EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT







III

ORDRES NOUVEAUX ET

FIGURES SINGULIÈRES











EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT





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EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

III

ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

Dominique Tronc





Les Deux Océans

Paris







« Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques ; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. »

Maurice Maeterlinck présentait ainsi l'œuvre de Ruysbroeck !

Avertissement

J’ai bénéficié, et plus largement encore que précédemment, de la collaboration de Murielle Tronc : elle est coauteure de ce tome III. Notre volume est tributaire de multiples apports auxquels nous ne pouvons rendre ici justice sinon en références. Ceci à cause de la variété des vécus mystiques abordés qui prennent place hors des ordres traditionnels mis en valeur au tome II (encore présents dans ce tome III par des franciscains « tardifs » et par des appartenances individuelles).

Nous ne nous sommes pas trop étendus sur des figures largement reconnues dans les histoires de la spiritualité : les fondateurs de la Visitation qui ouvrent le volume, les jésuites, les spirituels dans le monde dont les “Amis de la Vérité”, des figures pratiquant la charité, etc. Nous avons par contre élargi le cercle mystique en soulignant la valeur de figures féminines singulières qui vécurent à la périphérie ou hors du « royaume très chrétien » ; enfin par une incursion hors du monde catholique : évocation de mystiques britanniques ou d’outre-Rhin, de poètes. Nous sommes conscients du risque encouru abordant telle figure imposante, par exemple Pascal - mais comment faire autrement ? - ou en nous élargissant cavalièrement sur l’Europe pour respecter notre titre d’Expériences mystiques en Occident. Certaines figures sont absentes ici mais prendront toute leur place en « IV. Une école du cœur », dans l’approche du large mouvement mystique de la quiétude. 

Enfin nous ne pouvons laisser supposer que la vie mystique s’arrête au début du XVIIIe siècle ! Une « Conclusion » précédemment annoncée devient « V. Des Lumières à nos jours », sortie symétrique de l’entrée en matière « I. Des Origines à la Renaissance. » Ce tome V présentera à l’aide d’exemples l’étoilement mystique qui accompagne la grande diversité culturelle d’aujourd’hui.









Présentation

Dans les tomes précédents, nous avons tenté de montrer que toute renaissance religieuse a pour origine l’impulsion donnée par un mystique : traversé par le courant de la grâce, il réveille son entourage et le ramène à la vie intérieure, il provoque ou dirige le changement qui se propage ensuite par l’intermédiaire de personnes qu’il a formées1. C’est ainsi que les ordres « anciens », les bénédictins, les carmes et les carmélites, surtout les franciscains, retrouvèrent en France une vitalité inattendue.

Tandis que les actifs réformateurs présentés dans le tome II ont été souvent oubliés2, nous allons maintenant rencontrer des mystiques reconnus, dont quelques-uns sont encore célèbres de nos jours. Ces figures n’appartiennent pas aux ordres anciens, certaines sont même restés complètement indépendantes dans leurs vécus. D’autres ont adopté des approches novatrices qui leur ont permis de créer des structures nouvelles. Aussi leurs successeurs en révèrent-ils le souvenir.

Grâce à la puissance de certains ordres toujours actifs, quelques-uns occupent presque toute la place dans les fresques qui retracent l’histoire religieuse et spirituelle du Grand Siècle, au détriment de personnalités plus profondes. Comme l’expérience intérieure est notre fil conducteur, nous n’adopterons pas la même hiérarchie que les histoires classiques de la spiritualité3. Tenant à notre parti-pris subjectif, nous citons pour le XVIIe siècle une centaine de figures4 en tenant compte non de leur notoriété, mais de l’impression de qualité intérieure mystique éprouvée à la lecture de leurs écrits ou de leurs ‘dits’. Le lecteur s’étonnera de la place réduite donnée à certains spirituels (Bérulle, des membres de « l’École française », des figures rattachées à Port-Royal). Nous préférons rester concentrés sur ce qui nous guide depuis le début : l’expérience du divin transmise d’âge en âge dans la profondeur mystique.

Le critère de jugement dans l’histoire officielle de la spiritualité est la sainteté et non pas l’expérience mystique (qui fait souvent peur). On confond souvent saint et mystique, la sainteté pouvant apparaître à la lecture de certaines hagiographies comme la condition préalable à l’ouverture de toute vie intérieure. Or, Thomas d’Aquin le dit bien, « l’amour de Dieu n’est pas, comme le nôtre, dépendant d’un bien préexistant dans l’être aimé ; il crée le bien qu’il aime5 ». La grâce divine est première : l’effort, le mérite ne la font malheureusement pas venir. Elle semble répondre à l’appel de l’homme, mais elle est la source de cet appel. Il n’y a pas d’automatisme, l’ascétisme entraînant la grâce : celle-ci est libre, incompréhensible et inopinée.

Un saint n’a donc pas forcément d’expérience mystique. Il montre l’exemple : il est l’incarnation du grand idéal moral donné par les religions. Mais c’est par sa volonté propre qu’il tend vers la perfection. Le mystique, lui, est traversé par la grâce : c’est parce qu’il en suit les mouvements qu’il manifeste l’amour divin autour de lui. S’il est parfait, sa sainteté n’est qu’une facette de son intériorité et une conséquence de l’amour qui vit en lui. C’est parce qu’il acquiesce à l’action de la grâce que s’accomplit la remise en ordre de ses comportements : après une (longue) phase de nettoyage, le torchon aura exprimé son dû, le bois humide sera devenu sec et pourra brûler d’amour.

Toutes les variantes sont possibles : les mystiques s’imposent souvent une ascèse et pensent que leur état d’impureté et de péché doit être purifié pour que la grâce descende. Au Grand Siècle, l’héroïsme est très bien considéré et fait partie de la culture de l’époque. C’est au bout d’un long périple que monsieur de Bernières ou madame Guyon comprennent qu’ils ne font que tourner en eux-mêmes et que l’abandon à la grâce est la seule voie efficace.

Exceptionnellement, nous ouvrons ce tome III à quelques spirituels qui n’ont pas laissé de trace écrite, mais qui sont admirables par leur charité : nous avons fait le pari que l’amour universel dont ils ont témoigné ne pouvait provenir que d’une intense vie intérieure.

§



Ce tome III comporte cinq parties :

1. Nous présentons le cadre où évoluent ces personnalités : un monde en mutation prédomine à partir du milieu du XVIIe siècle.

2. Apparaissent les créateurs ou membres des ordres nouveaux : François de Sales associé à Jeanne de Chantal et leurs visitandines, jésuites mystiques inspirés par Louis Lallemant, Jean-Jacques Olier fondateur des sulpiciens, des oratoriens.

3. Puis nous nous attachons à des mystiques actifs dans le monde : monsieur de Bernières, quelques spirituels illustres par leur charité, des « Amis de la vérité » assemblés autour de Port-Royal, des franciscains « tardifs » défenseurs de la vraie vie mystique.

4. Nous consacrons une place importante à cinq figures féminines mystiques remarquables (et à un couple). Elles réussirent à rester relativement indépendantes des structures religieuses pendant la plus grande partie de leur vie. Nous rendons ainsi justice au sexe ignoré mais souvent premier dans l’ordre mystique.

5. Enfin, pour ne pas demeurer cantonnés au monde catholique de France et en conformité avec le titre d’Expériences mystiques en Occident, nous évoquons quelques contemporains remarquables qui vécurent hors de la juridiction du « Roi très chrétien » dans le Saint-Empire, en république hollandaise, dans les îles britanniques. Ce dernier chapitre sera bien entendu un survol sans aucune visée exhaustive, pour rappeler que la mystique existait ‘ailleurs’.

Nous aurons alors évoqué aux tomes II et III une bonne partie du XVIIe siècle mystique européen. Restera à présenter l’école de la quiétude (tome IV), enfin à montrer que la vie mystique ne s’arrête pas en 1699 par une deuxième condamnation du quiétisme (tome V), même si ses expressions écrites furent par la suite et pour longtemps bridées.



1. Un monde en mutation.

Au début du XVIIe siècle, les mystiques qui rendaient compte de leur expérience par écrit le faisaient au sein d’un monde très différent du nôtre, même si la modernité apparaissait déjà chez quelques membres d’une minorité socialement favorisée. Si les structures où entraient ces « chrétiens intérieurs » se révélaient déjà très diverses depuis Réformes et Contre-Réforme, au milieu du XVIIe siècle s’opère aussi un basculement des connaissances et des idées : l’Ancien Monde du Moyen Age, dont les pratiques ont été transmises par les ordres religieux rénovés, laisse place à un monde nouveau qui va nécessiter d’autres manières de vivre intérieurement. De nouvelles formes vont devoir être inventées pour s’y adapter : nous les abordons au cours de ce volume.

Les institutions religieuses tentèrent de faire face à ces nouveautés, mais leurs efforts ne purent équilibrer la crispation de structures qui se trouvaient en proie à des luttes intestines : à l’opposition entre protestants et catholiques, s’ajouta l’opposition entre partisans des idées nouvelles et traditionalistes. Ces derniers perdront progressivement le contrôle des idées avant celle des hommes.

Aux XVIe et au XVIIe siècles, quatre phénomènes majeurs sont à l’origine de ce bouleversement des idées et du monde6 : la circulation des idées facilitée par l’imprimerie, le progrès dans la connaissance du monde naturel, la montée en puissance de l’État souverain, la division confessionnelle de l’Europe. Ils mettent en cause l’unité du monde. L’individu se met à questionner la nature même d’une vérité disputée publiquement : à quelle confession doit-il se rattacher s’il en a le choix ? Faut-il inventer la tolérance ? S’il cherche des remèdes à la violence7, doit-il se soumettre comme à un moindre mal à un despotisme qui ne deviendra « éclairé » qu’un siècle plus tard (et trop tard pour sa version française), ou faut-il réinventer une démocratie dont l’Antiquité donne une image idéalisée ?

De l’Ancien au Nouveau Monde

Au début du XVIIe siècle, la société demeurait attachée à un Ordre divin : elle était politiquement reliée à l’Absolu par un Roi et religieusement dominée par des Églises. Intériorisé à partir des écrits très appréciés de Denys, l’Ancien Monde supposait une

adhésion à un ordre antérieur et supérieur aux hommes. Leur attitude était dominée par une aspiration à la sagesse et au salut dans l’intégration à un ordre divin, naturel, communautaire et idéologique, préétabli, qui définissait le vrai, le bien, le juste, ainsi que le statut et la personnalité même des individus8.

On retrouve de nos jours un tel état d’adhésion à l’état de survivances dans d’autres civilisations. Il s’exprime de façon pathogène lorsque l’adhésion s’accompagne d’une soumission sociale sans limite au sein de communautés qui se sentent trop menacées9. Anciennement « ce n’était pas l’individu qui était perçu comme l’unité de base, mais la famille et la lignée, groupes naturels, la cité ou la communauté organisée, porteuse du projet qui donne sens à la vie », tandis que nous vivons aujourd’hui « dans des sociétés conçues comme des associations reposant sur un contrat entre des individus libres qui leur préexistent en principe : ils peuvent les modifier… »10.

Mais arrive le physicien-praticien Galilée, qui ouvre un monde nouveau par l’observation combinée à l’expérience : il renverse des modèles admis en astronomie et en mécanique. Son influence n’a d’égale que celle du théoricien Descartes qui lie géométrie et algèbre. Ils permettront de quantifier des résultats expérimentaux, pour aboutir à la maturité scientifique atteinte à la fin du siècle par Newton.

La maîtrise apparente d’un monde matériel dépendant d’un monde spirituel ‘des idées’ est ainsi rapidement entamée11. L’inversion du processus de connaissance s’appuie sur l’expérience physique : Descartes assure que ses « conclusions sont toutes appuyées sur des expériences très certaines » (ce qui n’était encore le cas ni chez Bacon ni chez lui). L’orientation est acquise ainsi tôt, même si la rigueur expérimentale n’apparaît qu’au milieu du siècle, génialement chez Pascal qui associe pratique et théorie avec une grande inventivité. Sa liberté prise vis-à-vis de présupposés ouvre de nouvelles failles12.

Cette liberté ne se manifeste pas encore dans deux domaines : celui de la représentation historique, car elle ne se prête pas à l’expérimentation scientifique immédiate ; et celui de l’exploration critique des sources bibliques qui débutera avec Spinoza13.

Les Pensées de Pascal montre cet écart : le contraste est grand entre sa première partie avec la liberté prise sur tous les sujets, dont le politique, et sa seconde partie qui ne peut encore tenir compte que de la tradition biblique dans sa durée brève.

Il faut une génération pour qu’un acquis nouveau se généralise au niveau des connaissances de l’homme cultivé, puis une nouvelle génération pour qu’elle soit exprimée socialement et prise en compte - ou non - par les structures civiles et religieuses. La fermeture d’un Bossuet vis-à-vis de toute nouveauté et de toute tentative œcuménique, telle qu’elle fut entreprise par Leibniz, illustre cette rémanence. Une tension très forte se manifeste lorsque le débat devient public, à la charnière entre ancien modèle du monde et nouvelles ouvertures.

Toutefois en Hollande puis en Angleterre, l’orthodoxie s’ouvre dès le XVIIe siècle à la tolérance et au progrès qui en découle. Mais pas moins de quatre révolutions accompagnées des guerres menées par la république hollandaise pour survivre, puis de terribles luttes civiles au sein du royaume auront été nécessaires à l’accouchement d’une société politique déjà démocratique sous certains aspects14.

L’absolutisme en France



La France eut moins de chance. À l’essor du début du siècle, rapidement freiné par les troubles de la Fronde, succède un renforcement de l’absolutisme mené par Louis XIV. Dans le contexte des guerres de religion, les juristes catholiques voulurent mettre le roi à l’abri des anti-absolutistes protestants et des tyrannicides (Henri IV avait été l’objet de plusieurs attentats avant celui qui lui coûta la vie). D’où une survalorisation du personnage royal, que le monarque mettra en scène tout en bridant toutes les expressions politiques dont la parlementaire. Le Roi-Soleil respecte cependant une morale15. En France, le régime

reste modéré, parce que nombre de traits traditionnels du royaume subsistent : le roi est chrétien, il respecte les “lois fonda­mentales”, il a un “esprit de justice, de conseil et de raison”, la société comporte encore des ordres, des corporations, des “pays” qui ont des droits propres dont le régime est obligé de tenir compte. D’ailleurs, le royaume est grand et incomplètement contrôlé. Mais ces éléments de modération sont étrangers à la doctrine absolutiste proprement dite. Quand le régime s’effondrera, ils disparaîtront. Le jacobinisme pourra alors hériter des pouvoirs d’État illimités qu’ont élaborés les théoriciens absolutistes16.

Au sein de cet absolutisme, le système dit des Lettres de Cachet fait des victimes chez les spirituels. À la question fréquente : « Quelle est la justification de tel ou tel emprisonnement ? » posée par le moderne qui suspecte quelque transgression cachée, la réponse est : « Aucune n’est nécessaire ! » Ces lettres sont signées par le roi (mais par lui seul), sans intervention de la justice, mais souvent sous l’influence de son entourage : Richelieu pour Saint-Cyran emprisonné de 1638 à 1643, madame de Maintenon pour « la Guyon » qu’elle fait emprisonner de 1697 à 1703. Il ne s’agit que d’éloigner quelqu’un, de l’assigner à résidence, de l’emprisonner.

Saint-Cyran fut envoyé un beau matin à Vincennes, sans motif, sans jugement, ayant été pris à son domicile par des “messieurs” (annonciateurs des hommes en gabardine de polices politiques modernes). Il passa cinq ans dans son cachot, mais il aurait pu y passer, tout aussi bien, vingt ou quarante, si la mort inopinée du ministre n’avait permis à ses amis de le faire libérer17.

Nous étendons souvent au passé (et les supposons à tort acquises) les conquêtes récentes de révolutions européennes. Or la liberté de conscience et de culte qui nous considérons comme naturelle, est absolument inconnue sous l’Ancien Régime : « L’évêque ou le supérieur peut requérir des lettres de cachet contre des prêtres ou religieux suspectés d’indiscipline (par exemple de jansénisme), pour contourner l’impuissance de l’officialité paralysée par l’appel comme d’abus » souvent interjeté par l’inculpé18. Les hérétiques, conformément au serment du sacre, doivent être « exterminés » (entendons : rejetés hors des limites du royaume, ex-terminare). L’édit de Nantes est révoqué par l’édit de Fontainebleau de 1685 : toute liberté de culte est abolie, les églises réformées sont détruites, ceux qui ne se convertissent pas sont bannis. Les juifs, bannis en principe du royaume en 1615, ne font pas partie de la communauté française, pas plus que les protestants.

De même, la liberté d’expression est restreinte. Il faut un privi­lège spécial pour imprimer des livres, et les privilèges ne sont accor­dés qu’après examen attentif par la censure. Les imprimeries sont étroitement surveillées, ce qui n’empêchera pas l’impression des Provinciales en feuilles grâce à des complicités. La solution habituelle était d’imprimer les ouvrages en Hollande.



La montée en puissance du royaume

Après les terribles luttes religieuses du XVIe siècle où l’angoisse et la peur créent la violence19, la paix à peine rétablie, la France doit lutter contre l’encerclement pour sa survie. Car Charles-Quint unifiant Espagne, une partie de l’Italie, Autriche, Flandre, et riche de ses colonies, a créé le premier des empires sur lequel le soleil ne se couche pas.

En France, on ne peut encore parler de sentiment « national » : la diversité des provinces est grande et le français qui y est pratiqué est souvent un patois. Il s’agit plutôt d’une originalité qui s’exprime dans les coutumes intimement liées à la royauté la plus ancienne d’Europe. Les catholiques succombent d’ailleurs à l’attrait de la puissance étrangère qui se pose en protectrice de leur religion : tous admirent la culture hispanique arrivée à pleine maturité ; beaucoup parlent et lisent sa langue (ainsi que l’italien, langue de culture plus ancienne mais qui n’est plus associée à un pouvoir politique sinon celui de la papauté).

L’indépendance l’emportera pourtant grâce entre autres au génie de Richelieu : elle s’exprimera religieusement par le gallicanisme, et en politique se formeront des alliances assez compromettantes avec des principautés protestantes voire avec le Grand Turc. La démographie aidant, car la France est à elle seule aussi peuplée que le reste de l’Europe occidentale, la puissance française dominera l’espagnole dès lors que le pays sera unifié et en paix, et culminera sous Louis XIV. Mais sa politique guerrière provoquera contre elle l’union de l’Europe, financée par la Hollande, et conduira à des guerres perpétuelles.

Sur le plan culturel, le royaume se situe à mi-chemin entre l’état de servitude régnant au sud de l’Europe où l’Inquisition et un système de « castes » stérilisent tout essor20, et l’état de liberté (relative) confinée à et près d’Amsterdam ou Londres. L’essor littéraire est toutefois grand, favorisé en France par le désintérêt obligé de la noblesse pour toute activité économique. Le développement des connaissances est moindre. L’expression des idées novatrices prend le chemin du nord de l’Europe.

Sur le plan religieux, les hétérodoxies sont nombreuses depuis la Réforme, mais restent étroitement circonscrites dans ces quelques « zones libres » (ou sauvages : la Suisse). L’Europe occidentale chrétienne est partagée entre sa moitié traditionnelle catholique du sud, qui conserve des richesses mystiques au prix de beaucoup de pesanteurs sociales, et sa moitié réformée du nord, diversifiée en Églises anglicane, luthérienne, calviniste. Elle facilite l’émergence d’un ordre bourgeois nouveau, mais au prix de la destruction des havres mystiques préservés par leurs clôtures.

Le problème n’est pas seulement politique : l’individualisme naissant fait surgir une opposition entre vécus intérieurs et structures ecclésiales. Kolakowski, l’historien-philosophe des mystiques hétérodoxes au XVIIe siècle, analyse l’essence irréductible de contradictions opposant les adeptes d’un christianisme intérieur aux Églises, qu’elles soient protestantes ou catholique21 :

On voit que cette double opposition [aux conceptions propres aux uns et aux autres], autrement dit l’idée que le culte extérieur n’est pas nécessaire au salut dans l’Église catholique, et que l’orthodoxie n’est pas nécessaire dans les Églises réformées, est l’équivalent, dans la pratique, de l’exi­gence de la suppression des Églises en tant qu’institutions visi­bles, si l’on remarque que l’existence de l’Église en tant qu’ins­titution sociale est définie par l’existence de la caste sacerdotale qui, dans les deux cas, est ainsi privée de sa raison d’être. […]

Examiné dans l’abstrait, il [le mysticisme] révèle l’orientation originelle de sa pensée : celle-ci est en opposition directe au principe même d’organisation religieuse. C’est la croyance que l’on atteint toutes les valeurs essentielles par le moyen d’une communication directe de l’individu avec Dieu, donc sans tous les instruments que l’Église fournit pour cette communication — rituels, sacrements, catéchèse. C’est en même temps la croyance que la voie du salut, c’est la pratique de la passivité (“laissez agir Dieu”), du perfectionnement inté­rieur passant par tous les stades et toutes les pénibles expé­riences décrites dans les relations des auteurs mystiques.

Presque universellement — mais avec quelques exceptions toutefois — s’y associe la conviction que l’individu est entiè­rement responsable de son propre salut et que le démon ne trouve accès à l’âme que si elle le lui permet de bonne grâce ; que par conséquent le principe de la responsabilité individuelle dans les rapports entre Dieu et l’homme conserve sa valeur absolue ; et que ni le décret de la prédestination divine assignant à chacun à l’avance son destin d’outre-tombe ni les formalités peu gênantes des recours rituels ne peuvent nous dégager de notre responsabilité, donc nous libérer de notre abandon à la grâce ; que seul son propre effort rend l’âme individuelle capable de recevoir la grâce, même si cet effort doit se ramener — comme le proclame la majorité des mystiques — à se dépouil­ler de sa propre volonté et à atteindre à une passivité totale face aux opérations surnaturelles qui s’effectuent dans l’âme, si c’est donc là un effort paradoxal de passivité.

Les institutions religieuses recherchent bien l’appui des mystiques par confesseurs interposés, mais, incapables d’absorber le fait mystique, elles prétendent le faire rentrer dans un dogme étroit et en fixer l’expression dans une langue commune22. La censure menace tout le monde.

Pratiquement, l’opposition entre chrétiens intérieurs et appareil d’Église est atténuée par le respect que ces chrétiens observent vis-à-vis de l’ancienne vision du monde hiérarchique. Mais les tensions demeurent, envenimées par l’asservissement de l’appareil ecclésial au pouvoir royal.

Cette dépendance est accomplie en France en 1682 par la déclaration du clergé dite des « Quatre Articles » dans laquelle Bossuet a joué le premier rôle : « Nous déclarons […] que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique […] que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission ou de l’obéissance qu’ils leurs doivent ou absous du serment de fidélité 23 ». Ce dernier point ouvre la voie à des décisions arbitraires.

Confrontés à cette incompréhension, refusant de nier l’évidence de leur vécu, certains mystiques se retrouvent en marge des structures, mais en éprouvent une grande souffrance, car ils demeurent attachés aux formes religieuses tout en ayant le sentiment de représenter le vrai christianisme. Pour eux, la religion est la chose la plus simple du monde. J. Byrom, un lettré du XVIIIe siècle, du groupe mystique écossais d’Aberdeen, définira ainsi la “vraie religion : la chose la plus simple du monde ; non pas un mot, mais une chose ; non pas une matière de dispute, mais de pratique” 24.

Mais ils sont emprisonnés, condamnés ou bannis. Il devient dangereux d’être soupçonné de quiétisme. C’est probablement la peur qui explique le tarissement des écrits mystiques à la fin du XVIIe siècle25 : on parlera d’un « crépuscule des mystiques » après le bref pontifical de 1699 condamnant le quiétisme26.

Nombreux seront ces chrétiens sans Église sommés de se soumettre ou de se démettre. L’exode hors des limites religieuses prendra de l’ampleur au Siècle des Lumières, principalement en Hollande, asile relativement ouvert, et dans le Saint-Empire, Allemagne aux multiples centres de pouvoir : l’on peut ainsi se déplacer d’une principauté où règne une confession vers sa voisine où demeure une rivale, et très simplement d’université en université.

La théologie devient alors philosophie avant que cette dernière n’entreprenne au XIXe siècle une mutation vers la « science » politique. La tradition européenne ne connut ainsi jamais une complète rupture. Des influences s’exercèrent : de quiétistes et de piétistes sur Kant et ses successeurs dont Hegel, puis de ce dernier sur ses critiques Kierkegaard ou Marx.

Le mouvement lent de l’Ancien Monde religieux au Nouveau Monde des “Lumières” dont les membres s’opposaient aux religieux fut voilé par la lutte entre partis religieux et laïque27.

La réconciliation peut aujourd’hui avoir lieu lorsque celui qui est animé d’une vie intérieure ne se croit plus obligé de rentrer dans des structures religieuses devenues minoritaires.

2. les ordres nouveaux.



Nous pouvons parler d’Ordres « nouveaux » dans la mesure où leurs membres vivent au moins en partie comme des « spirituels dans le monde ». Jésuites, oratoriens et sulpiciens ont des contacts ouverts avec la société civile - mais pour un jésuite  seulement après une longue préparation à l’apostolat actif ; la préparation est certes moins contraignante pour un oratorien ; enfin pour un sulpicien il s’agit d’une simple animation de séminaire et d’œuvres améliorant la qualité morale de ses dirigés. Du côté féminin, des visitandines répondent à une ouverture au monde sans devoir adopter la double clôture permettant l’éducation des filles, comme ce fut le cas chez les ursulines qui les précédaient (ces dernières pénétrèrent en France pour se retrouver bientôt ainsi « protégées »).

Nous différons nettement de présentations d’histoires religieuses du XVIIe siècle, où prédominent les figures des chapitres 2 et 3 du présent tome, ce qui représente moins du quart de nos tomes II, III et IV réservés au Grand Siècle. L’histoire religieuse doit rendre en effet compte des structures ecclésiales et ne peut guère s’intéresser à des individualités mystiques demeurées le plus souvent discrètes.

Nous présentons bientôt des figures à la fois accomplies mystiquement et reconnues socialement. Nous leur accordons une place qui les favorise peut-être beaucoup vis-à-vis de figures égales mystiquement, mais cachées - sur la vie desquelles nous sommes donc moins bien renseigné. Les figures reconnues seront celles de François de Sales et de Jeanne de Chantal entourée de ses visitandines, du jésuite Surin puis, à un niveau moindre, de monsieur Olier fondateur de Saint-Sulpice, de l’actif laïc Jean de Bernières et ses amis et successeurs très présents au tome IV, de Pierre de Poitiers et de capucins, enfin longuement de l’ursuline Marie de l’Incarnation qui mena la dernière moitié de sa vie à Québec.

Les inspirations qui animent les membres des Ordres convergent souvent, car ceux-ci tentent de répondre aux besoins communs d’une nouvelle société civile bourgeoise : il en est ainsi de l’Oratoire français et des sulpiciens ; de plus, dans ce cas, l’union est étroite car il faut tenir compte de l’influence de l’oratorien Condren sur le fondateur Olier (c’est « l’école française » au sens strict).

En général, et malgré la faible durée historique couverte ici sur trois générations, il nous a paru plus simple et très clair de respecter pour la présentation une chronologie définie par les dates de disparition des figures qui sont le plus souvent proches de leurs pics d’activité mystique. Elles sont parfois regroupées en familles d’une même localisation géographique : ceci rompt alors le fil chronologique.

La Chronologie de la France religieuse : une « école française ? » donnée en fin de tome résume l’évolution qui eut lieu de 1608 à 1642 c’est-à-dire couvrant la période critique du siècle pour son épanouissement spirituel. Elle situe des réformes qui se produisent simultanément et suggère des interactions que nous ne pouvions trop souligner au fil des présentations sans nuire à la clarté de l’exposé.







Jeanne de Chantal et François de Sales : la création de la Visitation

Une “ extraordinaire amitié 28 ” a uni de 1604 à 1622 ces deux grandes personnalités proches en âge (Jeanne vécut toutefois dix-neuf années de plus que François, malgré la fatigue due aux fondations). Cet accord spirituel total leur a permis de créer une structure d’inspiration nouvelle : la Visitation d’Annecy qui essaima rapidement en couvents dirigés par les religieuses formées par Jeanne de Chantal.

François de Sales (1567-1622).

Le rayonnement de son œuvre en fait la figure centrale en Savoie et en France du renouveau spirituel et religieux de la Contre-Réforme catholique. Sa vie exemplaire permit au jésuite A. Ravier de le considérer comme un « mystique de l’action chrétienne » 29.

La chronologie donnée par A. Ravier, que l’on peut compléter par l’étude de P. Serouet, peut se résumer ainsi :

21 août 1567 : François naît dans la maison forte du hameau de Sales, à Thorens. De rang élevé dans la noblesse de Savoie, son père a de grandes ambitions pour lui. À douze ans François part pour Paris et suit la formation du collège jésuite de Clermont (futur lycée Louis-le-Grand) : cours de lettres et d’arts libéraux ainsi que des « arts de noblesse » (escrime, équitation, danse…).

Il s’intéresse beaucoup à la théologie. En décembre 1586 et janvier 1587 il est terrassé par l’angoisse d’aller en enfer : la problématique de la prédestination est en effet commune à tous à la fin du XVIe siècle (jamais tranchée, elle prendra une forme jansénisante dans le monde catholique et calviniste chez les protestants). Il prie la Vierge et est délivré. Il fait vœu de chasteté et mène une vie de prière. De 1589 à 1592, il part faire des études de droit et de théologie à Padoue. A son retour, au grand regret de son père, il devient religieux le 10 mai 1593.

Nommé prévôt de Genève, il siège à Annecy (les calvinistes occupent Genève). Il appelle à la reconquête de Genève, sans recourir à la force, mais par l’exemple de la charité. En 1597, il tente à Genève des entretiens secrets (et infructueux !) avec le successeur de Calvin, l’ouvert Théodore de Bèze.

1598 : grande vague de conversions pendant les « Quarante heures de Thonon », suivie de l’élimination des protestants par le duc de Savoie qui déclare : « Videz mes États ! » François était intervenu auparavant pour que l’on chasse les ministres... Voyage à Rome. Devenu « missionnaire » dans le Chablais, il en visite « toutes les églises ».

1602 : Sa réputation s’étend et il est appelé à Paris. Il y fréquente le cercle de Mme Acarie. Henri IV lui propose d’être évêque de Paris, mais François reste fidèle à « sa pauvre église de Genève-Annecy ». Il est sacré évêque à Thorens à la fin de l’année.

5 mars 1604 : Il rencontre la baronne de Chantal à la Sainte-Chapelle de Dijon. Puis il est absorbé par de très nombreux déplacements et fonde une académie culturelle à Annecy. Il commence une correspondance qui sera la base de son Introduction à la vie dévote.

1608 : Rédaction de l’Introduction publiée en 1609.

1609-1616 : Rédaction du Traité de l’amour de Dieu publié en 1616.

6 juin 1610 : il fonde la Visitation avec Jeanne de Chantal.

1611 : Deux séjours au pays de Gex, déjà visité en 1603 (beaucoup plus tard, Mme Guyon séjournera à Gex chez les Nouvelles Catholiques). Il est en butte à des calomnies.

1612 : La Mère de Chantal et la sœur Favre inaugurent la visite des pauvres et des malades.

1613 : Turin et Milan. Négociation pour l’installation des barnabites à Annecy (Le P. Lacombe, confesseur de madame Guyon, sera barnabite savoyard à Thonon).

1618 : Voyage à Paris. Il refuse d’être nommé coadjuteur de l’archevêque de Paris, rencontre et apprécie Angélique Arnauld. Il est le grand aumônier de Christine de France qui épouse le prince de Piémont.

1622 : Le duc de Savoie l’emmène dans des voyages qui l’épuisent : Turin, Avignon, Lyon… Le 27 décembre au soir survient une attaque d’apoplexie qui s’avère fatale dès le lendemain.

Au premier abord, François choque nos convictions modernes par son adhésion aux préjugés de son temps, préférant le pouvoir royal à la liberté et prônant l’obéissance totale au pape comme au duc de Savoie. Totalement engagé dans la Contre-Réforme, pour rétablir l’unité de la foi, il parcourt le Chablais comme missionnaire, participe aux fêtes de Thonon où se convertiraient plus de deux mille personnes en onze jours ! Quand le duc décide la conversion forcée du Chablais par des jésuites et des capucins secondés de militaires, il ne s’y oppose pas. Il faut dire que son ministère à Annecy s’exerça au milieu d’un tourbillon politico-religieux : lutte entre le duc catholique de Savoie et le bastion protestant genevois, rapports délicats entre le duché et les puissances concurrentes française et espagnole. Il fut directement aux prises avec les puissants de ce monde difficiles à tempérer et dut user de toute sa diplomatie.

Autant qu’il le pût cependant, il s’efforça de lutter contre le climat de violence habituel chez ses contemporains, répétant dans ses sermons : « C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. » Il organisa des disputes avec les pasteurs où il convainquait le public par son éloquence et sa douceur. S’il lutta contre les protestants, ce fut surtout par de nombreux sermons et textes (polémiques) : il eut même l’idée innovante de les faire imprimer sur des feuilles volantes pour les distribuer à tous30. Alors qu’Henri IV lui proposait l’évêché de Paris, il préféra rester attaché à son pauvre diocèse où il mena un apostolat exemplaire auprès des simples comme des puissants, qui lui valut une réputation de conciliateur et d’être appelé « l’auteur de la paix ». Il prit pour modèle l’évêque de Milan Charles Borromée (1538-1584)31. Il fut un pasteur-évêque qui enseigna une dévotion simple et quotidienne aussi bien au roi de France qu’aux laïcs.

Cette intense activité était fécondée par une profonde vie intérieure. Voici ce qu’en dit sa confidente, Jeanne de Chantal, dans une belle lettre32 rédigée après la mort de François :

Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu'il voyait d'une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui lui causait de grandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté ; et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés "le sanctuaire de Dieu", où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu. C'était le lieu de ses retrai­tes et son plus ordinaire séjour, car, nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu'il pouvait. […]

Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et marcher après lui sur la fine pointe de l'âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple; c'est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonne­ments et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il était en consolation ou désolation et que, quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas ; mais c'est la vérité, que pour l'ordinaire il avait de grandes suavités intérieu­res, et l'on voyait cela en son visage pour peu qu'il se retirât en lui-même, ce qu'il faisait fréquemment.

Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertis­sant tout au profit de l'âme ; mais surtout il recevait ces gran­des lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu'il faisait ordinairement en se promenant ; et m'a dit qu'il tirait l'oraison de l'étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.

Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il n'avait pas des goûts sensibles en l'oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu'il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait aucune part. À l'ordinai­re c'étaient des vues et sentiments de l'unité, très simples, et des émanations divines auxquelles il ne s'enfonçait pas, mais les rece­vait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car sa méthode était de se tenir très humble, très petit, et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d'amour.

Souvent il m'a écrit que, quand je le verrais, je le fisse ressou­venir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison et comme je le lui demandais, il me répondit : "Ce sont des choses si minces, simples et délicates que l'on ne les peut dire quand elles sont passées ; les effets en demeurent seulement dans l'âme".

Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l'oraison, car les affaires l'accablaient ; et, un jour, je lui demandais s'il l'avait faite. "Non, me dit-il, mais je fais bien ce qui la vaut". C'est qu'il se tenait toujours en cette union avec Dieu ; et disait qu'en cette vie il faut faire l'oraison d'œuvre et d'action. Mais c'est la vérité que sa vie était une continuelle oraison.

Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l'oraison. Non, certes, car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu'en ses dernières années il était parvenu à telle pureté que même il ne voulait, il n'aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu'il n'y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Dieu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour général de la volonté de Dieu était d'autant plus excel­lent et pur que cette âme n'était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très claire lumière que Dieu y avait répan­due, par laquelle il voyait naître les mouvements de l'amour-propre, qu'il retranchait fidèlement, afin de s'unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m'a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu'à l'ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.[…]

De cette union si parfaite procédaient si éminentes vertus que chacun a pu remarquer, cette générale et universelle indiffé­rence que l'on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième livre de l'Amour divin33, que je ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions.

[…] Qui l'a jamais vu s'oublier ni perdre un seul brin de la mo­destie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui que ce soit ? Aussi avait-il un coeur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de coeur : non, certes, jamais n’a-t-on vu un coeur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu'était le sien ?

Il est célèbre surtout par son Introduction à la vie dévote (1609) où il prodigue des conseils spirituels dans un langage simple sans citations et destiné à tous, hommes et femmes : ce livre eut un franc succès (même Henri IV le lut !) et fut réédité plus de quarante fois du vivant de François.

Mais l’expérience proprement mystique qui nous intéresse est mieux abordée dans le Traité de l’amour de Dieu, qu’il n’écrivit qu’en 1615 après quelques années de fréquentation de Jeanne de Chantal et des visitandines. Il fut en effet rédigé pour les sœurs : « on parle d’une façon aux jeunes apprentis et d’une autre sorte aux vieux compagnons ». Ce Traité fait écho à l’expérience personnelle de François, mais reflète aussi celle des sœurs : elles sont citées à plusieurs reprises.

Les grands thèmes de cet ouvrage seront lus et discutés jusqu’à la fin du siècle (lors de la querelle du quiétisme) : la conformité par l’amour, la quiétude, la célèbre « question impossible », « l’amour pur », le non-vouloir, l’amour surnaturel à la « pointe de l’âme », etc.34 En voici quelques extraits35 :

Dans l’œuvre comme dans la vie de François, l’amour de Dieu est tout :

L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’âme, l’amour celle de l’esprit, et la charité celle de l’amour : c’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence de l’univers. (Traité, X, 1)

L’amour est l’abrégé de toute la théologie… (VIII, 1)

[…] cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu’en nous-mêmes, nous vivons plus en Lui qu’en nous [Actes, 17, 28], et nous sommes tellement de Lui, par Lui, pour Lui et à Lui, que nous ne saurions, de sens rassis, penser ce que nous Lui sommes et ce qu’Il nous est que nous ne soyons forcés de crier: « Je suis vôtre, Seigneur »36. (X, 11)

Il était passé au-delà de la méditation (qu’il connaissait bien puisqu’il avait pratiqué les exercices jésuites) à la contemplation qui n’est due qu’à la grâce :

Mais, en quelle des trois façons que l'on procède, la contemplation a toujours cette excellence, qu'elle se fait avec plaisir, d'autant qu'elle présuppose que l'on a trouvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y délecte, en disant : « J’ai trouvé Celui que mon âme chérit, je l’ai trouvé et ne le quitterai point » 37. En quoi elle diffère d'avec la méditation, qui se fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit allant par icelle de considération en considération, cherchant en divers endroits, ou le Bien-aimé de son amour, ou l'amour de son Bien-aimé. (VI, 6)

La « suprême pointe de l’esprit » est le point de contact avec Dieu (le « fond de l’âme » chez d’autres auteurs) :

Pour moi, je parle en ce traité, de l’amour surnaturel que Dieu répand en nos cœurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l’esprit ; pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. (XII, 1)

François exprime la relation mystérieuse qui unit l’âme à Dieu en une belle image :

Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths unisones, c’est-à-dire de même son et accord, l’un près de l’autre, et que l’on joue de l’un d’iceux, l’autre, quoiqu’on ne le touche pas, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue […] On ne peut s’empêcher de se conformer à ce qu’on aime […] (VIII, 1)

Notre amour envers Dieu ne dépend pas d’un jugement ou d’une obligation, il n’est tributaire d’aucune cause autre que « la souveraine bonté, justice et droiture » :

[…] l’amour de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine bonté, justice et droiture de sa divine volonté. […] Et en ce point consiste la très profonde obéissance d’amour, laquelle n’a pas besoin d’être excitée par menace ou récompense, ni par aucune loi ou par quelque commandement. (VIII, 2)

Il évoque Catherine de Gênes pour parler du pur amour sans entremise ou interposition et qui ne souffre aucun mélange :

Les enseignements que la séraphique sainte Catherine de Gênes a faits pour déclarer les propriétés du pur amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci : que l’amour parfait, c’est-à-dire l’amour étant parvenu jusques au zèle, ne peut souffrir l’entremise ou interposition, ni le mélange d’aucune autre chose, non pas même des dons de Dieu, voire jusques à cette rigueur, qu’il ne permet pas qu’on affectionne le paradis sinon pour y aimer plus parfaitement la bonté de Celui qui le donne ; de sorte que les lampes de ce pur amour n’ont point d’huile, de lumignon ni de fumée, elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut éteindre38. (X, 13)

Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit qu’il prie n’est pas parfaitement attentif à prier ; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie, pour penser à la prière par laquelle il prie. (IX, 10)

Afin de faire goûter au lecteur le charme du style salésien, voici des extraits de chapitres qui se font l’écho de l’expérience des visitandines et de leur confesseur. Le recueillement est évoqué par de belles comparaisons empruntées à la nature :

DU RECUEILLEMENT AMOUREUX DE L'ÂME EN LA CONTEMPLATION

Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur cœur pour parler à Dieu ; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour, qui, nous provoquant à l'oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j'entends de parler ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains [mais] par l'amour même ; c'est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-mêmes par élévation, d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de notre soin, mais Dieu le fait en nous, quand il lui plaît, par sa très sainte grâce. Celui, dit la bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l'entendait bien ; hormis que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains [mais] il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce.

Or il se fait ainsi. Rien n'est si naturel au bien que d'unir et attirer à soi les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes, lesquelles tirent toujours et se rendent à leur trésor, c'est-à-dire à ce qu'elles aiment. Il arrive donc quelquefois que Notre Seigneur répande imperceptiblement au fond du cœur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l'âme, par un certain secret consentement se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher Époux. Car tout ainsi qu'un nouvel essaim ou jeton39 de mouches à miel, lorsqu'il veut fuir et changer pays, est rappelé par le son que l'on fait doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin emmiellé, ou bien encore par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu'il s'arrête par l'amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu'on lui a préparée, de même Notre Seigneur, prononçant quelque secrète parole de son amour, ou répandant l'odeur du vin de sa dilection plus délicieuse que le miel, ou bien évaporant les parfums de ses vêtements40, c'est-à-dire quelques sentiments de ses consolations célestes en nos cœurs, et par ce moyen leur faisant sentir sa très aimable présence, il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s'arrêtent en lui comme en leur objet très désirable. Et comme qui mettrait un morceau d'aimant entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes leurs pointes se retourneraient du côté de leur aimant bien-aimé et se viendraient attacher à lui, aussi lorsque Notre-Seigneur fait sentir au milieu de notre âme sa très délicieuse présence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là, pour se venir joindre à cette incomparable douceur.

Ô Dieu ! dit l'âme alors, à l'imitation de saint Augustin, où vous allais-je cherchant, Beauté très infinie ! Je vous cherchais dehors, et vous étiez au milieu de mon cœur. » Toutes les affections de Madeleine et toutes ses pensées étaient épanchées autour du sépulcre de son Sauveur qu'elle allait quêtant çà et là ; et bien qu'elle l'eût trouvé et qu'il parlât à elle, elle ne laisse pas de les laisser éparses, parce qu'elle ne s'apercevait pas de sa présence ; mais soudain qu'il l'eut appelée par son nom, la voilà qu'elle se ramasse et s'attache toute à ses pieds41 : une seule parole la met en recueillement.

[…] ainsi arrive-t-il à plusieurs saints et dévots fidèles, qu'ayant reçu le divin Sacrement qui contient la rosée de toutes bénédictions célestes, leur âme se resserre et toutes leurs facultés se recueillent, non seulement pour adorer ce Roi souverain nouvellement présent d'une présence admirable à leurs entrailles, mais pour l'incroyable consolation et rafraîchissement spirituel qu'ils reçoivent, de sentir par la foi ce germe divin de l'immortalité en leur intérieur. Où vous noterez soigneusement, Théotime, qu'en somme tout ce recueillement se fait par l'amour, qui sentant la présence du Bien-aimé par les attraits qu'il répand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l'âme vers icelui par une très amiable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du côté du Bien-aimé, qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les corps par les cordes et liens matériels.

Mais ce doux recueillement de notre âme en soi-même ne se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au milieu de notre cœur, ains en quelle manière que ce soit que nous nous mettions en cette sacrée présence. Il arrive quelquefois que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent en elles-mêmes, par l'extrême révérence et douce crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté de Celui qui nous est présent et nous regarde; ainsi que, pour distraits que nous soyons, si le Pape ou quelque grand prince comparaît, nous revenons à nous-mêmes et retournons nos pensées sur nous, pour nous tenir en contenance et respect. […] C'en est de même en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons ; car à la seule présence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu'il nous regarde, ou dès le Ciel ou de quelque autre lieu hors de nous, bien que pour lors nous ne pensions pas à l'autre sorte de présence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous-mêmes pour la révérence de sa divine Majesté, que l'amour nous fait craindre d'une crainte d'honneur et de respect.

Certes, je connais une âme42 à laquelle sitôt qu'on mentionnait quelque mystère ou sentence qui lui ramentevait [rappelait] un peu plus expressément que l'ordinaire la présence de Dieu, tant en confession qu'en particulière conférence, elle rentrait si fort en elle-même qu'elle avait peine d'en sortir pour parler et répondre; en telle sorte qu'en son extérieur elle demeurait comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques à ce que l'Époux lui permît de sortir, qui était quelquefois assez tôt et d'autres fois plus tard. (VI, 7)

Il aborde le thème du repos qui, chez lui, est une bénédiction pour l’âme, mais deviendra un grave problème lors de la future querelle du quiétisme à la fin du siècle :

DU REPOS DE L'ÂME RECUEILLIE EN SON BIEN-AIMÉ

L'âme, étant donc ainsi recueillie dedans elle-même en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive à la bonté de son Bien-aimé, qu'il lui semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et délicatement exercée ; comme il arrive en certains fleuves, qui coulent si doucement et également, qu'il semble à ceux qui les regardent ou naviguent sur iceux de ne voir ni sentir aucun mouvement, parce qu'on ne les voit nullement ondoyer ni flotter. Et c'est cet aimable repos de l'âme que la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus appelle « oraison de quiétude, » non guère différente de ce qu'elle-même nomme « sommeil des puissances, » si toutefois je l'entends bien. […]

Or ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité, que toute l'âme et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouvement ni action quelconque, sinon la seule volonté, laquelle même ne fait aucune autre chose sinon recevoir l'aise et la satisfaction que la présence du Bien-aimé lui donne. Et ce qui est encore plus admirable, c'est que la volonté n'aperçoit point cette aise et contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'icelui ; d'autant qu'elle ne pense pas à soi, mais à Celui la présence duquel lui donne ce plaisir : comme il arrive maintes fois que, surpris d'un léger sommeil, nous entr'oyons seulement ce que nos amis disent autour de nous ou ressentons les caresses qu'ils nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons.

Néanmoins l'âme qui en ce doux repos jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoiqu'elle ne s'aperçoive pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce bonheur lui est précieux et aimable, quand on le lui veut ôter ou que quelque chose l'en détourne : car alors, la pauvre âme fait des plaintes, crie, voire quelquefois pleure, comme un petit enfant qu'on a éveillé avant qu'il eût assez dormi, lequel, par la douleur qu'il ressent de son réveil, montre bien la satisfaction qu'il avait en son sommeil. Dont le divin Berger adjure les filles de Sion, par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu'elles n'éveillent point sa bien-aimée jusques à ce qu'elle le veuille43, c'est-à-dire, qu'elle s'éveille d'elle-même. Non, Théotime, l'âme ainsi tranquille en son Dieu ne quitterait pas ce repos pour tous les plus grands biens du monde.

Telle fut presque la quiétude de la très sainte Madeleine quand, assise aux pieds de son Maître, elle écoutait sa sainte parole44. Voyez-la, je vous prie, Théotime : elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglote point, elle ne soupire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, tout empressée, passe et repasse dedans la salette45 ; Marie n'y pense point. Et que fait-elle donc ? Elle ne fait rien, ains écoute. Et qu'est-ce à dire, elle écoute ? C'est-à-dire, elle est là comme un vaisseau d'honneur, à recevoir goutte à goutte la myrrhe de suavité que les lèvres46 de son Bien-aimé distillaient dans son cœur. Et ce divin Amant, jaloux de l'amoureux sommeil et repos de cette bien-aimée, tança Marthe qui la voulait éveiller : “Marthe, Marthe, tu es bien embesognée et te troubles après plusieurs choses ; une seule chose néanmoins est requise : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée47”. Mais quelle fut la partie ou portion de Marie ? De demeurer en paix, en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus. […]

Quand donc vous serez en cette simple et pure confiance filiale auprès de Notre-Seigneur, demeurez-y, mon cher Théotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles ni de l'entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine que de veiller ailleurs, où que ce soit. (VI, 8)

Il aborde alors la conséquence bienheureuse de ce doux “sommeil” :

DE L’ÉCOULEMENT OU LIQUÉFACTION DE L’ÂME EN DIEU.

