelle qui amène l’explosion peut être la chose la plus insignifiante en apparence. Soudain, le serpent devient dragon. Il y a toutefois des degrés dans les satoris. (122)
À soixante ans, un bonze se rendit compte qu’il n’avait pas atteint la vérité et se rendit chez le célèbre Hakuin (XVIIIe siècle) qui lui enseigna ses méthodes de méditation. Au bout de six ans, le bonze n’obtenait toujours rien. « Méditez encore pendant trois ans, lui dit le maître, et si vous n’avez pas trouvé alors, je vous donnerai ma tête à couper ». Trois ans après, toujours rien. Hackuin toutefois demanda un délai de trois mois, au bout desquels le disciple, désespéré, et ne voulant pas couper la tête de son maître, décida de partir et de se suicider. Un défilé montagneux lui parut favorable, et il s’apprêtait à se précipiter dans un torrent, quand un rayon de soleil filtra à travers un nuage mauve. Alors il comprit et son âme fut remplie à jamais de la joie qui ne peut être ravie.
Hackuin décrit de façon impressionnante les angoisses où le jetait sa concentration de pensée sur un problème. « Un soir, dit-il, la cloche du temple vibra et renversa tout mon état mental. C’était comme le fracas d’un bassin de glace qui éclate, comme la chute d’une maison toute en jade ». Tous ses doutes se trouvaient fondus comme de la neige au soleil et toutes les complications évanouies.
Koho (Chine, XIIIe siècle) décrit ainsi son illumination : « Il me sembla que l’espace sans limite s’était brisé en pièces et la terre immense toute nivelée. Je m’oubliai, j’oubliai le monde. J’étais comme un miroir qui en aurait réfléchi un autre ». Bukko (aile siècle) entreprit à dix-sept ans l’étude de la doctrine ; il croyait en avoir pour une année. Il travailla cinq ans sans résultat. Une nuit, il entendit, dans la chambre d’un autre moine, un coup frappé sur une table. Ce son lui révéla « l’homme originel ». « Je quittai, dit-il, mon siège en hâte et courus dans la nuit au clair de lune. Regardant le ciel, je ris aux éclats et dis : “Oh ! que Dharmakâya est grand ! Comment peut-il être si grand, si immense, pour l’éternité ?... » Je sentis tous les liens qui m’avaient si longtemps enserré se rompre... Je pensais encore : même si je n’éprouve pas de plus grand satori, je suis maintenant mon maître à moi-même ». Et il composa des vers :
D’un coup j’ai brisé la cave aux fantômes... (123)
Il existe une relation vivante entre l’« instant » mystique et la poésie. Sans vouloir identifier l’un à l’autre et méconnaître l’opposition entre les lois de l’expression et l’expérience en son fond indicible, il reste que la poésie est l’instrument de choix pour dire ce qui peut être dit et pour créer la possibilité d’un éveil, pour traduire partiellement le discours que prononce toute chose, discours qu’il suffit d’entendre pour être « insensible au mal, à la douleur et au péché ». (Nukariya).
Ce n’est pas sans raison que les anecdotes des mystiques orientaux s’épanouissent si souvent en un vers.
Plusieurs zénistes, chinois ou japonais, ont laissé. des poésies connues sous le nom de Ge130, dans lesquelles ils ont essayé d’exprimer ce qu’ils ont perçu au moment du satori. Par exemple Seppo (IXe siècle), dont les yeux s’ouvrirent alors qu’il roulait un écran, composa ce poème :
Comme j’étais abusé, comme j’étais abusé, en vérité !
Soulevez l’écran et venez voir le monde...
Yenju (Xe siècle) entendit un jour tomber un amas de charbon, eut le satori, et composa :
Quelque chose est tombé ? Ce n’est pas autre chose ?
À droite et à gauche, il n’y a rien de terrestre.
Les rivières et les montagnes et la grande terre,
En elles tout révèle la personne du Dharmaraja.
Yengo (m. 1135) se refuse à toute confidence précise :
Un évènement heureux dans la vie d’un jeune homme romantique,
C’est sa fiancée seule qui est autorisée à le savoir.
Le petit haïkaï, goutte de rosée qui reflète l’univers, est particulièrement bien adapté à exprimer allusivement la qualité de 1' « instant ». De fait, le maître du haïkaï, Bashô (XVIIe siècle) était zeniste. Le poète gyrovague, épris de la nature, a, plus qu’aucun autre peut-être, rapproché la création artistique et l’illumination et s’est efforcé de mener une existence intégralement poétique qu’il distingue à peine de la vie religieuse. Sa première conversion (morale) avait été due au vif sentiment de l’instabilité du monde qui l’avait saisi lors de la mort d’un ami et de l’incendie de sa maison. Sa seconde conversion (mystique) fut le satori qui fondit sur lui, en 1682, quand il entendit le plongeon d’une grenouille dans une mare :
« Une vieille mare
Et le bruit de l’eau
Où plonge la grenouille ».
« Esotérisme constant et total qui n’est ni un symbolisme ni un occultisme, qui ne tire pas sa force d’un secret gardé par des initiés, mais du grand mystère de la vie découvert par l’homme et auquel il prend part131 ».
Une sentence attribuée à « Ali, gendre de Mohammed, formule : « Les hommes sont endormis et quand ils meurent, ils s’éveillent ». La mort naturelle, pensent les soufis, est le symbole de la mort mystique. L’éveil au monde des Archétypes a pour condition la mort au monde des contingences. « Mourez avant de mourir », dit un hadith attribué au Prophète132. Et un distique persan :
Avant que tu ne meures de la mort naturelle,
Éprouve que tu portes en toi l’éternel paradis. »
« Il apparaît d’abord maintenant que c’est l’épaisseur même de l’intervalle continué qui explique la nature même de l’instant, qui fait de l’instant intuitif, dans lequel je rencontre l’immédiat, ce qu’il est, à savoir une fente lumineuse, comme une raie de lumière dans la nuit pour un voyageur perdu, perdu dans la nuit noire et qui ne sait pas où il va, qui avance à tâtons dans les ténèbres, à tâtons, successivement — Plotin aime bien cette métaphore du tâtonnement —, et qui soudain aperçoit dans la nuit une fente, un volet mal fermé, et qui se dirige vers cette maison. Seulement ceci est peu dire parce que la fente est en effet une fente dans le noir ; mais par contre elle reste comme un fanal, elle demeure, elle est chronique, elle me permet de me diriger. Supposez que non seulement cela soit une fente, mais encore que son apparition elle-même ne dure qu’un instant, qu’elle ne soit pas seulement un point ou une raie lumineuse, mais encore qu’elle ne dure elle-même qu’un instant. Voilà donc ce qui nous sert à nous guider et qui n’est ce qu’il est, à savoir cette intuition de l’instant, que parce que par ailleurs elle intervient, elle clignote dans l’épaisseur de l’intervalle. C’est donc l’intervalle qui fait l’instant, si vous préférez, n’est-ce pas : s’il n’y avait pas d’intervalle, il n’y aurait pas d’instant. S’il n’y avait pas de continuation, il n’y aurait pas de commencement. L’homme ne peut commencer, et le commencement n’a sa saveur aventureuse, son côté périlleux, passionnant, que parce que l’homme en général continue, imite, rabâche, radote, pastiche, contrefait, fait le singe, et de temps en temps il y a un instant béni pendant lequel lui-même est un initiateur. Donc de la même manière, c’est l’épaisseur même de cette continuation qui explique ce qu’est ce clignotement dans la nuit : s’il faisait jour, on ne verrait pas la raie lumineuse et on ne verrait pas non plus le clignotement. De même, en raisonnant de fil en aiguille, en pensant de fil en aiguille, nous dirions que c’est de même la relativité de la connaissance qui donne sa raison d’être et son sens même à l’intuition.
Heureusement que la connaissance est relative, parce que si elle ne l’était pas, l’intuition ne serait pas ce qu’elle est pour nous, à savoir une percée immédiate, instantanée, dans le plafond de l’a priori. C’est parce qu’il a un plafond à percer, si vous voulez, c’est la présence de ce plafond… du moment que l’homme n’est pas… il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas de plafond du tout, bien sûr, et qu’il n’y ait pas d’a priori, que l’homme soit de nouveau un ange et commerce quotidiennement avec la chose en soi. Mais comme il faut y renoncer, comme ce n’est pas possible, comme ce sont des chimères, comme ce sont des angélismes, et que l’homme n’est qu’un homme, disons qu’il vaut mieux qu’il y ait en effet ce plafond de l’a priori pour que l’intuition ait sa valeur de percée instantanée. En somme, cet a priori qui consacre notre finitude, par là même et du même coup, par le fait même, ipso facto, explique et donne sa raison d’être à la possibilité de le percer, d’aller au-delà. »
Vladimir Jankélévitch, extrait de « L’immédiat », 1960.
Chimiste, Nobel133.
« The quote I like best is that of Wolfgang Pauli, who said:
To us [. . .] the only acceptable point of view appears to be the one that recognizes both sides of reality—the quantitative and the qualitative, the physical and the psychic—as compatible with each other, and can embrace them simultaneously. It would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be seen as the complementary aspects of the same reality.
Just realize what Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are not also simultaneously waves.
Although this matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out . . . at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are ultimately subjective.
There is a simple example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter, must decide beforehand which set of properties—particle or wave—they intend to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers in one experiment.
*
[Schrödinger] asks whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many fewer minds, perhaps only one.
*
Question: Would any of the panel care to comment on paranormal phenomena? —Answer: What most interests me is the very concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone company for—a universal mind or a collective mentality [. . .] What goes on in a good mathematician’s head is close to the answer.
*
On the process of imagination? The degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful thing, and it lives in the whole universe. It does everything—it dances, it sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole of society say to a child that it is time to stop playing [. . .] the track prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood. »
« Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié. Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin 134.
“18 décembre 1932. Tout à l’heure, sous un des portiques du Trocadéro, je m’étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps, avec une brume lumineuse flottant sur les jardins. Les sons avaient cette qualité légère qu’ils n’ont qu’aux premiers beaux jours. Pendant deux ou trois secondes, j’ai revécu toute une partie de ma jeunesse, ma seizième, ma dix-septième année. Cela m’a fait une impression étrange, plus pénible qu’agréable. Cependant, il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé comme autrefois s’il ne serait pas délicieux de s’anéantir en tout cela, comme une goutte d’eau dans la mer, de n’avoir plus de corps, mais juste assez de conscience pour pouvoir penser : ‘Je suis une parcelle de l’univers. L’univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, la Seine et les maisons qui la bordent...’ Cette pensée bizarre ne m’a jamais tout à fait abandonné. Après tout, c’est peut — être quelque chose de ce genre qui nous attend de l’autre côté de la mort. Et brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu’il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage [Julien Green, Journal (1928-1934)]
Il y a eu dans ma vie un moment très court dont je n’ai jamais parlé à personne, mais auquel je pense quelquefois et qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 1933, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur au fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers. Quel sens ces mots pourraient-ils avoir pour celui qui n’aurait pas éprouvé exactement ce que j’avais éprouvé moi-même ?” (cité par L. Silburn, Le Vijnanabhairava, Pans, De Boccard, 1961, p. 118, n. 1).
Les moments d’inexplicable bonheur135
“La vie entière de J.Green a été ponctuée par des moments d’un bonheur incomparable et inexplicable qu’il évoque souvent dans son journal, dans son autobiographie et même dans ses romans.
Essayant de définir cet état extraordinaire dans son journal du 15 octobre 1953, il le décrit comme ‘une émotion paralysante’ — son intensité oblitère en effet presque toute sensation extérieure — sans rapport avec ‘un sentiment de bonheur purement humain’, et ‘religieux à cause de son extrême gravité et à cause du mystère de son origine’136
‘Il me semble que la première fois que je l’éprouvai fut vers ma huitième année, dans une salle de classe du lycée Janson. En regardant par la fenêtre, je voyais le toit en dos d’âne d’une galerie couverte qui menait du petit au grand lycée et ce fut en regardant ce toit que je fus saisi d’une joie mystérieuse qui fondit sur moi tout â coup. Je crois que je demeurai dans cet état indescriptible pendant plusieurs minutes, ne sachant plus bien ce qui se passait autour de moi, ne sachant pas, surtout, pourquoi je me sentais si heureux.’
Dans le premier volume de son autobiographie, Green a encore évoqué cette expérience, en apportant de nouvelles précisions :
‘… je me souviens plus particulièrement du toit de métal, parce que c’est en le regardant que je fus tout à coup arraché à moi-même. Pendant plusieurs minutes, j’eus la certitude qu’il existait un autre monde que celui que je voyais autour de moi, et que cet autre monde était le vrai. J’en éprouvai un bonheur que je renonce à décrire, car je le crois au-delà des ressources du langage humain.
Tout ce que j’avais connu jusqu’alors d’agréable n’était rien en comparaison. Ce n’était pas la même chose, ce n’était pas du même ordre, ce n’était pas dans le même pays... Un moment plus tard, je me retrouvai au milieu de mes camarades et la voix de M. Soyer passait au-dessus de nous comme dans un rêve d’ennui. Triste et abasourdi, je repris conscience de ce qu’on appelle la réalité. Bien des fois, j’ai réfléchi à cette minute extraordinaire pendant laquelle il me sembla que tout devenait immobile comme si le temps eût cessé d’exister, et je ne pensais à rien, ni à moi ni à personne ni à Dieu. Simplement, j’étais, encore le ‘je’ est-il de trop dans cette histoire, mais plus j’en parle, moins tout cela est exprimable. Quand je compris que c’était fini, j’eus envie de pleurer. Sombres étaient la classe, les murs, les têtes des garçons, la lumière elle-même, et j’eus l’impression que nous étions tous à l’étroit comme dans une prison.
Et peut-être était-ce tout ce que je devais savoir en ce monde de l’univers invisible (...)’137
L’année suivante, Green connut une expérience tout aussi intense. Il passait pour la première fois ses vacances d’été à la campagne au bord de la Seine, et cette découverte enivrait littéralement le jeune parisien. Cependant ce fut sans rapport avec la nature, mais tout simplement dans la maison qu’il lui advint quelque chose de ‘parfaitement insolite’.
” (...) je me trouve près d’une paroi peinte en ocre clair et c’est en regardant cette paroi que je deviens tout à coup la proie d’un bonheur sans nom qui m’arrache à moi-même au point que je ne sais plus où je suis. Ce n’est pas le bonheur d’être en vacances à Andrésy ni même le bonheur de l’enfance, c’est le bonheur sans cause venu on ne sait d’où et qui passe à travers les âmes comme le vent passe à travers les arbres. Combien de temps cela dura-t-il ? Je n’en sais rien, mais l’impression que j’en reçus fut très forte. »138
Ces moments de bonheur « ne dépendaient jamais des circonstances extérieures. C’est même là ce qui les distinguait des moments de bonheur ordinaire : ce n’était pas parce qu’il faisait beau ou que tout allait bien que j’étais heureux, c’était à cause d’autre chose que je ne comprenais pas, que je ne comprends pas encore. »
Ivresse de vivre
Puisque Green insiste tant sur ce point, il faut assurément distinguer ce bonheur-là de joies d’une extrême acuité, mais d’une qualité différente qui sont liées au bien-être physique et à l’environnement. L’enfant de neuf ans, élevé à Passy, jouissait prodigieusement d’être aussi proche de la nature :
« J’étais tellement heureux de me trouver là. que je vivais, me semble-t-il, dans une sorte d’ivresse. Il fallait me prendre par la main et me secouer un peu pour obtenir de moi quelque chose qui ressemblât à de l’attention. » Et encore : « A Andrésy j’étais heureux à en avoir mal aux dents. J’entends par là qu’à certains moments où la joie de vivre fondait sur moi, je sentais dans mes molaires un chatouillement horrible et délicieux que je n’ai jamais pu m’expliquer. Je me roulais par terre comme un fou. Il ne m’était pas possible de faire cent pas sur une route de campagne sans sauter et chanter. » (PP. 103 et 105.)
Cette exubérance s’accentua encore avec la puberté. Green était né en 1900. Son récit des printemps 1913 et 1914 laisse la plus vive impression de sa sensibilité. En rentrant du lycée parisien au Vésinet où sa famille venait de louer une villa auprès d’un lac, le jeune garçon éprouvait à la vue de la campagne « une joie panique ». Et le jeudi, « le visage dans l’herbe, je riais tout seul. Je ne savais que faire de tant de bonheur. Je ne me posais aucune question, je ne me demandais pas pourquoi j’étais heureux, je subissais une sorte d’écrasement de tout mon être sous le poids d’une force inconnue. Me retournant sur le dos, je contemplais le ciel entre les millions « de petites feuilles pâles que traversait la lumière. Il me semblait n’être plus moi-même, mais bien tout ce que je voyais. J’étais l’air, j’étais l’espace. » (P.159.)
Un ravissement
Mais voici encore une autre sorte de bonheur. C’est en explorant ses plus anciens souvenirs pour rédiger Partir avant le jour que Green se rappela soudain avec une vive émotion, après un demi-siècle d’oubli, « une minute de ravissement tel que je n’en ai jamais connu depuis ».
Se trouvant un soir dans une chambre non encore éclairée — il avait alors cinq ans ou presque — il leva les yeux vers la fenêtre :
« j’aperçus le ciel noir dans lequel brillaient quelques étoiles. Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage ? Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie et je ne sais qu’en dire. J’étais seul dans cette pièce sans lumière, et le regard levé vers le ciel j’eus ce que je ne puis appeler qu’un élan d’amour. J’ai aimé en ce monde, mais jamais comme en ce court moment, et je ne savais qui j’aimais. Pourtant je savais qu’il était là et que me voyant il m’aimait aussi. Comment cette pensée se fit-elle jour dans mon cerveau ? Je n’en sais rien. J’étais sûr que quelqu’un était là et me parlait sans paroles. Ayant dit cela, j’ai tout dit. Pourquoi faut-il écrire que dans aucun discours humain je ne retrouvai ce qu’il me fut donné de ressentir ; le temps de compter jusqu’à dix, alors que j’étais incapable de former trois mots intelligibles et que je ne me rendais même pas compte que j’existais ? Pourquoi faut-il écrire que j’oubliai cette minute pendant des années, que le torrent des jours et des nuits l’effaça presque de ma conscience ? Que ne l’ai-je gardée dans les heures difficiles. Pourquoi m’est-elle rendue maintenant ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ? »
La rupture
[annot.marg. : oui]
Green croit pouvoir dater de quelques mois plus tard la première rupture dans son existence, une [annot.marg. : sorte de139] « sorte de catastrophe », lorsqu’un « moi » séparé se substitua à la conscience enfantine, diffuse, heureuse, sans souci du corps. Auparavant « je vivais d’un bonheur inexprimable dont je n’ai pas tout à fait perdu le souvenir. L’amour était en moi et autour de moi comme l’air que je respirais. (... Puis, un jour) à un moment que je n’arrive pas à situer, je me trouvai assis devant la fenêtre quand j’eus tout à coup la conscience d’exister.
« Tous les hommes ont connu cet instant singulier où l’on se sent brusquement séparé du reste du monde par le fait qu’on est soi-même et non ce qui nous entoure (...) pour ma part, je sortis à ce moment-là d’un paradis. C’était l’heure mélancolique où la première personne du singulier fait son entrée dans la vie humaine pour tenir jalousement le devant de la scène jusqu’au dernier soupir. Certes, je fus heureux par la suite, mais non comme je l’étais auparavant, dans l’Eden d’où nous sommes chassés par l’ange fulgurant qui s’appelle Moi. »
Le secret des enfants
« Dieu parle avec une extrême douceur aux enfants et ce qu’il a à leur dire, il le leur dit souvent sans paroles. La création lui fournit le vocabulaire dont il a besoin, les feuilles, les nuages, l’eau qui coule, une tache de lumière. C’est le langage secret qui ne s’apprend pas dans les livres et que les enfants connaissent bien. À cause de cela, on les voit s’arrêter tout à coup au milieu de leurs occupations. On dit alors qu’ils sont distraits ou rêveurs. L’éducation corrige tout cela en nous le faisant désapprendre (...) Tel homme (...) meurt (...) la tête pleine d’un savoir futile, ayant oublié l’essentiel dont il avait l’intuition à l’âge de cinq ans. Pour ma part, j’ai su ce que savent les enfants et tous les raisonnements du monde n’ont pu m’arracher complètement ce quelque chose d’inexprimable. »
La religion
J.Green appartenait à une famille traditionnellement protestante, venue du sud des États-Unis après la guerre de Sécession, et sa mère, qui le comblait d’amour, lui lisait la Bible et le soir, lorsqu’elle venait lui souhaiter bonne nuit, lui faisait répéter des prières dans sa langue que l’enfant ne comprenait pas encore. Peut-être ce fait contribua-t-il à lui donner l’écoute attentive des langages secrets. « L’essentiel de ce que je crois aujourd’hui m’était donné alors, dans la pénombre où parlait le plus grand amour. »
Sa mère mourut à la fin de 1914, laissant toute la famille dans une grande douleur. Elle semble avoir eu une sympathie cachée pour le catholicisme et, peu après, J. Green découvrit que son père venait de se convertir. Comme il en avait un brûlant désir, il se prépara à devenir lui aussi catholique.
Dans la pension parisienne où ils habitaient depuis peu, le père et fils occupaient la même chambre. Il se peut qu’une contagion spirituelle ait joué parfois entre eux. Un soir, pendant que son père priait, l’adolescent éprouva soudain un bonheur qui l’arrachait à lui-même :
« Pendant quelques minutes, je n’eus l’esprit occupé que de Dieu. Je n’aurais su dire ce qui se passait en moi, mais ma pensée, au lieu d’aller de droite et de gauche comme elle faisait d’habitude, se trouva comme immobilisée en une sorte de ravissement que je n’ai jamais plus éprouvé depuis. » (Journal, 30 mai 1941.)
Il priait aussi lui-même avant de se coucher puis tombait vite dans le sommeil. « Une nuit pourtant je ne pus m’endormir. Ne pourrai-je jamais l’oublier ? J’étais étendu sur le dos quand tout à coup un sentiment de bonheur indescriptible s’empara de tout mon être. Il me sembla que les menaces qui pesaient sur le monde n’existaient plus, que toute tristesse avait subitement pris fin et que dans une sécurité profonde et totale, tout s’épanouissait dans la joie. Je n’ai aucun souvenir du temps que dura cet état. Je ne pensai pas à Dieu, je ne pensai à rien, à vrai dire je ne pensai pas, j’oubliai qui j’étais. »
On trouve naturel que, passionné pour la vie intérieure et très croyant, l’adulte ait vu dans le sentiment de présence vécu à cinq ans « une déclaration d’amour de Dieu à l’enfant qui comprenait avec son cœur »140. Ainsi que le souligne J. Petit, il demeure par contre généralement plus réservé sur l’interprétation de ses incompréhensibles bouffées de bonheur, car « l’illusion est toujours possible » et « comment rattacher cela à la religion ? »
À l’âge mûr
Telles furent les premières expériences d’un bonheur rare qu’eut J. Green enfant et adolescent. Comment ont-elles évolué par la suite ? Le journal qui s’étend à partir de 1926 sur une cinquantaine d’années permet de s’en rendre compte, mais nous n’en retiendrons ici que quelques aspects.
