II
De Fénelon à nos jours
EXPERIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT
Plan de la série
I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. UNE ECOLE DU COEUR Du TOR à Mme GUYON
V. UNE ECOLE DU COEUR II De Fénelon à nos jours
VI. TEMOINS DES TRADITIONS APRES 1700
VII. TEMOINS HORS CADRES APRES 1800
Au cœur d’une filiation qui s’étend sur deux siècles, nous avons vu M. Bertot créer un cercle mystique autour du monastère des bénédictines de Montmartre, puis Mme Guyon poursuivre la grande tâche qu’est la formation de mystiques. Après la « querelle »1, une fois les épreuves surmontées2, son rayonnement se répandit auprès de disciples « cis » (français) et « trans » (étrangers) : après sa libération en 1703, les quatorze années qui lui reste à vivre dans sa retraite de Blois, serviront à préparer une renaissance spirituelle qui va s’étendre hors du royaume.
Après la disparition de Fénelon en janvier 1715 et la sienne en juin 1717, ses disciples se dispersent dans l’Europe du XVIIIe siècle. Dans la première moitié du XIXe siècle nous perdons la trace du courant mystique, bien que son influence se poursuive au sein de milieux culturels variés.
La diversité observé dans les filiations s’explique par un affaiblissement des dépendances religieuses. Lorsque la culture devient laïque, se produit un « étoilement » des expressions de l’expérience intérieure. Le vécu mystique, dispersé dans ses expressions, sera alors facilement circonscrit à l’humain, par absence d’une langue commune, théologie mystique apte à rendre compte des expériences.
Dorénavant les figures seront moins connues, plus nombreuses et les appartenances religieuses ou civiles seront diverses. C’est pourquoi nous nous étendrons dans la description de ce « delta spirituel » : le fleuve va se ramifier, couler plus lentement et couvrir l’Europe.
Madame Guyon & Fénelon
1647-1717 1651-1715
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« Cis » « Trans » « Trans » « Trans »
France Écosse Hollande Suisse
Allemagne
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Chevreuse/s J & G Garden Poiret
Pé.d’Echweiler
-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740
Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein
-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774
Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow.
- >1737 1689-1761 1697-1769 -1774
Marquis de F. Deskford Dutoit
1688-1746 1690-1764 1721-1793
Mortemart 1665-1750 Fabr. de Zelle -1793
Pétillet
Langalerie
Contant -1837
Les disciples « cis » et « trans » sont distribués verticalement en suivant la chronologie, horizontalement en quatre zones. Les relations croisées sont omises. Pour des couples ou des frères, les dates de décès sont séparées par « & ». Le tableau résume l’extension de multiples cercles qui succèdent au Siècle des Lumières ceux animés par madame Guyon à Blois et par Fénelon à Cambrai.
Ce tableau Des Filiations européennes résume un pan encore méconnu de l’histoire propre aux mystiques en Occident. Leur influence croît avec la distance géographique qui les sépare de la source historique, le centre du royaume de France où ils furent réprimés politiquement et religieusement. Ils n’exercèrent donc qu’une influence cachée sur les français Milley, Caussade, Grou.
À Blois, les disciples catholiques « cis » fréquentèrent les visiteurs protestants étrangers qui influencèrent à leur tour ceux qui ne pouvaient prendre le risque de venir en France, tel le pasteur Poiret, ainsi que des rénovateurs religieux anglais nés plus tard, tel Wesley.
Nous commençons par les « Cis ». Ces proches de madame Guyon et de Fénelon appartenaient au cercle quiétiste parisien de la fin du XVIIe siècle : il s’agit des familles des deux ducs ; de la « petite duchesse » de Mortemart, confidente aimée de madame Guyon, qui lui succéda peut-être spirituellement ; du marquis de Fénelon, jeune neveu de l’archevêque, blessé à la guerre en 1711, que Mme Guyon qui l’aimait appelait son « cher boiteux » ; de Dupuy, l’homme de confiance, qui instruira le marquis sur l’histoire de la « querelle ».
Ensuite nous aborderons l’Écosse avec les frères Garden, héritiers d’une vivante mystique épiscopalienne devenus disciples, et par le « Chevalier » Ramsay qui servit un temps de secrétaire à Blois. Plusieurs disciples membres de grandes familles écossaises étaient présents en juin 1717 à l’agonie de « notre mère ». Ils poursuivirent une vie intérieure profonde tout en assumant pleinement leurs fonctions et responsabilités.
En Hollande, l’éditeur de l’œuvre guyonienne, Pierre Poiret, et son groupe exercèrent une influence déterminante en Allemagne sur Metternich et sur le théologien Tersteegen.
Enfin une cohorte que nous n’avons pas pu ni voulu dissocier, l’une vaudoise de langue française, l’autre germanique, mais pratiquant à la fois l’une et l’autre langue, nous acheminera jusqu’au premier tiers du XIXe siècle.
S’arrête alors le cadre des FILIATIONS au sein duquel nous avons établi une histoire de relations directes de personne à personne permettant à une vie mystique de se développer.
Il y eut propagation diffuse de l’esprit qui les animaient autour d’eux mais sans contact direct . Ces INFLUENCES constituent la seconde moitié de cette première partie de ce tome V, dont la CONCLUSION relève les conditions qui permettent une transmission directe de coeur à coeur, expérience rare le plus souvent supposée impossible.
Dans son contenu historique cette première partie est assez brève – la moitié du tome IV. Ce qui reflète à la fois sa moindre importance sur le plan mystique et la rareté des sources publiées. Elle répond toutefois au souhait exprimé dès 1932 par Baruzi
.
La seconde moitié du tome porte les ANNEXES relatives au tome précédent IV.
Cela laissait place à un DOSSIER préparant une recherche : qui a succédé à la « Dame directrice » ? la jeune candidate confidente appréciée Marie-Anne de Mortemart (1665-1750) ? ou bien la « Colombe » ?
Je propose les relevés des lettres qui nous sont parvenues de Madame Guyon « notre mère », de Fénelon « notre Père », échangées entre la « petite duchesse » (la cadette dans la famille Colbert) et le « marquis » (le neveu de Fénelon).
Elles nous font revivre les épreuves qui ne sont pas plus épargnées aux mystiques accomplis qu’à ceux en chemin. Elles livrent un aperçu du vécu intime au sein du cercle des Amis (parfois temporairement ils ne ne sont plus). On passe de la « théorie » ou du moins des témoignages à la « pratique » d’un vécu journalier : bonne conclusion à l’entreprise.
François de Fénelon (1651-1715) a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle3. Mais dès que l’on veut approcher son vécu spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études se font plus rares4. Or Fénelon était mystique et fut l’un des grands disciples de Mme Guyon5.
On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Les critiques littéraires lui préféraient d’ailleurs Bossuet dont le beau style occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle, tandis que le rayonnement (pourtant européen) de Fénelon fut grand au XVIIIe siècle. La raison de fond est la méfiance qui dura pendant trois siècles envers la mystique : les défenseurs de Fénelon ont caché sa relation avec Mme Guyon qui les étonnait.
Si l’essentiel fut passé sous silence, c’est aussi parce qu’on ne disposait pas des textes féneloniens concernant la mystique : ils n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où vécurent des quiétistes jusqu’au début du XIXe siècle, pour prouver l’authenticité de la correspondance6 entre Fénelon et Mme Guyon. Et c’est seulement depuis 2007, grâce au père Irénée Noye7, que nous bénéficions de la correspondance complète avec madame Guyon8. Sa grande érudition lui a permis de remettre à l’honneur les fragments de lettres assemblés9 par les proches de Fénelon. Ceux-ci avaient nettoyé les noms et les dates pour protéger les membres des cercles mystiques de Cambrai et de Blois : cet anonymat préjudiciable à toute mise en valeur par une édition critique, a conduit à minorer l’importance de ces lettres au bénéfice de textes datés et dont le destinataire était connu.
Ce sont donc les œuvres visibles et multiformes qui ont été mises en valeur très tôt. Elles intéressaient l’histoire du temps, mais ont perdu depuis leur actualité : multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, ou en réaction à la seconde période janséniste ; textes éducatifs et conseils politiques que le décès du dauphin (dont Fénelon était le précepteur) rendit finalement inutiles. Les images de l’auteur du Télémaque critiquant le pouvoir royal ou de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme ont caché la profondeur lucide du moraliste et la réalité du mystique.
Nous apparaît aujourd’hui le grand spirituel qui chemine vers son accomplissement intérieur10 malgré l’hostilité des pouvoirs de l’Église et du Roi. Une trajectoire ascendante, mais tout intérieure a mené le jeune poulain de Bossuet promis à un brillant avenir par ses capacités intellectuelles, à la grandeur finale de l’archevêque tout dévoué à combattre misères individuelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Son tempérament sec et un peu mélancolique s’est ouvert à une expérience spirituelle profonde qui l’a délivré des illusions. Une maturation s’est accomplie qui lui a fait dépasser le senti et les opinions tributaires de l’époque et des croyances.
Voici le portrait qu’en dresse Saint-Simon, visiblement sous le charme11 :
« Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier, quand on ne l’aurait vue qu’une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder ».
Les écrits de direction de la fin de sa vie font apparaître un grand directeur à l’esprit subtil. Percevant les échappatoires qui évitent à l’interlocuteur de plonger au cœur de lui-même, Fénelon tranche dans le vif avec acuité, car son seul but est de mener droitement à Dieu.
Parallèlement à sa correspondance, il continue à écrire publiquement pour convaincre les tièdes de l’existence de Dieu. Ce mystique pourtant si sobre laisse échapper sa douleur de voir son amour pour Dieu si peu partagé : « Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même… »12. C’est l’abondance de ces derniers textes publics qui a voilé la vérité de cet homme dont la mission était cachée, car toute intérieure.
Méridional13 à l’esprit vif, Fénelon naquit en 1651. Protégé de son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques, chargé de convertir les jeunes protestantes de la Saintonge. En 1680, il devint le confesseur du duc de Beauvillier. En 1687, il rédigea un traité De l’éducation des filles destiné aux huit filles du duc et qui eut un immense succès.
Mais en octobre 1688, eut lieu un événement improbable, mais à l’immense répercussion intérieure : la rencontre de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il ne fut guère attiré sur le moment, puis, selon l’expression malicieuse de Saint-Simon, « leur sublime s’amalgama ». Elle lui fait découvrir la vie mystique : plus tard, en lisant Clément d’Alexandrie, il comprendra qu’ils vivent ce qu’ont expérimenté les premiers chrétiens et en fera un commentaire plein d’élan14.
Beauvillier le fit nommer l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Sa méthode éducative évitait tout amollissement dans la sensualité et la paresse grâce à des études approfondies, une vie sobre, la pratique poussée du sport, des heures régulières, l’interdiction de participer aux fêtes des adultes. Le duc devint un adolescent chrétien, sérieux et cultivé qui avait une grande affection pour Fénelon. Tous les espoirs étaient permis au parti dévot.
Mais Mme de Maintenon finit par s’opposer à l’influence de Mme Guyon. Fénelon refuse alors de la renier et s’engage dans le combat pour défendre la vie mystique. Il essaie de convaincre Bossuet, il compose des essais et ferraille avec finesse, sans commettre de fautes. Finalement, son affrontement avec les puissants 15 le conduisit à une disgrâce relative : en le nommant archevêque de Cambrai, on l’éloigna de la Cour16.
Parmi les témoignages d’époque, se détache le récit de Saint-Simon qui nous conte avec son ironie coutumière les relations entre Fénelon, Madame Guyon, les membres du cercle (le « petit troupeau »), Mme de Maintenon… Ami des ducs de Chevreuse et de Beauvillier à qui il dédiera les plus beaux « tombeaux » de ses mémoires, il connaissait bien toute l’histoire. Le récit dont nous donnons des extraits résume une dizaine d’années de relations :
1.17 (285) Dans ces temps-là, obscur encore […] [Fénelon] la vit, leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama. Je ne sais s’ils s’entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu’on vit éclore d’eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. […] il n’oubliait pas sa bonne amie (287) madame Guyon ; il l’avait déjà vantée aux deux ducs [de Beauvilliers et de Chevreuse] et enfin à madame de Maintenon. Il la leur avait même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l’humilité et l’amour de la contemplation et de la solitude retenaient dans les bornes les plus étroites, et qui craignait surtout d’être connue. Son esprit plut extrêmement à madame de Maintenon […] Peu à peu il s’était approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que madame Guyon s’était fait, et qu’il ne conduisait pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, sœur des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, madame de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étaient les principales. […]
1.18 (309) Il travailla à persuader Madame de Maintenon de faire entrer madame Guyon à Saint-Cyr, où elle aurait le temps de la voir et de l’approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l’hôtel de Chevreuse ou de Beauvillier. Il y réussit. Madame Guyon alla à Saint-Cyr deux ou trois fois. Ensuite madame de Maintenon, qui la goûtait de plus en plus, l’y fit coucher […] elle y chercha des personnes propres à devenir (310) ses disciples et elle s’en fit. Bientôt il s’éleva à Saint-Cyr un petit troupeau tout à part […]
(311) Madame de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu’il [M. de Chartres] lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu’il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu’elles avaient mis par écrit […] Tout à coup madame Guyon fut chassée de Saint-Cyr […] [M. de Cambrai] paya d’esprit, d’autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent. […] [Mme de Maintenon] s’irrita de plus en plus contre madame Guyon. On sut qu’elle continuait à voir sourdement du monde à Paris ; on le lui défendit sous de si grandes peines qu’elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour d’elles (312) en différents lieux […] elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. […] Madame Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille.
1.27 (436) [M. de Cambrai] n’était plus à portée de rien ; mais il eut la douleur de voir donner l’Ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d’État d’Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d’un autre. Madame de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avait eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu’elle les chassait à cause de leur entêtement pour madame Guyon et pour sa doctrine. Tout cela, avec l’examen de son livre dont il ne se pouvait rien promettre de favorable lui fit prendre parti d’écrire au pape, de porter son affaire devant lui... 17.
On peut penser, comme les contemporains, que la rencontre de Fénelon avec Mme Guyon fut catastrophique pour lui. Ils considéraient sa persévérance dans « l’erreur » quiétiste comme une énigme incompréhensible. Mais grâce à la publication de leur correspondance, nous pouvons maintenant comprendre : Fénelon n’a pas sacrifié sa vie publique et ses ambitions pour des questions d’idées, mais parce qu’il a choisi son expérience intérieure.
Fénelon fut le disciple de Mme Guyon : ce fait apparaît clairement dans leur correspondance.
Nous avons vu que le fondement de la relation de Mme Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence de cœur à cœur. Si l’on veut bien passer outre des dérapages sentimentaux douloureux pour le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse, on voit leurs lettres relater la « mise au monde » d’un mystique par une mystique qui sert de canal à la grâce18 Par l’onction qu’elle lui transmettait, elle lui a permis d’accéder à un territoire inconnu, une vie qui ne se limitait plus au corporel et au psychologique, mais qui baignait dans la grâce. Il en était parfaitement conscient et reconnaissant : c’est pourquoi il fut toujours son soutien et ne la renia jamais malgré l’adversité.
Madame Guyon attendait Fénelon, car il lui avait été désigné par un rêve. Elle le rencontra pour de bon le 13 septembre 1688 chez des amis. Fénelon n’ayant aucune expérience mystique, elle dut lui apprendre à passer au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
[Dieu] a permis que je m’en allasse avec vous pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit […] Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsqu’on a une fois appris ce langage […] on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle […] Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on apprend tard ! (L. 1 157)19.
Elle tente de lui décrire en images le flux divin qui la traverse vers lui :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 1, 276).
Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).
Comme nous l’avions vu chez M. Bertot, elle participe au travail de la grâce :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).
Avec autorité, elle fonde ontologiquement cette paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 où elle affirme que la circulation de la grâce entre humains participe au « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même :
[Dieu] m’a fait comprendre qu’il fallait qu’il y eût comme de vous à moi un flux et un reflux et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble, lorsque nos âmes seraient de niveau. […] C’est ce flux et reflux de communications qui nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité […]
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Fénelon rend les armes et se moque de lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque que rêver […] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner ou relativiser toutes ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231) et même la messe :
Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé, à moins d’une simple envie de la dire. Ne vous faites loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est quelquefois captivé par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. (L. 1 292)
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance, a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Mon cher enfant que j’enfante chaque jour à Jésus-Christ, avalez simplement et recevez la nourriture que je vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. […] Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. (L.1. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Comme il abandonne peu à peu ses préjugés et ses peurs, il la rassure :
Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins.
Et il termine en souriant sur lui-même :
Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L. 172).
Surtout il a fini par comprendre la nature de leur lien spirituel :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est un avertissement divin pour lui. Elle lui affirme :
La vérité sera toujours et dans ma bouche et dans mon cœur pour vous et au bout de ma plume. (L. 220).
Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et affirme sa soumission en tout :
Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. (L. 169).
Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Mme Guyon a été source de souffrances pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Mme Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). Or le Dauphin mourut en 1712 avant le roi, ce qui anéantit tous les espoirs du parti dévot.
Quand Fénelon fut exilé à Cambrai et que Mme Guyon habitait Blois, leur correspondance se poursuivit portée par des messagers sûrs (Dupuy, le neveu de Fénelon, Ramsay…) qui allaient de l’un à l’autre. Une lettre20 de mai 1710 établit fort bien qui dirige l’autre, puisqu’on voit Fénelon demander des conseils à propos de certains dirigés qui posent problème, puis sur sa propre vie intérieure :
[Colonne gauche, Fénelon, question no. 2 :] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? […]
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Il est vrai que la pensée que je mourrai bientôt m’a restée quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que Put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyé par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait [par] benedic me pater.
[Col. gauche, Fénelon, question no. 3 :] La p[etite] D[uchesse] [de Mortemart] ne m’écrit presque plus ; pour moi, je lui écris moitié vérité avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales […] Elle est piquée [irritée] à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug21.
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] […] C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.
[Col. gauche, Fénelon, question no. 4 :] Le petit abbé [de Langeron] fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil […] je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, mon père, comment ne vous êtes pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?22
[Col. gauche, Fénelon, question no. 5 :] L’abbé de Chanterac, homme savant […] et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse […] à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux…
[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église […] Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle […] S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? Mais arrêtez-le si vous pouvez.
[Col. gauche, Fénelon, question 10 :] Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.
[Col. gauche, Mme Guyon, réponse :] Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine [avarice]. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre23.
Le neveu de Fénelon écrira à propos de cette lettre : « Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 […] De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon »24.
Il se forma autour de Fénelon un cercle spirituel parallèle à celui de Mme Guyon à Blois : en union avec celle-ci, il pouvait transmettre la grâce en silence à ses visiteurs. Cette lettre fait part de sa joie :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Comme c’est Mme Guyon qui le met en contact avec la grâce, Fénelon ne peut transmettre que s’il est en union avec elle, Jésus-Christ étant la source de cette cascade de grâce :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté [enraciné] en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
C’est pourquoi Mme Guyon a vu en lui le successeur qui continuerait cette fonction après elle. Dès 1690, étant gravement malade, pensant mourir, elle veut lui transmettre cette charge :
J’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. […] Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné25.
Affolé de la perdre, Fénelon lui avoue ce qu’elle représente pour lui :
Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer […] Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m’y perds […]26.
En fait, elle devra abandonner cet espoir de succession puisqu’il mourra avant elle. Mais tout au long de ces années, elle s’émerveillera de leur union si totale en Dieu :
Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu ; union qui dans la perte même fait une béatitude en Dieu même, qui se conservera et se consommera durant toute l’éternité, union qui est un véritable sacrement […] (L. 271).
Elle poursuit en célébrant la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain :
C’est cette union que les sages devenus enfants — et les enfants étant la véritable sagesse, — se jouent devant Dieu et s’y jouent avant la formation du monde, étant au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois : ils sont avant tous les siècles, étant les enfants de l’éternité et non du temps, aussi tout ce qui est du temps ne leur convient plus. Ils se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. […] Mon âme est comme une eau qui se mélange avec la vôtre et qui s’y confond si parfaitement qu’elles seront bientôt indistinctes. (L. 271).
Fin mai 1710, une lettre arriva à Blois portée par un visiteur écossais (Lord Forbes ?) passé par Cambrai : Fénelon s’y dissimule sous l’anonymat d’un « on ». Son union avec elle est devenue très profonde. Il décrit son état et lui dit toute sa vénération :
On me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on n’y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [fond] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on n’y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.
[…] On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P.P. [le duc de Bourgogne, son élève] et au petit abbé. On aime de tout son cœur votre fils M.F. [M. Forbes] avec une véritable tendresse.
On est à vous sans mesure. (L. 1377)
Même la mort de Fénelon en janvier 1715 ne pouvait les désunir :
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).
Preuve de la force de l’expérience intérieure que Fénelon vivait avec elle, lorsque la justice ecclésiastique se prépara à examiner les opinions de Mme Guyon, il refusa de la condamner. Cette résistance extraordinaire à la pression du pouvoir étonna, car elle était contraire à ses intérêts : il savait qu’il abandonnait là toute ambition personnelle.
Ils passèrent l’été 1694 à chercher dans les écrits reconnus par l’Église la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de « faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu27 ». Tout le mois d’août, ils collationnèrent des milliers de pages de textes, rassemblés sous le titre de Justifications signées par madame Guyon, et deux mémoires de Fénelon : le premier sur Cassien sera intégré comme contribution aux Justifications, le second, rédigé en septembre sur Clément d’Alexandrie, restera manuscrit pendant trois siècles,28 car inacceptable pour les juges.
Face à Bosssuet qui les accusait d’inventer des nouveautés, leur projet était de démontrer que les mystiques « modernes », loin de créer du nouveau, vivaient une expérience qui se révèle identique d’âge en âge : ils sont persuadés vivre le cœur même de la tradition chrétienne, Jésus étant l’origine de ce courant de grâce qui traverse les siècles, fécondant les mystiques chrétiens de chaque époque29.
Tandis qu’il cherchait à remonter le plus loin possible dans le temps pour prouver l’identité d’expérience entre anciens et modernes, Fénelon lit le texte grec des Stromates de Clément d’Alexandrie30 : celui-ci a connu des disciples des Apôtres. Fénelon y retrouve son propre vécu : aussi bien la vie mystique décrite dans le Moyen Court que la transmission de cœur à cœur bien connue du temps des Apôtres.
Écrit très rapidement dans l’élan de l’enthousiasme, le commentaire de Fénelon sur le Gnostique dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère dans un passé si proche du Christ. Il va livrer ingénument le fond de sa pensée pour convaincre Bossuet que l’expérience mystique est bonne, qu’elle existe identique à toute époque, et que les affirmations de Mme Guyon sont vraies, puisqu’on les retrouve chez Clément. On sent bien que Fénelon ne défend pas des théories, mais que ce texte le rassure sur son vécu personnel. Son commentaire est émouvant par sa véracité, sa spontanéité, sa passion : on est loin du prélat réputé pour sa froideur.
Le pivot en est le Pur Amour où l’âme enfoncée en Dieu n’a même plus le désir de son propre salut. Clément émettait déjà une supposition impossible : « Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu ».
Là, on est « consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification. » Cette « habitude de contemplation et de charité perpétuelle » est ce que Clément appelle gnose, l’état ultime du chrétien, qui implique un abandon total à tout ce que Dieu veut faire de l’âme : « Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. »
Clément permet à Fénelon de revendiquer la liberté absolue du mystique, mû par le seul Esprit-Saint, face aux « théologiens rigides » et à tous ceux qui n’ont aucune expérience de la grâce (onction) : « […] c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. » 31.
Fénelon se permet d’affirmer que le mystique arrivé à l’état apostolique joue le même rôle que les apôtres : « Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement il enseigne à ses disciples les profondeurs des Ecritures, mais encore il transporte les montagnes et aplanit les vallées du prochain ; il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères32 ». Fénelon décrit là imprudemment le rôle que joue madame Guyon pour lui : plongée dans l’état apostolique, Mme Guyon répand la grâce autour d’elle et porte les obstacles d’autrui par sa prière.
Bossuet rendra son manuscrit à Fénelon : il n’était pas question de le convaincre de ce qu’il jugeait être des absurdités. Ils n’en parleront plus jamais. À cause de son ambition, Bossuet s’était fermé au christianisme intérieur. Comme l’aurait dit Clément, « ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur33 ».
Toute cette exaltation fut laminée par les événements : n’étant qu’une simple femme, laïque de surcroît, madame Guyon subira des interrogatoires éprouvants, puis des années de prison, avant d’être libérée, quittant la Bastille en 1703 sur une litière. Fénelon sera préservé par son rang à la Cour, mais on l’en éloigna en le nommant archevêque de Cambrai. Les consignes de discrétion ne l’empêcheront pas de continuer inlassablement à écrire sur les points qu’il jugeait essentiels : pur amour et passivité.
Le Gnostique de Fénelon est passionnant parce qu’il exprime sans détour ce que Fénelon, et donc Mme Guyon, entendaient par vie mystique. Véridique, il traduit l’esprit qui animait leur cercle spirituel, et le désir — largement partagé, il existait également à Port-Royal — de remonter aux véritables sources chrétiennes. Les notions importantes sont là : l’amour pur au-delà de tout sentiment et ressenti ; l’état d’enfance, notion fondamentale chez Clément ; l’optimisme, car la bonté et l’amour de Dieu sont répandus dans la Création. Thème bien présent, le christianisme n’est pas une pure espérance placée dans l’au-delà, mais débouche sur une participation à la vie divine qui s’accomplit au milieu de la vie ordinaire par une « contemplation habituelle ». Enfin la transmission de la grâce dans l’état apostolique est affirmée en tant qu’expérience incontournable.
On va constater ici avec quelle détermination, avec quel enthousiasme Fénelon veut convaincre ses lecteurs :
CHAPITRE III De la vraie Gnose.
[…] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. […]
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]
Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » […] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.
Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35] : « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assurent notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit ; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]
Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ? [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces, comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].
Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
CHAPITRE XI Le gnostique est déifié.
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII, 16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. ...
En veut-on un exemple ? […] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques, ne sont plus d’usage. […]
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres ; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible34, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie35 de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom. VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. […] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. […]
Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu ni compris. Nul chrétien pathique36 et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
Dans son exploration des anciens auteurs latins et grecs, Fénelon put s’appuyer aussi sur les Conférences de St Jean Cassien (360 ? – 433 ?), dont l’influence fut si importante sur la règle de St Benoît et le monachisme intérieur d’Orient et d’Occcident. Il en fit un commentaire 37 dont le texte fut annexé aux Justifications.
Se référer à Cassien permettait à Fénelon de défendre la réalité de l’oraison continuelle. Voici quelques extraits de sa belle description :
Et il [Cassien] assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant [lui] et tous les débris des passions mortes […]
Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales38 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant39. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament40 : ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes, mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.
Parallèlement aux Justifications, l’excellent projet de Fénelon était de faire un dictionnaire des termes mystiques :
[…] les expressions des auteurs mystiques ont été souvent critiquées sur des équivoques […] En effet rien n’est difficile que de faire bien entendre des états qui consistent en des opérations si simples, si délicates, si abstraites des sens […] chaque article aura deux parties […] La première sera la vraie, la seconde exposera quand l’illusion commence […]41
Voici un exemple de son travail, article XXXV, Vrai :
L’état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n’est que l’état le plus passif, c’est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous.
Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi ; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu’elle est quelque chose hors de Dieu ; c’est-à-dire qu’elle condamne le moi en tant qu’il est séparé de la pure impression de l’esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n’est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu’on ne doit pas croire que l’âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n’en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme indigne, d’une grâce si éminente.
Ce livre remarquable fut attaqué lui aussi. La chronologie établie par Orcibal42 et ses études montrent qu’au moment de la querelle du quiétisme, Fénelon a passé son temps à aller et venir entre son évêché de Cambrai et Paris pour se défendre. La force des pressions exercées par le pouvoir royal français sur Fénelon et sur le pape fut étonnante : le 18 juin 1698, d’après l’abbé Bossuet, « le Roi a parlé très fortement à M. de Cambrai contre son livre et son obstination » ; le 26 juillet, « Le Roi a écrit au pape en représentant vivement le danger que les propositions contenues dans le livre peuvent faire courir à ses sujets... » ; le 30 décembre, lors de l’examen à Rome de sa traduction latine : « ... à chaque audience Bouillon expose avec vivacité l’impatience royale... »
Le pape finit par céder à Louis XIV et la condamnation de l’Explication des Maximes des Saints (1697)43 eut lieu en mars 1699 par le bref papal Cum alias.
Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées, Fénelon obéit et cessa immédiatement le combat, acceptant la condamnation papale qui le réduisait au silence. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens pour défendre l’autorité religieuse du pape, tandis que sa charge d’évêque lui fera produire les mandements qu’il jugeait nécessaires à la conduite des âmes.
En 1699, un petit traité de gouvernement destiné au Dauphin, Les Aventures de Télémaque, lui fut volé et édité sans sa permission : il contenait des critiques évidentes contre le Roi et sa façon de gouverner. Le succès du livre fut énorme et durera tout le XVIIIe siècle. La fureur du Roi l’envoya en exil définitif dans son évêché de Cambrai.
Dans la discrétion, Fénelon continua à diriger des âmes intérieures comme la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues. Tandis que madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, formait ses visiteurs à la mystique, un cercle parallèle se réunissait autour de « notre père » à Cambrai : il était le messager de grâce de Mme Guyon. Les visiteurs allaient de l’un à l’autre et c’est par leur intermédiaire, en particulier par le neveu de l’archevêque, que les deux amis ont pu garder des relations
Fénelon écrivait selon les circonstances, à l’image de son inspiratrice, et ne fit jamais de tri, ou n’en eut jamais le temps. À l’origine, les écrits spirituels44 étaient perdus au milieu d’un maquis d’éditions incontrôlées, de lettres et de manuscrits inachevés, qui ne fut exploré et mis en valeur qu’au XXe siècle, en particulier par J. Le Brun. Il faut plonger au sein de cette œuvre foisonnante pour retrouver les textes rédigés à des fins spirituelles45 : des Opuscules, des Lettres de direction, le Gnostique, quelques pages des Justifications...
Un plan concerté de publications fut-il conçu par nos deux mystiques vieillissants, puis mis en œuvre par les disciples, ou l’idée en revint-elle aux disciples afin de sauvegarder l’essentiel pour l’avenir46 ? On ne sait. En tout cas, l’entreprise fut parallèle : l’édition des Discours de madame Guyon fut publiée en deux volumes en 1716. Après la mort de Fénelon en janvier 1715, les disciples méritants ont extrait les plus beaux écrits spirituels47 du fouillis général. L’édition de 1718 comporte un volume d’opuscules suivis d’entretiens, méditations, réflexions, et surtout un second volume de lettres qui fait mieux découvrir l’auteur mystique, car il s’y exprime en toute liberté48 : c’est dans ce choix de 1718 que se situe le plus précieux de l’expérience fénelonienne.
La grande édition critique moderne, en dix-sept tomes, de la Correspondance de Fénelon a souffert au début de certains manques. Tout d’abord, elle était amputée des nombreuses lettres de madame Guyon à son dirigé49. Ensuite, les plus belles lettres de direction spirituelle de Fénelon étaient absentes : elles avaient eu la malchance que les disciples les amputent, par précaution, de leurs dates et destinataires50, ce qui les éliminait de l’édition critique. Or les disciples avaient choisi les plus belles !
Grâce à un grand travail d’érudition, un tome XVIII les a enfin rassemblées récemment : malgré un titre trop neutre qui n’en révèle pas le contenu51, c’est au Fénelon le plus profond qu’il nous est maintenant permis d’accéder. Si les écrits appréciés au XVIIIe siècle ont vieilli, demeure ici vivant le cœur de l’œuvre, qui est intemporel. Car ce grand directeur spirituel est un vrai mystique qui analyse sans concession, avec grande finesse, le domaine intérieur spirituel ; or celui-ci demeure le plus souvent caché, même aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, puisqu’il suppose, outre des qualités d’introspection, l’expérience d’un au-delà du psychologique, d’une profondeur due à la grâce. L’intériorité étant peu connue, La Rochefoucauld et La Bruyère ne s’attaquent qu’aux défauts plus visibles de nature morale52. Mais, inversement, Fénelon vit au siècle de Racine : c’est à lui qu’il doit d’enrichir ses analyses d’une finesse psychologique inconnue dans la littérature mystique antérieure :
On veut être une espèce de divinité au-dessus des passions53…
Cognet regrette deux limites chez Fénelon : « une paralysie de la sensibilité », et l’absence de l’inquiétude pascalienne54. Quant à J. Le Brun, il est surtout sensible à une apparente mélancolie55. En fait, la vie mystique a porté Fénelon au-delà de la sensibilité commune et de l’inquiétude métaphysique : l’affectivité un peu dépressive s’est transformée en compassion lucide, la croyance a laissé place à la certitude d’une foi vécue au sein de l’obscurité.
La lecture des petits traités et de la Correspondance56 révèle une lucidité paisible qui perce les illusions de l’interlocuteur jusqu’à la racine. Fénelon ne le culpabilise pas : il veut tout simplement le faire entrer dans la réalité. Il entend partager ce triste constat : la nature humaine est ce qu’elle est et l’on n’y peut rien. Ce n’est donc pas la peine de s’y attarder, sinon on tourne en rond en soi-même. La seule solution est de se tourner vers la grâce et de s’y établir. Cette perte totale des illusions n’entraîne pas l’amertume ou l’humour grinçant des moralistes : sorti du plan psychologique, Fénelon regarde la nature humaine du fond de la paix où il habite. Il n’y a donc chez lui aucun jugement, mais de la compassion, une compassion active qui presse les autres de quitter les petitesses humaines inévitables pour entrer définitivement dans la paix de la grâce :
Sans l’amour de Dieu tout est vide […] la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure57.
Certaines lettres58 sont de véritables petits traités sur un sujet donné, c’est pourquoi les disciples leur ont donné un titre qui sert de résumé : par exemple, cette lettre probablement adressée à Mme de Chevreuse a reçu le titre : Sur la dissipation et la tristesse. Fénelon y appelle non à l’effort ou à l’ascétisme, mais à un abandon heureux :
Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu’on est heureux en cet état, et que le cœur est rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! [VI Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à Mme de Chevreuse) 573, 85]
Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied59 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer ; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire [Ibid. 577, 94]
Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps [Ibid. 578, 96]
Des lettres nombreuses sont adressées à Mme de Maintenon dont Fénelon a été un moment le Directeur. Il s’est donné beaucoup de mal pour lui expliquer la vie intérieure. Ici, alors qu’elle se voit déjà en prophétesse, il la ramène à une réalité plus simple :
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire ; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
Il tenta avec patience de l’amener au détachement :
On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature ; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme ; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété ; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu ; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172]
Le pur amour n’est que dans la seule volonté60 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44]
Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix ; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [Ibid. 612, 47]
Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63]
La direction de Mme de Maintenon a probablement été une rude tâche, mais Fénelon restait véridique et osait lui dire ce qu’il pensait :
Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordures, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77]
Il lâche parfois un peu de son expérience personnelle. Sans doute a-t-il dû lui-même lutter contre la mélancolie :
Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87]
Cette lettre traite du pur amour en citant Platon :
Platon fait dire à Socrate, dans son Festin61, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi ; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte ; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme62. » [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251]
Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [Ibid. 667, 265]
Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi ; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses. L’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274]
Il faut éviter de s’appuyer sur le sensible :
Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux : 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […] 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202]
C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103]
« Vous êtes le Dieu de mon cœur » :
C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur63. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cours selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi ; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11]
C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. [40]64.
Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. [147]
L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. […] L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165]
Le deuxième tome65 de l’édition 1718 ne contient que des lettres choisies par les disciples. Elles sont particulièrement belles :
Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. [Lettre 66, 124]
Ce n’est pas assez de se détacher : il faut s’apetisser. En se détachant on ne renonce qu’aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. [Lettre 85 154]
Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous en détacher […] Tournez-vous vers l’Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours […] quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
Ici l’interlocuteur est assez intime pour que Fénelon lui confie avec simplicité sa peur de la souffrance :
Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. […] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. […] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. [Lettre 113]
Ce beau texte décrit le repos du fond où l’on écoute la grâce :
[211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif, qu’on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l’âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. […] [212]
Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l’Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119]
La difficulté est de se confier à Dieu sans savoir où l’on va :
Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224]
Qu’est-ce qu’être rien ?
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : allez comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux qu’il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
L’abandon n’est pas une noble attitude ou une contemplation de soi-même :
On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait par générosité d’amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L’abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé ? L’abandon se réduit non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. (Lettre 171, 318)
Votre amour propre est au désespoir quand d’un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d’autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)
Ce passage important nous permet d’affirmer qu’il partage l’expérience de M. Bertot et Mme Guyon, porter les souffrances des autres en union de grâce avec eux :
Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]
Il retrouve ici les accents de M. Bertot pour appeler tous les disciples à le rejoindre en Dieu :
Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. […] Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun […] Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c’est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320
Nous possédons une quinzaine de correspondances qui s’étendent sur des années avec des personnes bien identifiées : elles montrent combien l’archevêque était disponible et attentif envers ses dirigé(e)s aux tempéraments si divers, depuis la mystique Charlotte jusqu’à la scrupuleuse comtesse de Montberon (destinataire de 246 lettres !), en passant par l’assez jeune marquis de Blainville et l’ami dom François Lamy. S’y ajoutent bien d’autres correspondants occasionnels ou inconnus. Mais quelle que soit la personnalité, ce directeur ne se départissait jamais d’une grande finesse.
La correspondante la plus importante fut la duchesse de Mortemart, mais comme nous pensons qu’elle est l’héritière de Mme Guyon dans la direction des disciples, nous lui avons consacré une section personnelle.
La plus intéressante est Charlotte de Saint-Cyprien (1670 ? -1747), une jeune intellectuelle protestante convertie au point de rentrer chez les carmélites66. Fénelon l’encourage, puis plusieurs années passent, où Charlotte s’approfondit ; enfin, il lui accorde son amitié et se confie à elle. Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696, puis la maturité de 1711 à 171467. À cause de leur grand intérêt, nous donnerons des extraits de la série complète des lettres.
Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts :
Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille ; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.
Au mois de mai, elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».
Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle :
Vous n’avez point d’expérience ; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance.
Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu.
Novembre :
N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir (4) du côté de l’esprit !
Décembre :
Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement.
Décembre toujours, Fénelon enfonce le clou :
J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien ; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection.
Mars 1696, la plus longue lettre est un vrai petit traité intérieur :
L’âme qui contemple de la manière la plus sublime, doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation […] il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. […] L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. […]
L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce ; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.
La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature […] Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas ; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir ; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. […] Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte ; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. […]
Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion.
Août :
Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort ; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné […] Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion ; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres.
Décembre :
En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours.
Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu.
Quinze ans ont passé. Charlotte mûrie est devenue une confidente :
Janvier 1711 :
Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion.
Décembre 1711 :
« Ma très honorée sœur,
À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. […] Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. […] Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. […] je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle.
Mars 1714 :
Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort ; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux ; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous.
À Cambrai, Fénelon se révéla comme un pasteur proche des gens, menant une vie très simple et traitant tout le monde sur un pied d’égalité.
Il dut faire face à la guerre qui avait envahi son diocèse :
Si la guerre dure, nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre événement enlèvera toute cette frontière à la France. Il faut attendre en paix la volonté du P. [etit] M. [aître] et le laisser se jouer de nous. (Lettre 1373. À Mme Guyon. 4 ? mai 1710)
La misère fut terrible, surtout pendant l’épouvantable hiver 1709 : il s’employa à la soulager autant que possible.
En février 1712, il eut la douleur d’apprendre la mort du dauphin, emporté par l’épidémie de rougeole qui sévissait à la Cour. Tout espoir d’avoir un roi chrétien était détruit. Obligé d’abandonner son dernier attachement mondain, il écrit à Chevreuse :
Hélas, mon bon Duc, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l’Église et pour l’Etat. Il a formé ce jeune prince. Il l’a orné, il l’a préparé pour les plus grands biens. Il l’a montré au monde, et aussitôt il l’a détruit. Je suis saisi d’horreur, et malade de saisissement, sans maladie. (Lettre 1532, 27 février 1712)
Il mourut à soixante-quatre ans le 7 janvier 1715 des suites d’un accident de carrosse, et, au grand dam de sa famille, « sans devoir un sou et sans nul argent » (Saint-Simon).
À sa mort, Madame Guyon écrivit à Poiret68 :
Nous avons perdu notre cher père, mon cher frère, ou plutôt, bien loin de l’avoir perdu, nous le trouvons plus réellement dans le ciel que sur la terre. Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort, et nous nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie.
Madame Guyon rassemble sous le nom de « Cis » des disciples français proches connus avant ses prisons (1695-1703). Ils lui sont restés fidèles jusqu’à leur disparition.
L’influence de Bertot puis de Guyon s’est propagée dans tous les milieux de la société, pas seulement dans les couvents et chez d’autres « spécialistes » de la spiritualité. Elle atteignit des gens qui n’étaient pas supposés s’intéresser à la mystique, dont des résidents à la Cour qui bénéficiaient d’un appartement au château de Versailles. C’est en effet parmi les grands du royaume que la grâce a eu l’humour de choisir quelques disciples parmi les plus profonds.
Les plans de petits appartements aux pièces étroitement imbriquées, occupés par Madame de Maintenon, les couples Beauvillier et Chevreuse, l’abbé de Fénelon lorsqu’il était précepteur, ont pu être reconstitués avec exactitude, de même que les dates d’entrées et de sorties ordonnées à leurs occupants. Ils étaient situés dans l’aile du château de Versailles, très proches des pièces où Louis XIV vivait et tenait Conseil. La tranquillité ne devait certes pas être comparable à celle offerte par un cloître, mais Madame Guyon pouvait s’y rendre discrètement. On imagine qu’une paix intérieure fugitive s’établissait alors dans cet environnement inhabituel, au coeur même du Pouvoir Absolu (centralisateur ? toujours ! La maison éternelle si bien contée par Youri Slezkine en est un avatar). Nos Amis, parfois réunis discrètement, pratiquaient la « Vie commune » chère aux mystiques depuis Ruusbroec69.
Ils furent les amis de toute une vie, et restèrent fidèles même quand elle avait disparu à la Bastille. Cette présence de mystiques à la Cour dérangeait Bossuet et Mme de Maintenon, car ils se référaient à des lois supérieures au pouvoir temporel.
Le duc de Beauvillier (1648-1714) et le duc de Chevreuse (1656-1712) étaient intimement unis malgré des tempéraments différents. Ils étaient beaux-frères car ils avaient épousé deux filles de Colbert. Ils assumèrent des responsabilités importantes au sein du gouvernement de Louis XIV : le roi conserva toujours une confiance absolue envers leur honnêteté et par suite de leur absence d’ambitions personnelles.
Le jeune duc de Beauvillier passa par l’armée, étape obligatoire pour un noble, mais la quitta, car il ne s’y plaisait pas. Au grand étonnement de la Cour, il fut nommé chef du conseil royal des finances en 1685 avec l’appui de Mme de Maintenon. Louis XIV estimait cet homme cultivé et d’une moralité irréprochable, au point de lui confier ses petits-fils : Beauvillier devint Gouverneur du duc de Bourgogne, puis du duc d’Anjou et du duc de Berry. Le Roi lui maintint une confiance absolue malgré la tempête provoquée par la condamnation du quiétisme et le retournement de Mme de Maintenon. Toujours président en 1697 de ce conseil des finances, il faisait partie du Conseil d’en haut. Son influence était considérable,
« Pour la plus grande et la plus importante délibération qui, de tout ce long règne, eût été mise sur le tapis. Le Roi, Monseigneur, le Chancelier, le duc de Beauvillier, et Torcy, et il n’y avait lors point d’autre ministres d’État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire [de la succession d’Espagne, en 1700 »]70.
Quant à Charles-Honoré duc de Chevreuse, il fut élève des Petites Écoles de Port-Royal (les Trois discours sur la condition des grands de Pascal lui auraient été adressés), mais il prit ses distances vis-à-vis des jansénistes. Conseiller particulier de Louis XIV, il terminera après 1704 en « ministre d’État sans en avoir l’apparence » puisque « les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher71 ».
On trouve une description très vivante des deux ducs chez Saint-Simon, qui était leur ami même s’il ne partageait pas leur attachement à la « dame directrice ». Cette amitié se poursuivra jusqu’à leur mort. On appréciera le témoignage sur Beauvillier porté par un homme qui n’était ni dévot ni mystique, mais dont l’admiration pour M. de la Trappe atteste d’une vive perception de la fugacité propre à notre condition humaine :
« Il [Beauvillier] n’avait jamais souhaité aucune place […] Il n’y avait d’attachement que pour le bien qu’il y pouvait faire […] Il n’avait qu’à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission […] Il m’embrassa avec tendresse, et je m’en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n’en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent... 72. »
Saint-Simon admire la solidité intérieure des disciples de Mme Guyon face à l’épreuve lorsqu’ils risquaient de tout perdre. Quand la foudre s’abattit et que la Cour se détourna, leur contenance paisible força l’estime du roi :
« On sut que l’abbé de Beaumont, sous-précepteur ; l’abbé de Langeron, lecteur ; Dupuis et l’Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d’être frère de M. de Cambrai. […] En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés73, madame Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu’on lui mit auprès d’elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l’espionner, on crut qu’elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, et sur leurs épouses. […]
« Mesdames de Chevreuse et de Beauvillier, accoutumées à voir l’élite des dames se rassembler autour d’elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là [à Marly] et quelques autres ensuite, fort esseulées. Personne ne les approcha dans celui-ci, et si le hasard ou quelque soin, en amenaient auprès d’elles, c’était (130) sur des épines, et elles ne cherchaient qu’à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux sœurs ; mais semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour […] Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d’eux et d’elles, parce qu’on vit le roi les traiter avec la même distinction...
« Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois madame Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que madame Guyon se défendait avec beaucoup d’esprit et de réserve74. »
Parmi les figures de proue du « petit troupeau », figuraient la fille de Fouquet et les épouses des ducs, qui étaient filles de Colbert : Saint-Simon témoigne de l’union qui régnait entre elles, très admirable quand on sait comment Colbert a détruit Fouquet :
« (133) La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l’amie de tous les temps de madame Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert. »
Saint-Simon s’amuse cruellement de l’attachement du duc de Charost exprimé sans mesure :
« [Le duc de Charost] était intimement de mes amis […] il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c’était mon patriarche devant qui tout autre n’était rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai (135) répondis-je d’un air animé, que ce l’est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu’il y a entre les deux, c’est que le mien n’a jamais été repris de justice. » Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome.
« À ce mot voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie ; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s’écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu’elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette et tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. […] Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi ; je ne fis qu’en rire. »
Le même admire par contre le courage de Beauvilliers qui, devant le roi, persiste dans son amitié pour Fénelon et affirme son obéissance au pape :
« Le pape prononça la condamnation. [...] (265) Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Dès qu’il l’aperçut il fut à lui et lui dit : « Eh bien, Monsieur de Beauvilliers, qu’en direz-vous présentement ? Voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes -- Sire, répondit le duc d’un ton respectueux, mais néanmoins élevé, j’ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s’il ne se soumet pas au pape, je n’aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d’une générosité si ferme d’une part et d’une déclaration si nette de l’autre, mais dont la soumission ne portait que sur l’Église. »
Quant à Chevreuse, une large correspondance indique combien Mme Guyon avait confiance en son fidèle « agent de liaison ». Dans le « tombeau » des vertus que Saint-Simon lui élève à son décès, nulle trace de férocité (elle visait les courtisans animés de médiocres mobiles). Il ne comprend pas l’abandon du couple Chevreuse à madame Guyon mais il admire la droiture et la probité de Chevreuse, signes visibles d’une profonde intériorité :
« M. de Chevreuse, qui était assez grand, bien fait, et d’une (269) figure noble et agréable, n’avait guère de bien. Il en eut d’immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu’il épousa en 1667. […] Madame de Chevreuse était une brune, très aimable femme, grande et très bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine ; elle sut plaire à l’un et à l’autre, être très bien avec les maîtresses, mieux encore avec Madame de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s’y trouvait mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d’esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps.