Mais comme se fait cet écoulement sacré de l'âme en son Bien-aimé ? Une extrême complaisance de l'amant en la chose aimée produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soi-même ; c'est pourquoi, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler en ce qu'elle aime : elle ne se jette pas par manière d'élancement ni elle ne se serre pas par manière d'union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu'elle aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le vent de midi, se fondant et convertissant en pluie ne peuvent plus demeurer en elles-mêmes, ains tombent et s'écoulent en bas, se mêlant si intimement avec la terre qu'elles détrempent qu'elles ne sont plus qu'une même chose avec icelle [elle], ainsi l'âme laquelle, quoiqu’amante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non seulement pour s'unir au Bien-aimé, mais pour se mêler toute et se détremper avec lui.

Vous voyez donc bien, Théotime, que l'écoulement d'une âme en son Dieu n'est autre chose qu'une véritable extase, par laquelle l'âme est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu : dont il arrive que ceux qui parviennent à ce saint excès de l'amour divin, étant par après revenus à eux, ne voient rien en la terre qui les contente, et vivant en un extrême anéantissement d'eux-mêmes demeurent fort alangouris [affaiblis] en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpétuellement au cœur la maxime de la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus : « Ce qui n'est pas Dieu ne m'est rien. » Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du Bien-aimé [Paul], qui disait: “Je vis, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi”48, et : “Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu”49. Car dites-moi, je vous prie, Théotime, si une goutte d'eau élémentaire jetée dans un océan d'eau naffe50 était vivante et qu'elle pût parler et dire l'état auquel elle serait, ne crierait-elle pas de grande joie: « Ô mortels, je vis voirement [vraiment], mais je ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi et ma vie et cachée en cet abîme ».

L'âme écoulée en Dieu ne meurt pas ; car, comme pourrait-elle mourir d'être abîmée en la vie ? Mais elle vit sans vivre en elle-même, parce que, comme les étoiles sans perdre leur lumière ne luisent plus en la présence du soleil, ains [mais] le soleil luit en elles et sont cachées en la lumière du soleil, aussi l'âme, sans perdre sa vie, ne vit plus étant mêlée avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Tels furent, je pense, les sentiments des grands bienheureux Philippe Nérius [de Néri] et François Xavier, quand, accablés des consolations célestes, ils demandaient à Dieu qu'il se retirât pour un peu d'eux, puisqu'il voulait que leur vie parût aussi encore un peu au monde, ce qui ne se pouvait tandis qu'elle était toute cachée et absorbée en Dieu. (VI, 12)

L’oraison doit entraîner la transformation de l’individualité à tous niveaux sous l’action de la grâce, sinon elle ne vaut rien :

Quand donc on voit une personne qui en l'oraison a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n'a point d'extase en sa vie, c'est-à-dire ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, par abnégation des convoitises mondaines et mortification des volontés et inclinations naturelles, par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ses ravissements sont grandement douteux et périlleux ; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier. Car, quel bien peut avoir une âme d'être ravie à Dieu par l'oraison, si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles ? Être au-dessus de soi-même en l'oraison et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation et bestial en la conversation, […] en somme c'est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient point ravis au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison ! […]

Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c'est l'extase de la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement, quand il dit : « Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi » ? Car il l'explique lui-même en autres termes aux Romains51, disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ, que nous sommes morts au péché avec lui, et que de même nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté de vie, afin de ne servir plus au péché. Voilà deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime, et par conséquent deux vies : l'une du vieil homme, qui est une vieille vie, comme on dit de l'aigle qui étant devenue vieille52 va traînant ses plumes et ne peut plus prendre son vol ; l'autre vie est de l'homme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l'aigle laquelle déchargée de ses vieilles plumes qu'elle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et s'étant rajeunie vole en la nouveauté de ses forces53. (VII, 7)

Suivre la volonté de Dieu est nécessaire, mais ne doit produire ni tension ni scrupules :

Le choix de la vocation, le dessein de quelque affaire de grande conséquence, de quelque œuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien grande, le changement de séjour, l'élection des conversations, et telles semblables choses méritent qu'on pense sérieusement ce qui et plus selon la volonté divine ; mais ès [dans les] menues actions journalières, esquelles même la faute n'est ni de conséquence ni irréparable, qu'est-il besoin de faire l'embesogné, l'attentif et l'empêché à faire des importunes consultations ? À quel propos me mettrai-je en dépense pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le Rosaire ou l'Office de Notre-Dame, puisqu'il ne saurait y avoir tant de différence entre l'un et l'autre qu'il faille pour cela faire une grande enquête ? Que j'aille plutôt à l'hôpital visiter les malades qu'à Vêpres ? Que j'aille plutôt au sermon qu'en une église où il y a indulgence ? Il n'y a rien, pour l'ordinaire, de si apparemment remarquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout à la bonne foi et sans subtilité en telles occurrences, et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser notre esprit, perdre le temps et nous mettre en danger d'inquiétude, scrupule et superstition. Or j'entends toujours quand il n'y a pas grande disproportion entre une œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de circonstance considérable d'une part plus que de l'autre.

Ès choses même de conséquence il faut être bien humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à force d'examen et de subtilité de discours ; mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre considération à la recherche de son bon plaisir, pris le conseil de notre directeur et, s'il y échoit [le cas échéant], de deux ou trois autres personnes spirituelles, il faut se résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d'événements qui se rencontrent au progrès de l'exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d'avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes et ne point regarder tout cela, ains [mais] considérer que si nous eussions fait un autre choix nous eussions peut-être trouvé cent fois pis, outre que nous ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l'exécution, car s'il ne tient à nous elle ne peut manquer : faire autrement c'est une marque d'un grand amour-propre, ou d'enfance, faiblesse et niaiserie d'esprit. (VIII, 14)

A la fin, l’âme n’a plus ni mouvement ni volonté propre :

Je n’ai aucun souci de savoir où Il va, ains [mais] seulement d’aller avec Lui […] Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est, de même, le cœur qui est embarqué dans le bon plaisir divin ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors, le cœur ne dit plus : « Votre volonté soit faite et non la mienne » [Luc, 22, 42], car il n’a plus aucune volonté à renoncer… (IX, 13)



Jeanne de Chantal (1572-1641).

Jeanne Frémyot, née à Dijon en 1572 dans une famille de noblesse de robe, reçut une excellente éducation. Elle fut mariée en 1592 à Christophe de Rabutin, baron de Chantal. La jeune femme fut heureuse en mariage et eut six enfants (mais deux morts-nés). En 1601, son mari, blessé au cours d’une partie de chasse, mourut neuf jours après en lui demandant de pardonner son meurtrier involontaire. Un chagrin immense la submerge, elle songe au suicide, puis se sentant attirée vers l’intériorité, elle fait vœu de ne pas se remarier et de se consacrer à la charité.

Cherchant désespérément un bon guide, elle rencontre François de Sales à Dijon, le 5 mars 1604. Dans le récit qu’elle en fait, on notera la résistance de François qui attend un signe divin pour prendre la décision de la diriger, puis sa perplexité :

Dans mes perplexités et tourments, j'étais sans secours ni assistance spirituelle […] je suppliai son infinie Bonté avec abondan­ce de larmes qu'il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu'il m'enseignasse tout ce qu'il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu'il me dirait de sa part […]

[Elle le rencontre :] je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m'ouïr en confession, ce qu'il me refusa d'abord croyant que ce fut par curiosité, et me l'accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d'une manière extraordinaire, ainsi qu'il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu'il ne lairrait [continuerait] de m'assister. Je demeurais fort contente de cela.

Le jour qu'il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu'il ressentait pour mon bien, que dès lors qu'il avait le visage tourné du côté de l'autel qu'il n'avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l'imagination, non pas, dit-il, pour me distraire car je n'en reçois point de divertissement […] et par d'autres paroles qu'il ajouta lui donnait à entendre qu'il regardait cela comme chose extraordinaire, par laquelle Dieu le mouvait et incitait à son bien, pour en prendre un soin spécial. Et lui dit pour conclusion, "Je ne sais ce que Dieu veut par là". Ensuite de cela au partir de Dijon il lui écrivit un billet où il n'y avait rien plus que ces paroles: « Dieu ce me semble m'a donné à vous, je m'en assure toutes les heures plus fort, c'est tout ce que je vous puis dire maintenant » 54.

Il devint donc son directeur. Dans leur correspondance des années 1608-1610, on les voit concevoir le projet d’un nouvel ordre religieux, mais il lui demanda de remplir d’abord ses obligations familiales. Après avoir établi ses enfants, elle le rejoignit pour créer le 6 juin 1610, à Annecy, une nouvelle forme de vie religieuse sans vœux solennels ni clôture : les filles de la Visitation, dont le modèle était Marie qui, visitant Elisabeth, lui apporta la joie qui était en elle par son Fils.

Le développement des fondations obligea la Mère de Chantal à une activité permanente : l’extension des Visitations fut très rapide dans toute la France. Elle déploya une énergie comparable à celle de Thérèse d’Avila. On suivra les péripéties de cette vie épuisante dans la chronologie commentée par l’éditrice de sa Correspondance en fin de chacun de ses six volumes55.

Des merveilles se découvrent au milieu de multiples affaires courantes que la fondatrice doit régler : on faisait appel à elle sur le comportement à avoir en temps de peste comme sur des points de direction spirituelle. On relève aussi, dans divers écrits non épistolaires, rassemblés dans ses Œuvres, des « dits » admirables dans leur concision et des aperçus profonds sur une vie mystique vécue dans la sobriété, au cœur même d’une intense activité56.

Son influence fut très grande : certainement d’abord sur François de Sales, bien qu’il soit difficile de dire qui influença l’autre57. Elle marqua tout le siècle, en particulier grâce au récit de sa vie rédigé par la mère de Chaugy58. La très jeune Jeanne-Marie Guyon témoignera ainsi du mimétisme exagéré qu’elle inspira chez ses lectrices :

Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits 59 je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : “Mets-moi comme un cachet sur ton cœur” 60, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier et avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits, il resta longtemps attaché en cette manière 61

Par rapport au style prolixe et volontiers poétique de François de Sales, le dépouillement et la sobriété sont les caractéristiques de la Mère de Chantal. Elle a dépassé les expériences extraordinaires du début de la vie mystique et veut attirer ses correspondantes vers la nudité de l’union avec Dieu.

C’est l’aspect circonstanciel de ses écrits qui a empêché sa reconnaissance comme une des immenses figures intérieures du siècle. Il est aussi regrettable qu’elle ait détruit la plupart de ses lettres adressées à François de Sales. Nous ne pouvons donner que quelques extraits de son abondante correspondance par ailleurs et de ses opuscules.

Les papiers précieux retrouvés après sa mort livrent la transcription de paroles que François de Sales lui avait adressées après une retraite :

Notre Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne […] Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise au soin de l'amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l'oraison, où il faut aller avec une grande douceur d'esprit, sans dessein d'y faire chose quelconque, ains [mais] seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d'être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu'il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l'oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos succès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l'âme ferme dans ce train. (II, p. 62-63) 62.

Elle suivra ces instructions à la lettre, parfois avec difficulté comme elle l’écrit en 1637 à la mère Angélique Arnauld, se tourmentant de n’avoir pas accès à un état stable :

[…] nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j'en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le coeur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière.

Cependant j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconque, sinon qu’Il m’y excite […] [Et pourtant] je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures.

Dans la même lettre, elle dit son admiration envers la sœur Anne-Marie Rosset (que nous avons déjà vue citée par François de Sales), et son regret d’être engloutie par les occupations :

Nous avons une sœur céans qu’il y a bien vingt-quatre ans qu’elle chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu'elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu'elle s'en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n'est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s'unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d'adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l'entretien d'après vêpres. Au bout, c'est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance.

Feu notre bonne Mère supérieure [Péronne-Marie de Châtel] me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu'il m'attirait et voulait de moi. Certes, il m'a toujours été impossible d'avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j'en ai de tant de sortes et si continuelles, que je ne puis m'empêcher d'y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l'esprit fort libre pour m'y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l'extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels… (L. 2040)

Elle avoue pourtant être dans l’oraison passive depuis fort longtemps :

Vous m'avez donné un bon sujet de confusion de m'avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n'est que distraction et un peu de souffrance pour l'ordinaire; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d'affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m'ôta tout pouvoir de rien faire à l'oraison avec l'entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d'arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j'y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu'il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. (L. 2602)

J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à Lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en Lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu'il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce… (II, p. 24).

Elle ne se lassera pas d’appeler ses filles au dépouillement total, à la simplicité du regard en Dieu et à la passivité absolue devant l’action de la grâce :

Ma très chère fille, ne vous détournez jamais de cette très solide et très utile voie de la sainte simplicité en laquelle Dieu vous a mise. Et je remercie sa Bonté d’avoir voulu, avec sa divine lumière, confirmer ce que je vous en avais écrit. Demeurez donc invariable en cette résolution, quoique vous entendiez dire des merveilles des autres voies. Laissez-les suivre à qui Dieu les donne, et suivez toujours la vôtre. Car cette unique simplicité et très simple unité de présence et abandonnement en Dieu les comprend toutes et d’une manière très excellente […]

Dieu vous a soustrait les vues et sentiments de ses richesses pour un temps, à ce que je vois. J’en suis consolée, car c’est chose très utile et même nécessaire, de passer par cette étamine63. Vous en avez expérimenté les fruits qui sont la connaissance de votre impuissance et misère, une plus grande pureté et nudité d’esprit. Dieu, par un amour très grand, vous dépouillant des affections et sentiments plus désirables et spirituels, afin que Ses dons n’occupent pas nos cœurs, mais lui seul et son bon plaisir. […] Je crois donc que l’âme qui est réduite dans cette extrême impuissance, ténèbres et insensibilité, se doit contenter de se laisser très simplement à la merci de la miséricorde de Dieu par un très simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle, sans le vouloir même sentir, ni en faire l’acte ; mais par un simple regard en Dieu, de la suprême pointe de l’esprit, qui ne veut résister en rien à Dieu, mais consent à tout ce qu’il lui plaît. Et faut se contenter du même simple regard à la rencontre du mal, ne lui résistant qu’en lui déniant le consentement de l’acte. Or sus, ma très chère fille, il faut absolument retrancher toutes sortes de réflexions sur ce qui se passe en vous… (L. 1599)

Il ne s’agit pas d’ascétisme : ce serait tourner en soi-même. On ne livre pas bataille, ce serait rester dans l’horizontalité du moi. La solution est toujours d’appeler la grâce en préférant l’amour à tout :

Le remède que je vous donne pour toutes sortes de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu […] Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait … (L. 1421)

Loin d’une voie héroïque, c’est une voie de douceur, réaliste et modérée. Jeanne se sert d’une comparaison avec une tempête sur le lac d’Annecy pour expliquer comment on traverse les difficultés intérieures :

[…] il nous faut faire comme nos grangers ont fait au­jourd'hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très-grand péril ; dans un instant ils ont vu s'élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu'ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l'eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes ; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l'orage et non en le combattant. (II, p. 237, Entretien VI)

Demeurez en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. (I, p. 63)

Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, entre vos mains. Dites cela, ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra revêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul … (L. 2615)

Il faut passer au-delà de tous les états et de la multiplicité des expériences, dans la simplicité sans « goût », s’oublier soi-même dans un abandon total à la « divine bonté » :

il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant Sa divine bonté, pour recevoir ce qu’il Lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même ni sur ce qui se passe en vous.

cette véritable humilité […] ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle […] de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. (L. 903)

Oh ! Que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. (L. 1255)

Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances … (L.1271)

Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et toute en Dieu. (L. 2454)

En cela, elle suit le conseil donné par François de Sales :

Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine. (II, p. 47, Questions)

Tout converge sur l’amour, à bien distinguer d’un sentiment ou d’un « goût » humain :

Toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà... « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit Saint Augustin. Aimons donc... toute la perfection est là. (L. 2565)

S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; or Notre Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut ; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C'est le Maître qui fait ce qu'il veut. (II, p. 233, Entretien V).

Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l'âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déterminées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n'est autre que l'amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l'amour, il n'y a point de travail ; et d'ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations. (II, p. 197-8, Exhortation XIV).

Le renoncement est total entre les mains de Dieu et elle est très radicale quand elle affirme ce chemin court et direct :

[…] ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-même entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu'il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n'est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu'ils ne s'amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s'arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l'on puisse rencontrer en chemin, l'on passe outre en la voie de cette perfection dans l'exacte observance de l'Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c'est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l'âme à sa fin qui est l'union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement […] (L. 966)

Ayant tout laissé derrière elle, elle ne désirait plus depuis longtemps que s’abandonner à la Présence silencieuse. Voici un extrait des papiers intimes que l’on a retrouvés sur elle à sa mort et qu’elle ordonna de mettre dans son cercueil :

Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très pur regard, sans mélange d’autre chose. (II, p. 65, 6e papier).

Dans une enveloppe, se trouvaient deux papiers, l’un écrit par François de Sales, l’autre par elle-même et dont nous tirons ce court passage :

N'exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m'abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très-adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu'il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir… (II, p. 51, Papiers intimes, 1er Papier de notre bienheureuse Mère).

L’esprit de la Visitation

La mère Françoise-Madeleine de Chaugy64 fut l’historienne de l’Ordre naissant et nous est fort précieuse pour décrire l’esprit qui animait Jeanne de Chantal et François de Sales dans la fondation de la Visitation. Elle raconte combien la nouvelle forme de vie instituée le 6 juin 1610 « est marquée par la simplicité. La clôture est modérée. Les sœurs peuvent sortir pour visiter des malades… les femmes peuvent entrer en clôture pour faire quelques jours de retraite… » Malheureusement, contre l’esprit des fondateurs, à partir de 1618, l’ordre devint cloîtré par ordre du Pape. Jeanne se battit lors de la transformation de ce premier projet, car « il fâchait à notre Bienheureux Père de changer la simplicité de sa petite congrégation ». Elle veilla donc à consolider l’œuvre par des Constitutions et un Coutumier. Le problème était important, car à sa mort en 1641, 87 monastères avaient été fondés.

Y règnait, avant toute influence du dernier jansénisme, une vie mystique où « l’amour est le commencement, le moyen et la fin de la vie spirituelle », où « les vertus ne sont que des modalités de l’Amour »65, où les décisions ne sont prises qu’en écoutant les mouvements de la grâce :

L’esprit de sagesse et de prudence humaine doit être tout à fait banni de la Congrégation de la Visitation, car il la détruirait, et particulièrement en ce qui est de l’élection des Supérieures, et des Sœurs aux principales charges du Monastère66.

L’abbé Boudon (1624-1702), lui-même mystique, résume bien la voie simple et directe, sans ascèse corporelle, recommandée par la Mère de Chantal :

L’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, avec un don et transport en lui de tout ce qu’elles sont, sans aucune exception, et un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte providence, et je pourrais bien dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui dès le commencement s’appliquent à l’oraison comme il faut sont attirées d’abord. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un très grand don de Dieu, et qui requiert de nous comme une reconnaissance infinie. ». […] [elle] estimait que la contemplation […] était une chose fort ordinaire […] qu’on la devait conseiller presque généralement […] que l’attrait que Dieu en donne y est quasi universel 67.

La direction de Jeanne, à la fois ferme et encourageante, s’appuyait sur l’amour :

Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. (L. 931)

Mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis depuis le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. (L.2715)

Ses filles devenues mères supérieures des nouvelles fondations devaient agir dans ce même esprit :

Ayez un soin tout maternel de vos filles. En toutes leurs nécessités, penchez du côté de la douceur et du support ; tenez leurs esprits joyeux, et, pour cela, conservez-leur une sainte liberté aux récréations, ne les y reprenant, ni leur disant rien qui les mortifie, sinon qu'il fût bien nécessaire. (L. 2518)

Les supérieures doivent veiller à ce que l’amour de charité lie les soeurs entre elles dans la communauté, et non une amitié d’origine humaine :

Vous devez par tous les moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité […] Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. (L.1247)

Dans ses Réponses68 à ses dirigées, le ton est fort pratique. Il s’agit

de remettre fréquemment notre esprit en Dieu ; et quand nous y manquerons, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité ; et surtout nous devons toujours aller à Dieu et nous confier en lui, comme un enfant fait à sa mère. [37]

Il y en a qui ne peuvent souffrir qu’on dise que les tentations viennent d’elles-mêmes, et de leur amour-propre ; ains [mais] voudraient que l’on jetât la faute sur le diable, lequel bien souvent n’y pense pas. [128]

Oui, c’est contre cet article, de s’empresser à ce que l’on fait. Cela suffoque l’esprit d’oraison, empêche de retourner fréquemment son esprit à Dieu, et de nous tenir en sa présence… [177]

Non, je vous assure, ma très chère Fille, qu’il ne se faut point porter de soi-même à ces oraisons d’admiration, de complaisance et de bienveillance. Il faut attendre que Dieu nous excite à cela, et alors suivre son attrait avec humilité et fidélité. Nous pouvons bien faire fort simplement et doucement des actes de confiance, d’admiration, et d’union de notre âme avec Dieu ; mais d’en avoir l’oraison, c’est à Dieu seul de nous la donner. [480]

plus je vais en avant, et plus clairement je reconnais que Notre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation à l’oraison d’une très simple unité, et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte volonté, et au soin de sa divine providence. [517]

Marchez donc dorénavant, mes très chères sœurs, avec une très humble assurance, dans cette voie divine ; et n’y apportez aucune façon ni industrie, que de suivre très simplement et fidèlement l’attrait de Dieu […] retranchant toute réflexion sur le passé, sur le présent, et sur l’avenir […] unissant leur esprit à sa bonté, en tout ce qui arrive de moment en moment, et cela fort simplement. Il faut que je dise encore ceci.

C’est qu’il arrive souvent que les âmes qui sont en cette voie, sont travaillées [521] de beaucoup de distractions, et qu’elles demeurent sans appui sensible […] de sorte qu’elles demeurent dans une totale impuissance et insensibilité, bien que quelquefois moins. Cela étonne un peu les âmes qui ne sont pas encore bien expérimentées : mais elles doivent demeurer fermes et se reposer en Dieu par dessus toute vue et sentiment […] sans voir ni vouloir voir ce qu’elles font ni doivent faire : mais par-dessus toute leur voie et propre connaissance, elles doivent avec la pointe suprême de leur esprit se joindre à Dieu, et se perdre toutes en lui, trouvant par ce moyen la paix au milieu de la guerre, et le repos dans le travail. Bref, il se faut tenir en l’état où Dieu nous met.

Dans une lettre, elle résume l’esprit de la Visitation :

L'es­prit de sa69 petite Congrégation est un esprit de douceur, de petites­se, de simplicité et pauvreté, et ne s’en faut point départir, ains [mais] y assujettir tellement nos inclinations qu'elles nous portent même au mépris du monde et de nos propres intérêts, et que la douceur et l'humilité surnagent toujours en nos paroles et actions. (L.740 A une supérieure, Chambéry, 8 décembre 1624)



Influences : Marie de Valernod, la mère de Ballon, Angélique Arnauld.

Dans ce sillage s’inscrit la figure de Marie de Valernod, dame d’Herculais (1619-1654), auteur d’un Recueil des grâces. Elle aurait exercé de l’influence sur Claude La Colombière (1641-1682)70. Elle était liée aux visitandines de Grenoble qui rapportent ainsi ses paroles lors d’une de ses visites71 :

« Que je vous dirai-je, mes chères sœurs ? Il me semble (et en disant ces paroles elle parut toute transportée), il me semble que Dieu est affamé de nous. » Puis, tout étonnée elle-même de ces paroles, elle se prit à sourire : « De quelle façon parlée-je ! C’est une impertinence, il est vrai, cependant je veux le redire : oui, Dieu est affamé de nous ! Avez-vous remarqué la précipitation avec laquelle on se jette parfois sur la nourriture ? Elle ne peut avoir que deux causes : ou l’extrémité de la faim, ou l’horreur naturelle d’une nourriture qui répugne. Si en Dieu il pouvait y avoir cette répugnance, il semble que ce serait la cause qui l’obligerait à ce désir empressé, mais je dis que c’est Son amour qui Lui donne cette faim insatiable de nous-mêmes. […] que tout ce qui est en nous et qui appartient à Dieu, retourne à Lui et s’absorbe en Lui par l’amour…”Avec une sorte d’ivresse naturelle, elle nous avait montré le terme proposé à la perfection religieuse.

Il faut aussi évoquer les relations importantes qui existèrent entre François de Sales, les visitandines et la mère Louise de Ballon72 : cette dernière en effet se retira au monastère de la Visitation d’Annecy pendant l’année 1617. Elle y « reçut d’abondantes lumières et décida de se donner avantage à Dieutoute et en toutes choses” ». C’est là que naquit en elle le désir de réformer son monastère de bénédictines.

Enfin n’oublions pas la Mère Angélique Arnauld, réformatrice de Port-Royal73, qui rencontra François de Sales et aurait souhaité rentrer à la Visitation ; celui-ci mourut malheureusement avant de devenir son père spirituel. Elle se confia à Saint-Cyran, plus ascétique, et ne put probablement pas s’épanouir sur le plan mystique. Cependant elle échangea une profonde correspondance avec Jeanne de Chantal dont elle resta l’amie et la confidente.


Une vague mystique chez les jésuites



Le milieu jésuite n’a pas la réputation d’être propice à l’intériorité et pourtant il a été le lieu d’un très important renouveau mystique au XVIIe siècle74.

Au sein de la compagnie de Jésus fondée en 1540 par Ignace de Loyola (1491-1556) et ses compagnons, une formation longue et poussée (elle dure dix-sept ans !) a donné à cet ordre une juste réputation de haut niveau intellectuel. La spiritualité ignacienne s’exprime surtout dans les Exercices spirituels rédigés par Ignace. Cette méthode fait appel à la volonté propre de l’individu, et en ce sens elle n’est pas favorable à la vie mystique, fruit du libre don divin75. Enfin, les jésuites sont envoyés en mission dans le monde entier, s’occupent d’éducation dans leurs nombreux collèges, bref sont dévorés par le travail extérieur.

Pourtant, de jeunes jésuites ont réagi avec force au début du XVIIe siècle pour réclamer de la place pour la contemplation. Ils se nourrissaient de la Vie de Thérèse d’Avila qu’ils lisaient dès le collège. C’est grâce à Michel de Certeau que nous les connaissons : il cite à leur propos un critique du temps qui évoque une « espèce d’illuminés »… inspirée par « trois ou quatre jeunes hommes assez bien faits » qui « ne manquaient pas de bonnes qualités naturelles » ; heureusement, « il ne reste plus rien ou presque rien plus » de ces « mystiques réformés »76 ( !).

Ces partisans d’une « nouvelle spiritualité » furent accueillis avec une telle méfiance que certains quittèrent l’ordre (Cluniac en 1642). Heureusement, la haute figure du père Lallemant fit reconnaître la mystique au sein de la Compagnie et permit à la génération suivante d’exister de façon discrète en province. Leurs relations sont illustrées à la fin du volume au Tableau I : Mystiques & Spirituels jésuites et leurs amis qui souligne les influences exercées sur des figures mystiques (dont la « bonne Armelle » Nicolas).

En dehors d’une suractivité et d’un intellectualisme poussés, une problématique est propre au monde jésuite : tension intime qui résulte d’une contradiction non résolue entre l’effort de mortification, forme intérieure de l’activité volontaire prônée dans l’Ordre, visant certes à une soumission totale à la grâce, et l’abandon réel à la grâce, qui demande de reconnaître l’impuissance de tout notre être humain (les « nuits » en sont des formes extrêmes). Le « combat spirituel » ne laisse guère de place pour un tel abandon chez les soldats du Christ.

Ceci conduira Surin, qui appartenait à la nouvelle génération, à expliquer avec justesse que les Exercices ne sont qu’une première étape pour un être appelé au cheminement mystique :

En effet, ce livre a fait des effets incroyables pour le bien des [104] âmes, et en fait tous les jours. Mais il faut remar­quer que ce saint, dans cet ouvrage, donne les méditations qui sont propres à ramener les âmes à Dieu, et que, communément, ceux à qui il les donnait étaient des gens qui ne s’adonnaient point à l’oraison, et qui par la pratique de ces méditations devenaient tous convertis à Dieu, et avant qu’ils sortissent de ses mains, il les rendait très bien instruits dans l’oraison. Son livre, pour cela, est excellent à la culture des âmes. Mais il ne s’ensuit pas qu’un homme, toute sa vie, revenant à la solitude pour s’exercer en l’oraison, doive pren­dre les mêmes méditations sans passer les mêmes leçons. […] La conclusion de ceci est que saint Ignace a trouvé le moyen de ramener les âmes à Dieu, et que, qui fera bien ces méditations se rendra fort spirituel, parce que la plupart des hommes sont dans la médiocrité 77.

Le P. Coton (1564-1626).

Sans nous étendre malgré son grand renom de prédicateur,  citons tout d’abord le père Coton pour donner un exemple typique de cet esprit de volonté en tension.

Il était attiré par le milieu mystique de son temps : il connut Gagliardi et la mystique Isabelle Belinzaga à Milan ; il participa au cénacle qui se réunissait chez madame de Bérulle et auquel participaient madame Acarie, dom Beaucousin, messieurs Gallemant et Duval. Il devint l’ami du futur cardinal de Bérulle. Prédicateur, il fut apprécié par Henri IV. Puis pendant la relative disgrâce qui frappa les jésuites sous Louis XIII, ses responsabilités lui devinrent « une pesante croix. »

N’étant pas lui-même mystique, il réprimanda Lallemant, de dix ans son cadet78. Mais son influence et son rôle de passeur furent considérables. L’Intérieure occupation d’une âme dévote79 serait son chef-d’œuvre : les prières dévotionnelles sont décevantes, mais sa pensée métaphysique est intéressante, comme cette « Pétition » à Dieu qui insiste sur le rôle de la volonté :

Première pétition : [57] En cela vous m’avez particulièrement formé à votre image et ressemblance, que je puisse vouloir tout ce que vous pouvez vouloir ; et comme votre puissance est d’infinie étendue, la capacité de ma volonté l’est aussi. […] Je pourrai bien appliquer ma volonté sur quelque objet, mais c’est en tant que la vôtre s’y trouve, et non autrement.

Voici comment, sur un ton héroïque, il énonce l’abandon nécessaire à la volonté divine :

Seconde pétition : [70] … que vous me regardiez désormais comme chose vôtre, et que vous m’imputiez l’amour de moi-même comme une affection portée et exercée à l’endroit d’une chose qui est purement vôtre […] ni plus ni moins que si je l’exerçais à l’endroit d’un pauvre de l’hôpital.

Antoine Le Gaudier (1572-1622).

Sa vie se passa entre Paris, Louvain, Liège, Pont-à-Mousson. Son volontarisme dans le combat spirituel fut parfois repris par Lallemant et Rigoleuc80. Son Petit traicté du Très Sainct Amour de Jésus-Christ Dieu et Homme81 célèbre l’amour :

[…] l’amour que nous portons à Jésus-Christ n’est autre chose qu’une participation de l’amour [181] éternel que son Père lui porte, et par ainsi notre affection dépend de la sienne, comme le rayon tient son être du soleil. Il faut donc souvent demander ce don parfait…

L’image de la fournaise et du moule suggère un élan du cœur que l’on ne trouve que rarement chez les fils d’Ignace :

C’est la vérité mon Seigneur Jésus-Christ que ce très saint amour source de toute pureté et sainteté qui embrase nos poitrines, est une fournaise ardente, qui ne consomme pas seulement la rouille de notre vieil homme, mais d’abondant [288] après nous avoir comme refondus, nous reforme sur le nouveau moule et prototype parfait de votre très sainte vie. 

[L’amour] nous liquéfie pour être jeté dans le moule de votre vie très sainte [1619] 82.

Louis Lallemant (1588-1635).

C’est avec ce mystique émouvant que débute le grand mouvement intérieur chez les jésuites. Son influence fut capitale.

Lallemant reçut une formation classique jésuite, qu’il vécut en souffrant continuellement de maux de tête et d’estomac pendant neuf ans. À cause de sa santé, ses supérieurs le dispensèrent d’enseigner dans les petites classes83.

Son amour de Dieu le porta à un ascétisme extrême qu’il croyait nécessaire à la venue de la grâce. La tension de l’idéal le dévorait. Le XVIIe siècle est aussi une période où l’on rêve de partir convertir les Indiens, voire d’être martyrisé. Une forte pression psychologique était profondément ressentie par ceux qui ne pouvaient rejoindre les missionnaires. Lallemant aurait voulu partir au Canada. Il admirait tant cette voie héroïque qu’il poussa ses élèves Isaac Jogues et Antoine Daniel à partir : « Il faut des croix pour assurer le salut du monde », disait-il. Le père Jogues eut les oreilles coupées par les Indiens, revint en France qu’il parcourut pour enrôler des volontaires, puis retourné au Canada, il y fut (enfin) martyrisé. Marie de l’Incarnation, elle-même partie au Canada évangéliser les Hurons, décrit en 1647 ce qui est arrivé84 :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de Français et de Sauvages Chrétiens, et surtout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pays des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçait les côtes. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes… »

Sa santé ne permit pas à Lallemant de partager leur sort : ce n’était donc pas sa voie. Il resta en France, ce qui lui permit d’exercer une immense influence intérieure. Il fut en effet maître des novices à Rouen, de 1622 à 1626 puis de 1628 à 1631, pendant la grande peste des années 1628 à 1630. Il eut pour élèves les missionnaires du Canada, et des mystiques qu’il marqua profondément : Surin, Rigoleuc, Huby…

En 1631, après avoir éloigné ses novices, il resta pour s’occuper des malades de la peste. Son élève Jean Rigoleuc rapporte ses paroles : “Il y a trois sortes de belle mort: premièrement mourir au service des pestiférés, secondement mourir dans les missions étrangères […], troisièmement mourir en donnant sa vie pour son troupeau.” Il s’épuisa au service des novices puis vécut encore quatre années à Bourges. Un témoin de ces dernières années écrit :

Il avait un tel amour de la mortification qu’il y employait toutes ses forces… Il était encore plus énergique à réprimer ses sentiments… Cette surveillance, d’une fermeté et d’une continuité incroyables, était rendue encore plus intense par un voeu particulier émis sept ou huit ans avant sa mort, selon lequel il avait promis de faire en tout, jour et nuit, ce que Dieu lui aurait fait voir comme plus parfait … et ce voeu hors du commun s’accordait au mieux avec son tempérament…85.

Ce qui frappait ses élèves était pourtant sa douceur. « …ne cherchant que Dieu seul… exerçait sur lui-même une continuelle surveillance »86. Il appelait l’oraison « sa félicité sur la terre » et « y passait même quelquefois la nuit plusieurs heures qu’il dérobait au sommeil »87. Ce totus mysticus fut critiqué par Coton et d’autres88. Mais ses conférences, recueillies par son disciple Rigoleuc (1596-1658), sont devenues la célèbre Doctrine spirituelle à travers l’édition assemblée par le père Champion (1633-1701), qui fit également appel à des notes prises par Surin89.

Il « voulait être un vrai pauvre ». Navré par son imperfection devant Dieu, il insistait sur la pratique de la pureté de cœur :

La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la per­fection, c’est de nous étudier à la pureté de cœur, plutôt qu’à l’exercice des vertus, parce que Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n’y mettions point d’obstacle. Or, c’est en purifiant notre cœur que nous retran­chons ce qui empêche l’opération de Dieu. De sorte que, les empêchements étant ôtés, il n’est pas concevable combien Dieu opère en l’âme d’admirables effets […]

Entre tous les exercices de la vie spirituelle, il n’y en a point à quoi le démon s’oppose plus qu’à l’étude de la pureté de cœur. Il nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous con­tentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords intérieurs de la conscience ; mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre cœur, que nous en examinions les désordres et que nous nous appliquions à les corriger. Notre cœur même ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères. Toutes nos puissances sont infiniment déréglées, et nous n’aimons point [142] à en connaître les dérèglements, parce que cette connaissance nous humilie. 

Tout doit être orienté vers Dieu seul et on ne doit pas s’attacher aux états même divins :

Les personnes éclairées des vraies lumières ne portent leur affection qu’à Dieu, ne s’attachant pas même aux choses les plus saintes. Si Dieu leur donne quelque bon sentiment, ils le reçoivent avec action de grâce et abnégation, se gardant bien de prendre le change [changer d’objet] en recevant d’autres pensées que le démon tâche subtilement de leur suggérer. Et quand ce sentiment de Dieu est passé, ils ne s’y attachent plus et ne s’efforcent point de le retenir plus longtemps que Dieu ne veut. Ils ne se pro­posent point de rappeler la cause ou l’occasion qui l’avait [158] excité, comme de faire encore les mêmes exercices, la même oraison, la même lecture, à dessein d’avoir un pareil sentiment ; mais ils passent outre, marchant toujours dans une entière nudité d’esprit.

Il nous fait part de l’espoir qui gouverne sa vie : après tant d’efforts, s’abandonner enfin à la gouverne de l’Esprit Saint !

Le but où nous devons aspirer, après que nous nous serons longtemps exercés dans la pureté de cœur, c’est d’être telle­ment possédés et gouvernés par le Saint-Esprit, que ce soit lui seul qui conduise toutes nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs, et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement, par un renonce­ment spirituel de nos volontés et de nos propres satisfactions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes, mais en Jésus-­Christ, par une fidèle correspondance aux opérations de son divin esprit, et par un parfait assujettissement de toutes nos rébellions au pouvoir de sa grâce. [177].

Mettant en garde contre l’ascétisme pur, il dit la joie du recueillement simple sous la direction de l’Esprit Saint :

Ceux qui tendent à la perfection par la voie des pratiques et des actes méthodiques, sans s’abandonner entièrement à la conduite du Saint-Esprit, n’ont jamais cette douceur et comme cette maturité de la vertu ; ils sentent toujours de la difficulté et des répugnances, ils ont toujours à combattre, et souvent sont vaincus et font des fautes, au lieu que ceux qui marchent sous la direction du Saint-Esprit dans la voie du recueillement [233] simple, pratiquent le bien avec une ferveur et une joie digne du Saint-Esprit, et, sans combat, remportent de glorieuses victoires, ou, s’il faut combattre, ils le font avec plaisir.

Son influence fut majeure, tout d’abord en Bretagne, où son disciple Jean Rigoleuc fut envoyé en mission90.

Un cercle en Bretagne

Des missionnaires étaient envoyés dans les provinces pour seconder les pouvoirs civils d’un Royaume centralisé en unifiant et en confortant les pratiques religieuses locales déjà bien présentes dans le pays vannetais en Morbihan où la ferveur était grande. Au milieu du siècle, quatre missionnaires étaient établis à Quimper, et Vannes fut le port d’attache des pères Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir… Certains furent des directeurs spirituels accomplis.  Leurs vies et leurs écrits nous sont parvenus grâce à leur historien et éditeur Pierre Champion. Brémond se réfère à lui pour parler d’une « généalogie mystique » :

De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C’est là que semblait l’attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier du P. Jean Rigoleuc, qui l’avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette “suite” si intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion91.

L’expression se vérifie : Lallemant meurt en 1635, Rigoleuc en 1658, Huby en 1693, Champion en 1701.

Jean Rigoleu[c] (1596-1658)

Avec Rigoleuc, nous sommes au cœur de cette mystique profonde vécue en province. Breton de naissance, d’éducation et probablement de tempérament, il fut formé par Lallemant maître des novices à Rouen entre 1628 et 1631. Il le retrouva à Bourges, où « il fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif ». Il passa une grande partie de sa vie à Vannes d’où il rayonna en collaborant aux missions populaires bretonnes du bienheureux Julien Maunoir (1606-1683). Il intervenait dans les couvents d’ursulines (dont celui où vécut Armelle Nicolas pendant quelques années), puis à Quimper où il forma des prêtres.

Champion rapporte92 que « Dieu permit qu’il fût moins considéré que les autres » ; qu’il « faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres … » ; qu’il « ne portait ordinairement point d’autre provision qu’un petit sac de farine … C’était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu’ils étaient traités comme le cheval du P. Rigoleuc ». Il ne fut jamais supérieur : « peut-être sa rude franchise faisait-elle peur93 ».

Il se référait à Canfield, Catherine de Gênes, Jean de la Croix, Gaudier … Des textes inédits seraient à explorer et l’ensemble de ses écrits mériterait une édition critique94.

Douceur et simplicité sont sa marque :

Traité III. Le pur amour, ou les moyens d’y arriver, et ses effets.

Chapitre I. De la garde du cœur.

La garde de du cœur n’est autre chose que l’attention qu’on apporte aux mouvements de son cœur et à tout ce qui se passe dans l’homme intérieur, pour régler sa conduite par l’Esprit de Dieu, et l’ajuster à son devoir et aux obligations de son état. D’où l’on peut voir combien cet exercice est différent de l’examen de [226] conscience. Premièrement. L’examen se fait en certains temps réglés. La garde du cœur se pratique à toute heure, et n’a point de temps limité. Deuxièmement. L’examen est une revue des actions passées, et de plusieurs actions ensemble, et d’ordinaire d’une partie de la journée. La garde du cœur est une vue des actions présentes, et une application d’esprit aux diverses parties d’une action, à mesure qu’on la fait. Troisièmement. L’examen envisage les choses plus en gros et plus superficiellement. La garde du cœur les considère en détail et d’une manière plus distincte et plus intime. Quatrièmement. L’examen travaille la mémoire. La garde du cœur ne la fatigue nullement, et n’est pas si gênante qu’on se pourrait peut-être d’abord figurer. Elle ne demande point une contention violente qui doive rendre l’esprit abstrait, mais seulement une attention d’esprit modérée, qui produit un fond de paix intérieure, et qui est la source des plus douces consolations qu’on puisse goûter en cette vie. […]

Chapitre II. De l’obscure nuit de l’âme […]

Paragraphe 6. De la nuit, ou mortification passive du sens et de l’esprit. [266]

Pour arriver au dernier point de pureté requis à l’union divine, il faut que Dieu même mette lui-même l’âme dans cette sorte de mortification que l’on appelle nuit surnaturelle ou passive. À quoi Il ne manque pas d’ordinaire quand l’âme de son côté est fidèle et constante à pratiquer l’application qui dépend d’elle et que l’on nomme nuit naturelle, ou active. […] C’est ainsi que Dieu achève de purifier l’âme, lui ôtant sa manière d’agir naturelle et humaine, pour lui en donner une surnaturelle et toute divine. Ensuite de quoi la mémoire et l’imagination vide de cette confusion d’objets qui les [269] remplissaient, ne sont plus occupées que de la seule vue de Dieu et des choses qu’il faut faire par Son ordre, et qui ne se présentent à elles qu’à mesure qu’il les faut faire. L’entendement affranchi de ses réflexions et de son activité, reçoit paisiblement les effusions de la lumière incréée. La volonté entièrement libre et parfaitement pure se transforme et s’écoule avec plaisir en celle de Dieu. […] Enfin l’âme se trouve si changée qu’elle ne se connaît plus elle-même.

Vincent Huby (1608-1693)

Ce disciple de Rigoleuc eut Vannes pour point d’attache : de 1631 à 1635, de 1639 à 1641 comme professeur, de 1646 à 1649 comme père spirituel et prédicateur, de 1654 à 1693 comme missionnaire. Il fut le directeur spirituel de prêtres, de notables …et de simples servantes, dont Armelle Nicolas95. Il eut le grand mérite de reconnaître Armelle en tant que mystique et de favoriser en elle l’action de la grâce devant laquelle il s’effaça toujours.

Premier à établir une maison de retraite ouverte aux laïcs (ce qui était promis à un grand avenir dans l’histoire de l’apostolat jésuite), il en fut le supérieur jusqu’à sa mort en 1693 (sauf en 1675-1676). Il composait « des livres, cahiers et feuilles » à l’usage de ses retraitants, donnait des Exercices aux religieuses dans leurs couvents, prenait largement la plume96. « Tout ne respirait en lui que l’amour de Dieu », nous dit Champion.

Il suffit de ces mots : Dieu est celui qui est, après quoi l’âme doit se tenir dans un profond silence, accoisant [calmant] doucement et sans effort les saillies de l’imagination qui ne laisse pas au commencement de courir comme une folle 97

À mesure que vous bannirez de chez vous tout ce qui n’est pas Dieu, vous vous remplirez de Dieu. Ne vous regardez pas vous-même : oubliez-vous et séparez-vous de vous-même. Là où vous ne vous trouverez plus, vous trouverez Dieu. […] Se soumettre ainsi à Dieu par un total abandon de soi-même, et se perdre dans l’abîme de son néant pour ne se retrouver plus qu’en Dieu, c’est produire l’acte le plus excellent dont nous soyons capables…98.

Pierre Champion (1633-1701)

Le père Champion fut le « sourcier de la mystique jésuite » : il eut le mérite d’éditer Lallemant, Rigoleuc et Surin. D’origine normande, il enseigna en Bretagne, en Normandie, etc., et participa à des missions navales. D’où peut-être un ton quelque peu grandiloquent quand il parle de ses « héros ».

Des femmes mystiques

Ces missionnaires comprirent, encouragèrent et dirigèrent les nombreux témoins d’une vie spirituelle née « aux champs ». Ils ont respecté et accompagné la grâce qui agissait librement chez la « bonne Armelle » Nicolas, si grande mystique que nous lui consacrerons une large section.

Mais elle n’était pas seule. Son amie, la rédactrice du Triomphe de l’Amour divin, sœur Jeanne [Le Corvaisier Pelaine] de la Nativité, était de même sensibilité. Voici un extrait de la belle préface qu’elle écrivit pour expliquer comment elle rédigea la vie d’Armelle. On retrouvera le même type d’écriture chez madame Guyon, écriture qui n’existe que sous l’impulsion de la grâce :

Je différai quelque temps ; mais enfin étant pressée intérieurement de Dieu, et au-dehors par ceux qui me tenaient sa place, je me résolus de mettre la main à la plume, ce que je fis une vigile de Noël, le soir, en attendant l’heure de Matines ; je me retirai en notre cellule, et priai Notre Seigneur que, si telle était sa volonté, qu’il lui plût me fournir la matière et les conceptions propres à la déclarer ; car, pour moi, je n’en avais aucune, et ne savais nullement par où commencer. Après je me mis à écrire, et je le fis avec une si grande facilité que ma plume avait peine à suivre les pensées de mon esprit ; de sorte que, devant que d’aller à matines, je trouvais tout le premier chapitre fait, sans y avoir apporté autre industrie ni application de ma part, que la simple expression des matières qui se présentaient à ma pensée. À ma première commodité, je fis le second, le troisième et ainsi des autres, jusque vers la moitié de la première partie, dérobant quelques moments sur mes autres occupations, étant souvent les deux ou trois mois sans pouvoir trouver un quart d’heure pour m’y appliquer, et même n’y pouvais penser ; et cependant sitôt que je m’y remettais, je le faisais avec autant de facilité, que si j’eusse employé les jours entiers, et que j’eusse prémédités les matières, et Dieu sait que c’est ce que je n’ai jamais pu faire, et que lorsque j’écrivais une ligne, j’ignorais celle qui la devait suivre… 99.

Sœur Jeanne fut deux fois supérieure des ursulines de Vannes (1666-1672, 1684-1690), et dirigea les retraites créées au couvent en 1672 par Catherine de Francheville100. Cette dernière, Marguerite de Kerderf, ainsi que M. de Kerlivio, ont aidé nos jésuites. La moisson fut abondante et Bremond cite pour les seules femmes : la Mère de Matel, Amice Picard, Catherine Daniélou, madame du Houx101. On y ajoutera Anne-Toussainte de Volvire puis, venue plus tard, Madeleine Morice102.



Un mystique du nord : Antoine Civoré (1608-1668).

La Bretagne avec ses récits de missions ne doit pas cacher la profonde spiritualité jésuite qui existait dans toutes les provinces. Ce fut le cas d’Antoine Civoré né (et mort) à Lille. Il fit profession à Tournai. Ses Secrets de la science des saints…, « un des livres oubliés de la spiritualité française103 », expliquent les termes mystiques en « termes communs » et décrivent les différentes étapes de la contemplation. C’est pour notre époque l’une des sources utiles pour l’analyse du vocabulaire mystique104. Par exemple il définit ici avec simplicité la fameuse « inaction » : ce terme a changé de sens et est devenu pour nous source d’ambiguïté, mais il sera utilisé par tout le siècle comme étant l’action de Dieu en l’homme :

XI. L’Inaction divine, l’avènement de Dieu en nous, c’est la même chose : avec cette différence, que l’Introversion se fait par choix et application de l’âme, l’Inaction par actes reçus.