[...]
On ne raconte pas le bonheur, mais il y a des moments où il fond sur nous, sans raison apparente, au plus fort d’une maladie, ou pendant une promenade à travers des prés, ou dans une chambre obscure où l’on s’ennuie ; on se sent tout à coup absurdement heureux, heureux à en mourir, c’est-à-dire si heureux qu’on voudrait mourir, afin de prolonger à l’infini cette minute extraordinaire. J’ai éprouvé cela hier, dans un salon de thé de l’avenue de l’Opéra, une autre fois alors que je lisais Sense and sensibility et très souvent dans ma petite enfance ».
Le 20 décembre 1935 : « L’autre jour, en écoutant la musique, j’ai eu l’impression délicieuse de la proximité d’un autre monde. Derrière le voile impalpable, il est là, le monde de la vérité, ce royaume de Dieu qui m’intriguait tellement quand j’étais enfant ».
Le 28 octobre 1937 : « Je me demande si ce n’est pas par la musique que nous entrons le plus facilement en contact avec nous-mêmes, avec cette partie secrète de nous-mêmes que le monde nous cache, avec Dieu, peut-être. »
En février de la même année, à Londres, comme il était allé au théâtre, « Je me sentais si heureux que j’ai cru un moment à la proximité du bonheur, seul nom que je puisse donner à cet événement mystérieux qui n’a pourtant guère de rapport avec ce qu’on entend généralement par le mot bonheur. Ce n’est pas la joie humaine, mais la joie humaine y conduit quelquefois. (...) Ce quelque chose d’inexprimable était là, derrière l’épaisseur de ce monde. » Green garde bien « l’immobilité morale » et la « passivité absolue » qu’il sait nécessaires dans ces cas-là, mais la pièce commence et « les paroles des acteurs ont tout dispersé ».
Le 14 juillet 1937, comme il traversait la Manche, étendu dans sa cabine, un peu déprimé, « tout à coup, au plus profond du silence — car le murmure égal de la mer était comme un silence qu’on aurait pu entendre, un silence scandé — j’ai perçu un bruit très singulier qui ressemblait aux cris très lointains d’une grande multitude. Puis il m’a paru qu’on chantait, que des milliers de voix chantaient â l’unisson, mais ne chantaient qu’une seule note, toujours la même, et il y avait dans ce chant une variété étonnante et telle que les mots ne peuvent la décrire [notre annot./cf. Canfield sur sa conversion en Angleterre]. Au même instant je me suis senti transporté d’une joie immense, j’ai eu l’impression que l’univers entier baignait dans un élément que je ne puis appeler que le bonheur, et dans ce bonheur tout s’anéantissait. Pendant trois ou quatre minutes, j’ai écouté ce cantique de gloire et brusquement il a pris fin, mais j’en ai gardé une impression très vive. Mon inquiétude a cessé aussitôt :
Le 6 novembre 1948 : “Avant-hier, en traversant la rue du Bac, j’ai éprouvé pendant une ou deux secondes, pas plus, cette indescriptible sensation de bonheur dont j’ai parlé. Le monde s’est aboli autour de moi et avec le monde, le temps, ce cauchemar. Je me demande quelquefois si ce n’est pas là comme un avant-goût de la vie éternelle, une sorte d’irruption de l’éternité dans temps, si ces mots peuvent avoir un sens.”
Si cette dernière expérience rappelle celles de l’enfance où le sujet, absorbé en lui-même, s’abstrayait quelques instants de toute perception extérieure, plus tard, les états relatés ont une moins brusque intensité, ils révèlent un déplacement qualitatif, les choses restant perceptibles, un dépaysement intérieur. Ainsi, le 6 août 1968, en se promenant à la campagne, Green côtoie un petit mur à demi caché par une vigne vierge et qui lui semble avoir quelque chose de magique. “En le regardant, on était ailleurs... le temps s’abolissait ou plutôt menait à des siècles en arrière et surtout ailleurs. L’impression était fugitive, mais forte.”141
Ou encore le sentiment éprouvé reste plus léger : paix, sécurité profonde, sans rien d’aigu. Le 11 octobre 1965, il jouit à la campagne
[page suivante, ms. de citation intercalée :]
[“Le sentiment du néant, ce moment d’indescriptible angoisse que j’ai connu quatre ou cinq fois dans ma vie, je l’ai retrouvé hier pendant quelques secondes ; La toute puissante présence du vide, ou mieux celle du rien, si ces mots veulent dire quelque chose ; mais comment m’y prendre autrement qu’avec des mots ? Rien. Il n’y a rien. L’innommable horreur du non-être. C’est peut-être ce qu’éprouvent les mourants qui n’ont pas la foi. Mais ce vertige a peu duré. L’Ecriture est là pour franchir les abîmes du désespoir.”
Julien Green. Journal Tome XI (La terre est si belle) - 12 avril 1977 — p.118 de l’édition du Seuil (paru en 1982).]
de la qualité du silence, de la plus grande immobilité des choses. “J’étais assis sur le canapé et regardais l’ombre que faisait une chaise de paille sur le mur. Cela suffisait pour que je me sente dans cet autre pays qui n’a pas de nom. Là cesse toute inquiétude.”
[add.marg. : titre/Les heures sombres]
Les heures sombres
Remarque capitale pour l’écrivain dont on ne saurait présenter les moments de bonheur sans mentionner les phases d’angoisse ou de mélancolie, mais envisager les puissantes contradictions greeniennes n’entre pas dans notre propos. Notons donc simplement que son journal apporte mainte illustration de cette alternance et que dans certains cas, les seuls qui nous concernent ici, la tristesse peut être l’autre volet d’une même disposition intérieure, l’élan vers le divin s’accompagnant de dégoût du monde.
Ainsi le 22 mai 1949, Green note : “Aux Champs-Élysées. Antonio et Rosario. Ils ont dansé une danse péruvienne dont la musique était si belle qu’elle faisait mal et donnait un grand dégoût du monde, du temps, de tout ce qui retient l’homme prisonnier.”
En octobre 1947 il se souvient d’un moment “qui garde encore à mes yeux tout son mystère. Ce devait être en 1932 ou 33, par une très belle fin d’après-midi de mai, dans ma bibliothèque. Le soleil jetait sur le mur du fond de cette pièce des taches lumineuses que j’observais, étendu sur un canapé. À un moment, ces taches qui se déplaçaient très lentement atteignirent le bord d’un cadre. Je ne sais pourquoi j’eus alors, comme dans une sorte de révélation, le sentiment de la tristesse immense de l’univers (...) je fus pris pour la première fois d’une mélancolie que je n’ai jamais pu chasser tout à fait de mon esprit.”
Le ciel étoilé
Au centre des contradictions de notre auteur, on trouverait justement la lumière. Le soleil suscite chez lui tantôt un émerveillement tantôt une angoisse ou des névralgies aiguës (Journal du 4 août 1946). Ni une hypersensibilité oculaire ni le fait qu’à l’âge de quatorze ans il ait vu sa mère morte dans une chambre que le soleil “éclairait gaiement” ne suffisent à expliquer cette particularité. Il y a là comme un point d’équilibre instable, le même regard pouvant déclencher des effets opposés.
Quelle que soit l’origine de pareille ambivalence, si l’on cherche son sens profond, l’on découvre que, souvent, la lumière pour Green, au lieu de symboliser le bien suprême comme pour la plupart des gens, représente le monde visible, l’activité diurne et ses passions, c’est-à-dire le mirage dans lequel nous vivons tandis que la nuit devient le lieu de repos, symbolise l’effacement du moi et suggère le monde invisible, divin. Certaines pages de l’œuvre sont des hymnes à la nuit et au ciel étoilé, ce ciel noir où brillaient des étoiles à la vue duquel l’enfant avait pour la première fois ressenti la présence divine.
"...J’aime le ciel nocturne où je vois un ordre (...) Là (l’âme) trouve Dieu, là Dieu l’attire à lui en une seconde prodigieuse (... Cette présence du ciel nocturne) me rassure (...) et me pacifie dans la mesure où elle m’anéantit, moi et mes absurdes petits problèmes. Elle met fin à toute ambition terrestre. Elle remet tout à sa place. » (28 février 1957.)
En Caroline du Nord le 9 juin 1937. « Hier soir, à dîner, j’ai ressenti tout à coup ce bonheur étrange que je ne puis définir. Je voyais derrière les vitres le sable jaune pâle et la mer d’un bleu de turquoise, quand j’ai entendu au fond de moi-même quelque chose me dire d’aller sur la plage à nuit tombée (...) j’ai attendu qu’il fit noir. Le ciel était déchiré de longs éclairs qui le parcouraient d’un bout à l’autre (...) Les vagues furieuses faisaient un bruit de canonnade. Dans l’obscurité brillaient ça et là des débris de pourriture rejetés par l’Océan, des poissons morts ou phosphorescents et j’ai reconnu la carcasse d’un requin que j’avais regardé l’après-midi. J’ai écouté le grand cri qui venait du large et je suis resté là quelque temps, le cœur plein d’amour, dans un sentiment de sécurité profonde. »
11 août 1938. Green a évoqué la fenêtre fermée le long de laquelle l’homme, tel un pauvre insecte, grimpe et regrimpe sans fin.
« La nuit passée, je me suis promené sur la route. En regardant le ciel étoilé, j’ai éprouvé une joie si profonde que tous les mots dont je pourrais me servir la traduiraient mal. Je me suis arrêté en proie au bonheur mystérieux dont on ne peut rien dire. Il m’a semblé que, tout doucement, la fenêtre s’ouvrait un peu. Ce doit être ainsi quand on va mourir, quand le corps ne souffre plus et que l’âme se tient sur le seuil de la nuit.
« La nuit, la nuit, de tout temps j’ai senti qu’elle m’était favorable. Elle marque pour moi l’évanouissement d’un monde d’apparences, le monde éclairé par le soleil, avec ses couleurs et son perpétuel bruit de paroles ; elle accomplit dans le domaine sensible ce que nous devrions pouvoir accomplir dans le domaine de l’esprit, et ce qu’elle propose aux yeux de la chair attire invinciblement le regard intérieur (...). »
Quelquefois favorisés par la beauté visuelle, par la musique, par une joie ordinaire, mais généralement sans aucun rapport avec les circonstances, surgissant plutôt [add.interligne : « plutôt » — « souvent » barré — écriture de L.] dans l’immobilité et la solitude, mais aussi dans la rue, ces instants de bonheur fondent sur l’homme et ne se laissent pas saisir.
Mais on trouve aussi dans ce journal qui est souvent celui d’un poète une abondance d’impressions très fraîches, parfois des sentiments familiers qui tissent à la longue, en marge des sommets et des tourments, un bonheur plus accessible.
[Add. ms. Green/1ere expérience, intuition brève, mais précise de l’intériorité.]
[Henry ms. :]
p.1 « Lorsque la Conscience-ici se ramasse et se tend de tous ses pouvoirs pour embrasser et comprendre le Phénomène, elle se heurte à un vide sans fond, omniprésent et insaisissable incompréhensible évidence à elle-même et absolument comprise. Si alors elle risque sa pensée et sa force à se tenir en face de cette pure lumière invisible, elle en éprouve une tension insoutenable et sent que sa raison va s’y perdre, car elle voit sans pourtant le COMPRENDRE, que sa propre origine à elle, conscience égoïque pensante, est cet in-nommable RIEN.
Entre deux électrodes soudaines au contact, l’étincelle crépite, fulgure et va CARBONISER tout l’édifice individuel, l’incarné, moi-et ici-conscience.
p.2 Si le geyser de l’amour divin ne jaillissait pas au point précis, au cœur de la rencontre et fait éclore la mortelle étincelle en une fontaine ruisselante de lumière-eau-feu qui s’écoule et bondit dans l’ivresse de l’union.
Les Maîtres ne sont pas des hommes qui se sont tournés vers cette lumière et la désignent aux autres, ils sont cette lumière elle-même, plus ou moins brillantes, ils ne sont pas des hommes qui ont la Connaissance et en font part, ils SONT cette connaissance elle-même, plus ou moins large, mais toujours entière. Ils n’ont rien atteint et n’ont pas été atteints et si leur nature propre s’est révélée au cours du temps, c’est que celui-ci est le milieu
p.3 où l’immanence absolue déploie la transcendance du monde, les splendeurs de la manifestation dont elle est l’essence atemporelle.
(...)
p.4 Du haut des collines boisées qui enserrent la vallée de Cuxa, je vois le clocher carré de l’église abbatiale, cri de pierre dressé vers le ciel pâle.
(…)
p.5
(…)
Je débouchais vite sur une clairière de hauts peupliers e m’y avançait sans méfiance quand la Présence me sauta dessus de l’intérieur et me maintint collé contre un tronc d’arbre dans un bonheur dont certes je connaissais le goût, mais qui cette fois insistait et s’infiltrait dans des zones jusque là fermées dont il libérait des
p.6
énergies très fines et de haut voltage et ça fondait dans la tête. Les vagues d’assaut partaient du cœur et me passaient par-dessus la tête en inondant tout. Je tenais mon souffle vaillamment (…) se sont présentés sous ce déluge tous les doutes et restrictions, de telle sorte qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à reconnaître l’évidence : c’était CA la réalité et je pouvais y séjourner IN-CON-DI-TIO-NNELLEMENT même si ce n’est pas tout le temps aussi foudroyant…
Attiré par le torrent tout proche, j’allai m’asseoir au bord sur les grosses pierres…
(…)
p.7
(…)
À côté de cela, le samadhi ordinaire
p.8
est presque une douleur. Et pourtant je ne l’ai pas supporté longtemps, je crois que j’ai pensé ne plus pouvoir en revenir. (fin)
« Drogue = créativité continuelle de l’énergie ; jaillissante = vasana libérés : leur irruption.
Drogue Daumal […] n’est pas du tout expérience mystique
De même de Milosz, Épître à Storge, pp. 96-98
« Sous l’effet du L.S.D.
J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non pas par le cœur, mais par magie. Les portes scellées se sont ouvertes d’un seul coup et comme par effraction sur le secret le plus intime, la merveille sacrée des arcanes divins. “Tu as voulu voir, eh ! Bien : vois...". Et pour cela, d’abord sois détruit et vois se disloquer ta propre apparence, subis ta décomposition vivante et consciente, deviens ce feu d’artifice éblouissant que tu as allumé et qui te consume en illuminant l’univers de ses jaillissements imprévisibles.
Par la brèche béante que tu es devenu et qui t’engloutit — le lieu où tu es néant — surgissent en surabondance les trésors éternels dont tu étais le dépositaire ignorant, les dragons et los dieux, les puissances de la vie et de la mort, les Temples et les Soleils, tous les mondes brusquement délivrés, et vois alors que tu es cela au prix de n’être rien. Mais si tu as peur, tu es perdu et les monstres te dévorent sans fin. Si au contraire tu t’abandonnes à cette irruption avec une audace à sa mesure, alors la félicité surabonde et les champs de gloire emplissent les espaces où tu plonges aussi profondément que tu t’y élèves.
Tout ce que j’ai à faire alors, c’est d’assumer le voyage que je ne peux plus interrompre, s’y abandonner, et si possible en jouir. En effet, c’est un voyage et il faudra revenir à la conscience ordinaire, à la vie ordinaire, la “réalité” dont on s’est un moment échappé... Pourtant ce voyage s’est déroulé comme dans un rêve où je n’aurais jamais eu l’initiative et où les choses “m’arrivent” dans une succession hétéroprogrammée. Un “voyage organisé,” certes par des organisateurs étranges, mais inaccessibles et tout-puissants. Tout ce que je vois et éprouve, si nouveau et intense que ce soit, c’est pourtant comme à travers un scaphandre impondérable — mais qui peut devenir écrasant si je lutte pour l’enlever — il se dissout de lui-même et tombe en fin de parcours — et en dépit des monts et merveilles qu’il m’a permis d’explorer, il porte un signe dérisoire que maintenant je peux lire à la lumière sans éclat de la conscience ordinaire : il se nomme facticité.
Devant le miroir, le visage apparaît étranger, objet incompréhensible et fascinant jusqu’à la terreur — sans parler des déformations perceptibles — il semble dire : je suis Toi et je ne te reconnais pas. Et moi je ne sais plus si je suis là en face, ou ici, en face aussi ! Une envolée massive d’énergie corrosive s’attaque avec la voracité des sauterelles au champ de l’identité. Épuisé, le corps s’arrache enfin à l’aimantation mortelle du miroir. Je suis roué de courbatures.
Couché sur le divan, dès que je fermais les yeux, jaillissait la profusion des images, lumières tournoyantes aux couleurs intenses, sans cesse changeantes dans la création ininterrompue des formes. Une richesse stupéfiante, inépuisable où défilaient tous les arts de tous les temps connus et inconnus, temples, statuaires, monstres et idoles, champs d’oiseaux, envols d’animaux fabuleux, chimères. (Voir notes prises par C.)
Soudain un vortex noir se creusa en moi, énorme ventouse de Néant, abîme implacable, et en une fraction de seconde j’éprouvai une angoisse absolue et tentai de reculer. Mais je sus aussitôt que là était ma perte et qu’il fallait passer à travers. Et je pus lâcher prise, me laisser aspirer par cette dévoration aveugle. Elle disparut instantanément, laissant place au flot turquoise d’un océan de lotus, au cramoisi d’aigles royaux planant en majesté dans un espace de beauté infinie d’une douceur inhumaine.
Mais sous l’efflorescence ininterrompue de ces créations, je sentais s’opérer une activité prodigieuse. Comme des abeilles soudain déchaînées, des courants de conscience, flux ou vibrations s’entrecroisant, interférant, délivrant leurs secrets avec une vitesse fulgurante défiant toute mémoire possible. J’avais pénétré pour un temps très bref dans la salle des machines où s’effectuent à l’insu de la veille les opérations formidablement complexes de la constitution du réel et en premier lieu de ce qui s’appelle “MOI”.
Je comprends aujourd’hui que, contrairement à ce que j’attendais et redoutais un peu, l’acide ne m’avait nullement introduit dans mon “inconscient psychanalytique”, mais dans une couche beaucoup plus fondamentale — le niveau “moléculaire” de la conscience dans un pur et perpétuel ACTUEL. Ce monde est inconnu de la psychologie. C’est à peine si le concept d’“énergie” peut le laisser soupçonner. Le complexe d’Œdipe et toute notre petite flore psychosociale n’ont pas plus d’épaisseur par rapport à ce monde que la couche de terreau à la surface du globe par rapport aux masses centrales en fusion.
Mais le “voyage organisé” ne me permettait pas de perdre mon temps et de faire miennes ces découvertes entrevues. Il ne m’était pas possible de vivre là. Je puis dire pourtant que j’ai rencontré des Puissances précises aux fonctions différenciées, mais leurs noms je les ignore. Leur activité est incessante et intègre des millions d’opérations par seconde. Ce sont Elles qui me constituent et constituent l’univers.
Le soleil se couchait lorsque je descendis le boulevard Saint-Germain et le monde baignait dans une lumière fluide, transfiguré en sa propre réalité, rêve réel, prodigieuse mécanique vivante et parfaitement huilée dans l’ordre absolu de ses innombrables phénomènes — j’étais dedans, j’étais CE monde — Il me restait pourtant encore un doute : pour que ce ne soit pas une illusion, il fallait que je puisse agir dans et sur ce monde sans qu’il me rejette comme étranger à lui ou que ne s’effondre la conscience que j’en avais. J’entrai alors avec prudence dans un bureau de tabac et achetai des cigarettes. Tout se passa normalement tandis que j’avais l’impression de fonctionner par des automatismes dont je n’avais aucun moyen d’apprécier la pertinence. Je me tournai vers C. qui m’accompagnait depuis le début du voyage. Il sourit avec une pointe d’ironie. “Mais oui, m’assura-t-il, tu es tout fait normal...”. Je sentis alors mes pieds sur le sol et je sus, de savoir absolu, que je pouvais faire confiance, une confiance inconditionnée, à l’ordre du monde, ordre à la fois imprévisible et parfait où rien, absolument rien,, ne pouvait arriver qui ne fut nécessaire de toute éternité.
Illusion et réalité ne font qu’un. Je me laissai quasiment glisser dans une gaîté légère, une ivresse lucide : la vie devenait un pur jeu, une féérie dansante où rien n’a de conséquences.
Dans une première phase, moi, la conscience-ici, l’individu, opère une intériorisation de sa propre identité singulière. Au cours de l’absorption spontanée ou induite, les puissances — ou fonctions — sont ramenées au centre avec douceur et y reposent ainsi blotties contre l’origine : le troupeau de moutons qui s’était dispersé dans la vallée est rassemblé, serré autour de son berger. La conscience-ici, moi, jouit de son unité singulière dans la paix et la certitude évidente de son autonomie. Le “monde extérieur” perd de sa force contraignante, les mille et un dragons qui l’habitaient cessent de mordre, ils forment à l’extérieur un large cercle assoupi et docile. La conscience-ici, moi, est comme un vase précieux qui ne laisse pas échapper l’huile. Telle est la puissance de l’unité, ou de rassemblement.
Mais qu’il s’agisse d’une “phase” qui a mis un certain temps pour s’établir et ne sera pas dépassée, ou d’une “base” déjà établie d’emblée, ou de toute autre façon, cette unité singulière est nécessaire pour que se réalise la phase — ou opération — de l’unité universelle ou de déploiement.
Alors la conscience-ici, moi, abandonne le tranquille oratoire où elle se recueillait, le vase est brisé et l’huile se répand en abondance parfumant l’univers. Elle traverse le cercle des dragons en souveraine et s’ils se réveillent joue avec eux comme la dompteuse avec les lions.
L’identité singulière ne l’intéresse plus, Elle la perd sauvagement en absorbant le monde et réalise par là l’unité universelle. Elle n’a plus rien à préserver et peut alors, identique à l’univers dont elle est l’origine, l’engloutir en elle et se perdre elle-même en elle-même au-delà de toute identité. (5)
II
Il faut dire d’abord que le principe même d’une comparaison entre l’expérience lysergique — prise comme type de ce que les drogues nobles peuvent produire de plus puissant — et l’expérience mystique introduirait d’emblée une position radicalement fausse si la “différencie” n’était pas immédiatement marquée.
“J’ai été conduit là, non pas par moi-même, non par le cœur, mais par magie”.
Cette “introduction” est essentielle. En effet l’acide n’est pas un moyen différent d’aborder au même rivage que la mystique ». Car « la » mystique n’est pas un moyen, et si, pour la commodité toujours ambiguë de l’exposé, nous conservons ce substantif, il ne faut entendre par là rien d’autre que le mouvement apparent qui conduit une conscience individuelle à la découverte et à la réalisation de l’unicité.