« J’ai parlé ailleurs de l’union de ce mariage, de leur abandon à la fameuse Guyon et à l’archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre ; du ministère effectif, mais secret du duc de Chevreuse jusqu’à sa mort […] surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, et M. le prince de Conti […] de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres (270) […], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l’abondance de vues, une rapide, mais naturelle escalade d’inductions dont il ne reconnaissait pas l’erreur, étaient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettait si nettement en jour et en force avec tant d’adresse, qu’on était perdu si on ne l’arrêtait dès le commencement. […] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai : c’est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé […]
« Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois […] (271) il était presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu […] Sa santé, il la conduisit de même. »
Saint-Simon admire la paix que répandait son ami, la tendresse dont il était entouré. Ses domestiques protégeaient sa vie intérieure :
« Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. (272) […] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin75, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets, il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir ; mais si particulier par le mépris intime du monde […]
« Il ne connaissait pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivait souvent là-dessus des aventures qui faisaient notre divertissement […] (273) Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avait été son intendant, qui s’était mis à choses à lui plus utiles, où M. de Chevreuse le protégeait. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu’il faisait et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore : « Dans un moment, » répondit-il sans s’émouvoir76. Un quart d’heure après, il l’appelle et le fait entrer. « Ah ! Mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée — Point du tout, monseigneur, répond Sconin ; comme j’ai l’honneur de vous connaître, il y a bien des années, j’ai compris ce matin que la demi-heure pourrait être longue, j’ai été à Paris, j’y ai fait, avant et après dîner, quelques affaires que j’avais, et j’en arrive. » […]
« (274) M. de Chevreuse écrivait aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement […] Il était, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique […] (275) Il souffrit d’extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyables […] et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille.
« Si M. de Chevreuse avait […] essayé d’alléger ses chaînes […] d’allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly77, pour y vivre à Dieu et à lui-même […] il avait fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le voulait sous sa main, à la suite de ses affaires […] Madame de Chevreuse n’était pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la voulait toujours. […] (276) La mort du roi rompit ses chaînes ; elle se donna pour morte ; elle s’affranchit de tout devoir du monde […] Elle dormait extrêmement peu, passait une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassemblait sa famille aux repas, qui étaient toujours exquis sans être fort grands, toujours surprise des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre (277) […] Jamais femme ne fut si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu’à la fin de sa vie...78
Ami du duc de Beauvillier, Isaac Dupuis (ou du Puy) connut Mme Guyon dès les années 1687 ou 1688 79. Dans les lettres, il est désigné par le terme « Put[eus] » ou même « p. », à cause de l’étymologie latine de puits, puteus.
Beauvilliers le fit élever au moment où Fénelon devenait précepteur du duc de Bourgogne.
« Il avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une “sainte société de gentilshommes qui demeurent près des carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents80. »
Saint Simon confirme qu’il
“était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier ; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde81.”
Il accompagna le “petit troupeau” dans sa chute.
“Dès janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme. […] On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon”.
Fénelon l’emmena à Cambrai, car la disgrâce royale l’avait privé de tout travail.
Le “bon Put” était à la fois un homme qui pratiquait l’oraison, l’homme de confiance, le gestionnaire des biens de Mme Guyon en prison, le lien et porteur de nouvelles entre Cambrai et Blois, celui qui tint les cahiers de lettres de l’archevêque après les destitutions, dont la sienne, qui ont provoqué l’exil général à Cambrai.
C’est Mme Guyon elle-même qui parle de lui dans une lettre de 1695, juste avant sa saisie et son long emprisonnement. Elle y expose ses soucis bien concrets et la confiance qu’elle voue à Dupuy dans cette période difficile82 :
Je quitte absolument le lieu où je suis, je trouve un petit lieu à la campagne au bon air, mais il faut l’acheter : on me demande 2000 livres comptants, et j’ai un contrat à une fille qui me sert sur l’Hôtel de Ville au denier quatorze que j’espère qu’on me fera vendre pour faire cette somme ; sinon le bon put [Dupuy], sur mon billet, me les prêtera. Il n’y a que ce moyen de me les faire tenir, car il faut payer d’abord. Ainsi, nul ne saura que je serai dans ce lieu, je n’y verrai âme vivante et il sera ignoré de tous les Enfants [les membres du cercle quiétiste].
[…] Je vous envoie le contrat de la petite Marc83 avec un billet de 600 livres pour put. Je vous prie qu’il me fasse toucher, le plus tôt qu’il se pourra, 2000 livres pour acheter ce petit lieu qu’on ne veut pas louer. Je vous serai sensiblement obligée. Je croyais vous envoyer le contrat de la petite Marc, mais je me souviens de l’avoir envoyé à M. Dupuy dans une cassette avec d’autres papiers, par la voie de la petite duchesse [de Mortemart].
Si M. Dupuis le cherche, il le trouvera, ou bien il faut savoir de la bonne p[etite] d[uchesse] si elle a gardé le coffre. Ce fut M. l’abbé de Charost qui le fit prendre chez M. Thévenier ; ayez la charité de savoir tout cela à Fontainebleau [la Cour], je vous en prie, et qu’on m’envoie au plus tôt un billet pour recevoir les 2000 livres. Voilà un billet de deux mille livres pour M. Dupuis ; s’il a le contrat et qu’il me le mande, il brûlera le billet de deux mille livres et je lui enverrai un de six cents livres.
Mme Guyon le qualifie de “bon enfant” ; il fait partie de ses “enfants” aimés :
Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes] de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants…84
C’est Dupuy qui a “converti”, c’est-à-dire amené la comtesse de Guiche (« La colombe ») à la mystique.
La “chasse à la Guyon” se termine par l’arrestation du 27 décembre 169585 : lors de sa mise au secret en 1697 dans un “couvent-prison” constitué à cette fin, elle pense en mourir et fait son testament .
Le petit “couvent” est un lieu de bonne garde […] Voilà mon espèce de testament ; il faut l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout — c’est un bon enfant —. Le t[uteur : Chevreuse] et vous, pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes] »86
Quand Mme Guyon se retira à Blois, Dupuy servit d’intermédiaire pour les messages oraux dont aucune trace ne devait rester. Elle charge Dupuy d’informer Fénelon sur l’état d’une Église dévastée par le conflit entre jésuites et jansénistes :
[…] je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit87.
Le rôle de Dupuy ne se limitait pas à la transmission d’informations : il était un ambassadeur spirituel. Elle l’envoya à Fénelon afin de le consoler de la mort de Beauvillier. C’est dire combien elle le jugeait capable de prendre les gens en charge et leur faire du bien par sa seule présence :
Nous avons perdu le Bon Duc [de Beauvillier]. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher père [Fénelon], qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour lui88.
Signe de profonde confiance, elle lui confia l’un des deux exemplaires de son dernier testament89. Jusqu’à la fin, elle se soucia avec tendresse de ce disciple et ami :
Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamome, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède90.
Parallèlement à ces activités cachées, le travail officiel de Dupuy fut d’assurer le secrétariat de Fénelon à Cambrai. Il faisait une copie des lettres, qu’il classait par ordre chronologique et qu’il rassemblait en livres de lettres selon l’usage de l’époque. Aussi Fénelon lui fit copier la correspondance de Mme Guyon avec Chevreuse : pendant qu’elle était en prison, celui-ci avait servi de relais. Grâce à ce livre qui couvre la période parisienne, nous suivons le combat de la « Dame directrice » lors de la querelle du quiétisme91. Il existait aussi un livre des lettres copiées par La Pialière : Dupuy en corrigea les inexactitudes.
Il a donc joué un rôle important de conservation des documents du groupe. Une profonde reconnaissance est due à Dupuy grâce auquel a été reconstituée la moitié de la correspondance guyonienne92.
Dupuy rendit encore un autre service : à la mort de Fénelon, le marquis de Fénelon, exécuteur testamentaire, décida d’éditer les œuvres spirituelles de son oncle. Il fit appel à la bonne mémoire de Dupuy pour écrire sa préface93. Dupuy, qui avait été proche témoin de tous les événements rédigea alors une Relation du différend entre Bossuet et Fénelon : demeuré manuscrit jusqu’à nos jours94. Ce texte bien rédigé s’avère préférable à la Préface du marquis qui se devait d’être pleinement irénique. Sans parti-pris, sans colère, Dupuy analyse avec empathie les ressorts psychologiques cachés des différents protagonistes de la « Querelle » : il en découle un exposé très clair et écrit par un esprit paisible des causes réelles de toute cette agitation. On peut ainsi comprendre les motivations de chacun.
Nous nous étions tenu au vécu personnel de Mme Guyon. Voici une transcription partielle, éditée pour la première fois, de la Relation de Dupuy. L’’intéressant début éclaire les motivations de chacun pendant ce long combat public 95 :
(1) Vous me demandez, Monsieur, un récit fidèle de ce qui s’est passé dans le grand démêlé de Monsieur l’Archevêque de Cambrai avec Monsieur l’Archevêque de Paris et Messieurs les évêques de Meaux et de Chartres. […] Tout le monde sait la liaison qui était entre Monsieur de Meaux [Bossuet] et Monsieur l’Abbé de Fénelon avant que ce dernier vînt à la Cour et fût fait précepteur de Monsieur le Duc de Bourgogne, les louanges que Monsieur de Meaux donna au choix que le roi en venait de faire et combien il parut s’intéresser à l’élévation d’un homme que l’on regardait également (2) comme son ami et son disciple ; mais les distinctions que l’on accorda à Monsieur l’Abbé de Fénelon auprès du prince à cause de sa naissance ; sa réputation qui devint grande tout d’un coup et la faveur de Madame de Maintenon resserrèrent le cœur de Monsieur de Meaux à son égard, et il ne put voir sans un peu de peine un homme qu’il regardait comme son disciple, traité d’une manière si différente de celle dont il l’avait été.
En effet il n’avait jamais eu ni la table de Monsieur le Dauphin ni son carrosse dans tout le temps qu’il avait été son précepteur, et l’on accorda l’un et l’autre à Monsieur de Fénelon dès les premiers jours qu’il eut l’honneur d’être auprès de Monsieur le duc de Bourgogne : il arrivait souvent que les manières douces et insinuantes avec lesquels on disait dans le public qu’il gagnait l’esprit du prince et lui rendait l’étude aisée et la lui faisait regarder plutôt comme un jeu que comme un assujettissement fâcheux, il arrivait, dis-je, souvent que ce discours porté aux oreilles de Monsieur de Meaux comme au meilleur ami de Monsieur de Fénelon, le blessait dans un endroit bien sensible, car l’on savait que sa conduite à l’égard de Monseigneur avait été toute contraire, et l’événement avait justifié qu’il ne s’y était pas bien pris, par le dégoût qu’il lui avait inspiré de toute sorte (3) d’étude.
Ces choses qui paraissent petites ne laissèrent pas de faire une impression assez grande dans l’esprit de Monsieur de Meaux, et quoiqu’au-dehors cela ne parut pas d’une manière bien marquée, leurs amis communs s’en aperçurent. Monsieur l’abbé de Fénelon cependant vivait avec lui à son ordinaire ; le voyait comme auparavant, et souvent l’invitait à se trouver à l’étude du Prince. Cinq ou six ans se passèrent de la sorte et ce qui restait du temps destiné pour l’éducation de Monsieur le Duc de Bourgogne aurait fini de même, sans les affaires de Madame Guyon où l’on fit entrer Monsieur de Meaux qui de son côté ne fut point fâché de reprendre avec Monsieur de Fénelon les airs de supériorité qu’il avait eus autrefois avec lui, car comme il s’agissait de doctrine, son caractère, son âge et sa réputation lui en donnaient une pour laquelle il savait que Monsieur l’Abbé de Fénelon était plein de respect et de déférence.
Madame Guyon sous prétexte de quiétisme, mais pour des intérêts particuliers avait été mise aux filles de Sainte-Marie par ordre du Roi au commencement de l’année 1688. Madame de Maintenon qui la crut persécutée injustement, se fit une affaire auprès du roi de l’en tirer, elle la faisait entrer quelquefois dans Saint-Cyr, et trouvant (4) dans sa conversation et dans sa sorte de piété de quoi s’édifier, non seulement elle, mais quelques filles de cette maison qui souhaitèrent de la voir, elle leur permit de prendre confiance en elle et crut par le changement de quelques-unes dont elle n’était pas contente auparavant, n’avoir pas lieu de s’en repentir, elle en parla à Monsieur l’Abbé de Fénelon qui l’avait connue peu de temps après sa sortie de Sainte-Marie, il ne s’opposa point à l’estime qu’elle paraissait avoir pour elle et lui en parla même en plusieurs occasions d’une femme pleine de piété et de vertu dont il pouvait rendre témoignage plus que personne ; parce qu’il s’était trouvé à portée de lui faire expliquer ses expériences, et de connaître à fond ses sentiments. […]
(6) […] Quelques jeunes dames de la Cour qui avait pris le père Alleaume jésuite pour directeur, le conservèrent au grand scandale de ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et les jansénistes qui avaient beaucoup recherché Madame Guyon autrefois, eurent le déplaisir de croire que Monsieur le Duc de Chevreuse qu’ils avaient élevé dans Port-Royal et qu’ils regardaient comme un homme attaché au parti, les abandonnaient pour demeurer de ses amis. Il connaissait Madame Guyon depuis deux ou trois ans seulement, il avait été fort prévenu contre elle, et ayant intérêt de la connaître pour (7) des raisons très essentielles qui regardaient sa famille, il ne s’en voulut rapporter qu’à lui-même ; il le fit avec toute la précaution imaginable, et cet examen lui donna autant d’estime pour elle qu’il avait eue auparavant de prévention contre.
Monsieur le duc du Beauvillier ne donnait pas moins d’inquiétude à l’un et à l’autre de ces deux partis ; l’éducation des princes dont il était chargé, la confiance de Madame de Maintenon qu’il partageait avec Monsieur l’Abbé de Fénelon et ses emplois considérables qui l’attachaient auprès du Roi, le faisait regarder comme un homme qui pouvait beaucoup nuire ou servir. L’on savait l’estime qu’il avait pour Madame Guyon qu’il connaissait aussi depuis deux ou trois ans, et que la plupart de ses amis et ceux qui l’approchaient le plus la regardaient comme une personne d’une très grande vertu et en qui ils avaient beaucoup de confiance.
Son éloignement ne calma donc point les esprits échauffés de Saint-Cyr et de la Cour. L’on supposa qu’elle répandrait son poison de loin comme de près, et l’on crut que pour rendre sa doctrine plus suspecte, il fallait décrier ses mœurs. L’on mit tout en œuvre pour en venir à bout et ceux qui s’en mêlèrent y réussirent si bien qu’ayant persuadé Monsieur l’évêque de Chartres, il ne songea plus qu’à persuader aussi de son côté Madame de Maintenon et ceux de la Cour qu’il croyait des amis de Madame Guyon (8) ou entêtés de ses sentiments.
Madame de Maintenon tint bon quelque temps : ce qu’elle avait connu de Madame Guyon, ses lettres, ses écrits qu’elle avait goûtés, le témoignage que lui en rendaient d’ailleurs ceux de ses amis en qui elle avait alors le plus de confiance, lui faisait suspendre son jugement. Elle se rendit enfin aux instances de Monsieur l’évêque de Chartres et de quelques personnes qui y entrèrent avec des vues trop humaines ou avec des intérêts particuliers.
Un de ceux qui firent le plus de bruit contre Madame Guyon fut Monsieur Boileau. Il avait passé plusieurs années de sa vie à l’hôtel de Luynes où sa piété et son désintéressement lui avaient acquis l’estime de tous ceux qui faisaient profession d’en avoir ; il avait vu cette dame plusieurs fois, lui avait fait ses difficultés sur le petit livre intitulé le Moyen court, et avait paru satisfait de sa docilité.
Une femme extraordinaire qui se mit sous sa conduite en arrivant à Paris lui fit changer de sentiment ; elle l’assura que Madame Guyon était mauvaise et qu’elle causerait de grands maux à l’Église. Monsieur Boileau persuadé par cette femme, de la sainteté de laquelle il se croyait sûr, se joignit à ceux qui (9) persécutaient Madame Guyon. Sa prévention lui fit croire le mal qu’il en entendait dire, et bientôt il fut un de ses plus zélés persécuteurs. Il n’est pas aisé de pénétrer pourquoi Mademoiselle De la Croix, car c’est ainsi que s’appelait cette femme qui depuis a fait beaucoup de bruit dans Paris sous le nom de sœur Rose, parlait ainsi de Madame Guyon.
(11) […] Il était de l’ordre de ne rien négliger de ce qui pouvait contribuer à mettre et les esprits et les consciences en repos. Elle proposa elle-même Monsieur de Meaux qu’elle n’avait jamais vu, comme le plus propre à cet examen à cause de son savoir et de sa grande connaissance de la tradition. Monsieur le duc de Chevreuse se chargea de lui en parler ; il y témoigna d’abord quelque répugnance à cause de Monsieur l’Archevêque de Paris avec lequel il craignait de se compromettre, mais comme il ne s’agissait que de juger des expériences d’une personne qui cherchait la vérité et qui ne demandait qu’à être redressé supposé qu’elle se trompât, on lui fit entendre qu’il n’y avait rien en cela dont Monsieur de Paris put être blessé puisqu’il ne s’agissait point d’un jugement dogmatique qui dut paraître, mais seulement de son sentiment qu’elle regarderait comme la règle de sa conduite.
Monsieur de Meaux ayant accepté cette proposition et l’ayant vue une fois ou deux, elle le pria de lire et d’examiner ses écrits qu’elle lui fit remettre entre les mains, non seulement les (12) imprimés, mais tous les commentaires sur l’Écriture sainte ; c’était un grand travail et il demanda quatre ou cinq mois pour se donner le loisir de le tout voir […] Elle lui fit remettre sa Vie entre les mains.
L’obéissance la lui avait fait écrire ; et ses dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité aussi ce fut sous le secret de la confession que ces défis lui fut remis et il promit un secret inviolable. Il lut tout avec attention, en fit de grands extraits et se (13) mit en état au bout du temps qu’il avait demandé, de lui proposer ses difficultés et d’écouter les explications qu’elle y donnerait. Ce fut au commencement de l’année 1694. Le jour de cette conférence Monsieur de Meaux la communia de sa propre main et la vit chez Monsieur Janon, un ecclésiastique de ses amis où il lui avait donné rendez-vous. Il y porta tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles à quoi se réduisaient ses difficultés. Il parut satisfait de ses réponses sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la pureté de la doctrine, mais il y eut un article ou deux sur quoi elle ne put le satisfaire. Il s’agissait de ses expériences, elle disait simplement ce qu’elle avait éprouvé, et ce qu’elle éprouvait encore, mais il la croyait trompée […] L’on peut croire qu’il fut arrêté par la nouveauté de la matière et par le peu d’usage qu’il avait des voies intérieures dont on ne peut guère bien juger que par l’expérience.
Cette conférence avait duré six ou sept heures, et Madame Guyon qui ne plus satisfaire Monsieur (14) de Meaux sur les articles dont nous venons de parler, se regarda comme une personne trompée et dans l’illusion et voulut que ses amis la regardassent de même. Elle prit la résolution de se retirer beaucoup plus loin.
(15) […] Il s’était joint un peu de crainte naturelle au premier motif qui l’avait engagé à se retirer ; ce qu’elle avait souffert de la part de Monsieur l’Archevêque de Paris lorsqu’elle fut mise à Sainte-Marie, lui faisait craindre de retomber dans ses mains, il ignorait que Madame de Maintenon eût changée de sentiments pour elle ; mais cela ne pouvait être caché longtemps, et il était à craindre, piqué contre elle au point où il l’avait été, qu’il ne fît donner une nouvelle lettre de cachet (16) lorsqu’il la verrait privée d’une telle protection. Monsieur Fouquet fut le seul à qui elle se confia de sa retraite.
(17) […] Son éloignement qu’elle avait approuvé elle-même faisait apparemment tomber toute l’inquiétude que l’on avait prise sur son sujet. C’était en effet ce que l’on en devait présumer, mais on commençait à avoir un autre but. La confiance que Madame de Maintenon avait en Monsieur l’abbé de Fénelon et sa faveur qui se déclarait tous les jours donnait de l’ombrage à bien des gens ; l’occasion était trop belle pour la manquer, on le crut entamé dès que Madame de Maintenon s’était déclaré contre Madame Guyon, et l’on n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier les soupçons qu’on lui donnait contre lui dès qu’on sentit qu’elle y prêtait l’oreille. Ses meilleures amies y entrèrent, mais avec des vues (18) différentes […]
Ce déchaînement qu’elle apprit dans sa retraite lui fit juger qu’on en voulait à d’autres qu’à elle96 ; elle n’avait pas fait jusque-là un personnage assez considérable pour causer une si grande rumeur ; mais, quel qu’en pût être le motif, elle crut, puisqu’il s’agissait de ses mœurs, devoir rompre le silence et chercher à les justifier par une voie qui ne laissât plus rien à désirer. Pour cet effet elle écrivit à Madame de Maintenon (19) qu’elle la suppliait de lui faire donner par le Roi des commissaires pour informer à charge et à décharge sur toutes les choses qu’on lui imputait, qu’on lui fit son procès suivant toute la rigueur des lois […]
Monsieur le duc de Beauvillier voulut bien se charger de cette lettre et la faire tenir à Madame de Maintenon, mais elle ne jugea pas à propos d’entrer dans un expédient qui paraissait si naturel, elle répondit simplement à Monsieur de Beauvillier qu’elle ne croyait rien des bruits qui couraient sur Madame Guyon, que ce n’était point de ses mœurs dont il (20) s’agissait, qu’elle avait toujours cru très bonnes, mais du fonds de ses sentiments, et qu’il serait à craindre qu’en la justifiant sur les mœurs, l’on ne donnât trop de créances à sa doctrine qui était très mauvaise ;
[…] Jusque-là le roi n’avait point entendu parler de toutes ces affaires de Madame Guyon, l’on jugea à propos de lui en parler, et Madame de Maintenon le fit avec beaucoup de ménagement. Elle lui fit entendre qu’il y avait de petits livres de Madame Guyon qui commençaient à faire du bruit comme favorisant le quiétisme, que plusieurs jeunes dames de la cour qui la connaissaient et à qui elle avait fait beaucoup de bien en les retirant du monde et les portant à la piété, paraissaient y prendre une si grande confiance qu’il était à craindre qu’elle ne leur inspirât des sentiments dangereux, supposé qu’elle en eût, que cette dame ne demandait pas mieux que d’être redressée si on lui faisait connaître qu’elle se fut écartée le moins du monde du chemin battu et qu’elle (21) demandait avec insistance qu’on la fît examiner par des gens d’un caractère à lui mettre une bonne fois l’esprit en repos aussi bien qu’aux autres, que cet examen naturellement regardait Monsieur l’Archevêque de Paris
[ajout marginal d’une autre main :] mais toutes les parties avaient si peu de confiance en lui [Harlay, Archevêque de Paris] […] qu’il lui en fallait ôter la connaissance pour la donner à des gens d’une piété aussi bien [que] d’un savoir reconnu ; [au Roi] elle lui fit aussi connaître l’intérêt que Monsieur de Beauvillier et Monsieur de Chevreuse avaient à cet examen, tant à cause de ces jeunes dames et des autres amis de Madame Guyon dont ils étaient environnés, que parce qu’ils la connaissaient eux-mêmes et avait beaucoup d’estime pour elle à cause de sa vertu et de sa piété. Le Roi se rendit à ces raisons et pour ne pas faire de peine à Monsieur l’Archevêque, dans le diocèse duquel cela se devait faire, il ne voulut pas paraître y avoir entré ni même savoir qu’il se fît.
Il ne s’agissait plus que de savoir sur qui on jetterait les yeux pour cet examen ; le premier qui se présenta [fut] Monsieur de Meaux, il en avait déjà fait un particulier quelques mois auparavant, et Madame de Maintenon qui le savait, le voulut voir pour sonder ses sentiments (22) et savoir jusqu’où elle pouvait compter sur lui dans la condamnation qu’elle voulait faire faire ; car c’était de cela dont il s’agissait et cet examen prétendu n’était que pour la rendre plus authentique et fermer la bouche à ce qu’une conduite trop passionnée aurait blessé ou éloigné du but qu’elle se proposait.
Il ne fut pas difficile à Monsieur de Meaux de pénétrer les intentions de Madame de Maintenon non plus que son inquiétude sur ses amis ; la confidence avait quelque chose de flatteur et il promit apparemment tout ce qu’on pouvait espérer de lui. D’un autre côté Madame Guyon et ceux qui s’intéressaient pour elle furent bien aises de l’y voir entrer ; il avait eu déjà connaissance de l’affaire et après un long examen où il n’était entré que par un esprit de charité, non seulement il lui avait administré les sacrements le jour de la conférence, mais même depuis il avait offert à Monsieur le Duc de Chevreuse le certificat dont il a été parlé, et de son aveu les choses sur lesquelles il n’avait pu convenir avec elle n’ayant pas été décidées par l’Église, n’en blessaient point la foi. Il fut donc choisi de part et d’autre avec le même agrément.
Madame Guyon à cause (23) de Madame la Duchesse de Guiche [La Colombe]97] qu’elle avait beaucoup vu, souhaita que Monsieur l’évêque de Chalon y entrât, il avait de la douceur et de la piété, et elle croyait qu’il avait quelque connaissance des voies intérieures dont il s’agissait plus ici que du dogme de l’Église.
Monsieur de Beauvillier et Monsieur l’Abbé de Fénelon souhaitèrent que Monsieur Tronson y entrât aussi : il était supérieur de la maison de Saint-Sulpice et ils avaient tous deux une confiance très particulière en lui depuis un grand nombre d’années. L’on demanda à ses trois messieurs un grand secret sur toute cette affaire ; elle aurait blessé Monsieur l’Archevêque qui l’aurait portée au Roi et s’en serait attribué la connaissance avant que de n’entrer dans aucune discussion.
Madame de Maintenon souhaita que Monsieur l’Abbé de Fénelon y entrât comme quatrième, et le Roi l’approuva ; il y avait de la répugnance à cause de la liaison qu’il avait eue avec Madame Guyon et les préventions où l’on était qu’il était trop entêté de ses sentiments ; cependant il ne put s’en défendre et il travailla de concert avec ces messieurs.
Dans la première entrevue qu’il eut avec Monsieur de Meaux, ce prélat lui avoua de bonne foi qu’il n’avait aucune connaissance des auteurs (24) mystiques et qu’il n’avait jamais lu saint François de Sales, ni le bienheureux Jean de la Croix, ni la plupart de ceux qui traitent des voies intérieures et de ce qu’on appelle la vie spirituelle ; comme c’était de la conformité de leurs sentiments avec ceux de Madame Guyon dont il s’agissait, il ajouta qu’il les allait lire avec beaucoup d’attention, qu’il les emporterait à Germigny avec les écrits de Madame Guyon et que dans une affaire de cette conséquence il fallait prendre un grand temps pour tout examiner et ne laissait rien derrière soi.
Monsieur l’abbé de Fénelon qui entra dans sa pensée, lui offrit de faire des extraits d’un grand nombre de ces auteurs qui lui étaient connus ; c’était un grand travail dont il le soulageait et qui le mettait tout d’un coup à portée de voir l’état de la question ; madame de Maintenon approuva son dessein ; il travailla donc sur Saint Clément, saint Grégoire de Naz [iance], sur Cassien, saint François de Sales, le bienheureux Jean de la Croix et plusieurs autres.
(25) […] [Monsieur de Meaux] ne pouvait souffrir qu’on lui fît voir qu’une tradition de l’église constante (26) et suivie sur un point si essentiel à la religion [l’amour désintéressé] lui eût échappé. C’était sur quoi Monsieur de Fénelon insistait toujours, et c’était aussi ce qui indisposait toujours Monsieur de Meaux de plus en plus contre lui ; il n’était pas accoutumé à cette sorte de résistance et la trouvait encore moins supportable dans un homme qu’il regardait comme son disciple.
(27) […] Monsieur de Meaux voulait faire un personnage ; il fallait entretenir avec Madame de Maintenon un commerce qui ne roulait que sur cette affaire, et faire sentir à Monsieur de Fénelon une autorité pour laquelle il n’avait pas une déférence assez aveugle ; sans parler de ce fonds de jalousie qu’il ne connaissait pas lui-même, mais qui n’avait pu échapper à leurs amis communs. Monsieur de Meaux qui était l’âme de cette affaire, tant par son caractère que par son âge et la réputation de doctrine où il était, voulut donc que l’Église fut en péril par ces deux petits livres de Madame Guyon dont il a déjà été parlé, car il ne s’agissait pas de ses manuscrits que personne ne connaissait et qu’elle offrait de brûler au moindre signal qu’on lui en donnerait ; il avait eu sur la fin de l’année 1694 une ou deux conférences avec elle où Monsieur de Chalons était présent, et elle n’avait servi que pour rendre plus authentique la condamnation qu’il avait (28) promis d’en faire ; il en rendit compte à Madame de Maintenon qui le dit au roi et l’un et l’autre crurent que c’était une affaire finie dont ils n’entendraient plus parler.
En effet peu de jour après Madame Guyon se retira dans le monastère des filles de Sainte-Marie à Meaux de l’agrément de ce prélat qui le souhaita même pour achever, disait-il, de la désabuser de sa prétendue spiritualité […] Monsieur de Meaux n’en voulut pas demeurer là […] (29) Il leur montra 30 articles qu’il avait dressés et leur proposa de les signer comme une barrière contre toutes les nouveautés […]
(32) […] Monsieur de Meaux croyait avoir réduit Monsieur de Cambrai au point d’une déférence aveugle pour tous ses sentiments, et Monsieur de Cambrai en lui faisant admettre les articles ajoutés aux 30 premiers, se promettait de lui faire admettre par des conséquences nécessaires tout son système sur l’amour désintéressé. L’un et l’autre se trompèrent dans leur jugement comme l’événement le fera voir.
(33) […] Il n’y eut rien que Monsieur de Meaux ne tenta et mit en œuvre pour tirer d’elle l’aveu de ses erreurs prétendues, elle fut inébranlable […] (37) […] Cette dame lui fit connaître que le premier [Acte] n’était plus entre ses mains, qu’elle l’avait fait envoyer à sa famille le jour même que Monsieur de Meaux le lui avait donné, et qu’après les bruits qu’on avait répandus d’elle dans le public, elle ne croyait pas que sa famille se dessaisît d’un acte qui faisait sa justification, et se contentât du dernier qui bien loin de la faire, était capable de faire croire qu’elle eût donné lieu à tout ce qu’on avait dit contre elle. Monsieur de Meaux n’insista plus et eut le déplaisir de ne contenter personne.
Monsieur de Harlay archevêque de Paris étant venu à mourir vers ce temps-là, il semblait que le roi penchât du côté de Monsieur de Meaux pour lui faire remplir cette place importante, mais soit que Madame de Maintenon ne fut pas contente de la manière dont il avait fini avec Madame Guyon ou qu’elle songeât déjà à l’alliance de Monsieur de Noailles, elle la fit donner à Monsieur de Chalons.
Sur la fin de la même année, on fit arrêter Madame Guyon par ordre du Roi et elle fut mise à Vincennes. Monsieur de la Reynie eût ordre de l’interroger, mais comme je n’ai parlé d’elle qu’à l’occasion du différend dont vous me demandez le récit, je me renfermerai dans les bornes que je me suis prescrites sur les différents de ces deux (38) prélats et ne parlerait de cette Dame qu’autant qu’elle y a donné lieu.
Dans la suite du récit (39 à 161) Fénelon défend Mme Guyon ; il s’ensuit un duel par écrits entre Fénelon et Bossuet, la condamnation en 1699…
Et « la colombe » est l’autre figure qui pourrait prétendre à la succession de Mme Guyon. Saint-Simon la connaissait bien car son fils aîné épousa sa fille :
La duchesse de Mortemart […] était, pour le moins, suivie [dans l’oraison] de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont, fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…98.
Il s’agit de Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche, qui prendra le titre de duc de Gramont. Le fait d’être la belle-sœur du cardinal de Noailles, l’un des examinateurs de Mme Guyon, l’éloigna un moment. Mme Guyon la surnomme toujours « La Colombe » dans sa correspondance. On sait qu’elle organisa des quêtes à la Cour pour les pauvres, et qu’elle s’occupa de l’hospice de Vichy. Elle mourut seulement en 1748, ce qui rend plausible la succession.
Lord Forbes, qui fréquentait Blois et était forcément au courant de ce qu’elle était, la vénérait et la désigne dans ses lettres comme l’une des « personnes les plus intérieures ». On le voit demander l’aide de sa prière :
[…] j’ai été fort infidèle au petit Maître […] Priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche99.
De même, dans la lettre suivante, toujours destinée au marquis de Fénelon, il redemande de l’aide :
Je demande pardon de ce que j’ai pris tant de temps pour vous raconter mes misères. C’est afin que vous, et M[me] de G[rammont] et monsieur R[amsay] ayez la bonté de vous en souvenir devant le petit Maître et que vous lui en demandiez le remède.
La fin de la lettre insiste en anglais à l’intention de Ramsay :
I beg you and the marquis may recommand me to the prayers of Mme de G[rammont].
Il est probable que Forbes sachant Mme Guyon très gravement malade, avait scrupule à la déranger. Il demande donc les prières de celle qu’il juge être immédiatement en dessous. Enfin circule entre disciples étrangers l’information suivante :
M. de Marçais100 m’a conté qu’une demoiselle en Suisse qui était intérieure, et dont j’ai oublié le nom, avait écrit en France pour s’informer si Madame Guyon n’avait point laissé de successeur dans l’état apostolique qui assistât d’autres personnes intérieures. Sur quoi, après avoir écrit en bien des endroits, elle avait enfin reçu l’avis qu’il existait effectivement une personne pareille, savoir la duchesse de Grammont, mais qu’elle se tenait fort cachée quant à son extérieur, à cause du grand nombre d’ennemis qui persécutaient la vie intérieure. Que par cette raison, elle n’était connue que des personnes pareillement adonnées à la vie intérieure. Les lettres furent écrites quelques années après l’année 1720. 101 .
Petit-fils102 du frère aîné de Fénelon, Gabriel-Jacques de Fénelon était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Informée, Madame Guyon lui écrit dès septembre :
Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous aie recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’aie prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation : Il vous y fait compagnie.
Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. […]103.
Mal soigné, il subit une opération début février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie : il restera toujours infirme, ce qui lui vaudra le surnom de « cher boiteux » sous la plume de Mme Guyon. Fénelon qui aimait bien son neveu, lui conseille de lâcher les faux-semblants pour ne s’appuyer que sur le divin dans la douleur de cette épreuve :
Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D [ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse [de Mortemart ? ou de Chevreuse] ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le Bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le Bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre […]104.
Se rendant aux eaux de Barèges en 1714 avec l’abbé Pantaleon de Beaumont105, il passa probablement à Blois sur l’invitation de Mme Guyon : c’est alors qu’il fit sa connaissance. S’ensuivit une correspondance dont il nous reste une série de soixante-dix lettres106, (le marquis recopiait les lettres de sa mère spirituelle et classait les copies dans un cahier qui l’accompagnait partout).
Après la mort de la « très chère et vénérable mère », le « cher boiteux » se maria, eut douze enfants, et fut capable de servir son pays selon son rang au cours d’une brillante carrière militaire et diplomatique. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746.
Il était légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont : il les publia107 en Hollande en 1738 après y avoir ajouté un « Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition »108. Cet exposé clair et précis de la Querelle a été rédigé avec l’aide de Dupuy : il reflète la vision du cercle guyonien de Lausanne au milieu du Siècle des Lumières tel qu’on peut la deviner dans le Supplément à la Vie109.
Madame Guyon eut bien du mal à intérioriser ce jeune mousquetaire arrivé chez elle à seulement vingt-trois ans, après sa blessure. Mais elle conserva toujours une tendresse particulière pour son « cher boiteux ». Dans sa première lettre, elle lui demande de fréquenter lord Forbes (ou Ramsay), tout en lui signifiant qu’elle le portera dans sa prière :
J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N.110 Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit.
Après la mort de Fénelon, elle lui recommanda aussi de prier « notre cher père… plus proche de vous que quand il était sur terre ».
Il eut beaucoup de difficultés à s’unifier dans la vie intérieure, ce qui nous permet de lire des conseils et des encouragements bien précieux pour les débuts d’une vie mystique : ils portent sur « la simple exposition devant Dieu », la fidélité à l’oraison, la lecture qui prépare le recueillement et « qui porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose », sur « l’oraison d’affection », la joie à servir « un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous ». En voici un choix pris dans cette centaine de pages de correspondance :
Lettre 317, septembre 1711 :
J’ai reçu votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie, y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N. […]
Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment. […]
Lettre 318, 26 mars 1714 :
[…] Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assurerai que de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu. […]
Lettre 322, 9 juillet 1714 où elle lui dit qu’elle n’est que l’instrument dont Dieu se sert :
Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Il me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements111 fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, que l’œuvre ne soit point attribuée à l’homme, mais à Dieu. Soyez donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.
Ne soyez point ravaudeur112, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie des préceptes113. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci, car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maître. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il s’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur ; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.
Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoiqu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie114, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.
Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir ; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans, c’est une récolte que l’on fait, et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde. […]
Lettre 324, 29 septembre 1714 : elle prévient le marquis des précautions qu’elle prend pour garder secrètes (même pour sa fille) les relations spirituelles qu’elle entretient avec ses visiteurs de Blois :
J’étais fort en peine de vos nouvelles, mon cher enfant, et dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyiez quérir R [amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine, car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F [orbes] et de R [amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtemps. […]
Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant la prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorsqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. […]
Il ne nous reste qu’une seule lettre du marquis à Mme Guyon : peut-être était-ce celle qu’il jugeait importante. Il y raconte en effet un rêve qui l’a tellement marqué qu’il éprouve le besoin de le lui écrire. On sait l’importance que Mme Guyon accordait aux rêves, car elle en raconte plusieurs dans sa biographie. Ce sont des états mystiques qui ont lieu pendant le sommeil et qui s’expriment par des images. Ils peuvent symboliser l’état spirituel du rêveur ou lui montrer une réalité mystique importante. Dans ce songe, Mme Guyon vit joyeusement avec ses enfants spirituels près du jardin du paradis. Le baiser qu’elle accorde symbolise la transmission de la grâce qui passe pour le jeune marquis. L’état de profonde paix vécu réellement pendant le rêve le transforme : il a perdu ses doutes sur les liens qui l’unissent à Mme Guyon.
Nous concluons cette partie des « Cis » français sur quelques lettres au Cher boiteux choisies parmi beaucoup d’autres adressées par « notre V[énérable] M[ère] » à ses disciples.
[Lettre 327, 31 mars 1714 ?] :
Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P [oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela ait fait beaucoup d’impressions sur mon esprit.
Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevin115 pour aller ensemble chez notre mère [Mme Guyon]. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R [amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : « Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc. » J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.
Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et...116 dans une salle, - je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect117 dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.
Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné ! … Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin118.
Lettre 328, 7 décembre 1714, de Mme Guyon :
[…] Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection. […]
[Post-scriptum de la main même de Mme Guyon :]
Mon cher enfant, je vous aime tendrement, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher père [Fénelon], qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersés. Communiez à cette intention.
Lettre 334, 9 février 1715 : Fénelon vient de mourir.
[…] Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyez que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre. […]
Lettre 340, 22 mars 1715 : Mme Guyon recommande au marquis découragé de prier Fénelon. Celui-ci transmettait la grâce de son vivant, il continue après la mort plus efficacement encore :
[…] Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nous nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes, se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.
Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale ; il participe même de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil de foi et dites-lui au fond de votre cœur : « Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, je veux vous suivre, mais je ne peux pas ». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître.
Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses ! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance. […]
Lettre 343, 20 mai 1715 :
[…] Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire. […]
Lettre 345, 28 juin 1715 :
[…] Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y est habituée, comme l’œil voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il se fait plus sentir dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœur, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenser. […]
Lettre 346, 5 août 1715. La lecture spirituelle prépare au recueillement :
[…] Je ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à sa lumière et à sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement, mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : « Mais je ne sens point son opération ». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être. […]
L. 356. Dieu est jaloux :
[…] Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur. Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. […]
L. 359. « Nous sommes du naturel des crapauds » :
Au reste, mon cher b [oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds : nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure. Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.
L. 363. Se défaire de la tête :
[…] Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé ; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : « Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs. » […]
L. 372. Mme Guyon parle ouvertement d’elle-même comme « instrument » de Dieu : par son canal, Dieu a donné au marquis la douceur des premiers états, puis le retire du sensible maintenant :
[…] Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme. Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? […]
L. 373. Mme Guyon se plaint des tièdes :
[…] Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre. […]
Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds ! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit [Apoc. 3, 15-16]. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient [boiteraient] pas sans cesse des deux côtés. […]
Lettre 377, 1er juin 1716 : Mme Guyon a tellement d’affection pour le marquis qu’elle fait l’effort de lui écrire de sa main :
[…] Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.
Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici. Au reste, ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désolées sans route et sans eau, comme David [Ps. 62, 3] l’avait éprouvé.
Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p. à vos prières et à celles de Pan [ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre père [Fénelon]. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.
6 Août 1716, L. 380. L’ultime conseil :
Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. […]
Plongé dans un grand vide par la mort de Mme Guyon, le marquis écrivit à Lord Deskford119 :
Mon cher milord. Après la perte que nous auons faiste il ne nous reste plus que d’estre unis en celui qui ne nous manquera jamais et que nous deuons croire ne nous auoir priué de la presence sensible de N [otre] M [ère] que pour nous faire trouuer par son intercession un secours plus puissant, et plus conforme à nos besoins. […] L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature, et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie m’a montré d’une manière sensible être la voie que je dois suivre. […] Soions unis mon cher milord malgré la distence des lieux. Je n’aurai jamais rien qui me soit si pretieux que de pouuoir esperer que j’aurai tousjours en vous un ami, et un frere dans le p [etit] m [aître]. Dieu le veuille, et que je ne cesse pas de l’estre par mes infidelités. Je suis bien touché de la separation des amis avec lesquels j’ai passé un temps qui sera le plus doux de ma vie.
L’auteur du Supplément à la Vie écrit à propos du marquis120 :
Il paraît aussi que l’intimité qui était entre madame Guyon et M. de Cambrai, reflua sur son neveu le Marquis de Fénelon. Les trente-huit premières lettres du quatrième volume lui sont adressées […] On voit par ces lettres que ce jeune marquis la regardait comme sa mère de grâce, et qu’elle l’avait accepté sur ce pied. […] Il paraît par la lettre neuvième de ce même volume qu’il alla voir Madame Guyon à Blois, peut-être y alla-t-il plus d’une fois […] Quand on parlait de Madame Guyon au marquis de Fénelon, il se pâmait et était comme hors de lui, et disait ouvertement à Paris dans les assemblées que Madame Guyon et son oncle étaient des saints, qu’on ne les avait jamais connus.
Le dosssier suivant prépare une étude fine de Marie-Anne de Mortemart qui un temps voulait puis pourrait avoir succédée à la « Dame Directrice ».
J’ai repris les correspondances éditées de Madame Guyon (mon édition), de Fénelon (édiiton J.Orcibal, I.Noye,J.Le Brun), entre Marie-Anne et le neveu de Fénelon (manuscrite aux A.-S.S.) livrée ici pour l’instant sans coupures.
§
Selon Saint-Simon, « la duchesse de Mortemart [‘la petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. »
D’où une hésitation entre Mortemart et « la Colombe » car le nom de la seconde figure circule aussi auprès de disciples écossais : nous relevons in Henderson, Mystics of the Nort-East, lettre XLVIII from Dr. James Keith to lord Deskford, London, nov?. 15th, 1758, la note 11 de son éditeur : « Cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says " priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche." It is pointed out that the Maréchale de Grammont " avait succedé à Mme Guion dans l'état apostolique," her letters to pious correspondents are mentioned, and a letter from her is transcribed. This is the same person : le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720 on the death of his father. He was maréchal de France. V. Biographie universelle, xxi, pp. 626 f. » (fin de la note d’Henderson).
Il faut aussi tenir compte d’apports « parallèles » des deux duchesses veuves de Chevreuse et de Beauvillier, sans oublier le fidèle Dupuy ni le marquis de Fénelon
On a affaire à une « équipe » : Mortemart, « la Colombe », les deux veuves des Ducs, Dupuy et le marquis de Fénelon… Sans qu’une de ces cinq figures ne s’impose exclusivement.
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La cadette de la famille que l’on surnommait « la petite duchesse »121fut la confidente122 de Madame Guyon123 pendant la période où celle-ci affrontait Bossuet : en témoigne la centaine de lettres écrites entre juin 1695 et mai 1698, mois du dernier contact avant l’embastillement. Voici ce que lui écrivait Mme Guyon en juin 1697 :
Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. […] Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira.
A-t-elle pris sa relève au sein du cercle des disciples lorsque Mme Guyon fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois ? Fénelon étant mort avant elle qui a pu succéder mystiquement après 1717 ? Plusieurs indices semblent désigner la petite duchesse de Mortemart. Le premier se trouve dans les lettres que Fénelon lui adresse : comme on pourra le remarquer, Fénelon ne la formait pas pour elle-même, mais toujours pour le service d’autrui. Il lui répète souvent qu’elle doit servir d’exemple, qu’elle ne doit pas perdre son temps à tourner autour d’elle-même.
Le deuxième indice se trouve chez Saint-Simon, ami des familles Chevreuse et Beauvillier, pour qui il avait une grande estime sans partager leur attirance et leur fidélité pour Mme Guyon. Il était donc très bien informé sur les origines et la survie du « petit troupeau » après la mort de Louis XIV. Voici comment il retrace avec ironie l’histoire de ce petit groupe mystique dont la fascination pour Mme Guyon l’étonnait :
« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu’elle s’est formée à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d’en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.
« Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [Bertot] qui, bien des années avant elle, faisoit des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648-1714] fut averti plus d’une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient ; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s’en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641 ? -1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d’où venait [415] le vent, et d’ailleurs il avait pris d’autres routes qui l’avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile.
« La duchesse de Mortemart [la « petite duchesse »], belle-sœur des deux ducs, qui, d’une vie très-répandue à la cour, s’était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses sœurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [« la Colombe », 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…124.
Il est donc clair pour Saint-Simon que la duchesse est un des « piliers femelles » du groupe lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Le « pilier mâle » est bien entendu « l’abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin » 125
Et surtout une lettre capitale de Mme Guyon atteste que la duchesse pouvait transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux. En septembre 1697, elle lui écrivait :
Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi…
Saint-Simon assure que le « petit troupeau » reprit de la vigueur après la mort du roi en 1715, et l’on sait que la duchesse ne mourut qu’en 1750 à l’âge avancé de quatre-vingt-cinq ans. Mais comme les activités du groupe restèrent discrètes sinon secrètes, on n’e dispose d’aucune preuve que la petite duchesse ait remplacé Madame Guyon dans cette fonction centrale.