Le troisième traité consacré à la contemplation est tout à fait remarquable par son extrême clarté et sa pénétration105. Il y fait appel à des comparaisons toutes cartésiennes :

L’union de l’âme avec Dieu sans aucun milieu ou entre-deux c’est le même exercice. L’optique et l’expérience nous apprend que l’œil corporel ne reconnaît point la distance de deux corps qui sont en droite ligne dans ou sous le rayon visuel, que par la vue de ce qui est entre-deux. Ainsi l’œil de l’âme, quand il va droit à Dieu, sans aucune réflexion sur son opération, ne connaît point de distance entre lui et Dieu. [290]

Il devrait donc être simple de trouver Dieu :

Le royaume de Dieu est dans nous : Dieu est plus présent à nous, que nous-mêmes : il est avec le trésor de toutes ses perfections, dans nos cœurs et dans nos âmes, et il s’y complaît, comme dans son temple : et qui le sait trouver là, peut traiter avec lui, cœur à cœur. […] La racine du mal est que nous sommes trop accoutumés à n’agir qu’à la suite de nos sens : d’où vient que quand nous voulons nous présenter à Dieu, notre esprit sort comme hors de lui-même, il travaille à le chercher comme infiniment élevé par-dessus nos têtes. [319]

Père spirituel, spécialement auprès de religieuses de la congrégation de Saint-André106, prédicateur dans les campagnes, confesseur et consulteur, il « fut un homme d’une intelligence remarquable et d’une aptitude à toutes sciences, mais sa faiblesse physique l’empêcha de s’appliquer à les transmettre. Dieu voulut se servir de lui pour le salut et la perfection d’un grand nombre… »

Un cercle en Aquitaine

L’élan mystique fut également vécu intensément en Aquitaine par plusieurs jeunes novices, non sans susciter des réactions. Le séminaire de Bordeaux était alors « inondé » de mystique espagnole de par sa proximité avec l’Espagne. A ce cercle se rattache la grande figure de Surin.

Pierre Cluniac (1606 - après 1642)

Né à Périgueux, il entra à seize ans au noviciat de Bordeaux. Il faisait partie du groupe de jeunes bouillonnant de ferveur qui, lisant Thérèse, pratiquaient l’oraison avec fougue et réclamaient de la place pour l’intériorité107 à une hiérarchie très réticente. Il fut signalé dès 1627 comme suspect au général des jésuites Vitelleschi. Dans l’espoir de lui faire accepter le fait mystique, il lui adressa un beau texte cette même année108, où il décrivait son oraison :

Dès que j’entre en oraison, bien que j’en aie préparé le sujet, c’est comme si Dieu, plutôt, avait Lui-même pré­paré ce qu’Il devait présenter à mon âme (« mens ») : une vérité s’offre tout de suite (telle que : Dieu doit être aimé. Dieu nous aime. Dieu s’est incarné, il est glorieux devant Dieu de souffrir persécutions et afflictions pour le Christ, etc.), avec une telle lumière et comblant tellement mon esprit (« intellectus ») qu’il y trouve un total repos, qu’il est capté par cette vue et que, tenu en suspens par une vérité dont la clarté s’impose, il y adhère sans aucun raisonnement. En même temps, la volonté s’enflamme en une douce adhésion à Dieu, non pas sans doute avec le repos continu que connaît l’esprit, mais parfois avec une complaisance très simple dans un objet dont l’amour et l’attrait ravissent avec tant de douceur et de facilité que cette inclination semble innée et non venue de Lui.

Il est clair en effet qu’il est passé de la méditation ignacienne à la contemplation : il a préparé son oraison selon les principes ignaciens de méditation sur un thème, mais une lumière d’origine non humaine s’impose à lui qui supplante tout exercice mental. Avec humour, Surin comparera d’ailleurs les adeptes de la méditation ignacienne à des animaux attachés à un pieu, qui ne peuvent aller que jusqu’où leur corde se peut étendre et qui, après, ne font que tournoyer avec ennui ! Étant passé au-delà, Cluniac voulait faire admettre ce qui pour lui était un fait d’expérience intérieure. Il tentait aussi de convaincre Vitelleschi que l’oraison peut inonder la vie quotidienne, qu’elle a des effets visibles et bénéfiques, et qu’elle n’éloigne pas de l’action :

Dans l’oraison même, je peux rarement m’appliquer aux occasions de vertus que présente, d’une façon plus déterminée, la pratique quotidienne. Pourtant, lorsque, hors du temps de l’oraison, je m’examine à ce sujet, je ressens un très grand courage à entreprendre les choses les plus ardues, et l’expérience même témoigne que l’orai­son seule est plus que tout le reste une source d’améliora­tion dans mes façons d’agir. De plus, cette grâce d’orai­son ne se prolonge pas seulement pendant tout le temps destiné à la prière, elle s’étend à d’autres moments avec plus ou moins d’intensité, de sorte qu’elle est en moi presque perpétuelle et que l’attention et l’amour pour Dieu présent ne cessent presque pas. Cette occupation et attraction intérieure de l’âme (« mens ») me détournent si peu des travaux internes ou externes qu’elles aug­mentent plutôt à proportion de mon application aux études ou à d’autres choses. 

Ce fut en vain et il finit par quitter la Compagnie en 1642.

Jean-Joseph Surin (1600-1665)

Jean de Seurin, issu du milieu parlementaire bordelais, entra à seize ans dans ce noviciat jésuite de Bordeaux qui bouillonnait d’aspiration mystique. Il fut envoyé à Rouen pour une troisième année de probation : il y rencontra le père Lallemant et fut le condisciple de Rigoleuc.

Son destin fut très particulier. Après avoir été prédicateur à Bordeaux et en Saintonge à partir de 1630, il fut envoyé à Loudun dans le Poitou, dont le curé venait d’être brûlé vif comme « sorcier », pour exorciser la communauté des ursulines « possédées » par le démon. Il délivra en effet la prieure Jeanne des Anges, mais l’angoisse qui l’accompagnait depuis son enfance l’engloutit et il succomba à la maladie mentale. Vingt années durant (1637-1657), se croyant damné, il resta quasi paralysé, le plus souvent incapable d’écrire et de marcher, retenu dans une petite chambre d’infirmerie du collège où il avait été élève.

Convalescent, il entretint une intense correspon­dance et écrivit alors la plupart de ses grandes œuvres109. Peu à peu, il reprit ses ministères en Aquitaine, surtout pendant les trois dernières années de sa vie.

Le gros problème de Surin est sa pathologie, que notre époque férue de psychanalyse a expertisée avec gourmandise, en sous-entendant que la mystique en général est aussi une pathologie. Surin est intéressant parce qu’il combine les deux niveaux : sa maladie mentale est évidente et a explosé au contact des hystériques de Loudun. Mais la réalité mystique était là qui attendait dans la profondeur et a fini par supplanter tout le reste, une fois le plan psychologique calmé par l’abandon au divin. Ses beaux poèmes en sont témoins.

Michel de Certeau qui l’a étudié avec l’outil psychanalytique, explique son angoisse par une mère ne lui a pas « permis d’exister »110, puis par une pression familiale et sociale qui n’a cessé de l’étouffer. Il se réfère au beau récit que Surin fait à Jeanne des Anges d’un souvenir d’enfance qui se situe pendant la peste de Bordeaux (1608) :

[je fus envoyé] “en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l’année, et laissé seul avec une gouvernante qui n’avait soin que de me procurer tout plaisir ; et chaque jour, j’étais visité par mes proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m’apportaient des présents. Toute ma journée s’employait à jouer et à me promener, sans avoir crainte de personne. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença.”

M. de Certeau explique :

Depuis l’âge de huit ans” jusqu’à la soixante-troisième année, Surin “n’a jamais possédé” une pareille “liberté”. Le “beau lieu” où pay­sage et visages organisent un univers de sympathies n’est qu’un paradis solitaire, brève parenthèse dans une vie oppressée par la “crainte” au milieu des hommes. L’image d’un “ailleurs” trouant le tissu continu de l’angoisse manifeste une secrète déchirure.”

Mais au milieu de cet étouffement, Surin a fait une rencontre capitale à la fin de ses études au collège : « les jours de congé, j’allais quelquefois voir la Mère Isabelle des Anges, qui était la Mère prieure et qui avait fait la fondation. »

Nous avons déjà rencontré cette supérieure remarquable111 venue en France avec Anne de Jésus, et seule Espagnole à être restée en France tant était inébranlable sa volonté de maintenir intact l’esprit du Carmel112. C’est ainsi que, tout jeune, il fut initié à la mystique carmélitaine, comme il le rappelle à une prieure dans ce superbe éloge du Carmel :

Il me semble que ses exemples et ses paroles opéraient un effet de grâce précieux, imprimant dans les cœurs la vivacité de la foi, les élevant aux choses éternelles et retirant des affections de l’être présent, en sorte que rien de temporel, sous quelque prétexte que ce fût, ne tirât l’âme de l’unique décharge en Dieu et du repos dans le sein de sa provi­dence. Si bien que cette âme demeure toujours arrêtée et accoisée en lui, capable de vaquer librement et totalement à lui, en sorte qu’étant aussi libre pour lui, elle puisse se plonger et abîmer toute en lui.

C’est en ce plongement qu’est le bien des véritables carmélites, et en un profond éloignement en Dieu, hors l’hémisphère de cette vie, ne se souvenant que de vaquer à l’unique affaire que chacun doit avoir de faire un établissement invariable en lui, de tenir de cœur et de pensée affective à lui, ne recevant ni agréant de vie que pour cela, jusqu’à être si uniquement attentive à lui que les applications sincères et rapports à lui soient la totale vie du cœur. Ces rapports ne sont pas par des imaginations ou conceptions, mais par des liens du cœur, aimant véritablement Jésus-Christ …

C’est dans ce cadre qu’il eut sa première expérience mystique :

Dans leur chapelle où il n’y avait personne que moi, je fus attiré à m’asseoir dans un confessionnal ; car quoique je fusse enfant assez peu dévot et peu sage, notre Seigneur pourtant me faisait de grandes grâces. Il m’en fit lors une signalée, car outre ces profonds sentiments de lui et forts unissant à sa bonté, il me fit, cette après-dînée, une déclaration de ses principaux attributs et me les fit savourer 113.

La vieille génération jésuite de Bordeaux était très inquiète de la « nouvelle spiritualité » prônée par les jeunes, dont Surin faisait partie. Il eut à faire face dès 1639 à des accusations à l’intérieur de la Compagnie. La dénonciation suivante114 fut rédigée par un professeur du noviciat, Champeils (1587-1669) :

Articles sur quelques points dont il a paru important d’informer le très révérend père général […] aussi ai-je estimé devoir joindre à cette lettre les enseignements du père, tels qu’il les a donnés et lui-même écrits […]

1. L’âme qui veut progresser en esprit doit s’en remettre à l’opération divine au point de ne pas chercher elle-même à y coopé­rer, à moins que ce ne soit, tout au plus, par un acquiescement insensible…

4. Elle doit s’en remettre à Dieu au point de se conduire exacte­ment comme un enfant privé de raison, ou comme de petits animaux guidés seulement par l’instinct, ou comme un agonisant absolument incapable d’agir, ou comme une jeune fille qui est parée et ornée par la main d’un autre.

5. Elle doit subir le mouvement intérieur sans faire elle-même d’efforts pour s’y exciter et pour accroître la ferveur, et ne jamais outrepasser l’instinct.

6. Elle ne doit rien demander à Dieu, à moins qu’il ne lui soit auparavant révélé que Dieu même forme et produit en elle une requête.

7. Elle ne doit jamais juger d’après ce qu’elle voit, mais d’après l’instinct intérieur.

8. Dans les désolations, elle ne doit pas recourir aux actes de pénitence ou à d’autres semblables remèdes, mais demeurer dans cet état, sans rien faire pendant tout ce temps […]

11. L’âme qui s’efforce de se soumettre à Dieu doit bannir toute appréhension, et vouloir se libérer non des ennemis, mais de leur crainte.

12. L’âme progresse d’autant plus qu’elle a moins le souci et la pensée de son progrès.

13. L’amour libère l’âme de tout souci, la rend passive en tout et lui retire tout ce qui pourrait lui servir d’appui. […]

20. Les apôtres ont péché quand, par crainte du naufrage, ils ont prié le Christ, car dans la nécessité chacun doit s’en remettre à la volonté divine, sans rien solliciter de Dieu.

Voilà ce qu’il écrivait. Quand il parlait, en chaire ou au cours d’entretiens privés, il détournait de la méditation, des prières vocales et autres semblables pratiques de piété, de sorte que beaucoup de religieuses croyaient devoir s’en abstenir et l’on eut toutes les peines du monde à les guérir de leur erreur. On constate que tous ces enseignements sont bourrés d’erreurs, qu’ils anéantissent tout travail pour la perfection, et qu’ils sont surtout opposés à l’esprit de notre Compagnie…

Cette liste est importante car ces accusations seront reprises à la fin du siècle par les non-mystiques pour accuser les membres du cercle animé par madame Guyon.

Dans les années qui suivirent la délivrance de la mère Jeanne des Anges à Loudun Surin avait basculé dans un état pathologique : comme sa proche aînée Marie des Vallées (1590-1656), il se sentait possédé du démon, donc damné. Le 17 mai 1645, il tenta même de se suicider. Voici comment, remis, il raconte son histoire à la troisième personne115 :

« Il fut logé en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l’infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu’il n’eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu’il avait qu’il était déjà condamné et rejeté de Dieu.

Un éclair traverse ces ténèbres :

Je vous dirai que le jour avant ma chute de Saint-Macaire, comme j’étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint-Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est “Espe­ranza larga”, c’est-à-dire amplitude d’espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l’esprit. Mais, à cause de la misère où j’étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués.116.

Voici le récit saisissant de sa tentative de suicide. On y perçoit l’impersonnalité propre aux actes de mélancoliques :

Comme son âme était remplie de cette pensée [de la damnation], poursuit le récit de la « Science expérimentale », il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d’une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu [le 17 mai], il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.

« Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu’à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds loin de la muraille, jusqu’au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu’il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu’il ne tombât dans l’eau. En tombant, il se cassa l’os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche 117.

Il restera boiteux toute sa vie.

Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença118 :

cela fit une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? »

La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir ; et comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renver­saient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? »

[Ainsi la guérison] « fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l’ombre de la nuit […] La noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés ».

La guérison définitive n’eut lieu cependant que le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu :

il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté.

Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […] Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l’abandon à la divine volonté doit porter l’âme jusque là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d’accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l’éternité, tout ce qu’il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n’a pu dominer en mon intérieur […] quoiqu’il ne laisse, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n’ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du genre humain…119.

Il put reprendre son ministère tout en entretenant une intense correspondance. Il écrivit aussi ses grandes oeuvres où il déversa en quelques années tout ce qu’il n’avait pas pu écrire du fait de la maladie. On mesurera en le lisant combien poignant fut le destin de cet être trop sensible, à la structure trop fragile, et qui perdit vingt ans à cause de la maladie mentale. Ces trop brefs extraits montreront, nous l’espérons, une intelligence d’une clarté supérieure, un talent poétique certain et une grande profondeur d’expérience.

Il opposait les mystiques avec ceux qui se contentent « de bons discours en leurs oraisons » 120 comme le préconisaient les professeurs qui l’ont tant fait souffrir :

Car souvent, pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits, quoiqu’ils soient très grands docteurs, parce que l’école de Jésus-Christ est, comme dit saint Ignace, une école d’affection. Ceux-là donc ont besoin de raisonner, sur les pra­tiques spirituelles ; et, si on les prive du discours, on les met incontinent à sec, à cause de l’habitude qu’ils ont à raisonner, et du peu qu’ils en ont à aimer et à goûter.

La vraie raison de cela est que ces gens, quoi­qu’ils ne s’en aperçoivent pas, n’ont point donné leur volonté totalement à Dieu, ni, ne recherchant pas Dieu en tout et se contentant des idées com­munes, n’entrent pas bien avant en celles de la totale abnégation de leur intérêt, ne sachant pas même humilier leur entendement en agissant avec Dieu. Souvent ces personnes, parce qu’ils s’adon­nent fort par leur profession, qui est sainte et apos­tolique, à l’aide du prochain, ne gardant pas le déga­gement qu’il faut dans les choses extérieures [p.83 du ms.] et basses, ni n’y cherchant pas assez purement Dieu, il arrive que leur vie n’est qu’un mélange de bonnes choses et de conduites imparfaites. Ainsi, insen­siblement, ils se trouvent éloignés de Dieu et sont [102] plongés dans le goût des objets créés, et, dans cet état, se sentent dans leur oraison un peu loin de Dieu. Ils ont besoin de tirer l’aviron pour appro­cher de Lui, ce qu’ils font par les discours et con­sidérations. Et comme l’autre sorte d’oraison qui est affective leur est inutile, ils prêchent leur manière d’oraison et la louent grandement, tenant l’autre comme une chimère. Et comme ils ont pris cette habitude dans leur jeunesse, et dans leur plus grand âge ils suivent toujours cette méthode, et disent que c’est la meilleure. Et, véritablement, ils ont quelque raison, car il faut proportionner chaque chose à son sujet, aussi bien qu’à son principe.

Toutefois, ceux qui tiennent une autre méthode et qui cherchent Dieu en tout, non seulement en faisant les actions de son service, mais les faisant pour lui, n’envisageant que lui et ne souffrant d’autre motif que sa gloire, ont un sujet bien diffé­rent en leur dévotion ; car ceux-là deviennent entiè­rement spirituels et sont en chemin évident de se faire saints. Voilà pourquoi, n’ayant pas besoin d’avirons pour aller à Dieu, ni de grands discours pour le sentir, mais trouvant qu’ils sont vraiment en lui avec peu d’effort, leur oraison est de le goûter et de s’unir à lui, et, dans ce goût, croître en sa connaissance et en son amour.

Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet : « par le dehors », ou par le dedans, voie « des degrés obscurs », qui fut la sienne :

Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des mer­veilles qui sont au haut de la montagne, font réso­lution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la mon­tagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet. [111]

Ceux qui ne passent pas ces degrés [p. 90 du ms.] obscurs et ténébreux vont par le dehors et trouvent tantôt des voleurs et mille traverses périlleuses. Enfin, aucun n’y va qu’en souffrant beaucoup ; mais c’est toujours avec une espérance certaine de parvenir à de grands biens.

De même, ceux qui s’adonnent à la vie spiri­tuelle, abandonnent la campagne de ce monde inconstant et voluptueux, et s’en vont jusqu’au pied de la montagne, et puis s’engagent à monter, sans s’étonner de la raideur et du peu de douceur que l’on trouve par les chemins. Il y a peu de retraites agréables, beaucoup de souffrances et de mauvais chemins. Quelques-uns arrivent à cette caverne où il y a des conduits souterrains et des degrés obscurs, qui sont les peines intérieures où l’homme souffre ce que personne ne sait, que ceux qui l’ont éprouvé ; ou bien ils vont, par les peines [112] extérieures et travaux qui sont les maladies, les persécutions des hommes et les traverses que la Providence divine permet qui leur arrivent. Enfin, les uns et les autres, après de grands travaux et de longs exercices de vertus, arrivent au haut de la montagne, et trouvent là des biens et des richesses …

Son Guide Spirituel invoque Catherine de Gênes, Constantin de Barbanson, Jean de Saint-Samson, Thérèse d’Avila. Fort d’une grande culture, il définit avec précision les différents degrés d’oraison, mais son expérience profonde lui permet de tout simplifier121 :

Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […] On lui donne quatre noms différents : le premier est l’orai­son de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la pré­sence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opéra­tion, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.

Surin aborde le sujet de la suspension des sens qui exclut toute compréhension et tout souvenir : cette « vacance » pose souvent problème aux mystiques comme à leurs examinateurs. Ce texte demeure une tentative rare de répondre au doute de son entourage immédiat, peu préparé par la Compagnie à comprendre le vécu mystique, et dont on imagine le scepticisme renforcé par l’évidence de sa maladie. L’absence d’action de l’âme sera le grand problème soulevé à la fin du siècle contre les mystiques :

Est-il vrai que l’âme, en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? Sur le sujet de cette question, il y a grand différend entre plusieurs docteurs et les mystiques auxquels on trouve à redire parce qu’ils disent franchement qu’en telles contempla­tions l’âme n’agit point, mais que Dieu opère en elle ; les autres se fâchent de cela, disant qu’il ne se peut que l’âme soit sans opération, c’est-à-dire sans connaissance et sans affection. Pour les accorder, nous dirons que l’âme, à la vérité, a grande connaissance et grande affection, mais qu’elle ne l’a pas par son action propre ou par son effort, mais qu’elle la reçoit de Dieu. […]

Qu’est-ce que l’extase ? C’est une défaillance du cœur assailli de l’amour, qui fait cesser les opérations des sens afin que l’âme vaque aux impressions de ce même amour. Cela se fait lorsque l’âme reçoit quelque effet puissant du divin amour duquel le cœur demeure faible, et ne peut fournir aux fonctions des sens qui demeurent interdits pendant que l’âme vaque à ce qui lui est communiqué de la part de Dieu. Cette opération aussi bien que la suivante qui est le ravissement, dont nous [291] par­lerons par après, ne font point un degré différent de contemplation, mais se rapportent à l’oraison d’union, encore bien que, parfois, pendant l’extase, l’imagination demeure troublée parce que le grand effet s’en va au cœur et moins aux parties supérieures de l’âme comme pourrait être l’intelligence laquelle, quand elle est fortement arrêtée, emmène après soi tout le reste. Ce qui est ici de plus notable, c’est que l’âme est inter­dite en ses sentiments.

Les examinateurs de la mystique donnent ici une grande attaque […] parce que, disent-ils, cela serait contre l’intention de Dieu, lequel a donné la vie à l’homme pour opérer et mériter, et que, dans l’extase, l’homme n’étant pas à soi, il ne peut rien mériter 122. Ce sont des raisons prises du sentiment humain, comme si les noces de Dieu étaient faites comme les nôtres. On pourrait dire de même que le sommeil que Dieu a donné aux hommes est contre son intention, parce qu’il a donné la vie aux hommes pour opérer et que toutefois, pendant le sommeil, les opéra­tions cessent ; mais on peut répondre à cela que le sommeil n’est pas inutile parce que, encore que, tandis qu’il dure, l’homme cesse d’opérer, néanmoins il prend des forces pour agir plus vigoureusement par après. En même façon, dans les opérations surnaturelles, quand bien l’âme demeurerait inter­dite pour un temps, cela n’empêcherait pas le dessein de Dieu qui est de faire agir l’âme parfaitement, à cause qu’elle peut prendre là des forces pour cet effet.

Surin parle des peines de la purification :

Ce travail, quoiqu’il semble n’être qu’en imagination, est néanmoins fort terrible et vient des autres peines que nous avons dites, qui fait qu’elle est réduite à l’étroit. Comme le serpent quand il se dépouille de sa peau, qui se met entre deux pierres, ainsi l’âme, pour être renouvelée, est obligée de passer par un chemin si étroit. À cause des choses qui y sont traitées et de cette censure, nous avons dit qu’elle ne sait comment vivre et les moindres choses l’accablent. Cependant il faut qu’elle vaque à tous ses devoirs : si c’est un prédicateur, il faut qu’il prêche, et enfin, de quelque condition qu’il soit, il faut qu’il vaque aux devoirs de son état ; ou si c’est une mère de famille, il faut qu’elle pourvoie à ses enfants, qu’elle soutienne la charge de toute une maison, des procès qui surviennent, et fournisse à tout ce qu’il faut, sans avoir égard à ses peines. D’où vient que cet exercice est très grand et cela tient lieu de purgatoire. [301]

Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :

[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plonge­ment de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […]

Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plon­gée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien.

On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :

Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable123.

Vous dites que vous vous sentez deux dispositions bien diffé­rentes, l’une paisible au fond de votre intérieur, et l’autre active dans vos puissances. […] Vous devez donc sérieusement vous appliquer à diminuer et affaiblir vos efforts et activité naturelle, par laquelle vous prenez en vous-même un petit contentement et une petite satisfaction, croyant que ce travail contente Dieu. Il n’en est pas si content que vous croyez, ma chère fille, et, quoique vos diligences lui plaisent, il se plaît encore davantage que nous l’écoutions et le laissions faire. Il semble qu’il n’y ait rien de si aisé à faire, mais pourtant je trouve fort peu de gens qui l’entendent, et j’en vois plusieurs qui se repaissent des sentiments auxquels ils ont contribué et les préfèrent à cette délicate paix qui est au fond du cœur, parce qu’elle est moins sensible, mais beaucoup plus efficace. Si vous vous défaites de vos empressements, votre extérieur sera libre ; vous ne paraîtrez plus gênée et angoissée comme vous êtes […] Mettez, je vous prie, votre cœur au large et tâchez d’aller à Dieu par le chemin de l’amour124.

Dans une autre lettre, il conseille le contraire de ce qu’il a vécu, à savoir la gaieté et l’absence de tension :

Et tout cela doit être sans gêne ni torture d’esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l’air de l’autre monde et ne participer à celui d’ici-bas que par humilité, charité, condescen­dance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l’âme doit être gaie, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère sœur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce : cela maintient l’âme en joie et dans son devoir.

Cette disposition s’acquiert en peu de temps quand le cœur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appré­hensions qui arrêtent notre âme et l’empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu’on la méprise et ne désire au fond de son âme que d’entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bien­tôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bien­tôt sa retraite assurée et son entretien avec l’Époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s’estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l’oraison, et sera en toutes choses veillantes sur son cœur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu’à ce qu’enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu’elle aura préparé 125.

Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équi­noxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :

Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]

Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugis­sement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms.] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus natu­rel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magni­ficence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.

Il décrit la vie en unité avec Dieu :

Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons pro­posé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoule­ment perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms.] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtile­ment que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]

Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononcia­tion, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.

À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, par­lant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminu­tion comme de sa propre vie.

Et voici en conclusion trois beaux poèmes qui expriment la libération finale126 :



III. Du délaissement de toutes choses pour vivre plus parfaitement.

Je n’ai plus rien à prétendre,

Plus d’amis à rechercher,

Plus de causes à défendre,

Plus de desseins à cacher :

Je ne saurais plus rien craindre,

Rien déguiser ni rien feindre ;

Après avoir tout quitté,

J’ai trouvé ma liberté.

Aussitôt qu’à cette perte

Mon esprit s’est préparé,

Ma poitrine s’est ouverte,

Et Dieu s’en est emparé :

Sus, monde, quittons la place,

Rien que Dieu, rien que la grâce.

Après avoir tout quitté,

J’ai trouvé ma liberté.


V. De l'abandon intérieur, pour se disposer à la perfection de l'Amour divin.

Je veux aller courir parmy le monde,

Où je vivray comme un enfant perdu,

J'ay pris l'humeur d'une âme vagabonde

Après avoir tout mon bien dépendu.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure.


Déchu d'honneur, d'amis et de finance,

Amour je suis reduit à ta mercy,

Je ne puis plus mettre mon espérance,

Qu'au seul plaisir d'être à toy sans soucy.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure.


Pauvre, content, j'iray chercher fortune

Par un chemin que je n'ay jamais su,

J'ay pour logis la campagne commune,

Où je seray toujours le bien reçu.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

I1 me suffit que l'Amour me demeure.


Allons, Amour, allons à l'aventure

Avecque toy je n'appréhende rien,

Quelque travail que souffre la nature,

Te possédant, je seray toujours bien.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure. (38-39)


XIV. Le Renouvellement.

Amour rompant toutes les portes

Qui font obstacle à ses desseins,

Et les murailles les plus fortes

Qui bornent ses désirs plus saints,

Enfin est entré dans mon âme,

Pour la réchauffer de sa flamme.

Des spirituels dominicains



Après nous avoir donné Maître Eckhart et Tauler, l’ordre des frères prêcheurs ne semble pas avoir eu au XVIIe siècle de figures mystiques comparables aux jésuites Surin et Lallemant. Cependant, deux figures de valeur se détachent :

Louis Chardon (1595-1651)

Il naquit à Clermont de l’Oise. Sa vie « simple et cachée » se déroula à Paris. Il publia une traduction des Institutions Taulériennes et, en 1647, La Croix de Jésus, où il insère sa traduction de la Théologie mystique de Denys l’Aréopagite.

« Il donne raison de l’union mystique par la rencontre en l’âme de deux amours aussi exigeants ; l’un qui vient de l’âme et par lequel elle s’efforce de se perdre en Dieu, l’autre qui vient de Dieu et par lequel il cherche à se répandre dans l’âme. Lorsque le premier de ces amours, ou amour actif, vient à expirer et à céder la place à l’autre amour, ou amour passif […] alors se produit l’union transformante […]  Le “dernier effet” des désolations intérieures est une perfection de l’amour même. L’amour d’action meurt pour tout de bon au bénéfice de l’amour de quiétude. Assertion et doctrine qui durent éveiller les soupçons des adversaires du quiétisme127 ».

Il témoigne de sa joie devant l’omniprésence divine :

« Dieu est partout, de telle manière qu’il ne possède pas plus de bonté et plus de beauté, pas plus de liberté et plus de pouvoir, plus de joies et plus de perfections en tout le monde ensemble, que dans le plus petit grain de sable ou la moindre goutte d’eau de la mer […] Il est partout et en chaque partie de ce tout…128

Alexandre Piny (1640-1709)

Provençal, il enseigna à Marseille où il a vraisemblablement croisé François Malaval129 et le capucin Alexandrin de la Ciotat. Puis il fut appelé à Paris à partir de 1676. Il fit des conférences à l’abbaye royale de Maubuisson, prêcha des retraites chez les annonciades de sainte Eutrope près d’Arpajon. Prédicateur connu, on se pressait pour l’entendre. Il fut le confesseur de nombreux supérieurs et supérieures de Paris.

Il a certainement lu la traduction que Chardon a publiée en 1681 des Institutions de Tauler. Il fait rarement des confidences, mais semble avoir été initié à l’oraison par un prêtre dont l’austérité le marqua à jamais :

Une personne que je connais, mais personne également expérimentée et éclairée dans les voies intérieures du pur amour et de la croix. Quand on lui demandait ce que c’était que d’être la joie de Dieu en ce monde, et comment et par quel moyen on pourrait parvenir à ce divin état ; c’est, répondit ce directeur expérimenté, c’est être sans joie, vivre sans joie, et mourir sans joie. Car c’est alors que Dieu goûte et savoure l’âme, ainsi qu’un pain selon son goût, ne trouvant rien dans l’âme où elle se contente, ni par conséquent où il ne puisse se contenter. C’est alors que l’âme est à Dieu, comme on dit, un « pain cuit », où il n’y a plus rien à cuire et à consumer, puisqu’il n’y a joie aucune à purifier 130.

Celui que Brémond appelle “le maître du pur amour” publia huit opuscules, dont les principaux : L’Etat du pur amour en 1676, La Clef du pur amour, ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant et pour toujours aimer en toujours souffrant en 1680. Il y expose une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considérait ce « laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir qui tend vers l’abandon total : Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu. 

Il ne publia plus rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos mais vécut encore vingt-quatre années sans être inquiété, car il avait pris la précaution d’élaborer (nous explique son éditeur), « une sorte de néo-quiétisme » par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir.

Il avait une grande réputation de sainteté. “Ses journées se passaient dans la plus grande activité […] princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil”131. Mais ensuite on sait qu’après l’office de nuit, il demeurait en oraison durant une heure.

Il reconnut un frère d’oraison en la personne du capucin Alexandrin de la Ciotat132, dont Le Parfait dénuement de l’âme contemplative suscita son enthousiasme. Il en résume le thème dans son Approbation :

savoir que, dans l’oraison des parfaits, et parmi les contemplatifs, on contemple et qu’on peut contempler sans formes, [ni] images ; que la contemplation n’en est pas moins lumineuse, pour ne rien apercevoir de distinct ; que l’oraison n’est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu’on le connaît, sans penser qu’on y pense, et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu’on connaît, et qu’on est jamais moins oisif dans l’oraison, ni l’oraison jamais plus fructueuse, ni plus sanctifiante, que quand on cesse de faire et d’opérer, pour laisser agir Dieu et opérer ce qu’il lui plaît et en la manière qu’il lui plaît.

Voici quelques extraits de son premier ouvrage, De L’État du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions133 :

[Préface :] […] il n’est rien de plus vrai que le grand moyen pour avancer bientôt et voir enfin quelque fin dans cet ouvrage de notre perfection, que le grand moyen, et peut-être bien l’unique, c’est le moyen sans moyen ; c’est-à-dire se défier de tous les moyens créés qu’on peut avoir tentés, et qu’on pourrait encore prendre; faire véritablement des réflexions, des résolutions et des actes, mais se désapproprier de tout l’appui secret qu’on pouvait y avoir, pour ne nous confier et ne vous appuyer qu’en vous seul, ô grand Dieu, qu’en votre seule force, et qu’en votre grâce, qui ne manquera de faire et d’achever dans nous, avec nous et par nous, tout ce qu’il y aura à faire […]

Chapitre V. De la facilité au Pur Amour.

§ 1. […] Ô ! qu’il est bien vrai en effet que c’est ici l’état de perfection le plus aisé et le plus facile à acquérir ; puisqu’il ne s’acquiert point tant en faisant comme [que] en laissant faire ; que ce n’est point en s’empressant à faire pour avancer, et devenir actif, qu’on y avance ; mais bien en demeurant passif, et approuvant paisiblement ce que Dieu fait en nous…

§ 2. […] ce n’est point en se travaillant pour faire, et s’empressant jusques à se lasser, qu’on avance dans cette École du pur amour, mais bien en demeurant passif à ce que Dieu opère en nous, et ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veuille à force d’aimer sentir et savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plaît à Dieu que nous ne veuillions pas seulement savoir si nous aimons.

§ 3. […] on fait beaucoup, quand on approuve paisiblement l’impuissance où Dieu nous met parfois à ne pouvoir faire, comme à prier et contempler ; et on y aime dans la perfection, quand dans la vue du bon plaisir de Dieu, nous consentons tranquillement à ne pouvoir sentir si on aime.

Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour.

§ 2. La manière d’oraison la plus conforme au pur amour […] peut se faire en s’y proposant seulement d’aimer et adorer […] Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d’abandon entre ses paternelles mains, lui protestant comme de tout son cœur, elle abandonne et son intérieur et son extérieur à sa très sainte volonté, afin qu’il dispose entièrement d’elle selon son bon plaisir et son service, dans l’oraison et hors de l’oraison, pour le temps et pour l’éternité […]

§ 3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, et en silence ; ne s’attachant, et ne s’occupant qu’à demeurer, et dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincu pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; et partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, et qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.

Chapitre IX. De l’occupation intérieure du pur Amour.

§ 5. Il est donc vrai qu’en quelque état, et en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, et dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, et comme l’âme de notre âme, aussi bien que de notre corps ; que c’est dans lui, et dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.

Chapitre XVII. Vision Mystérieuse, où est manifesté l’état du pur Amour.

§ 2. Elle [l’âme] fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, et si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui était tout joignant, et désireuse de savoir pourquoi un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, et s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui était tout joignant le Temple, était remplie d’une foule de peuple, qui était, et demeurait là pour offrir des vœux, et des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, et des faveurs, soit pour la santé, soit pour le gain des procès, pour la conservation de la vie, pour l’assurance du salut, et autres pareilles grâces […]

§ 3. […] Pourquoi pensons-nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, et de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, et par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, et vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.

§ 7. […] ô grand Dieu, en vue de votre grandeur, mérite, et Majesté infinie, en vue de ce que vous valez, et de ce que vous êtes, je veux et j’ose bien vous assurer, que quand je ne serais rien à mon Dieu, mon Dieu me sera toujours Tout : oui, quand je vous deviendrais si indifférent que vous ne penseriez jamais à moi, quand vous ne daigneriez jamais de me regarder, quand vous ne voudriez jamais rien faire pour moi, quand même vous me rejetteriez de votre face, n’ayant pour moi que du rebut, en vue de votre mérite infini, en vue de ce que vous valez et de ce que vous êtes, vous me seriez toujours Tout : je veux dire que je ne cesserais jamais de m’occuper de vous, de penser à vous, de me souvenir amoureusement de vous, d’être ravi qu’il n’y eût rien pour moi, afin que tout y fût pour vous…

Il entretint une correspondance avec la Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’annonciades134:

La marque véritable d’un cœur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il aime et qu’il veut bien aimer à ses propres dépens, qu’il vaut bien être la joie du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point être la sienne, qui accepte cette adorable et toujours paternelle volonté dans les croix comme dans les joies et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qui fuit autant qu’elle peut tout ce qui fait peine, mais paix de la grâce qui sait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaitons encor une fois à toutes vos bonnes sœurs, à qui nous sommes acquis de bien bon cœur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.



Pierre de Bérulle et l’Oratoire.



Bremond s’est fait le chantre du cardinal de Bérulle dans sa recherche d’un chef de file d’une “École française de spiritualité” dont la vocation aurait été de rénover la religion catholique en France. En réalité, il ne s’agit que d’une tradition spirituelle car les « élévations » bérulliennes ne sont pas les expériences du divin ; le concept trop large recouvre mal les courants mystiques135. Les nombreux spirituels de l’École française, tels F. Bourgoing ou G. Gibieuf, ainsi que la majorité des poètes à visée spirituelle tel Claude Hopil, sont des figures plus religieuses que mystiques.

La forte personnalité de Pierre de Bérulle ne peut cependant être omise compte tenu de ses rapports très étroits avec la France mystique du début du siècle : le cercle de madame Acarie, les carmélites espagnoles, Madeleine de Saint-Joseph (voir notre volume précédent). Il est également au centre de réseaux oratorien et sulpicien (voir le Tableau II en fin de volume).

Pierre de Bérulle (1575-1629)

Les histoires de la spiritualité le placent souvent au centre de l’« École française ». Sa fondation de l’Oratoire, pour réformer le sacerdoce des prêtres, fut le point culminant de la Contre-Réforme 136.

L’admiration dont il est entouré et sa réputation de sainteté sont telles que nous aimerions tempérer quelques faits concrets - histoires de jeunesse il est vrai - qui, il faut l’avouer, suscitent notre indignation : il nous paraît impossible d’en faire un chef de file d’une histoire de la mystique française.

Pourtant il côtoya de près sa cousine, madame Acarie. Cette dernière avait été accueillie avec ses enfants par madame de Bérulle dans sa maison du Marais pendant les frasques de M. Acarie. Le jeune Bérulle était tous les jours témoin des états mystiques de madame Acarie et voyait ses visiteurs : Benoît de Canfield, Beaucousin, Duval et Gallemant… Mais même s’il y aspira, il ne semble pas avoir eu d’expérience mystique.

Il devint l’exécuteur des décisions du cercle et, en particulier, fut envoyé en Espagne pour hâter la venue des carmélites espagnoles. Sa ténacité acheva le travail d’un Brétigny trop effacé137. On sait bien que toute rénovation requiert autorité138, mais que penser des rapports de Bérulle avec les mystiques, sinon qu’il se conduisit aussi mal que Bossuet à la fin du siècle ?

En 1604, il n’avait pas trente ans, mais voulut imposer son autorité aux carmélites espagnoles qui arrivaient en France. Or Anne de Jésus avait cinquante-neuf ans et était prieure de Grenade quand Jean de la Croix rédigea le Cantique à son intention ; Anne de Saint-Barthélémy avait cinquante-cinq ans : elle avait accompagné Thérèse sur les chemins de Castille, rédigeait sous sa dictée et assista à sa mort, lorsque Bérulle n’avait que sept ans ! Pourtant, inconscient de leur grandeur intérieure, il s’affronta successivement avec Anne de Jésus (~1605), puis avec Anne de Saint-Barthélémy (~1607). En 1610, il voulut leur imposer un double vœu de « servitude » à Jésus et Marie, alors que ces mystiques accomplies étaient bien au-delà de tels enfantillages ; ceci conduira en 1620 à une grave crise dans les carmels.

  La liste est longue de ses débordements d’autorité : il traita cavalièrement Jean de Quintadanavoine (de Brétigny), dont nous avons souligné le rôle essentiel dans la venue des carmélites espagnoles ; celui-ci se pliera avec son humilité coutumière à ses injonctions. Il se disputa avec André Duval. Comme madame Acarie ne pouvait organiser le Carmel toute seule, car elle n’était qu’une femme, elle fut obligée de collaborer avec Bérulle ; mais en 1616, à Pontoise, alors qu’elle était malade, il la traita indignement, ce qui précipita probablement sa fin139.

Il est aussi l’auteur irresponsable d’un Traité des énergumènes140 sur les « sorciers ». Son époque était crédule et l’on exécutait des prétendus sorciers et possédé[e]s. Ces persécutions furent intenses, causant beaucoup plus de victimes autour de 1600 qu’au Moyen Âge. Une mystique comme Marie des Vallées sera victime d’un traitement inhumain, auquel elle consentit, car elle était elle-même convaincue de sa possession, ce qui la plongea dans les plus grandes souffrances intérieures ; on connaît l’affaire des possédées de Loudun où Surin sombra dans la folie.

On comprendra mieux ces souffrances en lisant les affirmations avancées par le Traité de Bérulle :

Satan communique avec nous […] s’incorpore dedans l’homme (840) […] est mis en possession des sens humains. (841) […] si n’a-t-il pas cessé de prendre possession des corps humains. (846) […] Dieu donc permet ce mal plus volontiers depuis l’Incarnation (849) […] il est difficile à croire que les Juifs tirent un pouvoir du ciel, lorsque leur foi n’est qu’impiété, lorsque leurs cérémonies ne sont qu’en abomination (854).

Bérulle veut expliquer ici que le pouvoir de chasser les démons a été transféré justement des Juifs bibliques à l’Église catholique, mais une lecture orientée tire vers le pire. Et la liste se poursuit :

Quiconque sait bien que ce mal est grand et fréquent, ne sait pas pourtant en quoi précisément il consiste […] (859) Quelquefois c’est Dieu même qui expédie à Satan le pouvoir sur la personne, comme jadis sur Job (866) […] les magiciens, lesquels comme ils se servent des esprits malins pour endommager l’homme, tantôt en ses biens […] tantôt en l’usage de la raison (867)[…] [Satan] essaye d’empêcher que son usurpation ne soit manifeste […] il peut être présent dans l’énergumène sans y être apparent[…] ainsi s’est-il caché trois mois sous un mal épileptique en un gentilhomme de marque (874).

Bérulle ne répercute pas seulement les croyances de son époque : il leur apporte l’appui de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui abondent en histoires de pouvoirs et de possédés, ce qui leur assure un poids considérable dont on imagine aisément les conséquences désastreuses.

Enfin, faire de Bérulle le chef d’une école mystique française relève d’une confusion entre mystique et religion. Le père Bourgoing oratorien déclare d’ailleurs très bien : « [Ce] que notre très honoré Père a renouvelé en l’Église, autant que Dieu lui en a donné le moyen, c’est l’esprit de religion, le culte suprême d’adoration et de révérence dû à Dieu »141. On voit en effet chez le Bérulle de la maturité de belles expressions quand il célèbre la grandeur divine142 :

La terre est tout à Dieu, et elle n’est qu’un point au regard de Dieu, elle n’est rien devant la grandeur de Dieu143.

Il a bien écouté les mystiques autour de lui quand il déclare :

J’étais instruit et poussé à adhérer totalement à Dieu, à dépendre entièrement de lui, en un parfait oubli de moi-même et de tous états 144.

 J’ai résolu de me dépouiller de tout usage de moi-même, tant des facultés spirituelles de l’âme que des sens, et de parvenir à ce degré, auquel l’âme ne se ressent plus, où elle n’a ni ne veut plus rien de soi-même, et où elle ne prend pas même la juridiction et l’autorité de disposer de soi pour le bien 145.

Il a compris « la vertu transformatrice de l’amour »146 :

Et c’est une des excel­lences qu’on remarque en l’entendement par-dessus la volonté que l’entendement transforme son objet en soi-même et la volonté se transforme en son objet. Et c’est aussi un des points qui rend la connaissance différente de l’amour que la connaissance tire l’ob­jet à soi et n’abaisse pas celui qui connaît dans les objets connus, mais élève et proportionne les choses connues à la proportion et à la dignité de celui qui les connaît. Et l’amour, au contraire, porte l’âme en l’objet qu’elle aime et, par une douce puissance, abaisse et incline l’amant en la chose aimée. Cette différence générale entre l’amour et la connaissance est fort considérable, et d’autant plus que d’elle naît une différence particulière, même entre la connaissance et l’amour de Dieu que nous pouvons acquérir en la terre. Car puisque la connaissance met l’objet en nous et ne nous met pas en l’objet et l’amour, au contraire, nous met en l’objet et nous transporte en lui si puissamment que, selon ce dire sacré autorisé de l’une et de l’autre philosophie, l’âme est plus là où elle aime que là où elle anime et a plus de vie et de présence, plus d’occupation et de sentiment en l’un qu’en l’autre. Il s’ensuit que, par la connaissance, l’âme en la terre possède Dieu, non pas tel qu’il est en Lui-même, mais tel qu’Il est en elle, et que, par l’amour, l’âme possède Dieu dès la terre, tel qu’Il est en Lui-même et non pas tel qu’Il est en elle. Car l’amour nous transporte de nous en Lui, et ce qui plus est, nous rend tel qu’Il est Lui-même en nous déifiant et transformant en Dieu.

Heureuse condition de l’âme qui s’élève en l’école de l’amour de son Dieu, si elle la savait bien connaître et s’en servir ! Et condition étrange (s’il est permis de le dire en passant), même entre les chrétiens et les plus éminents et savants des chrétiens, qui, ne pouvant connaître Dieu tel qu’Il est en Soi-même et le pouvant aimer tel qu’Il est en Soi, travaillent toutefois beaucoup plus à le connaître qu’à l’aimer ; d’où vient qu’il y a tant d’écoles et d’académies pour élever les âmes en cette connaissance obscure, incertaine et imparfaite, et qu’il y en a si peu, et encore si peu fréquentes, pour élever et per­fectionner l’âme en l’amour et en la possession haute et éminente de son Dieu par voie d’amour. Et toutefois nous ne pouvons pas en cette vie mortelle connaître Dieu autant que nous voulons, et nous pouvons l’aimer autant que nous voulons, nous élevant de degré en degré, par sa grâce, en son amour.

Dans ces conditions, l’oraison devient une « élévation », que le fidèle disciple Bourgoing définit ainsi : « [cette] sorte d’oraison […] qui se fait par voie d’admiration, d’adoration, de révérence, d’humble regard, d’hommage et d’honneur, et d’autres semblables pratiques, qui tendent purement et simplement à honorer et glorifier Dieu, sans aucun retour vers nous, sans rien désirer ni demander »147. Pour Bérulle, l’admiration est « une occupation sublime, rare et ravissante148 » : l’âme se complaît dans des occupations, fabrications humaines. Ces pratiques tout à fait honorables appartiennent au monde de la dévotion religieuse. Mais la mystique est l’expérience de l’envahissement de l’homme par le divin, puis sa transformation sous l’action de la grâce ? Nous n’avons pas su en trouver témoignage chez ce cardinal.

Charles de Condren (1588-1641).

Au contraire, le second supérieur de l’Oratoire après Bérulle, Charles de Condren, fut un mystique qui rayonna sur tout son entourage149 : « On discernait en lui une différence d’avec les autres, pareille à celle qu’on trouve aux personnes qui racontent quelque chose qu’ils ont vu, et ceux qui ne savent que par ouï-dire. Il semblait que cet homme fût du pays des vérités, et qu’il touchât du doigt ce qu’il proposait à croire »150

Mais il n’a quasiment rien écrit : on trouvera l’expression de sa pensée surtout dans les œuvres de son disciple, M. Olier, car il ne nous reste que quelques lettres et des notes prises par ses dirigés.

Il montra toute sa vie une aversion pour les charges auxquelles il ne pouvait cependant se soustraire : « malgré la désolation intérieure qui l’accablait, il fut un des directeurs les plus appréciés de son temps…151».