Cela dit, pourrons nous alors considérer l’acide comme un procédé entre d’autres capables de promouvoir ou de faciliter ce processus ? La réponse porte sur tous les procédés en général : les procédés — pratiques de tous ordres — ne sont ni nécessaires ni suffisants pour que SE PRODUISE l’accès à la Réalité - une seule et unique condition peut le faciliter, mais non d’ailleurs le PRODUIRE - c’est la présence vivante d’un véritable maître reconnu comme tel. 1
L’acide — la molécule de di-éthylamide de l’acide lysergique interférant sur le métabolisme cérébral — PRODUIT effectivement des phénomènes au niveau de la conscience et la modifie profondément de façon momentanée.
C’est lorsque ces phénomènes produits s’apparentent le plus aux découvertes spontanées de la vie mystique que la méprise peut être à son comble.
note 1 : Conformément à la conception d’ensemble de cette revue, je nomme « véritable maître » celui qui n’utilise aucun procédé et « agit » par sa seule présence. cf...
Car je ne veux pas dire que l’acide ne donne pas à voir, outre nos arcanes psychiques, quelque chose de l’Essentiel — mais, au prix de cette effraction qui force les secrets divins, il la fait voir au plus près, mais par derrière et je suis infiniment séparé de cet Essentiel que j’ai touché, peut-être, mais en rêve... Le jour se lève sur la descente du voyage lysergique, le jour se lève, il faut tenter de vivre.
La description de l’expérience lysergique a pu se faire à la première personne ; moi, l’écrivant et moi, le « héros » de l’expérience ne font qu’un. Par contre pour celle de la vie mystique, la troisième personne s’est imposée sous la forme de : « la conscience-ici, moi ». Au moment de poursuivre, cette différence se maintient et elle n’est pas insignifiante.
Le L.S.D. excite et distord momentanément l’activité cérébrale. La vie mystique est elle-même l’élargissement à l’infini du Cœur, Conscience originelle unique et absolue recouvrant elle-même sa propre essence. C’est la découverte de ce Cœur qui caractérise l’entrée de la vie mystique, et rien d’autre. C’est la réalisation de l’unité du cœur individuel, du cœur cosmique et du Cœur divin qui caractérise les étapes de cette vie jusqu’au point où toute étape a disparu. Il n’y a là rien de commun avec la dislocation toute provisoire des structures psychiques intégrées. La « défonce » — fort bien nommée — est l’inverse du rassemblement unifiant. C’est pourquoi la paix, la liberté et la félicité mystiques sont totalement inconnues de la conscience droguée. La « félicité » qu’elle peut éprouver non seulement n’est qu’un excès de sensualité passagère et mutable en angoisse, mais dans la mesure où, avec tous les autres phénomènes lysergiques, elle est SUBIE et produite, elle ne peut évidemment pas être liée, comme la félicité mystique, à la prise de conscience spontanée de la liberté fondamentale qui flue d’un cœur éveillé.
Quant au célèbre EGO, il risque d’en sortir tout déplumé comme un coq après la bataille à la recherche piteuse d’une médecine tranquillisante.
Bien heureux s’il en tire une leçon de sagesse. Si tout se passe bien, il n’en tirera rien d’autre qu’il ne puisse tirer de sa propre nature. Aussi, l’attaque de l’identité devant le miroir, si elle a un intérêt psychologique incontestable et donne le grand frisson glacé de la menace schizophrénique — je ne suis pas passé loin de la Spaltung, mon cher ! – n’a non plus rien à voir avec « l’extinction mystique du moi » laquelle n’est autre que la reconnaissance que ce « moi » n’ayant aucune réalité par lui-même, n’existe pas et ne s’est donc pas éteint non plus. L’illusion objective-objectale qui se dissipe alors sans effort (!) et sans violence laisse la place à une conscience cosmique interpersonnelle plongée dans un silence sans fond et souverainement libre — ce qui nous a menés au-delà de l’unité de déploiement déjà décrite — N’allons pas prendre la vessie d’un cochon, même habitée d’une bougie, pour la ténébreuse lumière des abysses divines que nous évoque Ruysbroek. Cette conscience-ici se prend pour un moi limité et séparé, c’est-à-dire pour un objet dans le monde. Tel est le statut initial de tout individu. D’où découle sa peur, non seulement de la mort — ultime destruction —, mais aussi de tout ce qui peut porter atteinte à son intégrité individuelle, tant corporelle que psychique, tout ce qui menace l’assurance de cet édifice. Et dans la mesure où ce « moi » s’est construit en rapport direct avec" l’Autre » il reste dépendant en profondeur de ce regard qui l’a constitué à un moment où la conscience-ici, encore indifférenciée, mais pourtant éminemment active, ignorait son propre pouvoir de constitution souverain, faute, précisément, d’être centrée par un « JE » explicite. Tel est le sens et la fonction de la psychogenèse que la psychologie moderne et spécialement la psychanalyse, a mis à jour. Le passage par cette phase égoïque de la conscience-ici est indispensable pour que puisse s’effectuer le dégagement vers l’intériorité véritable et la découverte de l’unité cosmique et divine.
Lorsque tombe soudain et pour un instant cette illusion limitante qui constitue le « moi », la conscience-ici vit son unité à l’universel et/ou avec Dieu. Mais si, à ce moment, se formule en elle « Je suis l’univers » ou « Je suis Dieu », la fluidité merveilleusement libre qui se levait est instantanément figée en une objectivation plus redoutable.
Dieu en moi se fendit jusqu’au plus intime du Cœur. De cette adorable blessure s’écoule un lait intarissable dans la coupe de l’univers. Je la bois et je m’enivre. Je suis le lait, la coupe et le buveur.
C’est en vain que je chercherais qui opère en moi ces merveilles.
Ce par quoi toutes choses existent n’a pas d’existence propre, car Il est pur Amour. Si le monde existe, c’est que Dieu lui a sacrifié sa propre existence.
Lui m’a donné Son existence. Tapi au fond de moi comme un mendiant inconnu, Lui, la toute Splendeur, Il s’en remet à moi l’obscur pour jouir de la gloire dont il s’est dépouillé, l’arracher au Néant où l’a plongé son Amour innommable. Il en est ainsi de toute créature.
Aussi renonçai-je à Le louer Lui-même - c’est là vaine idolâtrie, impiété suprême –Moi, l’existant, je l’ai rejoint dans sa Non-Existence afin que Sa Solitude Se connaisse et que je m’y oublie en y accédant.
Dans cet échange démesuré, l’égalité s’est établie et dès lors le dépouillement n’a plus eu lieu.
10.02.81 »
Beaucoup plus proches de l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines143.
Purification.
Le grand flux de l’océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l’algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m’agite et l’air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
Mélopée.
O Terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’ossements qui blanchissent144.
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l’air puissant
de l’immense l’univers,
He, he, he !
Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m’éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l’idée que j’étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu’imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c’est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde.145
33 146.
It’s only the dawn of love, the way winds up the hill;
Weary not, ahead lay many hardships still.
The morning’s caravan is ringing with the cry:
“Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »147
Barren is this land, never grows green here the grass;
In vain you sow the seeds of desire, toil and till.
These are the wounds of love, they will never disappear
Even if you try to wash them; they are unwashable.
Time, O Mir, is jealous of Joseph’s beauty;
So do not waste it, never has it returned, nor will.
86
We should have freely known the garden
Like the intimate scent of the rose;
We would have wafted then with the breeze,
And breeze itself we would have been.
Being all desire from head to foot
Has made a slave and servant of me;
Or else, had I been heart all free Of desire,
God I would have been.
What be they like, O Lord, who wish
To be admitted to bondsmanship?
I am filled with shame to think of it
That ever God I should have been.
Though such we are now that we have
A claim even on the Maker’s pride,
If we had been entirely
Our own, what would we then have been?
90
The one whom we are seeking
Is present in everything;
Who therefore should we seek
And search for nothing?
An inn of selflessness
Is this universe,
Take heed and quickly come
Into your senses.
It is the capital
Of life’s market place,
So bid for only the heart
And nothing else.148
100
It’s all dust like the quicksand,
There is no water here;
The stormy sea of this world
Is nothing but a mirage.
If even you now saw
This city of the heart
You’ll wonder how long it has
Remained uninhabited.
L’INFINI 149
Toujours j’aimai cette hauteur déserte
Et cette haie qui du plus lointain horizon
Cache au regard une telle étendue.
Mais demeurant et contemplant j’invente
Des espaces interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si profonde
Tranquillité que pour un peu se troublerait
Le cœur. Et percevant
Le vent qui passe dans ces feuilles — ce silence
Infini, je le vais comparant
À cette voix, et me souviens de l’éternel,
Des saisons qui sont mortes et de celle
Qui vit encor, de sa rumeur. Ainsi
Dans tant d’immensité, ma pensée sombre,
Et m’abîmer m’est doux en cette mer.
[…]
Ne suis-je donc pas seul ? Il faut que de très loin
Me soit venu un signe, et je dois sourire, surpris,
De me sentir ainsi comblé dans la douleur.
III
Lumière de l’amour ! éclaires-tu aussi les morts ?
Signes d’un temps meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?
Soyez, gracieux jardins, et vous, montagnes empourprées,
Les bienvenus, et vous, muets chemins des bois,
Témoins d’un tel bonheur, et vous étoiles souveraines
Dont les regards alors m’ont tant de fois béni !
Et vous, amants aussi, ô beaux enfants du jour de mai,
Calmes roses, et vous, lys, que de fois je vous loue !
Sans doute les printemps s’en vont, une année chasse l’autre,
Alternant, combattant, ainsi le temps passe en orages
Au-dessus des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,
Et aux amants une autre vie est accordée.
Car les jours, les ans des astres, tous étaient, Diotima
Autour de nous éternellement réunis.
En bleu adorable fleurit
Le toit de métal du clocher. Alentour
Plane un cri d’hirondelles, autour
S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil
Au-dessus va très haut et colore la tôle,
Mais silencieuse, là-haut, dans le vent,
Crie la girouette. Quand quelqu’un
Descend au-dessous de la cloche, les marches, alors
Le silence est vie ; car,
Lorsque le corps à tel point se détache,
Une figure sitôt ressort de l’homme.
Les fenêtres d’où tintent les cloches sont
Comme des portes, par vertu de leur beauté. Oui,
Les portes encore étant de la nature, elles
Sont à l’image des arbres de la forêt. Mais la pureté
Est, elle, beauté aussi.
Du départ, au-dedans, naît un Esprit sévère ;
Si simples, sont les images, si saintes,
Que parfois on a peur, en vérité,
Elles, ici, de les décrire. Mais les Célestes,
Qui sont toujours bons, du tout, comme riches,
Ont telle retenue, et la joie. L’homme
En cela peut les imiter.
Un homme, quand la vie n’est que fatigue, un homme
Peut-il regarder en haut, et dire : tel
Aussi voudrais-je être ? Oui. Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut aller avec le Divin se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ? Je le croirais
Plutôt. Telle est la mesure de l’homme.
Riche en mérites, mais poétiquement toujours,
Sur terre habite l’homme. Mais l’ombre
De la nuit avec les étoiles n’est pas plus pure,
Si j’ose le dire, que
L’homme, qu’il faut appeler une image de Dieu.
Est-il sur la terre une mesure ? Il n’en est
Aucune. Jamais monde
Du Créateur n’a suspendu le cours du tonnerre.
Elle-même, une fleur est belle, parce qu’elle
Fleurit sous le soleil. Souvent, l’œil
Trouve en cette vie des créatures
Qu’il serait plus beau de nommer encore,
Que les fleurs. Oh ! comme je le sais ! Car
À saigner de son corps, et au cœur même, de n’être plus
Entier, Dieu a-t-il plaisir ?
Mais l’âme doit
Demeurer, je le crois, pure, sinon, de la Toute-Puissance avec ses ailes approche
L’aigle, avec la louange de son chant
Et la voix de tant d’oiseaux. C’est
L’essence, c’est le corps de l’être.
Joli ruisseau, oui, tu as l’air touchant
Cependant que tu roules, clair comme
L’œil de la Divinité par la Voie Lactée,
Comme je te connais ! des larmes, pourtant,
Sourdent de l’œil. Une vie allègre, je la vois dans les corps mêmes.
De la création alentour de moi fleurir, car
Je la compare sans erreur à ces colombes seules
Parmi les tombes. Le rire,
On le dirait, m’afflige pourtant, des hommes
Car j’ai un cœur.
Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont
La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,
Et sont dans leur pureté pareille à l’enfant. Souhaiter un bien plus
grand,
La nature de l’homme ne peut en présumer.
L’allégresse de telle retenue mérite elle aussi d’être louée
Par l’Esprit sévère qui, entre
Les trois colonnes souffle, du jardin.
La belle fille doit couronner son front
De fleur de myrthe, parce qu’elle est simple
Par essence, et, de sentiments.
Mais les myrthes sont en Grèce.
Que quelqu’un voie dans le miroir, un homme,
Voie son image alors, comme peinte, elle ressemble
À cet homme. L’image de l’homme a des yeux, mais
La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un
Œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et
D’un homme tel, ont l’air indescriptibles,
Inexprimables, indicibles. Quand le drame
Produit même la douleur, du coup la voilà. Mais
De moi, maintenant, qu’advient-il, que je songe à toi ?
Comme des ruisseaux m’emporte la fin de quelque chose, là,
Et qui se déploie telle l’Asie. Cette douleur,
Naturellement, Œdipe la connaît. Pour cela, oui, naturellement.
Hercule a-t-il aussi souffert, lui ?
Certes. Les Dioscures dans leur amitié n’ont-ils pas,
Eux, supporté aussi une douleur ? Oui,
Lutter, comme Hercule, avec Dieu, c’est là une douleur. Mais
Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse,
Est aussi une douleur.
Douleur aussi, cependant, lorsque l’été
Un homme est couvert de rousseurs —
Être couvert des pieds à la tête de maintes taches ! Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. Jeunes, il éclaire la route aux vivants,
Du charme de ses rayons comme avec des roses.
Telles douleurs, elles paraissent, qu’Œdipe a supportées,
D’un homme, le pauvre, qui se plaint de quelque chose.
Fils de Laius, pauvre étranger en Grèce !
Vivre est une mort, et la mort est aussi une vie.
Inlassablement, Hölderlin a traité dans sa poésie ce mythe du poète et il faut y insister pour comprendre la passion de sa responsabilité, le désir d’absolu qu’il y a dans sa vie. Pour lui, le pieux fidèle des « Puissances », le monde est divisé en deux parties, tout à fait suivant la conception grecque, platonicienne. En haut « les immortels marchent heureux dans la lumière », inaccessible et pourtant participant à notre existence. En bas, au contraire, repose et travaille la masse obscure des mortels dans le moulin aveugle de l’action quotidienne :
Notre race marche dans la nuit, elle y habite, comme dans l’Orcus,
Sans rien de divin. Les hommes sont comme soudés
À leur propre activité et chacun, dans le bruyant atelier,
Ne s’entend que lui seul, et ces sauvages travaillent beaucoup
D’un bras puissant et sans répit ; mais toujours et sans cesse
La peine de leurs bras reste stérile, comme l’œuvre des Furies.
Comme dans Le Divan occidental de Goethe, le monde se divise en deux parties, la nuit et la lumière, jusqu’au moment où l’aurore « a pitié de la souffrance », jusqu’au moment où paraît un médiateur des deux sphères. Car ce Cosmos ne serait qu’une double solitude, solitude des dieux et solitude des hommes, si entre eux ne se formait pas un lien bienheureux, mais fugitif, si le monde supérieur ne reflétait pas le monde inférieur et si celui-ci, à son tour, ne reflétait pas le précédent.
Les dieux, eux aussi, là-haut, qui « marchent heureux dans la lumière », ne jouissent pas du bonheur, ils n’ont pas conscience de leur être, tant que cet être n’est pas senti par quelqu’un :
Oui, les éléments sacrés ont toujours besoin pour leur gloire,
Comme les héros ont besoin d’une couronne, du cœur des hommes, pour les connaître.
C’est ainsi que le bas aspire vers le haut et le haut vers le bas, c’est ainsi que l’esprit se tend vers la vie et que la vie s’élève vers l’esprit : toutes les choses de la nature immortelle n’ont pas de sens tant qu’elles ne sont pas connues de mortels, tant qu’elles ne sont pas aimées par les habitants de la terre. La rose ne devient véritablement rose que lorsqu’elle retient un regard contemplateur et le coucher du soleil ne devient une merveille que quand il se reflète sur la rétine d’un œil humain. De même que l’homme, pour ne pas périr, a besoin du divin, de même le divin, pour être vraiment, a besoin des hommes, et c’est pourquoi il appelle à la vie des témoins de sa puissance, une bouche qui le chante — le poète, qui, lui seul, en fait vraiment une divinité.
Cette idée essentielle de la philosophie d’Hölderlin a beau, comme presque toutes ses idées poétiques, n’être pas de lui, elle a beau n’être qu’un emprunt « à l’esprit colosse » de Schiller, combien le froid concept de l’auteur des Dieux de la Grèce :
Le grand Maître des mondes était sans joie,
Quelque chose lui manquait, c’est pourquoi il créa des esprits,
Miroirs fortunés de sa béatitude.
… S’élargit ici. Combien est différente la vision orphique qu’a Hölderlin de la naissance du poète :
Et le Père sacré, lui qui a cependant en sa puissance,
Comme autant de pensées,
Assez de signes et de flammes et de flots,
Serait muet et solitaire,
Et triste dans ses ténèbres,
Et nulle part ne se retrouverait parmi les vivants,
Si la communauté terrestre n’avait pas un cœur pour chanter.
Ce n’est donc pas parce qu’il est triste ou parce qu’il s’ennuie dans son oisiveté, comme chez Schiller, que le Divin donne naissance au poète — toujours, chez Schiller, persiste l’idée que l’art n’est qu’un « jeu » supérieur —, c’est par une nécessité essentielle : sans le poète, le Divin n’existe pas ; à proprement parler, c’est le poète qui lui donne l’être. La poésie — et ici on touche le fond des idées d’Hölderlin — est une nécessité de l’Univers ; elle n’est pas seulement une création qui s’opère à l’intérieur du Cosmos, elle est vraiment l’appel à l’être du Cosmos lui-même. Les dieux n’envoient pas les poètes en ce bas monde par jeu, mais bien par nécessité : ils ont besoin de lui — lui, le « Messager de la Parole jaillissante » :
Mais les dieux sont fatigués
De leur propre immortalité ;
Ils ont besoin d’une chose, les Immortels,
Et cette chose, ce sont les héros et les hommes,
Ce sont les mortels. Oui,
Puisque les êtres célestes n’ont pas conscience de leur existence,
Il faut bien, s’il est permis de le dire,
Que quelqu’un d’autre leur révèle
Le sentiment de leur existence :
Ils ont besoin d’un pareil homme.
Ils ont besoin de cet homme-là, les dieux, et de même les humains ont besoin des poètes, qui sont
Les vases sacrés
Où se conserve le vin de la vie,
L’esprit des héros.
C’est dans les poètes que se concilient les deux parties de l’Univers, l’élément supérieur et l’élément inférieur, ce sont les poètes qui dissolvent le désaccord du dualisme dans l’harmonie nécessaire, dans la commune unité, car
Les pensées de l’esprit unanime
S’épanouissent silencieusement dans l’âme du poète.
Ainsi, à la fois élue et maudite, la personne du poète, née de la terre, mais pénétrée de divinité, s’interpose entre la solitude des dieux et celle des hommes, appelée qu’elle est à contempler divinement le Divin et à le rendre sensible aux habitants de la terre sous forme d’images terrestres. Le poète vient des hommes, mais il est exigé par les dieux : son existence est une mission, il est le degré sonore jusqu’où, « comme par un escalier, descendent les choses célestes ». Grâce au poète, l’obscure humanité vit symboliquement le Divin : comme dans le mystère du calice et de l’hostie, les hommes se nourrissent, dans sa parole, du corps et du sang de l’Infini. (Stefan Sweig, Le Combat avec le démon).
Correspondances153
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Élévation
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées ;
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
« Le cerveau – est plus vaste que le ciel –
Car - posez-les côte à côte –
Le premier contiendra l’autre
Facilement – et Vous – aussi
Le cerveau est plus profond que la mer –
Car – comparez-les - Bleu sur Bleu
Le premier absorbera l’autre
Facilement – et Vous aussi –
Le Cerveau a juste le poids de Dieu –
Car - pesez-les – à un Gramme près –
Et – ils diffèreront – s’ils diffèrent –
Comme le fait la syllabe du son – 154 »
« Je m’explique par là le sentiment étrange que m’inspire le monde visible. Je me pénètre peu à peu de sa vie, de sa forme, de ses couleurs, de ses voix, et je laisse en quelque sorte ses influences entrer doucement en moi. Peu à peu, il me semble que la vie de toutes choses s’agite pour échapper au vague et pour se préciser. Il ne suffit plus au chêne de m’envoyer le bruissement vigoureux de ses rameaux et de ses feuilles. Il ne suffit plus à l’herbe flottante des fossés de caresser mes yeux de ses souples ondulations. Le chêne appelle mon âme ; il voudrait que ma pensée s’enfermât en lui et donnât une netteté plus grande à sa vie diffuse ; et la prairie, qui murmure tout bas au vent du soir, voudrait que mon rêve vînt se mêler au sien pour lui donner je ne sais quelle forme ailée et subtile qui lui permît d’aller plus haut. Les choses semblent souffrir de leur incertitude et envier à la conscience humaine la forme saisissable de ses songes les plus fugitifs. Mais si l’âme se rend à leur appel ; si elle ne les laisse pas à ce vague douloureux et charmant ; si elle réalise, en se substituant à elles, leur aspiration secrète, le charme est aussitôt rompu, et l’univers, si vivant naguère et si animé, paraît immobile et vide, parce que notre âme est seule à le remplir, parce que son essor, arbitrairement aidé par nous, n’a abouti qu’à une imparfaite copie de notre propre conscience. Pour que l’âme puisse s’entretenir avec les choses, il faut que les choses tendent vers l’âme, mais sans y arriver ; il faut que l’âme aille vers les choses, mais sans s’installer en elles ; il faut qu’il y ait entre le monde et nous, avec une impossibilité perpétuelle de se confondre, une perpétuelle tentation de s’unir. Ce sentiment étrange et énigmatique que me fait éprouver le monde, sentiment mêlé d’inquiétude et de douceur, d’impuissance irritée et de confiant abandon, est pour moi la marque qu’il y a, au fond du monde et dans les abîmes les plus secrets de la vie, quelque chose de nous, mais qui n’est pas nous. Si nous descendons dans ces abîmes en y portant toute la lumière qui est en nous, ils perdent soudain, dans cette clarté banale, leur profondeur, leur mystère et leur attrait. Et si nous nous oublions nous-mêmes ; si nous renonçons à la netteté de notre conscience et de nos pensées pour aller recueillir au fond des choses leur âme incertaine et flottante, les choses réclament et sollicitent de notre âme je ne sais quel secours qui les élève à une vision plus claire de l’univers, à une compréhension plus précise d’elles-mêmes et de l’infini qu’elles contiennent obscurément. Ainsi appuyer la réalité du monde sur les forces conscientes qui pullulent en lui, c’est l’appuyer sur l’inconnu.