Elle avait auparavant accompli un chemin douloureux, car elle sortait du milieu aristocratique, peu propice à la mort de soi-même. Elle était la septième fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier. Son mari, Louis de Rochechouart126 (né en 1663) avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre en 1686 ; miné par la phtisie, il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin127.
Écoutons Saint-Simon nous raconter sans comprendre comment cette jeune veuve de vingt-trois ans changea de vie quand elle fit la connaissance de Mme Guyon :
« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l’aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines128 de ses sœurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu’elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l’éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l’exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s’occuper…129.
Par la suite, la duchesse vécut en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse.
« Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750130.
Saint-Simon rend hommage au caractère bien trempé de la petite duchesse. Elle ne se laissait impressionner par personne et faisait ce qu’elle estimait juste. Elle décida d’aller voir Fénelon à Cambrai malgré l’opposition de Mme de Maintenon :
La duchesse de Mortemart était, après la duchesse de Béthune, la grande Âme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d’un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai [voir Fénelon], et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C’était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssait guère moins que l’archevêque ; on ne le pouvait même ignorer131.
Cent huit lettres sont adressées par madame Guyon à sa confidente dont la lecture révèle l’attachement de la future “Dame directrice” à la jeune femme132.
La cadette du “clan” Colbert avait un fort tempérament133 pesant pour l’entourage : elle fut une source de souci pour Mme Guyon et Fénelon qui eurent bien du mal à l’assouplir. Pourtant il appréciait ses qualités de fond, ainsi qu’il l’écrit à la comtesse de Gramont :
Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l’être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu’à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager. » (L.300 du 22 juin 1695)
Au moment où le duc de Montfort, fils des Chevreuse, est grièvement blessé, Fénelon écrit :
Dieu « vous met sur la croix avec son Fils ; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m’avez causée, j’ai senti une espèce de joie lorsque j’ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d’empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines. » (L.168 à la duchesse de Chevreuse du 7 avril 1691).
Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon :
« Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. » (L.913A du 16 mai 1703).
Fénelon dirigea la « petite duchesse » qui, née en 1665, était de quatorze ans plus jeune que lui. Nous possédons les lettres qu’il lui adressa. Ces lettres furent « nettoyées » de tous renseignements sur leur provenance afin de les éditer sans danger en 1718 : leur destination n’a donc été établie qu’assez tardivement134 et l’édition critique (avec suggestion des destinataires) de la série « LSP * » est récente135. Les notes très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifient la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. Autant que possible, nous les avons mises en ordre chronologique136.
Les relations entre Fénelon et sa dirigée furent parfois difficiles en raison du caractère hautain de la duchesse. Fénelon l’encourage longuement à la petitesse, à ne pas critiquer les autres, à ne pas se sentir au-dessus des gens qu’elle guide. Il dut faire preuve de subtilité et de persévérance pour la faire progresser. Voici ce qu’il lui écrivait en 1693 :
Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. […] Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? […]
Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. […] Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693 ?)
Il lui confirme que le couvent n’est pas sa vocation. Il va jusqu’à dire qu’un couvent serait dangereux pour son attraction vers Dieu :
Nul couvent ne vous convient ; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135*)
La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce […] Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir […]
Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt ? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? […] Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune […] (LSP 136*)
Dans cette voie, ni effort ni sévérité, mais une adhésion totale à l’action de la grâce. La duchesse qui visait la perfection, jugeait avec sévérité les défauts d’autrui et entendait les corriger : elle fut repoussée et tous s’éloignèrent d’elle. Elle en souffrait beaucoup et ce problème de relation aux autres mettra de longues années à se résoudre. Fénelon va faire face à cet obstacle avec délicatesse et fermeté. Il commence par lui donner en modèle Mme Guyon elle-même, dont l’amour accueille les gens comme ils sont et qui attend avec patience que le divin agisse :
La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu […] Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693 ?)
J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande ; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui ; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose.
[…] je crois aussi qu’il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre cœur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire. (LSP 131*, 1693 ?)
Plus le temps passe, plus il l’incite à lâcher son perfectionnisme :
Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes ; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent : il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n’y a que l’imperfection qui s’impatiente de ce qui est imparfait ; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l’imperfection d’autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s’érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c’est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d’enfant.
Ne pressez point N.137 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir : quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres. (LSP 150*, attribution incertaine)
Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. […] Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)
À partir de 1708, elle va traverser des états fort pénibles de sécheresse, de vide, qu’il va lui faire accepter :
Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir : on va contre le vent à force de rames. […] Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. […] Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif 138 : […] Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner ; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)
Dans les deux lettres suivantes, il conseille la petitesse à cette grande aristocrate ! Avec une certaine ironie, il lui demande de s’appliquer à elle-même ce qu’elle dit aux autres, et de se mettre à égalité avec les « petits » :
Je vous avoue, ma bonne D [uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D [ieu], est précisément ce que D [ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. […] Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. […] En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)
Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D [ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D [ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. […] Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servie de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D [ieu] ; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres139. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. Ô Quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D [ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté ! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)
Fénelon est parfois aussi rigoureux que Bertot :
Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)
Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. […] Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. […] Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)
Tout contribue à vous éprouver ; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. […] Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*)
La très belle lettre qui suit est importante, car Fénelon y assigne clairement à la duchesse le rôle de l’ancienne qui doit être un modèle pour les autres. Il la réprimande fortement, car elle perd son temps. Il la réoriente vers l’abandon total aux mouvements de la grâce, condition nécessaire pour pouvoir guider autrui :
Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.
Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte ? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon ? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même ? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port ? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?
J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.
Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? […]
Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.
[…] nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point : Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix. (LSP 193*)
Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*)
Au fur et à mesure que la duchesse progresse en expérience, il se dit qu’il peut être compris et se confie :
Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire.
Leur relation va tendre vers l’égalité. Fénelon lui propose de s’aider spirituellement l’un l’autre :
Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.
Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature ; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.
Je veux que vous ayez le goût de ma destruction comme j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore, ayant reçu cent coups mortels. (LSP 203, 1711 ?)
Voici une lettre si remarquable que nous la donnons en entier. Fénelon analyse pour la duchesse l’essentiel de l’amour-propre, la vraie manière de guider les autres, et le silence intérieur où les mouvements de la grâce peuvent être écoutés :
Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que vous m’avez écrite. Je remercie D [ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuadé et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.
Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D [ieu] agît seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D [ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D [ieu] commence à nous y préparer.
Il faut voir un défaut avec patience et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D [ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D [ieu,] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports140, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime, plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure perte.
De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées, celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grâce remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.
Pour nos amis imparfaits, ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.
Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.
Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.
Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce. Il faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas.
Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D [ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D [ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.
Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D [ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D [ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.
Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de ne vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer ; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là.
Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D [ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D [ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.
Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N. [Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères141. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression. (L.1408)
La duchesse finit par dépasser sa susceptibilité et Fénelon en est très heureux :
Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D [ieu] donne à ses enfants entre eux. […] je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que D [ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D [ieu] attend : avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. […]
Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D [ieu] et de faire la place nette au petit M [aître]. (L.1442, 1er février 1711)
Voici la dernière conservée des lettres à la petite duchesse :
Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. […] Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D [ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. […]
Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver : je me vois comme une image dans un songe. […]
Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D [ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. […]
Bonsoir, ma bonne D [uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie. (L.1479, 27 juillet 1711.
La « petite duchesse » morte en 1750 a donc encore près de quarante années devant elle pour assurer sa tâche de guide spirituelle. Mais dans l’obscurité142.
Ce qui nous permet de mieux connaître la « petite duchesse » chère à madame Guyon se réduit presque aux nombreuses lettres que « n m » et « n p » lui adressèrent. Car elle eut la chance d’être « formée mystiquement » conjointement par madame Guyon et par Fénelon. Madame Guyon lui écrivit de juin 1695 à mai 1698 : lorsqu’il faut protéger le duc de Chevreuse, tout passe par la « petite duchesse » qui devint la « secrétaire » bientôt chère confidente. Ce qui nous surprend le plus c’est que le flux de lettres ne fut pas interrompu par l’arrestation de Mme Guyon à la fin décembre 1695. Cette abondante correspondance couvre la plus grande partie du présent dossier. Il ne concerne qu’incidemment ce qui est personnel à la petite duchesse143.
Fénelon lui écrivit avant et après cette période critique, et même très tardivement. Ne nous sont parvenues de lui que 28 lettres mais elles portent sur la longue durée : les premières seraient de 1693, la dernière datée est de la fin juillet 1711 (la majorité de cette correspondance est non datée tandis que le nom de la destinataire fut longtemps inconnu).
Enfin dans la correspondance de madame Guyon dont les pièces autographes ou copies furent assemblées et reliées en volumes par I. Noye, le grand connaisseur et ami des membres de cercles quiétistes auquel nous devons d’avoir souvent levé l’identité de la destinataire de Fénelon, figurent d’assez nombreuses lettres échangée entre les Amis membres des cercles de Blois et de Cambrai, dont une série de 16 lettres de la large écriture très particulière à la « petite duchesse ». Elle écrit au marquis de Fénelon depuis sa blessure de 1711 mais avant la mort de Fénelon qui survint en janvier 1715. Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart furent jusqu’aujourd’hui négligées : il fallait attendre que I. Noye en rétablisse le plus grand nombre dans le volume [CF 18] et la révèle comme destinataire par de solides présomptions. Ce dernier volume de la Correspondance de Fénelon n’a été publié en 2007. Malgré un titre bien peu porteur 144, il permet enfin de révéler Fénelon comme essentiellement mystique et conforte l’attribution d’un rôle directeur à la « petite duchesse ».
1693 - 1695 Fénelon > Mortemart
mai - décembre 1695(8 mois) Guyon >
novembre 1696 - mai 1698 (2 ans 1/2) Guyon >
1693 - Fénelon >
1707 - 1711 Fénelon >
1711 - marquis de F. <
Ces correspondances figurent en annexes.
Dans cette période de transition entre l’ancien monde religieux et celui des Lumières avec leur perception « scientifique » du monde, on a affaire à un monde complexe où théosophes, maçons, spirituels, écrivains se croisent, souvent par simple accident ou curiosité.
Tandis que la « dame directrice » (pour les sceptiques) ou « notre mère » (pour les disciples), vivait retirée à Blois, ses amis circulaient et des étrangers venaient la voir. Si, en Europe centrale et du nord, les confessions calvinistes ou même luthériennes s’opposent à la mystique dont le souvenir est associé aux moines et moniales combattus par les réformes, par contre les cercles piétistes suisses, allemands, hollandais ainsi que les épiscopaliens écossais y sont sensible. Il en est de même dans des mouvements qui proposent un vécu chrétien renouvelé : les quakers adeptes de la « lumière intérieure », les méthodistes fondés par Wesley, des artisans du « réveil » suisse ou du revival américain.
L’influence de cet humble cercle spirituel de Blois fut donc européenne, car les écrits de Fénelon et de son inspiratrice étaient largement acceptés en milieu protestant145.
Au niveau direct et physique des personnes, les disciples empruntaient deux routes.
La route terrestre et maritime vers le nord mène de Blois à Cambrai (Fénelon et son cercle), puis à Rijnsburg près d’Amsterdam (Poiret et ses amis, dont Metternich ; plus tard Tersteegen, des Hongrois).
D’Amsterdam on va à Londres (cercle de Keith), à Édimbourg (cette dernière ville pouvait être directement atteinte par mer), enfin, encore plus au nord, à Aberdeen, où un cercle spirituel constitué autour de l’église Old Machar existait avant même d’être influencé par l’éditeur Poiret. Sur ces groupes, on dispose de belles études par l’épiscopalien Henderson.
Le chemin vers l’est conduit de Blois à Lausanne où le cercle localisé à Morges (plus tard dirigé par Dutoit) se relie à l’Allemagne du sud (par le comte de Fleischbein en son château de Pyrmont).
Enfin les « chemins de traverse » sont empruntés par les Suisses qui se rendent en Angleterre par la Hollande ou inversement, par exemple lorsque Wesley choisit pour successeur un pasteur suisse ami de Dutoit146.
Un groupe aurait été actif en Suède (des familles écossaises y ayant pris pied) jusqu’au milieu du XXe siècle, enfin en Russie (traductions de Guyon attestées).
Des cercles d’inspiration guyonienne se constituèrent ainsi dès le début du XVIIIe siècle dans toutes les terres européennes protestantes.
Dans le nord de l’Écosse, à Aberdeen, existait un cercle spirituel qui appartenait à la belle tradition épiscopalienne illustrée par Henry Scougal147 et James Garden148. Ce cercle d’amis se relia directement à Madame Guyon et plusieurs disciples écossais, dont un Garden, étaient présents à Blois lorsque la vieille dame s’éteignit paisiblement en juin 1717. En témoignent la correspondance de Madame Guyon149 et l’évocation remarquable qu’en fait Henderson150.
L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en est de même pour la Suède un siècle plus tard) : les noms du philosophe David Hume (1711-1776) et de l’économiste Adam Smith (1723-1790) illustrent le dynamisme d’un pays qui ne comptait qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.
Au niveau politique, l’Écosse du XVIIe siècle était liée avec la France : Louis XIV accueillait la famille royale écossaise en exil au château de St Germain. Les échanges étaient multiples si bien que la classe cultivée pratiquait couramment le français. Des clergymen se tournèrent vers la France, en particulier Robert Leighton, archevêque de Glasgow, qui passa de longues années sur le continent : sa personnalité rayonnante exerça une grande influence surtout par l’intermédiaire de son disciple Henry Scougal151.
La situation excentrée de l’Écosse permit une évolution religieuse moins radicale qu’en Angleterre et facilita le maintien d’une tradition mystique liée à la vie monastique médiévale. À la tête de l’université d’Aberdeen, ce sont des spirituels qui se succèdent.
Aberdeen était l’une des trois meilleures universités britanniques avec Oxford et Cambridge. La chaire de Professor of Divinity fut occupée par des religieux remarquables : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647, The spiritual Exercises ; puis Henry Scougal qui mourut très jeune ; et enfin James Garden, auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699) très appréciée par Poiret.
Ces trois écossais incarnèrent tour à tour une tradition spirituelle qui était propre à Aberdeen et rattachée à la « cathédrale » d’Old Machar, belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen : on peut de nos jours se promener dans ce lieu paisible et presque champêtre à côté de la capitale du pétrole.
Admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, Scougal publia The Life of God in the Soul of Man 152 en 1677. Ce livre poursuivit son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié et lu de nos jours aux États-Unis, car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), enfin par son refus de tout sectarisme comme de tout « enthousiasme » fanatique.
The Life of God comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype, II. Sur l’amour divin, III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne. Le début de la première partie affirme clairement un christianisme intérieur vécu en liberté :
Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne
[...] Mais la religion est très certainement toute autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine.
J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […]/La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe auto-moteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.153
La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :
L'amour est la chose la plus grande et la plus excellente dont nous sommes les maîtres, et la donner indignement est donc une folie et une bassesse. En effet, elle est la seule chose qui est vraiment à nous: nous pouvons être privés d'autres choses par la violence, mais personne ne peut nous ravir notre amour. […]
Je dis d'abord que quand son objet n'est pas assez digne et excellent pour répondre à l'immensité de sa capacité, l'amour doit nécessairement être triste, et plein de peines et d'inquiétude. ...
Encore, l'Amour est accompagné de peines quand il manque un retour approprié d'affection. L'amour est la chose la plus précieuse que nous pouvons donner, et en le donnant, nous donnons en effet tout ce que nous possédons; et il doit donc être pénible de trouver qu'un si grand don est méprisé, que le don qu'on a fait de tout son coeur ne peut réussir à obtenir une quelconque réponse. L'amour parfait est une sorte d'abandon de soi, un départ de nous-mêmes; il est une sorte de mort volontaire par laquelle l'amant meurt à lui-même et à tous ses intérêts propres, auxquels il ne pense et dont il ne s'occupe plus, ne pensant à rien d'autre que de satisfaire et plaire à la personne qu'il aime. Ainsi il est tout perdu sauf s'il rencontre une affection réciproque...
In fine, un amant est triste si la personne qu'il aime l'est. Ceux qui ont fait un échange de coeurs par amour obtiennent ainsi chacun un intérêt en le bonheur et la tristesse de l'autre; et ceci rend l'amour une passion pénible quand il est placé sur terre. ...
Les austérités d'une vie sainte, et la garde constante que nous sommes obligés de retenir sur nos coeurs et nos habitudes, sont très pénibles pour ceux qui sont gouvernés et motivés seulement par une loi extérieure, et qui n'ont dans leurs esprits aucune loi qui les encourage à remplir leur devoir; mais quand l'amour divin possède l'âme, il est comme une sentinelle qui empêche l'entrée de toute chose qui pourrait offenser l'aimé, et repousse avec mépris ces tentations qui l'attaquent; elle obéit allégrement non seulement aux commandes expresses, mais aussi aux indications les plus secrètes du plaisir de l'aimé, et est ingénieuse pour découvrir ce qui lui sera le plus reconnaissant et le plus acceptable; elle transforme les noms sévères et terribles de la mortification et de l'abnégation, pour qu'elles deviennent des choses faciles, douces et agréables.154
La dernière partie, la plus longue, tente avec moins de bonheur de trouver un chemin spirituel:
Il peut s'asseoir dans la tristesse et se lamenter, et avec un esprit d'angoisse et d'amertume dire, 'Ceux dont les âmes sont réveillées à la vie divine, qui sont ainsi renouvelés dans la vie de leurs esprit, sont vraiment heureux; mais hélas, mon caractère est tout différent, et je ne suis pas capable de réaliser une transformation si puissante. Si les observances extérieures eussent pu faire l'affaire, j'aurais pu espérer de m'acquitter par la diligence et l'attention; mais puisque seulement une nature nouvelle peut faire l'affaire, que puis-je faire? Je pourrais donner tous mes biens en oblations à Dieu ou comme aumônes aux pauvres, mais je ne puis commander cet amour et cette charité sans lesquelles ces dépenses me seraient inutiles. ...
Tout l'art et toute l'industrie de l'homme ne peuvent créer la plus petite herbe ou faire pousser une tige de blé dans le champ; ce sont l'énergie de la nature et l'influence du Ciel qui produisent cet effet. C'est Dieu "qui fait pousser l'herbe et les plantes pour servir l'homme", mais personne ne dira que les travaux du cultivateur sont inutiles ou pas nécessaires. ...
En particulier, si nous y ajoutons la considération de la faveur et la bienveillance de Dieu envers nous, rien n'a plus de pouvoir pour inspirer notre affection, que de trouver que nous sommes aimés. Les expressions de gentillesse nous plaisent et nous agréent toujours, même si la personne est autrement pauvre et méprisable; mais avoir l'amour de celui qui est tout à fait aimable, savoir que la Majesté glorieuse du ciel s'occupe de nous, cela doit nous stupéfier et nous enchanter, cela doit vaincre nos esprits et faire fondre nos coeurs, et enflammer toute notre âme!155
Tout un groupe spirituel existait autour de l’université d’Aberdeen. Il se composait de membres de la haute société écossaise épiscopalienne, de grands seigneurs bien éduqués, qui avaient voyagé et qui s’intéressaient à « l’intérieur ». Il s’agit en particulier de la famille des Forbes qui assure trois disciples de Mme Guyon ; celle des Garden, dont James, l’auteur de la Comparative theology (1699), qui ira à Blois accompagné par son jeune frère Georges ; la famille Deskford… Pour ne citer que ceux dont nous possédons des lettres.
Tous étaient jacobites, c’est-à-dire partisans du roi Jacques II Stuart : celui-ci venait d’être détrôné en 1688 par la « Grande Révolution » qui avait amené la dynastie hollandaise des Orange sur le trône. Le roi Louis XIV, cousin-germain de Jacques II, l’accueillit avec sa cour au château de St Germain-en-Laye. Quarante mille jacobites dit-on prirent refuge en France. Toujours menacés d’être arrêtés, ils voyageaient beaucoup. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, entre Édimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Écossais s’établirent sur le continent, tandis que les Hollandais transformaient le port de Culross en village « hollandais » que l’on visite de nos jours près d’Édimbourg.
Le groupe d’Aberdeen, attiré par la mystique, établit des relations avec l’éditeur Poiret, lui-même réfugié et pasteur près d’Amsterdam. Ils avaient pris parti pour Fénelon et on traduisait ses livres en anglais. En Écosse, on recevait les ouvrages mystiques édités par Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Tous appréciaient les découvertes mystiques publiées par Poiret : ils devinrent donc un moment adeptes d’Antoinette Bourignon156, dont Keith et George Garden traduisirent de nombreux volumes. Mais en 1708, ils interrompirent ces travaux157 car Poiret avait maintenant découvert Madame Guyon qu’il jugeait supérieure à A. Bourignon : il se mit à l’éditer. Les Écossais avaient atteint le terme de leur quête et plusieurs membres du groupe vinrent à Blois.
Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre près de la cathédrale d’Old Machar au nord de la moderne cité du pétrole Aberdeen.
George Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall dont il prononça l’éloge funèbre, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Son frère James et lui, épiscopaliens et jacobites, ne supportaient pas le dogmatisme des nouveaux venus presbytériens et défendaient la religion intérieure. Dans sa Comparative Théology, James déclare que seul l’amour conduit à une présence immédiate de Dieu, pas les moyens et les intermédiaires158 :
L’essence de la religion […] consiste seulement dans l’amour de Dieu […] parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).
Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles […] Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur […] finalement le sevrage du cœur de tout amour impur […] Au second rang sont les Écritures […] Au troisième […] les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements […] (53)
Refusant de se cacher, George fut emprisonné dans le château d’Édimbourg lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens. Il écrit à ce propos à Mme Guyon159 :
J’ai reçu, ma chère madame, votre très aimable et consolante lettre. Béni soit Dieu qui nous soutient dans toutes nos tribulations, et qui vous a inspiré de m’écrire une lettre si pleine de consolations dans l’état où sa sage et bonne Providence m’avait placé […] J’ai été poussé par l’importunité de quelques-uns de mes bons amis de m’échapper de prison, parce qu’on avait dessein de me traiter avec la dernière sévérité. Ils me pressaient d’y consentir par l’exemple de St Paul qu’on descendit dans un panier et échappa ainsi des mains de ses ennemis. […] Les mêmes amis me conseillent de quitter pour quelque temps ce pays-ci. J’attends la première occasion de m’embarquer pour la Hollande.
Je suis persuadé que Dieu soutient sa faible créature à proportion des maux qu’Il lui fait souffrir, et je ne désire autre chose que d’être abandonné à sa sainte volonté, de me délaisser totalement à sa sage Providence, et de n’avoir aucun soin pour moi-même, mais de lui remettre tout.
Il s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyden. Il fit la connaissance de Pierre Poiret et participa entre 1697 et 1708 à la traduction et à la diffusion d’Antoinette Bourignon (1616-1680) pour lesquelles il dépensa beaucoup de temps et d’argent : il admirait son sens du divin, mais pas ses bizarreries. Enfin Poiret lui communiqua sa nouvelle passion pour madame Guyon160. Arrivé à Blois, Georges Garden fit partie du cercle des intimes. Il reçut certains de ses poèmes et entretint une correspondance avec elle. Il se trouvait à son chevet quand elle mourut.
Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Il garda des liens avec tous les Écossais de Blois et s’employa à diffuser les lettres et ses livres en Écosse partout où l’on réclamait une direction spirituelle. Il resta célibataire. Wettstein, l’éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle161. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de George apparaît dans les conseils adressés à un correspondant trop enthousiasmé par ces exaltés162 :
6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré] supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis […] sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.
7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin […] Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.
8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu […]
9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même…
L’aventurier fut apprécié diversement, mais Henderson le présente favorablement, comme un exemple réussi de l’adaptation sociale nécessaire pour qui n’est pas d’origine noble (ce sera aussi le cas de Rousseau)163. Le Chevalier Andrew Michael Ramsay va permettre d’évoquer l’influence issue de l’école du Cœur vers la Franc-maçonnerie.
L’énergie qu’il mit en œuvre dans une diversité d’entreprises est remarquable. Fils d’un boulanger écossais, il se distingue par une curiosité d’esprit qui le conduit à des études de théologie à Glasgow et à Édimbourg. Le goût de l’aventure (pour Chérel), ou la recherche spirituelle (pour Henderson) le conduisent en Hollande chez Pierre Poiret en 1710. Puis il séjourne à Cambrai chez Fénelon, qui le convertit au catholicisme.
Ramsay lui resta très attaché comme le montre une lettre164 dont nous avons gardé la forme originelle :
Ce 13 de Mars. 1715.
Voicy Mon Cher Milord une lettre de la part de N [otre] M [ère] avec plusieurs jolies chansons pour vous réjouir. J’y ay joint aussy la copie d’une lettre de mon cher père [Fénelon] qui est à présent dans le sein de Dieu. Unissez vous à luy, il vous procurera de puissans secours. C’était le plus grand & le plus petit des hommes. Tout ce que le monde admiroit en luy n’étoit qu’un voile pour le cacher des yeux des hommes. Tout ce que les âmes pieuses condamnoit en luy étoit l’effet de la plus pure abnégation. De manière qu’il était également caché & des profanes & des dévots ; & encore plus de luy-même. Je sens à présent que pour un père que j’ay perdu sur terre j’ay gagné un protecteur dans le ciel. Les sens & l’imagination ont perdu leur objet, mais mon cœur le trouve dans notre centre commun. Il répand sur moy un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité & sans détour. Il m’est un canal de grâce. Il vous le sera aussy si vous vous y unissez avec foy. Il a donné en mourant sa bénédiction à tous les enfans du p [etit] m [aître]. Si vous en connoissez quelques-uns près de vous, dites le leur.
Il devint après 1714 le secrétaire de Madame Guyon à Blois. Il y vécut environ deux ans et est présent à sa mort165. Ce poste était stratégique : les lettres arrivaient entre ses mains, et les réponses adressées aux disciples lui étaient dictées par Mme Guyon. Il se permettait d’ajouter des interventions personnelles sur un ton protecteur. Il avait tendance à mettre son rôle en valeur, par exemple dans cette lettre à Lord Deskford166 :
[…] nous pensâmes être orfelins depuis peu & perdre N [otre] M [ère] qui a été trois fois aux portes de la mort par un catarrhe qui luy tomba sur la poitrine & pensa l’étouffer. Mais le p [etit] m [aître] a eu pitié de nous & a fait ainsy que trois saignées l’ont beaucoup soulagée quoiqu’elle soit encore fort foible & allittée. C’est de son sang que j’ay écrit ces paroles qu’elle me dit de mander à tous les enfans du p.m. Dans le fort de sa maladie on me les dicta. Voicy la chose la plus précieuse que je saurois vous envoyer. Gardez-la chèrement & accusez-m’en la réception, comme aussy de cette lettre.
Madame Guyon gardait à son égard une certaine distance, contrairement à la tendresse qu’elle témoignait au jeune marquis de Fénelon. Mais Ramsay rendait un grand service par son bilinguisme qui facilitait les relations avec les disciples trans. Il aurait voulu être l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon. Voici dans la même lettre, sa déclaration à Lord Deskford :
N[otre] M[ère] vous embrasse des bras du p[etit] m[aître] qui sont longs. Pour moy je vous trouve souvent auprès de nous & au milieu de nous, quand nous sommes devant ce cher p.m. Comptez sur ma tendresse, sur mon respect, sur mon attachement inviolable, & quand je peux vous servir je me sens toute âme & tout cœur. Enfin notre filiation demande que nous ne soyons que Cor unum & Anima una [un seul Cœur et une seule âme]. Adieu.
Se croyant exécuteur des volontés de Mme Guyon, il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de « notre mère », en s’opposant au vieux Poiret qui voulait faire (et heureusement fit) une édition de la Vie.167 Son intervention s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère aussi énergique que celui de sa mère168, et qui aurait préféré la censure de certains passages.
Ensuite, grâce au duc de Chevreuse, il fut sept ans précepteur du fils du comte de Sassenage. Chérel nous dit à quel point Ramsay resta voué au culte de Fénelon en « gardien vigilant » de sa mémoire :
« Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés […] Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir169 ».
Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Nommé Chevalier en 1723, il partit pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Old Pretender au trône d’Écosse. Il fut peut-être l’agent diplomatique des Stuarts. Rentré à Paris, il habita chez le duc de Sully (marié à la fille de Madame Guyon). Il écrivit, à l’imitation du Télémaque, un roman qui remporta un grand succès : Les Voyages de Cyrus170. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 : « Tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes171 ».
En 1728, il fut initié franc-maçon à Londres172. Il était l’ami d’Anderson et de Desaguliers, qui avaient rédigé en 1723 les Constitutions de la Franc-maçonnerie moderne. En 1735, il épousa la fille du fondateur de la première loge anglaise en France, se présenta à l’Académie française sans succès, entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillons.
Orateur de la Grande Loge Provinciale de France, il ne put pas prononcer de discours en 1736 dans la loge Saint-Thomas, car le cardinal Fleury, Premier ministre, avait interdit les assemblées maçonniques. Ce texte aura cependant une grande influence173. Ramsay manœuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre la Franc-maçonnerie par le pouvoir royal.
« L’image du maçon s’efforçant de rétablir le Temple, l’épée à la main, devait être le pivot de la tradition connue par la suite comme la maçonnerie « écossaise », expression due en partie à une fantaisie de Ramsay. Ce fertile mythologue n’en impressionne pas moins des catholiques de stricte orthodoxie, surtout en se mêlant de théologie : le fénelonien converti a pu s’embrouiller entre philanthropie maçonnique et querelle du pur amour au contact de Madame Guyon, chère à l’archevêque de Cambrai, il n’en laisse pas moins une postérité intellectuelle encore largement inconnue des chercheurs174. »
« L’écossisme, tendance philosophique et symbolique de la maçonnerie, a pour père fondateur le chevalier de Ramsay, que Court de Gébelin lisait à Lausanne et dont la « religion » et les idées sur l’antiquité s’apparentent aux siennes »175
« La maçonnerie conservera de ses origines son double aspect philadelphique et philanthropique, mais perdra son caractère égalitaire sinon de bouche, du moins dans les faits, et c’est Ramsay qui lui donnera cet aspect de religion universelle qui n’existait pas chez ses fondateurs anglais, et qui la caractérisera tout au long du siècle des Lumières176. »
Ramsay rêvait de faire de la Franc-maçonnerie une religion universelle. Il avait admiré l’action de Fénelon à Cambray et fut le premier à y introduire l’idéal suprême de la solidarité avec le genre humain. C’est ainsi que la fraternité et l’amour universel pratiqués par Fénelon inspirent encore la Franc-maçonnerie.
Dans Les voyages de Cyrus177 la rencontre de Pythagore permet à Ramsay d’évoquer un Fénelon sublimé :
Après avoir approfondi tous les mystères de la nature, et reconnu tous les caractères de sagesse et de puissance infinie répandus dans l’univers, il s’est élevé sur les ailes de la contemplation pour s’unir à la vérité souveraine et pour en recevoir les impressions sans l’entremise des paroles ni des sons ; cette inspiration, à ce qu’on m’a dit, ne ressemble point à l’enthousiasme qui échauffe l’esprit et agite le corps ; mais elle fait cesser peu à peu le bruit des sens et de l’imagination, impose silence à tous les faux raisonnements, et fait parvenir à un calme intérieur qui ressemble au repos des dieux mêmes, dont l’activité infinie ne diminue point la tranquillité parfaite : dans cet état sublime Pythagore exerce toutes les vertus civiles et humaines, mais il les rapporte aux dieux et ne les pratique que par une imitation de leur véracité et de leur bonté ; modeste, affable, poli, délicat et désintéressé, il parle peu et ne montre jamais ses talents que pour faire aimer la vertu... »
C’est en termes analogues que Ramsay décrivait et louait Fénelon à Cambrai, dans son Histoire ; il montrait ce mélange de mysticisme et d’affabilité, ou plutôt cette affabilité fondée sur le mysticisme dont il fait maintenant un caractère de Pythagore...178
Les principes philosophiques de la religion naturelle et révélée...179 ne manquent pas d’intérêt. Le chevalier s’oppose à Spinoza (dont il imite la présentation de l’Éthique) et à d’autres grands philosophes (Descartes, Locke…) avec une suffisance et une fermeté telles que ses condamnations en deviennent comiques : « Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit180. »
« Des trois moyens internes essentiels et universels de réunion, connus de tous les temps, tous les peuples et toutes les religions », dernier chapitre de l’imposant ouvrage, livre des passages de bonne inspiration, mais ils risquent de demeurer oubliés par le lecteur lassé.
Ramsay se souvient des enseignements reçus de Fénelon et de Madame Guyon. Il aimerait infuser au sein de la Franc-maçonnerie la
« doctrine de la grâce universelle, accordée à tous les hommes sans exception et même aux Païens [...] Il est évident que Païens et Juifs sont également appelés au royaume du ciel, pour voir leur sort scellé au festin de l’Agneau, et pour jouir du repos éternel à la fin du monde. (p.700)
« Est-il possible... que des hommes que leur religion autorise aux rites les plus idolâtres, superstitieux et aux sacrifices les plus inhumains et pratiques les plus immorales, puissent être sauvés ? Je réponds hardiment que selon la doctrine de l’Ancien et du Nouveau Testament, et plusieurs des premiers Pères, tous ceux qui naissent, vivent et meurent dans l’ignorance de la religion révélée, sont et seront sauvés, s’ils sont fidèles aux opérations intérieures de la grâce divine qui n’est refusée à personne. (p.711)
« les opérations intérieures de la grâce divine sur le cœur que Dieu seul exige, sont indépendantes de toutes spéculations philosophiques [...] Tous les hommes sont capables d’aimer, et l’amour est la fin et la consommation [394] de la loi. Dieu fait opérer ce pur amour dans toutes les âmes qui entendent son inspiration intérieure, quelles que soient les erreurs de leur entendement [P.712)
« nous soutenons que la grâce toute-puissante, la Providence qui veille à tout, et l’amour universel de Dieu envers les esprits simples, honnêtes et justes, peuvent préserver ces derniers, impeccables et innocents parmi tous les dangers, contagions, corruptions et abus introduits dans leurs religions respectives ; leur inspirer de faire bon usage de ces principes injustifiables (p.715)
« Celui qui sonde les cœurs et les reins, celui devant qui toutes choses sont nues, nous a déclaré qu’il « aime les âmes, il prend soin de tous, il guérit tout, sa sagesse coule vers toutes les nations, et fait des amis de Dieu ; son Verbe éternel éclaire tout homme qui vient au monde ; l’Agneau sacrifié au début du monde mourut pour le salut de tous ; il désire que tous soient sauvés [408] et viennent à la connaissance de la vérité ; il ne fait aucune exception personnelle ; il est également le Dieu de tous, Juifs et Païens (p.721)
« Cette humilité doit nous conduire à l’anéantissement dans l’unité de Dieu. Alors nous savons parfaitement que nous ne sommes rien et par cette connaissance, nous confessons que Dieu est tout. (p.734) »
Sa vie témoigne de grandes qualités : tolérant et charitable, il se fit de nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée181. Il participa activement au bouillonnement des esprits de son époque. Sensible à l’esprit des Lumières, il était théosophe plutôt que mystique.
La grande famille d’aristocrates écossais des Forbes182 procura trois disciples à Madame Guyon183.
Après la mort de son père lorsqu’il avait treize ans, il fit son éducation sur le continent, où il aurait rencontré Fénelon avant de retourner en Écosse en 1700184. Il était ami personnel du baron de Metternich, ce qui veut dire qu’il était un lien entre les guyoniens de la branche écossaise et ceux de la branche allemande.
Sa vie fut remplie d’aventures dont il s’échappait par miracle185. Il protesta contre l’Union des deux royaumes en 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome ; comme il ne s’entendait guère avec le roi en exil, il revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé et sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse186. Henderson le décrit ainsi :
« Rien ne suggère le dangereux quiétiste : mais son contrôle sur lui-même, son désintéressement, sa bonté, son acceptation des fortunes contraires, et sa paix intérieure au-delà de toute explication demeurent » et le désignent comme un disciple de madame Guyon parmi les plus grands [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. Sa position spirituelle peut se résumer par ses propres termes : « une soumission absolue à la volonté divine en nous et chez les autres est la seule chose à demander par la prière, car c’est la seule vraie religion essentielle187 ».
Il était très estimé de ses amis. Le Dr. James Keith en parle avec une affection particulière. Il vécut pendant une grande partie de sa vie hors de son pays et demeura fréquemment chez Madame Guyon188.
« Il aurait voulu devenir [catholique] Romain et se consacrer à Dieu dans un couvent, mais elle l’en dissuada, lui prédisant qu’il se marierait, ce qu’il fit en épousant une riche demoiselle de Londres ». Alors qu’il vivait à Aix-la-Chapelle entre 1720 et 1730, « on raconte que le premier enfant qu’il en eut, fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. ». L’enfant reçut le nom de Jean-Marie à cause du prénom de Mme Guyon. Pétronille d’Eschweiller deviendra « ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur […] et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle »189.
Le jour où Mme Guyon mourut, il était à son grand regret absent, à visiter des disciples d’un couvent voisin. Voici le récit du manuscrit de Lausanne :
« il resta chez elle jusqu’à sa mort, mais il n’eut pas la consolation d’assister à ses derniers moments : il était allé voir des personnes intérieures, car […] il y en avait une multitude qui reconnaissaient Madame Guyon pour leur mère spirituelle. […] On sait qu’il y avait des cloîtres entiers remplis de personnes qui faisaient oraison […] Milord Forbes rapporte qu’il connaissait un couvent près de Blois, où toutes les religieuses étaient dans les mêmes principes, et quelques-unes parmi elles fort avancées. Il s’y rendit et après quelques discours il leur dit : « Mes chers enfants, que faites-vous ensemble et comment passez-vous votre temps ? » À quoi la principale et la plus avancée d’entre elles répondit : « Milord, nous servons le bon Dieu et nous nous crucifions l’une l’autre. » Ce fut donc dans un de ses voyages que sa sainte mère mourut. Il regretta beaucoup de n’avoir pas pu baiser ses pieds avant son décès. »
Ce récit prouve d’abord que Mme Guyon avait de nombreux disciples autour de Blois, mais si discrètement qu’il n’en reste que ce récit ; et ensuite que Forbes était suffisamment avancé pour qu’elle l’envoie en ambassadeur spirituel s’occuper des religieuses.
William Forbes avait une telle vénération pour madame Guyon que, bien des années après sa mort, il « était comme hors de lui-même quand il parlait d’elle190.
Le jeune frère de William était mystique tout en étant très engagé dans la rébellion jacobite : il fut même capitaine dans une compagnie indépendante des rebelles dont le quartier général était à Aberdeen. Il dut s’enfuir sur le continent en octobre 1716 et traversa en compagnie de son ami George Garden. Ils furent étudiants tous les deux à Leyden191.
Il connut brièvement Mme Guyon âgée et, très respecté, faisait partie de son cercle intime : il possédait des manuscrits de ses poèmes et fut présent à son agonie. Il fut lui aussi en correspondance avec le Dr Keith. Il finit par obtenir un permis et put retourner vivre librement en Écosse.
La maison de Blois accueillit encore un jeune lord, qui devint l’ami du marquis :
Lord Deskford192 arriva tout jeune chez Mme Guyon. Les amis de Blois le comparaient au jeune neveu de Fénelon. C’est ce que lui dit Ramsay dans un ajout à la fin d’une lettre dictée par Mme Guyon193 :
M. F[orbes], qui est arrivé ici en bonne santé, vous fait ses compliments et vous embrasse du meilleur de son cœur. Le neveu de M. de Saint François [Fénelon] vous fait bien des compliments. Il a vu quelques-unes de vos lettres à notre mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre, car il a une grande candeur et simplicité. […] Et je vous appelle souvent le marquis de F[énelon] écossais et lui [le] Milord Desk[ford] français. Je vous prie de me faire savoir votre adresse en Écosse, afin que je vous écrive tout droit sans donner la peine à notre cher Dr. K[eith].
Deskford avait été éduqué par une mère très pieuse, puis son tuteur l’avait fait séjourner à Aberdeen de 1701 à 1705. Parti pour Utrecht, il étudia l’histoire et le français, liant amitié avec des Anglais et des Allemands. Rentré en Écosse en 1707, de santé fragile, il tomba très gravement malade. Il repartit à l’étranger et rencontra Mme Guyon. Il fut un bon disciple. Voici une lettre du 24 octobre 1714, traduite par Ramsay (avec l’orthographe d’époque) :
Quand je vous éscris, je tache de vous exposer sans aucun deguisement le veritable estat de mon ame, et de le faire tout simplement, et sans reflechir fort particulierement. Mais comme je ne connois point mon cœur, je suis persuadé que je ne dis point les choses avec autant d’exactitude, et de fidelité que je le souhaitterois, mais le p[etit] m[aître] supleera bien à cela. Mon pere aiant depuis peu perdu sa charge, nous irons bientot en Écosse, et je crois que nous demeurerons ensemble pendant quelque tems. Je tacherai avec l’aide du p.m. d’estre soumis comme il a ésté. Lorsque je me receuille pour prier, ou pour me souvenir de dieu je sens souvent un certain doux sentiment de la presence de l’etre incomprehensible. Cela se perd quelques fois par l’egarement de l’immagination ou par divers souhaits irreguliers qui s’attachent au fonds de mon cœur et se montrent aux occasions. Il se renouvelle par de petits souvenirs et par de courtes aspirations de louange. Quelques fois je me souviens que je dois outrepasser le sentiment pour jetter mon ame dans la supreme essence, et la parfaitte et pure volonté du souverain bien. Souvent je ne puis demeurer ma demie heure entière a genouil [à genoux] sans trouver grande difficulté, mais je tache de me faire une violence pour l’amour, et l’obeissance du p.m. Ordinairement dieu me fait souvenir de lui souvent pendant le jour, mais peu de chose me distrait, et j’ai peu de courage. Que le royaume de nostre maitre s’etablisse dans touts les cœurs. Amen.
Après avoir ajouté que Mme Guyon l’aime beaucoup, Ramsay veille à la conservation des lettres :
Voila, mon cher Milor, ce que N[otre] M[ère] m’a dicté pour vous. Votre droiture, candeur, et simplicité luy font grand plaisir et vous êtes un de ses plus chers enfans. Je vous prie de garder toujours une copie des lettres que je vous écris de la part de N[otre] M[ère]. Il faut en faire faire quelque jour un recueil et les envoyer à Dr. K eith] afin qu’il les envoye avec les autres écrites aux amis à M. P[oire]t.
Dans une lettre du 12 janvier 1715 Mme Guyon accepte de « porter » Lord Deskford194 :
C’est de tout mon cœur, mon cher M [ilord], que je veux bien être votre mère, mais vous ne savez pas à quoi cette qualité m’engage. Je ne la prends pas aisément à cause de cela : jusques à présent Dieu m’a châtiée pour l’infidélité des enfants. Il me fait souffrir pour eux. […] quoique nous soyons unis en Jésus-Christ à tous ceux qui veulent l’aimer, nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants.
Ramsay, à qui Mme Guyon a dicté la lettre, se permet un ajout personnel enthousiaste dans lz style ampoulé qui traduit l’esprit de ferveur commun aux disciples :
Jusqu’ici c’est notre mère qui a dicté, mon cher milord. Permettez-moi d’ajouter un petit mot. […] Nous sommes à présent doublement unis : la filiation spirituelle, et la fraternité divine qui nous rend enfants de la même mère, est encore plus forte que tous les liens d’une respectueuse amitié qui m’unissait à vous auparavant. Puissions-nous par le cœur de notre mère nous perdre un jour entièrement dans le sein de notre Père céleste. Amen et amen.
Dans cette belle lettre qui reflète la simplicité ultime où elle vivait, Mme Guyon lui explique les fondements de l’oraison :
[…] Ce que j’ai prétendu, M., a été de vous inspirer une Oraison Libre, dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête ; quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité del’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul excitant la volonté, par une tendance de cette volonté vers son Divin Objet. On est bien loin de vouloir vous donner des méthodes. Il n’en est point question pour vous. Ce serait la même chose que de vouloir qu’un enfant déjà né rentre dans le sein de sa mère. Tous les livres sont pleins de méthodes, et ces méthodes sont très peu fructueuses. Elles servent à nourrir l’activité de l’esprit que la foi doit surpasser. L’esprit de l’homme naturellement curieux voudrait voir un système clair et net de tout ce qu’il tâche de concevoir. Il n’en est pas de même de l’oraison que des sciences. Il faut ici que le Saint-Esprit soit le maître, et s’abandonner à lui. Moins nous agissons, plus il agit, mais comme il ne demande que notre cœur, c’est-à-dire notre volonté, c’est donc par là qu’il faut aller à lui. C’est le plus court chemin. […]
Il ne faut que vous abandonner à l’esprit de Dieu, vous mettre en sa présence et rappeler cette présence par une petite affection lorsqu’elle vous échappe ; des retours fréquents en vous-même durant le jour, et prendre quelque temps plus long et plus marqué pour vous tenir auprès de Dieu, comme un enfant auprès de son père qu’il aime. Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus il est content de nous, et plus nous sommes contents de lui. Quand on a un si bon guide, on n’a pas besoin de demander une route particulière […]195.
Suspect d’être partisan de la cause jacobite, Deskford fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Édimbourg : les amis de Blois, craignant pour sa vie, prièrent beaucoup pour lui à ce moment-là.
Il vécut longtemps et se maria deux fois. Il eut une vie sociale active, participa au gouvernement local de Cullen, introduisit des manufactures de tissus dans le voisinage, devint vice-amiral d’Écosse. Il habitait son château de Cullen House, conservant les précieuses lettres de Mme Guyon dans sa bibliothèque pleine de livres mystiques
Habitant Londres, le Dr. Keith fut l’intermédiaire entre madame Guyon et les Écossais, entre ces derniers et Poiret. Il était lié au groupe écossais car il était le fils du Révérend John Keith qui avait succédé à George Garden à la St Machar Cathedral d’Aberdeen. Étudiant en Arts devenu médecin en 1704, il chercha fortune en exerçant dans le Londres de Swift, Defoe, sir Isaac Newton. Il possédait de nombreux ouvrages mystiques rédigés en plusieurs langues et fréquentait des milieux variés : Ockley qui enseignait l’arabe à Cambridge, le Dr. Francis Lee196 qui dirigeait les théosophes philadelphiens… « À Londres, J. Keith vivait dans un cercle de non-jureurs, c’est-à-dire d’anglicans de la Haute Église qui, après avoir combattu le catholicisme sous Jacques II, préférèrent, lors de la révolution de 1688, leurs principes à leurs bénéfices197. »
Il assurait la distribution des livres édités par Poiret et qui arrivaient de chez Wettstein, l’imprimeur d’Amsterdam : Keith pouvait disposer d’une centaine d’exemplaires dont presque la moitié étaient vendus en Écosse198, en particulier par Munro, libraire à Édimbourg. Il faisait circuler, d’ami à ami, les lettres de madame Guyon adressées aux Écossais, en évitant toute publicité. Il fut enfon l’homme de confiance à qui Mme Guyon remit son manuscrit de la Vie199.