Né d’une famille de vieille noblesse d’un père protestant converti, Condren fut voué à Dieu dès sa naissance. Il fut un enfant doué qui apprenait sans maître. Il connut, dès douze ans, sa première expérience mystique152 : « il se trouva tout en un moment l’esprit environné d’une admirable lumière dans la clarté de laquelle la divine Majesté lui parut si immense et si infinie qu’il lui sembla n’y avoir que ce pur Être qui dût subsister et que tout l’univers devait être détruit à Sa gloire […] Cette lumière était si pure et si puissante qu’elle fit une impression de mort en son âme, qui ne s’est jamais effacée. Il se donna de tout son cœur à Dieu pour être réduit au néant en son honneur […] [Il vit que Dieu] chérissait uniquement les âmes qui sacrifiaient l’état présent à sa sainteté et à sa justice […] Il se sentit vivement attiré à ce genre de vie, qui est une parfaite mort aux choses présentes, et qui n’adhère qu’à Jésus-Christ. »

Il fit ensuite d’excellentes études tout en se passionnant pour les armes auxquelles le destinait son père. Mais la nuit, il se consacrait à la lecture et à l’oraison. Lors d’une grave maladie, il osa braver son père et devenir prêtre à vingt-six ans. Attendant un signe de Dieu, il hésita entre différents ordres, puis entra à l’Oratoire en 1617 sur l’insistance de Bérulle.

Après divers emplois, à trente-six ans il dirigeait un séminaire. En 1629, contre son gré, il fut élu à l’unanimité pour succéder à Bérulle à la tête de l’Oratoire. En 1631, il voulut se démettre, mais obtint seulement que « ce serait une congrégation purement ecclésiastique et sacerdotale », sans vœux. Il avait demandé « que son pouvoir fût petit sur les choses temporelles et grand sur les spirituelles ». Il sera réélu en 1634, de nouveau contre son gré : il disparut, mais on le découvrit à huit lieues de Paris… En 1638, Richelieu le « menaça » de l’archevêché de Reims, et il garda ainsi sa charge, pour mourir trois ans plus tard, prononçant la formule qu’il avait enseignée à Olier : « Venez, Seigneur Jésus, et vivez en vos serviteurs »153

Véridique, il se souciait peu d’avoir l’allure d’un saint et passait pour quelqu’un d’ordinaire. Il attendait toujours un signe de Dieu pour agir : il en paraissait indécis. Il n’en était pas moins très gai et plein d’humour. Admirable causeur, il attirait vers Dieu tous ses auditeurs : « C’était à qui témoignerait de plus grandes admirations après l’avoir ouï. Qui les faisait paraître par des soupirs ; qui, par une joie extraordinaire, laquelle se lisait sur les visages ; qui, par un silence nécessaire et par une impuissance d’en dire ses sentiments.154 »

Cet homme si tôt brûlé par la grâce était hanté par cet esprit de pureté qui ne peut souffrir que rien ne vive que Dieu155 : c’est cela qu’il tentait de communiquer à ses interlocuteurs. Tout notre être doit s’anéantir devant la grandeur divine dans un sacrifice d’adoration qui s’accomplit en s’unissant au Christ :

Car c’est Lui qui s’est vraiment offert à Dieu comme un entier et parfait holocauste, duquel il n’est rien resté qui ne fût consommé dans la fournaise ardente de la Divinité. Or nous devons être […] à Dieu dans cette intention de Jésus-Christ, afin qu’il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam ; en l’honneur de Dieu, de sa grandeur et de sa sainteté, comme il a perdu en Dieu sa personne et ses qualités humaines. Il n’était pas raisonnable que le Fils de la Vierge, ayant été sacrifié à Dieu, fût consommé d’un autre feu que de Dieu même […] et ce doit être aussi Dieu même qui réduise et consomme tout ce que nous sommes, nos vies, nos qualités, nos esprits…156.

Comme Bremond, on reste fasciné par la Lettre XXI, lettre de direction admirable de radicalité :

Laissez-vous à Dieu, dans la consommation qu’il a faite de Jésus-Christ ; et à Jésus-Christ, dedans la perte qu’il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et perdant pour vous tout désir de vivre et d’être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous et qu’il y vive selon tout ce qu’il est envers toutes choses. […] Je vous donne à la subsistance du Verbe, et à la puissance personnelle qu’elle a de soutenir et faire vivre et faire être la nature humaine, convenablement à ce que Dieu est, et d’en faire un usage divin en quelque état d’extrémité qu’elle puisse être. […] Je vous donne aussi […] à la mission du Saint-Esprit, par laquelle cette divine personne, sans changement et sans mouvement quelconque, et sans autre chose que ce qu’elle est éternellement, elle s’approprie les hommes, et en fait usage pour Dieu, et fait vivre en eux tous les mystères de Dieu; […] parce qu’en s’appliquant aux hommes il les anéantit dans son application même, et ainsi son application consomme l’application même, tant elle est sainte, et elle ne peut rien souffrir de créé, ni rien endurer que sa propre pureté […]

Dedans cet état, votre occupation doit tout être pour Dieu ; vous ne devez rien être pour la créature et moins encore pour vous-même, mais vous devez être consommé dans tout ce qu’est Jésus-Christ, dans tout ce que le Saint-Esprit est, et en un mot dans ce que Dieu est […] consommant ses créatures en soi sans être autre chose que soi. Et vous ne devez, pour lui coopérer, que vous perdre et anéantir dans ce qu’il est, et vouloir qu’il soit et vive selon tout ce qu’il est, en attendant que cette gloire même ait tiré les choses mêmes dans son unité.

Nous ne pouvons rien faire par nos propres forces, c’est Jésus-Christ qui est notre appui :

nous ne devons pas nous appuyer sur nos forces, nous ne devons pas prendre garde si nous le pouvons, mais bien nous rendre forts dans Jésus-Christ Notre Seigneur qui peut tout, et qui nous donnera la force et la vertu de nous acquitter de ce qui (50) nous est enchargé. (T1)157.

On le sent bien, c’est par expérience personnelle que Condren décrit la transformation qui advient quand Jésus-Christ lui-même anime l’âme :

Une autre chose encore à remarquer, touchant le Fils de Dieu au regard de ces accidents, c’est l’usage divin qu’il en fait dans les âmes ; car par eux, il opère des effets de sainteté merveilleux […] si nous nous donnons en vérité à Jésus-Christ, il fera par nous des effets de grâce et de sainteté très grands ; car, au lieu que, si nous usons de nous-mêmes, nous en usons mal […] il opérera par nous […] des effets de grâce vers le prochain, à la sanctification duquel nous servirons, quand nous demeurerons comme simples instruments entre ses mains158.

Il faut lui donner tout, il faut qu’il nous (48) trouve tout vides, que nous soyons des vaisseaux vides, vasa vacua159, afin que ne trouvant rien en nous qui empêche d’opérer ce qu’Il veut opérer qui est la grâce et son esprit. (T1)

Ainsi nous ne nous regarderons plus comme chose (315) nôtre, mais comme une portion et une partie du fils de Dieu. […] Nous vivrons en Lui… (T1)

Ce serait bien peu d’aimer Dieu tel que je le sentirais […] je le devrais toujours aimer par-dessus ma connaissance et mon affection (B386)

sans attachement à aucune chose et sans élection d’aucun moyen pour l’honorer, mais bien en une parfaite volonté d’user à sa gloire de toutes les choses que sa providence nous fera rencontrer et d’être à lui dans son esprit pour cela. (B396)

Les droits divins nous obligent à consentir que Dieu soit en nous comme Dieu plus que nous-mêmes […] et non seulement à être ses serviteurs […] mais aussi ses créatures. (B361)

L’homme vis-à-vis de Dieu peut se sentir

 … comme Jacob lequel voyageant s’endormit corporellement. Mais il veillait spirituellement, car il vit une échelle au haut de laquelle était Dieu, et lui était au bas, sans autre entre-deux, entre Dieu et lui, que l’échelle. De même entre Dieu et nous il n’y doit avoir que cette échelle comme seul moyen pour arriver à Lui lequel se tient au haut de l’échelle avec un dessein éternel de se communiquer à nous (94) par l’excessif amour qu’Il nous porte, et nous au bas d’icelle, devant être réciproquement avec un désir perpétuel de l’aimer et l’honorer en Lui… (95) toute notre vie qui est hors de nous ou en nous n’est pas vie. Notre vie est celle par laquelle nous vivons en Jésus et Jésus vit en nous, étant plus âme de notre âme et cœur de notre cœur que notre âme n’est âme de notre corps, lui donnant un être et un mouvement. (T1)

Surgissent parfois les intuitions métaphysiques qui ont soutenu sa vie :

Dieu au commencement du monde créa une lumière, mais errante et vagabonde, puis il créa un corps, une substance en laquelle il arrêta toute cette lumière. (T1, 104)160

Le mystère de l’incarnation n’a pu être opéré en un seul (365) instant, mais il est continuellement opéré. (T1, 364)

Nous terminerons en constatant qu’il partageait la conception qui sera développée par l’historien Honoré de Sainte-Marie161 :

L’Église que Jésus-Christ veut sanctifier et sauver […] est composée de divers membres répandus dans tous les siècles depuis Adam jusqu’à la fin du monde. (Q103)

Condren a profondément marqué ses élèves. C’est son préféré, Amelote, qui écrivit sa biographie 162 : « C’était son cœur qui m’avait charmé […] Je disais en moi-même que cet homme était trop du ciel pour être découvert en la terre, et, qu’ayant à traiter une matière d’une si incroyable beauté, j’étais malheureux par l’excès de mon bonheur ».

Le père Boudon confiait dans une lettre en 1690 : « Il y a plus de quarante-six ou quarante-sept ans que la divine Providence […] me fait aller à son tombeau sacré […] demander la grâce de l’anéantissement chrétien. »

Ses disciples ont rassemblé ses entretiens et certaines de leurs œuvres sont en fait des recueils de conférences de Condren. C’est ainsi que Jean Eudes reprend une de ces lettres dans son Royaume de Jésus163 : « Certainement s’il avait assisté à la discussion de Bossuet et de Fénelon sur l’acte d’amour pur, il eût fourni des textes à opposer à M. de Meaux : il faut […] vouloir que l’âme ne se complaise et ne se repose qu’en Dieu ; il faut vouloir que Dieu soit tout votre amour, votre plaisir et votre joie 164 ».

De même, l’Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes de M. Olier est un recueil d’entretiens de Condren. Il exprime toute sa vénération pour lui dans ses Mémoires :

Il n’était qu’une apparence et écorce de ce qu’il paraissait être, étant au-dedans tout un autre lui-même, étant vraiment l’intérieur de Jésus-Christ en sa vie cachée ; en sorte que c’était plutôt Jésus-Christ vivant dans le P. de Condren que le P. de Condren vivant en lui-même. […] Notre Seigneur qui résidait en sa personne, le préparait à prêcher le christianisme, à renouveler la première pureté et piété de l’Église ; et c’est ce que ce grand personnage a voulu faire dans le cœur de ses disciples, pendant son séjour sur la terre, qui a été inconnu, comme le séjour de Notre Seigneur dans le mone 165.



Jean-Jacques Olier (1608-1657) et Saint-Sulpice.



Jean-Jacques Olier appartint au petit nombre de disciples que Condren a formé : aussi bien ses écrits que la fondation de Saint-Sulpice sont l’expression de cette influence. [Nous regroupons dans le Tableau II en fin de volume les filiations et les influences croisées de cette « école » considéré du point de vue mystique.]

Quatrième fils d’un conseiller au parlement de Paris, tonsuré à onze ans, Jean-Jacques Olier était destiné à toucher des bénéfices ecclésiastiques. Bachelier en Sorbonne en 1630, il se rendit à Rome, fut guéri la même année d’une maladie des yeux à Lorette, où il éprouva « un grand désir de prière » et pensa devenir chartreux. Rappelé à Paris par la mort de son père, il s’orienta, au scandale de sa famille, vers la prédication populaire sous la direction de Vincent de Paul. Il devint prêtre en 1633, et assura de nombreuses missions en province.

En 1634, il rencontra mère Agnès, prieure des dominicaines de Langeac : il eut la surprise de la reconnaître, car il avait  rêvé d’elle ; elle mourut quatre mois après et l’aurait confié à Condren. Il fut également un jeune ami du père Chrysostome de Saint-Lô et aurait fait partie du Tiers Ordre Franciscain166. Il était également depuis 1638 en relation avec une « sainte veuve », Marie Rousseau (1596-1680), estimée de Condren et directrice de nombreux laïcs et ecclésiastiques : elle le soutint matériellement et spirituellement, guidant souvent ses décisions ; puis il s’éloigna par peur d’un attachement affectif.

Durant toutes ces années, il fut sujet à des états mystiques parfois si fort qu’il devait se jeter à terre pour les supporter. Entre 1639 et 1641, il connut une très grave crise dont on ne sait pas grand-chose, sauf qu’il y prit conscience de son orgueil : sa conduite devint extravagante, tout le monde se moquait de lui, il se sentait dans une confusion totale. On lui interdit ses emplois extérieurs et même Condren sembla s’éloigner de lui. Puis la guérison arriva soudainement et les états intérieurs reprirent. Il devint un prêcheur remarquable par sa ferveur qui bouleversait les foules.

Fin 1641, avec un petit groupe, il fonda le premier séminaire. Ils s’installèrent dans le quartier de St Sulpice dont Olier devint le curé. En se consacrant à la formation du clergé, les « Messieurs de Saint-Sulpice » accomplissaient le désir que Condren avait exprimé sur son lit de mort : former un clergé tourné vers l’intériorité.

Curé de Saint-Sulpice, M. Olier refusa plusieurs fois les évêchés qu’on lui offrait.  Inspiré par les derniers conseils de Condren, il exerça pendant dix ans sa charge avec dévouement, dynamisme, intransigeance aussi (en 1645 se manifestent des opposants, dont des prostituées). Il eut une profonde influence aussi bien sur l’aristocratie que sur le peuple (catéchismes, visites aux malades, écoles…). Le séminaire devint un modèle et de nombreux collaborateurs essaimèrent dans toute la France : la nouveauté était que ces directeurs partageaient la vie des prêtres qui venaient faire retraite auprès d’eux, et leur enseignaient les profondeurs de la vie sacerdotale.

Il s’opposa à la fin de sa vie aux jansénistes (notamment en 1655 quand Picoté refusa l’absolution au duc de Liancourt). Bien que malade à partir de 1652, il demeura actif avec un souci missionnaire, jusqu’à sa seconde et fatale apoplexie167.

Parmi ses œuvres se détachent ses Lettres168. Restent aussi aux Archives Saint-Sulpice ses Mémoires autographes qui sont le compte-rendu à son confesseur des grâces reçues de 1642 à 1646 169.

Voici une lettre à son directeur M. Picoté, où il confie son état intérieur170 :

Le divin Maître me donnait par là un grand dégoût de tous les sentiments extérieurs qui se rencontrent en la piété […] En cet état, le divin Maître m’a appris par une expérience intérieure de mes facultés qui voulaient agir auprès de Lui, que je devais alors demeurer en silence, et dans la sainte oisiveté de sainte Madeleine, en présence du Maître et du divin Époux. Il m’a fait (1, 246) remarquer que mes facultés allaient chercher loin ce que je possédais dans le fond de ma substance ; et que le saint Époux était bien plus intime dans le fond de mon âme, que toutes mes facultés qui se mêlaient de le chercher. Et il me semble que pour me faire entendre cela sensiblement, il me donnait la comparaison d’une tour, au milieu de laquelle il y aurait une belle chambre, et qui serait environnée de murailles auxquelles seraient attachées plusieurs guérites par où on pourrait voir ce qui se passe au-dehors.

Il me faisait comprendre que notre âme, dont la substance est très profonde au dedans de nous, et le fond très caché, était comme cette chambre qui servait de retraite à Jésus-Christ, et que les facultés opérantes en nous étaient comme des saillies et des guérites qui se poussent au-dehors. De là j’apprenais encore une autre chose, qui est que l’âme en cet état, quand elle se veut recueillir, ne doit point faire d’efforts pour aller chercher Jésus-Christ ni dans le ciel, ni sur la terre. Il n’est point nécessaire qu’elle aille dans le sein de Dieu, ni dans les cœurs des justes de ce monde, où il se rend si souvent sensible, pour exciter et réveiller l’amour divin dans les âmes qui l’y cherchent, et qui s’y unissent en esprit. Il suffit pour le trouver qu’elle le cherche en elle-même, et qu’elle le cherche comme un bien qu’elle possède, et non comme une chose qui serait éloignée. Car il faut savoir qu’il est en nous dans un fond inaccessible, d’où il sort pour se manifester et se faire sentir quand il lui plaît à l’âme. (Lettre 115, écrite probablement en juin 1645).

Très fidèle à Condren, M. Olier présente le chemin mystique dans toute sa nudité et sobriété, faisant fi de toutes représentations.

Il ressent tous ses dirigés et lui-même comme unis même à distance dans la même communion en Dieu :

la vie de Dieu nous doit être commune. Nous sommes assis à une même table pour vivre d’un même repas et il me semble même que nous mangeons d’un même morceau […] Nous éprouvons par là le soin sensible d’un même Père, qui nous veut tenir unis en sa présence, quoique nous soyons bien éloignés de corps. (1, 403, à la Mère de Saint-Michel).

Il confie ses correspondants à l’action de la grâce :

Que vous usiez de la méthode que je vous ai marquée, qui est d’être élevée simplement à Dieu dans une présence confuse, et dans l’attente de ce qu’Il vous donnera, sans que votre esprit fasse effort pour se rendre attentif aux matières particulières, ni qu’il y agisse par aucun choix. Attendez que l’Esprit de Dieu touche et frappe intérieurement le vôtre par son rayon […] vous ne devez point vous effrayer dans ce vide général de tout où vous vous trouvez souvent, quoique vous n’y ayez aucune application sensible, et que vous y soyez sans discernement quelconque. Dieu ne laisse pas de faire son œuvre intérieurement en vous […] Il ne vous la donne [la vue] que comme un éclair, afin que vous servant seulement à vous affermir dans votre voie, elle ne vous serve pas d’obstacle à l’intime union en vous occupant de ses dons, et vous distrayant de ce délassement très simple, et adhérence très unique à lui, dans la nudité d’une foi parfaitement épurée. Comme Dieu vous conduit par cette voie de foi, ne cherchez jamais à découvrir plus que ce qu’Il montre ; et quand Il ne vous montre rien, demeurez dans cet approfondissement fort intime, sans rien faire que d’adhérer très simplement à Son attrait, et je ne dis pas même que vous y adhériez par un acte sensible ; car c’est assez que cela se fasse… (2, 137, à la Mère de Bressand)

Il faut renoncer au sensible pour ne viser que Dieu même dans la foi nue :

La foi nue, sans forme, sans figure […] [ne conçoit] rien de Dieu par soi-même, ce qui Le rétrécirait et nous déroberait la vue de ce qui est en Lui, Le renfermant en notre idée, en faisant plutôt une production de notre esprit et un effet de notre pensée, qu’une véritable appréhension de ce qu’Il est. 171

[…] la vraie manière de prier des âmes fidèles est la foi nue destituée de toute vue particulière et de tout sentiment. (2, 328)

Je la vois [cette âme], comme une nuit cachée, obscure, basse, dégagée, séparée de tout et de Dieu même qui désire qu’on ne se répande point en ses dons et qu’on ne s’appuie en autre qu’en lui seul et sa propre substance. (1, 173)

À quelqu’un qui vit la transition entre les états sensibles et la foi nue, il donne le sens de ce qui est vécu :

Si vous avez maintenant moins de jour, vous n’avez pas pourtant moins de force en Lui qui soustrait toujours petit à petit Sa lumière sensible, pour mettre l’âme dans la pureté de la foi, par laquelle on adhère à Dieu sans moyen ni milieu, mais immédiatement par Lui-même, qui étant insensible et invisible aux hommes, se sert de quelque autre chose que Lui quand il leur apparaît ou intérieurement ou extérieurement. (1, 423)

L’abandon doit être total :

Dieu veut que nous vivions dans Sa dépendance, Il veut nous laisser en ténèbres sur cela pour nous tenir totalement abandonnés à Sa bonté. (1, 101)

[N’ayez] plus de puissance propre ni plus d’activité ; la puissance divine, ses opérations et ses vertus doivent être dans vous comme dans leur fond naturel. Dieu ne veut plus de liberté ni de vie dans vous ; sa sainte liberté et sa vie doivent être votre tout. Il ne faut plus sentir de propre… (1, 406)

[…] qu’Il soit Lui-même en vous votre chantre, votre instrument de musique et votre voix […] en un mot qu’Il commence en vous dès ce jour l’ouvrage des louanges de Dieu qu’Il y doit continuer toute l’éternité. Et pour cela vous Le prierez de vous vider de vous-même […] afin qu’Il agisse en vous et S’y dilate en toute la plénitude qu’Il désire. (2, 421)

La façon dont la grâce conduit les âmes anéanties est incompréhensible aux facultés humaines :

Ma fille, une chose que je vous demande avec Jésus-Christ Notre Seigneur parlant à la Madeleine : soyez toujours anéantie en votre cœur […] Après Il vous fera connaître (1, 442) ce qu’Il veut et vous y établira sûrement, vous conduisant petit à petit en Sa vertu cachée, qui est la manière du véritable esprit qui fait enfin régner Dieu pleinement dans les âmes. Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation, dit Notre Seigneur ; il ne s’établit point en nos règles, ni par la conduite d’une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu’il chérit ; Il tient son œuvre invisible en leur fond, et, s’Il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, Il l’arrache sensiblement, Il trouble, Il renverse, Il dessèche, Il aveugle, enfin Il met son âme en un état où elle ne sait plus ce qu’elle est, ni ce qu’elle doit devenir ; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l’œuvre invisible et insensible de l’esprit qui n’a point part en sa pureté avec nos expériences.

Mais cet abandon fait entrer dans une nouvelle vie :

Il veut que vous soyez divine et que par conséquent il n’y ait rien de reste intérieurement en vous de tout votre fond. […] ce n’est pas périr, c’est entrer dans un nouvel être, c’est s’établir dès la vie présente dedans sa fin dernière. (1, 407)

Il faut que vous sachiez que quoique vous ne soyez rien en vous et par vous-même, vous êtes pourtant en terre une participation de la divinité qui veut être en vous et sous vous pour paraître en Sa Majesté aux yeux des créatures […] [il faut] que tout passe à Lui et rien du tout demeure à vous. (1, 286)

Le dessein de Dieu de se communiquer aux créatures par l’intermédiaire d’un être anéanti s’accomplit, semble-t-il, chez M. Olier lui-même. Il existe en effet de nombreux témoignages de l’efficacité de sa seule présence. La diffusion de la grâce par une personne est un charisme rare, et il est encore plus rare que cette personne en soit consciente : c’est pourtant le cas ici puisque M. Olier en a parlé dans ses Mémoires. Nous reverrons cette prise de conscience de la transmission chez M. Bertot et Mme Guyon. M. Olier raconte ici trois souvenirs172 :

L’un des principaux magistrats du Parlement de Paris, M. Molé, premier président, dans une visite que je lui fis, me dit, dans la joie de son coeur : “J’ai senti une vertu sortir de vous, qui a réjoui et conforté mon âme…” Le jour de la Septuagésime, confessant un de nos Messieurs, je sentais une certaine influence 173, qui sortant de ma poitrine, se répandait en lui. Je demeurai longtemps sans lui parler, laissant influer ces effets dans son âme ; et lui aussi demeurait en silence durant ce temps. Le jour de l’Annonciation, M. de Bretonvilliers venant se confesser à moi, ressentit en lui, dès qu’il fut à genoux, une substance qui le remplissait, et sortait de ce serviteur misérable ; et n’étant pas accoutumé à ces expériences divines, il ne savait ce que c’était. Il demeurait près de moi, sans pouvoir se retirer, et me disait, par étonnement : “Vous êtes en moi : je vous sens en mon âme”.

Les témoignages abondent, comme celui de la Mère de Saint-Gabriel174:

Presque toutes les fois qu’elle s’entretenait avec M. Olier, ou qu’elle était seulement en sa présence […] elle ressentait une impression de grâce si abondante qu’elle en était toute pénétrée et comme embaumée, non seulement dans le temps de leur entretien, mais durant des mois entiers, pendant lesquels elle eût désiré d’être séparée de toute créature, pour ne s’occuper que de Dieu seul. Quelquefois cet effet durait jusqu’à ce qu’il revînt ; alors la même grâce se renouvelait encore et avec tant d’abondance, qu’il lui est arrivé de ne pouvoir proférer dans cet état une seule parole.

M. Olier ressentait à distance l’état des personnes qu’il portait et souffrait pour elles :

Si l’âme de l’un s’épanche le moins que ce soit en quelque créature, l’autre souffre étrangement, sans même qu’elle le sache […] Pendant que cette seconde âme qui, s’amusant à la créature, se retire de Dieu et se refroidit elle-même, perd sa joie, sa paix et le repos, elle met l’autre âme dans la langueur, dans la froideur…175.

La personne humaine n’est pas la cause, mais sert de “canal” :

[Jésus-Christ] réside en moi pour produire dans les âmes des effets de communions divines, et se répandre de là en elles […] C’est Jésus-Christ en moi qui produit ces effets : car en parlant à ces personnes, je sens sa vertu sortir de moi et se porter en elles, pour leur communiquer ses lumières et ses grâces…176.

C’est cette haute conception du pasteur des âmes que portait Olier en fondant les séminaires. L’influence d’Olier s’est propagée plus par la haute formation des prêtres que par ses écrits : les “Messieurs de Saint-Sulpice” ont gardé jusqu’à nos jours cet idéal d’être à la fois prêtres et hommes d’oraison.



Des poètes chrétiens



Des mystiques ont eu parfois recours au mode poétique puisqu’il s’agit pour eux de nous faire « lire entre les lignes ». Ce mode expressif fut admirablement mis en valeur par Jean de la Croix en espagnol au XVIe siècle, puis au siècle suivant par de nombreux poètes en langue anglaise, et même dans la langue allemande en pleine évolution.

La France de l’Âge classique n’est pas très portée vers ce mode d’expression. En dehors de Surin dont nous avons déjà reproduit de beaux poèmes, parmi les centaines de noms présents dans des recueils d’une poésie spirituelle qui s’avère peu mystique177, quatre noms nous ont touchés : le très protestant Agrippa d’Aubigné (-1630), le parisien presque inconnu Claude Hopil (disparu après 1633), le prêtre puis pasteur Jean de Labadie (-1674), enfin et surtout le minime Nicolas Barré (-1686). Notre tome IV ajoutera la figure de François Malaval ( -1719). Le regroupement proposé souligne leur grande diversité. Constatons la difficulté de s’exprimer sans emphase (d’Aubigné) ni exaltation (Labadie). Nous ne les avons guère introduit sinon en brèves notes attachées. Nous concluons ici chronologiquement sur Nicolas Barré qui par chance est un indiscutable mystique !

Agrippa d’Aubigné (1552-1630)

Prière du soir



Dans l'épais des ombres funèbres,

Parmi l'obscure nuit, image de la mort,

Astre de nos esprits, soit l'étoile du Nord,

Flambeau de nos ténèbres.


Délivre-nous des vains mensonges

Et des illusions des faibles en la foi

Que le corps dorme en paix, que l'esprit veille à toi,

Pour ne veiller à songes.


Le cœur repose en patience

Dorme la froide crainte et le pressant ennui!

Si l'œil est clos en paix, soit clos ainsi que lui

L'oeil de la conscience.


Ne souffre, pas en nos poitrines

Les sursauts des méchants sommeillant en frayeur,

Qui sont couverts de plomb, et se courbent en peur,

Sur un chevet d'épines.


A ceux qui chantent tes louanges,

Ton visage est leur ciel, leur chevet ton giron ;

Abrités de tes mains, les rideaux d’environ

Sont le camp de tes anges. (23) 178.

Claude Hopil (~1585 ? – apr. 1633)

Abisme de lumière

Acte tres-simple et pur, essence tres-abstraicte,

Sublimité cachee et plus que tres-secrette,

Solitaire hauteur,

Abisme de lumière, ô Dieu je vous adore,

Confus je vous admire, ô mon doux Createur,

Dés le poinct de l'aurore.


Seigneur, je veux avoir de vous la cognoissance

Par l'oeil mystérieux de la simple ignorance

Qui void qu'il ne void pas ;

Dans cet estre abissal penser voir quelque chose,

C'est dire qu'on peut voir dans un espais broüillats

Des lumieres la cause. (28)


Je cherche à tastons

Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement

Sans sa grace exister un seul petit moment,

Mais j'espere de voir un jour mon salutaire ;

Je me pasme de joye, et je me meurs d'amour

Croyant qu'il n'est pas seul au sejour solitaire

De sa divine cour. (33) 179.

Jean de Labadie (1610-1674)

Élévation générale d'esprit à Dieu, en veue de son unité divine



Source de multitude ! Adorable unité !

De qui come d'un point tous les nombres découlent,

Vers qui come à leur centre encore eux-mêmes roulent,

Avec eux reçois-moi dans ton Immensité.


Je suis avec tous eux sorti de ton grand sein,

Qui sans se diviser, s'alonger, ou se fendre,

Come il a tout doné, peut encor tout reprendre,

Sans pour prendre ou doper estre plus ou moins plein.


Ton unité reprand, ton unité reçoit,

Et quoi que mile biens coulent de ta poitrine,

Quoi qu'un nombre infini s'y rende et s'y termine,

Ton unité pourtant ne croist, ni ne decroist.


Tout estre autre que toi se change à tout moment

Acquerant ou perdant des qualités contraires,

Ton Unité demeure égale en tous mysteres,

Et meut tout sans se voir sujete au mouvement.


Les esprits et les corps de tes dons embelis

Ont leurs plus riches biens par mesure et par compte ;

Mais ta seule Unité tous leurs nombres surmonte,

Ils ne les ont qu'épars, Tu les as recueillis.


Qu'on coure l'univers de l'un à l'autre bout,

Nul estre n'est parfait, et chacun d'eux soûpire

Après le bien, qu'un autre, ou que luy trouve à dire ;

Mais en ton Unité se trouve ensemble Tout.


Elle est tout à la fois soleil, lumière, feu,

Terre et ciel, air et mer, estre d'home, estre d'ange,

Sans matiere pourtant, sans forme, et sans mélange,

Et d'un air eminent qu'on n'a jamais conceu.


Encore est-elle plus cete rare Unité,

Et pour grand tas qu'on fasse et de biens et de choses,

On n'en assemble point, qu'elle ne tiene encloses,

Et ne surpasse encor de son infinité.


O Dieu ! qui seul és Tout, un et Tout sans doubler,

Source sans s'épancher, et sans te bouger centre !

Quand dans ton unité veux-tu que ma ligne entre ?

Et que mon eau s'arreste à toi sans plus couler ?


Fai que je ne sois plus en moi si divisé,

Que mon ame en ton coeur vive plus recueillie,

Et qu'en luy ton amour de sorte me ralie,

Qu'estant un avec toi, je sois divinisé. (44-45) 180.

Nicolas Barré (1621-1686).

Ne sortir point hors de soi-même,

se trouver toujours être en Dieu,

N’avoir ni ne voir de milieu,

être animé par ce qu’on aime,

Sentir Dieu agir dedans soi,

ne plus se conduire par soi,

Laisser tout à la Providence,

n’opérer plus humainement,

Font encore la différence

de ce ténébreux monument.


O Dieu, par qui tout est en être,

ô fond, par qui tout se soutient,

O milieu, en qui tout se tient,

ô Roi, que tout a pour son maître,

O Esprit pur et souverain,

qui portez tout dans votre main,

Vie qui animez toute âme,

soyez ainsi, par vos bontés,

L’esprit, le principe, et la flamme,

qui anime nos volontés. 181

3.  mystiques actifs dans le monde.



Après avoir relevé les figures des principaux Ordres apparus depuis la Renaissance (visitandines, jésuites, oratoriens, sulpiciens), nous allons aborder maintenant celles qui côtoyaient de près le monde au point d’en être souvent partie prenante.

Comme d’habitude, ce chapitre restera limité aux seuls mystiques. Nous leur donnerons un espace comparable au précédent car nous entendons respecter l’équilibre entre les figures situées au sein des Ordres et celles qui n’ont pas souhaité y rentrer.

La tâche est délicate, car le déséquilibre règne dans les sources : par exemple les figures « laïques » ne couvrent que le vingtième environ de l’espace du Dictionnaire de Spiritualité, un travail collectif dont l’ouverture reste pourtant reconnue. Mais il était difficile de faire mieux puisque les traces écrites sont elles-mêmes de volumes disproportionnés dans les sources. Car les membres des principaux Ordres ont droit à un travail de mémoire sous forme de nécrologes (les capucins de la province de Paris), d’éloges (l’admirable recueil de notices assemblé par la Mère de Blémur), de témoignages sollicités en vue de canonisations possibles : tous ces textes ont été bien conservés par les institutions religieuses, alors que les bibliothèques privées sont dispersées à la mort de leurs possesseurs et que leurs contenus sont ainsi rapidement perdus. On met ici le doigt sur une immense « injustice » : les mystiques sont triés selon leurs appartenances, et nous n’y pouvons rien !

La diversité étant extrême, nos regroupements seront parfois arbitraires. Nous suivrons un ordre chronologique : en premier, M. de Bernières, charnière essentielle entre le franciscain régulier Jean-Chrysostome (cf. tome II) et les membres de l’École du Coeur (tome IV) ; puis quelques spirituels remarquables par leur exercice de la charité ; ensuite nous aborderons Port-Royal mais par ses seules figures mystiques (incluant Pascal) ; enfin nous accorderons une large place aux franciscains « tardifs » parce qu’ils furent les défenseurs oubliés de la vraie vie mystique.

Ensuite, nous présenterons largement six figures féminines parce qu’elles sont exceptionnelles. Deux d’entre elles suivaient certes des Règles imposées, mais de manière assez libre : Marie de l’Incarnation vécut au service des Indiennes du Nouveau Monde, Marie Petyt s’inscrivait dans la tradition autonome béguine. Quatre femmes étaient de « simples » laïques : Marie des Vallées et Armelle Nicolas partagèrent la vie dure des provinces de l’Ouest (Cotentin et Bretagne), tandis que Claudine Moine et le couple Helyot vécurent à Paris.

Au dernier chapitre, nous situerons rapidement toutes ces figures par rapport au monde qui les entourait en présentant quelques mystiques juifs, d’Outre-Rhin, des îles Britanniques, dont des poètes annoncés précédemment.

Monsieur de Bernières (1602-1659)

Étant donné son rôle capital, nous reparlerons des amis et du milieu animé par Jean de Bernières dans le tome IV puisque, sous la direction de Chrysostome de Saint-Lô182, il a édifié la maison de l’Ermitage, lieu de retraite à usage des mystiques qui fut à l’origine de l’école de la quiétude. L’histoire de cette école est si importante que nous lui consacrerons un tome entier : on y verra alterner consacrés et laïcs au sein d’une filiation de directeurs spirituels, courant né dans le milieu franciscain médiéval qui atteint les rives du XIXe siècle : partant du sieur de la Forest, il passe par le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières (laïc), Monsieur Bertot (prêtre), Madame Guyon et Fénelon ; enfin il trouve une extension européenne.

Ici nous voudrions approcher Jean de Bernières dans sa vie personnelle. Étrangement, il est difficile de cerner l’homme car il s’efface dans une humilité gênante pour notre propos183. Il ne put cependant disparaître entièrement, car son abondante correspondance fut à l’origine de publications qui le rendirent célèbre post-mortem184. Jean de Bernières n’a dicté que des lettres et rédigé des notes prises au cours de retraites. À partir de ces sources (malheureusement perdues), assemblées avec toute la liberté permise à l’époque, on a ‘fabriqué’ L’Intérieur Chrétien, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. Ce dernier titre entreprendra une glorieuse carrière : il a atteint un public large, car il est plein d’onction et de lecture aisée. On en retrouvait le titre même dans des bibliothèques réduites.

Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.

Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux évènements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.

Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de la Peltrie (-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une foundation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur185 :

Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage186.

On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672)187, puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :

Le groupe comprenait sept personnes, madame de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de la Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins188.

Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de la Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :

Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […] mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation189.

Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.

Bernières lui même eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »190. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »191.

Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :

Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 192.

Jean mourut au printemps 1659. Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie douloureuse de son confesseur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort et par l’idée qu’il pouvait être damné. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé par sa fin heureusement rapide :

Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier193.

Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu194.

Mectilde du Saint-Sacrement195 écrit à ce propos :

Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 196.

L’intériorité

Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel197. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent de la rencontre avec Mectilde / Catherine de Bar dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis de la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage achevé deux années plus tard ; enfin, c’est la disparition de son ami Gaston de Renty en 1649 : Jean prend alors la responsabilité de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui. Compilé après sa mort, le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.

Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la “sainte Abjection” fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.

Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.198

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.199

Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :

[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.200

Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la “nature” nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :

Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.201

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.202

La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâc203.

Les Lettres à l’ami intime 204 sont les plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] 

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…205.

Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :

Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]

Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.

Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]

Ô cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 206.

Le directeur de conscience

Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience207 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 208.

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 209.

Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Nous ne attarderons pas sur ce sujet car nous reparlerons longuement dans le Tome IV de l’Ermitage et de sa fécondité (Chapitre “Familiers de l’Ermitage”).

Pratiques de la charité



Les « spirituels » sont parfois accusés de rechercher leur salut personnel dans un monde en perdition dont ils ne se soucieraient guère ; en particulier les moines se détourneraient des misères de la condition humaine.

En réalité, on constate que les mystiques se sont beaucoup consacrés à l’aide des malades du corps tout autant que de l’âme : la première Hadewijch visitait un hospice ; le convers franciscain Bernardino de Laredo était un médecin apprécié au dehors et dans son ordre, Catherine de Gênes gérait les comptes de l’hôpital de sa ville, Jean de la Croix fut apprécié en tant que jeune infirmier à l’hôpital de las Bubas de Medina del Campo, le convers Jean de Saint-Samson veilla les malades lors d’une peste, Bernières portait les malades à l’hôpital sur son dos… Bien d’autres s’activèrent pour leurs frères210 : le travail dans les hospices ou les hôpitaux du temps faisait partie du chemin mystique. À cette époque où la prise en charge des malades n’était assurée que par les fondations religieuses, les âmes intérieures se mettaient au service d’autrui : membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, capucins, le bon docteur Hamon, madame de Miramion, madame Guyon, etc. ; quant à Milley, il contracta la peste au service des malades en 1721 à Marseille et en mourut.

Nous parlerons donc de quatre spirituels aux pratiques de charité restées légendaires. Ils furent mystiques en même temps que saints : Renty a écrit de profondes lettres de direction, et là encore, c’est un laïc qui est directeur de conscience. Les autres n’ont pas écrit sur leur expérience, mais cette consécration au service d’autrui laisse supposer une profonde vie intérieure : c’est très visible dans les témoignages sur Vincent de Paul.

Vincent de Paul (1581-1660)

Cette figure célèbre incarne une charité peu ordinaire dans un siècle dur sans préoccupation « sociale » : il fut au centre d’un vaste réseau charitable que sa forte personnalité a su établir211. Cet homme aux manières directes, voire rugueuses, n’apparaît pas d’emblée comme très saint. Le jeune Vincent Depaul était d’origine paysanne :

Étant petit garçon, comme mon père me menait avec lui dans la ville, j’avais honte d’aller avec lui et de le reconnaître pour mon père, parce qu’il était mal habillé et un peu boiteux 212.

Prêtre en 1600, il fut aidé par Bérulle et par François de Sales. Celui-ci le fit nommer supérieur de la Visitation parisienne. Le nouveau supérieur éprouva une « honte de classe » à l’arrivée d’un membre crotté de sa famille, mais s’en corrigea vigoureusement :

Ayant donné charge à l’un des siens d’aller prendre (son neveu) dans la rue où il était, habillé à la mode des paysans de ce pays, pour le mener à la chambre, ce bon serviteur de Dieu eut un mouvement extraordinaire de se surmonter, comme il fit, car, descendant de sa chambre il alla lui-même jusqu’à la rue et ayant trouvé son neveu, il l’embrassa, le baisa et le prit par la main, et l’ayant conduit dans la cour, il fit descendre tous les Messieurs de la Compagnie ; il dit que c’était le plus honnête homme de sa famille et les lui fit saluer tous. Il lui fit faire la même civilité aux premiers exercices spirituels qu’il fit après, et s’accusa publiquement en pleine assemblée d’avoir eu quelque honte à l’arrivée de son neveu et de l’avoir voulu faire monter secrètement en sa chambre parce qu’il était paysan et mal habillé… 213.

Il en fut de même pour son attachement paysan à l’argent, décrit par Dodin214. Après ces débuts d’aventurier, un épisode montre la profondeur de sa vie intérieure et de sa charité quand il demanda de porter une grave tentation contre la foi à la place d’un autre et que Dieu le lui octroya :

Un célèbre docteur […] se trouva assailli dans le repos où il était d’une rude tentation contre la foi […] Comme la technique classique était inefficace, M. Vincent le voyant réduit en ce pitoyable état craignit avec sujet qu’il ne succombât enfin à la violence de ces tentations d’infi­délité et de blasphème […] et s’offrit à Dieu en esprit de pénitence pour porter en lui-même, sinon les mêmes peines, au moins tels effets de sa justice qu’il aurait agréable de lui faire souffrir, imitant en ce point la charité de Jésus-­Christ qui s’est chargé de nos infirmités pour nous en guérir […] Dieu permit que cette même tentation passât dans l’esprit de M. Vincent qui s’en trouva dès lors vivement assailli […] il fit deux choses : la première fut qu’il écrivit sa profession de foi sur un papier qu’il appliqua sur son cœur, comme un remède spéci­fique au mal qu’il sentait […] Le second remède qu’il employa fut de faire le contraire de ce que la tentation lui suggérait, tâchant d’agir par foi et de rendre honneur et service à Jésus-Christ ; ce qu’il fit parti­culièrement en la visite et consolation des pauvres malades de l’Hôpital de la Charité du faubourg Saint-Germain, où il demeurait pour lors […]

Enfin trois ou quatre ans s’étaient passés dans ce rude exercice ; M. Vincent gémissait toujours devant Dieu […] Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et invio­lable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres. Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution dans son esprit que, par un effet merveilleux de la grâce, toutes ces sugges­tions du malin esprit se dissipèrent et s’évanouirent ; son cœur qui avait été depuis si longtemps dans l’oppression se trouva remis dans une douce liberté et son âme fut remplie d’une si abondante lumière, qu’il a avoué en diverses occa­sions qu’il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière toute particulière…215.

Il restera cependant souvent plongé « dans une profonde tristesse », pensant, comme saint Bernard, que l’homme est « un pauvre ver de terre et une simple vapeur », que certaines bonnes actions en apparence « sont pleines de fumée, sans poids ni consistance »216. Cette parfaite lucidité n’empêcha pas son rôle éminent au service de la charité : il organisa dès 1624 le secours des galériens ; il fonda en 1625 la Congrégation de la Mission (elle s’installera au prieuré Saint-Lazare), puis en 1633 la Compagnie des Filles de la Charité (dirigée par Louise de Marillac) et les Conférences des mardis pour les prêtres, enfin en 1641 un premier séminaire. Vingt-cinq maisons de la Mission et quatorze séminaires existaient lorsqu’il disparut en 1660 217.

Une tradition Vincentine de vie intérieure sobre mais profonde demeure jusqu’à nos jours, dont se détachent les figures du lazariste Fernand Portal (1855-1926) et celle de l’aveugle Guillaume Pouget (1847-1933)218.

Les entretiens de Vincent étaient marqués par la simplicité et l’humilité. Il recommandait la pratique de l’oraison et la prière pour autrui :

Vous devez encore avoir recours à l’oraison pour demander à notre Seigneur les besoins de ceux dont vous aurez la conduite. Croyez assurément que vous ferez plus de fruit par ce moyen que par aucun autre. Jésus Christ, qui doit être l’exemple de toutes vos conduites, ne s’est pas contenté d’employer ses prédications, ses jeûnes, son sang et sa mort même ; mais à tout cela il a ajouté l’oraison. Il n’en avait pas besoin pour lui ; c’est donc pour nous qu’il a tant de fois prié, et pour nous enseigner à faire de même, tant pour ce qui nous regarde, que pour ce qui touche ceux dont nous devons être avec lui les sauveurs.

Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même. Et partant, où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre. Et comme dit le Sage [Pr 10,9], celui qui marche simplement, marche avec assurance.

Jean Eudes (1601-1680) et les missions des campagnes.

Originaire lui aussi d’une famille paysanne, il entra à l’Oratoire et se distingua par son assistance héroïque aux pestiférés, que l’on isolait par peur de la contagion : « Jean Eudes voulait assister les malades : il ne pouvait donc rester dans les quartiers encore sains. Il décida de vivre comme ceux qu’il aidait. On les isolait dans les prés, abrités dans de grands tonneaux […] dans la vallée de l’Orne, les prairies Saint-Gilles appartenant à l’abbaye aux Dames [] c’est là qu’il priait, dormait, mangeait ; et l’abbesse, nous dit-on, venait elle-même lui servir ses repas. » Les précautions étaient strictes, selon la médecine du temps dont voici les prescriptions : « Quant aux paquets de lettres missives [ils] seront parfumés avec la fumée de graines de laurier, genièvre ou bois de romarin, ou mis dans le vinaigre ou eau-de-vie avec leur enveloppe… » 219.

Il consacra son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands. Il quitta l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation en vue de former des prêtres : celle-ci existe de nos jours220. Il prit en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères puis de jansénistes. Par contre, il trouva « lumière et encouragement » à l’Ermitage de Jean de Bernières et chez Marie des Vallées qu’il admira beaucoup et dont il retraça La vie admirable

Il déclarait que « l’amour, vie de Dieu, est l’alpha et l’oméga de toute réalité […] chacun est aimé sans mesure, d’un amour unique ». Notre cœur est fait pour « une très simple vue de Dieu, sans discours ni raisonnement » 221.

Le sens profond que prend pour lui le mot « cœur » est remarquable, avant que ce terme d’origine physiologique ne soit dévalué, voire dévoyé par des sensibilités dévotes et imaginatives. Pour Jean Eudes, c’est le lieu de l’intériorité et de l’amour, « partie suprême de l’âme […] pointe de l’esprit par lequel se fait la contemplation », centre intime d’un « sujet » capable d’entrer en communion, par et dans l’amour, avec d’autres sujets. Profondément, c’est « Dieu lui-même vivant en nous » ; en Jésus, le « cœur divin » est le « Saint-Esprit, duquel son humanité adorable a toujours été plus animée et vivifiée que de son âme propre et de son propre cœur ».

Les très nombreuses prédications en missions constituent la matière de son œuvre : abondante, celle-ci est peu lisible de nos jours à cause de son caractère répétitif et terne, mais on y sent beaucoup de paix. S’en détache La vie et le royaume de Jésus222 :

Il n’y a point de lieu qui soit digne de Vous que Vous-même ; et il n’y a point d’amour avec lequel Vous puissiez être reçu dignement, sinon celui que Vous avez pour Vous-même… (109)

Réalité divine que l’on retrouve chez le prochain autant qu’au plus profond de soi-même :

Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu. (236)

L’homme n’est rien sans la grâce :

Je n’ai aucune force par moi-même de résister au moindre mal. (122)

Ils ne peuvent exercer le moindre acte de vertu par eux-mêmes […] la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu […] Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu. (182)

Il reprend les paroles de saint Paul :

Qu’ainsi je ne sois plus […] que je puisse dire : […] Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. (126)

Je veux Vous aimer de toute l’étendue et de toutes les forces de Votre divine volonté, qui est mienne, puisque Vous Vous êtes tout donné à moi. (377)

Dès lors que Vous avez pensé à moi […] Vous m’avez aimé et Vous avez eu dessein de former en moi un vif portrait de Vous-même […] séparez-moi de moi-même et de tout ce qui n’est point Vous […] videz-moi de moi-même et de toutes choses […] afin de me remplir de Vous-même. (521/2)

Comme la terre change et transforme en soi les corps qui sont ensevelis en elle, convertissez-moi et me transformez tout en Vous […] afin que comme la terre consomme toutes les corruptions du corps qui est enseveli en elle, ainsi toutes les corruptions de mon âme soient consommées et anéanties dans Vos divines perfections. (573)

Gaston de Renty (1611-1649)

Ce grand seigneur à la personnalité attachante reçut une excellente éducation. Il se distingua en mathématiques et sciences naturelles, entra à dix-sept ans à l’académie militaire, se maria à vingt-deux ans : le couple eut deux fils et deux filles. Très brillant, il publia à vingt-huit ans un traité de la sphère céleste, une géographie, un manuel de fortification. Tous les éléments de la réussite mondaine étaient réunis, mais il voulait se faire chartreux ! Découvert et ramené à Paris, il s’occupa de reconstruire des églises, ruinant les projets de sa mère : elle le poursuivra de procédures pour lui disputer l’héritage paternel.