De la réalité du monde sensible, in chapitre VIII, Conscience et réalité155.
Mai 1901
Ce que je t’ai écrit, à peine pourras-tu le comprendre, et moins encore combien ces images ont pu m’émouvoir. Cela te fera l’effet d’une lubie, d’une singularité, d’une bizarrerie, et pourtant — si on pouvait seulement l’exposer, si on pouvait l’extraire de soi et le mettre au jour. Il y a en moi quelque chose d’analogue. Les couleurs des choses, en des heures étranges, me tiennent en leur pouvoir. Mais que sont au juste les couleurs ? N’aurais-je pas pu dire aussi bien : la forme des choses, ou le langage de la lumière et de l’obscurité, ou je ne sais quel phénomène innommé ? Et les heures — quelles sont ces heures ? I1 s’écoule des années, et pas une seule de ces heures ne survient. — Et puis, n’est-il pas puéril de te confier qu’une puissance ignorée de moi me tient parfois en son pouvoir ? Si je pouvais la saisir, non point la saisir — car c’est elle qui me saisit —, mais la retenir quand elle s’évanouit à nouveau. S’évanouit-elle d’ailleurs ? N’exerce-t-elle pas sur moi, en secret, une action formatrice, quelque part, dans une voie que me ferme un incessant sommeil intérieur ? À présent que j’ai parlé, je suis forcé d’en dire plus long. Il flotte pour moi autour de ces objets quelque chose d’inexplicable à moi-même, et qui ressemble à de l’amour — peut-il y avoir un amour de l’informe, de l’inconsistant ? Mais bien sûr, oui, parfaitement : afin que tu n’aies pas une piètre idée de mes confidences, il faut que j’aille plus loin et, cherchant à comprendre ce qui m’y pousse, j’ai l’impression d’avoir à t’empêcher de sous-estimer une chose... qui m’est chère. (199)
[...]
N’ai-je pas dit que les couleurs des choses, en des heures, étranges, ont un pouvoir sur moi ? N’est-ce pas plutôt moi qui acquiers de l’empire sur elles, la capacité pleine et entière, pour une quelconque durée, de leur arracher leur mystère abyssal, au-delà de toute parole — ce pouvoir n’est-il pas en moi, n’est-ce pas lui que je sens dans ma poitrine comme un gonflement, une abondance, une présence sublime, exaltante, près de moi, en moi, à l’endroit où le sang vient et va ? Voilà ce qui eut lieu autrefois, en ce jour gris de pluie et de tempête, dans le port de Buenos Aires, de bon matin — voilà ce qui eut lieu alors, et toujours. Mais si tout était en moi, pourquoi ne pouvais-je fermer les yeux et jouir, aveugle et muet, du sentiment ineffable de moi-même, pourquoi devais-je me tenir sur le pont et regarder, regarder devant moi ? Et pourquoi contenait-elle, cette couleur des vagues écumantes, abîme qui s’ouvrait et se refermait, pourquoi cet objet approchant sous la pluie lourde, éclaboussé d’embruns, pourquoi ce petit bateau aux couleurs aigres (c’était la barcasse de la douane qui se dirigeait vers nous), ce bateau et la caverne d’eau, la vague en marche qui roulait avec lui, pourquoi la couleur de ces choses me semblait-elle (semblait ! semblait ! je savais pourtant qu’il en était ainsi !) contenir non seulement le monde entier, mais aussi toute ma vie ? Cette couleur, faite de gris et de brun fauve et d’obscurité et d’écume, où il y avait un abîme et une plongée, une mort et une vie, une épouvante et une volupté — pourquoi ici, sous le regard de mes yeux, devant ma poitrine exaltée, toute ma vie se creusait-elle en venant à moi, passé, avenir, écumant d’une présence inépuisable, et pourquoi cette seconde immense, cette jouissance sacrée, tirée de moi-même et en même temps du monde qui s’ouvrait à moi, comme si la poitrine s’était épanouie pour lui, pourquoi cette existence double, cette communion, ce dehors et ce dedans, ce Toi pénétrant, étaient-ils liés à ma vision ? Pourquoi, si les (201) couleurs ne sont pas un langage dans lequel se livrent l’inexprimé, l’éternel, l’illimité, un langage plus sublime que les sons, parce que s’échappant tout droit, telle une flamme d’éternité, de l’existence muette, et renouvelant notre âme. La musique est pour moi, comparée à cela, comme la vie féconde du soleil.
Il peut en être ainsi, ou autrement. Peut-être suis-je à mi-chemin entre l’homme insensible et brut qui ne perçoit rien de tout cela, et celui dont l’âme cultivée sait déchiffrer et lire, là où je ne découvre, étonné, que des signes. Quelqu’un, cela traîne dans ma mémoire depuis le temps de mon enfance, a comparé le firmament à une pensée non développée. Cela pourrait convenir ici. Le ciel du sud, certes, avec ses feux ardents, dans les rares nuits où mon être tout entier se dilatait vers lui comme le miroir inaltéré d’une eau, me semblait être parfois une immense promesse sous laquelle tressaillait la mort comme un son d’orgue. Mais ce que je prenais pour une promesse pouvait n’être aussi que le pressentiment grossier d’une très grande pensée dont mon âme ne savait s’emparer.
Couleur. Couleur. Le mot à présent me paraît misérable. Je crains de ne pas m’être fait comprendre de toi comme je le souhaiterais. Et je désire ne rien favoriser en moi qui puisse m’isoler des hommes. Mais, à vrai dire, je ne suis jamais davantage un homme que dans les instants où je me sens vivre avec une vigueur centuplée, et cela m’arrive quand ce monde toujours muet et clos devant moi, un monde de pesanteur et d’étrangeté, s’entrouvre et m’engloutit, un avec lui-même, en une unique vague d’amour. Ne suis-je pas alors au-dedans des choses tellement plus un homme, tellement plus moi-même que jamais, dénué de nom, solitaire, mais nullement figé dans l’esseulement, comme si coulaient de moi les vagues de cette énergie qui m’élit compagnon des fortes, muettes puissances qui siègent tout autour sur leurs trônes et se taisent, et moi au milieu d’elles ? Et n’est-ce pas là, toujours, que tu accèdes sur de sombres chemins, quand tu vis, assidu et souffrant, parmi les vivants ? [trait marginal] Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre, lorsque tu as éprouvé ce que toujours tu pressentais sans jamais le croire, lorsque tout est en ruine autour de toi et que nulle part le terrible ne pouvait être laissé inaccompli — la vague de l’étreinte ne s’enroulait-elle pas alors, issue du plus profond de l’événement, t’attirant en elle, et tu te retrouvais solitaire et inadmissible, grand et comme délivré dans tous tes sens, dénué de nom, souriant de bonheur. Pourquoi la nature mendiante et muette, qui n’est que vie vécue, vie désirant encore être vécue, impatiente des froids regards dont tu la touches, [trait marginal] ne devrait-elle pas, en des heures rares, t’attirer en elle et te montrer qu’elle aussi, dans ses profondeurs, possède des grottes sacrées où tu peux être un avec toi-même, alors qu’au-dehors tu étais devenu à toi-même étranger ?
Tant que des idées plus hautes, et qui s’implanteront avec autant de vivacité en moi, ne me rendront pas méprisable de telles hypothèses, je veux m’en tenir à elles.
Et pourquoi les couleurs ne pourraient-elles pas être les sœurs des douleurs, puisque les unes comme les autres nous attirent dans l’éternel ?
(1908)
Il y a une chose que je pressens avec la rapidité de l’éclair durant cet instant : où réside le fondement de ma splendeur présente, je méprise le nombre et toutes les distinctions. Cela appartient à ce dont je me suis débarrassé. Je sens que la grandeur plus qu’humaine de ces êtres se dissout à mon contact, se résorbe en néant. Puis que leur multiplicité n’est pour moi rien d’autre que l’unité. Puis je sens cela à la fois — et je sens que cela fait partie d’un seul et même ordre avec les autres phénomènes. De ces voyages qui, il y a peu d’instants, m’étaient offerts, je n’ai plus besoin. À demeure je suis au bord de ce fleuve étrangement large et jamais vu, je me tiens au sommet de cette montagne au versant incurvé. C’est d’elles seulement que j’ai besoin, les porteuses d’éternité, avec lesquelles je me fais moi-même divinité. De leur station debout à cet endroit, du ruissellement de leurs robes, de leurs physionomies qui regardent sans regard d’un œil qui connaît, coule ce seul mot « Éternellement ». En reconnaissant l’hiéroglyphe de leurs visages — car depuis très longtemps leurs (241) visages en sont un seul pour moi et de la tête aux pieds elles sont véritablement figure et j’ignore en les contemplant tout rang d’antériorité et de postériorité — en reconnaissant complètement en un dernier transport les signes qui y sont liés, je sais comme ultime connaissance : je n’ai pas besoin d’elles, moi non plus. Elles me sont seulement nécessaires, comme je le suis pour elles. Elles ne se tiendraient pas devant moi si je ne les aidais pas à s’édifier d’éternité à éternité. Et tandis que je me sens devenir de plus en plus fort et que sous le souffle de ce seul mot : « Éternellement, éternellement ! » je perds de plus en plus de moi-même, vibrant comme la colonne d’air échauffé au-dessus d’un brasier, m’éteignant comme la lampe dans la pleine lumière du jour, je me pose la question : « Si l’inaccessible se nourrit de ce qui est en moi et si l’éternel se bâtit son éternité avec ma personne qu’y a-t-il donc encore entre la divinité et moi ? »
Il est un langage divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct, fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein d’images et visions de splendeur,
C’est le langage de Dieu à ceux qu’il a choisis,
Par lequel l’Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime les desseins de son cœur
Éclaire les rêves ineffables ;
C’est le langage des visions, qui se révèle
Dans une frange de ciel bleu, dans son immensité,
Dans la pureté des printemps d’argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans le frémissement de la moisson dorée, la puissance d’un cèdre majestueux
Dans le battement de l’aile blanche d’une colombe,
Ou l’envergure des ailes d’un aigle,
Dans la beauté du cœur de l’homme ou dans l’éclat de son regard,
Dans la colère de la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit profonde, le silence des étoiles,
Le crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se lève, du soleil qui décline
Dans ce langage, langage suprême, la mare aussi
Me soumet son éternelle énigme.
Là-bas, dissimulée dans l’ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle demeure la prunelle des yeux
Du prince de la forêt aux mystérieux secrets,
Aux infinies méditations.
Octobre 1905 157.
Pas de comparaisons : le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre épouvante j’ai accepté
L’uniformité des plaines toujours semblable,
Le cercle du ciel devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j’invoquai,
J’attendais de lui messages et dévouement,
Puis je me mis en route et naviguai sur l’arc
Des voyages qui n’ont pas de commencement.
J’irai content où plus de ciel me fut donné,
Et vainement la claire angoisse m’accompagne
Des coteaux jeunes encore de Voronèje
Vers ceux de tous les hommes, ceux radieux de Toscane.
(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.158.
§
Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,
Tant qu’avec ma compagne-mendiante
Je savoure l’immensité des plaines,
Et la brume, et la faim, et la tempête.
Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul, satisfait et serein,
Ces jours et ces nuits sont bénis […]
(Janvier 1937, Voronèje)159.
§
Sur la terre vide, rebondissant malgré soi
D’une exquise démarche claudicante,
Elle s’avance, à peine, à peine devançant
Sa rapide compagne, et l’ami d’un an plus âgé.
Elle est portée par la pesante liberté
De l’infirmité qui donne de l’âme,
Et l’on dirait qu’une splendide énigme,
Voudrait en sa démarche s’attarder,
Nous enseignant que ce temps printanier
Est l’aïeule de la pierre tombale,
Et que tout va commencer éternellement.
[…]
Ce qui fut démarche va devenir inaccessible.
Les fleurs sont immortelles. Le ciel est compact.
Et ce qui sera n’est qu’une promesse.
(Mai 37, Voroneje)160.
« Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie161 et des paradis artificiels s’évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m’envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l’édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d’où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d’eau saumâtre, je m’accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d’une pulsation étrangement familière.
IX
J’achevai donc de me lever sur mes jambes, je m’étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c’était une assez bonne image de moi-même.
Je m’habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l’humanité à part ! -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l’action nécessaire, sans discuter. L’unique unique sans s’altérer se niait indéfiniment en infinités d’unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n’allait plus tout seul, et l’homme regardait tout cela de l’air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l’humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu’à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l’infusoire à l’éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n’eût été l’humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu’elle faisait sur l’univers.
Paralysé depuis la Grande guerre.
Ma mort n’est pas la mort. Elle est la mort de tout ce que j’ai vécu sans l’aimer. La mort des choses pour quoi je n’aurais pas su mourir.
Je suis le frère d’un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m’arrête, il commencera à courir quand je m’endormirai, il battra des ailes quand on nous aura, lui et moi, oubliés162.
§
Le moi n’est que le négatif de l’unité vivante, la soif de l’indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n’ayant eu de joie qu’à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d’une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. ... Sauver son âme, ce n’est pas se sauver, mais s’abjurer. 16163.
En 1942 Simone Weil qui se rend à l’abbaye d’En Calcat pour assister aux offices de la Semaine sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu’on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l’on a vécue. On n’est soi que dans son cœur, on n’aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n’est heureux que par la façon que l’on a d’être l’être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n’étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu’à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d’aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s’évanouissant la forme qu’on prête à la vie pour n’en laisser subsister que l’instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j’ai senti alors que tout ce qui en moi n’était pas s’évanouissait ; et il ne restait qu’une sensation au bas de laquelle j’étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l’instant d’après, tout entier. Mon capitaine m’a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n’était pas feinte : Il pleurait ; et je n’ai compris qu’à ce moment-là combien cet homme m’aimait : « Bousquet, m’a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » — « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n’a aucune espèce d’importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j’avais fait tout ce qu’il attendait de moi ; et s’il était content de m’avoir eu sous ses ordres. Alors il m’a embrassé. Il m’a dit à l’oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m’emportait. Paralysie complète. C’était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l’été pour m’asseoir dans un fauteuil. 115 164.
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m’empêcher de lire ce qui paraît ni d’approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C’est perdre mon temps, chaque jour m’en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j’ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon cœur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c’est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m’a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n’ai même pas assez d’air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j’ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n’importe qui. Mais prendre la taille d’un homme, ce n’est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m’égalerai à moi-même que dans l’imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c’est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n’existe que par l’assentiment des autres. Mon être est dans l’acte de foi qu’on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l’extrême, c’est vrai. Des doctrines mineures aident l’homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l’à-coup de la naissance, comment l’ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n’est pas qu’il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait qu’il n’a qu’à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c’est en sentir en nous le défaut et il n’y a pas de plus douloureuse expérience parce qu’elle inaugure l’explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l’homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre cœur. Nous nous réfugions dans l’image de l’homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l’homme comme une odeur, l’enfume et l’asphyxie.
Ni la mémoire ni l’imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s’incline au témoignage d’un souvenir plus complet. De même, l’imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n’être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l’être, mais il lui semble que l’existence est son ombre. 143
Ma première expérience majeure – radicale et submergeante, bien qu’elle ne fut, comme il apparut plus tard, ni finale ni complète – est venue après l’exclusion et la mise en silence de toute pensée. Il y eut d’abord ce qu’on pourrait appeler une conscience spirituellement substantielle ou concrète du calme et du silence, puis la conscience de quelque réalité unique et suprême en présence de quoi les choses existaient seulement en tant que formes qui n’étaient aucunement substantielles, ni réelles, ni concrètes. Mais tout cela était apparent à une perception spirituelle, à un sens essentiel et impersonnel, et il n’y avait pas le moindre concept ou idée de réalité ou d’irréalité ou d’aucune autre notion, car tout concept ou idée était mis en sourdine ou plutôt totalement absent dans le calme absolu. Ces choses m’étaient connues directement par la pure conscience et non par le mental, aussi n’y avait-il aucun besoin de concepts ou de mots ou de noms…165
Dans l’unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C’est l’heure de veiller avec mon ignorance
Sous l’unique et pure étoile de la Foi
C’est l’heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J’ignore ce qu’Il opère
Ce qu’Il me donne, ce qu’Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu’Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m’est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C’est l’heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu’au jour où Dieu dira à l’âme
D’entrer en soi-même et en Lui.166.
Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
[...]
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. 168.
O nuit, nous espérons merveille de tes herbes,
De tes simples obscurs, de ta fausse réserve ;
Le jour monte, toujours une côte à gravir,
Toi, tu descends en nous, sans jamais en finir,
Tu te laisses glisser, nous sommes sur ta pente,
Par toi nous devenons étoiles consentantes.
Tu nous gagnes, tu cultives nos profondeurs,
Où le jour ne va point, tu pénètres sans heurts.
Source de notre goût pour ce qui se délie
Sous ton chuchotement notre âme cède et plie.
Quand nous sommes groupés par d’immobiles lampes
Dans l’altitude, ô nuit, tu grandis et tu rampes.
Non ! tu n’es pas la mort, tu es l’obscure attente,
Tu n’es pas la noirceur, les étoiles t’aimantent.
Humaine, notre sœur fluide aux alentours,
Tu colores en nous les veines où tu cours,
Nos vœux montent le long de tes souples vertèbres
Et nous nous accrochons aux rugueuses ténèbres.
Notre vie, hors de nous, inhabile à finir,
Dans tes prolongements cherche à se ressaisir.
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse, Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée, elle n’est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
« ATTENTE
J’ai vécu sans le savoir
Comme l’herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
Les ans ont fui sous mes yeux
Comme à tire d’ailes
D’un bout à l’autre des cieux
Fuient les hirondelles...
Mais voici que j’ai soudain
Une fleur éclose.
J’ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose.
Demain, demain, quand l’Amour
Au brusque visage
S’abattra comme un vautour
Sur mon cœur sauvage. »169.
« À LA NATURE170
Nature qui ne fais aucune différence entre les êtres et pour qui le jour et la nuit sont équivalents.
Délivre-moi du mal, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose soit à éviter et par conséquent de la peur et du scrupule ; délivre-moi du bien, c’est-à-dire de la croyance que quelque chose puisse être désiré, et par conséquent de l’envie, de la jalousie, de la cupidité et de l’orgueil.
Donne-moi la liberté du vent.
L’EXPÉRIENCE DU VIDE
Quel âge avais-je ? Six ou sept ans je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ç’a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine [...] Dans ce trou béant, tout absolument tout risquait de s’engloutir. [...] Il en résultait une quasi parfaite indifférence, une apathie sereine — l’état du dormeur éveillé. In « les îles »
LE CHAT MOULOUD
Il succombait à une loi d’amour universelle qui s’exerce sur nous bien rarement et qui s’était emparée de son être, l’avait modelé et pétrie. Autrefois le soleil pouvait lui sembler cuisant ou la nuit glacée. Désormais il n’était pas un endroit du monde qu’il ne pût se concilier. Partout il serait accueilli et fêté. Il épouserait la forme du lieu qui le recevrait et peu à peu se confondrait avec lui. Une résistance opiniâtre se changeait en stricte obéissance pour resurgir en révolte dans une nouvelle existence, et cette alternance de rumeur et de paix composait la vie universelle.
Psaume XLVII
1. Lorsqu’un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu’il prend son plaisir dans l’amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu’il en est indigne, — et qu’elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s’étonnera qu’elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en dessous de son ambition.
12. Il n’aura plus aucun scrupule de cette place d’amour, — parce qu’il saura qu’on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d’autres âmes entrent dans l’amitié de Dieu.
14. Pour qu’elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c’est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu171.
Claude Vigée, Un entretien, Études, juin 1992, 799-807.
[…]
Pour être franc et décrire exactement ce qui se passe là, il faut dire que c’est une espèce de mouvement des jambes à l’intérieur de soi-même. Ça prête à rire, mais c’est un vrai mouvement du corps. C’est comme si l’âme incarnée intérieure — qui a des bras et des jambes, puisqu’elle est incarnée (c’est l’âme personnelle, la même chose que notre corps, mais vécu de l’intérieur) — marchait à l’intérieur d’elle-même vers un lieu dont elle est issue, dont elle est sortie. Celui du parfait repos, de la toute confiance.
On appelle cela la Foi, en français. Malheureusement ce mot est devenu un terme ambigu, galvaudé. Il signifie le plus souvent le fait de croire en quelque chose qui n’est pas vrai, qui n’est rien. Alors qu’il ne s’agit pas de croire en, mais d’arriver à, de faire confiance à un domaine en soi-même qui est avant soi-même, mais vers lequel on marche, physiquement avec ses jambes et son corps, mais à l’intérieur de soi.
[…]
Au milieu du jour du Yom Kippour, il y a le Moussaf, l’office « ajouté » à l’ordinaire de tous les jours, où l’on rejoue la cérémonie centrale du Yom Kippour au Temple de Jérusalem, telle qu’elle est décrite dans le Talmud et en partie dans la Torah.
C’est une prosternation totale. D’abord une descente à genoux, puis la tête par terre et si possible allongé. Quatre fois. Le chantre chante le texte talmudique qui décrit tout ce que faisait le grand-prêtre au moment d’entrer dans le Saint des Saints, une fois par an. Le grand-prêtre, le Kohen gadol, appelait le Nom de Dieu, le tétragramme YHWH, à haute voix. Tout le peuple entendait cela dehors, prosterné. C’était l’instant où le Nom intérieur, secret, le YHWH qu’on ne sait pas prononcer aujourd’hui, était clamé, par le grand-prêtre seul. Voilà ce qui est revécu le jour du Yom Kippour. C’est tout à fait bouleversant pour qui comprend cela : tout un peuple, les orgueilleux, les humbles, les riches, les pauvres, les jeunes gens, les vieillards qui vont bientôt mourir, les pères de famille bedonnants et grisonnants, les femmes aussi, tous les âges, les enfants... tout ce monde par terre dans un anéantissement de soi qui est une élévation, puisque tout à coup le Nom, c’est-à-dire l’être secret qui désigne le passage vivant de Dieu dans l’histoire d’Israël, est évoqué. On partage pour un instant, quatre fois de suite, puisqu’il y a quatre prosternations, le passage de Dieu.
C’est pour moi une expérience très semblable à celle de la poésie. Elle m’arrache des larmes sans raison. Des larmes absurdes, d’exultation et de crainte, au sens de la crainte de Dieu, c’est-à-dire de la proximité de la Vie, de ce qui est en nous, au profond de nous-mêmes. Car tout cela se passe en nous, dans l’âme humaine qui tout d’un coup devient un espace secret et ouvert, un réceptacle.