Il transmettait les nouvelles de Blois et de la mauvaise santé de « notre mère » : trois ans avant sa mort, on ne crut pas la voir survivre plus de quelques jours200 ; une autre fois, un asthme grave la fit suffoquer201. En 1717, nous savons par Keith que quatre Écossais étaient présents au chevet de Mme Guyon pendant ses derniers jours202 : Ramsay, George Garden et les deux frères Forbes. Enfin, dans une lettre à Lord Deskford, Keith diffuse le récit de Ramsay203 :
« Sa mort a été semblable à sa vie. Elle a porté jusqu’à sa fin les états de Jesus crucifié, et est expirée enfin sur la croix avec une paix et une douceur où il paroissoit une insensibilité à tout ce qui est au dehors, mais où je crois que l’Interieur étoit bien occupé, et d’une manière peu intelligible à ceux qui n’ont pas les yeux de la Foy. Elle est morte le 9 de ce mois (Juin) à onze heures et demi du soir. Elle me dit le matin avant et apres avoir reçu le saint viatique qu’elle étoit dans un état de delaissement extrême. Je compris que le P [etit] M [aître] la rendoit conforme à son état sur la Croix quand il dit « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné ? » Je le lui dis même et elle ne repliqua que ces paroles avec une douceur et un abandon parfait : « Mon Dieu vous m’avez abandonnée ». Le reste du jour jusqu’à six heures du soir se passa en grandes douleurs et souffrances. Alors elle reçut l’extrême onction et sembla perdre connoissance de tout ce qui est au-dehors, et expira sans douleur, sans peine, dans un silence et paix profonde. »
Une deuxième lettre de Keith à Lord Deskford contient une transcription d’une lettre (perdue) de Ramsay204 écrite le 4 août. Le récit est légèrement différent :
Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’alloit retirer, que sa mission étoit finie, et marquoit par l’oubly profond où elle était desappropriée. Ses souffrances ont eté extremes, et sa patience tout à fait chrétienne. Il n’y a pas grande chose à dire d’une ame que Dieu avoit toujours caché dans le secret de sa face, et qu’on ne pouvoit connoitre que par le silence du cœur. Il y a des saints qui parlent beaucoup en mourant. Il y en a d’autres qui n’ouvrent la bouche que pour dire avec J. Ch. sur la Croix : Mon Dieu, Mon Dieu, combien vous m’avez abandonné. Elle a porté ce dernier état de Jesus sur la croix, et m’a dit souvent le jour de sa mort : Je suis dans un delaissement extreme. Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdit connoissance de tout ce qui se passoit au-dehors. »
Ses lettres sont une mine de renseignements : on le voit faciliter les relations entre disciples205, raconter à Lord Deskford les tiraillements qui entourent l’édition de la Vie206, commenter l’édition en 1717 des Œuvres spirituelles de Fénelon207. Sa vie personnelle fut douloureuse car ses deux fils aînés moururent de la variole en 1717 et il perdit sa femme en 1721.
« Notre propre expérience vous convainc que notre vie est en tous respects une guerre continuelle, que partout et dans tous les états nous devons être fournis et éprouvés à la fois du dehors et du dedans. C’est le lot d’un vrai disciple, et je suis sûr qu’il est heureux quand il est amélioré selon l’intention de notre Seigneur. Alors rien n’arrive qui doive nous troubler ou nous inquiéter. Il accomplira son travail propre, si seulement nous le servons et nous soumettons à lui humblement. Qu’il lui plaise d’accroître notre foi et de renforcer notre dépendance en lui, que nous soyons introduits sous le voile et puissions goûter et posséder la substance ! 208.
« Ne soyez pas troublé par un de ces mouvements de Peur, Anxiété, Mélancolie, etc., qui peut à n’importe quel moment surgir en vous ; ne laissez place à aucune réflexion chagrine à leur sujet. Tournez-vous à l’intérieur et entrez doucement dans le Cœur du Petit Maître et ils disparaîtront rapidement209.
« Ne nous arrêtons jamais aux nombreuses contrariétés jetées sur notre chemin, ni même à leur accorder la moindre réflexion, mais, en y faisant aussi peu attention que possible, plongeons-nous dans le Rien, là seulement où demeure notre sécurité […] Laisser passer et outrepasser sont Règles à ne jamais oublier210.
La distance signifie peu aux Esprits unis dans le Centre commun. Notre Vénérable Mère se souvient de vous continuellement211.
Après la mort de Madame Guyon, Keith continue de conseiller Deskford et le confie à sa garde :
Je peux assurer Votre Seigneurie que jamais un jour ne passe sans que je sois présent et uni à vous dans le cœur de N[otre] S[ainte] M[ère] […] Ne vous découragez d’aucune difficulté […] elles arrivent souvent dans le commerce du monde, mais en se tournant doucement à l’intérieur et en plongeant dans la Divine Préssence, elles tomberont rapidement et seront oubliées. Patience, Patience, Résignation et Silence. Dieu est tout et nous rien212.
Puisse notre bien-aimée Mère en Dieu poursuivre sa veille particulière et sa protection sur vous tous, et vous garder vous et nous tous dans une dépendance envers Lui humble et pleine de foi, de jour en jour et de moment en moment. Si l’on voit et observe Sa main dans chaque chose qui arrive, et que l’on se tienne avec constance dans l’ordre de sa Providence, on ne sera pas troublé devant les étranges désordres du monde ni découragé sous la variété des croix et la multiplicité des affaires qui nous attendent presque inévitablement. Toutes ces choses doivent être supportées comme elles viennent, sans aucune prévision de notre part ni réflexion après coup. […]
D’autre part, nous devons avoir une grande patience pour nous-mêmes comme pour les autres, et vouloir porter nos fragilités, nos défaites et infirmités, comme nous le voyons chez les petits enfants, sans même désirer en être débarrasses avant le temps. Et de même que la croissance n’est pas complètement observée dans la nature et que ses étapes ne sont pas visibles, de même dans le domaine spirituel. Mais en Lui est la Vie, la force et la perfection. Il est tout, nous ne sommes rien. Le travail est sien, et c’est Lui qui l’accomplira. Soyons seulement petits et passifs et silencieux devant Lui213.
Figure périphérique, mais ami proche de James Keith, Georges Cheynes était un londonien originaire d’Aberdeen. Surnommé le « Falstaff d’Aberdeen », il partageait les tendances du groupe des Garden. Fallait-il l’inclure ici dans notre école du cœur ? Décision justifiée par son rôle de passeur reliant Hollande, Angleterre, Écosse. Cheynes était ami de Pope, de Richardson, du chirurgien Charles Maitland qui introduisit l’inoculation contre la variole en Angleterre. William Law, à qui il révéla frère Laurent et Jakob Böhme, respectait son autorité en matière de mystique. C’était un médecin à la mode à Bath, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une autorité respectée en matière de mystique. On le rencontrait dans les cafés littéraires « où il était tellement pénétré du vocabulaire guyonien qu’il ne parlait que de “foi nue et d’amour pur” »214. Une de ses lettres mentionne les mystiques suivants : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon.
Cheyne était en relations épistolaires avec un jacobite de Manchester, John Byrom : ce poète mit en vers anglais le cantique de madame Guyon « Charmante solitude, Cachot, aimable tour ? »215. En inventant la sténographie, Cheynes s’ouvrit les portes des salons aristocratiques et littéraires : il y discourait « sur les auteurs pour lesquels il éprouvait des passions successives ou simultanées… »216.
Un cercle spirituel se forma près d’Amsterdam autour du pasteur et éditeur Pierre Poiret (1646-1719). Il influencera le mystique et théologien Tersteegen (1697-1759) en lui faisant découvrir les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de Mme Guyon, que ce dernier traduira en partie217. Tersteegen sera apprécié par Sören Kierkegaard.
Ce protestant en marge des institutions218 fut contemporain de Jeanne-Marie Guyon, la précédant de deux ans et mourant deux ans après elle. C’est grâce à sa passion éditoriale que furent sauvées les œuvres de Bertot et celles de Guyon : sans son labeur, le témoignage guyonien édité se limiterait au Moyen court et au Commentaire du Cantique autrement dit presque rien. Trente-neuf volumes Guyon et quatre volumes Bertot couronnèrent ses précédentes entreprises éditoriales219. Issu de manuscrits souvent imparfaits, comparés et concaténés (pour les Torrents) ce travail considérable n’a été possible que grâce à l’acharnement et à la conviction du cercle spirituel qui entourait Poiret dans la plus grande discrétion.
Originaire de Metz, orphelin de père, il fut aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles ; remarqué par un pasteur, puis embauché comme précepteur, il poursuivit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, pasteur à vingt-trois ans, il se marie l’année suivante. Il découvre Descartes puis lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il est d’abord connu pour son travail intellectuel de grande rigueur sur la philosophie cartésienne : ses œuvres personnelles le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. Mais il vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam à trente ans. Disciple de « A.B. » pendant quatre ans jusqu’à la disparition de celle-ci, il travaille durant six ans à l’édition de ses œuvres en dix-neuf volumes : il en rédige lui-même une partie, puis leur introduction. C’est ainsi qu’il passa de la philosophie à la mystique, nous dit Marjolaine Chevallier :
Cet « homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral 220» va éditer d’autres mystiques. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, un village près de Leyde, où Spinoza avait vécu, et où les Collegiants, des protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. Une chronique biographique du XVIIIe siècle nous raconte :
« Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers […] Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté221. »
Indifférent aux opinions humaines, mais plein de bonté, il resta toujours pondéré dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés. Cette sagesse était le fruit d’une longue expérience intérieure :
Il y a entre eux [les prophètes cévenols] de très bonnes gens […] croyant bonnement être inspirés de Dieu ; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions […] sur l’extérieur et l’extraordinaire […] Il faut bien d’autres préparations et changements d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu […]222.
Il connaissait les dangers et les limites des plaisirs intellectuels :
Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens […]223.
S’il était réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens, il admirait la diversité des âmes sur lesquelles s’exerce la grâce divine :
[…] pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfants de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer […] il est à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble224.
Il y a une grande variété dans la constitution de nos âmes aussi bien que dans celle de nos corps, de nos habitudes, des obstacles que nous avons opposés diversement à Dieu, les uns d’une façon et les autres d’une autre. De plus, les conjonctures des temps et des lieux où l’on se trouve, et celle des personnes avec qui l’on doit vivre, ne pouvant que varier beaucoup, il résulte de tout cela que les voies tant intérieures qu’extérieures par le moyen desquelles on doit être débarrassé des divers empêchements où l’on est, et selon lesquelles on doit être travaillé et disposé pour revenir à l’union divine, ne peuvent être que de différentes manières. Dieu, qui veut par toutes sortes de moyens ramener les hommes à soi, et qui, connaissant parfaitement la différence de leur constitution, de leur faiblesse et de leur capacité, sait ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent porter, et voit ce dont ils ont de besoin et ce qui leur serait préjudiciable, a aussi tant de bonté que de vouloir bien accommoder ses voies et ses opérations à l’état où ils se trouvent, et les prendre du biais ou du côté qu’ils sont le plus prenables : les uns par des sensibilités (qui sont encore de différentes sortes) et les autres par des privations et des aridités, les uns par diverses sortes de douceurs et les autres par la voie des amertumes, les uns par des lumières singulières et les autres par la foi toute nue, les uns par des voies d’amour sensible et les autres par des voies de crainte ou de désolation ; les uns en opérant le plus fortement sur leurs entendements et les autres en agissant principalement sur leurs volontés ou sur d’autres de leurs facultés ; et ainsi d’une infinité d’autres conduites. Et comme dans cette diversité il s’est toujours trouvé quelques personnes qui ont excellemment correspondu à Dieu et que Dieu a élevées à un haut point de lumières et de grâces, quand le Seigneur les a ensuite poussés à écrire chacun selon sa voie et ses expériences, de là sont venus les caractères différents des écrivains mystiques dont je vais spécifier quelques-uns, à peu près dans l’ordre que vous me les avez proposés225.
Il affirme l’existence de la mystique que l’on ne peut démontrer, mais que l’on ne peut qu’expérimenter :
Elle est encore appelée mystique ou cachée parce qu’elle ne se peut démontrer à personne par aucun raisonnement, et qu’on n’en saurait prouver ni faire comprendre à d’autres la réalité et les vérités par aucunes idées. Il en est sur cela comme de toutes les choses d’expérience. On ne saurait par exemple prouver par raisonnement à une personne qui n’aurait jamais vu le soleil, que cet astre est brillant de clarté ni lui donner d’idée de ce qu’est sa lumière. On ne saurait par aucune démonstration faire comprendre à quelqu’un qui n’aurait jamais goûté de douceur, ce que c’est que la douceur. De même aussi ne peut-on faire comprendre à personne les lumières de cette divine science et sa force, si ce n’est en renvoyant ceux qui veulent l’apprendre à l’expérience et à la pratique fidèle des moyens que l’on y propose pour atteindre à sa jouissance, laquelle est indissoluble de la connaissance vive de ce qu’elle est, et avant laquelle on ne peut avoir aucune vraie idée de ce que ses termes signifient : ce qui est aussi la raison pourquoi les ignorants disent que ce n’est qu’un amas de mots qui ne signifient rien, tout de même que les termes de lumière et de couleurs sont des mots qui ne signifient rien à des aveugles-nés.226
Il déplore que les gens perdent leur temps dans l’extériorité de la religion et la critique aveugle de la mystique :
Le public, les hommes du monde ont bien d’autres affaires plus importantes et plus essentielles que de s’amuser à des dispositions qui ne regardent que des objets éternels, spirituels et permanents à jamais, que des choses dans lesquelles pourtant ils entreront bientôt en quittant tout le reste ! Ils font plus prudemment, à leur avis, d’employer à tout autre affaire le petit moment qui leur a été accordé pour se bien disposer à ces autres227.
Ils feront leur occupation principale de ces sortes de vains objets, de fadaises, de fables, d’histoires, de poésies, de critique, et de choses étrangères, auxquelles ils voudront lier et borner l’interprétation des Saintes Écritures, ne leur donnant qu’un sens tout extérieur et tout charnel pour en bâtir une Religion chrétienne qui ne soit proprement qu’une moralité pharisaïque, païenne et historique. Dites-leur qu’il faut s’habituer à regarder souvent l’objet divin et les choses divines dans son intérieur, priant et attendant que la lumière d’en haut vienne faire impression de ses divins rayons sur notre intellect, pendant que notre activité à faire des idées et des raisonnements sera dans le silence : en voilà assez pour vous faire traiter de quiétiste et de fanatique. Ils vous traiteront sans façon de chimère cette lumière d’en haut et toute impression qui n’est pas une idée de la fabrique de leur raison agissante. S’ils n’osent nier que l’on ne doive espérer de nouvelles lumières, ils vous diront que c’est de la critique et par l’activité de la raison qu’on doit les attendre, et qu’on ne saurait quitter cette raison sans tomber dans le fanatisme. De sorte que, si l’on s’aventure seulement à leur nommer quelques-unes des impressions que cette lumière divine a faites dans les âmes éclairées, fussent-elles toutes conformes aux paroles des Écritures et accordantes avec les divins mystères révélés, ils vous diront que c’est du galimatias, des imaginations creuses, des mots vides de sens, comme en effet les noms des couleurs et de la lumière le sont aux aveugles228.
Il s’énerve contre les adversaires qui ne tolèrent même pas l’utilisation d’un vocabulaire propre à la mystique :
C’est ici où l’on se récriera, sans doute, sur les mots inouïs du MOI et du SOI, de l’appropriation et de la désappropriation, des voies purgatives, illuminatives et unitives, de la passivité, de l’enfer spirituel, de la contemplation, de l’amour pur et désintéressé et le reste, qu’on veut faire passer pour un langage barbare et pour du galimatias. Mais à quoi bon ce vacarme puéril ? Ces termes-là sont aussi familiers et aussi intelligibles à ceux qui se mêlent des lectures de choses mystiques que le sont à chaque artisan les termes de leur métier, quoique d’autres ne les entendent pas, sans pourtant qu’ils le trouvent étranges et sans s’en moquer ridiculement. Et il en est de même de toutes les sciences et de toutes les professions. Je mets en fait qu’il n’en est aucune qui n’ait incomparablement plus de termes propres et particuliers que la Théologie mystique. De gros dictionnaires peuvent à peine épuiser les locutions de quelques-unes, et dans les matières spirituelles on se plaindra de dix ou vingt termes, tout au plus, qu’on n’entend pas, faute de vouloir s’y disposer avec application ! Ne serait-ce pas agir en idiot que de vouloir tourner en ridicule devant le public, les hypoténuses, les ellipses, les paraboles et les hyperboles et cent autres termes des géomètres, par la raison que la plupart des hommes n’y entendent rien ? Ceux qui ont quelque réputation à conserver devant le monde devraient avoir honte de songer seulement à l’impertinente puérilité de ses sortes de plaintes contre les Mystiques, après que ceux-ci ont averti qu’ils n’écrivent pas pour tout le monde, mais seulement pour ceux qui se rendront sérieusement et avec application aux choses et aux dispositions qu’ils prescrivent229
Il participe à la défense de l’amour pur et de la passiveté :
2.1. Or, comme pour y faire des réflexions particulières et pour contempler la lumière ou le soleil plus directement, il n’est pas nécessaire qu’un homme qui y est toujours exposé, fasse des efforts pour s’y mettre ni pour s’y appliquer comme de nouveau, mais qu’un petit mouvement d’œil et de pensée suffit pour cela, les mystiques en disent de même des vrais contemplatifs de la lumière divine, et Canfeld230 en fait comparaison à une manière de se ressouvenir de l’état où l’on se trouve. De plus, comme ceux qui sont dans la lumière ne sont pas empêchés par là de contempler successivement en mille manières une infinité d’objets tous différents, de même cette contemplation générale et continuelle de Dieu et de sa divine lumière est fort compatible avec une infinité d’espèces de contemplations particulières et différentes de la générale. Et enfin, comme, en jouissant actuellement et continuellement de la lumière du soleil, on n’est pas empêché par elle de s’appliquer à toutes les fonctions de devoir, de nécessité, de bienséance, mais qu’au contraire, on y est aidé incontestablement, il en est de même de la lumière divine pour ceux qui en jouissent et qui la contemplent231.
22. [...] On a dit que l’amour pur ruinait l’espérance en son sujet, s’il était vrai que ceux de cet état n’envisageassent et ne désirassent plus le bien, soit naturel soit surnaturel, par rapport à eux-mêmes et comme leur bien. La réponse que l’amour pur n’exclut que les désirs du bien conçus par un motif naturel, et non ceux qui sont conçus par un motif surnaturel, me paraît une nouvelle difficulté et même ne me paraît pas conforme à la vérité, étant clair comme le soleil que nul motif surnaturel ne peut inspirer aux âmes du degré de l’amour pur aucun acte incompatible avec ce pur amour, tel que serait l’acte de désirer le bien éternel par rapport à soi-même et pour soi-même. Il faut donc remarquer ici deux choses : l’une, qu’il n’y a plus de MOI ni de propre dans l’amour pur ; l’autre, que l’objet de l’espérance n’est pas le seul bien en tant que propre, mais aussi le bien, le beau, le juste, le parfait, comme appartenant et devant appartenir à celui qu’on aime. Ne voit-on pas dans le monde tant de personnes qui désirent et qui espèrent des biens, soit temporels soit spirituels, pour d’autres que pour elles-mêmes, et que cet amour est beaucoup plus pur que celui des désirs des biens propres ? L’amour pur ne reconnaît que Dieu seul et sa volonté. Tout le reste est un néant devant lui232.
2.5. Ceux qui ont condamné la doctrine de l’amour pur aussi bien que celle de la contemplation pourront être dès ici leurs propres juges, s’ils se demandent à eux-mêmes lequel des deux partis ils estimeront le plus, en cas qu’ils fussent maris, pères, maîtres ou souverains, si des épouses, des enfants, des serviteurs, des sujets qui les aimassent sans intérêt et pour l’amour d’eux-mêmes, ou bien de ceux qui les aimassent pour le motif de l’avantage qu’ils en attendraient ?233.
À la fin de sa vie, il fut un disciple aimé de Madame Guyon bien qu’ils ne soient jamais vus physiquement : quand on parla devant elle de Poiret :
[Madame Guyon] s’écria : « Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages », et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. [...] On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale, était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures234.
Marjolaine Chevallier nous raconte : « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis […] ils tentent de vivre dans les voies intérieures […] On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. » 235.
Les associés de Poiret forment autour de lui un cercle intime, au point qu’ils figurent avant sa famille dans son testament. Cette petite équipe comprenait quatre hommes et une femme, à savoir les deux frères Homfeld, Jean-Luc Wettstein, l’avocat van Ewijk et son épouse (« une “bonne amie”). Otto Homfeld et son frère Jodocus, originaires de l’Allemagne du Nord, étaient déjà liés à Poiret en 1692, puisqu’ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge en tête de son De Eruditione236. Otto était en relation avec le Dr. Keith à Londres, à qui il expédiait des livres de la maison d’édition d’Amsterdam237. Quant à Wettstein, l’imprimeur de l’équipe, n’étant pas pasteur, il eut la joie d’aller voir Mme Guyon à Blois. Toujours vivant en 1742 et converti au catholicisme, il allait tous les jours à pied à Leyde pour y entendre la messe, racontera Tersteegen.
Poiret édita jusqu’à sa mort les mystiques qu’il estimait, y compris des contemporains : parmi d’autres, la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe, etc. Il mettait Madame Guyon au même rang que les plus grands et considérait son édition comme la dernière tâche confiée par le Seigneur :
XXIV. Combien de saint Mystiques depuis le célèbre Taulère jusqu’à maintenant, à ne parler que de ceux qui ont été goûtés et approuvés des plus sages ? L’énumération en serait ennuyeuse [XXV] si par manière d’exemple on ne se bornait qu’à deux ou trois qu’il suffira de nommer simplement, comme Ruusbroec, Jean de la Croix, Sainte Thérèse, Angèle de Foligni, sainte Catherine de Gênes, Saint François de Sales, Jean de Saint Samson, et tout récemment le père J.-Joseph de Surin et la Vénérable M. Marie de l’Incarnation. On laisse à juger aux bonnes âmes qui liront les écrits qu’on leur présente ici, si la personne de l’Auteur ne mérite pas à bien juste raison de tenir rang en ce nombre…238
Il attrapa une pneumonie en mai 1719 :
Même dans son agonie, aux prises avec les plus brûlantes ardeurs de la fièvre et les plus pénibles angoisses de l’étouffement, le mourant […] s’en remettait à la volonté très aimable du Christ […] Il répétait continuellement que Christ était « tout en tous », tout en lui et tout en ses amis qui se tenaient autour de lui239.
Il avait écrit :
XX 2. La dignité de chrétien à laquelle nous sommes appelés est si grande qu’il y a rien de plus relevé dans le monde et que tout autre chose n’est que bassesse en comparaison de celle-ci. Être chrétien, c’est renfermer ou posséder dans soi ce qu’il y a de plus grand [XXI] et de plus estimable non seulement sur la terre, mais même dans le ciel : c’est avoir dans soi Jésus-Christ et le S. Esprit par la foi et par la charité ; c’est y avoir aussi le Père, indissoluble d’avec le Fils et le Saint-Esprit ; c’est être le Temple vivant de la très Sainte Trinité, laquelle on adore dans son cœur et dans son esprit, qui sont ce même temple dans lequel on lui rend ce culte intérieur et d’esprit qu’il désire de nous, et où on le sert en qualité de prêtre-roi, comme parle saint Pierre ; c’est enfin être une nouvelle créature, qui n’est plus et ne vit plus à elle-même, mais à Jésus-Christ, l’Esprit duquel la régit, et fait en elle ce qui est agréable à Dieu. Tout cela sont [sic] autant de vérités que la parole de Dieu nous rend indubitables240.
Par leur activité inlassable, Poiret et ses amis eurent une influence considérable : ce sont leurs éditions 241 que reprendra Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme.
Vingt ans après la mort de Poiret, Gerhard Tersteegen (1697-1769), futur grand mystique piétiste, vint en pèlerinage en tant que disciple posthume. Son témoignage éclaire d’une douce lumière la fin d’un cercle qui ne comprenait plus que trois frères (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
Ils vivent contents, travaillant eux-mêmes le jardin qui fournit à leur cuisine. Ils ont une servante qui aime le bien [la vie intérieure] et fait le ménage. Le frère Otto Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans. Et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle, est à peu près de même âge., il est frère du Libraire si renommé d’Amsterdam qui a fait imprimer les ouvrages de Mme Guion et ceux de Poiret. Ce dit Wettstein a été familier dans la maison de Mme Guyon et a connu personnellement Mme Jane Leade. Le troisième frère est Israël Norraüs, Suédois de naissance. C’est après avoir été touché par les écrits d’Antoinette Bourignon qu’il quitta sa patrie, dans l’espoir de trouver M. Poiret ; mais ce dernier venait de mourir. Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la Grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux. Je n’ai rien trouvé dans mon voyage de Hollande qui m’ait autant récréé que sa présence. Sa mémoire et ses forces corporelles sont fort affaiblies, mais il ne perd jamais sa paix. Et quand on lui parle de sa science [il fut [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret], car il a été très savant, il répond avec un doux sourire : Je ne suis rien ». Quel bonheur j’avais à lui dire : « Frater tuus sum ! Nous sommes frères ! » 242
Nous verrons Tersteegen très influencé par ce qu’il avait vu en Hollande.
La figure de Wolf von Metternich n’est pas conventionnelle : elle illustre l’esprit du début du siècle des Lumières où se mélangent tendances mystiques, attraits anciens et curiosités nouvelles. Diplomate, écrivain et ami de Poiret, après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. À côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et acquit une certaine célébrité ; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilshommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne ! C’est malgré les conseils de Mme Guyon que le baron continua à s’intéresser à l’alchimie :
Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout243.
Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich244.
Poiret édita les écrits de son ami245. Le Baron avait été un Philadelphien et avait traduit en allemand la Theologia Mystica de Pordage. On lui attribue un livre de Ratione Fidei, le Fides et Ratio collatae édité par Poiret en 1707.246.
Nous trouvons l’écho de sa curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : « C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Écossais Lord Forbes of Pitsligo247 […] Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe 248 » où il fut en relation avec de nombreux spirituels. Lié avec Wolf von Metternich, Zinzendorf lui-même avait fortement subi l’influence de madame Guyon249.
Ce qui nous est parvenu de leur correspondance couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que madame Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.
Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier : « Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut »250. Il lui faut abandonner ses « lumières », ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : « Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu. » (L. 402).Lui qui cherche les appuis doit maintenant suivre les inspirations « délicates » de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.
Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :
Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu251.
Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : « Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. […] C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle ». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique et développe une savoureuse comparaison entre catholiques et protestants :
« Il n’y a personne ici que je connaisse parmi les catholiques, qui goûte les vérités mystiques : Dieu Se sert donc de ceux qui ne sont pas de cette communion. Et je vous assure, ma très chère mère, que la vie intérieure trouve beaucoup plus d’entrées parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils sont trop gênés et trop craintifs de tomber dans la censure de quiétisme ou autre. Ils n’osent pas même approuver publiquement des livres imprimés en France avec quantité d’approbations et qu’on a traduit en allemand, comme la vie de la bonne Armelle252, tant ils ont peur. [...]
« Que ferais-je donc dans une communion où les plus savants ne savent pas ce qu’ils doivent croire, et où l’on veut pourtant qu’on soit obligé sous peine de damnation éternelle de croire tous les articles de foi, ainsi appelés ? La foi chrétienne si simple et si proportionnée aux plus petites capacités, comment la pourrais-je trouver dans toute une armée d’articles de foi, rangés et ajustés avec tant d’art et de science humaine et scolastique ? [...]
« J’ai appris d’examiner les livres par le cœur et non pas par la tête, et d’en lire de toutes sortes, sans crainte de m’écarter, et de me nourrir de tout qui m’a touché le cœur. C’est cette liberté que je crois être nécessaire ou au moins fort utile pour avancer le règne intérieur, et qui fait qu’il se trouve parmi nous beaucoup plus qui le goûtent et qui lui donnent entrée que non pas parmi vous, où l’on a quasi bouché toutes les avenues. [...] Comment ne pourrais-je donc me soumettre de plein gré, n’y étant pas engagé par naissance, à la domination absolue des gens si ignorants dans les voies de Dieu ? À présent je suis comme une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs : je prends partout ce qui me nourrit, et laisse le reste253.
Il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure. Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement : « Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430). »
Avec Gerhard Tersteegen, nous abordons la génération suivante de ceux qui, sans avoir connu Mme Guyon, se sont nourris de ses écrits.
Venu en Hollande trop tard pour connaître Pierre Poiret, Tersteegen séjourna chez les « frères » à Rijnsburg et put observer le fonctionnement de leur petite communauté. De retour en Allemagne, avec l’aide de documents venus de Hollande, il traduisit en allemand des ouvrages édités par Poiret, en particulier une série de poèmes de madame Guyon commentant des Emblèmes, et aussi Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters. On a pu voir en lui un « Poiret allemand »254.
Contrairement à l’idée d’un protestantisme opposé à la vie intérieure, Tersteegen fut un profond mystique. En 1719, il se retira du monde, menant une vie de moine et vivant du tissage de rubans. En 1724, il vécut une très profonde expérience spirituelle qui le fit se consacrer au Christ. Après 1724, il renonça à la vie d’ermite et fonda une petite communauté fraternelle avec quelques disciples à Otterbeck près de Mülheim am Rhein.
Vivant de leur travail de tisserands, ils menaient une vie quasi monacale : « de 6 h. à 11 h., ils travaillaient ; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels255. » Considéré comme un véritable maître spirituel, il pensait qu’il était là seulement pour aider l’action du Christ dans l’âme. À la fin de sa vie, il rédigera la « règle de vie » d’une « communauté de vie fraternelle » de huit hommes et femmes. Il puisait ses références dans toute la littérature mystique, des Pères grecs à Madame Guyon. En contact avec d’autres spirituels (les frères de Herrnut, Zizendorf, des mennonites…), il appréciait aussi la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant256.
Tersteegen est d’une grande importance outre-Rhin pour ses écrits et ses poèmes mystiques. « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne celui qui s’abandonne totalement à lui257. Les poèmes du Petit jardin spirituel fleuri des âmes intérieures exaltent le cœur de l’homme habité par Dieu258. Ses Traités rassemblés dans le Chemin de vérité (1750) incitent à sortir de soi-même pour vivre en union avec le Christ présent en nous.
Voici avec quelles clarté et force de conviction il parle de l’expérience mystique259 :
« L’Esprit saint produit cet état — ou qualité de l’âme — en lui donnant à connaître intérieurement — pour l’une plutôt soudainement et violemment, pour une autre plutôt discrètement et progressivement —, d’une manière surnaturelle, vivante et puissante, la vérité et la gloire de l’essence du Dieu omniprésent et digne de tout amour.
« Cela fait naître en même temps dans l’âme un respect profond et inexprimable, une vénération, une admiration, une crainte d’enfant et une prosternation intérieure de tout ce qui est en elle devant la grandeur et la Présence de la majesté de Dieu. Cet être glorieux lui apparaît comme le seul qui soit élevé et grand, tandis qu’elle-même se considère avec toutes les autres créatures, comme inférieure, insignifiante et petite. […]
« Tout cela produit dans l’âme une sortie d’elle-même et de tout ce qui n’est pas Dieu, ainsi qu’une faim et une soif intérieures qui la poussent à se réfugier, oui, vraiment à rentrer et à pénétrer en Jésus-Christ avec qui elle s’unit en son fond ; par la dépendance constante de la foi, par le fait qu’elle entre et demeure en lui au fond d’elle-même, elle reçoit vraiment — et non seulement en imagination — grâce sur grâce, ainsi qu’une nouvelle force d’esprit et une énergie vitale essentielle par laquelle elle est pénétrée et rendue vivante ; ainsi, progressivement, toutes ses œuvres, paroles, pensées et inclinations intérieures et extérieures sont engendrées et animées par cette nouvelle source vitale […]
« La vraie piété, quant à elle, possède une « puissance divine » et transforme l’homme à partir de son fond, elle extrait avec force son cœur, son amour, son désir, sa confiance et toutes les facultés de l’âme hors de tout le créé, elle le lie à Dieu, son Origine, et le transporte dans une vie et une attitude réellement saintes et divines. »
La communauté qu’il avait fondée continua d’exister jusqu’au XIXe siècle au même endroit. Tersteegen sera attentivement lu par S. Kierkegaard (1813-1855).
Un lien direct est attesté entre la dame de Blois et Fleischbein, le plus important des spirituels guyoniens d’outre-Rhin : il passe par son épouse Pétronille, originaire d’Aix-la-Chapelle :
« On voit par ces traits et nombre d’autres pareils qu’elle [Mme Guyon] ne rejetait point les protestants, n’exigeait point d’eux de changer de religion, mais d’entrer dans les voies intérieures260. On sait qu’elle n’approuva pas le changement de Ramsay261, et que Milord Forbes ayant eu des tentations de se faire catholique et d’entrer dans un cloître, elle l’en empêcha, et lui prédit qu’il se marierait. Ce qui arriva en effet, car il épousa une demoiselle de Londres, fort riche. On raconte que le premier enfant qu’il en eut fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. Cette demoiselle d’Eschweiler fut ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur, enfant chéri et distingué de Mme Guyon, et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle262. »
Autrement dit, Pétronille était suffisamment proche de madame Guyon et unie à celle-ci pour diffuser sa présence spirituelle pendant le baptême. Après un séjour de quelques années au château de Fleischbein, Pétronille épousa Fleischbein en 1737 : elle avait 55 ans, lui 40 ans, ce qui laisse penser qu’il s’agissait d’une alliance scellée pour convenance263.
Né à Paris en 1688, dans une famille protestante qui se cachait après la Révocation de l’Édit de Nantes, Charles-Hector de Marsay partit avec ses parents pour le Refuge et se mit au service de l’Électeur de Hanovre. Au cours d’une maladie, il fut bouleversé par la lecture des œuvres d’Antoinette Bourignon (1616-1680) que Poiret avait éditées : il quitta le service des armes et se retira avec sa femme et deux disciples d’« A.B. » [Antoinette Bourignon] à Schwartzenau, près de Berlebourg, pour vivre en anachorète. Pour gagner sa vie, il apprit le métier d’horloger264.
C’est l’abbé de Watteville qui lui fit lire l’œuvre de madame Guyon en 1716 265. En 1717, il entreprit un voyage incognito pour se rendre à Blois, mais lorsqu’il arriva à Paris, il apprit qu’elle était morte depuis quatre mois266.
Il reçut cependant le choc spirituel dont il avait besoin quand il lut le recueil de poèmes guyoniens intitulé L’âme amante de son Dieu et en particulier le 17e emblème qui illustre 267 le Psaume 51, 19 : Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un coeur brisé ; Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé . Cette lecture provoqua chez Marsay un « abandon complet à Dieu » : « Je sentis une émotion très forte dans mon cœur, et Dieu me donna de voir exprimée dans ces mêmes rimes la nature de mon état intérieur. Qu’il plaise à Dieu, donc, de me conduire toujours aveuglément à travers la foi et l’abandon »268.
Cet homme entier décida alors de se laisser désormais conduire par les écrits de madame Guyon : disciple inconditionnel, son intransigeance était parfois difficile à supporter269. Seul comptait ce qu’il lisait chez madame Guyon, comme le raconte Oetinger, futur « père du piétisme souabe, qui avait fait sa connaissance dans la diligence de Francfort en 1728 : Marsay «faisait grande éloge de Mme Guyon, mais je lui dis que Mme Guyon n'avait pas été crucifiée pour nous. On ne devrait pas s'attacher de telle manière à un être humain. Cela le mit fortement en colère ». « En 1730, lors d'une visite que lui fit Oetinger dans son ermitage du comté de Wittgenstein, la dispute recommença : « à propos de la querelle guyonienne, il me récita, cependant, toujours la même rengaine. »
Après avoir refusé d’être enrôlé chez les Moraves par l’entreprenant Zizendorf270, il devint en 1732 le directeur spirituel de Fleischbein : ce piétiste, descendant d’une famille de marchands de Francfort, possédait une maison de maître, le château de Hainchen, non loin du comté de Wittgenstein. Dans la sécurité offerte par cette principauté ouverte aux dissidents religieux271, ils formèrent une communauté mystique. Celle-ci sera transférée au château de Pyrmont, d’où se poursuivra l’édition des auteurs qu’ils aimaient tant, dont Bertot272.
De cette communauté guyonienne, l’éditeur Haug de la « Bible de Berlebourg » décrit :
« une toute autre sorte de saints, qui étaient certes séparatistes, mais leurs esprits étaient tellement imprégnés des écrits de Bourignon et de Guyon, qu’ils vénéraient plus que la Bible elle-même. Monsieur de Marsay [...], qui puisait tous ses écrits de l’eau de ces sources, était l’idole de cette petite famille.273 »
Ils furent en relation avec Goethe alors jeune avocat à Frankfort, qui semble avoir été influencé par les Torrents dans son Chant de Mahomet, tandis que Lavater et le jeune Moritz s’opposent dans leurs jugements de quiétistes274. Nous disposons de quelques informations complémentaires recueillies par Chavannes275.
Sa femme meurt en 1740 et lui-même en 1755. Quelques-uns de ses nombreux écrits276 imprimés à Berlebourg seront réédités jusqu’en Amérique. La plupart sont aujourd’hui inaccessibles ou perdus.
Nous avons ici recours à son Commentaire sur l’Épître aux Hébreux et à ses Nouveaux Discours spirituels. Il est profondément inspiré par les écrits de monsieur Bertot et madame Guyon qu’il prend en modèles277. Il livre de précieuses informations sur l’intérieur mystique tel qu’il est vécu autour de 1740 en une délicate symbiose entre quiétisme d’origine catholique française et du piétisme d’origine protestante germanique. Cette symbiose en recherche d’unité permet de dépasser en partant d’un fond mystique expérimental commun les oppositions religieuses, ce qui reste chez nous de grande actualité.
La tradition issue de madame Guyon restait donc bien vivante une génération plus tard, au milieu du Siècle des Lumières : incarnée par Marsay, elle sera relayée par son dirigé Fleischbein, qui lui-même aidera intérieurement Dutoit278.
L’engagement et la puissance intérieure demeurent intacts, loin de l’affadissement futur lié à la sensibilité romantique.
16. Mais en vérité nous nous faisons grand (67) tort et arrêtons notre course et avancement vers Dieu infiniment quand, touchés de lui au dedans, ayant éprouvé sa présence, ou étant déjà devenu intérieurs en partie, nous résistons à ses attraits intérieurs, qui sont de nous tirer de notre multiplicité dans la prière et en toutes choses, pour nous simplifier toujours davantage ; lors que nous nous attachons à notre propre opérer, à nos discours, pensées et désirs ; que nous voulons toujours exciter ou réveiller par mille moyens, que nous prenons en main, croyant que nous allons périr et déchoir quand ces choses sensibles nous quittent ou semblent se ralentir ; ne comprenant pas que c’est Dieu qui nous invite à nous quitter nous-mêmes et notre propre faire, afin qu’il devienne lui-même notre vie et tout notre opérer ; oui afin qu’il bannisse le moi pour faire sa demeure en nous, et devenir l’âme de notre âme et la vie de notre vie ; ce qui ne se peut, si nous ne voulons pas abandonner nos propres opérations lors qu’il est temps de les quitter : nous voulons à toute force nous exciter et produire quelque sensibilité, et croyons qu’en nous tourmentant, fatiguant et agissant beaucoup par notre esprit propre, importunant Dieu, pour ainsi dire, pour nous les donner, nous faisons merveille ; et croyons avoir beaucoup gagné lorsque par ces efforts nous avons chassé la mort de nos contrées : je veux dire la sécheresse et l’impuissance que nous sentons, qui veut s’emparer de nous, pour nous dépouiller de nous même, nous faire mourir à nous, à tout appui sur nous et à notre faire, pour nous faire espérer en (68) Dieu seul ; et à désespérer de nous entièrement : nous inviter à nous livrer à lui à discrétion et sans réserve, à quoi nous sommes engagés seulement par cette expérience de notre impuissance à tout bien, oui à former seulement une bonne pensée. …
19. Cette parole (de saint Antoine, rapporté par Cassien dans la 9e conférence sur l’oraison continuelle) (*Madame Guyon Justifications 3e partie) la prière de celui qui prie (70) n’est pas parfaite, lorsqu’il sait qu’il prie, paraît obscure et peu compréhensible : voici comment je la comprends. … De même aussi de la respiration, un homme en santé respire l’air sans effort et sans qu’il fasse attention distincte ; il ne s’aperçoit de cette action que lors que quelque désordre dans ses parties lui empêche cette respiration ; alors il sent distinctement le besoin qu’il a de respirer, c’est la maladie qui le lui rend distinct. C’est aussi lorsque l’âme se veut séparer du corps que l’on sent son union qui souffre altération. Il en est de même de l’union de notre âme avec Dieu, qui est l’âme de notre âme et la vie de notre vie ; notre séparation de lui fait que nous sentons distinctement le besoin que nous avons de nous unir à lui par la prière qui est que notre cœur, notre amour, toute notre inclination se tourne vers lui, oui que toute notre attention se détourne, se sépare et quitte toutes les créatures et nous-mêmes, pour (71) s’unir et se tourner vers son Dieu, qui est son centre et le lieu de son repos : tant que nous faisons cette action de temps à autre, elle n’est pas continuelle, et elle est d’autant plus distincte, que nous sommes encore séparés ou éloignés de l’union divine ; mais plus cette union est continuelle, et plus elle devient imperceptible, jusqu’à ce qu’enfin notre union soit sans interruption ; et non plus momentanée, mais inséparable ; et que ce Dieu d’amour soit devenu notre vie ; je ne vis plus moi, c’est Christ, la parole Eternelle, qui vit en moi. Plus de séparation, plus d’altération : alors nous vivons en Dieu tout naturellement, notre état de mort a été englouti par sa vie : alors nous ne nous en apercevons plus distinctement ; notre prière est continuelle, nous ne distinguons plus que nous prions, c’est là prier sans cesse. …
Page 72. Discours II.
2. L’on éprouve que même tout ce que l’on avait appris dans la spéculation es accepté comme véritable n’avait que peu ou pas de réalité : n’avait produit qu’une foi historique, et que l’on ne sait rien du tout : c’est là où tu nous conduis Divin Docteur ! Que nous sommes obligés de confesser que nous ne savons ni n’entendons rien ; quand tu nous as amenés à cette pauvreté d’esprit, à cette humilité par l’expérience de notre incapacité et ignorance : alors dans son temps, ayant reconnu que tu es le seul Docteur… Tu viens quand il te plaît nous instruire, non par les sens extérieurs, mais au-dedans par ta parole efficace… (74) alors ce que tu nous enseignes est reconnu de nous pour vérité et réalité, il nous est approprié et n’est plus spéculatif, mais expérimental. … 4. Ce que notre Seigneur nous enseigne au-dedans, en comparaison de ce que nous apprenons au-dehors par notre mémoire, est aussi différent, ou me paraît l’être encore davantage ; que d’apprendre la géographie dans la carte, et la description d’un pays ou royaume que l’on lit : on en conçoit quelques idées ; mais c’est toute autre chose, lorsqu’on va soi-même dans ce royaume, on parcourt et voit tous les lieux et les villes ; on y converse, on apprend par sa propre expérience à connaître les maximes et les habitants, leurs mœurs, etc. …
Discours XVII. (158) De la vie de la foi. 1. Il est dit : que le juste vivra de foi. (Romain 1,17). Qu’est-ce que vivre de foi ? C’est vivre de confiance et de l’abandon, qui est produit par l’amour, entre les mains de l’objet que l’on aime ; sans soin ni souci de soi-même ; parce que l’on est tellement épris d’amour que l’on ne peut plus s’occuper de soi-même ni d’aucune autre chose, mais seulement de son objet que l’on aime ; il n’y a plus de place dans toute la capacité de l’homme qui ne soit remplie et occupée tout entière de son objet… que l’homme, non content de se laisser remplir, s’abîme et se submerge, se noie et se perde dans l’immensité de ce Dieu hors duquel il ne peut plus vivre. …
6. Mais lors qu’il plaît à Dieu d’ouvrir en nous, ou dans notre fond, un autre cabinet où toutes ces choses n’ont pas d’entrée ; où ce n’est plus notre propre esprit qui agit, mais où Dieu seul est le moteur et celui qui opère d’une manière toute spirituelle, séparée entièrement de tout ce que nous avons décrit jusqu’ici : alors nous entendons bien cette proposition de n’admettre aucune pensée ni choses bonnes ou mauvaises, mais Dieu seul. Dieu se manifestant dans notre fond et se communiquant à notre esprit, produit alors et est le principe des pensées qu’il fournit : celles-là sortent de ce fond du cœur, et on les accepte bien, parce qu’elles sortent de la vraie source ; elles ne sont plus versées par dehors, dedans la capacité sensitive de notre âme, mais sortent du fond du cœur ou de l’homme spirituel ; en se répandant dans cette partie sensitive de notre âme, elles se distinguent elles-mêmes par leur principe ; de même aussi que toutes les formes, Idées et opérations qui se répandent de ce fond, sur notre âme ; il n’est plus alors besoin que nous employions notre esprit et la lumière de notre entendement pour les examiner, les distinguer, etc. (170) Si nous voulions agir ainsi, comme ci-devant dans ces choses, cela ferait un effet tout contraire et nous embrouillerait ; nous expérimenterions que nous en sommes incapables, ceci surpassant nos facultés. Car ces opérations sortant du fonds divin qui est en nous portent un caractère divin ; se font accepter et connaître au même temps qu’elles se présentent ; elles sont reçues de notre volonté d’où elles naissent, sans avoir besoin d’examen et sans en souffrir : il n’y a ni doute ni hésitation ; elles apportent leur certitude et leur caractère légitime avec elles. C’est ce que dit notre Sauveur, mes brebis entendent ma voix, elles me suivent (Jean 10 verset 27) elles ne suivent point la voix des étrangers, et quiconque est dans cet état, comprendra fort bien et sans effort, qu’il faut pour y donner lieu, n’accepter aucune impression ni bonne ni mauvaise, selon la première manière dont il a été parlé.
7. C’est de là d’où vient le changement de conduite qu’expérimentent toutes les personnes spirituelles ou intérieures ; lesquelles, manque de comprendre l’opération de Dieu en elles, se font tant de soucis ; ne pouvant comprendre d’où vient qu’elles perdent toutes leurs forces et tout le goût qu’elles avaient ci-devant pour les bonnes et saintes pratiques ; et sont attirées à quitter tout cela pour donner lieu au silence et entrer dans la passiveté, si absolument nécessaire, pour que Dieu puisse manifester en nous, et faire prendre le dessus à cette vie de l’esprit, que nous avons perdue par notre chute et qu’il (171) recrée et renouvelle en nous par Jésus-Christ ; étant pour cela absolument nécessaire que nous mourions aux sens, à notre propre esprit, et vie propre. Mais ayant déjà beaucoup écrit sur cette matière, ceci suffit.
Discours XXII. Éclaircissement de la lettre de Monsieur Bertot qui est au 4e tome des lettres de Madame Guyon à la suite de la lettre 121.