Il trouva le cadre de son action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il fut un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort, multipliant les fondations charitables. Ce laïc fut un grand directeur de conscience : il dirigeait aussi bien des carmélites qu’une ursuline, une fille de Saint-Thomas ou la présidente de Castille. Il fonda avec Henry Buch les Frères cordonniers en 1645, puis les Frères tailleurs.

Sa mort fut la conséquence d’une charité sans limites : « Dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même « du pain à des pau­vres honteux dans des quatrièmes étages » (Annales). Le 11 avril 1649 il est contraint de se mettre au lit, soigné par la sœur de Charité de la paroisse Saint-Paul. » Il meurt le 24 avril223.

Pour son éditeur R. Triboulet, « dans la spiritualité française du XVIIe siècle, Renty par sa sainteté agissante… se distin­gue des deux autres célèbres mystiques laïques du siè­cle : son compatriote et ami Jean de Bernières et son émule Blaise Pascal, qui avait lu sa Vie. Son style est plus viril que celui de “l’ermite” de Caen, plus vert et plus serein que celui du penseur de Port-Royal. »224 

Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie225, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.

Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner le récit d’une vie haletante226. On y sent une profonde intelligence et une hauteur de vue qui surpasse bien de ses contemporains. Ainsi dans cette lettre, il s’oppose à un archevêque qui veut restreindre les femmes au cloître, de préférence, ou à la maternité :

tant s’en faut qu’elle [la grâce] nous restreigne à deux conditions qu’au contraire elle les sanctifie toutes. Il n’y a plus de grec, ni de juif, ni de barbare, ni de français, de serviteur ni de maître, de mâle ni de femelle […] Tout autant que nous sommes de baptisés, nous avons revêtu Jésus Christ, et les lieux, les habits ni les vœux n’aug­mentent rien à la perfection chrétienne, mais sont moyens faciles pour y arriver […] Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection ; comme si Notre Seigneur n’avait pas sanctifié tous états, fait usage de tous et ne communiquait pas la plénitude de son Esprit à toute son Église […] Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Et le mot de voca­tion veut dire qu’on est appelé de Dieu, qu’on est poussé, que nous sentons qu’il nous veut là. Hé ! que serait-ce donc d’ôter une personne d’un état parfait puisqu’il est chrétien, d’une vie sainte, si elle y a grâce ! 227.

À Élisabeth de la Trinité, prieure du Carmel de Beaune, femme tortu­rée, il écrit avec une autorité que l’on rencontre rarement228 :

Votre mortification sera que je ne donne point mon consen­tement sur ce que vous me demandez. Veillez à affer­mir votre esprit en pureté et simplicité sous les ordres de Dieu […] en vous abandonnant.

En auteur d’un manuel de fortification, il utilise l’image du rempart pour faire l’éloge de la simplicité :

La simplicité est l’autre rempart de Pureté et agit sur le passé, séparant l’âme de toute duplicité, et multiplicité, et lui ôtant toutes les vues de ce que l’on a fait, et de ce que l’on a vu : ainsi l’âme est comme enclose entre deux remparts […]  229.

Ses lettres de direction rendent le son de l’expérience :

Vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie ; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement, c’est-à-dire que la pointe de l’esprit soit toujours tournée avec vigueur et ferveur vers la majesté suprême, dans une union simple avec Notre Seigneur notre réconciliateur, et qui seul nous donne accès vers Dieu par son esprit, lequel nous donne cet état de dépouillement pour réparer nos grands raisonnements et enchaînements de convenances et de retours ; c’est un désert qui est donné à l’âme qui ne produit rien et qui ne sent qu’aridité infertile en sorte qu’elle ne se peut rien promettre pour l’avenir, ce qui l’étonne fort parce qu’en effet c’est un grand changement, mais il faut qu’il serve à habituer l’âme à vivre en foi, c’est-à-dire non selon elle et ce qu’elle faisait, non s’arrêtant à ce qu’elle voit, mais à ce qu’elle croit 230.

Il est bon que l’âme s’oriente vers Dieu comme l’aiguille aimantée vers le nord :

[…] l’âme qui ne trouve rien en soi pour l’arrêter, est toujours pointée vers Celui qui la peut rassasier et nourrir ; c’est comme une aiguille touchée d’aimant […] aussitôt elle se tournerait vers son Nord, et que la tempête de la mer et des vents bouleverse et submerge même les vaisseaux […] toujours elle est fixe à cette propriété que Dieu a mise en elle par la nature […] et après toutes considérations, que faut-il faire ? Néant pour soi, et abandon […] Il est l’aimant qui touche, et qui pirouette et nous tourne après comme Il lui plaît, quand nous sommes bien abandonnés à Lui sans autre vue que Lui, renonçant sans cesse à toutes les autres adhérences ; il ne peut mal arriver ; on est entre Ses mains, quoi plus ? 231.

Les lettres à son confesseur, Saint-Jure, nous donnent accès à son expérience intime, par exemple celle-ci où ce grand seigneur raconte un souvenir d’humilité pleine d’ambiguité :

Marchant un de ces jours de ce Carême par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur, je portais en moi ce sentiment de l’Apôtre, quand il dit qu’il était comme l’ordure et la balayure du monde, et comme il me semblait que j’étais dans ce rebut, je donnais bénédiction pour malédiction, et le reste du passage qui me fut mis en puissance passive, et en acte recevant lumière pour l’entendre et force pour l’exécuter. Je connus combien la propriété, et les choses neuves jusques aux bottes, jusqu’à un regard et à une contenance, blessent, si l’on n’y prend bien garde, la simplicité et la dignité de cet avilissement chrétien ; et je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son état de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu 232.

La paix l’habite :

Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jesus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer : et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit 233.

L’unité ou communion des saints est une réalité qu’il partage dès ici-bas :

Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée : je me tiens là humilié […] Lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu […]J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints 234.

Madeleine de Neuvillette (1610-1657).

Gaston de Renty la connaissait et lorsqu’elle avait trente ans, c’est lui qui lui annonça la mort de son mari, tué au siège d’Arras. Sur ses conseils, elle se consacra toute à Dieu. Elle est un bel exemple de la conversion d’une vie mondaine à une vie d’oraison menée dans le siècle. Si elle parle de sa vie intérieure avec trop de généralité pour mériter une lecture suivie, la mission très particulière qu’elle remplit, s’occuper des condamnés à mort, ne manque pas de couleur. Le récit nous en est conté par le carme Cyprien de la Nativité, le grand traducteur de Jean de la Croix :

Elle s’en allait aux cachots de la Conciergerie visiter ces pauvres criminels […] Il s’en est ensuivi des choses si extraordinaires en manière de repentance, qu’on en a vu et entendu qui ne cessaient de pleurer et de regretter leurs offenses […] Elle n’abandonnait pas les pauvres criminels, mais après les avoir visités en la prison qu’autant qu’elle pouvait […] elle conduisait à ses dépens [frais] le confesseur en carrosse jusqu’au lieu du supplice et demeurait là jusqu’à ce qu’elle les eut vus mourir.

[…] [à propos d’un jeune homme] l’ayant vu monter sur l’échafaud, et se tenant dans la presse […] elle lui faisait de fois à autre un signal avec un mouchoir, pour le faire souvenir d’élever son cœur à Dieu…235.



Port-Royal…

Que pouvait-il sortir d’intéressant d’un monastère de cisterciennes ? Il s’avère pourtant impossible de saisir pleinement le mouvement de Port-Royal si on ne le considère pas à partir du cloître, du chœur et de la cellule. Port-Royal n’est ni une école universitaire, ni un cénacle, ni un groupe réuni autour d’une personnalité prestigieuse (Lamennais). C’est un déploiement culturel de la prière. Au centre de tout : les religieuses. Ce sont les trois abbesses Arnauld et leurs sœurs qui ont fait graviter autour des monastères le reste de leur famille, tout comme c’est Jacqueline qui a attiré Pascal dans l’orbite de Port-Royal…236.



L’ensemble du mouvement de Port-Royal élargi aux jansénismes - le pluriel s’impose ici - a bénéficié d’une attention séculaire et a été la source d’une immense littérature237. Dans notre tome II, nous avons parlé de la réforme de l’abbaye par la Mère Angélique238. Notre projet se limitant à la seule mystique, au risque de décevoir nos lecteurs, nous ne présenterons ici que la Mère Agnès et le docteur Hamon, puis Pascal : tous trois sont clairement mystiques. Nous serons brefs, car nous nous effaçons avec respect devant des études d’amis de la Société de Port-Royal

Rappelons simplement que l’abbaye devint le centre d’un mouvement intellectuel et spirituel grâce au rayonnement de l’abbé de Saint-Cyran et du théologien Antoine Arnauld : ils défendaient la théologie de saint Augustin. Ce fut le début de la controverse janséniste, du nom de Corneille Jansen, ami de Saint-Cyran et auteur en 1640 d’une forte défense d’Augustin. S’ensuivit en 1653 la condamnation par Rome de cinq propositions supposées refléter la pensée de l’Augustinus 239, et l’obligation de signer un Formulaire anti-janséniste. Le refus de la grande majorité des moniales entraîna toutes sortes de brimades. Finalement un compromis permit « le bel automne de Port-Royal », période brillante où s’illustrèrent Nicole, Arnauld d’Andilly, Le Maistre de Sacy qui poursuivit la belle traduction de la Bible qui porte son nom. Pascal, dont la sœur Jacqueline fut sous-prieure aux Champs, participa à la vie des Messieurs : il ridiculisa les jésuites en 1656-1657 dans ses Lettres Provinciales. Enfin une triste période couvre les années 1679 à 1710 qui virent diminuer le nombre des religieuses par suite de l’interdiction royale de tout recrutement. Elle se termine par la destruction physique de l’abbaye.

Trois générations se sont ainsi succédé en deux localisations, le monastère du Faubourg Saint-Jacques et l’abbaye de Port-Royal des Champs. Des rapports multiples avec tous les milieux de la société ont placé l’ordre de Port-Royal au cœur du vaste mouvement janséniste.

Ce vaste mouvement a inspiré la première approche moderne de l’univers religieux du XVIIe siècle proposée dans le Port-Royal de Sainte-Beuve : il y exprime de façon émouvante le regret de n’avoir pas trouvé dans les idéaux de Port-Royal une réponse à son questionnement intime. À Lausanne, lors de sa première étude du mouvement, il n’avait pas été non plus touché par le « Réveil » protestant suisse illustré par son ami théologien Vinet, auditeur de son cours240.

Puis Bremond, au début du XXe siècle, s’intéresse à d’autres « Écoles » et à la mystique d’abandon à la grâce. Cognet, au milieu du siècle, reprend de son côté le dossier de Port-Royal, en le précisant dans ses monographies : celles-ci complètent la fresque de Sainte-Beuve par l’approche des vécus intimes. Aujourd’hui les études sur Port-Royal dominent toujours l’érudition universitaire.

Une approche sérieuse du « jansénisme » conclut à l’absence de contenu précis de cette étiquette forgée par les jésuites de Louvain, à l’imitation du vocable de « calvinistes », puis reprise pendant plus de trois siècles. On rencontre dans la mouvance jansénisante les figures les plus diverses, depuis les augustiniens combatifs comme Arnauld, jusqu’à de belles figures iréniques. « Faut-il en conclure que le jansénisme n’est qu’un fantôme, comme le prétendait Arnauld ? » se demande Louis Cognet. C’est le sentiment profond de défendre la théologie augustinienne de la grâce qui rassemble la plupart des membres du groupe. À cela s’ajoute « un minimum d’orientations psychologiques communes […] la conception d’un christianisme profondément exigeant, qui veut être vécu sans compromissions ni concessions […] une conscience intense des droits de la personne et surtout de la pensée personnelle, en face des absolutismes de l’autorité241. » On songe alors à Pascal.

Sur le plan intime du vécu spirituel, la sensation est valorisée comme preuve expérimentale de la présence de la grâce divine, une tendance propre à la fin d’un siècle déjà psychologisant (Bossuet a tendance à ramener la béatitude au bonheur ressenti242). L’amour de Dieu supposerait l’amour de nous-mêmes comme son ressort, l’homme n’aimant Dieu que d’un amour second (Fénelon opposera à cette conception l’amour pur des mystiques).

Les Amis de la vérité

« Le jansénisme n’existe pas […] il a toujours hanté la pensée chrétienne […] le Dieu des jansénistes demande à ses élus un dépassement permanent » : ferment multiforme, victorieux des jésuites lorsqu’il est étendu à l’Europe, il est révolutionnaire jusqu’à sa fin243. Les relations conflictuelles avec les autorités ecclésiale et royale traduisent une opposition profonde entre l’esprit de liberté intérieure qui naît dans le milieu ascendant de la bourgeoisie de robe et fait face à la fermeture progressive du despotisme royal né en réaction à la Fronde. Cet esprit s’exprimera tardivement et violemment à la Révolution - dont des figures marquantes seront jansénisantes, tel l’abbé Grégoire244.

Des frictions existèrent avec d’autres écoles spirituelles :

La rigueur des Amis de la Vérité ne pouvait s’accorder à l’adaptation des jésuites, soldats du Christ pour l’avancement de la cause catholique. Les Provinciales présentent un tableau quelque peu outré des accommodements consentis par ces derniers pour garder leur influence sur les Puissants, tableau si génial qu’ils ne s’en relevèrent pas.

L’étude des rapports entre les jansénistes et le cercle « quiétiste » assemblé autour de madame Guyon et de Fénelon, constate une opposition qui paraît à première vue irréductible. Elle n’est pas argumentée chez Madame Guyon, qui ne se place jamais sur le plan théologique, mais rend seulement compte d’une expérience intérieure reliée à la vie concrète245. On peut trouver des causes de circonstance à l’opposition que nous venons d’évoquer : un contentieux historique datant d’affrontements à Caen, ville de monsieur de Bernières246 ; l’action du curé de Saint-Jacques du Haut Pas, Louis Marcel247 ; des rapports cordiaux avec les jésuites, dont l’un d’entre eux, le P. Alleaume, membre du cercle qui entourait madame Guyon, fut inquiété ; la publication par Nicole de son dernier ouvrage, en 1695, Réfutation des principales erreurs des quiétistes… ; l’évolution du duc de Chevreuse, issu des Petites Écoles de Port-Royal, devenu un fidèle du cercle quiétiste ; l’opposition forte et constante de Fénelon devenu archevêque de Cambrai. Plus largement, comme c’est souvent le cas des minorités, chaque parti ne tenait guère à aggraver sa cause vis-à-vis des Pouvoirs en s’associant à un autre parti en difficulté248 !

L’étude fine reste à faire pour cerner les causes sous-jacentes aux échanges et aux malentendus. Sera-t-il possible de trouver des convergences entre les Amis de la vérité et les adeptes du pur Amour, les uns et les autres réprimés si durement par des pouvoirs civils et religieux qui par ailleurs composent si facilement avec les mondains… ?

Il faut pour cela se placer au niveau de la vie intérieure, au-delà des incompréhensions, des différences d’expression ou de comportements. L’appréciation de protestants étrangers, donc « neutres » a priori, est remarquable. Certains ont considéré les spiritualités quiétistes et jansénistes comme voisines : « C’est que le double recul, chronologique et confessionnel, leur permettait de saisir des analogies que les polémiques avaient cachées aux intéressés et à leurs disciples directs. Voyez comment Wesley définit la spiritualité de “Kempis, de Pascal et de Fénelon […] ce n’est pas la religion extérieure, mais la religion du cœur, la vie de Dieu dans l’âme de l’homme, la marche avec Dieu…”249 » : ceci s’écarte d’un côté de la position protestante affirmant une incapacité à l’union avec Dieu et, de l’autre côté, de celle de laxistes qui, loin de rechercher un contact avec Dieu, pensent que l’homme qui acquiert un minimum de moralité est promis au salut.

Jansénius « suggère à son lecteur une vie spirituelle très profondément unifiée par la relation à Dieu consciemment vécue », Nicole « propose une union continuelle à la volonté divine », comme Canfield250. Les jansénistes « rappellent avec force que tous sont appelés à être parfaits et donc à prendre les moyens d’y parvenir » : ce désir manifeste l’action de Dieu en eux. Au contraire, pour les quiétistes, « le vouloir est l’obstacle à la présence de Dieu », la volonté de perfection ne fait que recourber l’âme sur elle-même : ces mystiques vivent eux aussi une vie très sévère, mais l’essentiel est l’abandon à la grâce. Cette opposition reste donc importante251.

De toute façon, les uns et les autres furent discrédités, il ne resta de place que pour une voie « ordinaire offerte à tous » et une voie de perfection seulement réservée aux consacrés. De plus, on caractérisera l’expérience mystique par les seuls phénomènes extraordinaires au grand dam de tout christianisme intérieur.

La Mère Agnès Arnauld (1593-1671).

La Mère Agnès est la première grande figure mystique de Port-Royal. Angélique Arnauld déclarait (avec envie ?) à propos de sa sœur : « peu à peu, l’amour qu’elle avait toujours eu pour la prière croissait, en sorte que, toute languissante, elle se traînait à l’église, où elle demeurait des heures entières » 252.

Elle fut pourtant tour à tour maîtresse des novices, coadjutrice, abbesse, simple religieuse. Succédant à Angélique en tant qu’abbesse en 1658, elle traversa de nombreuses épreuves car elle fut « non-signeuse » du Formulaire anti-janséniste que le pouvoir voulut imposer en 1665, ce qui l’éloigna des sacrements durant plusieurs années. Elle rappelait que, selon Saint-Cyran, « les âmes de grâce étaient comme les oiseaux qui se désaltèrent d’une goutte d’eau ». Sa bonté lui fera écrire son pardon à la « renégate » Flavie Passart.

Son premier écrit, le Chapelet secret, reste sous l’influence de Condren, puis des Lettres pleines d’amour pour ses correspondantes donnent la quintessence de sa profonde expérience dans un style très simple.

Il faut acquiescer aux renversements :

Quand Dieu laisse une âme dans la conduite ordinaire, elle doit prendre les meilleures voies pour aller à Lui et choisir l’état le plus sûr. Mais quand Il veut la diriger par Lui-même, Il a accoutumé de la mettre dans le renversement, pour faire voir que Ses voies ne sont pas nos voies, et que ce qui est périlleux dans notre élection est très salutaire dans la sienne, parce que c’est Lui qui donne le nom, la substance et la vérité aux choses, qui met la lumière pour les ténèbres, les ténèbres pour la lumière. En l’honneur de sa puissance de sa bonté, laissez-Le, je vous supplie, ma chère sœur [Catherine], faire de vous tout ce qu’il Lui plaira ; mais que ce soit dans un délaissement absolu qui vous tire de votre conduite, et vous fasse user de toutes les inventions que vous pourriez chercher pour votre délivrance, aimant mieux la captivité par Son ordre, que d’être libre par vous-même253.

Voici un passage sur la véritable oisiveté qui n’aurait pas été renié par Madame Guyon (qui l’appellera passiveté) :

nous devons cesser toute pensée, tout acte, toute affection, et ne point cesser de cette cessation jusqu’à ce que Jésus-Christ nous en tire, nous obligeant d’exercer quelque acte qui nous réveille de ce sommeil dont parle l’épouse quand elle dit : je dors, mais mon cœur veille. Elle dort parce qu’elle n’agit pas, mais elle veille par ce qu’elle est attentive à recevoir les impulsions de la grâce pour les suivre fidèlement ; et c’est ce qui fait que cette oisiveté est sainte et non vicieuse, parce qu’elle est référée au faire de Dieu, et que c’est par respect à ses opérations saintes que nous n’osons agir, et non par paresse et stupidité, comme il pourrait arriver à quelques âmes 254.

S’adonner à la culpabilité devant ses fautes n’est qu’un obstacle à l’infusion de la grâce :

Plus vous vous sonderez et plus vous trouverez d’indisposition en vous ; et en y pensant moins, vous mettrez votre esprit dans un vide que Dieu remplira, n’y ayant rien qui L’empêche tant d’être en nous que l’occupation de nous-mêmes. Vous tenez merveilleusement à cela ; on sent en vous cette captivité, qui vous fait plus tort que vos fautes mêmes que vous voudriez bien retrancher ; mais vous ne voulez pas quitter prise aux réflexions que vous faites sur vous-même, établissant sur cela le principe de votre avancement, quoique ce soit celui de votre arrêt. Si vous aviez quitté cet entretien que vous avez avec vous-même, vous seriez dans la solitude, et Dieu vous parlerait au cœur, c’est-à-dire, Il vous changerait le cœur, car son parler est opérer. Il faudrait pour cela entrer dans une grande simplicité, ne regardant que les choses présentes, sans prévoir l’avenir ni se souvenir 255.

arrêtez autant que vous pourrez tous les mouvements de votre esprit propre, sachant que tout ce qu’il fait est mauvais, et attendez que l’Esprit de Dieu prenne sa place. Il le fera quand vous cessez d’agir […] Dieu ne donne aucune lumière ni onction aux âmes qui en veulent avoir comme une chose qui leur est due, et qui se rebutent quand Il ne leur en donne pas ; mais Il les garde pour celles qui ne s’y attendent pas, et qui se mettent devant Lui pour Lui rendre leurs devoirs selon l’état où elle se trouvent […] Quand vous vous mettez devant Dieu, ne vous mettez point en peine de chercher des pensées pour vous entretenir en Sa présence 256.

Elle appelle à se libérer de toute pratique centrée autour de soi, y compris les bonnes œuvres, pour ne plus obéir qu’aux mouvements de la grâce :

Je voudrais que vous regardassiez vos fautes comme vous vous feriez celles d’une autre dont on vous aurait donné la charge. […] Vous gémiriez devant Dieu pour elle, mais avec une paix intérieure qui serait l’effet de la charité que vous auriez pour cette personne. Faites de même, ma chère sœur, à l’égard de votre âme ; aimez-la comme un dépôt que Dieu vous a mis entre les mains, et ne la maltraitez point comme si elle était votre esclave ; conservez-lui la liberté que le Fils de Dieu lui a acquise, et délivrez-la de la tyrannie de votre amour-propre qui vous porte à la circoncire avec un couteau de pierre, afin de se glorifier en votre chair257. Vous avez toujours aspiré à mourir à vous-même, ma très chère sœur, depuis que vous êtes morte au monde ; mais parce qu’on le fait fort imparfaitement, Dieu y travaille Lui-même, et Il le fait principalement en nous mettant dans l’impuissance de rien faire, afin que nous attendions tout de Sa grâce, qui ne paraît pas tant quand elle nous donne quelque part à son action en nous faisant faire extérieurement de bonnes œuvres 258.

Le bon docteur Jean Hamon (1618-1687).

Après de brillantes études de médecine, Jean Hamon s’établit dans la paroisse Saint-Merri. Âgé de trente et un ans, il décida de quitter le monde, vendit sa bibliothèque, distribua son patrimoine aux pauvres. Sous la direction de Singlin, renonçant à devenir chartreux, il rejoignit le groupe des Solitaires à Port-Royal-des-Champs259.

Son orientation était « presque franciscaine » selon Cognet. Il s’occupa du jeune Racine qui demanda d’être enterré à ses pieds. En 1665, lors de la crise du Formulaire anti-janséniste, il lui fut permis comme médecin de résider aux Champs : alors qu’un paludisme endémique260 décimait la communauté, il assuma la double fonction de médecin des corps et des âmes. Il demeura de fait le seul directeur de conscience pendant plusieurs années. Il parvint dans cette situation complexe à conquérir l’estime de tous.

Chez lui, d’après Cognet, « la vie intérieure… se situe toujours au niveau conscient et discursif, et il en ignore les aspects proprement mystiques »261. Cependant, la prière est centrale et c’est dans la vie intérieure qu’il se ressource : il est aux frontières de la mystique. En découlent une douceur, une finesse et une bonté qui ne distinguait pas entre les conditions sociales. Nous citerons donc assez largement ce médecin des cœurs262 :

Comme on ne peut vivre de la vie du corps sans respirer, on ne peut non plus vivre de la vie de l’âme sans prier. Car comme le cœur ne peut pas tempérer sa chaleur dans la proportion nécessaire à la conservation du corps, sans le secours de l’air qu’il respire ; notre véritable cœur aussi ne saurait se [2] maintenir dans la participation de la vie de Dieu, que par le secours de la grâce de Jésus-Christ qu’il attire en le priant. Il n’y a point de vie pour le corps sans la respiration ; il n’y a point de vie pour l’âme sans la prière. [… 4] l’intermission de la prière est donc dans la vie de l’âme, ce qu’est l’intermission du mouvement du cœur dans la vie du corps.

[6] Toute la nature est réglée, excepté nous […] Les pierres tombent toujours, et leur propre poids ne les quitte point dans le repos. Le fer s’unit toujours à l’aimant. Chaque chose connaît son centre, sans même qu’elle ait de connaissance. Il n’y a que le cœur de l’homme qui ne le connaît pas, ou qui le connaissant par la lumière du Saint-Esprit qui l’éclaire, et s’y portant avec amour, cesse à l’heure même de s’y porter et souffre une interruption de son amour, qui le ferait mourir, si l’amour de Dieu qui est infini et qui nous a aimés de toute éternité avant que nous pussions L’aimer n’éveillait sans cesse notre cœur qui s’endort toujours sans Lui […] La prière n’étant rien dans le fond que le mouvement de cet amour.

[65] Quoi que je vous puisse donner, que je ne regarde jamais que ce que vous me donnez. Car si je vous donne quelque chose, Seigneur, c’est vous qui me le donnez. Si je vous réserve quelque chose, c’est vous qui me le réservez. Que je commence donc à vivre, Seigneur, sur la fin de ma vie, et que je me consacre entièrement à votre service ; car ce n’est pas vivre que de n’être pas entièrement à vous. Vous m’avez tout donné, mon Dieu, que je vous donne tout, et que je ne sois pas si malheureux que de me réserver rien, lorsque vous vous donnez vous-même à moi. Que toute ma prudence soit de voir ce que vous désirez de moi.

Cette prière étant cachée et n’étant point offerte à Dieu sur un autre autel que sur celui du cœur, elle est indépendante de toute sorte de juridiction, et elle ne peut pas nous être ravie ni par les [76] démons ni par les hommes. On peut fermer nos églises ; mais qui peut fermer notre cœur, que celui qui l’ouvre quand il lui plaît ? On peut nous mettre en prison ; mais qui peut empêcher le Saint-Esprit, comme parle Tertullien, d’y venir habiter avec nous ? […] Enfin quand on peut prier Dieu en quelque lieu que ce soit, tout lieu devient saint, et devient un temple, comme dit saint Clément d’Alexandrie.

[77] Dieu nous préserve de croire que le chant du cœur qui réveille le travail, que cette harmonie du Saint Esprit qui le sanctifie, et que ce gémissement de la colombe qui l’anime à la pénitence, puisse nuire en effet au travail qui est le premier fruit de la pénitence, et nous rende plus paresseux ou moins attentifs à ce que nous avons à faire. C’est pourquoi je trouve qu’on fait tort à la sainteté de la prière, quand on dit, pour excuser des personnes qui ne prennent point garde à ce qu’elles font, que c’est qu’elles pensent à Dieu.

Il est étonnant combien on ressent moins la lassitude du chemin quand on marche avec quelqu’un et qu’on s’entretient avec lui : j’ai vu des gens qui aimaient mieux parler à un paysan que de ne parler avec personne […] Mais ce qui est bien plus digne d’étonnement, c’est [80] que les hommes qui cherchent naturellement la compagnie ne cherchent point celle de Jésus-Christ […]

Marthe qui n’est que Marthe et qui ne prie pas en s’occupant au-dehors regarde le repos de Marie comme une peine, et se plaindrait de [83] ceux qui voudraient la faire jouir de ce repos. Ce qui est un grand désordre, comme remarque saint Bernard, et qui n’arrive que trop souvent dans les monastères où l’on aime mieux être rendu participant des affaires de la maison de Dieu, que de jouir de son repos ; ce qui vient de ce que l’on a l’âme tout extérieure, et que n’ayant jamais goûté le repos de Dieu, on n’en a aucune idée.

[123] Saint Paul veut qu’on garde le silence, non pas tant pour ajouter quelque chose à la mortification du travail, que pour le rendre au contraire plus facile par la consolation du Saint-Esprit. C’est pourquoi quand on s’ennuie dans son travail, c’est une marque que l’on travaille seul et que l’on ne prie point en travaillant.

[147] si le don de la contemplation et celui de la plus haute science doivent rendre les personnes exemptes du travail, il est certain que Sainte Thérèse ne devait point travailler […] Comme ses confesseurs lui avaient commandé d’écrire sa vie, nous voyons qu’elle se plaint dans ses livres de ce qu’elle était ainsi obligée d’écrire au lieu de filer.

[288] L’importance n’est pas tant de travailler ou de lire beaucoup, que de prier beaucoup : car si la science est à craindre, et s’il y a du péril dans la lecture, c’est la prière qui nous en délivre. Si la lecture peut nous faire du bien, comme certainement elle peut nous en faire beaucoup, c’est par le moyen de la prière, qui fait que nous nous appliquons ce que nous lisons, que nous nous en humilions, et que ce que nous lisons entre jusque dans le fond de notre cœur pour le soutenir et pour le nourrir.

[306] Qui a le cœur, a tout.

[311] Ce qui fait que nous sommes si peu utiles, c’est que souvent nous croyons l’être beaucoup, et que nous sommes éloignés de l’humilité du grand Saint Ignace, qui voyant son église sans pasteur par sa détention, se consolait de ce qu’elle aurait Jésus-Christ pour pasteur et qu’il la conduirait lui seul.

[330] C’est ce que demande Pharaon, de nous tenir toujours tellement occupés, que nous n’entendions plus l’amour de la vérité ; et par conséquent, que nous ne puissions point y acquiescer […] [331] Si donc la sagesse de Pharaon consiste à nous occuper d’une manière qui nous empêche de prier, la nôtre doit consister à nous occuper de telle sorte que nous puissions toujours prier. Si sa sagesse consiste à nous faire préférer les affaires qui paraissent bonnes et utiles à la prière, la nôtre doit consister à préférer la prière à toute sorte d’affaires, autant que l’obéissance ou la charité peuvent le permettre. […] à n’abandonner jamais le dedans pour le dehors, puisque même nous ne pouvons jamais nous maintenir dans la possession des dehors, si nous ne conservons avec soin le corps de la place. […] [332] c’est une grande folie de perdre le cœur pour les mains.

… et Pascal (1623-1662)

Blaise Pascal est le plus célèbre des amis de Port-Royal. Son génie intellectuel exceptionnel suscite l’admiration. Par contre, on parle moins de lui sur le plan intérieur, ou bien on traite parfois son Mémorial à la légère comme s’il était l’écho d’une divagation temporaire du grand homme.

Or on constate que parallèlement263 à une activité intellectuelle d’une ampleur exceptionnelle, de nombreux textes témoignent d’une vie intérieure tourmentée et en continuelle recherche : Sur la conversion du pécheur composé à la fin de l’année 1653, le Mémorial de novembre 1654, le fragment 753 proche de la seconde lettre à Charlotte de Roannez du 24 septembre 1656, certains passages des Écrits sur la Grâce de 1655-1656, l’Écrit sur la conversion et La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies de novembre 1659.

Dès 1647, avec sa sœur Jacqueline, il se mit à fréquenter le monastère de Port-Royal de Paris où l’on suivait le sévère enseignement de Saint-Cyran. Le problème de la liberté de la grâce le taraudait et il prit parti pour la théorie augustinienne : l’homme ne peut faire le bien et obtenir le salut que par la grâce divine ; seuls quelques-uns seront sauvés, les prédestinés. Les mêmes choses découvrent ou cachent Dieu selon que nous le connaissons ou non :

nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle ; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu’elles le découvrent à tous ceux qui l’aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas 264.

Il se lança dans les mondanités au moment où sa sœur Jacqueline rentrait à Port-Royal en 1652, mais dès 1653 celle-ci témoigne qu’il ressentait « un grand mépris du monde ». Il ne s’en départira plus. Plus largement, le sentiment d’impermanence et d’irréalité du moi hante Pascal : Qu’est-ce que le moi ? […] Si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? […] On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. (Fragment 567)

Philippe Sellier analyse ainsi cette angoisse métaphysique :

Les sciences nouvelles, mathématiques et physique, fonctionnent, mais elles n’apportent que des connaissances inessentielles ; les philosophes varient comme les modes ou ne conduisent qu’à un déisme vaporeux sans prise sur l’existence. L’être humain erre, égaré dans le monde vertigineux découvert par la révolution galiléenne, perdu entre la gravitation d’astres qu’il soupçonne à peine et le tourbillonnement des particules. Sa raison flotte au gré des idéologies, des pulsions, des maladies, des habitudes. Son affectivité déréglée, narcissique, le pousse sans cesse à se faire « centre de tout », lui si proche de rien. Existe-t-il un Dieu ? Qui est-il, et comment vivre uni à lui ? Impossible de sortir des incertitudes sans une expérience immédiate…265.

Puis Pascal déménage pour être plus près de Port-Royal. Toute cette période est remplie d’une intense créativité intellectuelle : en particulier, il jette les bases du calcul des probabilités. Mais il est en attente. Il écrira plus tard :

[L’âme] se porte à la recherche du véritable bien. Elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qu’il dure autant qu’elle et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable. […] Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme Il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire naître les moyens d’y arriver…266.

Il trouve la réponse à son attente et à ses doutes dans l’expérience fulgurante qui a lieu dans la nuit du 23 novembre 1654, et dont il écrit le compte-rendu sur un parchemin gardé caché sur sa poitrine tant l’événement fut important267. Pour J. Mesnard, le Mémorial constitue la « révélation mystique, toute personnelle : Dieu embrase le cœur du fidèle de son “feu”, apportant la “certitude” de sa présence, dans le ravissement et la “joie”. À expérience exceptionnelle, langage exceptionnel : à la fois poème et calligrammes, le Mémorial rejoint la grande tradition des mystiques268. » De même, pour Ph. Sellier, « tout indique qu’il a éprouvé la présence de ce Dieu qui s’unit au fond de l’âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour (fr. 690). Le fameux « Mémorial » porte la trace d’une rencontre exceptionnelle avec ce Dieu d’amour. »269 :



L’an de grâce 1654270 

Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe.

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.

Depuis environ dix heures et demie du soir jusques envi­ron minuit et demi.

Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob271

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum. 272

Ton Dieu sera mon Dieu.273

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Grandeur de l’âme humaine.

Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.274

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis séparé.

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.275

Mon Dieu, me quitterez-vous ?

Que je n’en sois pas séparé éternellement.

Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.

Jésus-Christ

Jésus-Christ

Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié.

Que je n’en sois jamais séparé.276

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Renonciation totale et douce.



Il nous est donc donné de lire un texte que personne n’aurait dû voir : l’aide-mémoire où Pascal a relaté l’événement le plus important de sa vie afin de ne jamais oublier ce qui lui avait été donné. Le style sobre fait ressortir l’intensité de l’expérience : aucun sentimentalisme ne l’affaiblit. Pas d’ornement superflu dans ce compte-rendu précis et ordonné : ce scientifique note en premier le cadre objectif (date, durée). En se limitant à des substantifs, Pascal rend compte du vécu de façon immédiate sans introduire de formes verbales qui traduiraient des mises en relations ou des explications, c’est-à-dire la réflexion du sujet.

Des citations bibliques inscrivent ce vécu dans la tradition : Pascal a un souci intense d’être dans l’orthodoxie chrétienne et ne veut pas vivre une illusion. Réciproquement, cette expérience lui confirme l’exactitude de ce qui est dit dans les Écritures.

Plus profondément encore, en un éblouissement, il comprend soudain ce dont parlent la Bible et l’Évangile : le feu du Buisson ardent vécu par Moïse, il le revit en lui. De même il a la révélation de l’expérience intérieure qui sous-tend l’Évangile. Cette révélation et l’intensité de l’amour reçu font couler des « pleurs de joie ».

L’état mystique est si profond qu’il entraîne un « oubli du monde et de tout ». Puis à la remontée vers la condition ordinaire, resurgissent culpabilité et crainte propres aux couches psychologiques superficielles de l’être. Le temps réapparaît. « Je m’en suis séparé…», « Me quitterez-vous ? » : il comprend le passé, il émet le souhait à l’avenir de ne plus être séparé de cette réalité qu’il a touchée de si près.

Dès lors, la certitude l’habitera. Comme l’explique Ph. Sellier, « La fluidité de notre apparence physique […] l’instabilité de notre être psychologique, tout cela conduit Pascal à la question la plus radicale “Qu’est-ce que le moi ?” […] La réponse se trouve contenue tout entière dans le texte du “Mémorial” […] Pascal est intimement convaincu que, sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe à jamais un lieu mystérieux que nous appelons âme : lieu des incandescences qui éclairent toute existence humaine… » 277.

Sa vie reposera désormais sur l’expérience de Dieu comme l’indique le triomphant fragment 360 :

 Prophétiser, c’est parler de Dieu non par preuve du dehors, mais par sentiment intérieur et IMMEDIAT 278.

Le Mémorial se termine sur une renonciation totale et douce, donc pleinement acceptée, qui va conduire toute sa vie à partir de là : il va vivre dans des règles de vie très strictes, un détachement croissant de toutes choses et des gens pour cheminer vers Dieu.

La maladie va alterner avec le travail et finira par l’emporter. Il fait d’abord retraite à Port-Royal des Champs du 7 au 28 janvier 1655 279. Suivront les Écrits sur la grâce (fin 1655- début 1656), Provinciales (janvier 1656 à mars 1657) et divers écrits qui tentent de protéger Port-Royal (1658), Projet de juin 1658. Il travaille le corps principal des Pensées en 1658 jusqu’au tout début de 1659, la maladie réduisant l’activité. Il écrit la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies (novembre 1659) : il souffre beaucoup, en particulier de maux de tête, à tel point qu’il ne peut travailler pendant des mois entiers. Mais il ne se plaint pas et vit la souffrance en chrétien, comme il l’avait écrit dès l651 :

tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien 280. 

En 1661, il quitte les controverses sur Port-Royal, et se consacre à son Apologie qui restera inachevée et que nous ne connaissons que sous la forme de fragments, les Pensées. Il y suit un schéma augustinien : préparer l’irruption possible de la grâce en faisant le vide préalable, c’est-à-dire en minant les certitudes de la sagesse humaine (première partie : le monde sans la grâce, source d’incertitude, d’ennui, d’angoisse, qui attend sa rédemption ; deuxième partie : le monde nourri par l’Écriture, trace de cette attente, puis de la réponse de la grâce en Jésus-Christ). Il entend partager la découverte qui lui fut accordée.

Le témoignage de Gilberte281 sur la fin de la vie de son frère nous le montre menant une vie remplie d’un “amour si grand pour la pauvreté qu’elle lui était toujours présente”. Il se souciait beaucoup d’améliorer concrètement la condition des pauvres : pendant une rémission de la maladie en 1662, il lance avec le duc de Roannez les premiers transports publics, les « carrosses à cinq sols ».

À la fin, il veut partager le sort des plus démunis, il réclame qu’on le transporte à l’hôpital général, mais sa famille le garde. Après avoir reçu l’Extrême-Onction, il meurt chez Gilberte “le dix-neuvième d’août à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois” 282.







Des capucins défendent la mystique.



Avant de justifier ce titre en présentant des figures faisant partie de la seconde moitié du siècle, nous rappelons l’existence de deux grands mystiques « étrangers » qui auraient dû figurer au tome précédent : l’un fut appelé le « Jean de la Croix néerlandais », l’autre a été récemment découvert par un manuscrit napolitain.

Jean-Evangéliste de Bois-le-duc (1588-1635)

Gérard Verscharen, né à Bois-le-duc (« s Hertogenbosch) vers 1588, entra au noviciat à Gand en 1613 sous le nom de Jean-Evangéliste. Dès 1620, il fut nommé au couvent de Louvain comme maître des novices de la province de Flandre. Il devint un directeur spirituel recherché puis passa les dernières années de sa vie à Tervuren (entre Bruxelles et Louvain), participant à la fondation d’un nouveau couvent de capucins à la lisière de la forêt de Soignes qui avait abrité Ruusbroec… Il y écrivit ses ouvrages, en gardant contact avec ses amis de Louvain et avec de jeunes religieux qui venaient y compléter leur formation spirituelle.

Il fut reconnu partout comme un maître, aussi bien dans des milieux jansénisants (par l’intermédiaire de son ami Libert Froidmont), dans des milieux piétistes (par l’intermédiaire de Pierre Poiret), et en Espagne (par Isidore de Léon). Son œuvre principale rédigée en flamand, Het Ryck Godts inder Zielen oft binnen u. lieden, a bénéficié de plusieurs éditions depuis 1637. Elle a été traduite en anglais, allemand, espagnol …mais ce Royaume de Dieu dans l’âme ne l’est pas encore en français283. Son importance le nécessiterait pourtant.

Le « Jean de la Croix néerlandais » ouvre sur la « lumière intérieure » chère aux quakers ainsi que sur la « foi nue » chère à madame Guyon. Il invite à l’achèvement de la vie spirituelle par le retour à un état d’activité.

Chapitre 21. De ce que l’âme expérimente ici de Dieu, et comment elle doit soigneusement le garder.284

Elle voit maintenant comment elle cherchait Dieu grossièrement et stupidement, lorsqu’avec des images, des considérations, et en s’exerçant dans les exercices, elle se tournait extérieurement vers Lui. Elle ne peut s’étonner suffisamment de son aveuglement d’autrefois et de son insensibilité, alors que Dieu est si proche d’elle ; elle ne L’avait pas encore connu ni expérimenté, tout comme s’Il avait été loin d’elle. Parce qu’elle voit clairement qu’elle est saisie et entourée par Lui, comme son corps l’est par l’air. Pas plus que l’air, il ne doit être cherché ou connu à travers des images ou des similitudes, mais seulement par une jouissance intérieure.

Chapitre 27. Que dans cet exercice il n’y a pas d’aridité, ou désolation pour l’âme comme dans les autres exercices.

De même que la nuit vient parce que le soleil est sous la terre qui s’interpose entre lui et nous de telle façon qu’entravé par la grandeur et l’épaisseur de la terre il ne puisse nous envoyer ses rayons, de même si nous sommes tournés vers des images et des pensées quelconques, nous fabriquons une grosse terre : un obstacle entre Dieu et l’âme qui empêche qu’Il puisse déverser ses rayons divins. […] Et de même que lorsque le soleil, aussitôt qu’il a fini sa course sous la terre, commence à s’élever de nouveau au-dessus de l’hémisphère, la clarté du jour revient parce que le soleil étant maintenant au-dessus de la terre envoie ses rayons brillants sur nous, aussitôt que l’âme se détourne elle-même de ces images et pensées, elle reçoit de nouveau la vivacité et l’agilité de l’Esprit et par là s’élève à Dieu, elle est de nouveau illuminée de la splendeur et de la clarté de la proximité divine comme auparavant…

Gregorio da Napoli (1577-1641)

Homonyme du Gregorio de Napoli humaniste passé à la réforme capucine en 1576, il entra chez les capucins en 1610, vécut de façon retirée, supportant un asthme invalidant, mais « sempre contentissimo » 285. Sa « dottrina mirabile » de l’amour (c. 1622) traduit son expérience directe de la nudité spirituelle couronnée par l’amour :

Chap. 61. Traités divers d’exercices spirituels. Premier traité : de l’amour unitif et de la manière de l’acquérir.

Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]

Par là, on reconnaît la grande différence entre la théologie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.

Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’aimer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.

Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est.

Attaque et défense mystique

Les clercs sans expérience mystique ont l’habitude curieuse de critiquer ce qu’ils ne connaissent pas : plus l’expérience est élevée, plus les ennuis sont importants ! Nous l’avons vu pour Benoît de Canfield à propos de la troisième partie de sa Règle. Constantin de Barbanson eut lui aussi à répondre à de nombreuses critiques faites à ses Secrets sentiers de l’amour divin parus en 1623 : il rédigea son Anatomie de l’âme en 1635 pour clarifier sa pensée.

Puis le carme Maur de l’Enfant-Jésus fut attaqué par son confrère Jean Chéron (1596-1673), « ferrailleur redoutable » selon Certeau, type même du théologien-philosophe anti-mystique : ses moqueries se veulent l’expression d’un bon sens rationnel. Chéron publie en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : ces mêmes arguments seront repris dans le procès de la fin du siècle qui mettra aux prises Nicole et Bossuet d’une part, Fénelon et madame Guyon d’autre part.

Comme Chéron est à l’origine de la première attaque violente du siècle, à laquelle nos « avocats du vécu mystique » vont tous avoir affaire, résumons par quelques citations ses griefs très classiques qui se regroupent en cinq chefs d’accusation :

(1) Scandaleux mépris des mérites et paresse : « D’où vient que tous ces goûts spirituels, ces élévations, ces contemplations, ces états où l’âme se trouve sans aucun usage de sa [9] liberté, doivent être tenus pour suspects. Pourquoi cela ? Parce que tous ces états ne sont pas méritoires par eux-mêmes ; ce sont comme des intervalles où l’âme se repose sans avancer, sans combattre … Il [Dieu] nous a mis en ce monde pour travailler, il n’a garde de nous ôter par ces faveurs le temps qu’il nous a donné pour acquérir des mérites… »286.

(2) Idée confuse d’aimer ce que l’on ne connaît pas : « Théologie Mystique … [est] une explication, [18] raisonnement ou intelligence des choses ou des vérités divines … Cependant ces Auteurs donnant le doctorat de la Théologie Mystique aux plus simples femmelettes … quelques-uns même la mettent dans un seul acte, qu’ils appellent contemplation amoureuse, … si subtil et si délicat que l’âme ne le voit ni le sent … Comme on peut voir dans le degré du Mont-Carmel, [19] d’où il suit que cette connaissance générale …[est une] idée confuse … car il faut connaître avant que d’aimer, et n’aimer rien par-dessus son mérite … Ainsi je ne sais pourquoi l’Auteur de la nuit obscure287 dit que cette contemplation amoureuse est une lumière pure, simple, générale…” ; « L’Anatomiste de l’âme [Constantin de Barbanson !]… dit Que Dieu excite l’âme au plus intime de la volonté à aimer, sans savoir quoi ni comment, il suppose la même fausseté… [24]. »

(3) Des descriptions imaginaires de l’âme : « Or comme ils donnent à l’âme un fond, un milieu, un sommet, aussi lui donnent-ils un pourpris [enceinte, habitation] et un centre à ce pourpris, comme on peut voir dans l’autheur de l’Anatomie de l’âme… [42] ; ainsi les mystiques parlent de la nature de l’âme « comme d’une arche de Noé, composée de plusieurs étages, comme d’un château qui a ses parties288 … : toutes imaginations fausses… [43, 250] » ; or « il est obscur comment on peut voir et trouver dans un centre qui n’est qu’un point, une vaste solitude de divinité… [265]. »

(4) La célèbre “supposition impossible” : « N’est-ce pas donc une erreur épouvantable de mettre le soin de son salut entre les empêchements de la perfection et dire qu’il ne faut point craindre l’enfer, mais s’en rapporter à Dieu qu’il en fasse comme il voudra … c’est une ruse de Satan [209]. »

(5) Influencés par les femmes, les “nouveaux mystiques” croient tout savoir par expérience et même comprendre le sens profond de l’Evangile : « Les maux que les visions des femmes ont causés dans l’esprit des doctes » [178] peuvent s’expliquer par les « productions de la mélancholie » [184]. Quant aux productions des « nouveaux mystiques » [198], « je laisse donc à penser au Lecteur ce qu’il doit espérer de la lecture de ces livres … [où] leurs auteurs si contraires entre eux se professent savoir tout par expérience … supposent que Jésus-Christ a souffert mille reproches pour l’enseigner ; ce qui n’est point vrai, car la doctrine de Jésus-Christ est claire et facile à entendre… [266]. »

Devant ces attaques, plusieurs capucins vont prendre la défense de la vie mystique289. Nous avons vu290 que les capucins étaient la branche franciscaine vouée à l’intériorité, le premier d’entre eux étant Benoît de Canfield.

La défense de la mystique n’était pas leur objet premier : loin de céder à quelque licence écrivaine, ils entendaient le plus souvent répondre à la fonction de maître de novices qui leur avait été confiée parce que leur achèvement avait été reconnu par leurs pairs. Ils évitent toute controverse, mais exposent pas à pas des degrés, des étapes qui laissent deviner leur expérience intime.

Une telle « mise en ordre » du vécu spirituel et mystique se justifie pour fournir d’une manière organique directions et conseils concrets aux jeunes disciples, attachés à tel ou tel état, qu’il faut donc présenter avec précision, dans une juste perspective, en indiquant leur caractère relatif, les risques de stagnation, etc. Le danger propre à toute systématisation d’une échelle spirituelle pouvait par ailleurs être corrigé cas par cas dans les relations personnelles entre maîtres et dirigés durant les années de noviciat. L’insistance sur la primauté de la grâce divine reste toujours clairement affirmée.