Mon expérience de la poésie est venue à partir de choses pareilles. Mozart m’y a amené, parce que j’étais né dans une famille très détachée du judaïsme, ignorante. Ensuite a eu lieu la catastrophe, la guerre, la Shoah, la destruction de presque tout le peuple juif en Europe. Dans ma famille, six personnes sur sept ont été massacrées. Durant toute ma vie, je n’ai résisté intérieurement à toutes ces horreurs que parce que j’avais eu des expériences du genre de celle dont je viens de vous parler, qui sont celles d’une montée et d’une récession vers le domaine le plus secret, qui n’est pas celui de mon être, mais dont mon être est issu et vers lequel je parviens parfois à me tourner pour écouter et recevoir. Ensuite, il faut donner ce qu’on a reçu, cette joie, ce rayonnement, cette force, ce flux, au sens magnétique ou électrique. Il n’y a pas d’image exacte pour dire cela. C’est une gloire, en hébreu on utilisé le mot kavod, quelque chose qui à la fois pèse et rayonne. Un poids intérieur et effulgent.
Voilà ce qu’il faut rendre, car on n’a pas le droit de le garder pour soi. Et comment le rendre ? Par la façon dont on vit et dont on parle. Parler, c’est donner, c’est diriger vers l’autre ce qu’on a reçu.
[…]
-- Comment se fait-il alors qu’on écoute si peu les poètes ? pourquoi sont-ils si difficiles d’accès ?
– Cette difficulté s’inscrit dans l’histoire de l’évolution de la littérature et de la poésie. Au cours des deux derniers siècles, le mouvement de la langue a été celui d’un dessèchement et d’un arrachement aux expériences que je viens d’évoquer. Une espèce de brutalisation et d’arrachement à la source humaine transcendantale — humaine... mais transcendantale — dont les arts sont issus. Alors l’écran, l’occultation du flux originaire produit un art inhumain et un langage mort, insignifiant.
On appelle cela l’absurde, de nos jours. La poésie en souffre énormément.
« Il suffit d’un geste172.
Atmosphère, ambiance, climat, milieu, ces mots disent ou tentent de dire quelque chose qui influe sur notre existence toute entière. Alors que le premier mode de perception se traduit par la discontinuité et la partialité, ce second mode de perception, que l’on peut nommer perceptude, est marqué par la continuité et la prise en compte de tous nos liens avec le monde. La perceptude ne peut être circonscrite et mise à distance. Elle est l’aire où nous ne sommes plus des observateurs fixes faisant face à des objets ; elle est le territoire dont nous participons pour en devenir une part insécable.
« Ce second mode de perception auquel le plus souvent nous ne prêtons pas attention est en fait premier. C’est sur la plage de la perceptude, à la fois finie et sans limites, que va se découper la perception discontinue et partielle. Nous considérons la perception comme évidente et première alors qu’elle est toujours une élaboration seconde (...)
« Il est caractéristique de la perceptude que le percevant ne choisit pas, qu’il ne privilégie pas tel ou tel élément, qu’il ne met pas à part tel ou tel trait ; il est contraint de tout prendre, de tout recevoir, de tenir compte à la fois de tout ce qui lui arrive et de trouver peu à peu dans cet ensemble son rôle et sa fonction. Les différenciations ne seront établies que plus tard. »
« L’état d’hypnose tel que je le comprends ne serait rien d’autre que la perceptude. Elle est à la fois ce qui est toujours présent à nos vies et toujours supposé pour que nous puissions appréhender quelque chose du monde environnant. C’est ce que disent à leur manière les praticiens de l’hypnose : il existe une hypnose quotidienne qu’il n’est nul besoin de nommer hypnose, car le moindre geste, celui de la marche, de la lecture ou de l’écriture, pour être accompli avec aisance, suppose l’absorption et l’oubli. Et d’autre part tout humain est hypnotisable, c’est-à-dire qu’il peut avoir accès au fondement, il peut se rendre d’où il vient. La perceptude est là en effet sous-jacente à toute perception, mais par ailleurs les hypnotiseurs prétendent la faire passer au premier plan et en proposent l’expérience. Donc la mettre à la lumière du jour, alors qu’elle agit dans la lumière de la nuit. En d’autres termes, l’état hypnotique est partout et il s’agirait de le faire apparaître quelque part. Étrange procédure parce qu’elle aboutirait alors à l’apparition d’un fond sans la figure ou d’un contexte qui aurait perdu son texte. »
[…]
Nos analysants ou nos patients n’ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre commisération ou de notre pitié, Ce qu’ils viennent chercher, c’est la source de l’énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont éloignés ou qu’ils n’ont jamais connue. Nous pouvons la leur donner dans la mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l’origine de notre existence ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous plaçons là devant eux ou à côté d’eux comme des arbres dont les racines vont loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions au commencement du monde, au premier matin. »
(83) « Le Vieil Homme Jaune éclata de rire et dit : “Subtil ! Profond ! Pratique la méditation ! C’est ainsi que l’on peut monter dans le ciel en plein jour” ! »
(Tchen jen nei tchouan, Biographie de l’homme réalisé)
157 LE PAYS QUI N’EXISTE PAS — L’ITINÉRAIRE TAIWANAIS 158
[…] Revenons à notre Voyage dans la Chine ancienne. Nous avions interrompu notre lecture à l’endroit où il était question de « lieux où règne le chaos et où tout flotte dans une vague immensité insondable » et d’un « pays qui n’existe pas ». L’errance fantastique du Voyage aboutit au territoire dans lequel s’étend le pays qui n’existe pas. Ce pays est l’équivalent de la « perle noire » de l’allégorie.
C’est cela que j’appelle le « monde blanc ».
Bien des noms.
Une réalité.
Par-delà les noms et les formes.
Mon être le plus profond vit dans un pays qui n’existe pas -- mais qui est plus vivant que toutes les nations, toutes les institutions, toutes les formes constituées.
Et ce « pays » peut se rencontrer partout et n’importe où.
Si bien que je suis virtuellement « chez moi » partout et toujours.
Quand j’étais enfant, je voulais devenir « correspondant étranger ». J’ai maintenant réalisé cette ambition dix mille milles au-delà de mes espérances. Je suis le correspondant d’un pays qui n’existe pas, mais auquel on ne peut guère accéder que par une existence totalement explorée.
Vous y êtes ? Bon, alors maintenant je peux m’endormir tranquille.
[…]
[annoté « souffle »]
1.Hegel et Tchang San-fong
Hegel, si je m’en souviens bien, recommandait comme première tâche « importante » au réveil (il concédait, je présume, qu’on chie un petit coup auparavant en toute bonne conscience) de lire les journaux du matin — afin de se mettre à l’unisson avec les événements mondiaux et dans un état d’esprit politiquement réaliste. Cela me semble la pire des aliénations. Au réveil historique de Herr Hegel, je préfère de loin l’attitude de l’Immortel Endormi de Tchang San-fong
Endormi sur un oreiller de pierre
Oublieux du calendrier, des saisons
Quand le ki descendra dans l’abdomen
La nature spirituelle sera réalisée.
Le ki monte à la cavité mystérieuse
Chaque souffle, inspiration, expiration, naturel et aisé
Ni confondu ni séparé.
Homme paisible, je semble paresseux, endormi tout le jour
Mais je dors sans dormir
Je pratique le vrai Tch'an...
(12) En fait, dans l’esprit humain, le processus de rationalisation n’a pas entraîné un dépassement de la conscience mythique, mais n’a fait que la réprimer. Cela explique que cette conscience mythique (pareille en ceci à tant d’autres caractéristiques mentales que la civilisation a réduites à l’état d’impulsions souterraines), refasse surface sous des formes dégradées et déformées. La vie moderne grouille de ces manifestations dégradées de la conscience mythique — il suffit de penser à l’intérêt passionné que suscitent les horoscopes, au fanatisme désespéré qui pousse les gens à adopter toutes sortes de religions plus ou moins absurdes, au caractère fortement irrationnel de l’activité politique.
Proposer un mythe, c’est-à-dire un complexe d’images que sous-tend une conception de la vie, c’est encourager, avant tout, le développement de l’esprit humain en tant que totalité, et le développement d’une forme de vie qui y corresponde, sur le plan personnel comme sur le plan social. C’est ranimer le sens d’une humanité harmonieusement développée. Il ne semble pas utile de montrer avec insistance combien l’humanité moderne est éloignée de cette harmonie. La seule solution, la conclusion « logique » dans la situation actuelle, en suivant les directions majeures de la pensée contemporaine (c’est à dessein que j’emploie ici le terme de « direction » — car un développement harmonieux serait évoqué plutôt par un étoilement, une constellation) consiste à amputer totalement l’humanité de ses facultés, et à faire de l’homme un être « unidimensionnel », le mot « homme » en l’occurrence n’étant plus qu’un euphémisme. Ainsi, il fonctionnera de façon plus efficace dans la machine — et qui d’autre qu’un illuminé pourrait nier que c’est la machine qui compte et que le bonheur humain dépend de l’adaptation totale de l’homme à la machine ? En ce sens, le poète est un illuminé.
[trait marginal]
Le désir d’un monde sans faille, la nostalgie de l’unité et d’une expérience unificatrice, paraissent inévitablement aberrantes dans une civilisation qui, tout en satisfaisant de nombreux désirs (qu’elle a pour la plupart créés de toutes pièces au préalable), laisse insatisfait le seul besoin fondamental dont, plus que n’importe qui, les poètes ont conscience. C’est l’expression de ce besoin qui court comme un filet blanc à travers la poésie moderne, comme un courant plus rapide, plus impétueux, dans le flot enflé et banal de la littérature.
4
Hölderlin, cette figure toujours exemplaire, connaissait ce désir comme en témoigne sa nostalgie (13) de la Grèce, cette Grèce que son ami Hegel décrivait comme « un monde immaculé, qu’aucune scission n’est venue corrompre » :
Et quand ton âme jaillit
De nostalgie vers d’autres temps
Tu restes seul sur la berge froide
Près de tes compagnons, sans les voir...
et il paya le désir qu’il avait de ce monde, et la volonté de pénétrer ses secrets, de son isolement et de son aliénation.
Whitman le connaissait, ce désir. Ce que Hart Crane devait appeler la « psychose américaine », illustrée de façon exemplaire par Whitman, c’est le désir de ce même monde blanc — désir qui, déchiré entre son élan propre et la force d’inertie de la société telle qu’elle est, peut devenir pathologique. La « psychose américaine », qui est le désir de la blancheur et du monde blanc, peut se rencontrer partout dans la littérature américaine, là où celui-ci est le plus intense.
Si Walt Whitman le connaissait (parfois masqué sous un chauvinisme plus superficiel de la bannière étoilée), Melville le connaissait aussi, et chez lui rien ne venait le masquer, ce qui explique le caractère plus fou de son œuvre :
... une baleine blanche. Ôtez les écailles de vos yeux (15) pour la voir, hommes, ayez l’œil, cherchez l’eau blanche ; si vous voyez ne serait-ce qu’une bulle, criez !
Hart Crane aussi
Combien d’aurores, froides de son repos d’où naissent des ondes,
Les ailes de la mouette plongeront-elles, son corps pivot du vol
Répandant des cercles blancs de tumulte...
William Carlos Williams aussi :
... ce qu’il y a de difficile de réaliser, c’est que le coup doit pénétrer jusqu’au blanc, au moins en un endroit.
et puis Jackson Pollock (il suffit de voir la masse blanche confuse de la « mappa mundi »), et Robert Duncan aussi, parfois :
Blanc, blanc blanc comme
une frontière s’avançant dans la mort
c’est ça notre vie, c’est ça l’amour
ligne après ligne
déferlant dans l’éclat...
Le désir du monde blanc n’est pas exclusivement américain. Nous le rencontrons également à l’autre pôle du monde moderne, en Russie, où son représentant le plus frappant est Dostoïevski, dominant de haut les vasières moralisantes du Jdanovisme qui devait suivre. (16)
La Russie de Dostoïevski, terre de saints et de prophètes, c’est aussi le désir et la quête du monde blanc.
Raskolnikov, Rogoshin, Dimitri — au milieu du tourbillon des sentiments et des complexités de l’âme, harcelés par une meute de questions sans réponse définitive, cherchant à traverser les couches sociales et individuelles de l’humanité pour approcher une vérité nue et élémentale, un état élémental d’extase, ce que Stefan Zweig, dans son essai sur Dostoïevski, appelle « la sensation incandescente » (weissglühende Empfindung), et qu’il dit être l’élément lyrique des romans, leur véritable raison d’être.
5
Ayant ainsi indiqué très brièvement la présence de ce désir du monde blanc dans le monde moderne, essayons maintenant d’examiner de plus près l’expérience même de ce monde. Car, avant d’être une idée (riche de prolongements possibles), et un mythe (contenant virtuellement_ un programme de vie), [trait marginal] c’est bien une expérience, centrée sur le corps — une expérience psychophysiologique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. Pour l’auteur de cet essai, c’est là l’expérience poétique essentielle, sans laquelle il n’y a pas de poésie véritable.
(17) Dans ce contexte, il faut citer l’ouvrage de Robert Graves The White Goddess (La Déesse blanche) qui se présente comme une exploration du thème essentiel de toute poésie.
Pour Graves, la vraie poésie est une poésie dédiée à la muse, qui suppose le culte et la vénération de la Déesse blanche. Tout en reconnaissant cette Déesse blanche, il y a pour nous quelque chose au-delà de la poésie dédiée à la muse, au-delà de la poésie de la Déesse blanche, et dont l’absence entraîne la dégénérescence de cette poésie elle-même, et c’est la poésie du monde blanc. Au-delà de la Déesse, il y a le monde.
L’amour conçoit Dieu comme étant doux, écrit Maître Eckhart, mais l’intelligence va plus profond et conçoit Dieu comme pur étant.
Comment décrire l’expérience du monde blanc, et de la condition de l’être à quoi elle donne accès ? Le monde, c’est, avant tout, la terre.
Si le processus de rationalisation a signifié que l’homme moderne s’est trouvé coupé de la conscience mythique, en ce qui concerne la vie de son corps, cela a signifié qu’il s’est trouvé coupé de la terre.
La réalité incandescente du sein maternel de la terre, écrit Georges Bataille, ne peut être atteinte ni possédée par ceux qui n’en prennent pas conscience. C’est cette incapacité à reconnaître la terre, ce dédain (18) où ils tiennent l’étoile sur laquelle ils vivent, l’ignorance de la nature de ses richesses, c’est-à-dire de l’incandescence que cette étoile renferme en elle, qui a mis l’existence de l’homme à la merci des marchandises qu’il produit, et dont la plus grande partie est consacrée à la mort.
[trait marginal]
Il faut remarquer que cette expérience de la terre est expérience de l’incandescence (la blancheur) de la terre ; et elle est plus fondamentale que tout naturisme ou culte de la nature.
C’est cette forme d’expérience de la terre, extrêmement difficile, sinon impossible, à se représenter pour l’homme moderne (qui est tout juste capable d’accepter une certaine dose de naturalisme — sous forme de jardins, de parcs, de réserves), qu’Artaud rapporte dans la description qu’il donne des Tarahumaras :
Ils ont la plus haute idée du mouvement philosophique de la Nature
et il ajoute cette recommandation concernant la vie que nous menons maintenant :
La vie doit être vécue de nouveau métaphysiquement, et cette attitude exigeante, qui répugne aux hommes d’aujourd’hui, est l’attitude de toutes les races pures.
L’expérience de la terre, qui inaugure la connaissance (19)
du monde blanc, est à la fois physique et métaphysique.
Voyons d’abord son aspect le plus physique :
Les attributs des poètes du cosmos, écrit Whitman, sont concentrés dans le corps physique, et dans la jouissance des choses.
Le corps physique, c’est-à-dire, pour exprimer ceci en termes plus fondamentaux, la chair érotique — car l’expérience en question est, profondément, une expérience sexuelle.
Ce qui deviendra plus tard la notion, l’intuition, la philosophie, le mythe du monde blanc — dont de vagues prémonitions peuvent naître dans l’expérience initiale — est concentré essentiellement dans la chair érotique au contact des choses et des éléments : les remous de l’eau, le vol absolu des oiseaux, le corps souple du lièvre, la terre humide, les fleurs qui s’ouvrent, le tronc mince et cryptique du bouleau argenté, les lourdes grappes de baies des sorbiers des oiseaux, les seins d’une fille...
[trait marginal]
Être au centre de l’univers, percevant les phénomènes aussi profondément que possible, visant un infini réseau de relations, une expérience aigüe de la beauté de toute chose, une expérience ek-statique, se dilatant jusqu’à devenir sens cosmique, ou en-statique, se concentrant jusqu’à n’être qu’une sensation lumineuse, la pointe d’un diamant.
« Il se souvient. Le cendrier, la table basse, la fenêtre et sa lumière pâle. Il voit, mais sans voir. Il entend, mais sans entendre. Il a levé un bras, prononcé quelques mots et une infinité de bras, de mots se sont levés, ont retenti. Et depuis, il cherche. Cette émotion. Il est là. Il écrit des mots. Il ne sait plus. Il ne comprend plus. L’autre s’est mis à parler et c’est comme si c’était la première fois. Oui, un commencement. Le matin ou l’enfance. Comme une lumière — et c’est toutes les lumières. Un lieu — et ce sont tous les lieux. Il attend. Il se dit : ça vient, mais c’est déjà parti. Il croit que c’est le temps, mais non. Autre chose. Comme une effervescence minuscule : il fait un lit, il marche dans une rue quelconque et c’est là. Comme une clarté au milieu du jour, mais sans lumière. Sans rien d’autre pour le dire que quelques mots, soudain, très simples — table, cri ou silence ou nuit… - et qui insistent. Alors, il les prend : ils forment de petits organismes brefs, pareils à des coquillages qu’il porterait à l’oreille pour écouter. Ou des cristaux brûlants du même éclat multiplié, mais d’où venu ? Il regarde autour de lui : montée d’escalier, mur, visage, cuvette, matin sur la vitre. C’est comme une vague unique, silencieuse, invisible. Toutes les choses la reflètent et, en même temps, elles y brillent, s’y effacent. Ça vient, oui, mais c’est immobile. Ce n’est rien de ce qu’il peut dire. Mais il parle, malgré tout. Pour écouter entre les mots, comme dans le coquillage. Ce vide bruissant. Il dit chut !, écoute. Il dit : c’est la voix de la mer. »174
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement175. Nul retour en arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours de leur existence qui retrouve son cours habituel — mais depuis chargée d’une nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin après l’appel.
Il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer toute entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours, sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession. 176
Prémices de l’instant :
« Il existe une certaine classe de fantaisies d’une exquise délicatesse, qui ne sont point des pensées et auxquelles je n’ai pu jusqu’à présent adapter le langage. J’emploie le mot « fantaisies » au hasard... Elles ne surgissent dans l’âme (si rarement, hélas !) qu’aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du monde des rêves. Je n’ai la notion de ces « fantaisies » qu’aux premières approches du sommeil et quand j’ai conscience de cet état. Je me suis rendu compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute... De plus, ces fantaisies s’accompagnent d’une extase délicieuse qui dépasse en volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes... 177.
Plus loin E. A. Poe se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de provoquer ce phénomène, et il ajoute qu’il s’est appliqué à empêcher que le passage à partir de... l’instant de fusion entre la veille et le sommeil..., passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n’allât se perdre dans le domaine du sommeil.
MARINETTE BRUNO. L’Expérience Mystique d’un Poète178.
[...]
La nature est « la principale porte (l’entrée dans le monte de l’esprit », le cadre et l’occasion d’expériences spirituelles à lies degrés divers et qui culminent dans l’extase mystique. Nous en rappellerons l’un des récits les plus complets :
« ... cet état béni
Où s’allège le poids du mystère,
La lourde, harassante énigme du monde,
Où doucement nous guide notre sensibilité,
Et bientôt, le souffle de cette enveloppe charnelle
Et jusqu’à la circulation du salir ;
Presque suspendu, le corps est endormi,
Et l’on devient une âme vivante.
Alors, d’un regard pacifié par le pouvoir
De l’harmonie et la profonde puissance de la joie,
L’on pénètre dans la vie des choses179. »
Confrontant les principaux passages analogues, Havens y retrouve toutes les caractéristiques des expériences tenues pour mystiques dans tous les pays et de tout temps, à savoir l’arrêt des fonctions physiologiques habituelles et de l’activité mentale au profit d’une expérience entièrement ineffable, qui laisse après coup une impression de libération, de joie, de force, d’union avec l’essence du. monde.
Au paroxysme de cet état, la nature qui en a été l’inspiratrice disparaît ; eIle n’est plus ni vue, ni imaginée, ni pensée, puisque alors « la lumière des sens — S’éteint, mais avec un éclair qui a révélé -- — Le monde invisible » (Prélude, VI, 600) et que, « en cette heure grandiose — De visitation du Dieu vivant, -- — La pensée n’(est) plus, s’étant évanouie dans le bonheur. » (Excursion, I, 213) Que reste-t-il ? Selon William James, cette expérience e n’a aucun contenu spécifique. Elle peut se marier avec les matériaux fournis par les philosophies et les religions les plus diverses. » Les récits que nous en avons — ne sont que des interprétations, sa transposition dans la mentalité du sujet. Pour le mystique néanmoins cette interprétation importe, elle en traduit le sens, la valeur. Les relations d’extase chez Wordsworth, d’un lyrisme dépouillé, sont souvent suivies des plus grandes envolées « philosophiques » de sa poésie. Il y glorifie généralement une force impersonnelle :
« ... J’ai senti
Une présence qui me trouble de la joie
De pensées élevées, un sentiment sublime
De quelque chose de très profondément infus,
Dont la demeure est la lumière des soleils couchants,
Et le courbe océan, la vivante atmosphère,
Le ciel bleu, et l’esprit de l’homme.
J’ai senti une force, un esprit, qui meut
Tous les êtres pensants, tous les objets de la pensée,
Et circule partout…180. »
[...]
Alors, dit Wordsworth,
l’eau silencieuse,
Absolument immobile, s’étendit sur mon esprit,
Pesant de tout son poids de bonheur, et le ciel,
Plus que jamais splendide, s’enfonça
Dans mon cœur, s’emparant de moi comme un rêve181.
Ce n’est pas là tout-à-fait une expérience mystique, mais un état voisin.
[...]
« Toute poussière que nous soyons, l’esprit immortel croît en nous
Comme l’harmonie dans la musique ; il y a un agent secret
Impénétrable, qui réconcilie les éléments discordants,
Les unifie. Que c’est étrange ! Que toutes ces terreurs.,
Ces souffrances, ces misères d’autrefois,
Les regrets, les contrariétés, les lassitudes mêlés
Dans mort esprit, aient, pu contribuer,
Contribuer utilement, à me créer
La calme existence qui est mienne lorsque je
Suis digne de moi-même ! Louange à jamais !