7.... (186)... La valeur des actions ou œuvres de telles âmes, n’est plus taxée selon qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon le principe dont elles partent : c’est ce principe qui est Dieu, qui leur donne leur valeur : ainsi toute la bonté et l’excellence de ces œuvres, dépend de ce à quoi Dieu nous applique, et dont il veut que nous nous occupions pour le moment présent, sans choix propre de notre part ; et c’est cette manière d’agir et de souffrir qui nous communique une vie véritablement divine. Toute autre manière de vie, qui est selon notre choix, les actions ou bonnes œuvres que nous y pratiquons sont bonnes et vertueuses, mais elles ne sont pas Dieu ou faites en Dieu. C’est ce que Monsieur Bertot explique au long dans sa lettre du moment Divin. Voyez au 4e volume des lettres de Madame Guyon la lettre qui suit la 121e lettre. Voyez aussi les œuvres spirituelles de Monsieur Bertot 3e vol. Lettre 67.
8. Nous voyons donc par ce qui est dit ci-dessus, que ce n’est pas la chose en elle-même qui est Dieu, pour une telle âme, comme on pourrait le comprendre, mais que c’est Dieu qui est le principe de l’action de l’âme, dans la chose qu’elle fait ou souffre à chaque moment ; et que c’est ce que l’on a entendu en disant que Dieu est tout pour une telle âme.
... Croyez ô âmes dans lesquelles il a plu à Dieu de faire lever le germe de cette nouvelle vie par l’instinct subtil et délicat, mais très réel et puissant, que vous sentez au dedans de vous-même ; croyez certainement, que malgré tous les renversements, toutes les morts et les difficultés, que vous rencontrez, en vous laissant mener ou plutôt entraîner à cet attrait profond, que le chemin dans lequel il vous entraîne n’est autre chose que le divin tourbillon qui vous attirera jusqu’à ce qu’il vous ait ramené et réuni à votre Centre divin ; Dieu lui-même sera le lieu de votre repos... (page 17)
…
... Chaque homme en a plusieurs de ces esprits bienheureux qui sont ses gardes ; et quoique nous ne les voyons pas des yeux grossiers de notre corps, nous sentons bien leurs opérations… (p.21)
… Car cet attrait du centre qui nous incline et qui est la voie du bon berger, est bien plus subtil, plus spirituel et dégagé des sentiments des sens que n’est la manière dont nous sommes gouvernés sous l’état précédent de la loi… C’est un attrait doux et très profond qui nous incline à ce que Dieu demande de nous, ou nous donne un éloignement et répugnance pour ce qu’il ne veut pas que nous fassions, et cela nous paraît comme étant naturel, à cause qu’il est si simple. Si nous écoutons le raisonnement et les réflexions, les consultons pour hésiter si nous voulons suivre cet attrait doux et subtil, ou non, alors nous leur laissons écouler, il s’évanouit, ou est offusqué par les réflexions… (p.25)
… Mais le second état, que nous nommons l’état passif, par ce que notre Seigneur y requiert, que nous cessions de ces premières œuvres, pour lui laisser faire son œuvre en nous, en quoi notre travail actif ne ferait qu’interrompre et gâter son ouvrage qui est qu’il veut se former lui-même en nous, et nous recréer à son image, faire de nous une image vivante, vivifié de son esprit, ayant la même vie, les mêmes qualités et facultés que lui, en gardant la proportion qu’il y a toujours entre Dieu et la créature. (p.65
(p.108 sq.)… Cette âme expérimente, sans qu’elle y ait d’autre part de son côté, que de se laisser passivement aux opérations de l’esprit de Dieu en elle, comment notre Seigneur qui l’a prise pour son Épouse, lui charge sur elle et lui fait porter et sentir très réellement les faiblesses, les misères, les fautes d’ignorance et d’inadvertance des âmes dont il l’a chargée, elle est comme associée aux états par lesquels ces âmes passent, lesquelles sont dans l’opération de l’Esprit divin ; elles portent leurs états, comme si c’était leur état propre, quoique que notre Seigneur les y a fait passer il y a bien longtemps, elles portent leurs tentations de même, et elles en sont chargées de Dieu pour le bien de ces âmes, qui par cette aide et ce secours reçoivent une grande facilité à surmonter les tentations qui leur arrivent, et les difficultés qu’elles rencontrent dans le chemin de leur retour à Dieu, sont par cette aide allégée plus qu’on ne peut le comprendre.
Cette âme apostolique fait donc l’office du grand Sacrificateur qui opère ces choses uniquement par son Esprit en elle ; l’âme qu’elle porte est relevée facilement de ses fautes par ce moyen, rentre dans son abandon à Dieu par le sacrifice total d’elle-même qu’elle a fait et où elle est entretenue et aidée à le renouveler et à y rentrer, par l’aide de ce Sacrificateur, toutes les fois qu’elle tombe et se reprend tant soit peu elle-même, pourvu (109) qu’elle reste seulement dans son abandon quant à la volonté, et dans la docilité requise pour recevoir avec humilité, comme de Dieu, l’aide qu’elle sent bien lui être faite.
Tout ceci, et encore plus qu’on ne saurait décrire, s’opère sans l’activité ou la coopération de la créature qui ne peut en aucune manière prendre sur soi de telle charge envers qui il lui plaît : cela est impossible et n’aurait point de réalité ; mais il est opéré uniquement par l’esprit de Jésus-Christ dans l’âme, qui ne fait autre chose de son côté que de souffrir et de porter passivement, mais volontairement les états des âmes dont l’esprit de Jésus-Christ la charge ; ce qui ne lui cause pas de petite souffrance, et lui fait expérimenter elle-même, quoique sans comparaison et seulement selon la petite portion qui lui est donné à porter, ce que notre très adorable Sauveur a fait, souffert et porté pour opérer le salut des hommes qui veulent bien le recevoir, en se soumettant sous le joug de la croix.
Cet Esprit saint opère dans ces âmes les prières et les supplications selon le besoin des âmes dont elles portent les états, et ces prières sont toujours exaucées : car ce n’est pas elles, qui prient, mais c’est l’Esprit de Jésus-Christ qui prie en elle, et il est toujours exaucé : car notre Seigneur dit : Père je sais que tu m’exauces toujours.…
(p.171 :)
L’âme en laquelle il opère, non plus que nulle autre, ne peut rien aider ni contribuer et ne ferait que retarder et gâter ce bel ouvrage de notre Sauveur qui repeint son image dans l’âme. Tout ce que l’âme peut et doit faire est de demeurer en repos dans une passivité entière à son opération : comme la toile sur laquelle un très habile peintre voudrait peindre un excellent tableau…
(p.186 :)
… Gens de bonne volonté qui cherchent et veulent se distinguer par la piété, qui ont horreur de la corruption générale qui règne dans le monde et veulent s’en séparer au-dehors ; le font et établissent des confréries, se font des lois et des pratiques singulières, croyant par là devenir saints et parfaits. Mais ils expérimentent le contraire et l’esprit de Jésus-Christ leur demeure étranger quoiqu’ils se vantent de le posséder.
Cet esprit apporte dans l’âme où il règne la paix, l’union, la concorde : fuit les disputes et les dissensions, est tranquille et doit se caractériser par une conduite simple, humble, paisible… …
(p.202 :)
v. 24. Et veillons les uns sur les autres afin de nous entre'exciter à la charité aux bonnes œuvres.
Cette vigilance tire sa valeur de la subordination que l’esprit de Dieu a établie entre les âmes qui lui appartiennent et qu’il a unies ensemble pour s’entraider mutuellement les uns les autres. Cette union est si réelle et si étroite, comme les spirituelles, que lorsque quelqu’une des âmes que Dieu a ainsi unies avec d’autres ne sont pas fidèles à marcher dans la voie du renoncement à elles-mêmes et à toutes choses dans toute l’étendue de la volonté de Dieu pour elles, selon l’appel qu’il leur a donné, et qui leur est très bien connu : dès dis-je que ces personnes gauchissent tant soit peu de cet ordre, elles le sentent très vivement, par l’éloignement qu’elles aperçoivent avoir pour elles dans leur intérieur, et qu’elles se trouvent séparées d’elles sans savoir distinctement pourquoi, seulement (293) leur fond intérieur leur fait sentir très vivement de la séparation pour ces personnes auxquels elles sont si étroitement unies lorsqu’elles restent dans l’ordre de Dieu. Cela arrive surtout aux âmes qui sont les pères et mères de grâce à l’égard de leurs enfants, mon Dieu quels déchirements, quelles peines douleurs et agonies ne sentent pas ces mères de grâce pour leurs enfants…
(p.348 :)
… Car les vraies âmes apostoliques ne cherchent personne, il faut que la providence les produise, et les fasse connaître à ceux que Dieu veut aider par leur moyen, lesquels en ont la conviction intérieure, Dieu leur manifestant ces Pères et Mères de grâce, qui ne se produisent point eux-mêmes, et aiment toujours davantage d’être cachés que de paraître : car quoiqu’ils soient prêts de donner leur vie et de sacrifier toutes choses pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, ils n’ont aucun empressement d’agir pour cela, mais s’y laissent employer tranquillement, selon les occasions que Dieu en fait naître par sa providence. L’abandon, l’équilibre et l’égalité en toutes choses est le caractère que Dieu leur donne, ils se laissent tourner de tous les côtés, prêts à recevoir ceux qui leur demandent du secours, et prêts à les laisser, lorsqu’ils ne le veulent plus, contents que ce qu’ils croient que Dieu opère par eux ait son effet ou non, qu’il réussisse ou ne réussisse pas, sachant que c’est l’œuvre de Dieu et non la leur, et que Dieu (349) permet tous ces changements…
(p.353 :) Souffrir avec courage et ayant le sentiment de l’amour de Dieu auquel l’on se sacrifiait mille fois volontairement pour souffrir est bien agréable et consolant, et adoucit les souffrances les plus amères, les rend légères et faciles à porter. Mais souffrir en se sentant privé de toute force de tout courage de tout goût pour la souffrance, de tout amour pour Dieu, privée de toute vue et sentiment distinct que c’est pour Dieu et son amour que l’on souffre, sentir tout le contraire, comme n’étant que livré au mal et à tous les esprits malins, comme si on leur était abandonné en proie, pour exercer sur le corps et sur l’âme leur volonté. Ce sont là des souffrances amères et que Dieu fait porter aux âmes qu’il a auparavant conduites à son union centrale : elles n’ont donc la jouissance de Dieu qu’en foi. C’est l’esprit de la foi qui les soutient à l’insu du sentiment des sens dans ces souffrances si amères, et Dieu ne leur donne qu’autant de soutien sensible qu’il sait qu’elles en ont besoin pour ne pas succomber sous le poids des souffrances. Ainsi nous demeurons toujours étrangers sur la terre, dans ce monde où nous ne pouvons jouir d’une manière permanente de l’union de Dieu dans notre partie basse ou pour l’homme extérieur, qui est aussi loin et séparé du Centre que la terre des cieux. …
Jules Chavannes s’écarte très souvent de son héros Jean Philippe Dutoit pour présenter des guyoniens proches ou influents, ce que ne laissent pas deviner les titres de ses publications281.
Proche d’entre eux, il écrit à leur mémoire en apportant des précisions que l’on ne trouvera nulle part ailleurs ; elles furent très probablement confiées par les derniers fidèles. Chavannes publie peu de temps après leur disparition, et à Lausanne tout proche de Morges où se réunissaient ces guyoniens, ce qui rend le témoignage unique. Il informe longuement sur Fleischbein, le maître mystique de Dutoit et incidemment nous éclaire sur la mentalité propre aux cercles suisses romands et germaniques :
« Jean-Frédérich de Fleischbein, comte de Hayn, était né en 1700, dans une position brillante selon le monde. Élevé dans le luthéranisme, entouré d’une orthodoxie morte [!], il n’éprouva, pendant sa jeunesse, aucune impression religieuse vraiment sérieuse [pour tout Suisse !]. À l’âge de dix-huit ans, cependant, au moment de se battre en duel à Lunéville, où il faisait alors ses études â l’académie lorraine282, il (p.62) sentit au fond de son âme un besoin pressant de prier Dieu et de lui demander la grâce d’être préservé du malheur de devenir un meurtrier. Blessé grièvement lui-même dans cette rencontre par son adversaire Castel Banco, il comprit le danger de sa situation, et ce danger lui fit faire de solennelles réflexions. Ce ne fut toutefois que dans sa trentième année, que, touché de Dieu, il fut « converti foncièrement par la miséricorde divine » ce sont ses propres expressions.
Ayant passé, avant cette heure bénie, par de longs et douloureux moments de tristesse â l’occasion de ses péchés et du besoin qu’il sentait de renoncer au monde, il eut à souffrir d’une part de l’aveuglement des membres de sa famille et de ses amis, qui ne voyaient dans ce qu’il éprouvait que de l’exaltation et des accès de mélancolie, et de l’autre, de terreur des ecclésiastiques de sa communion, qui, au lieu d’apprécier à son juste prix cette angoisse morale dont il était atteint par un effet dé la grâce régénératrice, et de le conduire à la pénitence, lui faisaient une fausse application des doctrines saintes de la justification [...] Cette expérience personnelle et les réflexions qu’elle lui inspira, jointes à la lecture des auteurs mystiques, expliquent assez bien les tendances catholiques si sensibles chez M. de Fleischbein, et l’adoption des doctrines de l’Église romaine, y compris la purification après la mort, l’intercession pour les décédés, la médiation des saints, etc., doctrines qu’il « reconnaissait fondées sur tous les points, à l’exception pourtant de l’abus, du pouvoir outré, de la tyrannie et de la gêne de conscience que le clergé catholique s’arroge. »
Heureux d’avoir pu amener ses parents et ses sœurs aux voies de la vie intérieure, M. de Fleischbein se sentit pressé de consacrer spécialement ses propriétés et son château de Hayn au divin Enfant Jésus, pour réunir en son saint nom, dans ce lieu, plusieurs personnes partageant les mêmes vues, et également animées du désir de se consacrer au service du Seigneur283.
Mais revenons à M. de Fleischbein. En 1732, il fit la connaissance de M. de Marsay et de sa femme Clara Élisabeth, née de Callenberg, mystiques jouissant d’une haute considération, et il leur confia ; en 1735, le gouvernement de sa maison religieuse, en se mettant lui-même sous la direction spirituelle de son hôte284 […]
M. de Fleischbein s’était marié le 30 avril 1737 avec Mlle Pétronelle d’Eschweiler, originaire d’Aix-la-Chapelle, plus âgée que lui d’une quinzaine d’années ; mais leur union ne dura que pendant trois ans. Il perdit en 1740 cette épouse pieuse, qu’on avait jugée assez avancée dans les voies de la vie intérieure, pour tenir sur les fonts de baptême, à Blois, le premier enfant de Mylord Forbes, au nom de Mme Guyon, qui, bien que morte, fut envisagée comme présente à la cérémonie.285
La sainte maison de Hayn s’étant dissoute, M. de Fleischbein transporta son domicile à Pyrmont, où il passa le reste de ses jours avec sa sœur, Mme Sophie Élisabeth, veuve de Prüschenck de Lindenhof, qui partageait pleinement ses vues religieuses. Là il devint le centre auquel aboutissait naturellement l’union des mystiques d’Allemagne, et en particulier de ceux qui se rattachaient à Mme Guyon. Il y était en 1762, lorsque M. de Klinckowström, ayant quitté Lausanne, fut conduit par son zèle pour la propagation de la vie intérieure, à lui offrir sa collaboration dans l’œuvre qu’il avait entrepris de traduire et de publier en allemand les œuvres de Mme Guyon. M. de Fleischtein était précisément en prières pour demander à Dieu de lui faire trouver l’aide dont il avait besoin, lorsque lui arriva la lettre de M. de Klinckowström. Cette coïncidence leur parut à l’un et à l’autre une direction providentielle et comme un sceau [68) de bénédiction mis par le Seigneur sur leur projet. De ce jour commença entre eux une liaison intime, qui alla en se resserrant jusqu’à la fin de leur carrière terrestre.
Pyrmont qui, en vertu de ses eaux salutaires, était chaque année le rendez-vous d’une multitude de gens venus de tous les pays, offrait à M. de Fleischbein une position très favorable pour son prosélytisme. Sa correspondance prouve le zèle avec lequel sa sœur et lui cherchaient à se mettre en rapport avec les personnes de tout état, riches ou pauvres, qui leur paraissaient disposées à entrer dans les voies intérieures. Assistant les uns, sollicitant les autres de secourir ceux qui étaient dans le besoin, ils entretenaient entre tous leurs amis les liens d’une communion fraternelle, dont ils jouissaient d’être les intermédiaires.
Mais c’est surtout entre MM. de Fleischbein et de Klinckowström et Mlle Lucie de Fabrice, demeurant à Zelle, que s’établit une correspondance habituelle des plus intimes. Un volumineux recueil de lettres adressées par le premier à cette dernière, de 1787 à 1774, fait pénétrer dans cette liaison affectueuse, douce et bénie pour chacun des membres de ce trio d’âmes si parfaitement unies dans le Seigneur. Traduites en français par les soins de Mlle de Fabrice elle-même pour l’édification des amis de Lausanne, elles sont parvenues à ceux-ci comme un précieux trésor d’affection et de lumières ; et ils ont été heureux de se retrouver ainsi en communication avec le frère vénéré qui, pendant plusieurs années, avait été leur directeur supérieur, puisqu’il l’était de M. Dutoit lui-même. (69)
Un recueil bien plus considérable des lettres adressées par M. de Fleischbein au baron, dès le commencement de leur liaison en 1762 jusqu’à la mort du premier, dévoile d’une manière plus intime encore tout ce qui concernait l’union des amis, dans leurs diverses congrégations ou mégnies, pour nous servir de l’expression qu’ils employaient eux-mêmes, et permet de suivre le développement de leurs vues particulières, en consignant des renseignements que l’on chercherait vainement ailleurs. Écrites en allemand, ces lettres renfermaient un assez bon nombre de passages en français, relatifs aux communications les plus intimes, ou à la transcription des nouvelles reçues de Suisse. Elles contenaient souvent de petits feuillets détachés, en guise de post-scriptum, portant en tête cette suscription : À lire seul, ou Sujet secret, et destinés à être ou immédiatement détruits ou du moins soigneusement mis à part. Conservées religieusement par M. de Klinckowstrôm, ces lettres furent sauvées à la mort de celui-ci, ainsi que beaucoup de pièces provenant de M. de Fleischbein, par les soins et le dévouement à la cause mystique de Mile de Fabrice. Cette dernière était heureuse de pouvoir écrire à ce sujet, en 1775, à MM. Dutoit et Battit, qu’elle avait « tout lieu de croire que les héritiers de feu cher Philémon (c’est sous ce nom que les amis désignaient entre eux le baron) n’avaient rien retenu des papiers qu’il importait tant de retirer de leurs mains. »
La douce intimité constatée par cette correspondance assidue fut brisée par le décès de M. de Fleischbein qui (70) ainsi que nous l’avons déjà indiqué, mourut le 5 juin 1774. Par son testament, il avait désigné M. de Klinckowström comme son légataire peur la portion de son bien, 2500 écus d’empire, qu’il destinait aux amis de la vie intérieure. Mile Charlotte-Lucie-Frédérique de Fabrice était chargée de partager avec le baron l’administration qui lui était confiée, et de le remplacer en cas de décès. Communication devait être donnée à M. Dutoit de tout ce qui serait fait., en lui demandant son avis sur l’exécution du legs, constituant pour plusieurs inférieurs nécessiteux de petites rentes viagères. On voit par cette dernière disposition quelle était la haute confiance que M. Dutoit inspirait à M. de Fleischbein. Celui-ci prévoyait manifestement que le pieux ami de Lausanne serait appelé à le remplacer comme directeur général des âmes intérieures286.
Le vieux comte essayait de mettre en œuvre dans son château de Pyrmont les exercices de piété sévères qu’il pratiquait lui-même. « Il s’agissait d’un culte de silence et d’abandon en la présence de Dieu, recueillement auquel toute la maisonnée devait se joindre ». Nous en avons quelques échos, par un récit critique de J.Ch. Edelmann et surtout par l’expérience d’enfance de Karl-Philipp Moritz rapportée dans Anton Reiser287.
Bien d’autres figures se croisent :
« Un monsieur de Watteville que l’on nommait l’abbé, parce qu’il avait été consacré comme ministre dans l’Église réformée, a passé quelques mois chez nous à Hayn [la première demeure de Fleichbein en Prusse] dans l’été de 1738… c’était un excellent homme. Il voulut voir madame Guyon en 1717, mais elle venait de mourir lorsqu’il arriva à Paris. Mlle de Venoge, d’après ce que m’en a dit M. de Marsay, et comme cela m’a été confirmé plus tard, doit avoir été très avancée dans l’intérieur.288 »
Et Chavannes cite le « respectable M. Monod, chirurgien et maître de poste à Morges », marque les rapports de membres de la famille Watteville avec Zizendorf, Marsay, « le pieux pasteur Lutz, deux demoiselles désignées par Klink. comme intérieures de Berne ». Marsay est accueilli par Duval à Paris ; Treytorrens, « le courageux défenseur des piétistes » est persécuté dans le canton de Berne » ; Marsay est ami de Watteville ; d’autres noms apparaissent : Mlle de Penthaz, M. Magny, etc.289.
Dutoit sera en correspondance avec Jean-Guillaume de la Fléchère, vénérable pasteur à Madeley en Angleterre, qui succède à Wesley fondateur du Méthodisme290. Dans son dernier séjour à Nyon sa ville natale, de 1777 à 1780, ils se rencontrent291.
La mort de Fleischbein le 5 juin 1774 sera bientôt suivie par celle de Klinckowström, figure que nous évoquerons bientôt. Le comte l’avait désigné comme son légataire tandis que Mlle Fabrice de Zelle était chargée de le remplacer en cas de décès — qui se produisit moins d’un an après. Dutoit deviendra alors pour tous « leur grand directeur »292.
C’est par Klinckowström que Dutoit fut mis en rapport avec le comte Frédéric de Fleischbein. Dutoit le considérait comme son directeur tandis que celui-ci faisait de lui le plus grand cas — quoi qu’il désapprouvât certaines de ses théories philosophiques293. Dutoit écrivit alors :
« M. de Fleischbein m’a dirigé, et quinze ans je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé, Dieu m’ayant fait la grâce d’éviter l’erreur et le préjugé de ceux d’entre les protestants qui sont appelés aux voies intérieures, qui croient se pouvoir conduire tout seuls et n’avoir besoin de personne pour les diriger. C’est ainsi et au moyen de ce saint homme que j’ai évité une infinité de faux pas et d’erreurs et surtout celles qui étaient des réminiscences de la philosophie que j’avais tant cultivée dans ma jeunesse, où je croyais trouver la vérité et où j’ai vu enfin qu’il n’y avait que mensonge, mensonge et mensonge encore294. »
Le Traité de Dieu fut brûlé par Dutoit en 1764, mais par la suite il retournera à ses tendances, ce qui fera dire295 : « Qu’aurait pensé M. de Fleichbein du livre de la Philosophie divine ? » publié en 1790. « C’est donc une heureuse influence anti-intellectualiste que Fleischbein exerça sur son dirigé296. »
Fleischbein était reconnu comme un maître intérieur :
Dutoit en détresse avait écrit à Klinckowström : « Les anges ne savent pas ce que je souffre ». Ce dernier répondit : « Ils le sauront… si vous vous tenez collé au cœur de notre cher ami de Fleischbein d’une manière conforme à votre état et degré…297. »
Nous avons en manuscrit un résumé accompagné d’extraits substantiels de lettres de la vaste correspondance ente Fleischbein et Klinckowström. Traduite de l’allemand par un excellent connaisseur du cercle298, elle constitue un témoignage précis et vivant sur l’esprit du groupe de Lausanne portant sur le deuxième tiers du XVIIe siècle. En voici une partie299 éditée pour la première fois,. C’est un « zoom » porté sur les années critiques pour Dutoit de 1763-1764. Il illustre les problèmes rencontrés en fin de l’histoire de l’Ecole du Coeur d’où la longueur accordée par indulgence.
Relevé d’une correspondance qui éclaire les divergences entre Fleischbein et Dutoit, deux figures influentes de la seconde moitié du siècle des Lumières. Les religions laissent place à des spéculations pré-scientifiques. Elles tentent de compenser l’affaiblissement de croyances religieuses et politiques.
Premier fascicule, Lettres 11e. 15 mars 1763.
(6)300. Dr Burckardt (méthodiste) méprise les mystiques en les appelant quiétistes, gens inutiles. Les écrits du cher et vénérable Dutoit feraient quelque chose de bien grand s’il faisait du docteur B[urckardt] un mystique. Mais qui sait ce que Dieu fait. Il suscite des sages, des prophètes, etc. M. Dutoit lui-même, un grand exemple de la grâce de Dieu. [Et] Même dans le clergé, parmi les savants, etc.
Deuxième fascicule, Lettre 2. 12 octobre 1763.
(6). Je crois que M D[utoit] sera le directeur d’une famille spirituelle, mais qu’il aura beaucoup à souffrir pour elle.
Lettre 7e du 6 janvier 1764.
(1). [...] Dès que vous m’eûtes fait connaître quelque chose de mon cher Théophile [Dutoit], je jugeai par un certain instinct de cœur et du fonds intime que son état était un état de lumière, et beaucoup de choses que vous n’en disiez étaient repoussées par mes principes. Le cahier d’écrits mystiques a justifié mes appréhensions et mes appréciations. Quant à la métempsycose, je n’ai rien signalé expressément dans cet écrit, parce que j’estime pour le moment du moins qu’il est dangereux d’y penser et encore plus d’en écrire. Je sais témoigner avec certitude que les opinions de Théophile sur ce point sont fausses et sans fondement. [...]
J’atteste devant la face de Dieu que mon sentiment intime (mein innerer Gründ) repousse absolument tout ce qui dans ses écrits est fondé directement ou indirectement sur ce principe de fausses lumières, et que je ne veux plus rien avoir à faire avec ces choses ni les lire ni les examiner. Ce n’est pas notre voie, ce n’est pas la voie qu’enseigne Mme Guyon dans ses divins écrits, c’est une voie en intelligence (verstand und vernunft), en raison, en partie éclairée, mais avec beaucoup d’erreurs, funeste et propre à entraver ceux qui cherchent la voie droite de la foi nue et obscure.
Les écrits de Théophile [...] ne peuvent que vous détourner de la foi intérieure pour vous pousser dans les spéculations. Ils vous feront perdre cette vocation si évidente que vous avez à une route simple, enfantine de foi obscure, pour [14] vous pousser dans cette voie des spéculations, où les savants s’égarent, et qui, lors même que vous vivriez des siècles, ne vous ferait jamais parvenir au but. Laissez toutes ces vaines spéculations et suivez la voie des enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui sont tels, a dit Jésus-Christ. [...] Vous ferez bien pendant longtemps de ne lire aucun autre livre spirituel, outre la sainte Écriture, que les ouvrages de Mme Guyon et de vous occuper à les traduire. Particulièrement si vous vous sentez troublé, tenté par la sécheresse et les distractions, appliquez-vous à ce travail de traduction, dans le recueillement et en présence de Dieu, qui vous fera connaître d’où viennent ces misères. Cela est absolument nécessaire pour votre avancement spirituel.
Quant au cher frère Théophile, il fera bien de brûler entièrement et sans exception ses écrits mystiques tout ce qui est fondé sur ces principes erronés que j’ai mentionnés plus haut, puis de se retirer dans sa voie de perte et de misère. Et quand la tentation d’écrire (tentation trop répandue) viendra le saisir d’une manière irrésistible qu’il écrive sur toute autre matière que les sujets spirituels. L’expérience lui en apprendra plus là-dessus que tout ce que je pourrais dire ici.
J’ai aussi commencé à lire la lettre de quatre demi-feuilles [?] du cher Théophile que vous avez bien voulu me communiquer. Il m’a été absolument impossible d’en poursuivre la lecture il m’est arrivé comme en lisant ses écrits mystiques ; je me suis senti jeté hors de mon centre et pressé dans le domaine de la raison et de la spéculation. Comme je ne puis pas lire cette lettre jusqu’au bout, j’ai l’honneur de vous la renvoyer avec mes humbles remerciements [...]301.
Lettre 8. 19 janvier 1764.
[...] J’ai déjà montré que ses enseignements [ceux de Dutoit] sont contraires à ceux de Mme Guyon, de même que ceux de tous les grands saints de l’église chrétienne, qui depuis le quatrième siècle ont rejeté la doctrine de Basilidès, d’Origène, des gnostiques et d’autres encore, doctrines que le cher frère Théophile a même exagérées en plusieurs points. [...]
Lettre 10. 17 février 1764.
Soyez certains que malgré ce que je vous aie écrit au sujet du cher et vénérable frère Théophile, mon union avec lui n’a nullement été interrompue. Je le vénère et l’aime comme auparavant, mais dès le commencement j’ai compris qu’il y aurait des choses sur lesquelles nous ne serions pas en harmonie.
M. de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström302.
Tout ce que me fait écrire le cher frère Théophile, tout ce que je sais de lui, m’a confirmé qu’il est dans un état de lumière ; qu’il a la vue et le goût de l’anéantissement, mais non pas encore l’état même ; qu’il lise ce que Mme Guyon, entre mille autres endroits, écrit de l’état d’Élie, et le passage admirable sur Habacuc 3 v. 3, etc. Elle y fait voir la différence de deux moyens : le plus éloigné, par tentations, persécutions et tourments inconcevables, a été le moyen dont Dieu s’est servi à l’égard de lui par le passé jusqu’ici. Le second moyen est celui que Mme Guyon décrit après le premier, et auquel, à ce que je crois, le cher frère Théophile est appelé. Toutes ces grandes choses en lui, que je respecte et révère pour ce qu’elles sont, et pour le temps destiné à cela disparaîtront ; il deviendra tout naturel, à ce qu’il paraîtra à lui et aux autres ; et comme par le passé il s’est ceint lui-même, et est allé où il a voulu, il viendra un temps où un autre le ceindra et le fera aller où il ne voudrait pas. [...] Dieu le veut amener dans la voie d’une foi nue et dépouillée de tout, et qui sera d’autant plus nue et dépouillée que plus il a été élevé par son état de lumière. [...] Dévorez, consumez ! écrivent Mme Guyon et M. Bertot ; son combat est en cédant et non en résistant. Il m’entendra. Cela est pour notre très cher Théophile, et non pas pour vous, Monsieur le Baron.
Pour ses écrits que je n’ai pas vus ni lus, je suspends mon jugement. Mais qu’ils [18] soient bons ou à rejeter, il faut toujours les abandonner à la divine providence, et son désir qu’il me paraît avoir pour qu’ils soient imprimés, m’est une marque certaine qu’il les a écrits dans un état de lumière. La marque infaillible d’un état consommé est l’extinction de tout désir, de toute volonté et de toute propre subsistance de l’âme ; ayant donc encore ce désir, c’est une marque certaine qu’il n’est pas encore dans l’état de consommation. Mme Guyon écrit que le seul désir pour travailler à la gloire de Dieu et au salut des hommes est ce qui rend une telle personne indigne, que Dieu se servirait de lui pour de telles choses. Il faut être mort à tout. Et si c’est Dieu qui met l’âme à désirer l’avancement de son règne et de la gloire, il donne en même temps à cette âme un acquiescement à sa sainte volonté et aux ordres de sa providence, ne faisant pas le moindre pas pour avancer le moment divin en l’accomplissement de ce que Dieu lui a fait connaître être sa volonté.
Cette règle est générale, et à moins d’un impulsion ou mouvement divins, à laquelle on ne peut pas résister, une telle âme, en sa consommation, n’agira jamais autrement que par la providence, et cette impulsion ou mouvement divin, irrésistible lorsqu’on l’a, n’est que pour ce qui nous regarde nous-mêmes à faire ou à entreprendre, si une autre personne doit y concourir, on le lui pourra dire, mais y pleinement acquiescer, si cette autre personne le refuse, la laissant à Dieu, indifférent si l’on se serait trompé ou non. C’est pour répondre à la visite ou vision de Mme Guyon, que le cher Théophile a eue, si la chose et que ses livres doivent être imprimés, est de Dieu, la providence en disposera, mais qu’il assure être sûr que l’impression lui soit faite, je ne puis pas croire que cette impression ou lumière soit de Dieu, d’autant moins qu’il assure que M. le Baron en sera l’instrument, cela dépendant de cette chère personne, et de l’inclination que Dieu lui en donnera, à quoi le cher Théophile faudra acquiescer, quand même cette vision serait de Dieu ou par [19] ordre de Dieu, ce qu’il n’est plus que douteux, parce qu’il y ajoute : [revoir les soulignements !] Voilà la vocation de laquelle je vous avertis… et Mme Guyon m’a dit de ne pas me mettre en peine et de m’immoler résolument. Ainsi vous n’aurez qu’à voir le concours et le moment de la providence, je ne puis presque pas douter que le cher Théophile n’a eu cette vision, que pour l’humilier, Dieu l’ayant permis, qu’un Esprit étranger lui est apparu sous la figure de Mme Guyon, ou si cela n’est pas une vision (sur quoi il ne s’explique pas positivement), que cela s’est fait en la manière intellectuelle, dont l’un ou l’autre sont des choses toujours très douteuses et qu’il faut toujours surpasser, ne s’y arrêtant pas un moment. La vision de l’excellent Fénelon qui vint auprès de lui étant au lit il y a deux ans… lui disant qu’il lui fallait passer l’océan avant que de pouvoir être uni à lui, cette vision pourra être d’un bon esprit, mais il devait toujours surpasser sans s’y arrêter un moment. Il ne le fit pas, car il écrit : Depuis quelque temps j’ai eu la certitude que cet océan avait été brisé devant moi et que je l’avais passé, etc. L’océan ne se brise pas et ne se passe pas en deux ans. Mme Guyon écrit que quelquefois dans vingt et trente ans les états des pertes jusqu’à la consommation ne se passaient pas. Rien n’est impossible à Dieu. Dieu pourra même exempter une âme de passer ces états à la manière commune, mais ordinairement cela ne se fait pas. Et même l’assurance qu’il écrit en avoir n’est qu’une preuve convaincante qu’il n’a pas passé l’Océan. Saint Jean de la Croix écrit positivement (à ce que je m’en souviens, car il y a trente ans que je ne l’ai pas lu) il écrit que ceux qui étaient encore en chemin croyaient qu’ils étaient arrivés au terme de la vie divine, mais que ceux qui y étaient arrivés véritablement ne croyaient pas. La raison est que les premiers ont des lumières en leur propre capacité de l’âme qui les éblouissent et la leur font croire ; mais les derniers restant dans leur anéantissement, qui les empêche de savoir eux-mêmes et jugeant par intervalles de leurs misères et de leur néant, ils ne le peuvent pas croire, à moins que [20] par mouvements divins et pour le bien des autres, Dieu leur fait dire ou écrire quelque chose de leur état véritable, ce qui passe et qu’ils oublient dans le moment.
Il m’a paru bien extraordinaire ce qu’il a écrit de moi-même. Mme Guyon, écrit-il, venait alors me rassurer entre l’esprit de M. de Fleischbein qu’il venait toujours pour me faire brûler ce qui était écrit du Traité de Dieu (note 1), et cela durant plusieurs jours, sous la raison qu’il y avait des choses est trop long et aussi douteuse. Il me talonnait, etc. Il est vrai, et ma sœur le peut attester que depuis longtemps je lui disais que le cher Théophile, suivant mon exemple, ferait bien de brûler tous ses écrits qui avaient de l’extraordinaire et qu’il ferait [21] bien d’entrer de bonne foi dans la voie de perte. C’est ce que j’ai dit cent fois à ma sœur, mais aussi c’est tout, ayant en horreur toutes les opérations magiques : et lorsque je prie pour lui, je prie Dieu qu’il lui fasse ouvrir les yeux pour voir le grand danger de sa voie de lumière, et de le conduire dans la voie de la foi obscure et nue, et cela pour le bien de lui-même et de toutes les âmes que Dieu lui a adressées ; étant certain que s’il reste dans sa voie et si les autres le suivent, cela aboutira sinon à une chute et scandale notable, du moins cela arrêtera le grand œuvre qu’il semble que Dieu se veut préparer en Suisse.
(note 1)
Je savais bien que le cher frère Théophile écrivait des traités mystiques, et de diverses matières, mais pour ce Traité de Dieu en particulier, je n’en savais absolument rien. Je ne pouvais donc pas penser en ce temps, qu’il devait brûler le dit traité, quoique je pensasse qu’il ferait bien de brûler tous ses traités mystiques qui contenaient ces choses extraordinaires. Il faut donc que ce ait été un esprit étranger qui ait pris mon nom ou ma figure, à le talonner et pousser à brûler ce traité, et qui après est pris la figure ou forme et le nom de Mme Guyon, pour, sous prétexte de le rassurer contre moi, l’ait voulu préoccuper contre moi, et contre mes sentiments à l’égard de lui, prétendant par là de l’engager à faire son possible pour l’impression de ses ouvrages, afin de jeter par là du blâme sur les voies intérieures, enseignées principalement dans les divins écrits de Mme e Guyon, de les décrier par les gens d’étude, qui n’approuvent certainement pas les écrits mystiques de Théophile, de faire traiter les voies intérieures de folie, imaginations et fanatisme par les mondains et libertins, de détourner les vrais intérieurs de cette voie divine pour les faire donner dans les spéculations, choses extraordinaires et dans le fanatisme ; mais enfin pour empêcher par là l’avancement du règne de par le vrai [21] intérieur. Ça été le véritable but de cet esprit impur, qui est apparu (visiblement ou en manière intellectuelle) ou cher Théophile, prenant premièrement mon nom et l’idée de ma personne, et depuis le nom et la figure de Mme Guyon. Le cher frère Théophile est assez illuminé et savant dans ces sortes de matières pour connaître, si le veut sincèrement, que certainement il a été la dupe de cet esprit impur, qui le mène tout droit dans le fanatisme, s’il ne s’en retire promptement et sagement. J’ai marqué dans mon écrit français précédent que sa voie de lumière et bien des points de sa doctrine sont directement opposés à ce que Mme Guyon a écrit, touchant ces choses. Quelle apparence n’y a-t-il donc que cette très grande Sainte lui soit apparue véritablement pour le rassurer contre des conseils entièrement conformes à ses doctrines (qui sont celles de l’Écriture sainte et de la Sainte Église de Jésus-Christ,) et qu’elle l’ait poussé à faire imprimer ses ouvrages mystiques et à s’immoler pour cela. Saint Paul écrit : S’il vient un Ange qui prêche un autre Évangile que… qu’il soit anathème Je dis hardiment à cet esprit impur d’une qui a pris la forme et le nom de Mme Guyon, la même chose.
[22] Quant à ses écrits, j’en ai écrit les sentiments de ceux que j’ai vus et lus, c’est-à-dire le cahier des Discours ; et je suis encore du même sentiment. En général il fera bien de se poser les bornes pour ne jamais avancer quelque chose qu’il ne trouve pas autorisé et fondé dans les saints mystiques reçus et approuvés par l’Église. Encore doit-il éviter tous les mots et expressions inusitées ; ils sont toujours la marque d’un état de lumière dans lequel on voit les choses de loin, sans les posséder réellement. Si ses écrits, comme je ne puis pas douter, sont fondés sur des principes conformes à ceux qui sont dans le cahier des Discours, et principalement s’ils contiennent des expressions extraordinaires et inusitées, le meilleur est de brûler ces écrits. Les Sermons qu’il a faits et qui sont imprimés sont édifiants ; s’il a donc un attrait ou une envie irrésistible d’écrire des choses spirituelles, qu’il écrive des sermons semblables, se contenant dans les bornes ci-dessus marquées.
Quant à mes propres écrits, j’embrasserais avec beaucoup de joie le moment, si Dieu m’ordonnait de les brûler tous, ne les estimant autrement, autant que Dieu les veut encore souffrir et ne me donne pas le mouvement de les brûler ; mais si un autre les brûlerait, j’en serais parfaitement content, ne doutant pas qu’il le ferait par ordre ou par mission de Dieu et de sa Providence. Qu’on les corrige, les change, cela ne me touche pas (mais qu’on ne m’attribue pas des changements notables) ; ce n’est plus mon affaire. Ils sont entièrement abandonnés à ce que Dieu en ordonnera. Si j’ose encore souhaiter quelque chose, j’ai l’inclination qu’ils ne soient pas souvent rendus publics pendant ma vie. Qu’on ne dise pas : il y a pourtant de belles choses dedans, ce serait dommage de les brûler. Nullement. Dieu est si absolument indépendant de tout moyen qu’il fera son œuvre sans le concours d’un instrument si chétif et si misérable que je suis.
Voilà Monsieur le baron, mes sentiments à l’égard du très cher frère Théophile, de ses écrits et des miens, et je proteste devant Dieu que cela est véritable autant que je puis juger [23] de moi et de mon intérieur. Je ne vous dis pas, Monsieur le Baron, de faire savoir mes dits sentiments au cher frère Théophile, et aussi n’y suis-je pas contraire que vous le fassiez. Je le laisse à vous et à ce que Dieu nous en fera connaître, et vous inclinera de faire. Si vous écrivez au cher Théophile quelques mots de moi, faites-lui et à ses chers associés, mes salutations très cordiales, que je l’aime et le révère grandement, et que je souhaite de tout mon cœur que Dieu l’arrache de ses voies extraordinaires de lumière si dangereuses pour lui et pour tous ceux que Dieu a confiés à ses soins.
[Tout le reste de la lettre est en allemand, nous en extrayons encore ce qui suit :]
[…] Mme Guyon, notre chère spirituelle et sainte mère, avait, comme sa vie le montre, des rapports avec des âmes qui étaient pareillement dans un état de lumière, comme le frère Anselme par exemple. Elle les estimait beaucoup, et les révérait comme des personnages réellement saints, quoique non encore consommés (überge gangen) en Dieu. Nous pouvons donc et nous devons faire grand cas de notre cher frère Théophile et le vénérer, mais sans nous laisser enlacer dans son état de lumière, et sans approuver les lumières et les vues qui ne sont pas d’accord avec l’enseignement général des saints auteurs mystiques de l’Église catholique. Pour ce qui me concerne, je ne puis absolument pas adopter ces vues, je dois au contraire m’y opposer et les combattre. C’est ce que j’ai fait dans mon écrit du mois passé, et je le ferai encore partout si Dieu m’y poussera. Ces vues feraient un horrible ravage si on les publiait, et je n’y donnerai jamais mon assentiment. Quant à ce qu’il écrit au sujet des premiers Élohim ou Innés [?], je n’ai aucune idée à cet égard, et de telles recherches ne sont pas mon affaire, je n’écris que des lettres et je travaille à mes traductions. Quant au reste je demeure à ma place, comme Mme Guyon le dit du ver. Je ne le ferai pas de nouvel essai de pénétrer dans les lumières de Théophile, j’en ai dit ma façon de penser et je m’y tiens. [...]
Distinction de l’enthousiasme et du fanatisme.
Les âmes qui appartiennent à Jésus-Christ reçoivent immédiatement l’esprit de Dieu pour se diriger dans toutes les circonstances de la vie.
Celles qui sont dans des degrés inférieurs et qui sont encore sur le chemin sont conduites d’une manière médiate par un bon ange, et celles qui sont amenées à l’intérieur, dans le désert de la foi obscure, ou qui y marchent réellement, sont conduites par un ange de la hiérarchie de Michel l’ange du pur amour, comme Mme Guyon l’atteste.
Les âmes qui sont dans l’obscurité de la foi, lorsqu’elles entrent dans leur propre esprit, tout comme les âmes qui sont dans l’état de lumière, peuvent être entraînées dans le fanatisme, mais les premières bien plus difficilement que les dernières. On tombe dans le fanatisme lorsqu’on suit son propre esprit, ses imaginations, ses propres vues, et de fausses lumières (ce qui comprend tout l’extraordinaire) et lorsqu’on prend ces choses pour divines et venant de Dieu lui-même.
Pour ces deux classes d’âmes, le plus sûr est d’avoir un directeur bien expérimenté dans les voies de Dieu et de suivre aveuglément ses avis. C’est ce que conseillent et attestent Mme Guyon, M. Bertot, tous les mystiques, les anciens anachorètes, et même Origène, lui qui était dans un état de lumière.
Dans les deux voies, mais bien plus dans la dernière, il survient des choses que l’on appelle invitations (ou exigences) et les âmes se croient poussées de Dieu à faire ceci ou cela, et il est souvent assez difficile de discerner si ces choses viennent de Dieu, ou de la mauvaise nature de l’homme, ou d’un esprit impur se déguisant en ange de lumière. Les âmes auxquelles pareilles choses arrivent ne savent pas en général faire cette distinction et demeurent souvent bien des années, quelquefois même toute leur vie dans l’incertitude, si une telle sommation qu’elles ont eue, à laquelle elles ont peut-être obéi, venait de Dieu ou non. Un directeur expérimenté leur serait de toute utilité.
Lettre 13. 3 avril 1764.
Théophile est sans aucun doute appelé à l’anéantissement, mais il devra travailler de tout son pouvoir à se débarrasser de ses lumières (en outrepassant [dürch ûberschreiten] ce qu’il se sent irrésistiblement poussé à écrire immédiatement : de telles lumières sont à brûler). Il faut qu’il entre dans l’obscurité de la foi et même qu’il demeure dans sa vie de perte, s’il veut accomplir sa vocation de Dieu sur la terre. Quant aux voies et aux états de perte ou d’anéantissement (comme il veut les nommer) une âme fidèle ne peut pas en sortir par ses propres efforts. La toute-puissance de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ, peut seule en tirer ; c’est là son droit de Sauveur.
Il n’est pas douteux que des personnes en état de lumière puissent avoir de bonnes lumières, et même des lumières venant de Dieu, mais pour de telles âmes ce ne sont que des lumières médiates. Dans mon opinion (que je laisse toutefois à l’examen des autres) les lumières venant des Séraphins sont données aux cœurs dans lesquels l’Esprit habite ; et qui ont l’expérience de l’amour divin. Mais les lumières qui sont données essentiellement à l’intelligence, démonstrativement, sont pour la plupart des lumières de Chérubins quoiqu’elles puissent aussi venir en partie du cœur, ou de l’esprit, ou du fond de l’âme, mais les unes et les autres sont des lumières médiates. Elles ont quelque chose de brillant, un certain éclat, quelque chose qui se donne à discerner en tant que lumières.
Les lumières immédiates au contraire, aucune âme ne peut les avoir que celles dans lesquelles Jésus-Christ est né mystiquement. Ces lumières immédiates n’ont rien de brillant, ni quoi que ce soit qui les fasse distinguer comme lumière. On connaît un mystère ou une vérité, sans savoir comment on a pu les connaître, et on est très étonné de les connaître (lorsqu’on vient à y réfléchir). C’est là la vraie connaissance (science), celle des lumières immédiates, comme Mme Guyon l’atteste. [...]
Lettre 14. 13 avril 1764.
[…] Je suis au reste très réjoui des excellentes dispositions du cher frère Théophile. Quant à l’extérieur de sa mission, il n’en sera plus question, du moins pour un très longtemps ; excepté ses directions à ses enfants de grâce, direction qui ne devra point cesser, et que des enfants ne pourront point abandonner, si des deux parts ils ne veulent pas marcher hors de l’ordre de Dieu. Il leur sera bien plus utile qu’il ne l’a jamais pu être auparavant et ses paroles porteront coup, comme le dit Mme Guyon dans une de ses lettres.