Un cercle de fidèles se formait donc autour d’un capucin rayonnant sur son entourage dans et près d’un couvent de province. À sa demande, mué en auteur plus ou moins adroit, il rédigeait un manuel sur la vie chrétienne intérieure appelée à devenir mystique si Dieu le veut. Souvent il restera l’auteur d’un seul épais volume repris et augmenté lors d’éditions successives.

L’utilisation qui pouvait en être faite sans discernement par des lecteurs curieux ou imaginatifs n’était guère possible car ces « œuvres » étaient des manuels proposant des médecines de l’âme plutôt que des développements lyriques ; ils se référaient à un vécu que leurs auteurs affirmaient réel et possible ; ils ne développaient pas des idées. Aussi ont-ils été oubliés lorsque leur usage à fin de guidance mystique a disparu au moment de l’assèchement spirituel du siècle suivant au sein des Ordres. Ils demeurent sous-évalués par des érudits modernes parce qu’ils n’y ont pas trouvé d’originalité conceptuelle291.

Leur redécouverte permet celle d’une vie intérieure analysée avec toute l’expérience humaine que ces maîtres de novices ont acquise en répondant à des difficultés. Leurs « manuels » de vie intérieure sont plus aisés d’accès que leurs équivalents en langues étrangères qui nécessitent des traductions délicates du vocabulaire. Ils tiennent compte de la nature des dirigés et sont généralement clairs et simples. Il faut accepter leurs répétitions, car ils veulent présenter le diamant sous toutes ses facettes. Mais ils sont les témoignages optimistes d’un vécu attesté très vigoureusement. Les « méthodes » sont proposées sans fausse humilité ni déréliction (pas de masochisme ou de « croix » mal interprétées).

Nos présents traités fixent une tradition en voie d’affaiblissement. La nécessité d’en sauver par écrit l’essentiel a probablement été ressentie par un Pierre de Poitiers auteur du Jour [Lumière] mystique, par un Simon de Bourg-en-Bresse Cela les a conduits à rédiger de gros volumes (huit cents et seize cents pages !) dont nous ne pouvons ici que suggérer les parfums. Pour quelques traités triés dans une longue liste, nous avons été émerveillés de retrouver l’équivalent en qualité d’autres traditions292. Parmi ces capucins oubliés du Grand Siècle, certains sont particulièrement importants et profonds293.

Pierre de Poitiers (-1683), conseiller et défenseur.

Pierre de Poitiers prit l’habit en 1625 et assura de nombreuses charges à partir de 1648, séjourna à Rome où il fut apprécié par deux papes et par Christine de Suède294. Il publia un ouvrage longuement médité de 1600 pages en deux tomes comportant dix traités, où il se proposait d’apporter toute la lumière possible sur la « science amoureuse » : Le Jour mystique ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, Chez Denys Thierry, 1671. Il entendait défendre ainsi auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres « anti-mystiques ». Il se situe dans la lignée de Ruusbroec, Tauler, Benoît de Canfield…

Le Jour mystique… traitait si bien de l’expérience mystique qu’il fut pris comme référence par deux mystiques en difficulté : madame Guyon et Fénelon. Ils le citèrent longuement sous le nom quelque peu mystérieux d’Auteur du Jour mystique dans leurs Justifications, l’anthologie d’auteurs mystiques de toutes époques qu’ils établirent durant l’été 1694 pour préparer leur défense aux « rencontres d’Issy », procès fait aux « nouveaux mystiques. » Il est trente fois295 present, soit dans presque la moitié de soixante-sept clés où sont abordés tout à tour les principaux thèmes spirituels. Pierre de Poitiers se place ainsi entre saint Bernard cité vingt-huit fois et Canfield cité vingt-quatre fois ; il est le seul contemporain prenant une très honorable onzième place dans une anthologie qui couvre tous les siècles ; il faut remonter au début du XVIIe siècle pour trouver deux autres noms plus présents : Jean de Saint-Samson et François de Sales. De plus madame Guyon renvoie trois fois (sans les reproduire, par suite de leur longueur) à d’importants développements296, ce qui est très exceptionnel, signe d’une considération partagée seulement pour Canfield.

Certains lecteurs souffriront un peu, car il faut accepter de suivre pas à pas Pierre de Poitiers dans sa volonté de définir chaque degré de la vie mystique. Mais nous ne doutons pas qu’ils apprécieront la clarté du propos et la profondeur de sa « science amoureuse ». Dans l’anthologie qui suit, le choix d’un quart des extraits relevés par madame Guyon est combiné à ceux de notre choix, en suivant le plan du Jour mystique297.

LE JOUR MYSTIQUE (1671)

Préface.

J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, ou de cette sublime Sagesse dont votre apôtre entretenait les parfaits ; et c’est vous mon sauveur qui êtes le principe et le seigneur des sciences ; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse ; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît.

Je découvre le fond de l’âme mystique que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfections ; et c’est vous, mon seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.

Cet objet est si éminent que de toutes les lumières celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme qui vous connaît d’autant plus, qu’elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir 298.



Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images :

Traité 1. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique.

Chapitre 1. Pour servir de préface à tout l’ouvrage.

L’oraison, ainsi que disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son Créateur, qui lui découvre ses secrets, et lui révèle ses mystères, pour se faire aimer d’elle en se faisant connaître ; mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leur faiblesse et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité 299.

Cette âme ayant tout abandonné à son Dieu, son être et la capacité de son être ; tout son plaisir est de se laisser faire en elle et par elle tout ce qui Lui plaira, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance ; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans les obscurités et tentations, en vue et par le respect de Celui qui est et qui opère toutes choses en elle, selon qu’Il l’entend et le veut, par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout, aimant tous les états qu’Il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire, par des actes non réfléchis et aperçus de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est aimé en l’âme au-dessus de toutes pensées et de tout acte apercevable 300.

Dans l’oraison mystique, l’âme par la foi nue s’élève à un très pur amour ; et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu, parce qu’Il est goûté et savouré, et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance, qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment ; outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus l’union y est étroite 301.

C’est par l’humilité, je veux dire par l’anéantissement et le dénuement de lumière, de sentiments, de facilité à produire ses actes et ses affections que Dieu veut introduire l’âme au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendu du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. […] C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité, et d’une dépendance continuelle de son Dieu ; auquel elle dit avec plaisir, par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé (Isaïe 26, 12) : « C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous », ne faisant presque autre chose de sa part qu’anéantir comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu 302.

Chapitre 2. De l’oraison en général.

[…] Mais selon ma pensée la meilleure définition de l’oraison, qui lui est plus essentielle, et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu, et la disposent à son union, que prétend l’oraison.

D’où il faut conclure que bien que quelques-uns restreignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable ; néanmoins dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue, et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin ; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse application de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonné pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur.

Sous cette définition quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger, et semblables.

C’est pourquoi un saint évêque de nos jours [saint François de Sales] grand maître en l’art de bien prier, considérant que Notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans interruption, en tirait cette conséquence qu’on pouvait donc prier par pensée, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu’il pouvait faire oraison en tout lieu, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur par l’amour 303 […]

Le vrai Dieu d’infinie Majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité, comme son épouse304 et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec Lui comme avec son époux : tout est commun entre eux ; ils s’accordent partout ; ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ces biens, qu’elle se réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de Lui-même ; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’Il lui veut et lui communique ses mêmes biens ; et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent les lois de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance.305

Chapitre 3. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre.

L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres, c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opération ni l’objet de son repos ne sont aperçus.

Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique Théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées, ou production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu, et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :

Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées ou d’actes intérieurs ; les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquelles l’oraison de repos ne se peut pratiquer. Les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.

Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes, et images, je comprends les opérations de l’affection, ou de la volonté, aussi bien que celles de l’entendement et de l’imagination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.

Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement et la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques par les formes et les images entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]

Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligibles.

Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique.306 […]

Chapitre 4. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images.

Section première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille quitter les actes ou les pensées.

Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire puisque tout la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires : l’une est qu’il n’y a pas d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius 307 [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, ou l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusqu’à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est. Et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.

Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :

Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, ou parler à Dieu sans penser ; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.

Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent de plus en Dieu.

Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]

Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant pas en elle puisqu’elle n’opère que par pensées.

Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.

Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.

Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les Docteurs recommandent ordinairement.308 […131]

Chapitre 5. Description de l’oraison mystique, et de ses différentes espèces.

Section 1. Ce que c’est que l’oraison mystique.

L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou l’oraison sans formes et sans images, sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont aperçus, ou bien parce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose. […]

Section 2. L’oraison mystique expliquée […]

[133] Nous ne pouvons pas, dit-elle [Thérèse] en son Château 309, entrer dans ce cellier par nos propres diligences ; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme : et pour faire davantage paraître ses merveilles, il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose sinon que la volonté soit toute rendue à lui ; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.

Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer, ni à s’exercer dans les actes tirés à force de discours, ni à les procurer avec attachement, faveur et ferveur ; parce que ce serait mettre un obstacle à Dieu qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller ; de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles qu’elles puissent être. Il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme un forgeron, qui dira : « allez, tirez-vous de là, c’est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part ». Ce sont des illusions et des tromperies ; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, en laquelle il n’y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, ils lui ôtent la solitude et la retraite et ruinent par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle 310 […]

Section 3. L’oraison mystique décrite et expliquée sous les termes de contemplation sans formes et images.

Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.

Les créatures, dit Thaulere 311 parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au Royaume de Dieu en nous.

Si l’esprit, dit Rusbroche 312, entreprend de contempler Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action : car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.

Tenez pour assuré, dit le père Benoît313, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) : nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas314 qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier ; pour répondre à quoi il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union, parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.

Il ne faut plus, dit le père Jean de la Croix 315, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.

Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images et des notions ; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denys, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures ou des images, sans s’arrêter en chose ni moyen créé ; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. 316 […]

Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années aux méditations, et qui sont déjà bien avancés, et disposer à cette manière de prier avec quiétude intérieure, en la présence de Dieu, leur donnant avis 317 de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu. Et cela ne cause point de division dans les Communautés, d’autant que la forme de prier par affections avec peu de discours est commune à plusieurs 318[…]

L’objet de l’oraison de repos, n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tant que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée : ce qui se prouve par les raisons suivantes.

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet ; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs. Ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe, qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose, d’autant que l’entendement ne lui peut donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose encore qu’il le voit, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est, de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi ; ce qui donne une grande conjecture, que l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement ne lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elle et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté qu’il la tire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable ; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances que cet objet présente à la volonté ; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu, et qui ne le peut être, il faut dire que c’est le Souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir à quoi elle tend.

Secondement : dans cette oraison la volonté se repose en Dieu, plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre : ainsi le fer est tiré par l’aimant, sans connaître la convenance qu’il a avec lui. […] L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme, qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur, va embrasser ce cher aimant : ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui ; néanmoins319 par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, elle se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme, que Dieu, à l’image duquel elle est créée ? La ressemblance est cause d’amour et d’union ; et comme Dieu est la source de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer, comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose beaucoup pour préserver le chef [tête]; ainsi par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout ; mais cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison : car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens et même de la partie raisonnable, jusqu’au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle-même, et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter au-dessus de soi. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme, ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant les rayons de la vue autant qu’elle veut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même ? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet, sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle 320.



Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.

Traité 3. De la foi nue, divine et humaine. Je puis tirer de ce que dessus cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, que c’est une connaissance générale du souverain bien, sans distinction des personnes ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie 321.

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable, parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en quoi : ainsi l’acte de ce repos et simplement non aperçu puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison.

La foi nue a son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement ; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune 322.

Chapitre 6. De l’existence de la Foi Nue Divine.

Section première. Cette existence prouvée par raisons.

[…] [446] Ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos ; qui fait qu’ils ne s’y ennuyent, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.

Section II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la Foi Nue.

[…] [447] Sixièmement, bien que le repos soit sans saveur, et souvent amer en soi, la volonté néanmoins s’y arrête, et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité : ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu que l’autre. Et comme dans le repos savoureux, elle reconnaît par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien ; elle s’attache de même au repos sans goût où elle croie le même objet, et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme, elle est appelée Foi Nue.

[…] [448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière ni des sens ni de la raison, qui lui fasse connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une Foi Nue Divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins que le jour même les plus clairvoyants des routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivât sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ? 323.

Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain, que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée, qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus, que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond, point d’image, point de sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys ; […] il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur324 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles ; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. […] Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude ; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond, n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible 325.



ARGUMENT [ouvre le tome II du Jour mystique] :

Je suis, dit-elle [la Sagesse], non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueillir, mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit, et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes, au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argentin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduit vivant sur terre. Il ne tient qu’aux âmes d’approcher de Moi […] Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée, comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en demande la décharge […] Il y convie et sollicite les âmes mêmes qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, telle qu’était la Samaritaine […] Il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir […] Il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance […]

C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées ; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes […]



Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.

Traité 5. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer.

Chapitre 1. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique.

Section 3. L’oraison mystique doit être enseignée aux Commençants et aux Novices.

L’oraison sans actes et pensées, et qui n’a qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices, et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l’oraison mentale, aussi bien qu’à ceux qui s’y sont depuis longtemps exercés ; et les livres qui en traitent ne doivent pas être défendus aux uns non plus qu’aux autres.

Pour preuve de cette conclusion qui paraîtra d’abord contraire aux sentiments de tous les Docteurs tant mystiques qu’autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mystiques, c’est-à-dire qui n’ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu’ils la croient, se persuadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu’ainsi cette oraison doit être pratiquée non par des Commençants, mais par ceux qui ont déjà l’habitude de ces méditations, et qui sont tellement remplis de bonnes pensées qu’ils en ont fait un magasin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu’ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que n’en produisant plus d’actes on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu’une absurdité posée, il s’ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s’ensuit une autre qui l’est encore plus, savoir qu’il ne faut pas permettre aux Commençants et Novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. […]

Section 5. Il faut enseigner aux Commençants l’oraison de repos sans goût.

Il faut enseigner aux Commençants et aux Novices non seulement la pratique de l’oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût ; je veux dire qu’ils doivent être instruit comment il faut prendre patience durant les sécheresses car, s’il leur est nécessaire de savoir l’oraison qui se fait par le moyen des bonnes pensées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu, quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs ? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient remplis. Vous apprenez à vos Novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison ; et quand ils sont en disette et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l’oraison, qui lors les peut sustenter.

Mais j’arraisonne ainsi les Pères maîtres : si vos Novices [21] demandant conseil vous disent qu’ils ne peuvent méditer ni avoir aucune bonne pensée tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu’il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu ? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l’oraison de repos sans goût. La différence qu’il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience, et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous qui ne connaissez pas d’oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu’ils sont sans oraison, tandis qu’ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d’aridité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j’ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire oraison dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l’assurance qu’on leur donnait que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu et souvent plus, que dans une plus douce oraison.

Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance, est la pierre de scandale et d’achoppement où la plupart des commençants trébuchent, perdent cœur, et souvent quittent tout à fait l’oraison, parce que s’y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile et que même ils pourraient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c’est tout au plus ce qu’on leur dit, que demeurant ainsi ils pratiqueront la patience ; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile comme de sortir de l’oraison et aller travailler manuellement, faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer ainsi à ne rien faire, ce leur semble ; et l’aversion naturelle qu’a l’âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion ; d’où il arrivera qu’elle cherchera toutes les occasions de sortir de l’oraison contre la doctrine des saints ; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude ; et ainsi elle n’aura garde de pratiquer l’oraison de repos sans goût, mais plutôt d’inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.

Et même quand nos jeunes contemplatifs se persuaderaient que demeurer ainsi en l’oraison, c’est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu’ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l’oraison, se voyant toujours distraite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu’elle ne croit pas qu’il y ait d’oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu’elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l’oraison de repos ne les ressentent guère.

Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l’oraison est si profitable que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs ; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l’oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l’issue, parce que vous lui cachez l’oraison de repos, qui est le fils d’Ariane seul capable de l’en tirer.

Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et charitables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu’elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d’esprit à ce divin Objet, et une union immédiate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l’oraison continuelle. Il ne faut pas frustrer les Novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des Novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.

Et à ce qu’on pourrait opposer qu’il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette oraison est presque inconcevable, je réponds que l’oraison sans pensées n’est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d’actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j’en dis ailleurs ; et c’est une fausse persuasion de penser que l’oraison avec pensées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu’ensuite : car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.

Les raisons que nous venons d’apporter, pour faire voir que l’oraison mystique doit être enseignée aux commençants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise 326.

Chapitre 2. Si la Théologie mystique 327 doit être enseignée […]

Section 2. Cette Théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.

[…] Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns 328, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté 329.

Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît pas en belles paroles et bien agencées, mais en la vertu du Saint Eprit ; ne procède pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres, si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra pas 330.



Traité 6. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme.

Chapitre 9. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme.

Section 11. Effets de l’introversion de l’âme en son fond.

L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.

Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denys, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.

Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblée de ses dons et richesses inestimables.

Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation ou vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe [Chapitre 54]. Là parmi ses divins embrassements il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appelée du nom de mystique Théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé Sapience par saint Denys, ou très divine connaissance.

Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découleront encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suive la paix et le repos, qui même donnent le nom à cette Théologie et oraison mystique.

Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus, est encore l’effet de cette amoureuse introversion ; l’amour tend à l’union, transportant l’amant, et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu, se transforme si fort en lui de cœur et de volonté qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent, demeurent transformées ; et la vie de l’âme changée en la vie du Bien-aimé par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bien séant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassements de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu et soutenu de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.

Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir que Dieu et adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière par laquelle elles sont vues et rendues visibles, de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elles subsistent, sans être divertie de cette divine présence ni par les occupations extérieures ni par la fréquence des hommes, conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité 331.



Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.

Traité 7. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse.

Chapitre 1. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissement délicieux.

Section 4. Différences entre l’assoupissement mystique et le corporel.

Ces deux assoupissements diffèrent :

Premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rends le corps pesant et paresseux au travail ; mais l’assoupissement mystique n’appesantit pas le corps. S’il demande la retraite, ce n’est pas par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.

Secondement, le travail et l’occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent pas l’âme de son assoupissement, quand elle ne s’y porte pas par excès. [297]

Troisièmement, l’homme peut ou procurer ou éloigner par son industrie l’assoupissement corporel, le mystique dépend de Dieu ; l’âme pourtant le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu’elle y apporterait.

Quatrièmement, si l’assoupissement corporel cause la paresse, qui est une espèce de tristesse, le mystique est bien différent, puisqu’il rend l’âme allègre et contente.

Cinquièmement, l’assoupissement corporel rend l’homme terrestre, brutal, hébété, empêche les pensées des choses spirituelles ; le mystique rend l’âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.

Sixièmement, l’assoupissement corporel procède quelquefois de lassitude et empêche les fonctions du corps et de l’esprit ; le mystique rend l’âme allègre, prompte et plus propre à opérer, au moins spirituellement.

Section 6. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupissement mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est pas aperçu.

[…] La quatrième raison. L’expérience apprend que cet assoupissement mystique s’entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d’entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l’âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple que tout ce monde n’est rien, que Dieu est tout ; et par un rebut de tout ce qui n’est pas Dieu, formé plutôt avec l’imagination, comme si elle chassait assez loin toutes choses, que non pas par discours et raisonnements. Ou bien s’imaginant une grandeur immense, à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. Ce qui me fait croire que ce repos assoupi est dans l’imagination et que c’est un rebut mystique imaginaire de tout ce qui n’est pas Dieu, parce que, selon la maxime de la philosophie, chaque chose est nourrie et entretenue de ce dont elle est composée ; et puisque ce repos mystique est entretenu et conservé par des imaginations, il doit être une opération de l’imagination, et je crois que c’est la même chose que l’imagination de cette grandeur immense et de ce rebut ; mais l’un est mystique et direct, et l’autre réfléchi ; et [303] le direct est entretenu et conservé par le réfléchi. […]

Section 8. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment.

J’ai dit que les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique par un repos savoureux de la volonté, et par une connaissance mystique directe, tant de l’entendement que de l’imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la Concupiscible et l’Irascible n’y opèrent pas du tout. Secondement, que la volonté n’y produit aucun acte. Troisièmement, qu’il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d’autre chose, la volonté se tient en un repos agréable adhérant à un objet qui n’est pas aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention qu’il l’élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni acte, ni pensée, mais une simple suspension. C’est encore une grande tranquillité de l’âme qui s’essore et s’élève vers ce bien non-aperçu ; elle s’agrandit même au-dessus de soi et de tout ce qui n’est pas goûté dans ce Repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui 332.

[…] Puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût et le repos de la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine ? Qu’il demeure tant qu’il voudra : il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l’âme est de ne s’efforcer pas plus que de raison, de ramener le sens à son devoir ; parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût, ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal ; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût. Le troisième raison est, que travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer. Le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention ; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins : ayant deux fusées 333 à démêler si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à une, comment le pourrait-elle à toutes deux ? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué sainte Thérèse. La quatrième raison est, que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux, parce que l’attention qu’elle donne aux sens, diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût ; et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue, ou fait évanouir tout à fait. […] L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s’assied et ne se repose en chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine ; et partant il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit, mais il faut qu’elle le laisse là et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour, car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là ; et presque le tout gît à s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en Action de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver : ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos 334.



Traité 8. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût.

Chapitre 1. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement.

Section 2. De la nature des sécheresses. [501]

Les sécheresses qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire oraison. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées, et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion, et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.

Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile, crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut pas parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ces actes, non plus qu’un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité ; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme d’eux-mêmes qui se trouvant ce pitoyable état d’oraison, s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra 335.

Section 2. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la Théologie mystique.

[…] Nos mystiques sont quelquefois contraints d’user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées. […] En tête de cet escadron marchera une [669] Deborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse qui ne déguise pas les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles 336 : il faut, dit-elle, laisser l’âme entre les mains de Dieu, qui fassent ce qui lui plaira d’elle avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu. En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit ; et que quand il lui semblera qu’elle avance par l’oraison, n’ayant aucune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle opère parmi les aridités et des sécheresses, dit 337 que si en aridité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive, se savaient calmer et négliger toute œuvre intérieure et extérieure qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de cette [670] délicate réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.

Le Père Jacques de Jésus 338 dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi mot de sainte négligence ; et en la phrase seconde 339 il montre qu’il ne faut pas avoir soin ni souci d’opérer, c’est-à-dire, d’avoir de bonnes pensées pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il parlant de lui, ce qu’il savourait souvent, et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme, est réellement de Dieu, le soin et la prétention nuit pour lors, voire même au spirituel. Or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences, où elle a bonne part.

Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence 340. […]

Section 3. Le mot de négligence mystique en sa propre signification […]

Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne : ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autre pensée, elle ne se met pas en peine d’en procurer ; et pour lors bien qu’elle ne fasse pas de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue, que pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et demeurer indifférente ; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière. […]

Section 4. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison.

L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.

Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une nonchalance de produire des actes et ne se souciait pas d’avoir de bonnes pensées, parce que l’entendement lui fait voir qu’elles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles, et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.

Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissances par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine ; mais directe, en tant qu’elle est divine. C’est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit pas mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées, mais par une simple vue ; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connaissance réfléchie en quoi elle se repose ; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut pas opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer ; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances ; et la lumière qui lui fait produire cet acte de ne vouloir pas opérer, porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement ; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère 341.

Simon de Bourg-en-Bresse (-1694)



Ce capucin de la province de Lyon est lui aussi très remarquable : on sent qu’il a été comblé par la grâce. On ne sait « presque rien » de lui sauf qu’il fit profession en 1652, fut prédicateur et mourut à Saint-Étienne en 1694 342. Il tenait le capucin Archange Ripault en particulière estime 343, après des auteurs mystiques plus anciens, en particulier Jean de la Croix, Catherine de Gênes et Harphius. Comme tous les capucins, il connaissait Benoît de Canfield par cœur.

Les saintes élévations (1657) sont le seul, mais bel ouvrage écrit par Simon 344. Ce « manuel » met de l’ordre dans la théologie mystique telle qu’elle est comprise au milieu du siècle : en treize points, huit degrés… L’intérêt réside dans l’approche expérimentale et la grande finesse psychologique avec lesquelles Simon expose toutes les étapes d’un vécu intérieur sobre, équilibré, doux et suave. Le style est direct, spontané et vivant, parfois fleuri. Le fond est élevé : il a vécu ce dont il parle même si, en introduction, il affirme une « extrême inexpérience » - dont nous doutons. Sa lecture est intéressante dès le début, ce qui est très rare chez ces auteurs « progressifs » qu’il vaut mieux souvent aborder par leur fin. Ici, on ne traîne pas longtemps : dès le troisième degré, « Dieu habite dans l’âme » par « infusion continuelle de sa grâce » ! La présence de Dieu incline à la parfaite conformité. La simplification conduit à l’unité.

Simon commence par accepter paisiblement la diversité des tempéraments voulue par Dieu :

Et ce qui est très remarquable, Dieu infiniment sage se conforme pour l’ordinaire au [10] naturel et à l’état d’un chacun, et lui donne les grâces qui lui sont propres, à l’actif pour le diriger dans la vie active, au contemplatif pour la vie contemplative, au religieux pour sa religion particulière, et au séculier pour sa vie séculière et divertie. Car c’est de lui qu’il est écrit qu’il atteint d’un bout jusqu’à l’autre fortement, et dispose toutes choses suavement. Et pour ce sujet les théologiens disent que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. […]

Il distingue plusieurs degrés :

Au premier degré nous nous occupons en plusieurs et diverses méditations prises sur des sujets tous différents ; et par ainsi, nous agissons beaucoup, et sommes dans une grande multiplicité.

Au second nous restreignons et recueillons notre esprit à une seule méditation qui est celle de Dieu, et encore pour le regard de sa seule immensité, de son existence et de sa simple présence ; et par ainsi nous commençons à nous simplifier.

Au troisième nous ne recherchons plus comme Dieu est présent, et nous ne nous évertuons plus grossièrement de produire des affections en sa simple présence ; mais par l’abondance de la grâce et opérations de Dieu en nous, et par une sainte habitude nous possédons les sentiments de sa simple présence et nous conservons une vue intérieure de lui tout présent, dans laquelle nous formons nos affections, non plus activement et grossièrement, mais passivement et intimement ; de sorte que nous devenons encore plus simples et détachés de nous et de nos actes.

Au quatrième, non seulement nous retranchons les méditations, mais encore les diverses affections sur Dieu présent. Et communément nous nous contentons d’une élévation simple, amoureuse et respectueuse notre esprit sur Dieu tout présent ; et par ce moyen nous [22] sommes rendus encore plus simples.

Au cinquième, comme plus passif et surnaturel, Dieu nous fait perdre notre propre activité, et tout notre effort grossier du quatrième degré avec lequel nous tâchions d’élever notre esprit à lui ; de sorte qu’il nous fait faire cette élévation d’une manière plus passive et surnaturelle, et par même moyen il nous rend plus simples et intimes.

Au sixième, Dieu nous prive du regard de notre entendement sur lui tout présent, et il ne nous laisse que le seul amour : amour sans aucune connaissance actuelle et par conséquent obscur et ténébreux, dont nous restons tout désolés, craignant de retourner en arrière et de devenir oisifs et moins spirituels, quoique pourtant nous devenions plus simples, plus intimes et plus élevés, en ce que nous sommes très noblement occupés au meilleur, qui est l’amour.

Au septième, Dieu nous laisse bien son amour, voire même il nous l’augmente ; mais il nous prive de tout le sentiment d’icelui ; voire même il nous en donne un sentiment tout contraire, par les diverses rébellions de la partie inférieure, et par le peu d’action et de résistance sensible de la partie supérieure, dont nous restons encore plus troublés et angoissés, mais en vérité plus simples, plus éloignés de nous et de nos actes, plus purgés de nous-mêmes et de nos imperfections, et plus déiformes.

Et au huitième, non seulement nous pratiquons toutes les vertus les plus excellentes [23], mais encore nous n’opérons plus imparfaitement, bassement, activement et humainement, mais très parfaitement, hautement, passivement et divinement ; en ce qu’en toutes nos œuvres nous sommes comme continuellement mus et agis de Dieu. Et par même moyen nous vivons dans une très grande simplicité, nudité et aliénation de nous-mêmes.

Et par cette simplification parfaite de nous-mêmes, nous acquérons une union, et si j’ose dire, une unité très admirable avec Dieu ; car comme dit l’Apôtre, celui qui, défunt et étranger de soi-même, adhère intimement à Dieu, il devient très glorieusement un même esprit avec lui.

Notons l’affirmation :

Et de grâce, remarquons bien ceci : vivant toujours en nous-mêmes et opérant par nos industries, nous n’acquérons que des vertus naturelles, morales, imparfaites et petites ; mais vivant en la présence de Dieu, nous exposant devant lui et nous dépouillant de nos propres activités pour laisser agir Dieu en nous, nous recevons de lui des vertus surnaturelles, infuses, très parfaites et excellentes.

L’oraison est pour tous :

Abus et ignorance extrême de dire que ces choses sont trop hautes et extraordinaires, lesquelles ne doivent pas être poursuivies d’un chacun ; car si elles sont hautes, et quoi de plus glorieux que d’aspirer à elles et travailler pour les acquérir ? Sainte Thérèse a bien dit que les âmes magnanimes qui prétendent à une haute vertu réjouissent Dieu et reçoivent de lui ses grâces plus abondantes, mais que les pusillanimes qui vont languissant après une vie commune contristent le Saint-Esprit et demeurent toujours pauvres de vertus.

Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires [35] que par une opinion erronée, ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature, et comme elles ne demandent pas les hautes spéculations et qu’elles consistent particulièrement en amour, certes elles sont pour tous, et particulièrement pour les plus simples ; et de vrai elles ne requièrent qu’une volonté bonne, véritable, sincère et ardente, laquelle je puis appeler toute-puissante, parce que Dieu Tout-puissant ne manque pas de la fortifier toujours de ses grâces, et pour cela saint Bernard assure avec vérité qu’elle est le plus grand trésor du monde.

Abus encore et ignorance de n’oser aspirer à ces choses par crainte des périls et illusions de Satan ; car les dangers de l’océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes. Et cet homme ne serait-il pas extravagant, lequel s’arrêterait aux fondations de sa maison, sans vouloir bâtir plus haut par crainte de la hauteur ? […]

Qui me dira pourquoi […] si peu reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires ? […] Comme nous lâchons nos yeux à la picorée345, que nous parlons à tout propos, que nous suivons les impulsions de notre volonté, que nous sommes attachés à notre jugement, que nous ne voulons souffrir aucune persécution ; et en un mot, que nous ne nous faisons aucune violence pour vivre étroitement selon la discipline des saints, ces imperfections journalières détruisent autant et encore plus que l’oraison ne bâtit : nous [43] ne voulons donner aucun sang à Dieu, et Dieu très justement nous dénie son esprit.

[…] Soudain que nous commençons à goûter Dieu en l’oraison, nous nous sentons pousser de profiter aux âmes, et leur communiquer nos lumières et nos affections ; mais nous devons modérer nos ardeurs, jusqu’à ce que nous soyons plus confirmés en Dieu, et du commencement nous devons nous représenter qu’il n’y a que Dieu et nous au monde ; autrement voulant prendre l’essor, et n’ayant encore [48] que du poil soulet nous tomberions ridiculement.

Certes nous ne devons pas nous employer avec tant de zèle pour le bien des consciences que nous en perdions le repos de la nôtre. Et partant qu’il nous suffise d’avoir un ardent désir qu’un chacun boive ce vin très délicieux que Dieu nous verse avec tant de libéralité ; mais ne nous entremettons pas d’en être les distributeurs : si Dieu ne nous y appelle, nous devons avoir une très petite opinion de nous, et reconnaître combien nous sommes malpropres pour profiter à autrui.

[…] Éloignons de nous tous scrupules, car comme cette présence de Dieu est toute fondée en amour, les scrupules qui procèdent d’une crainte servile et mercenaire lui sont entièrement contraires. De plus cette présence de Dieu demande d’esprit tout tranquille et quiet, et les scrupuleux au contraire sont tous dans le trouble et l’inquiétude.

Deuxième degré qui est de la méditation sur la sainte présence de Dieu.

[…192] Et remarquons qu’en souffrant ou faisant une telle chose dans la vue de Dieu infini, parce que lui seul est, et afin que lui seul soit, non seulement nous verrons Dieu en elle, mais par abstraction de toute chose particulière, et par l’anéantissement de tout ce qui n’est pas Dieu, nous le verrons absolument partout, ou plutôt nous le verrons absolument en lui-même ; ou bien encore nous ne verrons que lui seul, et nous nous sentirons très admirablement et continuellement emportés et engloutis en tout ce que nous souffrirons et serons dans cet être infini, comme si nous avec toutes choses étions fondus en lui.

Et par même moyen, nous verrons Dieu non pas dès lors que nous souffrons ou opérons, mais comme dès le commencement, ou plutôt comme étant sans commencement et sans fin, car nous le verrons comme l’être absolument éternel et nécessaire, et comme le seul et unique être.

[194] Nous ne pouvons voir et trouver chose aucune, et particulièrement nous-mêmes hors de Dieu.

Nous ne pouvons faire chose aucune hors de Dieu et en laquelle Dieu ne soit.

Nous faisons toutes nos œuvres comme si Dieu les faisait et non pas nous, et ainsi par icelles nous contemplons Dieu, nous nous unissons à lui, nous entrons en lui, et nous jouissons de lui.

[…] Si Dieu voulait publier au monde notre transformation en lui, dont il nous a gratifiés, nous ne nous en inquiéterions pas, mais nous dirions avec une très douce paix : Seigneur, toute l’œuvre est vôtre, faites de moi à jamais tout ce qu’il vous plaira.

Si nous sommes accueillis de douleurs, de mépris et de persécutions, nous ne nous troublons pas, mais nous demeurons toujours tranquilles et contents, parce que nous demeurons dans notre rien, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes et que nous savons que celui qui seul est, opère tout cela.

Si Dieu quelquefois se cache et soustrait de nous d’autant plus qu’il semble que par cette soustraction, rigueur, âpreté et amertume il s’éloigne de nous, d’autant plus nous retournons, nous nous cachons, nous nous reposons, et nous nous transformons en lui sans aucune douceur ni sentiment, parce que demeurant toujours dans notre néant, nous connaissons que chose aucune ne nous appartient. […]

[196] Mais de plus, nous goûterons beaucoup plus de contentement en toutes ces choses que nous n’en aurions jamais ressenti en suivant notre propre volonté et nous recherchant nous-mêmes, car toute la peine et contradiction de renoncer à nous-mêmes sera en même temps changée en une joie extrême et ineffable, en ce que nous posséderons, non pas quelque grâce ou vertu créée, mais Dieu même infini, lequel seul nous contemplerons, aimerons et goûterons pour l’amour de lui-même […]

Troisième degré qui est de l’oraison affective sur la présence de Dieu.

[…252] Divine face de notre cher époux amoureusement riante sur nous346 […] c’est Dieu qui se donne à nous passivement […]

Quatrième degré qui est de l’élévation amoureuse, adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent.

Certes Dieu tout bon par sa grâce et opération efficace est la vraie cause de cette oraison passive et surnaturelle. Mais en deux manières, car il ravit quelques-uns en petit nombre à ce don sublime d’oraison extraordinairement dès le commencement de leur conversion 347, il les élève à cet heureux principe de contemplation tout d’un coup ; et il se donne à connaître, à goûter, et [256] à jouir à eux, sans aucune préalable méditation, ni même mortification, et puis par ce doux feu d’amour il consume en eux toutes leurs impuretés vicieuses et les porte à une très exacte mortification, car si bien la contemplation n’est pas toute vertu, néanmoins elle cause toute vertu. Mais pour l’ordinaire il conduit la plupart à cette oraison excellente, bellement et pas à pas par sa grâce commune, et par leur fidèle coopération […]

[258] Savoir est quand la volonté déjà déprise de l’affection de toutes les choses d’ici-bas, Dame en tout le royaume intérieur, dominante sur toutes les autres puissances, maîtresse de son propre vouloir, recueillie, tranquille, et actuellement amoureuse et désireuse de Dieu. Et de plus, mue et agie par le Saint-Esprit, elle désire, passionne et recherche la face et présence de celui qu’elle aime. Et partant elle commande imperceptiblement, mais efficacement à l’entendement, de s’élever et s’écouler en Dieu tout présent, non pas par des sublimes conceptions de ses divines perfections pour s’exciter à l’aimer, car elle n’en a pas besoin, mais par un nu et simple regard sur lui tout présent, comme sur le seul et unique être, et sur le seul aimable et uniquement et infiniment pour l’amour de lui-même. […] Et par ainsi cette vue sur Dieu n’est pas une [259] imagination contrainte et forcée, mais elle est une redondance, une suite et un effet admirable de la volonté aimante et recueillie, laquelle cherche la face et la présence de son Dieu. Et par même moyen elle n’est pas une oisiveté, mais bien une opération très sublime de toute l’âme, laquelle agit très noblement en Dieu par ses deux puissances, l’entendement et la volonté. […]

[276] Premièrement l’essence divine est infinie et incompréhensible à nos esprits finis et très petits. Donc toutes nos ratiocinations et spéculations humaines, au lieu de la comprendre, elles la rétrécissent à leur capacité finie, et partant elles doivent cesser et succomber à sa gloire infinie, quand elle nous en fait la grâce.

Deuxièmement. Aucune spéculation humaine ne nous peut transformer en Dieu, mais elle nous laisse toujours en nous et ajuste Dieu à nous ; mais c’est l’amour et particulièrement le surnaturel, qui nous faisant sortir hors de nous, nous ravit et transforme en Dieu ; et par conséquent cette vue laquelle est toute amoureuse et surnaturelle. […]

[294] Nous nous sentons admis dans une solitude immense, dans laquelle Dieu seul habite, et en laquelle nous ne rencontrons ni nous, ni aucune autre créature.

Contemplant Dieu infiniment élevé au-dessus de toutes ses créatures nous nous écoulons et perdons très heureusement en Lui. Nous conversons familièrement avec lui et demeurons unis et transformés en lui, mais avec des respects comme infinis. Nous lui adressons nos prières d’une manière toute simple et inexplicable, avec une confiance toute filiale […]

Mais particulièrement nous nous trouvons enrichis d’un amour très ardent et très pur, car si dans les ténèbres de la sainte incompréhensibilité de Dieu nous ne pouvons pas le voir par notre raison naturelle et découvrir ses perfections souveraines ; nous pouvons toutefois beaucoup l’aimer, l’embrasser, jouir de Lui, prendre ses mêmes vouloirs et non vouloirs, et devenir un même esprit avec Lui.

Chapitre XXIV (donné en entier comme exemple)

Voici cinq défauts subtils que nous commettons, soit en nos distractions, soit en nos recueillements.348

Le premier, nous contestons et combattons contre nos pensées superflues, nos distractions et nos tentations, et contre les objets d’icelles, comme contre quelque chose de réel ; et par ainsi elles s’impriment bien souvent plus vivement dans notre esprit, et nous inquiètent davantage.

Donc pour remède, après le reproche contre nous-mêmes et la confusion devant Sa Majesté infinie, laquelle sonde nos cœurs, découvre nettement toutes nos extravagances [342] et jamais ne nous abandonne. Anéantissons toutes choses, et particulièrement nous-mêmes dans cet abîme infini d’être, de lumière et de vie ; et ce même abîme qui anéantira nos personnes et tout ce qui est créé, dissipera et perdra soudain toutes nos distractions et tentations, et nous tenant fermes et assurés en notre rien, nous nous livrerons tous à notre très grand tout, et le laisserons combattre pour nous.

Le second est, que lorsque nous nous voyons distraits, pour nous recueillir, nous nous introvertissons. Mais premièrement. L’introversion suppose l’extraversion, et cependant nous devons être continuellement unis pour le total engloutissement de nous et de toutes choses dans notre grand Tout infini, le seul être existant, de sorte que chose aucune créée, quelle qu’elle soit, ne nous puisse distraire et désunir de lui. Deuxièmement. Nous introvertissant, nous nous enfuyons craintivement des choses, lesquelles nous devrions généreusement faire fuir et évanouir par la vue vive de Dieu tout présent et qui seul est en vérité. Troisièmement. Plus nous nous enfuyons de peur d’elles, comme de quelque chose réel, et plus leurs images s’impriment dans nos esprits et nous remplissent de distractions et de tentations. Quatrièmement. C’est toujours à refaire, car en nous nous enfuyant ainsi les choses, soudain que nous devons recommencer quelque œuvre extérieur, nous sommes derechef distraits et abattus en icelui [lui]349. Cinquièmement. En nous introvertissant, nous nous recherchons imperceptiblement nous-mêmes, et aspirons à quelque [343] consolation sensible, comme il appert [arrive] parce que nous ne croyons pas d’être bien introvertis, et nous nous ne nous contentons pas nous-mêmes, que nous n’ayons quelque goût et expérience sensible pour nous assurer de que nous sommes unis.

Donc, pour remède, lorsque nous nous trouvons distraits et désunis de Dieu, soudain relançons-nous en lui, par une foi vive, mais simple et nue, par un nu et pur amour, par l’anéantissement de tout ce qui est créé, de nous et de tous nos propres intérêts et plaisirs, comme si nous n’étions pas, et par la vue vive de Dieu comme de l’être infini et seul existant.

Le troisième est que nous cherchons Dieu, car telle recherche suppose l’absence de ce très grand Tout infini, lequel nous est toujours très présent, et même qui est le seul être existant, et par conséquent elle fait que nous ne pouvons pas le trouver, en ce que nous le cherchons mal et par une manière qu’il ne faut pas.

Donc pour remède, possédons continuellement celui qui nous est toujours plus présent et intime que nous-mêmes, et qui est notre souverain bien. Et si nous l’avons pour quelque peu quitté de vue, soudain trouvons-le, possédons-le, et embrassons-le très étroitement par la perte et l’anéantissement de nous et de tout ce qui est créé, et par la vue vive de lui comme du seul être en vérité existant.

Le quatrième est que nous désirons Dieu, car tout désir marque en nous du vide, et de [344] l’imperfection, et étant dans le désir, nous ne sommes pas dans la possession et la jouissance.

Donc pour remède, possédons continuellement Dieu notre bien souverain et infini, tout et uniquement présent, qui nous remplit tous de tout lui-même, et qui se donne à nous en jouissance et fruition très admirable, en tant que la condition de cette vie le peut permettre et ne veuillons jouir de lui qu’en la manière qu’il lui plaira.

Le cinquième est, que nous jetons notre regard comme de nous-mêmes en Dieu, et par ainsi nous faisons quelque mouvement et acte propre pour tendre à Dieu.

Donc pour remède, demeurons continuellement unis à Dieu, par un regard sur lui comme sur le seul être existant, et par l’anéantissement de nous et de tous nos actes propres, comme venant de nous. Et par ainsi ce notre regard sera un regard non pas actif, mais passif et infus, tiré de Dieu hors de nous sur lui, de sorte que nous demeurerons toujours en notre rien.

Le soleil en son midi frappant par ses rayons un cristal transparent, il le pénètre intimement, et l’éclaire de toutes parts. Et par son efficace il tire de lui vers soi une splendeur réciproque, et cette splendeur réciproque du cristal vers le soleil est, non pas tant du cristal comme du soleil, lequel en frappant, pénétrant et illuminant le cristal, lui fait jeter et réciproquer cette splendeur vers soi. De même Dieu jetant ses regards amoureux [345] sur l’âme, dardant ses lumières favorables sur elle, et la prévenant et comblant de ses grâces efficaces, il tire d’elle par sa vertu infinie des regards très intimes d’un amour réciproque, lesquels en vérité ne sont pas tant de l’âme comme [que] de Dieu, lequel étant tout esprit, vie et lumière, prévient, pénètre, illumine et embrasse divinement l’âme.

Chapitre XXV.

Ces trois défauts, et qui seront les derniers, regardent la recherche de nous-mêmes.

Le premier est l’attache à quelque exercice de vertu, de dévotion et de prière, car nous sommes propriétaires de nous-mêmes, et de notre exercice, et nous nous rendons quelque chose, et partant incapables d’être anéantis et transformés en Dieu.

Donc pour remède, rendons-nous libres et dénués de toute propriété, du prix fait de nos prières vocales et de tout exercice particulier de dévotion, pour suivre en tout temps l’attrait divin, pour recevoir pleinement en nous à toute heure l’opération divine, pour mourir entièrement à nous pour nous anéantir [346] totalement, pour nous abandonner absolument à Dieu, pour nous laissez absorber et transformer en lui et par lui, et pour le contempler sans cesse sans aucun empêchement.

Le second est, comme j’ai déjà dit, que nous recherchions l’union sensible, ou bien quelque lumière, connaissance et assurance en l’esprit que nous sommes unis, sans quoi nous ne sommes pas contents, et craignons d’être éloignés de Dieu.

Donc pour remède, ne recherchons jamais aucune connaissance perceptible, ni par les sens ni par l’esprit, pour savoir si nous sommes unis ; mais unissons-nous à Dieu vivement autant que nous pourrons, mais par la foi simple et obscure, par un nu et pur amour, et par l’acte direct, vif et attentif, et non pas par le réflexe.

En un mot, permettons à cet Être infini que par ses lumières, opérations et mouvements intimes il nous réduise à rien, car n’étant plus quelque chose, et ne voulant plus être, nous ne nous fierons plus à nous et à nos actes, et nous ne nous rechercherons plus nous-mêmes ; mais voyant et expérimentant que Dieu est le seul tout, nous l’envisagerons continuellement et uniquement, nous ne nous fierons qu’en lui seul, nous n’aspirerons qu’à son pur amour, nous ne rechercherons purement que lui seul, et par ce moyen nous serons parfaitement anéantis en nous, unis, absorbés et transformés en lui.

La troisième est la trop grande recherche de ces imperfections et autres semblables ; car [347] par ainsi nous agissons trop, nous nous rendons quelque chose, demeurons toujours dans nous-mêmes, et nous quittons la vue de notre grand Tout infini.

Donc pour remède, recherchons et remarquons ces imperfections par une vue subtile sur icelles, et puis continuons notre vue vive et amoureuse sur Dieu.

En nous engloutissant et anéantissant dans ce divin abîme, nous nous oublierons de nous, de nos imperfections et de toutes choses, et Dieu duquel seul nous nous ressouviendrons, combattra pour nous, et nous rendra quittes de ces imperfections, beaucoup mieux que si nous faisions plusieurs bons propos sur icelles [elles], outre que cette simple vue de Dieu parfaitement pratiquée, nous dépouille insensiblement de tous les défauts contre elle.

Et ainsi sainte Catherine de Gênes disait : plusieurs font des bons propos, et plus ils en font et moins ils les gardent, parce qu’ils les font tacitement appuyés sur eux-mêmes ; et Dieu pour punir leur présomption et leur donner l’expérience de leur faiblesse, permet leurs chutes et rechutes continuelles.

Donc, hé mon Dieu, je ne veux pas former des bons propos sur l’amendement de mes fautes et l’acquisition des vertus ! Seulement je veux vivre continuellement dans la vue vive de votre Être souverain et de mon pur néant ; et encore non pas comme de moi, puisque je ne suis rien, mais de votre grâce et opération en moi, et dans cette vue je vous laisserai avec une grande confiance ma malice [348] extrême à corriger comme étant entièrement incorrigible à mes faiblesses, et à m’octroyer les vertus qu’il vous plaira, lesquelles sont toutes par dessus mes forces, mes forces qui ne sont que faiblesses.

Cinquième degré qui est du don de la présence surnaturelle, passive et infuse de Dieu.

[…] Nous ne ramons pas à force [399] de bras, mais que nous voguons à pleines voiles, enflés par le souffle du Saint-Esprit ; lorsque nous ne sommes plus tant agissant nous-mêmes comme [que] souffrant [supportant] les divines opérations en nous […]

[410] la Théologie mystique est une appréhension et connaissance surnaturelle très haute et expérimentale de Dieu, de sa bonté infinie, et de sa présence très intime, obtenue par l’union très sublime d’amour et de douceur que la volonté a de lui. […]

Sixième degré qui est de l’amour admirable de Dieu, sans vue et connaissance actuelle.