Bénis soient les moyens que la Nature a daigné employer182. »
[...]
« Notre naissance n’est qu’un sommeil et un oubli.
L’âme qui se lève en nous, étoile de notre vie,
Eut ailleurs son couchant,
Et revient de bien loin.
Mais ce n’est pas sans souvenirs,
Ni totalement dépouillés,
Que nous venons de Dieu, notre patrie :
Nous traînons après nous des nuages de gloire,
Et les cieux enveloppent notre première enfance !
L’ombre de la prison commence à se fermer
Sur l’enfant qui grandit,
Mais il voit encore la lumière ; il contemple sa source
En ses heures de joie ;
Le jeune homme qui s’éloigne du Levant tous les jours davantage
Est encore prêtre de la nature,
Et la vision splendide
Le suit sur son chemin ;
Puis l’homme enfin la voit s’évanouir,
Se dissiper dans le terne éclairage de la vie quotidienne. »
[...]
« Ce que nous voyons comme formes et comme images,
Flottant au fil de notre esprit, et ce que nous sentons
Comme pensée active et reconnaissable :
Faculté de prévoir, intelligence, volonté,
Non seulement cela n’est pas digne d’être considéré
Comme notre être, apprécié pour ce que nous valons,
Mais ce n’est au contraire que le petit côté de la vie ;
Cette conscience-là, pour moi, n’est qu’accidentelle,
Qu’un abandon de l’unique vie intérieure
Qui vit en tout chose, préservée du contact
Avec la faculté secondaire et trompeuse par laquelle,
Dans notre faiblesse, nous créons des distinctions,
Pour croire ensuite que nous avons perçu,
Et non inventé, toutes nos mesquines limites.
Vie intérieure dans. laquelle
Tous les êtres vivent avec Dieu, eux-mêmes
Sont Dieu, existant dans le puissant Tout,
Aussi impossibles à distinguer que l’Orient sans nuage,
À midi, l’est de l’Occident sans nuage, lorsque
Tout l’hémisphère n’est qu’un bleu céruléen. »
[...]
Il y a, semble-t-il, un « instant » qui préexiste à toute expérience mystique ou poétique proprement dite — à telle enseigne que bien des gens l’ont éprouvé, qui ne sont ni des artistes ni des saints. Parfois, il prélude à l’une ou à l’autre, c’est-à-dire qu’il atteint un point critique oit la conscience vire : ou bien l’impression tend à s’exprimer, elle s’immobilise, s’incarne selon le moule d’un tempérament artistique, se cristallise en œuvre d’art, ou bien elle se dépouille progressivement de tout élément humain, elle tend vers un vide sensoriel, émotionnel mental, toujours plus poussé, pour s’achever en extase. Mais, la poésie ayant son origine dans le souvenir d’une émotion, qui déclenche une nouvelle émotion apparentée et culmine dans l’incandescente prise de conscience imaginative, nous nous trouvons en face du triple problème de l’origine, de la différenciation et de la portée de ces deux expériences mystique et poétique. Nous ne saurions prétendre le résoudre ici, notre seul but est de montrer quel intérêt le cas de Wordsworth offre à cet égard.
Wordsworth est peut-être le premier poète qui ait (l’entreprise, trop neuve, devait passer inaperçue) décrit avec lucidité, avec précision, des phénomènes psychologiques redécouverts par le symbolisme, le surréalisme et toutes les formes modernes d’une quête artistique de l’absolu, formes si prestigieuses, si parées de sortilèges, adonnées à une incantation si dangereuse et si superbe que nous en oublions qu’elles nous égarent dans un monde poétique fermé. Certes, Wordsworth, comme les modernes, a confondu mystique et poésie, mais tandis que ceux-ci, posant d’abord la confusion, s’interdisent l’accès à l’ineffable, celui-là a connu d’abord une extase spirituelle que sa poésie vise à laisser transparaître : leurs expériences sont donc voisines, mais la perspective est renversée. Les uns explorent le domaine verbal, humain, jusqu’à l’extrême limite de l’imprévu, de l’étrange, du rare, l’autre cherche dans l’humble et le familier ce qui peut inciter au dépassement de l’humain.
Enfin, en ce qui concerne plus spécialement le mysticisme de notre poète, une autre conclusion se dégage. C’est la laïcité de son expérience. Certes, Wordsworth fut un chrétien, mais, d’une part, sa période mystique dont l’apogée se situe vers dix-sept ans et qui se termine vers la trentaine est antérieure, nous l’avons signalé, à son adhésion réfléchie au christianisme, et même parfois difficilement conciliable avec lui ; d’autre part, si l’enfant avait reçu une éducation religieuse ordinaire, celle-ci fit si peu d’impression sur lui qu’il n’en est nulle part question dans la grande autobiographie spirituelle. Certes encore, son témoignage de l’extase coïncide avec celui des mystiques de toutes religions y compris les chrétiens, néanmoins la voie qu’il emprunte pour parvenir à ce but diffère et innove. À la dévotion religieuse est substitué un culte de la nature. La scission entre spiritualité et christianisme, que le panthéisme amorce sur le plan intellectuel, est opérée par Wordsworth sur le plan de l’expérience intérieure. À vrai dire cette initiative est passagère et isolée : il est encore trop tôt, Wordsworth subit la défaite des individualistes vieillissants qui survivent l’audace de leur jeunesse, incapables de la soutenir. Mais d’autres ne tarderont pas à retrouver, chacun à sa façon, Je chemin d’un mysticisme indépendant : Shelley, Emily Brontë puis E. Carpenter, Thoreau et Whitman pour n’en citer que quelques-uns. Le 788 besoin de dépassement, dont l’homme ne peut étouffer la criante exigence, se cherche une forme moderne qui satisfasse, non plus à la sentimentalité ou à la crédulité religieuses, mais à une sensibilité cosmique et à une mentalité scientifique. Wordsworth ne saurait être érigé en exemple : un siècle et demi s’est écoulé depuis la composition du Prélude ! Toutefois il appartient à la lignée des précurseurs dont l’étude critique devrait nous aider à dégager les lois d’une dialectique intérieure obscure dont la connaissance et l’exercice conditionnent certainement notre évolution. »
Marinette Bruno.
« Une nuit je parlais et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J’étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s’étaient épuisées, et j’allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s’ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère !... Je ne sais pourquoi il me vint à l’idée qu’il s’appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « — L’épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée […] La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l’apparition qui m’avait consolé, et j’écrivis sur le mur ces mots : « Tu m’as visité cette nuit. »183.
Ecrivain et philosophe suisse, auteur d'un journal intime exceptionnel tant par son volume (17 000 pages) que par la valeur et l'universalité de son message.
« La rue est silencieuse, un rayon de soleil tombe de ma chambre, un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie... l’immensité tranquille, le calme infini du repos, m’envahit, me pénètre, me subjugue. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps... Dans ces moments, il semble que ma conscience se retire dans son éternité. Elle regarde circuler en dedans d’elle ses astres et sa nature, avec ses saisons et ses myriades de choses individuelles, elle s’aperçoit de sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d’un monde qui se dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes, le corps a disparu, l’esprit s’est simplifié, unifié ; passions, souffrances, volontés, idées se sont résorbées dans l’être, comme les gouttes de pluie dans l’océan qui les engendre. Cet état est contemplation et non stupeur. Il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial, comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être et la conscience de l’omnipossibilité latente au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel. C’est le fond de la liberté. »184.
Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales…
Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective.
À cette seconde — avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou — j’ai entrevu le sens de cette singulière expression : il n’y aura plus de temps (Apocalypse, X, 6).185.
Il y a des instants, dit-il, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie universelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre ; je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. Il doit se transformer physiquement ou mourir. Et une joie si immense avec ça ! Si elle durait plus de cinq secondes, l’âme ne la supporterait pas et devrait disparaître. En ces cinq secondes, je vis toute une vie et je donnerais pour elle toute ma vie, car elles valent. Pour supporter ces dix secondes, il faudrait se transformer physiquement…186
Soudain, avec une sûreté, une délicatesse ineffables une chose se fait voir, se fait entendre, vous ébranle et vous bouleverse jusqu’à vos profondeurs… On entend, on ne cherche plus ; on se laisse combler sans s’informer du donateur ; une pensée flamboie comme un éclair, s’impose comme une nécessité, et ne vous laisse aucune hésitation sur la forme où l’exprimer — je n’ai jamais eu le choix. C’est une extase dont la formidable tension se résout par moments en un torrent de pleurs, tandis que le pas involontairement, se précipite ou se ralentit ; on est ravi, hors de soi-même et l’on garde nettement conscience d’une infinité de frissons délicats et de ruissellements qui vous parcourent jusqu’aux orteils ; c’est une profondeur de béatitude telle que la douleur et la tristesse ne font plus l’effet d’un contraste, mais semblent une condition requise, une nuance appelée de toute nécessité par cette profusion de lumière, d’indépendance, de divinité…187
« …shipwreck by sickness, starvation, freezing, and once on the banks of the Humboldt River, in Utah, fought for his life hall a day with the Shoshone Indians. After five years’ wandering, at the age of twenty-one, he returned to the country where his childhood had been passed. A moderate sum of money from his dead mother enabled him to spend some years in study, and his mind, after lying so long fallow, absorbed ideas with extraordinary facility. He graduated with high honors four years after his return from the Pacific Coast. Outside of the collegiate course he read with avidity many speculative books, such as the ‘Origin of Species,’ Tyndall’s ‘Heat’ and ‘Essaye,’ Buckle’s ‘History,’ ‘Essaye and Reviews,’ and ranch poetry, especially such as seemed to him free and fearless. In this species of literature he soon preferred Shelley, and of his poems, ‘Adonais’ and ‘Prometheus’ were his favorites. His life for some years was one passionate note of interrogation, an unappeasable hunger for enlightenment on the basic problems. Leaving college, he continued his search with the same ardor. Taught himself French that he might read Auguste Comte, Hugo and Renan, and German that he might read Goethe, especially ‘Faust.’ At the age of thirty he fell in with ‘Leaves of Grass,’ and at once saw that it contained, in greater measure than any book so far found, what he had so long been looking for. He read the ‘Leaves’ eagerly, even passionately, but for several years derived little from them. At last light broke and there was revealed to him (as far perhaps as such things can be revealed) at least some of the meanings. Then occurred that to which the foregoing is prefaced.
It was in the early spring, at the beginning of his thirty-sixth year. He and two friends had spent the evening reading Wordsworth, Shelley, Keats, Browning, and especially Whitman. They parted at midnight, and he had a long drive in a hansom (it was in an English city). The raid, deeply under the influence of the ideas, images and emotions called up by the reading and talk of the evening, was calm and peaceful. He was in a state of quiet, almost passive enjoyment. All at once, without warning of any kind, he found himself wrapped around as it were by a flame-10-colored cloud. For an instant he thought of fire, some sudden conflagration in the great City; the next, he knew that the light was within himself. Directly afterwards came upon him a sense of exultation, of immense joyousness accompanied or immediately followed by an intellectual illumination quite impossible to describe. Into his brain streamed one momentary lightning flash of the Brahmic Splendor which has ever since lightened his life; upon bis heart fell one drop of Brahmic Bliss, leaving thenceforward for always an aftertaste of heaven. Among other things he did not come to believe, he saw and knew that the Cosmos is not dead matter but a living Presence, that the soul of man is immortal, that the universe is so built and ordered that without any peradventure [sic] all things work together for the good of each and all, that the foundation principle of the world is what we call love and that the happiness of every one is in the long run absolutely certain. He claims that he learned more within the few seconds during which the illumination lasted than in previous months or even years of study, and that he learned much that no study could ever have taught.
The illumination itself continued not more than a few moments, but its effects proved ineffaceable; it was impossible for him ever to forget what he at that time saw and knew; neither did he, or could he, ever doubt the truth of what was then presented to his mind. There was no return, that night or at any other time, of the experience. He subsequently wrote a book188 (28a.) in which he sought to embody the teaching of the illumination. Some who read it thought very highly of it, but (as was to be expected for many reasons) it had little circulation.
The supreme occurrence of that night was his real and sole initiation to the new and higher order of ideas. But it was only an initiation. He saw the light but had no more idea whence it came and what it meant than had the first creature that saw the light of the sun. Years afterwards he met C. P., of whom he had often heard as having extraordinary spiritual insight. He found that C. P. had entered the higher life of which he had had a glimpse and had had large experience of its phenomena189. »
Les cahiers de cette « mystique dans le monde » furent publiés post-mortem par Auguste Poulain 190. Instants :
« 24 octobre 1884. Le plus parfait ne peut être ni le but, ni la pensée dominante de ma vie, même dans ses détails. Il est comme le balancier, que tient l’équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu’il espère atteindre. Il est comme le gouvernail dans la main du pilote dont tous les regards et les mouvements ne tendent cependant qu’au port.
9 juillet 1885. Cette lumière me démontrait, par l’état même où mon âme se trouvait alors, qu’il n’y a que Dieu qui puisse se faire voir ainsi à nous, ou nous faire voir en lui certaines vérités, sans aucun intermédiaire qui nous les représente. Tandis que tout ce que nous connaissons naturellement nous est représenté par un signe, soit image, soit parole, soit idée ou langage intérieur.
11 mars1886. Il y a quelques jours, le dimanche des Quarante-Heures, comme j’exposais à Dieu toute ma misère et mon extrême ignorance du premier mot de la perfection, il me dit intérieurement : « La sainteté, c’est moi », et dans la lumière et la paix qui accompagnaient ces paroles, je le vis en effet comme un centre mystérieux vers lequel rayonnaient, convergeaient toutes les âmes, par les voies qu’il leur avait tracées, et la sainteté consistait à approcher le plus près possible de ce Centre divin, et même à se perdre en Lui…
2 juillet 1891. La région où Dieu se montre n’est pas séparable de Lui-même. Tout intermédiaire cesse.
1er novembre 1891. [Hier] je pensai avec une extrême confusion que Dieu s’était donné à mon âme qui n’avait jamais rien fait qui put mériter cette récompense, bien assurément ; et je demandai à mon époux comment il avait pu et voulu se prodiguer ainsi à ma misère. Il me répondit avec une grande netteté et une grande tendresse : « L’Amour n’a d’autre raison que lui-même. »
14 mai 1895-1897. Au cours de l’oraison de l’après-midi, mon âme, comblée de la possession divine, fut pour un temps, sortie de cet état très simple, et se vit tout à coup comme le prisme qui reçoit la lumière, laquelle est une, ou nous semble une, et pourtant se décompose dans le prisme en toutes les couleurs connues, et Dieu me faisait entendre que le rayon unique de la lumière divine engendre ainsi dans l’âme toutes les œuvres que Dieu veut d’elle, pour elle-même et pour les autres…
8 février 1908 ; au milieu de cette tourmente, de cette douloureuse crise qui déchire le cœur, de cet accablement d’affaires, je suis touchée de voir que, sitôt que mon âme se souvient de Dieu, elle trouve qu’il est déjà là présent, plus présent à mon cœur que mon cœur même, de sorte que le recueillement et l’union ne sont point à refaire, mais qu’ils subsistent à un certain degré et en permanence, au fond de toutes les multiplicités, travaux et douleurs, même troublants, de la vie.
« Il faudrait prier le Saint-Esprit de nous délivrer de l’illusion du temps dont nous sommes tous victimes. Dans la douleur ou dans la joie, nous croyons que le temps est quelque chose et il n’est rien, puisqu’il n’existe pas pour Dieu. Il ne devrait donc pas exister pour nous. C’est lui qui nous sépare de Dieu. Si nous obtenions cette grâce de ne jamais savoir l’heure, nous serions déjà dans l’Éternité bienheureuse et la Souffrance, alors, serait pour nous comme une barque rapide sur un affluent du Paradis.
Relevez donc votre âme par la contemplation des choses qui ne se voient pas. Soyez un homme de prière et vous serez un homme de paix, un homme vivant dans la paix. Dites-vous bien, je vous en supplie, que tout n’est qu’apparence, que tout n’est que symbole, même la douleur la plus déchirante. Nous sommes des dormants qui crient dans leur sommeil.
L’épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes, aperçus “dans un miroir”. Il s’agit de retrourner notre œil en dedans et de pratiquer une astronomie sublime dans l’infini de nos cœurs, pour lesquels Dieu a voulu mourir. (1894)
On t’a dit que tu avais une âme immortelle qu’il s’agissait de sauver, etc. Mais nul ne t’a dit que cette âme est un abîme où tous les mondes pourraient s’engloutir, où le fils de Dieu lui-même, Créateur de tous les mondes, s’est englouti. (1912)
On s’est amusé à dire que les globes célestes situés, par le calcul, à d’épouvantables distances les uns des autres, sont, en réalité, dans la vision séraphique, une masse compacte de corps immenses aussi serrés que les grains d’un bloc de granit. Ce paradoxe apparent est une vérité si on l’applique au monde infini des âmes. Seulement chacune d’elles ignore sa voisine comme les luminaires de la Voie lactée ignorent les plus proches luminaires au milieu desquels ils sont confondus dans l’incompréhensible harmonie de tous ces colosses de splendeur.
Tel mouvement de la Grâce qui me sauve d’un péril grave a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne et qui reçoit ainsi son salaire.
Inversement, il est loisible à chacun de provoquer des catastrophes anciennes ou présentes dans la mesure où d’autres âmes peuvent retentir à la sienne. Ce qu’on nomme le libre arbitre est semblable à ces fleurs banales dont le vent emporte les graines duvetées à des distances quelquefois énormes et dans toutes les directions, pour ensemencer on ne sait quelles montagnes ou quelles vallées.
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue, et par conséquent je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière, et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. » (1916.)191.
Militante 192.
« [Lettre] À Sonia LIEBKNECHT Breslau, avant le 24 décembre 1917 :
« … Hier, je suis restée longtemps éveillée sur mon lit ces temps-ci, je n’arrive jamais à m’endormir avant 1 heure, mais comme je suis forcée d’aller me coucher à 10 h parce que on éteint la lumière, je songe à bien des choses dans l’obscurité. Hier donc, je me disais : comme c’est étrange, je vis perpétuellement dans une ivresse joyeuse sans aucune raison. Par ex., je suis allongée ici dans ma cellule sombre, sur un matelas dur comme une pierre, autour de moi dans le bâtiment règne l’habituel silence des cimetières, on a l’impression d’être dans un tombeau ; au plafond se projette par la fenêtre la lumière du réverbère qui brûle toute la nuit devant la prison. De temps à autre seulement, on entend le roulement sourd d’un train qui passe au loin, ou, tout près, sous les fenêtres, le raclement de gorge de la sentinelle qui fait lentement quelques pas dans ses lourdes bottes pour se dégourdir les jambes. Le crissement du sable sous ses pas est si désespéré qu’il fait résonner, dans la nuit noire et humide, toute la désolation de nos vies sans issue. Et je suis là, seule, immobile, silencieuse, enveloppée dans les draps noirs des ténèbres, de l’ennui, de la détention, de l’hiver — et pourtant, mon cœur bat d’une joie intérieure inconnue, incompréhensible, comme si je marchais sur une prairie en fleurs, sous la lumière éclatante du soleil. Et dans le noir, je souris à la vie, comme si je connaissais un secret magique, capable de confondre tout le mal et la tristesse pour les changer en clarté et bonheur. Je cherche une raison à cette joie, et je ne trouve rien, alors je ne peux m’empêcher de sourire à nouveau-sourire de moi. Je crois que le secret de cette joie n’est autre que la vie elle-même ; si on sait bien la regarder, l’obscurité profonde de la nuit est belle et douce comme du velours ; et dans le crissement du sable humide, sous les pas lents et lourds de la sentinelle, chante aussi une petite chanson, la chanson de la vie — si et seulement si on sait l’entendre. Dans ses moments, je pense à vous, et je voudrais tellement vous transmettre cette clef magique, qui permet de sentir toujours et dans n’importe quelle situation ce que la vie a de beau et gai, pour que vous aussi vous viviez dans l’ivresse et marchiez dans une prairie de toutes les couleurs. Ne croyez pas que je cherche à vous abreuver d’ascétisme ou de joie inventée. Je vous accorde tous les plaisirs des sens, toutes les joies réelles que vous désirez. Je voudrais seulement vous offrir, en plus, mon inépuisable sérénité intérieure, pour que je ne m’inquiète plus à votre sujet, et pour être sûre que vous alliez dans la vie couverte d’un manteau brodé d’étoiles, qui vous protégerait de tout ce qui est de petit, trivial et angoissant. …
« Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines193 qui semblaient avoir été moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »
§
[…]
Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement. Sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés, insolubles tout à l’heure, avaient perdu toute importance. Mais cette fois j’étais bien décidé à ne pas me résigner à ignorer pourquoi... »
« Une absorption de la pensée non sans analogie avec celle que cherche à induire notre sloka194 a été expérimentée par W. H. Hudson [Ornithologue, naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique] au cours de ses randonnées à travers les déserts arides de la Patagonie, dont la grise et monotone étendue se déroule à l’infini dans un silence parfait :
Pendant195 ces journées de solitude, dit-il, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit... Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité avec celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. »
Si Hudson décrit avec finesse cette transformation fondamentale, s’il analyse bien ses composantes — plus loin il parle encore très justement de « cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures », il se trompe sur sa nature véritable parce que, en dépit d’une absorption réelle, l’agitation mentale n’ayant pas tout à fait disparu en lui, il n’avait pu qu’effleurer l’état nirvikalpa. »
LES PLAINES DE LA PATAGONIE 196
[…]
Mais pendant ces journées de solitude, il était rare qu’une pensée quelconque passât dans mon esprit ; des formes animales ne traversaient point mon champ visuel, des voix d’oiseaux n’assaillaient guère rues oreilles. Dans le nouvel état d’esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible. Ailleurs, j’avais toujours pu penser librement à cheval ; dans les pampas, aux endroits les plus solitaires, c’était quand je voyageais au grand galop que mon esprit s’enflammait. À présent, un cheval entre les jambes, j’étais devenu incapable de réflexion : mon esprit avait soudainement perdu sa nature de machine à penser : il s’était transformé en une machine destinée à je ne sais quelle fonction (218) inconnue. Penser, c’était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant ; or il y avait dans cette région quelque chose qui m’ordonnait de demeurer tranquille, et j’étais forcé d’obéir. J’étais en suspens et aux aguets ; cependant je ne m’attendais jamais à rencontrer une aventure, et je me sentais aussi libre d’appréhension que je le suis aujourd’hui, assis dans une chambre, à Londres. Le changement qui s’était opéré en moi était aussi grand et aussi surprenant que si j’avais troqué mon identité contre celle d’un autre homme ou d’un animal ; mais à l’époque, j’étais incapable de m’en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l’état me semblait familier plutôt qu’étrange, et bien qu’il s’accompagnât d’une forte sensation d’épanouissement mental, je ne le savais pas — je ne sus que quelque chose s’était passé en moi et mon intellect — que lorsque je l’eus perdu pour retourner à mon ancien moi — à la pensée et à la vieille existence insipide.