Je pense qu’il renoncera bientôt à son travail d’écrire des sermons, Dieu lui en donnera du dégoût, et le mettra peut-être dans l’impuissance de faire. Il éprouvera encore des choses, qu’il n’aurait jamais pu imaginer ; car la mesure de son élévation précédente sera celle de son futur abaissement, cela ne peut pas m’en manquer, puisqu’il doit être anéanti dans le degré de sa vocation, et puisqu’il persévère avec fidélité dans sa voie de foi obscure. Je me sens très intimement uni avec lui, et je conçois de très grandes espérances quant au progrès de l’œuvre de Dieu dans les âmes en Suisse. Il faut maintenant qu’il naisse à la croix, puisqu’il était auparavant dans le danger d’une entière perdition, s’il avait persévéré dans la voie de lumière. Dieu a fait ici une grande œuvre, qui ne sera bien connue que dans l’éternité, et qui sera en particulier un sujet de grande bénédiction pour mon chérisssime patrons, ce qui est pour moi une grande joie.
Lettre 15. 24 avril 1764.
J’espère que le cher frère Théophile s’avancera maintenant sans obstacle et de plus en plus dans le désert de la foi obscure. Oh ! Qu’il sera étonné lorsque les nombreuses richesses spirituelles qui lui sont encore laissées lui seront ôtées, et quand il reconnaîtra seulement alors qu’il les a possédés ! Aussi parce que Né... adnazar pouvait avoir des richesses spirituelles pendant les sept ans qu’il a passés au milieu des bêtes sauvages, peut-il nous en et laisser dans les états de perte.
Il est à son sens comme écrasé, mais ce n’est qu’un éblouissement qui l’amènera successivement dans le lieu où Dieu veut l’avoir. Dieu a accompli ici une vraie merveille, non par moi qui n’ai fait que témoigner ce que je savais par expérience être la vérité, mais en ceci, qu’il a incliné ce cher frère à renoncer à son propre esprit et à ses prétendues lumières, par où il a sauvé son âme d’une chute grave dont il était bien près, et encore en ce que les âmes qui lui sont unies sont mises à l’abri de ses dangereuses lumières et introduites dans l’obscurité de la foi. Et ainsi il leur sera encore d’une grande utilité, non pas tant comme auparavant par la direction, mais par la souffrance.
Et vous, mon cher patron, comme vous avez été réveillé par lui et qu’il vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Mais puisqu’il témoigne qu’une correspondance étendue et trop fréquente lui est onéreuse, il faut que nous nous confirmions à son désir. Je suppose qu’il est plus jeune que moi de plusieurs années ; il me survivra donc probablement. Ceci établit entre vous deux une union subordonnée qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans voie. Suivez-le donc comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. [...]
Lettre 16. 15 mai 1764.
Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile, et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. La Combe a comme lui été transporté tout à coup d’un état de grande lumière où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voix obscure. On aurait pu croire que Dieu le destinait à de grandes choses éclatantes, et il a été jusqu’à sa mort dans la captivité et dans l’exil, tandis que son intérieur était pareillement dans l’obscurité, comme le montre sa dernière lettre à Mme Guyon. Néanmoins il était dans un état apostolique véritablement très élevé. Mais tout demeura caché en Dieu, et cela aux yeux du monde, ignoré même des âmes pieuses, à l’exception de ce que Mme Guyon en a révélé d’après une vraie lumière divine. Cela appartient aux Magnalia Dei que les grandes choses et les œuvres les plus sublimes, il les accomplit dans et par le Néant.
Théophile sera certainement aussi employé à l’œuvre de Dieu, quand il se laissera détruire jusqu’au fond, et qui laissera abattre en lui tout ce qui est grand. Il sera bien sûr plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. En outre son esprit sera fortifié en Dieu dans la mesure où il sera dépris de lui-même. Que ses enfants de grâce le suivent pas à pas dans l’abîme de l’abaissement. Par là je suis convaincu que l’œuvre de Dieu avancera prochainement parmi ces chers [31] frères, et cela sans éclat extérieur et sans grande apparence.
Que les âmes intérieures marchent ainsi, et elles deviendront dans leur pays la petite semence de moutarde pour le royaume spirituel de Jésus-Christ. Qu’elle ne cherche pas d’autre directeur que Théophile que Dieu a destiné à cela et qu’ils reconnaîtront comme un berger fidèle dans cet abaissement que chacun doit éprouver pour sa part Vermis sum et non homo. Il éprouvera que ni lui ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies tout ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né si souvent cité par Mme Guyon : « Comment as-tu recouvré la vue ? - Il a mis de la boue sur mes yeux. »
C’est aussi la seule chose que j’aie à répondre, d’après votre dernière lettre, à l’écrit du cher frère Baillif pour lui et pour Madame son épouse. (Quant aux éloges qu’il me donne, je ne puis rien répondre, je ne les accepte pas.) Dieu ne me donne rien pour eux que ce qu’ils peuvent savoir par la lumière générale, et par les conseils qu’ils tireront des écrits de Mme Guyon. Pour les cas particuliers, Dieu donnera lumière et sagesse au cher frère Théophile pour leur faire connaître à l’un et à l’autre sa sainte volonté. Ce qu’ils ont admiré jusqu’ici dans ce cher Théophile n’était que de brillantes bagatelles ; et ce qu’il les met maintenant dans l’étonnement, savoir que Dieu a commencé à renverser et à briser cette âme grande et douée de tant de grâce, ce sont de grandes, glorieuses et même divines merveilles, dont le résultat sera, s’ils viennent à connaître eux-mêmes par expérience la lumière de la vérité, de leur faire considérer le cher Théophile comme bien plus élevé et bien plus heureux, que lorsqu’il brillait à leurs yeux encore charnels d’un si grand éclat. [...]
PS.
Mon chérissime patron me permettra de faire encore quelques réflexions au sujet des chers frères et sœurs de la Suisse. C’est évidemment une œuvre du Seigneur qui s’est faite parmi eux, mais ils étaient tous bien près du fanatisme, ce qui aurait fini par un effroyable scandale ; et l’œuvre du Seigneur et ses voies auraient fini là calomniées. Dieu commence à les en tirer, et cela par leur capitaine spirituel, celui-ci devait le premier descendre dans les humiliations, sans quoi les autres n’auraient pas pu revenir dans l’ordre de Dieu. Par ce qu’on forme ensemble une famille spirituelle, qu’un membre dépend d’un autre, et reçoit la nourriture par son canal, si l’on veut se séparer sans être introduit immédiatement dans une autre famille spirituelle, on périra infailliblement.
Que l’on est heureux d’être introduit dès le commencement dans la voie de la foi obscure par les enseignements de notre sainte mère, et d’être conduit dans l’obéissance et dans la subordination qui sont ici d’une nécessité indispensable ! Combien de faux pas l’on évite ainsi ! Mais il arrive souvent que l’on présente aux âmes dirigées des vérités qui étant au-dessus de leur capacité ou plutôt de leur état propre (spécial) leur sont indigestes, ce qui occasionne, comme l’écrit Madame Guyon, de terribles écarts, qui exigent beaucoup de temps, jusqu’à [ce que] tout revienne en ordre, et qui arrêtent extrêmement les âmes. Elles veulent éviter ceci ou cela, d’après leurs propres sentiments ou leurs intérêts, et les choses qu’elles redoutent sans motif ; et il leur arrive selon le proverbe, qu’en voulant éviter la pluie elles tombent dans le ruisseau, ou sous la gouttière. [...]
Lorsqu’on a reconnu en gros le mode de conduite que Dieu nous a destiné, il ne [34] faut pas user de ménagement envers Dieu, mais suivre aveuglément la voie où il veut nous conduire. L’Étoile Polaire est au-dedans l’attrait intérieur, le repos et la paix ; au-dehors le moment de la providence divine ; ceux qui ont une direction ne doivent avoir aucune défiance à l’égard de leur directeur, car il est impossible que Dieu permette qu’un directeur donné par lui puisse faire égarer les âmes.… Il est d’autant plus nécessaire d’insister là-dessus afin que, puisque le cher frère Théophile est si effroyablement humilié, ses enfants de grâce n’en viennent pas à le mépriser à cause de cela ; bien au contraire ils doivent l’en estimer d’autant plus, comme portant l’image de Jésus-Christ, et demeurer soumis à sa direction. [...]
Le cher frère Monsieur Baillif fait bien de s’abstenir à cet égard et d’éviter l’émissaire des quakers. Éviter entièrement ses esprits errants çà et là, c’est le plus sûr moyen de s’épargner bien des tentations, bien des détours et des arrêts dans la voie que Dieu donne aux âmes qui marchent dans la foi obscure et encore plus à celles qui sont dans la voie de perte, précisément pour cela une lumière si claire pour saisir les erreurs et les détours de ceux qui sont dans les lumières et dans la force active. C’est précisément afin qu’elles discernent et évitent aisément de tels esprits. Si elles font cela sans entrer dans aucun examen et sans se laisser mettre en rapport avec une telle voie, comme Monsieur Baillif le fait à l’égard du quaker [35] tout va bien. Mais si elles veulent (discuter avec des syllogismes) examiner avec les augmentations de la raison ou même si elles cherchent à convertir des esprits étrangers, les âmes intérieures sortent de leur sphère, pour rentrer dans un pays étranger qu’elles ont quitté, et n’y trouvent plus aucune force. C’est pour cela aussi qu’elles seront facilement vaincues et terrassées par ces esprits étrangers qui possèdent encore dans cette sphère toute leur force. Et tout cela les expose à des luttes nombreuses, inutiles, souvent préjudicielles [sic], et à une grande perte de temps.
Lettre 17. 22 mai 1764.
Quoique le cher frère Théophile ait renoncé pour la suite à vous diriger, vous ferez bien cependant, mon chérissime patron, de lui demeurer attaché en esprit, mais comme il est maintenant en proie à de cruelles souffrances, de ne pas le presser, jusqu’à ce que la divine providence amène l’occasion de renouveler le fond de votre union. Je suppose, sans en douter aucunement, que Théophile marchera en toute fidélité dans la voie que Dieu lui destine. Il est maintenant effroyablement humilié par la circonstance que vous connaissez, non pas à nos yeux, car j’estime son état actuel bien supérieur à son élévation précédente, mais d’après son propre jugement et le sentiment qu’il en a. Si l’on voulait lui indiquer maintenant telle chose qui le mette bien plus bas encore (au point de vue humain et selon qu’il l’estimerait lui-même), sa nature ne le pourrait peut-être pas supporter, surtout si cela venait de vous, qu’il considère comme son enfant spirituel qu’il a engendré en Christ. Mais si l’on voulait le consoler, cette consolation même lui serait encore plus intolérable, parce que la générosité de son sacrifice se réveillerait et le contraindrait à repousser toute consolation. Il faut le considérer comme Job sur son fumier, couvert de plaies, ne pouvant recevoir aucun soulagement pour les coups qu’il a reçus de la main de Dieu. Il juge bien de son état et reconnaît tous les dangers de son précédent état de lumière. Vouloir le lui faire voir plus clairement et plus à fond, ce ne serait qu’augmenter sa confusion et sa douleur. Le mieux est de ne plus du tout lui en parler, et de laisser Dieu agir. Ce que vous lui avez écrit aura son utilité. Qu’on laisse ce qui est fait en s’en remettant à Celui qui peut tout faire servir au bien, sans se trop préoccuper si l’on a bien ou mal fait. Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit dans un sentiment d’amour et de fidélité envers Théophile. D’ailleurs comme il porte l’image de Job, tout lui est douloureux [36] dans ce qu’on se contenterait pour panser ses plaies, fusse même le baume le plus précieux. [….]303.
J’aime de tout mon cœur le cher frère Baillif et je crois qu’il marchera avec fermeté et une grande fidélité dans la voie de la foi obscure. Son aventure avec sa femme mentionnée dans la précédente lettre montre que dès le commencement c’était là sa voie, mais comme sa femme tient à l’extraordinaire, il s’y est laissé entraîner ; à cela s’est joint le brillant des lumières de Théophile auquel il s’est attaché avec admiration. Il doit par conséquent avoir été comme déplacé pendant tout le temps où il n’a pas été pleinement dans sa voie, mais maintenant qu’il a reconnu son erreur, qu’il se plonge de nouveau dans sa précédente obscurité de voie, ce qui lui sera rendra le repos qu’il goûtait autrefois. Il en est de lui comme d’un homme à qui l’on a remis une articulation déboîtée, il est calme et n’éprouve plus aucune douleur, s’il se tient tranquille et en repos.
Mais il en est tout autrement de notre cher frère Théophile. En lui s’accomplissent ces paroles de Jésus-Christ : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Il endure les opérations non pas de la remise en place d’une articulation, mais bien de sa rupture, et son imagination se remplit en outre de la pensée des choses qui doivent encore arriver. Tout cela ne sert qu’à le crucifier. C’est un état tout autre et bien plus élevé. Théophile doit marcher de nouveau dans ces états de pertes où il ne voit ni mesure ni terme.
Monsieur Baillif au contraire est dans le commencement d’un dépouillement, où il a encore beaucoup de vêtements à ôter, avant qu’il puisse bien connaître sa nudité. On peut aussi, pour conclure de la conduite de l’un à la conduite de l’autre, que si l’on voulait conclure du premier état de privation de Job, lorsqu’il perdit ses troupeaux, à l’état qui suivit lorsqu’il était sur son fumier, ou si l’on mettait en comparaison sa douleur dans le premier état, et celle qu’il éprouva dans l’autre. Je me sens intimement uni dans mes prières à ces deux chers frères. Tous deux marchent très bien et s’avancent la voie où Dieu les veut l’un et l’autre, mais chacun d’après son état et son degré. [37] il en est de Monsieur Baillif et de sa femme à peu près comme il en a été de feu Wattenwyll et de la sienne. Elle a été pendant toute sa vie pour lui, une croix aussi pénible que nécessaire.
Je sais bien que ce que j’ai écrit et mis en avant à l’occasion du cher frère Théophile a été très avantageux à mon chérissime patron, et que vous reconnaîtrez bien mieux encore à l’avenir la sagesse et la miséricorde de Dieu dans cette direction. Cela vous a surtout été des plus utiles quant à vos dispositions préparatoires. Mais il ne m’est pas permis, bien plus il m’est interdit de m’étendre sur ces choses, avant que le temps soit venu, où elles pourront venir au jour avec une grande utilité, si Dieu prolonge ma vie jusque-là. Mais Dieu n’est lié à aucun moyen. Toutes les créatures ne sont rien devant lui. Je pensais comme vous dans les premiers temps de ma connaissance avec Monsieur de Marsay, mais Dieu m’a bien montré que mes inquiétudes étaient vaines. Ses voies sont merveilleuses. Qui n’a jamais été confus, après avoir mis son espérance en Jéhovah !
Quant au cher Théophile, le mieux serait bien pour lui de ne plus rien à écrire sur des sujets spirituels. Mais Dieu le conduira dans la voie où il doit marcher, et lui montrera ce qu’il a à écrire. Comme je suis accoutumé dès mon enfance à penser, je ne pouvais pas demeurer sans occupation d’esprit, après que Dieu par l’exil du cœur m’avait poussé aussi loin hors de moi-même que je ne pouvais plus trouver de demeure tranquille. Aussi je m’occupais par récréation et dans les souffrances les plus pénibles pour y faire diversion, à lire d’autres livres qui ne fussent pas nuisibles, comme des histoires, etc., et j’écrivais sur ce qui m’avait paru remarquable, mais je brûlais la plus grande partie de ce que j’avais écrit. À cet égard on ne peut donner aucune règle. Dieu lui-même conduira Théophile et le poussera là il faut où il veut l’avoir. Un autre le ceindra et le conduira où il ne voudrait pas aller. [38]
Troisième fascicule, Lettre première. Page trois. 19 juin 1764.
J’estime que c’est par un effet de la volonté de Dieu que vous m’avez communiqué des extraits des écrits de Théophile. Sans rien changer à l’opinion que j’avais de lui, ces extraits me le font connaître plus exactement et plus à fond. Si vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit depuis plus d’un an sur ce sujet, vous reconnaîtrez qu’autant que j’ai pu et que j’ai osé le faire, j’ai travaillé à vous détourner de tout ce qui est extraordinaire, et de ses lumières qui ne font que vous arrêter, en même temps qu’à combattre ces choses qui chez Théophile ne pouvaient que vous être éminemment préjudicielles. [...]
Si je ne me trompe, Théophile et son ami Baillif sont en bon chemin. Je me sens intimement uni avec eux. Le dernier dans un état plus calme, au premier s’applique la parole de Jésus : je suis venu pour apporter non la paix, mais l’épée, et pour allumer un feu. À mon avis Théophile ne s’est pas encore entièrement plongé dans le désert de la foi obscure, mais il est sur le chemin qui y conduit, et il commence, c’est-à-dire il recommence à marcher au point où il avait abandonné la route, depuis qu’il s’est laissé retirer de ses lumières. Mon chérissime patron reconnaîtra bientôt d’une manière incontestable que si Théophile n’avait pas été retiré par la miséricorde de Dieu de sa voie dangereuse, il serait devenu un hérésiarque, le chef d’une secte pernicieuse et séductrice. Dieu soit béni de ce qu’il a délivré ce cher homme de lien si dangereux !
Je devrais lui écrire, puisqu’il a commencé, mais ma nature y répugne, peut-être est-ce un signe que Théophile n’est pas encore dans une pleine disposition. Au moins aussi longtemps que j’éprouve cette répugnance, je crois que je n’écrirai pas.
Il déclare qu’il y a dans son manuscrit certaines vérités qu’il ne rétractera que devant le trône de Dieu, cela prouve qu’il persiste dans son propre esprit. Dans ce qui me concerne, si j’ai pu manquer en quelque chose dans ce qui venait de moi-même, je suis assuré que ce qui est clairement fondé sur la sainte Écriture et sur les écrits de Madame Guyon, [39] elle ferme et inattaquable. C’est ici le cas d’appliquer ce qu’on appelle la foi du charbonnier. Je crois cela, parce que l’église ne croit. Et qu’est-ce qu’on croit l’église ? Ce que je crois. Le développement, en temps que venant de moi, je le considère comme mettant propres sans y penser, comme si Dieu me l’avait donnée ; par conséquent et à ce point de vue, si j’ai pu mêler la vérité divine avec quelque chose provenant de moi, je considère le tout comme mettant propres, lors même que j’ai pu me tromper. Mais je ne puis pas errer, quand je crois ce que l’église croit, c’est-à-dire ceux qu’accrue et ce que croit encore la vraie église des adorateurs intérieurs en esprit et en vérité.
Le grand Fénelon avait aussi cette foi du charbonnier, lorsqu’il a rétracté ses maximes des saints, comme on le voit dans un passage de la continuation de la vie de Madame Guyon. [...]
PS. J’ai lu avec Weyl (qui est discret) l’extrait du manuscrit de Théophile que vous m’avez envoyé. Je lisais, Weyl écoutait, et nous causions à mesure. Cela m’a été très pénible, parce que j’ai dû rentrer dans son cercle pour approfondir les choses. Cette lecture m’a affermi dans ce que j’ai cru en tout temps du cher frère Théophile : que ces écrits sont comme un enfant né avant terme ; il a écrit à la fin d’un violent état de pertes, auquel a succédé une lumière des facultés et de l’intelligence, qu’il a prise pour la lumière centrale, pour la lumière du jour éternel, ce en quoi il s’est grandement trompé. Au lieu de combattre et surmonter toutes ces lumières qui lui venaient avec abondance, il s’y est complu et a cru avoir outrepassé la mort mystique du fonds. (Il a peu à peu réprimé toute espèce de doute à cet égard), et il a mis sur le papier des productions prématurées imprégnées de ses propres imaginations, et par le plaisir qu’il y a pris, il a donné accès dans son imagination aux esprits impurs pour susciter en lui de fausses lumières et pour le précipiter dans l’erreur. L’état dans lequel il était avant ses fausses lumières est décrit par Madame Guyon au troisième chapitre d’Habacuc (deux moyens : page 469.) Il était dans le moyen le plus éloigné. [40].
Lettre sixième. P.S. 6 septembre 1764.
Extrait d’une lettre d’Eusebius (Docteur Burckhardt junior à Monsieur de Fleischbein) qui parle de manuscrits qui lui avaient été envoyés de Suisse il y a quelques années. Il les avait ouverts avec empressement, ayant reçu antérieurement beaucoup d’édification de la même source. Mais il y avait trouvé beaucoup de choses horribles, renversant les principes des saints auteurs et de tous les mystiques. Il les avait envoyés à Monsieur de Klinckowström en lui disant qu’il ne voulait prendre aucune part à la publication de tels écrits. Sachant que Monsieur de Kl. a exprimé [?] une pleine confiance, je vous prie de lui demander de vous communiquer en particulier les Opuscules spirituels et philosophiques, ainsi que le Traité des métempsycoses, afin que vous en jugiez et puissiez prévenir si possible le mal que ces écrits pourraient faire. Ces écrits sont de ce même auteur des sermons Théophile dont j’ai soigné l’impression avec tant de plaisir, quoique j’eusse vu volontiers qu’il eut fait çà et là, particulièrement dans sa préface, certaines modifications qui eussent rendu le livre d’utilité plus générale. Ses défauts peuvent bien ainsi diminuer la vertu, et empêcher l’impression de la deuxième partie.
(Monsieur de Fleischbein a répondu à Eusebius304). Vous avez très bien jugé à l’égard de Théophile. Lorsque Monsieur le baron de Klinckjoström eût pris connaissance de ces manuscrits, il en fut scandalisé et écrivit à ce sujet à Théophile. Celui-ci, bien loin de vouloir susciter du scandale répondit au baron qu’il devait brûler à l’instant les manuscrits qu’il avait, parmi lesquels étaient ceux que vous nommez. Théophile fit de même pour ce qu’il avait encore chez lui. Ainsi tous les écrits philosophiques étaient philosophiques et théorétiques ont été brûlés dès longtemps. Théophile offrit même de brûler aussi ses sermons, ne renfermant que des vérités pratiques ; ce qui ne fut pas jugé nécessaire. Tous les écrits philosophiques et ce qui pouvait être en scandale ont donc été brûlés avant même que vous en eussiez exprimé le désir. Ce renoncement de Théophile à ses propres vues est très louable, et c’est une preuve évidente de sa sincérité et de son désir constant de tout faire pour la gloire de Dieu.
Lettre neuvième. P.S. 28 octobre 1764.
En relisant la lettre du cher Théophile […] j’avais dû écrire que c’était par moi qu’une si grande œuvre avait été opérée en lui. J’espère que je n’ai pas assez oublié mon néant, pour m’attribuer cette œuvre à moi-même. C’est en effet, je le crois, une grande œuvre, qui ne sera bien connu que dans l’éternité, mais c’est à la toute-puissance et la miséricorde de Dieu que je l’attribue et non pas à moi. C’est Dieu qui l’a accomplie, en donnant aux chers frères de Suisse l’humilité, et la disposition à consentir à ce qui était exigé d’eux. C’est aussi à leur foi et à leur confiance en Dieu qu’on doit attribuer ce que Dieu a fait de bon en eux. Ils sont tous deux dans la voie. L’Esprit de Dieu [41] dans les écrits de Mme Guyon qui m’a conduit dans cette voie, me l’a enseignée, la leur montrera et les y conduira encore par ces mêmes écrits. Si je leur réponds, c’est parce qu’ils le demandent, mais c’est sans le désirer et sans croire que je leur sois nécessaire. Malgré cela je suis très réjoui quand je vois par leurs lettres quel est leur bon état intérieur. Je me sens intimement uni avec ces deux chers frères, et je sais que maintenant ils marchent dans l’ordre de Dieu. [...]
Le baron de Klinkowström venu à Lausanne pour consulter un Docteur Tissot rencontra Dutoit « qui se sentit porté à prier beaucoup pour lui… il lui dit qu’il avait maintenant « à se débattre avec Dieu… ce mot fit sur lui une impression profonde305 » :
Engagé par Dutoit à scruter avec plus de sérieux la vie de son âme, le gentilhomme danois se convertit et une grande intimité s’établit entre lui et son directeur. Quand il quitta Lausanne, il s’engagea entre eux une correspondance qui dura jusqu’à la mort de Klinkowström.
À l’égard de son ami, plus jeune que lui dans le développement intérieur, Dutoit est d’une touchante sollicitude et d’une remarquable clairvoyance : il ne veut pas imposer sa direction, il désire que « son patron », comme il l’appelle, acquière par ses propres efforts « sa véritable stature intérieure ». Aussi ne lui écrit-il que rarement306.
Voici les extraits significatifs d’une lettre de direction adressée vers 1785 (?) par le pasteur Dutoit à M. de Kl [inckowström]307 :
(18)... La peine que vous lui avez faite [à mon « âme intérieure »], c’est qu’elle a porté un peu de votre fardeau et de cette souffrance qu’il fallait préalable simplement pour vous ajuster à pouvoir rentrer dans l’ordre de Dieu.
Aussi vous verrez que vos progrès seront rapides, si vous voulez être absolument fidèle et vous laisser attacher à la croix. C’est les membres qui aident aux membres ; si malheureusement vous n’étiez pas absolument fidèle, vous nous seriez arraché avec mille douleurs encore, et cette grâce reviendrait à nous, ou bien irait chercher quelque autre. Rien ne se perd. ...
Du reste, ne vous attachez point (20) à moi je vous conjure, j’en suis indigne, vous m’attireriez même encore un sévère jugement, car je souffre lorsqu’on s’attache à moi. Il faut Dieu et Dieu seul et n’envisager rien que relativement à Lui, de façon qu’on ne se fasse aucun appui de l’homme, pas même de l’homme que nous savons certainement nous être utile dans l’ordre de Dieu sur nous...
(22)… en ce cas il me donnera dans la suite des grâces et des lumières pour vous, avant que vous quittiez ce pays, en sorte que nous pourrons voir ce que vous avez à faire pour l’avenir. Toutefois je doute que ce soit là ma destination. L’impression que j’ai eue de vous exhorter fortement et à réitérées fois [sic], de vous procurer Mme Guyon et d’en faire votre pain quotidien, me fait croire que c’est elle qui sera votre ange et votre directeur invisible. [...] Ayez donc madame Guyon et nourrissez-vous-en, sans exclure pourtant ni M. de Marcey, ni les autres vrais mystiques [...] Que si (24) après vous être éclairci avec Dieu, je n’ai plus rien pour vous, regardez-moi désormais comme un tronc pourri qu’on jette loin et dont on ne fait nul usage, vous brouilleriez tout l’ordre, vous vous feriez beaucoup de mal et à moi aussi. La volonté de Dieu et rien autre.
Les relations sont maintenant bien établies entre les trois figures auxquelles nous venons de consacrer des notices. Elles s’entraident sans cacher leurs limites et se réfèrent à Lacombe et Mme Guyon :
La capacité de M. Dutoit dans la sphère de la direction spirituelle fut constamment reconnue et proclamée par M. de Fleischbein, sous la direction duquel il s’était lui-même placé. Voici ce qu’écrivait à ce sujet ce grand docteur à son ami de Klinckowström, dans le moment même où il s’était cru appelé à prémunir celui-ci contre les erreurs contenues, à son avis, dans les écrits de M. Dutoit : « Pour vous, mon cher patron, (c’est le titre qu’il se plaisait à lui donner) comme vous avez été réveillé par lui, et que c’est lui qui vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Plus jeune que moi de plusieurs années, il me survivra probablement. Cela établit entre vous deux une union subordonnée, qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans votre voie. Suivez-le donc, comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. » — « Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile [Dutoit], et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. Comme lui, La Combe a été transporté tout à coup d’un état de grande lumière, où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voie obscure. En se laissant détruire jusqu’au fond, en laissant abattre en lui tout ce qui est grand, il sera bien plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. […] Il éprouvera qui ni lui, ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies toutes ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né, si souvent cité par madame Guyon : comment as-tu recouvré la vue ? – Il a mis de la boue sur mes yeux. » (15 mai 1764).308.
Les relations avec le maître spirituel de Dutoit soulignent les différences entre ces spirituels : les Lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström opposent les tendances métaphysiques de l’imaginatif Dutoit au sérieux du baron.
Deux villes dominaient politiquement la Suisse du XVIIe siècle : l’ancienne cité de Berne de langue allemande au nord, où les protestants contrôlent vigoureusement les âmes de leurs administrés, tandis que Lausanne est un lieu de rencontre de nobles européens et le point de rendez-vous de nos spirituels de Suisse vaudoise et germanique (le reste de la Suisse est encore très pauvre).
La jeune Madame Guyon y avait fait un bref voyage mouvementé en traversant le lac de Genève depuis la petite cité de Thonon au sud, et s’était retrouvée mêlée au conflit entre catholiques et protestants, ainsi qu’elle le raconte dans la Vie par elle-même309 :
Avant de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé310 m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoi qu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. […]
Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas avertie que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit une barque et trente-trois personnes.
Elle gardera des contacts épistolaires avec le maître de Poste Jean-François Monod, ainsi que d’autres correspondants, dont M. de Wattenville311.
Dans les dernières années de sa vie, son influence directe va passer par le marquis de Marsay et par Pétronille d’Eischweiller312 pour s’incarner en la personne du comte Friedrich von Fleischbein : celui-ci va incarner l’union entre quiétude et rigueur piétiste. A la génération suivante, le bouillant pasteur Jean-Philippe Dutoit-Mambrini, né après la mort de madame Guyon, s’enthousiasme pour ses écrits dont il deviendra le second éditeur. Après Monod qui fut sans doute son premier conseiller spirituel, Dutoit passera sous l’autorité de Fleischbein pour lequel il éprouvait une profonde vénération. Puis à son tour, il conseillera un danois, le comte de Klinckowström, puis le jeune libraire Pétillet, qui l’éditera.
L’importance de l’influence guyonienne apparaît dans l’inventaire de la bibliothèque de Dutoit lors d’une saisie ordonnée par la sévère police bernoise. On y voit seulement quatre auteurs (outre la Bible et l’Imitation)313 : Bernières, Bertot, Guyon, Poiret, ce qui montre la conscience que l’on avait en 1769 de cette succession spirituelle couvrant plus d’un siècle.
Puis le groupe créé par Dutoit à Morges-Lausanne rencontrera un écho lors du « réveil » suisse animé par Vinet au début du XIXe siècle. Enfin les traces se perdent en 1837 quand disparaît Lisette de Constant : le roman semi-autobiographique Cécile de l’illustre écrivain Benjamin Constant traduit l’influence guyonienne venant de la famille. Si une branche spirituelle discrète continua d’exister, les traces directes en sont difficiles à relever.
Le XIXe siècle est plus sensible que mystique, mais c’est un siècle érudit : si les correspondances entretenues par madame Guyon avec les disciples suisses314 sont rares, nous avons la chance de disposer de l’évocation vivante et très bien informée, contemporaine et favorable, de Jules Chavannes (elle est éditée en 1865) 315.. Des érudits natifs de Lausanne poursuivront le travail : Masson rétablit l’authenticité de la correspondance entre Guyon et Fénelon en 1907 ; Favre rédige en 1911 une thèse complétant celle de Chavannes.
§
Nous présenterons successivement en les liant entre eux : l’abbé de Wattenville, Jean-François Monod (1674-1752), Pétronille d’Echweiller (1682-1740), le Marquis de Marsay (1688-1755), Fleischbein (1700-1774), Dutoit (1721-1793) et son cercle de Morges-Lausanne, Klinckowström (-1774), Pétillet (– apr.1819).
Il aurait été artificiel de dissocier une école suisse romande (Jean-François Monod, plus tard Dutoit, Klinckowström, Pétillet...) d’une école suisse allemande quelque peu antérieure (l’abbé de Wattenville et le Marquis de Marsay à Berne, Pétronille d’Echweiler et Fleischbein en leurs châteaux de Hainschein puis Pyrmont), car les relations resteront assez étroites : Fleischbein « conseille » voire dirige Dutoit.
L’âme du pèlerin tracté vers « Amour »
XVIIe Emblème de l’âme conduite à travers le labyrinthe du monde.
« L’Abbé » de Watteville (ou Wattenville) relie mystiquement madame Guyon, qui vivait ses dernières années à Blois, aux spirituels de la Suisse allemande. Nous disposons heureusement de quatre lettres316 où elle conseille celui qu’elle appelait « l’Abbé » : ce pasteur bernois qui dirigeait un cercle en recherche spirituelle, a apporté en Suisse la spiritualité guyonienne. Elles sont parmi les plus intéressantes des très nombreuses adressées au marquis de Fénelon, à Pierre Poiret, etc. Mais comme elles se situent tout à la fin du premier tome de ses correspondances, leur survol risque d’être fort rapide alors qu’elles éclairent mieux l’esprit intérieur que ne le permettent les témoignages des visiteurs se succédant à Blois. Le pasteur de Watteville est le chaînon discret qui relie madame Guyon et des cercles germano-suisses. S’y succéderont le marquis de Marsay, Fleischbein qui exerce aussi son autorité sur Dutoit...
Un lien distinct passe par l’épouse de Fleischbein Pétronille d’Eichsweiller. Elle était présente à Blois comme témoin de baptême en remplacement de madame Guyon. On n’omettra pas les rôles d’intermédiaires tenus par l’éditeur Pierre Poiret, par l’image qui inspira Marsay (le labyrinthe de la vie reproduit précédemment), par des textes découverts chez un libraire par Dutoit…
« J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment. Ne vous engagez pas de nouveau, et servez-vous de ce que la Providence a fait par votre charité pour ces pauvres gens, afin de demeurer entièrement dégagé de toutes choses. Jésus-Christ dit : Quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre [...] »
[...] Tenez-vous heureux que Dieu vous ait choisi, entre tant d’autres qui ne Le connaissent point, pour vous faire être une nouvelle créature en Lui. Soyez-Lui fidèle jusqu’à la mort : c’est un don que Lui seul peut donner, mais Il ne le refuse à personne lorsqu’on le Lui demande et qu’on est résolu de suivre Ses exemples et Ses maximes quoi qu’il en coûte. Soyez persuadé que vous m’êtes tout à fait cher. » (L. 462)
« Je conclus de là que, puisque vous avez encore monsieur votre père, il faut que vous demeuriez encore quelque temps avec lui, pratiquant l’entière obéissance et souffrant tout ce qui peut contrarier votre esprit et votre volonté : que votre solitude soit tout intérieure. [...]
Je vous assure que je prends grand intérêt à votre âme. Vous me feriez plaisir de me faire savoir s’il y en a quelques autres dans vos quartiers qui cherchent véritablement le règne de Dieu. [...]
Je vous offre à Dieu de tout mon cœur et ne vous oublierai point. Je salue bien cordialement madame Zerlaider, dont vous me parlez. [...] Vous ne sdauriez avoir trop de reconnaissance des miséricordes que Deiu vous a faites et du soin qu’il a pris de vous donner des personnes qui peuvent vous aider et animer pour être à Lui sans réserve.
Je n’ai point de cancer, mais bien un abcès dans le corps qui se renouvelle tous les ans ; j’ai aussi quantité d’autres maladies et infirmités, mais cela n’est rien pour mon état intérieur. Dieu est tout, et moi rien et moins que rien. C’est tout ce que je vous en peux dire. Il me suffit que Dieu soit Dieu pour être parfaitement contente. Je vous porte dans mon cœur et prie Notre Seigneur de vous combler de Ses grâces. » (L. 463, mai 1714).
« J’ai reçu, mon cher frère en Jésus-Christ, votre lettre du 28e de mai qui m’a fait un grand plaisir, non seulement par la continuation de vos bonnes dispositions, mais par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. Je ne désire qu’une chose au monde, qui est le règne de Dieu dans les cœurs, puisque c’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Je vous prie de vous unir tous avec moi pour demander à Dieu ce règne. [...] je vous assure que je ne vous oublierai point devant le Seigneur, vous et tous vos amis : nous ne devons être qu’un en Lui. Ce que Dieu n’accorderait pas à chacun de nous en particulier, Il l’accordera à cette union des cœurs...
Pour ce que vous me demandez sur les Inspirés, j’en ai déjà beaucoup écrit à d’autres qui me demandaient ma pensée sur cela. Je crois qu’il peut y avoir entre eux un grand nombre de bonnes personnes droites et sincères qui ne voudraient pas tromper, mais qui ne laissent pas d’être trompées. [...]
Pour ce qui me regarde, j’ai eu de grands biens que j’ai crus incompatibles avec l’état que Dieu voulait de moi. [...]
Si Dieu vous inspire de nous venir voir, vous pourrez le faire librement, car je ne suis point surveillée que les amis ne me voient quelquefois. Vous serez le bienvenu, mais que la curiosité ni l’envie de voir simplement ne vous le fasse point faire : Dieu est également partout. Il n’y a point de personnes intérieures dans le lieu où je suis, si ce n’est deux bons étrangers que j’aime fort et que je regarde comme mes enfants. J’ai des enfants naturels, mais ils sont trop du monde pour convenir avec moi. Voilà tout ce que vous désirez de savoir. [...]
Les deux étrangers qui sont ici [...] sont les intimes amis de M. P[oiret] dont vous avez parlé dans votre première lettre, et que j’estime et aime beaucoup en Jésus-Christ. » (L. 464 du 8 juin 1715).
« J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre et votre lettre de change que je vous renvoie. Je sens comme je dois votre bon cœur, et je vous en ai la même obligation que si je la recevais [l’acceptais]. Je croirais offenser Dieu si, après avoir quitté ce que je possédais pour l’amour de Lui, je recevais le bien d’autrui, n’en ayant pas besoin. Votre simplicité et votre candeur me charment. [...]
Si vous pouviez vous défaire du ministère, et sans que cela vous attirât des persécutions, plusieurs raisons vous devraient porter à le faire, mais puisque c’est un état où vous êtes engagé et dont vous n’êtes plus libre de vous dégager, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent. [...]
La pluie coule seulement en abondance dans les vallées, mais ne s’arrête point sur les montagnes, étant certain que si nous étions bien convaincus du tout de Dieu et du néant de l’homme et de toute créature, nous ne ferions non plus d’état de toutes choses et de nous-mêmes que de la boue. Prenez donc courage, monsieur, et faites bonnement et en simplicité de cœur ce que Dieu voudra de vous. Si l’on ne veut vous décharger de votre ministère, abandonnez-vous à Dieu, confiez-vous à Lui et tout ira bien. Peut-être inspirera-t-Il à ceux dont vous dépendez de vous laisser une fois libre, et alors vous tâcherez de remplir votre vocation dans la solitude. [...]
Par rapport aux sermons que les pasteurs de vos églises sont obligés de faire quand ils sont admis au ministère, c’est bien là une des plus grandes difficultés que j’y trouve, aussi bien que l’administration de la communion dans le siècle corrompu où nous vivons. Je prierai Dieu de tout mon cœur et mes amis, que l’on vous décharge de ce fardeau. [...]
Pour ce qui me regarde, j’aurais bien de la peine à vous parler de mon intérieur. Il y a longtemps que je tâche de m’oublier moi-même. Dieu y fait ce qu’il Lui plaît sans que je m’en mêle. Le fond ne varie point, il me semble, depuis longtemps : il est toujours fort tranquille. Pour mon état extérieur, ce sont de grandes maladies et, dans le temps que je ne suis pas alitée, je ne suis pas pour cela en santé. Il me semble que tous états doivent être égaux [...]
Puis donc que vous me parlez de dépouillement de tout le culte extérieur, je vous dirai que nous ne devons pas nous en dépouiller par nous-mêmes, mais je veux dire d’un dépouillement absolu, car l’on pourrait souvent manquer à suivre un tel attrait intérieur. Il est ainsi de conséquence que nous comprenions bien que ce n’est point affaire à nous de nous dépouiller entièrement de tout culte extérieur, c’est-à-dire à le faire afin que, comme dit saint Paul, qu’ils soient survêtus de Jésus-Christ. Non, Dieu le doit faire de Lui-même, soit par l’impuissance où Il nous met de leur pratique par les infirmités corporelles, ou qu’Il nous fasse changer de situation, ou par quelques autres voies. Nous n’avons pas, nous autres, les mêmes embarras que vous avez, [n’] étant obligés ni à chanter ni à telles autres fonctions, pouvant assister à tous les offices sans changer notre situation intérieure, dans une pure adhérence à l’Esprit de Dieu. Si vous en pouviez faire de même pour votre particulier, vous feriez bien aussi de vous y abstenir de ces chants et autres telles prières vocales. [...]
Mais je ne crois pas que vous deviez vous exposer à essuyer les persécutions pour semblables choses, parce que par là même vous donneriez seulement de l’horreur à un chacun pour la voie intérieure et ne seriez ainsi plus en état d’y introduire les autres. C’est pourquoi cachez autant que vous pourrez à ceux qui n’en sont pas capables ce qui se passe au-dedans de vous. Votre Père qui voit dans le secret ce qui se passe en vous, ne laissera pas, malgré certaines petites choses qui vous paraissent des obstacles, de vous faire les mêmes grâces sans cela : Mon secret est à moi, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il faut tenir caché tant que l’on peut ce qui se passe en nous, à moins que nous ne soyons avec des personnes qui sont dans la même voie.
Il ne faut jamais que notre piété trouble les sociétés dans lesquelles l’on est engagé par sa naissance, encore qu’elle serait en quelque manière plus corrompue et mauvaise que les autres, il ne faudrait pour cela troubler le monde, mais s’abandonner beaucoup à Dieu et faire son principal de conserver son intérieur pur et irréprochable, l’amour de Dieu devant toujours produire l’amour pour nos frères en tâchant de leur procurer le même bien que nous possédons nous-mêmes.
Je salue cordialement tous vos amis. Je désire de tout mon cœur que Dieu les comble de Ses grâces et en accroisse le nombre. Pour Mlle de Pente, je vous prie de lui dire que je l’aime véritablement en Jésus-Christ, et que je vois bien qu’elle entend le mystère si caché de la communication des âmes et des esprits, sans qu’il soit besoin d’être en même lieu pour cela : la foi et l’amour opèrent ces sortes d’union. Je la prie de croire que je serai toujours unie à elle en Jésus-Christ, et je prie le même Jésus-Christ de Se répandre abondamment dans son âme. Monsieur P. Poiret a publié depuis peu quelque chose qui pourrait vous servir. Les étrangers qui sont ici vous saluent avec cordialité, et tous les amis. Ils sont ravis d’avoir avec vous une société spirituelle. » (L. 465, 1715).
Favre nous donne quelques renseignements sur Monod : « Baptisé en 1674, il fut d’abord chirurgien des armées françaises, puis à son retour à Morges, maître de postes et chirurgien réputé. Chef de la branche cadette restée suisse de la famille Monod, il fut reçu bourgeois de Morges en 1742 et mourut le 3 avril 1752. Il avait épousé en 1706 Judith-Françoise d’Uchat, dont il eut quatorze enfants, dont douze moururent en bas âge ou sans alliance. Il est le grand-père d’Henri Monod, le célèbre homme d’État vaudois, et l’arrière-grand-oncle d’Adolphe Monod317. »
Monod fait partie de ces piétistes qui ont pu approfondir leur vie intérieure grâce à Mme Guyon. Favre suggère l’influence de Monod sur le jeune Fleischbein ainsi qu’un lien probable avec Dutoit. Il note l’apport de l’influence guyonienne aux piétistes :
« […] Fleischbein, le directeur de Dutoit, parle de Monod comme d’une « fidèle âme intérieure ». Dans cette même lettre, Fleischbein raconte un séjour fait à Lausanne, en 1719 ; il avait été reçu par plusieurs « familles intérieures » dont la vie l’avait édifié. Mais, si les mystiques à tendance quiétiste du Pays de Vaud se rapprochaient des piétistes par des besoins communs de vie intérieure, ils s’écartaient d’eux par les raffinements de leurs doctrines du « pur amour » et de « la foi obscure » dont les bons piétistes romands paraissent s’être assez peu souciés. C’est cette différence doctrinale qui a causé les jugements hautains de certains « intérieurs » à l’égard de piétistes qu’ils jugeaient peu avancés dans la vie spirituelle, encore à leurs débuts dans les voies intérieures, ou même totalement ignorants de celles-ci318. »
Une assez longue lettre de Mme Guyon nous est parvenue, adressée à monsieur Monod, chirurgien et maître des postes à Morges près de Lausanne319 :
[…] Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article. […] Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. […]
Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. […] Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr…
Le pasteur Dutoit-Membrini est une figure notable de la littérature suisse naissante. Il réédite l’œuvre complète de Mme Guyon lorsque les livres du pasteur Poiret sont devenus introuvables320. Nous rencontrons, dans ses propos écrits, la juxtaposition étrange, caractéristique des doutes et interrogations religieuses de la fin du siècle des Lumières, d’une expérience intérieure authentique et de traits influencés par les sciences naturelles et les théosophies de l’époque. On a perdu la simplicité de la pure mystique qui court de Bernières à Guyon. C’est ce que lui reproche son maître Fleischbein.
Jean-Philippe naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur en jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne ; il fit des études de théologie. À trente et un ans, il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, assez isolé et sans direction spirituelle. Cela ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire. L’année suivante il rencontre ainsi madame Guyon :
S’il avait reçu « une clarté » de Voltaire, il devait, l’année suivante, en recevoir une bien plus grande de celle dont il fut le pieux disciple et le fervent éditeur. En feuilletant un jour les étalages des bouquinistes de la foire, avec son ami le régent Ballif, les Discours de Mme Guyon tombèrent entre ses mains et, sinon tout de suite, du moins bien vite, la grande mystique devint sa directrice et son inspiratrice. Quand il parle d’elle, aucun mot n’est assez fort, assez ardent, pour exprimer l’admiration qu’il a pour cette femme, « Chérubin en connaissance, Séraphin en amour ». Jusqu’alors les vérités mystiques ne lui avaient pas été révélées, il n’avait pas encore trouvé « la clé des portes intérieures », son cerveau était « meublé de ces opinions qui amusent les enfants des hommes, de ces doctrines académiques dont les graves Docteurs remplissent leurs nourrissons321.
Il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : « Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : « si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne », rapporte son disciple Pétillet.
À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec des frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein. Ce dernier le dirigeait.
En 1760, Dutoit, voyant que sa santé s’affaiblissait de plus en plus, dut renoncer entièrement à prêcher ; il donna sa démission de sa charge d’impositionnaire et de toutes les fonctions auxquelles elle pourrait l’astreindre. Mais, malgré cette retraite prématurée, il ne demeura pas oisif. C’est de 1760 que date son premier ouvrage, traité de 50 pages, destiné à compléter au point de vue religieux celui du Dr. Tissot, intitulé : Tentamen de Morbis e manustupratione ortis. On voit déjà apparaître, dans cet ouvrage, les traits caractéristiques des publications de Dutoit, le style oratoire, l’ardeur bouillonnante de la pensée débordant la phrase, l’accumulation des périodes, des arguments et des preuves. C’est à cette époque que Dutoit commença à entretenir une vaste correspondance avec beaucoup de frères spirituels322.
Après deux années passées à Genève il publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon augmentée de celle secrète avec Fénelon, à la demande de madame Grenus323. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachaient à « la doctrine de l’intérieur ». Informées de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent une saisie des livres et écrits de Dutoit (nous la publions intégralement ci-dessous). Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans.
Ce n’est pas seulement contre lui-même, contre son tempérament et sa « propriété » qu’il avait à lutter. Comme saint Paul, ce directeur d’âmes sentait résonner douloureusement en lui les luttes, les troubles et les angoisses de ceux qu’il guidait dans les « voies intérieures » et son extrême sensibilité lui rendait ces heurts extrêmement douloureux.