[457] Et c’est pour lors que l’âme ne regarde plus Dieu comme un autre, un second et un distinct d’elle, car l’aimant très purement et lui adhérant très intimement, sans aucune vue et connaissance sur lui, et ne se pouvant plus regarder elle-même ; par conséquent elle ne voit aucune distinction entre lui et elle. Et par ce moyen elle devient, comme parle l’Apôtre [Paul dans I Corinthiens 6, 17], « un même esprit avec lui ». Et, ô merveille très grande ! La condition d’égalité, laquelle Aristote requiert ès amants se rencontre admirablement entre Dieu infini et l’âme, ce chétif vermisseau, car l’âme ne pouvant plus voir de distinction entre Dieu et elle, non seulement elle entre dans une certaine égalité avec Dieu, mais encore dans une union, une unité, une transformation, et une perte de toute elle dans Dieu. […]

Septième degré, qui est de l’amour sans sentiment, ains [mais] avec des sentiments tout contraires ; ou bien de la privation et déréliction intérieure, passive et surnaturelle.

Au second, troisième, quatrième, et cinquième degré, nous nous écoulons comme continuellement en Dieu tout présent et actuellement [réellement] ressenti ; et nous conversons avec lui par mille actes délicieux d’admiration, d’adoration, d’offrande et d’autres. Mais c’est comme avec un second, un autre et un distinct de nous. Au sixième degré cette distinction est ôtée  en ce que nous aimons Dieu sans aucune connaissance et vue sur lui ; mais elle n’est pas ôtée parfaitement, en ce que nous connaissons que nous aimons et que nous ressentons notre amour, de sorte que nous ne sommes pas parfaitement anéantis ; et dans la première purgation de ce degré, cette distinction est encore plus parfaitement ôtée, par le terrassement et la mort de notre nature inférieure, mais l’esprit vit encore par ses actes.

Or Dieu prétend que par une très intime union de nous à lui cette distinction s’évanouisse entièrement, que nous ne sortions plus aucun acte nôtre, et que nous ne puissions plus nous voir nous-mêmes, comme si nous [527] n’étions pas, et que jamais nous n’eussions été ; afin que de Dieu et de nous il se fasse un même esprit, par le total anéantissement de nous-mêmes, par une entière transformation et diffusion de nous en Dieu, et par un amour très pur que nous lui porterons, comme au seul et unique Être : conformément à cette parole de l’Apôtre [I Cor. 6, 17], qui adhère à Dieu comme à l’Être infini tout soutenant et unique, il devient « un même esprit avec lui ». […]

Mais en cette seconde purgation, l’âme est entièrement déchassée de la présence de son Dieu, elle ignore et méconnaît tout son amour, elle résiste à ses rébellions sans aucun sentiment, elle opère vertueusement sans connaissance ni satisfaction.

Que si craignant de se perdre parmi ses extrêmes misères et ne pouvant vivre sans son Dieu, sans sa présence et sans son amour, elle s’efforce de s’élever amoureusement vers lui, elle sent soudain comme un poids de pesanteur insupportable qui tombe sur son entendement et sur sa volonté, comme si tous ces degrés passés n’eussent été que fiction et tromperie.

[…] C’est cette parfaite union de nous à Dieu, et si j’ose dire unité, sans aucune distinction ressentie de lui et de nous, laquelle Dieu prétend de nous, et de laquelle l’Apôtre parle : qui adhère nuement à Dieu, il devient « un même esprit avec lui » ; car comme nous n’opérons plus, ou du moins si peu, et qu’encore nous ne [535] ressentons pas ce peu, nous ne pouvons plus nous voir et nous sentir, mais nous demeurons tous absorbés et perdus en Dieu.

[…] C’est une déification très excellente et inexplicable. Et entre autres raisons, par ce que l’âme apprend à se passer de Dieu même pour son amour, c’est-à-dire qu’elle renonce à tout le goût de Dieu et à Dieu même, pour tout ce que Dieu la regarde. […]

Huitième degré, qui est de la sainte opération, et des vertus sublimes : fruits nécessaires des degrés précédents. Solitude surnaturelle et admirable des âmes d’oraison.

Dieu nous dit et nous promet par son prophète : je conduirai moi-même l’âme juste, ma bien-aimée, dans la solitude 350, et là je parlerai privément à son cœur et pour donner des effets [vêtements] glorieux à ses saintes promesses.

Il loge surnaturellement et passivement l’âme sainte dans une solitude très admirable, pour l’entendement et pour la volonté, pour la pensée et pour l’amour tout ensemble, dans laquelle elle ne peut voir ni sentir, ni aimer aucune créature, ni encore elle-même, mais Dieu seul.

Solitude si vaste et si profonde, que quoi que l’âme fasse, en quelque lieu qu’elle soit, et quelque compagnie qu’elle fréquente, il lui semble que chose aucune d’ici-bas ne [563] l’accompagne, que tout n’est que songe et moquerie, que tous les hommes sont morts pour elle, que tout est perdu et anéanti pour son regard, et qu’elle-même n’est pas, mais que Dieu seul est, lequel par conséquent elle veut uniquement contempler et aimer.

Solitude encore si naturelle et bien-aimée, que l’âme traitant d’affaires, parlant et conversant, elle ne sorte pas d’icelle[elle], ni n’en veut pas sortir, mais elle souhaite ardemment et espère fortement par la grâce de son Dieu, de vivre sans interruption dans icelle, et de mourir heureusement avec elle.

Et de vrai, l’âme unie intimement à Dieu par pensée et par amour, comme à l’être infini tout soutenant et unique, elle devient inunissable à toute créature. Tout occupée par ces deux nobles puissances, l’entendement et la volonté en Dieu, cet objet infini, tout l’ennuit, toute personne la lasse, et toute amitié des créatures la surcharge, jouissant de Dieu par un regard amoureux sur lui tout présent, lui, dis-je, l’objet infiniment rassasiant des bienheureux : elle est tout abstraite et aliénée de tout le reste, comme d’un pur rien.

Elle opère à l’extérieur comme les autres, et ne manque pas au devoir de sa vocation, mais bien différemment des autres pour l’intérieur, car c’est sans attache ni plaisir ; elle parle au-dehors aux personnes, mais plus au-dedans avec Dieu ; elle rit honnêtement à l’extérieur, mais sans aucun goût intérieur ; elle mange, et ne sait bonnement quoi ; elle vit, et ne sait pas comment. […]

Les effets de cette conformité, uniformité, et si j’ose dire déiformité de notre volonté [572] avec la divine, sont très excellentes […]

1. Nous dressons les yeux de notre esprit pour considérer attentivement et exécuter diligemment tout ce que Dieu veut faire de nous, sans nous soucier l’autre chose. […]

3. En toutes nos œuvres extérieures et intérieures, nous nous unissons en un moment à Dieu, pour connaître en icelles sa volonté, et lui donner au même temps des effets.

4. Nous faisons toutes nos œuvres non pas comme si nous les faisions nous-mêmes, mais comme si Dieu les faisait, et hors lui nous n’en pouvons faire aucune. Et ainsi en icelles [elles] et par icelles nous trouvons toujours Dieu, nous le contemplons, nous nous unissons à lui et nous jouissons de lui. […]

8. Nous jouissons d’une grande liberté d’esprit, exempts de tous scrupules, et de toutes inquiétudes intérieures, disant souvent à Dieu : Seigneur, vous savez comme je ne veux autre [chose] que l’accomplissement de votre sainte volonté, faites me la connaître s’il vous plaît. […]

10. Si les hommes s’aperçoivent de nos grâces, et nous louent pour icelles, nous ne nous y complaisons pas ; et aussi nous ne nous en troublons aucunement, mais nous nous en remettons entièrement à Dieu, et à sa sainte volonté, lui disant : « Hé seigneur, toute [573] l’œuvre est vôtre, faites en moi tout ce qu’il vous plaira ».

11. Rencontrant une âme désintéressée d’elle-même, et unie à Dieu comme nous, nous avons une très grande conformité d’affection avec elle, et nous l’aimons d’un amour mutuel très grand, car la ressemblance est cause de l’amour. Et Dieu à qui nous sommes unis avec tant de ressemblance nous unit entre nous. […]

Et de vrai, il n’y a que les seules personnes d’oraison qui sachent véritablement aimer le prochain. […]

[582] elles lui portent toujours le même amour cordial [du cœur], parce que ne l’aimant et ne le pouvant aimer que pour Dieu, et nullement pour elles, leur amitié est immortelle. Parce qu’étant toujours en l’oraison aux portes de la divine miséricorde, et ne pouvant vivre un seul moment sans elle, elles ne peuvent que pardonner et faire miséricorde au prochain […]



Paul de Lagny (-1694), missionnaire visiteur



Paul de Lagny prit l’habit à Amiens en 1630. Missionnaire au Levant de 1640 à 1649 puis de 1660 à 1662, « presque aussitôt après son retour de mission le Père Paul de Lagny fut nommé maître des novices au couvent de Saint-Jacques, au chapitre de 1651. « C’était une véritable mère spirituelle pour ses enfants ; il les aimait tendrement, et s’il était obligé de leur faire pratiquer les coutumes de l’ordre par quelques morti­fications ou des réprimandes publiques, il adoucissait cela par des termes si doux, si affables, dans les con­versations particulières, que l’on courait à lui comme au médecin des âmes. Il leur apprenait ces conversa­tions divines que l’âme religieuse goûte dans l’oraison, la retraite et le silence 351. »

Pendant la dizaine d’années où il exerça cette charge (avec deux interruptions pour être secrétaire provincial), il s’efforça de former des religieux capables de remettre sur pied l’ancienne pra­tique qu’il avait vue observer dans sa jeunesse.

On peut en effet constater dans tous ces textes franciscains l’existence d’une belle tradition intérieure soigneusement transmise de maître à maître des novices depuis le XVIe siècle. Le père Ubald en est très conscient, lui qui cite avec soin une « lignée » de Pères maîtres qui rayonnaient intérieurement

Pacifique de Saint-Gervais, 1574-1576 ; Mathias Bellintani del Salo, 1576-1588 ; François de la Briga, 1588-1590 ; Luc de la Terce, 1590-1592 ; Anselme de Rhegio, 1592-1594 ; Benoît de Canfeld, 1594-1595 ; Archange de Penbrock, 1595-1596 ; Honoré de Champigny, 1596-1599 ; Archange de Penbrock, 1599-1606. Le noviciat passe alors au couvent de Meudon où le premier Père Maître fut le P. Louis d’Argentan. Le P. Benoît de Canfeld sera aussi le premier Père Maître au noviciat de Rouen en 1595 pendant six ans, et il aura pour successeur le P. Louis d’Argentan (1602-1606)352.

C’est ainsi que nous avons pu voir la Règle de Benoît très étudiée et revécue de l’intérieur par Simon de Bourg-en-Bresse.

Deux fois maître des novices à Paris, confesseur des capucines, le P. de Lagny se consacra pendant trente ans à la visite des malades pauvres et mourut au couvent Saint-Jacques. Il laissait une douzaine d’œuvres, dont deux en grec. 

Composé en 1658, sept ans après sa nomination comme maître des novices, son Exercice méthodique de l’oraison mentale… est un beau texte, mais fort long, un peu diffus de par sa volonté de répondre aux besoins divers de novices. Le Chemin abbrégé de la Perfection chrétienne (1673, réédité en 1929) serait son chef-d’œuvre spirituel. Tout tient dans la conformité à la volonté de Dieu, comme pour Canfield : « l’âme supposant les soins que Dieu a de son salut, elle ne s’en met plus en peine […] elle se fie totalement à sa souveraine bonté353. » Les deux œuvres sont à considérer sur un même pied d’égalité :



L’EXERCICE MÉTHODIQUE… (1658)

Cette œuvre de taille généreuse reflète la découverte de l’intériorité. Voici des extraits du cinquième traité de la première partie354. La vie intérieure commence par une période heureuse de quelques années :

[189] Toutes les consolations sensibles qu’on reçoit au service de Dieu, ne sont autre chose qu’un épanouissement du cœur, qui se réjouit par l’appréhension d’un bien présent, de sorte que selon que le bien est plus ou moins fortement conçu dans l’imagination, aussi la joie qui en résulte paraît plus ou moins sensible. De cette explication, il est facile de connaître que tous les goûts qu’on ressent dans les exercices de la piété se retrouvent uniquement au cœur, comme dans leur propre sujet, et seul capable de joie et de tristesse ; et qu’étant chose sensible, ce n’est rien de spirituel ; que si néanmoins on leur en donne quelquefois le nom, ce n’est qu’improprement, et pour les distinguer des autres satisfactions qu’on ressent, lorsque les sens jouissent parfaitement de leurs objets ; et qu’il y a rien d’ailleurs, qui en divertisse le plaisir. […]

Mais Lagny ne les méprise pas : c’est en effet « [193] une merveille de voir les douceurs dont Dieu prévient les personnes qu’il veut attirer ». Par ce moyen, « [195] Il lui départ des goûts sensibles […] plus délicieux que ceux qu’elle ressentait dans son vice ».

Il ne faut pas s’y arrêter. L’âme poursuit son chemin vers des consolations plus hautes :

[196] Chapitre V. Des consolations intérieures que l’âme reçoit de l’oraison dans les vies illuminative et unitive.

Il faut premièrement savoir que les âmes de ce second état sont toutes embrasées d’amour : que l’amour est un feu ; et que les faveurs qu’elles reçoivent de Dieu sont autant de gouttes d’huile épanchées sur leur cœur ; mais qui doute que l’huile jetée dans le feu n’excite des flammes ? Et que les grâces de Dieu reçues dans un cœur purifié ne l’enflamment encore davantage en son saint amour que lors qu’il était rempli d’immondices ? […]

Ces âmes donc aiment leur divin époux, non précisément parce qu’Il leur est bon : mais principalement parce qu’Il est bon en lui-même. Elles rendent de grands services et de profonds respects à son nom adorable, non simplement parce qu’Il est tout comme de l’huile, et de l’huile épanchée qui se prodigue et se communique à tout ceux qui en veulent ; mais souverainement parce qu’il est saint en soi-même, aimable et digne de toute louange. Et la satisfaction qu’elles en reçoivent paraît beaucoup plus pure, et [199] plus grande que dans les états précédents, parce que comme le bien universel est absolument préférable au particulier, aussi y a-t-il plus de plaisir de se réjouir d’un bien commun, que d’un bien privé. Et c’est la raison pourquoi la principale joie des bienheureux dans le ciel ne procède pas tant de ce qu’ils possèdent Dieu le souverain bien en leur particulier, comme de ce que Dieu est le souverain bien de soi-même et de toutes les créatures raisonnables : ils entrent dans les intérêts de ce premier de tous les êtres et de ce bien universel, duquel dépend le bonheur de tous les êtres particuliers. […]

Mais suivent bientôt des années de « peines intérieures », expression préférable, car plus large, au terme « sécheresses » :

[212] Chapitre IX. Le troisième principe des peines intérieures qu’on ressent en l’oraison, c’est Dieu même qui par une certaine manière de délaissement tout mystérieux, semble abandonner l’âme à elle-même, et la laisser en proie à ses ennemis. […]

[217] Le cinquième remède sera de faire réflexion à quel dessein vous venez à l’oraison ? À quelle intention ? Et ce que vous y prétendez faire ? Si vous y venez à dessein de vous y satisfaire vous-même, et en intention d’y être fort recueilli pour y être fort consolé, je vous conseille de ne pas passer outre, et de ne pas commettre cette espèce de sacrilège convertissant les dons de Dieu en votre propre gloutonnerie spirituelle. Si vous prétendez de faire une bonne méditation, pour tirer une bonne résolution, et de cette résolution passer à la pratique de la vertu, afin de vous rendre plus agréable à Dieu, votre attention est droite jusques là. Mais si vous vous inquiétez, parce qu’il a plu à Dieu que vous ayez passé tout le temps de votre oraison en distractions, en ténèbres, ou en aridités, dès lors vous pervertissez votre intention, quand vous recherchez votre propre satisfaction et non celle de Dieu, quand vous désirez qu’Il s’accommode à vous et non vous à Lui. […]

[221] les opérations des âmes de cet état étant presque toutes dégagées des fantômes de l’imagination et des goûts sensibles du cœur, elles ne sont plus sujettes à être trompées ni par la splendeur des lumières, ni par l’obscurité des ténèbres, ni par l’amorce des douceurs, ni par la privation des consolations qui flattent ou qui abattent la nature, puisque s’élevant au-dessus de cette basse région, elles ne font estime que des opérations relevées de l’esprit et de la vertu. Reste donc qu’elles viennent immédiatement de Dieu, qui veut éprouver la fidélité de ses épouses par son absence, qui les délaisse par la suspension de ses grâces sensibles, pour les combler de celle de l’esprit ; qui les afflige au corps pour les faire mériter en l’âme ; et qui enfin, les abandonnent pour leur faire ressentir quelque chose de l’état douloureux où sa sainte âme fut réduite, lorsqu’elle se vit abandonnée de son Père à la croix, et par cet abandon s’unir plus parfaitement à elle. […] Car le moyen de se parer contre Dieu ? Que si c’est son œuvre, qui le pourra détruire ? Et s’il a dessein de perfectionner l’âme par cette voie, qui osera lui contredire ? Le saint homme Job décrit parfaitement bien cette peine intérieure de l’âme juste, avec son remède, comme celui qui avait eu expérience de l’une et de l’autre […]

Il insiste sur la persévérance, quelles qu’en soient les peines :

[222] Chapitre 10. De l’oraison continuelle.

Plusieurs estiment l’exercice de l’oraison, plusieurs en parlent, plusieurs le commencent, et très peu néanmoins en continuent la pratique, nonobstant les mouvements intérieurs que Dieu leur donne de s’y abandonner plus souvent […]

Je remarque deux raisons principales :

Du côté de la volonté, en ce que l’âme […] se lasse enfin de ce pénible exercice de la mortification […] pour se donner une large liberté qui lui permet de voir, de parler, de manger, de se divertir, de passer le temps, etc. […]

[223] la seconde raison se prend de la part de l’entendement qui ne peut s’accoutumer aux ténèbres, aux aridités, ni aux privations que Dieu envoie souvent à l’oraison pour supplanter son orgueil, et son appétit insatiable qui veut toujours voir, goûter, connaître, raisonner, afin de faire éclater ensuite cette lumière divine en l’âme. Mais comme notre esprit ne connaît et n’approuve pas cette sorte de conduite, parce qu’étant purement spirituelle, elle combat la sienne qui est toute sensible, de là vient qu’il se dégoûte de la pratique de l’oraison, où il ne trouve pas le goût et les lumières qu’il prétendait y rencontrer. […]

À ces deux raisons plus universelles, l’on en peut ajouter une troisième fondée sur la pusillanimité de plusieurs âmes qui se contentant d’une vertu médiocre, n’aspirent pas d’en acquérir la perfection ni par conséquent de pratiquer souvent l’oraison mentale, qui est le moyen plus efficace, plus ordinaire, et plus facile que Dieu nous présente pour l’obtenir. […]

[…] Si l’âme est d’autant plus à estimer qu’elle fait des opérations plus nobles. Quoi de plus relevé que de prier Dieu sans interruption ? Puisque par l’oraison continuelle nous nous élevons continuellement de la terre au ciel, nous nous unissons véritablement à notre premier Principe, nous arrivons à la fin pour laquelle Il nous a créés ; nous imitons tous les anges qui l’adorent sans cesse et ressemblons à la sainte humanité de Jésus-Christ Notre Seigneur qui est assis à la droite de Dieu son Père où il nous sert de médiateur et qu’il prie continuellement pour nous au ciel cependant que nous sommes pèlerins en terre. […]

Chapitre XI. Les sept degrés de l’oraison continuelle.

[…] Le cinquième et dernier degré d’oraison continuelle s’appelle Habituel, et s’entend être véritablement formé en l’âme, lorsqu’ayant passé par tous les degrés précédents, d’actuel, d’assidu, de persévérant, et de fréquent, enfin il se forme une grande facilité dans les puissances de tendre toujours à Dieu par le moyen d’une certaine habitude actualisée, qui l’occupe sans interruption, et fait que l’âme se trouve plus en Dieu qu’en soi-même ; et qu’elle Le considère davantage le Bien-aimé de son cœur, dans toutes les actions qu’elle fait, que les actions mêmes qu’elle opère quoiqu’avec application d’esprit.

Ce degré consiste en deux opérations principales, dont la première est une élévation habituelle de l’esprit au-dessus de toutes choses créées, qui fait que l’âme ne peut plus rien considérer avec attention, et estime, qu’autant que les choses ont du rapport à Dieu ; de sorte que ne les pouvant pas même regarder avec réflexion, elles ne font plus aucune impression sur les sens, et ainsi l’âme demeure toujours désoccupée de toutes les créatures, et ne s’en trouve jamais embarrassée jusques au point de l’empêcher d’être unie à Dieu, et ce par un regard confus, qui lui fait contempler la beauté de sa divine Face dans toutes choses sans en pouvoir être divertie, que par de petits accidents qui ne sont pas de durée ; et ce regard confus par lequel l’âme contemple Dieu incessamment, est une oraison continuelle, dont le Saint-Esprit est le premier moteur, pour l’y conduire sans erreur, pour la faire agir à l’extérieur sans en être divertie, et lui faire enfin obtenir toutes les grâces qui lui sont nécessaires. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de l’Apôtre, quand il assure que le Saint-Esprit aide notre faiblesse en l’oraison, comme ne sachant [232] pas ce que nous y devons demander ; mais qu’Il demande pour nous avec des gémissements inénarrables355, en ce qu’Il nous fait prier d’une manière si extraordinaire et si relevée, qu’il n’y a que Lui seul, qui pénétrant le secret des cœurs en puisse avoir la connaissance.

La seconde opération de ce degré, consiste dans une adhésion très forte et très immuable de notre volonté à celle de Dieu, que nous regardons par une vue confuse, mais continuelle, comme le principe et la fin de toutes nos actions, de sorte que notre volonté étant fondée et enracinée dans l’habitude de toutes les vertus morales et divines, aussi bien que dans celle de la charité, comme témoigne l’Apôtre356 : In charitate radicati, et fundati. L’âme devient lumineuse, et douée de cette suréminente science de Jésus-Christ, qui surpasse de beaucoup celle que le commun des hommes est capable de concevoir par les lumières de la raison naturelle, parce que celle-ci se reçoit dans l’intelligence, et se réduit en acte par des espèces déiformes que Dieu répand continuellement dans cette âme, qui l’élèvent au-dessus de la commune manière d’agir des autres, pour toujours aimer Dieu au-dessus de toutes les créatures, et sans en pouvoir être divertie par ses passions que bien difficilement, à cause de l’abondance de la grâce qu’elle reçoit sans cesse, et de la forte habitude des vertus qu’elle a contractées : si bien que connaissant et aimant toujours Dieu habituellement, elle l’honore, elle le loue, elle l’adore, elle le prie sans interruption.





LE CHEMIN ABBRÉGÉ DE LA PERFECTION (1673)

Le père Ubald, éditeur et grand connaisseur des spirituels franciscains, écrit357 :

Il y a là vingt et un sections ou chapitres, et l’on sent dans le P. Paul l’héritier direct du P. Benoît de Canfeld et de ces vieux Pères Maîtres des Capucins de la rue Saint­-Honoré. On trouve chez lui, comme chez ses pré­décesseurs, la même distinction entre la volonté essen­tielle et la volonté éminente, la même prédication de la conformité de notre volonté avec la volonté divine, le même enseignement que notre oraison se conforme d’or­dinaire à l’état de notre volonté, parce que dans l’oraison « l’entendement reçoit beaucoup plus d’assistance de la volonté dans les aspirations surnaturelles... que la volonté n’en reçoit de l’entendement.

Et tout est présenté dans un style parfait et nous lisons aujourd’hui ces pages avec un plaisir infini, comme si l’on mangeait un fruit savoureux.

Si nous osions exprimer ici notre pensée entière au sujet de ce petit livre d’or le Chemin Abbrégé, nous dirions que de tout ce que les Capucins français ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, aucun volume n’est plus totalement et plus bellement représentatif de leurs doc­trines spirituelles.”

Voici des extraits des sections VIII à XIX :

SECTION VIII. Pratique générale de cet Exercice qui explique les trois états de la volonté de Dieu, et de l’âme qui s’efforce de l’accomplir.

[…] L’Exercice de la volonté de Bon Plaisir de Dieu nous rend agréables à sa divine Majesté par la spéciale pra­tique des trois vertus théologales, Foi, Espérance et Charité qui sont ici dans leur force. D’où il s’ensuit que l’âme ne cherche plus que Dieu, ne veut que Dieu, n’aime que Dieu, n’opère que pour Dieu, ne soupire qu’après Dieu et ne veut connaître que Dieu. Non par les lumières de la raison naturelle qu’elle trouve impar­faite, mais par celles de la foi qui sont toutes divines et nullement sujettes à l’erreur. Cet état appartient aux profitants, comme le précédent appartient aux corn­mençants.

L’Exercice de la volonté de Dieu, que le saint Apôtre appelle parfaite, est propre aux saintes âmes qui ont acquis l’habitude des deux états précédents par la des­truction de leur propre volonté et par la fidèle pratique de celle de Dieu, non avec interruption et par reprises com­me auparavant, mais habituellement et sans discontinua­tion, autant qu’il est possible à la faiblesse humaine. D’où s’ensuit l’état d’union qui ordinairement demeure inva­riable jusques à la mort.

Les grâces qui se trouvent le plus en usage dans ce troisième état sont les dons du Saint-Esprit qui éclairent l’entendement et fortifient la volonté humaine d’une manière éminente pour leur faire connaître et aimer Dieu autant parfaitement que la créature est capable de le connaître et de l’aimer sur terre.

SECTION IX. Premier état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme commençante qui le pratique.

Quiconque aura un véritable désir de s’adonner à ce saint Exercice, doit premièrement faire réflexion sur chacune de ses actions particulières pour connaître si elle est conforme à la volonté de Dieu. Puis s’étant aperçu que Dieu veut qu’il la fasse, par le moyen des règles données ci-dessus, il la rapportera à Dieu par cet acte ou un autre semblable : « Mon Dieu, je me propose de faire cette action avec le secours de votre sainte grâce, parce que vous le voulez et me le commandez, comme étant votre bon plaisir et votre plus grande gloire. »

Réitérez cet acte à chaque action indifférente que vous entreprendrez, spécialement si vous êtes distrait de Dieu. Car si ayant commencé la journée ou quelque action avec intention de faire la volonté de Dieu, et que votre esprit demeure toujours recueilli en Lui, par une ten­dance amoureuse vers sa divine Majesté, il ne sera pas nécessaire de quitter cette union de votre esprit et de votre volonté avec Dieu, pour faire ce qui est déjà fait par un nouvel acte. Cet acte serait plutôt une espèce de distraction de Dieu, qu’une véritable application de Dieu.

Ne vous arrêtez pas tant à vouloir connaître trop curieusement la volonté de Dieu comme à la bien faire. Plusieurs s’inquiètent pour savoir le bon plaisir de Dieu dans les choses indifférentes et négligent de s’y confor­mer dans celles qu’ils connaissent leur être commandé. Exécutez fidèlement ce que vous savez certainement être dans l’ordre des volontés de Dieu. Pour la pleine intelli­gence de ce que vous devez faire dans les matières douteuses et indifférentes, elle vous sera donnée à pro­portion que vous avancerez en la vertu. […]

SECTION X. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des commençants.

que toutes vos actions soient accompagnées des trois perfections suivantes, savoir, de pureté, de fidélité et de force.

Quant à la pureté : […] Enfin, souvenez-vous que cette pureté d’intention est la première perfection et le fondement de votre divin Exercice, aussi bien que de toute action vertueuse. Vous devez vous accoutumer de la pratiquer au commencement de chaque action indifférente qui n’a pas de rapport avec la précédente. J’ai dit : « au commencement de l’action », parce que quand vous aurez produit l’acte de pureté d’intention de ne vouloir faire l’action présente que pour plaire à Dieu, en accomplissant sa sainte volonté, il ne faut plus penser qu’à bien faire l’œuvre qui vous est commandée, sans faire réflexion sur la volonté de Dieu comme si elle était distincte de l’œuvre, puisque la volon­té de Dieu et l’œuvre ne sont ici qu’une même chose. De sorte que vous ferez toujours la volonté de Dieu si vous faites bien l’œuvre qu’il vous commande.

Quant à la fidélité que vous devez apporter pour bien faire chacune de vos actions, elle doit être telle que vous n’épargniez aucune puissance ni aucune peine néces­saire pour bien réussir dans l’exécution de la volonté de Dieu, appliquant tout votre esprit pour bien penser à ce que vous faites, employant toutes vos forces pour vous en acquitter dignement, et donnant tout le temps convenable pour conduire votre action à la perfection que Dieu vous demande. [...]

Quant à la persévérance, elle consiste à ne pas vous lasser dans l’Exercice de la volonté de Dieu, mais à y persévérer dans tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois et toutes les années de toute votre vie. Ceux-là ne conti­nuent pas à faire la volonté de Dieu dans tous les mo­ments de leur vie qui n’emploient aucun moment de leur vie pour la bien faire. Les autres ne la font pas à toutes les heures du jour qui passent la plus grande partie du jour sans y penser. Les autres ne s’y occupent pas tous les jours tous les jours qui ne servent Dieu que par humeur et par reprises. Les autres ne font pas la volonté de Dieu toutes les semaines ni tous les mois qui ne la font que semaine à semaine, et comme par quartier. Enfin il y en a qui ne l’accomplissent pas toutes les années de leur vie, puisqu’ils en passent la plus longue partie à faire leur propre volonté ou à ne point faire réflexion sur celle de Dieu. Mais pour vous, ne cessez point d’être à Dieu afin que vous rem­portiez la couronne qui vous est due et qui est promise à la persévérance. […]

SECTION XI. Second état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme profitante qui le pratique.

Après que vous vous serez exercé si fidèlement et si longuement dans les pratiques de la volonté de Dieu en qualité de juste, que vous en aurez contracté l’ha­bitude, détruisant vos vices par l’affermissement des vertus contraires, vous vous apercevrez que votre âme étant prévenue de nouvelles lumières, elle sera invitée et même pressée par les sacrés mouvements du Saint-­Esprit de passer du premier au second état de l’Exer­cice de. la volonté de Dieu. Cette volonté l’apôtre l’ap­pelle bien plaisante ou du Bon Plaisir, soit parce que l’âme ayant surmonté toutes les difficultés de ses mau­vaises habitudes dans le premier état, elle ne trouve plus que de la facilité dans celui-ci, soit effectivement que l’âme y opère avec tant de bonne volonté pour Dieu qu’elle n’y goûte que de la joie et des suavités intérieures qui lui viennent par l’infusion de la grâce. […]

L’état des âmes qui s’exercent dans la volonté bien­faisante ou le bon plaisir de Dieu consiste principale­ment en deux points. Le premier en ce qu’elles mettent tout leur plaisir à faire la volonté de Dieu sans consi­dérer si ce que Dieu leur commande est facile ou diffi­cile, si elles y souffrent ou n’y souffrent pas, si elles y meurent ou si elles y vivent. Bref si elles sont conso­lées ou ne le sont pas.

Le second consiste en ce qu’elles ne font pas tant d’estime de l’action extérieure qu’elles opèrent, que du plaisir que Dieu prend à voir que ce qu’il commande est accompli. Ainsi outrepassant toutes les créatures d’un vol très léger de grâce elles vont trouver Dieu pour se réjouir uniquement en lui. […]

SECTION XII. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des profitants.

[…] Quant à la vertu de la foi, il est certain qu’elle seule ne nous fera pas atteindre à la parfaite connaissance de la vérité de Dieu, si notre entendement n’est fortifié par les dons lumineux du Saint-Esprit, pour la réduire excellemment en pratique. Or c’est ce qui se fait heu­reusement dans ce second état où l’âme ayant levé les obstacles à la réception des rayons divins par la par­faite conformité de sa volonté avec le divin, elle com­mence à découvrir quelque chose de grand de la ma­jesté de Dieu, pour ensuite avoir entrée dans les secrets de la vie mystique par les admirations, suspensions, contemplations et transformations de son esprit en Dieu. […]

Quant à la vertu d’espérance, elle suit comme naturel­lement de la foi. Comment se peut-il faire, en effet, que l’âme juste qui par le fidèle accomplissement de toutes les volontés de Dieu, reçoit des lumières éclatantes pour [...] connaître les biens éternels, ne conçoive en même temps des désirs très ardents de les posséder ? [...] C’est encore dans cet état où l’espérance en Dieu est si grande qu’elle passe en confiance. De sorte que l’âme supposant les soins qu’a Dieu de son salut elle ne s’en met plus en peine pour ne penser qu’à le servir. Elle s’oublie soi-même pour ne se souvenir que de lui. Comme elle tient Dieu pour son bon ami et son très libéral bien­faiteur elle se fie totalement à sa souveraine Bonté. Ainsi il est impossible de concevoir la joie et la liberté d’esprit avec laquelle l’âme se comporte dans toutes ses actions.

Quant à la vertu de charité, elle ne manque pas d’ac­compagner ici la foi et l’espérance. Non comme leur suivante, mais comme l’âme qui leur donne la vie et le plus grand éclat qu’elles possèdent. Dans cet état l’âme ne croit pas seulement aux vérités divines parce que Dieu les a révélées et n’espère pas simplement de posséder les biens éternels que Dieu a promis parce qu’il est fidèle, mais aussi parce qu’il est bon et qu’elle a un grand amour pour sa divine Majesté.

En effet, comment cette âme n’aurait-elle pas un grand amour pour Dieu puisqu’elle est dans l’Exercice de la volonté de son bon plaisir ? Et cet exercice consiste en ce que sa volonté ne prend plaisir qu’à faire celle de Dieu pour le grand amour qu’elle lui porte. Dans l’état pré­cédent, l’âme faisait la volonté de Dieu pour obéir à Dieu son Seigneur. Mais dans celui-ci elle ne la fait que pour l’aimer comme son bon ami. Ainsi, elle ne pense plus aux récompenses qui sont promises aux fidèles serviteurs, mais à l’amour qui est dû à son Bien-Aimé. Et cette douce pensée la transforme tellement en Dieu qu’elle n’opère que par ses ordres et pour son amour, soupirant sans cesse après lui pour le posséder et ne craignant rien davantage que de le perdre un seul moment.

Enfin si les vertus dans l’état précédent ont servi d’objet prochain à l’âme pour y tendre et pour les acqué­rir, sans avoir de fin plus relevée sinon de devenir ver­tueuse, dans celui-ci l’âme suppose qu’elle les a acquises par la miséricorde de son Bien-Aimé. Elle s’en sert com­me de principe et de fondement pour s’élever au Dieu des vertus, afin de l’aimer par-dessus toutes choses. Dieu en tant que souverainement aimable devient lui-même immédiatement le cher objet de son cœur pour tendre à lui sans relâche et l’aimer sans fin par-dessus toutes choses, en ne faisant rien que par son amour, pour son amour et en son amour. Ce qui est accomplir noblement la volonté de Dieu et d’une manière beaucoup plus par­faite que dans le premier état.

SECTION XIII. Troisième état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme parfaite qui le pratique.

Les peintres n’enseignent d’abord à leurs apprentis qu’à tracer des lignes droites et tirer des traits hardis pour leur former la main ; puis ils leur montrent la manière de contre-tirer un pied, un œil, une main, une tête. Enfin ils leur apprennent à crayonner un corps entier assorti de tous ses membres avec toutes les pro­portions qu’il doit avoir. De même le Saint-Esprit qui est le grand maître de la vie spirituelle, voulant conduire une âme à la perfection, ne lui enseigne d’abord que le renoncement à sa propre volonté afin de bien faire la sienne, parce que c’est une conséquence infaillible que quiconque renonce à sa propre volonté ne manque ja­mais de bien faire celle de Dieu.

Mais après que l’âme a acquis l’habitude de renoncer à sa propre volonté pour se conformer à la divine, le Saint-Esprit l’excite à aimer Dieu en tout ce qu’elle fait d’autant que la volonté de cette âme qui est habi­tuellement réformée, demande naturellement qu’elle se transforme en celui qu’elle aime, par autant d’actes d’amour qu’elle fait de bonnes œuvres, ainsi que nous avons vu dans la vie illuminative ou affective.

Mais enfin, l’habitude du divin amour étant formée dans la volonté de cette âme et ne pouvant, ce sem­ble, passer plus outre parce qu’elle ne peut pas aimer un objet plus parfait que Dieu, voici que le Saint-Esprit, son sage directeur, lui inspire une autre manière de se conduire beaucoup plus parfaite que les précédentes. Les autres manières, en effet, sont toutes actives ; celle-ci au contraire demeure toute passive. Non que l’âme cesse d’aimer Dieu, mais parce qu’elle ne l’aime plus comme autrefois avec de grands efforts naturels. Non que l’âme demeure dans un état de perfection sans plus avancer dans la voie du saint amour. Au contraire, elle s’y perfectionne à tous les moments et par toutes les actions de sa vie. Son cœur se consacre par état à l’amour sacré de son Dieu, il s’en suit que tout ce qu’il veut par lui­-même et que tout ce qu’il commande être fait par les autres puissances qui lui sont sujettes devient aussi par état animé du même divin amour. Cet amour pour ce sujet est appelé état d’union, parce que dans les deux états précédents la volonté de l’homme tendait à celle de Dieu par les actes d’abnégation, de conformité et de transformation. Mais dans l’état présent la volonté hu­maine se trouve parfaitement transformée en celle de Dieu et elle lui demeure heureusement unie.

La lumière du midi n’est point essentiellement diffé­rente de celle de l’aurore, puisque c’est la même et qui est seulement rendue plus grande par des degrés plus intenses. De même la volonté de Dieu que l’apôtre appelle parfaite suit les deux précédentes dont celle-ci est la consommation, aussi bien que la perfection de l’âme qui s’y exerce. C’est pourquoi, comme le midi est une réunion de toutes les splendeurs que le ciel a en­voyées sur la » terre, depuis le premier instant du jour jusques au plus haut point de notre méridien : De même l’état de la volonté unitive consiste dans l’habi­tude formée et bien établie de toutes les vertus mo­rales, et singulièrement des théologales, foi, espérance, charité, avec toute leur suite composée des dons et des fruits du Saint-Esprit, bref des huit béatitudes qui sont proprement les actes héroïques de la vie mystique.

Cette habitude donne une telle facilité à l’âme de n’agir qu’en Dieu et pour Dieu, qu’elle ne trouve pres­que plus de difficulté dans toutes les pratiques de la vertu. Elle souffre même avec joie les mortifications, les humiliations, les confusions, les injures, bref tout ce qu’on lui fait de mal et tout ce qu’elle doit faire de bien pour plaire à Dieu son unique amour. Elle a comme éteint tous les mouvements de sa propre volonté qui étaient la cause des contradictions qu’elle ressentait à faire celle de son Dieu.

SECTION XIV. Les trois perfections qui doivent accompagner toutes les actions des âmes parfaites.

Simpli­cité, Abandon, Repos.

Quant à la simplicité, vous devez savoir que le gram­mairien qui a acquis une parfaite habitude de mettre toutes les règles de la grammaire en pratique, perd l’idée de toutes les règles particulières qu’on lui a ensei­gnées sans manquer néanmoins contre ses règles pour ne se servir que de la simple habitude que lui donne une grande liberté d’exprimer correcte en tout ce qu’il veut dire. De même, après que l’âme a passé par tous les états de la vie spirituelle et par toutes ses pratiques, elle s’en forme une espèce d’habitude dans son entendement et dans sa volonté. Et à la façon des anges, cette âme voit tout d’un coup ce qu’elle doit faire et le fait en effet sans s’amuser à de longues délibérations. C’est à cet heureux état que les docteurs mystiques donnent le nom d’Union parce que les actes y sont très simples, et comme tous réduits au seul amour en parfaite unité avec son objet. D’où s’en suit que l’âme a la satisfaction de voir (sans néanmoins en tirer vanité) que sa volonté est entièrement soumise à celle de Dieu ; et Dieu aussi en récompense lui assujettit toutes ses puissances spiri­tuelles, ses facultés corporelles, ses appétits, ses passions, enfin tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs, pour être gouverné par les principes de la raison et de la grâce, cela dans un bel ordre qui passe tout ce qu’en peuvent concevoir ceux qui ne l’ont pas expérimenté.

Je dirai plus. La simplification de ses opérations est si grande qu’elle ne fait plus distinction entre le sujet qui aime et l’objet qui est aimé. Entre, dis-je, l’enten­dement du sujet qui connaît la beauté de l’objet, et la volonté du même sujet qui aime la bonté du même objet, enfin entre les puissances et leurs actes, c’est-à­-dire entre les puissances qui connaissent et qui aiment, et les actes de connaissance et d’amour qui sont produits par ces mêmes puissances. Comme si l’âme qui aime, la volonté avec laquelle elle aime, l’acte par lequel elle aime, Dieu qu’elle aime et l’entendement par lequel elle connaît qu’il est aimable n’était qu’une seule et très simple chose, quoiqu’en effet toutes ces choses soient très différentes entre elles.

Quant à l’abandon, il faut concevoir qu’il suit comme nécessairement des pratiques précédentes. Car après que l’âme a dit mille et mille fois à Dieu qu’elle renonçait à sa propre volonté pour faire la sienne, après qu’elle s’est mille et mille fois conformée au bon plaisir de Dieu en tous les accidents prospères et adverses, qui se sont présentés, après qu’elle a mille et mille fois aspiré et soupiré après Dieu, son cher objet, pour se transformer en son divin amour, après que cette âme s’est donnée mille et mille fois à Dieu, son bien-aimé, sans réserve et sans fin pour disposer d’elle en la manière qu’il lui plaira dans le temps et dans l’éternité. Enfin Dieu la prend au mot, c’est-à-dire sous sa spéciale protection. L’âme supposant avoir assez dit à Dieu qu’elle se donnait à lui, elle cesse de le dire, pour ne plus penser qu’à vivre comme une personne qui s’est entièrement abandonnée et dont Dieu fait tout ce qui lui plaît, sans que l’âme lui contredise en rien. Ainsi un petit enfant de lait ne demande rien, ne refuse rien, bref il se laisse conduire par sa bonne mère partout où elle veut, sans qu’il y apporte aucune contradiction.

Mais remarquez que cet abandon ne se fait pas tant par actes que par état. C’est comme l’enfant qui demeure abandonné par l’état de son enfance, mais non pas par aucun acte d’abandon qu’il produise à toutes les dispositions de ceux qui le gouvernent. Puisque l’âme a le bonheur d’être entrée dans la liberté et les droits des vrais enfants de Dieu, elle vit effectivement sans soin comme un véritable enfant du Père céleste qui la nourrit du lait de sa grâce, la couvre avec le manteau de sa toute puissante protection, la caresse avec les douceurs de son divin amour, lui prépare le magni­fique héritage de sa gloire. Il lui en donnera la jouissance éternelle après qu’elle sera sevrée de toutes les bassesses de son enfance temporelle.

Quant au repos, il suit naturellement de l’abandon. Qui a jamais vu un petit enfant s’abandonner entre les bras de sa bonne mère et en demeurer inquiété ? Au contraire, il demeure et dort tranquille sur son sein maternel, comme sur le gracieux principe de son être et de toutes ses douceurs. Mais s’il se trouve des dou­ceurs dans la nature qui donnent tant de repos à ceux qui les goûtent par état, que devons-nous penser des âmes qui se sont abandonnées entre les bras de Dieu leur bon père, dont les tendresses, la suavité et les soins paternels surpassent infiniment ceux de toutes les mères. En vérité ce sont ces âmes bien aimantes et bien aimées qui ont sujet de dire avec la sainte Epouse du Cantique des Cantiques : « Nous nous sommes enfin » reposées sous l’ombre de Celui que nous avions dé­siré358 ». Après l’avoir tant et tant de fois désiré, enfin il est venu, ce Bien-Aimé de nos cœurs, pour nous porter entre ses bras, pour nous couvrir de ses ailes, pour nous conduire par sa Sagesse, pour nous aimer par sa Bonté et pour pourvoir à tous nos besoins par une spéciale providence.

Mais supposé que l’âme soit puissamment convaincue que Dieu prend un soin spécial de sa conduite, il s’en­suit le repos de son salut, de sa perfection et de sa propre vie, sans avoir jamais aucune inquiétude pour quelque accident qui lui arrive. […]

SECTION XV. L’état d’oraison suit ordinairement l’état de la volonté humaine.

Puisque l’entendement et la volonté sont les deux principales puissances de l’âme qui lui ont été données de Dieu pour marcher d’un pas égal dans les voies de la perfection, il est certain qu’il faut faire un égal usage de l’une et de l’autre pour parvenir à la fin que nous prétendons.

L’oiseau qui ne bat que d’une aile ne volera pas bien loin ni bien haut. L’âme qui prétend n’aller à Dieu que par l’une de ses puissances n’y parviendra jamais.

Les Séraphins que le prophète vit sur le trône de Dieu, se servaient de deux ailes pour voler en l’air et se sou­tenir en la présence de sa divine majesté. L’âme qui aspire à la sainte union de Dieu doit également se servir de son entendement pour contempler ses divines perfec­tions et de sa volonté pour l’aimer par la sainteté de ses œuvres. […]

SECTION XVI. De l’oraison des commençants dans l’état de la vie purgative.

[…] L’âme pécheresse trouvera Dieu propice, comme la Madeleine, si elle se présente devant lui avec les larmes et la contrition de ses fautes. Dieu ne rebute jamais un cœur humilié et contrit qui se convertit véri­tablement à lui. Enfin si le divin Sauveur s’entretenait familièrement avec les pécheurs jusqu’à banqueter chez eux pour avoir occasion de prolonger ses entretiens en écoutant leurs demandes et leur donnant ses réponses ; sans doute il fera encore la même grâce aux âmes péni­tentes pourvues qu’elles travaillent à détruire leur propre volonté en ne faisant aucune action qui ne soit conforme à la sienne, pourvu qu’elles s’appliquent à l’oraison men­tale dans le temps et en la manière qui leur sera inspirée par le Saint-Esprit selon la disposition présente de leur volonté.

SECTION XVII. De l’oraison des profitants dans l’état de la vie illuminative.

Tout ce que prétendent les commençants dans leurs oraisons mentales, c’est de former de puissantes consi­dérations pour leur entendement sur les mystères de la foi. Ces mystères excitent leur volonté à réformer leur mauvaise conduite par les bonnes résolutions qu’elle prend de se retirer du péché pour embrasser la vertu.

Mais quand l’âme est parvenue à cette première fin et que par la grâce de Dieu elle n’a plus d’attache volon­taire à aucun péché, l’on peut dire qu’elle a atteint l’état de bonne volonté et de complaisance au bon plaisir de Dieu. En effet, elle ne veut habituellement que ce qui plaît à Dieu. Elle aimerait mieux mourir que de commettre la moindre faute qui lui put déplaire.

Or ; je demande maintenant quels sont les actes que veut naturellement produire une bonne volonté qui a de grands respects et de fortes inclinations pour Dieu son unique objet. Sans doute c’est de lui témoigner la véhémence de son amour par une espèce de reconnais­sance et de décharge, ainsi que nous voyons dans toutes les personnes qui s’entr’aiment véritablement. Elles n’ont point de plus grande satisfaction que de parler familiè­rement pour se communiquer naturellement tous leurs secrets.

C’est donc ainsi que l’âme qui est parvenue à l’état de bonne volonté se lasse de méditer pour aimer, parce qu’elle est suffisamment informée de la vérité des mys­tères divins pour ne plus s’occuper que de l’amour de Dieu, le Bien-Aimé de son cœur.

Dans cet état l’âme trouve que l’entendement marche trop lentement dans les voies spacieuses de l’oraison. C’est pourquoi elle se sert de la volonté pour tendre plus promptement à son divin objet.

Dans cet état, l’âme ne se contente plus des moyens qui conduisent à Dieu ; mais elle désire joindre sa fin dernière qui n’est autre que Dieu même. Tous les dis­cours intérieurs qu’elle peut faire de Dieu en l’oraison lui sont ennuyeux si elle n’arrive à la présence de Dieu qui est tout son souhait.

Dans cet état, l’âme ne s’entretient ordinairement que sur deux grandes vérités qui sont le tout de Dieu et son propre néant. Dans ces vérités elle découvre une si grande plénitude de lumières pour admirer les grandeurs de Dieu et ses bassesses qu’elles suffisent pour remplir toute la capacité de son esprit, sans qu’elle ait besoin d’autres matières durant le temps de ses oraisons.