De tels changements en nous, si brefs qu’en puisse être la durée, et dans la plupart des cas : elle est très brève, mais qui aussi longtemps qu’ils durent semblent nous affecter jusqu’aux racines de notre être et nous arrivent comme de grandes surprises — la révélation d’une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience — ne l’peuvent être attribués qu’au retour d’une mentalité primitive et exclusivement sauvage. Il est probable que la plupart des hommes peuvent se rappeler des cas similaires dans leur propre expérience ; mais fréquemment l’instinct ranimé est d’un caractère si purement animal et si répugnant à nos sentiments raffinés ou humanitaires qu’on le dissimule jalousement et qu’on résiste à ses inspirations. C’est chez les militaires et les marins, et chez les personnes qui mènent une existence de voyages et d’aventures, que ces retours soudains et surprenants se produisent avec le plus de fréquence. La surexcitation qu’éprouvent les hommes en, allant au combat, laquelle affecte même ceux qui sont d’un naturel timide et les pousse à faire montre d’une témérité sans bornes et d’un mépris du danger qui les étonnent eux-mêmes, est un cas bien connu. Ce courage instinctif a été comparé l’ivresse ; ivresse différente de celle que donne l’alcool, car elle n’obscurcit pas les facultés de l’homme : au contraire, celui-ci a conscience de ce qui se passe autour de lui beaucoup mieux que l’individu qui conserve tout son sang-froid. Chez l’homme qui est courageux à froid dans la bataille, les facultés sont à l’état normal : celles de l’homme qui s’y rend enflammé d’une émotion instinctive et joyeuse sont aiguisées à un point surnaturel197. Quand l’homme.timide par tempérament a éprouvé une sensation de cette nature, il considère le jour qui la lui a apportée comme le plus heureux qu’il ait jamais connu ; il lui semble que ce jour se détache nettement et brille d’un étrange éclat parmi les jours qui ont composé son existence.
[…] Il se produit dans la vie des instants miraculeux où le cocon se dissout soudain ou devient transparent et où l’homme se peut voir lui-même dans sa nudité originelle
C’est un épanouissement joyeux de cette espèce, la sensation éprouvée en revenant à un état mental que nous avons dépassé par la croissance, que j’éprouvais dans la solitude patagonne ; car j’étais sans aucun doute revenu en arrière ; et cet état d’intense vigilance, ou plutôt d’agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures, représentait l’état mental du sauvage pur. Il pense peu et raisonne peu, ayant en son instinct un guide plus sûr ; il est en harmonie parfaite avec la nature et presque au même niveau, mentalement, que les libres animaux dont il fait sa proie et qui, à leur tour, font parfois leur proie de lui. Si les plaines de la Patagonie affectent quelqu’un de cette manière, même à un degré bien moindre d’intensité que dans mon cas, il n’est pas étrange qu’elles s’impriment si vivement dans l’esprit, qu’elles restent fraîches dans la Mémoire et qu’elles y reviennent fréquemment ; alors que d’autres paysages, si grandioses et si beaux qu’ils puissent être, s’effacent peu à peu et finissent par disparaître. À un degré léger, le plus souvent sans doute à un degré très léger, tous les spectacles et les sons naturels nous affectent de la même manière, mais l’effet est souvent passager et disparaît avec le premier choc de plaisir, pour être suivi dans certains cas d’une profonde et mystérieuse mélancolie. Le verdoiement de, la terre, la forêt, la rivière et la colline, la brume bleue et le lointain horizon, les ombres des nuages balayant la surface du paysage inondé de soleil — voir cela est comme un retour chez soi, un chez-soi qui est davantage notre chez soi que toutes les autres demeures que nous connaissons. Le cri de l’oiseau sauvage nous perce jusqu’au cœur ; nous n’avions jamais entendu ce cri, et il nous est plus connu que la voix de notre mère.
[...]
Tout ceci et bien d’autres choses encore, avec nombre de scènes et événements du passé, est évoqué dans mon esprit par la fleur que je tiens dans ma main ; mais alors que ces scènes et ces événements je me les rappelle avec plaisir, il s’agit d’une espèce de plaisir mental qu’on ressent « fréquemment, et qui est très léger en intensité. Au contraire, quand je rapproche la fleur de mon visage et aspire son parfum, j’éprouve un ébranlement de plaisir pénétrant et une transformation mentale si considérable qu’elle ressemble à un. miracle. Pendant un espace de temps si court que si on pouvait le mesurer on constaterait probablement qu’il ne dure qu’une fraction de seconde, je ne suis plus dans un jardin anglais en train d’évoquer ce passé disparu et d’y songer consciemment ; le temps et l’espace semblent annihilés et le passé est devenu le présent. Je suis de nouveau sur la pampa herbeuse, où je viens de dormir très profondément sous les étoiles ; je voudrais dormir à présent aussi profondément sous un toit ! C’est l’instant du réveil, et mes yeux s’ouvrent sur la pure voûte du ciel, rougie dans sa moitié orientale d’une tendre couleur ; et au moment où la nature se révèle ainsi A ma vue, dans la fraîcheur, dans la beauté exquise du matin je perçois dans l’air le subtil parfum de l’herbe aux ânes. Les fleurs m’entourent de toutes parts sur des kilomètres, sur des lieues en cette vaste étendue plate […]
(245) Tout ceci vient et passe comme un éclair, mais la scène est précise et la sensation correspondante, la prise de possession d’une sensation perdue, est merveilleusement réelle. Rien de ce que nous voyons ou entendons ne peut ainsi rétablir le passé. La vue du peuplier, le bruit du vent dans son feuillage d’été, le chant des tarins aux ailes d’or que je retrouve en captivité, ramènent bien des scènes de jadis à mon esprit […] ; mais ce n’est qu’une image jusqu’à ce que l’odeur du peuplier ait touché le nerf de l’odorat ; alors cela devient quelque chose de plus…
Dans ce dernier chapitre sur le parfum de l’evening primrose qui s’appelle apparemment hélas l’herbe aux ânes en français Hudson étudie avant Proust la redécouverte d’une « sensation perdue ».
Je cite une défense d’un caractère spirituel voire mystique, propre à son œuvre et incluant quelques extraits198. Bel appel à relire l’auteur. (Emmanuel ?)
« La considération de la vie même de Kafka, la lecture de ses fragments autobiographiques et enfin les commentaires très autorisés de Max Brod ne laissent subsister aucun doute sur le sens spirituel de l’œuvre de Kafka. Albert Camus a justement caractérisé celle-ci comme “l’aventure individuelle d’une âme en quête de la grâce”. Kafka lui-même estimait qu’“écrire est une forme de la prière”. Et il ne s’agit pas là d’une vague assimilation de la religion et de l’art. Kafka dépassait les limites de la littérature et cherchait si aucun recours n’est laissé à l’homme malheureux transcendant un Dieu personnel, car Kafka est très loin de tout panthéisme. Il est vrai que Dieu n’apparaît pas ou apparaît à peine, et à travers des symboles difficiles, dans les romans de Kafka. Mais cet innommé est là, à chaque page. Il y est, comme on l’a fait remarquer, “présent par son absence même”. D’ailleurs, le symbole devient parfois assez clair : le comte, par exemple, dans le Château. La vie personnelle de Kafka témoigne de sa nostalgie du Dieu vivant.
[…]
“Qui est-ce qui te trouble ? Qui est-ce qui ébranle ton cœur ? Qui est-ce qui tâtonne à la poignée de ta porte ? Qui est-ce qui t’appelle sur la route sans pouvoir entrer par la porte ouverte ? Ah, c’est précisément celui que tu troubles, celui dont tu ébranles le cœur, celui à la porte duquel tu tâtonnes, celui que tu appelles sur la route et par la porte duquel tu ne peux pas entrer... loin d’ici, loin d’ici ! Ne me dis pas où tu me conduis. Où est ta main, ah ! je puis à peine la trouver dans l’obscurité. Si seulement je tenais ta main, je crois que tu ne me rejetterais pas alors. M’entends-tu ? Es-tu seulement dans ma chambre ?... Pour moi, c’est une question de vie ou de mort que de décider si, oui ou non, tu es ici199.”
Ce texte dont on remarquera l’ambivalence, la réversibilité, puisque chaque phrase peut être dite par l’âme qui cherche à l’Innommé, ou inversement — rejoins les plus belles pages des grands mystiques. Un rapprochement avec Saint Jean de la Croix ne serait pas déplacé. »
23 janvier. Il ne s’agit pas de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c’est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n’est qu’au prix d’un arrachement de tout l’être intérieur, d’une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le commencement du monde. Il a créé le monde avec nous […] Quelle douceur de penser que même en L’offensant, nous ne cessons jamais tout à fait de désirer ce qu’Il désire au plus profond du Sanctuaire de l’âme200.
Surmontez le côté assez doctoral du physicien deux fois Nobel « qui sait » et à qui l’on demande un peu de tout sur tout, pour deviner sa « belle naïve contemplation » portée par la Nature (Spinoza). Quoi d’autre ?
« […] L’être éprouve le néant des souhaits et des volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. Des exemples de cette religion cosmique se remarquent aux premiers moments de l’évolution dans certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. À un degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les données du cosmos. […] Or les génies religieux de tous les temps se sont distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu conçu à l’image de l’homme et donc aucune Église n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant, leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme, mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. […]
[Le savant] convaincu de la loi de causalité de tout événement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. […] Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude des désirs égoïstes.
Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu, à aucune théologie ? […]
La mer revêt une grandeur indescriptible, particulièrement quand les rayons du soleil l’atteignent. On se sent comme dissous dans la nature et on se confond en elle. On perçoit alors l’insignifiance de l’homme et cela rend heureux. » (1931, « voguant vers l’Amérique »). 201.
« Mon but ne dépend pas du temps. Et pourtant je n’ai pu l’atteindre que dans les plus humbles conditions et par un entier effet de la grâce. Ainsi un jour, étant monté à pied avec un ami jusqu’à Ravello, je connus, sans que j’y fusse aucunement préparé, une plénitude. Étendu à plat ventre sur les dalles de la terrasse Cimbrone, je me laissais pénétrer par les jeux de la lumière sur les marbres. Mon esprit se perdait dans les jeux de cette transparence, de cette résistance, puis il se retrouvait tout entier. Il me semblait assister à ce spectacle devant lequel s’égarent toutes les intelligences : à une naissance, la mienne. Un autre être ? Pourquoi un autre ? Et il me semblait que je commençais alors seulement d’exister. »
Un peu plus loin, évoquant le souvenir de ces moments exceptionnels qui vous poursuit jusque dans le « néant » quotidien, il s’écrie :
« Et pourquoi dans un millième de seconde ne serais-je pas précipité de nouveau au fond de cet être qui m’est plus intérieur que moi-même ? »202.
Témoignage rapporté de son séjour forcé de 1935 à 1936 pour antifacisme en Lucanie, « cette terre sans consolation ni douceur » 203
…sans parler, nous cherchions notre chemin dans ce labyrinthe, travaillé par les siècles et les tremblements de terre. Sur ce paysage spectral, je croyais voler, sans poids, comme un oiseau.
Après plus de deux heures de cette course, le long hurlement d'un chien monta vers nous, dans le silence. Nous sortîmes des argiles, nous nous trouvâmes sur un pré en pente ; dans l'ondulation des champs nous apparut, au fond, la blancheur de la ferme. Dans cette maison, éloignée de tout village, mon compagnon et son frère malade habitaient seuls avec leur femme et leurs enfants. Mais, sur le seuil, trois chasseurs de Pisticci nous attendaient. Arrivés la veille pour chasser les renards vers le fleuve, ils s'étaient arrêtés pour assister leur ami. Les deux femmes aussi étaient de Pisticci ; deux soeurs : de haute taille, les yeux grands et noirs, le visage noble, très belles dans le costume de leur pays, avec leur longue jupe à bandes noires et blanches, la tête enveloppée de voiles et de rubans blancs et noirs, qui les faisaient ressembler à d'étranges papillons. Ils m'avaient préparé ce qu'ils avaient de meilleur : du lait et du fromage frais, et ils me l'offrirent, dès mon arrivée, exerçant ainsi cette hospitalité ancienne qui, loin d'être servile, met les hommes sur un pied d'égalité. Ils m'avaient attendu toute la journée, comme un sauveur ; mais je m'aperçus tout de suite qu'il n'y avait plus rien à faire. C'était une péritonite avec, perforation ; le malade était désormais à l'agonie, et même une opération, si j'avais su et pu la faire, ne l'aurait plus sauvé. Il ne me restait qu'à 254 calmer ses douleurs avec quelques piqûres de morphine et à attendre.
La maison était faite de deux chambres qui communiquaient entre elles par une large ouverture. Dans la deuxième était le malade, avec son frère et les femmes qui le veillaient. Dans la première, le feu était allumé dans une grande cheminée ; autour du feu étaient assis les trois chasseurs. Dans l'angle opposé, on m'avait préparé un lit, très haut et moelleux. J'allais de temps en temps auprès du malade, puis je restais à causer à voix basse avec les chasseurs, près du feu. Au milieu de la nuit, je grimpai sur mon lit pour me reposer, sans me déshabiller. Mais je ne m'endormis pas.
Je restais allongé là-haut, comme sur une estrade aérienne. Des corps de renards tués récemment étaient suspendus au mur, tout autour du lit. Je sentais leur odeur sauvage, je voyais, à la rougeur ondoyante des flammes, leur museau pointu, et en déplaçant à peine la main, je touchais leur fourrure qui sentait les grottes et les bois. De la porte me parvenait la plainte continue du mourant : « Jésus, aide-moi ; docteur, aide-moi ; Jésus, aide-moi ; docteur, aide-moi », comme une litanie d'angoisse, ininterrompue, accompagnée par le murmure des femmes en prières. Le feu de la cheminée oscillait, je regardais les ombres longues qui remuaient, comme agitées par le vent, et les trois formes noires des chasseurs, le chapeau sur la tête, immobiles devant l'âtre. La mort était dans la maison ; j'aimais ces paysans, je sentais la douleur et l'humiliation de mon impuissance. Alors pourquoi une si grande paix descendait-elle en moi ? Il me semblait être détaché de toute chose, de tout lieu, éloigné de toute détermination, perdu hors du temps, en un ailleurs infini. Je me sentais caché, ignoré des hommes, comme 255 une pousse sous l'écorce de l'arbre. Je tendais l'oreille à la nuit et il me semblait être entré, d'un coup, dans le coeur même du monde. Un bonheur immense, jamais éprouvé, était en moi, me remplissait tout entier, avec le sentiment fluide d'une plénitude infinie.
Vers l'aube, le malade approcha de la fin. Les invocations et la respiration se changèrent en râle ; celui-ci aussi s'affaiblit peu à peu, dans l'effort d'une lutte extrême, puis cessa. Il n'avait pas fini de mourir que, déjà, les femmes baissaient ses paupières sur ses yeux écarquillés et commençaient les lamentations. Ces deux gracieux papillons noirs et blancs, aux ailes fermées, se muèrent soudain en deux furies. Elles déchirèrent leurs voiles et leurs rubans, défirent leurs vêtements, griffèrent leur visage jusqu'au sang et commencèrent à danser à grands pas dans la pièce, se frappant la tête contre les murs et chantant sur une seule note très haute, le récit de la mort. Parfois, elles se penchaient à la fenêtre et criaient cette seule note sur ce ton unique, comme pour annoncer la mort à la campagne et au monde ; puis elles rentraient dans la pièce et reprenaient la danse et le hurlement, qui allait continuer sans repos quarante-huit heures, jusqu'à l'enterrement. C'était une unique note longue, monotone, déchirante. Il était impossible de l'écouter sans être envahi par un sentiment d'angoisse physique irrésistible ; ce cri vous nouait la gorge, semblait vous pénétrer dans les entrailles. Pour ne pas fondre en larmes, je pris rapidement congé et je sortis, avec Barone, dans la première lumière du matin.
La journée était claire ; les prés et les argiles spectrales de la veille s'étendaient devant moi, nus et solitaires dans l'air encore gris. J'étais libre dans ces étendues silencieuses : je sentais encore en moi le 256 bonheur de la nuit. Je devais pourtant rentrer au village, mais en attendant j'errais dans ces champs, faisant tourner allégrement mon bâton et sifflant mon chien qu'excitait peut-être quelque invisible gibier. Je décidai d'allonger un peu mon chemin, pour passer à Gaglianello, le village que jusqu'alors je n'avais jamais pu visiter.
C'est une grosse agglomération de maisons, sur une colline aride, qui s'élève à peine au-dessus du fleuve à malaria. Quatre cents personnes vivent là, loin des routes, sans médecins, ni sage-femme, ni gendarmes, ni fonctionnaires d'aucun genre ; cependant, là aussi, de temps en temps, le percepteur passe, avec son béret aux initiales rouges. Je m'aperçus, avec stupeur, que j'étais attendu. On savait que j'avais été au Pantano et on espérait que je passerais par là au retour. Les paysans et les femmes étaient descendus sur la route, pour me faire bon accueil ; les malades les plus étranges s'étaient fait porter sur le seuil des maisons, pour que je les voie. On aurait dit une cour des miracles. Aucun médecin n'était passé par là depuis Dieu sait combien d'années ; de vieilles maladies, soignées seulement par des sortilèges, s'étaient amoncelées sur ces corps, croissant bizarrement comme des champignons sur un bois pourri. Je passai presque toute la matinée à errer dans ces taudis, au milieu de ces malariques [malades de la malaria] décharnés, de ces fistules anciennes, de ces plaies gangrenées, distribuant au moins mes conseils puisque je ne pouvais écrire d'ordonnances, et buvant le vin de l'hospitalité. Ils voulaient me retenir toute la journée, mais je devais rentrer. Ils m'accompagnèrent un bout de chemin, en me priant de revenir. « Qui sait, si je peux, je reviendrai », leur disais-je; mais je n'y suis jamais plus retourné. [...]
Je m’assis dans mon lit pour regarder à travers la longue fenêtre juste en face de moi, et j’y contemplai les lumières qui se reflétaient dans les étroites rues boueuses de cette petite ville. Je pensais au plaisir que donnait à Charles Lamb la clarté des lampadaires sur les pavés mouillés, quand soudain une brume d’un blanc bleuté, translucide, brillante, déroba à mes yeux ce monde et toute expérience du séjour que j’y faisais. Avec la brume me vinrent une paix et une joie ineffables.
Je n’avais pas conscience de ma propre personnalité. Je ne pensais pas : la pensée est limitée par le langage, les mots et la condition. J’étais tout entier éveil, sentiment, acuité d’esprit, mais inconditionnés, si « Je » pouvais alors être encore appelé « Je ».
On ne peut guère décrire une expérience dans laquelle on est saisi dans — quoi ? Quelque chose que je n’avais jamais lu, sur quoi je n’avais jamais médité, dont je n’avais jamais su qu’elle existât — comme un enfant avant sa naissance ne pourrait comprendre une description de ce monde.
La brume devint plus dense, et à mesure qu’elle devenait plus profonde, la connaissance, le réconfort, le rayonnement, la paix, – en un mot l’extase, s’approfondissaient aussi, jusqu’à ce que « Je » semblai être « Cela » et « Cela » semblait être « Je ». Nous étions confondus, mêlés, fusionnés.
« Je », ma personnalité, avais disparu — où ? Énigme laissant un frémissement de béatitude au sein d’un frémissement. Assouvissement serait le mot qui comprendrait tout cela.
Toute entière conscience, éveil, et cependant, quand je revins, il n’y avait pas d’incidents à raconter. Lorsque j’étais immergée, j’étais dans tout ce qui a été, fut, et sera ; je me rends compte à présent que l’homme mesure l’espace et le temps, rien n’est après ou avant, mais simultané, tout est là.
Soudain, la brume, la lueur, disparut comme elles étaient venues. J’étais toujours assise dans mon lit, tenant le drap, les yeux grands ouverts, regardant les lumières dans la rue.
Ma première pensée fut : « Eh ! bien, au-dessous de tout il y a ce calme, cette joie, cette assurance ; peut-être est-ce là “les bras éternels” » ? Puis une curieuse chose m’advint. Je regardai le monde en dehors de la fenêtre, tâtai les meubles de ma chambre et dis : « Comme c’est étrange, ce monde est une ombre. J’ai touché le Réel et ce qui est toujours “là” tout ce monde que j’ai connu sera désormais irréel. Pourquoi est-il là ? Pour expérimenter quoi ? Je m’étendis pour dormir et me réveillai plus reposée que d’habitude. Mon corps et mon esprit étaient rafraîchis, je compris la sensation d’être “comme la lavé de rosée”. Tous les événements sur cette planète sont comme des ondulations sur la mer ; le calme s’y trouve à jamais dans les profondeurs. Comment serait-il possible de n’être jamais troublée ? (Inutile de dire que je suis souvent troublée, mais peut-être moins qu’auparavant.)204
Cheminements205
Je ne devais pas marcher longtemps ce jour-là… et m’assis bientôt à la frontière du soleil et de l’ombre contre un arbre bordant une clairière. Depuis combien de temps étais-je quand cela se déclencha brusquement je ne saurais dire, et si je lisais, je dus abandonner très rapidement ma lecture pour concentrer mon attention avec une grande intensité sur le lieu où je me trouvais. Contrairement à la nature propre des instants que semblent révéler surtout une présence derrière les apparences, c’est une ouverture qui se produisit. Une mystérieuse correspondance, comparable à un fluide traversant plusieurs corps s’établit entre moi, la mousse garnissant le tronc des arbres, les rayons du soleil et une mouche verte et dorée qui se maintenait dans l’air à la même place. J’admirais le battement rapide de ses ailes que les rendit invisibles et alors… sans que je sache comment, bouleversement de tout mon être. Les objets environnants, que je continuais à voir, s’estompèrent légèrement : ils ne me frappaient plus par eux-mêmes, mais en tant que soutien, que symbole d’autre chose. En réalité ce que je perçus à cet instant ce fut l’énergie, ce fut la Force unique qui traverse toutes choses et dont le rapide battement d’ailes de la petite mouche avait été l’élément conducteur.
Cette révélation concrète de l’unité de l’univers par la Force, que je n’envisageais jusqu’alors que discursivement, entra soudain dans ma vie par l’expérience. L’illumination fut brève, mais ses conséquences immenses, car ce n’est pas seulement la présence de l’énergie qui me fut révélée, mais la valeur de l’intuition, comme méthode de connaissance. Jusque-là, j’avais vécu dans l’abstrait, brusquement je pénétrais dans le concret, j’avais traversé la barrière des mots, je touchais la substance vivante et non plus sa représentation.