Depuis la mort de Fleischbein (1774), il eut à porter tout seul le fardeau de la direction de toutes les personnes qui recouraient à lui, et certaines d’entre elles lui causèrent beaucoup de difficultés et de souffrances. Malgré l’amitié et l’admiration que lui témoignait Ballif, le « chérissime Timothée » n’était pas toujours très docile et sa femme paraît avoir eu des tendances au fanatisme et à l’exaltation. Aussi Dutoit se plaignait-il parfois amèrement des difficultés de sa tâche : « Je n’ai jamais gagné ni attiré solidement personne à l’intérieur d’une manière fructueuse pour Dieu, disait-il en 1791, qu’à la pointe de l’épée et par des travaux, des souffrances, des peines, des combats et des opprobres sans nombre. Je suis le bouc Hazazel, portant ses péchés et ceux des autres. » Telle était sa sollicitude pour ses « âmes intérieures » qu’il se sentait solidaire de leurs progrès et de leurs reculs324.
Il habitait dans la maison de son ami Baillif325. Sa petite chambre au troisième étage donnait sur la Cité-derrière. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf à Céligny dans « une maison située à l’extrémité de la rue du Grand Chêne, du côté de Montbenon, tout près de celle qu’avait possédée Voltaire et dans une position analogue326 ».
Il demeurait cependant abattu, mais eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet âgé seulement de dix-neuf ans. Sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia cependant les quarante volumes de la réédition des œuvres complètes de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Après sa mort en 1793, « ce fut Mlle Fabrice de Zelle qui entretint une correspondance entre les mystiques allemands et la petite société “d’intérieurs” de Lausanne. Mais elle mourut la même année… »327
Il témoigne d’une communication silencieuse ou…
… théorie de la communication des âmes, au sujet de laquelle M. Dutoit avait pour principe que « plus une âme est en Dieu, plus elle est féconde dans la chaleur de son amour, et qu’il est pour les âmes confirmées en lui, une manière de communiquer et d’agir en repos et en silence à de prodigieuses distances, par les cordes spirituelles et la charité, qui, concentrant tout, rapproche tous les intervalles pour les personnes ajustées. » — « Ce grand Dieu qui se plaît dans le néant et à animer la plus vile boue, écrivait-il à ce sujet, a daigné m’en donner une très sûre expérience. Et je vous assure que je connais un homme dans le Seigneur qui a de telles relations jusque dans le royaume de Cachemire328.
Il défend la foi obscure des mystiques contre les Illuminés :
Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les premiers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c’est pourquoi il y a et il s’y mêle presque toujours des erreurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela paraît aux yeux vulgaires, c’est une inférieure manière de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C’est précisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu’il peut y avoir, il faut s’en délier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères ; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l’appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu’elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l’Esprit de Dieu, qui la surmonte. C’est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l’Écriture sainte fait mention et surtout David en plus d’un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX, 11, 12 ; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu’il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l’incarnation et la naissance de Jésus-Christ s’y est exécutée329.
Il s’oppose à toute forme de propriété, peut-être d’une façon trop volontaire :
Pour arriver à Dieu, il faut détruire en soi […] « la propriété » […] ennemis irréductibles et « qui se fourrent partout » de la communion de l’homme avec Dieu 1. La « propriété » c’est un poison subtil qui s’insinue dans la vie intérieure pour la corrompre, qui fait de la prière un « outil de perdition et non de salut ». Tant que la propriété conserve dans un être « le plus petit gîte », Dieu ne peut établir en lui son royaume. [n. 1 : Dutoit distingue deux espèces de propriétés : 1° la propriété naturelle, « qui est une certaine répugnance naturelle à la destruction de « tout ce qu’il y a de propre en nous, et par conséquent d’opposé à Dieu. C’est comme une qualité opaque, dure, arrêtée, rétrécie, fixe et tenace en soy-même, qui, retenant l’âme en elle-même, l’empêche de s’unir avec Dieu, puis de s’écouler en lui et de s’y perdre, ce qui est nécessaire et indispensable. Il faut de terribles flux et purgations pour détruire cette propriété naturelle. Il y a 2° la propriété spirituelle, qui a lieu dans les âmes qui ont bien reçu quelques touches passagères de grâce, mais n’ont pas perdu le propre de la volonté. On peut être spirituellement propriétaire des exercices pieux ou des pratiques pieuses et actives, qui ne sont bonnes que pour un temps, et n’en vouloir pas démordre lorsque le temps est venu de les cesser pour laisser en soi lieu à l’opérer de Dieu. On peut être spirituellement propriétaire de son âme lorsqu’on n’est dans la piété que comme des mercenaires et qu’on y cherche son intérêt propre, lorsqu’on est encore lié par l’amour-propre, lorsqu’on ne s’est pas quitté totalement pour Jésus-Christ. » Fragments d’un dictionnaire mystique, article : « Âmes propriétaires. »330.
Son tempérament de feu conduit à un exercice de la volonté qui provoqua probablement chez lui des angoisses :
Un autre moyen331 efficace de progresser sur cette voie de démission, c’est la pratique de l’humilité et Dutoit y recourt constamment, comme à la plus subtile et la plus pénétrante des mortifications intérieures. Le plus léger mouvement d’orgueil qu’il surprenait en lui était durement châtié, car l’orgueil est la forme la plus odieuse de la propriété. Son biographe raconte à ce sujet bien des traits significatifs. C’est par humilité que Dutoit ne voulut jamais consentir à écrire un journal intime et qu’il désapprouvait cette pratique, « propre, disait-il à nourrir l’homme de la contemplation de son moi ». Mais un ascétisme du corps et de l’esprit aussi rude, une aussi ardente poursuite de l’annihilation personnelle, ne pouvaient pas ne pas causer à Dutoit de rudes luttes et d’épouvantables souffrances intérieures. C’est à travers mille combats qu’il s’avançait vers l’idéal, la mort spirituelle, qu’il voyait toujours s’éloigner devant lui. Rien n’est plus douloureux que le spectacle de cette vie, faite d’épreuves constantes, d’agonies quotidiennes, de crucifixions sans cesse raffinées et toujours à refaire. […]
D’une prodigieuse vivacité, il avait de la peine à rester maître de lui-même, en présence de l’erreur volontaire et du mal. Alors, il ne se possède pas, son sang italien bouillonne et « ses procédés en certains cas sont torrentiques », comme il l’écrit à son ami Klinkowström, dont il trouvait la nature suédoise trop calme. […] « Oh ! s’écriait-il, que la plus petite attache propriétaire à quoi que ce soit, les choses les plus saintes mêmes, nous fait éprouver de tourments inexprimables quand Dieu vient éplucher et ôter toutes les peaux et couches de notre intérieur, par où tout est mis dans une évidence qui foudroie l’âme dans un abîme de confusion dont la profondeur ne peut s’exprimer. […] Deux jours avant sa mort, il s’écriait : « O, quel pénible apprentissage de péché et de salut, de perte et de divinisation ne m’a-t-il pas fallu faire pendant ma vie », et, le jour même de sa mort, il traversa de terribles angoisses. […]
Qu’est-ce qui causait à Dutoit ces périodes d’angoisses et de dépressions, ces « détroits » et ces « croix » ? Ce n’est pas, comme pour Luther dans son couvent, le sentiment de son péché qui l’oppresse et l’angoisse, il éprouve plutôt, comme le grand réformateur allemand à la Wartbourg, un sentiment amer d’éloignement de Dieu, d’échec, de banqueroute spirituelle. Nous avons malheureusement trop peu de documents de Dutoit sur lui-même 1 pour nous prononcer avec certitude sur la cause et la nature de ces crises intérieures, qui couvrent d’un voile de plus en plus sombre les dernières années de son existence. [n. 1 : Il désapprouvait, comme entaché de « propriété », l’analyse trop raffinée des états spirituels. « Je crois, écrivait-il à Klinkowström, qu’il ne faut pas non plus pousser si loin l’analyse de son intérieur, mais se mettre un peu le cœur au large ; j’y ai assez souvent été dupe. Il ne faut pas se chicaner soi-même perpétuellement... cela étrécit le cœur et l’apetisse. » — « Je trouve, écrivait-il une autre fois, que Monsieur N. se tâte un peu trop le pouls et examine trop ses états. — En 1774, il écrivait de même à M. Calame : « N’allez point farfouiller ni tâtonner en dedans pour savoir quel est votre état. » — Il disait enfin à Pétillet : « Ne tortille pas éternellement autour de toi-même.] […]
Que celui332 qui s’avance dans la « foi nue » se garde de regretter le temps où il marchait dans la lumière […] C’est quand il sent son esprit dépouillé de ses lumières propres, « sans image, sans pensée, sans action », qu’il entre en communion avec Dieu. Pour confirmer sa théorie, Dutoit recourt à l’exemple d’Abraham. Le père des croyants a traversé la plus terrible des épreuves réservées à sa foi, quand il reçut l’ordre de sacrifier son fils unique. Pour l’exécuter, il fallait d’abord qu’il imposât silence à sa raison, prête à lui suggérer mille motifs excellents d’enfreindre l’ordre divin ; il fallait que « même la foi aux promesses à lui faites perdît l’appui de la vue des moyens de leur “exécution”. Ces moyens avaient jusqu’alors servi à soutenir sa foi : c’est pourquoi c’était une “foi savoureuse”, une “foi aux moyens”. Au moment où il décida d’obéir, il s’engagea dans la “foi obscure”. “Voilà la foi ennoblie par l’épreuve, voilà la foi qui perd tout autre appui, excepté Dieu seul, sans vue et sans distinction... Voilà enfin la foi qui seule glorifie volontairement Dieu et qui fait disparaître et anéantit tous les intermédiaires entre Dieu et elle 1.” Que l’homme laisse Dieu le guider et qu’il ne prétende pas s’ingérer en ses décisions, car Dieu conduit souvent l’âme au but qu’il se propose sur elle, par des routes qui semblent d’abord s’éloigner de ce but, afin qu’elle devienne souple et docile sous sa Providence et qu’elle s’abandonne et se confie à l’aveugle 2 ». [note 1 Philosophie divine, II, p. 152, 153. – note 2 Philosophie divine, II, p. 176].
TP 1136. B2 Lettres spirituelles du deuxième cahier,
L.18. Je vous conjure de suspendre encore un peu le voyage que j’avais eu l’honneur de vous proposer. Je suis mis dans la foi nue et dans la division la plus pénétrante, et je crains que tout ce que je vous ai écrit dimanche ne sois précisément les miracles de Mathieu 24 verset 24. […] (49) Il m’est venu ce matin une vue assez claire que cette demeure ensemble n’était que la demeure mystique et la communication très réelle en silence, quoiqu’éloigné de corps, dont j’ai déjà assurément l’expérience. Malgré tout l’accord de l’extérieur et de l’intérieur que j’ai éprouvé dimanche, je tremble de vous dévoyer ou de me dévoyer. Tout cela reçoit aujourd’hui d’autres interprétations ; et ce qui fait surtout craindre, c’est qu’il m’a fallu forcer mon attrait pour communiquer avec vous depuis la lettre où je disais que je ne pouvais pas vous diriger ; ce qui me jette dans le plus grand soupçon que je n’ai pas la grâce de votre direction et que nous devons communiquer qu’en silence malgré les apparences les plus séduisantes du contraire. Il faut donc suspendre ; je vous en conjure ; j’éclaircirai, s’il plaît au Seigneur ce qui me regarde en m’humiliant. Ha, Monsieur, à quelles anxiétés et incertitudes on est réduit dans la route de la foi nue ! Je suis dans la plus grande angoisse et perplexité. Le Seigneur m’en tirera. Je crains d’avoir fait avec vous plus que (50) ne le comportait ma vocation par toutes ces lettres et que ceci ne soit la punition. J’éclaircirai avec le temps. Je ne me suis guère jamais trouvé bien d’obéir aux demandes des autres contre mon attrait et ça été mon cas avec vous, si comme je le soupçonne de nouveau ce n’est pas à moi à vous diriger, nous ferions tous deux une perte affreuse et sortirions de la route du Seigneur ; à Dieu ne plaise. Suspendez donc je vous en conjure Monsieur, et me croyez uni à vous en la manière et forme que notre Seigneur le veut. […] (69)… Vous deviendrez si sec, si inutile, si rien par intervalles et si passif, que vous ne pourrez pas seulement offrir ces états à Dieu par un acte aperçu et distinct […] Car il faudra que tout le moi spirituel périsse en vous […]
(76) […] Les personnes qui portent le fardeau des autres leur font ensuite porter leur propre fardeau, c’est-à-dire pour lever l’équivoque, qu’elles méritent simplement à celles pour qui elles ont porté, la grâce d’être appliquées à la croix et de subir en élus et non en damnés la peine purgative. […] (77) Ainsi il y a expiation de la part du Père spirituel et purgation dans l’enfant.
Il y a outre cela beaucoup d’autres choses et il y aurait beaucoup à dire ; quelquefois deux âmes sont réunies pour ne faire qu’une, (par les métempsycoses) et alors comme elles ont chacune leur mérite et démérite réciproque (ce qui ne peut manquer avant d’être consommées) qu’elles apportent pêle-mêle à la masse de l’Etre, il y a alors attribution réciproque et expiation réciproque par le bon qui y est, et outre cela elles font ensemble et en unité leur purification, et une purification qui leur est commune. Je vois cela plus clair que le jour ; mais Monsieur de Marcey [Marsay] n’a dit que la moitié de la vérité et j’imagine que son but était de confondre cette idée vulgaire de l’imputation de la croix du Christ, dont les hommes irrégénérés font trophée ; mais s’il avait prétendu qu’il n’y eut pas des expiations spirituelles telles que je viens de les décrire et avec les restrictions que j’y mets, j’oserais dire hardiment (78) avec le respect que je lui dois, que je sais dans le Seigneur tout le contraire et par une expérience très certaine. Il y aurait là-dessus à dire à l’infini, car beaucoup d’âmes sont venues se purifier vers moi, et je suis expérimentalement instruit de beaucoup, sinon de tous ces états. […] (79) Monsieur je vous prie de ne pas vous mortifier le corps. C’est un principe qu’il faut absolument conserver la santé […] Car un vrai mouvement de raison vaut mieux que toutes les mortifications, qui ne sont que des moyens pour arriver à l’oraison, ainsi dès qu’ils empêcheraient le recueillement, ils sont à rejeter ; ne vous gêner. […]
De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi. (Extraits).
Tome I.
À Paris chez les libraires associés et se trouve à Lausanne chez Henri Vincent, 1790.
(94) note. Aimer Dieu n’est pas proprement aimer un objet, mais c’est aimer sa volonté, mais c’est être capable de l’aimer telle qu’elle soit ; c’est même avoir en quelque sorte perdu notre volonté dans la sienne. […] L’aimer de toute notre âme, c’est lui avoir donné toute notre vie et demeurer simplement dans cette remise ou donation.
(206) comme il voulait créer l’univers, il s’est engagé et a contracté de racheter ce qui en dégénérerait, par et à cause de la liberté des agents moraux qui entraient dans son plan, pour une plus grande gloire externe ; il a contracté, dis-je, avec toute la Trinité, de racheter sa création, prévue, dégradée, et de prendre en abaissement le morphisme des êtres créés, pour leur injecter sa valeur, et par le contraste de son obéissance avec leurs révoltes, leur valoir de remonter jusqu’à lui, en y retraçant son image. C’est pourquoi, en même temps qu’il est le Dieu infini, il est l’agneau immolé dès la fondation du monde, et le sacrificateur éternel à la façon de Melchisédeck.
(276) je joins ici en pièces justificatives, parmi le nombre infini qu’on pourrait tirer des païens et des mahométans, ces sentences persanes. […] (281) Citation de quelques philosophes arabes. Celui qui s’embarque dans la contemplation de l’unité de Dieu, après avoir vogué longtemps sur l’océan de la multiplicité des êtres, arrive au port de cette union, qui rassemblant tous les objets différents, en fait plus qu’un.
(308) note. C’est comme si Dieu disait : « Je ne suis pas seulement un Dieu de près, mais aussi un Dieu de loin ». Je suis tous les deux, toujours infiniment loin de vos esprits, à qui j’échappe toujours, et toujours infiniment près de vos cœurs, du moment qu’ils veulent s’ouvrir à mon union. Tous les efforts de l’esprit sont à jamais incapables de vous faire connaître Dieu, et tout vrai et pur mouvement de son amour, nous en approchent et nous y unissent […] L’amour est la force attractive qui unit les intelligences avec Dieu, et cette force, pour qui sait mourir à soi-même, est sans bornes. Elle peut aller jusqu’à l’unité avec Dieu.
Tome II.
(57) note. Ce secret de l’amour de Dieu en oubli de soi est infiniment heureux, et il n’appartient qu’aux vrais intérieurs d’en goûter et connaître expérimentalement la simple douceur ; sans cette règle de préférence gravée en moi, et exercée dans tous les cas donnés, mon amour-propre est exactement un crime incalculable, parce qu’il est constamment opposé à Dieu.
(166) note. Les inspirés voient leur route, ils vont par ce qu’ils croient les certitudes ; ils ont aussi une vue ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes ; et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de celle de la foi obscure et dont j’ai traité plus haut. Et on peut comprendre par là, combien ces sortes d’inspirations que ces personnes croient sûres, peuvent donner et d’appui en leurs œuvres et d’orgueil spirituel.
(226) C’est ainsi que le ressuscité, et croyant par Jésus-Christ, ne voit pas Dieu, mais il le possède ; il ne le voit pas, mais il en jouit ; il n’a pas encore la vaste et immense vue de ces cieux d’immortelle structure…
Nous reproduisons ce témoignage du contrôle exact exercé par les calvinistes de Berne par l’intermédiaire de leur représentant à Lausanne333, car la liste des rares livres en la possession de l’humble occupant d’une petite chambre prouve la conscience de l’héritier dans la filiation reliant Bernières à Bertot puis à Guyon. La liste des correspondants habituels confirme l’importance de Fleichbein. Enfin l’enquête porte sur l’argent détenu par l’inspirateur de La Chambre des pauvres habitants de Lausanne « institution qui depuis près d’un siècle (1766) a soulagé bien des misères334 ». Dutoit avait ainsi pris une part active à l’administration d’une œuvre de charité à l’exemple d’un Bernières. Elle lui survécut largement.
6e Janvier 1769.
Nous David Jenner, ci-devant colonel en Hollande, actuellement baillif de Lausanne, au nom et de la part de Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs de la ville et république de Berne, savoir faisons qu’en conséquence des ordres que nous aurions reçus de L.L. E.E[ xcellenc] es du Sénat, en date du 5e du courant, pour enlever à Monsieur le Ministre Dutoit de Moudon, tous ses papiers, écrits et livres, faire inventaire des dits et en procurer ensuite l’expédition, nous aurions à cet effet mandé tout de suite Monsieur notre Lieutenant Baillival, lequel accompagné de notre secrétaire B [ailli] val, suivis de l’huissier Cassat, s’est transporté auprès du dit Mr Dutoit, domicilié à la Cité, chez Mr le Régent Ballif, où l’opération a été aussitôt exécutée. De laquelle le dit Monsieur le Lieutenant Baillival nous fait rapport ce jourd'hui sixième du courant mois de Janvier, à cinq heures du soir, qu’il aurait rencontré le dit Mr Dutoit, actuellement dans un état de maladie, au dit domicile, logé à un 3me étage, dans un petit cabinet dont le lit et une malle occupent presque tout l’espace.
Lequel Mr Dutoit ayant ouï la notification des ordres reçus, aurait d’abord manifesté qu’il est bien dans l’intention de s’y conformer en toute soumission et sincérité, ainsi que le porte l’inventaire suivant :
La Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, mais non pas tous.
Monsieur de Bernières soit le Chrétien intérieur.
La Théologie du Cœur [de Poiret].
Le Directeur mystique de Monsieur Bertot.
Œuvres de Ste Thérèse (N. B. Appartient à Mr Grenus.)
La Bible de Martin [Luther].
L’Imitation d’A Kempis.
Déclarant de bonne foi qu’il ne se sait ici aucun autre livre mystique ou ascétique.
Tous lesquels livres il a promis garder en ses mains et ne point s’en dessaisir sans permission et de plus offert de les remettre au premier ordre.
Neuf cahiers de sermons de sa composition, par ordre de numéros qui feront partie d’un ouvrage actuellement sous presse, à Lyon, en cinq volumes, non compris ces neuf cahiers qui, lorsqu’ils seront finis, feront encore deux volumes suivants. Remis lesdits neuf cahiers, assurant que dans la partie de l’ouvrage qui est à Lyon, il y a un éloge complet du gouvernement de cet État.
Ledit Mr Dutoit ayant manifesté qu’il regretterait beaucoup ces cahiers, n’en ayant point de copie, on lui a fait entendre qu’il pourrait les recouvrer s’il n’y avait rien de contraire à la saine doctrine.
Plus dix-huit cahiers de diverses compositions, scholies, sermons, écrits, etc. Remis.
Il a ensuite été demandé au dit Mr Dutoit, s’il n’a point quelques autres compositions récentes, de lui. À quoi il a répondu en parole de vérité que les 160 premières pages, anecdotes et réflexions du 5e volume des Lettres de Madame Guyon étaient de lui, mais qu’il n’en a pas d’autres. Il a remis en même temps un exemplaire du dit volume, imprimé en 1768, à Lyon sous le nom de Londres.
Il lui a de plus été demandé exhibition de ses minutes de lettres de correspondances.
Sur quoi répond en parole de vérité, qu’il n’en a aucune. Que sa santé souvent ne lui permet pas même d’écrire ses lettres, qu’il dicte.
Il lui est encore demandé avec quelles personnes il a des correspondances suivies.
Réponds qu’il en a avec Monsieur Jean-Frédéric de Fleischbein, comte, présentement à Pyrmont.
Monsieur le Baron de Klinconström [sic], établi dans ses terres aux environs de Brême.
Monsieur Grenus, de Céligny, gentilhomme genevois, membre des CC de ladite ville et Madame son épouse.
Madame Schlomph [sic], de St-Gall demeurant tantôt à Céligny tantôt à Genève.
Outre quelques autres moins suivies.
Demandé, en particulier, un éclaircissement au sujet d’un écrit qui a paru, par lequel les âmes intérieures sont invitées à remettre leurs charités à Théophile.
Ledit Mr Dutoit pour réponse a présenté un exemplaire de la pièce même imprimée, signée J. F. de Fleischbein de Pyrmont le 12e novembre 1765. Assurant devant Dieu :
I° Que par là il est entré beaucoup de charités de l’étranger dans le pays ; que les contributions du pays ne sont pas allées au-delà, plus ou moins, de 4 louis.
2° Que l’idée de ce projet n’a pas été exécutée puisqu’on en a généralisé le but, en donnant indistinctement à tous les pauvres ; ce dont il a dit qu’il pouvait administrer des preuves, par le témoignage de divers pasteurs.
Ce que relu au dit Mr Dutoit, il l’a ratifié en priant très humblement sa très noble et magnifique seigneurie baillivale, de vouloir bien, vu le dérangement de sa santé, lui accorder un terme, pour avoir l’honneur de lui présenter un mémoire de -118 — justification […]
Donné sous notre sceau, et signature de notre secrétaire B [ailli] val le dit jour 6e janvier 1769. Gaulis.
Nous avons rencontré le jeune disciple Daniel Pétillet éclairant les dernières années de Dutoit dont il devint le secrétaire. Entretenant un culte de ce dernier, ce libraire-éditeur actif publia dans les années 1800 à 1819 ses abondants sermons335.
Il était en relation avec de nombreux théosophes qui lui commandaient des ouvrages, tel Franz von Baader. Ses relations furent particulièrement suivies avec madame de Krüdener (1764-1824)336.
Il fit une traduction française de nombreuses lettres de Gichtel, l’éditeur de Jacob Boehme337, ce qui souligne une convergence entre courants théosophiques et tradition mystique guyonienne338.
De nombreuses archives concernant le groupe qui entoura Pétillet puis Langalerie restent à explorer339. Lavater (1741-1801), pasteur à Zurich, fut en relation avec Pétillet et Langalerie340.
Le 20 décembre 1809, Auguste-Guillaume Schlegel (1767-1845) remercie Franz von Baader de l’envoi d’un ouvrage et poursuit ainsi341 :
Il y a, à Lausanne, un petit cercle d’adeptes de madame Guyon que dirige un chevalier de Langallerie un homme à l’esprit élevé qui dispose d’une connaissance étonnante de l’homme intérieur. J’ai encore récemment passé quelques jours chez lui. Cette manière de considérer la religion est plus orientée vers la satisfaction interne du cœur et vers l’expérience de révélations particulières immédiates que vers la considération des vérités générales. Pourtant elle ne manque pas de points de contact avec ces dernières. M. de Langallerie et l’un de ses amis m’ont dit, entre autres, beaucoup de choses curieuses sur le magnétisme, sur les voyants et sur la communication avec ceux qui sont absents. Un libraire d’ici, Daniel Pétillet dispose de ce que l’on appelle les écrits mystiques, ou se donne, par pur zèle pour la cause, toute sorte de peine pour vous les procurer.
Charles de Langalerie, dont le père hébergea Voltaire, était cousin de Benjamin Constant. Il avait un véritable culte pour « sainte Jeanne-Marie » Guyon « Mère du peuple intérieur »342.
… un certain nombre de personnes pieuses, admiratrices de madame Guyon et de son éditeur réunirent, dans la chambre que Dutoit avait occupée à la Cité [à la fin de sa vie], des souvenirs, des reliques, des gravures et des papiers se rapportant à lui. Les adhérents de ce pieux mouvement se réunissaient, paraît-il, dans cette toute petite chambre pour s’édifier mutuellement et pour prendre la Cène.
Au centre de ce groupe était le chevalier de Langalerie, converti par Dutoit et qui avait épousé la fille de Ballif. C’est par lui que Lisette de Constant, sa cousine, fut attirée à la piété […] se retira du monde et s’établit dans la petite maison du Coteau, enclose dans le Jardin, propriété des Langalerie, où elle vécut dans la retraite et l’isolement. Sa famille ne la comprit pas… Mais sa paix et sa constante joie faisaient envie à Rosalie [sa sœur]. « Malgré les souffrances qu’elle endurait, elle ne laissait échapper que des paroles d’amour et de reconnaissance343 ».
Elle mourut en 1837.
Il se produisit à un certain moment une scission entre la congrégation du Jardin groupée autour des Langalerie et celle restée plus strictement fidèle à Dutoit [dont il faudrait retrouver les traces]. […] Ces groupements mystiques jouèrent un rôle très effacé dans la vie religieuse du pays. Sans nulle ardeur de prosélytisme, ils s’enveloppaient de mystères. Âmes aristocratiques, ils se complaisaient dans leur dévotion raffinée et évitaient le contact avec un monde qu’ils comprenaient peu et qui les comprenait encore moins344.
Ainsi :
… les uns se laissant dériver vers le catholicisme, d’autres se ralliant aux petits groupes moraves… d’autres embrassant purement les doctrines du Réveil, un fort petit nombre persévérant dans la voie mystique, voilà tout ce qu’on trouve après M. Dutoit, mais point d’école…345.
Passons le relais à Sainte-Beuve qui va entreprendre son grand œuvre sur Port-Royal, dans la même année qui voit la disparition de Lisette de Constant, grâce à l’accueil que lui réserve Vinet à Lausanne. Il ouvrira ainsi en 1840 son ouvrage :
Voyageant en Suisse durant l’été de 1837, au milieu des émotions poétiques et de ce bonheur de chaque moment que suscite à l’âme la nature du grand pays dans sa magnificence, j’y rêvais aussi de plus longs loisirs pour achever une histoire depuis longtemps méditée et déjà ébauchée. […] J’y viens avec mes ruines aussi : pauvres ruines de Port-Royal, combien modestes et imperceptibles auprès de celles de l’antique Rome ! Mais c’est le cas de se répéter avec Pascal que la vraie mesure des choses est dans la pensée. Ici, à Lausanne encore, me disais-je, le mysticisme de Madame Guyon, repoussé d’autre part, s’est réfugié, s’est ramifié non sans fruit, et n’a pas tout à fait cessé de vivre ; le jansénisme, son vieil ennemi, trouvera-t-il asile à côté ? Dans cette patrie de Viret, dans ce voisinage de Calvin, il me semblait que c’était le lieu de tenter, s’il se pouvait, l’alliance autrefois tant imputée à Port-Royal et tant calomniée, mais de la tenter surtout à l’endroit de la fraternité chrétienne et de la charité intelligente. Ainsi allaient mes pensées…346.
Benjamin Constant, influencé un temps par son cousin Chevalier de Langalerie, nous apporte dans son roman semi-autobiographique Cécile son témoignage sur les derniers jours du groupe de Morges. Il vaut d’être entièrement cité compte tenu de la valeur de cet écrivain touché un moment par la grâce :
Il y a à Lausanne une secte religieuse, composée d’un assez grand nombre de personnes de conditions différentes et qui, connues sous le nom de Piétistes et fort calomniées, professent les opinions de Fénelon et de madame Guyon. Plusieurs de mes parents appartenant à cette secte avaient, à diverses époques, esssayé de m’y faire entrer. J’avais été très irreligieux dans ma jeunesse […]
Durant un voyage précédent à Lausanne, j’avais en conséquence plutôt accueilli que repoussé les avances de cette secte. J’avais eu plusieurs conversations avec l’un de ses membres les plus marquants. […]
Cet homme, de l’esprit duquel je ne puis douter et dont la bonne foi, encore aujourd’hui, ne m’est point suspecte […] avait écarté de ses discours tout ce qui n’aurait eu rapport qu’à des dogmes qui eussent appelé un examen dangereux. Le mot même de Dieu n’avait pas été prononcé.
« Vous ne pouvez nier, m’avait-il dit, qu’il n’y ait hors de vous une puissance plus forte que vous-même. Eh bien ! Je vous dis que le seul moyen de bonheur sur cette terre est de se mettre en harmonie avec cette puissance, quelle qu’elle soit, et que pour se mettre en harmonie avec cette puissance, il ne faut que deux choses : prier et renoncer à sa propre volonté. Comment prier, m’objecterez-vous, quand on ne croit pas ? Je ne puis vous faire qu’une réponse : essayez et vous verrez, demandez et vous obtiendrez. Mais ce n’est pas en demandant des choses déterminées que vous serez exaucé ; c’est en demandant de vouloir ce qui est. Le changement ne se fera pas sur les circonstances extérieures, mais sur la disposition de votre âme. Et que vous importe ? N’est-il pas égal qu’il arrive ce que vous voulez, ou que vous vouliez ce qui arrive. Ce qu’il vous faut, c’est que votre volonté et les événements soient d’accord.
Ces réflexions me frappèrent. La lecture de plusieurs ouvrages de madame Guyon produisit en moi une sorte de calme inusité qui me fit du bien. J’essayai la prière, autant que cela se peut sans conviction préalable. J’écartai toute recherche sur la nature de la puissance inconnue que je sentais au-dessus de moi. Je ne m’adressai qu’à sa bonté. Je ne lui demandai que de me donner la force de me résigner à ses décrets. J’éprouvai un soulagement manifeste. Ce qui m’avait paru dur à supporter tant que je m’étais arrogé le droit de la résistance et de la plainte perdit la plus grande partie de son amertume dès que je me fis un devoir de m’y soumettre. Ce premier adoucissement de mes longues souffrances m’encouragea. J’allai toujours plus loin dans le même sens. Je me dis que, puisque j’étais déjà récompensé de l’abnégation à ma propre volonté, cette abnégation était le meilleur moyen de plaire à la puissance qui présidait à nos destinées ; et je m’efforçai de pousser cette abnégation au plus haut degré.
J’arrivai bientôt à ne plus former de projets, à considérer l’avenir comme hors du domaine de la prudence, et la prudence elle-même comme un empiétement sur les voies de Dieu ; et j’adoptai pour règle de vivre au jour le jour, sans m’occuper ni [de] ce qui était arrivé, comme étant sans remède, ni de ce qui allait arriver, comme devant être laissé sans réserve à la disposition de celui qui dispose de tout.
Ce fut alors que pour la première fois je respirai sans douleur. Je me sentis comme débarrassé du poids de la vie. Ce qui avait fait mon tourment depuis maintes années, c’était l’effort continuel que j’avais fait pour me diriger moi-même. Que d’heures j’avais passées me répétant que sur telle ou telle circonstance il fallait prendre un parti, me détaillant tous ceux entre lesquels je devais choisir, m’agitant entre les incertitudes, tantôt craignant que ma raison ne fût pas assez éclairée pour apprécier les divers inconvénients, tantôt ayant la triste prescience que ma force ne serait pas suffisante pour suivre les conseils de ma raison ! Je me trouvai délivré de toutes ces peines et de cette fièvre qui m’avait dévoré, je me regardai comme un enfant conduit par un guide invisible. J’isolai chaque événement, chaque heure, chaque minute, convaincu qu’une volonté supérieure et inscrutable, que nous ne pouvions ni combattre ni deviner, arrangeait tout pour le mieux. Mes prières finissaient toutes par ces mots : « Je fais abnégation complète de toute faculté, de toute connaissance, de toute raison, de tout jugement. » Et quelquefois, au milieu de ces prières, un sentiment profond de confiance, une conviction intime que j’étais protégé et que je n’avais aucun besoin de me mêler de mon sort, s’emparait de moi, et je restais insouciant de tous les embarras qui m’environnaient, comptant sur un miracle pour m’en tirer et perdu dans une méditation pleine de douceur.
Cette révolution s’étendit bientôt, comme cela était naturel, de mon âme jusqu’à mon esprit. La plupart des dogmes que j’avais rejetés, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, me parurent non pas démontrés par la logique, mais prouvés par une sorte d’expérience intérieure. Je n’appliquais point à ces dogmes l’instrument toujours inexact du raisonnement, mais je les éprouvais vrais et incontestables. Je n’examinais point s’ils imposaient des devoirs de culte, je n’en remplissais aucun. « Si Dieu veut, me disais-je, des adorations pareilles, il me le fera connaître, car je ne veux que ce qu’il veut, et ce qu’il ne me fait pas vouloir, c’est qu’il ne le veut pas. » Je dormais ainsi d’une espèce de sommeil moral, sous l’aile d’un être infini qui veillait sur moi. L’effort que je fis pour m’affranchir tout à coup du joug de madame de Malbée fut la dernière de mes actions qui ne fut pas d’accord avec ce système ; et son résultat ayant été le contraire de ce que j’avais voulu, je renonçai, de fait aussi bien que d’intention, à toute espèce de direction de ma destinée347.
Ce chapitre aborde le « second cercle » des influences, à savoir les figures de ceux qui se sont référés à madame Guyon, mais sans la connaître directement ni appartenir à un cercle de disciples.
Toutes ces courants dérivés viennent en complément des trois bras principaux du « delta spirituel » issu de l’Ermitage, passant par Mgr de Laval et un nouvel Ermitage canadien, Monsieur Bertot et sa fille spirituelle Madame Guyon, la Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines.
Il faudrait explorer des influences omise dans notre étude qui se seraient produites entre ou à travers les bénédictines du Saint-Sacrement (furent-elles uniquement limitées entre elles au sein de leur Ordre ?), au Canada (la communauté catholique serait-elle vraiment rentrée en sommeil spirituel sur deux siècles ? Des archives restent inexplorées).
En Europe protestante, les relais londoniens entre l’éditeur Poiret et les cercles anglais et écossais ont bénéficié des études de G. D. Henderson. Les grandes familles écossaises avaient pied des deux côtés de la mer du Nord : il faudrait évaluer leurs relations et influences sur le continent mais les fonds d’archives privées ont souvent été dispersés348.
Ailleurs, Jean Orcibal relève des liens avec les quakers ou le rôle de Wesley fondateur du Méthodisme de large influences ; Patricia A. Ward expose « the Legacy of Madame Guyon from 1850 to 2000 349 ».
L’influence en milieu maçonnique relié aux guyoniens par Ramsay reste l’objet de recherches que nous n’avons pu mener : il y faudrait un érudit compétent sur le monde si divers des théosophies et des maçonneries ; et la connaissance de l’allemand, voire du russe… Car en Russie les maçons s’intéressaient à la mystique350 , en particulier dans la « Fraternité de la Rose-Croix » : ils traduisirent Silésius, Molinos, Guyon, Poiret ; un pope aurait traduit partiellement madame Guyon.
Nous n’avons pu tracer le devenir de tous ces courants après le début du XIXe siècle. On sait que le cercle de Morges se sclérosa avant 1837, date à laquelle nous achevons une histoire des influences directes entre spirituels.
A Rijnburg, Poiret a accueilli des « frères suédois ». On sait qu’en Finlande il exista une tradition mystique quiétiste351. qu’en est-il advenu ailleurs, dans le monde germanique et en Suède ?
Le cadre catholique incitant à la prudence, les jésuites Claude-François Milley et Jean-Pierre de Caussade se référèrent à Bernières et à Fénelon, mais sans les citer, quitte à se mettre sous l’autorité de Bossuet.
Nous nous limitons aux influences souterraines en terres catholiques et à la réceptivité de quelques membres de dénommées « sectes » nées en terres protestantes.
L’ordre fondé par Mectilde devenue la Mère du Saint-Sacrement continue à vivre à notre époque, en France, Allemagne, Italie, Pologne, ce dont témoignent les nombreuses études entreprises par ou sur ses membres352.
Le Canada catholique s’endort dans un retard culturel après une première phase de vive activité vécue par les premiers arrivants sous l’impulsion de Marie de l’Incarnation et de François de Laval. C’est un phénomène parallèle à celui de l’involution génératrice d’intolérance vécue dans les colonies protestantes de la côte américaine. Les uns et les autres sont trop peu nombreux pour faire face sans sacrifice culturel aux dures contraintes de la survie en terres hostiles.
Quant au monde catholique européen où toute dérive « quiétiste » était surveillée, les influences mystiques furent souterraines. On y trouve cependant des figures qui défendent la voie de l’abandon. Elles s’abritent sous l’autorité d’un Fénelon sanitairement isolé de son inspiratrice, voire d’un Bossuet auquel on prête un tout nouveau visage353.
François-Claude Milley (1668-1720) est en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) par l’intermédiaire de la Mère de Siry : tous deux jésuites, devenus « deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source354. » Milley vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la mère de Siry, visitandine qui l’orienta mystiquement. Il devint le « messager de la voie d’abandon », en cela très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade.
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial de la République qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion » (Le quartier populaire fut interdit et barricadé pendant cette peste).
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détache l’échange avec la mère de Siry (-1735)355. Celle-ci fut supérieure de la Visitation de Caen, la ville de Bernières, et reste à étudier356. Milley rapporte :
J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes […] disent que c’était moi qui avait fait ces lettres357.
Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous. 104
Je le demande ce rien […] de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. 179
L’amour divin […] ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me laisser aller à l’aventure […] Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là […] 195
Ce je ne sais quoi […] c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206
La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité […] qu’un petit rien réuni à ce tout unique […] opère plus […] que toutes les pratiques […] Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible […] comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213
Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide. 269
Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible […] 348
C’est le néant, c’est le rien, c’est
Milley, Jésuite. 391
Si l’étude sur Milley a été bien faite, il reste à éditer l’échange complet avec la Mère de Siry358.
Ce jésuite est considéré comme le dernier grand mystique de l’époque classique (on y ajoute parfois Grou à la fin du siècle). Mais si L’Abandon à la Providence divine est un beau livre qui a traversé les siècles, il n’est pas de lui : « L’image d’un Caussade auteur spirituel majeur… n’a pas résisté à cette mise à plat359 ». Nous l’avons précédemment rendu à sa propriétaire360.
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine au seuil de sa vieillesse : il a cinquante-quatre ans juste à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient cependant en Lorraine après deux ans. Il quitte définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et meurt âgé douze ans plus tard.
Cet opuscule si proche et si influencé par le Moyen court de madame Guyon conclut l’œuvre éditée en 1641 de Caussade, ce qui indique à ses yeux son importance. Nous citons une partie de l’étude de Jacques Le Brun qui livre de beaux extraits (italiques) et établit (romain) son origine guyonienne 361::
« … nous devons en donner intégralement [ici quelques extraits] le texte [de la Manière courte et facile...], tel qu’il figure dans la copie de la Visitation de Nancy » [...]
1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain bien »362son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]
3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle ; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent ; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment ; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux ; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus.
[…]
20. II faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc. ; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature ; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même ; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels ; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie […]
25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités ; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […]
« L’édition de 1741 des Instructions spirituelles..., du P. de Caussade, attribue formellement la Manière courte et facile à Bossuet, voici en quels termes363 :
« La Providence a fait tomber entre mes mains ce que vous souhaitez : c’est un exercice d’oraison, contenant quinze petits articles, et composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux.
« D. Est-ce de ce couvent que vous le tenez ?
« R. Non ; c’est de celui de Nancy, où feu Mme de Bassompierre, religieuse de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux, où M le Cardinal de Bissy l’avait fait venir. Le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé : « Pratique de la présence de Dieu. »
« Le P. de Caussade a donc, lors de ses séjours à Nancy en 1730-1731 ou en 1733-1739, vu notre manuscrit ou un manuscrit voisin ; il a connu la Mère de Bassompierre (+ 1734) qui a pu lui dire ce qu’elle savait de l’histoire du texte et lui montrer le manuscrit même qu’elle avait apporté ou fait recopier. […] Le P. de Caussade a pu seulement vouloir dire que son texte n’altère pas profondément le sens du manuscrit, ce qui est vrai.
« Le P. de Caussade nous apprend en outre que le texte qu’il publiait n’était pas inédit : on le trouvait en quelques villes de France (il s’agit donc sans doute d’impressions provinciales) à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la Présence de Dieu. [...]
« En résumé364, la Manière courte et facile se glisse dans les éditions de Bossuet de façon furtive, à la suite de la publication Caussade. [...] La critique interne permettra-t-elle de progresser vers la solution du problème ? Un texte spirituel, manuscrit ou imprimé, correspond à une intention, et il en est de même de sa copie et de sa publication. Dans le cas de la Manière courte et facile attribuée à Bossuet, nous voyons affleurer les différents niveaux intentionnels : les religieuses de la Visitation de Nancy utilisent le texte comme guide dans leur vie spirituelle ; la désignation d’un auteur est alors peu utile. Avec la publication du P. de Caussade, nous trouvons une intention nouvelle : le nom d’un garant joue un rôle en lui-même ; d’où l’importance des références à Bossuet ajoutées par le P. de Caussade à ses Instructions spirituelles qui avaient leur cohérence sans ces références (n.1), et de l’attribution à un auteur prestigieux (et adversaire des « mystiques ») de l’anonyme manuscrit de la Visitation de Nancy ; cette intention a pu conduire le P. de Caussade à lire comme œuvre de Bossuet la Manière courte et facile […]
« Demandons-nous365 donc si cet opuscule possède une cohérence propre en dehors de toute référence à Bossuet. Le titre nous place dans une tradition spirituelle fort commune à la fin du XVIIe siècle : les spirituels formés depuis plusieurs décennies à l’école de la méditation méthodique recherchent une oraison qui dépasse les risques de l’intellectualisme et qui n’asservisse pas l’homme aux méthodes ; ils cherchent aussi à expliciter les rapports entre la pratique de l’oraison et la foi aux mystères du christianisme, et à concilier la contemplation et les activités de la vie. En même temps l’Introduction à la vie dévote dont de nombreux auteurs, en particulier jésuites, prolongent l’influence, a développé l’idée que tous les fidèles, même laïcs, pouvaient avoir accès à l’oraison. De là vient la recherche d’une méthode simple, à la portée de tous, qui conduise l’homme directement au centre de la vie spirituelle, une voie vers la perfection au-delà des dévotions, des pratiques, des méditations : ce centre, beaucoup le découvrent dans le sentiment de la présence de Dieu en l’homme. On s’explique alors le grand nombre des Manière courte et facile, Moyen court et très facile, Moyen abrégé, etc. Dans l’école des Carmes de Touraine, Marc de la Nativité et ses disciples publient une Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu. Faisant le Quatrième Traité de la conduite spirituelle des Novices..., qui n’est pas profondément originale, mais qui révèle l’articulation des éléments dont nous parlions : présence de Dieu, oraison, méthode, clarté, facilité366. Il serait aisé d’énumérer les œuvres qui manifestent dans la seconde moitié du XVIIe siècle les mêmes intentions, mais ce qui est plus caractéristique, c’est qu’elles appartiennent à toutes les familles religieuses et qu’elles dépassent les frontières : on ne compte pas les œuvres qui proposent de conduire facilement et rapidement à la perfection par l’oraison et la présence de Dieu. En 1691, se serait même fondée à Paris une société ayant pour but la réalisation de cette vie d’oraison (n.1)367. Mais l’ouvrage le plus connu, qui pourtant n’avait rien de révolutionnaire à l’époque où il fut publié, est le Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer aisément de Mme Guyon (n.2).
« C’est de toute évidence dans la mouvance de ces œuvres que se situe notre opuscule. La comparaison avec le livre de Mme Guyon, le livre en ce sens le plus intéressant de la fin du XVIIe siècle, est particulièrement instructive et révèle des rapports étroits.
« Certes l’opuscule de la Visitation de Nancy insiste moins que le Moyen court sur la rapidité et la facilité, et sur les caractères théologiques du sacrifice que réalise l’oraison de foi ; Mme Guyon entre plus dans le détail des pratiques et des cas concrets, et enfin elle développe beaucoup plus ses arguments, mais c’est la différence d’un livre dense et d’un opuscule de quelques pages qui se contente parfois d’un « etc. » (n.3)
Entre les Églises issues de la Réformation et des « sectes » persécutées, il y a peu de points communs368. Au XVIIe siècle on distingue plusieurs appartenances : le luthéranisme fortement rénové par le piétisme de Spener (1635-1705), par l’actif Zizendorf (1700-1760)369, par le rayonnement de l’université de Halle impulsée par A.-H. Francke (1663-1727) ; le calvinisme solidement implanté en Hollande et en Suisse ; l’église d’Angleterre et la naissance de réveils dont celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme ; les dissidents de la « troisième voie », quakers anglais, anabaptistes refondés par Simon Mennons, frères moraves, sociniens... Des trésors spirituels restent à retrouver voilés par les disputes théologiques et d’innombrables libelles370. Avant de cerner des influences entre « chrétiens intérieurs » un bref panorama suggère ce qui rapproche piétistes, quakers, quiétistes :
Les piétistes s’efforcent de parvenir à une communauté marquée par l’amour fraternel dans laquelle les différences de confession et d’appartenance ecclésiale auraient perdu leur pouvoir de diviser. Ils se fondent sur les traditions de mystiques (Tauler, Arndt, Böhme…), et renouent avec divers courants, dont celui du quiétisme.
Angelus Silesius (J. Scheffler, 1624-1677) influença profondément les piétistes371 par son exigence d’une religiosité tout intérieure et la nécessité de retrouver le pur amour de Dieu. Le Pèlerin Chérubinique est l’« aboutissement de la mystique médiévale de toute l’Europe, et de la spiritualité protestante hétérodoxe des XVIe et XVIIe siècles, et départ vers un renouvellement de vie intérieure, vers ce piétisme qui s’est inspiré de lui », en commençant par Gottfried Arnold, l’auteur de l’Histoire impartiale des Églises et des hérétiques (1699), « essai mémorable et paradoxal de renverser les opinions reçues sur les rapports des hérétiques et des églises…372 ».