Dans cet état, l’âme ne peut prendre aucun sujet d’éternité pour s’entretenir avec Dieu en son oraison, parce que ce n’est plus des lumières de l’entendement, mais des affections de la volonté qu’elle reçoit ses ordres. C’est pourquoi elle fait toujours oraison selon la disposition de sa volonté. Mais comme il n’y a rien de si constant que l’amour fort, ni de si changeant que les productions de l’amour pur qui s’accommode à tout ce que Dieu veut en se faisant tout à tous, il est certain que l’âme qui s’entretient avec Dieu par voie d’affection, produira autant d’actes différents, d’amour, de foi, d’es­pérance, d’adoration de Dieu, d’anéantissement de soi­-même, de demande ou d’Actions de grâces que les mou­vements de son cœur seront différemment excités par le Saint-Esprit. Et en cela il n’y a point de tromperie, mais une divine Sagesse. En effet, l’âme suit en cela les sacrés mouvements de la charité qui est la principale règle de sa conduite.

Dans cet état, l’âme se trouve ordinairement dans les dispositions suivantes lorsqu’elle fait oraison. Ou elle y jouit de la présence de Dieu, ou elle se plaint amou­reusement de son absence ; ou elle se console de ce qu’elle possède, ou elle s’afflige de ce qui lui manque ; ou elle demande, ou elle reçoit ; ou elle aspire, ou elle soupire ; ou elle cherche, ou elle trouve ; ou elle désire, ou elle se repose à l’ombre de celui qu’elle a désiré. De sorte néanmoins que ses désirs et son repos, sa jouis­sance et ses plaintes, ses consolations et ses afflictions ne partent que de la grandeur de son amour.

Ainsi l’on voit que l’oraison d’affection ne roule que sur le principe de la volonté du bon plaisir de Dieu. Cette oraison dépend davantage d’un cœur réformé qui a de grandes ardeurs pour Dieu, que d’un entendement subtil qui a beaucoup de science et peu de vertu. Aussi connaît-on par expérience que les âmes simples ont plus d’entrée à cette manière d’oraison que les savants. Les premières donnent incomparablement davantage à l’a­mour qu’à la spéculation, et à la vertu qu’à la curiosité de l’esprit. Les seconds au contraire s’occupent davan­tage à méditer les perfections de Dieu qu’à les imiter et à pénétrer les secrets des mystères plus qu’à entrer dans les pratiques vertueuses qu’ils renferment. Ces derniers sont toujours secs en l’oraison parce que leur volonté n’est presque jamais prévenue de l’onction du Saint-Esprit, et cette onction est absolument nécessaire pour faire l’oraison d’affection. Il s’ensuit qu’ils demeu­rent toujours frappants à la porte, sans jamais entrer dans le sanctuaire de l’amour.

SECTION XVIII. De l’oraison des parfaits dans la vie unitive.

La parfaite amitié entre les parfaits amis consiste à n’avoir qu’un même vouloir et non vouloir, et par ce moyen se communiquer mutuellement le cœur l’un de l’autre. C’est comme si des deux cœurs il ne s’en formait qu’un seul qui ne fut propre à aucun d’eux, mais parfai­tement commun à tous les deux.

La morale enseigne cette amitié entre les hommes. Mais la loi chrétienne, passant plus avant, commande que la volonté de l’âme juste soit tellement transformée en celle de Dieu qu’elle disparaisse pour faire régner en elle la divine volonté, de sorte que la volonté de Dieu soit l’âme, l’esprit et la vie de la volonté de l’homme, pour la mouvoir dans l’oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. D’où s’ensuit cette oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. Cette oraison a plusieurs noms quoiqu’ils ne signifient tous qu’une même chose.

Premièrement, l’oraison des âmes parfaites dans la vie unitive est appelée Oraison d’union. En effet, une goutte d’eau qui tombe dans l’océan s’unit tellement à ce grand élément qu’elle ne fait plus qu’un seul Tout avec lui. De même, par proportion, quand la volonté humaine est devenue si conforme et si semblable à la divine qu’elle a de la disposition pour s’unir avec elle, au moment que Dieu lui est manifesté par l’irradiation de sa grâce, elle s’unit à lui par une liaison si étroite qu’elle surpasse celle de deux intimes amis. Ces amis se sont cherchés avec empressement, ils s’embrassent très étroitement au moment de leur rencontre, sans parler d’abord, parce que la véhémence de leur amour qui remplit toute la capacité de leurs cœurs les empêche de former des paroles.

Secondement, cette manière d’oraison est appelée In­troversion. Tout ainsi, en effet, que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même pour se mettre à couvert de la pluie ou des autres injures du temps ; de même l’âme attirée par l’attouchement divin au dedans de soi, se retire du dehors de ses opérations sensibles pour se recueillir au plus intime de son fonds. C’est comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l’unité de son essence, afin d’avoir plus de force pour soutenir l’opération de Dieu.

Troisièmement, cette manière d’oraison est appelée passive, parce que Dieu y opère en l’âme les sacrés mouvements de son amour, sans qu’elle y contribue autre chose que de consentir à l’opération de Dieu en elle.

Cette opération se fait principalement dans la volonté, par une abondance d’amour qui met toutes les autres puissances dans la suspension de leurs actes, afin que l’âme soit plus recueillie et plus vigoureuse pour soutenir la présence de. Dieu qui se manifeste à l’esprit comme un tout incompréhensible, dépouillé de toute espèce dis­tincte parce qu’il est conçu par l’effort d’une foi simple et une, et cette foi n’admet ni composition, ni fantôme au moins perceptible à l’entendement humain.

Quatrièmement, cette manière d’oraison est appelée jouissance de Dieu. Les bienheureux qui voient Dieu, aiment Dieu et se réjouissent de Dieu au ciel selon la grandeur de leur charité et de la lumière de gloire qui leur est communiquée. Ils jouissent véritablement de Dieu autant qu’ils en sont capables. De même, les âmes parfaites, dont la foi est épurée et l’amour pour Dieu très intense sur la terre, se réjouissent souverainement en Dieu comme du Souverain Bien qu’elles ont cherché, qu’elles ont trouvé et dont elles jouissent paisiblement au dedans d’elles-mêmes. Il plaît alors à Dieu de se communiquer à elles dans leurs contemplations par les profusions d’une bonté extraordinaire et cette bonté leur fait ensuite prendre à dégoût tous les autres biens infé­rieurs qui ne sont pas Dieu, ou ne conduisent pas à Dieu.

Cinquièmement, cette manière d’oraison est appelée extatique. La véhémence de l’amour que l’âme y a pour Dieu la transporte, en effet, si fortement hors d’elle­-même pour se donner toute à Dieu qu’elle semble être plus en Dieu qu’en soi-même. S’il arrive donc que l’âme soit souvent attirée à cette sublime contemplation qui suspend les sens et change sa manière d’opérer selon ses puissances spirituelles, elle devient enfin si habituelle­ment introvertie et simplifiée qu’elle ne peut plus réflé­chir sur ses actes, ni se servir des espèces grossières de l’imagination comme elle faisait autrefois ; ou elle ne s’en sert qu’avec d’extrêmes contraintes qui la font beau­coup souffrir.

Sixièmement, cette manière d’oraison est appelée le sommeil de l’âme en Dieu à l’imitation de celui que saint Jean prit sur la poitrine sacrée de Jésus après avoir reçu son précieux corps. Non que l’âme y dorme effecti­vement par un assoupissement de son corps, ainsi qu’il arrive dans le sommeil naturel. Mais elle s’y repose doucement en Dieu par une suspension de tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs. Ces sens demeurent calmes, et l’âme se console par un doux écoulement d’amour avec le Bien-Aimé de son cœur. Cela lui fait dire avec la Sainte Épouse : Ego dormio et cor meum vigilat359. Je dors quant aux fantômes de l’imagination qui sont évanouis et quant aux discours de l’entendement qui sont cessés. Mais je veille selon les amoureuses productions de mon cœur qui est tout appliqué à aimer celui que je ne saurais trop aimer.

Tout ceci nous fait voir que l’oraison d’union ne se fait dans une âme que lorsque sa volonté est uniforme avec celle de Dieu. Car c’est l’amour qui applique l’âme à cette manière d’oraison. C’est l’amour qui lui en donne la continuation. C’est l’amour qui l’élève et la transforme en Dieu, après que sa volonté est revêtue de la perfec­tion que Dieu lui demande pour une si divine opération.

SECTION XIX. L’on n’a accès dans la théologie mystique que par une volonté parfaitement réformée selon celle de Dieu.

Il y a grande différence entre la théologie mystique et la vie mystique. […]

La théologie mystique procède originairement de la vie mystique et de la volonté humaine. Elle est cepen­dant l’acte formé de l’entendement, en ce que c’est la volonté en tant que remplie d’amour qui applique l’en­tendement à connaître Dieu d’une manière héroïque dans ses contemplations passives. Mais la vie mystique ne procède pas de la théologie mystique, puisque cette seconde suppose la première, et qu’on ne vit pas ordi­nairement de la Vie mystique sans avoir le don de la vie contemplative.

La théologie mystique, outre les préventions de la grâce, demande encore des dispositions naturelles qui ôtent les obstacles aux effets de la grâce. D’où il arrive que ceux qui ont un esprit pesant, curieux, scrupuleux ou inquiet ne sont ordinairement pas propres pour la contemplation divine. Mais tous sont propres pour la vie mystique, pourvu que tous aient une bonne volonté pour servir Dieu et l’aimer de toutes leurs forces avec le secours de la grâce.

La théologie mystique se forme par les actes de l’entendement élevé par la foi pour contempler Dieu d’une manière héroïque. Mais la vie mystique consiste dans les opérations de la volonté, en tant qu’elle est animée de la charité et excitée par les dons du Saint-Esprit pour produire tous les actes héroïques de vertu que Dieu nous commande ou nous conseille de pra­tiquer.

La théologie mystique ne peut subsister sans la vie mystique puisqu’on ne peut pas connaître héroïquement Dieu qu’on ne l’aime d’une manière aussi héroïque que surnaturelle. Mais la vie mystique peut subsister sans la théologie mystique puisqu’on peut aimer héroïquement Dieu sans avoir le don de la contemplation divine, ainsi qu’il est arrivé chez plusieurs grands saints qui se sont sanctifiés dans les pratiques de la vie active en secourant le prochain sans avoir été appelés par les doux attraits de la grâce au repos de la contemplation.

Enfin la théologie mystique peut être contrefaite et déguisée par la nature. Cela arrive en ceux qui ont peu de grâce et beaucoup de dispositions naturelles pour la contemplation passive et qui ne laissent pas d’être très imparfaits devant Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas s’y arrêter, ni faire un grand fondement, comme si l’on était aussi immanquablement parfait qu’on est avancé dans cette sorte d’oraison. Mais quant à la Vie mystique qui ne subsiste que par la mort de la volonté afin que la volonté de Dieu règne seule dans l’âme, elle peut donner de l’assurance à celui qui en est animé. Tout l’abrégé de la perfection consiste en effet à mourir à nous-mêmes, pour vivre à Dieu seul, en faisant sa sainte volonté, avec toute la fidélité qui nous sera possible.

Toutes ces différences nous montrent clairement que la volonté humaine parfaitement conforme à la divine est la grande disposition qu’il faut avoir pour entrer dans les pratiques de la vie mystique, et que la vie mys­tique prépare l’esprit pour avoir accès dans les secrets de la théologie mystique. La vie mystique sera finalement accordée à l’âme fidèle si Dieu la veut attirer à soi par l’esprit de contemplation.

Mais soit que Dieu attire ou n’attire pas l’âme à cette sorte d’oraison passive, il ne faut pas que l’âme s’estime plus parfaite pour en avoir reçu le don, ni plus impar­faite pour n’en avoir pas été gratifiée. On voit en effet des âmes que Dieu laisse dans les pratiques de la vie active, faire paraître beaucoup plus de vertu, et par conséquent avoir plus de perfection, que d’autres qui sont attirées au repos de la contemplation. Ces dernières ne se servent pas en effet de leurs belles lumières pour faire mourir en soi l’esprit de nature ; elles les profanent par la vanité qu’elles en tirent en se préférant aux autres qui n’ont pas les mêmes attraits de grâce, et en ne travaillant pas comme il faut aux solides pratiques de la vertu.

Ne jugez donc pas de votre avancement en la perfec­tion par le goût que vous en aurez en l’oraison, mais par la mort de vous-mêmes.

Alexandrin de la Ciotat (1629-1706)



Honoré Colomb naquit près de Marseille, d’un père capitaine de vaisseau marchand. Il fit profession en 1648 comme frère mineur capucin et remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents. Nous avons vu son ouvrage unique360 apprécié par le dominicain Alexandre Piny, le spirituel du pur amour361. Il se place dans le courant de Denys l’Aréopagite. On appréciera sa profonde expérience, son réalisme, son humour. Il affirme les choses avec une autorité tranquille. Son dynamisme est tel qu’il veut entraîner son lecteur en trois jours seulement vers la plus haute contemplation ! On ne s’ennuie pas !



LE PARFAIT DÉNUEMENT DE L’ÂME CONTEMPLATIVE (1680)

Épître au divin enfant Jésus […] Et je remarque qu’il n’y en a qu’une seule [science], dont vous êtes si jaloux que vous n’y voulez pas d’autre maître que vous ; car vous voulez que la Mystique qui nous fait connaître et votre Père et vous, soit toute à vous, vienne de vous, retourne à vous, et qu’on ne la puisse apprendre que de vous-même, comme une science toute divine.[…] Je vous présente dans ce livre ce que vous m’en avez communiqué dans mes oraisons.

Du motif et de l’intention de l’auteur : […] Je connais même des personnes spirituelles qui n’avancent pas dans les voies de l’oraison parce qu’elles n’y marchent qu’à tâtons et qu’on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d’une amante fidèle, à laquelle on défendrait d’aimer, de converser, et de parler du langage de son bien-aimé […] L’âme contemplative s’instruira [ici] que les cessations d’actes, que les connaissances sans réflexion, que l’amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté, et que les abandonnements qu’elle expérimente dans l’oraison, sont des voies et des effets de la mystique […] Je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux, et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquenté, que si ceux qui sont plus habiles que moi n’y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu […]362

[78] il est bien vrai que trop de raisonnement et un jugement trop actif mettent un grand obstacle à la vie contemplative ; parce que l’oraison demande qu’on agisse, plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l’affectif. Mais aussi d’éteindre tout d’un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, c’est une illusion à la mode […] Ce grand repos n’est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l’oisiveté.

Je dis qu’il n’y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants, les pauvres et les riches ; et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier, et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu’à la belle compagnie et qui ne s’emploie qu’à dérober des cœurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l’oraison et tous savent très bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris, si je vous dis que non seulement ils savent [95], mais encore qu’ils font très bien chacun à sa mode, puisqu’il n’est pas un de tous ceux-là, qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu’on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.

Car dites-moi […] Cette jeune délicate ne sait-elle pas très bien l’art d’aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. […] Si l’on considérait que l’oraison est une union, où la volonté étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi n’a pas besoin des autres puissances, où la perfection ne se trouve que dans le repos, l’on ferait connaître à cette âme qu’elle peut aimer, et qu’elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles ; et que lorsque sans son congé elles s’unissent avec les créatures, l’âme ne doit pas sortir de son fond, où elle est unie avec son bien-aimé, pour arrêter une imagination [126] qui se plaît dans le changement.

[…] On lui dirait que l’oraison est une école où il faut apprendre peu à peu à ne rien faire ; et qu’une des belles leçons qu’on y fait est de souffrir la suspension des opérations naturelles. On lui ferait comprendre qu’il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté. […] On lui ferait concevoir que, comme dans un bassin plein d’eau claire, le moindre mouvement empêche que le soleil ne s’y représente parfaitement ; qu’ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d’actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l’époux sacré d’achever[127] ses plus belles unions dans le fond de l’âme, où il ne demande que le repos et un entier abandonnement. […]

Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonnement et du discours ; et la contemplation est une vue en Dieu sans discours, qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison, afin de donner lieu aux lumières divines, qui nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.

Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction, ou très peu, c’est-à-dire sans images distinctes et dans une foi nue et obscure, aidée de la foi humaine, afin d’apprendre à se perdre peu à peu dans l’universelle unité de Dieu et dans l’abîme de ses mystères qui nous sont toujours plus cachés que connus. [140]

Troisièmement ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité ; car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu’il traite le plus familièrement : c’est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire […]

Enfin en quatrième lieu ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c’est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l’entendement. Car si la vraie contemplation n’est qu’une transformation de l’âme en Dieu, c’est l’amour principalement [141], et non la connaissance, qui doit faire cet heureux changement.

Bien que la contemplation infuse soit sans moyen, puisqu’elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine, qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie […][142] Si chaque fois qu’on se présente l’oraison on a la pensée de s’unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu ; à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s’en souvenir toujours ; de sorte que ce n’est plus un simple ressouvenir, mais une vue continuelle dans laquelle consiste la vraie contemplation. […]

[153] L’acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regards ni images ; ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénudées en telle façon qu’elles ne sont ni connues et ne le sauraient être parce qu’elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contemplation est sans pensée et sans image, on répond que c’est parce qu’elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue […]

[161]... Comme la vue des péchés qu’on a commis produit une amertume et une confusion qui trouble, qui obscurcit les yeux de l’âme, il faut, après les avoir submergés dans les abîmes de la miséricorde divine, s’élever en Dieu avec un cœur libre et un esprit affranchi de toute crainte. […]

[164] […] nous avons dit qu’il y a deux parties dans l’âme savoir l’inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles ; et que quand nous parlons d’une troisième partie, qui est la pointe de l’esprit, c’est plutôt pour faire comprendre qu’il y a trois sortes d’opérations différentes qui sont les sensibles ou animales ; et raisonnables ou intellectuelles qui sont connues ou qui le peuvent être ; et les mystiques qui ne sont ni connues, qui ne peuvent être, que pour ajouter une troisième partie aux deux premières. […]

[204] vous devez demeurer tranquille et recueilli, afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dénuement, souvenez-vous qu’en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette universelle unité, qui exclue toutes les images et toutes les formes qu’on saurait lui donner ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’imaginer la présence de Dieu, car c’est ce que nous ne saurions faire ; mais il le faut croire […] [205] si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d’entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être.

Voici un des « pas » du chemin qui ne demandera que trois jours :

Quatrième pas. De la contemplation purement mystique ou négative en général.

Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l’esprit nous élève au-dessus de l’entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l’esprit ne [332] soit pas quelque puissance, mais c’est pour nous faire entendre que cette façon de contempler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.

La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l’oraison de quiétude <qui> n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos obscur, parce que l’âme n’y aperçoit point l’objet qu’elle contemple, ni comment elle y tend et s’y repose, ni de quelle manière elle s’y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l’esprit, et pour la bien comprendre il faut remarquer qu’il y a trois sortes d’oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l’âme.

Premièrement, l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure qui contient tous les sens [333] en unité de cœur. Secondement, l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes, qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative, qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l’exception de la contemplation sans formes ; toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n’est autre que la contemplation obscure en l’oraison de quiétude, qui n’a autre acte qu’un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l’esprit, qu’elle n’est en nulle autre.

Remarquez qu’il y a encore une manière de contempler, qu’on appelle pure, ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l’âme séparée du corps, et si fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces purement intellectuelles que Dieu communique à l’âme, et [334] avec lesquelles l’entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable, qu’elle est incommunicable à la suprême, quoiqu’il y en ait qui veulent qu’elle soit encore propre à la pointe de l’esprit. Il s’ensuit donc de ce que nous venons de dire, que l’oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure ; la contemplation pure est celle de la partie supérieure ; la contemplation sans forme est celle de la suprême. Et toutes les autres oraisons et contemplations avec la participation des sens, sont communes aux parties inférieures et supérieures : néanmoins ce n’est pas à dire qu’une partie ne puisse concourir avec l’autre dans l’oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur, et les raisonnables en unité d’essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l’oraison de quiétude sans formes et [335] pensées soit tellement affectée à la suprême pointe d’esprit, qu’elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.

Or pour expliquer autant clairement que je puis cette opération particulièrement de la pointe de l’esprit, il faut supposer que l’âme ne saurait agir naturellement tant qu’elle est dans le corps sans formes, sans images, c’est-à-dire sans pensées : car il faut premièrement qu’elle forme et imagine ses actes avant qu’elle les produisent ; d’où il s’ensuit nécessairement qu’étant sans connaissances distinctes dans l’oraison de quiétude, il faut qu’elle soit en repos et qu’elle cesse d’agir, ou qu’elle agisse surnaturellement comme elle fait, c’est-à-dire par des actes directs, qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu’il surpasse toutes les puissances en leur manière d’agir.

On ne dit pas aussi que l’âme agisse, mais bien qu’elle est simplement passive et qu’elle souffre l’inaction363 divine, qui n’est autre de la part de l’âme qu’un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et [336] naturelles, et un abandonnement simplement passif au bon plaisir de Dieu, sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l’opération divine ni pour la conserver, craignant qu’elle ne s’échappe, car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde ; parce qu’il faut remarquer que l’âme dans cet état n’a rien de plus à craindre que sa propre opération qui n’a nulle proportion avec l’opération divine, et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever, et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.

L’on ne dit pas même que l’âme se repose en Dieu dans l’oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce serait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle, et qu’elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative ; mais on dit que c’est Dieu qui se repose dans le fond de l’âme, qui la remplit de sa présence et qui l’occupe toute de son opération.

Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’unions mystiques où l’âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu : l’une se fait dans les douceurs et l’autre dans les amertumes. La première que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l’âme ; mais quoique ces grâces et ces dons se communiquent quelquefois jusqu’aux puissances, l’âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit en telle manière de sa divine présence, qu’elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos.

Car si elle sentait cette douceur, ou si elle connaissait son bonheur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni tout occupée de sa présence, parce qu’il y aurait un goût, une douceur, une lumière entre l’âme et Dieu, qui sont des obstacles à cette [338] même union : vous devez donc inférer de cela que tous les milieux quoique saints, ne sont pas dans l’oraison purement mystique, qui est l’état du parfait anéantissement et d’un parfait contemplatif.

La seconde sorte d’union dans l’oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance, qu’on appelle l’oraison sans goût, où l’oraison dans les sécheresses, dans les abandons et d’autres termes qui ne signifient qu’une difficulté de faire oraison, parce que pour lors Dieu suspend toutes ses grâces et prive l’âme de tous ses dons ; dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l’âme n’interrompt pas pourtant l’union que Dieu fait avec elle : car bien qu’elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l’occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu, ni son intime présence, quoique cette présence ne lui soit pas connue, ni son repos aperçu.

Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des [339] lumières, ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pourtant anéantis ni du côté de Dieu ni du côté de l’âme ; cela n’arrive pas de la part de Dieu, puisqu’il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles. Cela n’arrive pas non plus du côté de l’âme, puisqu’elle persévère dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l’anéantit et la transforme en lui.

La première réunion est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique, et cette jouissance essentielle qui fait le Paradis de l’âme contemplative.

La seconde union mystique est une privation de cette même lumière et un abandon dans les peines intérieures ; mais l’une et l’autre union dans leur perfection ne sont qu’une perte, un absorbement, un anéantissement de l’âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l’âme.

Car dans cet heureux état Dieu [340] élève l’âme au-dessus de toutes ses opérations ; dans cet heureux anéantissement l’âme est si bien perdue en Dieu, et Dieu consomme si bien dans l’âme tout ce qu’elle a de créé, qu’elle n’a ni vue ni sentiment de son être, elle ne connaît pas même son anéantissement ; de sorte qu’elle est si heureusement perdue dans l’être infini, qu’elle ne voit rien de ce qu’elle voit, elle ne sent rien de ce qu’elle sent, elle ne sait rien de ce qu’elle sait, parce que tout ce que l’âme voit, tout ce qu’elle sent et tout ce qu’elle sait surpassent sa vue, son sentiment et sa connaissance, et c’est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.

Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c’est que bien souvent le Démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu’elles perdent le temps dans cette occupation toute divine, et qu’elles sont oisives durant cet anéantissement, parce qu’elles n’y ont rien de sensible ; les Directeurs mêmes, s’ils n’ont pas l’expérience de [341] cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l’être infini de revenir dans l’être créé, et veulent qu’elles s’élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.

Je ne prétends pas dire que l’âme est tellement absorbée et abîmée dans l’être incréé, qu’elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini, où elle sent et connaît le bonheur qu’elle a de s’être divinement perdue dans l’être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples, et qu’il faut que Dieu les lui donne sans qu’elle les recherche ; et encore l’âme contemplative ne doit s’en servir que pour se laisser perdre davantage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâce que pour l’engager dans un plus grand anéantissement d’elle et de tout ce qu’il y a de créé ; et vous voyez bien par là que l’oraison de repos n’exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées, et que quand l’inaction divine [342] diminue, l’âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ses images que Dieu n’avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, ou les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.

Cinquième pas. Du système ou constitution de l’âme contemplative, et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique.

Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection nécessaire aux âmes contemplatives, et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile, et je n’expérimente rien de plus convaincant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes [343] d’oraison se trompent et sont trompées, que cet endroit des épîtres aux Galates où l’Apôtre [Paul] dit avec justice de lui-même : « Je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »364

Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l’âme contemplative, pour lui servir de conviction touchant les qualités qu’elle n’a pas et qu’elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend, et dans laquelle Dieu n’attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes dont elle n’est pas peut-être du nombre. Car s’il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortification, d’humiliation, il s’ensuit légitimement que l’âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrance et d’anéantissement, et qui adhère aux sentiments de nature, ne saurait dire dans son oraison sans sentir dans son [344] intérieur des sensibles reproches de ses recherches […]

Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n’être pas trompées que la contemplation négative n’est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images, comme on pourrait s’imaginer ; [355] au contraire elle commence d’ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spirituelles, et enfin elles s’anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l’âme la liberté d’avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensée ; parce qu’étant toute pleine de Dieu, tout absorbée dans son amour et entièrement occupée de son intime présence, elle en reste tout éprise au lieu de la comprendre et de se posséder. […]

Pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfection où on ne doit avoir qu’une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe pas sous les sens, et qui s’unit parfaitement dans le fond de [365] l’âme où il n’entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur, nu et vide de tout sentiment.

[…] Car pourquoi s’amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n’est pour en produire à l’infini dans un temps où il n’en faut pas avoir. […]

[373] […] ne pas interrompre ces touches divines par vos propres efforts, sous prétexte d’y coopérer, ni confondre ces lumières expérimentales par vos propres réflexions, sous prétexte de vous les imprimer davantage : tout le secret consiste à les conserver tant qu’elles durent, et souffrir doucement le dénuement qu’elles opèrent, sans rien contribuer de votre part qu’un consentement efficace pour tout ce que l’esprit de Dieu vous inspire ; parce qu’il ne faut jamais mêler l’humain avec le divin ni adhérer non plus à ces grâces expérimentales pour vous les rendre plus sensibles. […]

[378] La seconde condition de l’âme contemplative est qu’elle adhère incessamment à Dieu, et s’unit immédiatement à lui et sans milieu, par voie d’amour et non par voie de connaissance ; car bien que selon l’École on ne puisse rien aimer d’inconnu, néanmoins selon la mystique, cette partie supérieure de l’âme dont nous avons parlé, recevant quelque touche de l’esprit divin, s’élève incessamment à Dieu par voie d’amour et non par voie d’entendement, et tend à lui comme à son centre ; ainsi qu’une aiguille touchée de la pierre d’aimant, tourne toujours vers le pôle du monde, par voie de sympathie et non par voie de jugement.



Des jésuites défendent la mystique



Nous avons évoqué les figures jésuites de début du siècle : la filiation mystique issue de Lallemant, puis Civoré, Cluniac, enfin la grande figure de Surin. Nous avons vu celui-ci et son ami le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus se heurter à la virulente opposition du Père Chéron, bientôt rejoints dans la seconde moitié du siècle par de nombreux opposants aux « mystiqueries ».

Les capucins ne furent pas les seuls à défendre la vie mystique. Quelques jésuites ouverts à la vie mystique firent face courageusement : tout d’abord le Père Alleaume dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il fut en relation avec madame Guyon et suspecté de quiétisme365 ; puis les Pères Guilloré et Milley. Ils seront suivis au Siècle des Lumières par le Père de Caussade, éditeur plutôt qu’auteur du texte quiétiste le plus largement accepté aujourd’hui : L’Abandon à la Providence divine.

François Guilloré (1615-1684)

« Sachez que cet auteur […] a tout tiré de sa propre expérience… »366, disait de lui un biographe jésuite anonyme.

Né le jour de Noël dans une famille modeste, Guilloré entra en religion à vingt ans. Enseignant au collège de Vannes, en compagnie de Vincent Huby (-1693), il connut probablement Jean Rigoleuc (-1658). Outre la fréquentation de ces grands spirituels367, lors d’épreuves intérieures et extérieures, il fut éclairé et soutenu368 par la « bonne Armelle », mystique accomplie sur laquelle nous reviendrons. Après divers professorats, il demanda à être envoyé aux missions des campagnes, ce qui « semble avoir été exaucé ». Il passa enfin une dizaine d’années à Paris comme directeur spirituel : on appréciait son extrême subtilité psychologique. Il s’occupa entre autres de Louise du Néant369. Il était aussi en relation avec Mectilde du Saint Sacrement et lui inspira peut-être la réédition de la Solitude intérieure d’Hubert Jaspart370.

Nous voyons donc là réapparaître le “cercle de l’ouest” : mystiques jésuites de la « filiation » Lallemant > Rigoleuc > Huby > Champion, - en relation avec Mectilde et Jaspart, qui côtoyaient le cercle de l’Ermitage fondé par Bernières sous l’inspiration du P. Chrysostome de Saint-Lô. Guilloré ferait ainsi le lien entre les deux cercles371.

C’est seulement à la cinquantaine passée qu’il pensa pouvoir écrire son premier livre ; puis avant de mourir, il assembla ses publications en un vaste in-folio d’Œuvres spirituelles372. Le seul ouvrage qu’il recommandait était la Pratique facile de Malaval. Guilloré est souvent considéré comme un préquiétiste et Pierre Nicole dénonça de prétendues erreurs373. Par contre, Fénelon s’inspirera de sa doctrine et Caussade le recommandera à ses dirigées374. Pour A. Derville, « par l’anéantissement du moi égocentrique […] le fond de Dieu remplit le fond de l’âme et l’anime, [mais] dès que l’on s’arrête à un bien particulier et qu’on prétend s’y borner, il y a illusion […] L’homme spirituel n’a jamais achevé ici-bas de se quitter lui-même, de même que Dieu n’a jamais achevé d’en prendre possession375. »

Infirmités […] grandes maladies […] La voilà cette personne, abattue et anéantie à ses yeux, n’ayant plus rien où appuyer avec [haute] opinion de sa vertu ; c’est que Dieu veut qu’étant détruite à sa propre estime et à ses attachements par la destruction de tout ce qui en faisait le fond, elle apprenne à reposer et à se complaire purement en Dieu. (118a §1)

Croyez-moi, personne ne veut trembler et frémir, et l’amour de cette disposition est si rare qu’il n’en est point, qui dans ses craintes et dans ses doutes, ne cherche toujours ses assurances. (120b)





La doctrine est certes sévère, mais il rejette le masochisme des croix, conseillant plutôt de se jeter dans l’amour divin :

J’avance en premier lieu que l’attachement aux croix extérieures est ordinairement vicieux (123a) La nature a un poids qui la porte à s’attacher toujours à quelque chose avec complaisance ; n’ayant donc rien du côté de Dieu et de la créature dont elle puisse se satisfaire […] elle se jette sur les croix à la façon d’une désespérée (123b)

Il y a encore des âmes tellement prises de l’amour divin qu’il leur est presque aussi peu possible de penser à leurs péchés qu’elles sont heureusement éloignées de les commettre, tant elles sont occupées de cet attrait, leur plénitude leur donnant une sainte incapacité de recevoir aucune autre pensée. Elles ne sont non plus capables d’une contrition douloureuse, parce que cet amour, qui est éminemment toutes choses, les purifie bien mieux par son divin feu que ne ferait pas le feu de la contrition. (140 b)

Vous tenir simplement où Dieu vous place. (144a)



Les directeurs sont au service des âmes :

Il est du devoir et de l’adresse du directeur de se joindre et de ne la point faire sortir de sa disposition ; car il n’est point pour elle d’autre perfection que celle qui lui est marquée de Dieu, et un homme ne doit pas prétendre de la perfectionner à sa mode. (128a)

[…] son devoir d’écarter tous les empêchements que non pas d’élever ; l’élévation d’une âme étant proprement l’occupation et l’emploi de Dieu (128 b)



La manière de conduire les “âmes éminentes” est très particulière (livre quatrième) :

[…] on les peut très justement réduire à quatre sortes 1. Celles qui sont dans une parfaite mort de tout. 2. Celles qui sont élevées à une haute contemplation. 3. Celles qui sont blessées de la plaie de l’amour divin. 4. Celles qui sont durement éprouvées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. (895)

Il faut, tant qu’il se peut, empêcher que ces âmes [éminentes] ne connaissent les dons de grâces et les grandes faveurs dont elles sont prévenues. (899)

Il arrive que si un directeur les souffre dans de longs entretiens, l’inclination leur vient insensiblement de dire toutes les merveilles de grâce qui se passent en elles, dont elles ne devraient parler que par un pur mouvement d’obéir à leur directeur, et elles commencent de le faire par un désir secret d’être entendues. (912)

[…] ce grand attrait [de s’engager dans des œuvres de charité] se pourrait facilement diminuer peu à peu avec le temps, parmi cette foule d’occupations, leur grâce n’ayant plus sa première vigueur, dont l’opération forte ne se conserve guères que dans le dégagement de tout l’extérieur. (913)

Lorsque rien ne se passe en elles de particulier du côté de Dieu et qu’elles n’en ont aucune visite, elles ne doivent pas incontinent s’occuper d’actes et de pratiques […] elles doivent grandement s’accoutumer au silence intérieur ; elles doivent imiter ce silence divin en elles-mêmes. (132 a)



Patience, silence, purification nécessaire, amour pur qui ne se connaît pas, perte en Dieu :

Cette intérieure disposition de l’âme de respect, d’attente et de silence n’est point une disposition fainéante, comme la veulent faire passer ceux qui décrient assez souvent ce qu’ils ne sont pas. (133 b)

Il faut laisser cette âme toute plongée dans son amertume, afin d’empêcher qu’elle ne soit une superbe. Car il arrive très souvent que de nouveaux convertis se veulent aussitôt familiariser aux embrassements de l’Époux céleste : ils en expérimentent les douceurs et les consolations qui sont les appas que Dieu leur jette pour les retirer de leurs égarements ; là-dessus ils s’oublient facilement de ce qu’ils ont été pour aspirer à des communications dont ils ne sont pas dignes n’étant pas encore purifiés. C’est ce qui leur fait naître une secrète opinion de vertu, comme si déjà ils étaient entre les vertueux et les spirituels […] Pour empêcher ce désordre, Dieu permet qu’ils tombent dans la désolation afin qu’ils sentent et qu’ils connaissent leur fond corrompu et qu’ils ne soient pas orgueilleux de ces divines visites (136 b) […] c’est le sel qui empêche la corruption ; et c’est un hiver qui resserre toutes les avenues pour conserver cette précieuse semence. (137a)

Sur le pur Amour, livre III : […] c’est à notre amour d’immoler tout ; mais il est anéanti par une action étrangère qui est celle de Dieu. Mon amour donc détruit tout ce qui n’est point Dieu ; et l’amour de mon Dieu détruit et perd mon amour à mes yeux, qui par là devient anéanti. Cela veut dire que mon amour ne se connaît plus et qu’il n’est connu que de Dieu ; c’est ainsi qu’il nous laisse bien les fruits et les opérations de l’amour, mais non pas la vue et la connaissance de cet amour ; et voilà l’amour anéanti. (607a)

Instruction VI. Sur l’amour caché et inconnu à l’âme qui aime : […] Car votre cœur ne doit jamais reposer avec assurance dans son amour comme s’il aimait sans aucun doute. Cette disposition est fort superbe et corrompue, où le cœur humain repose dans son amour et non pas dans l’objet de son amour […] il se doit plaindre incessamment qu’il n’aime pas, et qu’il en devrait mourir de ne point aimer. (609ab)

Voici donc la nouvelle leçon que je vous fais si vous voulez vivre d’une vie tout ensevelie en celle de Dieu. Ne prenez plus d’intérêt en vous-même, ce que vous faites néanmoins lorsqu’il arrive que vous fassiez distinction de vos états intérieurs pour en préférer les uns aux autres : votre esprit vous dira que vos grandes ténèbres ne sont pas une si bonne disposition que les lumières ; que les ferveurs sont préférables au froid et à la glace du cœur […]

État de l’âme unie à Dieu par sa perte dans Dieu. Instruction III. Sur le silence et sur le sommeil intérieur : Ce silence est un certain calme général, répandu dans toutes les puissances, lequel vient de la cessation des opérations de l’âme ; et cette cessation est causée ou bien par le spectacle de quelque grande vérité (636) qui lui est représentée ; ou bien par une certaine occupation aveugle et liante, qui ne se faisant point connaître se fait néanmoins sentir par une espèce de chaîne qui semble comme la garrotter, et en effet la rendre impuissante pour ne se remuer par aucune opération.

Claude-François Milley (1668 - 1720)

Ce jésuite vécut en Provence, assurant successivement les emplois ordinaires d’enseignant, prêcheur puis confesseur à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. A Apt, il rencontra une visitandine, la Mère de Siry (- 1735), qui l’orienta mystiquement : notons qu’elle avait été supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières) ; sa figure reste à approfondir376.

Milley devint le « messager de la voie d’abandon », très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade. Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y sacrifiant la vie. Il est le seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », rue du quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste. Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante ; il a aussi édité une moitié de ses lettres, dont l’échange avec la Mère de Siry377 :

Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.(104) 

Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon cœur. Mon Dieu, qu’il fait bon vivre en enfant perdu, en homme sans souci. […] je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. (179)

J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqué, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. (183)

A présent je suis résolu de me laisser aller à l’aventure, le moindre retour me fait horreur, me trouble, me tire de mon centre. Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là jusqu’à ce que Celui qui m’y a conduit m’en retire. (195)

Ce je ne sais quoi, que vous dites qui vous occupe et vous tient recueillie dans votre obscurité, c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] et regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. (206) 

La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité, qu’une goutte d’eau mêlée dans les eaux de cet océan, qu’un petit rien réuni à ce tout unique, cette seule pensée, dis-je, opère plus dans une âme fidèle et docile que toutes les pratiques et les moyens ordinaires. Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible et hors de la sphère de notre activité ; c’est justement un enfant qui veut enfermer la mer dans un petit creux, comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. (213-214)

Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide et dans le trouble.

Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible pour les différentes fonctions  auxquelles Il l’occupe. C’est Lui qui se sert de votre langue pour parler [… ] de votre cœur pour aimer. (348)

C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. (391)

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751)



Ce jésuite est considéré par certains comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique (on y ajoute Grou à la fin du XVIIIe siècle).

Il fit son noviciat à Toulouse à dix-huit ans, fut prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, il était missionnaire à Beauvais puis arriva en Lorraine à cinquante-quatre ans : il rencontre la Mère de Bassompierre (1656-1734) et dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revint cependant en Lorraine après deux ans. Il appréciait Fénelon. Il quitta définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et mourut douze ans plus tard.

Il a été redécouvert au XIXe siècle par Ramières puis à notre époque par le beau travail de M. Olphe-Galliard378. On lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine, qui continue d’être très apprécié par nos contemporains379. Cependant tout le monde est d’accord pour penser que ce beau petit livre a été en réalité écrit ‘dans l’entourage’ de madame Guyon : nous réserverons donc l’Abandon à notre tome IV comme faisant partie de l’influence guyonienne pour ne citer ici que des écrits reconnus de Caussade380, et tout d’abord ses lettres de direction car il fut directeur spirituel de visitandines.





Lettres spirituelles, vol. II :



Le grand principe de la vie intérieure est dans la paix du cœur : il la faut conserver avec tant de soin que, du moment qu’elle reçoit quelque atteinte, il faut abandonner tout autre soin pour s’appliquer à rétablir cette sainte paix, tout comme durant un incendie on quitte tout pour aller éteindre le feu. [page 12]

[…] Acquiesçant de cœur à ce qu’il donne ou qu’il ôte, comme il lui plaît, sans faire autre chose que de conserver au fond de l’âme le désir sincère d’être à Dieu sans réserve, d’aimer Dieu ardemment et de s’unir à Dieu intimement, ou bien, comme nous avons dit, de conserver le désir d’avoir ses désirs. [15]

[…] Je vous trouve encore bien sensible à l’état de misère, de pauvreté et d’impuissance spirituelle. Cela ne vient que d’un grand fonds d’amour propre qui ne se peut souffrir dans le rien, qui abhorre cet état d’anéantissement. Cependant, il [19] faut nécessairement passer par cette épreuve, car il faut vider notre intérieur de notre propre esprit avant que celui de Dieu puisse le remplir.

[…] Vie surnaturelle de la grâce, vie [30] toute spirituelle, tout intérieure, à quoi vous aspirez et où vous ne parviendriez jamais, si Dieu n’opérait en vous cette seconde mort qui est la mort aux consolations spirituelles, à quoi, si Dieu n’y remédiait, on s’attacherait encore plus fortement qu’à tous les plaisirs du monde, ce qui serait un obstacle éternel à l’union parfaite.

« Mon Dieu, je ne vous aime pas ! » Oh ! Que le désir intérieur et profond de l’aimer doit donc être bien violent […] Si vous Le connaissiez à présent, vous seriez si satisfaite de votre amour pour Dieu que vous penseriez plus à lui qu’à Dieu même. [50]

Plût à Dieu qu’il vous fît la grâce de passer toutes vos oraisons dans ce simple anéantissement intérieur, abîmé dans votre misère, mais en paix, soumission, abandon et confiance. Je vous dirai alors : demeurez là, et tout est fait. Dieu fera le reste, peut-être sans même que vous le connaissiez et le sentiez. [65]

Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon. » [67]

[…] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.

Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.

Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]

Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. [177]

La présence de Dieu par pure foi, sans image ni représentation, quelque momentanée qu'elle soit, est ce qu'il y a de meilleur, de plus consolant, de plus purifiant et encourageant dans la vie intérieure, et, peu à peu, à force de revenir, quoique momentanée, elle se rend enfin continuelle et voilà le grand trésor, ou, pour mieux dire, le tout dans la vie intérieure. Car ce simple regard de pure foi est la vraie prière continuelle, la vraie adoration en esprit et en vérité en sorte que le seul et simple regard, ou vue par pure foi, renferme tous les actes les plus parfaits qu'il soit possible de faire. C'est bien alors qu'on se trouve peu à peu non simplement en la présence de Dieu, mais comme perdu et abîmé en Dieu, sans pourtant, pour l'ordinaire, qu'on ressente de grandes douceurs mais simplement une paix au-dessus des sens, et profonde comme les abîmes de la mer. / Je ne suis pas surpris qu'il se fasse comme un nouveau jour dans votre esprit; à mesure qu'on s'approche de la lumière de Dieu, on voit les choses tout autrement, et c'est par l'usage de la [290] prière intérieure, par le saint recueillement et la présence de Dieu qu'on s'approche de cette divine lumière qui dissipe peu à peu les ténèbres, les illusions de l'amour-propre qui s'attache à son sentiment et à ses vues.381



Concluons par des extraits du “Dialogue VIII” des Instructions spirituelles, “Sur le vide de l'esprit, sur les impuissances qui s'ensuivent et les révoltes extraordinaires des passions”382 :

D. — Qu'appelle-t-on le vide de l'esprit ?

R. — Ce seul terme le fait presque entendre : c'est un esprit vide, à ce qu'il lui semble, de toutes les pensées de Dieu et souvent du monde. Car vous devez savoir que, tandis que Dieu, pour humilier et purifier une âme, la détacher et l'avancer, la tient dans cet état passager, il lui semble qu'elle est tombée dans une espèce de stupidité et de bêtise', d'où s'ensuit ce qu'on appelle impuissance de s'occuper de Dieu et de rien de bon.

D. — Quelles sont les suites de cet état ?

R. — […] ce qui redouble cette pesante et humiliante croix, c'est la triste comparaison des états précédents si différents de celui-ci, où l'on se trouve suspendu entre le ciel et la terre, ne recevant nulle consolation de l'un ni de l'autre, ne trouvant nul appui ni au-dehors ni au-dedans.

D. — Peut-être est-ce un furieux accès de mélancolie ou stupidité naturelle ?

R. — Point du tout, puisque, d'une part, il en arrive bien autant dans la même voie aux personnes du naturel le plus enjoué, qui ont le plus d'esprit, et que, de l'autre, durant cette triste situation, par un effet singulier de la Providence, ces mêmes personnes si stupides en elles-mêmes paraissent d'ordinaire à l'extérieur tout autres qu'elles ne sont intérieurement, parlant, répondant fort à propos sur tout sujet, raisonnant très bien quand il faut, écrivant même au besoin sur les choses de Dieu avec une facilité dont elles-mêmes sont surprises […]

D. — Pendant ce temps-là, de quoi sont donc

intérieurement occupées les personnes qui passent par cette épreuve ?

R. — Quoique, en conséquence des divers degrés de ténèbres et d'impuissances, on puisse les ranger en des classes différentes, je dis pourtant sans nulle distinction qu'elles sont toutes presque continuellement occupées de Dieu, chacune à sa façon, non pas, à la vérité, par des actes réfléchis et connus, mais par de simples actes directs ou, ce qui est le même, par la seule disposition actuelle de leur coeur, mais non aperçue ou si confusément que c'est là ce qui fait tout ensemble et leur mérite et leur martyre, sans avoir la consolation de le connaître. […]

D. — Sur quel principe est appuyé ce sentiment de M. de Meaux 383 et des mystiques ? R. — Sur ces paroles de Jésus Christ : « Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur », sans doute par ces simples mouvements, sentiments et affections délibérés qui sont véritablement des actes de volonté, quoique le commun des gens ne les reconnaissent pas pour tels. […]

D. — Mais quelles preuves en peut avoir alors le directeur contre le sentiment et la propre conscience des personnes intéressées ?

R. — Des preuves aussi assurées qu'elles doivent et qu'elles peuvent l'être ; ce sont ces larmes mêmes et cette douleur ; en d'autres, ce seront certaines ouvertures de coeur ou paroles échappées qui, en faisant certainement la disposition dominante du coeur, en font aussi connaître les suites et les effets. […] De même, quand, par certaines ouvertures de coeur, le directeur a une fois bien connu que la personne ne désire rien tant que plaire à Dieu, qu'elle ne craint rien tant que de lui déplaire, que le seul doute ou la seule crainte en cette matière la crucifie, il aperçoit dès lors dans cette disposition dominante ce que les mystiques, M. de Meaux et les autres évêques appellent la prière continuelle 384. C'est pour cela qu'ils dressèrent à Issy l'article dont voici les paroles : «L'oraison perpétuelle ne consiste pas dans un acte perpétuel et unique (...) mais dans une disposition et préparation habituelle et perpétuelle à ne rien faire qui déplaise à Dieu, et à tout taire pour lui plaire » (Instr. 393). Par là il vous sera aisé de bien pénétrer pourquoi tous les livres et tous les prédicateurs nous prêchent qu'en fait de salut et de perfection, tout consiste dans la bonne volonté et dans la droiture de coeur avec Dieu. […]

D. — Comment s'expliquent les autres?

R. — Que l'état si humiliant et si crucifiant de stupidité, de ténèbres et d'impuissances n'est pourtant pas ce qui les désole, mais la seule crainte d'être abandonnées de Dieu et d'y avoir peut-être contribué par quelque infidélité cachée : désolante réflexion qui les occupe et les crucifie sans cesse. Or vous voyez assez le principe d'où partent de pareils sentiments. Qu'elles demeurent donc aussi en paix et contentes […]

4. Figures féminines.


Les femmes représentent la moitié du genre humain, mais jusqu’à présent nous n’en avons signalé que cinq assez brièvement contre une trentaine de figures masculines largement présentées jusqu’à maintenant dans ce tome III : nous allons compenser cette « injustice » en faisant revivre six figures féminines. Impossibles à rattacher à des écoles, elles ont en commun d’avoir vécu la mystique dans le monde, dans des conditions très variées. Une seule d’entre elles devint religieuse, mais après avoir été mariée. Elles nous feront voyager en France, au Canada et en Flandre.

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656).

C’est Marie des Vallées qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de “possession”, puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu385 de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.

Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :

On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe 386 hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes 387.

Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : “mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi”388. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.

Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :

Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).

[…] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination 389.

Elle dialogue avec le Seigneur :

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » 390.

Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un. - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre 391.

Son choix de l’amour divin est absolu :

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit 392.

Comme Surin, elle se livra “en sacrifice” pour le rachat de ses persécuteurs. A une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).

Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une ruptur