Je restai longtemps comme hébété, sans mouvement et absolument étranger à tout sauf à l’immense jouissance que cette découverte m’avait procurée. J’étais à la fois allégé et enrichi. Souvent j’avais connu déjà d’intenses moments de « communion avec la nature », mais ces sortes de contemplations poétiques me faisaient régulièrement souffrir en me donnant par trop le sentiment de mon impuissance (à pouvoir tout saisir et tout pénétrer). Cette fois ce fut bien différent : quelque chose vint à moi, qui ne me demanda aucun effort à recevoir et j’en fus empli à pleins bords.
(p.24) 14-8-1944
J’ai été le sujet, hier soir, avant de m’endormir et dans cet état qui précède le sommeil — (et qui) cette fois était rendu particulièrement lucide par l’absorption de café assez fort dans l’après-midi — d’une étrange sensation.
Je me sentais entièrement dépouillé de moi-même, ne m’appartenant plus, et je crus un instant qu’allait s’ouvrir enfin en moi l’intuition, le plus haut satori, aussi essayai-je de prolonger cet état le plus possible pour voir ce qui allait se passer.
Au fond, je suis incapable de le décrire, mais je le sens parfaitement : je flottais dans le cosmos, je n’étais plus attaché à rien et cependant je sentais admirablement que l’univers formait un tout dont j’étais à la fois solitaire et indépendant. Surtout je me sentais incroyablement libre, je ne subissais plus aucune des séductions habituelles de la pensée ou du corps (de maya). C’était merveilleux ! Toutefois je savais, durant que j’étais le sujet de cette expérience, que cet état n’était pas complet — que quelque chose de plus aurait dû venir (se produire).
(p.71) 26-8-56
Il n’y a guère de doute que ce sont les états poétiques de complète disponibilité qui, par les puissants effets qu’ils produisent en nous, nous permettent d’accéder naturellement à une vie supérieure illuminée. Rien ne ressemble moins à ce que l’on entend habituellement par mystique (ou alors il faut enfin la définir).
Habituellement les états poétiques nous retiennent par leur séduction particulière ou séparée, par ce qui résulte ou se dégage de l’espèce de tension qui les a provoqués. Nous demeurons « accrochés » à la jouissance qu’ils provoquent en nous, même lorsqu’elle est triste ou amère. En général, plus nous nous complaisons dans cette jouissance, plus nous nous éloignons de l’illumination ou de l’éveil auquel la poésie peut donner lieu. Certes, cette complaisance est très favorable à l’écriture, car c’est en général dans la passivité jouisseuse que s’élèvent, en nous, les mots qui formeront le poème. Mais nous nous éloignons cependant de la pure expérience poétique qui n’a pas d’objet, car ce sont les choses telles qu’elles sont.
Je comprends enfin maintenant que la poésie c’est la vie quotidienne, mais vue dans la réalité absolue.
Elle est retrouvée
Quoi ? L’éternité
C’est la mer mêlée
Au soleil
p. 99, 3-4-1961
Hier, peu avant de m’endormir et m’en empêchant s’éleva soudain en moi une certaine disposition qui m’arracha à moi-même et je me vis flottant dans le cosmos, perdu au milieu des étoiles et des planètes. Bien entendu, je ne me voyais pas comme un objet ou un « autre », c’est à dire séparé de moi-même, non, je m’éprouvais comme sujet. À peine un petit lien subsistait avec mon corps allongé et cependant je sentais, comme jamais peut-être, que si j’avais pénétré par mégarde dans un monde différent et élargi, c’était en grande partie grâce à ce corps abandonné, grâce à des influences émanant de lui : la « disposition » (le mood, comme disent les anglais) n’avait pu se développer à ce point qu’à la faveur d’un état inconscient, engendré par des réactions physiques. Comment est-ce venu ? Comment le déclic s’est-il produit ? Nullement par un effort de concentration ou par une pensée quelconque – mais par, dirai-je, un effluve issu de mes cellules, pas seulement cérébrales, mais y aboutissant pour y subir les transformations (en images, etc.) me permettant de prendre « conscience ».
p. 105, 24-5-1961
Chose étrange : plus nous cherchons l’illumination, les instants, moins nous avons de chance de les voir venir, car par nos efforts nous faussons des opérations secrètes auxquelles il faut laisser toute la spontanéité.
p. 117, 6-9-1964
Nouveau déclenchement de sensibilité à tous les niveaux, mes facultés d’appréhender le monde visible et invisible se mettent toutes en mouvement en même temps, me frappant comme une grêle opiniâtre. Le déferlement est implacable ! Il pénètre et sort à la fois (car il n’y a plus la moindre différence entre l’extérieur et l’intérieur)
p.129, 25-12-1965
Couché, fenêtre entrouverte, vers 10 h, j’entends un jeune merle qui chante ! Et, du coup, tout est aboli : il n’y a plus dans tout l’univers que lui et son chant, ce chant qui m’ouvre les portes de l’indicible. Après être demeuré quelques minutes sans pensée et perdu dans un état indescriptible, je sens remonter en moi de semblables impressions très anciennes — Que de fois j’ai entendu avec joie ou avec une mélancolie infinie le merle qui chantait au printemps : dans des jardins de ville, dans des parcs lointains, dans des campagnes idylliques… toujours avec le même sentiment de « suspension ».
p. 150, août 1971
Sentiment inexprimable de la vie dans son mouvement fou, incessant et en moi ; brusque tableau en raccourci de la naissance à la mort. Le tragique mêlé à la joie la plus incroyable : celle où nous ne nous appartenons plus, où nous sommes brusquement happés par un incommensurable courant de force, une Énergie inconnue qui mène tout… on ne sait où ? D’ailleurs, où mènerait-elle puisque le temps ne la regarde pas et qui je la sens éternelle ?
p.152, octobre 1971
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis l’expérience de Genève où subitement j’avais vu s’élever à nouveau en moi les deux aspects de la vie : l’un terrible, insupportable — fait d’horreur, de bruits insoutenables, de mouvements incessants en tous sens (l’Obscur, le Mal ?) —, et l’autre : pure merveille, joie, félicité, amour sublimé. Délice à son degré extrême (le Clair, le Bien ?). Les deux mêlés, s’interpénétrant, indissociables. L’un accompagnement toujours l’autre, alors que la vie habituellement les sépare ; le terne quotidien les tamise (heureusement !) : tout semble si bien réglé, équilibré…
Grand sensible mystiquement, mais trop attaché à comprendre et posséder en vue de construire une « œuvre » : l’expérience tournera court.
« Quelque chose partout, on ne sait où, rétrocède. Une impression aérienne remplace l’impression du compact. La matière a cessé d’être indiscutable.
[…]
Au lieu que les pratiques religieuses élèvent graduellement, grâce à des intermédiaires spiritualisants, ici le Spirituel d’emblée déborde.
De Lui, à partir de « lui », les croyances, sans distinction de religion, reçoivent, avec un éclairage de vérité, l’animation, la vie, l’accomplissement.
[…]
Ainsi le matériel, le personnel, le divers, en présence de l’infini, cèdent, abandonnent.
On était quelques minutes encore auparavant un possédant et, comme tout homme, un possédant constamment en voie d’acquérir et de s’approprier davantage. On était occupé à ces fonctions d’acquisition, de rétention et — ruminant mental — d’élaboration, d’intégration. Serait-ce, comme il semble, l’« Avoir qui maintient « ego », « hic et nunc », qui permet à chacun de continuer à être personnel ?
C’est cet « avoir », brusquement pompé, dans une soudaine désadhérence, qui a tout changé. On n’en a plus, on n’en refait plus. On y est complètement inintéressé.
La personne qui se maintient par renouvellement de l’avoir, qui par les multiples reprises se repersonnalisait incessamment, ne se continue plus.
Maintenant que, par abandon des prises, des retenues, des envies, maintenant qu’une maligne lyse a tout liquidé, qu’y a-t-il ? /Le Vide ?206
§
Une fonction n’avait plus envie de fonctionner.
C’est tout. Je ne voyais pas au-delà. Si j’étais défait, je l’ignorais.
[…] revint le penser. Pas comme d’habitude. Incroyablement compréhensif. Vaste ce qu’il découvrait, de plus en plus vaste, d’une vastitude inconnue.
[…]
Il y avait contemplation.
Un immense spectacle « élucidé » m’était présenté à contempler.
Vue considérablement plus large qu’il ne m’est naturel, et avec plus d’éléments, de plus de portée, parfaitement se répondant...
Comment cela se faisait-il ?
J’étais au repos. Première condition. D’abord le repos, pas un repos qui n’aurait été qu’une absence de mobilité et qui bientôt serait devenu somnolence et tout eût été perdu, mais un repos d’un degré au-delà, qui est abandon à la perte d’intervention.
Plus aucun captage. […]
Être très éveillé et suprêmement détaché. […] Sans à ce moment y pouvoir le moins du monde réfléchir, je sentais cette condition être capitale. Il y est interdit (et impossible sans tout gâcher) de, si peu que ce soit, chercher à retenir tel ou tel élément de pensée, à s’y arrêter un instant, à en ralentir une ; encore moins à en prendre note, d’une façon ou d’une autre, à en rechercher l’empreinte pour un futur souvenir.
Pas de référence dans la contemplation. Voir, mais pas examiner. […]
À un moment, il y eut un commencement de complaisance pour une pensée. C’était le retour, c’était moi, cela — […] les tripotages de la curiosité qui revenait, la gourmandise mentale, les plaisirs de l’intervention, le réveil de ce centre départageur qui fait l’intelligent, donnant à mesure ses appréciations207.
Des « instants » rapportés par Karlfried Graf Durckheim.208 :
(II)
Au commencement d'une série de consultations, une femme d'environ quarante-cinq ans me fit, pendant plusieurs séances, le récit de son existence. De ce récit je retins, après trois heures d'entretien, un moment vécu précis de son enfance, sans grande importance apparente. t Dites-moi, chère Madame, vous m'avez raconté, à votre première visite, que vous vous étiez trouvée une fois à l'église avec votre mère... La lumière, disiez-vous, tombait des vitraux d'une façon étrange. En en parlant, il me semble que votre voix avait une vibration particulière. Réfléchissez un peu. Y avait-il là quelque chose de spécial ? s
« Non, répondit-elle. Pourquoi ? C'était beau. Pourtant... (et ce qu'elle avait éprouvé parut remonter encore une fois à sa mémoire) c'était " beau " d'une façon particulière... Oui, cela m'a frappée bizarrement autrefois. C'était très singulier. Cela n'a duré qu'un instant. J'étais... - comment dire ? - comme plongée dans quelque chose de tout à fait autre. Oui, maintenant cela me revient : tout est devenu si calme en moi tout à coup, si lumineux et chaud.: Elle s'arrêta et, avec une expression changée, un peu troublée, elle me demanda avec hésitation : « Croyez-vous que je doive y attacher de l'importance ? a
« Oui, je crois, lui dis-je, beaucoup d'importance même. Pensez-y jusqu'à demain matin et voyez si vous n'avez pas eu d'autres instants pareils à celui-ci. »
Elle revint le lendemain. Et quand le moment me parut favorable, je l'interrogeai: « Eh bien, quelque chose d'autre vous est-il revenu à l'esprit ? - Oui, dit-elle, j'ai réfléchi.., deux fois encore dans ma vie. s De nouveau son regard s'intériorisa et elle continua : « C'était une fois dans la forêt. J'avais seize ans. Je ne sais pas comment c'est venu. Je m'étais arrêtée un instant. Il avait plu, le soleil tombait sur une touffe de mousse et... la même chose s'est passée... tout à fait la même chose. Au moment où, toute perdue, je regardais la mousse, c'est comme si une, vague m'avait inondée... J'ai frissonné et il y a eu un grand calme
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en moi - et pas en moi cependant. A ce moment-là le sous-bois a craqué, j'ai prêté l'oreille et, soudain, tout était fini. » La femme se tut.
« Et l'autre fois ? » demandai-je.
« Oui, je me rappelle très exactement. C'était dans le tramway. Une vieille dame était assise en face de moi. Elle m'a regardée. C'est-à-dire, en réalité elle regardait à travers moi, mais elle me regardait tout de même. Ou plutôt son regard me frappait au plus profond... A ce moment-là j'ai eu l'impression qu'un rayon de chaleur entrait en moi, un rayon qui me libérait et en même temps renouait tout de nouveau... C'était très bon. Et ensuite il y a eu en moi une si grande force que rien ne sémblait plus pouvoir m'arriver, comme si tout était en ordre. »
« Et comment reliez-vous ces trois expériences ? » demandai-je.
« C'est très simple, dit-elle, c'était les trois fois la même chose. » Et tout à coup son regard s'éclaira. Elle ajouta d'une voix à la fois contenue et pleine d'émotion : e Maintenant je sais ce que vous voulez dire. »
A partir de ce jour, la vie de cette femme devint différente Elle n'avait pas seulement « éprouvé ) trois fois ce quelque chose, elle avait reconnu son poids et sa vraie signification. Elle avait commencé à admettre en elle cette réalité supérieure qui pénètre partout notre petite réalité. D'habitude nous lui sommes fermés, mais lorsque nous nous y ouvrons vraiment, que nous l'accueillons et nous laissons porter et croître en elle, notre vie est fondamentalement changée
(III).
« Que puis-je faire pour que ce que j'ai éprouvé revienne ? non, bien plus, pour que je puisse rester en contact avec ce que j'ai éprouvé ?
— Qu'as-tu éprouvé ?
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— Je ne sais pas. Je sais seulement que c'était fort. Il m'en reste un tremblement intérieur.
— Beau ? Bon ?
— Bien au-delà de beau et bon. C'était simplement « cela a.
— C'est-à-dire ?
— Ce qui importe. Fort, grand. Indescriptible. Plénitude, lumière, amour. Tout cela à la fois.
— Cela t'a fait une grande impression alors ?
— Bien plus. Une impression, cela paraît tellement subjectif. C'était bien plus. C'était une présence telle que je n'en avais jamais éprouvée.
— Et toi ?
— J'ai été tout à coup un autre. Complètement libre. Tout à fait moi-même et en moi-même, et en même temps relié à tout. Je ne savais ,plus rien et je savais tout. J'étais chargé d'une telle énergie. Et heureux au-delà de toute mesure. Pendant un instant j'ai été complètement moi-même, non, plus du tout « moi » et pourtant moi comme jamais et bien, bien plus.
_ Qu'avais-tu fait avant ?
— Rien. C'est tombé sur moi tout d'un coup. Cela m'a saisi, dominé, vidé, rempli. Cela m'a porté en moi-même, anéanti, puis sorti de nouveau hors de moi. C'est tout à fait indicible.
— Et tu avais l'esprit confus ? Et le monde autour de toi, comment était-il ?
— L'esprit confus ? Absolument pas. Jamais je n'ai eu la tête aussi claire. Encore davantage je voyais ce que je n'ai jamais vu.
— Quoi ?
— L'intérieur des choses - à travers elles -, leur « noyau a. Je ne peux pas le décrire. Tout avait un sens entièrement différent. C'était exactement comme c'était avant et en même temps bien plus, tout autre et justement, à cause de cela tout à fait soi.
— Et toi ?
— Exactement la même chose. Tout autre, un autre, et à cause de cela complètement moi-même. Je ne m'appartenais plus.
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- Et maintenant ?
— Ah oui, maintenant ! Je cherche quelqu'un qui m'explique. Non - pourquoi expliquer ? - quelqu'un qui me le confirme, qui me e décharge », encore plus, qui me dirige. Je sais, c'est dans cette direction que cela se trouve.
— Quoi ?
— Le sens, la raison d'être. Pourquoi justement nous sommes là. J'ai besoin de quelqu'un qui connaisse cela, qui " sache " et... »
Mille fois ce genre de conversation a lieu aujourd'hui. L'occasion est toujours la même : l'irruption de l'ETRE surnaturel dans notre existence consciente, promesse, engagement, en tout cas assez importante pour que celui qui en est touché la prenne au sérieux et cherche une aide.
L'événement qui donne lieu à des conversations de cet ordre peut être plus ou moins profond - un bref contact seulement - ou bien d'une grande puissance. C'est pourquoi on distingue pratiquement entre contact de l'ETRE et expérience de l'ETRE (XII).
A travers les siècles passe, tel un fil d'argent, le message de ceux qu'une autre réalité, à un moment quelconque de leur vie, a frappés comme un éclair. Elle les libérait soudain de leur détresse ou jaillissait en eux comme un appel et une promesse. Expérience bouleversante de l'irruption de l'ETRE surnaturel dans leur existence quotidienne.
Mais les instants les plus lumineux, ou les plus inoubliables, d'émotion ou de bonheur où l'ETRE pénètre notre conscience profonde ne sont pas toujours ceux dont nous vivons constamment. Il y a des heures moins éclatantes d'états singuliers, inattendus, où, sans que nous nous en rendions compte, l'ETRE nous touche. Une impression particulière nous saisit. Nous sommes tout à fait présents et pourtant notre attention ne s'arrête sur rien.
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé… comme viennent aux petites bergères les visions célestes… mais ici aucune sainte apparition, pas de pieuse enfant…
J’étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m’avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur un banc entre nous ou sur les genoux de l’un d’eux, un gros livre relié… il me semble que c’étaient les Contes d’Andersen.
Je venais d’en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long de petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d’un vert étincelant jonché de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l’air semblait vibrer légèrement… et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas.. et « extase »… comme devant ce mot qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… de vie à l’état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… jamais plus cette sorte d’intensité-là, pour rien, parce que c’est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l’air qui vibre… je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi209.
"... Dans deux minutes, je serai chrétien.
” Athée tranquille, je n’en sais évidemment rien lorsque, las d’attendre la fin des incompréhensibles dévotions qui retiennent mon compagnon un peu plus qu’il ne l’avait prévu, je pousse à mon tour la petite porte de fer pour examiner de plus près, en dessinateur, ou en badaud, le bâtiment dans lequel je suis tenté de dire qu’il s’éternise (en fait je l’avais attendu, tout au plus, trois ou quatre minutes)...
» Le fond de la chapelle est assez vivement éclairé. Au-dessus du maître-autel vêtu de blanc, un vaste appareil de plantes, de candélabres et d’ornements est dominé par une grande croix de métal ouvragé qui porte en son centre un disque de mêmes dimensions, mais d’une nuance imperceptiblement différente, sont fixés aux extrémités de la croix. Je suis déjà entré dans des églises, pour l’amour de l’art, mais je n’ai jamais vu d’ostensoir habité, ni même, je crois, d’hostie, et j’ignore que je suis en face du saint-sacrement, vers lequel montent deux files de cierges allumés. La présence des disques supplémentaires et les complications dorées du décor me rendent plus difficile encore l’identification de ce soleil lointain.
« La signification de tout cela m’échappe, d’autant plus aisément que je ne la poursuis guère. Debout près de la porte, je cherche des yeux mon ami et je ne parviens pas à le reconnaître parmi les formes agenouillées qui me précèdent. Mon regard passe de l’ombre à la lumière, revient sur l’assistance sans ramener aucune pensée, va des fidèles aux religieuses immobiles, des religieuses à l’autel, puis, je ne sais pourquoi, se fixe sur le deuxième cierge qui brûle à gauche de la croix. Non pas le premier ni le troisième, le deuxième.
» Et c’est alors que se déclenche, brusquement, la série de prodiges dont l’inexorable violence va démanteler en un instant l’être absurde que je suis et faire venir au jour, ébloui, l’enfant que je n’ai jamais été.
« Tout d’abord, ces mots me sont suggérés : Vie spirituelle.
« La dernière syllabe de ce prélude murmuré atteint à peine en moi la rive du conscient que commence l’avalanche à rebours. Je ne dis pas que le ciel s’ouvre ; il ne s’ouvre pas, il s’élance, il s’élève soudain, fulguration silencieuse, de cette insoupçonnable chapelle dans laquelle il se trouvait mystérieusement inclus. Comment le décrire avec ces mots démissionnaires, qui me refusent leurs services et menacent d’intercepter mes pensées pour les consigner au magasin des chimères ? Le peintre à qui il serait donné d’entrevoir des couleurs inconnues, avec quoi les peindrait-il ?
« C’est un cristal indestructible, d’une luminosité presque insoutenable (un degré de plus m’anéantirait) et plutôt bleue, un monde, un autre monde d’un éclat et d’une densité qui renvoient le nôtre aux ombres fragiles des rêves inachevés. Il est la réalité, il est la vérité, je la vois du rivage obscur où je suis encore retenu. Il y a un ordre dans l’univers, et à son sommet, par-delà ce voile de brume resplendissante, l’évidence de Dieu, l’évidence faite personne de celui-là même que j’aurais nié un instant auparavant, que les chrétiens appellent notre père, et de qui j’apprends qu’il est doux, d’une douceur à nulle autre pareille, qui n’est pas la qualité passive que l’on désigne parfois sous ce nom, mais une douceur active, brisante, surpassant toute violence, capable de faire éclater la pierre la plus dure et, plus dure que la pierre, le cœur humain.
» Son irruption déferlante, plénière, s’accompagne d’une joie qui n’est autre que l’exultation du sauvé, la joie du naufragé recueille à temps, avec cette différence toutefois que c’est au moment où je suis hissé vers le salut que je prends conscience de la boue dans laquelle j’étais sans le savoir englouti, et je me demande, en me voyant par elle encore saisi à mi-corps, comment j’ai pu y vivre, et y respirer.
« En même temps une nouvelle famille m’est donnée qui est l’Église, à charge pour elle de me conduire où il faut que j’aille, étant entendu qu’en dépit des apparences une certaine distance me reste à franchir, qui ne saurait être abolie que par le détour de la gravitation.
» Toutes ces sensations que je peine à traduire dans le langage inadéquat des idées et des images sont simultanées, comprises les unes dans les autres, et après des années je n’en aurai pas épuisé le contenu.
« Tout est dominé par la présence, au-delà et à travers une immense assemblée, de celui dont je ne pourrai jamais plus écrire le nom sans que me vienne la crainte de blesser sa tendresse, devant que j’aie le bonheur d’être un enfant pardonné, qui s’éveille pour apprendre que tout est don.
» Le miracle dura un mois. Chaque matin, je retrouvais avec ravissement cette lumière qui faisait pâlir le jour, cette douceur que je n’oublierai jamais, et qui est tout mon savoir théologique. La nécessité de prolonger mon séjour sur la planète quand il y avait tout ce ciel à portée de la main de m’apparaissait pas très clairement, et je l’acceptais par reconnaissance plutôt que par conviction.
« Cependant, lumière et douceur perdaient tous les jours un peu de leur intensité. Finalement, elles disparurent sans que pour autant je fusse rendu à la solitude.
« La vérité me serait donnée autrement. J’aurais à chercher après avoir trouvé. »210
Je regarde le nuage...
Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent :
Soudain, la substance du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — barbe-à-papa spirituelle ? intériorité faite talc ? ... ; en même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime ; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un am