P.-J. Spener373, les fondations d’A.-H. Francke à Halle à partir de 1698, les frères moraves de Zizendorf374 dès 1722, assurent leur rayonnement sur l’église officielle et sur la pratique de la piété375. On sait l’importance de textes piétistes repris par J. S. Bach pour ses Cantates.
Ils inspirent plus tard les revivalismes ou réveils qui se produisirent en Suisse et en Amérique. Il s’agit d’une utile conversion du cœur, même si le recours à l’autorité stricte de la Bible sclérose le mouvement et conduit souvent, par imitation déraisonnable, à donner un rôle exagéré au prophétisme « enthousiaste ».
J. Wesley376 évite un tel « esclavage biblique » par sa création originale d’une bibliothèque d’auteurs mystiques (il est précédé en cela par P. Poiret). Enfin le thème de la prière silencieuse contemplative sera « balisé » par le vaudois J.-Ph. Dutoit, disciple et éditeur de Madame Guyon377.
Leur prière en silence s’apparente de près à celle pratiquée dans les cercles quiétistes. Parmi les nombreuses « sectes » apparues dans le monde protestant au XVIIe siècle celle des quakers est certainement la plus libre – pas de dogmes, pas de sacrements, ouverture à tous -- et la plus proche des cercles quiétistes dans leur pratique de prière. Il apprécièrent madame Guyon et Fénelon malgré leur origine catholique au point de traduire leurs écrits :
« Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Madame Guyon et de Fénelon, (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique)378. »
Le mouvement fut fondé par Georges Fox (1624-1691), un véritable Paul, un mystique d’une énergie prodigieuse et d’une santé à toute épreuve qui lui permirent de résister à de terribles épreuves379
[enfermé] « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant. Les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur380. »
Sa « patience vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »381 contribue à faire naître une solide communauté. À sa mort trente mille quakers circulent dans les Îles britanniques ; des groupes parviennent en Hollande et dans les colonies américaines. Ils quittaient croyances et dogmes, source de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « lumière intérieure » retrouvée intimement dans le silence de leurs réunions.
Robert Barclay (1648-1690), écossais génial de profonde culture et de vie brève comme Pascal, est le seul « théologien quaker » au sein d’un peuple simple et fervent ; son Apologie382 éclaire profondément sur l’expérience mystique d’une Lumière intérieure :
… ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience (187) [...] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner [...]Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme (188)...
C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. (249)… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles… mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier… sent alors un travail secret en faveur des autres personnes… et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant… (251)
Les quakers ne sont pas seulement des mystiques cherchant la « lumière intérieure » : ils furent très actifs, luttant contre l’esclavage dès le XVIIIe siècle. L’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) fait revivre l’existence aventureuse d’un visiteur des petites communautés quakers isolées. On y découvre le contact avec la nature, qualité américaine qui sera bientôt révélée dans les romans de F. Cooper, le sens de l’unité profonde dans toute la création, autre qualité rencontrée chez des poètes américains :
Nous avons alors attaché nos chevaux, et ramassé des buissons sous un chêne, et nous nous sommes allongés; mais puisqu'il y avait beaucoup de moustiques et la terre était humide, j'ai peu dormi. Allongé ainsi dans la nature sauvage, j'ai été amené à réfléchir sur l'état de nos premiers parents quand ils étaient renvoyés du jardin; comment, malgré leur désobéissance, le Très-Haut a continué à être un père pour eux …
…J'ai été conduit si près des portes de la mort que j'ai oublié mon nom. Désirant alors savoir qui j'étais, j'ai vu un amas de matière d'une couleur terne et sombre entre le sud et l'ouest, et j'ai été informé que cet amas étaient des êtres humains dans une misère aussi grande que possible, et que j'étais mélangé avec eux, et que dorénavant je ne pourrais me considérer comme un être distinct ou séparé383.
Les quakers ne furent jamais nombreux, compte tenu de l’exigence de vie impliquée, telle au XVIIIe siècle, celle de la libération des esclaves, grande richesse perdue volontairement par les premiers abolitionistes. Récemment la Religious Society of Friends ne comporte plus que seize mille membres en Grande-Bretagne384. Mais le mouvement est toujours vivant et ouvert comme l’indique le témoignage suivant venant du lointain Maryland385 :
Il y avait une vraie puissance spirituelle parmi les Amis ... C'était une expérience forte, et je la sentais assez certaine pour justifier la foi en la résurrection de Jésus … [suit un examen intéressant du problème du contrôle de "l'enthousiasme" que Fox a rencontré, qui menait à une] tension entre les réclamations individuelle et communautaire à la révélation divine ... La pratique Quaker "marche" seulement quand l'amour passe avant tout ... quand les désirs des individus et du groupe sont "réduits à la soumission" sous la conduite de l'amour, tous ceux qui participent au processus sont égaux, et le but principal de la communauté n'est pas de juger mais de s'aimer les uns les autres ... Et c'est là où j'ai trouvé la clé à la pratique Quaker, qui n'est ni plus ni moins que l'actualisation de l'amour.
Les quakers firent beaucoup « pour la renommée de la victime [Guyon] de Bossuet ».
Après avoir publié, en 1727, une courte Letter to J.O. being an account of Madam Guyon, Josiah Martin traduisait plusieurs de ses poèmes dans The Archbishop of Cambray’s dissertation on pure love (Londres, 1735, pp. 122-138) – et en note il souligne « nettement l’importance que prit dès lors chez les quakers son idée de la fécondité spirituelle [que nous trouvons un apport saisissant à la lecture de son Cantique]. Et il insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos. »386.
Le « Friend » Josiah Martin, intéressant écrivain qui devait répondre aux Lettres philosophiques de Voltaire, fit plus encore pour la réputation de l’archevêque de Cambrai, en qui il voyait « aussi un quaker », puisqu’il publia entre 1727 et 1738 divers recueils d’écrits du prélat auxquels il joignit des cantiques de madame Guyon et une apologie des idées de celle-ci387.
L’année 1772 « marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. Le quaker de Bristol James Gough donna, en deux volumes, une traduction de la Vie de madame Guyon. Quelques mois plus tard, Cornelius Cayley accordait des éloges également vifs à la tolérance de l’héroïne et à l’esprit catholique de l’éditeur »388. Enfin l’idée de fécondité spirituelle propre à madame Guyon, que nous trouvons particulièrement mise en valeur à l’occasion de son Commentaire au Cantique ainsi rendu très original, fut largement reprise389.
Le Quaker John Woolman (1720–1792) défend Fénelon.
Wiliam Law, ascète et mystique assez proche des quakers, mais qui vécut et mourut anglican, écrivait vers 1738 :
Je désirais presque, écrivait-il vers 1738, qu’il n’y eût pas de livres de spiritualité en dehors de ceux qui ont été écrits par des catholiques. Vous trouverez chez Bertot premier directeur de madame Guyon, « toutes les instructions qu’une (531) personne descendue du Ciel pourrait vous donner ». Il s’intéressait pour les mêmes raisons au carme Laurent de la Résurrection, humble cuisinier fort admiré de Fénelon, dont les paroles et les exemples étaient bien connus en Angleterre grâce aux Devotional Tracts concerning the Presence of God390.
La bibliothèque de Law possédait les Discours chrétiens et spirituels et le Moyen Court. Il les « a certainement étudiés de très près, car ils sont couverts de traits et de signes divers. Les pages blanches du second volume contiennent en outre d’excellents résumés des idées essentielles de la mystique »391.
John Wesley est au centre de la renaissance qui fait suite à la « période sèche » des Lumières en Angleterre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle392 :
« Plus que tout autre, son action a permis la survie dans le monde anglo-saxon du goût de la vie intérieure et de la croyance à la possibilité de la sainteté. Elle n’aurait pas été possible sans les efforts de Poiret qui lui ont fourni la charte du Méthodisme…393. »
Il admet selon Orcibal la possibilité de la délivrance « du pouvoir de pécher par la complète domination de Dieu dans le cœur qu’Il remplit entièrement de son amour » . Contre ses nombreux critiques, qu’ils soient des églises officielles ou moraves, il cite les biographies de Grégoire Lopez et de frère Laurent. Son « pure love » rejoint l’union avec Dieu défendue par Madame Guyon394.
Il est en relation avec Dutoit par l’intermédiaire de J. de La Fléchère :
« Pasteur suisse qu’il choisira comme successeur. Ami du guyonien Dutoit-Membrini, celui-ci donna courageusement au mot « mystique » un sens bien différent de celui que Wesley lui attribuait encore d’une façon implicite. Aux yeux de La Fléchère, saint Paul et saint Jean étaient de grands mystiques et Salomon, auteur du Cantique des Cantiques, méritait le titre de « prince des mystiques ». Avec bon sens, il soulignait en outre que, contredisant ses propres paroles, John Wesley avait « montré son approbation du mysticisme rationnel et scripturaire en publiant des extraits très édifiants des ouvrages des mystiques ». Lui-même assimilait aux « piétistes » ou « mystiques » du continent les méthodistes au service desquels il était venu se mettre. Bien qu’il fût parfois un peu gêné par ces propos, leur chef ne lui en donna jamais le démenti. Il n’y était plus obligé, car les circonstances s’étaient peu à peu modifiées. En premier lieu, la sensibilité avait changé. Aux Lumières, succédait le Préromantisme et Richardson, le nouvel auteur à la mode, faisait dans son sir Charles Grandison le portrait du pieux non-jureur Robert Nelson. Un poème de John Byrom réussissait à donner au mot « enthusiasm », longtemps si décrié, un sens favorable. Sans doute ce mouvement s’accompagnait vers 1773 d’une reconnaissance du guyonisme et du bourignonisme, mais le rôle bienfaisant de J. Wesley sur la société anglaise était maintenant trop bien reconnu pour qu’il risquât d’être confondu avec des illuminés extravagants395.
« Très tôt il avait été question de la célèbre mystique en Grande-Bretagne. En décembre 1703 parut à Londres la traduction de son plus fameux opuscule sous le titre A short and easie method of Prayer.396 Nous sommes à tout le moins sûrs que J. Wesley consacra à l’étude de A short method les journées des 4 et 5 janvier 1735397. Le 5 juin 1742, il relut l’opuscule en y joignant le texte français des Torrents spirituels. Sous l’influence de J. Fletcher, Wesley redevenait beaucoup plus favorable à la mystique. À la suite de Hartley, il se posait donc, le 27 août 1770, en champion de madame Guyon contre Littleton : malgré ses erreurs, elle n’avait rien d’« une enthousiaste. Sans aucun doute, elle possédait une intelligence tout à fait exceptionnelle et une excellente piété. Elle n’était pas plus lunatique qu’hérétique »398.
« Mais c’est l’année 1772 qui marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. […] Fait plus grave399, il semble que bien des méthodistes, et parmi les plus zélées, avaient aussitôt (surtout à Bristol) pris la mystique pour modèle400. Il n’y a donc pas à s’étonner que, les années suivantes, son nom se retrouve près de vingt fois sous la plume de J. Wesley. On comprend pourtant que ses avertissements soient d’abord restés vains : s’il dénonçait les « raffinements » mystiques de madame Guyon et leur « quiétisme anti-scriptural », il ne manquait pas en effet d’ajouter qu’ils étaient d’autant plus dangereux que beaucoup « de choses excellentes » s’y trouvaient mêlées. […] « le monde n’a jamais vu une telle vie… un mélange aussi prodigieux ». […] « Dans cette gangue, que d’or pur ! Quelle profondeur de religion, d’union spirituelle à Jésus-Christ ! Quelles hauteurs de justice, et de paix, et de joie dans le Saint-Esprit ! Que nous rencontrons peu d’exemples comparables d’amour exalté de Dieu et du prochain ; de véritable humilité ; d’invincible douceur et de résignation sans bornes ! Si bien que, somme toute, je ne sais s’il ne faudrait pas parcourir plusieurs siècles pour retrouver en une autre femme un tel modèle de véritable sainteté ». Par la suite, Wesley rappela de temps en temps ses réserves, mais il ne rétracta jamais rien de ses éloges : c’est toujours l’exilée de Blois qu’il prend pour terme de comparaison en fait de profonde communion avec Dieu et, les livres de « sister Pennington » ayant brûlé, il place madame Guyon parmi les quelques volumes qui doivent lui être envoyés d’urgence. En 1781, deux de ses publications révélèrent ses nouveaux sentiments à un plus vaste public. Dans les extraits qu’il donna de The fool of quality de Henry Brooke (sous le titre de The History of Henry, earl of Moreland), il reproduisait les termes enthousiastes qu’inspirait à l’auteur la maîtresse spirituelle de sa Louisa. En revanche, sa Concise ecclesiastical history supprimait la plupart des attaques dont elle et Fénelon faisaient l’objet dans Mosheim et Maclaine.401.
« Mais les noms de Fénelon et de Renty n’évoquent pas assez la violence de la crise mystique que Wesley traversa de 1731 à 1736 : lui-même en a reconnu la réalité et ses Diaries inédits en précisent la nature. Son ardeur était alors entretenue par son professeur de sténographie J. Byrom qui essayait de faire connaître en Angleterre les auteurs édités par P. Poiret. […] En janvier 1735, Wesley étudiait également le Moyen court de madame Guyon et le docteur Cheyne réussit même à éveiller chez lui un vif intérêt pour Marsay qu’il traitait encore en 1756 d’« éminent mystique ». À ces auteurs, l’influence de William Law lui faisait enfin joindre la lecture de Tauler, de la Théologie germanique et de Molinos. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait défendu l’idéal de l’Amour pur, le désintéressement total qui va jusqu’à la résignation à l’Enfer, si telle est la volonté de Dieu.402.
« En 1778 il insérait dans son Arminian Magazine un abrégé de la Vie d’Armelle Nicolas, complément naturel de son adaptation de l’autobiographie de madame Guyon. Ses dernières éditions révèlent une attitude analogue : tandis qu’en 1780 il s’abstenait de retoucher le bel éloge de madame Guyon que Henry Brooke avait introduit dans The Fool of quality, il condamnait dans ses notes de 1781 sur l’Histoire de l’Église de Mosheim et Maclaine l’hostilité que les auteurs manifestaient pour tout feeling, c’est-à-dire, jugeait Wesley, pour toute religion vivante, et il faisait en conséquence disparaître du texte les attaques contre Fénelon et contre madame Guyon. Finalement, ce sont les expressions jadis sorties de sa propre plume à propos des mystiques qu’il rétractait en 1783.403 […]
« En particulier la pensée de madame Guyon a sur ce point avec celle de J. Wesley de telles affinités qu’au siècle dernier, Alexander Knox, Upham et, après eux, de nombreux historiens méthodistes ont jugé que c’est à elle que la théorie paradoxale en question devait le plus. Madame Guyon enseignait, en effet, l’universalité de l’appel des chrétiens à une union avec Dieu qui serait, dès ici-bas, objet d’expérience404.
« Et rien n’était plus audacieux pendant l’ère des Lumières que la réhabilitation de la mystique qui en découlait pratiquement. »
Anton Reiser405est le roman autobiographique de libération intérieure d’un ami de Goethe406 mort trop jeune, décrivant sa « déchirure du moi ». Fort critique de la vie austère mené chez le piétiste baron Fleischbein, le jeune Karl-Philipp Moritz décrit un milieu alliant mystique et rigorisme. Il conservera cependant un souvenir favorable du séjour prolongé à Pyrmont : « Les trois mois qu’Anton [Reiser] passa à P… lui furent profitables à bien des égards, car il était presque toujours libre… » Il apprécie le Télémaque qu’on lui a bien sûr donné à lire et même « l’incomparable délicatesse d’expression » des poésies et cantiques spirituels de Madame Guyon, traduits par Fleischbein. Plus tard « Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du Spinozisme, se rencontrait souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de Madame Guyon ». Le Werther va bientôt paraître et la mystique va se dissoudre dans la sensibilité romantique.
C’est alors que Reiser emprunta de nouveau au vieux menuisier les écrits de madame Guyon et, pendant qu’il les lisait, il se rappela l’époque heureuse où, selon ses conceptions d’alors, il s’avançait dans la voie de la perfection. Désormais, lorsque les circonstances extérieures le rendaient parfois triste et maussade et qu’il ne trouvait aucune lecture à son goût, les cantiques de madame Guyon étaient avec la Bible ses seuls refuges, à cause de l’agréable obscurité qui y régnait. Sous les voiles d’un langage sibyllin, il distinguait confusément une lumière inconnue qui venait ranimer son imagination endormie. Et pourtant, il ne faisait plus de réels progrès en piété et ne réussissait plus à penser à Dieu sans interruption. Dans le milieu qui l’entourait alors, on se souciait fort peu de ses états d’âme et il avait bien trop de distractions en classe et à la chorale pour pouvoir suivre, ne serait-ce qu’une semaine, sa tendance à l’introspection continuelle. (154).
Cependant il entendit à nouveau son père jouer de la guitare et chanter les cantiques spirituels de madame Guyon en s’accompagnant de cet instrument. Ils s’entretinrent également de la doctrine de madame Guyon et Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du spinozisme, se rencontraient souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de madame Guyon. (159).
C’est en vain qu’il se creusa l’esprit à la recherche d’autres moyens de se procurer de l’argent ; il lui fut impossible d’acheter un flambeau et le lendemain soir, pendant que tous ses condisciples défilaient en grande pompe par les rues devant une foule de spectateurs, il dut rester chez lui, tristement installé devant sa table de travail. Il s’efforça de se consoler tant bien que mal, mais à un moment donné la musique lui parvint de loin et produisit sur son esprit un étrange effet. Il se représenta en un tableau très animé l’éclat des flambeaux, l’attroupement du public, la cohue et les héros de ce spectacle magnifique : ses condisciples. Et il se vit lui-même exclu, solitaire et abandonné de tous. Il en conçut un chagrin en tous points semblable à celui qu’il avait ressenti quand ses parents l’avaient laissé seul dans la chambre du haut pendant qu’à l’étage du dessous, ils étaient attablés avec le propriétaire de la maison pour un repas dont les rires joyeux et les tintements de verres montaient jusqu’à lui ; il s’était alors senti tout aussi solitaire et abandonné de tous, et il avait trouvé sa consolation dans les cantiques de madame Guyon. (213).
Le Père Henri Ramières (1821-1884), jésuite et spirituel, fut le premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine qui « fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonienne […] qui inspira notamment le P. J.-N. Grou (1731-1803) puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Ch.-L. Gay (1815-1892) et par Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897). »407 L’influence diffuse de quiétistes et de piétistes contribua au passage du dogme à l’expérience, la raison s’effaçant devant le cœur. C’est le cas de Schleiermacher (1768-1834) et de ses disciples, dont Neander408
Les influences quiétiste (et piétiste) peuvent s’exercer aisément sur une terre d’accueil libérée du poids de religions établies.
Les quakers s’installent fort tôt : William Penn reçoit en 1682 un territoire pour y installer une colonie où se développe Philadelphia, cité de l’amour fraternel . L’accueil qui est fait aux écrits de Mme Guyon et de Fénelon par ces premiers occupants puis par les méthodistes est favorable. Malheureusement John Wesley, qui voyage en 1736 en Géorgie, n’appréciera Mme Guyon qu’un peu tard pour influencer une fondation sensible à un ascétisme d’origine piétiste409 .
Voici décrite l’accueillante Pennsylvanie410 :
« Le pays était couvert de forêts épaisses, peuplées d’Indiens Peaux-Rouges. Il [W. Penn] proposa de nommer la nouvelle colonie Sylvania à cause des forêts, mais le Roi insista pour y ajouter le nom de Penn [...] Quand on apprit que Penn était résolu à n’avoir ni soldats, ni armes, ni forteresses, on prophétisa la destruction prochaine de la « Sainte Expérience » [...] qui devait durer de 1684 à 1756.411.
« En 1682, William Penn et d’autres quakers achetèrent l’est du New Jersey [...] Ils nommèrent alors Barclay412 gouverneur de la colonie, en raison, dirent-ils « de son habileté, de sa prudence et de son intégrité », et cela bien avant qu’il n’ait lui-même apporté aucune participation financière à l’entreprise [...] Bien qu’il ne soit jamais allé lui-même en Amérique, il s’occupa très activement ,la moindre chose d'une manière en rapport aux sens extérieurs. Et cette prière est la Prière du Coeur, la prière indicible, dont la plus parfaite est le Fruit de l'Amour, et la moins parfaite une sensibilité de nos indigences413. »
En milieu d’origine germanique, le mystique Tersteegen correspond avec des croyants vivant en Pennsylvanie dont probablement Sauer qui édite ses textes localement de 1741 à 1750. Une demi-douzaine d’éditions allemandes seront imprimées de 1800 à 1820.414.
En tous milieux, la religion expérimentale vécue par Fénelon et madame Guyon est défendue par Jonathan Edwards (1703-1758) figure importante dans le premier Réveil 415 :
Parce que le spirituel a cette connaissance expérimentale, elle illumine merveilleusement pour la compréhension le sens vrai et spirituel de l’Écriture, car il trouve dans son coeur les mêmes choses qu'il y lit.
Puis viennent les traductions importées en deux vagues correspondant aux deux Réveils.
Les réimpressions par Bradford en 1738 et par Sauer en 1750 d’un essai de Fénelon sur l’amour pur, accompagnés d’un aperçu de la vie de madame Guyon et d’autres extraits, constituent une anthologie adaptée à l’esprit quaker.
Pourquoi Fénelon et Guyon ? La recherche de textes spirituels qui ne s’attachent pas aux pratiques et aux dogmes conduit à favoriser des écrits de « chrétiens intérieurs ». Piétistes ou quiétistes ? Les quiétistes sont préférés, car peu marqués d’ascèse et moins attachés à la lettre des Écritures ; de plus ils peuvent accéder à une tradition mystique préservée dans des Ordres qui n’ont pas été balayés par la grande vague de la Réforme.
On lit l’éditeur et passeur de textes mystiques Poiret puis les multiples volumes couvrant l’œuvre de madame Guyon, tandis que Fénelon est la grande figure littéraire du siècle. Quoique tous deux catholiques, dont un archevêque, ils demeurent acceptables par les réformés puisque condamnés par un Pape.
Le rédacteur de la Préface de ces réimpressions établit l’importance de la vocation spirituelle de madame Guyon. Il la défend même d’avoir affirmé sa vocation apostolique416.
Puis Select Lives of Foreigners, Eminent in Piety de Gough, réimprimé à Philadelphie en 1807 et d’autres rééditions, incluant des poèmes guyoniens traduits par Cooper, contribuent « à la popularité de Fénelon et de madame Guyon parmi les quakers et les méthodistes du XIXe siècle417 ».
À la génération suivante, les Unitariens418, Eliza Follen, Emerson419 et d’autres, attachés aux expressions de « l’intérieur », s’intéressent à Fénelon. Pour Lydia Maria Child (1802-1880) Madame Guyon présente un idéal féminin :
« Bien qu'elle soit plus absolue et imprudente que l'Abbé Fénelon, elle le ressemblait fort dans son détachement, son amour de Dieu, son courage consciencieux et son abandon total aux conseils de la Providence Divine; il n'est donc pas étrange qu'il soit devenu un de ses disciples, et aussi un ami et un admirateur fervent420. »
Thomas C. Upham (1799-1872) fut l’auteur du premier manuel américain en psychologie, une synthèse de Locke à Kant. Ses Elements of Intellectual Philosophy publiés en 1827 bénéficièrent de 57 éditions .
Après une forte expérience intérieure il devint défenseur de la tradition quiétiste et l’auteur de The Life and Religious Experience and Opinions of Mdame de la Mothe Guyon : Together with some account of teh personal history and religious opinions of Fenelon, Archbishop of Cambray, deux volumes qui depuis 1846 bénéficièrent à leur tour de 37 éditions. Depuis lors on le traduit, on l’abrège, on lui emprunte.
Upham avait découvert la tradition vivante de la théologie expérimentale. Il lui a donné des tours nouveaux, mais son appropriation de cette tradition dans le langage du mouvement de sanctification, et d'une deuxième expérience critique de sanctification, a permis aux lecteurs Américains de revendiquer leur expérience comme identique à celle des mystiques catholiques et autres421
Le rapprochement entre quiétisme et taoïsme a souvent été fait, dont par le maître de Camus Jean Grenier (1898-1971 422.
La Vie par elle-même a été récemment traduite intégralement en chinois à partir d’une respectable traduction anglaise423. Effet du développement d’un christianisme protestant en rapide expansion dont le méthodisme inspiré par J. Wesley.
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque qui lui est peu favorable car influencée par le dernier et dur jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet ! En fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui « répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. »424.
Son Journal examine la paix du cœur comme les états de sécheresses ; il serait le « premier à voir dans des mystiques des témoins de Dieu ». Il connut des états éphémère de ravissement :
« Quand il était jeune il les expliquait comme l’expression affective d’un corps sain… l’interprétation n’est plus possible avec un organisme malade prématurément vieilli : ne faudrait-il pas alors envisager l’hypothèse de ce qu’on appelle la “grâce” ? 425».
Tout ce dont l’existence ne peut être aperçue immédiatement, mais seulement conçue au moyen d’une certaine déduction comme cause de perceptions données n’a qu’une existence douteuse (29)
Si la philosophie platonicienne a été fondée à signaler un ordre de facultés supérieures, où l’âme se trouve comme identifiée avec son objet intellectuel et (182) absorbée en Dieu qui est sa source, la philosophie physiologique ne doit pas être moins fondée à reconnaître et spécifier un ordre inférieur de facultés animales où le moi se trouve aussi absorbé dans la sensation et identifié avec elle.
“L’amour ôte tout, mais il donne tout” Fénelon… Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur et remplit son âme d’une joie (200)
On m’a demandé si c’était une révélation… les mots n’y font rien ; il suffit que nous ayons le sentiment de cette lumière supérieure que nous ne créons pas en nous-mêmes (235)426.
Le disciple de Poiret Tersteegen influença S. Kierkegaard (1813-1855), qui trouve en lui une simple vérité. Pour lui, “le christianisme est une cure radicale, qui doit transformer l’homme”. Il s’oppose donc à l’effort désengagé spéculatif de Hegel 427 »
Le philosophe connaît les mystiques : il apprécie Fénelon, Eckhart dans l’édition Pfeiffer, l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler… Il ajoute :
“Mais je recommanderai principalement l’autobiographie de madame Guyon ; c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect428.”
Au livre quatrième du Monde comme volonté et comme représentation, où “la volonté s’affirme puis se nie”, il interprète comme un retour du songe à la réalité, le “Tout m’est indifférent…” qui achève la Vie par elle-même ; puis y joint une autre citation “de cette sainte pénitente” : Dora Greenwell (1821-1882). Anglicane, celle-ci écrivit une biographie du dominicain Lacordaire, une autre de John Woolman, quaker américain au Journal de voyage attachant, des poèmes et des essais. Fort cultivée, elle fut aussi très active socialement : traitement des enfants au travail, victimes de la famine irlandaise… Elle fut influencée surtout par Lacordaire (“have a life—your own life; live to a centre of lofty and consistent aims”, ce qui s’accorde bien avec la période victorienne), ainsi que par madame Guyon :
Il lui semblait que l’Évangile se montrait non seulement comme un projet pour éviter la punition, mais aussi comme contenant l’élément de rétablissement spirituel, et de la vie intérieure. Elle voyait la nouvelle vie en Christ, quand elle était parfaite, comme étant la même que la vie du Christ, ou la vie de Dieu, et ces personnes qui ont expérimenté le renouvellement spirituel intérieur jusqu'à l'amour pur ou parfait, comme étant vraiment unes avec Dieu429.
Après une éclipse liée au culte d’une morale activiste caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle430 s’opère une redécouverte de la vertu secrète de l’abandon mystique. Non sans difficulté pour les minoritaires, des individualistes désavoués lors de la querelle moderniste (condamnations de Loisy puis de Bremond) puis plus tard rejetés par les néo-thomistes ( Maritain et ses amis)431.
Dom Vital Lehodey défend un abandon très proche de celui souvent mis en cause car supposé « quiétiste » ; sa direction propose un contrepoint moderne à celle qu’assurait madame Guyon. Au début du siècle dernier, il pouvait citer sans prendre de risque François de Sales, Bossuet, Caussade, A. de Lombez, Mgr Gay... Mais c’est sa reprise ignorée de Guyon par Caussade, ce dernier édité tardivement par Ramières432, qui constitue sa source principale433.
Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. (406).
Le désir d’avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale. […] Mais ce désir a besoin d’être tempéré par un filial abandon. Dieu veut rester le maître des dons qu’il se propose de nous faire. (442).
[l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées toutes choses plu propres à étouffer cette petite flamme [l’influence mystique] qu’à la renforcer [par ascèse]. Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. (454).
Bremond fut le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle. Son approche de la mystique est voilée sous le titre, seul recevable à son époque, d’Histoire littéraire du sentiment religieux 434, ce qui n’empêchât pas sa mise en cause et des polémiques.. :
« Un grand critique, le R.P. Lebreton, s’est cru en droit d’affirmer que les formidables volumes de mon Histoire littéraire n’avaient qu’un objet : prêcher l’oraison de quiétude […] Tant et si bien que les encyclopédies de l’avenir écriront [en épitaphe]: « H. Bremond – quiétiste qui eut son heure de célébrité ; aujourd’hui plus oublié que Mme Guyon dont il s’était fait l’apôtre435. »
Mais Bremond ne put mener à terme une réhabilitation par la rédaction du « livre absent436» qui eût couronné son entreprise437.
Derrière la figure de l’érudit qui ressuscite un monde oublié et fixe les grandes lignes devenues canoniques de son histoire, se devine l’image émouvante du chercheur pour qui “l’expérience mystique fournit le paradigme de toute connaissance réelle”438.
« 1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui ; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous ; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie. [...] Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence [...]
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions [...] Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4 [..] À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique »439.
À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon :
« Ah ! les mystiques ! Je ne les connaissais pas... Je les travaille en ce moment et je suis bien intéressé. Saint François ! les Fioretti ! […] Tenez, Madame Guyon est très instructive. De l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, elle nous ouvre son âme. Elle n’a pas d’instruction. [!] C’est spontané. C’est une merveilleuse expérience. Saint Jean de la Croix, très profond, mais il intellectualise trop ses intuitions. […] C’est un monde nouveau que j’ai découvert. »440.
Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique441. On ne peut résister à citer très / trop largement un si bel excursus posant le domaine propre à la mystique :
« Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?
Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute442. […]
À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine443. […]
Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité444.
Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée445.
Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste446.
Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques447.
L’iranologue Henry Corbin témoigne ainsi sur Jean Baruzi qui suppléa Alfred Loisy au Collège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’Histoire des religions :
« Ses cours étaient suivis avec une fidélité passionnée par une pléiade d’étudiants, comptant parmi eux un bon nombre d’élèves de la Faculté de théologie protestante de l’époque. C’est lui qui nous révéla la théologie du jeune Luther, qui était alors à l’ordre du jour des recherches théologiques en Allemagne : puis, à la suite, les grands spirituels du protestantisme : Sebastian Franck, Caspar Schwenkfeld, Valentin Weigel, Johann Arndt, etc. Le maître ne dissimulait aucune des difficultés que rencontrait son exposé de première main, mais un flot de vie spirituelle les emportait toutes. C’était tout neuf, captivant. Je commençai à percevoir certaines consonances, comme l’appel d’un carillon lointain conviant à explorer les régions que couvre ce que je devais appeler plus tard “le phénomène du Livre saint”. … il était impossible d’entendre la voix des Spirituels interprétés par Jean Baruzi, sans prendre la décision d’aller voir sur place. [...] Le cercle d’amis groupés autour des inséparables frères Baruzi était lui-même une invite à tenter les aventures de l’Esprit. Par leur immense culture, leur sens des valeurs les plus délicates, les plus subtiles, de l’art et de la vie, les deux frères étaient les témoins d’un autre siècle, éminemment représentatifs d’une Europe et d’une société européennes, disparues avec la première et la Seconde Guerre mondiale, et que nous n’avons pas réussi à refaire, fût-ce de loin, tant est obstinée et profonde l’emprise des démons et des possédés qu’a prophétisés Dostoïevsky. Il y avait chez eux, place Victor Hugo, des réunions fréquentes, outre les séances de “séminaire” que Jean Baruzi tenait chez lui et qui se prolongeaient fort tard dans la soirée. On rencontrait au nombre des participants toutes sortes de personnalités européennes inattendues. La présence de nos camarades allemands était toujours importante. Jean Baruzi donnait aux entretiens la tournure qu’ils auraient eue, s’ils s’étaient tenus dans le Weimar de Goethe. Il fut par excellence le professeur qui abolissait toute distance officielle entre le maître et l’étudiant. Seule subsistait celle de l’amitié déférente, une amitié qui allait grandissant d’année en année. »448.
Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste le premier à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et madame Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvaient le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Nous concentrant sur ce dernier point :
… la doctrine de Saint Jean de la Croix, en son affirmation essentielle (« l’amour est travailler à se dépouiller et dénuder pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu... »), a été si profondément comprise par Fénelon, et aussi par madame Guyon, que l’on serait d’abord tenté de faire appel à eux pour la ressaisir449.
Il cite Fénelon :
Cette obscurité de la pure Foi ne donne par elle-même aucune lumière extraordinaire. Ce n’est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons ne puisse y donner des extases, des visions, des révélations, des communications intérieures. Mais elles ne sont point attachées à cette voie de pure foy et les Saints nous apprennent qu’il ne faut point alors s’arrester volontairement à ces lumières extraordinaires, pour s’en faire un appui secret, mais les outrepasser, comme le dit le bienheureux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure450.
Puis Baruzi revient à Madame Guyon :
Plus encore que Fénelon qui, parlant de notre adhésion à Dieu, nous demande d’outrepasser « tout autre objet distinct » et ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne soutiendrait pas l’évidence de l’autorité, madame Guyon voudrait aller au-delà de toute donnée distincte ; elle songe à une immersion ; elle trouve « partout, dans une immensité et vastitude très grande, celui » qu’elle ne possédait plus, mais qui l’avait « abîmée en lui ». Et telle est la seule « extase » qu’elle juge « parfaite », extase qui ne « s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu », lesquels « étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé ». On pourrait, plus profondément, dire qu’elle n’admet pas l’extase transitoire, mais accepte seulement une « extase permanente » ou absorption, en Dieu, de l’âme anéantie ». Madame Guyon estime qu’elle retrouve en tout cela la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle allègue des textes solidement choisis et oppose avec rigueur « la voie de lumière distincte » et « la voie de la foi ». Elle sait « qu’il est de très grande conséquence d’empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases ; parce que cela les arrête presque toute leur vie ». C’est sans doute encore l’influence de saint Jean de la Croix qu’elle subit, lorsqu’elle constate, avec la purification passive, un extrême élargissement de son expérience. « Sitôt que mon esprit fut éclairé sur la vérité de cet état », dit-elle, « mon âme fut mise dans une largeur immense... Auparavant tout se recueillait et concentrait au-dedans, et je possédais Dieu dans mon fond et dans l’intime de mon âme ; mais après, j’en étais possédée d’une manière si vaste, si pure et si immense, qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois, Dieu était comme enfermé en moi et j’étais unie à lui dans mon fond : mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même ». Et elle explique ensuite comment, aux pensées qui se « perdaient » naguère « mais en manière aperçue » a succédé un complet oubli de nous-mêmes par nous-mêmes et après que Dieu, écrit Fénelon, a « peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu » [...] Fénelon et madame Guyon n’en sont pas moins les deux êtres qui, pour la première fois, ont donné à la doctrine de saint Jean de la Croix un prolongement de caractère métaphysique. Par eux, par madame Guyon surtout, une notion de la foi pure et de l’anéantissement intérieur s’est propagée au-delà de l’Église catholique et dans les groupes spirituels qui, s’ils n’ont sans doute pas connu profondément Jean de la Croix, l’ont du moins inséré dans une tradition de catholiques persécutés où il serait inexact de l’enfermer, mais d’où il serait non moins faux de l’exclure.
Ici Baruzi introduit une longue note et suggère un programme de recherche en continuité avec le nôtre :
« Une étude historique concernant Poiret, Dutoit, le comte de Fleischbein, Charles-Hector de Saint-George de Marsay (cf. l’autobiographie inédite de ce dernier, conservée en Suisse aux Archives du château de Changins) et les ermitages tels que ceux qui furent créés par Poiret à Rheinsburg en 1688 ou, par Fleischbein, à Hayn, devrait s’appliquer à démêler ce qui, par delà l’influence de madame Guyon, rejoint saint Jean de la Croix lui-même [...]Jurieu lui-même [...] établit une distinction entre la mystique qui est un allégorisme et celle qui conduit à l’union avec Dieu. « d’essence à essence, sans images et sans milieu ». « Quand on en est, là » (à l’état de contemplation), écrit-il, « selon le Bienheureux Jean de la Cour » (sic), « la méditation devient un moyen bas et un moyen de boue. » (Id., p. 27). Dans un opuscule inédit de Marsay [...] il est fait allusion à la nécessité de la purification de la nuit obscure. /Une enquête de ce type aurait une portée générale. Elle conduirait celui qui l’entreprendrait à reconstituer un milieu spirituel encore ignoré… »
Enfin il poursuit :
« Il y a plus. Fénelon et madame Guyon ont nettement compris que saint Jean de la Croix est étranger à toute expérience qui ne renierait pas les révélations et les visions. Et, en effet, si unies qu’elles soient finalement, si parentes qu’elles soient aussi dans leur plus profond développement, l’expérience de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix divergent. Que sainte Thérèse ait dépassé les paroles et les visions, elle n’en a pas moins combiné l’expérience ineffable et un langage divin qui s’articule. Peu importe ici que madame Guyon ait eu une expérience chargée de troubles pathologiques. Dans la mesure où elle a compris saint Jean de la Croix, elle adhère à une ligne idéale qui est la seule qui compte pour elle. Henri Delacroix a raison de dire, à propos du mysticisme de madame Guyon, que c’est à l’Église « de juger ce qui s’accorde ou non avec l’idée qu’elle se fait de la sainteté et de l’expérience chrétienne [Études, p. 240] ». Mais il a raison aussi de marquer que seul celui qui n’aurait pas lu attentivement « les mystiques approuvés, ou tout au moins, certains d’entre eux », pourrait « ignorer ce par quoi madame Guvon leur est semblable ». Ce sont les étrangetés du langage de madame Guyon et le drame de sa vie qui ont fait méconnaître le substrat de sa doctrine. De même et, inversement c’est parce que la pensée de Jean de la Croix nous est arrivée mutilée et déformée que l’intuition fondamentale n’y est pas aisément discernable. Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et madame Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. Cette doctrine est par elle-même de si grande portée, et si inattendu est le langage qui la recouvre, que nous n’avons pas le droit de percevoir, à travers le guyonisme on le fénelonisme, la pensée de Jean de la Croix. Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée. L’état théopathique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel [t. II, p. 343], peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchis en leur pureté native. »
Disparu en 1970, ce défenseur de la vie spirituelle avait succédé à Bremond451. Il présenta Madame Guyon dans le premier article qui ne la dépréciait pas trop, paru au sein du catholique Dictionnaire de Spiritualité ; puis il lui consacra l’essentiel d’un Crépuscule des mystiques sans la citer en titre. le seul défaut de l’ouvrage – imprévisible conséquence de son succès - fut son titre évocateur très facile à détourner : la mystique serait dépendante des représentations caduques proposées par Plotin et Denys, il est temps de laisser régner des « sciences » humaines.
Elle prit à son tour le relais de Louis Cognet pour défendre Madame Guyon dans sa thèse L’Acte mystique ; en éditant plusieurs ouvrages rétablissant une juste appréciation de la femme et mystique452 ; en restituant le terrible Récit des prisons. Elle nous a transmis de précieux conseils.
(1) Les Anciens en premier lieu, après Poiret : Dutoit ~1770, Chavannes 1856, Masson 1907 ; et les érudits cités au fil du texte de ce volume.
(2) Des colloques tenus autour dees figures de Fénelon, de Bernières (à Caen en 2009), de Poiret à Thonon puis Genève,
Sous l’impulsion de Madame Gondal, une première réunion fut organisée après trois siècles d’un « silence collectif » Elle se déroula en 1995 à Thonon au château de Ripaille (nom de bon augure). Rencontres autour de Madame Guyon fut publié en 1997.
Une réunion récente confirma l’intérêt porté à la vie mystique par des protestants. Elle se déroula en 2017 à l’Université de Genève. Actes à paraître prochainement.
La mystique453 se vit en partageant l’expérience et la vie d’une personne qui montre comment y accéder. Monsieur Bertot et Madame Guyon ne sont pas des génies solitaires, mais ils ont été formés par des mystiques qui les précédaient.
Chaque génération a un père ou une mère auquel tous se réfèrent. Ce sont indifféremment des laïques ou des clercs, des hommes ou des femmes. C’est l’accomplissement mystique qui compte. Pas de passation de pouvoir au sens humain du terme : on n’est pas dans un ordre monastique où l’on élit un prieur. Pas de vote ni de discussion : on est dans le domaine de l’évidence informelle. Le meilleur forme ses amis ; quand il meurt, le plus accompli lui succède, reconnu depuis des années. Ces passages d’autorité ont eu lieu sans interruption pendant un siècle sur quatre générations.
Approchons leur vécu. Chaque père ou mère spirituelle est l’objet d’une vénération et d’une fidélité absolue. C’est évident pour Madame Guyon que ses proches avaient pourtant tout intérêt à abandonner. Pendant qu’elle affronte le pouvoir et les prisons, Fénelon saborde sa carrière à la Cour tandis que les grandes familles des Beauvilliers et des Chevreuse la défendent discrètement.
Seul un rayonnement extraordinaire permet d’expliquer l’attirance puis la fidélité des visiteurs et des amis sur vingt ans (1694 procès d’Issy – 1712/1714 décès des ducs). C’est ce que ressent Madame Guyon quand elle affirme qu’il y a passage de la grâce à travers sa personne vers celui qui vient la voir. Ce groupe a donc une spécificité plus étonnante que son organisation sociale autour d’un maître spirituel. Laquelle ?
Le phénomène se reproduit à chaque génération.
Voici ce que ressentaient les auditeurs de Chrysostome parlant de Dieu :
Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés ; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait [notre soulignement] avec des effets extraordinaires de grâce454.
Aussi la fidélité de Bernières à son père spirituel fut indéfectible comme le montre l’émotion traduite dans une lettre à Mère Mectilde :
Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu ?455.
Ils ont commencé à prendre conscience d’un partage de la grâce chez Bernières quand ses amis priaient ensemble à l’Ermitage :
Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement.456
Bernières constate combien la grâce est active parmi eux. Il utilise le verbe « communiquer » :
Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par l’ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.457
Boudon (1624-1702) témoigne :
Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui.458
Bernières attend l’inspiration de l’Esprit pour parler :
Ses paroles étaient pleines d’une force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire ; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent. 459
Avec Bertot on passe à un deuxième degré dans la diffusion de la grâce puisqu’il a la hardiesse d’affirmer que sa prière pouvait faire partager aux autres ses états mystiques pendant qu’il officiait à la messe. Il ne fait pas que rayonner : il porte autrui dans sa prière et fait partager ses états mystiques.
« Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai460, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. » 461
Il offrit à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur et lui apprend comment s’y prêter :
[240] « Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé.462
Après sa mort arrivée tôt en 1681, Madame Guyon va faire ses propres découvertes et va analyser ce qui se passe pendant ses transmissions. Ces écrits sont uniques à notre connaissance, car si ce charisme est bien connu hors du christianisme, chez les soufis, en Inde, dans l’orthodoxie (saint Seraphim de Sarov), il est moins connu dans le monde catholique centré autour de Jésus seul médiateur, la grâce passant par lui et les sacrements suppléant à son absence physique.
Peut-être Madame Guyon avait-elle expérimenté la transmission chez l’évêque Ripa, proche du Cardinal Petrucci, car elle était probablement pratiquée chez Molinos par des quiétistes italiens.
Rentrée en France, elle accueille une foule de visiteurs à Grenoble. C’est à ce moment que les autorités ecclésiastiques commencent à trouver qu’elle empiète sur leur domaine et qu’il faut s’en débarrasser.
A Paris elle reprend le cercle de Bertot et noue des amitiés qui résisteront à tout : ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvilliers, Fénelon, etc. Pour eux la transmission de la grâce par Madame Guyon est une évidence. Une fois éprouvée, cette expérience ne peut être reniée. Si quelqu’un vient voir Madame Guyon, et s’assoit auprès d’elle en silence, c’est pour ressentir la présence divine : elle transmet l’expérience mystique aux autres sans qu’il y ait d’ascétisme ou d’effort.
Tout se passait avec simplicité, parfois en plaisantant entre « michelins » — saint Michel n’était-il particulièrement apprécié de François d’Assise ?
La petite Cécile sera intendante des bouquets de la chapelle des Michelins, elle doit abattre l’oreille droite de Baraquin [le Diable]. Le chien doit lui mordre la gauche, la sœur Ursule lui écraser le bout de la queue. Tous les autres enfants ensemble lui écraseront le corps. S B [Fénelon], un autre et moi lui écraserons la tête. [...] Voyez d’un autre côté une petite d[uchesse] étourdie qui voulait sauter sur lui à pieds joints ; elle aurait fait une belle culbute si notre patron [saint Michel] ne l’avait soutenue par-derrière. Allons, courage, montez peu à peu !463
Nous avons le récit de ce qui se passait plus tard à Blois vingt ans après. Outre une ouverture d’esprit œcuménique, la « dame directrice » avait atteint l’ultime simplicité :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. […] Souvent ils se disputaient [à propos de politique : le premier soulèvement écossais des jacobites eut lieu en 1715], se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder [...] Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. 464
C’est cette expérience qui est centrale, elle est le fondement du lien entre Madame Guyon et ses disciples : ils sont attachés à une personne qui répand la grâce. C’est le cas envers elle, mais nous l’avons vu chez Chrysostome, puis Bernières, puis Bertot : autrement dit, à chaque génération, un saint se manifeste, à travers lequel on ressent la présence divine. C’est là-dessus que se joue la succession à chaque génération. C’est ce qui explique la vénération et la fidélité de l’entourage.
À sa mort, si nous ne savons pas qui lui a succédé, notons que « la petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart , destinataire du texte précédent, reçut la permission d’être en silence auprès des gens :
« … Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »465
Marie-Anne de Mortemart pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur466. Par contre, c’est Madame de Grammont qui est nommée par des Écossais467 (et la même en réponse à la demande précédemment citée d’une demoiselle suisse). Nous avons donc le choix entre deux dames qui vécurent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Coopéraient-elles et furent-elles aidées468 ? L’étude des filiations en France, écossaise, hollandaise, suisse et germanique (Fleischbein, Dutoit, etc.) ne fournit pas de figure mystiquement comparable à Guyon ou Fénelon. Peut-être le secret obligé fut-il trop bien gardé.
Il y a une condition pour que la transmission ait lieu : il faut que le mystique soit dans l’état « apostolique » (dans un état identique à celui des premiers Apôtres), il faut être tellement vide que l’on devient un passage pour la grâce : pas de pouvoir personnel, Dieu fait ce qu’il veut. Ce n’est pas la réussite d’une personne humaine, mais une fonction dans laquelle on ne se met pas volontairement soi-même :
C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. [...] Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.469
Il faut être missionné par le père ou la mère spirituels. Madame Guyon écrit à Fénelon qu’elle a reçu de Bertot son « esprit directeur » :
Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot] a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. [...] Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seu